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8 | 2015 Philosopher avec The West Wing and Philosophy

Marjolaine Boutet (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/tvseries/346 DOI : 10.4000/tvseries.346 ISSN : 2266-0909

Éditeur GRIC - Groupe de recherche Identités et Cultures

Référence électronique Marjolaine Boutet (dir.), TV/Series, 8 | 2015, « Philosopher avec The West Wing » [En ligne], mis en ligne le 08 décembre 2015, consulté le 30 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/tvseries/346 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tvseries.346

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Approfondissant les analyses déjà existantes de la série, l’objectif du présent numéro est de proposer un schéma de réflexion pluridisciplinaire, à dominante philosophique, à partir de The West Wing. Le numéro adopte une progression centrifuge qui part de la figure centrale du président Bartlet, pour aller vers des objets de plus en plus éloignés de lui -- la Constitution, la démocratie et la vérité, les situations de crise, les figurants qui peuplent couloirs et décors -- et aboutir à une réflexion sur la postérité de la série et son influence sur les drames politiques qui l’ont suivie.

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SOMMAIRE

Préface. Philosopher avec The West Wing Marjolaine Boutet

Bartlet, un « catho de gauche » ? Religion et vie politique aux États-Unis au travers de la série À la Maison Blanche Vincent Soulage

The West Wing et la Constitution des États-Unis Damien Connil

La parrêsia et les rituels de véridiction dans The West Wing Valérie Pérez

Délibération et circulation des idées entre l’Aile ouest et la Situation Room Perig Pitrou

Projectiles : De l’usage du plan-séquence dans The West Wing Ophir Lévy

De The West Wing (NBC, 1999-2006) à House of Cards (Netflix, 2013-) : le désenchantement des séries politiques américaines Marjolaine Boutet

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Préface. Philosopher avec The West Wing

Marjolaine Boutet

1 La série télévisée, par sa forme singulière alliant complexité et continuité, recèle, selon Thibaut de Saint-Maurice, « un potentiel philosophique unique1 ». Parce qu’elle se développe sur le temps long, parce qu’elle est un récit qui s’attarde sur les détails, qui suit le quotidien plutôt que l’événement, la série confronte ses spectateurs à une infinité de situations qui enrichissent son expérience. Sur le plan moral et dans la lignée du travail de Stanley Cavell sur le cinéma américain2, Sandra Laugier a montré que les séries télévisées participent à une véritable instruction du jugement de l’individu dans la mesure où il a été rendu plus attentif, grâce à son attachement aux personnages et au temps passé avec eux, aux détails de leurs choix, aux raisons et à leurs conséquences3. Elle ajoute que : « L’intérêt d’un examen du discours moral des séries TV tient aussi à la constitution d’une éthique pluraliste et conflictuelle. La morale est alors objet de perplexité et de distance ».

2 C’est précisément lorsque les séries télévisées nous engagent à une attitude « perplexe » et « distante » qu’elles engagent la réflexion, l’interrogation, et pas seulement sur le plan de la philosophie morale. On peut y trouver aussi des éléments pour penser et interroger le politique. Il s’agit, au fond, de prendre au sérieux l’intelligence apportée à la réalisation de ces productions et d’étudier de façon systématique leur esthétique, leurs impacts sociaux, et leurs enjeux éthiques, pour comprendre dans quelle mesure elles peuvent nous aider à mieux philosopher sur le monde, à mieux le comprendre, à mieux exister en lui et à quelles conditions.

The West Wing, série politique majeure

3 En ce sens, The West Wing4 apparaît comme un bon point d’entrée pour penser la politique américaine, pour réinterroger la philosophie politique mais aussi la philosophie morale, la question de la vérité et, plus généralement, nos démocraties contemporaines. Cette série en sept saisons, diffusée sur le network américain NBC de 1999 à 2006, s’est présentée aux téléspectateurs comme une uchronie idéaliste et

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pédagogique de ce que pourrait être la Présidence américaine si elle était incarnée par Josiah « Jed » Bartlet (Martin Sheen), un homme habité par le souci de la synthèse, de la morale et du Bien commun, conseillé par des individus altruistes5 guidés par leurs convictions et non leurs intérêts particuliers.

4 Les quatre premières saisons sont marquées par les idéaux démocrates et la passion pour les coulisses de son scénariste démiurge , mis en lumière et en mouvement par la caméra virtuose de Thomas Schlamme, selon le procédé du « walk and talk » qui donne son identité visuelle à The West Wing6. A partir de la cinquième saison, John Wells (également producteur d’Urgences (E.R., NBC, 1994-2009), à laquelle la série est souvent comparée) ouvre davantage la présidence sur le monde, avec un intérêt marqué pour les relations internationales, tout en conservant les fondamentaux idéalistes de la série, que l’on retrouve notamment dans le récit de la course à la succession de Bartlet dans les saisons 6 et 7.

5 Première série télévisée à mettre en scène le président des États-Unis, qui plus est comme personnage récurrent au sein d’une série chorale et non en tant que personnage principal unique, The West Wing a très vite attiré l’attention des critiques et remporté neuf Emmy Awards pour sa première saison, un record. En tout, la série a remporté deux Peabody Awards, trois Golden Globes et 26 Emmys au cours de ses sept saisons, dont quatre fois de suite celui de la meilleure série dramatique (de 2000 à 2003), un succès égalé seulement par Hill Street Blues (NBC, 1981-1987), L.A. Law (La Loi de Los Angeles, NBC, 1986-1994) et Mad Men (AMC, 2007-2015). La série fait encore aujourd’hui régulièrement partie des classements des « meilleures séries de tous les temps » dans les périodiques américains ou sur les sites spécialisés.

6 Ce succès critique a été accompagné d’un succès public, en particulier pour ses saisons 2 et 3 où, avec 17 millions de téléspectateurs rassemblés en moyenne le mercredi à 21h, The West Wing a été le 13e puis le 10e programme télévisé le plus regardé aux États-Unis entre 2001 et 20037. Seule sa première et sa dernière saison ont rassemblé moins de 10 millions de téléspectateurs par soirée en première diffusion. Accompagnant les Américains de l’Affaire Lewinsky aux guerres en Afghanistan et en Irak en passant bien sûr par le 11 septembre8, la série devint rapidement une référence culturelle aux États- Unis. Des sondages de popularité réalisés pendant la campagne présidentielle de l’année 2000 font apparaître Bartlet, le président fictif, largement devant les candidats réels qu’étaient George W. Bush et Al Gore9. Aujourd’hui encore, des comptes Twitter aux noms des personnages ou des parodies vidéos faisant référence à la série10, ainsi que les multiples éditions DVD et son inclusion dans le catalogue Netflix, entretiennent la popularité persistante de la série.

Penser la politique avec The West Wing

7 Les qualités et l’originalité de The West Wing ont conduit nombre d’universitaires, aux États-Unis mais aussi en France, à se pencher sur la série (voir bibliographie). On peut citer notamment l’ouvrage pionnier dirigé par Peter Rollins et John O’Connor, paru dès 2003, qui analysait les premières saisons de la série à travers les prismes de la représentation du pouvoir (chapitres de Donnalynn Pompper, Patrick Finn et Staci Beavers), de celle des minorités (Christina Lane), ainsi qu’à l’aide des outils de l’analyse cinématographique (Greg M. Smith pour l’image et le son et Jason P. Vest pour le scénario), littéraire (Heather Richardson Hayton et Pamela Ezell), et politique (Sharon

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Waxman, Chris Lehmann et John Podhoretz). Un grand nombre d’articles scientifiques se sont penchés sur divers points spécifiques, en particulier sur les rapports au réel, et Janet McCabe a publié en 2013 un petit ouvrage de synthèse brillant et utile. Une synthèse en français sous la plume de Carole Desbarats devrait paraître aux PUF en 2016 ou 2017.

8 Dans Philosophie en séries – saison 2, Thibaut de Saint-Maurice explique ce qui fait de The West Wing un objet particulièrement intéressant pour la philosophie :

Le sujet de la série est aussi bien le politique, c’est-à-dire une réflexion sur l’organisation de la société et sur l’État, que la politique, c’est-à-dire la manière d’exercer le pouvoir et de gouverner un pays. Sur ce dernier point précisément, la force d’À la Maison Blanche est de rendre familier ce qui, pour le spectateur-citoyen moyen, reste le plus souvent dans l’ombre des coulisses du pouvoir. [Nous voyons] ce que l’on voit rarement : l’amont de la décision politique, les délibérations, les alternatives et les négociations qui donneront ensuite naissance à ces mesures dont le spectateur-citoyen est le destinataire final. Autrement dit, en décrivant dans la durée le fonctionnement précis de la décision politique, À la Maison Blanche donne à voir l’éthique de l’action politique : le jugement de fond d’où elle procède en quelque sorte, incarnés par des personnalités singulières à l’épreuve de situations tout aussi singulière. Le succès de la série ne tient d’ailleurs pas tant à l’exemplarité parfaite du président mis en scène qu’à son réalisme éthique11.

9 Sandra Laugier a également souligné le lien particulier dans The West Wing entre morale et politique, où « l’espoir démocratique » est celui « d’une vraie conversation démocratique et mondialisée, où le care pourrait être généralisé […] La question est bien celle d’un lieu politique d’expression de ce désespoir et de cet espoir, de la nécessité d’une nouvelle caring democracy : la possibilité de nouvelles formes d’expression et d’éducation morale, de quelque chose comme un care public12. » Dans le numéro de Libération daté du 13 septembre 2013, la philosophe résume : « Le monde de À la Maison Blanche et ses héros étaient porteurs d’un idéal non réalisé, par une représentation inversée de la réalité politique américaine d’alors (le bushisme réactionnaire, imbécile et guerrier). Ce qui correspondait bien à un concept de la démocratie qui, dans la perspective perfectionniste d’un Ralph Waldo Emerson et d’un Henry David Thoreau, serait l’utopie d’un monde ultérieur - objet d’exigence et d’espérance, toujours à venir13. »

10 Approfondissant les analyses déjà existantes de la série, l’objectif du présent numéro est de proposer un schéma de réflexion pluridisciplinaire, à dominante philosophique, à partir de The West Wing. Le numéro adopte une progression centrifuge qui part de la figure centrale du président Bartlet (article de Vincent Soulage), pour aller vers des objets de plus en plus éloignés de lui (la Constitution avec Damien Connil, la démocratie et la vérité avec Valérie Pérez, les situations de crise avec Perig Pitrou, les figurants qui peuplent couloirs et décors avec Ophir Lévy) et aboutir à une réflexion sur la postérité de la série et son influence sur les drames politiques qui l’ont suivie (article de Marjolaine Boutet). Que les auteurs viennent du droit, de l’histoire, de la philosophie, de l’anthropologie, de l’histoire et de la sociologie des religions et/ou du cinéma, leur démarche est toujours d’analyser la fiction pour mieux interroger et comprendre le monde qui nous entoure.

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11 Ainsi, Vincent Soulage, historien et sociologue des religions, montre en quoi le personnage du président Bartlet interroge la diversité et la complexité de la situation américaine dans les rapports que ses citoyens (et ses responsables politiques) entretiennent avec le religieux. Seuls les représentants de la droite chrétienne y sont caricaturaux, tandis que le président fictif et ses conseillers offrent au regard et à la réflexion un kaléïdoscope confessionnel et une pratique de la laïcité qui n’entre pas en conflit avec la foi profonde de certains des personnages. L’article montre aussi que, dans ses dernières saisons, The West Wing a prophétisé non seulement l’élection à la présidence d’un candidat issu des minorités14, mais aussi celle d’un « chrétien de gauche », d’un Démocrate capable d’adopter le langage des prédicateurs et de séduire les chrétiens pratiquants. En conclusion, l’auteur admire le modèle de « laïcité ouverte » proposé par The West Wing tout en s’interrogeant sur la transposition récente des mobilisations religieuses autour de sujets sociétaux tels que l’homosexualité, l’avortement ou l’euthanasie de ce côté-ci de l’Atlantique.

12 Damien Connil, spécialiste de droit public comparé, nous montre ensuite, à partir de l’analyse de certains épisodes, comment la série met en scène le texte fondateur de la démocratie à l’américaine en expliquant et en interrogeant sa lecture et sa pratique, à grand renfort de situations exagérées et de dialogues pédagogiques. L’auteur nous montre aussi que la série « participe […] à la fabrication d’un certain nombre de représentations sociales, d’images plus ou moins exactes et plus ou moins précises de ce qu’est la Constitution et le droit constitutionnel des États-Unis. » Surtout, par sa version idéalisée du fonctionnement du pouvoir, The West Wing rappelle aux téléspectateurs-citoyens l’importance, réelle et symbolique, du « totem15 » légal qu’est la Constitution.

13 Puis la philosophe Valérie Perez convoque Michel Foucault et le concept de parrêsia qu’il appliquait à la démocratie athénienne dans ses cours au Collège de France. Or, écrit-elle, « qu’il s’agisse d’échanges de points de vue dans un couloir ou de prises de parole plus solennelles en réunion, les actes énonciatifs dans The West Wing sont marqués par la forte conviction des personnages et par leur franc-parler, chacun d’entre eux disant librement la vérité de ce qu’il pense, de ce qu’il pense vraiment être vrai. Il nous semble alors que, sur ce thème du franc-parler, se joue l’un des enjeux majeurs de la série, à savoir la question de la liberté et de la vérité en démocratie, question posée par Michel Foucault à propos de la démocratie athénienne dans ses cours au Collège de France. Ainsi, dans les dialogues qui mettent en scène le président et ses collaborateurs, ou les collaborateurs entre eux, le problème n’est pas de savoir jusqu’où dire la vérité que l’on pense. Mais il semble plutôt que la série expérimente en quoi l’obligation de dire la vérité correspond, en démocratie, à l’exercice risqué de la liberté. » L’auteur analyse ensuite quelques scènes précises de la série où ce désir, cette exigence morale de dire le vrai, se heurte à d’autres impératifs, notamment politiques. C’est l’occasion de réinterroger la notion de courage en politique, celui de la prise de la décision mais aussi celui des conseillers qui osent « dire le vrai » au détenteur du pouvoir.

14 C’est aussi l’échange de paroles entre le président et ses conseillers dans The West Wing qu’analyse l’anthropologue Perig Pitrou, en se concentrant sur la mise en scène des situations de crise de la démocratie américaine et en convoquant notamment ses propres recherches sur le terrain et les écrits de Bruno Latour. Contrairement aux nombreuses scènes de délibération filmées avec une fluidité de la caméra qui souligne

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le mouvement, l’ouverture, la circulation et le pluralisme, creusant un même sillon vers la décision finale (le walk and talk), dans les situations qui mettent en jeu la sécurité nationale ou internationale, le Président se retrouve enfermé dans la Situation Room avec l’état-major, accompagné de son seul chef de cabinet et privé des points de vue multiples de ses conseillers civils habituels. Le dispositif scénique souligne l’exceptionnalité et la gravité des situations : dans une pièce sans fenêtres, des écrans multiples permettent au président d’être informé en temps réel ; à la suite de quoi il doit prendre des décisions qui, fait rare en politique, ont un effet immédiat.

15 « Derrière le contraste entre deux espaces, c’est donc un antagonisme plus ou moins latent entre deux formes de pouvoir qui émerge : la première repose sur la force du droit et la légitimité démocratique, la seconde trouve son origine dans l’expérience de la guerre que les spécialistes de l’usage rationnel de la force se transmettent génération après génération », écrit Pitrou. C’est précisément cet antagonisme qui n’est jamais montré comme irréductible, cette délicate frontière entre l’usage de la force et le respect du droit, entre les intérêts géopolitiques et les « absolus moraux », qui est interrogée. C’est aussi l’enjeu d’échanges – souvent tendus – entre le Président et son directeur de la communication . Au fond, il est constamment question de la légitimité du pouvoir démocratique, de la nécessité du « garde-fou », ou plutôt du rempart contre le coup d’État, qu’est la Constitution, bien que l’isolement, voire la déconnexion du petit monde de la Maison-Blanche vis-à-vis du peuple américain pour lequel ils gouvernent soit soulignée. « Tout se passe comme si, en montrant comment les décisions politiques parvenaient toujours à homogénéiser des positions et des principes hétérogènes, les créateurs de la série n’avaient pu faire autrement que de prendre acte – par réalisme ou par fascination pour le pouvoir – de la séparation radicale entre les gouvernants et les électeurs », conclue l’anthropologue.

16 C’est aussi le célèbre walk and talk qui nourrit la réflexion du philosophe et historien du cinéma Ophir Lévy. En convoquant de nombreuses références au cinéma, à la littérature et à la philosophie et en découpant certaines scènes image par image, il montre comment ce procédé ne se contente pas de rendre plus fluide et plus dynamique des dialogues denses qui pourraient apparaître ennuyeux sans cet artifice, et analyse précisément le sens de cette mise en scène, ce qu’elle dit et montre de l’essence même de l’action politique. Ainsi, « en faisant la part belle aux trajectoires de ces corps parlants toujours en mouvement, le plan-séquence permet de rendre sensible la dimension éminemment physique de la parole. Il ménage à sa manière un accès à l’essence même du politique, la parole se manifestant dans la série en tant qu’elle est action véritable (convaincre, légiférer, gouverner) et non simplement verbiage inconsistant », écrit-il.

17 En conclusion de ce numéro, l’historienne Marjolaine Boutet s’attache à caractériser l’évolution des séries politiques américaines depuis une quinzaine d’années, qui sont passées d’un portrait idéalisé confinant parfois à la naïveté à une charge cynique et désabusée, en interrogeant le rapport de ces fictions à leur contexte de production et de diffusion, mais aussi en examinant les références aux œuvres qui les traversent. Elle montre ainsi que The West Wing reste une œuvre à la fois pionnière et unique dans l’histoire des séries télévisées, la dernière grande série chorale des années 1990. Si aucune autre n’a su mêler avec succès idéalisme, pédagogie et souffle épique au service de la représentation du politique, les années 2010 ont vu apparaître deux nouveaux drames de qualité, résolument cyniques et aux accents résolument shakespeariens.

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« Alors que The West Wing nous transportait dans un monde idéalisé pour fuir une réalité peu enthousiasmante, Boss et House of Cards, diffusées pendant la présidence d’Obama, nous rappellent au contraire la face obscure derrière le masque, et les limites d’une présidence accompagnée de tant d’espoirs. » De quoi nourrir de nouveaux dialogues féconds entre les universitaires et les séries autour de la question de la représentation du pouvoir. Depuis 2009, les philosophes Sandra Laugier (PhiCo, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, IUF) et Sylvie Allouche (Laboratoire de Biologie Générale, EPHE/Université Catholique de Lyon, Université de Lyon) organisent annuellement une ou plusieurs journées d’étude pluridisciplinaires qui invitent des chercheurs de tous horizons à « penser avec » Buffy contre les vampires (2009)16, Les séries HBO (2010), 24 heures chrono (2011), Battlestar Galactica (2012), The West Wing (2013), Lost (2014), Dollhouse (2014 et 2015) et Firefly (2015). Ce volume est le fruit d’une journée d’étude du cycle « Philoséries », organisée en juillet 2013 par Sandra Laugier, Sylvie Allouche et Marjolaine Boutet, à la fondation Lucien Paye, à la Cité Universitaire de Paris, généreusement prêtée pour l’occasion par Marc Cerisuelo.

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NOTES

1. Thibaut de Saint-Maurice, Philosophie en séries - saison 2, Paris, Ellipses, 2011, p. 11. Voir aussi, du même auteur, Philosophie en séries, Paris, Ellipses, 2009. 2. Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010. 3. Sandra Laugier, « Les Séries télévisées : éthique du care et adresse au public », Raison publique, n°11, octobre 2009, p. 277-88. 4. Le titre original de la série a été choisi pour ce volume plutôt que sa traduction française À la Maison Blanche. 5. Huit personnages récurrents : le chef de cabinet Leo McGarry (John Spencer), son bras droit (Bradley Whitford), l’assistante de ce dernier (Janel Moloney), le directeur de la communication Toby Ziegler (Richard Schiff), son bras droit (Rob Lowe) pour les saisons 1 à 4, puis Will Bailey (Joshua Malina) pour les saisons 5 à 7, la porte- parole de la présidence C.J. Cregg (Allison Janney), sans oublier (Dulé Hill),

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l’assistant personnel du président (son « aide de camp ») et son épouse, la First Lady Abbey Bartlet (Stockard Channing). 6. Greg M. Smith, « The Left Takes Back the Flag : The Steadicam, the Snippet, and the Song in The West Wing’s “” », in Peter C. Rollins et John E. O’Connor, The West Wing : The American Presidency As Television Drama, Syracuse (N.Y.), Syracuse University Press, 2003, p. 131. 7. Source : Nielsen Ratings. 8. Aaron Sorkin écrivit un épisode spécial « Isaac et Ismaël » en quelques jours à la suite des attentats, qui fut diffusé le 3 octobre 2001. La sobriété et la nuance du discours choquèrent une grande partie de l’opinion américaine qui était encore sous le coup de l’émotion. 9. Beth Nissen, « A Presidential Sheen », CNN.com, 18 août 2000. 10. Voir les vidéos récentes (2012 à 2015) : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/ cb/White_House_Big_Block_of_Cheese_Day_2015_promo.webm ; https://www.youtube.com/ watch ?v =v52FLMOPSig ; ou encore https://www.youtube.com/watch ?v =PEdHhZcmEoM . 11. Saint-Maurice, op. cit., p. 77-8. 12. Laugier, op. cit., p. 282-83. 13. Sandra Laugier, « House of Cards, la fin de l’utopie », Libération, 13 septembre 2013, disponible sur http://www.liberation.fr/societe/2013/09/13/house-of-cards-la-fin-de-l-utopie_931762 [consulté le 11 novembre 2015] 14. Charles Girard, « The world can move or not, by changing some words : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 2/2010, http:// rrca.revues.org/index310.html 15. Bastien François, Naissance d’une Constitution : la Ve République, 1958-1962, Presses de Sciences Po, 1996, p. 59. 16. Les actes de cette première journée ont été publiés : Sylvie Allouche, Sandra Laugier, Philoséries : Buffy, tueuse de vampires, Paris, Bragelonne, 2014, 320 pages.

INDEX

Mots-clés : religion, spiritualité, croyance, télé-évangélisme Keywords : religion, spirituality, belief, televangelism

AUTEUR

MARJOLAINE BOUTET Marjolaine Boutet est maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université de Picardie-Jules Verne. Spécialiste de l’histoire des séries télévisées, elle est l’auteure de Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) et Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013) ainsi que co-auteure de Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) avec Pierre Sérisier et Joël Bassaget. Intéressée par la représentation des conflits à l’écran, elle a écrit plusieurs articles et communications sur les séries politiques dramatiques américaines, et a co-dirigé ce numéro de TV/Series. Marjolaine Boutet is an Associate Professor in Contemporary History at the University of Picardie-Jules Verne. She specializes in TV series and is the author of Les Séries Télé pour les Nuls

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(First, 2009) and Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013), as well as a co-author of Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) with Pierre Sérisier and Joël Bassaget. Her research focuses on the representation of conflicts on screen. She has written several articles and delivered several papers on American political dramas, and is the editor of this issue of TV/Series.

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Bartlet, un « catho de gauche » ? Religion et vie politique aux États-Unis au travers de la série À la Maison Blanche

Vincent Soulage

1 Vues depuis une France marquée par une laïcité de combat, les relations entre religion et société aux États-Unis paraissent surprenantes, si ce n’est incongrues. Au point d’ailleurs que ce thème faisait partie du programme d’histoire des terminales générales de 2011 à 2013. Ce qui frappe le plus l’observateur français est la très forte présence du religieux dans la vie politique. Tous ceux qui ont suivi les dernières campagnes présidentielles américaines (2008 et 2012) connaissent l’appartenance confessionnelle des candidats : avant d’être élu, Obama a dû changer d’Église protestante puis choisir un colistier catholique, Romney a été handicapé par son mormonisme dans ses deux tentatives1, et les groupes religieux de tous bords sont intervenus dans la campagne. Rien de comparable en France où l’on tend à cantonner la foi, autant celle des candidats que celle des citoyens, dans la sphère privée.

2 Faute de bien les comprendre, beaucoup de médias traitent les relations entre religion et politique sous l’angle du fondamentalisme, qui est certes présent aux États-Unis mais ne peut résumer la situation.

3 En fidèle reflet de la société étatsunienne, la série À la Maison Blanche (The West Wing, NBC, 1999-2006) a fait des relations entre religieux et politique une question centrale. On peut le constater dès le premier épisode, qui place cette thématique politico- religieuse au cœur de son intrigue tout en positionnant ses personnages en décalage avec l’image traditionnellement renvoyée par les médias2. Sur cette base, la thématique se déploie tout au long des sept saisons.

4 Certes, la société étatsunienne est marquée par un fondamentalisme d’origine protestante. Cette réalité est présente dans la série et sera étudiée dans la première partie. Mais ce qu’À la Maison Blanche nous donne à voir, c’est la diversité et la complexité de la situation américaine dans les rapports que ses citoyens (et ses responsables politiques) entretiennent avec le religieux. C’est là l’apport le plus original de la série qui sera examiné dans une deuxième partie.

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5 Enfin, la troisième partie sera centrée sur la réception de cette série. La figure du président Bartlet a séduit les milieux de gauche. Par ses positions autant que par son style, on peut le rattacher à un christianisme de gauche dont l’histoire en France a été écrite récemment3 et qui cherche à se réaffirmer des deux côtés de l’Atlantique.

Le poids des évangéliques

La droite chrétienne

6 La série est émaillée de personnages incarnant le lobby chrétien ou voulant s’en faire les relais pas toujours sincères. Aux États-Unis et dans le milieu sociologique, les termes sont variés pour désigner ces courants religieux importants, radicaux et très conservateurs. Selon le contexte, on peut parler de protestants conservateurs, fondamentalistes, évangéliques, de la droite chrétienne ou religieuse… Des distinctions internes sont possibles4, mais on les négligera dans le cadre de cet article pour considérer l’ensemble de cette nébuleuse et de ses très nombreuses organisations sous l’étiquette commune d’« évangéliques »5.

7 Très présents dans la société américaine, ils sont surtout connus pour leur engagement dans la défense des « valeurs familiales », terme qui recouvre une série de positions très conservatrices sur des questions de société (modèle familial, place de l’homosexualité, autonomie des femmes,…). À leurs yeux, ces sujets, qu’on appelle en France « sociétaux », sont essentiels et sont les principaux déterminants de leur vote. Depuis la légalisation de l’avortement en 1973, ils se sont constitués en véritable lobby qui pèse sur le monde politique et en particulier sur le parti républicain. Disposant de moyens politiques et financiers importants, ils ont été particulièrement actifs dans la révolution conservatrice de 1994 ou dans le soutien à George W. Bush6.

8 En fidèle reflet de la société étatsunienne, À la Maison Blanche inclut des personnages évangéliques qui sont bien sûr tous républicains et adversaires résolus de l’administration Bartlet. Mais ils sont cantonnés dans des rôles secondaires et semblent d’autant plus interchangeables que les thématiques qu’ils portent sont presque toujours les mêmes.

Un affrontement récurrent

9 L’affrontement entre le président et les tenants de la droite chrétienne est un motif récurrent dans la série. Certains sujets peuvent nous paraître anecdotiques voire risibles, comme lorsqu’il s’agit de financer une étude sur les effets de la prière. Mais deux grandes questions sociétales agitent la série : l’avortement et la vision de la famille.

10 Malgré les décisions déjà anciennes de la Cour suprême, une part importante de la population américaine persiste dans une opposition absolue au droit à l’avortement. Si la possibilité de choisir n’est jamais directement remise en question, l’administration démocrate doit à plusieurs reprises ferrailler contre des projets qui tendent à la limiter, aux États-Unis ou ailleurs.

11 Le sujet est encore plus actif comme marqueur politique. Ainsi, des jeunes filles croisées dans l’Indiana demandent « combien de fœtus [ont-ils] tué aujourd’hui ? » (4.1). Qu’une

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candidate à la Cour suprême ait avorté devient un obstacle quasi-insurmontable à sa nomination (5.17). Dans la saison 6, le refus de Vinick, républicain atypique, de condamner l’avortement, lui aliène une partie de la base républicaine ; c’est d’ailleurs pour cette raison que le révérend Butler refuse de figurer sur le ticket républicain après sa défaite aux primaires (6.20). On est bien là dans une attitude fondamentaliste qui pose l’avortement comme critère politique supérieur à tous les autres.

12 À l’inverse, la défense du droit à l’avortement est un marqueur des démocrates. C’est lui qui oppose Bartlet aux lobbys chrétiens dès l’épisode pilote. Et lorsque Santos, le candidat démocrate de la 6ème saison, se montre réticent sur le sujet, il manque de perdre le soutien des groupes féministes (7.6).

13 L’autre thème, qui revient de manière encore plus fréquente, est la défense de la famille traditionnelle. Elle permet à l’homophobie, latente voire affirmée, de la droite chrétienne de rejaillir à de multiples occasions, presque toujours justifiée par des raisons religieuses.

14 Mais c’est le mariage qui est le motif récurrent de conflit. De clauses de reconnaissance en amendements sur sa sacralité, le mariage fait l’objet de nombreux projets législatifs et de riders7 qui veulent le défendre en le réservant définitivement aux hétérosexuels. Ce sujet est une pomme de discorde avec les républicains durant la quasi-totalité des sept saisons, au point que le président menace à plusieurs reprises d’utiliser son droit de veto. Bartlet ne s’exprime jamais ouvertement en faveur du mariage homosexuel, mais quand les républicains veulent le rendre impossible, il s’emporte : C’est de la discrimination contre les homosexuels ; ça revient à légaliser l’homophobie. Comment pourrais-je souscrire à ça ! […] Nous n’avons pas à définir ce qu’est l’amour, et encore moins d’une façon erronée. Ce n’est pas bien ! Ce genre de travail… c’est le travail de quelqu’un d’autre. (2.07)

L'inversion des sensibilités

15 À la Maison Blanche est une série en grande partie conçue et diffusée durant les années Bush qui ont marqué l’apogée de l’influence de la droite chrétienne. L’évolution récente de la société étatsunienne tend cependant à un affaiblissement de l’identification de l’évangélisme au parti républicain. Ce phénomène est perceptible dans les saisons 6 et 7, diffusées entre octobre 2004 et avril 2006, et dont le récit fonctionne comme une véritable préfiguration de la campagne présidentielle de 2008, laquelle s’est jouée à fronts renversés avec « deux candidats dont l’aptitude respective au parler religieux bouleverse les habitudes »8.

16 Dans le camp républicain, on trouve toujours une droite chrétienne très active9. Le révérend Butler dans la saison 6 ou Mike Huckabee (qui est également pasteur baptiste) en 2008 représentent cette aile religieuse ultra-conservatrice. La nouveauté est qu’ils sont parallèlement défaits par des sénateurs plus âgés au profil modéré. Arnie Vinick comme John McCain sont d’ailleurs politiquement contraints de désigner un colistier (Ray Sullivan ou Sarah Palin) plus en phase avec les conservateurs. Enfin, tous deux perdent l’élection générale face à des candidats démocrates atypiques.

17 Matthew Santos (dans les saisons 6-7) comme Barack Obama (en 2008)10 se distinguent certes par leur âge et leur appartenance à une minorité ethnique. Mais surtout, ils n’hésitent pas à afficher leurs valeurs religieuses, se ralliant de la sorte une partie de

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cet électorat (catholique ou évangélique) et manifestant le retour d’une gauche religieuse.

Un positionnement en décalage

18 Si À la Maison Blanche apparaît comme un reflet fidèle de la présence évangélique dans le monde politique, son principal intérêt est de montrer au contraire des manières d’être en politique profondément différentes. Les positionnements ouverts des démocrates, comme hier Carter ou Clinton, et aujourd’hui Obama, ont bien moins intéressé les médias, mais ce sont eux qui ont inspiré les personnages de la série. Celle- ci se distingue du stéréotype évangélique par trois moyens : le détournement des pratiques religieuses, l’éclectisme religieux, et la défense de la séparation des champs.

Le détournement des pratiques religieuses

19 Bartlet est un démocrate atypique. Catholique pratiquant (il a même voulu devenir prêtre11), il a les outils pour parler à l’électorat religieux. Mais il ne partage pas les valeurs et encore moins le rapport au politique des évangéliques. C’est pour lui une force d’être capable d’utiliser les pratiques des évangéliques en les détournant à son profit.

20 Il en est ainsi de leur goût prononcé pour les citations bibliques et les références aux Écritures Saintes. Bartlet y a recours dans des échanges privés, mais plutôt sous la forme d’une érudition dont il fait souvent preuve. Face à des adversaires religieux, si Toby Ziegler est parfois capable de rebondir, c’est souvent le président lui-même qui leur donne la réplique. Il maîtrise le texte biblique, mais refuse la lecture littérale qu’en font les fondamentalistes. Il s’en moque ouvertement dans une scène d’anthologie12, lorsqu’il interpelle (et ridiculise) une animatrice radio aux positions fondamentalistes (2.2).

21 Second exemple, la prière et la relation à Dieu sont présentées comme des ressources pour les politiciens face aux choix et aux difficultés. Bartlet aussi s’adresse à Dieu, à l’exemple frappant de son monologue dans le final de la saison 2 (qui d’ailleurs le conduit à renoncer à se représenter, avant de se raviser). Dans l’épisode 6.20, il reconnaît explicitement que c’est la prière qui lui donne la force de tenir dans sa fonction.

22 Mais ce qui le distingue des évangéliques, c’est le caractère discret de cette piété. Elle est certes connue de tous, au point qu’on lui reproche parfois de la politiser (6.20). Ce reproche peut apparaître injuste, car cette publicité se fait à son corps défendant et que le président n’organise pas de prière publique. De même, la discrétion est de mise lorsqu’il fait venir un prêtre dans le bureau ovale, tandis qu’il refuse la grâce d’un condamné à mort (1.14)13.

23 On est là encore bien loin des groupes de prière nombreux et médiatisés qui se réunissaient à la Maison-Blanche sous George W. Bush.

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Un éclectisme confessionnel

24 Tout d’abord, si on examine l’identité confessionnelle du cabinet présidentiel, c’est la diversité qui marque et en corollaire la sous-représentation du protestantisme, en tout cas sous une forme pratiquée. Le président Bartlet est, on l’a dit, catholique, confession d’un seul président américain jusqu’ici (John Fitzgerald Kennedy). Cette situation fictive n’a cependant rien d’improbable puisque le parti démocrate compte nombre de catholiques dans ses rangs, à commencer par le vice-président actuel, Joe Biden, et le candidat de 2004 (devenu depuis Secrétaire d’État), John Kerry. Cette identité est connue de tous et reconnue en privé, mais Bartlet veille à en limiter la médiatisation.

25 Dans le premier cercle qui entoure le président, personne ne manifeste de ferveur religieuse particulière, au contraire même. Le chef de cabinet, Leo McGarry, se revendique également catholique car irlandais, mais il ne fait presque jamais mention de sa foi (l’a-t-il perdue ?). On apprend au détour d’une conversation que C.J. Cregg appartient à la même confession (1.5), mais cette mention est unique.

26 Josh Lyman et Toby Ziegler sont tous deux issus de familles juives, mais seul le second continue à avoir une pratique religieuse, quoique très épisodique. Enfin, on sait que Charlie Young, l’aide de camp afro-américain du président, fréquente une église protestante. Les autres ne font mention d’aucune appartenance confessionnelle et on peut supposer que Donna Moss, Sam Seaborn et Will Bailey sont non pratiquants, probablement protestants, mais ils n’en font jamais état. La recherche n’est pas plus probante si on l’élargit à des personnages moins centraux de l’entourage présidentiel parmi lesquels on cherche en vain des marqueurs de piété religieuse.

27 Pour tous ces professionnels de la politique, les évangéliques ne sont guère que des adversaires peu estimés et avec lesquels on peut négocier mais pas dialoguer. Leurs conceptions de la politique et des relations avec le religieux sont diamétralement opposées. L’équipe démocrate défend une religiosité d’abord privée, aux implications publiques plus réduites et reposant sur le primat de la conscience individuelle ; bref une position en phase avec la modernité.

Les défenseurs d’une forme de laïcité

28 Ceux qui entourent Bartlet se font les champions de la séparation des espaces politique et religieux. Elle leur paraît si évidente qu’elle n’est jamais justifiée. L’épisode 4.4, « La messe rouge » (« The Red Mass14 ») est l’occasion de plusieurs échanges sur ce sujet, notamment entre Charlie et un jeune homme qu’il parraine. Ce dernier est d’abord choqué qu’on « mélange l’Église et l’État […] J’connais pas les détails mais je sais qu’y a une loi […] sur la séparation de l’Église et de l’État ». Poussé à justifier son affirmation, il finit par reconnaître implicitement l’absence de loi mais invoque le premier amendement.

29 Il reproduit ainsi le raisonnement de Thomas Jefferson, troisième président étatsunien, qui évoquait en 1802 l’existence d’un « mur de la séparation » entre l’Église et l’État sur la base du premier amendement15. Depuis deux siècles, il a été abondamment complété par la jurisprudence de la Cour suprême qui a ainsi construit une forme particulière de laïcité (le terme n’existe d’ailleurs pas vraiment aux États-Unis). Si rien n’empêche la société d’être très religieuse, l’État ne peut qu’adopter une position de neutralité face aux diverses obédiences.

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30 Cette position séparatiste est celle de la majorité des Américains. C’est aussi la plus moderne, celle qui laisse une place à l’autonomie de l’individu. Dans cet espace peut s’exprimer le débat entre les deux éthiques identifiées par Max Weber, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Comme l’a bien expliqué Thibaut de Saint- Maurice16, l’antinomie (au sens philosophique, c’est-à-dire le débat fécond) entre conviction et responsabilité se déploie tout au long des 7 saisons et fait le sel de cette série.

31 Le meilleur défenseur de la séparation est paradoxalement Arnie Vinick, autour duquel est construit l’épisode 6.20 « Politique et religion » (« In God We Trust »). Le candidat républicain s’y trouve en difficulté suite à une invitation à prier ensemble de son challenger aux primaires. Malgré les pressions de son équipe, il refuse de s’y rendre ; mais ce n’est qu’en privé qu’il peut avouer ne plus vraiment croire en Dieu. On est bien loin de Bush le born again (c’est-à-dire le chrétien qui retrouve la foi). Faire profession d’athéisme étant impossible pour un candidat, et encore plus un républicain, Vinick défend la séparation en déclarant à la presse :

Je respecte trop son Église [du révérend Butler] pour l’utiliser à des fins qui pourraient paraître politiques. Et c’est ce que je ferais si dimanche je me rendais à son invitation. Pour être franc, ce serait un acte politique totalement dépourvu de sincérité. J’ai peut-être tort, mais je suspecte nos églises d’abriter déjà suffisamment de charlatans. Que devient la séparation de l’Église et de l’État dans un gouvernement si on doit passer un examen religieux pour entrer dans ce gouvernement ? […] Si vous demandez aux hommes politiques de dévoiler publiquement leur foi, vous allez entrer dans un processus de mensonges. […] Si vous avez des questions d’ordre religieux, veuillez vous adresser à l’Église.

La réception de la série

Un président qui séduit à gauche

32 Catholique fervent, le président Bartlet défend des positions très progressistes : acceptation de l’homosexualité et de l’avortement, opposition à la peine de mort, attention aux plus pauvres… Loin du cynisme souvent prêté aux hommes politiques, il réaffirme régulièrement les valeurs sur lesquelles il fonde sa politique (même s’il doit aussi s’adapter aux contraintes politiciennes), valeurs qu’en France on placerait plutôt à gauche. Il se montre soucieux du bien commun et rétif à la défense d’intérêts particuliers. Enfin, il manifeste avec régularité une modestie inhabituelle pour la fonction, qui culmine dans la saison 5 lors de sa visite au Capitole (5.8).

33 Plus largement, À la Maison Blanche est une série qui développe une vision optimiste du politique, comme le fera plus tard Borgen (DR1, 2010-2013), les deux séries ayant pour cette raison été comparées17. Les candidats qu’elle met en avant (Bartlet, Santos, Vinick) refusent de se lancer dans des campagnes négatives ou d’utiliser les informations compromettantes dont ils disposent sur leurs adversaires. Dans leurs comportements politiques comme privés, ils s’efforcent de faire preuve de rectitude morale. Ceux qui s’en affranchissent, comme les vice-présidents Hoynes et Russell, n’en tirent finalement pas profit.

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34 Bref, Jed Bartlet dessine l’image d’un président très séduisant pour la gauche réformiste, et encore plus pour les chrétiens de gauche. Les médias proches de ce milieu, à commencer par Télérama18, ont beaucoup soutenu la série, en partie pour les raisons qui viennent d’être évoquées. Dans les entretiens menés en préparant cette communication, l’équipe présidentielle apparaît comme une version presque idéale du monde politique par le mélange de professionnalisme, d’intelligence, mais surtout de sincérité et de conviction.

35 Aucun n’est parfait et leurs travers nous sautent parfois aux yeux, mais ils paraissent lutter pour le bien commun et l’avènement d’un monde meilleur. Au demeurant, il ne suffit pas d’être démocrate pour être apprécié, et le vice-président Bob Russell est unanimement décrié à la différence du républicain Vinick, apprécié lui dans les deux camps.

Une série aux accents christiques

36 Le succès de la série auprès des milieux marqués par le christianisme doit aussi beaucoup à la dimension religieuse voire christique du récit. Au-delà du seul président Bartlet, on suit l’histoire du groupe rassemblé autour de lui. Leader charismatique, le président Bartlet n’est pas sans défaut et son équipe doit gérer ses colères (parfois vives) et ses mensonges (sur sa maladie, sur l’assassinat de Shareef).

37 Dans cet entourage rapproché, nul n’est parfait. Leurs fragilités sont rapidement révélées : alcoolisme de Leo McGarry, relation avec une call girl de Sam Seaborn, passé familial trouble de Josh Lyman, errance sentimentale de C.J. Cregg… Mais toutes sont pardonnées car l’engagement auprès du président fonctionne comme une voie d’accomplissement. La façon même dont l’équipe est recrutée, telle qu’elle est racontée au début de la deuxième saison (2.1 & 2.2), mêle ceux qui abandonnent tout (Josh Lyman, Sam Seaborn) et d’autres qui n’ont plus grand chose à perdre (notamment les personnages féminins)19.

38 Le collectif perd progressivement de sa cohérence, ne pouvant empêcher certains départs (Sam Seaborn, qui revient dans la saison 7 tel le fils prodigue) ni la trahison de l’un d’entre eux (Toby Ziegler, dans la dernière saison). Pour décrire le zèle de Lyman dans l’équipe Bartlet, son ancien employeur (Hoynes) lui assène qu’« il n’y a pas plus fanatique qu’un converti » (4.9). Si Lyman quitte finalement la Maison-Blanche dans la saison 6, c’est pour mieux y revenir en faisant élire un président qui assurera la perpétuation de l’héritage Bartlet à la fin de la saison 7, et auprès duquel il occupe la fonction qu’exerçait auparavant Leo McGarry (dont il était l’adjoint).

39 Pour bien comprendre ces histoires de rédemption, trahison et succession, la référence aux Apôtres est subtile mais opérationnelle. Elle alimente la dimension christique du personnage de . Certes, il n’est pas rare dans la culture populaire étatsunienne de voir le président des États-Unis comme le sauveur du monde20, mais À la Maison Blanche va plus loin. Bartlet donne parfois l’impression d’un homme pieux et idéaliste égaré dans un monde politique cynique et violent. Il en fait d’ailleurs l’expérience dans sa chair lorsqu’il est victime d’un attentat (1.22). À travers son discours dans la cathédrale (2.22), il se positionne en serviteur humble de Dieu, prêt même à abandonner ses fonctions pour mieux Le servir21.

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Le retour d’une gauche chrétienne

40 Démocrate et religieux, Bartlet semblait isolé durant 6 saisons. Une fois désigné candidat officiel du parti démocrate, Matthew Santos révèle les mêmes caractéristiques et n’hésite pas à afficher sa foi et ses valeurs religieuses. En pleine campagne, il ose prendre la parole dans une église et son intervention prend la forme d’une prédication (7.8). De même, il adopte sur l’avortement une position en retrait qui lui vaut des difficultés avec le lobby féministe, mais permet à sa responsable de la communication de rappeler « ce qui caractérise Santos : c’est un fervent catholique, pas un démocrate laïc » (7.6).

41 Ce personnage est le reflet d’un retour réel d’une gauche religieuse aux États-Unis depuis une dizaine d’années. La campagne de 2008, « des primaires jusqu’à l’investiture, révèle une ouverture du parti démocrate vers la frange la plus religieuse de l’électorat américain »22. Cette reconquête se fait en insistant sur les questions sociales et écologiques plutôt que sur la morale familiale et sexuelle. L’évolution était déjà sensible avec Al Gore, baptiste pratiquant à qui l’on doit le documentaire écologiste Une vérité qui dérange23.

42 La campagne de Santos, capable d’envoyer des signes à l’électorat religieux, préfigure celle de Barack Obama aux élections de 2008 : il a évoqué sa « foi active » redécouverte à l’âge adulte, délaisse un pasteur controversé pour s’inscrire dans une Église mainstream, et prononce des discours aux accents de prédicateur. « Obama apparaît comme un véritable homme de foi. Sa maîtrise de la Bible et du langage biblique est perceptible dans de nombreux discours »24. Cela n’empêche en rien que le premier président noir soit détesté des ultra-conservateurs.

43 La France n’échappe pas à cette évolution, même si l’ampleur n’est pas comparable. Les mobilisations autour du « mariage pour tous » ont démontré avec vigueur la persistance des motivations religieuses dans l’engagement social. Mais les franges les plus ouvertes du christianisme français s’étaient déjà récemment mobilisées autour de l’altermondialisme ou de l’accueil des étrangers.

44 Les convictions avancées par Jed Bartlet le rapprochent très clairement d’un certain catholicisme social tel qu’il existe en France et dont il partage aussi les ambiguïtés. Bartlet conserve ainsi des traces d’une morale stricte qu’on remarque particulièrement dans sa relation à ses filles, ou lorsqu’il tance Leo et lui intime l’ordre de sauver son mariage parce que « c’est lui l’homme » ! De façon comparable, quelques responsables de gauche français ont publiquement exprimé leur désaccord avec certaines mesures sociétales envisagées sous la présidence de François Hollande, parallèlement à l’apparition de groupes capables de porter à nouveau publiquement ce type de positionnement.

Conclusion

45 La série À la Maison Blanche fonctionne comme une excellente porte d’entrée pour comprendre les relations entre politique et religion aux États-Unis. Tout en reconnaissant pleinement l’influence évangélique, elle permet de faire un tableau beaucoup plus nuancé que la vision habituellement diffusée dans les médias français. Implicitement ou explicitement, elle propose différents modèles d’articulation entre les

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champs du politique et du religieux. Autour de l’équipe présidentielle se dégage une attitude positive qui séduit des deux côtés de l’Atlantique.

46 Pour des chrétiens qui veulent retrouver une capacité et une légitimité à intervenir dans le champ politique tout en refusant de se cantonner à un discours réactionnaire, l’attitude du président Bartlet et de son équipe offre un modèle de laïcité ouverte. Ils représentent la face positive de la laïcité à l’américaine qu’envient les chrétiens sociaux. Le revers est que les sujets sociétaux (famille, avortement, homosexualité, euthanasie,…) sont devenus des marqueurs forts, parfois bloquants, du clivage politique étatsunien. Ils sont restés secondaires en France pour la grande majorité, mais on peut se demander si les récentes mobilisations autour de ces questions vont ou non faire évoluer durablement le paysage politique français.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. En 2008 pour l’investiture républicaine puis en 2012 comme candidat désigné de ce parti.

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2. Dans le pilote, diffusé le 22 septembre 1999, le président Bartlet et son chef de cabinet adjoint Josh Lyman débattent âprement, à la télévision et en dehors, avec des fondamentalistes chrétiens. 3. Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ : les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 2012. 4. On les trouvera rapidement expliquées dans le livre de Camille Froidevaux-Metterie, Politique et religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009, p. 94-95. Sauf indication contraire, les informations sur la situation religieuse aux États-Unis sont issues de cet ouvrage de synthèse. 5. On suit ainsi l’exemple du très clair article d’Isabelle Richet, « Les évangéliques dans la vie politique et sociale des États-Unis », Hérodote, 1er décembre 2005, vol. 119, no 4, p. 9-23. 6. Ce sujet est approfondi par plusieurs articles dans le carnet de recherche À la Maison Blanche. Politique, culture et élections aux États-Unis, blog scientifique et collectif hébergé par la plate-forme Hypothèses et tenu par des universitaires québécois. Par exemple celui d’Élisabeth Vallet, In God we trust, http://usa.hypotheses.org/458 , consulté le 20 janvier 2012. 7. Ce terme technique désigne des dispositions législatives glissées, souvent à la dernière minute, dans des projets de lois ayant un autre objet, à l’exemple des républicains glissant une clause anti-IVG dans un texte sur l’aide internationale. 8. Ariane Zambiras, « La religion dans les élections du 4 novembre 2008 aux États-Unis : annonce d’une nouvelle donne ? », Revue française d’études américaines, 9 juin 2009, n° 119, p. 34-45. 9. Elle a depuis en grande partie intégré le Tea Party sans se confondre totalement avec lui. Sa composition évolue parallèlement, avec une présence catholique croissante selon Blandine Chelini-Pont, La droite catholique aux États-Unis : de la Guerre froide aux années 2000, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. 10. Les scénaristes ont reconnu s’être inspirés de Barack Obama, figure montante du parti démocrate en 2004, pour créer le personnage de . 11. Episode 2.7 « The Portland Trip », diffusé le 15 novembre 2000. 12. Cette scène est l’extrait de la série les plus vus sur Youtube : https://www.youtube.com/ watch?v=3CPjWd4MUXs 13. Dans cet épisode, les membres du cabinet sont en contact avec des représentants de différentes religions (un rabbin, une quakeresse) mais ce prêtre catholique est le seul dont le président sollicite la venue. 14. Le terme désigne une messe célébrée chaque année devant les fonctionnaires fédéraux, la cour suprême et des membres du gouvernement. 15. Froidevaux-Metterie, p. 40-42. 16. Thibaut de Saint Maurice, « À la Maison blanche : l'éthique et la politique », Philosophie en séries - saison 2, Paris, Ellipses, 2011, p. 80-86. 17. Cf. par exemple cette émission de NPR du 4 février 2014 : http://www.npr.org/ 2014/02/04/271525839/borgen-is-denmarks-west-wing-but-even-better ; ou bien cet article du L.A. Times du 17 mai 2013 : http://articles.latimes.com/2013/may/17/entertainment/la-et-st- still-jonesing-for-west-wing-try-danish-import-borgen-20130517 . 18. Par exemple : Sophie Bourdais, « Martin Sheen, indéboulonnable président dans ‘The West Wing’ », Télérama, 3 novembre 2007 ; Antoine Bello, « Politiquement vôtre », Télérama, 25 mai 2009. 19. C.J. Cregg et Mandy Hampton viennent de perdre leur emploi au moment de leur entrée dans l’équipe. 20. Marjolaine Boutet, « Le président des États-Unis, héros de série télévisée. », Le Temps des médias, 4 août 2008, n° 10, p. 156-169. 21. Pour une mise en perspective de cette assertion, voir l’article de Marjolaine Boutet, « De The West Wing à House of Cards : le désenchantement des séries politiques américaines », dans ce même dossier.

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22. Zambiras, p. 35. 23. Susan Harding, « ‘GetReligion’ », Terrain. Revue d’ethnologie de l’Europe, 1er septembre 2008, no 51, p. 30-41. 24. Anne Deysine, « Obama, homme providentiel ? », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 26 mai 2010, n° 13, p. 87-102.

RÉSUMÉS

En fidèle reflet de la société étatsunienne, la série À la Maison Blanche (The West Wing) a fait des relations entre religieux et politique une thématique centrale. L’équipe démocrate rassemblée autour du président Bartlet affronte régulièrement des représentants de la droite chrétienne, puissante parmi les républicains. Ce que la série nous donne à voir, c’est surtout la diversité et la complexité de la situation américaine dans les rapports que ses citoyens (et ses responsables politiques) entretiennent avec le religieux. Les personnages principaux ont des appartenances variées (catholiques, juifs, protestants) et défendent presque tous (y compris certains républicains) le « mur de la séparation » entre les Églises et l’État. Leur foi est privée, ce qui ne les empêche pas au besoin de détourner les pratiques des fondamentalistes religieux pour mieux les critiquer. Ce traitement original participe à la réception positive de la série en France. Ses positions progressistes (et parfois idéalistes) séduisent à gauche tandis que les accents christiques du récit parlent aux milieux marqués par le christianisme. Par ses convictions autant que par son style, on peut rattacher la présidence Bartlet à un christianisme de gauche. Avec son successeur Santos, Bartlet annonce la figure d’Obama et le retour d’une gauche chrétienne, capable de séduire l’électorat religieux aux États-Unis. De plus, la série peut susciter des échos en France alors que se redéfinissent les relations entre convictions religieuses et engagement public.

The relationship between politics and religion is a central theme in The West Wing, thus closely reflecting American society. The Democratic administration around President Bartlet often faces representatives of the Christian right, which is powerful among Republicans. Above all, the series stresses the diversity and complexity of the American situation in terms of relationships with religion. The main characters are Catholic, Jewish and Protestant; almost all of them (including some Republicans) defend the “wall of separation” between Church and State. Theirs is a private faith, which does not prevent them from mobilizing fundamentalist practices to better criticize them. This original treatment contributes to the positive reception of the series in France. Its liberal (sometimes idealistic) approach pleases left-wing spectators, while the Christian undertones of the narrative resonate with Christian audiences. In terms of faith and style, the Bartlet presidency can be viewed as left-wing Christian. Like his successor Santos, Bartlet announces the figure of Barack Obama and the return of a Christian left, capable of attracting the religious voters in the USA. The series has elicited all the more interest in France at a moment when the relationships between religious faith and public commitment are under question.

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INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), série télévisée, religion, politique, catholicisme de gauche, droite chrétienne, États-Unis Keywords : West Wing (The), TV series, religion, politics, Christian Right, Christian Left, United States

AUTEUR

VINCENT SOULAGE Vincent Soulage est agrégé d’histoire, doctorant à l’EPHE et rattaché au GSRL (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités). Sa recherche, mêlant histoire et sociologie religieuse, porte sur les chrétiens de gauche dans les années 1970. À la suite du concile Vatican II et de mai 68, ces derniers ont cherché à établir des liens nouveaux entre des motivations religieuses volontiers contestataires et des engagements politiques désormais à gauche. Il est l’auteur du chapitre « l’engagement politique » dans D. Pelletier et J.-L. Schlegel, À la gauche du Christ, Seuil, Paris, 2012. Il est par ailleurs grand amateur de séries politiques. Vincent Soulage holds an agrégation in history and is currently a PhD student at the EPHE within the GSRL (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités). His research blends history and religious sociology, and focuses on left-wing Christians in the 1970s. After the Vatican II council and the May 1968 events, some Christians have tried to establish new links between dissenting religious motivations and liberal political commitments. He is the author of a chapter “Political Commitment” in D. Pelletier et J.-L. Schlegel, À la gauche du Christ, Seuil, Paris, 2012. He is also a fan of political series.

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The West Wing et la Constitution des États-Unis

Damien Connil

1 The West Wing raconte le quotidien du pouvoir présidentiel aux États-Unis, ses moyens et ses limites, ses partenaires et ses opposants, ce qu’il doit faire et ce qu’il peut faire. Du point de vue du droit, cela renvoie directement à la règle fondatrice de la vie institutionnelle, autrement dit, la Constitution et, plus largement, le droit constitutionnel. La série n’évite pas la question. Bien au contraire, la Constitution est citée à plusieurs reprises, des mécanismes et des procédures constitutionnels sont invoqués, mis en scène et expliqués.

2 Au fil des épisodes sont, par exemple, évoqués : la protection des libertés individuelles ; le veto législatif du Président ; l’obstruction parlementaire ; la prestation de serment du Président élu ; l’adoption du budget fédéral ; la mise en jeu de la responsabilité du Président ; les pouvoirs du Vice-Président ; le rôle des commissions parlementaires ; la désignation des juges de la Cour suprême ou encore le pouvoir de grâce du Président1.

3 C’est précisément sur cette diversité des situations constitutionnelles et leur mise à l’écran que nous voudrions nous appuyer pour souligner à quel point la série est un extraordinaire instrument d’initiation au droit constitutionnel des États-Unis. Il s’agit d’observer les images proposées par The West Wing de la Constitution, d’apprécier ce que cette représentation nous permet de comprendre de la réalité du droit constitutionnel et d’analyser comment cette mise en scène participe aussi à la construction d’un imaginaire constitutionnel.

4 Deux précautions de méthode sont alors indispensables. Primo, l’objet de l’étude est d’observer de manière globale comment, au cours de ses sept saisons, The West Wing, aborde, suggère ou évoque le droit constitutionnel. Une analyse d’ensemble sera menée – un tableau constitutionnel brossé à grands traits – et non une étude exhaustive du droit constitutionnel tel que mis en scène dans la série qui dépasserait largement le cadre nécessairement restreint de cet article. Par conséquent, seuls quelques exemples, particulièrement significatifs de la représentation à l’écran, dans la série, de la

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Constitution et du droit constitutionnel seront choisis et utilisés pour illustrer le propos, un certain nombre d’entre eux pouvant d’ailleurs être évoqués à plusieurs reprises. Cependant, c’est bien une vision d’ensemble de la question que nous souhaitons mettre en évidence. Par ailleurs, l’étude se place résolument du point de vue du constitutionnaliste même si le détail juridique ou technique de certains mécanismes ou procédures n’est pas analysé dès lors que là n’est pas l’essentiel. Le but n’est pas d’examiner en détail le droit constitutionnel dans The West Wing mais de souligner la possibilité pour le spectateur d’appréhender des questions d’ordre constitutionnel à travers les épisodes de la série.

5 Pour cela, examinons successivement les images (I), les explications (II) et les représentations (III) que The West Wing propose de la Constitution et du droit constitutionnel.

Des images

La mise en image du droit constitutionnel et de sa pratique

6 Tout d’abord, les personnages de la série vivent et mettent en œuvre le droit constitutionnel. Ils montrent aux spectateurs le droit constitutionnel en train de se vivre et de se faire et offrent ainsi à voir ce qu’il est ou ce qu’il peut être. C’est de cette manière que la série met alors en « images » ces règles de droit et leur pratique.

7 À plusieurs reprises, par exemple, la question de l’interprétation d’une disposition constitutionnelle se trouve au cœur de la narration. Qu’il s’agisse de savoir si le droit à la vie privée est garanti par la Constitution2 ou qu’il s’agisse de savoir ce qu’il faut entendre exactement par l’expression « from time to time » (« de temps en temps ») à propos du discours sur l’état de l’Union qui doit être délivré selon l’Article II, Section 3 de la Constitution « périodiquement3. » D’autres exemples pourraient encore être évoqués, et c’est bien dans tous les cas la question de l’interprétation du texte constitutionnel qui est portée à l’écran. La série montre alors comment une question d’ordre constitutionnel apparaît et se pose au Président et à ses conseillers.

8 The West Wing est remarquable non seulement parce que, de cette manière, une série télévisée place au cœur de l’intrigue une question qui est elle-même au cœur des interrogations les plus fondamentales des spécialistes de droit constitutionnel, mais aussi parce qu’ainsi, le texte même de la Constitution est cité, discuté, débattu dans une œuvre de divertissement et à une heure de grande écoute.

La mise en scène du phénomène constitutionnel

9 La série offre une véritable mise en scène du phénomène constitutionnel. À cet égard, les deux épisodes de la saison 5 (5.7 et 5.8) consacrés à l’élaboration du budget fédéral sont significatifs4. On ne peut pas dire que le vote du budget soit un sujet particulièrement télégénique. Pourtant, en s’appuyant sur la réalité et en présentant ce processus de manière très accessible, The West Wing parvient à mettre en scène et à dramatiser cet événement constitutionnel et parlementaire particulier qu’est l’adoption du budget. Elle transforme même l’élaboration du budget fédéral en véritable thriller5.

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10 Il faut dire que l’adoption du budget présente, en elle-même, un intérêt dramaturgique évident aux États-Unis puisque dans un contexte de gouvernement divisé (divided governement) où exécutif et législatif ne sont pas de la même couleur politique, rien n’illustre mieux les tensions qui opposent le Congrès au Président que l’élaboration du budget fédéral. Il n’en demeure pas moins qu’il y a, dans la série, une véritable mise en scène d’un événement qui relève du droit constitutionnel et une véritable dramatisation de cet événement. Surtout qu’il faut ajouter aux dialogues et à l’intrigue (qui se déroule sur deux épisodes), les éléments classiques du film à suspense : la musique, les ralentis et les gros plans qui soulignent les tensions entre exécutif et législatif, comme l’a montré Marjolaine Boutet6.

11 Des événements constitutionnels sont ainsi mis en scène et on pourrait également évoquer les discours sur l’état de l’Union, la rentrée solennelle de la Cour suprême, la prestation de serment du Président élu et bien d’autres encore7. The West Wing donne aussi à voir de manière différente le droit constitutionnel en ce qu’elle en offre une vision inédite. La série nous permet de voir ce que l’on ne peut, normalement, pas voir.

L’exploration des coulisses

12 La série nous donne, par exemple, l’occasion d’assister à des réunions dans la salle des crises où sont abordées des questions qui mettent en jeu des éléments d’ordre constitutionnel : les pouvoirs du Président (et ses rapports avec le Congrès), la lutte contre le terrorisme (et la protection des droits fondamentaux des individus), les opérations militaires en cours (et des questions de respect de souveraineté étatique et de déploiement des forces armées à l’étranger8). Là encore, la multiplication des situations qui touchent à des questions constitutionnelles participe d’une mise en images et en pratique (une pratique cependant fictionnelle) du droit.

13 Charles Girard, dans un article consacré à la place de la parole dans la série, observe très justement que « The West Wing ne s’attarde guère sur les faces connues de la présidence : les épisodes s’achèvent alors qu’un discours présidentiel va commencer, ou débutent quand il s’éloigne déjà de la tribune. Ce sont les coulisses ou plutôt les couloirs du pouvoir exécutif, rarement visibles à l’écran, que la fiction prétend mettre au jour9. »

14 Cela se vérifie presque à chaque fois qu’un événement constitutionnel est convoqué dans la série. Lorsque le XXVe Amendement est mis en œuvre, c’est-à-dire quand le Président Bartlet se retire temporairement de la présidence, au moment de l’enlèvement de sa fille Zoé, c’est ce que l’on ne peut normalement pas voir qui est montré dans la série : les discussions entre les conseillers qui font part aussi bien de leurs arguments que de leurs craintes ; la signature dans le Bureau ovale du document officiel ; les conflits entre les différentes équipes, etc10.

15 Lorsque le Président Bartlet décide d’opposer son veto à un texte adopté par le Congrès, ce sont, là encore, les coulisses de cette procédure que l’on peut apercevoir dans la série ; la façon dont le document arrive jusqu’à la Maison-Blanche et comment le Président oppose son veto à un texte11. Quand le Congrès décide d’infliger un blâme au Président pour avoir menti à propos de sa maladie, ce sont ici aussi les dessous de l’affaire qui sont mis en lumière : les discussions secrètes entre le conseil de la majorité et Leo McGarry12. De même et de manière, peut-être, plus explicite encore, les discours sur l’état de l’Union prononcés par le Président Bartlet ne sont presque jamais portés à

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l’écran alors que leur préparation et même les instants qui les précèdent, eux, le sont13. En cela, The West Wing offre des images différentes du phénomène constitutionnel. En effet, ce ne sont pas les aspects connus – médiatisés ou publics – de la présidence qui sont montrés mais plutôt ce que le citoyen, dans la réalité, ne peut observer : les « à- côtés » ou, plus exactement, ce qui se passe en amont et en aval de l’élément médiatisé (la prise de décision et les arguments invoqués, les conséquences de la décision et les responsabilités qui en découlent, ou encore les simples instants qui précèdent et succèdent un événement d’ordre constitutionnel).

16 Toutefois, les épisodes de la série ne se contentent pas de porter à l’écran des questions constitutionnelles, ils en expliquent également les rouages.

Des explications

17 Par sa qualité, sa richesse, le nombre de situations constitutionnelles abordées, la série est un formidable instrument d’appréhension du droit constitutionnel des États-Unis, de ce qu’est une Constitution, de ce pour quoi elle est faite et de la manière dont elle est appliquée et mise en œuvre. Bien sûr, la série ne fournit pas de réponse complète et exhaustive – ce n’est d’ailleurs ni son but, ni son objet – mais elle propose des éléments de réponse, des éléments d’information qui permettent néanmoins de saisir l’essentiel des fonctions de la Constitution américaine.

La Constitution, garante des droits et libertés individuelles

18 The West Wing met ainsi en évidence la fonction de garantie des droits de la Constitution. Dans la tradition américaine et dès le XVIIIe siècle, la Constitution doit être la loi suprême de l’État et doit servir à garantir les droits et libertés des individus contre l’arbitraire d’un pouvoir trop puissant voire tout-puissant. Cela s’inscrit dans le constitutionnalisme développé, notamment, par Jefferson, Paine ou Madison14. Cette fonction de garantie des droits, on la retrouve et on la comprend dans la série.

19 Dès la première saison, lorsqu’il s’agit de désigner un nouveau membre de la Cour suprême et lorsque le choix du Président Bartlet se porte sur Peyton Cabot Harrison (avant la nomination du juge Mendoza), les scénaristes mettent en évidence l’importance de la protection des droits et libertés des individus par le texte constitutionnel15. Le juge Harrison affirme ainsi très clairement que « les lois doivent émaner de la Constitution » (1.9). Cela a deux conséquences. La première est que la Constitution est bien présentée comme la loi suprême du pays (comme le dit l’article 6 de la Constitution elle-même). Quelques répliques plus tard, Sam Seaborn souligne l’importance de la protection constitutionnelle des droits et libertés : Il ne s’agit pas seulement de l’avortement. Il s’agit des vingt prochaines années. Les années 20 et les années 30 ont été celles du rôle du gouvernement. Les années 50 et 60 furent celles des droits civiques. Les vingt prochaines années seront celles du droit à la vie privée. Je parle d’internet. Je parle des téléphones portables. Je parle des données médicales et de qui est homosexuel ou de qui ne l’est pas. Et, dans un pays né sur la volonté d’être libre, que pourrait-il y avoir de plus fondamental que cela ?16

20 Cette réflexion place alors la série, et c’est la seconde conséquence, au cœur des questions qui animent notamment les constitutionnalistes américains quant au rôle de la Cour suprême dans la protection des droits17. L’interrogation porte ainsi sur ce que la

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fonction constitutionnelle de garantie des droits implique aujourd’hui en termes de protection des droits fondamentaux, et c’est le débat entre les tenants de l’original intent et les partisans de la living interpretation qui s’instaure entre les personnages et qui est présenté au spectateur.

21 L’opposition entre les deux protagonistes est claire : le juge Harrison soutient que le droit à la vie privée ne figure pas, en tant que tel, dans la Constitution de sorte qu’un juge ne pourrait en assurer le respect au nom d’une disposition constitutionnelle tandis que Sam estime que le droit à la vie privée est un droit que la Constitution doit protéger et dont certains éléments sont, selon lui, présents et intégrés au sein de plusieurs amendements (il cite particulièrement les IIIe, IVe et Ve amendements).

22 En quelques phrases seulement, par la qualité et la puissance de ses dialogues, cet épisode résume l’une des fonctions de la Constitution. La Constitution est la loi suprême, la loi fondamentale de l’État, celle que tous les autres textes doivent respecter. C’est d’ailleurs dans ce texte-là, dans la Constitution et son interprétation, que sont définis les droits et libertés des individus. À travers cet épisode, c’est cette fonction de garantie des droits qui est soulignée et qui peut être perçue par les spectateurs.

La Constitution, garante des institutions

23 Autre fonction mise en évidence par la série : la fonction institutionnelle de la Constitution. Une constitution est faite pour organiser les pouvoirs et les institutions de l’État. The West Wing nous permet de comprendre, par exemple, la séparation des pouvoirs et la répartition des compétences entre le pouvoir exécutif (le Président) et le pouvoir législatif (le Congrès) en matière budgétaire. Les épisodes 7 et 8 de la saison 5, consacrés à l’élaboration du budget fédéral, illustrent particulièrement cette répartition.

24 Une première discussion entre le Vice-Président et le Secrétaire général de la Maison- Blanche permet de comprendre qu’il appartient au Congrès d’élaborer le budget et que le Président peut simplement y opposer son veto. C’est le Vice-Président qui présente cette répartition des compétences en prenant appui non seulement sur les dispositions de la Constitution mais aussi sur la volonté des Pères fondateurs et, en particulier, James Madison. Une seconde discussion, à la fin de l’épisode 5.8, entre le Président Bartlet et le Président de la Chambre des Représentants Haffley revient sur cette répartition des compétences entre le Président et le Congrès en soulignant alors l’affrontement qui existe entre les deux pouvoirs. Le Président de la Chambre affirme que « la Constitution confie au Congrès le soin d’élaborer et d’adopter le budget » ; le Président Bartlet le coupe immédiatement pour lui rappeler que la Constitution donne aussi au Président un droit de veto18.

25 La série explique très simplement à quoi sert, principalement, une Constitution : la protection des droits et libertés, l’organisation et la répartition des pouvoirs.

Une série pédagogique

26 Par ailleurs, The West Wing parvient à rendre compte de manière assez exacte de mécanismes particulièrement techniques que les spectateurs ne maîtrisent pas nécessairement mais que le scénario doit néanmoins leur permettre de saisir. Martin

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Winckler observe ainsi un procédé explicatif récurrent de la série : « chacun [des personnages] a, à son tour, l’occasion de se faire la voix du spectateur (du citoyen) pour dire qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et obtenir ainsi qu’on nous/qu’on le lui explique19. » De cette manière, les conversations entre les personnages de la série servent aussi bien le déroulement de l’intrigue que l’explication des mécanismes institutionnels qui sont parfois subtils mais dont la compréhension est nécessaire aux spectateurs.

27 Le sixième épisode de la saison 2 met, par exemple, en évidence un aspect du droit parlementaire américain : ce que l’on appelle les lame-duck sessions. Les membres du Congrès des États-Unis sont élus au mois de novembre mais les nouveaux Sénateurs et Représentants ne prennent leurs fonctions qu’au mois de janvier. Par conséquent, durant cette période qui sépare les élections de l’installation des nouveaux élus (entre novembre et janvier), des élus sortants siègent au sein des Chambres. Cette session parlementaire – entre novembre et janvier – est alors dénommée la lame-duck session, la session des « canards boiteux ».

28 L’épisode consiste principalement en une interrogation sur le caractère représentatif du Congrès des sortants et sur la possibilité – constitutionnelle mais aussi éthique – pour le Président de demander un vote du Congrès sortant sur une question à propos de laquelle les nouveaux élus ont déjà fait savoir, au cours de la campagne électorale notamment, qu’ils y étaient plutôt défavorables20. Ce qui est alors intéressant à observer, c’est que l’épisode permet aux spectateurs de comprendre les grands enjeux de la question : en quoi consiste la lame-duck session, les arguments en faveur ou en défaveur d’une sollicitation des élus sortants. L’effort pédagogique est certain.

29 Pour autant, l’explication du mécanisme n’est pas complète. Certains éléments comme les raisons historiques des sessions post-électorales ou des éléments plus techniques encore ne sont pas développés. La série permet donc de comprendre le mécanisme mais, en réalité, seulement ce qu’il faut pour que l’intrigue nouée autour de la question puisse être comprise et appréciée par ceux qui regardent l’épisode. Le mécanisme constitutionnel est, avant tout, un prétexte dramaturgique. La richesse pédagogique de la série se trouve pourtant là. Le scénario n’est jamais appauvri pour qu’il soit compréhensible ; bien au contraire, la narration est enrichie pour permettre à chacun de se voir expliquer le fonctionnement des institutions.

30 Avec beaucoup d’intelligence, The West Wing explique aussi bien aux spectateurs ce qu’est une Constitution et ce à quoi elle sert que des mécanismes constitutionnels techniques, comment on les met en œuvre et quels en sont les enjeux. The West Wing nous permet de comprendre tout cela car elle nous en offre une explication in vivo. C’est pour cela qu’elle peut être un extraordinaire instrument d’appréciation, de compréhension et, finalement, d’initiation au droit constitutionnel.

31 Mais, la série est avant tout une œuvre de divertissement. Elle nous encourage alors à imaginer le phénomène constitutionnel en en forgeant ou en en proposant des représentations.

Des représentations

32 Par les images qu’elle propose de la Constitution et du droit constitutionnel et les explications qu’elle en donne, la série offre un reflet de la réalité. Edgar Morin le disait

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à propos du cinéma : « le cinéma majore le réel. […] C’est une merveille anthropologique. Très précisément en cette adéquation à projeter en spectacle une image perçue comme reflet exact de la réalité21. » The West Wing participe alors à la fabrication d’un certain nombre de représentations sociales, d’images plus ou moins exactes et plus ou moins précises de ce qu’est la Constitution et le droit constitutionnel des États-Unis.

Un récit inspiré par la réalité

33 La série s’appuie, d’abord, très nettement sur la réalité. Le constat n’est pas nouveau. Charles Girard note en 2010 que « l’Amérique de The West Wing reste proche de l’Amérique actuelle, et Bartlet est confronté aux mêmes périls que ses homologues réels22 »; Jean-Pierre Esquenazi observe lui aussi, de manière plus générale, que « la part fictionnelle de la télévision n’est pas sans réagir également à des contraintes diverses exercées par l’actualité : les problèmes et autres débats de société sont une matière première presque obligatoire des séries télévisées23 » ; et Martin Winckler souligne, dans son Petit éloge des séries télé, que « tous les ans, aux États-Unis, des faits de société marquants se retrouvent transposés dans les fictions télévisées. Chacune de ces lectures apporte un éclairage distinct, et contribue à enrichir la perception du public24. »

34 Dans The West Wing, la tâche est d’autant plus aisée qu’il s’agit du Président des États- Unis, nécessairement en prise avec la réalité et le quotidien des Américains. Les références à la réalité – et, pour ce qui nous intéresse, à la réalité constitutionnelle – sont donc multiples. Outre les décors qui reproduisent l’aile ouest de la Maison-Blanche et les portraits de certains présidents qui ornent les murs de quelques bureaux, l’évocation des prédécesseurs réels du Président Bartlet est, par exemple, très fréquente : qu’il s’agisse des premiers présidents (Washington, Jefferson, Madison), de ceux dont le rôle au cours de l’histoire constitutionnelle des États-Unis est particulièrement souligné (Lincoln) ou de présidents plus récents, démocrates le plus souvent (Roosevelt, Truman, Kennedy).

35 La référence à la réalité est même amplifiée par le caractère à la fois saisonnier et régulier de la série qui permet de confondre, parfois, le calendrier constitutionnel avec le calendrier de la fiction, c’est-à-dire ces éléments qui rythment la vie institutionnelle et la pratique parlementaire comme les sessions du Congrès, les discours sur l’état de l’Union du Président, les échéances électorales, etc.

36 The West Wing participe également de la construction de notre imaginaire constitutionnel en ce que la fiction prolonge parfois la réalité. Le douzième épisode de la première saison est, à cet égard, significatif25. Le Président Bartlet et son équipe s’interrogent et discutent une phrase prévue dans le discours sur l’état de l’Union que le Président doit délivrer quelques heures plus tard. Or, cette phrase – « the era of big governement is over » – est une phrase réellement prononcée par le Président Clinton dans son propre discours sur l’état de l’Union en 1996. Les scénaristes, à travers l’épisode de la série, critiquent le discours réel et en proposent une réécriture qui transforme le récit présidentiel. Alors que le Président Clinton avait effectivement prononcé cette phrase, le Président Bartlet, lui, la retire. On peut ainsi souligner avec Marjolaine Boutet que « les premiers épisodes de The West Wing se présentent très clairement aux Américains comme ce qu’aurait pu être la politique des Démocrates au

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pouvoir à la fin des années 1990, sans le parfum de scandale et la force d’opposition d’un Congrès républicain26. »

Une représentation idéalisée

37 The West Wing prolonge, en outre, une réalité qu’elle idéalise. Cela vaut pour la politique menée par l’administration Bartlet mais aussi pour les mécanismes constitutionnels qui sont mis en œuvre. L’épisode consacré au filibuster27 – ce mécanisme consistant pour un sénateur à prendre la parole le plus longtemps possible afin de retarder l’organisation d’un vote sur une mesure avec laquelle il est en désaccord – en propose, par exemple, une représentation largement positive comme c’était déjà le cas dans le film de Franck Capra, Mr Smith Goes to Washington (1939), dans lequel James Stewart incarne un jeune sénateur idéaliste accusé à tort de corruption et qui, pour prouver son innocence, s’engage dans un filibuster qu’il mène jusqu’au bout de ses forces.

38 Dans l’épisode de la série, le spectateur ne comprend pas immédiatement pourquoi le sénateur Stackhouse se lance dans une telle procédure. En revanche, parce que plusieurs conseillers du Président – Sam, C.J. et Josh – en profitent pour écrire à leurs proches, le mécanisme constitutionnel ou, plus exactement, le mécanisme parlementaire du filibuster est, lui, expliqué. On comprend grâce à Josh Lyman l’origine du mot ; on comprend grâce à C.J. Gregg les conséquences de l’obstruction parlementaire en cours ainsi que son caractère un peu vain ; on comprend aussi grâce à Sam Seaborn pourquoi ce filibuster paralyse, pour un temps au moins, l’administration Bartlet. Ce sont donc bien les conversations, les dialogues qui permettent d’expliquer aux spectateurs des éléments de procédure. Mais surtout, dans le film de Capra comme dans The West Wing, le filibuster apparaît comme un instrument vertueux, un ultime moyen pour défendre ses convictions, son honneur et ses idées. Dans la série, le sénateur Stackhouse se bat pour le développement des aides financières en faveur de la recherche médicale contre l’autisme.

39 Or, la réalité constitutionnelle est un peu différente et l’obstruction parlementaire aux États-Unis n’est pas toujours aussi vertueuse. Dans la période récente, la multiplication des filibusters a très grandement ralenti le fonctionnement même du Sénat américain, notamment en ce qui concerne les nominations exigeant une confirmation de la part de ses membres, ce qui a d’ailleurs conduit à une réforme de la procédure d’obstruction28. La question est abordée dans The West Wing mais pas dans l’épisode principalement consacré au filibuster29. À cela, il faut encore ajouter que les débats réels, politiques et constitutionnels, autour du filibuster invoquent très souvent la représentation cinématographique de ce mécanisme pour souligner son importance démocratique, sa nécessité en tant que droit de l’opposition et en tant que droit pour chacun d’exprimer son opinion. Le débat constitutionnel réel est alors nourri par l’image idéalisée que le cinéma et les séries télévisées donnent, en l’occurrence, du Sénat et de ses procédures.

Conclusion

40 La participation à la construction de ces images plus ou moins exactes et plus ou moins précises quant à ce qu’est le droit constitutionnel – autrement dit la participation à la construction de représentations sociales du droit constitutionnel – résulte donc d’une exagération de la réalité. Sabine Chalvon-Demersay l’avait déjà souligné à propos de la

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série Urgences. La fiction propose une exagération des situations rencontrées par rapport à la réalité tout en s’appuyant sur « la précision technique de tout ce qui [renvoyait] à la partie proprement médicale30. » Le procédé est identique dans The West Wing en ce qui concerne le droit constitutionnel.

41 La force de la série est alors de rendre cependant plausible l’extraordinaire et de faire ainsi entrer dans la vie quotidienne des spectateurs des représentations de ce qu’est la Constitution, la vie institutionnelle et le droit constitutionnel. À travers The West Wing apparaît même une forme de mythe constitutionnel. Dans un ouvrage consacré à la naissance de la Constitution française de 1958, Bastien François écrit : « on ne comprendrait rien à ce que les acteurs investissent dans le travail constituant si l’on perdait de vue qu’une Constitution est d’abord une sorte de totem, marqueur ou emblème de la nécessité qui conduit une communauté à se donner à voir comme telle en proclamant ce qui l’unit et ce qui la sépare des autres31. » Or, c’est aussi ce rapport particulier à la Constitution que la série parvient à souligner. Même si, bien sûr, tout cela ne doit pas être exagéré, il n’en reste pas moins que The West Wing est un formidable outil d’initiation au droit constitutionnel et un très puissant vecteur de sa diffusion.

BIBLIOGRAPHIE

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CONNIL Damien, « Le discours sur l’état de l’Union, The West Wing et l’imaginaire constitutionnel », Pouvoirs, n° 148, 2014, p. 151

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WINCKLER Martin, Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2012

NOTES

1. Voir notamment « The Short List » (1.9) ; « » (3.4) ; « The Stackhouse Filibuster » (2.17) ; « Inauguration » (4.14 et 4.15) ; « Separation of Powers » (5.7) et « Shutdown » (5.8) ; « The Supremes » (5.17) ; « The Benign Prerogative » (5.11). 2. « The Short List » (1.9) 3. « 100,000 Airplanes » (3.11) 4. Pour de plus amples développements à partir du même exemple, voir Damien Connil, « Quand le vote du budget se transforme en thriller… À propos de deux épisodes de The West Wing », in Mathieu Touzeil-Divina (dir.), Le Parlement aux écrans !, Éd. L’Épitoge – Lextenso, 2013, p. 141. 5. L’expression est empruntée à Marjolaine Boutet in « Le Président des États-Unis, héros de séries télévisées. La figure présidentielle dans les séries américaines récentes », Le Temps des Médias, 2008, n° 10, p. 156. 6. Ibid. 7. Voir notamment « He shall from time to time... » (1.12) ; « Bartlet’s Third State of the Union » et « The War at Home » (2.13 et 2.14) ; « 100,000 Airplanes » (3.11) ; « The Benign Prerogative » (5.11) et « Slow News Day » (5.12) ; « 365 days » (6.12) ; « The Red Mass » (4.4) ; « Inauguration » (4. 14 et 4.15). 8. Voir entre autres: « Post Hoc, Ergo Propter Hoc » (1.2) et « A Proportional Response » (1.3) ; « Gone Quiet » (3.6), « We Killed Yamamoto » (3.20) et « Posse Comitatus » (3.21) ; « Inauguration: Over There » (4.15), « The California 47th » (4.16) et « Red Haven’s on Fire » (4.17). 9. Charles Girard, « The world can move or not, by changing some words : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], 2/2010, disponible sur http://rrca.revues.org/index310.html, § 24. 10. « Twenty Five » (5.23). 11. « On the Day Before » (3.4) 12. « H. Con-172 » (3.10). 13. Voir particulièrement « 100,000 Airplanes » (3.11). 14. Sur la notion de constitutionnalisme, voir Philippe Raynaud, « Constitutionnalisme » in D. Alland et S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003. 15. « The Short List » (1.9) 16. Souligné par l’auteur. 17. Pour une présentation des enjeux de la question, on peut utilement se référer à R. Dworkin, « Controverse constitutionnelle », Pouvoirs, 1991, n° 59, p. 5. 18. Voir Damien Connil, art. préc., in M. Touzeil-Divina (dir.), Le Parlement aux écrans !, Éd. L’Épitoge – Lextenso, 2013, p. 142-143. 19. Martin Winckler, « Les coulisses du pouvoir », Le Monde Diplomatique, 23 août 2003. Disponible sur MartinWinckler.com. 20. « » (2.6) 21. Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie, Paris, Éd. de Minuit, 1958, réédition Éd. Gonthier, 1965, p. 40. 22. Girard, op.cit., § 18. 23. Jean-Pierre Esquenazi, Les Séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin, 2010, p. 182. 24. Martin Winckler, Petit éloge des séries télé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2012, p. 20.

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25. « He Shall from Time to Time » (1.12). Pour une analyse plus détaillée, v. Damien Connil, « Le discours sur l’état de l’Union, The West Wing et l’imaginaire constitutionnel », Pouvoirs, 2014, n° 148, p. 151. 26. Boutet, op.cit., p. 158. 27. « The Stackhouse Filibuster » (2.17) 28. Sur le filibuster, voir Murielle Mauguin-Helgeson, « Représentations et mise en scène de l’obstruction parlementaire », in Mathieu Touzeil-Divina (dir.), Le Parlement aux écrans !, L’Épitoge, 2013, p. 151 et s. et Damien Connil, « La petite révolution américaine, Quand le Sénat tente de limiter l’obstruction parlementaire », Constitutions, 2014, p. 38. 29. « Eppur Si Muove » (5.16) 30. Sabine Chalvon-Demersay, « La confusion des sentiments. Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 1999, n° 95, p. 237 et spécialement pp. 255-257. 31. Bastien François, Naissance d’une Constitution : la Ve République, 1958-1962, Presses de Sciences Po, 1996, p. 59, souligné par l’auteur.

RÉSUMÉS

L’étude propose d’analyser les images, les explications et les représentations que The West Wing offre de la Constitution et du droit constitutionnel afin d’apprécier ce que la série nous permet de comprendre et d’imaginer de la réalité du phénomène constitutionnel aux États-Unis.

This article analyzes the representation of the Constitution and constitutional law in The West Wing, in order to show that the TV series makes it possible to understand and imagine constitutional issues in the United States.

INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), politique, série télévisée, constitution, droit constitutionnel, États-Unis, imaginaire, représentation Keywords : West Wing (The), politics, TV series, constitution, constitutional law, United States, representations, images

AUTEUR

DAMIEN CONNIL Damien Connil est chargé de recherches au CNRS (UMR 7318, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Droit public comparé, Droit international et Droit européen). Damien Connil is a CNRS researcher (UMR 7318, Pau and Pays de l’Adour University, Compared Public Law, International and European Law).

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La parrêsia et les rituels de véridiction dans The West Wing

Valérie Pérez

1 Dans la série The West Wing, les spectateurs sont plongés au cœur de la démocratie américaine et de son fonctionnement, sans que l’on puisse voir pour autant les conséquences concrètes sur la vie des Américains, ou à l’étranger, des décisions politiques qui sont prises. Tout est d’abord affaire de discours, de prises de parole ; la politique se joue en effet principalement dans le Bureau ovale ou dans la salle de crise (ou même dans l’avion présidentiel « Air Force One ») qui sont des lieux de paroles dont on pourrait dire qu’ils sont ritualisés, en ce qu’ils impliquent d’une part une certaine manière de communiquer et d’autre part un certain rapport à soi-même et aux autres. Ce qui est alors filmé dans l’aile ouest comme une caractéristique de la démocratie, c’est le jeu politique que l’on peut décrire comme le fait de prendre des décisions à l’issue d’échanges verbaux, de débats et de combats, dans lesquels les protagonistes1 énoncent et défendent librement une vérité à laquelle ils croient.

2 Ce jeu politique s’accomplit dans le cadre de la Constitution américaine, c’est-à-dire « de quelque chose qui est la loi, qui est tradition, qui est constitution, principe fondamental2. » Qu’il s’agisse d’échanges de points de vue dans un couloir ou de prises de parole plus solennelles en réunion, les actes énonciatifs dans The West Wing sont marqués par la forte conviction des personnages et par leur franc-parler, chacun d’entre eux disant librement la vérité de ce qu’il pense, de ce qu’il pense vraiment être vrai. Il nous semble alors que, sur ce thème du franc-parler, se joue l’un des enjeux majeurs de la série, à savoir la question de la liberté et de la vérité en démocratie, question posée par Michel Foucault à propos de la démocratie athénienne dans ses cours au Collège de France. Ainsi, dans les dialogues qui mettent en scène le président et ses collaborateurs, ou les collaborateurs entre eux, le problème n’est pas de savoir jusqu’où dire la vérité que l’on pense. Mais il semble plutôt que la série expérimente en quoi l’obligation de dire la vérité correspond, en démocratie, à l’exercice risqué de la liberté.

3 Précisons toutefois que tout discours, dans The West Wing, n’est pas discours de vérité. Si l’aile ouest de la Maison-Blanche est, nous semble-t-il, le lieu du parler-vrai, du

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discours politique vrai, l’on peut aussi s’interroger sur la parole qu’entendront les citoyens américains. Ils sont en effet les destinataires d’un discours dont il faut souvent peser et mesurer ce qui pourrait être compris ou mal compris, (comme dans l’épisode 3.8 où se pose le problème de la vache folle et où il faut ménager autant les éleveurs que les consommateurs).

4 À ce sujet, le personnage de C.J. Cregg est particulièrement emblématique puisque, dans les cinq premières saisons, elle fait le lien entre le discours vrai, interne à l’aile ouest, propre au jeu politique, et le discours de communication destiné au grand public, aux citoyens, aux électeurs dont il faut ménager les susceptibilités et les attentes, sans pour autant transmettre de fausses informations. Dans l’épisode 5.18, qui se présente comme un reportage sur l’attachée de presse de la Maison-Blanche, C.J. répète à cinq reprises au moins « je dis la vérité 3» et c’est cette exigence du dire-vrai, du franc-parler en tant que principe de vie et principe politique caractéristique de la démocratie qui va nous intéresser.

5 Sur le plan méthodologique, nous avons déterminé des séquences précises dans les saisons 1, 3 et 5 dans lesquelles la parrêsia apparaît comme un dire-vrai irruptif répondant à un problème politique particulier. Mais c’est aussi une notion très large, dont Michel Foucault fait l’historique depuis Platon et Euripide, jusqu’à la spiritualité chrétienne, tout en suggérant des pistes pour la modernité. Nous avons donc choisi les caractéristiques de la parrêsia qui nous permettaient de cerner au mieux les enjeux du franc-parler de la série, à savoir la parrêsia des tragédies d’Euripide, dans lesquelles le dire-vrai peut prendre la forme de l’aveu, celle de l’oracle et celle du discours politique.

Le discours vrai dans The West Wing

6 The West Wing expérimente différentes formes de discours qui sont autant de procédures et d’opérations par lesquelles la vérité peut être dite. Parmi ces procédures, celle de l’aveu nous paraît particulièrement intéressante parce qu’elle renvoie à la fois à une dimension politique et personnelle. Citons par exemple les anciennes addictions de Leo, la maladie du président, l’assassinat du ministre de la défense du Qumar, Abdul ibn Shareef4, etc. Les aveux, écrit Foucault, « sont des actes de parole difficiles, coûteux, péniblement arrachés en dépit de la honte, à travers la vivacité des passions et dans des conditions telles que ce dire-vrai est toujours accompagné de son double d’ombres : mensonges, aveuglements, illusions des personnages5. » L’on retrouve bien ici tout ce qui concerne les épisodes sur la maladie du président (deuxième moitié de la saison 2), épisodes dans lesquels Toby joue un rôle de parrèsiaste tout à fait intéressant.

7 Mais l’aveu n’est pas toujours, loin s’en faut, une affaire publique, et la vérité a aussi des rapports plus intimes et plus personnels avec la subjectivité lorsqu’elle prend la forme de la confession. Le 14e épisode de la saison 1 « Take This Sabbath Day » (« Observe le jour du sabbat ») s’ouvre sur le refus de la Cour suprême d’exempter de la peine capitale un prévenu condamné pour trafic de drogue et pour le meurtre de deux caïds. Aussitôt se pose la question du dernier recours, puisque « la Constitution habilite le Président à accorder des grâces dans le cas de crimes fédéraux », comme le rappelle à Sam Seaborn, qui est l’avocat du condamné, l’un de ses anciens camarades de lycée.

8 Alors à quelles conditions, en démocratie, le président peut-il gracier un condamné, c’est-à-dire, pour le dire vite, faire passer la morale et les convictions religieuses avant les décisions de justice et avant l’opinion majoritaire du peuple ? Notre hypothèse est

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que Bartlet, malgré le fait qu’il n’aime pas la peine de mort, comme il le dit lui-même, malgré ses convictions à l’encontre de toute forme de meurtre (sur le principe qu’il faut punir mais non tuer), ne parvient pas à prendre la décision qui serait salvatrice car il n’a pas croisé, durant cet épisode, la parole vraie qui lui aurait permis d’agir.

9 Confronté à cette possibilité de la grâce, Bartlet demande pourtant leur avis à toutes les personnes qu’il croise ; Charlie n’aimerait pas voir le meurtrier de sa mère exécuté, mais préfèrerait s’en charger lui-même ; à Joey Lucas, la spécialiste des sondages sourde qu’il vient de rencontrer, Bartlet parle de St-Augustin6 et de St-Thomas d’Aquin qui, dit-il, révéraient cette phrase de la Genèse : « qui verse le sang de l’homme verra son sang versé. » Et « Kant, ajoute-t-elle, a dit que la peine de mort est un impératif catégorique ».

10 Or, malgré le secours de la religion et de la philosophie, Jed Bartlet n’évolue pas et s’abrite derrière sa fonction présidentielle en alléguant que dans ce cas précis « 71 % des Américains seraient pour la peine de mort ». La temporalité de l’épisode suit alors le décompte des heures jusqu’à l’exécution, et chaque personnage entre dans une réflexion personnelle sur le sujet.

11 Dans le Bureau ovale, Bartlet affirme à Leo qu’en graciant le coupable pour la seule raison qu’il n’aime pas la peine de mort, il ouvrirait la voie à toutes sortes de problèmes avec le huitième amendement7, si son successeur ne partageait pas son avis. « On ne peut pas exécuter une personne et pas une autre selon l’humeur du Bureau ovale. Cela serait ‘cruel et inhabituel’» , dit-il, en reprenant les termes mêmes du VIIIe amendement. Dès lors, sa décision est prise, il n’ira pas à l’encontre de l’arrêt de la Cour. À partir de ce moment-là, de cette décision-là, les heures, puis les minutes paraissent précipiter les choses. À 23h57, un prêtre de ses amis rend visite au président. L’exécution est prévue à 00h01.

12 Bartlet reconnaît que tous ses collaborateurs ont cherché des « raisons acceptables aux yeux du public de gracier Simon Cruz ». Mais force est de constater qu’il n’y eut aucun échange de fond sur le problème. Il justifie alors à nouveau sa position par sa fonction. « Le peuple a parlé » dit-il, et il l’a suivi.

13 La peine de mort, en tant que problématique morale et religieuse, n’est pas traitée autrement que dans un cadre juridique. Pourtant, Bartlet avoue au prêtre qu’il a prié pour trouver la sagesse, mais en vain. À la suite de quoi le prêtre lui signifie qu’il n’a pas su voir les signes qui lui était envoyés, qu’il ne s’est pas rendu disponible : « Dieu vous a envoyé un prêtre, un rabbin et une Quaker, M. le président. Sans parler de son fils Jésus-Christ. Que voulez-vous lui demander de plus ? » L’exécution lui est finalement annoncée par un petit papier blanc que C.J. lui remet, dans une mise en scène où le silence et la pénombre accentuent une pesanteur de circonstance. C’est la toute fin de l’épisode.

14 Le prêtre lui propose d’entendre sa confession, et l’on peut supposer que cette parole de la confession, cette parole vraie (ou du moins que l’on peut supposer telle) laisse entendre le regret, voire le remords de ne pas avoir empêché l’exécution de Simon Cruz. En effet, pour la première fois dans cet épisode, il y a cet autre (le prêtre) qui lui enjoint de parler, de dire vrai sur soi-même8. Dans cette affaire, aucun collaborateur du président n’avait été capable d’occuper cette fonction d’interpellateur, qui est celle du parrèsiaste, que Michel Foucault décrit comme un homme capable de voir le vrai et de le dire, un homme intègre moralement, incapable de corruption, et qui, en raison de ses qualités, « pourra exercer, à travers sa parrêsia, l’ascendant qui est nécessaire pour que

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la cité démocratique soit malgré tout gouvernée9 » ; malgré tout, c’est-à-dire malgré les obstacles qui peuvent surgir au sein même de la démocratie (en l’occurrence, ici, la démocratie américaine autorise la peine de mort).

15 Par ailleurs, l’épisode joue sur un autre mode du dire-vrai que Foucault étudie pour le comparer à la parrêsia, à savoir le dire-vrai oraculaire. Le prêtre signifie à Bartlet qu’il n’a pas su voir les signes que Dieu lui avait envoyés. Or les dieux, même si on les sollicite, ne sont pas obligés de répondre clairement aux hommes qui les interrogent dans leurs prières. « Au contraire », écrit Foucault, « cela fait partie du dire-vrai oraculaire que la réponse soit telle que les hommes puissent la comprendre ou puissent ne pas la comprendre10. »

16 L’on peut effectivement revoir l’épisode avec cette lecture-là des signes. Chaque personnage y va de sa recherche, y compris le président. Or c’est précisément celui qui avait le pouvoir d’agir qui est resté sourd et immobile. Mais le dire-vrai de l’oracle ne relève pas de la parrêsia. En effet, « le parrèsiaste par définition ne parle pas par énigmes », écrit Foucault. Il dit au contraire les choses le plus le plus clairement, le plus directement possible, sans aucun déguisement, sans aucun ornement rhétorique, de sorte que les paroles peuvent recevoir immédiatement une valeur prescriptive. Le parrèsiaste ne laisse rien à interpréter. Certes, il laisse quelque chose à faire : il laisse à celui auquel il s’adresse la rude tâche d’avoir le courage d’accepter cette vérité, de la reconnaître et d’en faire un principe de conduite11.

Un dire-vrai offensif

17 La question qui se pose donc désormais est de savoir quel type de discours doit être adressé au président pour qu’il puisse gouverner. Il y a à ce sujet une scène qui nous paraît tout à fait intéressante dans l’épisode 1.9, « The short list » (« La liste finale »). Il y est question du choix d’un candidat pour occuper le siège de président à la Cour suprême. Le choix s’est arrêté sur Peyton Cabot Harrison III. Bartlet rencontre Joseph Crouch, le président de la Cour suprême partant à la retraite. Ce dernier critique son choix avec franchise : « Prenez les prochains jours pour accorder à Mendoza l’attention qu’il mérite. [...] Les Américains aiment le cran. Les Républicains en ont. Dans trois ans, l’un d’eux vous battra. » Bartlet lui répond qu’il a beaucoup à gérer : « un Congrès d’opposition, des lobbies très puissants et des médias sans pitié. » « Comme Truman » réplique le juge. « Je ne suis pas Harry Truman » répond Bartlet. « Monsieur Bartlet, rétorque alors le juge, vous n’aviez pas besoin de le préciser ». Le juge sortant met Bartlet en joute et le défie, mais au nom de quoi Joseph Crouch parle-t-il, puisqu’il n’a aucun moyen d’agir ?

18 Dans cette scène, Crouch justifie le fait même de prendre la parole avec franchise et conviction en alléguant son âge et son expérience : « je suis juge de cette Cour depuis trente-huit ans. J’ai commencé l’année de votre entrée à l’université. Je pense avoir gagné le droit de dire mon mot12 ». Ce droit de dire son mot, de prendre la parole est un droit politique, mais en même temps il vient de la supériorité de l’âge et de l’expérience. Le ton de Crouch, sévère, autoritaire et condescendant trahit sa colère à l’égard du président, mais cette manière hardie de parler est aussi caractéristique de la parrêsia, en tant que parole vive qui entre dans un jeu agonistique avec celui qui gouverne pour qu’il change sa façon d’agir.

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19 Ce que le juge reproche à Bartlet, c’est d’avoir mis Mendoza sur la short list uniquement pour y faire figurer un Hispanique. Et ce reproche le conduit à critiquer une attitude frileuse que n’annonçait pas sa campagne électorale : « Vous vouliez tout chambouler pendant la campagne. C’était l’insurrection. Il fallait voir ça. Puis vous avez dévié au centre tout de suite après avoir prêté serment. Au milieu de la route, un endroit tiède, sans risques ». Le juge attendait qu’un démocrate soit au pouvoir pour prendre sa retraite : « J’attendais un démocrate, dit-il, et au lieu de cela je vous ai vous13 ».

20 En critiquant le choix de Bartlet, c’est donc toute son action politique qu’il remet en cause. Et de fait, la suite de l’épisode le confirme puisque Mendoza sera finalement choisi. Les faits prouveront d’ailleurs que Harrison était un mauvais choix14. Par ailleurs, en évoquant la possibilité de nommer Mendoza, ce n’est pas seulement la question de « comment il faut gouverner » qui est posée que celle de « comment il faut se gouverner soi-même », d’où cette attaque contre la passivité de Bartlet.

21 L’offensive verbale de Crouch ne relève pas d’un simple avis sur Mendoza – et d’ailleurs, il ne dit rien sur lui, il ne vante ses mérites à aucun moment15. Mais il y a dans ces mots adressés au président ce que Foucault appelle le dédoublement de la parrêsia, à savoir que donner un avis pour que la cité soit bien gouvernée est « une activité qui consiste à s’adresser à l’âme de ceux qui doivent gouverner, de manière qu’ils se gouvernent comme il faut et qu’ainsi la cité se trouve gouvernée, elle aussi, comme il faut16 ». Il y a donc un « déplacement de la cible », de la critique du choix du nouveau juge de la Cour suprême à la manière de gouverner le pays et de se gouverner soi pour gouverner les autres.

22 Crouch remet effectivement en cause l’action politique de Bartlet et Bartlet lui-même et, ce faisant, il lui permet de faire un autre choix, que la série présente comme plus judicieux. À la suite de cela, il est intéressant de se demander quelles sont les conditions, en démocratie, pour que ce genre de prises de parole puisse exister. On voit aussi qu’elles supposent une capacité d’écoute du président, ce qui est assurément l’une de ses qualités, qualité qui relève également de la parrêsia, puisque ce concept renvoie, pour citer encore Foucault, « à cet espèce de pacte, entre celui qui prend le risque de dire la vérité et celui qui accepte de l’entendre17 ».

23 Ainsi, il nous semble que la série The West Wing a pour vocation de montrer que le discours tenu aux gouvernants, pour jouer un rôle en démocratie, doit prendre parfois cette forme offensive, loin de la connivence et de la flatterie. La parrêsia, c’est au contraire la franchise, la liberté de parole, et cette parole, pour citer encore Foucault, est « liée à une organisation sinon exactement législatives, du moins instituée, coutumière, du droit de parole et des privilèges du droit de parole18 ».

L’ouverture à la parole de l’autre

24 Si Joseph Crouch parle au nom de son âge et de son expérience, qu’en est-il des collaborateurs du président ? Comment ont-ils obtenu la parrêsia ? L’on pourrait supposer que le rôle qu’ils ont joué dans l’élection puis la réélection de Bartlet leur a fait acquérir cette légitimité et cette expertise qui autorise à prendre la parole. Mais le problème, c’est que cela reviendrait à considérer la réussite électorale comme une épreuve probatoire, et à réduire le franc-parler à une parole d’expert. Il y a bien sûr dans The West Wing des discours d’expertise, en particulier dans la salle de crise. Mais

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entre Bartlet et ses proches collaborateurs, les choses se déroulent dans un autre registre.

25 Prenons par exemple l’épisode 5.6, « Disaster relief » (« Secours aux sinistrés »). Une tornade en Oklahoma a fait de nombreux dégâts. Leo veut y envoyer le vice-président. C.J., quant à elle, estime que c’est au président Bartlet de s’y rendre, mais le reste de l’équipe ne l’approuve guère. Lors d’une réunion dans le Bureau ovale, d’une façon plutôt amusante, C.J. pince Toby pour cause, dit-elle, de « désaccord professionnel ». Ce désaccord est explicité par Léo19. Le président demande ensuite à son attachée de presse de dire ce qu’elle pense et celle-ci évoque alors la nécessité de créer une dynamique, dont il pourrait profiter en se rendant en Oklahoma, non pas pour l’image, mais pour porter attention aux sinistrés. Un silence de quelques secondes précède la décision du président qui dit à C.J. : « Vous avez gagné une place à mes côtés dans l’avion20 ».

26 Mais rapidement l’épisode se concentre autour de ce que Leo qualifie de désertion du président21, puisqu’en effet Bartlet passe son temps à écouter les rescapés de la tornade et accumule ainsi un retard de plus de vingt-quatre heures dans les affaires à traiter à la Maison-Blanche. L’épisode joue alors sur un va-et-vient entre ces deux lieux, d’une part la Maison-Blanche où l’absence du président crée des incidents et des malentendus, et d’autre part la ville sinistrée dans laquelle Bartlet fait figure de citoyen solidaire venu au secours des autres. Leo McGarry, confronté à des problèmes de plus en plus critiques, somme C.J. d’arranger une situation qu’elle a provoquée. Celle-ci se rend donc auprès du président, qu’elle trouve assis en train de composer une homélie : « Excusez-moi, lui dit-elle. Ils nous attendent à Washington ». « Après le service », répond Bartlet. « Non, Monsieur le Président. Nous devons y retourner maintenant !, exige C.J., avant d’énumérer les différentes crises en cours. « Les gens ont besoin de moi », rétorque le président en parlant de la ville sinistrée. « Non, Monsieur », réaffirme C.J.

27 Bartlet est assis, C.J. debout est penchée au dessus de lui. Elle poursuit sur un ton de plus en plus ferme et hardi : « Hier, c’était peut-être le cas, mais aujourd’hui, ils ont besoin de reprendre possession de leur ville et de leur police pour assurer leur sécurité, pas la nôtre ! Et de leurs cinquante chambres d’hôtel pour loger les sans-abri. Et ils ont besoin de vous à Washington, afin de créer des emplois et de pouvoir payer les impôts qui serviront à indemniser cette région sinistrée. Que fait-on encore ici, Monsieur ? »

28 Le franc-parler paraît relever ici d’une stratégie de la démonstration. C.J. pèse les causes, les conséquences et anticipe sur l’avenir dans l’intention de persuader Bartlet. De plus, l’interrogation qui clôt cette séquence révèle la manière de parler sans réserve du parrèsiaste (au sens où il n’a pas la réserve du sage, dit Foucault22). Dans l’avion qui le ramène à Washington, le président convoque C.J. et lui demande si c’est un problème qu’il aille soutenir des gens qui ont besoin d’aide. Il a l’impression d’avoir fait plus de bien en vingt-quatre heures qu’au cours des six derniers mois. Les épisodes précédents ont été marqués par l’enlèvement de Zoey23, et C.J. lui avoue qu’elle comprend parfaitement son besoin d’humanité. Alors comment faire pour que le président redevienne le premier des citoyens et gouverne le pays ?

29 Lors de la crise consécutive à l’enlèvement, c’est le XXVe amendement de la Constitution américaine qui a permis de résoudre le problème posé par l’incapacité du président à gouverner24. Mais une fois la crise résolue, le président fait montre de faiblesse dans l’exercice du pouvoir. Le problème qui est posé dans cette scène est celui

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du discours vrai adressé au gouvernant. En demandant à C.J. de s’expliquer25, il crée cette situation caractéristique de la parrêsia démocratique que l’on peut définir comme un rapport entre l’obligation de dire la vérité et l’exercice de la liberté. Il s’agit donc, pour poser le problème en termes foucaldiens, d’éprouver comment il est possible de gouverner le prince (donc pour nous ici le président), de telle sorte qu’il se gouverne lui-même et qu’il gouverne les autres. C.J. va tenir au président Bartlet ce que Foucault appelle « un discours de la gouvernementalité26. » Elle lui dit en effet la chose suivante : « je vous en veux d’avoir fui vos responsabilités. Si vous avez besoin de contact, enseignez les maths dans les ghettos ! Les temps ont été durs pour vous. Pour tout le monde. [...] Vous êtes le président des Etats-Unis ! Mon président ! J’ai peur. Nous avons tous peur. Le monde est devenu trop dangereux, imprévisible. J’ai besoin que vous soyez de retour. J’ai besoin de vous voir diriger le pays27. »

30 Dans cette séquence, C.J. dit la nécessité, pour le président, de se ressaisir, et en quoi il doit changer (elle joue exactement le même rôle que Leo, il n’est donc pas étonnant qu’elle prenne sa suite dans la saison 6), mais aussi, comme dans le dire-vrai prophétique, elle « dit l’imminence menaçante du lendemain28. » La scène (le jeu d’acteur) laisse à penser qu’il ne s’agit pas d’un simple argument rhétorique mais de la manifestation d’une urgence. Souvent, dans la série, il est rappelé que Bartlet est le président des États-Unis, c’est-à-dire de la nation la plus puissante du monde, et qu’à ce titre il doit se montrer digne de ses fonctions. En outre, cet énoncé injonctif est en même temps l’affirmation d’une vérité à laquelle elle croit, une vérité qu’elle considère comme authentiquement vraie. « Vous êtes mon président et j’ai peur », lance-t-elle à Bartlet. C’est ce que Foucault appelle un « redoublement de l’énoncé de la vérité par l’énoncé du fait que je pense cette vérité et que, la pensant, je la dis, c’est celle-là qui est indispensable à l’acte parrèsiastique29. »

31 C.J. parle en effet avec parrêsia, au sens de Plutarque, à savoir que la parrêsia est « une vertu, une qualité personnelle, un courage30. » Ce courage, c’est le courage de la vérité, à savoir que la conseillère du président s’oblige à dire une vérité en laquelle elle croit, en prenant le risque de s’opposer au président, de risquer sa relation avec lui, de le blesser ou de le mettre en colère, ou même pourquoi pas, de perdre son poste. Et c’est précisément ce risque ouvert par le fait de dire la vérité qui fait de la parrêsia « l’exercice le plus haut de la liberté31. »

32 Une scène de même nature se produit avec Toby, dans laquelle le président lui dit : « Tout autre que moi vous aurait déjà renvoyé, il l’aurait fait depuis longtemps ». En ce sens, la parrêsia est liée à l’organisation politique des États-Unis, en tant que pays dans lequel règne la liberté d’expression, et la possibilité, pour tout citoyen, de dire ce qu’il pense, qui plus est pour ceux des citoyens qui sont au premier rang32 dans la sphère du pouvoir. La série joue bien sur ce point de cette circularité repérée par Michel Foucault entre la parrêsia et la démocratie : « Pour qu’il y ait démocratie il faut qu’il ait parrêsia ; pour qu’il y ait parrêsia, il faut qu’il y ait démocratie33. »

33 Bartlet montre également dans cette scène qu’il possède la parrêsia, même s’il ne dit rien. En effet, en contexte démocratique cette notion renvoie à une parole qui laisse sa place à la parole de l’autre. Elle est donc incompatible, en ce sens, avec la tyrannie. Il faut précisément qu’il y ait ces conditions-là de la liberté de parole de tous pour que la parole du parrèsiaste existe et pour qu’elle soit une parole qui persuade. Bartlet, en demandant à C.J. d’expliquer ce qu’elle pense, prend le risque de voir une parole l’emporter sur la sienne. Et il est en effet très intéressant de voir comment la série, à

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maintes reprises, fait jouer la parrêsia, c’est-à-dire cette parole vraie qui persuade, qui se confronte aux autres paroles et qui l’emporte par la vérité qu’elle énonce.

34 En tant que caractéristique de la démocratie, la parrêsia renvoie au premier amendement de la Constitution américaine (qui d’ailleurs n’est cité qu’une seule fois par des magiciens qui ont brûlé le drapeau américain à la Maison-Blanche lors de la fête d’anniversaire de Zoey Bartlet en saison 6) – amendement qui porte notamment sur la liberté d’expression34. En tant que ressort dramatique, le courage de la vérité relance sans cesse la question de savoir à quelles conditions un homme peut continuer à être un bon président, ou du moins un président acceptable. L’on aurait pu aussi se pencher sur une éventuelle crise de la parrêsia, ou sur ce qui peut la remettre en cause, comme dans la République35 où à propos du franc-parler, Platon évoque la cité bariolée et bigarrée dans laquelle il n’y a plus d’unité, puisque chacun suit ses propres décisions. Y- aurait-il aussi un tel risque dans The West Wing ?

BIBLIOGRAPHIE

FOUCAULT Michel, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France, 1982–1983, Paris, collection Hautes études Gallimard/Seuil, 2008.

FOUCAULT Michel, Le courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres II, Paris, Gallimard, Seuil, 2009.

PLATON, La République, Paris, Hachette, 1884. Disponible sur http://gallica.bnf.fr

NOTES

1. À savoir Jed Bartlet, Josh Lyman, Toby Ziegler, Sam Seaborn, C.J. Cregg et Will Bailey. 2. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, collection Hautes études Gallimard/Seuil, 2008, p. 138. 3. C.J. I tell the truth. 4. À la fin de la saison 3. 5. Foucault [2008], p. 140. 6. Citer un auteur qui a rédigé ses Confessions n’est assurément pas un hasard. 7. « Excessive bail shall not be required, nor excessive fines imposed, nor cruel and unusual punishments inflicted. » (« Des cautions excessives ne seront pas exigées, ni des amendes excessives imposées, ni des châtiments cruels et exceptionnels infligés. ») 8. Cet autre, écrit Foucault, « si nécessaire au dire-vrai sur soi même dans la culture chrétienne, où il prend la forme institutionnelle du confesseur ou du directeur de conscience » in [2009], p. 7. 9. Foucault [2008], p. 163-164. 10. Ibid, p. 82. 11. Foucault [2009], p. 17 12. CROUCH. « I’ve served on this bench for 38 years. I took my seat the year you began college. I believe I’ve earned the right to say a word. »

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13. CROUCH. You ran great guns in the campaign. It was an insurgency, boy, a sight to see. And then you drove to the middle of the road the moment after you took the oath. Just the middle of the road. Nothing but a long line painted yellow. BARTLET. Excuse me, sir... CROUCH. I wanted to retire five years ago. But I waited for a Democrat. I wanted a Democrat. Hmm ! And instead I got you. 14. Il ne tient pas à garantir les droits de la vie privée. 15. C’est Josh qui fera son portrait élogieux, juste avant que le spectateur le découvre quand il pénètre à la Maison-Blanche : « Mendoza a fait son droit à la dure. Il a été blessé à la jambe, a pris un emploi de bureau, et suivi des cours du soir. Il est brillant, décidé, humain, expérimenté. S’il n’a pas le profil, c’est que tu doutes des Américains. » (Traduction de l’édition française) / « Mendoza went to Law School the hard way. He got shot in the leg, and when they offered him a hundred percent dispensation, he took a desk job instead and went to law school at night. He’s brilliant, decisive, compassionate, and experienced. And if you don’t think that he’s America’s idea of a jurist, then you don’t have enough faith in Americans. » 16. Foucault [2008], p. 279. 17. Ibid, p. 14. 18. Foucault [2008], p. 275. 19. LEO. She thinks you should go (« Elle pense que vous devriez y aller »). 20. Le président est d’ailleurs incapable de justifier son choix : « S’il [le vice-président] découvre pourquoi j’ai accepté, il est plus malin que moi. » 21. « Je crois qu’il vient de déserter » dit-il à Toby Ziegler et à Angela Blake, après que le président lui a raccroché au nez. 22. Foucault [2009], p. 27. 23. La fille cadette du président Bartlet. 24. Bartlet a confié le pouvoir à son concurrent à l’élection présidentielle. 25. BARTLET. I’m asking you a direct question, C.J. 26. Foucault [2008], p. 67. 27. C.J. Honestly, Sir? I resent you ignoring the responsibilities of your office. If you want to reach out and touch people, teach math at East Saint Louis after your term expires. BARTLET. So you think my staying longer was some sort of personal indulgence? C.J. I think it’s been a difficult time for you sir. For all of us. BARTLET. What’s this really about, C.J.? C.J. I understand there was no time, sir. I can’t imagine what it was like. I don’t have children. BARTLET It’s like I knew who I was, then woke up one morning and didn’t have a clue. C.J. I understand, sir. But I need more. You’re the President of the United States. My President. I’m frightened. We’re all frightened. This is... the world is too dangerous now. Unpredictable. I need you back. I need you to lead. [pause] Is there anything else, Mr. President? He shakes his head and she gets up and leaves. 28. Foucault [2009], p. 29. 29. Foucault [2008], p. 62. 30. Ibid, p. 68. 31. Ibid., p. 64. 32. À partir de textes d’Euripide, Michel Foucault relève est il y a trois catégories de citoyens. Être au premier rang des citoyens « c’est faire partie de ces quelques-uns qui sont au premier rang de la ville ». Dans Les suppliantes, être au premier rang de la ville cela signifie être au premier rang relativement « à la distribution du pouvoir, de l’autorité, de l’influence effective dans la ville ». Il s’agit de la répartition effective « de l’autorité politique, de l’exercice du pouvoir parmi et à l’intérieur de cette masse ou de cet ensemble constitué par les citoyens de droit » (Le gouvernement de soi et des autres, p. 94). Ou encore pour résumer au sujet de ces trois catégories de

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personnages qui sont trois catégories de citoyens égaux il y a : « les pauvres sans puissance ; et, parmi les puissants, ceux qui se taisent et ne s’occupent pas des affaires de la cité ; et ceux qui se servent et du logos et de la polis » (Ibid., p. 95). 33. Ibid., p. 143. 34. « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances. » 35. Platon, La République, VIII, 557b.

RÉSUMÉS

Le souci de la vérité et le franc-parler font l’objet de mises en scène souvent complexes dans The West Wing. Qu’est-ce qui fonde le pouvoir de parler, si ce n’est pas le statut politique ni le rôle joué par l’individu dans la démocratie ? Par quelles opérations, par quelles procédures, la vérité, d’après The West Wing, peut-elle être dite dans la démocratie américaine ?

The desire to speak the truth is often dramatized in complex ways in The West Wing. What gives someone the power to speak if it be not the political status or the role that an individual plays in a democracy? According to the series, by which operations and procedures, should the truth be told within the U.S. democracy?

INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), série télévisée, politique, démocratie, vérité, parole, Foucault Michel, États-Unis Keywords : West Wing (The), TV series, politics, democracy, truth, speech, Foucault Michel

AUTEUR

VALÉRIE PÉREZ Valérie Pérez enseigne la philosophie à l’ESPÉ de Guadeloupe. Elle est rattachée au laboratoire LLCP de l’université de Paris 8. Elle s’intéresse aux relations entre philosophie et littérature. Ses travaux portent essentiellement sur les auteurs du XVIIIe siècle. Valérie Pérez teaches philosophy at the ESPE in Guadeloupe. She is a member of the LLCP research unit at the University of Paris 8. Her research focuses on the relationships between philosophy and literature, mostly on 18th century authors.

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Délibération et circulation des idées entre l’Aile ouest et la Situation Room

Perig Pitrou

« Take a look at this book. This is exciting stuff. It’s about who we are and what we want » Le Président à propos du livre de la Constitution des États-Unis qu’il offre à sa fille. The American President (Aaron Sorkin, 1995)

1 Avant d’étudier certaines thématiques liées à The West Wing, je commencerai par faire un court détour par le Mexique, pays dont ses habitants n’hésitent pas à déplorer avec humour qu’il est « si loin de Dieu et si proche des États-Unis » (tan lejo de Dios y tan cerca de los Estados Unidos). Lors d’une enquête ethnographique de deux ans réalisée chez les Mixe1 de l’État de Oaxaca au Mexique, j’ai été amené à accompagner les représentants d’un village lors des rites d’intronisation. Dans les communautés villageoises paysannes où vivent les 130 000 Mixe, les habitants se sont vu accorder une autonomie par le pouvoir central, qui les autorise à élire leurs représentants lors d’assemblées générales, sans passer par un système de vote à bulletins secrets. Chaque année, un groupe d’hommes est ainsi tenu d’assumer bénévolement une charge à la suite d’une cérémonie lors de laquelle les membres de l’équipe municipale sortante remettent des bâtons de commandement à leurs successeurs sur la place du village ; cette présentation publique est complétée par des parcours rituels, plus secrets, lors desquels les édiles pratiquent nuitamment des sacrifices de volailles dans la mairie. À cette occasion, ils sollicitent l’intervention d’une entité appelée « Celui qui fait vivre » (yïkjujyky’äjtpï) afin qu’elle les aide à remplir leur mission dans de bonnes conditions. Outre la protection, le maire et ses assistants sollicitent que cette entité « envoie des idées » ou « des pensées » ou aide à « trouver les bonnes paroles », c’est-à-dire qu’elle participe aux processus de résolution de conflits : en plus de ses pouvoirs matériels, il se voit donc attribuer une capacité d’intervenir favorablement dans des activités cognitives et délibératives. Même si, à certains égards, l’« envoi de pensées » relève d’une forme d’hétéronomie, le dialogue et la réflexion collective sont hautement

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valorisés comme le prouvent les énoncés dans lesquels les énonciateurs déclarent espérer « trouver entre eux les idées ».

2 Je ne chercherai pas à entrer davantage dans les détails concernant les conceptions autochtones du pouvoir, me permettant de renvoyer à d’autres travaux que j’ai consacrés à cette question, en particulier pour élucider la manière dont l’agentivité des non-humains s’insère dans l’institution politico-judiciaire de résolution des conflits2. Je soulignerai seulement le parallèle qui m’est souvent venu à l’esprit entre les dispositifs mésoaméricains de légitimation du pouvoir, et les scènes se déroulant dans la Situation Room où certains protagonistes de The West Wing se retrouvent pour prendre des décisions cruciales. À l’instar de ce qui s’observe chez les Mixe, tout se passe comme si les délibérations relatives à la résolution de conflits nécessitaient la formation d’un pli ou d’un repli à l’intérieur de la Maison-Blanche, filmée en général comme un espace relativement ouvert et dans lequel les personnes, les paroles et les idées circulent avec une fluidité que tous les commentateurs ont remarquée (cf. l’article d’Ophir Lévy dans ce volume). C’est à partir d’un tel contraste que je souhaite aborder la problématique de la délibération qui constitue une des principales trames scénaristiques de la série : dans tous les épisodes, l’enjeu est en effet de suivre comment les idées élaborées par les différents conseillers sont transmises au Président Bartlet de façon à ce qu’il prenne les décisions adéquates. Étant coextensive à l’intégralité des épisodes, cette problématique ne saurait être traitée de façon exhaustive dans le cadre d’un article, mais l’examen de quelques scènes se déroulant dans la Situation Room, ou dans son orbe, permettra d’aborder des questions fondamentales aussi bien pour la série que pour une réflexion plus large relevant de l’anthropologie politique.

3 Hiérarchiquement, le Président est celui qui décide, mais la multiplicité des conseillers soulève le problème des limites de leur influence – ou, inversement du degré réel d’autonomie du « Leader of the free world ». On se confronte donc ici à une question qui ne cesse de se reformuler depuis Les Lois, en passant par Le Prince, jusqu’aux débats relatifs au rôle des « spin doctors » : lorsque s’accroît le rôle du conseiller, qui est véritablement l’auteur des décisions prises par le gouvernant, que celles-ci s’expriment verbalement ou qu’elles s’inscrivent dans une signature ? Ce n’est évidemment pas cette question, trop générale, que je traiterai en tant que telle ici. Mon intention est de faire apparaître les caractéristiques distinctives des décisions prises dans la salle de crise, ce qui implique de mettre au jour les dispositifs qui encadrent la circulation des idées lorsque la sécurité nationale ou internationale est menacée ainsi que les principes sur lesquels les délibérations s’appuient en ces occasions.

La circulation des idées : fluidités et médiations

4 Une des marques de fabrique de The West Wing est constituée par les scènes filmées en travelling durant lesquelles le spectateur suit les déplacements rapides des personnages, alors même qu’ils sont engagés dans des dialogues aussi fluides que précis, en dépit de leur haute technicité. C’est qu’il faut aller vite. Dans le cas le plus paradigmatique, la fin du parcours dans les couloirs correspond avec le moment où les conseillers entrent à l’intérieur du Bureau ovale : il convient alors d’être bref et de formuler clairement des propositions aidant le Président dans les innombrables décisions qu’il doit prendre quotidiennement. Les déplacements dans l’espace, indissociables d’un emploi du temps extrêmement chargé, rendent sensible une organisation hiérarchique exigeant que les

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idées les plus pertinentes convergent vers POTUS (President of the United States) afin qu’il fasse les choix les meilleurs pour l’avenir de la nation.

5 Cela implique, comme Leo – le chef de cabinet de la Maison-Blanche - le recommande souvent aux conseillers, qu’une forme de stabilisation de l’hésitation ou, à tout le moins, qu’une réduction du nombre des options possibles soit réalisée au préalable ; tout doit être mis en œuvre pour éviter que le Bureau ovale ne devienne un lieu de tension ou de dissensus, comme le montre bien l’épisode dans lequel Josh (chef de cabinet adjoint), souffrant d’un syndrome post-traumatique, ose élever la voix face au Président (2.10). Avant d’en arriver à cette étape finale de résolution – qui, dans les cas les plus épineux, présente ses méandres propres – lors de laquelle le Président tranche à partir des informations transmises, ses conseillers doivent eux-mêmes s’être engagés, individuellement ou collectivement, dans une activité délibérative qui les conduit à filtrer parmi toutes les informations qu’ils reçoivent celles qui sont vraiment pertinentes. Même si aucun des personnages n’échappe tout à fait, ne serait-ce que de manière subreptice, à l’hubris de la toute-puissance, c’est évidemment le contraire que les auteurs de The West Wing cherchent à mettre en valeur, c’est-à-dire un univers politique dans lequel les problèmes qui émanent de la société civile émergent progressivement dans le débat public jusqu’à être pris en compte par ceux qui sont aux responsabilités.

6 Dans sa préface à l’ouvrage Le Fantôme de l’esprit public de Walter Lippman 3, Bruno Latour met en évidence avec beaucoup de perspicacité la façon dont des idées deviennent des problèmes (issues), à mesure qu’un individu ou un groupe d’individus parvient à élargir le cercle de ceux prêts à se mobiliser pour défendre une cause. Conformément à un phénomène que l’anthropologie politique a souvent observé dans les organisations hiérarchiques, le bureau de chacun des conseillers fonctionne comme une « réplique » du Bureau ovale, c’est-à-dire comme un lieu de convergence, vers lequel des visiteurs viennent régulièrement faire « remonter », comme on dit, des revendications ou défendre des projets qui leur tiennent à cœur. Que ce soit lors des discussions à bâtons rompus qui accompagnent des déplacements ou des entretiens dans des bureaux, The West Wing ne cesse donc jamais de faire l’éloge de la fonction résolutive et consensuelle de la parole en acte.

7 Après les pouvoirs de la plaidoirie auxquels le cinéma américain nous a accoutumés – par exemple dans Twelve Angry Men (1957) de Sidney Lumet, ou dans Mr Smith Goes to Washington (1939) de Franck Capra – on voit ici représentée la façon dont un collectif parvient à construire une décision juste, à partir de la réitération de séquences dialogiques. Même si nous sommes invités à voir les choses de l’intérieur, ce n’est donc pas tant l’idéal de la transparence qui constitue l’horizon de ce processus que celui d’une connexion démocratique unissant le Président à son peuple sans solution de continuité.

8 La multiplicité des conseillers – surtout si l’on tient compte de ceux qui n’apparaissent pas dans l’organigramme officiel – introduit cependant de la différence : chacun intervient en fonction de principes spécifiques qui orientent sa perception du réel. L’impression de continuité produite par les scènes de travelling ne doit pas en effet faire oublier que les délibérations ou les accords sont toujours le fruit d’un intense travail fourni par les divers acteurs pour combiner de l’hétérogène ; l’intérêt de la fiction tenant précisément dans sa capacité à incarner les différences dans des personnages dont les compétences ou la sensibilité ouvrent sur une pluralité de perspectives sur le

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monde. Dans De la critique4, Boltanski propose de distinguer le « monde » et la « réalité » : le premier correspondant à « l’ensemble de ce qui arrive » – pour reprendre la formule de Wittgenstein – tandis la seconde désigne ce qui, dans une construction sociale donnée, semble normal aux acteurs qui y évoluent. Similairement, on pourrait soutenir que dans The West Wing chaque personnage fait transiter des informations, à partir d’une ponction sélective de vues sur le monde, qui offrent une version différentielle du réel construite avant d’être proposée au Président. Face à une telle dissémination, la continuité dans la circulation des idées ne s’obtient qu’au prix d’importants efforts pour surmonter des discontinuités et assembler des positions dissemblables, voire antagonistes.

9 L’enquête sur les modes d’existence5 de Latour contient des instruments analytiques et descriptifs fort utiles lorsqu’on cherche à suivre la circulation des idées dans des réseaux à l’intérieur desquels s’enchevêtrent et s’agencent les humains et les non- humains tels que des machines, des dieux ou des objets. Similairement, dans The West Wing, la mise en images exige de maintenir dans l’existence tous ces êtres en les insérant dans un réseau cohérent ce qui apparente le travail du scénariste à celui de l’ethnographe : l’un comme l’autre doivent être capables de repérer les objets qui sont vraiment indispensables au bon déroulement des interactions. Des pages entières pourraient ainsi inventorier la multitude d’objets6 qui participent peu ou prou, à l’élaboration des informations : les écrans (téléviseur, ordinateur, vidéoconférence), les téléphones, les petites notes, les bureaux, les stylos, les micros, tous participent au transfert des idées entre les personnages et d’un lieu à un autre.

10 Certains objets renvoient aux procédés technico-cognitifs spécifiques qui caractérisent les compétences propres à certains personnages lorsqu’ils réfléchissent. La capacité de Josh à avoir sans cesse présent à l’esprit l’équilibre des forces au Congrès se manifeste dans un tableau à fiches placé dans son bureau. L’accès à des informations stratégiques inhérent à la position de Leo explique qu’il manipule souvent des petites notes en papier ou un téléphone qui le connectent avec des interlocuteurs inconnus. Toby, le directeur de la communication, pour des raisons analysées plus loin, manipule souvent des livres de droit et, conformément à sa fonction de rédacteur de discours, n’est jamais très éloigné de son carnet de notes. On ajoutera d’ailleurs que ce dernier objet indique que les délibérations du Président ne sont pas seulement orientées par les informations transmises : elles s’énoncent aussi à partir des mots mis à sa disposition par ceux qui ont pensé pour lui.

11 Il serait possible de continuer à inventorier la spécificité discursive et technique du décryptage du monde auquel procèdent des protagonistes tels que Sam (directeur- adjoint de la communication), C.J. (la porte-parole de la Maison-Blanche), Charlie (assistant personnel du Président, mais aussi Joey Lucas, la spécialiste des sondages, les militaires, voire même le psychanalyste ou le prêtre qui apparaissent dans certains épisodes. L’important est de noter que ces procédures s’effectuent en mobilisant des principes généraux censés orienter l’action individuelle et collective. Dans la plupart des épisodes, la pluralité, synonyme de divergence ou de désaccord, ne fait pas obstacle à un travail d’unification et d’agencement des positions des uns et des autres, même si cela occasionne parfois des tensions ou des frustrations.

12 En revanche, dans d’autres épisodes, le conflit entre les principes mobilisés par les acteurs devient si intense que la dimension dramatique de l’exercice du pouvoir se fait jour. Ces moments de tensions, qui obligent les participants à produire des

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« justifications » (Boltanski & Thévenot7), c’est-à-dire à expliciter et à défendre les principes à l’aune desquels ils veulent juger les situations, constituent un terrain privilégié pour étudier les apories dont Bartlet cherche à sortir. Dans ce cadre, le conflit rémanent entre pouvoir civil et pouvoir militaire possède une valeur paradigmatique, c’est pourquoi il convient de jeter un œil sur ce qui se déroule dans la Situation Room, un espace dont le fonctionnement constitue une sorte d’opposé structural à celui observé dans l’Aile ouest.

13 Les contrastes que les scènes filmées dans la salle de crise introduisent à l’intérieur d’une organisation fluide sont si importants qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’à plus d’un titre, l’entrée dans cet univers produit une sorte de changement de régime. C’est tout d’abord les modalités de la circulation des personnes qui se modifient : alors que les bureaux sont la plupart du temps ouverts et que même les participants des visites organisées ont le droit d’accéder au Bureau ovale, parmi l’équipe du Président, seul lui et Leo – et C.J. lorsqu’elle lui succède – ont accès à cet espace sécurisé. Ce centre de gravité, creusé dans les fondements de l’édifice, auquel on accède par un déplacement vertical tend à inverser le mouvement de convergence, essentiellement horizontal, décrit précédemment. Même si les militaires et spécialistes du renseignement qui attendent assis à la table des opérations doivent se lever et être au garde-à-vous lorsque le « Commandant en chef » entre dans la pièce, cela ne doit pas faire perdre de vue que, dans ce contexte, c’est toujours le Président qui doit se déplacer lorsqu’on l’appelle. D’emblée, on comprend que le caractère exceptionnel de la Situation Room ne provient pas seulement de l’urgence des conflits : il dépend directement d’un équilibre spécial qui s’établit entre les instances du pouvoir.

14 Si l’influence des conseillers conduit parfois à s’interroger sur l’autonomie du Président, lorsqu’il est entouré par les militaires, les choses vont encore plus loin, et on a souvent l’impression que le représentant du pouvoir exécutif est subrepticement dépossédé de ses prérogatives au moment même où sa fonction de décideur atteint son paroxysme. Certes, en proposant à Bartlet des « scénarios » et en attendant qu’il donne des ordres, les militaires ne contestent jamais ouvertement la hiérarchie du commandement. Il n’en demeure pas moins que, dès lors que la question de l’usage de la force se pose, l’hésitation accompagnant d’ordinaire la délibération se mue en une sorte de flottement plus inquiétant concernant l’identité du véritable auteur des décisions prises. Ici – c’est-à-dire, aussi, dès qu’il est question de guerre – la discrétion et l’obéissance de Leo laissent place à une attitude plus affirmative, d’autant plus troublante qu’elle se manifeste au travers d’une sorte de discrète manipulation. Même quand Leo n’énonce pas explicitement la solution qui lui semble la meilleure, il n’est pas rare que Bartlet tourne vers lui des regards inquiets, comme s’il était possesseur d’un savoir secret.

15 En vérité, dans ces moments-là, alors que semble vaciller l’assurance de Jed Bartlet, on découvre que ce n’est rien moins que la fonction présidentielle qui traverse une épreuve à chaque descente dans la salle de crise. La première plongée dans cette réalité, lors de l’épisode « A proportional response » (« Riposte proportionnelle », 1.3), invite à ne pas faire un contresens : le problème ne saurait se résumer à l’opposition caricaturale entre un pouvoir civil pacifiste et des militaires prompts à entrer en guerre. Dans cet épisode, ce sont en effet les militaires, assistés par Leo, qui doivent contrôler la soif de vengeance de Bartlet et calmer son désir d’engager une réponse disproportionnée à l’attentat dont sont victimes les États-Unis : ce n’est donc pas tant la pusillanimité du

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Président – que Leo critique souvent – que son manque d’expérience dans l’art de la guerre et du champ de bataille qui le place en porte-à-faux vis-à-vis des militaires. Au contraire, Leo possède cette expérience, comme le prouve le très bel épisode dans lequel les flashbacks de son propre sauvetage lors de la guerre de Corée se superposent avec les séquences lors desquelles s’organise l’exfiltration de deux soldats depuis ce qui devient véritablement une « salle des opérations », autre traduction possible de Situation Room (5.14).

16 En première analyse on peut affirmer que, paradoxalement, dans un endroit tout entier construit pour que les décisions soient prises par le Commandant des armées, le manque d’expérience de Bartlet le rend moins apte à imposer ses choix que les autres personnes assises autour de la table, situation singulière qui s’accompagne d’une modification du régime de visibilité et des procédures de captation du réel ainsi que de la temporalité qui en dépend. Il ne s’agit plus ici de suivre les innombrables cercles de la politique, les lentes constructions grâce auxquelles les idées de la multitude convergent vers la Maison-Blanche : au contraire, grâce aux vidéoconférences et aux images satellitaires, un mouvement centrifuge permet aux militaires d’étendre leur pouvoir jusqu’aux extrêmes limites du monde. Dans ce lieu clos et sans fenêtre, l’enjeu est alors de s’approcher, autant que possible, d’une forme de simultanéité de la perception tout autant que de l’action : à la différence des autres décisions du Président, celles prises dans cette salle des opérations sont immédiatement suivie d’effets. On trouve un très bon exemple de cette simultanéité dans l’épisode The War at Home (2. 14) : alors même que Bartlet ordonne en temps réel aux forces spéciales de donner l'assaut à des cartels de la drogue en Colombie, il est immédiatement informé qu’un missile sol-air a touché un hélicoptère de l'armée tuant plusieurs militaires.

17 Dans ces contextes, on assiste à la transformation des modalités de l’expression des décisions présidentielles en se déplaçant du Bureau ovale vers la Situation Room. En haut, le pouvoir présidentiel se manifeste et s’incarne dans une signature tandis qu’en bas, c’est avec des signes beaucoup plus fugaces, par la parole, voire par un simple signe de la tête, que Bartlet lance les opérations militaires. Derrière le contraste entre deux espaces, c’est donc un antagonisme plus ou moins latent entre deux formes de pouvoir qui émerge : la première repose sur la force du droit et la légitimité démocratique, la seconde trouve son origine dans l’expérience de la guerre que les spécialistes de l’usage rationnel de la force se transmettent génération après génération.

18 C’est d’ailleurs en raison de cette transmission diachronique qu’on peut identifier un régime d’historicité spécifique à la salle des opérations. Par-delà le reenactment de l’expérience individuelle du champ de bataille que favorise le dispositif technico- sensoriel de la salle, on découvre que certains événements collectifs structurent les principes à partir desquels les militaires déploient leur interprétation du monde – et donc sa transformation. On en trouve un excellent exemple lorsque Bartlet et les militaires cherchent une solution pour arrêter Shareef, le Ministre de la Défense du Qumar, dont les liens avec les terroristes sont avérés. Comme la référence à l’élimination d’un général japonais durant la Seconde Guerre Mondiale l’indique dans le titre de l’épisode (« We Killed Yamamoto », « On a tué Yamamoto », 3.21), pour les militaires, la décision d’avoir recours à la force s’élabore à partir d’une mémoire spécifique du passé sur laquelle le recours à l’action vient s’appuyer.

19 Une fois repéré cet antagonisme, il convient d’approfondir l’analyse afin de ne pas se contenter de constater que les contrastes entre les espaces, les personnes ou les

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systèmes axiologiques renvoient à une opposition entre la force et le droit. Je concentrerai donc mon attention sur le déroulement des épisodes durant lesquels les problèmes liés à la mise à mort de Shareef occupent le devant de la scène (pour le spectateur), tout en étant traités dans un clair-obscur porteur d’une haute intensité dramatique.

L’elliptique du pouvoir et la construction mythique de la délibération

20 Les auteurs de The West Wing sont trop subtils pour se limiter à opposer militaires et représentants élus. L’enjeu, tant pour la dramaturgie que pour la réflexion philosophique, est de déterminer comment ceux qui représentent ces deux instances de pouvoir en arrivent, concrètement, à prendre des décisions « ensemble », étant entendu que cette forme d’association s’apparente souvent à une chimère au fonctionnement toujours instable. Cela ne signifie pas que le recours à la force serait une fois pour toute codifié et légitimé : au contraire, comme en attestent les âpres discussions provoquées par la découverte de l’implication de Shareef dans des activités terroristes, le travail par lequel un « attachement » (Latour) du droit et de la force est obtenu doit sans cesse être repris.

21 Bien qu’au début de l’épisode 3.20, les spécialistes militaires exposent des preuves irréfutables de la culpabilité de Shareef, Bartlet considère qu’elles sont insuffisantes pour être transmises au Ministère de la Justice. Comme il le répète à plusieurs reprises, son intention est de traîner Shareef devant les tribunaux et, dans cette perspective, il est indispensable de s’appuyer sur des éléments susceptibles d’être retenus comme valables dans le régime spécifique de véridiction propre à cet univers. Si les militaires considèrent détenir suffisamment d’informations, au regard de la justice, qui exige une requalification conformément au droit, on est encore loin du compte – nouvelle illustration de la pluralité des principes sur lesquels le travail de construction de l’information se développe, et Bartlet sort de la salle crise en déclarant : « You haven’t got it ». Lors d’une autre réunion, on comprend cependant que le problème n’est pas seulement quantitatif et qu’un supplément d’information ne suffit pas.

22 Comme Latour l’établit bien dans La Fabrique du droit8, le fonctionnement des institutions chargées d’appliquer le droit exigent que toutes les décisions soient prises en conformité avec un ensemble de règles qu’il convient de ne pas oublier et de ne pas transgresser. Alors que les prévisions des militaires s’appuient sur l’analyse des situations passées, les délibérations des juristes sont liées à une chaîne de décisions préalables qui ont été objectivées dans des textes de lois et, en dernière instance, toute décision se doit de ne pas contrevenir à la Constitution – dont le poids est particulièrement important aux États-Unis – ou à des principes fondamentaux liés aux droits de l’Homme. En dépit de la production de nouvelles preuves accablantes pour Shareef, Bartlet s’entend ainsi dire : « The judge would throw out the case. The entire chain of evidence leading us to Shareef originates with the testimony of a Chechnyan prisoner ». L’usage de la torture sur ce témoin – dans un pays l’autorisant – étant jugé illégal par la justice américaine, c’est donc l’ensemble de l’échafaudage judiciaire qui s’écroule, laissant Bartlet désemparé : jusqu’à la fin de cette opération, il ne cessera de déclarer son désir de faire juger le coupable (« I want him tried ») plutôt que d’avoir recours à la force pour l’éliminer.

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23 Face à cette impasse, une brèche dans la chaîne de commandement s’ouvre au moment où Leo reste dans la Situation Room, sachant que Fitzwallace souhaite, en marge des réunions, lui exposer son interprétation de la situation. La discussion s’engage à partir d’une question que le Général – ou les scénaristes – semble directement extraire du chapitre XIII du Léviathan9 : « Can you tell when it’s peacetime and wartime anymore ? ». Leo a beau défendre la position du droit et des lois internationales qui protègent depuis l’Antiquité les diplomates ou déclarer qu’il n’apprécie guère la teneur de cette conversation, on sent bien qu’il le fait avec nettement moins de vigueur que Bartlet quelques minutes auparavant. Il faut dire que le Général Fitzwallace déploie une argumentation rigoureuse pour défendre la conception qu’il se fait du monde qui tient finalement en la prémisse suivante : on est en état de guerre. S’appuyant sur l’idée que même les lois de la nature ne s’appliquent pas – autre référence probable à Hobbes –, le militaire affirme clairement que le régime de véridiction dont relèvent certaines opérations militaires est irréductible à celui du droit.

24 À la fin de cet entretien, Leo semble convaincu, même s’il n’en dit rien ouvertement ; il va d’ailleurs à son tour s’employer à faire changer Bartlet d’avis. À ce moment-là, la nature double – duplice ? – de Leo se manifeste d’une façon flagrante : malgré son dévouement pour le Président, son passé de héros de guerre tout comme ses accointances avec le monde des militaires conduisent à faire souvent douter de sa neutralité. En nous le montrant discuter seul avec les gradés dans la salle de crise, le spectateur observe avec perplexité comment un personnage attachant se révèle également être le détenteur d’un pouvoir exorbitant alors même qu’il n’a pas été élu.

25 Dans les épisodes liés à l’affaire Shareef, l’ascendant, d’ordinaire modéré, de Leo sur son supérieur hiérarchique apparaît avec une certaine brutalité, comme la discussion qui s’engage dans le Bureau ovale en offre une parfaite illustration à la fin de l’épisode. Tout comme l’échange entre Leo et le Général qu’il duplique en le modifiant, la teneur de ce dialogue est hautement philosophique, en particulier lorsque Bartlet réitère sa volonté de ne pas transgresser les lois internationales et soutient – contre Leo qui lui reproche sa position idéaliste – qu’il existe des « absolus moraux » (« The are moral absolutes »). De telles déclarations ne manquent pas de panache et de fermeté, elles ne font cependant pas oublier que Bartlet les énonce au moment même où il semble abdiquer devant Leo emporté, en cette occasion, très loin par sa conviction, comme le prouvent les paroles qui passent la barrière de ses dents – pour reprendre l’expression d’Homère : LEO. This is justified. This is required. BARTLET. Says who? LEO. Says me, Mr. President. You want to go ask some more people, they’ll say so, too.

26 Dans un épisode extrêmement réussi (5.8), les conseils de Josh permettent au Président de reprendre la main dans la lutte pour le leadership qui l’oppose au Republican Speaker of the House. Ici le spectateur devient témoin d’un conflit d’autant plus grave et inquiétant qu’il se déroule dans les interstices du fonctionnement des institutions tel qu’il est prévu par la Constitution. La référence de Leo à l’opinion des autres, censée valider la position défendue, confirme cette analyse : déclarer qu’on aurait le peuple derrière soi si on lui demandait son avis sera toujours différent d’en être un représentant élu devant rendre compte de ses actes. Pourtant Leo ne devient pas véritablement le détenteur du pouvoir, pas plus que la démocratie américaine ne se

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transforme en une dictature lorsque des actes aussi problématiques que l’assassinat d’un ennemi sont décidés.

27 Dans l’épisode qui clôture la troisième saison, fort judicieusement intitulé Posse Comitatus (« Assassinat politique », 3.22) – un principe politique selon lequel l’armée n’a pas le droit d’intervenir dans des affaires judiciaires ou politiques –, on assiste en effet au déploiement d’un dispositif grâce auquel l’appareil d’État tente d’attacher l’usage exceptionnel de la force à un acte juridique. C’est le sens de la scène lors de laquelle Leo et Fitzwallace informent officiellement (« submit to you for notification ») les politiciens qu’ils réunissent autour d’eux qu’une action militaire va avoir lieu sans en donner les détails. Approuvée par les chefs des services secrets et par les autorités militaires, Leo précise que durant cette « covert operation », « The President’s rescinding his own Executive Order », ce qui atteste d’une forme de séparation au sommet même de l’exécutif, alors que c’est le Président qui va donner le feu vert. Si je comprends bien cette séquence – pas tout à fait claire quand on n’est pas familier du fonctionnement des institutions états-uniennes –, cela signifie qu’un artifice légal permet à Bartlet de décider sans être considéré, d’un point de vue légal, comme l’auteur de la décision, confirmant ainsi qu’on se trouve dans un régime d’exception.

28 À la fin de l’épisode, qui coïncide avec la fin de la saison, Bartlet doit ainsi se résoudre à donner son accord – dans une configuration tout à fait dissemblable à celle qui le voit trancher entre les options que lui soumettent avec respect ses conseillers dans les affaires courantes. Il a beau réitérer ses déclarations initiales – preuve que sa position n’a pas bougé d’un iota – « I want him tried » ou le catégorique « It’s just wrong. It’s absolutely wrong », la réponse de Leo (« I know, but you have to do it anyway ») confirme que le pouvoir de décision du Président est enserré dans les rets des scénarios préparés par les militaires, qui s’imposent à lui, comme la carte du prestidigitateur à celui qui croit faussement qu’il a le choix.

29 Bartlet est-il libre de décider à cet instant ? Dans le fond, c’est peut-être indécidable, tant il est malaisé de déterminer le pouvoir réel dont il dispose lorsque la machine de guerre lancée. Quoi qu’il en soit de la réalité de cette liberté, l’angoisse qui en accompagne l’exercice bouleverse véritablement celui à qui il incombe de prendre une telle décision. L’inventivité des scénaristes est d’ailleurs d’ajouter à ce qu’on pourrait appeler une elliptique des pouvoirs constituée par les deux centres de gravité, formés par le Bureau ovale et la salle de crise, un troisième point de focalisation à partir duquel observer le phénomène de la délibération.

30 Il est en effet donné à voir les tourments de l’âme qui enferment le Leader of the free world au point de l’obliger à consulter le psychanalyste Stanley Keyworth, espérant, suppose-t-on, que ce dernier lui donne une « clé valable » pour sortir de l’impasse. En vérité, la séance d’analyse en face-à-face se déroulant au début de l’épisode n’apporte guère de réconfort à un Bartlet tenu au secret et qui, aux yeux de la loi – non pas de l’inconscient mais de la Cour Suprême – rendrait complice celui qui en entendrait la divulgation. Le régime du droit, à la fois impuissant face à la force mais continuellement mobilisé pour l’encadrer, semble ici obérer toute possibilité de libération par la parole ce qui, dans un final époustouflant, fait pleinement entrer le personnage de Bartlet dans la tragédie.

31 Les brèves associations de pensées évoquées devant Keyworth nous ont appris que le Président s’est réveillé en chantant une chanson qu’il va entendre lors d’une représentation théâtrale intitulée The War of the Roses à laquelle il doit assister le soir

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même. Le refrain « and victorious in war shall be made glorious in peace » rappelé par Bartlet révèle à la fois le conflit qui le mine et son secret espoir de voir se réaliser l’adage Si vis pacem, para bellum. Tout comme Hamlet ou Œdipe Roi – autres personnages confrontés à la question de la décision – permettent à Freud d’illustrer et de conceptualiser la dynamique des conflits inconscients, les images de théâtre qui s’intercalent avec celles de la mise à mort de l’ennemi dans le non-lieu des Bermudes, donnent à voir un autre espace, tragique, à l’intérieur duquel se déroule le processus de délibération. Il n’y a ici plus de conseillers, et seul transparaît la solitude du souverain dont le pouvoir est si grand qu’il n’est jamais, en tant que personne, à la hauteur de l’image que l’histoire ou la fiction – toujours intimement liées – conservent de lui.

32 À côté de l’antagonisme entre les temporalités propres au droit et à la force, The West Wing parvient également à montrer comment l’incarnation du pouvoir repose sur une sorte de hors temps fictionnel ou fantasmatique à l’intérieur duquel les gouvernants doivent, génération après génération, porter le poids de l’expérience de la prise de décision, expérience d’autant plus douloureuse que c’est une mise à mort qui est en jeu, à savoir l’incarnation même de l’inéluctable.

33 C’est d’ailleurs lorsque Bartlet est conduit à répondre de ses décisions, quelques épisodes après la mise à mort de Shareef qu’il devient grand, à la hauteur de la fonction qu’il occupe. Comme il l’avait prévu dès le départ, il n’était guère possible qu’une « covert operation » aux implications aussi graves ne soit pas découverte un jour ou l’autre. Ainsi, alors que le personnel de la Maison-Blanche cherche à étouffer l’affaire, le Qumar menace de déclarer que la mort de Shareef n’est pas accidentelle (4.1 et 4.2) ; même s’il en attribue l’origine à un allié des États-Unis, cette nouvelle replonge le Président dans un conflit qu’il savait latent, le contraignant à endosser la responsabilité et, ce faisant, à retrouver son leadership face aux militaires. Au début de l’épisode pourtant, ce n’est pas gagné. Il semble s’être totalement absenté de la Situation Room où Leo et Fitzwallace reçoivent la conseillère pour la sécurité nationale, Nancy, qui, extrêmement remontée, déclare : « let’s recommend to the President we attack ». Entre la « recommandation » et « la commande » l’écart semble s’être à nouveau rétréci, ce qui finirait presque par nous convaincre que les militaires continuent à diriger depuis leur forteresse les décisions présidentielles10.

34 Mais les auteurs de The West Wing admirent trop leur démocratie pour que l’on en reste là. Bartlet n’est donc pas seulement représenté au travers de sa solitude, frêle protection contre le coup d’État – les scénaristes se plaisent, en effet, à mettre en scène la façon dont il reprend la situation en main. Pour ce faire, l’interaction est relocalisée dans le Bureau ovale, centralité à partir de laquelle la légitimité du pouvoir du Président peut à nouveau s’affirmer11. Alors que Nancy réitère sa « recommandation », il lui réplique : « I’ve signed a piece of paper », mobilisant dans le même temps la légitimité du peuple et la force du droit pour asseoir sa position. Il poursuit en expliquant qu’en cas d’attaque, médiatique ou militaire, provenant de la part du Qumar, il ne se dérobera pas à ses responsabilités, c’est-à-dire en somme qu’il ira jusqu’au bout du processus décisionnel – même si par un artifice juridique il n’est pas considéré comme ayant pleinement donné l’executive order. Il clôt la discussion en déclarant: « It was my order: and I stand by it ». Cette reprise en main va jusqu’à inverser le fonctionnement courant observé durant toute la série : au lieu d’être appelé à tout bout de champ dans la Situation Room, dans ce cas-là (le seul ?), c’est Bartlet qui donne l’ordre d’y aller (« Let’s go ») avant d’être suivi par les militaires.

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35 Le décrochage auquel on a assisté dans la salle de crise semble donc surmonté, et le cadre de la légitimité démocratique à nouveau rétabli. En répondant de ses actes, même les moins glorieux, le Président – lui qui a pourtant tant caché – réaffirme que son pouvoir, c’est-à-dire celui que le peuple lui a confié, ne saurait être spolié par le Pentagone, une institution qui, précisément, aimerait bien ne pas avoir à rendre de comptes. Si le secret a entouré la décision initiale, le processus de divulgation des informations atteste toujours, en fin de parcours, d’une volonté de réaffirmer le droit.

36 On assiste alors à une autre forme de circulation, qui n’est plus celle des idées élaborées par les conseillers convergeant vers le chef, mais celle par laquelle l’expression de la responsabilité est dirigée vers l’extérieur. La conception de la liberté se révèle alors très singulière puisque même si le Président n’avait pas le choix, il doit assumer sa responsabilité face à un énonciataire indéfini, le peuple, qui, en dernière instance, doit assurer le contrôle des décisions prises par l’exécutif. Avant d’examiner selon quelles modalités s’exerce ce contrôle, c’est-à-dire comment est légitimé le pouvoir dans la série, il est intéressant de rappeler que c’est également au sein de la sphère domestique que Bartlet doit endosser la responsabilité de ses décisions.

37 Nous sommes au début de la cinquième saison dans le domicile personnel dans lequel Jed Bartlet s’est réfugié avec les siens durant l’éprouvant enlèvement de Zoé. En plus d’être morte d’inquiétude, Abbey est furieuse d’apprendre que son mari lui a caché que, naguère, il a ordonné de tuer Shareef. Elle ne peut s’empêcher d’établir un lien de causalité : BARTLET. Abdul Shareef had nothing to do with what’s happened to Zoey. ABBEY. You don’t know that. BARTLET. It was debated and discussed and agonized over for weeks. ABBEY. Debated and discussed? I’m here. I don’t remember that. BARTLET. It was a difficult decision! ABBEY. Made by you, not us. […] BARTLET. I did what I thought was necessary. […] ABBEY. Your decisions, Jed, not ours.

38 Dans ce passage, on voit se confirmer ce que nous apprenaient déjà les scènes – dans tous les sens du terme – dans lesquelles Abbey reproche à son époux d’avoir décidé de se représenter à l’élection sans l’avoir consultée : parmi les innombrables conseillers qui travaillent au service du Président, l’influence de la First Lady est cruciale, y compris lorsqu’il est question de stratégie politique. Même si la séparation des sphères est nette dans l’organigramme, et que l’espace domestique est disjoint de la Maison-Blanche, il faut donc comprendre que, sauf exception, les décisions les plus importantes donnent lieu à des discussions du Président avec sa femme. En ces occasions, Abbey ne défend pas les mêmes valeurs que Leo et les militaires qui sont à la manœuvre par son entremise ; pourtant son influence s’exerce également dans les interstices du pouvoir légitime – même si le statut de l’épouse du Président est mieux codifié aux États-Unis qu’en France.

39 À l’issue de cette rapide inspection, il apparaît que, même si le Président doit toujours prendre des décisions en son âme et conscience, il ne cesse d’être entouré par des conseillers, plus ou moins occultes, dont le nombre semble se démultiplier sans cesse. L’exercice du pouvoir implique donc une forme d’impureté, de combinaison de force et de droit, d’officiel et d’officieux, dont les scénaristes nous donnent à voir la complexité épisodes après épisode. Au milieu de ce maelström quotidien, c’est paradoxalement la solitude essentielle, constitutionnelle, du Président qu’il faut retenir. Au sein de sa

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famille, de son administration ou de la salle de crise, Bartlet est le seul à avoir été élu – si on excepte le Vice-Président dont il n’est pas besoin de préciser qu’il reste la plupart du temps en marge des affaires les plus importantes. Si les discours préparés par les hommes de l’ombre donnent parfois l’impression qu’on assiste à une forme de ventriloquie, dans le fond, Bartlet est conçu et se conçoit comme le représentant et le porte-parole du peuple souverain. Fort heureusement, les conseillers étant animés d’un même idéal font qu’il n’est pas tout seul pour remplir cette mission. Dans cette perspective, le personnage de Toby joue un rôle fondamental dont il convient de dire un mot pour saisir par quels procédés la souveraineté du peuple, c’est-à-dire la forme suprême de la décision, est représenté dans The West Wing.

La société dans l’État : la Constitution comme cadre démocratique pour la délibération

40 Même si Toby n’est officiellement que Communications Director, il occupe une place centrale parmi les conseillers de l’Aile ouest, en vérité beaucoup plus importante que celle de Josh, Sam ou C.J., personnages dont il constitue une sorte de synthèse. Il possède l’intelligence stratégique de Josh et partage avec C.J., qu’il a recrutée, une forme de sensibilité idéaliste dès lors que la défense des droits civiques et des libertés fondamentales est menacée. Son originalité est de combiner cet ethos militant avec une connaissance approfondie du droit, qui n’a rien à envier à celle de Sam, surtout pour ce qui concerne la Constitution des États-Unis. C’est en effet dans le droit constitutionnel que Toby excelle, relisant sans cesse ce texte fondateur – jusqu’à y trouver une faute de ponctuation ! – en le reliant à la réalité mobile du monde contemporain qui se déploie sous ses yeux.

41 Pour interpréter le monde, Toby dispose d’une grande finesse psychologique qui lui permet de découvrir les pensées des autres en observant simplement quelques signes, comme dans l’épisode dans lequel il comprend que le Vice-Président prépare sa candidature pour les élections présidentielle car il « sait quelque chose qu’il ne sait pas » (la maladie de Bartlet). Pas besoin de faire circuler les idées ici : il suffit d’avoir les prémisses pour, logiquement, comprendre les intentions d’autrui. Avec sa balle de baseball qu’il fait rebondir sur les murs de son bureau, ou le geste de sa main caressant son crâne, les auteurs de The West Wing nous montrent Toby comme un personnage qui ne cesse de réfléchir et cherche à décrypter ainsi les événements du monde.

42 Dans une telle entreprise, le droit et la Constitution lui servent également de boussole, sans doute parce qu’il y trouve un moyen de concilier son aspiration pour la liberté individuelle avec un ordre rationnel établissant des garde-fous pérennes qui empêchent les décisions des gouvernants de devenir arbitraires. Lors de l’épisode dans lequel il aide les nouveaux dirigeants d’un pays Balte à rédiger leur Constitution, il fait d’ailleurs sentir à ces derniers l’importance d’un tel document pour les destinées d’un peuple : la moindre faille dans sa rédaction peut avoir des conséquences néfastes dans le futur. À cette occasion, Toby souligne l’imperfection de la Constitution de son pays : à ses yeux elle ne serait pas capable d’empêcher la prise de pouvoir par un dictateur. Alors que le document fondateur devrait nécessairement empêcher tout changement de régime par la violence, il semble que ce ne soit que pour des raisons contingentes que les États-Uniens ont eu la chance de ne pas avoir connu de période aussi dramatique.

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43 Pour de multiples raisons, Toby semble hanté par la crainte d’un coup d’État : on en trouve un parfait exemple au moment où il découvre que le Président a menti sur sa santé (2.18). Encore abasourdi par la nouvelle d’une telle occultation, et meurtri de ne pas avoir été mis dans la confidence, Toby n’en continue pas moins à déployer son pouvoir analytique afin de suivre toutes les implications liées à cette sclérose en plaques. Par-delà les questions affectives ou strictement politiques, conformément à sa grille de lecture, c’est sans surprise qu’il en vient à réfléchir en spécialiste de la Constitution aux conséquences de l’incapacité à pouvoir gouverner pour des raisons de santé12. Dans l’épisode 2. 18, c’est précisément pour des raisons juridiques que Toby en vient à conclure qu’il y a eu un coup d’État, comme on l’entend dans le dialogue suivant : BARTLET. [sarcastic] Toby’s concerned that the peaceful solution I brokered last year in Kashmir was the result of a drug-induced haze. […] LEO. [to Toby] I was there with him. So was Fitz. So was Cashman, Hutchinson, Berryhill... […] TOBY. None of you were elected! BARTLET. I was elected, they were appointed. [points at Leo] The Vice President was elected. He has the constitutional authority to assume my... TOBY. Not last May he didn’t. [rises] He didn’t last May when you were under general anesthesia. BARTLET. That’s because I never signed the letter and I don’t think I got shot because I got MS. TOBY. I don’t think you did either, sir. I meant that during a night of extreme chaos and fear, when we didn’t yet know if we’d been the victims of domestic or foreign terrorism or even an act of war, there was uncertainty as to who was giving the National Security orders, and that was because you never signed a letter! […] [angry] The Commander-In-Chief had just been attacked. He was under a general anesthetic. […] The National Security Advisor and Secretary of State didn’t know who they were taking their orders from! I wasn’t in the Situation Room that night but I’ll bet all the money in my pockets against all the money in your pockets that it was Leo... whom no one elected! For 90 minutes that night there was a coup d'État in this country.

44 Dans ce passage, on voit à nouveau affirmé le lien essentiel entre le droit – la signature – et le respect d’une règle démocratique fondamentale qui veut que les ordres soient donnés par le représentant élu par le peuple. Le génie de Toby est de déduire le danger qui menace la démocratie dans la salle de crise sans en avoir été témoin comme va l’être le spectateur à la fin de la saison 3 : ce n’est qu’à partir de déductions se fondant sur un raisonnement juridique qu’il découvre que le coup d’État n’est pas simplement une hypothèse spéculative et que son danger est bien réel. Avec les interrogations soulevées par les délibérations du Président – qui décide ? selon quels principes ? qui répond des décisions prises ? – ce n’est donc rien moins qu’une question de régime qui est posée. Et, de même que les militaires et, de façon plus mesurée, Leo, fondent leur décision sur l’analyse des opérations militaires passées, Toby est le personnage qui incarne la fidélité aux principes de la Constitution, c’est-à-dire, en dernière instance à la décision initiale du peuple de fixer un cadre commun pour son action ultérieure.

45 Avec un allié comme Toby, le Président se trouve moins seul face à la force des militaires et, tout comme lui, il partage l’idée que sa fonction l’oblige à répondre de ses actes en s’adressant au peuple, manière de boucler la relation qui s’établit avec lui. C’est en relation avec une telle communauté, sans cesse à construire, que Toby envisage son rôle en tant que directeur de la communication : pour lui il ne s’agit pas,

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vulgairement, de transmettre des informations formatées pour manipuler le public, mais bien de faire circuler et faire partager à la collectivité des idées fondamentales pour son avenir, comme l’illustre la décision qu’il prend de faire fuiter dans la presse des informations stratégiques.

46 Lorsqu’on s’est attaché pendant plusieurs saisons à suivre l’élan et l’enthousiasme qui emportent tous les membres de l’équipe de l’Aile ouest, ce n’est pas sans tristesse que l’on assiste à la fin de la série à la progressive décomposition des relations, voire à l’irruption de conflits insolubles entre les protagonistes. Dans un épisode, une rivalité demeurée latente entre Josh et Toby se déclare à mesure que se pose la question de la succession de Bartlet : ils en viennent même aux mains (6.16). À part cet épisode, le spectateur est surtout navré d’avoir à être témoin des conséquences de la fuite organisée par Toby lorsqu’il apprend qu’un programme spatial contrevenant aux traités internationaux – encore le droit – est conduit dans le plus grand secret par les militaires (7.5).

47 La confession devant C.J., puis le renvoi par la Maison-Blanche de celui qui aura toujours été un fidèle parmi les fidèles, ont quelque chose de profondément injuste ; d’autant plus que Toby, emporté par son côté belle âme, se refuse à mentir pour éviter la prison. Pourtant, même si cette fin confère une tonalité un peu amère aux derniers épisodes – nouvelle preuve des qualités des scénaristes évitant le happy end –, elle était inévitable. Non pas simplement parce que, comme le déclare Bartlet à Toby, ce dernier aurait toujours méprisé son supérieur hiérarchique ; par-delà la dimension psychologique, c’est en effet l’organisation même du pouvoir à l’intérieur de la Maison- Blanche qui recèle une tension entre des centres de décision aux principes irréductibles les uns aux autres, et même dans certains cas incompatibles.

48 En ne gardant que l’essentiel, le schéma d’une telle organisation pourrait être représenté par un triangle au sommet duquel Bartlet aurait à composer avec les forces antagonistes et des régimes de légitimation divergents mobilisés par Leo d’un côté et par Toby de l’autre. Dans ce cadre, l’opprobre qui s’abat sur Toby, lorsqu’il est renvoyé de la Maison-Blanche, n’empêche pas que l’ultime décision du Président consiste à lui accorder une grâce afin de lui éviter la prison. On pourrait suggérer qu’en faisant avec réticence un tel choix, il rencontre une configuration ressemblant à celle qui le contraint à donner l’ordre de tuer Shareef : dans les deux cas, Bartlet se sent contraint de faire ce qu’il ne veut pas faire. Il y a dans cette possibilité offerte au Président d’accorder sa grâce quelque chose de profondément arbitraire et, à certains égards, d’antidémocratique.

49 Pourtant, les choses se révèlent bien différentes du drame vécu lorsqu’il faut se rallier à l’option élaborée par les militaires. Au contraire, bien qu’accordée « avec mauvaise grâce », si l’on peut dire, la protection de Toby signifie qu’il n’a pas totalement eu tort de faire circuler des informations comme il l’a fait. Bartlet ne peut évidemment pas le dire ainsi, pas plus qu’il ne peut donner son assentiment aux militaires sans marquer dans le même temps son désaccord. Une phrase un peu alambiquée prononcée au moment du renvoi de Toby illustre parfaitement cette ambivalence : BARTLET. When you walk out of here, there’ll be people out there, perhaps a great many, who’ll think of you as a hero. I just don’t for a moment want you thinking I’ll be one of them.

50 Ulcéré par ce qu’il considère être une trahison, personnelle et professionnelle, le Président entend affirmer haut et fort sa désapprobation, d’autant plus que la dernière

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entrevue avec son conseiller se déroule sous le regard de Babish. Mais, dans une sorte d’éloge paradoxal, Bartlet exprime aussi qu’à « l’extérieur » le traître pourra être considéré comme un héros. Cette reconnaissance, à mot couvert, d’une autre interprétation de l’acte de divulgation en direction de la société civile, prouve que le Président a conscience d’un tiraillement entre deux formes de légitimité qu’il parvient à faire tenir ensemble par le biais d’un nouvel artifice juridique : en signant finalement la grâce il peut, sans contradiction, déclarer un homme coupable tout en lui évitant d’avoir à subir la peine.

51 En fin de parcours, c’est donc bien la légitimité démocratique, relayée par l’acte de signature qui reprend ses droits au sein du Bureau ovale. En nous montrant un livre de Foucault sur une étagère, les auteurs affirment d’ailleurs sans ambiguïté leur position, presque un credo : le peuple doit toujours être présent à l’intérieur du lieu de pouvoir. Ce n’est pas donc pas « la Société contre l’État » – pour reprendre le titre de l’ouvrage de P. Clastre – qui est mise en scène, mais la société dans l’État. Cela se fait sans idéalisme ; au contraire le génie des auteurs est de nous donner à voir, épisode après épisode, le fonctionnement hybride de l’édifice du pouvoir, tiraillé par des principes divergents, et l’impureté de toutes les décisions que prend le Président des États-Unis.

Conclusion

52 De ce qui précède, on peut retenir que The West Wing nous donne à voir au moins trois formes de délibération auxquelles correspondent des types de circulations d’idées spécifiques. Pour les affaires courantes, les délibérations du Président interviennent après qu’un processus de sélection a permis aux idées émanant de la société de converger vers le Bureau ovale. À l’opposé de ce processus qui exige temps et médiation, les décisions prises dans la Situation Room se caractérisent par leur immédiateté, chaque nouvelle information conduisant presque instantanément à une nouvelle réaction. Dans ce contexte, l’autorité subit une forme de décentrement puisque ce n’est pas véritablement le Commandant en chef qui décide, mais ceux qui font l’expérience, génération après génération, du champ de bataille. Lorsque les auteurs insistent sur la conformité de certaines décisions avec le droit, c’est une autre histoire qu’ils montrent : dans ce cadre, chaque décision doit être conçue dans son lien avec les décisions fondatrices prises par le peuple qui s’incarnent dans la Constitution. Conformément à cette logique, comme Toby en assume le risque, il est important qu’un mouvement de rétrocession dans la circulation des idées s’effectue, afin que le peuple ne soit pas privé de la connaissance des actions des gouvernants.

53 Par conséquent, la délibération combine toujours de l’hétérogène. Au niveau des principes, puisque chacun des conseillers qui participe aux décisions du Président le fait à partir d’un dispositif de captation du réel et d’un univers axiologique qui lui sont propres, obligeant les protagonistes – en premier lieu Bartlet – à opérer un continuel travail d’agencement pour maintenir ensemble des réalités distinctes. En se contentant de repérer une opposition entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, on perdrait toute la subtilité de la série qui tient précisément dans sa capacité de ne pas aborder le réel à partir de dichotomies. Si on a vu qu’il existe une continuelle tension entre la force et le droit – il serait d’ailleurs plus juste de parler d’un processus dans lequel le droit cherche à englober l’usage de la force qui tente de se déployer hors de son règne

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–, ils se révèlent évidemment nécessaires, l’un comme l’autre, à l’exercice plein du pouvoir.

54 Les États-Unis possèdent d’ailleurs une manière très spécifique de chérir ces deux maîtres, au point d’en faire les objets d’une construction mythologique, comme Hollywood en donne souvent l’exemple, en particulier dans les westerns. Un parallèle intéressant peut d’ailleurs être établi avec The Man who Shot Liberty Valance (1962), chef- d’œuvre de John Ford, dans lequel le meurtre fondateur est apparemment commis par James Stewart jouant le rôle de l’avocat pacifiste qui deviendra sénateur, alors qu’en vérité la responsabilité revient au valeureux cowboy joué par John Wayne qui tue Liberty Valance depuis une cachette. On est encore en plein feu d’artifice, le dispositif filmique et narratif montrant que, sous un certain point de vue, il existe une disjonction entre le droit et la force et que celui qui briguera les suffrages jusqu’à devenir sénateur n’a en réalité pas de sang sur les mains. Bref, il faut un pouvoir fort, mais la responsabilité morale des représentants du peuple ne doit pas être trop entamée. C’est une histoire un peu similaire, en plus développée, que nous raconte The West Wing, en montrant que non seulement il existe différentes manières d’agencer des principes antagonistes, mais aussi que, par diverses formes de construction, le pouvoir parvient à rendre aussi peu visible que possible la suture entre des éléments hétérogènes, procédés courant dans la pensée mythique.

55 Pour ne pas terminer sur un happy end trop laudatif, je soulignerai qu’en dépit de la valorisation de la démocratie, les auteurs de The West Wing ne laissent pas d’être fascinés par une forme d’élitisme laissant peu de place au demos, précisément. L’importance de la mission confiée aux gouvernants exige indéniablement un niveau d’excellence académique dans le recrutement des conseillers qui proviennent tous des meilleures universités, on ne cesse de nous le rappeler. Mais, il n’était sans doute pas nécessaire que cette admiration pour une forme d’entre soi de classe se fasse au détriment du peuple. Deleuze a bien montré par quels procédés narratifs et filmiques les cinémas d’Eisenstein et de Vidor offrent des représentations distinctes du peuple, chacune conforme à l’idéologie politique de leur nation.

56 Dans The West Wing, on est étonné de constater comment le sentiment patriotique mâtiné de sens du devoir des principaux protagonistes entre en contradiction avec le traitement souvent dépréciatif de ceux qui vivent hors de la Maison-Blanche, comme le montrent les deux épisodes dans lequel Josh, Tobby et Donna sont comme perdus dans leur propre pays. C’est souvent sous l’angle sentimental que le peuple fait irruption, comme une multitude émouvante ou émue, mais l’inventivité politique du peuple ne semble pas mériter d’être mise en avant, comme elle l’est chez Capra par exemple, un autre grand producteur de mythes. Le canular organisé pour que des faux électeurs fassent croire à Josh qu’ils n’ont pas su exprimer correctement leur vote apparaît de ce point de vue comme une sorte de retour du refoulé : au moment même où il devrait agir de façon souveraine, ce peuple tant respecté prend le visage de l’incompétence et de l’ignorance !

57 Tout se passe comme si, en montrant comment les décisions politiques parvenaient toujours à homogénéiser des positions et des principes hétérogènes, les créateurs de la série n’avaient pu faire autrement que de prendre acte – par réalisme ou par fascination pour le pouvoir – de la séparation radicale entre les gouvernants et les électeurs. Cette séparation qui mine de l’intérieur la construction démocratique idéalisée de mille manières semble quant à elle difficile à résorber. De l’autre côté de la

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frontière, en dépit des inégalités existant dans les communautés indiennes du sud du Mexique, cette séparation n’est pas encore aussi nette, puisque à une échelle plus réduite – quelques milliers d’habitants –, il est plus aisé de maintenir une rotation et une permutation dans les positions sociales. L’enjeu, tant pour la politique que pour les arts visuels, est alors de déterminer s’il est possible de faire subir à une organisation politique démocratique une variation quantitative sans produire, à partir d’un certain seuil, des effets qualitatifs négatifs, conduisant éventuellement à des changements de régime. En somme, comme le faisait Deleuze en citant Paul Klee, il convient de se demander comment on peut représenter le peuple qui manque.

BIBLIOGRAPHIE

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LATOUR Bruno, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.

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PITROU Perig, « Justice et agentivité distribuée chez les Mixe de Oaxaca (Mexique). Approche cosmopolitique », Ateliers d'anthropologie, n° 39, 2013. Perig Pitrou, « Le pouvoir entre exposition et occultation. Analyse de rituels politiques dans la Sierra Mixe de Oaxaca, Mexico », Cahiers d'anthropologie sociale, n°11, 2015.

NOTES

1. Conformément à l’usage, les ethnonymes provenant de langue étrangères sont invariables tant qu’ils n’ont pas été francisés. 2. Perig Pitrou, « Justice et agentivité distribuée chez les Mixe de Oaxaca (Mexique). Approche cosmopolitique », Ateliers d'anthropologie, n° 39, 2013. Perig Pitrou, « Le pouvoir entre exposition et occultation. Analyse de rituels politiques dans la Sierra Mixe de Oaxaca, Mexico », Cahiers d'anthropologie sociale, n° 11, 2015. 3. Bruno Latour, « Le fantôme de l’esprit public. Des illusions de la démocratie aux réalités de ses apparitions », préface à Le Public Fantôme, traduction française de The Phantom Public, par Walter Lippmann (traduction Laurence Decréau), Paris, Éditions Demopolis, 2008, pp. 3-49.

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4. Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009. 5. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012. 6. Pour approfondir cette analyse concernant le rôle des objets, on pourrait également s’inspirer des passages consacrés par Gilles Deleuze au cinéma d’Alfred Hitchcock. Gilles Deleuze, L’Image- Temps. Cinéma 2. Paris, Éditions de Minuit, 1985. 7. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. 8. Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002. 9. Thomas Hobbes, Leviathan: Or the Matter, Forme, and Power of a Common-Wealth Ecclesiasticall and Civill, éd. Ian Shapiro, New Haven, Yale University Press, 2010 [1651]. 10. On remarquera que c’est précisément l’épisode dans lequel Josh, Toby et Donna sont « perdus » au fin fond du pays « réel », ce qui redouble en quelque sorte l’idée d’une vacance du pouvoir. 11. La puissance du lieu est d’ailleurs telle qu’on découvre qu’un ancien Président, nostalgique de ses années à la Maison-Blanche, fait construire une réplique du Bureau ovale dans sa demeure (5.10). Mais sans la légitimation par les urnes, ce symbole de pouvoir apparaît évidemment comme une fixation pathétique à un passé révolu. 12. On notera à ce propos que la question de la fragilité du corps du souverain, mais aussi de l’exercice de sa faculté judiciaire, ressurgit à plusieurs reprises. Alors que la théorie des « deux corps du roi » étudiée par Kantorowicz visait à assurer la permanence de la royauté, les scénaristes de The West Wing soulignent combien, du fait de son incarnation dans un corps, le processus décisionnel risque toujours d’être biaisé, soit du fait du déclin des capacités cognitives, soit à cause d’un état émotionnel trop intense – ce qui conduit Bartlet, par un autre artifice juridique, à transférer son pouvoir lorsque sa fille est enlevée (5.1 et 5.2).

RÉSUMÉS

À travers l’analyse de quelques séquences de The West Wing se déroulant dans la Situation Room, je souhaite réfléchir à la façon dont sont mis en scène les processus de délibération lorsque des conflits graves, mettant en danger la sécurité intérieure ou extérieure, doivent être traités par le pouvoir exécutif. Comment se manifestent les doutes et les cas de conscience ? Quels sont les dispositifs – techniques, interactionnels, rituels – grâce auxquels ils sont surmontés ? Quels sont les agents mobilisés pour parvenir à un tel résultat ? Comment les idées circulent-elles le long de la hiérarchie et, en retour, comment se distribuent les responsabilités, une fois les décisions prises ? Tels seront quelques uns des problèmes abordés. Plus largement, il s’agira de faire contraster la spécificité des prises de décision guidées par l’expérience des militaires avec les contextes, plus quotidiens, dans lesquels les suggestions des conseillers convergent vers le Président afin de l’orienter dans sa réflexion. Dans ce contexte de tension, voire d’antagonisme, le rôle central joué par le Droit et le Constitution sera mis en évidence.

By analyzing a few sequences from The West Wing taking place in the Situation Room, I will analyze the representation of deliberation whenever the executive power is facing serious conflicts endangering interior or exterior security. How are doubts and crises of concience represented? What devices, be they technical, interactional or ritual, are used to overcome them?

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How ideas circulate within the hierarchy, and how responsibilities are distributed, once decisions have been made – these are the main issues we will focus on. We will lay emphasis on the contrast between the specificity of decisions guided by the experience of the military and the more trivial context in which advisers’ suggestions attempt to guide the President’s reflection. In this tense, sometimes antagonistic context, we will explain the essential role played by the Law and the Constitution.

INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), série politique, délibération, responsabilité politique, président des États-Unis Keywords : West Wing (The), political series, déliberation, political responsibility, American Presidency

AUTEUR

PERIG PITROU Perig Pitrou est anthropologue au CNRS, rattaché au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Dans le cadre d’un travail doctoral, il a réalisé une mission ethnographique de deux ans parmi des populations amérindiennes de l’État de Oaxaca au Mexique et a été pensionnaire de la Casa de Velázquez et du CEMCA, puis chercheur au musée du quai Branly. Ses recherches portent sur la ritualité, les justices traditionnelles et sur les représentations, conceptuelles et figuratives, de la vie. Il a dirigé l’ouvrage La noción de vida en Mesoamérica (CEMCA-UNAM) et il est l’auteur d’une monographie intitulée Le chemin et le champ. Parcours rituel et sacrifice chez les Mixe de Oaxaca, Mexique (Société d’ethnologie de Nanterre). Perig Pitrou is an anthropoligist at the CNRS, from the Social Anthropology Unit at the Collège de France. For his doctoral research, he led a 2-year ethnographic survey within American Indian populations of the Oaxaca state in Mexico, and was a member of the Casa Velazquez and the CEMCA, then a researcher for the Musée du Quai Branly. His research focuses on rites, traditional justice and conceptual and figurative representations of life. He directed La noción de vida en Mesoamérica (CEMCA-UNAM)and wrote a book entitled Le chemin et le champ. Parcours rituel et sacrifice chez les Mixe de Oaxaca, Mexique (Société d’ethnologie de Nanterre).

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Projectiles : De l’usage du plan- séquence dans The West Wing

Ophir Lévy

1 Parmi les traits stylistiques caractérisant The West Wing (NBC, 1999-2006) se distinguent les longs plans-séquences filmés en travelling arrière au sein desquels, tout en discutant de questions politiques brûlantes, les personnages de la série sillonnent ce labyrinthe de couloirs, de bureaux et de plateformes en open space qui forme l’aile ouest de la Maison-Blanche. Tournés au steadicam1, ils constituent, selon Greg M. Smith, la « marque de fabrique visuelle qui définit The West Wing » [« the defining visual trademark of The West Wing2 »]. Or, ce qui frappe surtout au sein de ces plans-séquences, par-delà leur grande virtuosité, c’est un tout petit détail qui paraît un peu fou : le fait, en l’occurrence, que l’on ait pu convoquer et payer des dizaines de figurants pour jouer le rôle, si l’on peut dire, de silhouettes anonymes (assistants, secrétaires, stagiaires, agents de sécurité) qui, en moins d’une seconde, tels des projectiles, traversent l’écran et disparaissent aussitôt, totalement absorbées par leur tâche. Ces silhouettes-projectiles, dont les trajectoires multiples et simultanées zèbrent l’écran sans que l’on y prête attention, suggèrent que les plans-séquences de The West Wing sont le lieu où les corps et les mots se distribuent en rafale, en une extraordinaire balistique du mouvement et de la parole.

2 Nous allons voir que dans la série, un lien très étroit unit la cadence de la marche au flot de la parole. Lien quasi indissociable que vient sceller la figure du plan-séquence. Qu’est-ce qui pourrait motiver un emploi aussi permanent et aussi poussé de ce procédé ? Bien qu’elles aient leur importance, nous laisserons ici de côté les raisons d’ordre « pragmatique », comme le fait que le plan-séquence dynamise les dialogues et permet d’échapper à la monotonie de longues discussions statiques filmées en champ contrechamp. En vérité, le problème qui nous intéresse pourrait être formulé ainsi : dans quelle mesure ces plans-séquences permettent de rendre sensible certaines grandes questions soulevées par la série qui ont à voir avec la nature même de l’activité politique, telle qu’elle semble se pratiquer dans l’aile occidentale de la Maison-Blanche, et avec la virtuosité de la parole (entendue comme pouvoir et comme ivresse).

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Le déploiement du territoire de l’aile ouest

3 Figure de la continuité par excellence, le plan-séquence donne à voir la continuité de l’acte de parler, tout en soulignant paradoxalement la discontinuité des conversations. Un personnage commence une discussion avec quelqu’un qui prend très vite congé de lui, les interruptions du dialogue correspondant au fait que son interlocuteur bifurque. Ou bien, attrapé au vol en pleine discussion, il continue à parler mais avec une autre personne. Ainsi voit-on souvent une série d’interlocuteurs différents s’adresser successivement à un même personnage en train de marcher dans les couloirs. Le plan- séquence manifeste également à l’écran la connexion et l’interaction permanente d’une multiplicité d’espaces disséminés mais ouverts les uns sur les autres, comme le montre cette plan de l’aile ouest de la Maison-Blanche [fig. 1].

Fig. 1 – Plan du premier étage de l’aile ouest de la Maison-Blanche

publié sur le site du Washington Post, le 7 mars 2013

4 Les plans-séquences déplient méthodiquement un territoire où règne en permanence une activité frénétique qui se donne sous la forme de multiples trajectoires. D’où l’importance capitale de ces figurants qui défilent dans le plan. Figurants pourtant le plus souvent sans figure, sans visage, mais qui ont à charge, au sens propre, de figurer l’activité débordante de l’aile ouest. Prenons l’exemple de deux plans-séquence tirés du tout premier épisode de la série3. Au cours de ces deux plans qui, ensemble, durent moins d’une minute, nous entrapercevons plus d’une cinquantaine de figurants, dont vingt-quatre qui jaillissent dans le champ et y passent moins de la moitié d’une seconde. Parfois, le passage fugitif de certains de ces figurants ne s’inscrit que sur onze photogrammes, sur les vingt-cinq que compte une seconde de vidéo [fig. 2].

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Fig. 2 – Le passage devant la caméra d’un figurant très affairé dont l’existence à l’image se résume à onze photogrammes (The West Wing, 1.1)

5 Il est plaisant de se représenter ces corps-projectiles qui fusent de partout comme autant de messages nerveux se transmettant à toute allure dans une aile ouest filmée à la manière d’un grand cerveau en pleine activité. Cette comparaison n’est évidemment pas fortuite si l’on songe à la notion de « cinéma du cerveau4 » développée par Gilles Deleuze. Le philosophe cite à ce sujet deux cinéastes particulièrement emblématiques, Alain Resnais et Stanley Kubrick, dont les films donnent le sentiment d’être des émanations du cerveau de leurs personnages. Or, il s’agit là de deux grands cinéastes du plan-séquence : Resnais, avec ses longs « travellings subjectifs sans sujet5 » qui frappent de hantise les lieux que parcourt sa caméra ; et Kubrick, avec les plans tournés au steadicam dans Shining (1980) qui longent les couloirs et les jardins labyrinthiques de l’hôtel Overlook. À cet égard, il est intéressant de relever dans Shining cette suite de raccords qui en dévoile parfaitement la dimension de film-cerveau. Il s’agit de la scène durant laquelle Jack Torrance, cadré en plan américain large dans le hall de l’hôtel, considère la maquette du jardin de l’établissement conçu comme un labyrinthe [fig. 3].

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Fig. 3 – Shining (1980) de Stanley Kubrick

6 Au plan suivant, Jack est filmé de trois-quarts en plan buste [fig. 4]. Le resserrement du cadre sur le visage du personnage, dont l’inclinaison offre à son front une position proéminente, souligne l’intensité de l’action de penser, associée à celle de regarder. Quelque chose se trame dans ce crâne.

Fig. 4 – Shining

7 Le plan suivant, sur le jardin-labyrinthe (dont la forme même renvoie d’ailleurs aux circonvolutions d’un cerveau) filmé en plongée, presqu’à quatre-vingt-dix degrés, laisse subsister une ambiguïté. On peut tout d’abord penser qu’il s’agit d’un insert sur la maquette que contemple Jack, et donc d’un raccord dans le regard [fig. 5a]. Mais très vite, le zoom et le mouvement des personnages dans le plan permettent de comprendre qu’il s’agit en vérité d’un plan du véritable jardin, filmé au grand angle et de très haut [fig. 5b]. D’une certaine manière, nous avons là encore un raccord dans le regard, mais qui serait perçu depuis le regard subjectif et démiurgique de la folie de Jack en train de planifier les meurtres à commettre.

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Fig. 5a et 5b – Zoom sur le jardin de Shining

8 Associé à la forme labyrinthe, que ce soit dans le château de L’Année dernière à Marienbad (1961) chez Resnais, dans les couloirs de l’hôtel Overlook chez Kubrick ou dans ceux de l’aile ouest de la Maison-Blanche, le plan-séquence apparaît comme une figure à même de montrer le cheminement de la pensée, de la mémoire et de la volonté en train d’advenir. A fortiori lorsqu’il saisit ensemble la marche et la parole.

Parler / Marcher

9 Dans The West Wing, les plans-séquence ont pour vocation première de filmer les trajectoires continues des principaux collaborateurs du président, ou du président lui- même, trajectoires soutenues par des dialogues incessants qui semblent constituer le carburant de leur motricité même. Durant l’épisode « Debate Camp » (« Répétition générale », 4.5), par le biais d’un flash-back qui ne manque ni d’humour ni de réflexivité, nous découvrons rétrospectivement les tout débuts de l’administration Bartlet à la Maison-Blanche et, par la même occasion, ce que l’on pourrait décrire comme le plan-séquence originel. La scène s’ouvre sur un gros plan d’une carte de l’aile ouest que Sam tient en main [fig. 6]. Ce dernier essaye de se situer dans le dédale de bureaux afin de se rendre à une réunion.

Fig. 6 – Sam cherche à se repérer dans l’aile ouest (The West Wing, 4.5)

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10 Josh le rejoint, lui aussi perdu et en quête de la salle 160 où doit se tenir la réunion. Alors qu’ils se remettent en route, Sam demande : « Do you mind if I talk to you while we walk ? », jetant ainsi les fondements du walk and talk qui a fait la renommée de la série. Les auteurs s’autorisent ici un clin d’œil malicieux faisant mine de nous dévoiler le moment originaire de la grande figure stylistique de The West Wing. Commence alors un long travelling arrière, puis avant, puis arrière de nouveau, la caméra ne cessant de pivoter au gré des angles droits que forment les couloirs. Ce long plan s’interrompt sur Josh criant à la cantonade : « Does anybody know where 160 is ? Hi. I’m Josh Lyman. You all work for me. » [fig. 7].

Fig. 7 – Fin du plan-séquence « originel » : Josh demande sa route à une assemblée affairée (The West Wing, 4.5)

11 La relation intime entre le fait de marcher et de penser a été maintes fois soulignée par des philosophes tels que Friedrich Nietzsche ou Henry David Thoreau6. Un siècle auparavant, Jean-Jacques Rousseau, dont les Rêveries d’un promeneur solitaires sont demeurées célèbres, écrivait dans les Confessions, au sujet de ses nombreux voyages :

Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans ceux que j’ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit7.

12 Reprenant à son compte un titre rousseauiste, le film de Robert Guédiguian, Le Promeneur du Champ de Mars (2005), impliquant là encore une figure présidentielle, met en scène le lien particulier qui unit la marche à la parole en s’inspirant des conversations qu’au soir de sa vie, François Mitterrand avait régulièrement avec Georges-Marc Benhamou. À l’inverse, dans The West Wing, il ne s’agit nullement d’une marche solitaire, libre de toute contrainte, sur le mode d’une flânerie au grand air (à la Rousseau), ni de conversations apaisées, bercées par le rythme de la marche (façon Mitterrand). Ce qui se joue dans ces longs plans-séquences où l’on parle et marche de concert, c’est quelque chose qui relève davantage de la dépense. Une dépense permanente en quoi consiste l’activité politique dans l’aile ouest : il s’agit de dépenser et de se dépenser8.

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Le plan-séquence : figure de la dépense

13 Une pure dépense d’énergie tout d’abord. À l’image de la toute première apparition de C.J. Cregg dans la série, en train de marcher et de converser sur le tapis de course d’une salle de sport [fig. 8].

Fig. 8a et 8b – The West Wing (1.1)

14 À sa droite, un jeune homme silencieux, et passablement importuné par le flot de paroles de sa voisine, lui signale que son biper est en train de sonner. C.J. s’interrompt et se saisit de l’appareil. Mais plongée dans la lecture du message urgent qu’elle vient de recevoir, elle cesse le mouvement de ses jambes et, sans s’en rendre compte, se laisse emporter par le défilement du tapis électrique, jusqu’au moment où elle finit par s’effondrer [fig. 9].

Fig. 9a, 9b, 9c et 9d – The West Wing (1.1)

15 Il est amusant de noter que C.J. Cregg, porte-parole de la Maison-Blanche dont le raffinement intellectuel et l’élégance ravit jusqu’aux journalistes de mode, fasse son entrée dans la série en tant que corps burlesque (celui qui, précisément, fit les beaux jours du cinéma muet). Dans une série où la frénésie de la marche se soutient toujours de mots, le spectateur est averti d’emblée : il va avoir affaire à des personnages qui ne sauraient se maintenir dans le silence et l’immobilité. En ce sens, de manière hyperbolique, et non dénuée d’ironie, le tapis de course introduit ici l’un des motifs phares de The West Wing, à savoir la marche incessante des conseillers du Président, tout en annonçant, à travers l’idée d’une marche qui pourtant n’avance pas, une dimension passionnante de la série : celle de la dépense à vide. Notamment sous la forme de paroles prononcées pour rien, de traits d’esprit, de pans entiers d’érudition que l’on voudrait partager sans trouver preneur, ou encore de plaisanteries qui tombent à plat sans que leur auteur ne persévère. Par exemple, le président Bartlet dit toujours « Laissez tomber » après s’être lancé dans anecdote qui ne mène nulle part, ou après avoir fait assaut d’érudition.

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16 Dépenser, se dépenser, marcher (sans toujours avancer), parler (sans toujours pouvoir compter sur le fait d’avoir un interlocuteur à son écoute). Dans les longs plans- séquences qui tanguent, bifurquent, s’interrompent et repartent de plus belle, le flot des mots débouche sur une authentique ivresse de la parole, tout à fait euphorisante du point de vue du spectateur puisque servie par des dialogues brillants et étourdissants, mais dont les auteurs n’hésitent pas à montrer parfois le point limite : celui où les personnages s’enivrent eux-mêmes de leur propre verbe. Si bien que la virtuosité des plans-séquences n’est pas gratuite ou fanfaronne, et ne saurait se réduire à une simple de démonstration de savoir-faire technique9. Il semble même que cette virtuosité (avec ce qu’elle comporte précisément d’esbroufe, d’ivresse d’elle-même et d’épuisement) est l’un des principaux sujets de la série. Du moins, si l’on envisage The West Wing comme le portrait d’un groupe de jeunes gens brillants qui mettent leur virtuosité (stylistique, intellectuelle, stratégique, politique) et leur répartie au service de l’action du Président des États-Unis. Il est régulièrement fait mention de leurs diplômes de Harvard, de Yale, ou de Princeton, diplômes symboliquement tellement lourds que lorsqu’Amy Gardner accroche les siens dans son nouveau bureau, tous les cadres du mur s’effondrent. Toby Ziegler, sans doute le plus convaincu de sa propre excellence, ne déclare-t-il pas à Will Bailey, qui compte quitter la communication de la présidence pour s’engager comme chef de cabinet auprès du Vice-Président Bob Russell, que « l’aile ouest, c’est la NBA » ?

17 Portrait d’une élite intellectuelle, la série apparaît presque comme celui d’un groupe de jeunes freaks de la politique. Ainsi, ayant découvert l’immense potentiel de Will Bailey à l’occasion de la campagne électorale du défunt Horton Wilde, Sam le recommande à Toby, afin de lui succéder au poste de Directeur adjoint de la communication, dans la note manuscrite suivante : « Toby – He’s one of us – Sam » (4.10). Cet adoubement ne manque pas d’évoquer celui auquel les freaks procèdent à table, devant une Venus écœurée (« We accept her, one of us »), dans la scène la plus célèbre du film de Tod Browning, Freaks (1932). Venus, dont le châtiment final, consistant en une horrible mutilation de tout son corps, transformant littéralement le bel oiseau en vulgaire poule braillarde [fig. 10], a pour conséquence de la priver à la fois de la marche et de la parole.

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Fig. 10 – Freaks (1932) de Tod Browning

L’essence de l’activité politique

18 En somme, que peut suggérer cette coextensivité de la marche et de la parole qui apparaît grâce aux plans-séquences omniprésents de The West Wing ? La parole constituant l’activité politique par excellence, une part importante des intrigues de la série tourne autour de la préparation de discours (par Toby, Sam ou Will), de leur exécution (par le Président) et de leur exégèse (par C.J.). Au sens où l’entend Hannah Arendt, dans l’espace politique, la parole est proprement « action10. » D’ailleurs, plus que tout autre endroit au monde, la Maison-Blanche est le grand royaume du performatif ; du fait notamment des pouvoirs conférés au Président qui, d’un seul mot, inaugure des cérémonies ou des lieux, nomme des ambassadeurs, renvoie du personnel, donne des ordres militaires, etc11.

19 En faisant la part belle aux trajectoires de ces corps parlants toujours en mouvement, le plan-séquence permet de rendre sensible la dimension éminemment physique de la parole. Il ménage à sa manière un accès à l’essence même du politique, la parole se manifestant dans la série en tant qu’elle est action véritable (convaincre, légiférer, gouverner) et non simplement verbiage inconsistant ; voire un accès, serions-nous tenté d’ajouter, au déploiement et à l’essence de l’activité humaine de façon bien plus générale. À ce sujet, Aristote n’écrivait-il pas dans la Métaphysique, lorsqu’il cherchait à distinguer l’homme des autres espèces vivantes, que celui-ci était un animal « parlant », « marchant12 » ?

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BIBLIOGRAPHIE

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SMITH, Greg M., « The Left Takes Back the Flag: The Steadicam, the Snippet, and the Song in The West Wing’s “In Excelsis Deo” », in Peter C. Rollins et John E. O’Connor, The West Wing: The American Presidency As Television Drama, Syracuse (N.Y.), Syracuse University Press, 2003.

NOTES

1. Inventé au début des années 1970 par Garrett Brown, le steadicam est un dispositif technique harnaché au caméraman permettant à ce dernier de réaliser de longs plans stables et fluides. 2. Greg M. Smith, « The Left Takes Back the Flag : The Steadicam, the Snippet, and the Song in The West Wing’s “In Excelsis Deo” », in Peter C. Rollins et John E. O’Connor, The West Wing : The American Presidency As Television Drama, Syracuse (N.Y.), Syracuse University Press, 2003, p. 131. 3. L’extrait se situe de 20’30 à 21’25. 4. Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985. Voir notamment le chapitre 8, intitulé « Cinéma, corps et cerveau, pensée ». 5. Alain Fleischer, L’Art d’Alain Resnais, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1998, p. 34. 6. Sur cette question, nous renvoyons notamment à l’ouvrage de Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2011. 7. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1765-70), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 215. 8. À cet égard, le fait que The West Wing mette en scène un président démocrate n’est peut-être pas anodin, les démocrates passant aux États-Unis pour particulièrement « dépensiers ». 9. Notons que le chef opérateur de la plupart des épisodes de The West Wing est Thomas del Ruth, qui avait travaillé sur Stand by me (1986) de Rob Reiner, le réalisateur de deux films écrits par Aaron Sorkin : Des Hommes d’honneur (1992) et Le Président et Miss Wade (1995). Pour ne citer que deux lignes de son CV qui expliquent que l’on ait pu faire appel à lui : rappelons qu’il fut le chef opérateur du pilote de la série Urgences (elle aussi fameuse pour ses plans-séquences mouvementés) et – cela ne s’invente pas ! – du film de Paul-Michael Glaser, Running Man (1987). 10. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Levy, 1961, repris en édition Pocket, p. 62. 11. Un exemple typique d’énoncé politique performatif nous est fourni par l’emploi (ou non) du mot « génocide ». Conformément à l’article premier de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » de 1948, l’usage du signifiant “génocide”, appliqué à une situation donnée, implique l’intervention de la communauté internationale. C’est pourquoi l’utilisation de ce puissant « G- Word », ainsi que le nomme Samantha Power, fut soigneusement évité et reporté le plus longtemps possible par l’administration américaine – Bush puis Clinton –

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lorsqu’il fut question de qualifier la nature des massacres en cours en Bosnie ou au Rwanda. (Samantha Power, A Problem from Hell : America and the Age of Genocide, New York, Basic Books, 2002). Notons à ce propos que les épisodes de la quatrième saison consacrés à la menace de génocide au Kundu, ainsi que les difficultés terminologiques rencontrées par C.J. Cregg, sont très nettement inspirés de l’expérience de Dee Dee Myers, qui était porte-parole de la Maison-Blanche lorsqu’eut lieu le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Or, celle-ci fut également consultante sur The West Wing. À l’inverse, la journaliste Samantha Power est entrée en politique et occupe depuis 2013 le poste d’ambassadrice des États-Unis auprès des Nations Unies. 12. Aristote, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1991, Z, 9-17 et M, 3-5.

RÉSUMÉS

La série The West Wing se caractérise notamment par ses longs plans-séquences virtuoses au sein desquels les personnages sillonnent l’aile ouest de la Maison-Blanche. Figures de la continuité par excellence, ces plans déplient méthodiquement un territoire où règne en permanence une activité frénétique qui se donne sous la forme de multiples trajectoires. Trajectoires croisées des corps anonymes appartenant à une foule de figurants de passage (assistants, secrétaires, stagiaires) qui, en moins d’une seconde, tels des projectiles, traversent l’écran et disparaissent absorbés par leur tâche. Trajectoires continues des principaux collaborateurs du président, ou du président lui-même, soutenues par des dialogues incessants qui semblent constituer le carburant de leur motricité même. Trajectoires en rafale des mots eux-mêmes, qui fusent à leur tour tels des projectiles au service d’une extraordinaire balistique de la parole. Que suggère cette coextensivité de la marche et de la parole dans The West Wing ? Soulignant la dépense continue et la virtuosité des personnages, l’ivresse du langage ou au contraire sa plus haute performativité, les plans-séquences permettent de rendre sensible la dimension éminemment physique de la parole. Et sans doute ménagent-ils, à leur manière, un accès à l’essence même du politique, la parole se manifestant dans la série en tant qu’elle est action véritable (convaincre, légiférer, gouverner) et non simplement verbiage inconsistant.

The West Wing is famous for its long single steadicam shots in which characters walk along the West Wing of the White House. Symbolizing continuity, these shots methodically reveal a space characterized by the frantic activity of the people who seem to cross it in all directions. It can be the diverse trajectories of the numerous anonymous bodies of extras (assistants, secretaries, interns) who seem to cross the screen in less than a second, like projectiles, and then disappear, caught up in what they are doing. It can be the continuous trajectories of the main collaborators of the president, or of the president himself, sustained by the continuous dialog which seems to fuel their movement. It can be the repetitive trajectories of words themselves, darting like projectiles in the martial arts of speech. What does the coextensivity between walk and talk suggest in The West Wing ? The continuous steadicam takes make the physical dimension of speech palpable, underlining the constant exertion and the virtuosity of characters, the vertigo of speech or, on the contrary, its utmost performativity. They probably also allow access to the very essence of politics: speech is indeed an actual act in the series, used to convince, legislate, rule – not just some inconsistent rambling.

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INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), plan-séquence, corps, mouvement, parole, mots, politique, États-Unis Keywords : West Wing (The), sequence shot, body, movement, speech, words, politics

AUTEUR

OPHIR LÉVY Ophir Lévy enseigne l’esthétique et l’histoire du cinéma à l’université Paris III - Sorbonne Nouvelle depuis 2004. Il est actuellement chercheur post-doctoral au LABEX CAP, rattaché au Centre Jean-Mabillon de l’École nationale des chartes. Docteur en histoire du cinéma de l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne (sous la direction de Sylvie Lindeperg), sa thèse intitulée Les Images clandestines. De la sédimentation d’un imaginaire des « camps » et de son empreinte fossile sur le cinéma français et américain (des années 1960 à nos jours), a reçu le « Prix de la Recherche 2014 » décerné par l’Inathèque (Institut National de l’Audiovisuel). Ophir LEVY est également titulaire d’un DEA de philosophie obtenu à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Il intervient par ailleurs au Mémorial de la Shoah pour le service pédagogique et pour le service de la formation, ainsi que dans différentes institutions (Forum des images, Conseil de l’Europe, Fémis, etc.). Ophir Lévy has been teaching aesthetics of film and history of cinema at the university of Paris III – Sorbonne Nouvelle since 2004. He is a post-doctoral scholar at the LABEX CAP, linked with the Jean-Mabillon Center at the Ecole Nationale des Chartes. He holds a PhD in history of cinema from Paris I – Panthéon Sorbonne university (adviser Sylvie Lindeperg). His dissertation (De la sédimentation d’un imaginaire des « camps » et de son empreinte fossile sur le cinéma français et américain (des années 1960 à nos jours) was awarded the 2014 Research Prize from the Inatheque. He also holds a MA in Philosophy from the university of Paris I – Pantheon Sorbonne. He regularly works for the Shoah Memorial (pedagogical and inner training services), as well as for various institutions (Forum des Images, Conseil de l’Europe, Femis, etc.)

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De The West Wing (NBC, 1999-2006) à House of Cards (Netflix, 2013-) : le désenchantement des séries politiques américaines

Marjolaine Boutet

1 Si les thèmes politiques – en particulier la question du vivre ensemble – sont la colonne vertébrale de la plupart des séries télévisées américaines1, le fonctionnement du monde politique lui-même est rarement raconté sous forme de fiction pour le petit écran. À ce titre, l’œuvre magistrale d’Aaron Sorkin, The West Wing, diffusée sur NBC de 1999 à 2006, fait figure d’exception, atteignant un degré sans précédent de justesse, de pédagogie et de souffle épique. Il fallut attendre le 1er février 2013 pour que le fournisseur de vidéos à la demande Netflix propose, avec House of Cards, sa première série originale (dont les 13 épisodes de la première saison furent proposés en téléchargement aux abonnés le même jour), une fiction politique qui renouvelle le genre2 et dévie – un peu – du modèle sorkinien.

2 Il n’est pas anodin que House of Cards soit le remake d’une série de la BBC de 1990, les Britanniques étant beaucoup plus friands et beaucoup plus rompus à l’exercice périlleux de mise en fiction de leur monde politique, sous un angle le plus souvent acéré et sans concession3. Il n’est pas anodin non plus que The West Wing, drame politique très engagé du côté démocrate (surtout pendant les quatre premières saisons écrites par Sorkin lui-même), ait été diffusée à la fin du mandat de Bill Clinton, juste après l’affaire Lewinski et presque tout au long des deux mandats de George W. Bush, à une époque où les Américains avaient désespérément besoin de reprendre confiance dans leurs politiciens4. À ce titre, House of Cards, diffusée pendant le deuxième mandat de Barack Obama, présente une figure du politicien diamétralement opposée à celle que le premier président noir américain donne de lui depuis les débuts de son ascension vers les sommets du pouvoir à la convention démocrate de 2004, lors de laquelle il avait attiré l’attention… des scénaristes de The West Wing5 !

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3 L’objet de cet article est de comprendre l’évolution des séries politiques américaines en quinze années (de 1999 à 2013), d’un portrait idéalisé confinant parfois à la naïveté à une charge cynique et désabusée, en interrogeant le rapport de ces fictions à leur contexte de production et de diffusion, mais aussi en analysant les références culturelles qui les traversent et donnent une portée plus vaste à leur propos sur l’exercice du pouvoir.

4 Dans cette optique, nous comparerons d’abord deux scènes emblématiques de The West Wing et de House of Cards, pour mesurer l’ampleur des évolutions narratives en jeu, puis nous reviendrons sur l’importance et l’ombre portée de The West Wing dans le domaine des séries politiques pendant toutes les années 2000, pour enfin étudier les conditions de leur renouveau depuis l’élection de Barack Obama.

Prologue : deux monologues dans une église

5 Deux des scènes les plus marquantes de The West Wing et House of Cards se passent dans une église, mettant en scène un monologue du personnage principal. Dans l’épisode final de la saison 2 de The West Wing, intitulé « » (2.22, diffusé le 16 mai 2001), Jed Bartlet, éprouvé par le décès de sa fidèle secrétaire Mrs Landigham, et par la progression de sa maladie (une sclérose en plaques) qu’il vient de révéler au public, hésite à se présenter pour un second mandat. Seul dans l’immense cathédrale de Washington, il s’adresse à Dieu sur un ton vindicatif, et en partie en latin6. BARTLET. Tu sais que tu es un salopard ? Elle7 s’achète sa première voiture neuve, et tu envoies un chauffard ivre la percuter. C’est censé être drôle ? Graham Greene a écrit : « Tu ne peux concevoir, ni moi d’ailleurs, la révoltante étrangeté de la pitié divine. » Je ne sais pas ce qu’il voulait obtenir par une telle flatterie, car moi je pense que tu es seulement rancunier. C’était quoi, ce qui est arrivé à Josh Lyman8 ? Un avertissement ? C’était mon fils ! Qu’ai-je fait d’autre au tien que de louer sa gloire et son nom ? [pause] Il y a une tempête tropicale en train de gagner en vitesse et en puissance. On me dit qu’on n’en a pas vu de telles depuis celle qui a emporté l’année dernière un de mes ravitailleurs, avec son équipage de 68 personnes. Tu sais ce que fait un ravitailleur ? Il répare les autres bateaux ! Il n’est même pas armé. Il se contente de se balader, de réparer les autres bateaux et distribue le courrier. C’est tout ce qu’il peut faire ![en latin] : Merci mon Dieu. [en anglais] Oui, j’ai menti. C’est un péché. J’ai commis de nombreux péchés. Est-ce que je t’ai déplu, petit malfrat ? 3,8 millions d’emplois supplémentaires, ce n’était pas bien ? Sauver le Mexique de la crise financière. Augmenter le commerce extérieur. 30 millions d’hectares supplémentaires protégés. Mettre Mendoza en examen. Nous ne sommes pas en guerre. J’ai élevé trois enfants. Ce n’est pas assez pour obtenir ton pardon ? [en latin] Dois-je croire que ces actes sont ceux d’un Dieu bienveillant, juste et sage ? Je refuse tes punitions ! J’étais ton serviteur, ton messager sur cette terre. J’ai fait mon devoir. Je refuse tes punitions ! Va te faire crucifier ! [pause. En anglais] Tu auras Hoynes9 à ma place !

6 Le président des États-Unis, catholique pratiquant, est montré en pleine crise de foi, s’efforçant par chacune de ses actions de contenter le Tout-puissant, de se montrer digne de Lui et de sa Volonté, tout en étant conscient d’avoir péché en mentant au peuple américain. Bartlet se comporte ici en fidèle réclamant la pitié et le pardon, et estimant, dans une optique jésuite, que ses bonnes actions ont largement compensé son mensonge et lui donnent droit à l’absolution. Le rapport de subordination (y compris dans la rébellion) du président vis-à-vis de Dieu est souligné par les plans en plongée ou contre-plongée qui accentuent la hauteur de la majestueuse cathédrale de Washington.

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7 Cette scène en dit long sur le rapport très particulier des Américains et de leurs dirigeants avec la puissance divine, toujours invoquée pour guider ou valider leurs actions politiques dans les discours officiels. Elle en dit long aussi sur la personnalité (christique ou prophétique) du président Bartlet : il est le public servant par excellence10, déterminé à faire le Bien, à améliorer la vie de son peuple, sans témoigner d’un goût égoïste pour le pouvoir (qu’il est prêt à abandonner à son rival Hoynes à la fin de la scène, comme une menace agitée pour faire plier la volonté divine).

8 Dans l’adaptation américaine (2013) de la série britannique de 1990 House of Cards, on trouve dans l’épisode 1.13 une scène qui n’existe pas dans la version originale, et qui fait immédiatement penser au célèbre monologue de « Two Cathedrals » car le personnage principal parle seul dans une église : UNDERWOOD. Chaque fois que je T’ai adressé la parole, Tu n’as jamais répondu. Il est vrai qu’étant donné notre mépris réciproque, je ne peux pas Te reprocher Ton silence. [regard caméra] Mais je ne m’adresse peut-être pas à la bonne personne. [regard vers le sol, s’adressant maintenant au Diable] Tu m’entends ? Possèdes-tu même le langage ou bien ne comprends-tu que la dépravation ? [une porte claque. Underwood sursaute et regarde en l’air, autour de lui] Peter, c’est toi ? Arrête de te cacher dans ma tête : montre-toi ! Fais preuve dans la mort du courage dont tu n’as jamais témoigné de ton vivant. Montre-toi. [regard caméra] Regarde-moi dans les yeux et dis ce que tu as à dire. [Underwood sursaute et se retourne brusquement : il aperçoit l’homme de ménage qui faisait claquer les portes. Il inspire, soulagé, puis s’agenouille.] Il n’y a pas de réconfort éternel là-dessous. Il n’y a que nous, petits, solitaires, agités, se battant les uns contre les autres. [regard caméra] Je prie à moi- même, pour moi-même. [Il se relève et s’approche d’un présentoir orné de bougies. Il en allume une, puis souffle sur toutes pour les éteindre.]

9 Ici, Francis Underwood s’adresse à nous bien plus qu’à Dieu. Les regards caméra qui brisent le quatrième mur à intervalles réguliers depuis le premier épisode étaient déjà une marque de fabrique de la série de la BBC (adoptant, l’une et l’autre, d’évidents accents shakespeariens que nous analyserons en dernière partie de cet article). En fin de monologue, le politicien affirme prier avant tout pour lui-même et « à lui-même ». À aucun moment il n’est écrasé par le décor qui l’entoure (une chapelle beaucoup plus modeste que la cathédrale de The West Wing). Dieu n’intervient pas dans le monde de Frank Underwood, il est exclu de la vie politique, et n’entre pas en considération comme dans The West Wing. « Il n’y a que nous », dit Underwood.

10 Contrairement à la scène de « Two Cathedrals », aucune réponse n’est attendue de Dieu. Underwood sait qu’il ne répondra pas. La politique a échangé toute velléité morale contre le machiavélisme le plus retors. Le but de l’action politique n’est plus de faire le Bien, d’accomplir une mission, d’améliorer le monde, voire de contenter Dieu, mais de servir des intérêts personnels. Les deux monologues se terminent par un geste de défi : Bartlet écrase une cigarette à peine fumée, dans une sorte de provocation adolescente, tandis qu’Underwood souffle sur toutes les bougies laissées par des fidèles avant lui : il n’est là pour servir personne, pour ne répondre à aucune prière, et ne croit ni au blasphème ni à la punition divine. Il ne s’impose aucune règle, aucune éthique pour atteindre son but : conquérir les échelons du pouvoir le plus rapidement possible.

11 La comparaison de ces deux extraits témoigne de l’évolution notable, voire du virage à 180 degrés, de la représentation du politique dans les séries américaines : de l’idéalisme vers le cynisme. Revenons maintenant sur les différentes étapes de cette évolution, et tentons de l’expliquer.

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1. The West Wing, une série réparatrice11

12 The West Wing a débuté sur les écrans américains en 1999, un an à peine après l’affaire Lewinski. Le Président des États-Unis Bill Clinton avait menti à son peuple. Le lien de confiance et d’admiration qui existait jusqu’alors entre le peuple américain et son dirigeant semblait rompu à jamais. Les fictions américaines, se faisant l’écho des médias d’actualité et de l’opinion publique, s’interrogèrent alors sur les qualités morales des politiciens, qualités qui, dans l’esprit des Américains, influent directement sur la qualité des décisions qui sont prises pour « le Bien commun ». En effet, on peut comparer The West Wing à une leçon hebdomadaire d’éducation civique pour les téléspectateurs américains, où les personnages principaux sont polis, humains et aimables, animés de convictions fortes et de valeurs morales (voire religieuses) qui véhiculent l’idée que l’exercice du pouvoir n’est pas que la recherche du meilleur moyen de le garder, mais aussi une tentative d’améliorer la vie de ses concitoyens12.

13 Les premiers épisodes de The West Wing se présentent aux Américains comme ce qu’aurait pu être la politique des Démocrates au pouvoir à la fin des années 1990, avec un président qui ne laisse pas sa passion pour les femmes prendre le pas sur sa « mission » (dont il est d’ailleurs question dans le monologue de « Two Cathedrals »). Mais l’aspect de l’affaire Lewinsky qui intéresse le plus les scénaristes de The West Wing et qui fait réellement son intérêt et sa complexité, ce n’est pas l’aspect croustillant et graveleux de la relation entre Bill Clinton et sa jeune stagiaire, mais bien davantage le fait qu’il ait menti au peuple américain13.

14 C’est ce même « péché » qu’a commis le personnage de The West Wing : il a menti sur son état de santé, ce qui a bien plus de conséquences sur sa capacité à exercer ses fonctions de président que les coucheries du président réel. La deuxième saison, qui se conclut avec cet épisode, a mis en scène les interrogatoires de tous les proches du président par un procureur (qui rappelle fortement Kenneth Starr), l’affolement des médias, les questions légales et médicales, etc. Ce monologue dans la cathédrale de Washington intervient à la suite de tout ce remue-ménage, et Bartlet y interprète la mort de sa fidèle secrétaire (une figure maternelle pour lui) comme une punition divine de son mensonge, mais « refuse cette punition » (cruciatus in crucem) car il estime avoir largement rempli sa mission envers Dieu (et envers le peuple américain). Il fait la liste des nombreux bienfaits qu’il a accomplis, non pas pour nier son péché mais pour prouver que malgré son mensonge, il a été digne de la position offerte par Dieu et le peuple américain, et mérite le pardon.

15 The West Wing a donc proposé aux Américains non pas un président parfait, mais un président modèle, leur permettant d’oublier un peu la « fin de règne » en demi-teinte de Clinton en 1999-2000, puis les recomptes interminables des votes en Floride lors de l’élection de George W. Bush de novembre 2000. Charles Girard écrit à ce propos :

C’est en réalité une utopie civique que propose The West Wing : elle ne montre pas ce qu’est le pouvoir exécutif, mais ce qu’il pourrait être, porté par une parole sincère et éclairée – non pas un monde apaisé, ou un gouvernement triomphant, mais des dirigeants modèles, aux vertus morales et intellectuelles admirables14.

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16 La différence de comportement, de valeurs et de niveau intellectuel entre le président fictif et le nouveau président élu était tellement frappante qu’une grande partie de la population américaine y a trouvé un certain réconfort15.

2. Le déclin et l’ombre portée de The West Wing

17 Mais l’épisode « Two Cathedrals » (2.22) marque aussi l’apogée de la popularité de The West Wing. C’est en effet le dernier épisode diffusé avant les attentats du 11 Septembre 2001. Ces événements tragiques ont bien évidemment bouleversé l’Amérique, et ils ont aussi marqué le début de l’effondrement progressif des audiences de sa fiction politique préférée.

18 En effet, Aaron Sorkin, quelques jours à peine après la chute des Tours Jumelles, a décidé d’écrire un épisode spécial, isolé de la continuité narrative de la série, intitulé « Isaac et Ismaël », qui commente les conséquences de cette attaque terroriste sur la façon de penser, de vivre et de faire de la politique aux États-Unis. Diffusée dès le 3 octobre 2001, cet épisode très didactique prêchait la tolérance et tentait d’expliquer les racines des préjugés anti-musulmans et la naissance des mouvements terroristes, en mettant en présence la plus grande diversité de points de vue possible.

19 Toutefois, beaucoup de téléspectateurs, encore sous le coup de l’émotion et du deuil, ont très mal accueilli cette « leçon », et de façon générale le raidissement de l’opinion américaine après les attentats, le désir de vengeance et la confiance en son « chef de guerre » ont porté préjudice à la popularité du président alternatif, uchronique, proposé par NBC16. De plus, l’engagement actif de Martin Sheen, l’interprète du président Bartlet, contre George W. Bush, et surtout contre la guerre en Irak, déplut fortement aux Américains convaincus de la nécessité de cette guerre. Jusqu’à sa fin en mai 2006, The West Wing est restée une fiction estimée par la critique et les milieux politiques, avec des fans actifs et fidèles appartenant plutôt aux catégories socio- professionnelles supérieures, mais elle n’est jamais redevenue le phénomène qu’elle avait été en 1999-2001.

20 Néanmoins, comme à chaque fois qu’un thème novateur rencontre son public, le succès de The West Wing a suscité la production d’un certain nombre d’autres séries politiques dans les années 2000. Jusqu’en 2011, toutes ont adopté la même vision idéaliste et polie de la vie politique, mais aucune n’est parvenue à conquérir durablement le public, écrasées par le modèle sorkinien qui semblait indépassable. On se souviendra notamment de K Street (HBO, 2003, 10 épisodes) produite par George Clooney et Steven Soderbergh, docu-fiction ambitieux qui mêlait acteurs et vrais politiciens, en prise directe avec l’actualité politique à Washington, mais le manque d’intrigues cohérentes et suivies d’un épisode à l’autre n’a pas séduit les téléspectateurs au-delà du petit monde de la capitale américaine.

21 Commander in Chief (ABC, 2005-2006) se voulait une version féminine de The West Wing, avec Geena Davis en première présidente des États-Unis. Mais cette série d’un « simplisme consensuel17 » ne parvint pas à trouver un équilibre entre des crises internationales aussi inquiétantes que mal expliquées et vite résolues, et des problèmes quotidiens de mère et d’épouse qui manquaient cruellement d’originalité. C’est en réalité dans une série de science-fiction, Battlestar Galactica (Sci-Fi, 2004-2009) que l’on

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trouve le portrait le plus convaincant d’une femme à un poste présidentiel18 (la présidente Laura Roslin interprétée par Mary McDonnell).

22 Le scénariste Greg Berlanti a tenté à de nombreuses reprises de mêler drame familial et récit d’ascension politique, d’abord avec Jack & Bobby (WB, 2004-2005), faux documentaire racontant l’adolescence de Robert McCallister (surnommé « Bobby »), futur président des États-Unis en 2040, et de son grand frère Jack (les prénoms rappellent bien sûr volontairement ceux des Kennedy, ainsi que beaucoup d’éléments de la narration). Le réalisateur principal et producteur exécutif de cette série est Thomas Schlamme, acolyte de Sorkin sur The West Wing, ce qui pouvait laisser penser à une filiation entre les deux séries et attirer les amateurs de la première, mais cela ne fut pas suffisant, car la série avait trop l’apparence d’un teen drama, renforcée par sa diffusion sur la chaîne WB qui ciblait plutôt les adolescents, pour attirer un public adulte. Jack and Bobby, réflexion intéressante sur les qualités morales d’un grand leader lors de ses années de formation, fut annulée à la fin de sa première saison faute d’audience.

23 Berlanti poursuivit ses réflexions sur la morale, la famille et la politique avec un personnage de nouveau appelé Robert McCallister, et interprété par Rob Lowe (Sam Seaborn dans The West Wing), dans Brothers and Sisters (ABC, 2006-2011), un sénateur républicain modéré exemplaire et ambitieux. Dans Dirty Sexy Money (ABC, 2007-2009), autre drame familial sur lequel a travaillé Berlanti, William Baldwin interprète une version trash d’un héritier « à la Kennedy » forcé par son père à embrasser une carrière politique pour laquelle il n’a pas véritablement le profil (il est amoureux d’un transsexuel…).

24 Enfin, Political Animals (ABC, 2012) est une mini-série très largement inspirée du couple Clinton : Ciàran Hinds (César dans Rome) y interprète un ancien président plein d’entregent et coureur de jupons, tandis que Sigourney Weaver est une ancienne Première dame divorcée devenue secrétaire d’État et qui rêve de briguer elle-même la présidence. Les intrigues concernant leurs deux fils (et notamment le cadet homosexuel) font un peu trop pencher la fiction vers le mélodrame, et les questions politiques et institutionnelles sont finalement reléguées au second plan.

25 Aucune de ces séries ne rencontra le succès (à l’exception de Brothers and Sisters qui a duré 5 saisons, mais il s’agit d’un drame familial dans lequel la politique n’a qu’une place secondaire), et ne parvint à effacer The West Wing comme LA référence incontournable en matière de série politique. Cela est resté vrai jusqu’en 2011.

3. Quand Shakespeare renouvelle les séries politiques américaines

26 En réalité, la série politique américaine qui a véritablement renouvelé le genre et s’est enfin démarquée de The West Wing est arrivée là où on ne l’attendait pas : sur la petite chaîne câblée Starz, en 2011, chaîne qui propose généralement des séries divertissantes vaguement historiques sans grande ambition sur le plan de la plausibilité (Spartacus diffusée de 2010 à 2013, Da Vinci’s Demons depuis 2013). Mais depuis 2010, Starz est dirigée par Chris Albrecht, ancien patron de HBO et cheville ouvrière de ses plus célèbres séries (Les Sopranos, Six Feet Under, The Wire, Deadwood, etc.).

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27 Par son ambition et la rugosité du propos et de la réalisation, Boss (Starz, 2011-2012) se rapproche bien davantage de ces séries de l’âge d’or d’HBO que du reste des productions de Starz19. Créée par Farhad Safinia avec Kelsey Grammer, le célèbre interprète de Frasier20, dans le rôle principal, cette série politique suit la double lutte de Tom Kane, maire indéboulonnable de Chicago, contre une maladie dégénérative et pour garder le pouvoir le plus longtemps possible. En brossant un fascinant portrait à charge d’un homme de pouvoir qui ne se préoccupe absolument pas du Bien commun, Boss tourne résolument le dos à The West Wing.

28 En mettant au centre de l’intrigue un anti-héros, Boss s’inscrit en droite ligne des séries à succès des années 2000 (de The Sopranos, HBO, 1999-2007 à Dexter, Showtime, 2006-2013, en passant par la très populaire House, M.D., Fox, 2004-2012), tout en allant dans le sens des préjugés populaires concernant la corruption et la malveillance des politiciens. Safinia s’inspire ici d’un personnage ayant réellement existé, Richard J. Daley, maire de Chicago de 1955 à sa mort en 1976, qui dirigea la ville d’une main de maître grâce à un système de corruption généralisé.

29 Mais le scénariste a aussi puisé dans le théâtre de Shakespeare pour donner un souffle à la fois épique et tragique à son récit : le couple Kane21, uni dans sa soif de pouvoir et son absence de scrupules moraux, apparaît très vite aux observateurs comme une version contemporaine des Macbeth22. La référence est encore plus appuyée avec l’apparition du fantôme d’Ezra (ancien conseiller du maire assassiné sur ordre de celui-ci à la fin de la première saison), hallucination provoquée à la fois par la maladie de Kane et par sa mauvaise conscience à partir de la fin de la saison 1, motif qui devient récurrent tout au long de la deuxième saison.

30 On pense ici aux fantômes des victimes de Richard III qui reviennent le hanter avant la bataille décisive de l’acte V, mais aussi et surtout à celui de Banquo, ancien compagnon d’armes assassiné par Macbeth dans son ascension vers le trône d’Écosse, dont le fantôme lui apparaît lors de la scène du banquet. De même, le personnage de Ian Todd, qui vient remplacer Ezra en saison 2, rappelle celui de Fleance : bien que, dans la série, il ne soit pas le fils d’Ezra mais celui, caché23, de Kane, il n’en incarne pas moins une descendance que le maire, comme Macbeth, n’a pu empêcher. L’annulation de la série à la fin de la saison 224 n’a pas permis de résoudre la question de la vengeance ou de la reconnaissance du fils renié. Les relations tendues et complexes entre Kane et sa fille Emma évoquent aussi King Lear.

31 Enfin, l’attitude aristocratique du couple Kane, la déférence dont ils font l’objet, leurs immenses appartements vides, ainsi que le décor néo-gothique du bureau du maire plongent les téléspectateurs dans une atmosphère immédiatement perceptible comme shakespearienne25. De plus, le principe des très gros plans, mis en place dès le pilote de la série par Gus Van Sant, qui s’attardent sur des détails de la scène sans rapport avec ce qui est dit, font prendre conscience aux téléspectateurs de la présence de la caméra et de la dimension fictive, voire théâtrale de ce qu’ils voient. Ce procédé avait déjà été largement employé par Orson Welles dans ses adaptations cinématographiques de Macbeth (1936), Othello (1952) et Chimes at Midnight (1965)26.

32 Ce souffle shakespearien permet à Boss de développer un propos beaucoup plus sombre, beaucoup plus désenchanté sur l’exercice du pouvoir et le fonctionnement de la démocratie. Au fond, les multiples références à l’auteur britannique du XVIe siècle ne font que renforcer le propos même de la série : le monde est un théâtre, la démocratie

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est une illusion, et les dirigeants appartiennent toujours à une aristocratie inaccessible, imbue d’elle-même et bouffie de privilèges.

33 Shakespeare, et en particulier ses pièces Macbeth et Richard III, est aussi une référence évidente dans la série britannique House of Cards de 1990, renforcée par le choix de Ian Richardson, ancien membre de la Royal Shakespeare Company, pour le rôle principal27. Ces influences sont aussi très nettes dans l’adaptation américaine de 2013 sur Netflix, avec Kevin Spacey, acteur américain qui était depuis dix ans directeur de l’Old Vic, l’un des plus anciens théâtres de Londres, et venait juste d’interpréter le rôle-titre de Richard III dans une mise en scène de Sam Mendes 28. Dans les deux œuvres, les monologues du héros face caméra qui brisent le quatrième mur, procédé fréquent au théâtre mais très inhabituel dans une série télévisée, évoquent immédiatement le célèbre monologue de Richard III (Acte I, scène 1).

34 Dans la pièce de Shakespeare, celui qui n’est alors que Duc de Gloucester prend le prétexte de sa difformité physique pour expliquer son choix de « devenir un méchant » et de se débarrasser de ses deux frères plus beaux et plus « nobles » que lui pour monter sur le trône. Cette explication place les spectateurs en empathie avec cet antihéros, de la même façon que Lady Anne se laissera elle aussi convaincre par les démonstrations de repentance de celui qui a tué son mari et son beau-père, et acceptera de l’épouser. C’est le même procédé qui est utilisé au début de House of Cards : ici, Francis Underwood nous présente les principaux acteurs politiques à Washington, et surtout ses espoirs, qui ne vont pas tarder à être bafoués par ceux qu’il a placés « sur le trône ». Cette trahison initiale justifie le plan machiavélique qu’il va mettre en place pour se venger. Vengeance, trahison, milieu clos et monologues : le monde politique est théâtralisé de façon très évidente dans House of Cards.

35 Le monologue est prononcé au milieu d’une fête, mais c’est bien à nous, en confidence, que Francis Underwood s’adresse : il regarde l’objectif, nous montre les différents protagonistes qui, eux, ignorent la caméra. Nous ne sommes pas dans une « confession face caméra » chère à la télé-réalité et aux mockumentaires, où le confident est statique, isolé, mais bien dans un procédé théâtral adapté au cinéma, notamment par Laurence Olivier en 1956 et Richard Loncraine en 1995 dans leurs versions de Richard III, avec une caméra très mobile qui suit le personnage quand il s’adresse à nous. Cette rupture du quatrième mur qui isole d’habitude les téléspectateurs de leurs héros de séries est très inhabituelle et déroute, en soulignant le caractère théâtral, dramatique, mais aussi fictionnel de ce qui nous est présenté.

36 Elle nous ramène à notre position de téléspectateurs tout en augmentant notre empathie, et peut-être surtout la jubilation que nous ressentons à connaître les noirs desseins du personnage principal avant les autres personnages fictifs. Mais en s’inscrivant dans cette tradition cinématographique, la réalisation (David Fincher pour les deux premiers épisodes) souligne aussi le statut d’antihéros de Francis Underwood car, comme l’a montré Sarah Hatchuel, contrairement à ce qui se passe au théâtre, la rupture du quatrième mur dans l’univers hollywoodien est limitée aux « méchants », personnages qui déjouent déjà l’ordre et les conventions sociales29.

37 De même, dans le monologue d’Underwood à l’intérieur de l’église évoqué plus haut, la caméra d’Allen Coulter alterne les plans en plongée, contre-plongée, centrés, décentrés, rapprochés ou très éloignés, pour bien marquer sa présence et souligner le caractère fictionnel de la diégèse, procédé qui avait déjà été utilisé par Orson Welles dans son adaptation de Macbeth en 194630. La référence aux œuvres de Shakespeare est encore

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plus évidente lorsque la porte claque et que Francis s’attend à rencontrer le fantôme de Peter, un ancien collaborateur qu’il a fait assassiner. L’effet sur les téléspectateurs est saisissant car, par cette interjection, l’acteur shakespearien Kevin Spacey rejoint son personnage de politicien qui semble avoir lui aussi lu et relu les œuvres du Barde. Toutefois, aucun fantôme ne surgit : il ne s’agit que d’un homme de ménage. La fiction a rompu l’illusion tout en s’inscrivant dans une longue tradition littéraire, théâtrale et cinématographique : le personnage s’adresse à nous, à un fantôme qui n’existe pas, tout en faisant référence à une culture commune extérieure à la diégèse (et qui malgré tout la nourrit). La perte de repères est particulièrement forte, sans doute trop, car ces monologues face caméra ont été considérablement réduits dans la deuxième saison de la série américaine.

38 Là où The West Wing nous emportait par de superbes travellings et une musique héroïque à la suite d’un président modèle pour lequel une majorité d’Américains auraient aimé voter en 200031, la série de Beau Willimon n’a de cesse (surtout dans sa première saison) de rappeler qu’elle n’est qu’une fiction, que le couple Underwood n’est pas plus réel, mais pas moins non plus, que le couple Macbeth.

Conclusion : Boss et House of Cards, séries de crises

39 Car il serait trop simple de conclure que ce parti pris non naturaliste et cette théâtralisation appuyée déréalisent complètement la critique du monde politique dans Boss comme dans House of Cards. La dénonciation des pièges et des travers de ceux qui exercent le pouvoir était déjà au cœur de la plupart des œuvres de Shakespeare, et ces références, loin d’adoucir le propos, ne font qu’en souligner la pertinence. Alors que The West Wing nous transportait dans un monde idéalisé pour fuir une réalité peu enthousiasmante, Boss et House of Cards, diffusées pendant la présidence d’Obama, nous rappellent au contraire la face obscure derrière le masque, et les limites d’une présidence accompagnée de tant d’espoirs.

40 Le roman32 et la série britanniques House of Cards étaient parus dans le contexte très particulier de la « fin de règne » de Margaret Thatcher, dans un pays exsangue après onze années de réformes ultra-libérales, et décortiquaient avec un humour noir les travers des conservateurs au pouvoir. Vingt-trois années plus tard, après deux mandats de George W. Bush et un premier mandat de Barack Obama en demi-teinte, David Fincher et Beau Willimon décident d’adapter le propos à la capitale fédérale américaine, au moment précis où le Capitole et la Maison-Blanche sortent d’une véritable guerre de tranchées institutionnelle autour, entre autres, de la réforme de l’assurance-maladie, vieux serpent de mer que les présidents démocrates avaient jusque-là échoué à mettre en place.

41 La version américaine de House of Cards nous emmène donc dans les arcanes du pouvoir fédéral américain, et nous montre l’étendue du pouvoir et le fonctionnement complexe des deux chambres législatives, là où The West Wing nous donnait l’image d’un régime ultra-présidentiel (cf. l’épisode 5.8 intitulé Shutdown où Bartlet se rend à pied de la Maison-Blanche au Capitole pour faire entendre raison aux membres du Congrès qui refusent de voter le budget fédéral).

42 La série de 2013 est bien plus désabusée, bien plus cynique que son illustre aînée : les États-Unis ont subi les attentats du 11 septembre, deux mandats très contestés de George W. Bush, et si l’élection de Barack Obama leur a momentanément redonné

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espoir et même « foi » en novembre 2008, les désillusions ont été rapides : pas de miracle ni sur le plan économique ni sur le plan militaire, et une société toujours aussi divisée sur les questions de société (avortement, mariage gay, assurance maladie). Le succès du Tea Party et la perte de la majorité à la Chambre des Représentants par le parti démocrate dès les élections de mi-mandat de 2010 ont montré que la crise était profonde. Crise économique qui se prolonge, mais aussi crise politique (surtout au sein du parti républicain) qui reflète une profonde crise identitaire de la nation américaine.

43 Boss et House of Cards témoignent donc, comme beaucoup d’autres séries des années 2000-2010, de cette crise aux multiples dimensions qui fait perdre foi aux citoyens américains dans le pouvoir de leurs institutions et le dévouement de ceux qui les font fonctionner. En regard, The West Wing apparaît, elle, comme la dernière série des années 1990 : une série professionnelle chorale pleine de nobles sentiments, de bonne volonté et avec une portée pédagogique qui a très souvent provoqué sa comparaison avec la série médicale E.R (NBC, 1994-2009)33. Évidemment, aucune de ces représentations de la vie politique américaine n’est plus ou moins vraie que l’autre, elles sont simplement influencées par leur contexte de production. Néanmoins, toutes ces fictions participent à l’éducation des citoyens, contribuent au débat sur les bons et les mauvais côtés de l’exercice du pouvoir, et nous rappellent la sagesse de la phrase de Winston Churchill : « La démocratie est la pire forme de gouvernement à l’exception de toutes les autres que l’on a essayées ».

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXES

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Extrait vidéo

Monologue de Jed Bartlet dans l’épisode 2.22 de The West Wing : https:// www.youtube.com/watch?v=dVgK5HKj3P4

NOTES

1. Cf. les actes du colloque « Idées politiques et séries télévisées » organisé au par Mathieu Touzeil-Divina au Mans le 16 décembre 2011, parus aux Presses Universitaires Juridiques de Poitiers en 2013. 2. Nous restreignons notre analyse aux séries dramatiques, les codes et l’évolution des séries politiques comiques américaines méritant un travail approfondi que nous n’avons pas abordé dans le cadre de cet article. 3. Cf. chapitre « La politique », in Pierre Sérisier, Marjolaine Boutet, Joël Bassaget, Sériescopie : guide thématique des séries télé, Paris, Ellipses, 2011, p. 441-455. 4. Sur ce point, cf. Marjolaine Boutet, « Le président des États-Unis, héros de séries télévisées. Analyse de la figure présidentielle à travers quelques séries américaines », Le Temps des Médias, juin 2008, p. 156-169. 5. Le personnage de Matt Santos (Jimmy Smits) qui succède à Jed Bartlet à la fin de la série a été très largement inspiré de Barack Obama, de l’aveu même des scénaristes de The West Wing, cf. Brian Stelter, « Following the script : Obama, McCain and The West Wing », The New York Times, 30 octobre 2008, p. C1 (New York edition). 6. La traduction proposée ici est de notre fait et ne correspond pas exactement à celle qui apparaît dans les sous-titres de l’édition DVD. La scène peut être vue sur YouTube : https:// www.youtube.com/watch ?v =dVgK5HKj3P4 . 7. Le président Bartlet fait ici référence à Mrs Landigham. 8. Josh Lyman est le chef de cabinet adjoint du président, avec lequel il entretient une relation filiale. Il se fait tirer dessus dans le dernier épisode de la saison 1 lors d’un attentat à caractère raciste contre Charlie Young, l’aide de camp noir du président, qui est alors également le petit ami de sa fille. 9. Hoynes est le vice-président de Bartlet, un candidat démocrate moins idéaliste que lui qu’il a battu lors des primaires, et pour lequel il n’a que peu d’estime. 10. Boutet (2008), p. 158. 11. Cette section résume et actualise une partie de mon article « Le président des États-Unis, héros de séries télévisées. Analyse de la figure présidentielle à travers quelques séries américaines », Le Temps des Médias, juin 2008, p. 156-169. 12. Cf. Peter C. Rollins et John E. Connor (eds.), The West Wing. The American Presidency as Television Drama, Syracuse : Syracuse University Press, 2003. 13. Sur l’importance de la parole dans la politique américaine en général et dans The West Wing en particulier, cf. Charles Girard, « The world can move or not, by changing some words : La parole politique en fiction dans The West Wing », Revue de recherche en civilisation américaine [En ligne], n° 2, 2010, mis en ligne le 3 avril 2010, consulté le 13 juillet 2014. URL : http://rrca.revues.org/ 310 . 14. Girard (2010), § 32. 15. Chris Lehmann, « The Feel Good Presidency », The Atlantic Monthly, 1er mars 2001, http:// www.theatlantic.com/magazine/archive/2001/03/the-feel-good-presidency/302138/, consulté en juillet 2014.

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16. Robert Jones et George N. Dionisopoulos, « Scripting a Tragedy : The ‘Isaac and Ishmael’ Episode of The West Wing as Parable », Popular Communication : The International Journal of Media and Culture, vol. 2, n° 1, 2004, p. 21-40. 17. Girard (2010), § 8. 18. Monica Michlin, « The American Presidency and the 25th Amendment in Contemporary TV Series : Fiction, Reality, and the Warped Mirrors of the Post-9/11 Zeitgeist », TV/Series, n° 1, juin 2012, http://tvseries.univ-lehavre.fr, p. 134-135. 19. Dantzier Smith, « Boss : How the Demise of the Show Reaffirms Its Theme », Screenpicks, 1er décembre 2012 (http://screenpicks.com/2012/12/boss-how-the-demise-of-the-show-reaffirms- its-theme/, consulté en juillet 2014). 20. Sitcom spin-off de Cheers (NBC, 1982-1993) très populaire aux États-Unis, diffusée entre 1993 et 2004 sur NBC, mettant en scène un psychiatre qui a une émission de radio et une vie personnelle très compliquée. 21. Patronyme qui fait référence à l’un des plus grands chefs d’œuvre du cinéma américain, Citizen Kane (1941). Orson Welles ayant lui-même réalisé plusieurs adaptations très libres des pièces de Shakespeare, et de Macbeth en particulier. 22. Cf. par exemple Hank Stuever, « In Kelsey Grammer’s ‘Boss’, a little Macbeth with some Mayor McCheese », The Washington Post, 20 octobre 2011 (http://www.washingtonpost.com/ lifestyle/style/in-kelsey-grammers-boss-a-little-macbeth-with-some-mayor-mccheese/ 2011/10/18/gIQAE1ze1L_story.html, consulté en juillet 2014), ou encore Joanne Ostrow, « Kelsey Grammer triumphs in tragedy in Starz’s ‘Boss’ season 2 », The Denver Post, 17 août 2012 (http:// www.denverpost.com/ci_21321784/kelsey-grammer-triumphs-tragedy-starzs-boss-season-2 consulté en juillet 2014). 23. Comme l’a montré Sarah Hatchuel dans sa communication « Lost : une romance shakespearienne ? » lors du colloque Philoséries Lost in Philosophy (Paris, 4-5 juillet 2014), les enfants cachés sont un trope des romances shakespeariennes, trope issu des romances médiévales, repris ensuite d’innombrables fois dans le théâtre et la littérature modernes et contemporains. 24. Cf. Smith (2012) pour une explication très convaincante des raisons de cette annulation prématurée. 25. Sur les multiples adaptations des pièces de Shakespeare à l’écran, cf. Sarah Hatchuel, Shakespeare, from Stage to Screen, Londres, Cambridge University Press, 2004. 26. Sarah Hatchuel et Kevin De Ornellas, « Blurring Boundaries : Towards Cinematic Equivalents to Shakespeare’s Meta-Theatre », British Graduate Shakespeare Conference, Stratford-upon- Avon, 22-25 juin 2000. 27. Ian Youngs, « Richardson’s rule in House of Cards », BBC News, 9 février 2007 (http:// news.bbc.co.uk/2/hi/entertainment/6346897.stm, consulté en juillet 2014). 28. Sam Mendes avait déjà dirigé Kevin Spacey au cinéma dans American Beauty (1999), couronné par cinq Oscars dont Meilleur Film, Meilleur Acteur et Meilleur Réalisateur. 29. Sarah Hatchuel, « ‘Now I Am Alone’ : Shakespearean Soliloquies on Screen », communication prononcée lors du Congrès « Shakespeare on Screen : The Centenary Conference » organisé par l’Université de Malaga, Benalmadena (Espagne), 21-24 septembre 1999. 30. Hatchuel et De Ornellas (2000). 31. Michael Ollove, « ‘West Wing’s’ Bartlet Is the President Voters Wish For », Los Angeles Times, 7 novembre 2000 (http://articles.latimes.com/2000/nov/07/entertainment/ca-48120 consulté en juillet 2014). 32. Michael Dobbs, House of Cards, Londres, Harper, 1989. Une traduction française par Frédéric Le Berre est à paraître chez Bragelonne en août 2014. Le roman est la première partie d’une trilogie qui se prolonge avec To Play the King (1992) et The Final Cut (1994). 33. Les deux séries comptent aussi John Wells parmi les producteurs exécutifs.

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RÉSUMÉS

À partir de la comparaison de deux scènes de The West Wing (NBC, 1999-2006) et House of Cards (Netflix, 2013-) où le personnage principal monologue dans une église, cet article analyse l’évolution des séries politiques américaines depuis une quinzaine d’années, d’un portrait idéalisé confinant parfois à la naïveté (The West Wing) à une charge cynique et désabusée (House of Cards), en interrogeant le rapport de ces fictions à leur contexte de production et de diffusion, mais aussi en examinant les références aux œuvres qui les traversent et donnent une portée plus vaste à leur propos sur l’exercice du pouvoir. Chef d’œuvre du scénariste-démiurge Aaron Sorkin, The West Wing reste LA référence incontournable en matière de série politique et semble paradoxalement bien plus facile à prendre à contrepied qu’à égaler. Ainsi, les séries « idéalistes », comme Commander in chief (ABC, 2005-2006) ou Jack and Bobby (WB, 2004-2005), ne sont pas arrivées au niveau de leur illustre aînée, tandis que Boss (Starz, 2011-2012) et House of Cards, en choisissant le cynisme, mais surtout en puisant dans les œuvres de Shakespeare, ont su renouveler le genre et diversifier la représentation du monde politique sur le petit écran.

This article aims at reviewing the evolution of U.S. political dramas over the last fifteen years through a compared analysis of two similar scenes from The West Wing (NBC, 1999-2006) and House of Cards (Netflix, 2013-), in which the main character soliloquizes inside a church. Since the end of the 90s, American political fiction has evolved from an idealized and sometimes naive depiction of the executive power (The West Wing) to a dark and cynical satire (House of Cards) of the Washington D.C. reclusive coterie. By questioning the relationship the two series entertain with their respective period of production and reception, but also by studying their cultural influences, we will try to shed some light over their messages about power and politics. Created by talented and tireless writer Aaron Sorkin, The West Wing remains the reference for any political drama. It surprisingly seems easier, even today, to confrontationally compete with this masterpiece rather than to emulate it, as the failures of Commander in Chief (ABC, 2005-2006) and Jack and Bobby (WB, 2004-2005) have demonstrated. At the other end of the narrative spectrum, the dark, gritty and cynical dramas, Boss (Starz, 2011-2012) and House of Cards, have drawn their inspiration from Shakespeare’s plays to renew the political genre and the representation of American politics on the small screen.

INDEX

Mots-clés : À la Maison Blanche, West Wing (The), House of Cards, Boss, série politique, Shakespeare, Richard III, Macbeth, séries télévisées, histoire, États-Unis Keywords : West Wing (The), House of Cards, political drama, Shakespeare, Richard III, Macbeth, TV series, History, United States (the)

AUTEUR

MARJOLAINE BOUTET Marjolaine Boutet est maître de conférences en Histoire contemporaine à l’université de Picardie-Jules Verne. Spécialiste de l’histoire des séries télévisées, elle est l’auteure de Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) et Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013) ainsi que co-auteure de Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) avec Pierre Sérisier et Joël Bassaget.

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Intéressée par la représentation des conflits à l’écran, elle a écrit plusieurs articles et communications sur les séries politiques dramatiques américaines, et a co-dirigé ce numéro de TV/Series. Marjolaine Boutet is an Associate Professor in Contemporary History at the University of Picardie-Jules Verne. She specializes in TV series and is the author of Les Séries Télé pour les Nuls (First, 2009) and Cold Case : la mélodie du passé (PUF, 2013 ),as well as a co-author of Seriescopie : guide thématique des séries télévisées (Ellipses, 2011) with Pierre Sérisier and Joël Bassaget. Her research focuses on the representation of conflicts on screen. She has written several articles and delivered several papers on American political dramas, and is the editor of this issue of TV/Series.

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