Yves Lever

Claude Jutra Biographie

Boréal Les Éditions du Boréal 4447, rue Saint-Denis Montréal (Québec) h2j 2l2 www.editionsboreal.qc.ca du même auteur

Cinéma et société québécoise, Éditions du Jour, 1972.

Cinémas canadien et québécois (en collaboration avec Pierre Pageau), Cégep Ahuntsic, 1977. Réédition et mise à jour en 2006 sous le titre Chronologie du cinéma au Québec, Les 400 coups.

Histoire générale du cinéma au Québec, Boréal, 1988, édition refondue et mise à jour, 1995.

L’Analyse filmique, Boréal, 1992.

Le Cinéma de la Révolution tranquille, de Panoramique à Valérie, Yves Lever, 1991.

Les 100 films québécois qu’il faut voir, Nuit blanche, 1995.

Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma (en collaboration avec Pierre Hébert et Kenneth Landry), Fides, 2006.

J. A. DeSève, diffuseur d’images, Michel Brûlé, 2008.

Anastasie ou la censure du cinéma au Québec, Septentrion, 2008.

Pierre Juneau. Maître des communications au Canada, Septentrion, 2012. Yves Lever

Claude Jutra biographie

Boréal © Les Éditions du Boréal 2016 Dépôt légal: 1er trimestre 2016 Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: Dimedia Diffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada Lever, Yves, 1942- Claude Jutra Comprend des références bibliographiques et un index. isbn 978-2-7646-2417-3 1. Jutra, Claude, 1930-1986. 2. Producteurs et réalisateurs de cinéma – Québec (Province) – Biogra- phies. I. Titre. pn1998.3.j88l48 2016 791.4302’33092 c2015-942670-7 isbn papier 978-2-7646-2417-3 isbn pdf 978-2-7646-3417-2 isbn epub 978-2-7646-4417-1 Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli. Sous la mémoire et l’oubli, la vie. Mais écrire la vie est une autre histoire. Inachèvement.

Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli

avant-propos 9

Avant-propos

Je ne veux rien oublier. Je ne cherche au fond qu’à enrichir ou varier mes souvenirs. Et je demande en grâce qu’on se souvienne un peu (au moins) de moi, mais surtout pendant longtemps.

Claude Jutra, 1957

n se souvient encore de Claude Jutra. Il demeure bien présent dans la mémoire vive de centaines de personnes. Chaque O hiver depuis 1999, le gala télévisé nommé «soirée des Jutra» attribue des prix d’excellence aux artisans du cinéma québécois. C’est l’occasion de rappeler ce que Jutra a représenté dans la ciné- matographie nationale. Sait-on vraiment qui était Claude Jutra? Un mythe est savamment entretenu à son sujet, non seulement par ceux qui l’ont aimé mais aussi par tous ceux qui veulent com- prendre la genèse du cinéma québécois et se donner des «pères fon- dateurs» en cinématographie. Chez ceux qui l’ont bien connu, les mêmes expressions fusent: un poète, un rêveur un peu fou, un élec- tron libre, une boule d’énergie sous pression, un touche-à-tout génial, un être excessif en tout, très souvent en représentation de lui-même et plus ou moins accessible, opaque. On se souvient de sa timidité vaincue par la volonté de plaire, de son charme qui lui faisait obtenir tout ce qu’il voulait, de son esprit toujours en train de mijo- 10 claude jutra ter des projets. On se souvient de celui qui comprenait tout et excu- sait tout, un homme charmant qui ne se fâchait jamais, qui avait beaucoup d’humour, mais qui était parfois facétieux jusqu’à la grossièreté. Le «mythe Jutra» s’élabore et s’enracine très tôt. Enfant, Claude Jutras joue au théâtre et dans des feuilletons radiophoniques. On parle d’un petit prodige. À seize ans, il publie déjà des critiques de films dans Le Quartier latin, journal des étudiants de l’Université de Montréal. Il n’a que vingt ans quand Mouvement perpétuel rem- porte le Canadian Film Award (aujourd’hui prix Écrans canadiens) du meilleur film amateur. À vingt-deux ans, il termine avec brio des études de médecine pour aussitôt annoncer qu’il ne la pratiquera jamais et qu’il consacrera plutôt sa vie au monde des arts. Son entrée dans le cinéma professionnel se fait lentement, mais il jouit rapide- ment d’une notoriété certaine, difficile à expliquer. Dès la fin des années 1950, il est une source d’inspiration pour ses collègues à l’Of- fice national du film (ONF). Dans une entrevue pourLe Nouveau Journal (3 mars 1962), Michel Brûlé souligne le paradoxe: «Pour- tant Jutra n’a encore rien fait qui justifie le personnage Jutra. Non, ce n’est pas moi qui suis méchant. Jutra est le premier, disons le second, à l’avouer. Lui-même se demande un peu à quoi tient sa popularité.» Il n’a encore réalisé que quelques courts métrages (dont il ne s’enorgueillit pas, d’ailleurs) et une courte série pour la télé­ vision, mais il est déjà une figure emblématique du libertaire dans la création, de l’auteur qui ne fait pas de concessions, du dandy cultivé, de l’explorateur de toutes les formes de cinéma, de l’artiste complet. Doué d’une mémoire encyclopédique, il donne l’impression de tout savoir de l’histoire du cinéma. Il a trente ans et ne comprend pas encore que «c’est un poids bien pesant qu’un nom trop tôt fameux» (Voltaire). J’évoquais ce mythe avec un collègue lors des Rendez-vous du cinéma québécois en 2013. Nous convenions alors qu’il était temps d’écrire une biographie de Claude Jutra pour cerner au plus près l’artiste unique qu’il fut et sa place dans l’histoire du cinéma au Québec. Le fait que je me lance dans ce projet peut en étonner cer- tains: je n’ai jamais été un admirateur inconditionnel ni du cinéaste avant-propos 11 ni de son cinéma (ses films, mais aussi comme dans l’expres- sion «faire son cinéma»). Je savais aussi que certains de ses amis s’avouaient des «fans finis» du cinéaste sans beaucoup apprécier ses films. Écrire sur Jutra constituait alors un défi des plus intéressants. Si je connaissais bien son œuvre, sauf la série réalisée en anglais à Toronto et à Vancouver entre 1976 et 1980, je n’ai pas connu person- nellement l’auteur. Je n’avais échangé avec lui que les salutations d’usage à l’occasion de rencontres à la Cinémathèque québécoise. Mon intention n’était pas de légitimer ni de remettre en question le mythe, et encore moins de l’invalider, mais simplement d’en exami- ner la genèse et le développement afin de mieux saisir les liens entre le créateur et son œuvre. En langage de cinéma, disons que j’ai voulu éclairer le hors-champ, montrer ce qui était resté dans l’ombre. Car les mythes débordent toujours de la réalité et s’accordent avant tout à un idéal; ils ont une fonction pédagogique. Déjà, certaines repré- sentations m’apparaissaient douteuses: Claude, premier de classe partout? Le succès international de certains de ses films? Ses amitiés avec les cinéastes de la Nouvelle Vague? Les nombreuses offres de tournage de Hollywood? Fallait-il déterrer certaines vérités qui ris- quaient d’ébranler la foi aveugle suscitée par le mythe? Depuis la mort de Jutra, en 1986, plusieurs documents ont traité de l’homme et du cinéaste. En 1987, sous la direction de Pierre Jutras, la Cinémathèque a rassemblé les témoignages d’une vingtaine de collaborateurs à ses diverses réalisations dans la revue Copie zéro. Les textes, thuriféraires avant tout, révèlent néanmoins beaucoup de traits de la personnalité du réalisateur et attestent l’admiration qu’il a suscitée1. En 1993, la collection «Célébrités canadiennes» lui a consacré un de ses numéros, sous la plume de Daniel Carrière. Ce travail journalistique, intitulé simplement Claude Jutra, demeure intéressant, notamment pour les entrevues avec les intimes du cinéaste et les photos, mais il n’offre que des banalités sur son œuvre et contient beaucoup d’erreurs de faits. En 1999, Jim Leach a livré

1. Ce numéro de la revue est téléchargeable sur le site de la Cinémathèque québécoise. 12 claude jutra avec Claude Jutra, Filmmaker une bonne analyse de la carrière du cinéaste, mais il n’a pas tenté de découvrir l’être humain derrière le créateur. En 2002, a présenté Claude Jutra, por- trait sur film, un documentaire de création émouvant qui réussit bien le «portrait» du cinéaste, comme l’annonce le titre, mais qui n’est pas encore une biographie. Enfin, des centaines d’articles et de nombreuses thèses universitaires ont traité de multiples aspects de son œuvre. Tous ces documents livrent des connaissances essentielles sur le personnage de Jutra. Toutefois, pour entrer véritablement dans l’uni- vers du cinéaste, il faut surtout voir et revoir l’ensemble de son œuvre. Non seulement les films où il se met directement en scène, comme dans À tout prendre, mais aussi tous les autres, car l’apho- risme bien connu de Paul Valéry s’applique parfaitement à lui: «Tout ce que tu dis parle de toi. Singulièrement quand tu parles d’un autre.» Nous en constaterons l’évidence dans l’analyse de plu- sieurs films. Jutra eût-il connu cette phrase de Gustave Flaubert – «L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part» – qu’il n’aurait été que partiel- lement d’accord, car je crois qu’il tenait à être visible partout. Je me suis demandé si cette omniprésence du personnage ne détournait pas parfois le spectateur du cœur de l’œuvre. En plus de ses films, il convenait de dépouiller exhaustivement ses archives personnelles, déposées par Jutra lui-même, en 1984, dans deux grands fonds, l’un à la Cinémathèque québécoise, l’autre à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), auxquelles se sont ajoutés le fonds Albert-Jutras à l’Université de Montréal et le fonds Mimi-Jutras à la Cinémathèque québécoise. C’est la grande porte pour entrer dans son univers; une large part des informations per- sonnelles qui figurent dans le présent ouvrage en sont tirées. Bien qu’il ait fait de nombreux voyages et de longs séjours à l’étranger, Claude Jutra a conservé une somme imposante de documents de toutes sortes: textes, photographies et enregistrements. Peu de per- sonnes savent que Jutra a beaucoup écrit. Ce fut même son principal moyen d’expression. Dès l’adolescence, sans jamais s’arrêter, il a rédigé un journal personnel, des poèmes, des textes de chansons, des avant-propos 13

notes de lecture, des réflexions et même des essais sur la culture. Il a effectué des reportages pour diverses revues. Il a donné quelques conférences sur divers sujets. Il a composé des dizaines de scénarios et élaboré des projets de films qui n’ont jamais abouti. Sans compter que, jusqu’à quarante ans et plus rarement par la suite, il a entretenu une riche correspondance avec des parents et des amis, laquelle est d’autant plus précieuse qu’il conservait les brouillons de ses lettres avec les ratures et les corrections. De ces archives émergeaient l’un après l’autre de nouveaux filons à explorer, et la liste des questions s’allongeait de jour en jour. J’ai obtenu des réponses essentielles à la lecture de ces documents, mais certains morceaux de la vie de leur auteur demeurent dans l’ombre. Comme s’il voulait s’assurer qu’on se souvienne de lui long- temps, Jutra se soucie très tôt de la conservation de ses écrits. À la fin d’une lettre à , datée du 16 octobre 1957, il écrit: «Conserve cette lettre. Je m’y parlais à moi-même autant qu’à toi. Je suis très économe des traces que je laisse. Pour cela, je te la redeman- derai peut-être un jour2.» Toutefois, il cesse rapidement d’être «éco- nome» et se met à tout conserver, même des tickets de vaporetto ou de théâtre et des notes d’hôtel, mais avant tout le moindre article ou entrefilet qui mentionne son nom. Pour être sûr de ne rien man- quer, il s’abonne durant quelques années à un service de «clipping» et collectionne ainsi des milliers de coupures de presse, car ses films suscitent une pléthore de commentaires. Narcissique généreux, il accorde des entrevues à tous les types de publications, aussi bien à un magazine populaire comme Échos Vedettes qu’à la plus sérieuse des revues de cinéma. Néanmoins, en comédien d’expérience, il sait garder ses distances, préserver son jardin secret, choisir les mots pour satisfaire le public sans trop dévoiler son intimité, ce qui contribue à l’élaboration de son mythe.

2. Cette citation, comme toutes celles dont la référence n’est pas indiquée dans le texte, provient d’un des fonds d’archives ou d’une des entrevues que j’ai réalisées. 14 claude jutra

Je n’ai toutefois pas eu accès à toutes les archives personnelles de Claude Jutra. Bien que, au moment de la donation des documents, Jutra n’ait émis aucune restriction à la consultation, le service juri- dique de l’UQAM a imposé un embargo jusqu’en 2040 sur une partie de son journal personnel, sur un certain nombre de lettres risquant de blesser des personnes vivantes et sur la série de mini­ cassettes de son répondeur téléphonique (pendant les dernières années de sa vie, Jutra enregistrait tous ses appels). Heureusement, ces documents ne représentent qu’une mince partie du fonds, et seule la restriction concernant le journal constitue une limite impor- tante pour le biographe. Pour pallier en partie l’absence de ces sources, j’ai tenu à rencon- trer des personnes qui ont gravité dans son cercle à différents moments de sa vie. Je prévoyais commencer ces rencontres à comp- ter de janvier 2014; c’est ainsi que la mort subite de Michel Brault, le1 2 septembre 2013, m’a privé d’une précieuse source d’informa- tions. Heureusement, les écrits et entrevues de Brault depuis cin- quante ans répondaient d’avance à la plupart des questions que j’aurais voulu lui poser. Plus de trente personnes ont bien voulu répondre à mes questions, soit en personne, soit par téléphone, soit par courriel. Toutes, sauf deux, ont volontiers accepté de collaborer avec moi, soulignant qu’il était temps qu’une biographie de Claude Jutra paraisse. Toutes m’ont dit leur joie de faire remonter à leur mémoire les souvenirs de Claude qu’elles conservaient jalousement. Chacune a apporté une pièce précieuse à la mosaïque qui se dessinait dans mon esprit et que je transpose dans ce livre. Une petite partie de ces confidences ne sont pas publiées ici, soit parce qu’elles sont très personnelles ou touchent des personnes vivantes, soit parce que je n’ai pas pu les corroborer grâce à des sources croisées. Dans cette biographie de Claude Jutra, je me suis efforcé avant tout de découvrir l’homme derrière l’œuvre, le petit garçon qui raconte film après film ce qu’il a vécu dans son enfance, l’adulte avec ses joies et ses tourments. Durant ses vingt dernières années, lui- même invitait les gens à adopter ce paradigme, répétant d’une entre- vue à l’autre que tout ce qu’il avait créé puisait dans son enfance, une enfance merveilleuse, insistait-il, mais remplie de zones sombres. avant-propos 15

Écrire une biographie, c’est raconter une histoire, celle d’une vie. Cette vie, nous ne la connaîtrons jamais entièrement. J’espère seu- lement ne pas être passé à côté de l’essentiel. Je ne suis pas certain d’avoir choisi les bons mots pour en rendre compte. Avec Jutra, la documentation rapaillée et la trentaine d’entrevues me fournissaient des milliers de pièces d’un puzzle qui, dans certaines parties, méritait bien le nom de casse-tête. Au point de départ, certaines pièces sem- blaient impossibles à incorporer, alors que d’autres étaient introu- vables. Peut-être les lecteurs sauront-ils mieux que moi assembler les pièces pour retrouver «leur» Jutra, surtout ceux qui l’appelaient familièrement Juju. 16 claude jutra enfance avide qui me tient, 1930-1946 17

C H A P I T R E 1

Enfance avide qui me tient 1930-1946

lbert Jutras (1900-1981) et Rachel Gauvreau (1905-1978) s’épousent le lundi 18 avril 1927, à 9 heures, en l’église de A l’Enfant-Jésus du Mile End (110, boulevard Saint-Joseph Est), à Montréal. Un beau mariage, si on en juge par la photo prise sur le perron de l’église: au moins cinquante invités, tous vêtus en grands bourgeois. Les époux se connaissent depuis 1924: ils ont vécu une longue «période de fréquentations», comme on dit familièrement à l’époque. Fils de Joseph Jutras, dentiste, Albert est étudiant en méde- cine à l’Université de Montréal et il a beaucoup de charme. Fille de Joseph Gauvreau, médecin, Rachel est une très belle jeune femme. Diplômé en mai 1925, Albert Jutras commence à pratiquer à Maniwaki, à plus de trois cents kilomètres de Montréal. Après le mariage, le couple vit d’abord un an dans le lointain Outaouais avant de venir s’installer à Montréal quand le jeune médecin est engagé au Service de santé de la Ville de Montréal. À l’époque, un premier enfant arrive généralement dans l’année qui suit le mariage. Mais le couple Jutras-Gauvreau entend assurer les bases de la carrière du jeune médecin avant de s’engager dans une vie de famille; il faut attendre plus de deux ans avant que Rachel ne tombe enceinte. Finalement, le 11 mars 1930, arrive le bébé désiré. Le plus souvent, parce qu’on craint pour leur vie, les bébés sont baptisés le lendemain de leur naissance. Le bébé Claude se porte 18 claude jutra si bien qu’il n’est amené à l’église que cinq jours plus tard. Le texte du baptistaire (paroisse Saint-Barthélemy, 7137, rue des Érables) est ainsi formulé:

Le seize mars 1930, nous soussigné avons baptisé Joseph Viateur Marcel Claude Jutras, né le onze courant, fils légitime de Albert Jutras, médecin, qui a signé, et de Rachel Gauvreau, de cette paroisse. Le parrain a été le docteur Joseph Gauvreau de Saint-Édouard, qui a signé, et la marraine Augustine Larrivée, son épouse, qui a signé avec nous lecture faite. Albert Jutras, Augustine Larrivée, Dr Joseph Gauvreau Chanoine Émile Chartier

Le fait que les grands-parents soient les parrain et marraine d’un enfant n’est pas inhabituel, bien que généralement les époux préfè- rent des frères et sœurs de leur âge ou bien des amis de la famille. On peut voir ici la volonté de la mère de placer l’enfant sous la protection de ses parents Gauvreau plutôt que sous celle d’autres proches ou amis, car elle est très attachée à sa lignée. Peu après la naissance de Claude, son père obtient une bourse du gouvernement du Québec pour aller étudier la radiologie à Paris, qui attire les apprentis médecins du monde entier depuis les travaux de Marie Curie. Alors qu’elles devaient être terminées en deux ans, ses études en prendront finalement trois et assureront la base scien- tifique qui fera d’Albert Jutras un spécialiste réputé dans son domaine. La famille va demeurer à Paris jusqu’en décembre 1933, presque toujours dans le 15e arrondissement. Ce n’est pas le cœur de la ville, mais la vie de quartier y est intéressante. Pendant une bonne partie des trois années passées en France, le couple peut s’offrir les services d’une domestique quelques jours par semaine. Pendant qu’Albert étudie avec acharnement, Rachel se consacre tout entière à Claude jusqu’à ce qu’elle devienne enceinte de Mimi (Mireille, née le 12 février 1932). Elle dispose de beaucoup de temps pour écrire de longues lettres à sa famille, surtout à sa sœur Marcelle, de deux ans sa cadette et dont elle restera toujours proche, à qui elle raconte en long et en large les activités du jeune ménage. enfance avide qui me tient, 1930-1946 19

Claude passe ainsi les trois premières années de sa vie à Paris. C’est là qu’il apprend à parler, ce qui explique l’accent français qu’il prend si facilement à l’occasion. C’est aussi là qu’il reçoit sa première initiation à l’art, car sa mère l’entraîne dans les musées et lui fait observer ce que les rues comportent de réalisations esthétiques. À l’été 1932, la famille vient passer les vacances au Québec. Claude fait la connaissance de ses grands-parents maternels. Son grand-père, Joseph Gauvreau (1870-1942), est une figure impor- tante de la vie sociale québécoise. Né à Rimouski, il a fait sa médecine et amorcé sa pratique dans sa ville natale en 1896. À la suite d’un accident d’automobile survenu alors qu’il se rendait chez un patient, il doit se faire amputer l’avant-bras gauche en 1909. Déjà actif au Collège des médecins, il déménage à Montréal, et on lui confie la présidence de l’organisme. Débute alors une vie d’engagements que résume ainsi la page qui lui est consacrée dans Biographies cana- diennes-françaises (édition de 1937): «Plume coulante, parole facile. Il s’est toujours exercé dans la conférence populaire sur des sujets d’actualité ou des questions d’hygiène sociale.» Cela va de «La goutte de lait» (clinique qui offre du lait sain aux mères nécessi- teuses) à la défense du français en passant par les campagnes contre l’alcool et contre le cinéma. Il a pour devise «Sobrietatis amicus, fidelis in cruce» (Ami de la tempérance, fidèle dans l’épreuve). La famille Gauvreau, qui comprend dix enfants, vit d’abord dans le Mile End, puis dans Rosemont, au cœur des milieux ouvriers. Pour élargir les horizons de ses enfants, le docteur Gauvreau achète, le3 2 novembre 1917, un grand domaine en banlieue de Montréal, à Rivière-Beaudette. Son intention est claire: «J’ai décidé de créer un domaine rural qui serait, pour mes enfants, pour ma femme et pour moi-même, une source de vie saine, une école au plein air, un lieu de délassement durant notre vie active.» La famille y séjourne de mai à octobre. Il nomme l’endroit «L’Habitation», en hommage à celle que Samuel de Champlain éleva à Québec en 1608, et place la propriété sous la protection de sainte Jeanne d’Arc, en l’honneur de qui il fait ériger une statue près de la maison. Jusqu’à la fin de son adolescence, Claude aura cette statue sous les yeux plusieurs mois par an. Pendant ces vacances de 1932, la tante Marcelle Gauvreau est 20 claude jutra fière d’initier son neveu préféré aux beautés de la nature. Elle note que, à deux ans et demi, il parle déjà un bon français et sait utiliser une expression comme «n’est-ce pas?». Dans un long récit qu’elle publiera dans Les Cercles des jeunes naturalistes, elle raconte com- ment, dès le matin, Claude vient la trouver pour aller cueillir des fleurs pour son herbier; en effet, si les écureuils, les oiseaux et les papillons le ravissent, ce sont les fleurs qu’il préfère. Après un mois, il sait distinguer vingt fleurs: herbe à dinde, nénuphar, bardane, vesce sauvage, liseron, mélilot jaune, verge d’or, etc. Avant qu’il ne retourne en France, tante Marcelle amène son «Claude chéri» pré- senter son herbier au frère Marie-Victorin, dont elle est l’assistante à l’Institut botanique de l’Université de Montréal. Le frère signe l’herbier: «Vu et approuvé par la direction de l’Institut botanique.» Claude va conserver cet album toute sa vie. Dès 1934 et pendant presque vingt ans, Claude passe une grande partie de ses étés à l’Habitation.

De juin à septembre, on vivait en vase clos, dit sa sœur Mimi, une grande complice jusqu’à l’adolescence; dans un terrain vacant, à côté de la maison d’été, il y avait une petite cabane à moitié démolie, abandonnée. On l’avait adoptée et on l’avait appelée notre maison hantée. On passait nos journées là-dedans. On s’y réfugiait pendant des heures, pour ne pas dire des journées, puis on se faisait des peurs1.

Le domaine, c’est le lieu des parties de cache-cache, des ren- contres entre cousins, d’activités sportives multiples. On s’y baigne beaucoup, car la rivière Beaudette traverse la propriété. Claude y apprend à nager et, à sept ans, il peut traverser la rivière, consigne le livre des éphémérides. La natation est le seul sport qu’il va pratiquer presque toute sa vie. Des activités culturelles occupent aussi une bonne partie du temps passé à l’Habitation, car, pour Rachel Gauvreau, les vacances constituent l’occasion idéale d’accélérer la formation de ses enfants.

1. Daniel Carrière, Claude Jutra, Montréal, Lidec, coll. «Célébrités cana- diennes», 1993, p. 12. enfance avide qui me tient, 1930-1946 21

Elle leur fait réviser les matières scolaires, les invite à improviser des saynètes et leur montre des livres d’art. Adolescent, Claude s’adonne à la peinture et au dessin. Il montre à dessiner à son jeune frère Michel, né en 1939. Pendant cette période, il commence aussi à écrire et,0 le 2 juillet 1941, il signe ce poème (extrait):

Ballade des lumières Ah, grand Dieu, qu’il est beau, ce soir majestueux Que de rêves je fais à la lueur du feu De si belles chansons viennent à mon esprit Que vraiment malgré moi je suis tout ébloui

Dans le globe je vois, dansant avec la flamme Mes pensées, mes vers, mon esprit et mon âme Mélancoliquement se poser au papier Sans plus se détourner vers le pauvre encrier

Si la prosodie n’est pas toujours fidèle aux règles classiques et que le réalisme du récit laisse peu de place à l’évocation poétique, l’enfant de onze ans démontre néanmoins une bonne maîtrise de la syntaxe et du vocabulaire. Sa calligraphie est déjà presque aussi soignée que le sera sa belle écriture d’adulte. De retour de France, Albert Jutras exerce d’abord sa profession dans divers hôpitaux tout en continuant à se spécialiser à l’occasion de stages aux États-Unis. En 1938, il prend la direction du service de radiologie de l’Hôtel-Dieu de Montréal et commence bientôt à enseigner à l’Université de Montréal. Avec la réputation de grand spécialiste dans son domaine vient une aisance matérielle qui lui permet de s’abandonner à son goût pour les arts, ce dont toute la famille profite. La même année, le docteur achète une grande maison au 3682 de la rue Sainte-Famille, à un jet de pierre de son lieu de travail principal. En 1935, pour Claude, c’est le début du cours primaire à l’Insti- tution des sourdes-muettes, au 3725 de la rue Saint-Denis, où les sœurs de la Providence enseignent également à des enfants non han- dicapés. L’école est située à proximité de la résidence familiale, 22 claude jutra puisque la famille occupe alors un appartement au 824, rue Cherrier. Il n’y a rien d’exceptionnel à ce que Claude commence le cours pri- maire à cinq ans. Est-il du genre premier de classe, comme on l’a écrit plus tard? S’il réussit bien, il ne surclasse personne; lui-même écrit dans le livre de l’Habitation, le 31 août 1938, à la fin du pri- maire: «À l’école j’étais arrivé quatrième pour l’année et j’ai reçu plusieurs beaux prix.» Dès le plus jeune âge de ses enfants, Rachel Gauvreau les amène dans les galeries et les inscrit à des cours de peinture, de danse et de musique. Elle leur fait aussi suivre des cours de diction et de théâtre avec Camille Bernard. Grâce à ses contacts, la mère débrouillarde décroche pour eux des rôles dans des émissions radiophoniques comme La Marmaille (écrite par Jean Després, 1940-1942). Rachel emploie par ailleurs une bonne unilingue anglophone, de sorte que les petits Jutras maîtrisent la langue anglaise dès l’enfance. C’est ainsi que Claude entre à l’école du Repertory Theatre, où il a l’occasion de jouer comme acteur-enfant dans Watch on the Rhine. Maintes fois, Claude a raconté sa découverte du cinéma, à l’âge de huit ans. Avec humour, il raconte à Alain Pontaut2 que, jusque-là, on l’avait dressé à répondre à la question «qu’est-ce que tu feras plus tard?» par «je serai missionnaire en Chine, comme mon oncle [Alexandre, frère de sa mère]». Ce n’est toutefois pas Rachel, nulle- ment cinéphile, même quand son fils aura atteint une certaine célé- brité, qui lui fait voir ses premières images en mouvement. C’est plutôt sa tante Marcelle, qui vient à l’Habitation un soir avec un pro- jecteur 8 mm et quelques bobines de films amateurs. «Sur l’eau, un bateau à voile, et voilà que la voile se met à frémir…» C’est le coup de foudre; dès lors, l’enfant sait qu’il veut consacrer sa vie au cinéma.

Claude à Stanislas Il existe à l’époque plusieurs collèges classiques à Montréal, possédés et dirigés par des prêtres diocésains ou des communautés religieuses.

2. La Presse, 9 mai 1964. table des matières 353

Table des matières

Avant-propos 9

CHAPITRE 1 • Enfance avide qui me tient 17 1930-1946

Claude à Stanislas 22 Louis de Menthon, un double de Claude Jutras 27 Une enfance heureuse ? 28

CHAPITRE 2 • Médecin malgré lui 31 1946-1952

Les « parascos » à l’université 33 Le Dément du lac Jean-Jeunes 37 Mouvement perpétuel 38 Un premier voyage outre-mer 41

CHAPITRE 3 • Se dégager, ou la liberté de l’artiste 45 1952-1955

L’École d’art dramatique du TNM 47 Une première amoureuse 49 354 claude jutra

L’École de la peur 53 Une série emballante 53 « Se dégager », ou la liberté de l’artiste 56

CHAPITRE 4 • Les premiers films professionnels 60 Jeunesses musicales 61 Chantons maintenant… 64 Pierrot des bois 65 Jutras ou Jutra ? 66 Un peu de théâtre 67 (Il était une chaise), une coréalisation avec Norman McLaren 69 Johanne 71 Les Mains nettes 73

CHAPITRE 5 • Venise et Paris 80 1957-1958

Vivre à Paris 83 Jutra poète 88 Au jour le jour 90 Claude « groupie » 94

CHAPITRE 6 • Le temps du documentaire 98 1958-1961

Fred Barry, comédien 101 Félix Leclerc, troubadour 103 Le retour dans l’Hexagone 106 Une réflexion sur le Canada français 107 table des matières 355

La fascination pour l’Afrique 109 Le Niger, jeune république 112 Anna la bonne 116

CHAPITRE 7 • Le cinéma-vérité 121 1960-1963

La Lotta, Wrestling, Le Catch, La Lutte 123 Québec-U.S.A. ou l’invasion pacifique 124 Les Enfants du silence 126 Petit discours de la méthode 127 Une série télévisée : Cinéma canadien 130

CHAPITRE 8 • À tout prendre et le moment de vérité 132 Le propos d’À tout prendre 134 Les aléas d’une production indépendante 138 À tout prendre dans les festivals 139 Jutra et la critique 141 Faire ou ne pas faire un film canadien 144

CHAPITRE 9 • Les amours de Claude Jutra 147 Claude Jutra et les garçons 153

CHAPITRE 10 • L’attente 158 1963-1970

Cine Boom 161 Comment savoir… 161 Rouli-roulant et l’intolérance 165 Enseigner le cinéma en Californie 167 356 claude jutra

Pendant ce temps, au Québec… 170 Wow : du cinéma-vérité au cinéma-rêve 173 Marie-Christine 181 Un brin d’astrologie 183

CHAPITRE 11 • 184 1971

Un retour sur le passé 188 La vérité de la représentation 189 Un succès qui se fait attendre 192 Un film longtemps célébré 196

CHAPITRE 12 • Claude Jutra, cinéaste engagé 199 Claude Jutra, nationaliste 201 Le prix Victor-Morin 203 Le refus de l’Ordre du Canada 204 Le boycottage du Palmarès du film canadien 207 Revendication d’une loi-cadre sur le cinéma 209 Le tribunal sur la culture 210 Une danse avec le Parti québécois 212

CHAPITRE 13 • Kamouraska 214 Vers le film le plus ambitieux de l’histoire du cinéma québécois 214 Les amours malheureuses 219 Kamouraska, première version 221 Une diffusion chaotique 223 Une deuxième version de Kamouraska 225 Un drame collatéral à Kamouraska 226 table des matières 357

CHAPITRE 14 • Pour le meilleur et pour le pire 230 Un récit tarabiscoté 233 Un échec 236 Intermède : Claude Jutra et l’argent 240 La Fleur aux dents 243 Une incursion au théâtre 246 Québec fête juin ’75 250

CHAPITRE 15 • L’« exil » dans un pays ami 252 1976

Ada 256 Dreamspeaker 258 Seer Was Here 261 The Wordsmith 263 Surfacing 264 267

CHAPITRE 16 • Le square Saint-Louis 272 1976-1985

Des invitations à l’étranger 274 Activités à Montréal 275 Une deuxième maison pour Claude 279 La « chambreuse » Michèle Cournoyer 281 Le temps des honneurs 284

CHAPITRE 17 • La Dame en couleurs 287 Exorciser le passé ? 291 Des enfants débrouillards 291 358 claude jutra

L’art et la vie 293 La réception du film 295 La Dame en couleurs dans les festivals 298

CHAPITRE 18 • Dernières séquences 300 1985-1986

Flashback : la santé de Claude 301 Retour au présent de 1980 304 La terrible maladie 306 Les derniers carnets 310 Pour la mémoire 318

Conclusion 323

Remerciements 329

Filmographie 331

Sources 335

Index 339 Crédits et remerciements

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des arts du Canada pour son soutien financier ainsi que le Fonds du livre du Canada (FLC).

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Photographie de la couverture: Claude Jutra lors du tournage du film Kamouraska, 1972. Service des archives et de gestion des documents, Université du Québec à Montréal. Fonds Claude-Jutra. Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en février 2016 sur les presses de marquis imprimeur à montmagny (québec).

Yves Lever C laude Jutra Qui était Claude Jutra, cette figure mythique, emblématique, du cinéma québécois ? Un poète, un rêveur un peu fou, un élec­tron libre, diront ceux qui l’ont connu, une boule d’énergie sous pression, un touche-à-tout génial, un être excessif en tout. On se souvient de sa timidité vaincue par la volonté de plaire, de son charme qui lui faisait obtenir tout ce qu’il voulait, de son esprit toujours en train de mijoter des projets. On se souvient surtout de sa passion éperdue pour le septième art. Yves Lever s’efforce avant tout de découvrir l’homme derrière l’œuvre, le petit garçon qui raconte film après film ce qu’il a vécu dans son enfance, l’adulte avec ses joies et ses tourments. Durant ses vingt dernières années, Jutra lui-même invitait les gens à adopter ce paradigme, répétant d’une entrevue à l’autre que tout ce qu’il avait créé puisait dans son enfance, une enfance merveilleuse, insistait-il, mais remplie de zones sombres. Cette biographie est le récit de la vie d’un homme complexe. C’est aussi une réévaluation critique de l’œuvre du cinéaste et un fascinant portrait de la venue au monde du cinéma québécois.

Critique et professeur de cinéma, Yves Lever est l’auteur de plusieurs livres importants, dont L’Analyse filmique (1992) et Histoire générale du cinéma au Québec (1995), tous deux parus au Boréal.