Dans Vingt ans de vie politique le récit de Georges Bonnet s'était arrêté en janvier 1938, au moment où appelé à former le Gouvernement, il exhorte les Français à l'union « pour qu'ils ouvrent enfin les yeux sur les périls qui à l'extérieur, les menacent ». Trois mois plus tard, Hitler occupe l'Autriche, menaçant la Tchécoslova- quie dont il a tourné les fortifications. Et voici qu'on fait appel le 18 avril 1938 à Georges Bonnet pour préserver la Paix, comme on l'avait fait revenir un an plus tôt de Washington pour sauver le franc. Le voici maintenant Dans la Tour- mente. Ce sera la guerre, la défaite, l'occupation et ses suites. Vous retrouvez tous ces personnages aux noms célèbres que l'auteur a connus : Roosevelt, Chur- chill, Chamberlain, Hitler, Mussolini, Staline, Molotov, Ciano. Vous assistez à la triomphale réception faite à Daladier et Georges Bonnet, acclamés par des millions de Français. Hitler continue sa route. Il s'attaque à la Pologne. Pour l'arrêter, Georges Bonnet, qui ne croit pas au bluff d'Hitler demande des avions aux Améri- cains, un accord avec l'U.R.S.S., tandis qu'il obtient la neutralité de l'Espagne. Mais Hitler veut la guerre. Quel drame pour Georges Bonnet, combattant de la première guerre ! Jusqu'au bout il lutte pour la Paix. Mais quand Hitler envahit la Pologne, il lui envoie un ultimatum et demande une offensive immédiate sur notre front. Le 15 septembre 1939 il quitte le Quai d'Orsay. Le Général de Gaulle a porté sur son action ce jugement : « Tout en faisant le possible en vue de sauver la Paix, vous n'avez

DANS LA TOURMENTE Du même auteur à la Librairie Arthème Fayard :

— LE QUAI D'ORSAY SOUS TROIS RÉPUBLIQUES. — VINGT ANS DE VIE POLITIQUE (1918-1938, de Clemen- ceau à Daladier). Georges Bonnet AMBASSADEUR DE

DANS LA TOURMENTE 1938-1948

LES GRANDES ÉTUDES CONTEMPORAINES Fayard Il a été tiré de cet ouvrage 70 exemplaires sur Alfa mousse des papeteries Navarre numérotés de 1 à 70.

© Librairie Arthème Fayard, 1971. 1.

Le péril extérieur menace : au Quai d'Orsay

PRINTEMPS 1938

En ce début d'année 1938, après la chute du Cabinet Chautemps, la situation économique de la France était rétablie. Les travailleurs avaient obtenu les légitimes satis- factions qu'ils exigeaient. La crise financière de juin 1937 avait été conjurée. Depuis six mois, douze milliards d'or étaient rentrés en France, et j'avais remboursé par antici- pation l'emprunt que j'avais dû, comme ministre des Finances, contracter à Londres. La Banque de France avait une encaisse or à son maximum : cinquante-huit milliards. Le Budget était en équilibre. Le Trésor était très à l'aise puisqu'il disposait de huit à dix mois d'avance pour les paiements à venir. De ce fait, les problèmes sociaux et financiers passaient au second plan. Par contre, les préparatifs guerriers de Hitler s'accéléraient, les menaces contre l'Autriche et la Tché- coslovaquie se précisaient, et la paix en Europe devenait de plus en plus incertaine. C'est l'avertissement que, chargé de former le gouverne- ment, j'avais donné au pays le 19 janvier par mon appel radiodiffusé : « Il faut que les Français ouvrent les yeux aux dangers qui de l'extérieur les menacent. Toutes les éner- gies civiques doivent se rassembler pour le salut du pays. » J'avais demandé l'Union nationale. Mais l'opinion publique n'y était pas disposée, les partis pas davantage. Seule la crainte de la dissolution pouvait la leur imposer. Mais le président de la République se refusait d'y recourir. Dès lors, on allait continuer à vivre à la petite semaine avec un gouvernement écartelé entre les deux majorités différentes de la Chambre et du Sénat.

MINISTRE D'ÉTAT

Chautemps fut rappelé et me demanda de reprendre le ministère des Finances. Je refusai. Il insista pour qu'aux yeux de l'opinion, je garde la haute main sur la conduite des Affaires économiques. « Sans vous, me dit-il, je renoncerai. L'opinion a confiance en vous. Désignez vous-même le ministre qui doit vous succéder. Mais restez près de nous. » C'est ainsi qu'il appela mon ami Marchandeau dont je lui avais donné le nom en même temps que celui de Lamou- reux. Quant à moi, je devins ministre d'État : « Ministre d'État, chargé de coordonner l'action financière et écono- mique du gouvernement », emploi très confortable : peu de travail, belle installation au Quai d'Orsay où j'occupais le bureau qui avait été celui de Doumergue quand il avait présidé le gouvernement d'Union nationale en 1934. Le nouveau ministère vivota six semaines, après quoi Chautemps démissionna. C'est tandis qu'il expédiait les affaires courantes que Hitler envahit l'Autriche et occupa Vienne. Chautemps conféra avec Delbos, alors ministre des Affaires étrangères, qui, accablé par la nouvelle, manifesta la volonté de quitter le Quai au plus vite. Effectivement, il laissa la place à Paul-Boncour qui ne tenta pas de réagir contre l'agression hitlérienne. Cela aurait pourtant été pos- sible. Et l'on ne comprend guère les critiques de Paul-Bon- cour relatives aux accords de . Car, militairement et politiquement, la situation était beaucoup plus favorable pour nous lors du coup de Vienne que six mois plus tard. L'Autriche était dans notre camp, la Pologne aussi. L'Italie et la Yougoslavie, directement intéressées, nous avaient prévenus qu'elles étaient à nos côtés. Chacun connaissait bien l'enjeu de la partie, car selon le mot de Bismarck : « Qui est maître de Vienne est maître de l'Europe. » En prenant l'Autriche, Hitler savait qu'il n'avait plus désor- mais de ligne fortifiée devant lui pour empêcher ses armées d'entrer en Tchécoslovaquie. MENDÈS FRANCE

Léon Blum fut appelé. Il me téléphona aussitôt : « Il faut renouer avec l'Italie, me dit-ill. Je vais rétablir l'ambas- sade, voulez-vous y aller et m'aider à rétablir des relations confiantes avec Rome, comme vous l'avez fait avec Washington si heureusement pour mon gouvernement? » J'acceptai cette proposition Léon Blum avait pris auprès de lui comme secrétaire d'État au Trésor Pierre Mendès France. Je m'en réjouis, car je le connaissais depuis douze ans déjà. C'était en 1920 : il avait vingt et un ans et venait de soutenir sa thèse de doctorat sur l'œuvre financière de Raymond Poincaré. Il vint me voir pour me demander d'en écrire la préface. Une lettre très flatteuse du doyen de la Faculté l'accompagnait. Mais avait-il besoin d'être introduit? Il suffisait de le voir et de s'entretenir avec lui pour être certain de l'avenir de ce jeune homme au regard clair et décidé. En présentant son livre je notais son objectivité : « A un âge où les pas- sions sont vives et ardentes, Pierre Mendès France a écrit une étude pleine de conscience, de réflexion et de sérénité. » J'invitai le lecteur à méditer ce témoignage, ce qui sera consi- déré comme « impartial, puisque M. Mendès France n'est pas encore député ». Je pressentais qu'il le serait bientôt... J'eus la chance de l'avoir près de moi pendant les années qui précédèrent son entrée au Parlement. Avec son intelli- gence, sa puissance de travail, son don d'exposer sûrement les problèmes les plus complexes, il était un collaborateur exceptionnel. Il avait de toute évidence un grand rôle à jouer au Parlement. Il choisit, dans l'Eure, la circonscrip- tion de Louviers où régnait un vieux député terrien Alexandre Duval. Je l'aidai à l'emporter en le prenant à mon cabinet quand je devins ministre des Postes et en l'accompagnant dans son département. J'arrivais souvent, sans avoir dîné, pour tenir avec Mendès France une réunion publique tumultueuse où Kérillis nous apportait la contra-

1. Léon Blum avait mis au courant de ce projet Paul-Boncour qui le note dans ses Mémoires, p. 12 : « Blum m'avait prévenu qu'il envisageait de proposer à Georges Bonnet l'ambassade d'Italie. » diction. En 1932, Pierre Mendès France était élu député, le plus jeune de la Chambre. Quelque temps plus tard, rede- venu ministre des Finances, j'étais témoin à Louviers de son mariage avec une jeune fille pleine de dons et de charme. J'ai conservé toujours avec émotion le souvenir de cette journée, à la fin de laquelle je les vis partir tous deux sur la route de la vie brillante et tumultueuse qui les attendait. Léon Blum n'eut le temps de réaliser aucun de ses projets. Son ministère vécut à peine un mois. Le parti communiste, furieux contre lui, à propos de la non-intervention en Espagne, lui mena une guerre sans merci. Dès son arrivée au pouvoir, les grèves commençaient dans la région parisienne où les usines Citroën et Panhard étaient occupées. Quelle en était la signification?

LAZURICK ET L.-O. FROSSARD AU « SOIR »

J'allai le demander à L.-O. Frossard. Nous avions ensemble, douze ans plus tôt, dirigé Le Soir avec Robert Lazurick. Il y avait autour de nous une équipe brillante, avec Charles Lussy, Paul Louis, Pierre Loiselet, Pierre Lazareff, auxquels était venu se j oindre Pietro Nenni, réfugié d'Italie (où il devait retrouver une place de premier plan), tous pleins de talent, mais sans argent, et qui atten- daient avec impatience les fins de mois que nous ne pou- vions pas toujours honorer. Car Le Soir était couvert de dettes. Bien entendu les directeurs ne touchaient pas un centime et, souvent, ils payaient de leur poche les collabo- rateurs qui n'avaient pas de quoi régler leurs dépenses! Au moins, ai-je appris au cours de ces années à rédiger en moins d'une heure l'éditorial du journal, dont le sujet était fixé le matin même et que nous faisions, Frossard et moi, un jour sur deux. Frossard écrivait son article d'un trait et sans rature, de son écriture fine et précise. Il le discutait parfois âprement avec Lazurick. Leurs éclats de voix retentissaient dans toute la maison. Mais tout s'arrangeait, nous nous entendions fort bien et nous nous aimions beau- coup. Robert Lazurick que j'allais retrouver après la Libé- ration fut pour moi, comme Frossard, un ami incomparable. Je consultai donc Frossard sur l'avenir du deuxième ministère Léon Blum. Il fut catégorique. La reprise des grèves avec occupation marquait la volonté des commu- nistes de le renverser. Ses jours étaient comptés. Et nous devions nous préparer à reprendre le pouvoir.

10 AVRIL 1938 : JE DEVIENS MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

Effectivement, une semaine plus tard, le Sénat mit fin à l'existence précaire du Cabinet Léon Blum et Daladier, pré- sident du parti radical qui représentait une force impor- tante à la Chambre et la majorité au Sénat, et qui était, en outre, ministre de la Défense nationale, fut chargé de for- mer le cabinet. Il m'appela vers 11 heures, le 10 avril. Quand j'arrivai rue Saint-Dominique, je trouvai mon ami Bassée, directeur de l'Agence Havas, avec qui j'avais fait mes études à Henri-IV. « Tu vas aux Affaires étrangères. » me dit-il. Je fus étonné de cette nouvelle car je savais que Paul-Boncour désirait rester à son poste. J'entrai dans un des bureaux où je trouvai Georges Man- del qui devait devenir ministre des Colonies. Je lui dis que j'étais nommé au Quai d'Orsay. Il me répondit aussitôt : « Mais c'est impossible! Vous n'avez pas les appuis interna- tionaux nécessaires. » Je lui répondis que j'avais au contraire des relations très cordiales avec les chefs des plus grands États : en Angleterre, où j'avais présidé la confé- rence de Londres et aux États-Unis où j'avais été ambassa- deur. De plus, je venais de faire un important voyage en U.R.S.S. et en Turquie. La conférence de Stresa m'avait mis en contact avec de nombreux chefs d'État italiens et de l'Europe centrale. « Vous n'avez pas la confiance de Benès, m'affirma Mandel. » Je lui répondis que j'avais connu Benès, exilé à Paris avant la guerre, alors que nous parlions ensemble à la Société de sociologie. Mais déjà Mandel avait pris le téléphone et appelé . Il tenta de le convaincre de s'opposer à mon entrée au Quai d'Orsay, mais je compris, au ton de la conversation, que Reynaud résistait et je sus plus tard qu'il avait été au contraire partisan de ma candidature. J'étais encore sous le coup de cette conversation avec Mandel lorsque j'entrai chez Daladier. Je lui contai l'éton- nant entretien que je venais d'avoir. « Ce n'est pas Mandel, c'est moi qui forme le Cabinet, me dit-il. Je ne veux pas de Boncour. La situation extérieure est dramatique. Nous cou- rons à la guerre. Je vous ai appelé parce que nous avons toujours travaillé ensemble au Parlement et que dans ce poste particulièrement difficile, vous avez toute ma confiance. » L'offre de Daladier répondait à mon désir. Après avoir présidé plusieurs conférences internationales et mené l'am- bassade de Washington, je m'intéressais de plus en plus aux problèmes internationaux. A cette époque bienheureuse, le ministre des Affaires étrangères n'était pas réduit au rôle d'exécutant, de secrétaire du président de la République, comme c'est le cas sous la V République. Le ministre, au Quai d'Orsay, était vraiment, selon l'expression officielle, le « chef de la Diplomatie française ». Quand il nommait un ambassadeur, aucun de ses collègues ne discutait son choix. Il dirigeait l'action diplomatique, en pleine indépendance, à charge d'en rendre compte au Conseil. Il était peu de dépar- tements où le ministre jouît d'une telle liberté, quand il avait de la volonté et du caractère. Il pouvait rédiger lui-même ses instructions pour les ambassadeurs, sans être tenu par l'opinion de ses bureaux. A cette heure de ma vie politique, c'était bien le poste le plus passionnant qu'on pût rêver. Boncour fut ulcéré d'être évincé du Quai. Il forgera toute une histoire pour se venger de Daladier. A en croire ses Mémoires, Daladier en le renvoyant et en m'appelant à sa place témoignait déjà de sa volonté d'abandonner la Tchécoslovaquie. Mais Daladier nie énergiquement avoir eu cette pensée. Par quoi en effet était marqué le passé de Boncour? Il avait été, en 1933, le ministre des Affaires étrangères, partisan du Pacte à Quatre, Paris-Londres- Berlin-Rome, véritable Munich avant la lettre; il avait été à Londres avec Flandin en 1936 et avait cédé devantBaldwin qui se résignait à l'occupation de la Rhénanie par Hitler. A Genève enfin il avait poursuivi pendant dix ans, jusqu'en 1936, le désarmement de la France, alors que depuis 1934 Hitler réarmait. Ce n'étaient pas là des titres glorieux pour se poser en résistant. Quant à moi, j'avais à Stresa, en 1932, soutenu à fond la Tchécoslovaquie, je n'avais aucune sympathie pour l'Alle- magne nazie où je ne m'étais jamais rendu. J'avais repré- senté la France à Washington et à Londres. C'est pour cette raison que Daladier me préféra à Paul-Boncour ainsi qu'il l'a expliqué lui-même devant la Commission d'en- quête 1 Il est mieux qualifié que quiconque pour expliquer son choix.

ÉDOUARD DALADIER

Quand je m'installai dans ce bureau historique, si convoité, je n'éprouvai ni joie ni fierté. J'étais pleinement conscient de mes responsabilités. Tous les gens que je voyais paraissaient accablés. A voix basse, les yeux baissés, ils murmuraient : « On va à la guerre... » Je sentais la menace du fléau qui avait décimé entre 1914 et 1918 tant de jeunes gens de ma génération. J'allais commencer la lutte pour la défense de la paix, avec Daladier comme chef du gouvernement. Je l'avais connu dès mes débuts dans la vie politique. Il venait d'être élu député de Vaucluse. Nous nous étions retrouvés à la Ligue de la République avec Painlevé, Jean Piot, Robert de Jouvenel, toute l'équipe de L'Œuvre! Avec quel enthousiasme nous discu- tions des nuits entières sur les réformes à apporter à la constitution et au régime économique! Nous terminions ces débats dans un café au lever du jour. Ma petite voi- ture refroidie par cette longue attente refusait de repartir. Mes amis, Daladier en tête, la poussaient pour la remettre dans le bon chemin. Daladier était un démocrate sincère et il s'inquiétait, comme nous tous, des féodalités qui portaient atteinte à l'indépendance de l'État.

1. Bien entendu, cette histoire est reprise par Benès dans son ouvrage posthume. Il écrit : « La droite promit par la bouche de et de Flandin son appui à Daladier à la condition expresse que Paul-Boncour quitte le Quai d'Orsay et Paul Reynaud le ministère des Finances »! Benès est vraiment bien mal renseigné, car Reynaud n'était pas ministre dans le Cabinet Blum. Et c'est Daladier au contraire qui le fait entrer dans son gou- vernement, d'abord à la Justice en avril 1938, et ensuite, avec mon appui d'ailleurs, aux Finances en octobre 1938. Contrairement à sa réputation de « taureau de Vaucluse », il ne fonçait pas, il aimait à entendre les arguments des gens ayant des opinions contradictoires, et il réfléchissait ensuite longuement avant de prendre sa décision, d'un ton bourru et autoritaire. Il manifesta pendant sa longue captivité le même cou- rage que sur les champs de bataille où il avait été capi- taine d'infanterie. Chaque fois qu'il fut Premier ministre, il m'appela près de lui aux plus hauts postes, aux Finances et à l'Économie nationale lors de la crise mondiale, puis aux Affaires étran- gères après l'entrée de Hitler à Vienne. Pendant un demi-siècle, nous avons traversé des heures troubles et parfois cruelles. Mais il a toujours été mon ami comme je suis toujours resté le sien.

MES COLLABORATEURS AU QUAI D'ORSAY

Je pris comme directeur de Cabinet Jules Henry qui avait été mon conseiller aux États-Unis et que devait remplacer plus tard mon ami Bressy, ancien ministre à Varsovie et que j'avais connu au 5e dragons. Charles Saint et Pierre Charpentier, qui avaient été secrétaires d'ambas- sade à Washington, complétaient mon cabinet diploma- tique avec Paul Demange et Ripert qui étaient mes colla- borateurs depuis six ans. Auprès de moi, Charles Rochat, directeur d'Europe, qui avait appartenu au Cabinet de Barthou et de Delbos, et Lagarde, brillant normalien, directeur d'Afrique, représen- taient le type même des grands fonctionnaires de la III République. Ils n'avaient qu'un seul souci : servir l'État. Ils étaient fiers et heureux d'accomplir une tâche qui était, à leurs yeux, la plus belle du monde. Ils m'appor- tèrent une collaboration intelligente et fidèle. Avec eux aussi se trouvait René Massigli, directeur des affaires politiques, que je connaissais depuis de longues années. D'un caractère difficile, il était brouillé avec la plupart des ambassadeurs, notamment avec François- Poncet qui était à Berlin. Il était également en mauvais termes avec le secrétaire général. Aussi dès le mois d'août, je préparai avec Léger un mouvement diplomatique où je le nommai ambassadeur en Turquie. Léger me fit obser- ver qu'il était choisi un an avant son tour. Mais je main- tins ma décision. Massigli fut extrêmement heureux de cet avancement et m'en remercia. A il s'acquitta parfaitement de sa mission et manifesta son accord avec moi et la politique que je suivais. C'est ainsi qu'il m'écrivit par exemple le 8 mai 1939 1 sept mois après Munich, une lettre personnelle qui marque son désir de rester en pleine communion de pensée et d'action avec son ministre.

Ambassade de France en Turquie. Ankara, le 8 mai 1939.

Monsieur le Ministre, Je suis navré de vous importuner, comme je le fais, avec la question du Sandjak. Je voudrais que vous ayez du moins la certitude que si j'agis ainsi, au risque de vous paraître importun, et insupportable, c'est que j'ai le sentiment pro- fond que l'opération est nécessaire si nous voulons exploiter les chances qui s'offrent maintenant à nous ici. Je me plais à penser qu'au fond vous n'êtes pas loin de partager mon avis et cela m'encourage à persévérer... Dans la mesure où mon opinion peut avoir une valeur, si faible soit-elle, il me semble qu'à l'exprimer sans réticences, je vous aide dans l'effort de persuasion que vous devez faire vous-même sur les milieux parlementaires qui ne veulent pas comprendre la situation. Ce qui se passe depuis mon arrivée jusqu'à présent vérifie, je crois pouvoir le dire, les pronostics que je m'étais hasardé à formuler. Il ne dépend que de nous d'avoir ici une situa- tion comme nous n'en avons pas connu depuis longtemps. L'intérêt général et les intérêts particuliers français y trou- veront également leur compte. Au cas où nous ne pourrions pas nous entendre avec les Turcs, ce n'est pas un coup de force que j'appréhenderais là-bas. Mais une décision de l'Assemblée du Hatay, procla- mant le rattachement, nous mettrait dans une posture un peu ridicule. Nos actions ici sont en hausse : l'envoi du général 1. Il s'agissait de la cession du territoire (Sandjak) d'Alexandrette à la Turquie. Weygand dont vous avez pris si heureusement l'initiative y a contribué pour une large part. Une manifestation comme celle que je crains, et contre laquelle nous ne pourrions pratique- ment rien, nous diminuerait et offrirait des arguments même à nos adversaires syriens, qui dénonceraient notre faiblesse. Le général Weygand rentre convaincu... Il en est de même — il me l'a dit du moins — de M. Georges Roux qui s'est présenté à moi sans détour, comme l' « homme des jésuites et des trusts » (sic). Il m'a dit qu'il allait faire campagne pour l'abandon du Sandjak maintenant qu'il savait que ni Alep ni la Djezireh n'étaient vraiment menacés... On sent autour de cette affaire toutes sortes d'intérêts privés qui s'agitent. Je m'efforce par ma correspondance de vous rendre un compte exact de la situation ici. Elle est bonne. Elle pourrait être excellente et riche de promesses d'avenir. Je suis avec passion vos efforts et je m'emploie à les seconder de mon mieux. Si l'Axe réfléchit, la paix est assurée. Mais un moment n'arrive-t-il pas où les dictatures ne peuvent plus réfléchir et où les règles du raisonnement commun ne s'ap- pliquent plus à leurs décisions? Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l'assurance de mes sentiments de respectueux dévouement.

C'est seulement après la Libération que Massigli soutint qu'il avait été déplacé parce qu'il avait été « antimuni- chois ». Il n'est pas le seul à avoir succombé à l'entraîne- ment de l'époque.

ALEXIS LÉGER

Au-dessus d'eux, régnait Alexis Léger, secrétaire général sur le rôle duquel, pendant cette période, j'entends m'expli- quer. Je le connaissais depuis 1925 lorsqu'il était chef de Cabinet de Briand, dans le gouvernement Painlevé dont je faisais partie. nous avait raconté com- ment, pendant la conférence du désarmement, à l'occasion d'un voyage en bateau sur le Potomac, il avait découvert Alexis Léger : le bateau glissait entre des rives couvertes d'érables rouges. Briand contait des anecdotes. Les person- nages de sa suite disaient : « Monsieur le Président, il faut écrire tout cela ou le dicter. » Briand dit au jeune secrétaire accoudé au bastingage : « Vous entendez. Dois-j e écrire mes Mémoires? » Et Léger répondit : « Un livre c'est la mort d'un arbre. » Le mot, merveilleux raccourci, séduisit Briand. Et quand Léger vint lui faire ses adieux sur le navire qui ramenait Briand à Paris, il lui dit : « Je vous garde, vous venez avec moi. » Et il resta auprès de Briand pendant sept ans. Léger accompagna Briand dans tous ses voyages et fut intimement mêlé à sa vie. Il le conseilla à Locarno lorsque Briand signa avec le chancelier Hans Luther et Austin Chamberlain le pacte qui garantissait notre frontière. Il était aussi près de lui à Genève quand Briand proposa les États-Unis d'Europe. C'est devant la Société des Nations qu'en 1930 il en définit les grandes lignes. Vingt-sept États d'Europe se groupaient pour manifester leur union et consacrer leur solidarité en vue de la paix. Le manifeste émouvant qui proclame les États-Unis d'Europe a été entièrement rédigé par Léger. Car chacun sait que Briand n'écrivait jamais. Je l'ai vu souvent à la Société des Nations. Il parlait toujours sans note. Parfois, rarement d'ailleurs, il griffonnait sur une feuille trois ou quatre mots qui lui servaient de repère pour un discours. Et c'était tout. Briand éprouva une grande peine quand, quelques mois avant sa mort, il fut remplacé par Laval au Quai d'Orsay. J'allais voir Léger avec lequel je m'entretins longuement. Il était lui-même accablé et il me conduisit chez Briand. Nous n'avions plus devant nous l'orateur plein de flamme et d'ardeur dans sa lutte contre la guerre. C'était un homme déjà marqué par la maladie qui devait l'enlever quelques mois plus tard. Autour du lit de mort de Briand, je me retrouvai avec ses fidèles collaborateurs Théodore Tissier et Alexis Léger. Il est un autre homme politique que Léger aimait beau- coup aussi : c'était Paul Painlevé, le grand mathématicien qui eut avec Briand un rôle politique éminent, et qui fut mon premier patron puisqu'il m'appela près de lui comme secrétaire d'État à la présidence du Conseil. L'amitié que nous avions pour Briand et pour Painlevé nous rapprocha beaucoup, Léger et moi. Et c'est ainsi que lorsque je devins ministre des Affaires étrangères le 10 avril 1938, je me réjouis d'avoir comme collaborateur Alexis Léger, qui avait remplacé Philippe Berthelot comme secrétaire général. Il allait être près de moi pendant les dix-huit mois terribles où la France et l'Europe connurent les pires épreuves : la fin de la guerre d'Espagne, Munich, l'invasion de la Tchécoslovaquie, le pacte germano-russe, Dantzig, les menaces de Hitler et de Mussolini, la Deuxième Guerre mondiale. Dans cette dure tempête, où nous avions tant de raisons d'inquiétude, un sentiment nous rapprochait : notre opti- misme. Je n'ai jamais voulu désespérer, même aux moments les plus graves. Et je trouvais toujours Léger animé par une foi inébranlable. C'est lui qui a dit : « Les raisons d'opti- misme! Elles sont avant tout d'ordre vital. La vie rend mille à qui lui donne cent. Elle enlève mille à qui lui refuse cent. Malheur aux incertains et aux parcimonieux! On périt par défaut bien plus que par excès. » Cela correspon- dait à mes propres sentiments. J'évoque ce visage resplendissant d'intelligence avec son front haut et ses yeux noisette qui transperçaient l'audi- toire. D'une courtoisie et d'une politesse rares, d'une puis- sance de travail sans limites, d'une exactitude exemplaire, il était silencieux et discret pour tout ce qui concernait les affaires et les hommes qu'il dirigeait. Il savait écouter et répondre avec pertinence aux interlocuteurs les plus divers, il était simple et direct avec tous, puissants ou faibles, ne recherchant ni les honneurs ni l'argent; et, élevé à l'école de Briand, il avait l'amour de la Paix, de la Liberté et de la République qui n'étaient pas pour lui des mots vains. J'appréciais chez Alexis Léger ces qualités exception- nelles mises en valeur par une réelle bonté, qui me plaisait beaucoup en lui. Mes rapports avec lui ont toujours été simples et confiants. André Gide a écrit à son sujet : « Il y a dans l'œuvre de Léger comme aussi dans sa personne même, lorsqu'on a le bonheur de l'approcher, je ne sais quoi de princier qui m'intimide. » A la vérité, je ne me suis jamais senti intimidé par Léger. Nous avons toujours travaillé et parlé ensemble sur un ton de parfaite confiance. Il me sou- mettait ses projets de télégrammes que je corrigeais parfois, comme il lui arrivait de proposer des modifications à ceux que j'avais préparés. Bien entendu, nous avions fort à faire l'un et l'autre pour dissiper les bruits que les malveillants tentèrent parfois de faire courir. La presse s'en emparait. On annonçait que nous étions en désaccord sur telle ou telle question fonda- mentale de la politique étrangère ou que j'allais nommer un autre secrétaire général. Tout cela ne reposait sur rien. Mais nous nous entendions pour dissiper ces nouvelles ten- dancieuses. Nous avons eu ensemble une collaboration cordiale, et je n'ai jamais songé à me séparer de lui. , qui était ministre des Transports, m'a souvent interpellé à ce sujet. Dans son livre Ci-devant il a écrit : « Georges Bonnet n'a pas osé congédier Alexis Léger. Il a hérité cette indifférence aux hommes qui aura été le sentiment commun des chefs de la III République. Il a accepté d'être trahi plutôt que de brusquer et d'innover. » Le jugement de Monzie, dont la merveilleuse intelligence était souvent brouillée par la passion, est injuste et inexact, aussi bien pour Léger que pour moi-même. Je n'étais nulle- ment indifférent aux hommes, bien au contraire. Un ministre qui ne sait pas s'entourer et qui supporte près de lui des collaborateurs dont il pense qu'ils le trahissent est perdu. Mais j'ai la certitude qu'Alexis Léger exerçait ses fonc- tions avec une loyauté extrême. Il a toujours agi comme un fonctionnaire ayant la plus haute conscience de son métier, résistant à toutes les sollicitations, patriote et républicain, au sens vrai du mot. La manière dont il a refusé toutes les offres qui lui furent faites de revenir à sa carrière diploma- tique, la dignité avec laquelle il a vécu indépendant et pauvre à l'étranger sont la marque de son caractère et témoignent de sa volonté d'indépendance. Certes, beaucoup de ses collègues aspiraient à le voir partir et le poursuivaient de leurs sarcasmes. Le secrétariat général du Quai entraînait alors beaucoup de convoitises. Et je pense que la plupart des critiques qui se portaient sur Léger étaient inspirées par le désir de s'asseoir dans son fauteuil. Mais je n'ai jamais eu la pensée de me priver d'une collaboration dont je sentais l'exceptionnel mérite. Et je m'en félicite quand je pense aux tristes candidats qui vou- laient le remplacer et qu'on a pu juger au moment de la Libération, lorsqu'ils ont profité de ces temps troublés pour vendre leurs Mémoires en adaptant leurs souvenirs au goût du jour, oubliant les lettres qu'ils avaient écrites, les télé- grammes qu'ils avaient reçus, les visites qu'ils avaient faites. Quel exemple, dans son exil, Léger leur a-t-il donné! D'ailleurs, sur quoi fondamentalement aurions-nous été en désaccord? En politique intérieure, Léger était, comme Briand — il l'a écrit — « partisan d'une démocratie autoritaire, à condition d'être assuré contre la chose qu'il hait le plus au monde, le pouvoir personnel ». Cela correspondait exacte- ment à ma propre opinion. En politique extérieure, je n'avais que défiance pour Hitler, son régime et les nazis dont j'avais horreur. Et je pensais qu'il fallait leur barrer la route. La seule question qui se posait pour moi était de savoir si nous étions assez forts pour y réussir. Léger conduisait son action uniquement dans le domaine diplomatique. C'était la tradition au Quai d'Orsay. Quand je m'inquiétais devant lui de la force de notre armée et de notre aviation, il me rappelait que les problèmes militaires relevaient du gouvernement seul et qu'un fonctionnaire du Quai d'Orsay, si élevé soit-il, n'avait pas qualité pour les aborder. Chaque matin, je le voyais entrer dans mon bureau, tenant à la main les derniers télégrammes qu'il venait commenter avec moi. Au cours de notre entretien, il expo- sait avec une parfaite clarté, d'une manière complète, sans rien négliger, l'ensemble du problème qui était l'objet du débat. S'il y avait une décision à prendre, il faisait valoir ses arguments comme je lui donnais les miens. Il reconnais- sait que c'était au ministre, seul responsable, de prendre la décision. Et une fois la décision prise, il s'y tenait et l'exé- cutait avec une conscience à laquelle j'ai souvent rendu hommage. Le soir, il revenait porteur d'un petit dossier qui nous amusait beaucoup, lui et moi. C'étaient les écoutes télépho- niques des ambassades. Nous nous divertissions en lisant les conversations que certains Parisiens tenaient impru- demment sur les hommes politiques, sur les diplomates, parfois sur Léger et sur moi-même. J'apprenais ainsi que tel journaliste faisait le siège d'Édouard Herriot pour l'in- disposer contre moi. Parfois, cette conversation sérieuse et prolongée était interrompue par l'arrivée dans mon bureau, par un escalier intérieur, de mon jeune fils Alain, cinq ans, qui venait me dire bonsoir. Léger interrompait alors son entretien diplo- matique. Il accueillait l'enfant avec quelques mots pleins de gentillesse. Et quand celui-ci était parti il me disait : « Comme c'est agréable, comme c'est reposant, l'apparition de ce petit. » Et je pense aujourd'hui qu'Alexis Léger a mérité le titre de « poète de l'enfance » qui lui a été donné jadis par Valery Larbaud, et que nul n'a parlé avec plus d'émotion pénétrante du mystère de l'enfant qui « revient de l'école affectueux, longeant les murs qui sentent le pain chaud et qui, voit au bout de la rue, la mer déserte plus bruyante qu'une criée aux poissons ». On a dit parfois que Léger était un ennemi de l'Italie et qu'il m'avait empêché de renouer des relations meilleures avec ce pays. Cela est faux. Dès mon arrivée au Quai, j'ai tenté d'engager immédiatement une négociation avec Mus- solini. Léger a entièrement été d'accord. Si cette négocia- tion n'a pas abouti, c'est parce que Mussolini l'a brutale- ment interrompue par son discours de Gênes où il a dit : « La France et l'Italie sont d'un côté et de l'autre de la barricade. » Quand, quelques mois plus tard, j'ai décidé d'envoyer un ambassadeur à Rome, je n'ai trouvé aucune objection de la part de Léger, et si cette reprise des relations diplo- matiques nouvelles avec l'Italie n'a pas donné de résultats plus fructueux, c'est parce que Mussolini organisa le 30 novembre 1938, à la Chambre des députés italienne, où se trouvait notre nouvel ambassadeur, François-Poncet, une manifestation où l'on nous réclama la Corse, la Savoie, la Tunisie. Au moment des difficultés relatives à la Tchécoslovaquie, je n'ai eu aucun différend avec Léger. Bien au contraire. Il fut, dans toute cette période, de jour et de nuit à mes côtés 1 Il est vrai que lorsqu'il partit pour Munich, il me demanda des instructions écrites. Rien de plus naturel. Il fut auprès de Daladier un excellent conseiller, pour la conclusion de l'accord de Munich. Il ne fut dans la suite nullement antimunichois, comme on l'a raconté. Il attri- buait avec raison les malheurs des Alliés à l'occupation de la Rhénanie sans réaction de la France et il l'a écrit formel- lement : « C'est à la conférence de Londres de mars 1936, et non à Munich que gît la véritable responsabilité du déborde- ment hitlérien. » Je trouvais auprès de Léger la même compréhension quand il s'agit de préparer la déclaration franco-allemande de décembre 1938. Je demandais qu'il fût à mes côtés dans mon entretien avec Ribbentrop qui avait, lui, à ses côtés, son ambassadeur à Paris. Je vois encore, le 6 décembre 1938, Alexis Léger face à Ribbentrop dans mon bureau du Quai d'Orsay. Contraste saisissant! La finesse, la bonté et l'intelligence de l'un s'opposent à la grossièreté, la dureté et la sottise de l'autre. C'est Alexis Léger qui tint le procès verbal. Fort heureuse- ment d'ailleurs! On sait qu'après cette conversation avec Ribbentrop, celui-ci tenta de dire que je lui avais laissé les mains libres à l'Est. C'était une pure invention. Douze ans plus tard, en 1952, un ministre des Affaires étrangères fran- çais crut devoir interroger Léger puisqu'il avait assisté à notre conversation. Mais Léger répondit aussitôt de sa bonne plume : « Je n'ai jamais, écrit-il, au cours de l'entre- tien en question, entendu le ministre des Affaires étrangères affirmer ni laisser entendre en quoi que ce soit que l'on pût attendre de la France les dispositions invoquées ultérieure- ment par le ministre allemand. Je n'ai jamais eu sur ce point l'impression d'aucun risque de méprise. Les Mémoires de Georges Bonnet répondent quant au fond à tous mes souve- nirs de la conversation à laquelle j'ai assisté. » Alexis Léger a écrit cette lettre sans me prévenir de la question qui lui avait été posée. Je ne l'ai appris et je n'en ai connu le texte que trois ans plus tard. J'ai dit d'ailleurs déjà combien il était silencieux et secret, qualité essentielle pour un diplomate. Et je pense qu'il a eu raison. Car le 1. Les dépêches du ministre Osuski à Prague démontrent que Léger tenait le même langage que moi-même. témoignage qu'il m'a ainsi apporté n'en a été pour moi que plus précieux. Léger fut également d'accord avec moi quand à la fin de la guerre d'Espagne je décidai d'envoyer Léon Bérard à en vue d'arriver à un arrangement avec Franco au Maroc et aux Pyrénées. Il comprenait comme moi la néces- sité de ne pas avoir, en cas de guerre, plusieurs frontières à défendre. Et il approuva la nomination du maréchal Pétain à Madrid. J'ajoute que sans le concours de Léger je n'aurais pas réussi à obtenir cette amélioration miraculeuse de nos relations avec l'Espagne. J'étais à cette occasion furieusement attaqué, ainsi que Daladier, par la majorité de Front populaire très hostile à Franco et nous n'aurions pas résisté si le secrétaire général du Quai avait manifesté de quelque façon que ce soit son désaccord avec notre politique. Léger suivit avec patience et ténacité notre effort diplo- matique pour aboutir à un pacte avec l'U.R.S.S. en vue de s'opposer à l'agression de Hitler contre la Pologne. Il répé- tait que le pacte de 1935, signé par Laval avec Staline, ne nous donnait qu'une apparence de sécurité, car il avait été conclu sur une équivoque et qu'il n'avait été assorti d'aucun plan militaire. Il fallait donc conclure un nouvel accord où seraient incluses la Roumanie et la Pologne et aussi une convention militaire. Nous y avons travaillé ensemble et le 24 juillet 1939, nous avons éprouvé une joie commune quand Staline a indiqué qu'il était d'accord sur les termes du pacte politique, objet de tant de tractations difficiles. A ce moment, nous avons espéré que la convention mili- taire qui devait être prise en application du traité politique serait rapidement adoptée. Et notre tristesse fut extrême quand on nous annonça de Londres, le 22 août, le départ de Ribbentrop pour Moscou. Au cours de la dernière semaine de paix, Léger comme moi-même ne quittons plus le Quai d'Orsay, ni de jour ni de nuit. Je veille à mon bureau et je l'appelle souvent, tandis que des nouvelles parfois contradictoires m'arrivent de nos postes à l'étranger. Car désormais on n'envoie plus de télégrammes, on se téléphone tant qu'on le peut encore. Léger vient me voir, je le trouve calme, lucide, coura- geux. Il suit la route que sa diplomatie s'est fixée depuis longtemps avec une logique inflexible. Pendant ces journées, notre interprétation des événe- ments coïncide en général; sauf le 31 août où je pense, comme François-Poncet, que l'offre par Mussolini d'une conférence pour régler le problème de Dantzig est sincère, qu'elle ne constitue pas un piège pour sauver Hitler et qu'elle est la dernière chance d'éviter la guerre qui est imminente. Elle éclatera d'ailleurs quelques heures plus tard dans la nuit et réglera notre désaccord. C'est le 3 septembre que je signai le télégramme invitant notre ambassadeur à porter l'ultimatum à Hitler, « agresseur de la Pologne », d'évacuer les territoires qu'il a occupé sillé- galement. Léger est près de moi, très calme, ainsi que Bressy, mon chef de Cabinet. Le général Gamelin a accepté d'avancer de douze heures les hostilités. J'ai appelé notre ambassadeur à Berlin pour le lui signifier. Mais il demande que la nouvelle lui soit confirmée par d'autres voix, qu'il connaît bien. Je passe le téléphone à Léger. Il dit à Cou- londre de sa voix grave : « Il fait beau temps sur les rives de la Seine... Et à Berlin? » C'est Paul Reynaud qui mit fin à sa carrière diploma- tique. A diverses reprises on lui proposa de la reprendre et notamment le général de Gaulle en 1942. Mais il refusa. Il lui répondit en distinguant la résistance militaire du Comité de Londres qu'il approuvait et sa politique dont il contestait la tendance et à laquelle il ne voulait pas être mêlé. Je pense, qu'en définitive, Léger a eu raison de ne pas revenir au Quai. Il aurait beaucoup souffert en constatant à quoi était réduit désormais le poste de secrétaire général qu'il avait occupé avec tant d'éclat. Il s'est consacré à la poésie. Et il a bien servi la France puisque Saint-John Perse a obtenu le prix Nobel et que son nom est connu et admiré aujourd'hui dans le monde entier.

ROME. LONDRES. WINDSOR

J'arrive au Quai le 12 avril, et je considère qu'il faut tenter de détacher Mussolini de Hitler. Dès le 16, je fais savoir à Ciano que nous sommes prêts à engager une négo- ciation sur les problèmes de la Méditerranée. Dès qu'elle aurait abouti nous enverrions un ambassadeur à Rome. Ciano reçoit très aimablement notre chargé d'affaires et il exprime le désir de conduire avec lui les conversations. Nous avons donc bon espoir. Mais Hitler vient à Rome le 4 mai et aussitôt Mussolini déclare : « Nous sommes, la France et nous, d'un côté et de l'autre de la barricade. » Ce discours est accueilli avec stupeur en Europe. Ciano paraît fort embarrassé pour l'expliquer. Il n'est pas d'ac- cord avec son beau-père, mais il doit s'incliner devant sa volonté. La négociation annoncée avec l'Italie passe d'ailleurs au second plan. Car une semaine après mon arrivée au Quai, le problème de la Tchécoslovaquie est posé drama- tiquement par Henlein, chef de la minorité allemande qui réclame son indépendance, son droit à l' « autodétermina- tion ». Depuis que Hitler s'est emparé de l'Autriche, les fortifications établies par le gouvernement de Prague face à l'Allemagne ont été tournées. Et l'on ne peut empêcher la Tchécoslovaquie d'être immédiatement submergée. Un fait est certain : la Tchécoslovaquie ne peut être sauvée qu'à la condition que l'Angleterre s'intéresse à son sort. Nous allons le demander aux ministres anglais. et Halifax considèrent que la Tchécoslovaquie est impossible à défendre et nous le laissent entendre dès notre arrivée. Mais nous partons rapidement pour Windsor où le roi George VI nous a invités, non seulement à dîner mais aussi à coucher. Les journaux anglais ne manquent pas de sou- ligner l'honneur qui nous est fait. Il est rare que les sou- verains britanniques offrent, en plus du souper, le gîte à leurs invités. Nous voici à Windsor. On nous conduit dans nos vastes appartements. Sur notre table, nous trouvons une carte d'invitation dont le libellé nous remplit d'effroi. Il spécifie que nous devrons être « en culottes courtes ». Or, nous n'en possédons pas. Comment faire? J'appelle vite l'ambassadeur Corbin pour lui confier mon inquiétude. « Tranquillisez- vous, me dit-il. Avant le dîner, vous recevrez un nouveau carton qui vous en dispensera! » Effectivement, nous pouvons assister le soir au dîner des souverains « en pantalons longs ». Après le repas, la reine Élizabeth, avec sa bonne grâce et sa charmante simplicité, nous fait visiter les magnifiques collections de Windsor. Sur un mur et joliment encadré, j'aperçois l'original de la célèbre lettre de Napoléon I implorant la clémence anglaise : « Je viens, comme Thémistocle... » La reine interrompt ma lecture par ces mots : « Ne lisez pas ceci. Ce n'est pas le plus beau côté de notre Histoire. » J'arrive dans ma chambre. La pièce est vaste avec de hauts plafonds. A défaut de chauffage central, d'énormes bûches flambent dans la grande cheminée. Frileux de nature, je m'inquiète pour la nuit, d'autant plus qu'il n'y a sur le lit que de minces couvertures. A 4 heures du matin, je suis réveillé par le froid. Je cherche, mais en vain, à rallumer le feu, ce que Daladier réussit à faire dans la pièce voisine. J'essaie d'appeler un valet à mon secours, mais j'hésite devant l'impressionnant tableau des sonne- ries possibles. J'ai peur de me tromper de bouton et de déranger, sans le vouloir, quelque grand personnage de la cour. Finalement, je prends dans ma valise tous les lainages que j'ai emportés, les enfile les uns sur les autres et me recouche, après avoir pris soin de fermer à clé toutes les portes pour que le valet, qui m'apportera dans quelques heures mon « breakfast », ne me voie pas dans ce pitto- resque accoutrement. Le lendemain, la conférence reprend. Nous nous efforçons d'arracher aux ministres anglais un appui que nous jugeons essentiel. Mais ils n'entendent pas lier le sort de leur pays à une cause perdue. Après bien des hésitations et des réserves, ils acceptent de collaborer avec nous sur le terrain diplomatique. Tant mieux si cette action concertée des chancelleries peut obliger Hitler à reculer. Mais si le Führer passe à l'action, ils se refusent catégo- riquement à tout appui militaire. Au surplus, ils ont trop longtemps désarmé pour être en mesure de se battre : ils n'ont aucune force à nous offrir, ni sur terre ni dans les airs. Ils sont prêts seulement à assurer une solution paci- fique et juste du problème des minorités allemandes. Accord pour la Paix, rien pour la Guerre! Malheureusement Hitler, lui, est prêt pour la guerre. En rentrant de Londres, mon opinion était faite : en aucun cas les Anglais n'accepteraient de prendre les armes pour défendre la Tchécoslovaquie. Leur appui ne nous était utile que dans la mesure où Hitler bluffait.

LES SOUVERAINS BRITANNIQUES A PARIS

Cette conviction fut confirmée le 19 juillet par le voyage du roi George VI et de la reine Élizabeth à Paris. Ma femme organisa cette réception avec ce souci de perfection et cette vivacité d'imagination qui lui étaient coutumiers. Elle alla inspecter les armoires et les coffres de divers ministères pour en extraire des trésors jalousement gardés. C'est ainsi que les Finances et la Guerre « prêtèrent » leur collection d'assiettes représentant des châteaux historiques et des champs de bataille célèbres. La Malmaison consentit même à nous livrer le surtout de vermeil de Napoléon I : coupes, soupières et nef royale symbolique, un ensemble de pièces qui n'avait jamais quitté le musée jusqu'à ce jour. Après le dîner, George VI et la reine Élizabeth parurent au balcon du ministère des Affaires étrangères afin de saluer la foule massée de l'autre côté de la Seine, sur la place de la Concorde, foule qui avait tenu à venir acclamer le roi d'Angleterre qui venait de proclamer : « Il est impos- sible de rappeler une période où les relations de la France et de l'Angleterre aient été plus intimes. » Le lendemain, André Maurois jugeait dans Le Figaro : « Après la soirée du Quai d'Orsay, ce n'était que louanges. M Georges Bonnet avait été la TITANIA dont la baguette magique avait illuminé ces jardins. » L'ambassadeur d'An- gleterre à Paris affirmait de son côté : « Le roi et la reine n'ont cessé de vanter l'agrément de leur séjour. M Georges Bonnet a tout fait pour leur confort et leur divertissement. Nous lui en sommes profondément reconnaissants. » Paul Morand écrit à ma femme : « Votre nuit de La Havane était splendide. Pendant quatre heures vous vous êtes chargée de notre bonheur. C'est le devoir, dit Brillat- Savarin, d'une bonne hôtesse. Merci à vous deux pour une des plus belles fêtes que Paris ait jamais vues. » On offrit au roi et à la reine deux grandes poupées arti- culées, habillées et parées par les couturiers et les joailliers parisiens les plus en vogue, pour les deux princesses, Élizabeth et Margaret. Leur succès fut tel qu'on dut les exposer à Londres et à Paris, le produit des entrées étant destiné à l'enfance malheureuse. L'ambassadeur Corbin, qui, par son intelligence et sa distinction, avait acquis à Londres une situation de premier ordre, exprima les sentiments des souverains : « La reine m'a prié de vous transmettre l'expression de la gratitude des princesses pour ce magnifique cadeau. Sa Majesté a vivement apprécié elle-même les trésors d'imagination et de goût qui ont été dépensés pour la confection des robes, des fourrures, des chapeaux et de tous les accessoires constituant le trousseau des poupées. J'ai été moi-même le témoin de la joie que les enfants royaux en ont éprouvé. » Notre organisation fut si parfaite au cours des trois journées de cette visite, que je n'eus à déplorer qu'un seul incident : Càillaux, lors du dîner offert au roi, n'avait pas eu la place qui convenait à un homme de sa qualité et qui, par sa personnalité, dominait le Sénat. C'était une erreur évidente du chef du protocole Lozé, nommé à la demande de Lebrun. Je m'en aperçus après le départ des souverains en recevant de Caillaux le billet suivant : « On peut ne pas inviter le ministre de Waldeck-Rousseau, le président du Conseil d'Agadir, mais on n'a pas le droit de le mettre en bout de table, comme un débutant. » Je m'excusai aussitôt auprès de Caillaux et lui annonçai mon intention d'organiser un dîner en son honneur au ministère des Affaires étrangères. Il me répondit sèche- ment : « Je ne reviendrai pas au Quai d'Orsay tant que je n'aurai pas reçu les excuses de votre chef du protocole. » J'en informai Lozé qui écrivit à Caillaux la lettre qu'il exigeait. Quelques jours plus tard je demandai à Caillaux si cette lettre lui était bien parvenue : « Oui, dit-il, mais elle n'était pas signée! » Décidément, le chef du protocole n'avait pas de chance avec le président de la commission des Finances du Sénat! J'invitai alors Lozé à lui rendre visite au palais du Luxembourg. Le lendemain je rencontrai Caillaux au Sénat. Bondissant vers moi avec de petits sauts, comme il le faisait lorsqu'il était très gai, il me lança : « Eh bien, j'ai vu votre chef du protocole. Savez- pas en dernier ressort cédé devant Hitler. Je considère que vous avez ainsi éminemment contribué à préserver le prestige et l'avenir de la France ». Le 15 mars 1940, il quitte le Gouverne- ment, et apprend à Périgueux la défaite et l'armistice. Entré en relation avec la Résistance, son action est connue et il est menacé d'être arrêté par les Alle- mands. De la ferme, dans la montagne suisse, où il s'est réfugié, il médite sur les événements qu'il a vécus. Cette halte au cours de sa vie si riche et si passion- nante lui a permis de mieux connaître la vanité des honneurs, l'incertitude des amitiés, la fragilité des gratitudes aux services rendus... Georges BONNET a eu une carrière prestigieuse. Membre du Conseil d'Etat, Directeur du Cabinet dans plusieurs ministères, il est l'auteur de livres très commentés comme L'Ame du Soldat, Lettres à un bourgeois de 1914. Elu député en 1924, Secrétaire d'Etat auprès de Painlevé, il crée le Conseil Econo- mique. Quelques mois plus tard, en 1925, à 35 ans, le voilà pour la première fois rue de Rivoli. II est appelé, par la suite, aux plus hautes fonctions; Président du Conseil, seize fois ministre, Ambassadeur de France à Washington, Ministre des Affaires Etrangères en 1938 et 1939 puis Garde des Sceaux. Pendant quarante ans il a participé à toute la vie politique de la France, puisqu'il a été député de la III de la IV et de la V République. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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