Économie rurale Agricultures, alimentations, territoires

302 | Novembre-décembre 2007 Numero 302 (2007)

Les défis du commerce équitable dans l’hémisphère Nord The challenges of the in the North

Sylvaine Poret

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/economierurale/2083 DOI : 10.4000/economierurale.2083 ISSN : 2105-2581

Éditeur Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2007 Pagination : 56-70 ISSN : 0013-0559

Référence électronique Sylvaine Poret, « Les défis du commerce équitable dans l’hémisphère Nord », Économie rurale [En ligne], 302 | Novembre-décembre 2007, mis en ligne le 30 décembre 2009, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/2083 ; DOI : 10.4000/economierurale.2083

© Tous droits réservés ÉTAT DE L’ART Les défis du commerce équitable dans l’hémisphère Nord

Sylvaine PORET INRA, ALImentation Sciences Sociales, Ivry-sur-Seine

Dans les années 1960, le commerce équitable offrait une approche alternative au com- merce international. Depuis, ce nouveau concept a évolué. Quelles furent les dif- férentes phases de son évolution ? Suscitant un grand intérêt de la part des industriels de l’agroalimentaire, de quelle manière s’est-il inséré dans le circuit de la grande dis- tribution ? L’auteure présente un bilan intéressant et complet sur cette nouvelle forme d’échange que les pouvoirs publics français tentent de réglementer depuis 2002.

e Commerce équitable (CE) est une Depuis la naissance du mouvement dans Lapproche alternative au commerce inter- les années 1960, le concept a évolué. L’une national conventionnel à partir d’un parte- des grandes étapes de cette évolution a été nariat commercial fondé sur l’introduction la création de labels permettant de signaler de la notion d’équité dans les échanges. En les produits respectant les critères équitables pratique, il s’agit d’un réseau international et d’avoir ainsi accès à la distribution de producteurs, d’intermédiaires, de distri- alimentaire non spécialisée, lieu privilégié buteurs, de bénévoles et de consommateurs de vente dans de nombreux pays du Nord. qui s’engagent, chacun à leur niveau et à Contrairement aux autres formes de certifi- travers une relation commerciale, à respecter cation, qui se concentre strictement sur les des principes tels que la solidarité, l’équité, conditions de production, les critères de la transparence, la dignité. labellisation équitable sont uniques dans le Le CE représente une part très faible du sens où ils couvrent à la fois la production commerce mondial en biens et services. Le et les échanges des biens (Raynolds, 2000). chiffre qui circule (0,02 %) signifie peu de L’objectif de cet article1 est de présenter chose, car peu de filières sont concernées par les nouveaux défis du CE. La naissance du ce concept. Le café équitable, produit phare mouvement, le concept et ses différents du concept, ne représente que 0,34 % de la acteurs sont présentés dans une première production totale de café. Le chiffre d’af- partie. Cela permet de mettre en évidence la faires réalisé avec les produits équitables coexistence actuelle de deux filières : la vendus en Europe était estimé à 660 millions filière certifiée et la filière intégrée. Dans une d’euros en 2004, dont 597 millions pour deuxième partie, nous réalisons un état des les produits labellisés. En France, les lieux du commerce équitable dans les pays produits labellisés totalisaient un chiffre consommateurs en mettant notamment en d’affaires de 69 millions d’euros en 2004 contre 3,2 millions d’euros en 2001 (Krier, 2005). Les produits issus du CE sont prin- 1. Les travaux, dont certains résultats sont présen- cipalement des produits bruts agricoles (café, tés dans cet article, ont été rendus possibles grâce à cacao, thé, riz, bananes, miel, coton), parfois l’appui financier du département Sciences sociales, transformés (jus d’orange, de pamplemousse agriculture et alimentation, espace et environne- ment (SAE2) de l’INRA (appel d’offre libre et et d’ananas, sucre, chocolat...) et des interne du Conseil scientifique du département produits de l’artisanat. SAE2).

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évidence la différence entre l’acceptation personnes intervenant en Asie, en Afrique et du concept et les achats effectifs. Les en Amérique latine ont perçu le besoin d’or- données récentes sur la consommation des ganismes de commerce juste qui fourni- produits équitables labellisés montrent un raient le conseil, l’aide et l’appui aux essoufflement dans certains pays européens producteurs défavorisés. L’objectif de ces précurseurs du mouvement. Une des solu- organismes était de permettre aux petits tions au développement quantitatif du CE est producteurs du Sud d’accéder directement l’introduction des produits équitables dans au marché international. La distribution des la grande distribution. En effet, elle incarne produits se faisait par le biais de réseaux de vastes débouchés potentiels pour les informels, tels que des expositions artisa- petits producteurs, mais représente pour nales, des églises et des marchés. Quant certaines Organisations de CE (OCE) aux acheteurs, la plupart étaient des « l’antithèse du commerce juste, éthique, « adeptes », des personnes déjà sensibilisées solidaire, et transparent ». Ce débat présenté aux enjeux liés aux inégalités Nord/Sud et dans une troisième partie met en lumière la prêtes à payer un peu plus cher pour des difficulté des OCE à gérer le double objectif produits soutenant une cause à laquelle elles du concept : permettre aux producteurs défa- croyaient. En 1964 eut lieu à Genève la vorisés de vendre le fruit de leur travail, première Conférence des Nations Unies mais aussi changer les règles du commerce pour le Commerce et le Développement international. Face au développement des (CNUCED) et la notion de CE apparaît offi- filières labellisées et aux risques de confu- ciellement. L’idée est de favoriser des sion chez les consommateurs, les autorités échanges plus justes entre les pays du Nord françaises ont établi une loi et un texte de et ceux du Sud, qui réclamaient des poli- référence, point de départ potentiel d’une tiques commerciales équitables plutôt que normalisation européenne. Ce développe- des aides financières ponctuelles, avec le ment est présenté dans une quatrième partie. slogan « Trade not Aid ». En 1964, les La conclusion ouvre le débat sur l’avenir du premières boutiques de CE furent ouvertes commerce équitable en s’interrogeant au Royaume-Uni. Des initiatives parallèles notamment sur les nouvelles perspectives sont apparues aux Pays-Bas, puis en Alle- qu’offrent les marques équitables. magne en 1969. Ces magasins du monde () ont joué un rôle crucial dans le mouvement. Ils constituent non seule- Le commerce équitable ment des points de vente mais également des 1. L’historique du mouvement lieux pour informer et « réveiller les Il y a différentes versions au sujet de l’his- consciences » (The International Fair Trade toire du CE. Une ONG américaine serait Association, IFAT). la première à avoir introduit l’idée en 1946 Dans les années 1980, certains acteurs du avec le programme « Then Thousand CE ont ressenti la nécessité de toucher un Villages » qui achetait des vêtements réalisés public plus large. Un prêtre, le père Van der à Porto Rico. Les premiers magasins Hoff, travaillant avec des cultivateurs de vendant des articles réalisés par des commu- café au Mexique qui désiraient vendre leur nautés pauvres de l’hémisphère Sud se sont produit en Europe, et un collaborateur d’une ouverts en 1958 aux États-Unis. En Europe, ONG néerlandaise ont conçu l’idée d’un le commerce équitable est apparu à la fin des label CE. Puisque le caractère équitable années 1950 avec Oxfam au Royaume-Uni d’un bien est un attribut de croyance, pour qui vendait de l’artisanat fait par des réfugiés pouvoir apparaître dans les rayons des chinois dans des magasins spécifiques. magasins non spécialisés, les produits du Durant les années 1960 et 1970, des CE ont besoin d’un signal permettant d’être

ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 • 57 Le commerce équitable identifiés comme tel et de garantir aux producteurs sur le terrain. FLO-Cert5 assure consommateurs le fait que ces produits la gestion du système de certification respectent les exigences équitables. Cela (contrôle du bon respect des critères auprès permet, de surcroît, à n’importe quelle des organisations de producteurs, des impor- entreprise de s’impliquer dans le CE. C’est tateurs et des industriels, agrément des acteurs ainsi qu’est apparu en 1988 aux Pays-Bas le économiques). Les initiatives nationales label « Max Havelaar » (MH)2. comme Max Havelaar France, au nombre Vendre des produits équitables dans des de 21 actuellement, ont pour but d’assurer les magasins non spécialisés, et notamment en débouchés commerciaux. Grandes et moyennes surfaces (GMS), En 1998 les principaux organismes inter- implique de changer le message rattaché nationaux du CE (FLO, IFAT, NEWS! et au concept afin d’élargir le nombre de EFTA) se sont regroupés au sein d’un consommateurs de produits équitables. Il consensus appelé FINE6 en vue d’harmo- s’agit de faire davantage appel à une niser leurs pratiques et leurs normes. conscience humanitaire qu’à des convic- La gamme des produits labellisés ne cesse tions politiques (Renard, 2003). Pour Elisa- de s’accroître. Outre les produits issus de beth Laville, il s’agit même « d’arriver à l’agriculture (café, thé, cacao, sucre, riz, passer d’une consommation militante à une fruits frais, jus de fruits, miel, fleurs), FLO consommation de masse » (Blanc et al, tend à développer la production et la label- 2003). lisation de produits manufacturés, comme Au cours des années suivantes, des labels des vêtements en coton labellisé ou les semblables ont été créés dans d’autres pays ballons de sport. européens (TransFair en Allemagne en 1992, Fairtrade en 1994 au Royaume-Uni) et en 2. Une définition du CE Amérique du Nord3. En 1997, les trois En 2001, le groupement FINE définit le CE systèmes de certification du commerce équi- comme « un partenariat commercial, fondé table qui coexistaient au niveau international sur le dialogue, la transparence et le respect, (MH, Fairtrade et TransFair), présents dans dont l’objectif est de parvenir à une plus dix-sept pays4, se sont regroupés au sein de grande équité dans le commerce mondial, et FLO (Fairtrade Labelling Organisations) qui contribue ainsi au développement durable se divise en trois organismes. FLO Interna- en offrant de meilleures conditions commer- tional définit les standards et cahiers des ciales et en garantissant les droits des charges par produit et accompagne les producteurs et des travailleurs margina- lisés du Sud »7. L’objectif final du commerce 2. Max Havelaar est le titre et le nom du personnage équitable est donc double. Il s’agit, d’une principal d’un roman publié en 1860 à Amsterdam part, d’améliorer les conditions de vie des par Eduard Douwes Dekker sous le pseudonyme de petits producteurs du Sud. D’autre part, ce Multatuli. Max Havelaar est un héros idéaliste et mouvement vise à modifier les règles du passionné qui dénonce l’oppression des cultiva- commerce international (Renard, op. cit.; teurs de café en Indonésie. Moore, 2004). 3. Le terme label n’est pas approprié au regard de la législation française, qui exige un cahier des charges, un organisme certificateur accrédité, un certificat de conformité et un arrêté des pouvoirs publics homo- 5. FLO-CERT suit la norme internationale ISO65 loguant le label. Les logos Max Havelaar et Fairtrade relative aux organismes procédant à la certifica- sont une marque collective privée. tion de produits. 4. Allemagne, Autriche, Belgique, Canada, Dane- 6. Cf. http://www.artisansdumonde.org/organisations mark, Etats-Unis, Finlande, France, Royaume-Uni, -commerce-equitable.htm Italie, Irlande, Japon, Luxembourg, Norvège, Pays- 7. Site Internet de Max Havelaar France Bas, Suède, Suisse. http://www.maxhavelaarfrance.org

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Ce concept s’inscrit pleinement dans la Le mouvement international de CE se définit problématique de développement durable, à travers les principes suivants : c’est-à-dire le développement qui permet • assurer une juste rémunération du travail de satisfaire les besoins des générations des producteurs et artisans les plus défavo- présentes sans compromettre la possibi- risés, leur permettant de satisfaire leurs lité pour les générations à venir de satis- besoins élémentaires en matière de santé, faire leurs propres besoins, à travers ses d’éducation, de logement, de protection trois dimensions, environnementale, écono- sociale ; mique et sociale. D’après Lecomte (2003), • garantir le respect des droits fondamentaux l’intégration du commerce équitable dans le des personnes ; mouvement de développement durable • instaurer des relations durables entre parte- depuis 1990 a permis une diffusion de la naires économiques ; problématique du déséquilibre des relations • favoriser la préservation de l’environne- commerciales auprès d’un public de plus ment ; en plus large. • proposer aux consommateurs des produits Cette approche alternative au commerce de qualité (Renard, op. cit.). international conventionnel vise principa- D’un point de vue plus pratique, les acteurs lement à lutter contre la pauvreté en du CE doivent respecter certaines règles. établissant un système de commerce qui D’un côté, les organisations et entreprises permet aux petits producteurs du Sud de CE s’engagent sur quatre principaux d’avoir accès aux marchés du Nord, en se aspects : basant sur leur savoir-faire et leurs capa- • fournir un accès direct aux marchés du cités d’organisation, tout en satisfaisant Nord, en évitant le plus possible les inter- une demande des consommateurs du Nord médiaires et les spéculateurs ; sensibilisés à ces problématiques. • payer un prix équitable pour les produits Certaines OCE, comme Minga, souhai- qui couvre les besoins de base des produc- tent élargir le système aux échanges teurs et de leur famille, les coûts de produc- Nord/Nord et Sud/Sud, « un véritable CE tion, et laisse une marge pour l’investisse- universel » (Jacquiau, 2006)8. ment et l’amélioration des systèmes de Le CE est un concept plus drastique que production ; le commerce éthique9. En effet, le CE peut • payer une partie de leurs achats à l’avance être perçu comme du commerce parallèle en pour que les producteurs puissent éviter créant des partenariats commerciaux pour d’engranger des dettes et produire dans des aider les petits producteurs, alors que le conditions décentes ; commerce éthique encourage les entreprises • établir des relations et des contrats à long à faire respecter les droits du travail dans le terme avec les producteurs10. cadre du marché conventionnel (Browne et Le label permet d’assurer aux produc- al, 2000). Codron et al. (2006) notent en teurs un prix minimum garanti, qui comprend parallèle que les consommateurs amalga- le prix minimum, défini par FLO-I, et ment ces deux mouvements en retenant la une prime de développement qui varie selon notion de justice sociale. le produit. Des critères spécifiques à chaque filière en termes de prix mais aussi de condi- tions de production sont détaillés dans les

8. Cf. page 51. 9. D’après Lecomte cité dans Blanc et al. (op. cit.), 10. D’après Tristan Lecomte (entretien direct), les 97 % des références vendues en GMS pourraient contrats entre les groupements de producteurs et les faire l’objet du commerce éthique, alors pour le organisations de commerce équitable sont surtout CE, ce chiffre serait uniquement de 15 %. informels.

ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 • 59 Le commerce équitable cahiers des charges proposés par FLO-I. tures de solidarité. Ainsi, dans le cas du café, le prix minimum Dans leur objectif de lutte contre la pour de l’arabica lavé non biologique prove- pauvreté et d’aide au développement, nant d’Amérique centrale, du Mexique, certaines OCE s’imposent de travailler avec d’Afrique ou d’Asie est de 1,21 $US la les petits producteurs les plus défavorisés de livre. Si le cours mondial est supérieur à l’hémisphère sud. Par exemple, , ce montant, c’est le cours qui sert de prix société française spécialisée dans l’impor- minimum11. Une prime de développement de tation et la distribution de produits équitables 0,05 $US par livre est appliquée et s’il s’agit depuis 1999, s’impose de travailler avec des d’un café certifié biologique il bénéficie groupes de petits producteurs dans des pays d’une autre prime de 0,15 $US la livre. Pour où l’Indicateur de développement humain comparaison, le 29 avril 2004, le prix du (IDH) est inférieur à 0,812 et la surface contrat « C » pour une qualité minimale moyenne cultivée par producteur est d’un bien définie de café arabica négociée au hectare. Les organisations de producteurs New York Board of Trade (NYBOT) était peuvent être des coopératives, des associa- de 70,10 cents US et les frais de production tions de producteurs, des micro-entreprises, sont estimés à environ 60-80 cents US pour des entreprises commerciales à but social ou une livre de café vert. des ONG. Ces organisations font l’objet d’un De l’autre côté, les producteurs du Sud agrément. La taille des groupements est très s’engagent à : variable : de 200 000 producteurs de café en • s’organiser en groupements ayant un fonc- Amérique latine à 20 personnes chez un tionnement et des prises de décision démo- partenaire au Burkina Faso. L’idée est que les cratiques afin de contribuer au développe- producteurs interviennent le plus loin possible ment durable de la communauté ; dans le processus de production. Réaliser • tendre vers des pratiques agricoles respec- plus de phases de production, de transfor- tueuses de l’environnement ; mation, et de conditionnement d’un produit • proposer des produits de qualité. permet de créer davantage de valeur ajoutée au niveau local. Ainsi, Alter Eco travaille De part et d’autre, la nécessité de la trans- avec l’association des petits producteurs de parence est mise en avant. Les organisations thé biologique de la région de Kandy (SOFA) se doivent de diffuser de l’information sur au Sri Lanka créée en 1993 et qui compte plus les producteurs et leur propre fonctionne- de 462 membres. Le regroupement des ment doit être visible à travers leurs rapports producteurs et le passage à l’agriculture biolo- d’activité et leurs états financiers. gique ont permis une meilleure valorisation du produit et le tressage des boîtes de condi- 3. Les acteurs tionnement en feuille de palme par des Même si le fonctionnement du commerce groupes de femmes apporte un revenu supplé- équitable réduit le nombre d’intermédiaires mentaire aux familles des producteurs. entre le producteur et le consommateur, les Structures commerciales situées dans les acteurs intervenants entre l’amont et l’aval pays du Nord, les importateurs ou organisa- sont nombreux, car les structures sont de tions intermédiaires nouent des relations types différents : importateurs, importa- équitables avec les groupements de produc- teurs-détaillants, boutiques, associations de promotion, agences de certification, struc- 12. L’Indicateur de développement humain, cal- culé par le Programme des Nations-Unies pour le 11. Pour les cafés arabicas, le marché « C » de Développement (PNUD), tente de mesurer le niveau New-York sert de base de calcul, c’est le marché de développement des pays en intégrant des données « Fox » de Londres pour les robustas. qualitatives.

60 • ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 ÉTAT DE L’ART Sylvaine PORET teurs du Sud et revendent leurs produits à des bien et de garantir celui-ci. Ainsi, la détaillants ou des transformateurs. Le plus démarche de certification, à travers FLO-I, souvent l’importateur est en liaison directe FLO-Cert et les initiatives nationales, a les avec une organisation intermédiaire sur place responsabilités suivantes : qui suit les producteurs, assure des forma- • reconnaître les groupes de producteurs tions, un encadrement, voire un appui tech- obéissants aux critères, les accompagner nique. Ces organisations doivent également dans leur processus de développement, et informer les producteurs sur les tendances, les s’assurer au fil du temps qu’ils respectent ces désirs des consommateurs, les normes à critères ; respecter, afin d’adapter les productions et • garantir le caractère équitable du produit en produits aux nécessités de ce marché. Dans assurant des contrôles et des vérifications, notre exemple, Alter Eco distribue une auprès des entreprises qui utilisent le label, gamme de plus de 60 produits d’épicerie quel que soit son nom, TransFair, Fairtrade sucrée, salée et liquide. En 2002 cette société ou MH ; représentait 5,5 % des ventes au détail de • informer et sensibiliser les consomma- produits alimentaires CE en France et son teurs sur les enjeux du CE et promouvoir la chiffre d’affaires était de 840 000 euros avec vente des produits certifiés. Monoprix comme principal client, soit 98 % À la différence des produits biologiques, des ventes. Depuis avril 2003, Alter Eco les coûts de certification étaient payés par les travaille avec l’ensemble des magasins du grossistes ou importateurs, en plus du droit groupe Cora, l’enseigne Match, et Leclerc- d’usage du label, mais depuis le 1er janvier Système U, Carrefour, ATTAC soit par 2006 les frais de certification sont acquittés contrat centralisé, soit par contrat par par les producteurs. Par exemple, FLO-Cert magasin. En 2003, le chiffre d’affaires s’éle- doit contrôler les producteurs sur la gestion, vait à 2,3 millions d’euros et la grande distri- les conditions de travail, l’organisation, les bution représentait 90 % des ventes. La marge techniques de production et les quantités moyenne sur tous les produits était de 26 %, vendues. Au niveau des importateurs, les variant de 8 % sur le café à 40 % sur le thé. contrôles s’exercent sur l’achat direct, le Les filières labellisées (principalement respect des accords en ce qui concerne le les produits alimentaires) constituent un prix, les termes du contrat, le financement et domaine à part au sein du CE : elles ont le le paiement, et l’égalité entre quantité livrée plus important potentiel de croissance, elles et quantité importée. Les torréfacteurs font sont plus faciles à quantifier, mais leurs l’objet d’un examen sur l’origine du café, caractéristiques ne sont pas comparables à l’égalité entre quantité achetée et quantité l’artisanat. Elles sont approvisionnées par torréfiée, l’égalité entre quantité torréfiée 532 centres de production (en mesure de et quantité emballée, et l’utilisation du label commercer directement avec des importa- sur l’emballage. teurs étrangers) dans 59 pays (dont 150 Dans de nombreux pays européens, des coopératives pour le café) et touchent ainsi centrales d’achat alternatives achètent des 800 000 travailleurs (515 000 pour le café) produits équitables à des producteurs avec soit une amélioration de conditions de vie pour fondement de respecter les principes du pour environ 5 millions de personnes. Pour CE. Ils revendent ces produits à des les producteurs, les systèmes de certification détaillants. Créé en 1990, l’European Fair représentent l’instrument de valorisation de Trade Association (EFTA) est un réseau de la qualité sociale et environnementale de onze centrales d’importation, comme Soli- leur production. Du côté des consomma- dar’Monde en France, dans neuf pays euro- teurs, le label permet d’introduire une diffé- péens, qui importent les produits équitables, renciation à travers le caractère juste du labellisés ou non.

ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 • 61 Le commerce équitable

La filière intégrée et la filière labellisée De plus en plus de consommateurs représentent deux approches distinctes du connaissent ce concept et déclarent être CE et leur stratégie de commercialisation est prêts à payer un prix plus élevé pour un différente. Pour l’essentiel, il existe quatre produit respectant des critères équitables. types de réseaux de distribution : D’après les enquêtes mesurant l’impact du • les boutiques spécialisées dans le CE, CE (sondages IPSOS), 9 % des Français commerciales ou associatives. NEWS! (the avaient entendu parler du commerce équi- Network of European Worldshops) regroupe table en octobre 2000 ; ce chiffre est passé 15 associations de boutiques spécialisées de 24 % en octobre 2001 à 32 % en janvier dans 13 pays européens, ce qui représente 2003, et à 51 % en février 2004. Entre mars environ 2 500 magasins et 100 000 béné- 2005 et mai 2005, après la « Quinzaine du voles. Le réseau Artisans du Monde, Commerce Équitable », le nombre de membre de NEWS!, avec 5 000 bénévoles personnes ayant entendu parler du CE est et 60 salariés, vend 1 000 références en arti- passé de 63 % à 74 %, preuve que les sanat (arts de la table, décoration, jouets, campagnes de sensibilisation sont encore textile, etc.) et 120 produits alimentaires nécessaires pour accroître la connaissance de dans plus de 160 points de vente en France, ce concept. Mais ce chiffre est resté stable importés par la centrale d’achat Soli- en mai 2006. Par ailleurs, un Français sur dar’Monde ; trois dit connaître le label MH. La progres- • les catalogues de vente par correspon- sion de la notoriété s’accompagne souvent dance ou par Internet de mouvements asso- d’un achat : en mai 2005, 67 % des ciatifs ; personnes connaissant le concept ont acheté • des chaînes vendant des produits intégrant au moins une fois un produit équitable. des ingrédients issus du commerce équi- Ainsi, la moitié des Français déclare avoir table, comme Body Shop et l’Occitane ; déjà acheté un produit équitable, principa- • les grandes et moyennes surfaces. En lement parmi les produits alimentaires (84 % Europe (25 pays), les produits équitables des réponses) et surtout du café. sont disponibles dans 57 000 GMS (Krier, Cependant, dans la pratique le montant op. cit.). des dépenses en produits équitables reste En France, en 2003, 60 % des produits, en en moyenne dérisoire (tableau 1) et les parts volume, sont commercialisés par les GMS, de marché sont relativement faibles. En 30 % par des boutiques spécialisées et 10 % Allemagne, selon une étude réalisée en relèvent de la consommation hors domicile 2000, 41 % de la population connaissaient (restauration, cantines, hôtels etc.) (MH le label TransFair et 11 % avaient déjà France, 2003)13. acheté du thé ou du café labellisé, alors que les parts de marché pour ces produits ne représentaient que respectivement 2 % et Des évolutions différentes 1 % (Krier, 2001). Un certain nombre d’études économé- 1. Entre les dires et les actes triques cherchent à mesurer le consentement Dans les pays de l’hémisphère Nord, les à payer pour un bien équitable. Avec un citoyens se disent concernés par les grandes échantillon de 808 Belges, De Pelsmacker orientations sociétales internationales et et al. (2005) étudient l’importance du label cette action concrète que représente le CE CE dans la décision d’achat d’un café et la semble les attirer. propension à payer pour un tel produit. En moyenne, le label CE est considéré comme 13. Max Havelaar France, 2003, rapport annuel. le second attribut sur cinq (marque, http://www.maxhavelaarfrance.org mélange, arôme, packaging, label CE) en

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Tableau 1. Consommation de produits équitables labellisés (en € par an et par habitant) Pays 2003 2004 2005 Suisse 14 18,47 19,02 Pays-Bas 2,88 2,15 2,23 Royaume-Uni 2,26 3,46 4,62 Danemark 1,64 2,22 2,57 Autriche 1,46 1,94 3,12 Norvège 0,87 0,99 1,46 Allemagne 0,63 0,70 0,86 États-Unis 0,63 0,71 1,14 France 0,61 1,13 1,71 Suède 0,60 0,61 1,02 Belgique 0,20 1,30 1,43 Canada 0,05 0,53 1,07 Sources : Max Havelaar France, EFTA, FLO ordre d’importance derrière la marque, au marques de café dans les supermarchés en même rang que l’arôme. D’après les décla- Italie entre 1998-2002, avec la méthode du rations des personnes interrogées, par une prix hédonique, Maietta (2004)14 montre classification en nuées dynamiques, les que le coefficient de l’attribut équitable est auteurs mettent en évidence quatre types de significatif et élevé. La valeur marginale consommateurs, dont les grands amateurs de cet attribut est en moyenne égale à de CE (11 %) pour qui le label CE est l’at- 2,36 euros/kg. À partir d’une étude expéri- tribut le plus important. Pour 40 % d’autres mentale avec 102 individus et d’une évalua- personnes, le label est un attribut important, tion des consentements à payer du chocolat, mais non primordial. Or la part de marché Tagbata (2006) conclut que la valorisation du café équitable en Belgique était, au de la dimension éthique d’un produit s’ex- moment de l’étude, de 1 %. Il existe plique par le goût du produit et les variables toujours une différence entre les intentions psychologiques qui caractérisent les et les comportements effectifs des consom- consommateurs. mateurs, mais les auteurs lancent d’autres explications à cette différence : une distri- 2. Essoufflement des précurseurs ? bution inefficace, un manque de visibilité Avec 65 % des ventes mondiales et un dans les magasins et une promotion inadé- taux de croissance moyen de 20 % depuis quate. En utilisant les techniques d’éva- 2000, l’Europe représente le plus grand luation contingentes sur 284 personnes marché du CE. Néanmoins, les évolutions sondées dans l’État du Colorado, Loureiro sont très contrastées. Dans certains pays et et Lotade (2005) trouvent que les consom- pour certains produits, le CE représente mateurs sont prêts à payer une prime plus des parts de marché non négligeables. élevée pour un café labellisé équitable Ainsi, en volume, en 2002, les marchés (21,64 US cents/livre) que pour un café les plus importants étaient la Suisse et le certifié d’ombrage (20,02) ou un café label- Royaume-Uni, assurant à eux deux un lisé bio (16,25). Les consommateurs les volume de vente de 33 630 tonnes, soit plus riches, les plus éduqués, les jeunes et les femmes sont plus à même d’acheter ces 14. Maietta O.-W. (2004). The Hedonic Price of produits. À partir de données de scanner, le for the Italian Consumer. Collona total des achats observés pour toutes les Working Paper, n. 2/2004.

ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 • 63 Le commerce équitable plus de 50 % de la filière labellisée inter- consommation, les différentes aides et impli- nationale (MH, 2002)15. En Suisse, premier cations du secteur public. pays consommateur de produits équitables Le marché américain du CE a été histo- grâce notamment à des aides publiques, riquement dominé par l’artisanat vendu en en 2004, 44 % des bananes achetées étaient magasins spécialisés et en 1995 les ventes de labellisées équitables, 6 % pour le café16. biens CE aux États-Unis représentaient Les ventes du commerce équitable au moins de 8 % des ventes en Europe. Murray Royaume-Uni ont bondi de 51 % en 2004 et Raynolds (2000) expliquent le retard du par rapport à 2003, pour atteindre CE sur le marché américain par la prédo- 200 millions d’euros, selon un rapport minance du mouvement bio, qui a orienté les publié par l’ONG britannique Fairtrade. consommateurs vers les questions de sécu- Le nombre de références portant le logo rité sanitaire et de santé, au détriment des Fairtrade est passé de 150 en 2003 à 834 en questions de justice sociale. L’affiliation 2004. Les ventes les plus importantes du label US au mouvement international concernent le café (20 % de part de en 1996 a permis une forte croissance des marché) et les bananes (5 %) (Krier, 2005). ventes de produits labellisés sur le marché Parallèlement, dans quelques pays euro- nord-américain. En 2003, les ventes de café péens, parfois pays précurseurs comme les torréfié labellisé CE aux États-Unis repré- Pays-Bas, les volumes de ventes des produits sentaient 3 574 tonnes, soit une croissance labellisés équitables baissent ou stagnent de 92,6 % par rapport à 200217, même si ce depuis quelques années. Selon les données produit n’est pas encore aussi disponible de FLO, le volume des ventes de café aux États-Unis qu’en Europe (Raynolds et torréfié labellisé aux Pays-Bas est passé de al, 2004). Mais globalement, en 2004, les 3 139,7 tonnes en 2002 à 3 096,1 tonnes en États-Unis représentaient déjà 30 % du total 2003. En Allemagne, important marché des ventes au détail de produits labellisés. européen, les ventes ont baissé de 3 128,6 tonnes en 2001 à 2 942 tonnes en Le débat de la grande distribution 2002, pour atteindre finalement 2 864,8 tonnes en 2003. Ces quelques données peuvent inquiéter quant à l’avenir 1. Un changement d’échelle du concept. Mais elles ne concernent que les Le CE existe depuis près de soixante ans et produits labellisés et l’Allemagne et surtout depuis 1988 coexistent deux formes de les Pays-Bas ont un réseau très dense de filière, intégrée et labellisée, où le béné- worldshops, où 75 % des ventes concer- volat et le militantisme se séparent du nent l’artisanat (Krier, op. cit.). En 2004, les commerce conventionnel. Jacquiau (2006) Néerlandais ont dépensé en moyenne distingue l’approche filière (filière intégrée) 1,85 euro dans les worldshops, les Britan- et la vision produit (filière labellisée). niques 0,17 euro, les Suisses 0,26 euro, les La labellisation permet d’obtenir des Allemands 0,24 et les Français 0,14 euro. débouchés significatifs et rémunérateurs Les différences d’évolutions entre les dans les pays du Nord en allant au-devant pays européens peuvent s’expliquer par des consommateurs, c’est-à-dire en entrant plusieurs aspects propres à chaque pays : dans les circuits de distribution généraux et maturité du concept, l’importance de la de grande échelle. Mais, une labellisation grande distribution, les habitudes de équitable parait en contradiction avec les fondements de l’équitable. En effet, l’ob- 15. Max Havelaar France, 2002, rapport annuel. jectif des certifications, telles que les labels http://www.maxhavelaarfrance.org 16. Cf. MH Suisse. 17. Cf. le site web de FLO.

64 • ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 ÉTAT DE L’ART Sylvaine PORET de qualité ou les appellations d’origine, est entre la notoriété du CE et la réalité commer- de limiter l’accès au marché, en agissant ciale. En effet, selon une étude réalisée par comme une barrière à l’entrée, afin de Alter Eco (2004)18 auprès de 495 individus, contrôler la production et d’obtenir un prix 52,9 % des personnes connaissant le concept plus élevé. Or dans le cas des produits équi- n’achètent pas de produits équitables. Les tables, une limitation volontaire de l’accès raisons de la non-consommation sont au marché ou de la production va à l’en- variées. Pour 39,1 % des personnes inter- contre de la volonté d’aider le plus grand rogées, il s’agit du manque d’information ; nombre de petits producteurs possibles 36,7 % ne connaissent pas de lieu de vente (Renard, 2005). et 20,3 % disent que le prix est trop élevé. Afin de créer une certification crédible, les Parmi les 32 % donnant d’autres raisons, organisations de CE ont dû et doivent encore certains sondés invoquent le manque de répondre à certaines obligations : la maîtrise signalisation sur le lieu de vente et les habi- des critères, des coûts et la transparence de tudes de consommation. De même, Hira et la filière. Une meilleure maîtrise des critères, Ferrie (2006) mettent en évidence la mécon- par leur hiérarchisation et leur quantifica- naissance et le manque de disponibilité des tion, passe par leur standardisation autour produits selon la région. d’une définition unique et partagée par tous. En aval de la filière, certains consom- Cette démarche permet ainsi aux organismes mateurs n’ont pas encore eu d’informa- certificateurs une meilleure approche lors tion sur le CE et d’autres pensent qu’on ne des audits menés auprès des producteurs du met pas assez les produits équitables à leur Sud. Étant donné le coût fixe de certification disposition. élevé, la maîtrise des coûts passe par le déve- En amont de la filière, même les produc- loppement des volumes et l’optimisation teurs insérés dans la filière labellisée équi- des gammes de produits. À ce niveau, l’élar- table ne vendent qu’une partie de leur gissement de la gamme permet non seule- production par ce biais, en moyenne 20 % ment une meilleure visibilité des produits (Renard, 2005). équitables dans les linéaires, mais aussi d’augmenter la différentiation (Renard, 2. Opportunités et risques 1999). Enfin, la maîtrise de la transparence L’introduction du CE dans la grande distri- passe nécessairement par une meilleure bution apparaît comme une solution possible communication sur la filière équitable et la pour satisfaire les producteurs et les consom- mise à disposition d’une information totale mateurs. Mais, cette question est fortement sur le produit pour le consommateur. Celle- débattue au sein des OCE, voir notamment ci doit indiquer précisément et sans ambi- le colloque virtuel intitulé « La grande guïté les garanties apportées au cours de distribution : l’avenir du commerce équi- l’ensemble du processus de production et table ? » rassemblant des acteurs français de de commercialisation des produits. La créa- la filière équitable en mars 2004, les résumés tion de l’organisme international FLO et des débats au forum social mondial de 2004 son évolution ont répondu à certaines de ces (Audet, 2004) et Jacquiau (op. cit.). exigences, même si le système FLO fait Pour les tenants de la présence des encore l’objet d’âpres critiques (Jacquiau, op. produits équitables dans les rayons des GMS cit.). et face aux producteurs du Sud qui deman- La labellisation a permis une forte crois- dent à avoir accès aux marchés du Nord sance des ventes faisant passer le CE d’une activité associative à une véritable filière 18. Alter Eco (2004). Les consommateurs français agroalimentaire au même titre que la filière et le commerce équitable. http:/ /www.Alter. bio. Néanmoins, il subsiste un décalage Eco.com

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(Shreck, 2002 ; Moore, 2004), ce mode de Par ailleurs, le risque est que la grande distribution permet la diffusion massive du distribution récupère cette niche essentiel- CE dans la population et sa démocratisation. lement par volonté de se donner une bonne Via la filière labellisée, la distribution en image auprès des consommateurs (Moore, GMS représente des opportunités de déve- 2004). En effet, les notions de responsabi- loppement importantes, non seulement en lité sociale des entreprises, d’éthique, de volume mais aussi en notoriété. Jean-Paul développement durable sont de plus en plus Laménardie, le responsable de l’associa- présentes dans nos sociétés et la tentation est tion Paris Équitable, justifie son désir de forte chez les grands groupes d’utiliser le CE voir des produits équitables dans les GMS dans ce sens au risque de mettre beaucoup par l’argument suivant : « Pour que le de confusion dans les esprits des consom- mouvement ait des résultats, il faut que les mateurs (Raynolds, 2000 ; Renard, 2003). consommateurs achètent. Or aujourd’hui, Par exemple, en France, Carrefour a beau- l’essentiel de la consommation passe par la coup communiqué avec l’expression « pour grande distribution »19. En France, en 2003, un commerce durable », associant deux 66,9 % des achats de produits alimentaires concepts : commerce équitable et dévelop- sont réalisés en hypermarchés ou super- pement durable. marchés (INSEE, 2004). Dans ce débat, on retrouve la difficulté de Certains défenseurs du CE, comme la gérer le double objectif du commerce équi- Fédération Artisans du monde, refusent de table : permettre aux producteurs défavorisés rentrer dans la grande distribution, car « cette de vendre le fruit de leur travail aux consom- dernière a un comportement non-éthique mateurs de l’hémisphère Nord et changer les par nature et elle représente ce contre quoi règles du commerce international pour ils luttent »20. Pour Artisans du Monde, il faut aboutir à des échanges justes. Le premier continuer à privilégier la vente par le réseau dessein est très concret, quantifiable, alors de magasins associatifs qui se définissent que la deuxième partie du projet est doctri- eux-mêmes comme « des lieux de solidarité, nale. En voulant apporter des débouchés de citoyenneté et de consommation respon- aux producteurs pauvres certaines OCE se sables ». Les pratiques de la grande distri- heurtent à certains de leurs principes, notam- bution vont à l’encontre des principes du ment faire de l’acte d’achat un acte politique CE : pas d’engagement sur la durée, menace (Jacquiau, 2006). Comment les organisa- de déréférencement, aucune avance sur les tions de CE peuvent trouver un équilibre commandes, longs délais de paiement, pres- entre deux revendications contradictoires, les sion sur les producteurs pour obtenir des racines activistes et les réalités du marché prix plus bas. Pour les adversaires de la (Raynolds, 2002 ; Shreck, 2005 ; Raynolds grande distribution, même si les ventes de et al, 2004) ? produits équitables croissent grâce à la grande distribution, ce volume des ventes ne Vers une normalisation ? sera sans doute pas durable avec tous les risques que cela comporte : effondrement subit des achats aux producteurs du Sud, 1. Multiplication des labels faillites, paupérisation massive et accélérée. Aujourd’hui, tous les acteurs de la grande distribution ont introduit quelques réfé- rences équitables dans leurs rayons par 19. Cf. le site web http://www.bio-equitable.net. différentes stratégies. Le moyen le plus 20. Propos de Jean-Marie Bergère, administrateur de la Fédération Artisans du Monde, lors du col- simple pour distribuer ces produits est de loque virtuel intitulé « La grande distribution : faire appel à des importateurs dont les l’avenir du commerce équitable ? ». produits sont labellisés. Les rapports établis

66 • ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 ÉTAT DE L’ART Sylvaine PORET sont les mêmes que pour tout autre indus- rentes créent une grande confusion chez les triel. Monoprix, premier grand distributeur consommateurs, voire une perte de des produits équitables en France, vendait confiance. notamment ces produits. Parallèlement, Monoprix a développé des produits label- 2. Les textes français lisés sous ses propres marques de distribu- À partir de 2002, l’État français entreprend de teur (MDD), Monoprix Gourmet ou Mono- réglementer le CE. En effet, devant la multi- prix Bio avec le label MH. Le distributeur a plication des initiatives privées utilisant le dans ce cas des coûts supplémentaires pour terme « équitable » et le risque de confu- démarcher et nouer des relations commer- sion chez les consommateurs, Guy Hascoët, ciales avec des coopératives, mais béné- Secrétaire d’État à l’Économie Solidaire, a ficie de la notoriété du label reconnu. La troi- initié le processus de normalisation via l’As- sième stratégie consiste à créer son produit sociation française de normalisation sans le label équitable. Ainsi, en 1997, (AFNOR). Après quatre ans de réflexion et de Carrefour, ayant signé un contrat de 10 ans débat au sein d’une commission, qui a réuni avec des coopératives du Mexique, lance OCE, distributeurs, syndicats et consomma- dans ses magasins le café bio Mexique dans teurs, l’AFNOR a publié en janvier 2006 le la gamme Carrefour Bio (Blanc et al, 2003). premier texte de référence sur le commerce Enfin, il est possible de créer un autre label. équitable22. Le référentiel AFNOR retient En 2002, Carrefour s’est allié aux chocolats trois principes définissant le CE : Cémoi et sa filiale KAOKA, qui représentent • l’équilibre de la relation commerciale (prix 30 % de la production française de chocolat. minimum équitable pour le producteur, Ils ont reçu la certification « Bio Équitable » respect des droits sociaux et environne- d’une association privée du même nom, mentaux, etc.) ; auparavant spécialisée dans le bio, et déli- • l’accompagnement des producteurs vrée par le cabinet privé Ecocert. Pour la engagés dans le CE ; Plate-Forme française pour le commerce • l’information et la sensibilisation du public. équitable (PFCE) dont MH France est Cet accord pouvait servir de base à une membre fondateur, ce label est inaccessible démarche de normalisation. La rédaction aux producteurs les plus pauvres, qui n’ont de ce texte a soulevé des débats houleux pas les moyens de mettre en place les au sein de la commission. Une des questions critères du label Bio. Référencé par Carre- du débat porte sur la normalisation des four, ces nouvelles tablettes de chocolat ont produits versus normalisation des organi- détrôné le chocolat labellisé MH. Par sations. Cette seconde proposition, non ailleurs, en Belgique, Carrefour a signé un retenue, aurait permis d’éviter que des entre- accord avec Oxfam, OCE, pour vendre ses prises de la grande distribution ou des indus- produits, certains étant labellisés MH, triels se disent acteurs du CE alors que seule d’autres non (Renard, 2005)21. Finalement, une petite partie de leur activité peut être le risque est que ces multiples initiatives intégrée dans le concept. ou labels aux exigences équitables diffé- Plus généralement, étant donné que le CE se définit par des échanges commer- 21. Autre exemple avec un industriel, fin 2005, ciaux justes et non par des caractéristiques Nestlé, qui jusque-là récusait le concept de CE physiques du produit, il est aisé de arguant que cela augmentait la surproduction, a comprendre les difficultés de se mettre d’ac- lancé son premier produit certifié équitable sur le cord sur la définition de normes. Tristan marché britannique. L’objectif est notamment d’améliorer l’image de marque du groupe, dont les produits sont boycottés par des organisations de la société civile dans près de 20 pays. 22. Accord AC X50-340.

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Lecomte, dans Blanc et al. (2003), reconnaît que le texte de l’AFNOR24. Les deux textes que « pour le CE, il y a des notions qui font néanmoins référence à plusieurs sont très complexes et très difficilement éléments fondamentaux : “normables”, en tout cas, difficiles à • la référence aux prix et critères minima mettre en place comme norme ». En effet, reconnus par les organisations internatio- qu’est ce qu’un prix juste ? Doit-il être le nales de CE ; même dans tous les pays ? Qui doit en béné- • la participation des salariés aux décisions ficier ? Faut-il éliminer tous les intermé- relatives à l’utilisation des revenus générés diaires ou non ? par le commerce équitable ; Parallèlement aux travaux réalisés au sein • la reconnaissance des systèmes de garantie de l’AFNOR, le gouvernement français a appliqués au sein des filières intégrées, plus rédigé l’article 60 de la loi n° 2005-882 du centralisés que la certification ; 2 août 2005 en faveur des Petites et • la dimension politique du concept à travers moyennes entreprises (PME)23 : la sensibilisation des citoyens aux dysfonc- I. - Le commerce équitable s’inscrit dans la tionnements du commerce international. stratégie nationale de développement Mais d’autres organisations françaises durable. vont plus loin. En effet, La Confédération II. - Au sein des activités du commerce, de paysanne, Minga et Breizh ha Reizh entre l’artisanat et des services, le CE organise des autres reprochent aux textes législatifs de échanges de biens et de services entre des réduire l’équité aux échanges Nord-Sud et pays développés et des producteurs désa- de privilégier les grands distributeurs. Selon vantagés situés dans des pays en dévelop- elles, l’équité doit être présente dans tous les pement. Ce commerce vise à l’établisse- échanges commerciaux qu’il s’agisse ment de relations durables ayant pour effet d’échanges avec les producteurs français d’assurer le progrès économique et social de ou ceux d’autres pays, du Sud ou du Nord. ces producteurs. III. - Les personnes physiques ou morales qui veillent au respect des conditions défi- Conclusion nies ci-dessus sont reconnues par une Né il y a une cinquantaine d’années, le commission dont la composition, les compé- commerce équitable connaît depuis quelques tences et les critères de reconnaissance des années un intérêt grandissant de la part de la personnes précitées sont définis par décret en grande distribution et des industriels. Cet Conseil d’État. attrait est lié à l’apparition de la filière label- Le décret fournit les conditions de recon- lisée, qui coexiste depuis la fin des années naissances des OCE, la composition ainsi 1980 avec la filière intégrée de commerces que les règles de fonctionnement de la spécialisés. La filière certifiée a permis au Commission nationale du commerce équi- CE de passer d’une diffusion militante au table, chargée de reconnaître les personnes commerce conventionnel et ainsi de changer physiques ou morales qui veillent au respect d’échelle en termes de ventes. En termes des conditions du CE définies par la loi. d’évolution, même si au niveau mondial, Ces textes pourraient servir de fondement à la croissance des ventes de produits équi- des législations européennes. Certaines organisations regrettent que le décret et la circulaire d’application de l’ar- 24. Voir l’intervention de Laurent Levard, délégué ticle de loi relatif au CE soient moins précis général de la Fédération Artisans du Monde lors de la conférence de presse organisée par le ministre des PME, Renaud Dutreuil, à l’occasion de la publica- tion du décret relatif au CE, cf. le site web 23. Cf. Journal officiel n° 179 du 3 août 2005. http://www.artisansdumonde.org.

68 • ÉCONOMIE RURALE 302/NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2007 ÉTAT DE L’ART Sylvaine PORET tables reste forte grâce à l’expansion des partie les deux approches. L’avenir du CE produits labellisés en Amérique du Nord, les n’est-il pas la création d’une nouvelle forme derniers chiffres dans certains pays euro- de certification avec un label pour les OCE péens peuvent inquiéter quant à l’ampleur ou sur les marques équitables ? Est-il normal réelle du concept. que Starbucks25 bénéficie de la bonne image Parallèlement, la question de savoir si la que véhicule le CE au même titre qu’un grande distribution est une bonne chose ou torréfacteur dont toute la production est non pour l’évolution du CE reste d’actualité labellisée équitable, alors que seulement au sein des OCE. L’introduction des produits 1 % de ses ventes sont certifiées équitable équitables dans les rayons des GMS permet (Renard, 2005) ? Un premier pas a été fait d’accroître significativement les débouchés dans ce sens au cours du forum social pour les produits des petits producteurs mondial de 2004 à Mumbai en Inde, où la défavorisés de l’hémisphère Sud, mais elle Fédération international du commerce équi- oblige les acteurs du commerce équitable à table (IFAT) a lancé son nouveau signe traiter avec de grands groupes de distribu- d’accréditation, le FTO-Mark (Fair Trade tion, qui représentent ceux contre quoi ils Organisation Mark), qui ne sera pas appli- luttent, à savoir des acteurs profitant plei- cable aux produits, mais bien aux OCE nement des échanges commerciaux injustes. (Audet, 2004). „ Les organisations de commerce équitable font donc face à une contradiction entre les L’auteure remercie les rapporteurs anonymes grands principes du concept et les réalités dont les commentaires ont permis d’améliorer économiques ou, en d’autres termes, entre amplement une première version de cet article. idéologie et pragmatisme. Cette opposition se retrouve dans les discussions rattachées au texte de l’AFNOR et à la loi française concernant le concept. Face aux peurs entraînées par les tenta- tives de récupération du concept et les démarches de CE au rabais, d’autres initia- tives voient le jour et peuvent réconcilier en 25. Starbucks Coffee Company, www.starbucks.com

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