EN MARGE DES LIVRES

JACQUES RIGAUD

LA MEMOIRE D'ETAT: D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE

'est une belle leçon d'histoire de notre temps que C nous proposent, chacun à sa façon, ces deux contem• porains capitaux que sont Edgar Faure et Michel Debré. Les deux livres ne se recouvrent pas puisque les auteurs n'en sont pas au même stade dans leur démarche de mémorialiste. Edgar Faure a une longueur d'avance : le second tome de ses Mémoires, intitulé 5/ tel doit être mon destin ce soir... (1), traite en près de 700 pages des années 1955-1958 où, il est vrai, il a occupé le devant de la scène. Michel Debré, avec Trois Républiques pour une (2), n'en est qu'au premier volume, intitulé Combat• tre, de ses Mémoires ; il s'arrête en 1946, au moment où le général de Gaulle quitte le pouvoir. Mais ce décalage même fait que les deux livres, lus successivement ou parallèlement, offrent un panorama passionnant de ces vingt années qui, de la fin de la III" République à la naissance de la V'', ont profondément marqué notre pays. Il peut sembler arbitraire ou incongru de rassembler dans un même article un commentaire de deux ouvrages émanant de personnalités aussi dissemblables. On peut aussi trouver l'exercice piquant et déceler, au-delà des différences évidentes entre les deux hommes et leur carrière, un certain nombre de points communs, de convergences ou, à l'inverse, des contrastes si bien ordonnés qu'on les dirait voulus. On ne manquera pas ici de

(1) Mémoires d'Edgar Faure, éd. Pion, 691 p. (2) Mémoires, t. I, éd. Albin Michel, 480 p. LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 337 souligner les uns et les autres, ne serait-ce que pour célébrer à notre façon l'apport très positif de ces deux hommes d'Etat à la littérature politique française.

ous ceux qui connaissent personnellement Michel T Debré savent que l'homme privé est à bien des égards décalé par rapport à l'image qui est la sienne comme homme public. Attachant, sensible, affectueux, ayant de l'humour, un sens aigu, vibrant, de l'amitié, une réelle attention à l'égard d'autrui, toutes vertus qui n'apparaissent pas nécessairement aux yeux de qui ne connaît qu'un personnage public batailleur, pas• sionné, souvent implacable, aux ressentiments durables et affichés, à la parole toujours tendue, bourreau de travail et patricien solennel. Lequel des deux Michel Debré a écrit le livre ? les deux en vérité. Mais le père de famille comblé, l'homme de culture épris d'histoire et de théâtre, le compagnon sensible n'ont, dans l'affaire, que la part modeste concédée par la pudeur d'un homme public. Debré est de ces gens qui, instinctivement, devant l'objectif du photographe, se cambrent et prennent la pose. Ce n'est pas lui, assurément, qui aurait les gamineries, les clins d'œil, les pieds de nez d'Edgar Faure. Il lui échappe un soupir, un regret au sujet de cette vie en effet infernale des hommes politiques. Dans un chapitre intitulé « l'Homme qui a donné ses dimanches », Michel Debré énumère tous les plaisirs dont son engagement l'a privé ; et c'est là, ainsi que dans l'évoca• tion de sa jeunesse, de sa famille et à quelques trop rares moments du récit qu'affleure la sensibilité profonde de l'homme. Cette retenue, d'ailleurs respectable, va jusqu'à donner au livre le ton crispé des discours de l'ancien premier ministre. L'anecdote plaisante et révélatrice, la remarque savoureuse qui, on le verra, font le bonheur du lecteur d'Edgar Faure, nous sont ici comptées. Les portraits mêmes, qui ne manquent pas de péné• tration, sont plutôt plats, sans le trait inattendu, le détail carac• téristique qui, à travers une silhouette, dessinent un caractère (par comparaison, tout Khrouchtchev est dans un pantalon et des chaussures croquées, avec une irrésistible drôlerie, par Edgar Faure). Ainsi, la très intéressante galerie de portraits des commis• saires de la République de la Libération qui permet à Michel Debré d'extraire justement de l'ombre des figures attachantes de 338 EN MARGE DES LIVRES grands résistants tourne un peu trop au témoignage de moralité pour un improbable jury d'honneur ou à la citation à l'ordre des armées, alors que ces personnages hauts en couleur méri• taient une présentation moins gourmée. Le style lui-même se ressent de cette sobriété trop voulue. On a envie de dire de ce style, à l'image de l'homme même, qu'il est légal, d'une décourageante correction formelle, mais sans fantaisie ni relief. On voudrait décidément plus de « ragoût », pour reprendre une expression typiquement gaullienne, même si le dépouillement de ce style n'est pas sans noblesse. C'est pourtant un livre passionnant et qu'on ne referme pas, après une lecture attentive, sans une réelle sympathie pour l'au• teur. Michel Debré cherche moins à plaire qu'à convaincre, oubliant que souvent l'un ne va pas sans l'autre et qu'il n'est ni inavouable ni suspect de vouloir séduire un peu pour bien persuader. Mais au bout du compte, la sincérité de l'auteur s'im• pose et crée un climat d'adhésion. Après un début quelque peu laborieux et apparemment assez mal composé et où l'auteur semble hésiter devant les contraintes du récit chronologique, accumulant les chapitres préparatoires comme s'il n'était pas sûr de venir à bout d'un grand œuvre étalé sur plusieurs volumes, l'attention se fixe et ne se relâche plus. Il y a un certain nombre de développements qui, par leur précision, leur caractère évoca- teur, s'imposent avec force. La vie quotidienne du résistant, l'expérience de la clandestinité ont rarement été aussi bien évo• quées ; la sobriété sied là tout à fait au courage tranquille et minu• tieux du combattant de l'ombre. Le récit du voyage à bicyclette de Tonneins (Lot-et-Garonne) à Angers qu'effectue Debré à l'été 1944 pour rejoindre son poste de commissaire de la République, la prise de possession de la préfecture du Maine-et-Loire, la libération de l'Ouest, tout cela est captivant. Et l'on se prend à souhaiter que ce soit de cette encre, et plus vive encore, que se serve Michel Debré pour écrire ses souvenirs de la Ve Répu• blique. En lisant des Mémoires d'homme politique, le lecteur cri• tique se demande toujours s'il va assister à un vain exercice d'autoglorification ou si le livre ajoutera quelque chose à sa connaissance de l'époque. La réponse est ici positive, sans aucun doute. Même si M. Debré ne cherche pas un instant à minimiser le rôle qu'aux alentours de la trentaine il a joué dans la Résis- LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 339 tance et la Libération, une constante honnêteté l'inspire et, bien souvent, il s'efface devant les hautes figures qu'il a rencontrées. Si les thèmes qui seront, jusqu'à la passion, ceux de toute sa vie publique sont abondamment développés, c'est à bon droit et de façon tout à fait plausible. Ainsi, du thème de l'Etat. On comprend mieux le rôle que l'auteur a pu jouer après 1958 dans la restauration de l'Etat quand on a lu son témoignage sur la déliquescence du pouvoir à la fin de la III** République et son expérience au cabinet de qui nous vaut d'excel• lentes pages. Michel Debré est de ceux qui, dans la Résistance, ont le plus réfléchi sur l'Etat, au-delà des exigences immédiates de la lutte. Ce fut peut-être l'un des plus grands mérites de la génération de la Résistance, toutes tendances politiques confon• dues, d'avoir, tout en portant les armes, pensé la société et le pouvoir de la France future. Et même si, moins de deux ans après la Libération, le pays est retombé dans les ornières d'une politique des partis à peine plus reluisante que celle des derniers temps de la III'', c'est la grande espérance volontaire conçue dans la pénombre de la Résistance qui illuminera jusqu'à nos années quatre-vingt les temps forts de la République. Dans cette pers• pective, Michel Debré est et demeure un des témoins irrécusables d'un demi-siècle d'Histoire. Le personnage principal de son livre, ou du moins le maître mot, le thème conducteur, c'est l'Etat. De toutes les incarnations de la personnalité collective qui font vibrer Michel Debré — la nation, la patrie, l'Etat — c'est incontestablement ce dernier qui mobilise le plus ses énergies et sa ferveur, au point que la supra• nationalité qui n'est pas son sujet, le livre s'arrêtant comme on l'a dit à 1946, est fréquemment évoquée comme un cauchemar, un poison, une négation de la valeur suprême. Cet ami fidèle entre les fidèles, il ne faisait pas bon s'opposer à lui sur ce cha• pitre : c'est pour cause de penchant suspect à la supranationalité qu'il avoue avoir rompu certaines amitiés. Il note aussi : « Etre en même temps gaulliste d'Etat et gaulliste de cœur ne fut pas tou• jours la voie la plus facile. » Que Michel Debré ait été un gaul• liste de cœur, et parfois déchiré, est une évidence ; et il est loin d'être le seul, même s'il le fut à sa façon ardente, intraitable, et le demeura dans une exceptionnelle fidélité, pendant la traversée du désert, pendant et après le drame algérien et jusqu'à nos jours où le vrai gaullisme, de mémoire et d'inspiration, se fait rare. 340 EN MARGE DES LIVRES

Mais « gaulliste d'Etat », voilà tout compte fait une manière ori• ginale, ou du moins plus rarement affichée. Elle éclaire pourtant mieux que toute autre la personnalité de Debré. Homme de certi• tudes, homme d'ordre, mais aussi rationaliste élevé par son père dans la tradition de l'esprit critique issu du xvnr siècle et qui a fondé la République, il voit avant tout dans le pouvoir un commandement, une capacité de changer l'ordre des choses et de rationaliser une société menacée en permanence de tous les dangers. Il écrit : « Je dois à la politique une vision pessimiste et un comportement optimiste. » C'est, transposée au monde d'ici- bas, une vision religieuse : l'Etat, la loi sont pour Michel Debré ce que l'Eglise et la foi sont pour le prêtre : la voie du salut, la seule chance d'ordonner la confusion des choses et de tourner en bien le mal qui est au fond de l'homme. D'où une conception ardente, hiérarchique et active de la politique. Il y a dans ces Mémoires une sorte d'hymne à la politique ; l'analyse de ses servitudes est équilibrée par l'aveu des plaisirs qu'elle procure et de la chance qu'elle offre d'une vie riche, pleine, à la rencon• tre des êtres. Mais surtout une présentation aiguë de sa finalité : « L'objectif, c'est le commandement et la haute responsabilité. » Ce ne sont pas les jeux de la politique qui ont attiré Debré ; il répugnerait plutôt à ce qu'ils ont de subtil et à l'art de plaire qu'ils impliquent. C'est le commandement suprême qui l'inté• resse, et tout ce qui y prépare. Même si l'auteur annonce — à la déception de son lecteur — qu'il taira par pudeur l'intimité de ses relations avec de Gaulle, on sent bien que son attachement au Général est raisonné et se fonde avant tout sur sa capacité à exercer dans sa plénitude le pouvoir, et à restaurer durablement l'Etat. On se tromperait en classant Michel Debré parmi les conser• vateurs. Homme d'ordre, avons-nous dit, mais d'ordre à créer plutôt qu'à maintenir. Dans l'aventure de la Résistance, telle qu'il l'a vécue, il y avait quelque chose de révolutionnaire qui exaltait ce bon connaisseur de la Révolution française. Ce juriste consommé est moins un exégète qu'un créateur. L'idée d'avoir à créer un nouvel ordre juridique, à imaginer les structures d'un pouvoir territorial pour les circonstances exceptionnelles de la Libération, loin de l'effrayer l'excite. On sent bien que les temps paisibles, modérés, de la gestion l'attirent moins que ceux, ardents et complexes, de la réforme et plus encore de la fondation. LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 34 \

L'Ecole nationale d'administration qu'il lui fut donné de créer lorsque le général de Gaulle l'appela à son cabinet au printemps de 1945, étant pour lui le socle de l'Etat nouveau. Et l'ample récit qu'il fait de cette création, si austère qu'il soit, ne devrait pas intéresser les seuls spécialistes de la science administrative, ou les énarques qui tous reconnaissent sans réserve la paternité de Michel Debré. Il dit quelque part qu'un livre publié par lui en 1947, la Mort de l'Etat républicain, n'eut aucun succès bien qu'il fût prémonitoire. Je peux attester que pour les étudiants de Sciences Po, autour de 1950, ce livre était une référence et demeure un des rares livres de réflexion qui ont marqué cette époque. On mesure, en lisant les dernières pages du livre, le désen• chantement qui étreignit tous ceux qui, ayant participé à la grande espérance de la Résistance et de la Libération et à l'effort de reconstruction en tous domaines de l'économie, de la société et de l'Etat, virent l'esprit de parti et les mauvaises habitudes que l'on croyait exorcisées, s'emparer de l'Etat. Il y a, à la page 422, un passage étonnant où l'auteur, à l'approche du départ du Général, qu'il pressent, constate une absence : celle d' « un homme qui eût compris que la République, la vraie, la grande, avait besoin de la légitimité gaullienne ; un homme qui eût influé sur le comportement du Général en même temps qu'il en aurait imposé aux hommes de parti et aux résistants devenus hommes de partis». Et d'évoquer la disparition de Jean Moulin et de Brossolette, mais aussi sa propre jeunesse : « Je n'avais pas fait partie du groupe des gaullistes de Londres. Je n'étais pas au gouvernement. Que pouvais-je faire ? » Ce qu'il fit sera l'objet du prochain volume. Mais l'Histoire nous l'a déjà appris, qu'il résume en ces termes révélateurs : « Je quitterai le service de l'Etat pour la politique, c'est-à-dire pour le retour du Général et, au-delà, qui sait ? pour l'espérance du commandement. »

endant que Michel Debré se préparait, à l'intérieur P des institutions de la IVe République, au rôle d'im• précateur, Edgar Faure, sans illusions mais non sans conviction, s'accommodait d'un système imparfait à l'intérieur duquel ses talents allaient bientôt le distinguer. Le premier volume de ses 342 EN MARGE DES LIVRES

Mémoires, publié il y a deux ans, nous a donné le récit de sa jeunesse, de ses débuts en politique et de la première phase d'une carrière gouvernementale exceptionnellement brillante. Le second volume va de la constitution de son second gou• vernement en février 1955 à juin 1958, trois années fertiles en événements, où Edgar Faure joue un rôle central avant de connaître quelque sept années de « traversée du désert », un désert peuplé d'agrégation de droit, de livres, de Sénat et prépa• rant les nouveaux rebondissements d'un homme de ressource. Mais ce récit est précédé d'une manière de prélude, sans grand rapport avec lui, encore que l'auteur soit assez habile, voire arti• ficieux pour nous convaincre du contraire : il s'agit d'un témoi• gnage sur le procès de Nuremberg où il fut le procureur français, trouvant là une occasion d'accéder à la scène internationale et d'exercer un regard pénétrant sur la responsabilité des hommes devant l'Histoire et sur la morale en politique. On ne peut manquer de comparer ce second volume au premier. La différence d'époque et de matière même s'impose : c'est ici l'homme d'Etat au cœur des responsabilités qui compose son portrait, et non plus l'homme politique qui décrit sa percée et son ascension. Les mêmes qualités éclatent aux yeux. Edgar Faure n'est pas un politicien écrivant, c'est, définitivement, un écrivain — et de très bonne race. L'aisance de la plume, le bonheur de l'expression, l'art de s'abandonner à une confi• dence, de surprendre par une pirouette, de s'aventurer dans le saugrenu, tout y est. Et il faut un certain courage littéraire et politique pour laisser un témoignage aussi capital pour l'Histoire en la marquant du sceau d'une telle familiarité et d'un pitto• resque aussi naturels, si composés et maîtrisés que soient d'ail• leurs ces ingrédients. En voilà un qui ne prend pas la pose, même s'il est légitimement pénétré de sa valeur personnelle et de la grandeur de sa fonction. Mais force est bien de reconnaître ce qu'a d'irrésistible le charme d'Edgar Faure dans ses livres, comme dans sa conversation, même si l'on s'est juré de n'être point dupe. Osera-t-on cependant esquisser une réserve ? Le second tome trahit un peu la hâte. On y trouve moins de ces magnifiques portraits en pied qui marquaient le premier tome et plaçaient d'emblée Edgar Faure parmi les bons mémorialistes de notre littérature. On décèle même quelques menues erreurs étonnantes chez cet homme précis ; il lui échappe un « Moulay » ben Yous- LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 343 sef page 252 et un Philippe (au lieu de Charles) d'Orléans page 281. Le préfet du de ce temps-là s'appelait Wiltzer et non Witzel (page 177). Et, en février 1955, ce fut Pierre Sudreau qu'il nomma directeur adjoint de son cabinet, et non Valéry Giscard d'Estaing, simple conseiller technique qui n'accéda au rang de n" 2 que quelques mois plus tard. Erreurs vénielles au regard de l'immense et irréprochable effort de documentation qui nous vaut un témoignage exceptionnel sur la crise marocaine, sur la dissolution de 1955 et sur l'ensemble de la vie politique des dernières années de la IVe République. Par rapport au précédent tome, on sent également Edgar Faure comme libéré de l'ombre omniprésente de Mendès France. Est-ce parce que ce livre-ci a été écrit largement après la mort de Mendès ou parce que l'essentiel avait été dit dans le premier tome où l'auteur insistait, d'une manière un peu pesante qui ne lui ressemble guère, sur les liens, l'amitié qui l'unissaient à Mendès ? Ici, le regard est plus froid, plus détaché. Pour en terminer avec les réserves, et de façon plus person• nelle cette fois, je ne puis taire ce qui, dans le volume, témoigne à mes yeux du moins d'une certaine ingratitude à l'égard de celui qui fut, pendant des années, le principal collaborateur d'Edgar Faure. Déjà, dans le premier tome, l'évocation de Jacques Duhamel était un peu négligée ; on s'attendait, dès lors, que le tir fût ici rectifié. Il l'est sans doute, et le rôle de Duhamel est fréquemment évoqué, mais non sans un agacement perceptible et d'une façon qui rend insuffisamment compte d'une réalité que je ne suis pas seul à avoir vécue. A trente et un ans, Jacques Duhamel fut un directeur du cabinet du président du Conseil comme on en vit peu dans toute l'histoire de la République. Force de la nature, esprit exceptionnellement brillant, politique d'instinct bien qu'encore sans expérience du terrain, Jacques Duhamel composait avec Edgar Faure un « couple » politique absolument unique, avec ce qu'il fallait d'intimité intellectuelle, de complicité active, d'estime mutuelle et de confiance. Le chemin des deux hommes a pu ensuite diverger et des malen• tendus s'installer durablement entre eux. Mais j'ai trop entendu Jacques Duhamel reconnaître ce qu'il devait à Edgar Faure pour ne pas apporter ici un très modeste témoignage au sujet d'un livre où ne manquent pas, et à bon droit, bien des éloges décer• nés à des collaborateurs moins proches. 344 EN MARGE DES LIVRES

C'est à plusieurs niveaux que se situent l'intérêt du livre et l'apport du témoin qu'est Edgar Faure. On y trouvera d'abord, et avec plus d'unité que dans le premier volume, un témoignage de première main sur la vie politique d'une république parle• mentaire, et notamment sur les grandeurs et les servitudes de l'élu : à la conférence de Genève, Edgar Faure ne manque pas de faire venir, en voisins, des délégations d'électeurs du Jura qui le voient côtoyer les grands de ce monde ; au milieu des grandes affaires de l'Etat, l'attention du président du Conseil est inévitablement retenue par une élection cantonale dans le Jura où les poujadistes lui cherchent querelle ; et l'on voit Edgar Faure se livrer avec entrain à ce combat microscopique. C'est peut-être la grandeur de la démocratie élective que ce constant rappel aux réalités de la base ; certains hommes politiques vivent cela comme une servitude ; d'autres, comme notre auteur, ont la simplicité d'accepter la règle du jeu et d'y trouver de réelles satisfactions. En second lieu, Edgar Faure nous fait un récit magistral de la vie d'un chef de gouvernement, avec son rythme épuisant, ses pièges mais aussi ses délices. Les anecdotes, les notations personnelles fourmillent ; ce n'est pas, comme on l'a vu sous la plume de telle journaliste dont le hasard a fait un ministre pré• caire, une manière de « journal d'une femme de chambre » : c'est le témoignage d'un seigneur, dans la simplicité de sa noblesse naturelle. Et cela sur un fond, implicite mais d'autant plus prenant, de solitude. Car c'est peut-être la principale leçon à tirer, en termes de psychologie politique : si entouré, sollicité, aidé que soit l'homme d'Etat, il est, dans les moments graves, profondément et inexorablement seul. Et il faut rendre hommage à Edgar Faure, dont on connaît les coquetteries et parfois, bien que compensées par un inégalable humour dont ce livre donne maints signes étincelants, la complaisance envers soi-même, d'avoir su avec infiniment de discrétion et même de pudeur laisser transparaître cette vertigineuse solitude. Mais il y a un troisième niveau où ce livre apporte quelque chose de substantiel à la réflexion politique. On se souvient que Roger Stéphane a publié il y a quelques années un recueil de maximes sur l'art politique extraites tout bonnement des Mémoi• res du cardinal de Retz. Quand Edgar Faure aura publié son troisième tome, on pourra peut-être se livrer au même exercice. LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 345

Car les remarques sur la conduite des affaires publiques abon• dent. Qu'on en juge par ces quelques exemples : — « Il ne faut jamais se placer dans une situation où l'on ne puisse rien dire pour se défendre. » — « Khrouchtchev, pris par l'euphorie qui s'em• pare aisément des hommes qui ont fait longtemps car• rière dans l'ombre lorsqu'ils sont soudainement propulsés sous les feux de la rampe. » ~ « Voir ce qui crève les yeux, c'est à la portée d'une personne sur deux en moyenne. En déduire le thème d'action qui s'impose, quand il se heurte au conformisme et quand il s'évade des paradigmes de réfé• rence, c'est une vertu assez rare. » — Il ne faut jamais « laisser partir un haut repré• sentant de l'Etat dans des conditions qui nuisent au crédit de son poste ». — « Les périodes les plus chargées d'aventure pour les destins des peuples passent généralement inaperçues : ce sont celles où l'on évite les catastrophes. » — «Un homme appelé à des décisions considéra• bles doit suivre d'abord les labyrinthes de la zone de non- décision. Il faut qu'il élabore la décision et, tant qu'il l'élabore, il ne l'a pas prise. » — « Un homme n'est jamais sûr de ne pas se trom• per par rapport aux autres. Mais il doit être sûr de ne jamais se tromper par rapport à soi. »

Ces remarques sont d'autant plus considérables que l'on sent bien qu'elles ne sont pas inventées après coup, dans le silence du cabinet du mémorialiste. Si authentiquement homme politique qu'il soit, Edgar Faure n'a jamais cessé d'être un intel• lectuel qui réfléchit en agissant et qui se voit réfléchir et agir, jamais complètement dupe de son personnage. S'il y a, dans ce volume, une intention justificatrice, et elle est assez évidente, c'est pour prouver la constance, l'opiniâtreté, la conviction d'un homme que ses dons multiples font passer pour ondoyant, voire opportuniste. On a le droit d'être plus ou moins convaincu par l'exercice, mais il faut en reconnaître la sincérité, même si elle va parfois jusqu'à la provocation, mais avec quel art ! Ainsi, les stupéfiantes premières pages où Edgar Faure met en exergue 346 EN MARGE DES LIVRES

l'Annonciation de Botticelli décrivant la posture de la Vierge et le double mouvement contradictoire que caractérisent le rite du refus et l'irrésistibilité de la grâce, la « renonciation à la renonce », forme dialectique de l'acceptation d'un destin hors série. Nous voilà bien loin, dira-t-on, dans ce mélange d'esthétique et de théo• logie, du bas-monde de la politique. Eh bien ! non : « J'ai souvent évoqué ce tableau comme une symbolique de l'attitude devant le pouvoir [...] On ne doit pas être demandeur, quémandeur du pouvoir. Mais, inversement, on ne refuse pas cette responsabilité si elle s'annonce. » Edgar Faure en vierge effarouchée, puis sou• mise : cette gâterie suprême nous était réservée. Enfin, ce livre est considérable sur le plan de l'Histoire par les dossiers qu'il ouvre : politique économique, affaires d'outre• mer, Europe, rapports Est-Ouest, fonctionnement des constitu• tions, on a là un témoignage littéralement irremplaçable, non seulement pour l'historien, mais pour tout esprit réfléchissant aux problèmes de notre temps. Car, si éloignés à bien des égards que nous soyons de la problématique des années cinquante, le regard de ce contemporain qu'est Edgar Faure sur les affaires de ce temps-là est riche d'enseignements sur le nôtre ; peut-être est-ce une illusion d'optique que nous fait partager l'auteur, mais on a le sentiment qu'en cette année 1955, la France et l'Europe sortent décidément de l'après-guerre et, par bien des côtés, entrent dans notre modernité. Même en écartant des rapprochements faciles et qui seraient abusifs entre le Maroc de Grandval et la Calédonie de Pisani, entre l'Europe de Messine et celle de Bruxelles, entre les conversations de Genève à trente ans d'inter• valle, on voit bien apparaître à ce moment des grands problèmes de nos générations, et notamment le tiers monde (la conférence de Bandoeng est de 1956), l'Europe, la région, la croissance. Et il est vrai qu'Edgar Faure aborde ces problèmes avec une dispo• nibilité, une vigueur d'esprit peut-être supérieures à celles d'un Mendès France plus marqué, en dépit de sa rigueur intellectuelle, par des catégories déjà anachroniques. On ne se hasardera pas ici à porter un jugement de criti• que historique sur la version que présente l'auteur des grands dossiers qu'il a traités comme chef du gouvernement, et notam• ment le plus difficile d'entre eux, celui du Maroc. A en juger par la vigueur avec laquelle il se défend, expose sa bonne foi et la constance de ses vues, on mesure l'effet qu'ont pu avoir sur lui, LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 347

à l'époque et depuis, les critiques qui ne lui ont pas été ménagées. Ce qui frappe surtout, dans ce récit détaillé, vivant et assez hon• nête pour ne taire ni les échecs ni les erreurs, c'est la fragilité de la position qui était alors celle d'un président du Conseil, constamment obligé de négocier, non seulement avec les partis de la coalition gouvernementale et ses représentants au gouver• nement, mais aussi avec les hauts fonctionnaires dépositaires outre• mer des pouvoirs de la République. a tenu là-dessus, dans la Nef que dirigeait Lucie Faure, dont l'ombre discrète habite tout le livre, des propos qui ont fait choc en leur temps. Dire qu'Edgar Faure était scandalisé par cette posi• tion de négociateur dans laquelle le confinait le système constitu• tionnel d'alors serait exagéré. Il prend même un plaisir subtil à jouer des contradictions et des contraintes de ce système. Mais on est bien éloigné du pouvoir-commandement dont rêve Michel Debré. Le détenteur du pouvoir est, dans l'hypothèse décrite et assumée par Edgar Faure, le négociateur suprême, celui qui persuade plus que celui qui impose. On semble être au degré le plus évolué ou le plus décadent d'une République d'avocats. Tout est plaidoirie, du conseil de cabinet au débat à l'Assem• blée ou à la conférence internationale. On sent qu'un homme comme Edgar Faure excelle à ce jeu. On est moins sûr que l'autorité de l'Etat y trouve son compte.

a V1' République devait changer tout cela, restau- conditions suffi- samment durables pour résister globalement à l'usure du temps et à l'épreuve de l'alternance. C'est alors que devaient converger enfin les itinéraires si dissemblables de Michel Debré et d'Edgar Faure. A peu près contemporains, de formation juridique tous les deux, ayant connu des itinéraires fort différents pendant la guerre, ils se retrouvent tous deux après la Libération au seuil des grandes responsabilités. Michel Debré marquera davantage l'Histoire, dans ses débuts, qu'Edgar Faure, mais il se mettra lui-même à l'écart, dans une opposition intransigeante pendant qu'Edgar Faure pros• pérera. On voit apparaître le premier dans les Mémoires du second, où il est présenté sans excès d'indulgence : Michel Debré « est le type de ces caractères ultra-passionnels qui sont en même 348 EN MARGE DES LIVRES temps équipés d'un mécanisme logique inaccessible aux défail• lances. Aussi, malgré son exceptionnelle capacité d'obstination, est-il capable de céder à l'offensive martelée de l'évidence. C'est ce qui explique que, sur plusieurs sujets, cet esprit inébranlable ait pu accomplir des virages à 180 degrés ». On sent bien qu'indépendamment des différences d'itiné• raires et d'engagement les deux hommes sont de tempérament et de caractère fort éloignés. Leurs sublimes ne s'amalgament pas, comme aurait dit Saint-Simon. Pourtant, ils devaient siéger ensemble, de 1966 à 1969, dans le gouvernement du général de Gaulle, l'un aux Finances puis aux Affaires étrangères, l'autre aux Affaires sociales puis à l'Agriculture et à l'Education natio• nale. L'Histoire ne porte pas la trace d'une complicité avouée, d'une coopération éclatante entre les deux hommes ; la chronique est riche plutôt de leurs désaccords et de leurs agacements mutuels. Mais le général de Gaulle trouva commode, ou plaisant, de les avoir tous deux à ses côtés, et durablement dans le même camp puisque, même si l'on s'épuise à suivre les itinéraires d'Edgar Faure par rapport à l'U.D.R. puis au R.P.R. et au parti radical, nul ne peut nier que, depuis vingt années, ils se trouvent en gros dans le même camp, tentés l'un et l'autre par l'aventure de l'élection présidentielle que seul Michel Debré vivra jusqu'au premier tour. On pourrait poursuivre longtemps le parallèle et opposer, comme à plaisir, les deux hommes. Un trait pourtant les rappro• che ; si différents qu'ils soient, ce sont tous deux des fondateurs. Au milieu de tant de carrières politiques, souvent brillantes, mais dont il ne reste qu'un peu de bruit, des services rendus et un nom de lycée ou d'avenue, nos deux auteurs auront marqué leur temps. C'est vrai de Michel Debré qui prouve en 1945 avec l'E.N.A. une vocation de fondateur qu'il confirmera avec éclat comme garde des Sceaux en 1958, comme premier ministre jusqu'en 1962 et comme ministre des Finances de 1966 à 1968 : les institutions de la Ve République, la réforme judiciaire, la décentralisation, la réforme hospitalière, l'aide à l'enseignement libre sont en tout ou en partie son œuvre, ainsi que la création de grands groupes publics dans le secteur de la banque, de l'assurance et de l'indus• trie. Edgar Faure, en dépit des faiblesses de la IVe République, a comme ministre des Finances et comme président du Conseil assaini l'économie française, créé une fiscalité moderne, donné LA MEMOIRE D'ETAT : D'EDGAR FAURE A MICHEL DEBRE 349

< ses premières chances à une agriculture de compétition. C'est en 1955, sous son gouvernement, que le Marché commun est conçu, que la région sort des limbes et que le dialogue Est-Ouest se noue. Plus tard, si talentueux qu'il soit, Edgar Faure marquera moins fortement les structures du pays, y compris par sa fameuse loi sur l'Université qui fut plus un exorcisme qu'une solution. Mais, par ses capacités de gestion et son imagination toujours en éveil, il contribuera encore à la modernisation jamais achevée du pays. Penchés l'un et l'autre sur leur passé, Michel Debré et Edgar Faure qui ont conduit le gouvernement de la République nous enseignent chacun à leur façon que la politique est, pour ceux qui s'y vouent, plus qu'un métier, une passion, presque un sacerdoce. On leur sait gré, après avoir subi tant d'attaques et remis tant de fois leur mandat électif dans la balance hasardeuse des scrutins, de prendre le risque du jugement littéraire et histo• rique. Nous n'en sommes, à cet égard, qu'au stade de l'instruc• tion : mais les dossiers sont bons, la sincérité manifeste et il faudra y verser toute la somme de travail, d'effort et de convic• tion de ces deux grands serviteurs de la République.

JACQUES RIGAUD