LITTÉRATURE

ROMANS POÉSIE NOUVELLES LE MATRICULE THÉATRE ESSAIS DES ANGES 39 5 € juin-août 2002

Erri de Luca

Les éditions Tarabuste

LUDOVIC JANVIER • JÉRÔME CHARYN • JEAN-YVES MASSON LIVRES • Ebisu N°25 • Elena Botchorichvili Opéra Carnets du dessert de Lune (Les) • Satomi Ichikawa Mon cochon Amarillo REÇUS • La Marge N°2 • Jorge Edwards L' Origine du monde • Paule Marie Duquesnoy Le Lévrier • Philippe Dumas Comptines coquines • Le Cahier du refuge, spé- Alternatives blanc • Collectif Contes siciliens, le prince cial palindrome • Vladimir Korolenko Le Songe de Makar Castor Astral (Le) d'amour • Comme un terroir dans Amourier (L’) • Pascale Gautier Frères • Christian Oster Le Loup, le géant et l'igloo N°38 • Yves Ughes Décapole Cent Pages le distributeur de chewing-gums • L' Œil électrique N°23 • Juliette Jolivet Tunnel • Arthur Bernard C'était pire avant Editinter • Brèves N°64 • Charles Dobzynski L' Escalier des Cercle d’art • Christian Cottet-Emard Le Grand • Fin N°11 questions • Collectif L' Humanité de l'homme variable • Ouste N°11 • Bai Chuan Éclat du fragment Chambre (La) Elytis • Cancer (numéro spécial) André Dimanche • Pascal Poyet Expédients • Gérard Sansey Fables • La NRf N°561 • Jean-Christophe Bailly Phèdre en Inde • Véronique Janzyk Auto • Claude Peyroutet Les Vitraux de • 22 (montée) des poètes N°39 • Cécile Reims Plus tard • Francis Bérezné La Vie vagabonde Mirande • Le Jardin d'essai N°25 • Edmond Amran El Maleh Mille ans, Champ Vallon En Forêt • Ligne de risque N°17 un jour • Christian Doumet Illettrés, durs • Laurent Grisel La Nasse • Action poétique N°166 Apogée d'oreille, malbâtis Encrage • Décharge N°113 • Michel Dugué Le Chemin aveugle • Mona Thomas La Chronique des choses • Thierry Maricourt Galibot parle • L' Indicible frontière N°2 Arche (L’) • Claude Dourguin Escales Encre marine • Missives N°225 • Biljana Srbljanovic Histoires de Cherche midi éditeur (Le) • Françoise Dastur Dire le temps • Parages N°6 famille/La Trilogie de Belgrade • Gérard Oberlé Palomas canyon • François Cheng Double chant • Écrire & éditer N°37 Arfuyen Cheyne • François Mauriac Mozart • Europe N°876 • Jean-Paul Klée … Oh dites-moi si • Hélène Lanscotte Simplement descendu • Robert Misrahi La Problématique du • L' Animal N°11/12 l'ici-bas sombrera…? d'un étage sujet aujourd'hui • Le Genre humain N°37 Arléa • Hélène Clerc Têtapoux Escampette (L’) • Frictions N°5 • Didier Lahais Lettre à Jean Circé • Giuseppe Conte Villa Hanbury & autres • Arsenal N°6 • Anne Le Cam Paris pour le pire • Ossip Mandelstam Le Deuxième livre poèmes • Propos de campagne N°12 • Érasme Plaidoyer pour la paix (1916-1925) • Pierre Peuchmaurd Bûcher de scève • Auteurs en scène N°4 • Jean-Claude Guillebaud L' Esprit du • Jon Fosse Melancholia II Esprit des péninsules (L’) • I rouge N°21, N°22 lieu Citadel Road Éditions • Antonio Elio Brailovsky Maudite luxure • Présages N°14 • Ignace de Loyola Exercices spirituels • Marie-Josée Christien Sentinelle Ether vague • Les Cahiers de Prospero N°12 (précédés de) Le Testament Climats • Yvan Serouge Ceux qui restent • Cahiers de la Villa Gillet N°16 Arpenteur (L’) • André Gardies Derrière les ponts • Marcel Moreau Le Bord de mort • Le Foudulire N°7 • Mylène Couton Noir métal • Renée Granat Quand tout fait défaut Farrago/Léo Scheer • Contre-allées N°11 Atalante (L’) Comp'Act • Catalina de Erauso La Nonne Alferez • Le Passe-Muraille • Arthur Keelt Le Merle • Jean-Pierre Ceton Les Voyageurs • Louis Chadourne Le Maître du navire • If N°20 Atelier Akimbo modèles • Jean-Paul Curnier Aggravation • Bulletin de l'association études Jean-Ri- • Thierry Acot Mirande Ceux qui blessent • Henri Jaboulay Le moins du monde (1989-2001) chard Bloch Atelier de l'Agneau (L’) • Florence Pazzottu L' Accouchée • François Cariès Enfin • Jim N°2 • Jean Maison Géométrie de l'invisible Complicités Fata Morgana • Le Passant ordinaire N°39 • Christophe Manon Ruminations • Bruno Streiff Le Peintre ou le philosophe, • Lionel Bourg Les Chiens errants de • La Sous-cape N°2 • Jean Maison Géométrie de l'invisible ou Rembrandt et Spinoza à Amsterdam Bucarest • Le Coin de table N°10 Atelier La Feugraie Coop Breizh Fayard • Conférence N°14 • Giorgio Caproni Le Mur de la terre • Tristan Corbière Armor & Gens de mer • Hubert Haddad Quelque part dans la • Polystyrène N°52 Au signe de la Licorne • Charles Le Goffic Le Pirate de l'île Lern voie lactée 10/18 • Manuel Alba L' Homme qui trottine… Corridor bleu (Le) • Patrick Da Silva Depuis • Vladimir Nabokov Une beauté russe Autrement • Evelyne ‘‘Salope’’ Nourtier Écrits Fides • Caroline Roe Consolation pour un pécheur • Robert Laxalt Basque Hotel, Nevada Cygnes (Les) • Edna O’Brien James Joyce • Colm Tóibín Désormais notre exil • D.H. Lawrence L' Arc-en-ciel • Julien Marcland Neige • Marcel Proust • Victor Hugo Le Droit et la loi et d'autres Autres et Pareils/ La conscience • Géraldine Keiflin Laisse passer les anges Flammarion textes citoyens du vilebrequin • Catherine Verlaguet Sous l'archet d'une • Nicolas Richard Les Cailloux sacrés • Lauren Haney Le Visage de Maât • Patrick Sainton Comment et pourquoi contrebasse • Histoires de guerre • Une malle pleine des portraits de carton, scotch, ficelle, Dé bleu (Le) et d'intimité de gens papier,etc. • Ariane Dreyfus La Belle Vitesse • Philippe Clerc Rendez-vous sur la Roya • Lauren Haney La Main droite d'Amon Baleine • Georges L. Godeau La Vie est passée • Denise Le Dantec L' Estran, autour • Ugo Riccarelli Un nommé Schulz • Sylvie Desilles De deux choses lune Dé bleu (Le)/Écrits des forges d'Île Grande • Herman Melville Le Paradis Balthazar • Thierry Renard L' Éclosion du coquelicot • Jean-Dominique Rey Berthe Morisot, des célibataires • Michel Foissier Devenu muet Delbor théâtre la belle peintre • David Baddiel L' Amour Bartavelle (La) • France David Les Spectateurs • Magali Wiéner La Poésie à travers • Dashiell Hammett Histoires de détective • Bernard Baritaud Le Passager Deleatur les âges (Vol. 1 et 2) du demi-siècle • Jean Cagnard L' Homme, l'homme, Folio • Lucía Etxebarría Beatriz et les corps • Claude de Burine Les Médiateurs l'homme et l'homme • Régine Detambel Graveurs d'enfance célestes • Carole de Sydrac D'arches, et d'alliances • Denis Johnson Un pendu ressuscité • René Frégni On ne s'endort jamais seul • Pierre Charras Comédien Bartillat • Mariella Mehr Noir sortilège • Jacques Courrière Jacques Prévert • Edmund White L' Homme marié • Hans Wisskirchen Thomas Mann • B.M. Spaight Dieu était sur le mur en vérité • Philip Hensher Le Nom sur la porte et les siens Denoël • Guy Goffette Elle, par bonheur, et • Barbara Trapido L' Épreuve du soliste Baudoin Lebon • Helena Noguerra L' Ennemi est à toujours nue • Edward Marston La Folle courtisane • Pierre Joinul Mézavi l'intérieur • Jacqueline Chénieux-Gendron «Il y aura • C.-L. Grace La Rose de Raby Belfond • Rémi Cassaigne Transports une fois», une anthologie du surréalisme Actes Sud • Gohar Marcossian Pénélope prend • Alice Massat Les Forces de l'ordre • Marie Nimier La Nouvelle Pornographie • Héctor Tizón Deux étrangers sur la terre un bain • Dorit Rabinyan Larmes de miel • J. M. G. Le Clézio Cœur brûle et autres • Giorgio Pressburger La Neige et la faute • Heidi Julavits Des anges et des chiens • René Nicolas Ehni Algérie roman romances • Stefano Benni Spiriti • Matthew Kneale Les Passagers anglais • Roland Gori Logique des passions Gallimard • Claudio Piersanti Le Pendu Blanc Silex • A. S. Byatt Histoires de feu et de glace • Juliette Kahane Fabrique • Virginie Lou L' Œil du barbare • Jacques Josse Jules Lequier et la Desclée de Brouwer • Alain Duault Où vont nos nuits perdues • Mohed Altrad Badawi Bretagne • Françoise Kerisel La Lanterne de • Marie-Thérèse Schmitz L' Amour • Arezki Mellal Maintenant ils peuvent venir • Hervé Bellec Le Beurre et l'argent du Diogène au diable • Saïd Al-Kafrawi Le Kiosque à musique beurre Différence (La) • Françoise Nicoladzé La Lecture et la vie • Espido Freire Pêches glacées • Jehan Despert Saint-Pol-Roux et la • Jean-Jacques Brochier Danger! Secte • Danièle Sallenave D'amour • Sébastien Lapaque Mythologie française Bretagne verte • Guillevic Quotidiennes • Hallgrímur Helgason 101 Reykjavík • Marc Le Gros Roger Judrin et la • Michel Waldberg La Parole putanisée • Corinne Lovera Vitali Nitti • José Carlos Somoza La Caverne des idées Bretagne • Alexandre Vvedenski Œuvres complètes • Amos Oz Seule la mer • Paul Auster Le Livre des illusions • Hervé Carn Benjamin Péret et la • Patrizia Runfola Leçons de ténèbres Gallimard (découvertes) Actes Sud-Papiers Bretagne • Daniel Habrekorn Les Splendeurs • Frédéric Martel La longue marche des • Guillaume Le Touze Les Nuits de Léo • Bernard Berrou Le Rendez-vous irlandais du progrès gays Actes Sud/Leméac Bleu autour • Marie-Claire Bancquart Paris Gallimard (L'imaginaire) • Hubert Nyssen Zeg ou les infortunes de • Philippe Bohelay Chibanis «fin-de-siècle» • Rabindranath Tagore Le Vagabond et la fiction • Leïla Soazig Sebbar/Jean-Michel • François Augiéras Le Diable ermite autres histoires Actes Sud/Sindbad Belorgey Femmes d'Afrique du Nord Dilettante (Le) • Thomas de Quincey De l'assassinat • Collectif Le Droit au retour (le problème Buchet Chastel • Anna Rozen Méfie-toi des fruits considéré comme un des beaux-arts des réfugiés palestiniens) • Marie-Hélène Lafon Liturgie Droz • Les Oncles de Sicile • Abdou Filali-Ansary L' islam est-il • Anne Guglielmetti Le Chas de l'aiguille • Sylviane Coyault-Dublanchet Gallimard-jeunesse hostile à la laïcité? Cadex La Province en héritage (Pierre Michon, • Erik L’Homme Le Livre des étoiles Agnès Pareyre • Nathalie-Noëlle Rimlinger L' Impossible Pierre Bergounioux, Richard Millet) (Vol I et II) • Sylvain Goebels Cadastre manque École des Loisirs (L’) • Victor Hugo Chanson pour faire danser • Marie-Laure Dagoit Et les lèvres et • Jean-Pierre Chambon Goutte d'eau • Dominique Souton Quand on raconte en rond les petits enfants la bouche • Monique Viannay La Toile de la fontaine des histoires horribles, il arrive des • Francis Jammes Prière pour aller au • Isabelle Nicou Parésie • Francis Dannemark 33 voix histoires horribles Paradis avec les ânes Al Dante Cadex/Fata Morgana • Tran Quoc Trung Pigeons : mode • Claude Roy Farandoles et fariboles • Laure Limongi Éros peccadille • Joël Vernet Lettre d'Afrique à une jeune d'emploi • Marissa Moss Le Cahier d'Amélia • Jérôme Gontier (Ergo sum) fille morte • Valérie Dayre C'est la vie, Lili • Arthur Ténor Le Bouffon de chiffon Al Manar Cadratins • Stéphanie Blake Les Poissons rouges • Jacqueline Wilson Ma chère momie • Abdellatif Laâbi Petit musée portatif • Bernard Manciet Cobalt • Louise Erdrich Omakayas • Ann Brashares Quatre filles et un jean Allusifs (Les) Caractères • Moka Un sale moment à passer • Pan Bouyoucas L' Autre • Bertrand Renaudin Optimiste • Gaye Hiçyilmaz Le Guetteur *Sélection des ouvrages reçus avant le 30 avril 2002

02 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Paris. Le 1er mai 2002 Merci © Jérôme Bonnet L’ANACHRONIQUE La correctrice

Un mois après l’envoi du roman, j’avais reçu les premières épreuves -appelées «non corrigées», c’est-à-dire que l’éditeur n’était intervenu que sur la mise en forme du texte. Elles comportaient dans les marges des annotations manuscrites qui portaient cette fois sur le sens et sur l’orthographe. «Sur», par exemple, y aurait été repéré -trois fois en trois lignes- et puis tiens, tant qu’on y était, «cette fois» aussi ( on aurait lu, au feutre fin, «Cette fois»?Je n’en vois pas d’autre…). Un Chronopost. Je ne l’avais pas ouvert tout de suite. Au téléphone, on m’avait dit, Des broutilles, presque rien… Je sais dorénavant qu’il ne faut pas croire ce ton anodin; on craint de vous fâcher, voilà tout. Les didascalies couvraient certaines pages au point que dans les moments d’humour, je cherchais la mieux ornée. De retour sur terre, je n’avais pas de mots assez durs envers moi-même. C’était un travail d’écrivain que j’avais sous les yeux, un feuillet égaré d’un VRAI manuscrit, questionneur, intelligent, fouillé. Certes, mais pas le mien. Je me mis au travail de façon effarée : je savais que j’en laissais passer, mais Éric Holder autant de bêtises confinaient à une joyeuse imbécillité. La maison pouvait brûler, l’ur- gence commandait de ne laisser filer l’état de ce roman sous aucun prétexte. À la fin de la première journée de travail, j’écrivis une dédicace, un rectificatif plutôt. J’aurais demandé qu’on le plaçât en début de volume, restituant à ce dernier la maternité de la correctrice. Jusqu’à présent, j’avais cru que sa tâche consistait à débusquer la tournure malhabile, le tic langagier, la faute d’in- advertance. Or l’inadvertance, pour qui sait lire, est hautement significative, je l’appris immédiate- ment. Un exemple? Claude, incorporé à la fin des années cinquante, étudiant en médecine. J’avais écrit à son propos -dans ma tête, il était clair qu’il s’agissait de sa génération- «Nous étions ces jeunes gens qui relevions du bout du pied, en rica- nant, de vieux chefs implorant d’épargner leur village…» Nous? interrogeait le feutre fin, et l’on entendait, Est-ce que vous croyez sincèrement que person- ne en France n’était pour le peuple algérien? Vous êtes sûr de ne pas vous rappeler le manifes- te des 121, dites? Et que Lindon avait mouillé sa chemise pour publier Alleg? Entre autres choses, hein. Je vous dis ça en passant. Et puis «jeunes gens»… Qui c’est? les gens… «Relevions» ou «relevaient»? Des conneries de ce genre, j’en avais marqué cent. De ce genre? Pas sûr. Je m’aperçus le deuxième © Nicolas Douez jour que je n’étais pas irrémédiablement perdu. Ces grosses étourderies, là, dont j’avais taché le texte, commençaient à se défendre. Les répétitions -comme les arbustes, elles exigent selon la norme d’être plantées à au moins un mètre les unes des autres- regimbaient à l’éclaircissage. Si «dans» était écrit plusieurs fois, c’était que ça lui arra- chait la gueule, au texte, de se retrouver avec des berlingots : «parmi lesquels» ou «au sein de». Le surlendemain matin, je me rendis au travail dans un drôle d’état : en gants blancs, un peu circonspect. Je m’étais demandé si cela valait la peine, virgule, d’écrire. À présent, j’en retrouvais les motifs profonds. Claude n’y connaissait rien en art. À preuve, il énumérait quelques noms de peintres qu’il avait retenus avec application. Un trait noir avait entouré celui de Van Dongen et renvoyait à un commentaire qui s’achevait par Même moi je connais. Ttt, tt, tt. Nous ne fréquentions pas les mêmes incultes, et d’évidence, côté feutre, on n’avait pas attendu l’âge de vingt- cinq ans pour se rendre à une première grande exposition. Je ne tins pas compte de la remarque, avec une sorte de joie sourde. Celle-là avait pris toute la place, la dernière page du manuscrit achevée, et le roman cette fois dûment paraphé. Je savais pourquoi je n’avais pas écrit certaines phrases, et certains mots resteront à leur place. Jacques Rebotier, dans un entretien donné à cette revue, Le Matricule des anges, se disait frappé par le radical commun à «mot» et à «muet», mutus. Sans doute est-on en droit de demander aux écrivains de la fermer, de temps en temps, à moins qu’ils y parviennent sans l’aide de personne. Mais un examen approfondi de mutus nous apprend que le terme reproduit le son inarticulé d’un muet, lorsqu’il essaie de parler : Mout, mout, mout! Ce qui signifie en clair : Écoutez-moi! C’est im- portant. Nous nous avançons (tous. Tous les écrivains.) sur l’estrade en faisant Mout, mout, mout! Les correctrices ont raison de refuser de paraître. Je nous trouve cependant du courage.

Éric Holder

04 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net S’ouvrir SOMMAIRE En votant pour l’extrême droite le 21 avril der- nier, des millions de Français se sont prononcés en connaissance de cause ou instinctivement pour une politique de fermeture. Fermeture aux L’Auteur Erri de Luca autres, repli sur soi. Certains par pure xénopho- p.14-21 bie, d’autres par angoisse. De ses années d’ouvrier et de militant engagé, l’écrivain Depuis bientôt dix ans qu’il existe, Le Matricule napolitain a façonné une œuvre âpre et lumineuse. des anges s’est voué à défendre la littérature comme expression, chemin, démarche vers l’autre, vers plus de connaissances, vers plus d’ouverture. Depuis dix ans, nous voulons pro- L’Éditeur Tarabuste mouvoir toutes les voies qui explorent l’inconnu p.12-13 en nous et hors de nous, toutes les voix qui font À Saint-Benoît-du-Sault, Claudine Martin et Djamel entendre l’autre en nous et hors de nous. Malgré Meskache construisent avec patience leur fabrique poétique. notre nom, nous voulons le faire sans angélis- me, refusant de mettre dans le même panier les Ludovic Janvier livres qui nous émeuvent et les produits fabri- Silence qués pour être vendus par palettes. p.30-31 Le rythmicien enragé ouvre son répertoire Inutile de dire combien le 21 avril au soir nous étions effondrés, meurtris. Après l’abattement, les sentiments divers qui nous ont assaillis en Jérome Charyn Trafic fonction de nos sensibilités (colère, honte, tris- p.36-37 À New York, le commissaire Sidel est à ses ordres tesse), il s’agit de reconsidérer le travail accom- pli depuis dix ans. De remettre en cause les moyens avec lesquels nous avons suivi l’actua- Dinis Machado Verbe lité littéraire, donné la parole à des écrivains, p.39 Le chef-d’œuvre retrouvé d’un Portugais détonant des éditeurs, des directeurs de revues. La littéra- ture, l’art, font rejaillir la richesse que l’homme peut acquérir à fréquenter les espaces de l’altéri- té : les nouvelles formes, les nouvelles voix, les Jean-Yves Masson Eden nouvelles sensibilités. L’ouverture à laquelle la p.48-49 Inspiré, son festin céleste est délectable littérature appelle, grandit l’homme, aiguise ses émotions, lui fait toucher le sentiment d’être en vie. Mais l’art, la littérature ne sont pas la cultu- re et nous devons nous interroger sur certaines Fabrice Combes p.60 pratiques culturelles qui, malgré les bons senti- Les deux larrons aiment les contraintes et les tomates Marché ments qui les engendrent, peuvent conduire vers Gilles Moraton la mort de ce qu’elles pensent défendre. Conscient que la société du spectacle et de la consommation engendre une exclusion de la L’Anachronique p.4 pensée et de l’art, notre pays a mis en place des d’Éric Holder aides et des actions pour maintenir vive une Théâtre p.6-7 création dont il a besoin, notamment pour sa Jeunesse p.8-9 grandeur. Mais ce système engendre des effets pervers dont celui qui voit les acteurs culturels Revues p.10-11 (dont nous sommes) œuvrer de plus en plus ex- clusivement pour d’autres acteurs culturels, ou Repères p.22 leur financeurs. Le petit monde de l’ouverture se replie ainsi sur lui et les autres (laissons le Premiers romans p.24 mot de «public» au spectacle) sont exclus. La littérature ne peut rien pour résoudre la dé- Événement p.25 tresse liée aux réalités économiques et sociales. Valérie Rouzeau En revanche, elle dit assez ce qu’est le monde, Domaine français p.26-33 ce qu’est la vie pour désigner et prouver l’inani- té des réponses xénophobes exprimées par cer- Domaine étranger p.34-44 tains. Il ne sert à rien de répéter cela à ceux qui en sont convaincus. Il faut le proclamer à tous. Il faut, plus que jamais, défendre la lecture pu- Poésie p.45-52 blique et au sein de celle-ci la lecture d’œuvres littéraires, il faut, plus que jamais, exiger qu’une Poches p.53 place plus grande soit faite à la pensée, dans les médias, dans les manifestations, dans tous les Essais p.54 lieux publics. Il faut refuser la spectacularisa- Les Intemporels tion marchande de la création. Il nous faut être p.55 André Hardellet intransigeant envers ceux qui, par intérêt, veu- lent nous abêtir. Il faudra l’être aussi envers Histoire littéraire p.56 nous-mêmes. Nous le serons. Les égarés, les oubliés Marie Borrély p.57 Thierry Guichard Bulletin d'abonnement page 59. Photo de couverture : Olivier Roller

05 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net THÉÂTRE Éclopés de la langue

L’ABUS Gilles Laubert crie de Gilles Laubert éructe l’itinéraire douloureux de la vie GILLES LAUBERT la langue. L’écrivain Les Solitaires Intempestifs commence son récit et de la langue d’un jeune homme, victime de L’Abus. 46 pages, 7 e par un prologue où le narrateur est victime Des lambeaux de phrases pour en finir avec la chair. d’une agression pédophile à l’âge de 6 ans : «Tout cul par-dessus tête j’étais. Tout le zizi je Ce qui est déroutant dans ce monologue, c’est la ces putrides. Ces Atrides. Ces atrocités. Ces le savais plus. Tout à moi le petit garçon que collision entre un récit très intime et une vision foies dévorés. Ces yeux crevés. Ces malédic- j’étais il était parti. Volé. Tout il était mort. à vif du monde. La mise à nu plonge à l’inté- tions…» Et l’écrivain avance un désir qui réson- Mort il était. Tout l’institueur déjà battu il rieur même des tripes. Ainsi, dans une séquence, ne particulièrement en ces temps inquiétants où m’avait…» La langue en ressort explosée. «Et l’écrivain place son narrateur dans le ventre de la langue est de bois : «Ô mes pauvres cocus de l’institueur le touchait, le tuait, le terrorisait, le sa mère, demandant à son père de se retirer pour l‘histoire! Ô mes agneaux assassinés, exploités malmenait, le pendait par la langue au tableau ne pas devoir venir au monde. Et dans le même muets ne le restez pas. Analphabètes, ano- noir». Cette langue pendue, toute noire trempée temps, le monde et ses guerres, en particulier rexiques de mots ne le devenez pas. Vous, tous dans l’encrier, est l’image de cette amputation celle d’Algérie et la Deuxième Guerre mondia- ceux des légions des enfants maltraités, vendus, de soi. Se succèdent alors toute une série de ta- le, sont englouties dans les tripes… Gilles Lau- exploités, le dos courbé sur les métiers à tisser bleaux, comme l’Histoire de l’enfant avant qu’il bert mêle la violence intime à celle du monde, et (…) laissés sur le pavé langue coupée, mains ne naisse! ou encore L’éducation politique du l’endroit de convergence de ces deux violences arrachées, sans l’écrit, dans le silence du jeune homme!, des séquences tout en interjec- est la langue. Pour l’écrivain, être privé de meurtre, vous tous mes frères humains, éclopés tion. Le narrateur se perd dans toutes sortes d’er- langue, c’est être dépossédé du monde et de sa de la langue, une tour de Babel nous finirons rances, de haines, de combats, de fuites qui le propre humanité. bien par l’habiter. Ô mes camarades! Il faut in- mènent jusqu’à l’alcoolisme. Au bout du comp- C’est à 38 ans que le narrateur voit la «douleur venter des poèmes, des chants, des mots nou- te, chaque dérive est une manière d’«aligner les se sécher au soleil du midi» dans la clinique du veaux à faire pâlir les proxénètes, à faire rougir mots, pour enfin les mettre à la redresse de son Centre d’Action et de Libération des Maladies les bourreaux, à soulever les voiles des palais, à corps; pour enfin qu’il soit propre, en ordre, ce Éthyliques. Le temps pour lui de la reconquête révolutionner la terre.» Un idéal de société on corps de l’extrême…» La langue est éructée, vi- de la chair par le verbe. Le moment où la langue ne peut plus d’actualité. rulente, très sonore. Comme des lambeaux de peut «se languir» et enfin dire le flux de l’his- phrases pour essayer d’en finir avec la chair. toire. L’âge aussi de grandir et d’«en finir avec Laurence Cazaux

Le miracle au racloir LES PROSCRITS JÓHANN SIGURJÓNSSON 11 SEPTEMBRE 2001/11 SEPTEMBER 2001 peut faire penser à celle de l’évangéliste dans Traduit de l’islandais par MICHEL VINAVER les Passions de J. S. Bach». Raka Asgeirsdottir et Nabil El Azan L’Arche Mélange de voix, celles des passagers des Éditions Théâtrales/Maison Antoine Vitez 72 pages, 9,50 e 88 pages, 14,50 e avions, des contrôleurs aériens, des employés des diverses sociétés des Twin Towers, un Il y a certains événements qui marquent à ja- compte rendu des feuillets d’instruction aux Avec Les Proscrits, voici (re)traduite une des mais les esprits. Les attentats du 11 septembre terroristes, mêlées avec les voix de Bush ou de pièces majeures du répertoire islandais. Son contre les Twin Towers et le Pentagone ont Ben Laden… Avec ce temps compté, ces mi- auteur, Jóhann Sigurjónsson est né en Islande modifié notre perception du monde. Difficile nutes qui passent impitoyablement entre le en 1880. Il part à Copenhague en 1899 faire de dire exactement de quelle manière. Écrire premier crash et l’effondrement de la deuxiè- des études vétérinaires qu’il abandonne pour pour le théâtre sur le 11 septembre semblait me tour. Des petites voix d’anges coincées l’écriture poétique puis dramatique, plongé impossible. Quelle métaphore théâtrale était entre deux Dieux, celui de Bush ou celui de au cœur d’une activité artistique sans précé- capable de retranscrire la portée d’un tel évé- Ben Laden. Ce texte comporte effectivement nement? Michel Vinaver s’en tient à la réalité. dent au Danemark avec Strindberg, Ibsen, un mélange entre le profane et le sacré, on Munch, Hamsun... Les Proscrits décrit une his- Comme si, saturé de mots et d’images, il es- pense à un opéra de Philip Glass mais aussi à sayait d’en retenir quelques-uns pour en gar- un mémorial. On retient particulièrement ces toire d’amour hors norme, inspirée d’un fait e der précieusement la trace. Vinaver écrit ce petites choses, comme le seau en métal de Jan divers du XVIII siècle. Une riche fermière, texte dans les semaines qui suivent le double Demczur, un laveur de vitres. Jan Demczur Hatla, abandonne tout pour suivre un pros- attentat. Une première version en américain, était coincé dans l’ascenseur avec cinq autres crit, Kari, en fuite dans la montagne. Seuls fa- provenant de la lecture de la presse quotidien- personnes pendant l’explosion. C’est grâce à ce à la nature, les amants vont vivre la splen- ne, qu’il traduit en français par la suite. La pu- l’arête métallique de son racloir qu’il a pu per- deur puis la déchéance de leur amour. Ce face blication de L’Arche est donc bilingue. La cer puis découper une paroi, lui permettant de à face est tout aussi fort que celui de Belle du forme de ce texte se rapproche, selon l’auteur, descendre les étages et de déboucher dehors Seigneur d’Albert Cohen. Avec en plus, la tou- «de celle des cantates et des oratorios, se cinq minutes avant que la tour ne s’effondre. composant d’airs (à une, deux ou trois voix), te puissance de la nature superbement évo- «Cet homme avec son racloir, il a été comme quée, où les nuages deviennent les rêves de la de parties chorales (qui, dans la version fran- notre ange gardien», dit l’un des rescapés. Un çaise, restent dans la langue originale, c’est- tout petit miracle au racloir. terre et l’amour les parois d’un glacier. à-dire en américain, ndlr), et de récitatifs pris en charge par un “journaliste”, fonction qui L. C. L. C.

06 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Magyars moqueurs THÉÂTRE

Les éditions Théâtrales nous offrent la possibilité de découvrir en un volume cinq dramaturges hongrois dont quatre LA CUISINE D’ELVIS contemporains. Un théâtre à l’humour le plus souvent décapant. LEE HALL Traduit de l’anglais par Frédérique Revuz et Louis-Charles Sirjacq THÉÂTRE HONGROIS L’Arche e CONTEMPORAIN 88 pages, 9,50 PÁL BÉKÉS/LÁSZLÓ DARVASI KORNÉL HAMVAI/FERENC MOLNÁR KATALIN THURÓCZY Lee Hall est né en 1967 à Newcastle- Éditions Théâtrales upon-Lyne. Il a reçu plusieurs prix pour 448 pages, 30 e ses pièces radiophoniques. Scénariste du film Billy Elliot, il vit aujourd’hui à L’écrivain le plus historique du recueil est l’un des premiers à avoir connu une renommée inter- Hollywood. Billy Elliot est ce film truf- nationale. Ferenc Molnár est présenté comme fé de bons sentiments où le jeune héros, l’une des figures dominantes du théâtre hongrois de famille très modeste, va devoir se du XXe siècle. Il est surtout connu pour sa pièce battre contre son propre père pour faire Liliom. Deux nouvelles traductions, Dent pour dent et Un, deux, trois! nous permettent de mieux le découvrir. Ferenc Molnár est né en 1878 à . Jour- Elvis à la sauce naliste, il quitte la Hongrie pendant la montée du fascisme. Il va en France puis s’installe à Holly- © D. R. ménagère wood où il devient scénariste. Il meurt à New László Darvasi signe Helga la folle York en 1952. Molnár est présenté comme le maître du vaudeville à la hongroise. Ses pièces de bourreaux. Roch, bourreau lui aussi, obtient accepter son rêve : devenir danseur. sont très bien construites, avec des dialogues une promotion à Longwy. Mais dépassé par l’his- Dans La Cuisine d’Elvis, tout se passe brillants et rapides. Un, deux, trois! traite de la toire, il va perdre la vie, non sans avoir traversé dans la maison de Jill, une jeune fille de transformation d’un chauffeur de taxi en chef d’en- toute une série d’aventures incroyables, comme la 14 ans qui adore cuisiner. Son père, treprise milliardaire. La toute puissance du milieu rencontre avec Bonarparte, l’exécution de Lavoi- Dad, est paralysé suite à un accident de financier est évoquée avec un brin de cynisme par sier... Là encore, l’humour de l’écrivain est redou- voiture. Sa mère, Mam, décide de ne pas le biais de Norisson, le directeur de banque. Gérant table d’efficacité avec un curieux mélange de naï- arrêter de vivre pour autant et impose son personnel comme les rouages d’une machine, veté et de cynisme, de bon sens et de folie, de son amant, beaucoup plus jeune qu’elle, il met «de l’huile en permanence», avec une déma- sang et de sexe. à la maison. L’amant en question, gogie sans mesure… Pourtant, malgré une critique Helga la folle est le personnage inventé par László sociale et une mécanique bien huilée, cette pièce Darvasi. Helga est accusée d’un meurtre, la pièce Stuart, plutôt sexy, est superviseur de en un acte reste convenue et sans grande surprise. raconte son procès. Un procès troublé par le fait gâteaux pour Marks & Spencer. Il faut Notre préférence va donc à Dent pour Dent, qu’Helga est enceinte. Et que la plupart des no- ajouter, pour compléter le tableau, que conçue comme une opérette, avec une mise en abî- tables de la ville pourraient bien avoir une paterni- le père, avant son accident, avait troqué me assez virtuose. La première scène débute par té à se reprocher. Tous ces petits pouvoirs feront son emploi d’expert géomètre pour re- un long silence. Trois personnages, dont deux au- obstacle à l’établissement de la vérité… vêtir chaque soir le costume d’Elvis teurs dramatiques, s’interrogent sur la difficulté de Jeudis festifs de Katalin Thuróczy provoque moins Presley, son idole. En résumé, tout bien commencer… une pièce de théâtre. Un im- d’intérêt. C’est une œuvre plutôt bavarde qui se tourne autour du sexe, de la bouffe, de broglio amoureux va conduire l’un d’eux à écrire déroule tout au long d’un repas réunissant une ma- la mort, du bonheur et d’Elvis Presley. une pièce de boulevard tellement médiocre qu’elle jorité de personnages âgés, ressassant leur passé. Les dialogues sont saignants. Les per- en devient hilarante. Un plaisir divertissant Les perspectives d’avenir, symbolisées par les brouillant les frontières entre l’art et la vie. quelques personnages plus jeunes, semblent toutes sonnages sont assez cruels les uns avec Le Froussard de Pál Békés est également une piè- figées par ce passé trop lourd à porter... Mais la les autres et se disent des vacheries ce drôle, avec une métaphore sur la montée de la pièce, empreinte elle aussi de lourdeur, devient par comme mots d’amour. Et surtout, les peur tout à fait d’actualité. Une petite forêt résiste moment indigeste. situations sont provocatrices juste ce à l’envahissement de monstres, grâce à la biblio- Cette plongée dans le théâtre hongrois est tout à qu’il faut. Ainsi, Stuart, l’amant de la thèque que possède un certain Froussard. Les per- fait passionnante. Ces auteurs, dans des styles très mère, va devenir celui de la fille pour fi- sonnages semblent tous sortis d’un conte ou d’un différents, dénoncent certaines formes de violence nir par masturber le père, une marque dessin animé. Une vraie fantaisie se dégage de ou d’oppression avec le plus souvent un humour pour lui de profond respect. Tout ceci l’ensemble. Le Froussard place la littérature et très particulier. Un mélange entre violence et déri- se déroule allégrement, sans en fait lais- donc la culture au centre du combat contre ceux sion qui dégage une belle vitalité. qui veulent régner par la peur. Cette pièce mérite- ser de trace en profondeur. Une provo- rait d’être jouée le plus possible en France au- L. C. cation de superficie au bout du compte, jourd’hui, pour un public jeune ou adulte. assez lisse, qui laisse le lecteur assez dé- Le Bourreau de Longwy de Kornél Hamvai se dé- * Pièces traduites du hongrois par Françoise Bougeard, taché de ce qu’il lit. roule pendant la Révolution française et met en jeu Balázs Gera, Delphine Jayot, Sophie Képès, Anna Lakos plus de cinquante personnages, dont une confrérie et Jean-Loup Rivière L. C.

07 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net JEUNESSE Un frérot pour Léo PIGEONS : MODE D’EMPLOI TRAN QUOC TRUNG L’École des loisirs (Neuf) MARABOUT D’FICELLE père assez violent et dépressif, Amédée en- 102 pages, 7,30 e SÉBASTIEN JOANNIEZ combré d’une ribambelle de frères et sœur), Le Rouergue e on échappe aux violons grâce à la voix juste Adrien a deux phobies dans la vie : sa 90 pages, 6 du petit Léo, le narrateur. Ses phrases disent grand-mère et les pigeons. Il a quelques bien la misère humaine dans laquelle il se amis qui ont le même genre de problèmes Comédien et dramaturge, Sébastien Joanniez débat mais ne s’y appesantissent jamais, pré- dont Julie qui déteste, on la comprend, les a écrit un premier roman pour la jeunesse férant l’humour ou le rêve. C’est un enfant filles qui font les filles. Comme Adrien est après avoir rencontré Guillaume Guéraud, un un peu perdu, timide au point d’avouer que très intelligent, il sait que Freud a sûre- des auteurs phare des éditions du Rouergue. si Nora et lui se sont embrassés, «C’est un ment un truc à dire là-dessus, mais comme Son Marabout d’ficelle évoque avec beau- peu par hasard. Mais elle a pas dit non et coup de tendresse les difficultés d’existence moi j’ai dit oui alors…» Léo n’est pas un hé- l’inventeur de la psychanalyse «voyait du cul du petit Léo. Le garçon habite chez ses pa- ros, pas une victime non plus, juste un enfant partout», Adrien n’a pas envie d’en savoir rents et «pense qu’ailleurs, c’est mieux, mais qui ne met pas bien encore les mots sur ce plus sur son «moi profond». Alors il a monté bon.» Dans l’appartement de l’HLM où ils qui le tarabuste. Sa maladresse permet à une association avec ses amis phobiques, vivent, la télévision fonctionne à plein régi- l’auteur de faire de belles trouvailles dont histoire de ne pas se sentir seul. Tran Quoc me : le père, au chômage, cherche ainsi du celle qui clôt l’attente de la venue d’un petit Trung joue de l’humour pour raconter cette travail… Dans le voisinage, il y a Amédée, frère : «Mon frère est né, il s’appelle Nina. histoire initiatique qui verra Adrien et Ju- petit Sénégalais avec lequel Léo va au foot et C’est ma sœur.» lie repousser leur phobie pour s’accepter surtout «Ingrid et Nora, elles sont copines. Le livre doit beaucoup aussi aux illustrations tels qu’ils sont. Et accepter les autres. Ingrid, c’est la moche.» Léo fait part aux joyeuses et ironiques de Régis Lejonc qui ap- On sourit beaucoup à lire ce roman qui deux filles de son désir d’avoir un jumeau. porte sa fantaisie dans la mise en page. Le Ingrid, qui est intelligente mais peu sensible père est ainsi représenté avec une tête de… souffre cependant de trop de laisser-aller. se moque de lui. Pas Nora qui va, dans la ca- téléviseur, la nuit envahit toute la page et La psychanalyse et l’étymologie sont des ve où il vit, lui présenter un marabout. oblige la typographie à se vêtir de blanc. Sur- plats difficiles à avaler quand on a moins de Sébastien Joanniez parvient à éviter les tout, l’illustrateur a su jouer sur les mots forts treize ans. écueils de la veine réaliste dans laquelle il a du récit : ceux sur lesquels Léo glisse pour ne inscrit cette histoire. Si les personnages pas s’enliser dans la tristesse. T. G. obéissent un tantinet aux clichés du genre (le T. G.

Charmants mensonges LA BELLE VITESSE ARIANE DREYFUS/VALÉRIE LINDER Le Dé bleu (Le Farfadet bleu) LE CHAT BOTTÉ Charles Perrault : me chez La Fontaine, l’essentiel réside 51 pages, 7,50 e CHARLES PERRAULT 1628-1703. dans le plaisir du récit. Du reste, à quelle Casterman Membre de l’Aca- édification citoyenne pourraient prétendre La poésie c’est ouvrir une fenêtre. Pas be- 23 pages, 12,5 e démie française, les mensonges d’une bête inventant à son soin de tout connaître du paysage avant instigateur de la meunier de maître le titre de marquis de de le contempler. C’est déjà de l’oxygène querelle des Anciens et des Modernes, Carabas, les terres et le domaine qui vont de le découvrir. La poésie d’Ariane Drey- grand fonctionnaire du Roi-Soleil, accablé avec, jusqu’à duper le roi et sa fille… On fus n’est pas toujours simple pour les d’honneurs et de charges, publiant abon- en retire en tout cas bien du plaisir, d’au- damment. Autant dire rien, c’est-à-dire tant qu’ici, si certains passages ont été adultes qui veulent à tout prix mettre des pas grand-chose qui nous dise encore supprimés «pour des commodités de lectu- noms sur les paysages. Pour les enfants, quelque chose hors des murs universi- re» , ce qui reste du texte original -l’es- elle doit avoir un goût d’évidence. Au- taires. Et puis à 69 ans, voilà qu’il publie, sentiel- est respecté, et qui plus est agré- tant dire d’interrogations. Dans ses si- et encore sous le nom de son fils (alors menté de notes éclairant le sens : un lences, elle appelle à construire des his- âgé de 10 ans), un mince volume intitulé bambin déluré pourrait s’inquiéter des toires. Il y a deux sortes d’évidences dans les Contes de ma mère l’oye. On dira alors «caresses» prodiguées par le roi au mar- La Belle Vitesse : les claires comme «Un qu’il a inventé un genre, le conte de fées, quis de Carabas, et vous de rester interdit. coussin devant,/ un oreiller derrière,/ Paul qu’il a donné une forme littéraire aux Enfin et surtout, le plaisir est revivifié par grossit» et les obscures comme «Le lit est contes traditionnels et du naturel au mer- la grâce des illustrations de Jean-Marc gonflé de peluches. La vie s’appuie dans les veilleux. C’est resté. Relire ces histoires a Rochette (qui, dans la même collection, d’ailleurs aujourd’hui quelque vertu : le donne encore corps au Petit Poucet). formes.» On suit dans de courtes notes docte Perrault ne s’imaginait pas œuvrer Plumes et aquarelles alternent pour que la deux enfants, Paul et Anne, dans des mo- dans le cadre d’une «littérature de jeunes- friponnerie du chat, et son délicieux souri- ments volés au bonheur. Les illustrations se», il ne catéchisait pas. Forcément, Le re, éclatent avec force sur le fond des cos- à la peinture et au collage de Valérie Lin- Chat botté n’apprend pas à digérer le di- tumes Grand Siècle. der sont lumineuses comme des soleils vorce des parents, pas plus qu’il n’indique Pour le dire vite : un ravissant album, par- colorés. Ce n’est pas un livre à lire, mais comment devenir un bon républicain ou ticulièrement soigné. un livre à rêver. rester roide devant la mort. Bien sûr, il y a deux moralités, mais qui est dupe? Com- Gilles Magniont T. G.

08 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net JEUNESSE Ce soir-là

CRAPOU DOUDOU re; ils s’appliquent maintenant à la petite fille. HELEN COOPER Qu’on se rassure : la maman d’Anna, bien que Kaléidoscope non paginé, 12,50 e triste et en colère d’abord, comprend ce qui s’est passé. Si elle revient dans la chambre, ce n’est pas pour la gronder mais pour clore le Qu'advient-il quand un enfant perd son livre sur «un gros câlin». Cette histoire est aus- doudou? Crapou doudou (lapin blanc ici, pe- si une histoire de consolation pour le jeune lec- luche préférée ou objet transitionnel selon teur qui pourra relire l’album juste pour appré- les spécialistes de la petite enfance) de l'an- cier ce moment où l’on retrouve un être qu’on glaise Helen Cooper, en mettant les person- avait cru perdre par sa propre faute. nages (petite fille, papa, maman) en situa- On regrettera juste le choix des illustrations qui tion, apporte sinon une vraie solution viennent atténuer l’émotion du texte. En choi- (l'histoire se termine dans un magasin de sissant d’incarner Anna et ses parents en re- jouets ou des lapins en série attendent leur nards, Michel Backès met une distance qui tour), du moins une tentative d'apaisement n’était pas nécessaire. Son trait, volontairement naïf, semble vouloir désamorcer le drame qui face à cette catastrophe familiale. se joue. Une façon de dire par avance que tout Avec l'aide de son imagination, de celle de C’EST MON PAPA! va s’arranger. Heureusement son travail sur le ses parents et des illustrations très british NADINE BRUN-COSME/MICHEL BACKÈS cadre fait un écho juste au texte, notamment d'Helen Cooper (univers guimauve garanti), L’École des loisirs e lorsqu’il montre la mère rejetée au pied de l’es- Marie imagine le merveilleux voyage de son non paginé, 11 calier qui conduit à la chambre d’Anna, dans Crapou doudou pas si perdu que ça. Une jo- laquelle, à contre-jour le papa et sa fille s’ap- lie histoire pour les enfants et peut-être le Il est des écritures qui prennent peu de volume, prêtent à pénétrer. Il est vrai qu’il ne doit pas moyen pour certains parents de dédramati- qui s’effacent d’elles-mêmes à peine tracées. Il être simple d’illustrer le travail d’un écrivain ser des situations moins désespérées qu'elles s’agit de laisser le plus de place au lecteur, ne qui compose avec le silence. n'en ont l'air. pas le diriger mais seulement l’accompagner dans sa lecture. Dans ce registre, on connaît de- T. G. puis Alex et le silence (Milan, 1990), le talent M.-L. P. de Nadine Brun-Cosme, cette façon avec la- quelle elle entrouvre la porte des grands senti- ments, tout doucement, pour qu’aucun courant d’air ne les chasse. Il y a là une délicatesse qui a tout à voir avec l’efficacité : un cadeau sincè- re emballé dans un simple carton sera toujours Un pur régal plus beau qu’un cadeau de circonstance enrobé de papier doré. Et c’est cadeau que cet album C’est mon papa! qui instaure une relation L’OGRE MAIGRE ET L’ENFANT FOU moyen d’accélérer la croissance des Enfants en tendre avec son lecteur. SOPHIE CHÉRER les parquant dans des cages et en leur donnant L’histoire est minimaliste : Anna revient pleine L’École des loisirs (Neuf) des médicaments pour qu’ils grossissent plus d’enthousiasme de l’école. Mais sa maman, qui 78 pages, 8 e vite. Plus d’amour ni de promenade pour les est dans un mauvais jour, dit non à toutes ses enfants, plus de caresses et même plus de envies. Anna boude. Son papa rentré, la gamine Sous la forme d’un conte rondement me- noms. D’ailleurs, précise l’auteur, les Enfants refuse que sa mère participe aux rituels rassu- né, Sophie Chérer explique à ses lecteurs ne sont plus des Enfants mais des «produits». rants de la famille. Elle exclut sa maman de la maladie de la vache folle, et au-delà, Hélas pour les Ogres, les Enfants se mettent à toutes les relations affectives. Nadine Brun- les dégâts que cause le profit mondialisé. trembler, baver et mourir de la maladie de Cosme tourne le dos à des explications psycho- L’Ogre maigre et l’Enfant fou est drôle l’Enfant fou. Une maladie qu’attrapent les logiques trop didactiques. Elle se contente de (d’autant plus que les petits dessins de Ogres qui ont mangé de cette viande malade… dire des faits : Anna refuse que sa mère lui cou- Véronique Deiss sont cruellement co- Il faut ordonner «l’abattage systématique des pe la viande, «Non! Pas toi! Ce soir c’est mon miques) et intelligent. troupeaux dans lesquels ne fût-ce qu’un Enfant papa!». La phrase cruelle reviendra trois fois, Dans les premiers temps de la civilisa- était tombé malade. Par précaution». Et Véro- jusqu’au coucher. Il y a ça et juste ça : à travers tion, les Ogres chassaient les Enfants nique Deiss de dessiner un rouleau compres- le rituel du repas, du coucher et du bisou, Nadi- pour les manger. Il fallait courir les bois seur qui passe sur de mignons petits bambins… ne Brun-Cosme montre le paradis duquel est et les forêts, c’était fatiguant et les Ogres L’Ogre maigre du titre est un résistant : il aime chassée la maman. n’avaient pas d’Enfants à tous les repas. tant les Enfants qu’il ne veut plus en manger. Il Le tour de force consiste ensuite à faire com- Un jour, un Ogre plus malin eut l’idée de est horrifié par le mal qui leur est fait. Mail il prendre que, chassant sa mère de son affection, capturer des Enfants, de ne pas les tuer est seul… C’est avec une colère sincère et c’est elle-même qu’Anna chasse de l’amour fa- tout de suite mais de les conserver, leur beaucoup d’espièglerie que Sophie Chérer a milial. Au moment de dormir, «Anna se retrou- donner à manger, les promener, bref, écrit ce conte où le mal fait aux mots poursuit ve seule avec la petite lampe et son bisou de nous dit Sophie Chérer, les «élever». Et le parallèle entre l’élevage et l’éducation. À papa. Mais ce soir, ça ne suffit pas.» Voilà, le d’en tuer un de temps en temps, un bien méditer. retournement est opéré : les deux mots «ce bon. Mais les ogres n’aiment pas at- soir» annonçaient jusqu’alors le rejet de la mè- tendre. Aussi, l’un d’eux trouva-t-il un T. G.

09 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net REVUES Tout de traviole

La livraison printanière de La Polygraphe TRAVIOLES N°6 Superbe revue d’art, de littérature et de philosophie, Travioles, sous son présente un dossier conséquent sur 146 pages, 17 e grand format d’album, se présente, derrière un dispositif classique, comme l’œuvre de Jean-Louis Baudry, romancier (9, rue Lesage 75020 Paris) une sorte de collage collectif sur lequel interviendraient librement les col- et essayiste discret, compagnon de route laborateurs. Si l’on imagine, dans l’ombre, un chef d’orchestre -Antoine Gallien-, quelques habitués des colonnes de la revue agissent à découvert, qu’ils soient collaborateurs fi-

Bref de la revue Tel quel. L’auteur, dans Le Pressentiment (Seuil, 1962), précisait : dèles -Dominique Noguez, Valérie Rouzeau…- ou membres du comité éditorial -Valérie Grall, Christian «doit son goût à Racine, à Rimbaud. À Jambet, Pierre Dumayet, Sacha Ketoff, Louis Pons. La dernière livraison s’ouvre et se clôt par quelques Proust, surtout.» C’est un peu cet éclaira- petits gribouillages de Valérie Mréjen, légers, enjoués, pleins de laisser-aller, comme le dialogue de char- ge que révèlent les différents intervenants retier qu’échangent un œuf et une poule -qui pourrait être sa mère, non mais! Une manière, peut-être, de de cet ensemble : Jean Thibaudeau, Jean- mettre des parenthèses préventives pour déjouer le délicat «ton compassé» qu’interroge plus loin Jean Michel Rey ou Gérard Titus-Carmel -su- Rouaud dans un petit texte manifeste assumant sa «langue de vieux», puisque «l’écriture a tout son perbe texte par la rêverie réflexive et la temps». Une manière de mieux ancrer, aussi, une suite de fantaisies, une fatrasie, qui n’exclut ni le précé- juste distance qu’il trouve pour approcher dent, ni la réflexion philosophique de Christian Jambet autour du mal, du crime terroriste, qui peut se l’ombre portée par les récits de Baudry. «réclamer de la guerre juste» mais n’est que la «grimace de ce qu’il croit réaliser». Pas de chapelle, ici, Signalons aussi : des textes de l’auteur, mais une revue-étape, un relais, de guingois, qui fait s’interroger, se répondre, textes et illustrations. Des une belle approche de son essai L’Effet ci- dessins de Michel Nedjar en regard des poèmes drus de Valérie Rouzeau errant de la «solitude à toujours néma (1976) par Jean Durançon, des des- où monte le vieux désir» au «sentiment à pleines mains directement d’amour». Des photos du désert de sins en couleur de Maurice Roche, etc. À Florence Dugowson ponctuées par les oasis minimaux d’une petite anthologie de citations poétiques et cela, il faut ajouter le cahier de création spirituelles de Char, Paz, Michaux ou celle de Castaneda «Ton idée du monde est tout. Lorsqu’elle chan- habituel : Arthur Cravan nous dit com- ge, le monde change.» Ou encore, les textes et photos de Macha Makeïeff, attentive aux pouvoirs poé- ment être ou pas américain (ce qui vaut le tiques de «la moindre des choses» -jouets, poupées, petites figurines-, qui se voudrait «l’hagiographe détour). fantaisiste de ces petites saintes, les choses» et «part vers les choses désolées». Du brut, du merveilleux, La Polygraphe N°22/23 que côtoient les poèmes de Jean-Luc Sarré, un abécédaire incorrect signé Turlupin, le très actuel Avenir 270 pages, 16 e de la Corse d’Allais -«Hélvétisons la Corse, telle était ma devise!». Pour conclure bouche bée, on déta- (157, carré Curial 73000 Chambéry) chera une voix nouvelle, un grand zébré d’écriture, rude, direct, qui surprendra plus d’un lecteur. Sofia Queiros. «bande à 40 au moins filles garçons/ mon petit copain 1er/ embrassées techniquement nos Les Moments littéraires ont bien délimi- bouches/ bel exercice/ surtout éviter la bave/ bien aspirée la bave/ en embrassant tenir un maximum de té leur champ. Les auteurs ne publient que temps collées/ “bien embrasser”/ interdiction de toucher le corps/ rien à toucher/ une gamine j’te dis/ des textes à la première personne, et larguée en pleurs: petits copains 1er revient après autres petits copains après/ parce que “bien embras- chaque parution comporte un dossier sur ser”/ trop tard trop pleuré». Être de traviole, c’est la richesse. un écrivain reconnu, suivi de textes d’au- teurs inconnus. Le dossier de ce N°7, ou- Pierre Hild vert par Dominique Noguez, est consacré à Gabriel Matzneff, un diariste qui allie le sens du religieux au désir d’honnêteté Litterall Le Magazine du bibliophile dans le récit de ses amours avec de bien jeunes filles. À retenir, les trois pages Cette livraison de Litterall présente une quinzaine Sans concurrent direct, Le Magazine du biblio- d’une belle précision d’Isabelle Buisson d’auteurs allemands venus pour la plupart à l’écri- phile et de l’amateur de manuscrits et auto- qui dit l’étrange douleur nauséeuse de ses ture après la Réunification. Son propos n’est pas graphes a été lancé en octobre 2000 à la grande règles. La peur des odeurs. Cette migraine tant de dessiner les contours d’une nouvelle «géné- satisfaction des amateurs de manuscrits, de re- du ventre a aussi pour effet d’exacerber ration» d’écrivains, mais de prendre acte de liures, de revues et livres anciens. Pour cause, on d’«irrépressibles désirs». Aristie Trendel, quelques inflexions notoires intervenues ces der- leur offre enfin un mag’ en couleur et aéré tandis de son côté, nous donne l’heureuse im- nières années dans le paysage littéraire allemand. que la manne ordinaire de cette clientèle particu- pression d’entendre une voix : sur fond de On peut constater que ces auteurs abandonnent les lière se compose plutôt de grises revues très sé- ses origines grecques, elle évoque aussi thématiques privilégiées de la seconde moitié du rieuses ou de catalogues de ventes aux enchères bien son enfance que son vieil amant. XXe siècle allemand, et tout particulièrement l’in- peu ragoûtants. Entre érudition et vulgarisation, Les Moments littéraires N°7 -112 pages, terrogation critique de l’histoire et de ses spectres Le Magazine du bibliophile apporte des informa- 12 e (BP 175 92186 Antony Cedex) (à l’exception des textes de Marcel Beyer et Georg tions sur l’actualité des ventes et des expositions Treizième numéro et donc treizième lettre, Klein), au profit d’une écriture du réel contempo- et des articles tout à fait sérieux rédigés par des c’est très scrupuleusement qu’R de Réel rain, d’une interrogation intimiste du «mainte- spécialistes. Large palette d’informations donc, égrène son alphabet. Au menu donc il est nant», de l’immédiateté d’un présent sans grande enrichie de portraits (Vercors), d’articles (les en- aussi bien question de la Maladie de Mon- consistance existentielle, ni peut-être non plus vois d’auteurs, une édition en héliogravure de taigne que de la Mystification du Marti- beaucoup d’avenir (Wladimir Kaminer, Maike Willy Ronis, les imprimeries privées d’Ancien chore (devinez!), ou encore du Maître et Wetzel, Tanja Dückers). Cet oubli apparent de la Régime, les fonds précieux des collections pu- Marguerite. Richement illustrée, ludique, question du sens devant les effets de surface de bliques, etc.) et d’interviews (Jean-Marc Hovasse, la revue ne s’enferme pas pour autant dans l’existence s’accompagne d’un reflux notable de la biographe de Victor Hugo). Au retour de leurs une érudition vaine : en témoignent cer- volonté d’expérimentation formelle : les narrations quêtes papetières, les chineurs disposent désor- taines analyses pénétrantes ayant trait aux se (re)font simples, linéaires et chronologiques, et mais d’un nouvel organe d’information, à lire en Manipulations sécuritaires. la langue familière, souvent même volontiers pla- complément de la revue Histoires littéraires. R de Réel M - 64 pages- 6,40 e te. Des textes pour aller avec l’air du temps… É. D. (31, rue de Saintonge 75003 Paris) N. B. Le Magazine du bibliophile N°15 - 48 pages, 7 e Litterall N°12-13 - 130 pages, 18 e (La Compagnie polygraphe, 36-38 rue Charlot E. L. , J. G. & G. M. (6, rue Lacharrière 75011 Paris) 75003 Paris)

10 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net REVUES Poésie plurielle

EUROPE N°875 Une revue marque souvent de ses livraisons le temps dans Toilettage de printemps pour Le Nouveau 332 pages, 18,30 e lequel elle s’inscrit, auquel elle est liée jusqu’à devenir Recueil qui affiche sur sa couverture un (64, bd Auguste-Blanqui 75013 Paris) obsolète quelques mois plus tard. Mais certaines publica- dessin d’Alechinsky décliné de couleurs dif- tions ou certains numéros échappent à cette dictature du férentes en fonctions des saisons et des li- temps. C’est le cas du numéro consacré à L’Ardeur du poème de la mensuelle Europe auquel se sont vraisons. Plus élégante, la maquette ne Bref attelés Jean-Baptiste Para, son stakhanoviste rédacteur en chef adjoint et André Velter. Que ceux qui change que peu. En revanche, l’organisation ne sont pas abonnés à Europe se souviennent qu’il est toujours possible d’acquérir un numéro d’une du trimestriel s’est structurée autour de ru- revue sans pour autant signer un pacte de fidélité sur l’année. Il serait dommage de passer à côté de briques fortes : une partie bilingue (avec de cette anthologie de réflexions autour de la poésie contemporaine. Et que ceux qui écrivent sachent cinglants poèmes de Robert Creeley), une que ce N°875 s’avère un formidable outil de travail. partie thématique («L’amour du livre» pour C’est une quarantaine d’auteurs venus du monde entier qui a répondu à l’invitation faite par le duo ce N°62) et une place plus importante don- (certains post-mortem). Cette ouverture géographique symbolise également une ouverture esthé- née à l’échange, au débat, à la critique re- tique, véritable éthique de la revue. Certains ont envoyé quelques vers comme l’Indien Nissim Eze- groupés dans la partie «La revue». Bref, kiel, des interviews nous donnent à entendre d’autres voix comme celle de l’Américaine Denise Le- l’affirmation que les idées et la littérature vertov, l’amie de William Carlos Williams décédée il y a quatre ans et demi. Quelques interventions font bon ménage et que les revues comme reprennent les textes de discours prononcés lors de remises de prix (c’est le cas du Tchouvache Aï- Le Nouveau Recueil perpétuent le rôle que gui). Toujours, et c’est peut-être là que réside l’unité du numéro, on entend à la fois dans ces textes, la presse a abandonné, préférant aux arts le une pensée subjective et une sensibilité, l’une et l’autre engagées à tenter d’approcher (comme un divertissement. photographe animalier) ce que serait la poésie. Le texte de la Danoise Inger Christensen est à ce Le Nouveau Recueil N°62 e titre exemplaire. L’écrivain (née en 1935) part d’une citation du Chinois Lu Ji (261-303 après J.- 189 pages, 14 (Éditions Champ Vallon 01 420 Seyssel) C.) : «Dans un mètre de soie on trouve l’espace infini.» Tirant le fil, mot à mot de ce que ce vers lui inspire, Inger Christensen dans son approche de critique subjective, compose un texte qui pourrait Ni paillettes, ni papier glacé pour fêter le servir de réponse à la question : «qu’est-ce que la poésie?» Toutes les interventions ne sont pas 300e numéro du Mensuel littéraire et poé- égales, mais certaines en imposent : celles d’, l’un des plus merveilleux poètes ita- tique. Monique Dorsel, directrice du liens, celle, à caractère historique, de Claude Esteban où se fait voir la traversée par un homme théâtre-poème de Bruxelles et de ce mensuel d’une époque et d’une quête. Celle de l’Iranienne Grânâz Moussavi est saisissante : «Chaque jour, au papier-journal a sorti sa calculatrice : de- j’emballe mon corps et mes pensées dans un tissu noir et les emporte dans les rues.» La poétesse, puis l’origine, ce sont 9600 pages qu’elle a née en 1973, fait naître la poésie «dans l’espace triangulaire formé par le poète, la société et le consacrées à la littérature contemporaine, au monde.» Ce volume d’Europe donne la parole aux poètes et la place dans le monde. La société se- théâtre et à la psychanalyse. Pour autant cet- rait bien inspirée de le lire. te trois centième livraison n’a pas pris les T. G. couleurs de la fête. Mais la mise en page sobre (c’est un euphémisme) ne masque pas la richesse habituelle de cette publication ti- Sigila Lieu-dit rée à 14 500 exemplaires! Critiques four- nies, poèmes inédits, entretiens : la richesse Que peut-il y avoir de commun entre marranes, Créée en 1995, la lyonnaise Lieu-dit est une re- d’information suffit d’autant qu’elle s’ac- morisques (juifs, musulmans convertis de force vue thématique qui pose dans sa 16e livraison un compagne de goûts sûrs. Le Mensuel explore au catholicisme) initiés afro-brésiliens, républi- «regard novice» sur la «Machine». Avec Francis avec application cette zone de la littérature cains espagnols réfugiés en France, Mallarmé, Mizio, Alexandra Bougé ou Laurent Bourdelas que les médias occultent. Son cœur battant. Le Mensuel littéraire et poétique , Nino Júdice et une surréaliste qui illustre de mots les photographies de locomo- Cité Fontainas 8 bte 43 schizophrène? Non pas le goût du secret, mais tives à vapeur de son père Jean-Marie, la machine B-1060 Bruxelles (abt : 20 e) l’obligation de le préserver. C’est ce qu’analyse fait la muse d’un numéro décevant si l’on en juge le dernier et transdiciplinaire numéro de Sigila. par le texte hâché de François Bon qui étend (ma- Sous la direction de Dominique Viart, la Le mot secret vient du latin «secernere», trier, sé- chinalement) une triste liste d’avanies et souve- Revue des sciences humaines consacre son parer, mettre à part, le terme ségrégation, séparer nirs technologiques. On trouve toutefois une sa- nouveau numéro aux «Paradoxes du biogra- du troupeau lui est apparenté. Le porteur d’un se- crée bécane «À Tarare» où Guillaume Thouroude phique». On trouvera, entre autres études re- cret est coupé de la masse, et se regroupe dans évoque le «séchoir Haas» de sa jeunesse dans une marquables, une réflexion sur les rapports une micro-société pour en assurer la conserva- description qui tournerait à la métaphore de la re- «Dedans/dehors» de Pierre Bergounioux, tion. La contribution la plus remarquable de ce vue elle-même si nous avions l’envie de plaisan- des entretiens avec François Bon, Jean- brillantissime numéro est due à la psychanalyste ter : «Dieu savait à quoi servaient ces énormes Claude Montel et Claude Ollier, une éton- Lya Tourn qui démontre comment le secret passe engins. Nous ne les voyions pas en état de nante approche de Ruth Amossy sur La outre les injonctions de la cure psychanalytique marche, car pour les nettoyer, il fallait qu’ils fus- Mort est mon métier de Robert Merle. Si dans une dictature. En parallèle, elle explique sent éteints, donc inutiles, froids, gras, sales, Alain Buisine nous en dit beaucoup sur l’art comment les premiers secrets de l’enfance per- somnolents, dormant d’un œil. (…) Nous en pre- d’«écrire des biographies», Yves Charnet se mettent d’accéder à l’altérité et ce grâce aux pre- nions soins comme on le fait de vieilles actrices confronte quant à lui, sans innocence, au mières expériences anales (garder/donner) et fatiguées et adorées.» Accompagné d’un CD - fils tordu (de langue) d’Une phrase pour ma orales (manger/cracher). Dans la préface, l’histo- une «machine à ouir», évidemment- ennuyeux, mère de Christian Prigent. rienne Madeleine Rébérioux recommande aux Lieu-dit paraîtrait un tantinet désert si Thouroude Revue des sciences Humaine N° 263 acteurs de la vie civique de toujours exiger la ou Marie H. Desestré n’assuraient une présence 285 pages, 23 e transparence de notre société. chaleureuse et colorée. Université Charles-de-Gaulle-Lilles 3 D. A. É. D. BP 149 - 59653 Villeneuve d’Ascq cedex Sigila N°9, revue franco-portugaise sur le secret Lieu-dit N° 16 - 108 pages, 18 e 238 pages, 15, 25 e (21, rue St-Médard-75005 Paris) (106, bd de la Croix-Rousse 69001 Lyon) T. G. & E. L

11 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net ÉDITEUR Le cœur à l’ouvrage

Fondées en 1986, les éditions Tarabuste ont vite su que leur existence tiendrait à la connaissance -et la maîtrise- des différents métiers de l’édition. Résultat, une sérénité qui n’a pas peur du temps, et un travail de défricheur en poésie remarquable.

«Tarabuster», nous dit Le Robert, viendrait de une voix son équilibre. De l’émotion que procu- faisions, qui ont prédominé, à cause, aussi, tarabustis («désordre, querelle»), et signifierait re un texte à son autonomie, c’est tout un trajet d’une tradition (pensons à Ponge et Fautrier, «faire du bruit». On peine à le croire. À Saint- que cette maison pense. Histoire d’un respect Braque et Reverdy…) qui voulait que ce rap- Benoît-du-Sault (Indre), près de la rivière qu’on qui est au centre de leur éthique. Le catalogue de port existait fortement. Le Poème miette d’An- appelle le Portefeuille, on entend le vent dans Tarabuste en est, bien sûr, le miroir : voix qui in- toine Émaz est le premier sorti des presses, son les feuillages. C’est ici que la maison d’édition, ventent leur expérience, souvent dépouillée (An- premier livre aussi et sa première relation avec installée près du prieuré, dans une maison de toine Émaz, Yves Peyré, Gérard Arseguel, De la le livre d’artiste. village sur jardin, publie ses ouvrages, presque Selle…), mêlant émotion de vie et émotion de Mais on s’est sentis assez rapidement gêné par tous blancs, tous cousus pur fil. On pourrait langue (James Sacré, Ariane Dreyfus, Claude la disproportion qu’il y avait entre le travail du penser que s’installer là, en terre berrichonne, Minière, Alexis Pelletier, Pascal Boulanger, peintre et le peu de place réservé à l’écrivain, consiste à préparer sa retraite provinciale. Et Claude Biga, Maryli- sans compter les pourtant, les deux chevilles ouvrières de Tara- ne Desbiolles…), in- petits tirages que buste, Djamel Meskache et Claudine Martin, terrogeant mémoire et de tels livres repré- travaillent depuis 1986 comme des fourmis. Se- désir (Robert Picca- sentaient. On a lon nos hôtes, Saint-Benoît-du Sault serait le miglio, Paul-Armand donc commencé plus beau village de France. Il y a peut-être des Gette…) par faire des tirages raisons. L’église romane toute proche a la belle Ce catalogue ne ras- à part, plus nom- austérité de leurs livres et le point presse pré- semble pas pour au- breux, des pla- sente à l’acheteur de L’Équipe un choix de leurs tant les membres quettes en somme, publications. Et puis quand ils se disent que tout d’une même famille des textes de ce travail commence à user, Djamel, nous glisse d’écrivains. Il y aurait chaque écrivain ac- Claudine, s’en va taquiner la truite à la mouche. même parfois comme cueilli par Tarabus- Tarabuste est un véritable atelier de fabrication des contradictions es- te. Peut-être, par du livre où, de pièce en pièce, et de niveau en thétiques entre eux. nos formations res- niveau, on passe de la presse lithographique à Antoine Émaz parle, pectives, je venais l’offset (qui fabrique les tirages courants) en à juste raison, d’un Louis Calaferte (à gauche) avec Djamel Meskache aussi de la sociolo- passant par la vieille typo et la taille douce, du «espace de rencontre, gie, et Claudine banc de sérigraphie à celui de flashage, d’une de confrontations, d’amitié», surtout pas de cha- était alors relieuse (pour les religieuses, les étrange bête ornée de bobines, c’est la couseu- pelle ou de bunker. Toutefois, on pourrait re- coiffeurs et les pharmaciens!), avions-nous se, à la plieuse et encolleuse, de la machine à connaître, dans la tresse échevelée de Tarabuste, quelques armes pour imaginer le champ qu’une façonnage à la salle des films sur rhodoïd. une inclination à publier des livres qui ont un telle aventure dessinait. Djamel Meskache et Claudine Martin sont una- rapport au sens, à l’histoire, aux enfances et à la Claudine Martin : j’étais alors, avec mes com- nimes quant aux moyens : pas de discours théo- façon dont la langue réinvente leurs rapports. mandes traditionnelles, assez paresseuse, alors riques qui cherchent à valoriser l’art de la typo- Devant un fameux juliénas et un bourgogne je me suis dit que travailler avec Djamel, ce se- graphie contre celui des techniques chardonnay, un repas d’une rare élégance, Dja- rait un peu la même chose avec d’autres conte- d’impressions récentes. Il faut utiliser toutes les mel et Claudine sont là, doux, rieurs, posés et nus. C’est bien sûr le contraire qui s’est passé, techniques quand on arrive à les maîtriser. Une fermes, c’est-à-dire conscients, comme peu puisqu’on travaille presque tout le temps pour bonne typographie, disait un maître en la matiè- d’éditeurs le sont, de ce qu’ils font, et des tenir et sortir nos douze livres par an. Sans re (se rappelle Djamel), ne doit pas se remar- moyens qu’il faut nécessairement se donner compter le lent travail de relation avec les li- quer; c’est celle qui s’efface devant le texte. pour inventer ses propres outils. braires, les bibliothèques, les tours de France Ainsi, à les écouter, on ne voit pas trop quel que nous avons faits pour ça, pour être présent bruit Tarabuste ferait, sinon celui, tout de dis- Comment a débuté l’aventure de Tarabus- sur les différents marchés de l’édition, etc. crets cliquetis, de la mécanique lyrique de ses te à Saint-Benoît-du-Sault? Pourtant, fabriquer des livres, ça ne s’im- machines. L’hypothèse étymologique du poète Djamel Meskache : je cherchais un atelier de provise pas… James Sacré, l’un des premiers auteurs de la peintre, puisque c’était alors l’une de mes pré- D. M. : on a vite compris qu’il fallait qu’on ap- maison, semble davantage convenir : «Mais va occupations primordiales. La poésie et la littéra- prenne, pas seulement à imaginer des livres, savoir si Tarabuste ne vient pas plutôt de l’ara- ture nous accompagnaient pourtant, Claudine et mais le métier de fabricant de livres. Qu’il ne be «tarraba»? Tarabuste : écrire et chanter» ou moi, depuis longtemps. L’idée de faire des fallait pas que l’on soit derrière un bureau à at- de l’arabe «tariba» (s’extasier devant la mu- livres est donc venue presque d’elle-même. tendre la livraison de l’imprimeur. On a donc sique, la poésie, être agité par une émotion)». Connaissant nos moyens, on a fait des livres de fréquenté l’atelier, le premier cadre de lithogra- Être tarabusté par quelque chose, ce n’est donc fabrication artisanale et très vite, par ma pra- phie était un cadre vide de porte-fenêtre… Tout pas être tracassé par la parole des autres, ou la tique de la peinture, ce sont les relations ça permet aujourd’hui à Tarabuste d’être fiable sienne, mais être à l’écoute de ce qui donne à poète/peintre, pour chacun des livres que nous sur toute la chaîne de l’édition, jusqu’à la distri-

12 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) bution et la diffusion du livre. On tourne au- C. M. : sur son testament il nous laissait une n’est plus au Seuil, mais chez Tarabuste et aux jourd’hui avec une centaine de librairies, idem valise entière de manuscrits de poésie. On a eu éditions André Dimanche. Disons que nous pour les bibliothèques. On a même monté, à toute sa poésie parce que les autres éditeurs, nous sommes faits ensemble. Presque dix livres, Saint-Benoît-du-Sault, avec nos propres qui publiaient sa prose, n’en voulaient pas. on peut dire que c’est un bout de chemin pas né- moyens (sans aucune aide institutionnelle, Certains pensent que Tarabuste vit gracieuse- gligeable. Je me suis aperçu que je publie cer- ndlr), une résidence pour les artistes avec les- ment grâce à cette valise, comme si nous étions tains textes à cause de l’enthousiasme qu’ils me quels on travaille. On est assez fiers de les rece- assis dessus. Mais les ventes des ces livres-là donnent. C’est bien normal, me direz-vous? voir, d’avoir tissé avec certains de vrais liens de Calaferte sont bien inférieures à celle de Sauf que lorsqu’on les vend, qu’on a à les d’amitié, comme avec Daniel Dezeuze, Nils- Sables d’Antoine Émaz, par exemple. Ils sont vendre, on s’aperçoit aussi que l’on ne vend Udo, John Davies, Mouamed Kacimi, Jean Cla- tous vraiment bien disponibles. On peut s’en bien que ceux pour lesquels on a eu vraiment, reboudt, François Morellet, Philippe Cognée, rassurer ou s’en inquiéter, c’est selon! profondément, de l’enthousiasme. Les livres qui Érik Dietman, et d’autres encore. C. M. : il faut aussi imaginer, pour être clair, que la travail que nous faisons avec les li- braires, par exemple, n’est jamais donné, celui avec les bibliothèques encore moins : c’est lent et ça demande qu’il y ait création d’un accord. Aujourd’hui certaines librairies de 20 m2 ven- dent plus de livres de Tarabuste que les grosses machines commerciales. C’est les premiers qui comptent. Un exemple récent : un livre de la collection «Au revoir les enfants» (l’expression vient de Calaferte qui nous saluait toujours comme ça) qu’Aurélie de la Selle, qui est mal- entendante, a écrit et illustré. Sans la miette d’un son est arrivé jusqu’à nous, nous nous en sommes enchantés, un travail a été fait, suivi, accompagné, pour convaincre certains libraires du pari qu’il fallait qu’ils fassent avec nous : en pile devant leur pupitre, ceux-là en ont vendu plus de trente exemplaires chacun. Le prix Oc- togone (Centre international d’études en littéra- ture de jeunesse) en 2001 lui a été, en plus, at- tribué. Voilà, c’est une petite victoire, une parmi d’autres. On pourrait parler aussi des livres des poètes James Sacré ou Antoine Émaz, les grands fidèles de Tarabuste, que nous épui- sons en deux ans (plus de mille lecteurs), etc. Justement, la collection «Au revoir les en- Vue de Saint-Benoît-du-Sault par John Davies fants» que vous dirigez est née de quel dé- sir, parce que dans le domaine, il n’y a pas Quand on regarde votre catalogue, on me restaient, en gros, sur les bras étaient des vraiment de besoin. tombe peu sur des noms connus. Des au- livres sur lesquels j’avais eu, en fait, des enthou- C. M. : à vrai dire, cette collection est faite pour teurs, certes, reviennent, qu’on reconnaît siasmes très passagers. Si être un bon éditeur, les enfants que nous avons été. Elle ne touche mieux aujourd’hui, comme Ariane Drey- c’est se tromper neuf fois sur dix, nous, il faut les enfants que par son titre. En fait, je voulais fus, dont vous avez été le premier éditeur, nous tromper le moins possible pour continuer à que cette collection accueille des livres qui nous Jamel-Eddine Bencheikh, l’éminent tra- exister et vraiment affiner notre travail. Ces touchaient sans qu’ils nous conduisent pour au- ducteur des Mille et une nuits et spécialiste livres, on les porte, réellement, dans une valise tant à nous interroger sur leur statut, l’enjeu de des littératures arabes, Pascal Commère, justement, et l’une d’entre elles fait 47 kilos! Il leur écriture, etc. Comme s’ils redonnaient une Alexis Pelletier, Michel Métail, Calaferte, faut alors vraiment les aimer pour les transbahu- innocence au rapport que nous avons à l’écritu- bien sûr, mais aussi Yves Peyré, l’artiste ter comme ça depuis plus de vingt ans. C’est ce re et à la lecture. Anacoluptères de James Sacré, Paul-Armand Gette…, mais la plupart, qui fait qu’on ne les vend pas à n’importe qui. ou même le Pas folle, la vache de Pascal Com- vous les sortez de l’anonymat. Mais à ceux qui les veulent vraiment. mère n’ont pas été écrits pour les enfants, mais, D. M. : ça ne nous intéresse pas de publier des Une chose encore, que nous croyons Claudine disons qu’ils se tournent chacun vers l’enfance auteurs déjà reconnus. Je ne vois pas pourquoi et moi, essentielle : on est éditeur quand on a du poème, vers les préoccupations qu’un adulte j’irais les importuner alors qu’ils ont déjà un pris le risque d’aimer un livre et non parce a avec l’enfance qui l’habite. lieu où publier leur livre. Ce n’est pas de la va- qu’on a fait de l’amour que l’on a du livre sa Vous évoquiez Louis Calaferte. Vous avez, nité de ma part. Pas du tout, parce que nous ré- propre position d’éditeur. Après, tout le reste à votre catalogue, sa poésie. Comment pondons à ceux qui ont vraiment besoin de coule de source. Il faut juste trouver les moyens l’avez-vous rencontré? nous : on reçoit 500 manuscrits par an, 567 d’émancipation du travail. Pour nous, cette D. M. : je l’ai d’abord rencontré par le truche- exactement en 2001. Parmi ceux-là, seize, cette émancipation est passée par l’apprentissage des ment d’un livre, en Suisse, où je travaillais année, ont été élus, d’autres trouveront leur pla- savoirs du livre, de bout en bout. Il nous semble (j’avais un peu plus de vingt ans) dans un hôtel. ce dans la revue Triage que nous publions. que l’avenir est aux éditeurs qui sauront prendre En faisant la poussière en haut d’un placard, j’ai Chaque année, on aborde donc presque cinquan- en charge cette chaîne, sans manquer à leur mis la main sur Septentrion. Je suis sorti aba- te auteurs; jeune ou pas…. Alors… à quoi bon propre responsabilité. sourdi de cette lecture. J’ai perdu la chose de vue suivre les ornières. James Sacré est entré au ca- jusqu’aux années 80 où j’ai rencontré l’auteur. talogue parce que son premier livre, Cœur élégie Propos recueillis Un coup de foudre. Je pouvais rester chez lui de rouge, publié aux éditions du Seuil dans les an- par Emmanuel Laugier midi à minuit sans que nous ressentions le besoin nées 70, m’avait impressionné : je lui ai écrit de nous parler. C’était comme ça, une entente une lettre (il vivait alors aux USA) pour lui pro- Tarabuste mutuelle. On l’a côtoyé ainsi jusqu’à sa mort. poser de faire quelque chose avec lui. Depuis, il Rue du Fort 36170 Saint-Benoît-du-Sault

13 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) À LA UNE De Luca, la mémoire sur les épaules

Nourrie de poésie et de politique, l’œuvre de l’écrivain napolitain est celle d’une voix rare qui parcourt le destin d’une génération vaincue. Entre la Bible et la sueur, la militance et l’écriture, trajectoire singulière d’un conteur d’histoires inapaisé. La preuve en deux nouveaux livres.

Il promène ses sandales avec légèreté, le regard invitations qui ont valeur d’ordre», écrit-il en l’écrivain endosse la cause et la charge. Ses sombre et profond. On pourrait y lire le récit évoquant ses séjours à Mostar en tant qu’«in- livres s’apparentent à de longues lettres où le d’expériences intimes, on imagine celui de plu- volontaire de paix». cri se dispute au chuchotement, la mélancolie à sieurs vies. Âpre et endurci, son visage res- Cette ligne de vie, qui dessine un parcours au- la colère. Avec invariablement : un rasoir sur semble à du papier mâché, c’est un visage qui a tant singulier que solitaire, condense à la fois les mots, une nostalgie acérée, un air vif qui exercé les métiers de la fatigue avant de ses déchirures et ses espérances. Elle est aussi brûle les poumons, cette conscience aiguë connaître celui de l’édition. Dix-huit ans préci- celle d’un esprit riche de fraternité. Les jour- d’être né là, «en hôte embarrassé», parmi la sément à «faire» le manœuvre sur des chan- naux de la péninsule ouvrent donc bien volon- violence, la tragédie, la Guerre froide et les in- tiers, à déblayer, à creuser, à manier la pioche tiers leurs colonnes à cette parole précieuse, justices. Dans En haut à gauche, il dit : «Je ra- avant que le succès de ses livres lui assure parfois acide, pleine d’une oxygène rare, pa- conte les petites choses qui se sont fixées dans meilleure autonomie. C’était en 1995. Il en gar- reille à celle que l’écrivain recherche lors de mes sens». Des sens qui s’échauffent au de trace. «J’ai décrit bien des choses phy- ses ascensions sur les parois des Dolomites. moindre mot, au moindre geste. L’œuvre d’Erri siques. Ce sont les réalités que je connais le «Je ne suis pas un intellectuel, je ne veux pas de Luca pourrait se résumer à ceci : corps en mieux.» Erri de Luca est un écrivain à part, ré- être suivi, du reste il y a longtemps que je me éveil, corps en fuite, corps qui gardent les stig- solument à l’écart, une heureuse exception suis perdu.» Une opinion qui tranche, au regard mates de l’Histoire, corps sommés de réagir; dans le paysage littéraire. Si le cercle de ses de cette œuvre authentique de vérité, véritable invariablement ce corps qui révèle les blessures lecteurs ne cesse de s’élargir en France autour et mesure le degré de dignité que chaque hom- de ces proses intenses et lumineuses (l’Italie en me porte en lui. serait presque marrie), si ses textes sont traduits «On se cogne en tout sens Ce qui rend cette littérature si singulière, c’est en plusieurs langues, il reste fidèle à ses cette inclination à extraire la poésie des choses convictions : homme d’engagement, de peu de (…). Résister à son plan in- les plus simples. Face à la violence du monde, parole, qui sait la valeur de l’humilité propre cliné, tel est l’ordre du jeu, il y a toujours chez de Luca cet élan lyrique, aux autodidactes. Il ne fréquente pas la com- ne pas finir dans le trou.» grave et dépouillé, qui donne chair et saveur à munauté lettrée. Il avoue même quelque em- sa prose. De la pratique de l’Ancien Testament, barras à mentionner le travail de contemporains il a appris le mot juste, l’intonation vraie. Son dont il se sentirait proche. gisement d’émotions en noir et blanc écriture, aux accents bibliques, a la force natu- Il est une phrase qu’Erri de Luca se plaît à On n’y notera aucun livre de fiction, notre au- relle d’une voix : pudique, brute, enfiévrée. citer : «Je ne suis qu’un homme qui écrit des teur ne sait pas inventer : soit des chroniques, Formidable conteur d’histoires, il excelle dans histoires pour des livres». Seulement cela. Jus- textes courts où l’humeur guide une pensée le fragment, le détail, la scène brève. te accepte-t-il le statut de «petit écrivain offi- exigeante, soit des contes bibliques, soit des ré- De quoi parle-t-il? D’intimité. De ces années ciel» : un habile brocanteur qui rassemble des cits qui suivent le fil tendu d’une mémoire dou- d’utopie, de la Shoah, d’une enfance où l’on notes, phrases pêchées au gré de ses lectures, loureuse. Les trois rejoignent le même motif : grandit seul, du yiddish rayé de la carte des mêlées à la poussière des souvenirs, gestes, affronter le monde d’un pas affranchi, à ras langues, de l’italien si peu hospitalier, d’un pè- sons retirés de l’oubli, auxquels il offre une se- d’homme, le regard tourné vers l’autre. «Le re agonisant, d’amours abandonnées, mais aus- conde chance. Juste donne-t-il son point de vue plus souvent notre meilleur côté ne dépend pas si la pause d’un nuage, le cal d’une main, le re- parce qu’on le sollicite et que son itinéraire de de nous, il est confié à l’initiative d’un inconnu gard d’un immigré, la croissance d’un arbre, vie, miroir de son œuvre, intrigue. Les motifs qui vient le réveiller par hasard.» Il y a évi- qu’il aime comparer à un peuple. L’arbre ne manquent pas. Son passé d’ouvrier, donc. demment de l’ascèse chez le Napolitain. «s’implante avec effort, il s’enracine en secret. Son amour pour les textes sacrés : grand lec- Erri de Luca a cette rareté. Il écrit des livres S’il résiste, alors commencent les générations teur de la Bible, il traduit avec autorité la politiques. Il écrit dans l’écho de ce XXe siècle de feuilles.» Contemplatif, il sait la valeur de ce grammaire de l’hébreu, tout en demeurant non- d’infamie, sur les traces de ceux qui l’ont pré- qui l’entoure, et le respecte et le célèbre. «J’ai croyant. Son expérience militante : il a combat- cédé, ces naufragés de l’Histoire. Son travail plus de vie passée à regarder la terre, l’eau, tu le fascisme durant sept ans, l’arme au poing, sur la mémoire ne s’ouvre donc pas sur des bal- les nuages, les murs, les outils, que les visages. au sein de l’extrême gauche italienne. Son en- cons fleuris mais sur des drames. C’est une lit- Et je les aime.» (Trois chevaux) C’est sa façon gagement sur le terrain : là en Bosnie pendant térature du sursaut, une lutte acharnée contre la d’embrasser le monde. Son besoin de consola- la sale guerre à convoyer l’aide humanitaire, perte, la transmission d’un témoin. Si ses livres tion, peut-être. ici à Belgrade sous les bombes de l’Otan, en- sont toujours écrits à la première personne, C’est donc sur cette opposition politique/lyris- core là dans les rues d’Italie à dénoncer la c’est qu’ils sont autant de projections autobio- me que se cristallise la puissance de ses textes, mauvaise marche du monde. Parfois «il y a des graphiques, fratrie proche ou lointaine dont tel un lit de braises blanchi par la chaux. Ainsi,

14 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Acide, arc-en-ciel croise la parole d’amis remé- Un mot pourrait apparaître comme la clef de souffrants de l’Histoire, prête «à corriger le morant leur passé, leur renoncement (un ancien toute cette vie/œuvre : l’expulsion. Ou plutôt le passé», brûlée par ses rêves. «Chacun peut re- militant politique, un missionnaire revenu rejet, cette incapacité à se fondre dans une connaître la sagesse d’un destin au chemin d’Afrique, un courtisan errant) et recueillie communauté, à se fixer en un lieu, d’adhérer. toujours sinueux et qui, pour s’accomplir, ne dans le silence d’une maison isolée. Tu, mio est L’écrivain préfère le terme d’«inappartenance» suit pas de coup, mais dérive.» le portrait d’un adolescent à l’écoute de la guer- pour dire cette succession d’arrachements dont La dérive débute à Naples. Erri de Luca y est re, un bel été de vacances sur une île au large il a été sujet. «On se cogne en tout sens dans né en 1950. Naples la fière, l’insoumise, de Naples. Trois chevaux déroule le récit d’un les limites du terrain, comme une bille de flip- «vieille reine hilarante et effrayante». «À cette ex-combattant de la dictature argentine, devenu per. Résister à son plan incliné, tel est l’ordre époque, Naples n’acceptait même pas la Répu- jardinier et aussi amant pour quelques jours. Le du jeu, ne pas finir dans le trou.» La métapho- blique. C’était une ville monarchiste. Elle a tension naît entre ce silence sur la page et l’ur- re, extraite de En haut à gauche, est significati- changé avec les luttes ouvrières à la fin des an- gence à dire, à transmettre, car les narrateurs ve. Pareille à sa vie, l’œuvre d’Erri de Luca nées 60.» Après le joug allemand, le Vésuve ont souvent ce point commun : ils rencontrent parcourt le fil ténu d’une génération toujours à assiste, impuissant, à l’occupation américaine. «des gens qui sont sur le point de s’en aller». contre-courant, solidaire des éclopés et des Les années de l’après-guerre sont celles de

15 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net ce. Le bac en poche, il quitte le toit familial et rejoint un autre domicile : le communisme, à ciel ouvert. Son diplôme, ça sera de se battre dans la rue. Nous sommes en 1968, et notre jo- li mois de mai durera dix ans en Italie. «Ce n’était pas mon destin. Mon copain de voyage n’était pas Lénine, mais Kerouac.» Il abandon- ne son prénom Harry, d’origine américaine, fait les sorties d’usine, défend le prolétariat, fréquentera les postes de police. «Je me suis retrouvé à Rome avec une génération de vaga- bonds comme moi, une génération qui m’a ou- vert la bouche. C’était un communisme qui ne dormait pas». Parmi la nébuleuse d’organisa- tions d’extrême gauche qui déborde un PCI en- dormi, Erri de Luca trouve refuge dans le mou- vement Lotta Continua. Il rassemble une jeunesse contestataire, constituée d’étudiants, d’appelés, d’ouvriers, en attente du grand soir. Il faut se souvenir. L’époque est celle où les pavillons noirs flottent sur les péninsules mé- diterranéennes : au régime franquiste en Es- pagne, à la dictature salazariste au Portugal s’ajoute la prise du pouvoir récente des Colo- nels en Grèce. Plus à l’Est, l’impérialisme américain s’enlise au Viêt-nam. En Italie, lancés à la Fiat par des revendica- tions mineures puis par un vaste plan de licen- ciements, les conflits sociaux se multiplient. L’automne 69 est chaud. Manifestations, ré- pressions : l’escalade de la violence publique est enclenchée. Le 12 décembre à Milan, une bombe éclate place Fontana dans la Banque de l’agriculture faisant 16 morts et une centaine de blessés. Cet attentat marque le début de la «stratégie de la tension» orchestrée par l’État, avec l’aide de groupes néo-fascistes, et la bé- nédiction de l’Otan et de la CIA, pour déstabi- l’humiliation. Le port devient base de l’Otan, la qu’elle peut. Je grandissais avec le désir de les liser les institutions. Erri de Luca respirera contrebande règne en maître, les marins US en- connaître toutes», écrit-il dans Rez-de-chaus- pendant sept ans cet air d’efferversence révolu- tretiennent «le plus vaste bordel de la Méditer- sée. Dans la nouvelle maison familiale, son pè- tionnaire. Le quotidien est aux occupations ranée». Issue de la moyenne bourgeoisie, la fa- re a aménagé une des chambres en biblio- d’usines, aux attaques des lieux fascistes, aux mille de Luca a perdu tous ses biens sous les thèque. Toute la littérature de la Seconde pillages, expropriations, mais aussi aux sabo- bombardements. Elle habite un petit logement Guerre mondiale est là : lettres de condamnés à tages, aux séquestrations de contremaîtres, for- au bout d’une ruelle, pleine de bruits et de mort, lettres de rescapés des chambres à gaz, me d’action revendiquée par les «colonnes» linges. Le père et la mère travaillent dans le procès de Nuremberg… Se sentant coupable des Brigades rouges. À partir de 1974, la lutte commerce. d’avoir assisté sans répondre à la barbarie, le devient armée. Les embuscades se terminent en Une fois, un jour, premier texte publié par père avait acheté tout ce qui se publiait, comme coups de feu. Terrorisme rouge et terrorisme notre auteur, donne une idée de ce que fut son une «dette». Le fils se réfugie dans la pièce aux noir alimentent la confusion. L’Italie entre dans enfance : muette et sans tendresse. Il se décrit livres. «Brusquement c’était de la vie, de la vie les années de plomb (dont l’assassinat d’Aldo ainsi : une mine de ramoneur, la chair de poule récente, fraîchement massacrée, l’odeur incon- Moro sera le point d’orgue, en 78). L’État ré- au corps, des bégaiements au bout des lèvres. nue d’un gaz qui avait empoisonné l’air du pondra tout au long de ces années par un arse- Et le sentiment diffus de vivre dans une ville monde (…). Les récits des adultes me poussè- nal juridique d’exception, peu digne d’une dé- vendue, entouré d’«une famille obstinée qui af- rent à chercher leur passé et me transmirent la mocratie : l’usage des armes par la police, les frontait les privations, exigeant beaucoup d’el- responsabilité d’en être fils et suite.» Ça sera perquisitions sans mandat, la détention provi- le-même et de ses enfants». L’espace vital est son éducation antifasciste. Le désir de com- soire étendue à douze ans, la prime à la déla- étroit. Ses seules occupations : jouer au bridge prendre, de ne pas tourner la page. La consigne tion inscrite dans la loi… Près de 20.000 per- avec son père, s’exercer au chant avec sa mère. muette des pères à faire payer cher les offenses. sonnes seront poursuivies par la justice. Aller à l’église le dimanche. Rédiger des fables Erri de Luca devient «fils d’une année zéro» Soldat de feu à temps complet «d’une guerre animalières ou des dialogues avec des parents à sur les décombres d’un héritage de malédic- mineure» (il s’occupait du service d’ordre dans qui il n’a jamais parlé. Et lire. «Je grandissais tions. Un feu d’émotions attend l’étincelle pour les défilés à Rome), Erri de Luca abandonne la voyant autour de moi encore plein de ruines, s’enflammer. Elle ne tardera pas. rue lors de la dissolution de Lotta Continua en sur lesquelles fleurissait la végétation sponta- Son père le destinait à une carrière de diploma- 76. Presque soulagé : «Des jeunes mourraient née des histoires. Chaque enfance a les fables te. Il refuse ce confort, l’aisance de l’ascendan- dans ces défilés». D’autres militants durciront

16 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net le combat de la guerilla urbaine au sein des BR l’ont dédommagé de cette vie de labeur, parce offre à sa mère pour les fêtes de Noël. Plus ou des Noyaux armés prolétariens. que «les livres, plus que les années et les tard, il montre le texte à une amie qui travaille Pour rester dans la lutte publique, Erri de Luca voyages, changent les hommes». Il y a Céline chez Feltrinelli, l’éditeur milanais. En 1989, il rejoint en 1978 la Fiat à Turin. «Être là-bas, et son Bardamu, Camus, les Allemands Paul acceptera cette première publication Non ora, c’était faire partie d’un parti. Là où existait Celan et Thomas Mann, Maïakovski, Gibbon… non qui pour porter le livre à son père sur son l’opposition ouvrière.» Il y restera deux ans. La Mais le premier d’entre eux restera la Bible, lit de mort. «Non ora, non qui», traduit dans colère d’une génération insoumise trouve son découverte en Afrique. «L’hébreu a changé l’édition française par Une fois, un jour, signi- dernier écho à l’automne 80 lorsque le fleuron mon existence. Avec l’hébreu, je pouvais faire fie : «Pas ici, pas maintenant». Cette recom- industriel de l’Italie licencie 24000 salariés. n’importe quel métier. Grâce à son étude, mandation aura valeur d’avertissement. Erri de «Nous avons bloqué l’usine pendant quarante j’étais moi-même une communauté.» La fré- Luca est un pèlerin des mots, empruntant des jours. Nous n’étions pas là pour vaincre mais quentation quotidienne de l’Ancien Testament chemins de traverse, confiant à l’écriture la pour faire payer la victoire des autres le plus (une heure, chaque matin) lui apprendra aussi charge de démêler les fils de sa propre histoire cher possible. Ce sentiment d’avoir perdu me que «tout a été écrit et celui qui écrit n’a plus individuelle et collective. Le passé est une vali- faisait tirer encore plus fort sur ces ouvriers que la marge d’une variation». se de décombres. Mais qui n’a pas d’ombre, miliciens qui voulaient travailler.» Une variation de sa propre intimité? En 1986, n’a pas de passé, dit une voix amicale. 1980 : la défaite est doublement consommée. Erri de Luca a 36 ans. Il termine la rédaction La débâcle pour une jeunesse qui croyait à «un d’un récit sur son enfance napolitaine qu’il Philippe Savary monde futur» et qui fut incapable «d’écarter de (son) droit le penchant à l’arbitraire». Aci- de, arc-en-ciel, récit dont Erri de Luca com- mença l’écriture en 1976, est à cet égard un merveilleux livre sur l’engagement et le deuil des espérances. La montagne magique De ces années de plomb, certains connaîtront la prison (en 80, l’Italie comptait 4000 détenus politiques), d’autres s’ouvriront les veines ou En plantant le décor de son récit à Montedidio, quartier populaire de Naples, Erri de Luca recrée prendront le chemin de l’exil (dont un demi- les lueurs de son enfance. Naples, cette ville de sang, magnétique et fantasmagorique, rude et millier trouvera asile en France). Solidaire de pauvre, où on naît et meurt en napolitain. En de courts fragments, Erri de Luca nous conte l’his- cette génération bannie qui purge encore sa toire d’un garçon de 13 ans. Il vient de quitter l’école pour le métier d’apprenti-menuisier. Lan- peine, l’écrivain napolitain restera un homme cé dans le nouveau monde, il consigne le contenu de ses journées sur un rouleau de papier, mais inapaisé. Dans la préface d’un livre publié en Italie, La Révolution et l’État, il écrit : «Même en italien, plus reposant, «parce qu’il est muet». C’est la langue du savoir, au contraire du dialecte si je vieillis, le temps s’écoule mais il ne passe napolitain qui «garde un crachat dans la bouche.» pas, il reste.» Il gardera indélébile ce «senti- Son temps libre, il le consacre à exercer son bras au lancer du boomerang. Également à écouter. ment empoisonné de non-appartenance» à tou- Et à aimer. Il y a Rafaniello, le cordonnier si bon et si bossu, qui chausse les déshérités. Le saint te communauté, au premier rang de laquelle la homme est un rescapé du génocide juif, il a traversé l’Europe centrale et rêve de s’envoler, ailes communauté nationale, et évidemment la com- déployées, vers Jérusalem. Il y a Maria, la jolie voisine, guère plus âgée, qui connaît déjà «les munauté littéraire. Inutilisable, insoluble, inem- gestes des femmes», et dont il tombe amoureux. Et le patron de l’ébénisterie. Tout le quartier se ployable. «Ton cerf-volant s’est cassé? Garde souvient qu’il a chassé les Allemands de la rue. la ficelle.» Erri de Luca fait sien ce vers du Il y a des pages magnifiques dans ce livre. Ces sourires qui savent clore une conversation. Ce va- poète grec Yannis Ritsos. carme de rue qui étouffe les malédictions. Cette jeunesse livrée à elle-même parce que les pères Sans champ, ni choix, il loue alors son corps à l’heure. Le métier d’ouvrier itinérant est peut- sont absents. Cet amour d’enfants incrédules, confrontés à leurs premières souffrances. être la dernière «façon de respecter les jours». Entre conte yiddish et parabole biblique, Montedidio est un livre de grande tendresse, d’éveil à la Il participe à la reconstruction de Naples après vie adulte, d’apprentissage au respect de soi et des autres. Toute cette petite communauté, do- le tremblement de terre de 1980, construit des miciliée sur la Montagne de Dieu, est nimbée d’une blanche lumière. L’auteur ressuscite des maisons, élève des échafaudages, se rend une voix, des histoires, et pas n’importe lesquelles : elles mettront «de l’air dans (les) os» du jeune année en France où il démolit le vieux stade de narrateur. Car ce texte est aussi la naissance d’une conscience, puisque à Naples, si «on grandit vi- Colombes. Son séjour parisien s’interrompera te», «le mauvais grandit en même temps (…) une force amère, capable d’attaque.» pour des salaires impayés. En 1983, il installe Parallèlement à Montedidio, Erri de Luca fait paraître son premier recueil de poésie, la modestie des éoliennes en Tanzanie aux côtés d’une or- en exergue : «Je ne suis pas arrivé jusqu’au vers. Ici, ce sont phrases qui vont trop souvent à la ligne». ganisation humanitaire. Le désir d’être enfin Œuvre sur l’eau mêle chant élégiaque et passé meurtri. À la lumière d’un psaume répondent la utile, de se désintoxiquer de l’exploitation so- ciale. Il quitte l’Afrique, six mois plus tard, la mémoire du sang posé sur les berges des fleuves, de la Vistule à la Bosna, un salut fraternel malaria au corps. Retour en Italie à s’user adressé aux frères vaincus en «résidence perpétuelle», aux voyageurs clandestins, à ceux d’ici-bas l’échine à faire le manœuvre, le terrassier, le peuples de Naples «connaisseurs patentés du vide». Ce petit opus rassemble la parole silencieuse maçon, «celui qui lave son visage une deuxiè- d’«une sentinelle de la nuit/ sur la crête d’un sommet/ dans une guerre sans sommeil» contre le vacarme me fois à midi». de l’âme. De cet exil contraint, de Luca écrira de belles pages sur le travail de force où la dignité de P.S. l’homme se gagne au fond des tranchées, sur la fraternité muette et cosmopolite qui unit les op- Montedidio Gallimard 207 pages, 15,50 e primés des chantiers. Aussi sur les raisons qui Œuvre sur l’eau Seghers 126 pages, 13,60 e le poussent à continuer, ces quelques livres qui Traduits de l’italien par Danièle Valin

17 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net À LA UNE Les sens aux aguets

De Naples, mère de toutes ses inspirations, à son engagement dans le mouvement social, de Berlusconi au succès de son nouveau livre Montedidio, Erri de Luca foule le passé et le présent les pieds sur terre. Avec le sens inné de la fraternité et de la vigilance.

Erri de Luca vit dans la campagne romaine par- Tabucchi et quelques autres selon lesquels il y cueilli près de 25% des suffrages. mi les peupliers, les amandiers, le romarin et a un régime fasciste en Italie. Si c’est le cas, on Nous, en Italie, sommes devenus des nouveaux les bruits de basse-cour qui s’échappent de la ne peut pas demander aux juges ou aux parle- riches. Le pays a changé en moins d’une géné- propriété voisine. Et lorsqu’il vient à Paris, il a mentaires de nous libérer du fascisme. Si c’est ration. L’Italie a élevé son niveau de vie, elle a les larmes aux yeux, «à cause de la pollution». le cas, il faut recourir aux armes. C’est de cette cessé d’émigrer, a commencé à embaucher des Peut-être aussi à cause du surmenage. L’écri- façon qu’on combat le fascisme. immigrés, les Italiens ont acheté leur maison. vain a été beaucoup sollicité lors du Salon du Tabucchi parle d’une façon irresponsable. En Toute une couche sociale de la population a vu livre, en mars dernier, où nous l’avons rencon- Italie, il ne s’agit pas de fascisme, il s’agit dans Berlusconi le représentant de son succès tré. Au succès de son dernier récit Montedidio, d’une forme de totalitarisme démocratique par- personnel. Mais il n’y a pas d’enthousiasme po- il lui a fallu également réagir à l’actualité : la ce que nous avons fait l’erreur de changer nos pulaire envers lui, juste une ouverture de crédit. polémique autour de l’indésirable Berlusconi lois électorales. Aujourd’hui, Berlusconi béné- Êtes-vous préoccupé par le déroulement puis le retrait de la délégation italienne, le ficie d’une majorité écrasante au Parlement et des événements? spectre d’un éventuel retour du terrorisme rou- devant laquelle il n’existe aucune forme de Les représentants de la gauche italienne n’ont ge avec l’assassinat à Bologne de l’économiste contrepoids. pas accepté les conséquences de leur échec. Ils Marco Biagi par des pseudo-brigadistes, la ten- Quel est le plus grand danger de l’installa- proposent les mêmes personnes, les mêmes sion sociale dans la péninsule… En homme de tion au pouvoir de Berlusconi? La privati- programmes. Enfoncés dans une impasse, ils gauche très engagé, la parole d’Erri de Luca est sation de l’État? ont démissionné de l’opposition. Aujourd’hui, souvent précieuse. Quand on promet de gérer la chose publique il existe une opposition consistante publique, comme une entreprise privée, c’est clair que mais non-représentative, qui descend dans la Erri de Luca, que vous inspire l’importan- l’on transforme les citoyens en clients. On esti- rue. C’est la société de l’antimondialisation que te médiatisation politique autour du Salon me les citoyens selon leur pouvoir d’achat. l’on a vu à Gênes. Ce sont les 2 ou 3 millions du livre de Paris? C’est donc bien une prise de possession des de manifestants convoqués par un syndicat Après sa déclaration d’hostilités, je crois que institutions publiques. C’est ça le danger qui pour dénoncer l’atteinte à la législation sur les lors des prochaines éditions votre ministre de la risque de se propager dans le reste de l’Europe. licenciements. Donc d’un côté il y a cette am- Culture, Madame Tasca, devra trouver une Aujourd’hui, l’Italie est un laboratoire de cette pleur de l’opposition sociale, de l’autre cette nouvelle façon de refaire le coup. Ce fut une prévalence de l’économie sur le politique. ampleur de la majorité gouvernementale. Entre expérience formidable pour la vente des livres Vous écrivez dans Alzaia que la politique les deux, il n’y a rien. Je crains un choc frontal. et la réputation des écrivains italiens. Tout à est devenue une branche mineure de l’éco- C’est un format de guerre civile, il n’y a aucun coup, nous sommes devenus des témoins de la nomie. représentant pour gérer ou calmer les rapports liberté. Cette surveillance, cette préoccupation, Chez nous, on le voit à travers ses représen- entre les deux blocs. Et je ne vois pas Berlusco- véritable et authentique de l’opinion publique tants, et pas seulement chez Berlusconi -le plus ni, ce Napoléon de l’entreprise, négocier. Ce française sur la situation en Italie, doit nous en- riche d’Italie et donc chef du Conseil. La poli- n’est pas un politique. Ce n’est pas son métier. courager.1 Quand la petite et insignifiante délé- tique a été annulée, rendue si insignifiante, que Quelle est la place de l’écrivain dans ce gation politique du gouvernement italien a dé- le pouvoir est entre les mains des profession- contexte? cidé de se retirer du salon, toutes nos chaînes nels de l’économie ou de la magistrature. Le Aucune. En France, l’écrivain dispose d’un de télévision -à la fois publiques et privées- ont président de la République, Carlo Azeglio rang qui induit responsabilité et écoute. En Ita- plié bagages. Cela signifie qu’un événement Ciampi, est un ex-gouverneur de la banque lie, c’est seulement un métier. C’est quelqu’un mineur comme celui-là était, pour l’Italie, un centrale d’Italie, Romano Prodi est un profes- qui tente de gagner sa vie. Il écrit des histoires, événement important. Il y a eu censure. La ma- seur d’économie. On a eu un magistrat qui est profite de quelques miettes de succès et puis se nifestation a été ignorée. La surveillance fran- devenu le président de la chambre des députés, range. Il ne se mêle pas à la vie publique. Un çaise sur nous, si elle continue, nous permettra un autre qui a formé un parti. Cette démission homme comme Dario Fo, prix Nobel de littéra- au moins de nous tenir au courant de ce qui se des politiques date de la grande vague judiciai- ture en 1995, voulait exprimer sa position après passe chez nous. re dite «Mains propres». Cette opération a les attentats du 11 septembre. Il a dû tout sim- Des écrivains italiens se sont désolidarisés complètement détruit la dignité de la politique, plement acheter à ses frais une page dans le de la délégation officielle (Tabucchi, Ca- et de ses représentants, sans pour autant obtenir journal. milleri, Consolo, Fois…) Qu’en pensez- de résultat puisque la corruption est toujours là. Le rôle d’un écrivain, c’est bien la dernière vous? Comment peut-on expliquer l’élection de chose qui compte dans notre pays. Lancer des Les frais sont payés par le contribuable italien, Berlusconi? appels, écrire des articles? Les journaux n’en pas par le gouvernement italien. Moi, pour évi- La chose la plus surprenante n’est pas l’élec- veulent pas. Par conformisme face au nouveau ter toute cooptation -je suis délégué de person- tion de Berlusconi l’an dernier, mais celle en pouvoir et parce qu’il n’y a pas une représenta- ne- j’ai payé mon billet d’avion. Tout simple- 1994, quand il a décidé du jour au lendemain tion de l’opposition au Parlement. ment pour me tenir éloigné de toute assemblée. de se lancer dans la politique et de former For- Pour ma part, ma responsabilité c’est d’être Je suis absolument contre les propos tenus par za Italia. En peu de semaines, son parti a re- physiquement présent dans les rues où se dé-

18 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net roule l’opposition sociale parce que mon seul droit de parole est la co-division, c’est-à-dire de partager ce que font les gens qui se battent. Certains écrivains italiens présents à Paris ont pourtant dénoncé avec vi- gueur le danger Berlusconi, notam- ment en matière culturelle. En France, vous nous avez donné beau- coup d’importance. Vous nous avez in- venté un rôle en nous forçant à nous pro- noncer. Certains écrivains qui publient dans la chaîne éditoriale de Berlusconi ne disaient et ne faisaient jamais rien et voilà que vous leur arrachez les mots de la bouche. Maintenant, le minimum serait qu’ils changent d’éditeur mais ils ne le fe- ront pas. Par exemple, Vincenzo Consolo se pose maintenant des questions. Il ne s’est jamais mêlé de quoi que se soit et tout à coup il devient un militant. Un mi- litant de quoi? Laissons-le écrire ses livres. Laissons-le tranquille. Quelle différence faites-vous entre cette jeune génération qui manifeste à Gênes et la vôtre pendant les an- nées de plomb? Nous étions des militants pour gagner notre possibilité de survie politique. Nous étions forcés de nous organiser en forme violente et combattante. Nous étions très durs, très compacts, constitués comme un réseau de résistance car nous étions sujets à une rafle continue d’arrestations. Notre engagement excluait le reste du monde. C’était le prolétariat, les opprimés, même le côté catholique et social était pour nous une chose étrange… Le mouvement actuel a décidé d’être in- offensif. Il se comporte comme un mou- vement le plus large et le plus fraternel possible, qui réclame l’activité de béné- voles italiens, chrétiens et non chrétiens. Tous les gens de bonnes volontés sont ad- mis. Il y a un esprit de concorde à l’intérieur de toriques ont trouvé peu de place dans notre litté- purgent des peines depuis trente ans. La chose ce mouvement. Il y a aussi beaucoup de mu- rature. Nous avons une prose réticente. la plus raisonnable est une amnistie pour ces sique et moins de cris. C’est une autre manière En France, vient de sortir un livre résidus pénaux. de mener l’opposition. d’Adriano Sofri 2, ancien dirigeant de Lot- Sofri, après la dissolution de Lotta Continua en Aujourd’hui, je m’ajoute, je me mets à la queue ta Continua, emprisonné depuis 1997. Il 1976, a rejoint les gens du gouvernement, il de ces manifestations -peut-être parce que la est accusé d’avoir commandité l’assassinat était au Parti socialiste. Je ne suis pas d’accord queue c’est la partie la plus faible en cas d’af- du commissaire Calabresi en 1972 suite au avec son parcours depuis longtemps, mais ce frontements avec la police. Je me fais conduire témoignage très douteux d’un repenti. n’est pas la question. Ça ne m’intéresse pas de par cette nouvelle jeunesse qui s’intéresse au Cette affaire suscite une vaste mobilisa- savoir si Sofri est innocent ou pas. Je mets Sofri monde. Je l’apprécie beaucoup. Mais je suis tion d’intellectuels qui dénoncent une er- dans le panier de ces souffrants qui purgent la militant de rien, je suis insoluble. Je suis seule- reur judiciaire. peine d’une génération insurgée dont j’ai fait ment quelqu’un qui s’engage, qui ne reste pas à Ça ne m’intéresse pas les erreurs judiciaires ou partie. la maison. le produit pénal des luttes politiques qui L’Italie ne parvient pas à tourner la page Qu’avez-vous appris de votre engagement concernent les années 60, 70 et 80. Sofri a eu de cette période. L’amnistie est-elle encore politique? des responsabilités de premier plan dans les possible? C’est la seule chose qui te donne le droit de pa- organisations révolutionnaires, donc il fait par- En Italie, il y a eu un changement de loi. Pour role et qui te permet d’être au rez-de-chaussée tie, lui comme les autres, d’un groupe de per- voter l’amnistie, il faut la majorité des 2/3 des des choses, là où se lève la poussière. sonnes encore emprisonnées pour d’anciens parlementaires. Les Italiens ont peur des gens Pourquoi les années de plomb ont été si délits politiques du siècle dernier. Lui et les qui sont en prison et ces prisonniers n’ont aucu- peu racontées par les écrivains en Italie? autres se trouvent dans ce piège de la rancune ne valeur électorale. Ce sont des résidus : une La guerre partisane antifasciste, les lois raciales, qui en Italie n’a jamais cessé de s’alimenter. centaine est encore détenue, et une autre centai- la Seconde Guerre mondiale; tant de sujets his- Sofri est incarcéré depuis cinq ans, d’autres ne continue de vivre l’exil en France. L’Italie

19 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net d’aujourd’hui a fondé son droit, sa légitimité vers le peuple napolitain. une langue de grande confusion qui doit se faire sur la victoire contre la lutte politique. L’am- C’est normal. La tendresse des souvenirs. Un entendre dans le vacarme. Elle est parfaite pour nistie effacerait cette légitimité. écrivain a une faculté visionnaire, celle de tou- se disputer ou pour faire des achats au marché. Parlons de votre nouveau livre, Montedi- jours remettre en scène son origine, de la fixer Diriez-vous que Montedidio est un roman? dio. Il tire son nom d’un quartier de par les mots. Même quand je vais à Naples -je Roman, récit… je n’y connais rien en éti- Naples où vous êtes né. Mais vous vivez ne peux pas dire je reviens à Naples parce que le quettes. Je suis quelqu’un qui écrit seulement près de Rome. De nombreux écrivains na- verbe «revenir» m’a été arraché- j’essaie d’avoir des histoires, bien sûr celles qui m’appartien- politains ont quitté leur ville. Pourquoi? toute la force visionnaire pour voir la ville com- nent. Je ne suis pas un professionnel capable Je n’étais pas obligé de m’en aller. Je n’étais me elle était, de la retrouver intacte. Je peux re- d’inventer. Si vous êtes architecte et que l’on pas un émigrant. D’autres écrivains, nés à produire fidèlement un quartier de Naples ou Is- vous commande une maison, vous la faites. Naples, se sont déplacés pour tenter la vie ou la chia, l’été de mon enfance. Mon inspiration Moi, je ne sais pas faire. Je bâtis seulement la fortune ailleurs. Dans l’après-guerre, la fuite, vient de Naples. L’expérience visionnaire, c’est mienne. l’émigration culturelle était une forme de trahi- une faculté d’imagination fiévreuse. Montedidio ressemble à Tu, mio. Il y a ce son, de désertion. Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans cette vieux cordonnier juif qui attend que sa Moi, je me sens napolitain parce que je viens ville? bosse libère des ailes pour s’envoler vers de là. Mon éducation physique et sentimentale Son dialecte. Le fait de pouvoir entendre les Jérusalem. Dans Tu mio, le jeune narra- s’est déroulée là. Je ne parle pas de l’amour, je mots du napolitain parce que le dictionnaire teur est possédé par le fantôme du père de parle d’éducation sentimentale à la honte, à la linguistique officiel national envahit le grand Hailé. compassion, à la colère. Ce sont mes leçons dictionnaire napolitain. Continuellement, Dans Montedidio comme dans Tu, mio, la per- d’apprentissage antifascistes. Donc Naples quand j’écoute les Napolitains parler, j’ai le sonne qui écrit l’histoire est celle sûrement qui c’est mon origine, mais je n’ai pas de sentiment sentiment de corriger les mots, les tournures de la comprend le moins. Ces livres sont des d’appartenance, je me suis déraciné, je n’appar- phrases. Mon ouïe est gâchée par la perte du fables. Il y a toujours dans mes livres un côté tiens plus à rien, j’ai seulement une provenan- mot juste. Je redoute l’appauvrissement du na- surnaturel parce que je suis de Naples. J’ai ap- ce, Naples, une dénomination d’origine contrô- politain mué par la bâtardisation de l’italien. pris que l’irréel était parfaitement compatible lée. Je suis assez fier de m’être arraché de là. Quelle est sa particularité? avec le réel. Ce n’est pas son ombre, mais son Vous éprouvez une grande tendresse en- C’est toujours très bref, court, efficace. C’est squelette. Naples est une ville qui avait besoin de recourir à toutes les ressources possibles du naturel et du surnaturel pour survivre. Elle avait une intimité avec les esprits, les fantômes, les saints, les rêves, les prophètes ou les numéros qui pouvaient servir à conjurer la malchance. «Il écrit comme il parle» Don Rafaniello dit avoir appris son métier en rêve d'un cordonnier qui est dans les Saintes écritures. Qu'est-ce que vous avez «S’il vous plaît, lisez ce livre. Si vous ne l’aimez pas, vous ne le payez pas.» Danièle Valin se appris, vous, en rêve de l'Ancien Testa- souvient encore de tant de sollicitude. C’était il y a plus de dix ans. Une amie d’Erri de ment? Luca, proche du mouvement Lotta Continua, venait de monter une librairie à Paris, Rien, j’ai le sommeil lourd, rarement égratigné boulevard Saint-Marcel. Le livre en question est celui de notre auteur, son premier, Non par le choc d’un rêve. Quand ça arrive, c’est mon père. L’Ancien Testament est entre mes ora, non qui, publié en 1989 en Italie. «Dès la lecture, je fus bouleversée par cette langue synco- mains au petit matin, il appartient aux réveils, pée. J’ai trouvé le texte tellement magnifique que je voulais le traduire». Le plus surprenant, pas au sommeil. c’est que Danièle Valin n’a jusqu’alors rien traduit, ou presque. Elle téléphone à Ber- Vous étudiez la Bible, vous appréciez sa nard Simeone, directeur de la collection «Terra d’altri» pour dire son envie (Verdier littéralité. En même temps, vous ne vivez avait acheté les droits). «Quelqu’un était déjà sur le coup. Mais quelques mois passés, Simeone pas la foi qui s'en dégage… m’appela car la première traduction ne lui plaisait pas. Je fis donc un essai…» Aujourd’hui, on Pour moi, expliquer la foi est un mystère. Par peut parler de fidélité. D’origine niçoise, Danièle Valin a traduit tout Erri de Luca et contre, rien n’est plus normal que le manque de son travail a été couronné ce printemps par le prix Laure-Bataillon qui récompense la foi pour un être terrestre, matériel comme moi. meilleure œuvre de fiction traduite en français dans l’année (Montedidio en l’occurrence). Je n’ai pas la foi, je n’ai rien à expliquer. «Fidélité? On m’a toujours demandé de le faire, Erri de Luca aussi, ça allait de soi», dit celle Le seul sentiment religieux qui vous soit permis est la nostalgie, écrivez-vous. Que qui dirige la bibliothèque des études italiennes à l’Université de Censier. «Ses livres don- recouvre le terme de nostalgie? nent le vertige. Ce n’est jamais simple.» Et d’expliquer la singularité de cette langue «à la Je l’ai écrit dans un récit, c’est la pensée d’un syntaxe heurtée, au rythme martelé qui fait entendre le napolitain». En fait, «j’essaie de rendre enfant convaincu d’avoir été expédié dans le cette musique. Erri écrit comme il parle.» monde par quelqu’un qui a ensuite oublié de Curieusement, Danièle Valin dit rencontrer peu d’écueils pour rendre une copie aussi l’avoir expédié. proche de l’original («Il me suggère aussi beaucoup») hormis avec Trois chevaux où «il a été Ce n’est pas mon cas. Moi, je suis un être vi- très loin dans l’invention». Ce qu’elle redoute le plus : les passages de l’Ancien Testament. vant, un condensé de nombreuses vies d’autrui, «J’ai toujours un peu peur. La translitération italienne de l’hébreu n’est pas la même en français, un usurpateur de ces vies, un rescapé injustifié. elle est plus fantaisiste, moins rigoureuse. Je suis obligée de respecter sa version, tout en étant aidée Je n’éprouve aucune nostalgie, je n’en ai pas par un professeur d’hébreu.» l’énergie. «Se dépouiller de soi, telle a été ma concep- Respect. C’est un joli mot. Pour l’œuvre : «Erri de Luca est très fort dans le texte court. La tion de la liberté», dit le missionnaire dans nouvelle Le Cri dans En haut à gauche est pour moi la perfection». Pour l’homme : «Rigueur Acide, arc-en-ciel. Quels enseignements ti- de vie», «simplicité», «loyauté», énumère la traductrice, amusée de ce que l’écrivain napo- rez-vous de cette citation? litain intrigue tant les journalistes par son «pseudo-mysticisme». L’aventure se poursuit. J’ai connu cet homme, je l’ai vu mourir léger. Prochain travail : Noyau d’olive, un recueil de commentaires sur la Bible paru cette an- Il s’était dépouillé et avait acquis la lumière. Je née en Italie. sais que je mourrai plus durement.

20 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net À LA UNE

pas à moi de décider et juger de la cohé- rence. De toute façon, je ne me défendrais pas d’une critique d’incohérence. Diriez-vous que vous êtes un écrivain de passage? De passage sur l’heureuse tribune des jour- naux, de la faveur, oui. Mais je continuerai à écrire, même pour mon propre compte parce que c’est mon meilleur côté. Je ne suis pas ma- rié, je ne suis le père de personne. Pour contre- carrer un tel degré de stérilité, j’ai une poignée de pages de passage sous les yeux de celui qui les feuillette. Pour finir, le Prix grand public du Salon vous a été décerné. Ça vous inspire quel sentiment? Le lecteur français est plus attentif, plus exercé à lire que le lecteur italien. Je crois également que ce succès récent dépend de la maison d’édition. Gallimard sait faire lire les livres. Au moment de Trois chevaux, Rivages (son ancien éditeur, ndlr) a temporisé, a sous-estimé la cho- se, souhaitant acheter les droits plus tard. Mes contrats ne prévoient jamais une option, parce que c’est du temps perdu.

Propos recueillis par Philippe Savary Photos : Olivier Roller

1 Cet entretien s’est donc déroulé avant la tenue du moi, l’oralité est une oreille tendue aux voix scrutin présidentiel en France, et ce qu’on en sait au- La mémoire est centrale dans votre jourd’hui. L’écrivain, qui y travailla en 1982, a tou- œuvre. Ne permet-elle pas de corriger ou de l’intérieur, pas à celles de l’extérieur. jours loué notre pays pour sa générosité dans l’ac- de réinventer le passé? Parallèlement à vos récits, vous publiez cueil, sa tolérance et son respect de la parole donnée La mémoire ne permet pas de changer les des livres de chroniques (Rez-de-chaussée, concernant la non-extradition des militants politiques choses. On ne peut pas faire advenir que la vil- Alzaia). Vous n’avez pas l’impression par- exilés sur notre sol durant les années de plomb. Les le de Troie ne chute pas ou qu’Abel se sauve. fois d’être un moraliste? jours qui suivirent le 21 avril, il nous confia, éton- La mémoire n’est pas un album que l’on Il y a davantage un côté sentimental. Je ne namment rassuré : «La France n’est pas tombé dans feuillette, mais un glacier qui en se retirant lais- cache pas mon sentiment face à l’actualité. Je l’extrémisme. Les résultats du premier tour sont da- se des détails, des résidus. J’écris pour assem- réagis avec l’humeur d’une personne frappée vantage imputables à une distraction électorale. Le ou blessée par les circonstances. J’ai toujours printemps est toujours une saison propice à la som- bler ces morceaux. nolence.» Je prends les histoires de l’arrière et les mets un point de vue qui est celui des moins libres, dans un présent provisoire. Dès que j’écris une de ceux qui ont moins de moyens. Je suis d’un 2De l’optimisme (Manuscrit.com, 62 pages, 8,5 e) histoire, je commence à avoir des abeilles qui côté de la vérité car je ne suis pas un observa- me tournent dans la tête, telle une ruche. Je sais teur objectif. Je n’ai pas de morale à trans- où je vais parce que c’est un détail du passé. mettre. Dans les prises de position, c’est mieux J’écris toujours une histoire avec quelqu’un qui d’être le plus extrême possible, de manière à est là, dedans, et qui parle. Toute la construc- permettre aux autres de se former une idée dans tion dépend du ton de voix de celui qui raconte. un esprit de contradiction. Je veux juste éclairer Quand vous chantez avec un autre, il faut trou- les frontières de l’argument. ver la meilleure combinaison pour être agréable Mais c’est souvent la sagesse qui fonde vos BIBLIOGRAPHIE à l’ouïe. Par exemple, j’ai dû écrire une secon- points de vue… de version de Montedidio. Dans la première, ce Non, non. Je ne suis pas un sage. Avoir une • Une fois, un jour, Verdier, 1992, Rivages, 1994 n’était pas la voix du garçon, il expliquait trop, coïncidence d’opinion avec le lecteur ne m’in- • Un nuage comme tapis, Rivages, 1994 n’avait pas ce napolitain de base qui donnait la téresse pas. Je cherche à ne persuader person- • Acide, arc-en-ciel, Rivages, 1994 forme à l’italien. Dans Montedidio, la construc- ne, je cherche la ligne du moindre consensus. tion de la phrase est napolitaine, mais traduite Je n’ai presque jamais été d’accord avec Paso- • Rez-de-chaussée, Rivages, 1996 en italien. lini, mais lire Pasolini me faisait surgir une • En haut à gauche, Rivages, 1996 Votre écriture a la force naturelle d’une idée que je n’aurais jamais eue avant sur la vie. • Tu, mio, Rivages, 1998 voix. Quelle importance accordez-vous à On revient à l’idée d’une stimulation la plus lu- • Alzaia, Rivages, 1998 l'oralité dans votre travail? cide. • Première heure, Rivages, 2000 Je n’appelle pas «travail» ce que je fais avec La singularité de votre œuvre est de mêler l’écriture. lyrisme et militantisme. N'est-ce pas • Trois chevaux, Gallimard, 2001 C’est mes meilleurs moments, c’est ma com- contradictoire? • Montedidio, Gallimard, 2002 pagnie. C’est le lieu où je reçois des voix. Pour Je ne me suis pas posé le problème. Ce n’est • Œuvre sur l’eau, Seghers, 2002

21 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net REPÈRES L’hôte généreux Sang d’encre Livre d’artiste ou livre singulier, Têtes-de-lune est le cinquième d’une maison d’édition «de littérature nerveuse, photographie de recherche». PETIT MUSÉE PORTATIF dessins donnent une épaisseur floue aux ob- En cela, l’association entre Dominique Pon- ABDELLATIF LAÂBI jets, comme s’ils venaient apparaître à peine cet, écrivain, poète, directeur de la revue La Al Manar à la surface de la mémoire. Abdellatif Laâbi 67 pages, 21,50 e a proposé également des peintures et des Main de singe et Alain Moïse Arbib, le pho- œuvres d’amis artistes, reproduits ici par le tographe, est exemplaire. Car Les Fables fur- À «celui qui décidément ne prend pas raci- biais des photos de Laydi Maroufi. Ce que tives, séries de poèmes verticaux de Domi- ne», au poète en exil permanent qu’est Ab- l’on voit alors est invisible : il s’agit d’his- nique Poncet sont très nerveuses, rageuses, dellatif Laâbi, Françoise Ascal a demandé de toires d’amitié, de respect qui viennent tisser violentes même. La scatologie (très présente livrer les objets qui composent son espace souvent l’Histoire douloureuse du siècle. dans l’œuvre de l’écrivain) et la sexualité se intérieur. La demande est belle, émouvante; Deux photos bouleversent particulièrement : mêlent à une nature rimbaldienne où «Les elle répond au don permanent qu’est l’œuvre celle de la mère d’abord, au regard retenu de fleurs (…) éblouissent». Au cœur du livre, in- du Marocain. colère, celle du père, ensuite, concentré sur sérés entre deux suites de poèmes où Elle donnera naissance, surtout, à un livre sa dignité. Elles bouleversent d’autant plus bouillonne le sang, les contretypes d’Alain magnifique rehaussé des dessins d’Abdallah que chaque objet, chaque tableau et chaque Sadouk. photo sont commentés, en vers, par le poète. Moïse Arbib inversent l’énergie. Ce sont des Laâbi y a répondu en choisissant des objets Et ce qu’il dit de la mère, associé à son re- portraits, d’hommes et de femmes, tirés en souvent modestes, détenteurs d’une mémoire gard perdu, fait lever, bien plus qu’une his- un temps de pose de plusieurs minutes. Du familiale, d’une douleur parfois, d’une humi- toire personnelle, l’histoire de tout un coup, les têtes font voir, dans un flou expres- lité toujours. Le choix fait, Abdallah Sadouk peuple. Sans quitter pour autant l’intimité de sionniste, le visage de leur propre mort. L’ef- est venu chez le poète dessiner entre autres, la confidence. fet est saisissant et invite à se pencher sur les une chaise de circoncis «Acquise/ plutôt cé- Par son humour, posé délicatement sur des autres ouvrages de la maison qui publie no- dée à dix dirhams/ avant l’arrivée/ du mar- blessures ou de la colère, Laâbi a l’extrême tamment Antonio Gamoneda, Christophe ché de l’art», une table syrienne, un encrier, élégance de ne pas faire de nous des voyeurs. Tarkos et Jean-Luc Parant. À feuilleter sur le une table carrée aux tiroirs secrets : «Dans Il s’agit ici de partage et le livre, d’une quali- site de la maison : www.legrandos.com. les années noires/ elle a celé/ des documents té rare, dit bien à quelle hauteur de sentiment compromettants» mais aujourd’hui elle ne se fait celui-ci. L’Autre fait notre richesse. T. G. sert qu’à ranger les objets usuels et «Elle Têtes-de-lune Dominique Poncet doit vivre cela/ comme une déchéance». Les T. G. Alain Moïse Arbib - n.p., 50 e Le Grand Os (BP 121 - 31014 Toulouse cedex 6)

(Re)naissance de Prétexte Jean-Patrice Courtois vient d’être parrain. Le India song poète, en effet, est le premier publié par un nouvel éditeur (D’arbre et d’œil, 136 pages, 11 e PHÈDRE EN INDE L’essayiste, poète, Toucher la basse continue du silence de ). Il se trouve également au sommaire de JEAN-CHRISTOPHE BAILLY homme de théâtre Phèdre, alors transformé, pour cette occa- l’autre livre (Singularité du sujet, 143 pages, André Dimanche Jean-Christophe sion, en des sortes de «briques de mots» (se- 11 e) que cette petite structure parisienne e 129 pages, 11 Bailly se trouve lon les schémas métriques des premiers vient de mettre en librairies. Durant cinq tout entier dans ce textes sacrés de l'Inde), sera toute l'affaire de ans, la revue Prétexte a labouré le champ cri- journal, titré sobrement Phèdre en Inde. En- ces voyages, la lente imprégnation qu'ils exi- tique de la littérature contemporaine. À sa fin réédité, il est augmenté d’une vingtaine geront de leurs différents protagonistes, nos mort en 1999, ses directeurs annonçaient une de pages extraites d’une liasse abandonnée. deux Occidentaux, mais aussi toute cette renaissance prochaine sous forme de maison D’abord publié il y a plus de dix ans, dans la troupe pour qui il faudra que ces noms de d’édition. Trois ans pour permettre à son di- collection «Carnet» qu’Alain Veinstein diri- femmes (Périgonné, Ariane, Antiope, recteur Lionel Destremau de sortir son pre- geait chez Plon, ce journal est le fruit de trois Phèdre, Hélène) résonnent vraiment. séjours successifs en Inde, d’août 1989 à jan- La force de ce journal est de montrer cette mier roman (voir p.24) et de peaufiner cet vier 1990. Séjours qui furent motivés par un confrontation-là, mais en y réfléchissant, au ambitieux projet. Peu de livres annoncés, travail en commun avec le metteur en scène sens d’une lumière, tout ce que le rapport à (quatre par an) mais un choix courageux Georges Lavaudant de représenter en hindi l’étranger approfondit en nous. Les errances d’auteurs et de genres : la moitié de la pro- Phèdre. Jean Racine en Inde, donc, pour la dans les villes et leurs faubourgs (échoppes, duction sera consacrée à des ouvrages de cri- première fois joué, dans un autre temps et gestes, croyances), la recherche du lieu scé- tique littéraire. L’autre moitié ira vers des dans une autre civilisation. Et pourtant, écrit nique, les flambeaux de quatre sous, le quoti- poètes (notre collaborateur E. Laugier suivra Bailly, «à travers le moins traduisible s’es- dien et la force bouleversante de sa pauvreté J.-P. Courtois) et des prosateurs (V. Hugotte quisse la possibilité d’une transmission, d’un (qui est une autre richesse), font de ces ouvrira le bal l’an prochain) encore mécon- cadeau. La langue de Racine pensée comme pages, écrites au jour le jour, plus qu’un té- nus. Les premiers livres, malgré une qualité l’équivalent de ce qu’est pour nous le théâtre moignage. Davantage, et sans aucun doute, dansé de l’Inde». Le pari est tenu. L’expé- comme Walter Benjamin pour Moscou ou de papier très moyenne, sont assez séduisants. rience va se dérouler à Bhopal (ville dans la- Naples, le battement d’une vie qui dépasse le Espérons qu’ils trouveront leurs lecteurs. quelle en 1984 l’usine américaine Union temps. T. G. Carbide avait fait des milliers de morts), avec Prétexte : 6, rue de Paradis 75010 Paris la troupe du Rangmandal Bharat Bhavan. Emmanuel Laugier Site : perso.club-internet.fr/pretexte

22 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net CRITIQUES

Valérie Rouzeau p.25

p. 24 François Vassali - Lionel Destremau - Dominique Hérody - E. Schaak 1ers romans

p. 26 Marc Pierret - Sybille Brimbert - Éric Faye

p. 27 Jean-Charles Massera - Catherine Leblanc p. 28 Sylvain Trudel - Jean-Benoît Puech - Denis Bourgeois Domaine p. 29 Le Plein Jour de Henri Thomas français p. 32 Sylvie Gracia - Martin Page - Jacques Réda Ludovic Janvier p.30-31 p. 33 Jean-Pierre Naugrette - Gérard Macé

p. 34 Michael Bracewell - Yôko Ogawa - Maeve Brennan

p. 38 Les Saints géographes de Göran Tunström

p. 39 Dinis Machado - Charlotte Perkins Gilman p. 40 Haruki Murakami - Davis Storey - Stuart Dybek Domaine p. 41 Sebastien Haffner - Marisa Madieri étranger p. 42 Gaïto Gazdanov - Paul Klee- Jef Geeraerts p. 43 Edward W. Said - Tecia Werbowski John Berger p.35 p. 44 Le Rêve de Damoclès de Fatos Kongoli

p. 45 José Angel Valente - Jean-Pascal Dubost - Jean-Michel Bongiraud p. 46 Stéphane Bouquet - Caroline Sagot Duvauroux - Jean-Claude Tardif p. 47 Gilles Ortlieb - Richard Rognet Poésie p. 50 Christophe Fiat - Abû Nuwas - Jacques Lacomblez

p. 51 Marina Tsvétaiéva - Jean-Michel Maulpoix

p. 52 Le Poème continu de Herberto Helder

p. 53 - Ivo Andric - Poches p. 54 Alain Joubert - Maurice Nadeau- Marc Weitzmann Essais Jérome Charyn p.36-37 p. 55 Lourdes, lentes… d’André Hardellet

p. 56 Jacques Aboucaya - Suzanne Varga - Pierre Louÿs - F. Dufrêne Histoire p. 57 Marie Borrély par Thierry Gillybœuf littéraire

Jean-Yves Masson p. 48-49

23 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net PREMIERS ROMANS Le temps nostalgique EN SA COMPAGNIE DOMINIQUE HÉRODY Le Temps qu’il fait 80 pages, 13 e UN ESPOIR A PEUT-ÊTRE VÉCU ICI que les hommes ont vu quelque chose d’ef- FRANÇOIS VASSALI frayant s’agiter dans leurs rêves. Oui, Résumer une histoire, n’est-ce pas souvent L’Arpenteur quelque chose tourmente l’humanité depuis 145 pages, 13,50 e tuer le livre? Malgré le caractère ténu de ce des siècles mais personne ne veut vraiment récit, ce ne saurait être le cas ici. Peut-il arri- en parler.» En quête de ce secret, «l’un des ver à un homme, en effet, quelque chose de C’est la beauté d’un monde désappris, invi- mieux gardés de toute la création», de cet plus beau que d’être fasciné par une silhouet- sible à la lumière du jour, entrevu certains autrement de la vie dédaigné dès l’enfance, soirs d’angoisse à travers les larmes. C’est la peut-être dès la naissance, François Vassali te féminine, une apparence, de sentir qu’il sensation jamais apaisée d’une promesse ori- aborde une littérature de l’inquiétude qui ne devient amoureux de la personne et de dé- ginelle, non tenue par l’existence. C’est, hé- se résout pas à la défaite du bonheur. Mélan- couvrir en même temps que celle-ci -elle las, le simulacre du quotidien pour oublier le colique et grave, sa prose radieuse prospère doit avoir 18 ans- partage cette attirance? chagrin. «Certains pourtant se parlent, mais sur la désolation d’un propos aux intonations Une histoire commence, qui progresse jus- leurs voix se ressemblent toutes, et les mots parfois prophétiques : «L’immense somme de qu’à la connaissance de la mère de l’aimée, dans leurs bouches font penser à cette ar- silence que nous les hommes nous avons jus- jusqu’au partage d’un petit déjeuner avec sa genterie qu’on sort des armoires à l’occa- qu’ici retenue prisonnière commence à mon- famille. Cela se passe sur un mode mineur, sion d’une visite.» Incapable de se résigner à trer des signes de révolte (…). Dans les pro- dans l’infime détail, justement apprécié, avec l’inévitable trahison de la vie, François Vas- chains siècles, les prochaines années ou les un regard sur soi qui n’est pas dénué d’iro- sali, écrivain genevois, aspire à la réconcilia- prochains mois, surviendra forcément un tion entre «le monde du dehors et le monde événement très grave qui nous plongera tous nie. De petites scènes, des moments privilé- du dedans». Son premier roman, Un espoir a dans un grand désarroi», écrit-il. giés dont la progression nous rappelle, en peut-être vécu ici, est une tentative pour rec- Cet ouvrage, qui nous enseigne à survivre à moins explicite, les Fragments d’amour de tifier les mensonges qui corrompent toute nos déceptions, à fuir le réconfort du mal et Jean-Pierre Énard (Galilée, 1976). Domi- destinée. Entre tristesse et amertume, lors de la cruauté, s’impose comme un avertisse- nique Hérody excelle à dire certaines des d’une douloureuse confidence, François ment. On l’aura compris : un écrivain a vécu premières fois qui constituent un couple. Vassali prône l’éveil des consciences ensom- dans ce livre magnifique. meillées, le retour à la vérité des premières J. G. années, des premières espérances. «Je crois Pascal Paillardet

POUR ETRE CHEZ MOI EMMA SCHAAK Le Rouergue Le train-train du bus 94 pages, 8 e

LA LIGNE 97 L’argument du pable de contrer une dérive de l’esprit». Certains récits avancent sous l'autorité de la LIONEL DESTREMAU premier roman de C’est qu’Alexandre a l’esprit naturelle- douleur et refusent toute autre tutelle qui Le Rouergue Lionel Destremau, ment dériveur. On ne sait pas tout de suite pourrait les soulager. Ils charrient une souf- e 154 pages, 10,50 fondateur de la re- pourquoi, mais notre homme habite en france qui semble les galvaniser. Pour son vue Prétexte au- voisin de la folie et ce n’est pas Irène, sa premier roman, Emma Schaak, 33 ans, jourd’hui maison d’édition- est bien min- femme hors cadre et dont seule la voix se s'abandonne à ce «bonheur d'être triste». Son ce. Un homme, Alexandre, prend chaque fait entendre qui pourrait lui venir en aide. écriture, suave et docile, conquise par la tris- jour, à l’aller comme au retour de son tra- Dans le bus, Alexandre trouve ses repaires. tesse du propos, paraît se ressourcer dans les vail, le bus de la ligne 97. Et il écrit ce Ce sont des habitués auxquels il associe qu’il voit (mais pas ce qu’on lit, le roman dans son carnet des noms de fruits («Ceri- tourments de son héroïne : femme meurtrie est écrit à la troisième personne). Voilà. se» qui est belle, «Pomme» qui est grosse). par le «mal ajustement» entre les êtres, aman- Pas de quoi susciter l’adaptation cinémato- Son univers se règle définitivement sur te déçue par des amours confuses acceptées graphie du livre par Spielberg. Le roman cette colonne vertébrale avec une mania- sans méfiance, et mère si peu réconfortée par supprime le plus possible le fait fictionnel querie inquiétante. la présence de deux enfants qu'elle engage pour dénuder l’écriture, son vrai sujet. Et sur l’écriture aussi qui est «son cordon dans sa propre solitude. «Mes jours se recro- Quand un animal naît, il reste accroché au second pour se désolidariser du monde, et quevillent chaque soir, et mes enfants grandissent corps de sa mère, puis, ensuite, commence le faisant, contradictoirement s’y rattacher pendant la nuit.» Pour dire cette démission à explorer du bout de la truffe l’espace plus encore». affective, vécue au rythme des saisons res- proche. Ce n’est que plus tard qu’il affron- Ce qui étonne dans ce roman, c’est que senties jusque dans la chair, Emma Schaak te le monde. C’est ainsi qu’on voit l’auteur le pousse jusqu’à la page 154 mais Alexandre : s’il prend le bus, ce n’est pas qu’il eût pu tout aussi bien ne jamais le fi- réveille les blessures, les sacrifices et les sou- tant pour aller travailler que pour échapper nir. Sa phrase a trouvé un rythme de croi- venirs. «Je n'ai pas encore la maturité, le recul, au monde extérieur, à ses ombres. Comme sière qu’aucune panne ne menace. Ce ron- le dédain nécessaire pour écrire sans maux. Et si si elle était un cordon ombilical il choisit ronnement de moteur endort un peu le je souffre ça fait toutes ces tâches. Écrire et souf- même ses restaurants en fonction de leur lecteur pour qui La Ligne 97 apparaît com- frir ça revient au même», lit-on. Que cette ma- proximité avec la ligne 97. Pire, il n’y a me un exercice d’écriture maîtrisée. Un turité à venir ne brise jamais la sensibilité de que dans le bus qu’il se sent vivre : «c’est peu trop. l'écriture. son refuge, l’abri anti-cauchemar seul ca- T. G. P. P.

24 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net ÉVÉNEMENT Va ivre et vite

À chaque recueil, la poétesse Valérie Rouzeau invente une langue neuve. Dans Va où les longs vers vont vite pour faire que la vie décolle et s’abouche à la poésie. Bienvenue en poévie.

VA OU Si on ne peut pas dire le beau «malchanceté» qui inno- VALÉRIE ROUZEAU d’un écrivain qu’il appa- cente les coupables. La langue Le Temps qu’il fait prend au piège ses habitudes et, e raît comme un des grands 120 pages, 14 du siècle à venir sans trébuchant, découvre des trésors : passer pour un flagorneur ici, c’est un «allez vous en» qui péremptoire, qu’il nous devient un bien plus révélateur soit permis du moins de penser qu’il en est ain- «allez en vous». Cette vitesse si de Valérie Rouzeau. Et essayons de voir ce n’est pas tant une fuite, que la ré- qui provoque ce sentiment. solution radicale de vivre en poé- Certes, cette poétesse n’a pas, à ce jour, une sie, c’est-à-dire de ne pas transi- œuvre bien volumineuse. Trois recueils seule- ger avec la vie. Ainsi, «Les ment figurent dans sa bibliographie. Et trois cloches pourront sonner au cou livres de traductions de Sylvia Plath et de la vie vache nous aurons le vin William Carlos Williams. Ce n’est pas beau- fou nous aurons le temps gai». Il coup, mais il faut ajouter aussitôt que la jeune y a quelque chose de Charlie fille n’a que 35 ans et qu’ont disparu de sa bi- Chaplin dans ces poèmes : Char- bliographie entre autres Je trouverai le titre lot n’est-il pas sans cesse en train après (Guy Chambelland, 1984), Petits de tituber, comme s’il dansait sur Poèmes sans gravité (La Crypte, 1991), Chan- son chemin de misère? De même, tier d’enfance (La Bartavelle-Le Noroît, 1992) au marché, la poétesse fait des et Patiences (Manège du cochon seul, 1994). «affaires elles sont bonnes au mi- Ce dernier (cf. MdA N°12) posait peu de mots lieu des paniers nombreux com- sur la page, dans des sortes de haïkus délicats, © Olivier Roller me je ne remplis que mes yeux». pour dire l’angoisse du temps qui passe, la dis- Cette légèreté des phrases est un parition d’une grand-mère. L’émotion était sen- envol permanent. Le cœur aussi sible. Pas revoir (Le Dé bleu, 1999) marque une Ce nouveau recueil, somptueux, est probable- va vite et l’amour revêt ici des habits neufs. Pu- naissance et fut un choc pour beaucoup : ce ment le plus difficile à lire : c’est qu’il s’entend re impudeur et poésie joueuse vont bien pour al- livre de deuil faisait suite à la disparition du pè- avant tout. Il s’entend musicalement et rythmi- ler danser : «Toute la bonne journée sept fois le re. Dans l’épreuve et l’urgence d’écrire, la poé- quement, dans une ivresse de la langue qui en- baiser de sa bouche mon amour me tourne la tê- tesse découvrait une langue émotionnelle, bal- traîne le lecteur dans une danse étourdissante. te mon amour me fait des épis des couronnes de butiante et généreuse. Avec ce recueil (cf. MdA On pourrait voir d’ailleurs, dans cette frénésie fortune pour les nuits de pleine lune». La der- N°27), Valérie Rouzeau s’offrait un lectorat de la vitesse, la cause de l’absence de point nière partie du livre baigne tout entière dans une bien plus large que celui qu’ont habituellement d’interrogation dans le titre, trop long à tracer. lumière d’aube neuve, où les premiers mots sont les poètes et battait les records de vente de son Les mots vont si vite, étirant les phrases comme ceux des poètes jamais vraiment disparus. Va où éditeur. Neige rien (Unes, 2000), qui suivait, vi- si elles étaient élastiques, qu’ils s’entrechoquent va loin dans l’humour («Si je perdais mon temps sait à changer encore une fois l’ordre de la parfois, prennent des raccourcis sémantiques il me ferait ce coup-là de me retrouver») et dans langue pour éviter qu’elle ne se fige. Jeux de qui affolent le sens. Ce que l’on perçoit alors et l’amour («Parapluie tonnerre par amour je fais mots et jeux de sonorités, glissements séman- d’abord, c’est la matière même de la langue, pour lui plaire de l’humour») et donne pour tiques électrisaient le livre écrit à l’encre rouge c’est, métaphoriquement, un corps titubant longtemps au lecteur un cœur d’adolescent. (cf. MdA N°31). comme celui d’un enfant qui apprend à marcher Une nouvelle fois, Valérie Rouzeau surprend. On avait donc la certitude, partagée par bon ou d’un adolescent ivre et gai. Et même si l’on reconnaît, d’un recueil à nombre de poètes, que l’œuvre de Valérie Rou- Cette gaieté est un cadeau : elle irradie au point l’autre, une certaine atmosphère, il faut considé- zeau faisait entendre une voix singulière et im- de masquer que ce qui la fait advenir est lié à rer comme un instinct de vie le fait que la poé- portante d’aujourd’hui. Ceux qui lisent les re- l’angoisse de la mort. La première partie du re- tesse détourne sans cesse la langue des chemins vues de poésie ont croisé son nom et ses cueil revient sur cette obsessionnelle inquiétude, qu’elle s’invente. Ce qui, peut-être, laisse pro- poèmes plus d’une fois. Ils ont pu remarquer travaillée dans chacun des recueils de la poétes- nostiquer une place primordiale de cet écrivain aussi combien la jeune femme était attentive au se. Il s’agit de prendre la peur de vitesse et «Le dans le siècle : nulle bannière ne précède sa travail des autres à travers les dossiers qu’elle sentiment lourd et le cœur qui peine qu’il faut poésie. Libre de tout dogme, ouverte à toutes consacra dans Décharge, avec Jean-Pascal Du- fagoter». Courir sa vie parce qu’à la fin «Ma les influences, son écriture s’ouvre de nouveaux bost, à des poètes comme Yves Charnet, Ariane bouche ne fera pas d’histoire quand s’agira de espaces et fait entendre une langue jusqu’alors Dreyfus, Sabine Macher, Claude de Burine ou la fermer ce sera tout moi mon silence toute moi inouïe. «Les gens les gens sont des anges à James Sacré. Ceci pour dire que Valérie Rou- ma rengaine arrêtée». Parce qu’in fine «Mon l’envers», écrit Valérie Rouzeau. Mais rares zeau n’écrit pas de la poésie : elle vit la poésie. temps de parole bien passé je m’en irai faire sont ceux qui, comme elle, ont été touchés par À bien y regarder, on pourrait même dire qu’il mon silence». la grâce. y a là un engagement fort, perceptible dans Va La précipitation (comme on dirait en chimie ou où qui vient de paraître. en météorologie) crée de nouveaux mots comme Thierry Guichard

25 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE FRANÇAIS La fabrique du texte

LE MYSTERE DE LA CULTURE L’argument est rela- Petit divertissement entre amis : Marc Pierret déchiffre MARC PIERRET tivement simple. Le Verticales dénommé Quiquan- l’hénaurme odyssée d’un manuscrit. Et où la culture e 423 pages, 20 don laisse à sa mort des carnets, sortes de devient épuisement du sens et du contenu. Habile. liasses qui vont passer, au gré de convergences insolites, dans les mains fiévreuses de l’intelli- tique consistant à distinguer idéologiquement vement selon les deux tonalités tragi-comiques. gentsia parisienne. Chaque lecteur va commen- l’appartenance des participants au débat socio- «Peut-être faut-il relire Pascal»… et «attendre ter ces carnets que nous ne lirons pour notre culturel : «les catholiques de Fez, les hétéro- Mathilde», la petite amie de Quiquandon. part jamais, horizon inatteignable des diffé- sexuelles de mai (…), les inconditionnels de Mi- À moins (on a envie de le demander à l’auteur, rentes interprétations subjectives. chel Zévaco (…), les penseurs de l’effet de ce qui est rare) que le mystère de la culture soit Impossible de faire la liste de tous les indigènes serre». Autant de questions cruciales joyeuse- finalement de donner vie à la vie qui n’en a au- de ce petit monde : agrégés de tout poil, ethno- ment soulevées à travers une étourdissante den- cune, à faire, par exemple, que la saveur du gi- psychiatres, sémanticiens, khâgneux, thésards, sité de lieux, d’époques, de personnages. Bref, got (superbe épisode de la «juridiction du gi- etc. La description -dont on peut se demander France Culture caricaturée par un beauf qui se- got») ne soit que matière sublimée, digestion quelle ampleur de culture est nécessaire pour rait diablement intelligent, follement cultivé, seconde. Mais les meilleures pages du livre, sur l’apprécier pleinement- est féroce, drôle, foison- terriblement décapant, et appartenant au plus in- les souffrances de l’homme ou l’incohérence et nante, et l’emporte en acuité sur tous les pseu- time du monde qu’il décrit. la violence de l’histoire, laissent entendre au do-discours sociologisants. Tout est traqué : les Mais si palimpseste il y a, il est dans l’énigme contraire que c’est la vie saignante qui irrigue et private joke permanents, l’incongruité des ren- qui s’écrit sur cette «comédie» de la culture. alimente la culture à son insu… contres de la vie prosaïque et de la préciosité Comme le laisse supposer la référence à Pascal Peut-on répondre à ces questions? On peut aussi bouffonne («problématique de l’uni-pluralité et -via le personnage du critique Martineau-, on se réjouir plus simplement de ce que parfois prostatectomie à Cochin»), les incontournables peut penser que la culture est devenue pour Pierret quitte le vêtement du journaliste brillant, discussions sur les films culte et Heidegger, les Marc Pierret commentaire à l’infini, épuisement du lecteur incisif, pour devenir avec modestie références obligées, les potacheries (telle celle du sens et du contenu, épaisseur dont le mystère un écrivain, comme lorsqu’enfin il parle (ou de l’art Tung), les invraisemblables pédanteries. n’est plus soutenu que par quelques zélés inter- semble!) vraiment de «l’oncle fusillé pour un Nous sommes loin d’une sagesse relativiste : prètes. L’agitation vaine serait alors le dernier mirabellier», ou de la «tristesse du beau visage deviennent essentiels des problèmes tels que «la avatar de ce qui correspondait autrefois à la pu- de sa mère», tristesse «affichée pour quand il coupe au rasoir ou la bananisation époustou- re et simple spiritualité. Le Mystère de Jésus se sera grand». flante» que font subir les intellectuels antillais à réduisant maintenant aux petits secrets de l’édi- la langue française, ou encore l’exercice pra- tion, l’histoire de la culture se jouerait successi- Gilles Magniont

QUELQUES NOBLES CAUSES POUR RÉBELLIONS EN PANNE ÉRIC FAYE Les âmes errantes José Corti 150 pages, 14,50 e

LE CENTRE DE GRAVITÉ réel se fond aussitôt dans l'indistinct, l'invéri- Dans ce quatrième recueil de nouvelles, SIBYLLE GRIMBERT fiable. Perdue, Claire finit néanmoins par trou- l’écrivain continue d’interroger à sa façon la Stock ver une explication, qui «passe par un 137 pages, 11,40 e modernité, en suivant les lignes du fantas- mariage» et un abandon. Les questions que lui tique. Le texte «Des marchands du Temple», pose Éric, un journaliste en reportage, l’aident qui s’interroge sur la cohérence du fonds des Le deuxième roman de Sibylle Grimbert porte à revenir vers la vie. Elle quitte peu à peu cette librairies, est une très belle réussite. incontestablement la marque d'un prostration schizophrène où elle s'était style en plein épanouissement. Dans Birth réfugiée : «tout son corps avait semblé obéir à La réflexion sur l’identité est au centre de Days, son premier ouvrage, l'auteur évoquait une autre volonté que la sienne, être un peu chacun des textes de Faye et ces neufs nou- déjà le destin d'une femme aux contours psy- mécanique, s'accrocher à une réalité que son velles n’échappent pas aux obsessions de l’au- chologiques incertains. Cette fois, l'écrivain ef- esprit avait quitté». teur. Les personnages sont confrontés ici à fectue un pas de plus dans le processus de dé- C'est par le dépouillement de l'intrigue que Si- l’ailleurs qu’ils portent en eux. Inévitable- personnalisation de ses héroïnes. Claire y bylle Grimbert impose son propos, avec beau- ment, leur réel flanche. Ils se retrouvent raconte elle-même sa descente aux enfers, dé- coup de tact. Sans le noyer derrière un décor, seuls. Imaginez qu’on ajoute un jour de la se- coupant son histoire en «trois états» distincts. des personnages et une histoire complexes, elle maine à votre calendrier et seulement au Que faisait-elle «debout au milieu d'un terrain épure la forme pour sans cesse répéter l'essen- vôtre. Vous disposeriez alors d’un accès inédit vague au centre d'autres terrains vagues», tiel. Comment justifier sa propre existence lors- aux couloirs du temps. Faye séduit à chaque dans cette communauté sans gourou qui re- qu'il n'y a plus personne autour de soi? Éric a, cueille tous ceux qui se sentent inutiles? Elle- lui, trouvé une réponse : «Il avait besoin de fois, même si on aimerait qu’il oublie les même n'en sait rien. D'ailleurs, au début du ré- quelqu'un pour qui il était nécessaire». conventions du fantastique pour nous emme- cit, le factuel ne semble pas avoir beaucoup ner encore plus loin. d'importance : «sa mémoire n'était pas très Franck Mannoni fiable». Quand bien même une piste surgit, le B. B.

26 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE L’ordre total du chaos FRANÇAIS

LA CALE RONDE OU La mondialisation en kit. Ready made global et autres histoires L’APPRENTISSAGE MARITIME CHARLES MADÉZO d’aujourd’hui, décalées, détournées. La rhétorique de l’époque Coop Breizh 90 pages, 12 e est dans le nouveau livre de Jean-Charles Massera. Réédition d’un texte paru chez Calligrammes en 1984, cette Cale ronde ouvre au lecteur l’es- pace salin et salubre de l’océan : la première UNITED EMMERDEMENTS en trompe-l’œil, OF NEW ORDER avec bifurcations moitié de cet ensemble de courts chapitres JEAN-CHARLES MASSERA soudaines sur un rassemble en effet des notations à la fois sen- P.O.L réel au bord de sibles et aiguës, par lesquelles Madézo tente e 157 pages, 15 l’évanouissement : d’opposer aux assauts des vagues un édifice «Tout l’monde mouvant de phrases pleines, patiemment Une phrase n’aurait été cherche la formule construites. Le narrateur se coule en un «on» écrite par personne. Elle se qui permettrait de indéfini mais compact, enfants et adolescents gonflerait de néant, enva- trouver la stabilité amoureux du large, aventureux et fascinés. Le hissant tout l’espace de la financière et écono- juste recours aux termes exacts -les risées sur pensée, occultant la pensée mique idéale pour l’écume, les bittes et bollards du port- comme de ses mots creux, évidant la sœur à Christian la pensée. Elle ne dirait que ou votre fille.» l’afflux des couleurs et des odeurs ressuscitent l’inconsistance de toute réa- Générant une in- ces heures émerveillées. Malheureusement, le lité. On la lirait dans le quiétude dans le «je» l’emporte peu à peu, et la magie discrète journal. On l’entendrait fonctionnement mê- devient une sorte de mysticisme facile -«of- dans la bouche d’un politi- me du langage, Uni- frandes» aux vagues et «monstres inquiétants» cien et peu à peu elle rentre- ted Emmerdements dans les rochers- les risques de la nostalgie rait dans nos cerveaux uni- of New Order mo- béate et de l’exotisme bretonnant -pardons et formisés, standardisés, dule les effets d’une patenôtres- ne sont pas toujours évités, l’écri- aseptisés. Une phrase com- étrangeté assez kaf- ture s’amollit, de prévisibles «naïades» s’em- me celle-ci, qui est une in- kaïenne. «Les infor- © Jacques Sassier pêtrent dans les filets des adjectifs -et des sulte faite à la langue, mou- tunés du taux de lée dans le moule de change et du reve- alexandrins blancs accrochent l’œil comme l’administrativement cor- nu» par exemple des coquillages trop propres aux vitrines des rect : «L’économie mondiale est aujourd’hui en met en scène la sordide épopée de familles fran- magasins pour touristes. meilleure forme qu’au début du siècle, elle dispose çaises échouées en Suisse à cause de la fermeture désormais de gisements de productivité importants du tunnel du Mont-Blanc. Sur le mode d’un pseu- et surtout d’une grande flexibilité dans l’utilisation do rapport administratif, nous sont décrites les TOUCHÉ CATHERINE LEBLANC des ressources humaines.» Sous l’apparence d’une vexations et la rapide paupérisation du touriste L’Amourier cohérence globale disparaîtraient toutes aspérités français réduit au statut «d’un ressortissant d’un 68 pages, 9,90 e de chaos. Tous visages. Des récits s’autoprodui- pays à monnaie faible qui essaye de voir c’que ça raient, du monde d’aujourd’hui, sans que nulle hu- fait en euros la perte de sa propre identité.» Le Une mère écrit l’épreuve traversée par son manité ne s’y incarne. cauchemar est à notre porte, nous y étions déjà et fils, celle de la maladie, du cancer qui attaque Dans United Emmerdements of New Order précédé nous ne le savions pas. La réalité est réversible, un jeune corps de dix-huit ans. Les courts pa- de United Problems of Coût de la main-d’œuvre, dès lors que les mots s’en écartent. L’impensable ragraphes se succèdent, jamais plus de Jean-Charles Massera use de cette langue de bois est possible, dès lors qu’une rhétorique creuse gou- quelques lignes à la fois, comme si dans la pour en vicier le fonctionnement. Les mots gelés y verne le monde, comme elle agence ces récits, en douleur, le fragment devait être la seule for- sont pris au mot, poussés dans leur froide logique à un doux, un angoissant délire. Une lettre vous se- me possible pour les mots. Chaque éclat ici a construire un monde à la mesure cauchemardesque rait adressée pour enrayer le désastre : «Monsieur, été arraché à l’incompréhension. L’écrivain de leur inquiétante froideur. Les conséquences de j’ai pris bonne note de la destruction totale de la crise économique donnent matière à un texte ca- votre habitation.» Les mots seuls régneraient, sur doit reprendre son souffle entre les para- ricatural. Défilant en boucles, le verbiage adminis- un monde affolé. Un navire battant pavillon sa- graphes car Catherine Leblanc livre les frag- tratif-économique-médiatique se retourne sur lui- voyard s’échouerait sur la plage de Cully près de ments d’un réel qui menace de s’écrouler. même pour ne plus rien signifier que le ridicule de Lausanne. Des clandestins tyroliens s’en échappe- Touché parvient à rester un texte réduit à l’es- sa logique implacable. Ou comment «la mondiali- raient, fuyant le régime national-catholique… sentiel, composé dans une langue serrée, une sation des marchés de petits verres à apéritif qui Comment dire «merdre» dans cette langue policée langue de combat : «Quand il est né, j’ai pensé sont un peu kitsch mais qui coûtent 15 balles, de dont on use tous les jours, dans ces récits que quo- mon fils qui aura vingt ans en l’an deux mille. baladeurs qu’ont un son pourri», n’étant pas exa- tidiennement on nous fait du monde, sans interro- C’était loin, c’était l’avenir, c’était pour lui. gérément consommatrices de ressources finan- ger cette langue même, sans en déplacer le cadre? Quand il a grandi, il est resté mon fils qui aura cières, bénéficie de la paupérisation de régions en- Choisissant le parti amusé de l’outrance, Jean- vingt ans en l’an deux mille. Jamais séparer mon tières… Pastichant les formulations creuses de Charles Massera gonfle le vide de ce qui se dit, de l’époque, Jean-Charles Massera fait dériver le nou- ce qui s’écrit, jusqu’à explosion. fils vingt ans l’an deux mille.» vel ordre mondial, proposant des décalages, des changements d’échelle qui construisent un monde Xavier Person T. C. & B. B.

27 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE FRANÇAIS La mort apprivoisée

DU MERCURE SOUS LA LANGUE Frédéric meurt par Dans un roman intense, au fiel amer et violent, Sylvain SYLVAIN TRUDEL les os, lentement, Les Allusifs horriblement. Il Trudel visite la conscience révoltée d’un jeune adolescent 130 pages, 14 e meurt en rébellion, incapable de tolérer condamné par la maladie. Un texte d’une lucidité brutale. le «petit ossuaire» de son corps dégradé. Inca- pable aussi de s'apitoyer sur ce paquet de chair mouroir, apaisent le désespoir de Frédéric. dical. Paradoxalement, une lucidité brutale qu'il promène, dans la «limousine chromée» «Vaincu d'avance», retranché «un peu derrière émane du sombre calvaire de Frédéric, comme d'une chaise roulante, à travers les couloirs d'un les choses», Frédéric est un Antéchrist à la ter- si l'adolescent sacrifié accédait à une conscien- hôpital encombré de calamités. Frédéric dépérit, rible clairvoyance, un infortuné qui «descend ce qu'il ignorait jusque-là. «Mes proches sont le ventre dévoré par le cancer, et il hurle son re- tout seul au fond des ténèbres», hors de portée de pauvres innocents et j'éprouve pour eux une fus de coopérer. À presque 17 ans, Frédéric de ses proches. «Ceux qui me visitent tremblent pitié douloureuse, car ils ne savent pas que le n'intrigue pas avec la camarde, ni avec la dupe- jusqu'au bout des doigts et sont tellement déso- monde des apparences les trompe sans mal.» rie d'une miraculeuse guérison. «Je souhaiterais rientés qu'ils sont certainement sincères, et ça C'est ce discours poignant et contrasté, au pessi- juste crever comme un chien, mais je devrai me m'attriste de les voir pénétrer dans ma chambre misme extrême tempéré parfois par de brefs contenter de crever comme un homme, ce qui sans trop savoir où mettre les pieds ni où as- rappels de bonheur, intuitifs et dérisoires, qui est quand même un bel effort». seoir leurs malaises.» donne sa force au livre de Sylvain Trudel. Indocile et ironique, presque fasciné par Récit des dernières semaines d'agonie, Du mer- Né en 1963 à Montréal, auteur de livres pour la l'échéance, l'adolescent ne s'agrippe à aucune de cure sous la langue procède d'un consciencieux jeunesse depuis 1995 (Le Monsieur qui se pre- ces corniches, morales ou spirituelles, qui ralen- sabotage. À travers le monologue rageur de nait pour l'hiver, etc.) et d'un recueil de nou- tissent une chute dans l'abîme : la pitié tardive, Frédéric, observateur de sa déchéance, l'écri- velles (Les Prophètes, 1996), Sylvain Trudel la traîtrise de la sollicitude, l'illusion d'un hypo- vain Sylvain Trudel dénonce avec une même signe avec Du mercure sous la langue son qua- thétique au-delà. «Je ne ressens pas le besoin férocité les ravages de la décrépitude et le simu- trième roman pour adultes. Publié en 1986, Le d'être sauvé, vu que je ne vois pas de quoi on lacre de la vie. «Tu ne peux même pas t'imagi- Souffle de l'harmattan (réédité aux éditions Typo me sauverait. Après tout, la mort n'est pas un ner ce que c'est que d'ouvrir l'œil, le matin, en l'an dernier) lui avait permis de remporter le Prix vice : c'est juste un passe-temps comme un ayant encore en soi ce vieux réflexe de bonheur, Molson de l'Académie canadienne-française des autre.» Seule l'écriture en cachette de quelques puis de se rappeler soudainement qu'on est lettres. Son mercure sous la langue est un fiel poésies, signées du pseudonyme Métastase em- condamné.» Ce sont ces ultimes matins, pré- amer et violent, tragique comme une vie soldée. prunté au poète italien Pietro Trapassi, dit Me- ludes à des journées de détresse et de dédain, tastasio et la compagnie de ses compagnons de que Sylvain Trudel décrit dans un style âpre, ra- Pascal Paillardet

COCAGNE DENIS BOURGEOIS Champ Vallon Faux et usage de faux 192 pages, 15 e

VOYAGE SENTIMENTAL pour récupérer des meubles de famille dans une «Un wagon de troisième classe, juste derrière la loco- JEAN-BENOÎT PUECH propriété délaissée. Il est avec Pauline, sa com- motive, des lits, en haut, en bas, en travers, un genre Farrago Léo Scheer pagne, qui souhaite rencontrer le père qu’elle de dortoir, rudimentaire, une préposée ukrainienne, e 104 pages, 14 n’a jamais vu dans un hôpital des environs de loue des draps, pour la nuit, à l’entrée, un videur, Lyon et dont la chronique familiale a fait un façon médaille de bronze de judo, je fume, du haut de Dire, ne pas trop en dire ou s’ouvrir tout à fait être à part, ou tout à fait héroïque ou petitement ma couchette, Bakou-Makhachkala»… Dès les sont les trois bornes entre lesquelles Jean-Be- crapuleux. À cause de lui, notamment, la ten- premières lignes de ce récit, qui part dans le noît Puech a fixé son Voyage sentimental. sion entre la parole et son intention, entre Caucase sur les traces d’Alexandre Dumas, puis Concrètement, cet étrange petit livre effectue l’énonciation et la fiction elle-même apparaît bourlingue en Inde, au Pakistan et jusqu’au un périple paradoxal entre Nice, Lyon, la cam- dès le quatrième chapitre lorsque le narrateur golfe de Finlande, on comprend que l’essentiel, pagne russe et les rives du lac Léman. Para- renonce à en dire plus. Son récit lui «apparaît doxal car il s’agit d’un court trajet si l’on désormais comme une fiction écrite dans une pour Denis Bourgeois (qui avait dialogué avec considère la topographie, d’une épopée si l’on langue morte. (…) Je n’y entends pas ma voix.» le prix Nobel Gao Xingjiang dans Au plus près évoque l’imagination et la mémoire. Spécialiste Dès lors, il troque sa leçon première pour un du réel), est de retrouver «le style épique du grand de la légende biographique, des bibliothèques raccourci plus saisissant et autrement informatif reportage», c’est-à-dire faire avant tout du vi- imaginaires et autres supercheries, Puech don- de l’aventure, évitant sa «propre propension à suel, en juxtaposant des phrases nominales, ru- ne une nouvelle édition de son «pseudo- faire des phrases». Pourtant, l’écrivain -le- gueuses, racoleuses, qui vous plantent un décor roman» de 1986 (Fata Morgana) qui sonne quel?- atteste dans la postface de son échec : en quelques mots. Au finale : une avalanche comme un rappel de l’éminente tension que su- «Si Voyage sentimental ne me satisfait pas, d’images saisissantes qui conviendraient sans bit l’«auteur». (c’est aussi) parce que je n’y ai pas dit ce que je doute à un magazine comme Géo (certaines Le Voyage sentimental se compose en effet voulais.» Pelée comme un oignon, la part la pages lui étaient d’ailleurs destinées), mais rien d’une triple tentative de verbalisation d’une ex- plus intime du récit apparaît enfin… Peut-être. périence sentimentale qui eut lieu -ou non- de véritablement littéraire. lorsque son «pseudo-auteur» loua un minibus Éric Dussert D. G.

28 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE Le guetteur fabuleux FRANÇAIS

Trois inédits de Henri Thomas paraissent, dont un très beau récit, Le Plein Jour. L’occasion de redéfinir la place que pourrait occuper l’écrivain dans l’espace littéraire contemporain.

HENRI THOMAS s’en doute de grands changements; LE PLEIN JOUR celui qui promène ainsi une pensée et L’INGRAT suivi de L’IMPERSONNEL glisse peu à peu bien loin de ce qui Le Temps qu’il fait l’entoure; il abandonne toute une 136 et 138 pages, 14 e chacun part de lui-même, il tombe dans une sorte d’indifférence ensommeillée à Pour quelles raisons la voix de Henri Thomas l’égard de tout ce qui n’est pas sa ré- se distingue-t-elle des autres? Pourquoi garde-t- solution et, comme tous ceux dont les on le timbre si particulier de ses romans des an- facultés se sont longuement reposées, nées dans la tête? On cherchera en vain une ré- dès qu’il s’éveille de sa songerie, il ponse courte et efficace à ces questions. On est infiniment plus sensible qu’avant rêverait pourtant d’expliquer en deux mots à ce qu’il retrouve autour de lui.» pourquoi Henri Thomas (1912-1993) est sans Prix Médicis en 1960 pour John Per- doute l’un des plus grands écrivains français du kins et prix Femina en 1961 pour Le siècle dernier, avec une œuvre forte de seize ro- Promontoire, si l’écrivain a été sou- mans, neuf recueils de poèmes et d’une belle vent récompensé de son vivant, il bé- série de nouvelles et d’articles critiques. Oui, néficie aujourd’hui d’un lectorat on rêverait que quelques mots suffisent aux po- d’initiés qu’il serait vraiment temps tentiels lecteurs et qu’ils se ruent bientôt dans d’élargir. Après un Cahier Henri les librairies pour faire connaissance avec Thomas paru en 1998, Le Temps l’écrivain. Signalons, si de telles intentions qu’il fait a choisi de publier trois vous travaillaient et que vous aviez la chance textes inédits de l’écrivain, un récit de n’avoir pas encore rencontré l’univers clair- achevé Le Plein Jour, daté de 1969, obscur de l’auteur, que certains de ses romans ainsi que deux débuts de récits, L’In- sont disponibles dans la collection «L’Imagi- grat et L’Impersonnel, dont la data- naire» de Gallimard. tion est moins certaine. Dans tous les La voix de Thomas, si elle est subtile, toujours cas, ces trois textes sont bien anté- en demi-teinte, véhicule une puissance poétique rieurs au décès de l’auteur. C’est peu commune. Ce paradoxe constitue sans doute donc que Thomas lui-même n’avait en partie la marque de fabrique de l’auteur. Dans pas jugé bon de les publier. Ce qui Le Plein Jour, un homme regarde la ville, à un oblige forcément le lecteur à se poser, avec rêt indéniable, ces deux récits ne constituent moment, par la fenêtre d’un taxi : «Une rue tour- Paul Martin le préfacier, la question suivante : pas des portes d’entrée privilégiées dans ne et passe dans la vitre comme une journée en- quelle est la raison d’être de ces publications? l’œuvre de Henri Thomas. tière, avec sa fatigue.» Les mots de Henri Tho- Dans son introduction, le spécialiste de Henri Il en va autrement pour Le Plein Jour. Compo- mas semblent agir sans jamais forcer le passage. Thomas élude le problème en posant ces trois sé en 1969, le récit tient une place particulière Ils sont les outils d’un observateur qui cherche à textes de l’ombre comme des victimes de la né- dans le travail du romancier. En effet, Thomas définir la nature des sensations, sans détours. Ses gligence de leur auteur, considéré comme un ne publia aucun roman entre 1970 et 1985, pé- textes portent également en eux une forme «rêveur subtil». riode de son installation en Bretagne. La beau- presque obscène de sincérité et une douleur qui Le résultat, c’est qu’on ressent une frustration té du Plein Jour est en partie due à la terrible ne semble pas vouloir finir. La particularité inévitable à la lecture du volume contenant image que donne l’écrivain d’une confronta- d’une telle parole est bien d’être la voix d’un L’Ingrat et l’Impersonnel. Inachevés, ces textes tion entre deux générations. Ici, père et fils poète perdu entre la rêverie et la confrontation s’arrêtent brutalement, comme si on avait arra- s’observent douter du monde et se répondent directe avec le monde. C’est comme ça, l’hom- ché une partie d’un ensemble fini, déchiré le curieusement sans se parler : «Ce que Lucien me chez Henri Thomas s’approche de l’autre livre en deux. Ce qui prouve évidemment l’exi- attend du jour qui vient, il est certain tout à comme la vague lèche le rivage puis brusque- gence de l’écrivain face à ses textes. Ces deux coup que son père l’a vu depuis longtemps, à ment, inéluctablement, il repart dans l’isolement. commencements sont loin d’être des ébauches force de vivre comme il a fait, d’un ratage à C’est pourquoi les textes de l’écrivain se placent en effet mais ils demeurent la moitié finie d’un l’autre, et cela veut dire qu’il s’est arraché des toujours entre douceur et violence. ensemble qui n’existe pas en réalité. L’Ingrat et engrenages successifs, un peu plus esquinté à Dans L’Ingrat, un jeune homme se heurte à un L’Impersonnel sont des «matrices», comme les chaque fois, pauvre père, comme l’ivrogne mal très répandu dans l’univers du romancier. définit très justement Paul Martin dans sa pré- qu’on expulse.» Ce récit est un texte poignant, Ici, le rapport à l’autre est si problématique qu’il face. Ils contiennent des thèmes chers à l’auteur tendu de bout en bout. La langue de Henri devient, pendant un moment, impossible : «Une -l’enfance, l’errance et la difficulté à être-, et Thomas y véhicule une rage rentrée et parvient matinée passée toute entière à fortifier la même pourraient pour cette raison avoir servi de ré- à peindre la douleur véritable d’un fils qui re- résolution, à la promener sous le ciel qui lui servoir à d’autres récits de l’écrivain. Seuls les garde son père se perdre. convient, à la retrouver pour ainsi dire au fond familiers de l’œuvre accueilleront une telle pu- de la fatigue, et de la faim, amène sans qu’on blication avec enthousiasme. Malgré leur inté- Benoît Broyart

29 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net PROPOS À portée de voix

Écrite en mémoire de la «voix dedans et parfaite», l'œuvre de Ludovic Janvier raconte l'obstination d'un écrivain à fuir la condamnation du silence. Deux livres réaffirment la singularité du timbre de cet auteur exigeant.

LUDOVIC JANVIER Comment dire? ENCORE UN COUP AU CŒUR Sur quel ton? À Gallimard travers quelle 188 pages, 14,90 e TUE-LE! voix? Depuis la Gallimard (L’arbalète) publication en 200 pages, 16 e 1964 de son es- sai sur le Nou- veau Roman, Une parole exigeante (Minuit), Ludovic Janvier réitère ses sommations au si- lence. Convaincu que l’écriture est la perpétuel- le tentation d’apaiser l’«infinie fringale de nom- mer», il s’inflige le désespérant et indispensable devoir du discours. Opiniâtre, il s'obstine à croi- re aux mots et s’acharne à combler, par le gout- te-à-goutte de la «parole sablier», ce manque que tout propos porte forcément en lui. «Jamais les humains ne supporteront qu’il n’y ait pas de mots», écrit-il dans l’un de ses textes. Roman- cier, essayiste, poète et nouvelliste, Ludovic Janvier est avant tout l’écrivain public d’une «armée d’ombres aspirant au repos, le repos d’avoir été dit». Réquisitionnées par la fiction, apostrophées par l’écriture, rétablies dans leurs singularités lors de monologues et de soli- loques, ces ombres vibrent dans tous ses ou- vrages, et notamment dans ses deux nouveaux recueils de nouvelles Tue-le! et Encore un coup au cœur. «Écouteur», Ludovic Janvier se révèle à travers la voix de l’autre. À travers toutes ces voix qui occupent, sans la saturer, la portée qui préside à la musique de ses livres, harmonieuse, fragile et douce. Des voix aux multiples timbres pour s’écouter soi. Des incarnations pour s’ob- © Olivier Roller server du dehors. «Vous n’avez sans doute de- vant vous que le fantôme de Ludovic Janvier, ne soyez pas déçu par mon air égaré!», prévient l’écrivain avant de se soumettre à un entretien sur la pelouse d'un stade. Le Marocain Ben marge. J'aime le football, même si le rugby pro- qui s’achèvera, forcément, par l’évidence de Barek était un dentellier sublime. Les Hollan- cure peut-être des émotions plus intenses : en l’impossible à dire. «Dans un texte, Pied à pied, dais Johan Cruyff et Marco Van Basten, et 1973, j'ai pleuré à un match entre les All Blacks je me suis moqué des interviews! Je me suis bien sûr Michel Platini, ont connu eux aussi et les Barbarians anglais. L'un de mes poèmes, amusé à parodier les deux instances en présen- ces moments de grâce. Certains joueurs sem- C'est pas Mozart que je regrette, porte la ce lors d’une entrevue : qui veut savoir quoi… blent réfléchir balle au pied, comme s'ils ai- marque de cette rencontre inouïe. et qui répond à côté de la plaque!» Jamais le si- guillonnaient une idée de la pointe de leurs Revenons sur le terrain de la littérature. lence, toujours la parole. chaussures. Lorsqu'ils filent en direction de Deux ouvrages paraissent, Encore un coup l'aile, avec cette réflexion au bout de leurs au cœur et Tue-le!. L'un semble dévolu à la Commençons par un contre-pied… Dans crampons, les attaquants écrivent une page. vocalité, l'autre à une rêverie plus narrati- l'un de vos textes, «La passe!», vous célé- Quand ils centrent en retrait, après avoir réussi ve. Estimez-vous qu'ils possèdent chacun brez le souvenir d'un jeune ami footbal- un débordement, ils me donnent l'impression leur propre tonalité? leur, virtuose du dribble. Vous révélez de dessiner une espèce de paraphe que le but Ma première idée était de réunir tous ces textes avoir reçu le «baptême de la pensée» de ce achève en apposant sa signature… Le jeune dans un seul volume. Je me suis rapidement «Fregoli des espaces»! Même en cette pé- Landrau, le footballeur évoqué dans «La pas- aperçu que ce livre unique aurait été trop com- riode de Coupe du Monde de football, se!» a réellement existé : on aurait dit qu'il posite. Rédigés au fil des ans, ces récits s'inscri- l'éloge n'est-il pas excessif? griffonnait quelque chose dans son couloir, vent effectivement dans deux courants : les Non! Il y a comme une écriture qui se déploie qu’il s’en allait mûrir un proverbe dans cette textes de Tue-le! sont affiliés au monologue et

30 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net au soliloque, ceux de l’ouvrage Encore un coup que je voudrais écrire… mais évidemment je ne détour par l'autre me procure sans doute une au cœur expriment davantage une envie «d'en- sais pas ce que je voudrais écrire. étrange assurance. J'avais besoin de ce non moi tendre des voix». Il m'a donc semblé légitime Vous avez écrit : «Quelle idée de demander très tôt, certainement dès le début, mais j'ai ou- d'élaborer deux volumes, dotés de couleurs dis- ses raisons à la musique!» N'est-il pas tout blié cette envie pour ne la retrouver qu'après un tinctes. Je ne sais pas pourquoi certaines choses aussi vain de demander ses raisons à énorme détour. Le plus étrange, c'est que ce me viennent habillées théâtralement et d'autres l'écriture? plongeon dans l'autre a commencé avec mon vêtues de façon plus narrative, plus descriptive. On ne peut pas demander ses raisons à la mu- roman Naissance, édité en 1984, et qu'il s'agis- Je n'ai pas la clef de ce mystère. Je ressens au- sique, et encore moins à la parole. Comme l'a sait d'une voix de femme… Il y a beaucoup de tant le besoin d'être à l'écoute d’une voix que de bien compris Beckett, c'est l'épuisement même voix de femmes dans mes livres… Pour les raconter des histoires. Au fond, tout cela se res- de demander ses raisons à la parole. Laissons hommes, la femme est l'autre absolu. En som- semble un peu : la narration classique, le récit tomber le désespérant creusement de la parole me, on pourrait dire que je veux de l'autre, que discursif à l'apparence de soliloque ou encore la par elle-même… Creusons plutôt le lit de Pro- je m'envoie en l'air sous les espèces de l'autre… poésie, ce petit bloc cristallisé autour d'un ins- custe dans lequel nous sommes allongés, ce lit Bref. Ne psychiatrisons pas! Et puis j'ai mes tant… Adieu les genres! Comme disait Mallar- inadéquat, jamais à votre taille, jamais à la bon- saints patrons, c’est rassurant. Dans Ulysse, le mé, tout est poème. Dès lors que l'on travaille le ne mesure! Ce lit dans lequel nous nous débat- livre apparemment le plus viril, le récit culbute rythme, il n'y a pas de prose. Et je suis un ryth- tons et qui constitue le logis de la langue. Nous lorsque James Joyce passe soudain au suave micien enragé… sommes dans le langage comme dans une habi- monologue de Molly. N'oublions pas non plus La musique semble de plus en plus présen- tation aux dimensions inappropriées. Jules Michelet, auteur de cette phrase : «J'ai les te dans vos écrits… Recourir à des voix multiples et singu- deux sexes de l'esprit». C'est vrai. Elle est de plus en plus présente, lières, comme vous le faites dans vos récits, L'humour est inséparable de cette dé- mais comme un arrière-pays, comme un appel. n'est-ce pas une façon de trouver la bonne marche… La musique divulgue un horizon parfait que la distance… et d'éviter de choisir entre le Dès qu'un propos se présente, la dérision s'en parole tente d’atteindre. Mallarmé a très bien «trop près» du «tu», le «trop loin» du «on» mêle. L'écrivain à la voix profonde et grave -et perçu que si la musique était cet absolu, nous et le «trop dehors» du «il»? Dieu sait qu’il y en a dans nos régions!- me fait lui étions pourtant supérieurs par la parole. Le C'est exactement cela. , le m'esclaffer. Il s'agit peut-être d'une précaution, musical et le vocal sont engagés dans un dia- romancier italien de L’Affreux Pastis de la rue d’une mise à distance pour ne pas sombrer dans logue à la fois désespérant et encourageant. des Merles, édité en 1957, estimait que les pro- la cruauté et le sentimentalisme qui me guettent J'écris avec la volonté absolue de faire du ryth- noms étaient les «poux du langage». Je souscris à tout instant. En tout cas, c'est un réflexe. Un me. Le peintre Ingres suggérait que le dessin à cette affirmation. L'autofiction est une blague! réflexe interne à l'acte d'écrire, un peu comme était «la probité de la peinture». J'ai envie de le L'hétérofiction est une blague! L'allofiction aus- la tentation du trop, du trop dire. paraphraser en disant que la vocalité est la pro- si! Tout cela, c'est de la blague… Faire parler L'ironie et le sarcasme expriment ma méfiance bité de l'écriture. une voix, ou être à l'écoute de cette voix, per- envers la foi et la croyance. Je me méfie du bien Chacun de vos textes paraît être une folle met d'éluder cette question traditionnelle de la dire, du prêchi-prêcha, de la croyance mythi- tentative pour répondre à l'impossible à position du narrateur par rapport à l'instance fiante. J'aime le court-circuit, l'étincelle critique dire. Est-ce ainsi que vous envisagez la lit- pronominale qu'il couche, plus ou moins voilée, et parfois cocasse. J'aime l'inattendu d’une térature? sur le papier. Faire parler l'autre, voilà la grande confrontation entre deux mondes, entre deux Dans son Tractacus logicophilosophicus, publié affaire. Je, tu, il, nous, vous… De la blague! couleurs. C'est pourquoi dans la poésie que en 1921, Ludwig Josef Wittgenstein a écrit : Avec un pronom, quel qu’il soit, «on» n’est ja- j'écris, à l'étonnement de certains, je moque. En «Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire». mais là. plein jouir, ou en plein dithyrambe, j'introduis C'est exactement le contraire! La parole est fai- Parfois, pourtant, certains personnages un son faux, une fêlure. Ça me fait du bien te de ce dont on ne peut pas parler. L'envie s'adressent brusquement au narrateur. Ils quand j'écris, ça me soulage, ça me prévient du d’exprimer est faite du désarroi de ne jamais invoquent un écrivain quelquefois pré- risque de sombrer dans l'unicolore, la monoto- pouvoir dire. Je ressens ce désir irrépressible de nommé Ludovic et lui demandent de leur nie ou le prosélytisme. C'est cela, le monde. Le nommer l'innommable. Dès qu'il y a un enjeu, «arranger les phrases»… Est-ce une maniè- chaos de la contradiction. Le sérieux m'ennuie. enjeu de se taire ou de répondre, je tombe du re de dire que «vous» êtes quand même là? L'ennui, justement. «C'est depuis ce plus côté de la réponse à l'émotion. Je ne peux pas Oui, ces petits coups de présence apparaissaient rien de l'ennui, écrivez-vous, que la parole garder le silence. En ce sens, l'écriture est peut- déjà dans le roman Monstre, va (ndlr, dans ce fait perler le mot inattendu». Est-il réelle- être une réponse à la mer depuis le premier mot; roman, paru chez Gallimard en 1988, le meur- ment à la source de l’écriture? la mer est sans doute la seule grande figure de trier s'appelait d'ailleurs Ludovic…). Ce n'est L'écriture est l'enfant de l'ennui. Quand on ne l'infini, de l'infini en mouvement. Je veux ré- pas de la coquetterie, c'est une envie de me s'ennuie pas, on n'a pas envie d'écrire. Pour pondre à ce silence qui me prend lorsque je mettre un peu en jeu, de m'exposer, de passer écrire, il faut que le temps brusquement s'ouvre contemple un tableau de Cézanne ou que plus ou moins déguisé dans mes textes… com- et que quelque chose de l'intérêt pour le monde j'écoute un prélude de Chopin. me Alfred Hitchcock traversait ses films. cesse. La parole s'installe dans cet ennui qui est La fréquentation de Samuel Beckett, et notam- Un ancien boxeur devenu clochard, une tout à la fois le temps qui ne passe pas et le re- ment de son livre L'Innommable, paru en 1953, femme à moitié folle dans un asile, un in- gret du monde. m'a encouragé dans cette entreprise accablante firmier psychopathe… Vous rentrez dans Vous vous ennuyez beaucoup actuellement? et nécessaire : «Cependant je suis obligé de tous ces personnages, aussi différents Ah… J'ai en chantier des poèmes et une prose parler. Je ne me tairai jamais. Jamais», écrit-il. qu'ils puissent être, avec une déconcertan- un petit peu délirante, un «prose balai» qui ré- L'Innommable m'a fait pleurer quand je l'ai lu. te facilité. capitule et donne son sens à toutes mes pous- En travaillant sur l’œuvre de Beckett1, j'ai œu- C'est encore plus que cela! J'ai de plus en plus sières de littérature. Une prose ramasse-miettes! vré à mes soubassements. Sans le savoir, j'étais l'impression de m'installer avec écoute et ba- dans ma cave. Quelque chose en moi demandait gages dans une situation, un personnage, une Propos recueillis à venir. J'ai été encouragé par son exemple, mê- voix : je joue l'écouteur. Est-ce de l'hystérie? par Pascal Paillardet me si Sam était neutre et muet sur vos créa- Du fantasme? Du théâtre plus ou moins bien in- tions. Il ne disait jamais ce qu'il pensait de vos terprété? C'est un mystère pour moi. Peut-être 1Ami, spécialiste et traducteur de Samuel Beckett, Lu- écrits. Après ce trajet périphérique, je n'ai plus que je n'habite pas très bien en moi. Peut-être dovic Janvier a rédigé deux essais sur l’écrivain irlan- pensé qu'à mes propres vocalises. Ce que ne suis-je pas très bien logé… Je suis certaine- dais : Pour Samuel Beckett (Minuit, 1966) et Samuel j'écris, je crois, ressemble de plus en plus à ce ment un locataire incrédule de moi-même, et ce Beckett par lui-même (Seuil, 1969).

31 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE FRANÇAIS Les âmes incarnées

L’ONGLE ROSE Un ongle n’est pas une Sylvie Gracia poursuit à travers son troisième ouvrage SYLVIE GRACIA chose anodine, innocente. Verdier Un ongle développe une e une exploration des corps, des vertiges, des béances. 103 pages, 11 dimension fantomatique, surtout lorsqu’il paraît Une écriture incisive, dérangeante et vraie. mort, à peine racorni, détaché du corps. En Afrique, certains affirment qu’il faut cacher, dé- truire ongles, cheveux, peaux mortes, afin de ne pour former une histoire irradiée de solitude, quartiers interlopes et surtout le désir, la fasci- pas être dépossédé de soi-même, marabouté. d’errance où l’amour, voire le non-amour don- nation de l’homme, de son corps. Il y a dans Dans le nouvel ouvrage de Sylvie Gracia, nait le change. Les Nuits d’Hitachi (L’Arpen- cette quête du corps en exil, de l’émigré, du l’ongle est déclencheur d’écriture, fil rouge (ro- teur, 1999), nuits de veille presque de recueille- déshérité, du réfugié quelque chose de pasoli- se vernis) incongru presque magique. Un té- ment, baignées par les néons publicitaires de la nien. La Rédemption par l’humiliation et la vio- moin aux deux sens du terme, le témoin d’une marque japonaise menaient non au satori, mais lence? Plutôt l’effacement de solitudes extrêmes action, ici, un coup d’éclats, une dispute à une intranquillité sereine, urbaine. Huit textes dans le corps à corps aveugle de l’amour. Il est d’hommes, une bousculade et un téton y déclinaient la vie (deux naissances, sources de un moment beau, fort, crépusculaire dans cet entr’aperçu qui fascinera l’héroïne tout un hi- liberté), la mort (Jeanne qui danse un cancer en- ouvrage : sur un toit, le monde en contrebas, ver. Un témoin, le bâton relais qui passerait de diablé), le sexe comme expérience limite. De l’héroïne suit les contours d’une cicatrice, main en main et évoquerait pas tout à fait la ces deux ouvrages éclatés émanaient une ten- marque d’une torture infligée à un homme. mort, pas tout à fait la vie, peut-être l’âme. sion, une force extrême et dérangeante. Para- «Combien de fois ensuite il me sembla avoir po- L’ongle, réceptacle de l’âme? doxalement certaines situations-limites crues sé le doigt dessus ce soir-là et lentement avoir Le corps, l’âme et la mort-rupture hantent les revêtaient une pudeur particulière. Une forme remonté le long, les yeux fermés avoir mesuré le livres de Sylvie Gracia. Des livres avec de vrais narrative plus ramassée, plus romancée permet- bourgeonnement des tissus là où la plaie s’était morceaux de vie, des angles tranchants, des fas- trait-elle de conserver autant de caractère, de refermée en enfouissant la douleur». cinations-répulsions, des émois, de l’ego fort. vérité, de puissance? L’Ongle rose, quasi-ro- Sylvie Gracia écrit au plus près du trou noir, ce Dans son premier ouvrage L’Été du chien man (103 pages), avec bien sûr plus de gras, de trou noir enfermant tant de chairs, d’absence, de (L’Arpenteur, 1996), l’héroïne quittait son liant que les précédents, une voix récurrente in- douleurs et d’émois. Elle esquisse remarquable- foyer, le père de ses deux enfants pour revenir voquant l’amant presque durassienne, des rup- ment des contours d’âmes nues, nimbées de lu- dans l’Aveyron vivre entre ses parents et tra- tures, des syncopes, tient magnifiquement la mière artificielle. vailler en supérette. Trois cent quarante neuf sé- route. L’ongle brisé dira l’amour enfui, les ren- quences brutes s’amoncelaient, se recoupaient contres dans des cafés, des restos, des rues, des Dominique Aussenac

ALLER AU DIABLE JACQUES RÉDA Gallimard Le trépas né 145 pages, 14 e Qu’est-ce qui fait qu’un texte ne prend pas? Est- UNE PARFAITE JOURNEE PARFAITE s'estimer lésé par l'horlogerie qui règle sa ce une sorte d’empoissement du déjà lu/déjà MARTIN PAGE dernière heure, sans cesse suspendue. Tou- écrit? Est-ce l’absence de toute scène, de tout per- Éd. Nicolas Philippe et Éd. Mutine jours en retard d'une mort, ou en avance e sonnage qui nous atteindrait? Pas même une 117 pages, 12 d'une vie, ce Phénix clownesque traverse le phrase, pas même une image dans ce roman de «vide intersocial» de l'existence en apesan- Chaque matin, au lever, un 357 Magnum lui teur. Même le lest incongru d'un requin Réda ne se détache d’une sorte de flot d’émois éternue ses mortelles salutations. «Quitte à blanc de six mètres, nageant dans son corps, adolescents hésitants, de populisme bon teint mê- perdre quelques minutes de sommeil, je pré- ne parvient pas à lui prodiguer la stabilité in- lant des bicyclettes venues de chez Doisneau, des fère me tuer avant les informations. Après, dispensable à toute tentative d'intrusion dans matrones de chez Dutourd, et d’agaçants dia- ça va mieux.» Fier comme un Lazare ressus- la société. «Il y a toujours eu un problème logues, d’un mauvais Duvivier : «Qu’est-ce que tu cité, l’atrabilaire rescapé se traîne ensuite de décalage entre le monde et moi.» On son- fous, dit Rose, je pète de froid. - Quelle idée aussi de jusqu'à la salle de bains où il se saborde au ge à la poésie loufoque de L’Écume des mettre une robe. Tu vas au bal? - Si ça m’toque.» Etc. rasoir, tel un vulgaire tranchelard. Après, ça jours de Boris Vian, aux absurdes gags des Cela pourrait être le récit de vies minuscules, de va mieux. Jusqu'au coucher, ça ira de mieux Monty Pythons, aux délirants dessins ani- petites gens aux désirs modestes et aux plaisirs en mieux : l’absorption d'expéditifs cock- més de Chuck Jones. Contemporain dans discrets -mais on est loin de l’éclatante précision tails de barbituriques, le saute-mouton sur l'écriture de Comment je suis devenu stupide de radicales mines antipersonnelles -soi- (Le Dilettante, 2001), Une parfaite journée de Michon. Nous aurons autant de mal que le hé- gneusement disposées par ses soins sous le parfaite est le deuxième roman publié de ros à atteindre la perte de son pucelage : «Puis Ro- carrelage- et le lancer de grenades dégou- Martin Page. À travers le nihilisme inoffen- se me prit une main, la guida et, dans un souffle : “Tu pillées lui assureront un taux de mortalité sif de cette bouture d'homme («la greffe de veux?” Oui, là, sur une litière de vieilles orties» (p. honorable. S'il est vrai que le plus beau pré- la réalité n'a pas pris»), ce jeune auteur de 137). Jetez-vous plutôt sur d’autres Réda : les sent de la vie est «la liberté qu'elle vous 26 ans confirme son talent d'artificier de la beautés de l’errance et des à-côtés dans L’Herbe des laisse d'en sortir à votre heure» (André Bre- poudre d'escampette. talus, ou la mystérieuse apparition de Celle qui ton), le héros anonyme et suicidaire du ro- vient à pas légers. man Une parfaite journée parfaite pourrait Pascal Paillardet T. C.

32 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE Hyde et les singes FRANÇAIS

Spécialiste de Stevenson, Jean-Pierre Naugrette ressuscite GÉRARD MACÉ LE GOÛT DE L’HOMME Le Promeneur Sherlock Holmes et Mister Hyde dans un roman d'aventure 110 pages, 110 e BOIS DORMANT ET et de mystère à la fois traditionnel et dévergondé. AUTRES POEMES EN PROSE Poésie/Gallimard 222 pages, 6,40 e LES HOMMES DE CIRE JEAN-PIERRE NAUGRETTE Climats 205 pages, 15,50 e Plutôt que d’interroger l’anthropophagie en écrivain érudit, Gérard Macé a su éviter Les grands hommes excitent l’imagination. les pièges de l’humour ou de l’anecdote À en croire les bibliographies kilomé- pour centrer le propos de son essai sur les triques d’un Malraux -on fera l’impasse écrits de l’ethnologue Pierre Clastres Chro- sur Jeanne d’Arc et Napoléon-, la vie my- niques des Indiens Guayakis. Ce texte n’est thographiée de seconde main constitue un que la partie centrale de ce livre : il est en- genre prisé, aisément placé chez les édi- cadré de deux autres essais de même im- teurs qui trouvent à les vendre en quanti- tés. Les aberrations sont communes. Par- portance, le premier consacré à Dumézil et tant, il est plus réconfortant de s’enfoncer le second à Griaule. Ce Goût de l’homme in- dans les aventures de nos héros favoris, vite donc, comme fussent-elles inauthentiques puisque la ©D.R. souvent dans les règle de véracité ne leur est pas appliquée, proses de Macé, à Trois étoiles à plus forte raison s’ils ont eu pour mission rencontrer des de faire éclater le principe de réalité. Jules mier roman de Naugrette, Le Crime étrange de êtres à travers le Verne est mort mais nous reste l’envie de lire un M. Hyde (Actes Sud Babel, 1998) marqué, déjà, regard d’un auteur qui, par intuitions, re- jour la suite du Château des Carpathes. Par par le charme turpide des berges brumeuses de la ailleurs, certaines créatures de fiction étaient si Tamise. Brumeuses et opiacées. Le nouveau coupements, suppositions, quand ce ne bien ficelées qu’elles ont pris encrage dans nos chapitre de ces faramineuses aventures de la sont pas ses propres souvenirs, montre que imaginations et resurgissent par le fait d’une vo- bande Hyde-Holmes se déroule entre Londres et son étude du monde n’a de valeur, et de lonté populaire supérieure dans le champ des Goa en passant par Grenoble. Nous écrivons «la ressort, que par une interrogation toujours nouveautés. Ces êtres de papier ont acquis une bande» puisque Naugrette livre ici cette informa- renouvelée. Ces trois destins permettent vie autonome en même temps que le statut de fi- tion inédite : Jeckyll et Holmes étaient des co- ainsi de découvrir un Dumézil chez lequel gures. Fantômas pourrait apparaître ici ou là pains de collège. Ainsi, s’il respecte les topoï de l’auteur aime retrouver «le récit d’une quête; sans crier gare -Didier Blonde lui a presque ren- cette littérature d’importation, Naugrette est ca- du le souffle dans Faire le mort (Gallimard, pable de sortir le récit de ses gonds en y immer- où l’on trouve, comme dans toute quête digne de 2001)-, de même Arsène Lupin et Rocambole geant un vaisseau fantôme à l’ancienne et en for- ce nom, des leurres et des erreurs de parcours, des lorsqu’ils seront lassés de leurs tristes avatars mulant un projet génétique tout à fait retours en arrière et des obstacles vaincus (…) et produits en images animées. Les personnalités monstrueux : un maléfique a entrepris la trans- toujours devant soi le grand mystère, ainsi que de Sherlock Holmes et du bon docteur Watson, formation du singe en homme afin de remplacer l’inlassable questionnement de l’historien, celles de Jeckyll et de son double Hyde sont définitivement ce dernier. Campagne terrible, si puisque l’interrogation est une pente de l’esprit elles aussi de nature à s’attirer des clones. l’on y songe, mais très en retard sur le formatage humain.» Très critique avec Griaule, une Le spécialiste de Stevenson et de Dickens, Jean- de nos cervelles entrepris «pour de vrai». Pierre Naugrette ne dira pas le contraire qui livre N’allons pas n’imaginer que J.-P. Naugrette nous sorte d’inventeur du mythe dogon, Macé avec Les Hommes de cire un épisode délectable livre un ersatz de déjà-vu. Lorsqu’il s’y met, il poursuit son approche, dans une écriture des aventures du duo britannique Holmes-Wat- fait des étincelles. À deux reprises, ses pages méditative qui fait de cet ouvrage une sui- son. On hésite à qualifier cette aventure-là de s’avèrent stupéfiantes. Ici, c’est le parcours flu- te de bonheurs d’expression. La parution posthume car elle se conforme parfaitement au vial d’un cadavre et l’irruption flamboyante d’un de ses proses dans un volume de la collec- souvenir de nos lectures. Démiurge inspiré, Nau- cormoran admirable -une réserve néanmoins : tion Poésie/Gallimard devrait permettre à grette s’est fait plaisir, c’est notable, sans que l’oiseau semble savoir lire… du reste, nous cet auteur d’agrandir son lectorat, à travers son récit en souffre. Nul anachronisme, pas d’er- n’avons rien contre l’éducation des oiseaux- et reur de casting, décors adaptés, point de faute de là, cette construction mémorable d’un Labyrinthe la réunion d’ouvrages dont nous avions goût. Sa parfaite connaissance de l’Angleterre des labyrinthes, dédale en trois dimensions où parlé dans le dossier de notre N°35 : Le victorienne l’a servi tout comme sa fréquentation Sherlock Holmes se perd. Le charme particulier Jardin des langues; Les Balcons de babel; Bois assidue de l’œuvre de Stevenson. de cette littérature d’aventures mystérieuses est dormant; La Mémoire aime chasser dans le noir Roman de crimes et de suspense teinté d’une indéniable. Le lecteur des Hommes de cire s’y et Le Singe et le miroir. Entre rêve et réalité, touche fantastique dont Le Golem porte l’em- coule comme dans une douillette robe de les livres de Gérard Macé témoignent tou- preinte, Les Hommes de cire débute par l’assas- chambre, imagine un bon verre à portée de sa jours d’une quête authentiquement sinat d’Utterson dont on sait qu’il n’était pas main, s’illusionne peut-être, perçoit enfin le pour rien dans la chute de Hyde. À défaut de le «sourire» bienveillant de l’auteur. poursuivie. pousser au crime, c’est lui, Utterson le limier, qui l’avait poursuivi à travers les pages du pre- Éric Dussert Marc Blanchet

33 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE ÉTRANGER Non, rien n’a changé

UNE ÉPOQUE FORMIDABLE On connaissait les édi- Première traduction de Michael Bracewell, un romancier MICHAEL BRACEWELL tions du Dilettante Traduit de l’anglais comme de fins déni- anglo-saxon que l’on a pris pour «un anthropologue par Robert Davreu cheurs d’auteurs pas- Le Dilettante sés mésestimés ou de urbain». Un texte vif, lucide, drolatique et déphasé. 224 pages, 17 e nouvelles voix fran- çaises. Rompant avec cela, elles nous livrent au- jourd’hui le premier texte traduit d’un auteur an- d’autres appelleraient crise intérieure. «Et donc programmé. Entre le sentimental journey et le glo-saxon inconnu dans l’Hexagone : un texte je n’étais ni pour ni contre les autres employés voyage au bout de la nuit, d’une langue policée enthousiasmant, servi par l’admirable traduction de bureau qui me regardaient en coin, alors que mais personnelle, Bracewell dresse le portrait de Robert Davreu, qui a peut-être attiré ses édi- j’hésitais par ce matin d’été sur London Bridge. d’un antihéros qui cherche le vouloir-vivre, sa teurs, aussi, pour des raisons qu’évoqua la jour- J’étais simplement déphasé. Ce n’était rien volonté propre dans le monde du tout à volonté : naliste Nicola McAllister dans les colonnes du moins que cela qui m’apparaissait tandis que je «Cet après-midi, tandis que je m’enfonçais dans Spectator : «Perfect Tense a davantage en com- me joignais au reste des banlieusards qui se hâ- la fraîcheur de l’air conditionné du gigantesque mun avec la fiction française contemporaine taient, flânaient ou se pavanaient sur le pont». rayon d’alimentation de Marks & Spencer, au qu’avec ses propres équivalents britanniques : Le cadre, ce qui le fait trembler, est contenu ici. coin d’Orchard Street, W I, je pris conscience elle est adulte, humaine, philosophique»( Si l’on La City londonienne, son quartier d’affaires, que mon sentiment d’avoir personnellement at- peut dire, n’est-ce pas, et quoi que cela veuille l’espace concentré des flux et reflux capitalis- teint la masse critique de mon expérience se recouvrir concrètement). tiques et de leurs ouailles, le «déphasé» d’une trouvait reflété par cette idée plus vaste qu’il y a Né en 1958 dans la banlieue de Londres, Mi- des fourmis laborieuses de ce monde, mal inté- désormais tout à volonté : les sandwiches, la chael Bracewell développe outre-Manche, de- gré, pas encore laminé, qui se voudrait encore technologie, les vacances, les chaussures, les puis vingt-cinq ans, une œuvre saluée tant par la doué d’une individualité. «Lorsque je regarde voitures, les disques, les chaînes de télé, les res- presse que par ses pairs David Lodge, Jonathan mes quatre assistants, pour lesquels j’aimerais taurants, tout ce que vous pouvez imaginer.» Coe ou Stephen Fry. À travers sa biographie, éprouver de la sympathie, je les vois comme les Comme le souligne son traducteur, Bracewell certains passages d’Une époque formidable, on représentants d’une génération plutôt que com- développe «une manière poétique, imaginative, ne peut oublier qu’il n’avait pas vingt ans quand me des individus. Ils ont l’air d’exister comme d’être-au-monde, qui le retient de verser dans le explosa la vague punk anglaise, guère plus un dépotoir à clichés; ils vivent dans une culture discours catégorial au profit d’une parole sin- quand le no future vint s’exploser sur le mur de superlatifs, entièrement fondée sur le prélè- gulière et pensante». Une manière, aussi, de se étouffant de la grande période glaciaire des an- vement des éléments les plus exagérés de tout.» rappeler que «les choix sont une bénédiction nées quatre-vingt. À l’encontre de cela, même s’il reprend un thè- dans un monde où le choix est si souvent nié -et Faux-frère, le héros d’Une époque formidable me déjà traité -les souffrances d’un jeune Wer- j’ai le choix.» Un livre de premier choix. ouvre l’étrange bal de ce roman au moment où il ther du tertiaire-, la finesse de l’écriture de Bra- est victime d’une hésitation matinale que cewell joue des clichés pour dilater un monde Pierre Hild

LA VISITEUSE MAEVE BRENNAN Les secrets de Hyroyuki Éditions Joëlle Losfeld Traduit de l’anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paoloni PARFUM DE GLACE té qui contraste avec les sentiments de la jeu- 96 pages, 10 e YÔKO OGAWA Traduit du japonais ne femme. Ce paradoxe donne sans doute par Rose-Marie Makino-Fayolle son originalité à un roman subtil, qui s’at- Ce court roman est le premier composé par Actes Sud tache à la sensation et entreprend de la dissé- Maeve Brennan, écrivain irlandais née en 1917 e 304 pages, 19,50 quer. Parfum de glace pourrait être considéré et disparue en 1993. L’inédit a été retrouvé ré- comme un roman chirurgical du sentiment cemment dans les archives de l’artiste et aucun Ryoko rencontre Hiroyuki, parfumeur. Un amoureux. Ainsi, lorsque Ryoko rencontre autre texte n’est disponible en français pour le mois plus tard, le jeune homme se suicide Akira, le petit frère de Hiroyuki, elle croit un dans son atelier en avalant un produit moment retrouver l’odeur de la personne moment. Une jeune femme tente de revenir toxique. Commence alors pour Ryoko une perdue : «Pour être exacte, ce n’était pas as- chez sa grand-mère paternelle, après la mort de longue enquête. Partie pour déterminer les sez net pour que l’on puisse parler d’odeur, sa mère avec qui elle vivait hors du domicile raisons du geste de Hiroyuki, elle découvre il s’agissait d’une sensation beaucoup plus conjugal depuis des années. La famille est au peu à peu qu’elle ne savait rien de l’homme ténue qui traversait, l’espace d’un instant, le centre de La Visiteuse. Brennan y met en place avec qui elle vivait depuis quelques se- fond de ma poitrine. C’était tiède, paisible, un univers féminin, où besoin d’amour et frus- maines. Du Japon à Prague, elle traque alors et cela ressemblait un tout petit peu à une tration détruisent. En fin de volume, l’éditeur la moindre information pour reconstituer le odeur d’arbre. C’était la même sensation anglais intervient pour assurer que tout l’uni- puzzle complexe du passé de Hiroyuki. que j’avais ressentie lorsqu’il me regardait vers de Brennan est là. Mais ce court tableau ir- Yôko Ogawa, dont c’est le huitième roman soudain alors que nous marchions tous les landais donne soif. Il serait bon d’entreprendre traduit en français, propose un récit non li- deux l’un à côté de l’autre, qu’il remettait en néaire de l’enquête. En mêlant les étapes de place mes cheveux ébouriffés par le vent ou un travail de traduction pour découvrir en fran- la progression de Ryoko, elle accentue la posait son oreille sur ma poitrine nue.» çais les principaux romans de l’écrivain. brume régnant autour du personnage de Hi- royuki. Le drame est traité avec une neutrali- Benoît Broyart B. B.

34 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) DOMAINE Éloge du libertinage ÉTRANGER

Animé par la passion charnelle pour le corps individuel, et celle, politique, pour le corps collectif, G de John Berger explore une même force historique : le désir. Réédition d’un grand roman philosophique.

G JOHN BERGER En 1972, John Berger de rôles que l’éducation catholique du Traduit de l’anglais recevait le Booker Pri- XIXe siècle les prépare à jouer, l’idée par Elisabeth Motsch ze pour son roman, G. qu’elles se font d’elles-mêmes, la honte Éditions de l’Olivier Cette distinction cou- du plaisir et la peur que doit susciter 406 pages, 21 e ronnait un écrivain chez elle le désir des hommes, etc., tout d’une extrême indé- ce que l’obscénité -c’est-à-dire, ce qui pendance de pensée comme d’écriture, affi- se présente devant la scène- balaie d’un chant clairement ses sympathies marxistes, et coup dans le sexe. En pénétrant le corps ne cessant de se déplacer sur son propre échi- de telle jeune bourgeoise, G affirme sa quier mental, au gré de ses essais, de ses haine de la bourgeoisie. Il agit, poèmes, de ses romans et de ses critiques d’art. consciemment ou non, en révolution- Fidèle à ses engagements comme à la lettre de naire, ou plutôt, pour reprendre une ex- son roman, John Berger décidait aussitôt de pression que John Berger emprunte à partager la somme qui lui était allouée avec le Ortega y Gasset, en «envahisseur verti- mouvement des Black Panthers! cal». Le sexe est un moyen pour lui de Le scandale qui en résulta pourrait faire oublier désigner en chaque femme, la possibili- l’ambition de G, roman d’une parfaite lisibilité té d’une autre vie qui serait régie par en dépit de sa richesse formelle et thématique. leur conscience d’elles-mêmes. Le sexe Son titre est le nom de son principal protagonis- est une voie vers l’insubordination. te, un homme qui entre 1889 et 1915 va traver- Éloge du rôle révolutionnaire que ser, comme un acteur, la scène de l’histoire. Fils chaque individu peut jouer dans la vie bâtard d’une aristocrate anglaise et d’un négo- de tous les individus, G est une méta- ciant italien, il est tôt séparé de ses parents. phore où les figures du corps individuel C’est en orphelin qu’il se construit. Plusieurs et du corps social échangent leur visa- expériences vont développer en lui une passion ge. Dans cet échange, «le point de pour le corps singulier des femmes, et celui, l’œil» narratif bouge sans cesse, se collectif, des masses en lutte dans l’histoire. © Jean Mohr concentre sur l’intimité bouleversante Cette double passion, à bien des égards obscure, de deux corps, ou saisit l’insurrection, en font un étrange libertin, produit hybride de en Mai 1898, des ouvriers de Milan, par Garibaldi et de Don Giovanni. Rien en lui d’un une série de plans mobiles qui emprun- séducteur, pourtant; G est plutôt laid, et s’il fas- point d’une intimité remarquable, celui-là mê- tent au cinéma ses techniques; les fréquents mo- cine, c’est par la force dérangeante de son re- me que la pornographie, d’en ignorer l’existen- nologues intérieurs de G montrent que, au mi- gard, le secret dangereux qui y loge et dont il ce, manque et manquera toujours. C’est aussi lieu des salons bourgeois, il reste en retrait, semble promettre la révélation à celles qu’il sé- un point-limite de l’écriture, qui conduit plus observe, prépare ses stratégies de conquête ou duit. N’oublions pas que John Berger écrit G d’une fois l’auteur à s’interrompre là où les pe- d’infiltration. Au lit avec une femme, son re- dans les années soixante, et que l’action de son tits romans érotiques se vautrent avec délecta- gard s’efface devant celui du narrateur, comme roman se situe au tournant du XIXe siècle. La tion. Ainsi écrit-il : «Au centre de l’expérience s’il y avait dans toute chronique sensuelle des concupiscence est étrangère à G, car son désir sexuelle, l’objet -parce qu’il est désiré de façon amants réunis, une dimension plus imperson- n’a rien à voir avec le simple assouvissement exclusive- est transformé et devient universel. nelle, plus objective, plus historique, plus sur- sexuel. Dans l’amour physique, il cherche moins Rien ne lui est extérieur, c’est ainsi qu’il perd plombante. Or, c’est bien ce que John Berger son propre plaisir qu’il ne veut susciter le son nom», avant de dessiner deux croquis som- affirme : le désir est un moteur de l’histoire. À trouble dans le corps des femmes, et par ce maires représentant un pénis en érection et une tout instant, il peut exercer sur elle sa levée. trouble, éveiller en elles une liberté. Dans vulve. Ailleurs, il dit mieux encore : «Le seul G est-il un roman, un essai, un poème? Un peu l’amour, il les regarde ainsi s’ouvrir à un nouvel poème que l’on peut écrire sur le sexe à pré- de tout cela sans doute. On a pu évoquer à son inconnu et découvrir en elles une nudité abso- sent. Ici, ici, ici, ici.» propos une sorte de «cubisme» littéraire, en rai- lue, bien au-delà de leur peau et de leur chair, S’il est un mot d’une parfaite incongruité dans son de la mobilité de sa narration, de ses rup- une nudité dont l’autre nom serait la conscience. le vocabulaire sexuel, c’est celui de possession, tures de temps comme de ton. C’est juste, car G Il écrit ainsi : «L’étranger qui vous désire, et même s’il révèle l’essence du commerce matri- est, à l’image du cubisme, l’invention d’une vi- vous convainc que c’est vraiment vous-même, monial : accéder à la propriété d’une femme. sion qui a l’ambition d’être totale. Comme il est dans votre singularité, qu’il désire, apporte un Lorsque John Berger écrit «Baiser, c’est possé- dit dans une très belle page consacrée au regard, message de tout ce que vous pourriez être, der», c’est bien pour stigmatiser la propriété «c’est un regard qui déclare être ce qu’il est». adressé à ce que vous êtes aujourd’hui.» que les hommes revendiquent sur les femmes et En ce sens très précis, G demeure, aujourd’hui En certaines pages magnifiques, la description qu’institutionnalise le mariage. G quant à lui ne encore, un livre visionnaire. de l’acte sexuel s’efface au profit de la pensée possède pas les femmes, il les dépossède ou qui advient par le sexe, et le lecteur atteint là le veut les déposséder de leur aliénation : le tissu Renaud Ego

35 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) PAROLES Bon, brute et truand

Dans son huitième opus des aventures du commissaire Isaac Sidel, Jérôme Charyn offre un nouveau conte pour adultes, sur l’enfance et l’innocence perdue. Noir, débridé, cruel, nostalgique et presque merveilleux.

RUE DU PETIT ANGE malstrom d’aventures le menant de New York aventures d’Isaac Sidel. JÉROME CHARYN à Carcassonne (où seule faute de goût du ro- Effectivement Coen est toujours présent soit Traduit de l’anglais (États-Unis) man, il boira du cahors). comme un fantôme, soit comme la conscience par Marc Chénetier Jérôme Charyn aimerait pouvoir être lecteur et d’Isaac. Il y a aussi la présence très forte de Mercure de France l’Europe centrale avec Margaret Tolstoï, la 355 pages, 22 e écrivain en même temps, lire les yeux fermés pour accéder directement au Rêve. Il pratique femme qu’il aime. le ping-pong, apprécie les rapports que ce sport La relation amoureuse qu’entretient Isaac Si le réel, par dément interposé (tuerie au entretient entre sons et silence. Le ping-pong avec Margaret Tolstoï est particulière. Conseil municipal de Nanterre), n’avait mis comme l’écriture lui permettent de retrouver la C’est à la fois très comique, très lyrique et très dramatiquement le Glock, ce pistolet d’origine petite musique de la vie, faite d’espaces vides tragique à la fois. Un peu comme un opéra. Il autrichienne qui équipe les policiers new-yor- entre les phrases et de fureur. Le Silence et la l’adore. Elle le trompe. Elle travaille pour le kais, sur le devant de la scène, beaucoup de lec- Fureur, presqu’une variation free-jazz sur le FBI, la CIA, le KGB, manipule et est manipu- teurs de Jérôme Charyn penseraient encore titre de son écrivain majeur : William Faulkner. lée, mais il l’adore comme ça. qu’il n’est qu’un monstre de fer et de feu inven- Toujours au niveau de la nostalgie, Isaac a té par l’auteur. À l’instar du roi Midas qui Les aventures d’Isaac Sidel occupent une une prédilection pour les joueurs noirs de transformait en or tout ce qu’il touchait, Charyn place à part dans l’ensemble de votre base-ball des années cinquante. déforme non pas la réalité (il évoque ces as- œuvre. Quelle est-elle? La grande tristesse pour les joueurs noirs est pects les plus sombres, les plus abjects, les plus Oui, ce sont des aventures avec beaucoup de qu’avant les années quarante-cinquante, il leur injustes) mais les êtres qu’il rend angélique- poésie sur l’image et le rêve de New York. Ça était impossible de jouer dans une équipe avec ment monstrueux. Pour cela, il introduit dans la m’amuse beaucoup. C’est difficile à un écri- des blancs. J’ai fait des recherches et lu dans un noirceur de ses polars new-yorkais toute la fan- vain de dire quelle est la part de son œuvre la livre des années trente que les noirs ne jouaient tasmagorie des contes pour enfants de la vieille plus importante mais je crois que c’est le cas. pas dans le championnat parce qu’ils n’étaient Europe et le souvenir des pogroms et de la J’ai déjà terminé dix livres sur Isaac. pas suffisamment forts. C’est un mensonge! Il Shoa. Flics, truands, politiciens se transforment Le lecteur est toujours surpris par la pro- leur était impossible du fait de leur couleur de tour à tour en dragons, ogres, nains, géants. fondeur de champ, les effets de chambres jouer avec des blancs. Ils étaient souvent Isaac Sidel, le commissaire new-yorkais, son d’échos qui donnent à ces aventures, la meilleurs, mais étaient obligés de ne jouer héros favori, porte dans ses entrailles un ver so- force, voire la forme de drames antiques qu’entre-eux. litaire que lui ont refilé les Gunzman, un clan très européens. Vous évoquez un autre sport, le ping-pong. d’affreux juifs péruviens, dont les ascendants Bien sûr, mais New York est une ville très eu- Là, c’est un autre langage. C’est l’image du si- originaires du sud de l’Espagne, avaient fui les ropéenne. Même si elle peut incarner toutes les lence et des sons. Une raquette, c’est un peu persécutions de l’Inquisition. villes du monde. Il n’y a pas une grande distan- comme un flingue. Dans ma vie, le tennis de Né à New York dans le Bronx en 1937, Jérôme ce entre elle et l’Europe. Dans ma tête, j’habite table est très important. Je joue dans des tour- Charyn aime tout à la fois l’action, course ef- entre Moscou et New York. Je rêve de Moscou nois. Le lieutenant Coen était aussi un joueur. frénée, vertigineuse, les intrigues autour du que je n’ai jamais visité. Je me sens très russe. Il est mort sur une table de ping-pong. Pour pouvoir et se noyer de nostalgie. Une nostalgie J’adore la littérature russe et suis très lié aux moi, ce sport a une résonance très importante. slave, une nostalgie de l’enfance. Professeur de pays de l’Est et à leurs langues. L’innommable, l’innommé occupent une littérature policière et d’esthétique du cinéma à Il est ici question de trafic d’enfants entre place conséquente dans vos ouvrages. l’Université américaine de Paris, il est l’auteur l’Europe de l’Est et New York. Dans vos Pour moi, la chose la plus importante dans un de plus d’une quarantaine d’ouvrages dont le ouvrages, les enfants apparaissent comme livre, c’est comment définir l’inexplicable, l’in- personnage central est sa ville natale qu’il visi- très enfantins ou très monstrueux. nommable. Les choses que l’on peut expliquer, te deux à trois fois l’an et dont il aime le tem- Je crois que vous avez raison. Mais Isaac Sidel c’est relativement facile. Je recherche les po, l’architecture, les communautés, le caractè- lui-même peut être très enfantin ou très mons- choses qui sont impossibles à expliquer. C’est re quasi-mythique. Charyn a écrit des romans, trueux. Pour moi, tous les hommes et toutes les le grand sujet de mes romans. des essais, des pièces de théâtre, des scénarios femmes restent des enfants. Pour Isaac, la cho- New York, son architecture structurent de bandes dessinées. Dans Rue du Petit ange, se la plus importante est de retrouver l’enfant vos livres. Vous y opposez toujours verti- huitième ouvrage de la série, débutée par en lui-même. Au-delà du trafic d’enfants, la calité et sous-sol. Le sous-sol, c’est là où se Zyeux-Bleus (1977, Gallimard) Isaac Sidel question la plus importante dans ce livre est de situe l’innommé, l’innommable? prend du galon, attend son investiture comme savoir quelles sont les vraies différences entre Exactement. Les sous-sols, ce sont les bas- maire de New York en dormant avec des sans- adultes et enfants? fonds, la misère. La pauvreté, c’est le grand pé- abri, jusqu’à ce que de mystérieux tueurs vien- La nostalgie est très présente dans vos ro- ché de New York, une ville très riche avec beau- nent à se débarrasser de ces derniers. Trafic mans. La figure de Zyeux Bleus, le lieute- coup de pauvreté et énormément de racisme. d’enfants, peep-shows, tueurs d’Europe centra- nant Coen mort depuis le début de la série La verticalité, c’est la brillance, le pou- le, politiciens véreux, Sidel sera pris dans un traverse fantomatiquement toutes les voir, l’envol?

36 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Aussi la sexualité, la puissance, un envol vers le divin. On sent que c’est une ville mythique du XXe siècle, c’est la seule ville où les émigrants, les pauvres juifs, irlandais ont trouvé la puissan- ce. C’est la seule ville où cela a été possible. Les événements désastreux du 11 sep- tembre ont atteint le mythe dans sa verti- calité, est-ce que cela a déjà changé votre façon d’écrire? Oui, bien sûr, mais pas seulement pour moi. Pour tous les autres écrivains, c’est un grand deuil. Impossible d’effacer un choc comme ça. Cela doit apparaître dans le langage. C’est le premier acte marquant du nouveau siècle. Pour moi, on doit changer de langage, celui-ci doit devenir beaucoup plus brutal pour être en adé- quation avec la violence de cet attentat, un acte dément. Les personnes qui travaillaient dans les tours étaient innocentes. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans la tête de Ben Laden. C’est vraiment dégoûtant de faire une chose comme ça, de commettre un acte politique contre des innocents. Vous n’êtes pas un idéologue. Vous écri- Photo D. A. vez sur le mal sans manichéisme. La plu- part de vos héros peuvent être mauvais à l’instar de Sidel lui-même. son investiture comme maire de New C’est un vrai besoin, ça m’amuse beaucoup. Oui, il tue, continue à monter l’échelle. Chaque York. À quand la présidence des États- C’est une obligation pour ma sensibilité, ma tê- fois, il tue et il trouve le succès. Pas seulement Unis? te. J’aime beaucoup les lecteurs, j’aime beau- à New York, mais aux États-Unis, nous avons Dans Citizen Sidel, le dixième ouvrage que j’ai coup discuter avec eux. Mais j’écris avant tout vraiment une culture du crime. Avec la culture écrit, il atteint presque la vice-présidence. pour moi. Je suis l’écrivain et le lecteur en mê- du crime, le mot succès est aussi très important. Pourquoi pas après la présidence? C’est une me temps. C’est peut-être pas facile de rentrer Pour beaucoup de gens comme les sportifs, les vraie échelle pour Isaac, il monte, il monte, il dans le texte parce que c’est très particulier. artistes ou les écrivains, le succès est devenu tue et il monte. Le monde politique avec ses Chez Faulkner, mon écrivain favori, c’est la une obsession. Le mal et le succès entretien- pratiques honteuses est un terrain très intéres- même chose. Ce n’est pas facile d’entrer dans nent des rapports très ambigus, complexes. sant, pour moi. Le Bruit et la fureur. Mais, une fois entré, vous Depuis votre premier roman, vous dénon- Pour Librio, dans Appelez-moi découvrez un monde très singulier, très riche, cez la collusion entre le politique, l’écono- Malaussène, vous avez repris le personna- très amusant. La chose la plus importante, c’est mique et le maffieux. ge de Daniel Pennac. d’entrer dans l’intimité d’un écrivain, d’un À New York, pendant les années vingt, tout Le truc avec Daniel Pennac, c’est un mixage de écrivain nu, pas un écrivain masqué. Je n’aime d’un coup vous avez eu un mariage entre la po- Malaussène et d’Isaac Sidel. C’est une idée de pas les masques. litique et la maffia. A mon avis, le vrai gouver- Daniel, une idée extraordinaire, très amusante. Pour moi, l’écriture, c’est une démarche très nement de New York, c’est la maffia. Rien ne J’aime beaucoup le jeu de Daniel dans cette sé- personnelle. Le livre terminé, il n’est pas marche sans la maffia. Il n’y a pas de grève à rie. Mais je trouve que son travail n’est pas as- qu’un produit de librairie, c’est un témoignage cause de ça. C’est un gouvernement de sez sombre, un peu trop optimiste. Il n’y a pas de tristesse, de vie, de joie, d’esprit, de mystè- l’ombre, très important. beaucoup d’optimisme dans mes livres sauf re et de musique en même temps. J’ai l’im- À New York, la démocratie même cor- dans les dernières pages. J’aime beaucoup le pression avec tout ce que j’ai écrit, les essais, rompue est garante d’une sorte de stabili- happy-ending comme on dit en anglais. les romans, les nouvelles, les pièces, les scéna- sation entre le bien et le mal. Écrire, c’est une façon de se débarrasser rios de BD, d’accomplir une œuvre envelop- Exactement, c’est une vraie stabilité entre Dieu de ce réel, englué dans la folie, le mal, pée d’un essaim de tristesse. C’est la tristesse et Diable. Vraiment nous habitons dans le l’obsession du pouvoir? de la vie et aussi le manque de communication siècle du Diable. Le Diable est très, très fort, La chose la plus importante pour moi, c’est de entre les gens qui me préoccupent. Je ne me plus fort que les autres. C’est la haine qui do- retrouver la musique de la vie, de ma vie. Ce préoccupe pas de politique mais ces problèmes mine. Partout dans le monde entier, c’est la mê- n’est pas facile de retrouver chaque fois cette sont universels. me crise, la même déstabilisation, c’est ter- musique. rible! Dans votre écriture, il y a quelque chose Propos recueillis Isaac Sidel dans Rue du Petit Ange attend de jubilatoire, vital. par Dominique Aussenac

37 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE ÉTRANGER Sans planche de salut

LES SAINTS GÉOGRAPHES Un fils rêve la vie de son père, pasteur. Göran Tunström GÖRAN TUNSTRÖM Traduit du suédois par Marc livre un roman grave où des êtres tentent de trouer la de Gouvenain et Lena Grumbach Actes Sud 314 pages, 22,90 e pesanteur du protestantisme pour vivre libre et singulier.

La quête de Jacob Schwartz, le héros de Göran haine envers les choses Tunström (1937-2000), fils de pasteur comme et les objets qui pou- lui, pourrait se résumer à cette phrase de vaient hacher…» Christian Bobin : «Un adulte qui parle de son La finesse, la justesse de père, c’est un homme qui réchauffe une la description de cette fo- ombre.» Encore faut-il avoir connu cette lie féminine surprend de ombre. Ce n’est pas le cas de Jacob qui devra la part d’un écrivain mâ- utiliser magie et rêve, pour accéder au royau- le. Les Saints géographes me des morts, retrouver les origines de sa vie laissent dans la tête du et effleurer son père. La porte solaire qu’il uti- lecteur comme un noyau lisera, se situe à mille lieux de la Suède, entre calciné, noir, dur. Noyau Grèce et Égypte et ce en pleine Beat Genera- de vies qui auraient mal tion. Le vin coule à flot, l’odeur douceâtre du brûlé ou brûlé si loin de shit couvre les terrasses, la jeunesse du monde la vie. L’écriture de se bouscule autour d’Allen Ginsberg, Gregory Tünstrom présente un Corso, Marc Chagall et autre Laurence Durell. flamboiement crépuscu- Au milieu de ce joyeux désordre, Jacob n’a laire singulier dans le- qu’une idée fixe. «J’ai couru les églises, les quel s’entremêlent inten- cercles de philosophie de la vie. Cela ne m’a sité du lyrisme et servi à rien. Je rêve de lui la nuit, rêve qu’il absolutisme du doute, n’est pas vraiment mort, ou que c’est ma faute proche de celui d’Ingmar s’il est mort.» À Alexandrie, dans une bien Bergman, en plus hu- étrange Académie, il accédera au Rêve. Toute main toutefois. fantasmagorie alors disparaîtra. La seule magie Les Saints géographes sera désormais celle des mots, presque des © D. R. furent publié en Suède en mots tus, voire du silence des mots, suscités 1973. Göran Tunström comme un au-delà à la froideur, au puritanis- est l’auteur de pièces de me, à un mysticisme stérile et déshumanisé. théâtre, poèmes, romans Plus d’envol, la plume de Tunström soulignera nœud le plus prégnant de l’ouvrage, étonnam- (dont une dizaine traduits en français). Il fit ses désormais les creux, fera flamboyer le vide, ment en phase avec notre situation actuelle. débuts littéraires en 1956 par un recueil de poé- l’absence de salut. Elle tournoiera autour des Écrivain lyrique, mais lucide Tunström ira jus- sie, connut le succès en 1983 avec L’Oratorio êtres, accentuera leur humanité, mais aussi leur qu’à dénoncer la vétusté des mots, leur impuis- de Noël (Actes Sud, 1986) son œuvre majeure impuissance à se surpasser. sance à dire le réel, leur trahison, leur sclérose, dans laquelle il évoque le drame de Solveig, Changement de décor et retour en arrière, une la langue de bois. Paula fuit la parole ritualisée, soprano, renversée par un troupeau de vaches, vingtaine d’années plus tôt, dans la ville de convenue de son mari, comme si cette parole qui ne pourra chanter le soir de Noël. Il est aus- Sunne (ville des origines de Tunström et théâtre avait perdu à la fois son corps et son âme. «Il si l’auteur du Buveur de Lune (Actes Sud, de la plupart de ses aventures) où à l’instar du ne s’agit pas d’hypocrisie comme tu sembles le 1997, cf. MdA N°21), roman cocasse et épicé sel ou du plomb, le protestantisme a figé toute croire, quand mes collègues ou moi-même par- dans lequel il décrit les prémices d’un conflit vie. Les êtres apparaissent nus, incroyablement lons de l’importance du salut, par exemple : franco-islandais consécutif au shoot d’un bal- seuls face à eux-mêmes, leur communauté et c’est le vécu d’une nécessité, d’un langage, lon de foot dans les vitres de l’ambassade de Dieu, alors que fascisme et guerre frappent à surtout d’un langage, je crois, que nous avons France. Le Livre d’or des gens de Sunne (Actes leur porte. Le père de Jacob s’installe comme côtoyé durant de nombreuses années, et dans Sud 1999, cf. MdA N°28) conte les tribulations pasteur en compagnie de sa femme enceinte. Ils lequel on se trouve englués. Voilà pourquoi il d’un épicier écrivant la vie de ses contempo- doivent faire face à l’égoïsme des uns, la cupi- faut connaître beaucoup d’autres langages. Tu rains, il y décrit des âmes titubant au-dessus dité des autres. Au milieu de ces êtres revêches, dors?» Elle va alors s’installer dans la démen- d’un précipice. quelques voix s’élèvent, celles de marginaux, ce en déstructurant la langue et par là refuser le Göran Tunström fait partie de cette génération alcooliques, idéalistes, cultivés. Le pasteur crée lien social froid, artificiel qu’on lui propose. d’écrivains suédois (Per-Olaf Sundmann, Per avec eux une Société de géographie dont l’idéal «On ne peut pas dire simplement ça. MALADE Gunnar Evander, Torgny Lindgren, Carl-Hen- est l’effacement des frontières, l’avènement et c’est tout! Qu’on était un mot. Alors qu’il ning Wijmark) qui dans les années quatre-vingt d’une fraternité humaine. Mais ce groupe, mal- fallait plutôt sectionner le mot en morceaux de instaurèrent plus de force, plus d’attention à gré son humanisme, sa générosité s’isolera aus- plus en plus petits, le hacher comme des épi- l’écriture, retrouvèrent la nudité de l’être et de si de ses proches. La femme du pasteur, délais- nards. Elle rit. Fort. S’enfonça à nouveau dans l’âme humaine, privilégiant l’individu par rap- sée, sombrera dans la folie. son hachis et, quand elle eut haché tous les port au groupe et aux pesanteurs idéologiques. C’est dans cette folie et la problématique au- mots qui dissimulaient le monde, celui-ci se te- tour du langage qu’elle génère que se situe le nait là, dur et froid et nu, et elle fut saisie de Dominique Aussenac

38 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE Molero prétend ÉTRANGER

Un homme sous surveillance, un rapporteur d’imaginaire, LA SÉQUESTRÉE CHARLOTTE PERKINS GILMAN des Bouvard et Pécuchet d’une police d’opérette forment le Traduit de l’anglais (États-Unis) par Diane de Margerie quatuor étrange de l’éblouissant roman de Dinis Machado. Phébus 112 pages, 10 e

CE QUE DIT MOLERO Créées en septembre 2001, Prendre ce récit pour un document serait DINIS MACHADO les éditions Passage du réducteur, même si, comme le souligne Traduit du portugais nord/ouest viennent d’en- par Ingrid Pelletier Diane de Margerie dans sa postface, «Écrire tamer leur vie éditoriale ou ramper», la valeur exemplaire et datée (et Carlos Batista) par un coup d’éclat : la pu- Passage du nord/ouest de La Séquestrée dépasse de loin les étroites 192 pages, 14 euros blication de Ce que dit Molero, roman du Portu- limites de cette brève histoire. gais Dinis Machado. Initialement paru chez un Dans les États-Unis du XIXe siècle, une petit éditeur, à Lisbonne, en 1977, ce roman a femme mariée et connu dans son pays un succès inattendu, qui ne aimée voit son es- s’est jamais démenti, pour atteindre quatorze prit se déliter. La rage de éditions et cent mille exemplaires vendus. Tra- Parce qu’elle pa- duit dans diverses langues, de l’espagnol à l’alle- raît neurasthé- décoller mand en passant par le roumain et le bulgare, il nique, son mari de était jusqu’ici inédit en français : manque surpre- médecin, son médecin traitant et la société nant qu’une simple lecture ne fait que rendre plus incompréhensible encore. la réduisent à l’inactivité et au repos dans une villégiature louée pour un trimestre à

Né en 1930 dans le Bairro Alto de Lisbonne où il ©D.R. vécut trente-trois ans, Dinis Machado est le fils cet effet. Là, elle prend en horreur l’appa- d’un arbitre de football; piqué jeune par la fièvre rence de la pièce censée être pour elle la de l’écriture, il est un écrivain polymorphe qui ne des sables mouvants.» Le royaume de l’art ou le plus importante. s’embarrasse pas des genres : de la bande dessi- rapport de Molero. «Molero parle d’une autre Son esprit opère une étrange fixation sur le née à la critique de cinéma, du théâtre au roman partie de la vérité qui nous échappe, dit Austin papier peint jaune de la vaste chambre policier -sous le pseudonyme de Dennis Mc Sha- en calant le rapport sur ses genoux, il parle de conjugale de la superbe demeure décatie, et de-, tout en revenant toujours au journalisme la vie qui se cache au fond de chaque être, du son angoisse sera détaillée au fil des pages. sportif où il chronique notamment le football et fluide qu’on perd et retrouve continuellement Signalons que la première version française le cyclisme, Machado écrit, naturellement. dans cette vie, de cet univers intime de sensa- Quand arrive la révolution des Œillets, le 25 avril tions subtiles que nous poursuivons et qui nous de ce texte -aux éditions Des femmes en 1974, il est attelé à l’écriture d’un texte atypique poursuivent». Enchaînant les citations du rap- 1977- portait en titre la traduction littérale qui deviendra Molero. Commencé quelques mois port, enfilant les perles pour commenter ce qui du titre américain : Papier peint jaune. avant les événements, ce texte en devenir l’in- leur échappe, notre duo glisse «vertigineusement Le mari refuse toute négociation sur l’objet quiète : les quarante à cinquante pages écrites, (...) dans de grandes spéculations critiques» si du «symptôme» et donc sur le lieu où dor- qui devaient déjà posséder cette liberté de ton proches des pentes «savonneuses du subcons- mira le couple. Que signifie cette peur face fascinante, lui font présager une publication dif- cient», où le ridicule le dispute au mystère. Au à ce lieu, face à un papier peint, quels ficile qui ne devra sa résolution qu’à la grâce des «qui est qui» succède les «qui surveille qui» et risques encourt cette jeune mère, qui s’oc- événements historiques du mois d’avril. Mais «qui se joue de qui». cupe peu de son bébé? On hésite entre une quel est donc le mystère de Molero? Irrésumable, le texte résonne des lectures de Ma- dépression post-partum et une expression Deux hommes, Mister DeLuxe et Austin tien- chado qui dévora les grands classiques (comme nent le devant de la scène du roman. Nous les Don Quichotte) et la littérature populaire publiée d’un malaise, d’une révolte contre une vie trouvons aux prises avec un rapport qu’ils ont en petits volumes (la littérature de «cordel»), les que les autres ont décidément trop bien commandé à une tierce personne, Molero, sur un maîtres du policier américain (Hammett, Chand- pensée pour elle. quidam dont la vie se doit, visiblement, d’être ler) ou la bande dessinée. Rocambolesque, énig- Diane de Margerie privilégie le sens du surveillée. De Mister Deluxe et Austin, on ne matique, chargé d’une galerie de personnages texte alors que l’auteur elle-même a mis saura rien d’autre que ce duo qu’ils campent : un quichottesques, Ce que dit Molero, par son génie l’accent sur une belle dramaturgie d’appa- binôme qui évoque un composé d’autres couples verbal, souvent oral, paie sa dette aussi aux rues rence minimaliste. Ce «roman» de 40 littéraires comme Sherlock Holmes et Dr Wat- du Bairro Alto : à ces personnages, à son langage, pages n’est pas un simple plaidoyer pour son, Bouvard et Pécuchet… De Molero, nous ne à sa faconde. Il est assurément une manière d’ex- les libertés des femmes et pour le respect saurons pas plus, si ce n’est qu’il semble avoir poser avec jubilation et humour la puissance du qu’on leur doit, c’est un texte d’émotion, pris un malin plaisir à brouiller les pistes, faire langage : ce qu’il ouvre d’imaginaire, ce à quoi il de son rapport une suite de parenthèses des plus réduit le plus policé et policier qui sommeille en une fiction qui raconte une tentative de do- fuyantes voire imaginaires, stratagème, qui, du nous-même. Tout l’art d’un romancier qui passe mestication d’un être au début de sa vie coup, rend bien virtuelles et sujettes au doute les de relents orwelliens à «l’émotion de voler des d’adulte. Étonnante, la réponse de la jeune existences possibles du quatrième larron. nids ou bien l’odeur de caoutchouc des bottes de femme ainsi piégée est au fond plutôt ré- «Le royaume de l’art, dit Mister DeLuxe, m’a pêche de mon grand-père». Abracadabrantesque! jouissante. toujours semblé quelque peu inhospitalier, je veux dire tout a un air de course de vitesse dans Pierre Hild Jacques Goulet

39 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net re Ferbos DOMAINE ÉTRANGER Les grandes failles

HARUKI MURAKAMI Un tableau de Salva- En deux ouvrages dénonçant l’avoir et le paraître, l’écrivain AU SUD DE LA FRONTIERE, dor Dali représente un À L’OUEST DU SOLEIL enfant qui d’une main Belfond japonais Haruki Murakami évoque le vide et les peurs de 224 pages, 18,30 e soulève la mer. Haru- APRÈS LE TREMBLEMENT ki Murakami agit pa- nos vies. Un ton subtil, sobre, émouvant. DE TERRE reillement avec le réel Traduits du japonais dont il ôte délicate- par Corinne Atlan ment une peau invi- kami ne donne pas de solutions, propose juste mais s’interroge sur l’imperméabilité de l’âge 10/18 sible, pour ne laisser des pistes dans lesquelles la vie spirituelle est mûr aux émotions, révoltes, sentiments. 158 pages, 6,40 e apparaître que la force toujours privilégiée, au détriment des valeurs Né à Kobe en 1949, Murakami étudia la tragé- tellurique des émois marchandes. Il insiste sur l’importance du rêve die grecque, ouvrit un club de jazz à Tokyo anciens, des rêves et serments enfouis, ainsi niché en chacun de nous et laisse entrevoir der- avant de se consacrer à l’écriture. Ne supportant qu’un monde animiste, peuplé de mystérieuses rière le réel, un monde enchanté, panthéiste. Sa pas le conformisme de la société japonaise, il présences qui bousculent les nôtres. Après le condamnation de la société artificielle, capitalis- s’expatrie en Grèce, en Italie, puis aux États- tremblement de terre, recueil de nouvelles in- te n’est jamais explicite, mais toujours sous-ja- Unis. Traducteur de Scott Fitzgerald et Ray- édites écrit juste après le séisme de Kobé en cente. Crapaudin, jeune homme suit dans le mé- mond Carver, il rencontre le succès dès son pre- 1995, révèle en six textes, non pas les corps tro celui qu’il croit être le père qu’il n’a jamais mier roman Écoute le chant du vent (1979, pas meurtris, la perte des proches, mais comment connu. Égaré, il se mettra à danser à la manière encore traduit en français). Aujourd’hui, une l’onde de choc a pu se propager aux individus d’un chaman pour conjurer ses peurs et retrou- demi-douzaine d’ouvrages plus tard, il enseigne et mettre à nu la vacuité de leurs existences ver le rythme de la terre. la littérature japonaise à Princeton. Ces deux confortables. Avec beaucoup de sobriété, de la Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil publié livres surprennent à la fois par leur caractère in- gravité mais aussi de l’humour et en utilisant le au Japon en 1992 conte les retrouvailles de deux timiste et métaphysique, ainsi que pour leur dé- fantastique, il esquisse des portraits d’hommes enfants uniques, trente ans après. Hajime, (une nonciation du vernis social qui englue les desti- et de femmes plus ou moins désemparés. Ainsi femme, deux enfants), tient un club de jazz à la nées. Ils dévoilent le grand éclatement des Komura, largué par sa femme, convoiera une mode. La rencontre avec Shimamoto-san va tout consciences, les peurs qui nous étreignent de- boîte vide. «Tu es vide? - Oui, vide, creux, je bouleverser. Ce livre constitue une admirable vant des phénomènes naturels ou politico-éco- n’ai pas de contenu. C’est peut-être vrai. Je ne radiographie des sentiments, des occasions per- nomiques, obturant nos facultés émotives et in- sais pas très bien. Même si on me dit ça, je me dues, des peines infligées au nom de l’amour. Il tellectuelles. demande ce que c’est, le ‘’contenu’’ de quel- ne traite pas du comment les adultes peuvent qu’un.» Comment lutter contre ce vide? Maru- continuer à vivre leurs serments adolescents Dominique Aussenac

CHOPIN EN HIVER Au cœur de la mêlée STUART DYBEK Traduit de l’américain par Philippe Biget IDLivre 70 pages, 8 e MA VIE SPORTIVE tions au cinéma. À la lecture, on pense par- DAVID STOREY fois que ce roman aux teintes sociales, très Courte nouvelle traduite de l’américain, ce livre Traduit de l’anglais par Camille Domecq dialogué, aurait ravi Ken Loach. On sait édité avec les moyens du bord pourrait passer La Fosse aux ours qu’il enchantera aussi ceux que l’ovale fait inaperçu. Il aborde pourtant un âge de la vie ra- 320 pages, 21,50 e vibrer, jusque dans ces rebonds inattendus. rement raconté par des écrivains. La société des S’il est évidemment un roman de classe, s’il adultes est vue par les yeux d’un enfant à l’ap- est un roman du rugby sans que celui-ci en proche de l’adolescence. Ce garçon que sa mère Dans les années cinquante, Arthur Machin, soit son centre, Ma vie sportive, malgré élève seule est intrigué par un oncle qui traîne un ouvrier d’une ville du nord de l’Angleter- quelques longueurs, est l’éclatante réussite re, rêve d’une autre vie. Sa force naturelle, d’un romancier dont le premier des talents les séquelles de la guerre et d’un travail pénible sa détermination, le poussent à intégrer est de donner une épaisseur psychologique -ses pieds ont été gelés- et par une voisine qui l’équipe de rugby locale qui pratique le jeu à vive à ses personnages. L’éducation d’Ar- joue du Chopin et qui est revenue enceinte d’un treize alors professionnel. Il va à la ren- thur Machin passe, à ce titre, par une trou- séjour à l’université de New York sans dire à contre d’une autre vie : une élévation per- blante relation sentimentale avec sa logeuse, personne qui était le père. La découverte de cet- sonnelle entre les terrains boueux où cla- Madame Hammond, veuve d’un ouvrier de te musique aura-t-elle un rôle déterminant dans quent les crampons et les salons bourgeois la même usine que lui. De la main à la main son devenir? L’enfant prend conscience des rap- des huiles locales qui gravitent autour du aux mêlées et démêlés de leur histoire per- club; le chaos sombre et lumineux d’un sonnelle, cette relation est le vrai cœur du ports de désapprobation réciproque qui règne homme qui évolue entre des sphères neuves texte : une profonde mise en situation du en général entre les êtres, les exclus d’une sorte et grisantes et le rétroviseur d’un passé qui difficile regard que l’on porte sur soi, du excluant sévèrement les victimes des autres pré- le réfléchit tantôt comme un héros, tantôt lourd regard des autres et du poids des jugés. Peut-être est-ce la promesse d’une plus comme un renégat. règles d’une société qui siffle durement cer- grande indulgence de sa part quand ce sera son Ma vie sportive est le fort roman enfin tra- tains hors-jeu. Poignant. tour d’être grand. duit d’un écrivain, David Storey, qui a reçu le Booker Prize en 1976 et connu les adapta- Pierre Hild J. G.

40 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE Le chaos annoncé ÉTRANGER

Sebastian Haffner quitte l’Allemagne en 1938, abandon- VERT D'EAU MARISA MADIERI nant les siens pour échapper à une horreur dont il décrit Traduit de l'italien par Pérette-Cécile Buffaria les violences. Récit d’un destin anonyme essentiel. L'Esprit des péninsules 193 pages, 18 e

HISTOIRE D’UN ALLEMAND en vacances. Enfant, Il existe bien des passerelles entre (Souvenirs 1914-1933) il souhaite tout natu- l'œuvre de Marisa Madieri, écrivain au- rellement la victoire SEBASTIAN HAFFNER jourd'hui disparu, et celle de Claudio Traduit de l’allemand de son pays. Pendant par Brigitte Hébert et après la guerre, il Magris, son compagnon, auteur d’une Actes Sud postface à Vert d’eau. Tous deux considè- e fait de bonnes études. 364 pages, 20,90 Il étudie le droit et se rent que le décor historique est indis- Chaque fois que l’on pense à destine à la magistra- pensable à qui veut comprendre sa vie. Hitler et à son régime intrinsè- ture. Il ne s’engage Sous la forme d'un journal, Marisa Ma- quement malfaisant, on se de- pas politiquement, dieri rappelle, avec pudeur et subtilité, mande comment cet homme a mais il observe avec l’exil des Italiens d’Istrie, chassés par les pu être élu -et en Allemagne!-, passion la vie poli- Yougoslaves après la on se demande ce que ses tique. Son livre com- Seconde Guerre électeurs savaient de ses pro- porte une belle analy- mondiale. Elle y Passé jets, comment et quand ils ont se de la période qui pris conscience de l’horreur de va de la révolution al- cherche ses racines, redéfini ses actes. Histoire d’un Alle- lemande à la prise du dans une démarche mand offre bien des éléments pouvoir par Hitler. Il qui tisse, en remon- de réponse à ces questions. Ce livre sensible et montre les tensions, la fragilité de la société, le tant le temps, un fil d'Ariane vers le pas- réfléchi, exceptionnel, a été rédigé en Angleterre mécontentement, la désillusion, l’impression sé. Rien n’y resurgit spontanément : «ce après le choix douloureux de l’exil fait par son d’une victoire volée après les efforts consentis magma indistinct, qui, au long des années, auteur en 1938. pendant le conflit. «La décennie 1914-1924 a s'était accumulé en un fond sombre et refoulé» L’ouvrage n’a pas paru à l’époque. Sebastian presque tout bouleversé, a presque tout détruit.» demande un effort pour être redécou- Haffner, qui est revenu en Allemagne seule- Cela s’est accompagné d’un surinvestissement vert. L'écriture représente cet effort, cet- ment en 1954, a écrit d’autres livres. Il est mort par la jeunesse de la sphère publique : «Environ te lente gestation confiée au regard de en 1999. Ses héritiers ont publié ce manuscrit vingt classes d’âge, les jeunes et les très jeunes, en 2000, et il a semblé a posteriori si juste que avaient eu l’habitude de voir la sphère publique tous. Il en ressort un message clair : la certains se sont demandé si l’auteur ne l’avait leur livrer gratuitement la matière première de nécessité de cultiver la mémoire, sous pas retouché en fonction de la suite des événe- leurs émois véritables -amour, haine, allégresse peine d'oublier les drames de l'Histoire ments. Un examen scientifique du document et deuil-, mais aussi toutes les sensations qui et se perdre soi-même. Marisa Madieri découvert par ses héritiers dans le bureau de chatouillaient leurs nerfs, nonobstant leur cor- s'attarde bien volontiers sur le destin des l’auteur a prouvé qu’il n’en était rien. La super- tège de misère, de faim, de mort, de confusion, femmes du clan Madieri, plutôt qu'à ce- be cohérence de l’écrit attestait de son authenti- de danger.» À cette période succède un âge de lui des hommes. Elle passe rapidement cité originelle. liberté menacée mais tellement forte, si on la sur ce père qui transformait sa vie «en un Ce récit procède d’un chagrin doublé d’une compare à la période qui précédait et au totalita- roman de cape et d'épée, riche d'épisodes, honte. Lorsque les journaux titrent : «Gouver- risme qui allait s’installer. Quand les nazis in- d'aventures, d'exploits, auquel il finit par nement d’union nationale. Hitler chancelier», vestissent l’appareil d’État, l’auteur sait qu’il l’auteur note : «Je fus glacé de terreur.» Lors n’y aura pas d’élections avant longtemps. croire». Le livre se construit ainsi : à d’une invasion du palais de justice par des SS, Tout en racontant sa famille, ses amis, ses chaque jour d'écriture correspond un on demande au jeune juriste stagiaire s’il est amours, ses études -il devait rédiger sa thèse-, épisode lointain et son pendant dans le aryen. Il répond affirmativement, et, de cette ré- l’auteur explique l’installation du nazisme, la présent. Seul l'avenir semble écarté ponse spontanée et sincère qui avait l’avantage force de ce système, comment il neutralise les d’emblée : il faut d'abord savoir d'où d’éloigner de grands dangers, il gardera un vi- personnes par l’atomisation de la société, en l'on vient et qui l'on est avant d'entre- vace sentiment de honte. Ce souvenir, la peur s’octroyant le monopole de la communication prendre quoi que soit. Les souvenirs per- éprouvée pour une petite amie juive, l’horreur dès lors qu’elle met en jeu plus de deux per- sonnels ne sont pas forcément la chose à ressentie par son père lorsqu’il doit consigner sonnes. Et encore, les lettres sont souvent lues retenir de ce livre. Il s'agit plutôt d'un par écrit son passé et faire allégeance pour tou- par la police… discours de la méthode, communiqué cher sa retraite, l’atmosphère de terreur après la Le fond de sa pensée, c’est que le peuple alle- Nuit de cristal, la rhinocérisation de ses amis les mand ne se libérera de ce régime qu’avec le comme en testament. Entre l'essai per- plus proches, tout le conforte dans le désir de concours d’autres pays, autrement dit par la sonnel et le récit historique, Vert d'eau partir, ce qui est loin d’être facile. Dans cette guerre et dans la défaite. On comprend ainsi dénote d’une grande audace. Sans dé- période où il se sentait de plus en plus franco- pourquoi, cela s’étant confirmé, l’auteur n’a pas pendre d'un genre, l’auteur y adopte une phile, il pensait s’installer à Paris, les circons- eu le désir de publier lui-même son livre qui forme mouvante pour faire passer émo- tances lui feront choisir Londres. était -hélas- très précisément prémonitoire. tions et réflexions. Sebastian Haffner est issu d’une famille protes- tante. La Première Guerre mondiale le surprend Jacques Goulet Franck Mannoni

41 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net DOMAINE ÉTRANGER D’un monde à l’autre

GAÎTO GAZDANOV La réalité n’est Dans deux romans, l’écrivain russe Gaïto Gazdanov, LE RETOUR DU BOUDDHA qu’une hypothèse, Traduit du russe rassurante mais erro- disparu en 1971, s’interroge sur les déchirures de l’exil par Chantal Le Brun Kéris 188 pages, 18,15 e née. «Il n’y a rien de CHEMINS NOCTURNES pire que de se fier et les impostures du réel. Présomption d’existence. Traduit du russe aux apparences. On par Elena Balzamo peut bâtir des affir- mériques, issus d’un passé oublié ou du néant, russes, grands-ducs déchus paradant sur le trot- Éditions Viviane Hamy mations dessus, mais s’insinuent dans son existence, jusqu’à le sous- toir comme sur un trône, ou ouvriers désargen- 265 pages, 9 e seulement après traire au réel. «Parfois, je commençais à croire tés luttant pour la survie. Chauffeur de taxi de avoir admis à que j’étais proche de la victoire et du jour où 1928 à 1952, Gaïto Gazdanov fréquenta le dé- l’avance leur caractère complètement arbitrai- toutes mes visions pénibles disparaîtraient, sans nuement de ses compatriotes. re.» Écrivain russe, Gaïto Gazdanov réfute la même laisser un souvenir net.» Achevé en 1941, publié en 1991 aux éditions présomption d’existence. Assaillis par une obs- Conçu autour d’une intrigue policière succincte Viviane Hamy et aujourd’hui réédité, Chemins cure tristesse, ses personnages soupçonnent la -le narrateur est accusé du meurtre d’un men- nocturnes retrace son itinéraire dans le Paris des possibilité d’un autre monde, perçu lors de diant devenu fortuné après l’aubaine d’un héri- déracinés. «En cessant d’être uniquement russe, brèves intuitions. Étranger à lui-même, intrigué tage- Le Retour du Bouddha est le récit d’une sans pour autant devenir français, Gazdanov par les incohérences de sa destinée, le héros de hasardeuse confrontation entre l’abstrait et le réussit ce tour de force extraordinaire et non son roman Le Retour du Bouddha éprouve ce réel, d’une recherche «aussi opiniâtre qu’in- exempt de danger : «être un écrivain français pressentiment jusqu’au vertige. «Dès que je fructueuse d’une justification de la vie». Né à de langue russe»; cela frôle la folie et sa prose restais seul, j’étais aussitôt pris dans le mouve- Saint-Pétersbourg en 1903, «Russe blanc» réfu- en restera toujours plus ou moins marquée», ment confus d’un vaste monde imaginaire qui gié en France en 1923, après avoir combattu la écrit Elena Balzamo, auteur de la préface et de m’entraînait irrésistiblement avec lui.» Révolution d’octobre 1917 au sein de l’Armée la traduction des Chemins nocturnes. Des che- Lors d’imprévisibles «débordements irration- blanche, Gaïto Gazdanov, disparu à Munich en mins de zigzags qui dessinent un parcours d’ap- nels», des «vécus en vrac» fantasmagoriques 1971, installe son roman dans les bas-fonds du proche inédit de l’existence. s’éveillent en lui, disloquent ses pensées, altè- Paris des années 1930 -période durant laquelle il rent son imagination. Ces séismes intimes lui écrivit quatre de ses neuf romans1. Refuge des Pascal Paillardet infligent des visions éprouvantes, des malaises trimards et des prostituées, des déshérités qui physiques. Profitant de ces intermèdes, de cette s’enivrent d’alcool et de philosophie, ce Paris 1À lire Éveils, roman paru en 1998 également chez incontrôlable rupture de la réalité, des êtres chi- des noctambules est la cité d’accueil des exilés Viviane Hamy.

L’AMBASSADEUR JEF GEERAERTS Portrait d’un mélomane Traduit du néerlandais par Marie Hooghe Éditions des Syrtes - 353 pages, 23 e LETTRES D’ITALIE à l’Académie des beaux-arts de Munich, où PAUL KLEE Kandinsky travaillait déjà. Dans les lettres Le passé colonial est un sujet souvent tabou en Traduit de l’allemand destinées à sa future femme Lily Stumpf, Europe. Sans doute faut-il être, comme Jef Gee- par Anne-Sophie Petit-Emptaz Paul Klee commente les nombreux concerts Farrago Léo Scheer raerts, ancien haut-fonctionnaire de l’État belge 168 pages, 18 e auxquels il assiste (la lettre du 10 mars 1902 est intégralement consacrée à la présentation pour aborder le sujet avec compétence, qui plus Autant l’avouer d’emblée, les inconditionnels de la Tosca de Puccini), sa formidable oreille est dans un roman difficilement classable, entre de Paul Klee (1879-1940) risquent d’être dé- de mélomane lui permettant de comparer les peinture de mœurs et polar. Les soirées qu’orga- çus par ces lettres qui s’étirent du 22 octobre différentes interprétations, ou d’apprécier la nise Loïs Kessler, un ex-ambassadeur en repré- 1901 au 2 mai 1902, période durant laquelle virtuosité de tel soliste, la qualité des cordes, sentation au Laos, n’ont rien de ces dîners feutrés il effectua un voyage en Italie en compagnie la justesse d’une voix… réservés à la haute société. Fasciné par la torture, de son ami Hermann Haller. Déçus tout Déçus enfin parce que cette correspondance, Kessler visionne à plaisir des vidéos sur les atro- d’abord par le contenu des missives qu’il qui tient avant tout du journal de voyage, pré- cités de la guerre et quelques snuff movies, as- adresse à sa famille, dans lesquelles il rend sente moins d’intérêt que le Journal lui-mê- sassinats bien réels de jeunes filles terrorisées. minutieusement compte de ses dépenses, au- me (disponible dans les Cahiers Rouges de Autour de lui, des agents secrets locaux le sur- tant pour expliquer à ses parents comment il chez Grasset), et plus particulièrement les veillent de près. Kessler commet alors sa premiè- utilise l’argent qu’ils lui versent que pour lé- belles pages consacrées à son voyage en Tu- gitimer les rallonges qu’il sollicite. Déçus en- nisie. Ici, on ne lit guère que son enchante- re erreur. Au-delà du drame d’espionnage, Jef suite parce qu’il n’est guère question de pein- ment pour Gênes et Naples, et son goût pour Geeraerts propose un portrait au vitriol de ture : le lecteur découvrira peut-être son ces étranges animaux de compagnie que sont l’homme occidental venu projeter toutes ses admiration pour Mantegna et Vinci, s’éton- les chouettes. frustrations en pays conquis et dénonce, dans la nera de le voir décider de peindre directe- Ce qu’il faut donc retenir de cet ensemble de plus efficace des démonstrations, l’idéologie nau- ment à l’intérieur d’un cadre, mais ce sera à lettres, c’est le combat que se livrent encore séabonde de tous ceux qui se considèrent comme peu près tout. L’essentiel de cette correspon- en lui la musique et la peinture. En quelque supérieurs. Du même auteur, Le Castor Astral dance reste la musique. En 1898, il avait dé- sorte, le témoignage d’une transition difficile. publie Oiseaux de nuit (moins convaincant). laissé sa passion pour le violon, afin de se consacrer à la peinture; il s’était même inscrit Didier Garcia F. M.

42 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) DOMAINE Un homme déplacé ÉTRANGER

AMOUR ANONYME Intellectuel palestinien exilé aux États-Unis, Edward W. TECIA WERBOWSKI Traduit de l’anglais par Said nous propose dans ses mémoires à la fois la recréation Emile et Nicole Martel Les Allusifs d’un monde disparu et la complexe quête d’une identité. 96 pages, 12 e

À CONTRE-VOIE On doit à Tecia Werbowski, publiée en EDWARD W. SAID France par Actes Sud, deux petits chefs- Traduit de l’anglais d’œuvre : Le Mur entre nous et L’Oblomova, par Brigitte Caland double moderne, féministe, bref et iro- Le Serpent à plumes 430 pages, 21 e nique, d’Oblomov, le roman de Gontcha- rov. Cet auteur d’origine polonaise qui vit La désastreuse actualité dans les tantôt au Canada tantôt à Prague écrit en territoires palestiniens nous fige anglais. Un éditeur canadien fait paraître dans la stupéfaction et l’angoisse. aujourd’hui Amour anonyme, court roman Nous sommes en quête de voix sur l’inévitable part d’inconnu dans la re- sûres -Edward W. Said est de lation de couple. celles-là. Alors que sa réflexion Une liaison clandes- s’est portée, dans un livre fonda- © John Foley tine a duré vingt- Une dualité teur, sur L’Orientalisme (Seuil, trois ans, le senti- 1980) ou, plus récemment, sur les ment a subsisté, amoureuse rapports périlleux entre Culture et puis l’homme est impérialisme (Fayard, 2000), il n’a cessé, parallèlement, de prendre position, sente et en retrait, la mère compose une figure mort d’un cancer, sans que l’amante pût condamnant toute forme de terrorisme, partisan énigmatique, plus déséquilibrante encore, peut- demeurer auprès de lui comme elle eût de la reconnaissance officielle par l’OLP de être, que celle du père : les sables mouvants de souhaité le faire pour ses dernières heures. l’État d’Israël, hostile aux accords d’Oslo et cri- l’alternance entre une sorte de fanatisme envers Au crématorium, elle se serait tenue à tique envers la faiblesse d’Arafat. Cette intransi- ce fils unique et un désintérêt teinté de mépris, l’écart, discrète, avec ses lunettes noires… geance et cette lucidité lui viendraient en partie avec la cruauté d’un «tu me déçois» implicite et Mais non, même cela fut impossible. de la position paradoxale qui est la sienne, de toujours menaçant. Ce récit est clair dans sa complexité. Des cette double postulation qui l’anime : l’enfant À 21 ans «Edward» doit encore obéir à ce père épisodes autour de lettres perdues par une palestinien élevé en Égypte est devenu un uni- et porter un corset pour se tenir droit, ou bien en- inconnue et d’une lettre dont l’adresse a dosser la signature de bons de commande illé- versitaire américain, un être «à contre-voie». été mal lue ont le mérite d’ouvrir d’autres Au premier plan, ici, la symptomatologie d’un gaux -et il sera donc banni du Caire pendant cercle familial, où se noue, plus encore que dans quinze ans, alors que c’était là, dira-t-il, la seule perspectives, la lettre égarée inaugurant l’hérédité, le sort de chacun de nous. La Nakba ville où il pût se sentir, un peu, chez lui. C’est en une correspondance avec un médecin dont de 1948, l’exil des Palestiniens ou l’arrivée de effet l’autre versant, l’autre richesse de cette on suppose que l’héroïne esseulée a envie Nasser au pouvoir, tout cela n’est qu’un horizon œuvre : résurrection, dans sa mémoire et sous de le rencontrer… Dans la corvée d’inven- indistinct, un bruit de fond, parfois inquiétant, nos yeux, du Caire de cette bourgeoisie colonia- taire des objets personnels du défunt, pour l’enfant puis l’adolescent qui se débat alors liste, d’européens ou d’exilés libanais ou palesti- l’épouse découvre, elle, une clef d’apparte- pour se construire une identité. En effet, «toutes niens, nous nous retrouvons là en terrain connu, ment qu’elle n’avait jamais vue. Alors, les familles inventent leurs parents et leurs en- ente les poèmes de Cavafy et le Quatuor qui fut cet homme pour sa maîtresse, qui fants, donnant à chacun une histoire, un caractè- d’Alexandrie de Durrell. a toujours accepté d’être dans l’ombre en Peu à peu, le seul territoire que Said s’inventera re, un destin et même un langage» et il y aura ne s’avouant jamais la part de souffrance donc, en lui, d’un côté, «Edwaad», l’enfant arabe sera donc, analyse-t-il, intellectuel : à Princeton qu’il aurait pu être, et que seul l’âge adulte tente- puis à Harvard, où il sera pourtant encore aux que cela supposait? Quelle place le mari ra de retrouver, et, de l’autre, celui qu’on le for- yeux des autres, déplacé, il aura le sentiment occupait-il dans la vie de son épouse? Et ce à être, «Edward» (les guillemets sont em- d’avoir trouvé une voie, au moins provisoire : réciproquement? Peut-on revisiter le pas- ployés par Said lui-même, pour ainsi se mettre à «Jusqu’en 1967, je parvins à dissocier mentale- sé en fonction des révélations que le pré- distance). Au dessus d’«Edward», le père : quit- ment le soutien apporté par les États-Unis à Is- sent nous livre sur la vie antérieure des tant la Palestine en 1911, il va revenir des États- raël et mon statut d’Américain faisant carrière êtres qui nous sont chers à jamais? Le Unis avec la citoyenneté américaine et entre- dans ce pays où j’avais des amis et des col- deuil de l’épouse diffère de celui de prendre, à Jérusalem puis au Caire, une carrière lègues juifs». l’amante : d’un côté, il y a les enfants, le commerciale modèle. Père taciturne et despo- Les nouveaux drames rendront ensuite cette disso- lieu de vie longuement partagé, alors que, ciation douloureuse -mais c’est sans doute cette tique, il veille sur la scolarité d’«Edward», mais de l’autre côté, le vide est abrupt. La cu- aussi sur les activités qui auraient pu être libres - douleur qui aujourd’hui encore tient Edward W. les sports, la musique- et bien entendu sur le Said en éveil -et puis, avouera-t-il dans les der- riosité des deux femmes ne sera pas la mê- corps : la répression de la masturbation nous rap- nières pages, «aujourd’hui il ne me paraît pas si me, mais elle ne pourra en aucun cas com- proche bien plus de la Vienne de Freud que crucial ni si souhaitable d’être “bien” à sa place». bler le manque. d’une permissivité orientale qui n’est sans doute que fantasme orientaliste. À côté, à la fois pré- Thierry Cecille Jacques Goulet

43 LE MATRICULE DES ANGES N°39 (www.Lematricule.net) DOMAINE ÉTRANGER Au pays des spectres

Fatos Kongoli livre le dernier volet d’un ensemble de quatre romans consacré à l’Albanie contemporaine. Sur fond noir, la démence se dispute à l’absurde. Les voix du malheur sont impénétrables.

FATOS KONGOLI On choisit parfois Pékin dans les années 60 et se charge LE REVE DE DAMOCLES ses lectures selon d’une forte dimension autobiographique, ET LE DRAGON D’IVOIRE l’humeur du mo- Le Rêve de Damoclès se révèle un texte Traduits de l’albanais par Edmond Tupja ment. En suivant la plus ambitieux, plus déconcertant. Car le Rivages même logique, on sujet central est ici la folie de Ergys, jeu- 288 et 304 pages, 19,95 et 8,99 e pourrait le faire se- ne homme vivant à Tirana dans les an- lon la couleur et nées 90. Sa mère est morte et il habite l’aspect du ciel, chez son père qui s’est remarié avec la afin d’être certain de se rapprocher du texte et troublante Dizi. Le jeune homme regarde mettre toutes les chances de son côté pour ren- évoluer les deux adultes avec méfiance contrer l’univers de l’auteur. Si l’on tentait au cœur de la société albanaise. Il obser- d’associer Fatos Kongoli à un type de ciel, il ve la corruption, les passe-droits et garde faudrait assurément que ce dernier soit compo- ses distances. Il rencontre bientôt une sé de nuages bas et gris, formant comme une jeune femme peintre et entame avec elle nappe oppressante et immobile. L’image bau- une relation passionnée. delairienne du couvercle semble ici parfaite- Ce qui constitue à la fois la beauté de ce ment adaptée. Cette couche nuageuse ne se dé- roman et ses limites, c’est que l’écrivain chirerait pas car le vent ne soufflerait ni d’un nous place directement dans la tête mala- côté, ni de l’autre. de du jeune homme, sans qu’on connaisse L’univers dans lequel évoluent les personnages au départ les raisons de cette folie. Dans de l’écrivain, on préférerait ne jamais le ren- les premières pages, on trouve Ergys alité contrer, tant il est dur, teinté d’un réalisme chez son père et victime d’hallucinations. qu’on qualifierait rapidement de concentration- Puis on suit son récit décousu, sa tentati- naire, nourri par l’histoire albanaise du vingtiè- ve de reconstruction du passé. Les cartes ©D.R. me siècle qui pèse ici de tout son poids. L’at- de la narration sont souvent brouillées. Il mosphère est lourde jusqu’à la folie, et le arrive même qu’on s’égare dans le récit. monde de Kongoli sans issue, bridé de toutes Pourtant, l’ensemble manque parfois de parts. Mafia, corruption, misère sociale, la pa- nerfs et de rythme. Le traitement aurait pu être éparpillés étaient réabsorbés par le trou ouvert noplie du malheur comprend en effet de très plus radical encore, la démence contaminer dans le crâne, le corps se détachait du sol, re- nombreux éléments. plus franchement le roman. On s’y serait perdu trouvait sa position initiale et le moment où le Écrivain albanais né en 1946, Kongoli est ma- alors avec le narrateur, dans un mouvement canon d’un pistolet venait s’appuyer contre sa thématicien de formation. Il se consacre depuis précipité, sans lenteur. tempe, et il me semblait que la main criminelle quelques années à l’écriture, après une carrière Ergys veut reconquérir une mémoire en lam- était la mienne.» de professeur, comme s’il avait délaissé la lo- beaux. Le jeune homme navigue ainsi entre Lentement, le jeune homme emprunte la route gique pour s’atteler à l’absurde, dimension très réalité et hallucinations, côtoyant souvent des qui l’a poussé vers la démence. Durant son présente dans son œuvre. L’homme a remporté fantômes. «Ce fut un très bref instant, juste un voyage, il sera constamment harcelé par la fi- ses dernières années les prix littéraires les plus flash, mais j’ai eu le temps d’entendre claire- gure menaçante de Damoclès : «Je me suis ren- prestigieux de son pays. ment pour la troisième fois cette voix masculi- du à l’évidence : englué dans mon apathie Avec Le Rêve de Damoclès, l’auteur achève ne enrouée, qui semblait monter des profon- d’escargot, je n’arriverais nulle part. La une tétralogie consacrée à l’Albanie contempo- deurs d’un poumon ancestral.» Les spectres conspiration du silence m’éloignait sournoise- raine. Les trois autres volumes (Le Paumé, occupent une place importante dans l’univers ment de mon objectif, ce qu’attestait l’engour- L’Ombre de l’autre et Le Dragon d’ivoire) ont de Fatos Kongoli. Les personnages de l’auteur dissement de mon sentiment de vengeance. Le été traduits et sont disponibles aujourd’hui en albanais sont souvent harcelés par des mor- petit philosophe frileux avait disparu, il ne ve- poche chez Rivages. Constitué de quatre élé- ceaux de mémoire qui ne les lâche pas. L’hom- nait plus me retrouver, je ne voyais plus dans ments indépendants, l’ensemble romanesque me vieillissant du Dragon d’ivoire transporte ma chambre ni le fauteuil où il s’asseyait, ni le imaginé par Fatos Kongoli s’attache à décrire par exemple avec lui une longue liste de fan- radiateur électrique.» En introduisant une figu- la façon dont les hommes sont ou non capables tômes, de disparus qui n’acceptent pas de quit- re mythologique dans son roman, Kongoli se de vivre en vase clos, de subir quotidiennement ter la scène complètement. détache du réel et progresse un peu plus loin un monde injuste et autoritaire. Ergys veut connaître à nouveau un passé qu’il dans l’absurde. Ce qui rend l’univers de Kongoli parfaitement a oublié après un choc, même si les images Les personnages de l’écrivain albanais sont ré- décalé, c’est son excès de réalisme. L’écrivain qu’il trouve au fond de son crâne devraient le solument sans avenir, c’est pourquoi ils cher- exploite une réalité qui, confrontée au régime convaincre d’y renoncer : «J’entendais un chent un équilibre en fouillant leur passé. Mais en place, se révèle toujours douloureuse et in- coup de feu, quelqu’un s’affaissait dans une le monde dans lequel ils se débattent est d’une sensée, comme si le climat de l’Albanie avait à flaque d’eau, puis la séquence revenait en ar- noirceur définitive et regarder en arrière ne les lui seul le pouvoir de rendre fou. Si Le Dragon rière, les gouttes d’eau convergeaient vers la sauvera pas. d’ivoire décrit la vie d’un étudiant albanais à flaque, le sang et les morceaux de cervelle Benoît Broyart

44 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE Testament brisé LE COU DE LA GIRAFE JEAN-MICHEL BONGIRAUD Fragments d’un livre futur L’Amourier nous confronte aux éclats d’un réel 65 pages, 9,20 e ouvert sur le manque et le silence. Face à l’obscure avancée C’est à un étonnant bestiaire que nous convie des ombres, l’ultime défi de José Angel Valente (1929-2000). Jean-Michel Bongiraud. Ses poèmes courts, hachés d’aphorismes, évoquent le rat, le péli- can, la chèvre, le python et bon nombre Exercice de dépouille- ce point zéro qui est au cœur du cycle des méta- FRAGMENTS D’UN LIVRE d’autres animaux. Le format charmant du re- FUTUR ment, voyage au bout morphoses. «Du vide/ viennent les mots,/ ils JOSÉ ANGEL VALENTE du possible, lente mi- nous possèdent nus en leur centre embrasé/ et là cueil accentue le sentiment primesautier d’en- Traduit de l’espagnol gration vers cet instant nous désengendrent/ pour nous faire naître.» trer dans une série de fables. Mais au finish de par Jacques Ancet où la vie soudain at- Par delà cette tension extrême entre absence et chaque poème, la musicalité des phrases laisse José Corti 211 pages, 17,50 e teint sa limite, le der- imminence, et à l’image du soleil qui, en son dé- le lecteur au bord d’une interrogation ontolo- nier recueil de José clin, défait peu à peu les formes et les efface, il gique. La mort conclut quelques portraits et Angel Valente, Fragments d’un livre futur, tou- s’agit d’accepter de s’effacer comme une vision. l’on apprend avec l’autruche «où se cache la véri- jours traduit par le fidèle Jacques Ancet, est une «Mourir peut-être ne sera que cela,/ tourner té./ Entre un grain de sable et un ver.» C’est donc approche à la fois lucide et apaisée de la mort à doucement, corps,/ le profil de ton visage dans de l’homme qu’il est ici question à travers ses travers la mise en consonance de tout ce qui les miroirs/ du côté le plus pur de l’ombre.» cousins du règne animal. Et de sa capacité à peut rapprocher cet état d’attente de l’état Exercice de rétraction. L’être et le non-être se nommer les êtres puisque le poète «se brûle à d’écriture. Marche à la dépossession, saisie frag- rejoignant dans l’immobile, au confluent de mentaire du travail de l’évidement et de cette l’impalpable et de l’innommable, dans le silence toucher la réalité/ cachée sous son corps.» Sur les mathématique du vide qu’est la mort, ce livre est de la lumière aspirant le visible, et rendant la pa- pas de La Fontaine, Bongiraud fait œuvre de aussi une sorte de testament poétique, ce qui ne role aux puissances de la nuit. «De la nuit est moraliste et son humanisme prend des accents saurait étonner chez un poète héritier d’une tra- monté un chœur dans une langue impossible à plus profonds encore depuis le 21 avril : dition essentiellement méditative allant de Saint interpréter. Tu as pensé : c’est la véritable «L’homme n’est pas un lynx./ Ni fort ni rapide. Jean de la Croix à Edmond Jabès en passant par chanson, et tu t’es peu à peu dilué, lentement, Aveugle par désir.» Hölderlin et Paul Celan. très lentement, dans le non déchiffrable.» Hanté par le point zéro -ce sera le titre qu’il T. G. choisira de donner à son œuvre complète en Richard Blin vers-, ce point paradoxal où l’origine touche à la fin, et qu’il considère comme la matrice de toute création, José Angel Valente s’avance, ici, jus- qu’au bord de l’extrême, s’effaçant presque pour écouter la musique tout intérieure du temps et en recueillir la substance. «La solitude se peuple de Mises au jour fantômes de papier et de paille, de portraits de personne, de plaques métalliques, de pages nues JEAN-PASCAL DUBOST propre mémoire aiguillonnée par d’anciens mots où rien n’est écrit. Le froid dévaste la mémoire LES LOUPS VONT OU? inusités, d’autres dont le sens véritable échappe et déjà nous nous mettons à ne pas être.» Obsidiane et auxquels s’associent alors des sensations. Fragments qui unissent l’aléatoire et le primor- FONDRIE C’est bien d’une remontée à la surface de la pa- Cheyne éditeur dial, l’innocence et l’évidence, tentent de saisir e ge à laquelle on assiste, dans l’accompagnement ce qui se manifeste «Dans la beauté/ si lente 107 et 71 pages, 13,20 et 13,50 de la phrase racleuse. d’un automne où le vent balaie les derniers/ ré- Ce déchiffrage conduit à d’heureuses surprises duits secrets du cœur». Nous sommes face à un Depuis dix ans, Jean-Pascal Dubost ex- où l’humour se fait complice par la cocasserie texte brisé, confrontés aux éclats d’un réel ou- plore les moments ténus de la vie. C’est des images ou les jeux sur les mots. Un repas vert sur le manque, le silence et les trous noirs corbeau (Cheyne, 1998) racontait ingénu- peut devenir une épopée ramassée en une phra- de la mémoire. Approche radicale d’un état de ment l’arrivée d’un bébé corbeau dans la se; la description d’Irlandais au sortir d’un pub nudité tel qu’il tend à la transparence absolue. vie d’un jeune couple. Ardoise (Wigwam, se transforme en véritable voyage. Mais cet hu- «Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il 2000) faisait entendre la vie d’un bistrot. mour ne convoque pas la légèreté : il est grave entraîne beaucoup de choses avec lui. Le vide, il Aujourd’hui Les Loups vont où? regroupe en cela qu’il transforme le quotidien pour l’arra- laisse le vide. Se laisser vider par le temps com- sept séries de poèmes resserrés autour cher au banal, à l’oubli, à la mort. me les petits crustacés et les mollusques se lais- d’un motif : maisons singulières, trans- On retrouve ce même travail lexical et cette ap- sent vider par la mer. Le temps est comme la ports (de la brouette aux «grolles»), etc. proche du réel et de la mémoire dans Fondrie, mer. Il nous use jusqu’à être transparents. Il Chaque poème est composé d’une seule émouvant fruit d’une résidence d’écrivain au- nous donne la transparence pour que le monde longue phrase qui creuse dans la langue tour d’une ancienne fonderie d’art. S’appro- puisse se voir à travers nous ou puisse s’en- comme une pelleteuse mécanique le ferait priant les mots du métier («patouillet», «javelot- tendre comme nous entendons la sempiternelle dans la terre. Ce qu’elle ramène est te», etc.) le poète met ce lexique à jour. Ce rumeur de la mer dans le creux d’un coquilla- d’abord une matière brute : images, récits, faisant, il met au jour tout un monde : avec ses ge.» Dans l’immobilité vibrante de l’haleine des sons, odeurs, souvenirs d’enfance. Le morts et ses mots, ses gestes oubliés, ses ac- choses flotte la dépouille des souvenirs. Mais temps de la lecture, nécessairement répé- cents. Et l’on éprouve la joie enfantine de dé- derrière l’hommage au disparu, et sous cette tée du fait d’une syntaxe non linéaire, or- couvrir un trésor. scrutation passionnée du sensible, se profilent ganise alors la matière mise au jour. Le un aboutissement et un avènement : l’ombre de lecteur participe ainsi à une fouille de sa T. G.

45 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE L’utopie introuvable

UN MONDE EXISTE En exergue de Deuxième livre de poèmes de Stéphane Bouquet, Un Monde STÉPHANE BOUQUET Un Monde existe, Champ Vallon Stéphane Bou- existe est un autoportrait dans le miroir défait d’une e 99 pages, 12 quet cite trois vers de William Carlos Williams : «Outside/ histoire en panne qu’éclaire à peine le rire des amants. Outside myself/ There is a world». On peut prendre cette citation au pied de la lettre : elle peuple : ou au moins il y a l’espoir d’un aussi avec humour, aux êtres à venir, «pour- désignerait le point de fuite du livre qui s’ouvre peuple, d’une affluence, faite de gens et de pas- voyeurs de baisers», obtenus par clonage. là et qui, effectivement, va assembler un mon- sé et de mémoire contenus dans les livres et des Dès lors, plus que William Carlos Williams, de sous la forme de visages aperçus, de sil- fois dans des corps vivants : et on monterait de- c’est le poète grec Cavafy qu’il faut invoquer, houettes, de personnages aux biographies dans, on serait compris dans le mouvement gé- et c’est bien lui d’ailleurs qui hante ces pages, réelles ou imaginées, -d’une foule en somme. néral. Et c’est le monde». Or en fait, il délaisse où le monde n’est plus que le décor du désir Mais il faut tout autant situer ces trois vers, par cette visée, ou ne la suit que de loin : de l’his- amoureux, de son manque, de la peur qu’il rapport au titre du livre d’où ils sont extraits, toire, il ne parvient à retenir que quelques butes conjure, ou de l’ennui auquel il remédie. Un Paterson, une ville industrielle américaine, témoin, des scènes de la guerre du Viêt-nam monde existe est ainsi un autoportrait en miroir dont le nom peut aussi s’entendre comme Pater pour la plupart, dont l’absurde violence semble où, à la mélancolie, à l’ennui, à la maladie ex- et son, le père et le fils. Après tout, le film La s’être diluée dans la répétition monotone de posées dans la séquence intitulée, La vie de Traversée dont Stéphane Bouquet était le scé- l’universel carnage. chaque jour, répond le désir d’amant que susci- nariste et l’acteur principal, était déjà le récit Il y a là une vision du monde qui s’accompagne tent les silhouettes des hommes, notamment ré- d’un jeune homme à la recherche de son père, d’une certaine éthique du détachement. Sans unis dans la séquence Ce qui demeure. Est-ce comme il semble être ici à la recherche d’un réellement s’en accommoder d’ailleurs, comme bien tout ce qui demeure? On peut fortement en monde dont le sens s’est perdu. en témoigne le lyrisme grave qui sous-tend ce douter. Après son premier livre dont le titre In Paterson est l’une des incarnations les plus livre : si l’individu n’est plus qu’un atome pul- anno aetatis renvoyait explicitement à la for- abouties dans la seconde moitié du XXe siècle vérisé d’un corps social ou historique pulvérisé, mule romaine gravée sur les tombes qui signi- du poème épique, avec sa prolixité d’anec- lui reste encore le rêve du corps des amants. fiait «mort dans l’année de cet âge», Stéphane dotes, de personnages, de mythologies quoti- «Le kiosque à journaux affiche/ un monde Bouquet poursuivrait ainsi un autre deuil : celui diennes, restitués par le jeu baroque des écri- qu’ici ne contient pas», écrit Stéphane Bouquet, d’une communauté de destin à laquelle on tures croisées -poème, prose, échange vaguement tenté dans le poème d’où ce vers est pourrait appartenir, si son sens, comme dans épistolaire, etc. Stéphane Bouquet semble vou- extrait d’écrire sur l’actualité, et qui finit par rê- ces pages, n’était pas devenu introuvable. loir en prolonger la perspective lorsqu’il écrit à ver avec mélancolie aux corps engloutis des la première page de son livre : «Il y a un sous-mariniers du Koursk, mais on suppose Renaud Ego

NUITAMMENT La Reine des bois JEAN-CLAUDE TARDIF Cadex 53 pages, 9,91 e HOURVARI DANS LA LETTE çonnées, Hourvari dans la lette serait, CAROLINE SAGOT DUVAUROUX d’après l’auteur, les mots prononcés par les À l’exploration des corps et des nuits, Jean-Clau- José Corti de Tardif livre un recueil débordant de sensuali- 109 pages, 13 e chasseur pour dire qu’untel a été chevreuil ou biche, pierre à feu ou branche d’arbre. On té. Sept parties forment l’ouvrage, un peu com- Le titre du premier livre de Caroline Sagot comprend alors pourquoi on y danse, en six me les sept nuits d’une semaine, où l’on partirait Duvauroux, Hourvari dans la lette, donne le sections, pourquoi la langue tourne autant, d’abord à la rencontre de l’autre. Les gestes jus- ton de cette poésie : en vers et en blocs de jusqu’à, peut-être, s’emporter à l’excès. C’est qu’au silence, la répétition du mouvement, of- proses, elle est folle comme une herbe sauva- ce qui fait aussi le risque de ce livre, à qui on frent un jeu d’images sans sombrer dans les cli- ge, n’a pas peur de casser en deux les rete- passera donc ses quelques lourdeurs (relevant chés : «nuitamment/ l’odeur des mots que l’on serre/ nues frileuses que nous nous imposons. Le surtout d’un vocabulaire abscons ou cliché). résultat est assez revigorant, par le travail de Reste que l’on saisit néanmoins l’expérience dans la bouche/ de l’autre/ avec les nœuds/ du silence». disjonctions permanentes qui est mené dans qu’Hourvari conduit : comme, par exemple Le poète choisit l’économie des mots, l’éclate- le vers : ici une brusquerie syntaxique vous celle de «presser le cerveau jusqu’à trois pe- ment des vers sur la page. C’est la recherche déporte, là un accord trouble son sujet, ou tits bouts de verre/ qui découpent le cœur». d’une signification donnée à la nuit, «annoncia- l’inverse. Au travers d’une sorte de récit dont Être dans la lette, à une lettre près, c’est ap- trice» d’un partage dans l’espace et le temps. On elle n’a gardé que les traces les plus maigres, peler «les mouches au chanfrein de voir», sent la montée du désir avec une sorte de retenue parce que tout commence presque par un nous glisser là où «le temps se déboîte d’allu- jusqu’à la question finale : «Peut-on parler des or- «s’il vient», et tout remonte à «la jeune fille re». Et encore, nous dit-on, voir «le rouge/ et gasmes de l’aube?» Ces poèmes sur l’amour phy- danse/ et c’est lever de jour/ avec tout et par- le torchon troué qui fait robe/ blanche», voir sique délimités par l’étendue nocturne s’expo- ties/ et c’est constellation/ car elle se lève rouge «des taureaux noirs (qui) courent sur le sent aux regards du lecteur faisant de celui-ci un avec/ tous les mots sidérés», vont se déployer champ», comme si, du tissu à la bête, c’était les motifs récurrents d’un corps à recompo- le même, la même histoire de corps passés voyeur consentant. Jean-Claude Tardif nous ser, à reformer, malgré ses ratages, sa dégai- dans d’autres corps. donne une autre approche de la beauté de la ne étrange. Véritable voyage chamanique, où chair, sans fausse pudeur, tout simplement. le rêve dans le rêve ouvre des failles insoup- Emmanuel Laugier S. B.

46 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE L’or des humbles

JUSTE LE TEMPS DE S’EFFACER Avec Gilles Ortlieb, la poésie pourrait bien devenir populaire. suivi de NI TOI NI PERSONNE RICHARD ROGNET Cet arpenteur des territoires et des livres sait trouver les Le Cherche midi e accords qui rendent un peu plus habitable notre monde. 154 pages, 14,50

GILLES ORTLIEB Dire ce qu’est la Richard Rognet s’inscrit dans le prolonge- PLACE AU CIRQUE poésie de Gilles ment. Tout ce qui fait œuvre, tragique et in- Gallimard Ortlieb n’est pas e quiétude tracent le chemin de sa parole. Un 125 pages, 13,90 aisé. Non qu’elle SEPT PETITES ÉTUDES mot fuyant, une recherche portée à sa plus nous plonge dans Le Temps qu’il fait haute tension s’efforcent de nous entraîner au 105 pages, 13,50 e des formes éton- nantes ou nous en- cœur des choses. Juste le temps de s’effacer traîne dans l’exploration d’un lexique exotique. marque cette volonté et s’ouvre ainsi : «La C’est tout le contraire. Sans pathos, ses poèmes première fois/ ne fut s’équilibrent au plus juste d’une vision quoti- pas la bonne,/ ni la dienne (d’un paysage bruxellois par exemple) et deuxième, et la troisiè- Croisement cet équilibre-là, pesé au plus fin trébuchet, re- me/ fut l’abandon au pose sur de longs vers et une rythmique aux bord de la route». Cet prolongé rimes intérieures. exercice de la répéti- Partons du poème Place au cirque qui donne le tion, que l’on porte en soi, comme une inter- titre au neuvième livre de ce Français né au Ma- roc, luxembourgeois d’adoption : «Une chèvre rogation : «chaque chose m’interroge/ sans me ré- conforter». À la lecture on imagine aisément enceinte et naine était attachée à l’arrêt/ de bus ©D.R. d’Angevillers, en Lorraine : le cirque sans nom l’auteur arrêtant son regard sur le paysage qui (…)». Ses deux premiers vers disent beaucoup. l’entoure, ici les Vosges où il est né en 1942 et Ils disent que le cirque en question n’est pas tout crissants de gros sel», s’il nous fait «croi- où il a passé l’essentiel de sa vie, avec une pré- bien grand («(…) quatre artistes en tout, qui/ ser le regard d’un chien affalé,/ truffe contre le dominance de l’hiver. Richard Rognet se vou- auront changé mainte fois d’identité et de te- carrelage, derrière la vitrine d’un café/ désen- drait sans doute retiré du monde, l’ailleurs nue.»), qu’il s’agit toujours de parler depuis un chanté», le livre, jamais ne s’enlise dans la ba- n’est pas très loin : «une île pourtant m’obsède/ un lieu, un territoire et de ce qu’on y voit de la vie. nalité. Au contraire, il élève celle-ci vers une asile, une vraie demeure/ où j’aimerais tant ressem- Et puis il y a l’arrêt de bus, cousin des gares qui forme de beauté ténue et tendre, un humanisme bler/ à celui qui m’attend, mot à mot». Mais les parsèment le recueil. Gilles Ortlieb est un écri- sincère. Au mitan du livre, la partie Post-scrip- vain des frontières. Non pas celles de Schengen, tum évoque l’agonie et la mort d’un proche blessures de la vie le rattrapent comme celles mais celles qu’on trouve dans «cet entre-deux avec la même voix. Preuve, s’il en était besoin, des femmes aimées. L’image d’un homme qui auquel je me suis condamné,/ bronchant entre que le poète n’abaisse ni n’élève le ton de son souffre s’impose, les sentiments deviennent un maintenant et là-bas, entre ici/ et autrefois, hé- écriture en fonction du motif : c’est toujours à mélange de mélancolie, de tristesse et de re- sitant encore entre moi et moi.» C’est depuis hauteur d’homme qu’il écrit. grets. Il entretient un dialogue avec lui-même cet interstice intime, révélé par l’errance, que Cette attention aux choses et aux gens, Gilles au fil des pages, comme si parfois il était han- s’écrivent les poèmes. Ortlieb la décline également auprès d’écrivains té par une présence, peut-être celle du frère à On aurait envie, en cette période de troubles po- oubliés ou méconnus. Les Sept Petites Études qui est dédié ce recueil, et que l’on retrouve litiques, que les élus lisent cette poésie où se réunies par Le Temps qu’il fait en témoignent plus explicitement cité dans le suivant Ni toi fait jour, magnifiquement, la vie simple, dénu- en même temps que l’ouvrage permet de mieux ni personne. Un changement de ton s’opère, ce- dée de tout préjugé, touchée par un regard qui cerner quelle poésie le poète habite. C’est en révèle la présence oubliée. Puisqu’il voyage d’abord Emmanuel Bove qui est évoqué, avec lui-ci devient plus fluide et plus lyrique. Les beaucoup, l’écrivain nous ramène de Budapest lequel le poète partage une même «zone interlo- souvenirs d’enfance resurgissent. Les deux re- «Trois rangées de choux montés en graine,/ un pe où se décide notre attitude au monde». Écrit cueils se répondent. Il y a l’image très forte ballon autrefois rouge abandonné/ contre le à l’encre fraternelle et sympathique, le recueil se d’être au seuil d’une porte que l’on n’ose pas grillage, une niche sans chien» et l’on reconnaît clôt sur Odilon-Jean Périer, mort en 1928 à 27 franchir, est-ce le passage de la vie à la mort? la ville sans y être allé. De Strasbourg ce sont, ans et dont l’auteur a traqué les livres dans les Apparaît alors pour l’auteur, un dédouble- qu’«on peut voir glisser, comme os de seiche/ bouquineries de Bruxelles. Les textes consacrés ment de personnalité qu’entraîne la multitu- tirés par le courant, les cygnes au col immergé/ à Henri Thomas, Constantin Cavafy (qu’Ortlieb de. Un autre thème est commun aux deux ou- du palais Rohan. (…)» C’est une poésie au fu- a traduit) et à Charles Cros mêlent la biographie vrages, les arbres racontent des histoires et sain, éternellement sur le point de se fixer, fra- et les œuvres de ces auteurs, comme pour créer détiennent l’alphabet dans leur sève. Richard gile encore, «pour arpenter le territoire et ses un espace de complicité dans lequel le lecteur confins». Écrite peut-être parce qu’on est «entre est invité. Jean Forton, enfin, salué pour sa Rognet est un habile transcripteur pour nous faim et satiété, incapable pourtant/ de nommer «franchise retorse qui fait la littérature pure», humains qui oublient trop souvent de voir. cela qui persiste à manquer.» voulait inventer ses lecteurs : avec Ortlieb du Place au cirque est un recueil pour sacs de moins a-t-il trouvé, post-mortem, un ami, un frè- Stéphane Branger voyage, tel un ouvrage de Jean-Claude Pirotte : re peut-être. Et nous, un complice. un livre d’hôtels comme il existe des livres de * Du même auteur est publié à La Différence chevet. S’il nous parle des «quais de Belgique, T. G. Belles, en moi, belle (91 pages, 13 e)

47 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net PAROLES Le don du poème

Avec Poèmes du festin céleste, Jean-Yves Masson confirme la présence d'une tradition dans la poésie française. Enrichie par son expérience de traducteur et de critique, sa vision de la littérature est aussi un dérivatif contre le formalisme ambiant.

POÈMES DU FESTIN CÉLESTE JEAN-YVES MASSON L’Escampette 136 pages, 19 e

Le lecteur de poésie aura sûrement croisé le nom de Jean-Yves Masson, traducteur de l’ita- lien, de l’anglais et de l’allemand, critique éga- lement, en revues ou occasionnellement sur France Culture. Mais cette identification dans le champ de la poésie ne prévaut que si on en distingue une autre auparavant, essentielle : celle d’une œuvre en train de s’imposer, com- me le prouve la publication à L’Escampette de Poèmes du festin céleste. Après la publication des recueils Offrandes (Voix d’encre, épuisé), Onzains de la nuit et du désir (Cheyne édi- teur), et du roman L’Isolement (Verdier), Jean- Yves Masson (qui dirige la collection alleman- de chez ce dernier éditeur) a gardé une fidélité à l’enfance qui avec le temps a trouvé sa réso- nance dans la découverte de la littérature et dans cette connaissance accrue que représente la traduction. En fouillant la langue des autres, ©D.R. Jean-Yves Masson n’a jamais perdu la sienne : il l’a même enrichie. Ainsi, il s’inscrit d’em- blée dans un héritage littéraire principalement Poèmes du festin céleste apparaît comme le cas de presque tous les auteurs que j'ai tra- européen, dans les parages de Yeats, Rilke ou une sorte de somme poétique. Quelle en fut duits, de Yeats à Luzi, si du moins l'on entend des poètes plus proches dans le temps : Luzi, la genèse? par romantisme ce qui a commencé en Alle- Mussapi ou Conte, du côté italien. De ces Les poèmes rassemblés dans ce livre ont été magne vers 1798 avec, surtout, Novalis et ses liens, ces amitiés, le poète nous parle dans écrits entre 1982 et 1990 environ et publiés, proches, en Angleterre avec Coleridge, Keats l’entretien qui suit. pour beaucoup, dans des revues. Quelques-uns, et Shelley, en Italie avec Leopardi et Foscolo. D’une stature de géant, avec une voix dont les plus récents, datent des années 1993-95. J'ai En France, le romantisme a des contours plus inflexions semblent provenir encore de l’en- éprouvé le besoin d'en faire un livre pour m'en confus : Nerval, Baudelaire, voilà mon roman- fance, avec sa spontanéité et sa douceur, Jean- délivrer, mais aussi et surtout parce que je me tisme. Rimbaud, Apollinaire, Jouve et certains Yves Masson incarne aussi par son écoute et reconnais toujours en eux, quoiqu'ils datent surréalistes en ont été les héritiers. sa sensibilité cette fidélité à l’enfance qui fait d'avant les Onzains de la nuit et du désir qui ont a beaucoup clarifié le débat en Italie en pu- sa poésie. Loin du souci de prouver quoi que marqué pour moi un tournant (il s'agissait d'un bliant une anthologie dont la lecture a été très ce soit en matière de modernité poétique, cette livre conçu d'emblée comme tel et non d'un re- éclairante pour moi, L'Idée symboliste, où il voix s’affirme avant tout dans ses poèmes, en cueil). Pendant longtemps, la traduction a tout à montre que le romantisme au sens historique un mélange subtil de lyrisme allègre et re- fait suffi à apaiser ma soif de publication. Pour du terme peut être rattaché à une tradition plus cueilli. Si l’origine de la poésie est bien de dépasser le cercle des intimes, je m'étais dit que ancienne, qui remonte à la Renaissance. mêler le verbe à la musique, pour ne faire j'attendrais une occasion de publier dans de Aujourd’hui, le romantisme est définitivement qu’un, on peut en trouver autant la poursuite bonnes conditions, c'est-à-dire chez un éditeur une chose du passé, et je n’en souhaite pas le que la mémoire dans la poésie de Jean-Yves qui puisse les défendre et dont j'apprécie le tra- retour, ni d'ailleurs un «retour» à quoi que ce Masson. Cet «homme de quarante ans» a vail. Avec L'Escampette, je suis ravi! soit. J'espère avant tout qu'après avoir lu d’ailleurs travaillé avec le compositeur Philip- D'emblée, votre poésie s'inscrit dans un ly- quelques-uns de mes poèmes, on peut recon- pe Fénelon. Son amour de la littérature appa- risme, voire un romantisme, peu courants naître ma voix. Le choc de la poésie m'est ve- raît à chacune de ses réflexions et celles-ci, en France. Vous sentez-vous proche de ces nu de Virgile en même temps que de Rimbaud, par leur pertinence et leur heureuse formula- deux termes, et en quoi cette poésie peut dé- puis de la lecture de nos grands poètes ba- tion, pourrait bien faire d’ici peu de Jean-Yves tonner dans le paysage poétique français? roques : et je crois que c'est plutôt la notion de Masson une vraie référence critique sur la Je ne suis pas sûr qu'on doive associer forcé- baroque, dans la mesure où il s'agit d'un poésie, avec ce talent de polémiste qu’il faut ment romantisme et lyrisme, mais je vois bien concept élaboré au XXe siècle pour désigner pour répondre à la réécriture de la modernité ce que vous voulez dire. Il est exact que les ra- certains aspects de l’art antérieurs au classicis- poétique par nombre de «théoriciens-poètes» cines de mon expérience de la poésie plongent me, qui me conviendrait. en quête de pouvoir… pour une part dans le romantisme, comme c'est La grande question est pour moi celle de la

48 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net forme. Je suis porté à écrire une poésie en vers communion avec la nature notamment. Là cis, dans le sensible. Mario Luzi, qui du reste amples (je mentirais en écrivant autrement), où encore est-ce une forme de résistance, est sûrement beaucoup plus chrétien que moi, a le rythme est essentiel, mais qui conçoit sur- d'insoumission? grandi dans un monde qui correspondait encore tout le poème comme une architecture de Dans mon enfance, à partir de ce qu'on nomme très largement à celui que décrit Virgile dans mots, avec l'attention aux proportions que cela l’âge de raison, j'ai sûrement commencé par les Géorgiques. Ce n'est pas mon cas. Le décor implique. chercher refuge dans la poésie, pour résister à de mon enfance lorraine, malgré les forêts Si votre poésie s'inscrit dans un tel hérita- la violence du monde, et je me souviens qu'à proches, était un paysage industriel : c’était ge, n'avez-vous pas l'impression qu’elle 10 ans je répétais ce mot de Beethoven qui l’univers de la mine. Il ne s'agissait pas de tirer est certes une forme de résistance au lan- m'avait frappé : «J'aime mieux un arbre qu'un de la terre ce qu'elle produit naturellement, gage courant ou de communication, mais homme». Mais ce n'est plus vrai. Il me semble mais de lui arracher sa richesse cachée. Ce mé- peut incarner aussi cette résistance de- que dans mes poèmes, la nature est le plus sou- tier dangereux est devenu pour moi l’une des vant d'autres poésies, plus formalistes, ou vent un jardin, donc un lieu fait pour l'homme. métaphores de l'activité poétique : une descente enjeux ou revendications très différents? C'est le jardin perdu d'Eden, celui de la maison dans les profondeurs de la conscience, mais J'aime bien le mot de résistance, mais il faut où je suis né et où je ne retournerai jamais. aussi un art qui dérobe ses trésors au sous-sol l'employer à bon escient et ne pas se donner Vous me parlez de la ferveur : dans ce mot, il y de la langue pour les amener au jour, et les par- trop facilement des allures de héros solitaire. a l'idée du feu, qui me convient bien. Mais la tager comme une source de chaleur. Toute poésie est par excellence une forme de poésie doit marier le feu et l'eau : un poème est Vous nous parliez du plaisir de la décou- résistance à la consommation immédiate. Je comme une eau à laquelle on demande de don- verte du poème et de l'héritage dans le- n'ai pas d'hostilité pour ceux qui écrivent de la ner soif. C'est le sens du poème que j'ai intitulé quel vous vous inscrivez. Quel regard poésie autrement que moi : ils résistent eux Le voleur d'eau. L'eau qu'on puise dans les pro- avez-vous sur la poésie française quand on aussi, pour la plupart, même s'il y a aussi en fondeurs de la terre est d'abord tombée en pluie sait le peu de lectorat qu'elle touche? poésie aujourd'hui un conformisme à une idée du haut du ciel. D'abord, je crois que la désaffection est moins toute faite de la modernité qui commence à da- Si je dis que la poésie est un «festin céleste», grande qu'on ne le dit, car il faut tenir compte ter. Je crois seulement que l'on se trompe c'est pour rappeler que notre habitation est pro- de la lecture des classiques : il est tout à fait na- quand on assigne à la poésie une mission ob- visoire, que toute vie nous vient d'en haut, turel de commencer par eux avant de s'intéres- jective, ou quand on pense qu'il faudrait être in- qu'on ne saurait donc se recommander exclusi- ser aux contemporains. Du coup, la poésie a le telligent pour la comprendre. vement de ses racines. L'être humain n'est pas privilège d'être indemne de la frénésie de publi- La poésie doit d'abord être délectable. Un poè- un arbre fiché en terre. C'est ce que nous ap- cation qui caractérise le roman. Malgré tout, il me doit donner de la joie à celui qui le lit. S'il prend le dialogue avec la nature, qui n'est juste- semble bien que la poésie fasse peur. Au pre- n'y a pas cette joie, ce transport, cet avant-goût ment pas une simple communion mais aussi un mier chef, elle fait peur aux journalistes qui ne du paradis, ça ne vaut tout simplement pas la affrontement, un débat. savent pas comment en parler et, du coup, peine de chercher le reste. Parce qu'éprouver On pense au mot de Baudelaire en vous li- n'osent pas en parler. Mais il y a, c'est vrai, cette joie dans le langage, dont le maniement sant : «Le poète est un enfant qui se sou- quelque chose de plus grave qui maintient la ordinaire rend tant de gens si malheureux, est vient». C'est à cette enfance que vos poésie à l'écart du débat intellectuel. Certes, les ce qu'il y a de plus libérateur. poèmes nous convient, une enfance perdue débats sont restés nombreux, mais ils ont lieu Ce lyrisme dont nous parlions, repose éga- dont l'image première est un jardin. Pu- entre poètes ou théoriciens. lement sur une véritable ferveur, une blier vous aide-t-il à réaliser un adieu à Je crois, moi, qu’il faut cesser de traiter la poé- cette enfance perdue, ou est-ce une maniè- sie comme un objet pour spécialistes. Trop de re d'en multiplier le partage, dans une ex- gens pensent sincèrement qu’elle n'a plus rien à périence commune avec le lecteur? dire au monde moderne, et c’est faux. Les J'ai eu deux enfances, une première faite d’ad- poètes en sont sans doute un peu responsables, hésion au monde, avec ce jardin très tôt quitté, mais il faut aussi se souvenir que c'est quand Le voleur d’eau et une deuxième bien plus sombre qui nourrit la les choses vont mal que l'on se tourne vers part de révolte que je porte en moi. Je pense, eux : ce n'est pas un hasard si les pays où on lit oui, qu'un poète est quelqu'un qui n'a pas tué en beaucoup de poésie sont des pays en difficulté, Le voleur d’eau qui fuit à travers le désert, lui l'enfant qu'il fut. Mais au fond, ce n'est pas l'Irlande, la Grèce des colonels, la France de poursuivi par de très grands chevaux d’oubli, l'enfance biographique qui est la plus importan- l'Occupation. te. L'enfance est le moment où le langage est Aujourd’hui, la France connaît une crise d’iden- se cache dans des tombes de noir secret, encore neuf. Ce qu'on cherche quand on écrit tité : je crois que c’est aux poètes de lui rappeler réveille la patience des lampes éteintes, un poème, c'est à retrouver ce moment où le sa dimension européenne. Et il est temps, aussi, dépose son fardeau d’argile sur le sol. rapport entre les mots et le monde n'était pas de réaffirmer par la poésie que la langue est un encore figé. bien partageable sur lequel le pouvoir ni aucun Ranime en lui des mots aux lèvres desséchées, Cette terre perdue est aussi celle des appa- parti n'ont de prise. Pour que chacun sente cela baptise de sa soif les ossements anciens ritions et des dieux. Cette présence très dans sa chair, la poésie ne peut pas se détourner sur lesquels a soufflé le feu de la colère, pudique du mythe ne vous place-t-elle pas durablement de la tâche de nommer le monde et d'être celle qui donne voix aux émotions hu- le très vieux feu d’Hadès. Murmure une fois de plus au plus près de poètes ita- liens comme Luzi ou Mussapi? maines. Être pleinement humain n'est jamais ac- dans le silence sans écho une prière J'aime chez Mussapi son rapport immédiat aux quis d'avance. L'homme est toujours à inventer : pour mille bouches assoiffées, un sortilège. mythes qui n'est pas de l'ordre de l'érudition. âme et corps, terrestre et céleste. Il en est de Et de l’eau monte une lumière au fond des Quand j'étais enfant, je lisais, comme lui, les même, pour moi, de la poésie. histoires de la mythologie comme des contes : jarres. j’y vois la source de mon paganisme, de ma Propos recueillis (Extrait de Poèmes du festin céleste) tendance à vouloir saisir le divin en un lieu pré- par Marc Blanchet

49 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE King Kong, le retour

NEW YORK 2001 La tautologie obsède un Poète performer, Christophe Fiat continue l’écriture CHRISTOPHE FIAT certain nombre d’écri- Al Dante tures poétiques contem- répétitive et circulaire de la poésie sonore. Il réagit e 105 pages, 15,25 poraines. «Dire d’une chose qu’elle est identique à elle-même, c’est dans New York 2001 aux attentats du 11 septembre. ne rien dire du tout» : à partir de la réflexion de Ludwig Wittgenstein, Emmanuel Hocquard Cunningham ou d’une comédie musicale de cumulations, de brouillage, de saturation du s’appuie sur l’énoncé d’identité pour, neutrali- Kurt Weil. Disons-le d’emblée, pour qui aura pu sens enclenchant des perturbations émotion- sant toute notion de représentation, créer les s’émouvoir des lectures performances de l’au- nelles ou sensitives. conditions d’une poétique de l’acquiescement. teur, où ses ritournelles trouvent toute leur effi- Dans les constructions en miroir et reflets, le Christophe Tarkos quant à lui, fonde son écritu- cacité, ce texte tombe un peu à plat. Machine narcissisme ne guette-t-il pas cependant, figeant re sur l’insistance tautologique dont son livre célibataire, il s’autoproduit un peu mécanique- parfois le processus en des effets de modernité manifeste, Signe =, dit bien l’enjeu : fondre le ment parfois. Mais revendiquant ce fait sans un peu faciles? Mais c’est peut-être là que se signifiant dans le signifié en une pâte sonore doute, Christophe Fiat propose à son écriture la joue toute l’ambiguïté de cette «modernité répé- mixant les mots et les choses, renoncer à ce figure du virus : «EN TANT QUE PROPAGA- titive» : dans son refus (ou son impossibilité) de désengluement du réel qu’autorise la fonction TEUR D’ADN/ EN TANT QUE CONSOMMA- rentrer dans l’ordre symbolique, elle prend le symbolique du langage. TEUR DE REPRESENTATIONS». risque soit de la fascination mortifère sur le re- Au croisement de cette logique tautologique et La production hollywoodienne contaminant la tour du même, soit d’une ouverture, dans l’in- du geste répétitif et circulaire de la poésie sono- représentation médiatique, l’effondrement du sistance de sa circularité, à d’autres dynamiques re, Christophe Fiat pratique une poésie basée World Trade Center est un poème à lui seul, de signification. Oscillant entre ces deux pôles, sur le cut-up et le remix litanique d’énoncés dont l’écriture n’approche la puissance de défla- New York 2001 accepte un scénario catastrophe, empruntés aux médias, au cinéma, aux clichés gration qu’en perturbant ses connexions. Le osant pour son écriture même la perspective du de l’époque. temps et l’espace se diffractent, pour tenter de «ground zero», se risquant à ne rien dire du tout Ainsi, New York 2001 reprend-il en boucle, en dire quelque chose de l’ordre de la catastrophe. pour donner à ressentir quelque chose de l’ordre les permutant selon de multiples variations sé- «Where was King Kong when we need him?», d’une expérience. rielles, des séquences syntaxiques ou visuelles demande un poème écrit en pleine page. Il n’y a empruntés aux médias autour des attentats du pas, selon la logique désorganisatrice du virus, Xavier Person 11 septembre, en les mélangeant à des frag- de programme fixe à imposer. La donner à en- * Vient également de paraître un essai du même au- ments d’images issus notamment de 2001, tendre, comme le fait Christophe Fiat dans ses teur, aux Éditions Léo Scheer : La Ritournelle (171 l’odyssée de l’espace, des propos de Merce performances, c’est augmenter ses effets d’ac- pages, 13 e)

LE PEU QUOTIDIEN Le calamiste aviné JACQUES LACOMBLEZ Syllepse Préface de Pierre Zimmermann e POÈMES BACHIQUES ET LIBERTINS tiers ses amours interdites et ses libations 95 pages, 7,75 ABÛ NUWAS prolongées. Tendance autodestructrice, Présenté et traduit par Omar Merzoug conclut son traducteur Omar Merzoug -qui Dans leur collection de poche «Libre Espa- Verticales 139 pages, 15 e confond dans sa préface prostitution et liber- ce», les éditions Syllepse proposent des tinage- lorsqu’il montre le buveur au calame livres «à part». Publié en même temps consentant «à la fange,(…) qui erre de bou- que les opus d’Armand Gatti et Guy Du- Membre de la grande confrérie des poètes du ge en cave, de taverne en lupanar, se com- cornet, Le Peu quotidien du peintre et poète vin, Abû Nûwas (Al-Hasan ibn Hani al-Ha- mettant avec la canaille et dont n’importe kami, circa 755-815) est l’un des principaux belge Jacques Lacomblez ne déroge pas à qui peut se dire le commensal». la règle. Ce petit recueil composite ne représentants de la poésie épicurienne persa- Ses Khamriyyat (poèmes du vin) dégueulent ne. C’est un méconnu car une seule traduc- d’aspirations soiffardes et socratiques qui manque ni d’ironie ni de distance. Dans tion en langue française permettait jusqu’ici prêtent à rire malgré leur amertume et leur des notations jetées à la face du monde, J. de le lire -en 1979, Vincent Monteil avait tristesse passagères. «Ô bel Échanson!/ Ta Lacomblez joue de rapides variations où souligné son talent pour la satire et la poésie plantureuse croupe/ Ta brune délicatesse,/ ta les poèmes en prose côtoient les notations érotique en traduisant le recueil Le Vin, le finesse/ de jeune garçon/ surpassent à nos saisies à la volée et les courtes pensées des vent, la vie (Sinbad, rééd. 1998 et 2001). En yeux/ de la chamelle l’amble!» Le vin, ce «Trente-deux jours d’anti-journal». Dans fait, Omar Khayyam (XIIe siècle) lui a de- «fauve breuvage à la gorge rouge» noie les «Opus posthume», c’est le mort qui par- puis longtemps ravi la vedette avec ses Ru- pages du sybarite immoral : «Alors je bois le : «Quand vous boirez dans mon crâne/ épar- baïyat. Même éloge du vin, de l’ivresse et du vin pur/ et je n’ignore pas/ que j’encours/ des petits plaisirs chez les deux Persans qui gnez-moi la vaisselle.» Ces petits divertisse- les quatre-vingts coups de fouet!» Abû Nû- ments sont formulés en vers courts parfois entonnent l’air (connu) du carpe diem. Il est was était le plus mauvais garçon de l’époque clair pourtant qu’Abû Nûwas s’exprime plus abbasside. Reste une question : depuis son subtils, souvent souriants. Sous le titre de librement. «Hommes, point ne suis soucieux/ VIIIe siècle a-t-il vraiment écrit les mots «cu- «Mémoires d’Outre-tombe», quatre mots : de guerres et de glaives,/ mon astre seule- ré», «cloches» et «église»? «J’ai beaucoup maigri». ment se lève/ sur la luxure et les plaisirs vi- cieux!» Sans feinte pudeur, il déclare volon- Éric Dussert É. D.

50 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE L’astre noir russe

JEAN-MICHEL MAULPOIX En un fraternel hommage à la poétesse Marina Tsvétaïéva LE POÈTE PERPLEXE José Corti (1892-1941), Linda Lê retrace l’itinéraire tourmenté CHUTES DE PLUIE FINE d’une œuvre et d’une âme en quête de l’harmonie perdue. Mercure de France 376 et 176 pages, 18 et 15,50 e

MARINA TSVÉTAIÉVA Russie, je suis un poète Depuis quinze ans, le poète Jean-Michel COMMENT ÇA VA LA VIE? sans livres, ici -un poète Maulpoix élabore une réflexion autour de la LINDA LÊ sans lecteurs»-, elle n’en poésie. Mis radicalement à mal par les Jean-Michel Place continue pas moins à 125 pages, 11 e «modernes», le chant lyrique et la méta- vivre et à écrire à la vi- phore reviendraient selon lui -et selon ses tesse de ses émotions, au Sauvagement passionnée, rythme des forces qui la vœux - dans le champ poétique contempo- la voix de Marina Tsvé- poussent à chérir les rain. Avec Le Poète perplexe, le directeur de taïéva. Des bouquets de causes les plus désespé- la revue Le Nouveau Re- rosée sur des fleurs de rées. Dans la Russie rou- cueil entrelace des courts bord d’abîme. Des bous- ge, elle louait l’armée textes aux registres dif- Escales culades de tendresse fau- blanche; dans les milieux férents. Si l’essai perd ve conjuguées au féminin de l’émigration, elle dé- en unité, on ne se trou- lyriques de l’aveu. Des précipités fend Maïakovski. ve toutefois pas dans d’impossible mirés à la Son côté hérétique attise- une auberge espagnole. L’écrivain, en s’in- phosphorescence de l’ins- ra constamment son désir terrogeant sur la nature du poète, ne quitte tant. Une poésie à vivre. de consumation et son «Un poème de Tsvétaïéva idéal de contre-morale. pas des yeux l’aiguille d’une boussole qui ne se lit pas, il se vit. Il «Même ma langue ma- indique son pôle favori : celui où fleuris- faut se laisser saisir.» Re- ternelle/ Aux sons lactés sent les mots «cœur», «amour» et «mélan- flet d’une vie où la raison qui calcule laisse pla- -je m’en défie./ Il m’est indifférent en quelle/ colie». On regrettera que l’essayiste n’ait ce à la foudre, à l’émoi et à l’instinct, sa poésie Langue être incomprise et de qui!» pas plus débroussaillé son chemin : on a quelque chose de lumineusement blessé et de Philosophie de l’inconfort et soif d’absolu qui avance dans une forêt de citations, comme haletant. Fougue syncopée, ruptures et accéléra- s’incarnent dans un terrifiant besoin d’amour. si le guide se préoccupait surtout de signa- tions, ellipses et ferveur. Ici, le tiret règne en Vivre, c’était aimer, prendre tous les risques, ler la richesse de la forêt ou hésitait sur le maître, et la ponctuation est avant tout expressi- être toujours en quête du Miracle de l’Autre. chemin à prendre. Du coup, le livre se fait ve. Ce ne sont que nœuds de passion et d’espé- Passions tumultueuses, amours épistolaires, in- plus descriptif que revendicatif (les guerres rance, travail du ressac, de la déchirure, de l’ir- termèdes saphiques, l’amour est, pour Tsvétaïé- ruption. Le nerf est à vif, l’os saillant. Tout est va, le pendant de la création. Comme l’état poé- esthétiques seraient donc terminées?). On tendu et implorant mais comme prêt à se dé- tique, l’amour est un état de haute tension, y lit que la poésie naît du désir, de l’absen- ployer en enveloppements désirants. d’ascèse et d’affirmation, d’exaltation et d’écar- ce, d’une béance, d’une souffrance, d’un «Aiguiser les couteaux sur/ Le roc, ou bien ba- tèlement. deuil : autant de banalités qu’on eût pu layer/ La sciure! De la fourrure/ Sous les mains Toujours déçue, toujours blessée, toujours mal- nous épargner. -mouillée!// Eh bien!, les sœurs, quoi?!/ -Force heureuse… Sa démesure l’empêche de vivre. De L’intérêt se trouve plutôt du côté d’un et sécheresse/ D’homme! Sous les doigts -/ retour à Moscou en 1939, elle a bien du mal à Maulpoix lecteur. Pour analyser le parcours Larmes, non averse!// De quels charmes mainte- survivre. Bientôt obligée de fuir devant l’avance 1 du geste lyrique dans l’histoire poétique, nant/ Parler? Sur tes biens - l’eau trône!» Une allemande, elle se pendra, comme en un ultime l’universitaire développe une réflexion au- poésie à l’image d’un destin tragique. Pourtant refus, en août 1941, dans la petite ville d’Ela- tour de trois grandes figures : Baudelaire, tout avait commencé comme dans un conte de bouga, en pays tatar, où elle avait été évacuée. fées. Fille du fondateur du Musée des beaux arts Une vie de passions, de déchirements et d’ami- Rimbaud et Mallarmé. Il décrit la mise à (aujourd’hui Musée Pouchkine) et d’une mère tiés : il faut lire la prodigieuse correspondance terre du lyrisme vertical (et son «instinct de 2 qui voulait faire de sa fille une musicienne, Ma- qu’elle eut avec Pasternak et Rilke , durant l’été ciel») et avance l’hypothèse d’un axe hori- rina parle français dès son plus jeune âge, écrit 1926; une vie qu’elle ne cessa de transfigurer zontal pour définir le lyrisme moderne. des poèmes en allemand à 12 ans, vient seule en dans ses poèmes. «Leur pouvoir d’envoûtement, Quitte à désigner Ponge comme lyrique… France, à 16 ans, pour voir Sarah Bernhardt dans écrit Linda Lê, naît de cet art des contrastes où On retrouve dans Chutes de pluie fine une L’Aiglon, et publie son premier recueil à 18 ans. il y a lutte perpétuelle entre la réflexion et l’im- construction similaire : recueil de notes Impatiente, volontiers frondeuse, magnifique pulsion, la patience et la frénésie, les déborde- prises en voyage, le livre donne à la fois le d’élans, elle épouse, un an plus tard, Sergueï ments extatiques et les sarcasmes.» Marina Ts- sentiment de l’errance et celui de la perma- Efron. «Avec défi, je porte son anneau/ Je suis vétaïéva : un cristal qui incendie, une érotique nence. Où qu’il aille, c’est avec le cœur que sa femme, devant l’éternité -pas sur papier». de la déception élevée à la dignité d’un absolu. Avec la Révolution d’Octobre, son mari s’enga- l’homme voyage. On notera toutefois qu’il prend plus de soin à se regarder voyageant ge dans l’armée blanche. Elle reste avec ses Richard Blin deux filles. La cadette meurt de faim. En 1922, seul qu’à observer ses semblables. Comme si elle émigre. Elle connaîtra dix-sept années 1 Le Ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie on ne partait que pour tenter de se trouver. d’exil, à Berlin, Prague, puis Paris. Son dénue- (Poésie/Gallimard, 1999) ment est total. Coupée de ses sources vives -«En 2 Correspondance à trois (Gallimard, 1983) T. G.

51 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net POÉSIE Inaltérable Helder

Étonnante machine lyrique, la poésie du Portugais bénéficie enfin d’une somme anthologique. Un travail conséquent pour une œuvre perturbant nos perceptions afin de libérer une vision nouvelle du réel.

LE POÈME CONTINU La poésie du Portugais sceaux) et partiellement de plus anciens. HERBERTO HELDER Herberto Helder procè- Mais elle va plus loin : elle ne «découpe» Traduit du portugais par Magali de et naît d’un flux pas l’œuvre, ce poème continu, avec les Montagné et Max de Carvalho continu, où l’interfé- titres des recueils. Seuls quelques asté- Éditions Chandeigne 394 pages, 20 e rence même d’une risques entre les poèmes renvoient le lec- pensée ou d’une image teur en fin de volume pour trouver lui- participe à cet écoule- même ses repères dans l’œuvre. Cette ment incessant semblable au passage du temps. fidélité à la poésie du Portugais permet à C’est le monde lui-même qui surgit à travers cette anthologie d’être un corpus impres- cette temporalité, et qui, par ses métaphores, sionnant -et enthousiasmant : ce flux ly- ses obsessions, ses saccages ou ses joies, s’éri- rique d’une singularité étonnante nous ge en poème. Cette parole prononcée, jamais emporte, avouant lui aussi sa stupeur au interrompue -ce serait interrompre le monde-, sujet de l’être et la nature, et leur indi- trouve dans le titre du volume Le Poème conti- cible interaction. Car l’indicible parle nu, sous-titré somme anthologique, un témoi- dans ce livre : le sens le plus riche qui gnage parfait de sa nature. C’est un remar- soit transparaît ainsi d’être inexprimable. quable travail que nous livrent là les éditions Herberto Helder prouve aussi, par ce Chandeigne, avec le soutien de l’Institut livre, qu’il est demeuré fidèle à un ryth- Camões. Cette publication en bilingue d’envi- me, à une vision du monde, un émer- ron quatre cents pages, réalisée avec justesse et veillement douloureux qui n’ont jamais talent par Magali Montagné et le poète Max de cédé aux séductions formelles d’une cer- Carvalho, couvre l’ensemble de la production taine modernité et donnent une cohérence du poète portugais. Plusieurs recueils d’Herber- rare à une poésie sur toute une existence. to Helder sont parus précédemment en France : De nombreux poèmes inédits donnent aux éditions Lettres vives (Science ultime; Les également toute son importance à ce tra- Sceaux), à La Différence (La Cuiller dans la vail titanesque de traduction. Humus, bouche; Du monde) et chez l’éditeur midi-py- Flash, les extraits de Vox & Photomaton, rénéen Babel (L’Amour en visite). Depuis la © Mariana Viegas Lugar ou Exemplos offrent, entre autres, publication de ce premier poème en 1958, Her- au connaisseur le plaisir de nouvelles dé- berto Helder occupe une place d’importance couvertes. On est presque frustré de ne dans son pays. La nature visionnaire, tellu- pas avoir l’intégralité de cette poésie. rique, hallucinée de sa poésie est sans commu- poumons/ à la gorge/ c’est la rose innée. Il N’oublions pas de ce fait les proses publiées ne mesure. Ses poèmes déroulent sous nos porte un bras à son dos,/ tout en sueur, rayon- par Arléa Les Pas en rond, le superbe texte yeux sensations, pensées, images en un souffle nant/ à travers le sommeil. Brûlé où on le Paysage mental à la fin de Du monde aux édi- incroyable, brisant au passage les conventions touche. Il parlerait fort/ si son poids l’enfon- tions La Différence, et toujours chez ce même du discours lyrique, redonnant à l’intériorité de çait à hauteur de voix./ Il voyait la matière ra- éditeur, la défunte revue Polyphonies, qui l’enfant son rôle essentiel («le poète, un enfant dieuse dont le monde est fait./ La langue dou- consacra son vingtième numéro au poète. En- qui se souvient», écrivait Baudelaire), pulvéri- ceur de lait,/ la main droite dans cette masse fin, Le Courrier du Centre International sant tout effort formel trop confortable. aigre, le sexe baignant/ dans la source secrè- d’Études Poétiques a également consacré son Ce magma a pourtant son intelligibilité, tou- te./ Le don qui trouble l’enfant est aussi léger/ numéro 223-224 à Helder, avec une anthologie jours visible, même s’il invite au secret, voire que la respiration, aussi léger que/ l’agonie./ déjà conséquente et un entretien passionnant du au recueillement. Il s’agit de saluer les appari- Une rose au fond de la tête.» poète par lui-même. tions qui font le monde, et ainsi notre vie : les Si nous avons souhaité citer en entier ce Si certains poètes portugais contemporains sont mères, femmes et menstrues, les nuits, violence poème, c’est pour montrer que cette profusion maintenant assez bien connus en France, no- et beauté, le corps, crâne et os prêts à surgir en n’est pas une simple architecture baroque se tamment par le travail des éditions L’Escam- plein jour. Ainsi le poème qui commence déployant avec séduction : elle développe un pette et La Différence, ou leur publication en Science ultime : «Avec une rose au fond de la rythme précis, soutenu, dont la violence, la Poésie/Gallimard (Antonio Ramos Rosa et Nu- tête, quelle obscure façon/ de mort. Un parfum versatilité pourrait-on dire, ne nuit jamais à la no Júdice), Herberto Helder, loin d’être un de sang flotte sur la chemise/ froide, la bouche clarté du propos, ni à la justesse des images. chaînon manquant (d’ailleurs en quoi a-t-il les remplie d’air, la mémoire/ faisant écho aux Herberto Helder est par cette justesse devenu caractéristiques d’un «poète portugais»? -la voix/ de maintenant. Assis là, le voici briller de un monstre sacré en son pays, avec une force question est posée), constituera pour beaucoup tant/ de molécules/ vivantes, de tant d’hydrogè- de caractère qui l’a souvent incité à rester dis- une découverte de taille. Peut-être que cette pa- ne, de tant de soie qui s’affaisse/ des épaules. Il tant de la vie littéraire. rution imposera son génie : la chose est lourde touche/ où point la rose. Un enfant/ luciférien. Cette somme anthologique est bien sûr née à porter, mais le mot n’est pas de trop. Sa mère fermait,/ ouvrait alentour un torrent d’un choix : en reprenant intégralement les ré- d’atomes/ sur son visage. Ce qui l’étrangle des cents recueils (Science ultime, Sceaux et Autres Marc Blanchet

52 LE MATRICULE DES ANGES N°52 www.Lematricule.net POCHES Levi le messager DEMAIN SERA UN AUTRE JOUR JUAN CARLOS ONETTI Rescapé, scientifique et moraliste, Primo Levi est avant Traduit de l’espagnol par André Gabastou e tout un écrivain à la voix juste et forte, quelle que soit la 150 pages, 6 forme choisie. Ces treize nouvelles inédites le prouvent. Romancier et nouvelliste uruguayen né en 1908 et mort en 1994 (après un exil de vingt ans en Espagne), Juan Carlos Onetti a laissé une œuvre DERNIER NOËL DE GUERRE Si Primo Levi, dès pacent au fil des ans, ils s’enrichissent au abondante, couronnée par le prestigieux prix PRIMO LEVI son retour d’Au- contraire de détails que je croyais oubliés» ou Cervantès en 1980. Ce florilège regroupe des Traduit de l’italien par schwitz, s’attelle à peut-être plutôt car cet épisode est en contradic- nouvelles rédigées sur plus d’un demi-siècle -ré- Nathalie Bauer édition augmentée de quatre textes inédits. Ces 10/18 l’écriture de Si tion avec la tâche que poursuivait son premier 127 pages, 6 e c’est un homme livre : la description objective d’une entreprise nouvelles majoritairement courtes ne sont pas (1947), c’est que concertée de déshumanisation. Une Allemande, toutes placées sous l’autorité d’une intrigue : l’urgence de témoigner le presse, il veut «four- aux côtés de laquelle il travaille dans le labora- certaines évoquent des moments très brefs, arra- nir des documents à une étude dépassionnée de toire de l’IG Farben rattaché à son camp de Mo- chés à des vies dont le lecteur ne sait rien. Mais l’âme humaine» -mais il reconnaîtra par la suite nowitz, lui demande de réparer le pneu de sa bi- l’ensemble s’inscrit dans un univers peu ave- qu’avant la guerre il s’était déjà essayé à l’écri- cyclette. Il y gagnera, non seulement «un œuf ture de nouvelles. Elles constitueront un des dur et quatre morceaux de sucre», «rétribution nant, où il faut se méfier de tout le monde, à pôles de son œuvre multiforme, il y poursuivra plus que généreuse»- mais surtout la conscience commencer par les proches (même les enfants diverses voies que l’on découvre dans ce recueil qu’à ses yeux il est encore quelque chose qui semblent avoir été contaminés par cette société de nouvelles parues initialement dans des re- ressemble à un homme, à qui l’on dit «S’il vous en pleine décadence), où la dignité humaine n’a vues ou des journaux, de 1949 à 1987, date de plaît» en lui proposant une sorte de contrat, à plus vraiment cours (un homme invite des amis son suicide. Un ensemble inégal, donc -ce qui qui elle murmure enfin -parole de crainte ou à assister à son suicide), et où la réalité escamote est souvent le risque d’une telle entreprise, plus d’espoir- que «Noël n’est pas loin». les rêves. Onetti nous laisse face à un monde exhaustive que proprement anthologique- mais Noël viendra, en effet, «le dernier Noël de gangrené, et dans une littérature élégante qui qu’unit profondément l’interrogation qui court guerre et de captivité» -puis ce seront les retient malheureusement trop peu. tout au long de son œuvre : qu’est-ce que l’hu- Russes, et la délivrance, en janvier 1945. manité de l’homme? et qu’est-ce que l’«autre» homme, pour chacun de nous? Thierry Cecille D. G. C’est bien un tel questionnement sur l’altérité que nous trouvons, par exemple, dans la nou- velle Buffet qui ouvre cet ensemble : voici, dans une réception mondaine, Innaminka, timide et mal à l’aise, qui semble n’intéresser personne, Contes de la fragilité et pourtant il se révèle être un kangourou, ca- pable, pour s’échapper, d’effectuer «de longs L’ÉLÉPHANT DU VIZIR histoires non écrites des peuples sans jamais sauts élastiques et heureux»! Dans État civil, le IVO ANDRIC sombrer dans le folklore ou le passéisme réduc- héros doit faire coïncider des êtres humains Traduit du serbo-croate teur. Certains cherchent aujourd’hui dans les qu’il choisit au hasard avec une mort prévue sur par Janine Matillon ouvrages d’Andric les réponses aux folies des Le Serpent à plumes une fiche cartonnée, mais quand arrive le tour 292 pages, 7 e années passées mais on peut préférer à cette dé- d’une écolière de 8 ans il finit par s’y refuser - licate démarche le plaisir de lecture du conteur «si elle devait mourir, elle mourrait sans lui, il Andric et sa multitude de personnages à l’hu- ne participerait pas à sa mort»- révélant en cela Ivo Andric était un homme élégant et manité fragile, soumis au vent de l’histoire, un courage modeste, ou un dégoût humain, dont discret. Le prix Nobel de littérature obte- balbutiant leur existence et toujours aptes à né- Eichmann et tant d’autres criminels de bureau nu en 1961 ne changea pas ses réticences gocier leur part de plaisir. C’est encore le cas furent bien incapables. Enfin, à côté de ce que envers une quelconque démarche publi- dans ce volume dont la nouvelle-titre, L’Élé- Levi appelait des «interviews naturelles», dans citaire. Il resta discret jusqu’à sa mort, en phant du vizir, raconte comment l’irruption lesquelles un journaliste interroge une taupe, un 1975. En conséquence, comme le note d’un animal extraordinaire dans une petite ville goéland ou une araignée, nous trouvons des Predrag Matvejevitch dans la préface du de cette Bosnie du passé, occupée par les nouvelles autobiographiques, qui sont sans dou- présent recueil de nouvelles L’Éléphant Turcs, va réorganiser la vie et la haine en lui te les plus réussies, grâce à cette concentration du vizir, dans certains pays comme la donnant un sens. des effets, cette précision scientifique du dosage France, son œuvre reste à découvrir. Ce On y trouvera également un entretien imaginai- qui caractérise Levi, chimiste et naturaliste. qui se fait progressivement au gré des re avec Goya dans lequel Ivo Andric, en adepte Dans la plus ancienne, Fin du gars de Marineo, parutions, notamment au Serpent à de la discrétion et de la pudeur, utilise la voix nous sommes happés par la vertigineuse plumes qui ont déjà publié deux autres du peintre pour donner quelques-unes de ses conscience de l’acte d’un partisan qui décide volumes (Omer Pacha Latas et Titanic et réflexions personnelles : «C’est à ce moment d’emporter dans sa mort, en leur arrachant une autres contes juifs). Le livre le plus cé- que j’ai compris toute la misère des hommes grenade, les Allemands qui viennent de le cap- lèbre de cet écrivain originaire de Bosnie puissants, mais ignorants, des “hommes d’ac- turer. Dernier Noël de guerre raconte un épiso- est Le Pont sur la Drina (Belfond). À tion”, en même temps que l’impuissance, la de de l’expérience concentrationnaire, qui travers la réalisation et l’existence d’un faiblesse et la confusion du monde de la scien- n’avait pas trouvé sa place dans Si c’est un pont hautement symbolique, au-dessus ce et de l’écriture». homme -peut-être parce que, comme le précise d’une rivière séparant en Bosnie deux re- ici Levi, «ces souvenirs ne pâlissent ni ne s’es- ligions et deux pays, Andric raconte ces Christophe Dabitch

53 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net ESSAIS Rigueur buissonnière

LE MOUVEMENT DES SURRÉALISTES Il ne s’agit pas, Pyromane plus que vestale, Alain Joubert éclaire de OU LE FIN MOT DE L’HISTOIRE ici, d’esquisser ALAIN JOUBERT un énième pano- l’intérieur l’issue surréaliste. L’auteur verse au dossier Maurice Nadeau éditeur rama des produc- 373 pages, 35 e tions surréalistes, du rare et de l’inédit : correspondances, tracts, photos… mais plutôt de ré- véler les derniers feux du mouvement, et d’en comprendre l’apparente extinction. Alain Jou- ne Breton pour les autres»… Ne pas se crisper, comme le firent, selon lui, Schuster et ses bert n’y va pas de main morte : lui qui fut de toutefois, sur cette phraséologie prévisible : sbires- opposer l’efficace de certains esprits de l’aventure entend régler des comptes et remettre pour l’essentiel, Le Mouvement des surréalistes sérieux et de système; il reste que certaines certaines autorités à leur place. Si le 8 avril échappe à l’anachronisme et au par trop anecdo- questions ont une telle pertinence rémanente 1969 eut lieu la nécessaire autodissolution du tique. Que raconte-t-il, au juste, qui puisse nous qu’on ne peut tenter d’y répondre sans frémir : groupe, c’est qu’une poignée de ses membres toucher? Qu’à l’heure où émergeaient d’autres «1. Dans quelle mesure votre appartenance prétendait en légiférer l’esprit : la plupart de ces feux -tel que le situationnisme- et de nouveaux éventuelle à une quelconque institution vous hommes ont disparu, mais «il ne faut plus mots d’ordre -ceux de 68-, les surréalistes -au- fait-elle devenir cet ennemi (de classe, etc.) que qu’eux morts leurs mensonges continuent à fai- trefois glorieux, désormais peu connus et peu vous prétendez combattre par ailleurs? 2. re de la poussière». On reconnaît là une célèbre nombreux- s’interrogeaient sur les modalités de Quelles libertés avez-vous prises ou prendrez- formule, et l’on s’avise que l’histoire des sur- leur survie. Comme leur collectivité se voulait vous demain? Quelles autres remettez-vous à réalistes, commencée avec le cadavre d’Anatole rien moins que culturelle, il importait peu de plus tard? Quelle est la liberté qui vous manque France, se clôt par les trahisons de Jean Schus- produire des œuvres, l’essentiel étant d’être au le plus? 3. Quelle sorte de déraillement mettez- ter, prétendu héritier de Breton qu’égratignent monde et d’agir sur ce monde par des voies vous en œuvre dans le courant de votre vie pour des charges variées. Joubert verse au dossier du propres. «Il n’y a pas de politique surréaliste vous opposer à l’usure de la répétition?» Fina- rare et de l’inédit : correspondances publiques possible, car aucun pouvoir ne pourrait donner lement, si Joubert reproduit cette enquête pu- et privées, tracts, photographies. satisfaction au Surréalisme (…). Le Surréalis- bliée en 1970 (un bulletin de liaison continua de On peut se lasser des procès, d’autant que la me n’a donc aucune forme de pouvoir (ou de paraître vaille que vaille jusqu’en 76), ou s’il pratique du réquisitoire, consubstantielle au sur- quoi que ce soit d’autre) à proposer au peuple. propose comme conclusion provisoire l’intéres- réalisme, s’accompagne de certaines révérences Tout au plus peut-il, négativement, travailler sante piste d’un rapprochement entre les pen- obligées. Ainsi, si certaines passations de pou- contre le pouvoir pour que le peuple se propose sées ennemies de Breton et Bataille, c’est qu’il voir sont mises en cause, le fondement de l’au- à lui-même quelque chose», rappelle en ce sens incline davantage à souffler sur les braises qu’à torité n’est jamais interrogé. « Breton disparu, Jacques Abeille. protéger certaine flamme lointaine. et personne au monde ne pouvant le remplacer Au désir subversif et à la «rigueur buissonniè- (…), il fallait faire que chacun de nous devien- re» défendus par Joubert, on pourra bien sûr - Gilles Magniont

28 RAISONS DE SE FAIRE DÉTESTER MARC WEITZMANN Sade pour tous Stock 315 pages, 19, 15 e SADE, L’INSURRECTION PERMANENTE ture de Sade vous empaume» constate-t-il «Ce livre réunit 28 des articles que j’ai eu l’occasion MAURICE NADEAU en préface à son «Exploration de Sade». d’écrire (…). Quel argument vais-je pouvoir invoquer Maurice Nadeau éditeur C’est dire que les écrits subversifs de Sade 156 pages, 15 e pour en jutifier l’immodeste publication en recueil?» s’in- n’ont pas fini de nous secouer puisqu’il re- terroge Marc Weitzmann, avant de répondre «la Maurice Nadeau a trente-six ans lorsqu’il pu- commande aux révolutionnaires de son rage». Dans une première chronique, il dit que grâ- blie à La Jeune Parque la première anthologie temps de ne «pas abandonner l’état d’in- vendue en librairie des écrits de Sade. Pas surrection où ils se sont placés. Une liberté ce à Houellebecq la majorité n’est plus silencieuse, pour longtemps : une mesure de police va sexuelle sans limites, établissant pratique- et qu’avec le contempteur de l’Islam la petite bour- éteindre sa diffusion. 1947, la date n’est pas ment la communauté des corps, la licence geoisie française a enfin trouvé un porte-voix. La si lointaine et l’on peine à se figurer ce que dans le meurtre, la permission du vol, de la démonstration est épatante, mais il y a vers la fin représentait alors cette œuvre-là, comme calomnie, la faculté de tourner en ridicule une drôle de contorsion : «Un écrivain qui ne serait nous paraît étrange cette police qui se mêlait toutes les religions et d’en interdire l’exer- pas intoxiqué par le monde qu’il décrit aurait-il le de littérature. Nos limiers ont mieux à faire cice, constituent ses revendications essen- moindre intérêt?» Il est d’autres auteurs qui ne béné- aujourd’hui, à moins qu’ils n’aient pris goût tielles.» Accompagné du fameux «Français, ficient pas des charmes de la question rhétorique. aux publications de Maurice Heine, de Gil- encore un effort si vous voulez être républi- Ainsi de Renaud Camus, dont le pedigree -«écrivain bert Lely ou de Jean-Louis Debauve qui cains» qui ne saurait tomber mieux, l’essai homosexuel antisémite»- est incidemment révélé dans consolidèrent jusqu’à récemment le corpus de Maurice Nadeau mérite d’être lu parce des œuvres sadiennes tandis que Georges Ba- qu’on y retrouve la pensée sauvage d’un in- une délicieuse note de bas de page. Il faut donc taille, Pierre Klossowki, Maurice Blanchot et dividualiste extrême pour lequel la «liberté, croire que tous les racismes ne suscitent pas la mê- Annie Le Brun en tissaient l’exégèse. Journa- résidant essentiellement dans le moi, oblige me rage. L’ambition critique ne dispose pas tou- liste à Combat après avoir servi le Journal du celui-ci à se tenir perpétuellement en état jours de ce qui lui serait nécessaire, à savoir des PSOP, Nadeau est un normalien qui a quitté d’insurrection. Nulle société, réelle ou uto- principes. On peut se distinguer de ceux qui son poste pour se consacrer à la critique litté- pique, ne pourrait s’en accomoder.» Une croient «à la civilisation» et d’un même mouvement raire. Son premier livre est une Histoire du conclusion? Ce serait : la liberté ou la mort. se perdre sur des terrains fort civils (presse ou télé). surréalisme (1945), au contact duquel il a Il suffit d’être inrockuptible. pris connaissance du divin marquis. «La lec- Éric Dussert G. M.

54 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net LES INTEMPORELS Grâce lui soit rendue Avec Lourdes, lentes…, André Hardellet nous entraîne dans les fantasmes de l’enfance, qui balance entre pêche à la truite et jeux érotiques. Au finale : un livre tendre, généreux, et un incroyable procès.

LOURDES, LENTES… Né en 1911, mort en 1974, entre le réel et l’imagi- ANDRÉ HARDELLET poète, romancier et auteur de naire de l’enfance (com- Gallimard (L’Imaginaire) chansons, André Hardellet a me les textes mystérieux 140 pages, 7,40 e laissé une œuvre riche et peu d’Oneïros ou La belle connue, disponible en inté- lurette), et peut-être ne gralité aux éditions Gallimard. Une œuvre qui s’agit-il que d’un rêve, reçut à ses débuts l’aval de Pierre Mac Orlan, d’une longue rêverie en- qui fut couronnée par le prix des Deux-Magots fantine, transcrite dans en 1973 et saluée par quelques grands noms de une langue non seule- la littérature française, notamment par André ment décente mais sur- Breton et Julien Gracq, qui déclarait, dans la tout délicate, non seule- revue Jungle en 1987, que Les Chasseurs et ment élégante mais Les Chasseurs deux (1966 et 1973) ne déser- encore poétique. En taient «jamais les rayons proches» de sa bi- quelque sorte l’écriture bliothèque, et qu’il aimait à les feuilleter à ses d’un gourmet, qui use de moments perdus. sa plus belle plume pour Malgré l’élégance de sa plume, ce fut par le célébrer la beauté. scandale que cet «écrivain réaliste», comme il En octobre 1973, se définissait (même si le réel qu’il décrit quelques «ombres pres- «n’est pas celui auquel les “braves gens” sont © Nicolas Douez tigieuses» vinrent appor- accoutumés»), vint à occuper le devant de la ter leur soutien à André scène. En 1969, les éditions Jean-Jacques Pau- Hardellet en comparais- vert publiaient Lourdes, lentes…, signé par un sant comme témoins : certain Steve Masson, pseudonyme transparent Le lecteur le découvre alors copulant avec une entre autres Julien Gracq, dont la rigueur mora- pour ceux qui avaient lu Hardellet, puisqu’il machine extraordinaire, exhumée du jardin le était connue de tous, et le prince Napoléon s’agissait du héros de son premier roman Le fantastique du Locus Solus de Raymond Rous- Murat, administrateurs des Cahiers de l’Herne, Seuil du jardin paru en 1958. Mais quatre ans sel : un étrange appareillage mécanique qui re- qui voyait dans ce récit «un texte qui honore la plus tard, sur plainte de la Ligue de défense de produit la vulve d’une femme et dans laquelle littérature». Dans Le Figaro, Hubert Juin en l’enfance et de la famille, l’auteur était appelé à il éprouve une jouissance très singulière… faisait un «chef-d’œuvre de la poésie» (il lui a comparaître devant la 17e chambre correction- L’essentiel du récit se déroule dans une cam- d’ailleurs consacré un des volumes de la col- nelle pour «outrage aux bonnes mœurs». pagne profonde, celle dont les poèmes en pro- lection « Poètes d’aujourd’hui»), cependant Dans une lettre adressée à Pierre Seghers, Har- se de La Cité Montgol disent la beauté, avec que la pétition rédigée par René Fallet re- dellet faisait de Lourdes, lentes… «une belle «la bonne terre grasse des labours» que l’on cueillait de nombreuses signatures… Le purita- histoire d’amour en été et de truites pêchées». traverse «chaussé de lourds godillots», avec nisme ne céda pas au dithyrambe : Hardellet fut Une histoire d’amour sans doute, mais aussi un ces forêts où les marrons éclatent en tombant condamné à une amende et le livre à la destruc- récit qui célèbre les femmes bien en chair, sur le sol, avec ces prés et ces ruisseaux gor- tion -non pas l’édition courante, mais unique- lourdes et pulpeuses comme les sculptures de gés de truites. ment celle de luxe réalisée par l’incontournable Maillol, et plus particulièrement Germaine, Même si Hardellet malmène un peu son lecteur Régine Deforges. Un an plus tard, l’amnistie personnage féminin que Hardellet avait déjà («et si le terme innocence vous incline à rica- était prononcée. plusieurs fois évoqué, avec laquelle le narrateur ner, sachez que je vous emmerde»), Lourdes, Difficile aujourd’hui d’apprécier cette affaire vit sa première expérience sexuelle. L’affaire lentes… est un récit dans lequel on se sent avec clairvoyance -n’était-ce l’âge du narra- serait des plus anodines si le narrateur n’était bien. On y retrouve une campagne authentique, teur, ce récit ne présentait rien qui fût réelle- âgé que de 12 ans et sa partenaire de onze ans où l’on dîne de pâté de lièvre et de pain frais, ment licencieux ou qui pût porter outrage aux son aînée. Toujours est-il qu’après avoir goulû- où le soleil brille comme dans les étés de l’en- bonnes mœurs. Hardellet était d’ailleurs ment goûté «le con» de Germaine, pour re- fance, et où les grillons viennent chanter pour convaincu que le procès cherchait à atteindre prendre les «mots sales» que l’auteur avoue de- habiller la nuit. Si le récit est écrit avec des Régine Deforges, et qu’il fallait, pour ce faire, voir employer, le narrateur, qui semble avoir «mots sales», il l’est aussi dans une langue déclarer l’auteur coupable… promptement atteint l’âge adulte, rencontre une dont peu d’auteurs auraient à rougir, à com- À une époque où la littérature fait de la fella- hôtesse de l’air nommée Lia, dans une caravel- mencer par Proust lui-même, dont Hardellet tion une figure de style, une telle accusation le qui se pose voluptueusement à Amsterdam s’amuse à compléter le célèbre incipit : «Long- fait sourire. Mais aussi injustifiée qu’elle puis- sur la promesse d’un rendez-vous galant. Le ré- temps je me suis couché de bonne heure -le se paraître, elle aura quand même permis à An- cit se déplace ensuite à Londres, dans un éta- matin». Et les femmes n’auraient guère de rai- dré Hardellet de sortir de cette ombre beau- blissement un rien douteux, dirigée par une cer- sons de se sentir offensées par ce texte qui leur coup moins justifiable dans laquelle les lettres taine Joyce, et où des infirmières, belles rend un bel hommage : «Qu’exigeons-nous du françaises l’avaient abandonné. Ce qui n’est comme dans les fantasmes masculins, se livrent ventre d’une femme, sinon le plus somptueux que justice. à des jeux saphiques que le narrateur observe dérivatif à notre misère d’être au monde?» avec une concupiscence bien compréhensible. Rien de vulgaire donc dans ce récit qui louvoie Didier Garcia

55 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net HISTOIRE LITTÉRAIRE Paraz la tempête PERVIGILIUM MORTIS PIERRE LOUŸS Finitude (10, rue des Bahutiers 33000 Bordeaux) PARAZ LE REBELLE il a essuyé les rigueurs de la «justice» littérai- 36 pages, 37 e JACQUES ABOUCAYA re. Grande gueule vacharde et naïve à la fois, L’Âge d’Homme e il n’aura raté aucune occasion de pousser le La parution imminente d’une biographie et 160 pages, 21 bouchon. Témoin, sa préface au Mensonge de Mille lettres inédites de Pierre Louÿs éta- d’Ulysse du révisionniste Paul Rassinier qui blies par J.-P. Goujon suggère de lire enfin Albert Paraz (1899-1957) est un énergumè- n’enrichit pas une bibliographie ambiguë : cet auteur fameux (Aphrodite). L’occasion, la ne. Romancier, polémiste, peintre-faussaire, «rebelle» ou d’esprit indépendant, Albert Pa- voici : Pervigilium mortis, un texte dédié à sa épistolier, jettatore et coureur de jupons, cet raz aura signé des chroniques dans Je suis maîtresse perdue Marie de Régnier (MdA homme a fait du pétard puis, comme la tem- partout et Rivarol tout en collaborant à Dé- 29) mis en album et illustré par Marianne pête, s’est tu. Quarante-cinq ans après sa dis- fense de l’homme, organe de l’anarchiste pa- Clouzot. Ce poème d’amour est, si l’on en parition, Jacques Aboucaya lui consacre à cifiste Louis Lecoin. En fait de carrière litté- juste titre une première biographie -Paraz raire, Paraz fut tôt salué avec Bitru ou les croit les aficionados du beau Pierre, l’un des avait signé lui-même Deux autobiographies vertus capitales (1936) et Les Repues plus beaux qui soient, lyrique et déchiré : brèves (Le Fourneau, 1983)-offrant une do- franches (1937), deux romans hauts en cou- «Ta voix, c’est le soupir d’une enfance perdue./ cumentation inédite qui éclaire nettement la leur, tout à fait fascinants qu’il faut lire à tout C’est ta fragilité qui vibre de mourir.» figure de cet ami du maréchal Juin, de Man- prix. Mais Paris est une fille frivole, elle se Jusqu’au catafalque, cris, pleurs et caresses diargues et du jeune Boudard. Naguère, lassa du trouble-fête. Paraz disparut de la scè- se succèdent : «Sur mon être au linceul, déjà Jean-Paul Louis a publié les premières ne et poursuivit à Vence son œuvre qui prit presque enterré,/ Les orgues rugiront du ciel : pièces du dossier (Du Lérot) ainsi que la fa- peu à peu la forme d’une perpétuelle «Défen- Dies Irae!/ Et les fleurs de mon lit me suivront meuse correspondance Céline-Paraz (Galli- se de Céline» et donna lieu à des ouvrages sur la tombe.// Non! Pas encor! Ce soir nous mard, 1999) où il apparaît que si le premier hybrides comme Le Gala des vaches (1948) exalte en sursaut/ (…) Nos deux corps, nos deux doit beaucoup à Paraz, militant ardent pour et Valsez, saucisses (1950) où il mêlait avec le retour du proscrit et pour son œuvre, Paraz un beau talent le diaire, les fragments de cor- cœurs, nos deux bouches ensemble!/ Ah! je doit à Céline de n’avoir pas été tout à fait ou- respondances et les attaques drues. Paraz est vis!… Tout est chaud! Tout est chaud! Tout est blié, et ce malgré les qualités de son œuvre un intouchable incontournable. chaud!» L’érudit et érotomane Pierre Louÿs savoureuse, enthousiasmante. fut un être vibrant. Après avoir fréquenté souvent les tribunaux, Éric Dussert É. D.

TOMBEAU DE PIERRE LAROUSSE FRANÇOIS DUFRÊNE L’insatiable Lope de Vega Les Presses du réel 112 pages, 7,5 e

LOPE DE VEGA L’hispaniste Suzan- Drake- mais aussi de l’histoire de son Puisque la poésie orale a le vent en poupe, il SUZANNE VARGA ne Varga adresse temps et des amours de ses contemporains, est bon de pouvoir lire à nouveau le Tom- Fayard un pied de nez aux il fut prisé des comédiens pour la facilité beau de Pierre Larousse de François Dufrêne 500 pages, 27 e commémorations avec laquelle son verbe pénétrait la mé- (1930-1982), l’un des plus remarquables hugoliennes en pro- moire, sa souplesse rythmique et l’agence- lettristes. Ce Tombeau est un chef-d’œuvre duisant une agréable biographie de Lope ment syllabique de ses vers. de «ludisme langagier». Il fut publié en 1958 de Vega auprès duquel le géant français Ce bouillant personnage était assoiffé pourrait bien incarner la stérilité. Le poète d’aventures. Précoce et talentueux, soute- dans la revue Grammes où firent mouche ses et dramaturge espagnol Lope de Vega nu par les grands lorsqu’il se tenait sage, il jeux de phonèmes et de sens : «HORBI et- (1562-1635) justifiait lui-même son inta- aura toujours suivi le principe de la «libi- turBI - Jozé itturBI ; Valérilarb O - Valérilar- rissable fécondité par le fait que «sa plume do vivendi» et cédé à toutes ses impul- BI.» Dans la foulée d’Antonin Artaud, Du- se jetait sur la page blanche comme sions. Elles lui causèrent évidemment bon frêne poussait des «crirythmes», fruit de l’homme se jette naturellement sur la fem- nombre d’ennuis, à commencer par ses recherches verbales destinées à concevoir me». Il ne se prénommait donc pas Félix passions amoureuses. La première, nour- «un ultra-lettrisme libéré par le magnétophone de (fertilité en latin) pour rien. Les spécia- rie par la belle comédienne Elena Osario, cette cochonnerie d’écriture qui pesait tant à l’au- listes lui accordent près de mille cinq cents lui valu d'être banni de la cour. Son souve- teur du Pèse-nerfs». Il n’est pas indifférent comedias dont il ne subsisterait qu’un tiers nir le hanta toute sa vie mais cela ne l’em- de savoir que l’édition allemande du Tom- tandis que la légende s’est emparé de son pêcha pas d’aimer beaucoup. «Aimer et cas exceptionnel en le déclarant capable composer des vers sont une seule et même beau illustrée par Wolf Vostell (Verlag der d’écrire jusqu’à trois mille vers par jour. chose», il mena ce programme avec Kalender, 1961), souvent comparée au Coup Contemporain de Cervantès dont il ne per- constance. Comblé d’honneurs malgré de dé de Mallarmé, est considérée comme un çut pas la nouveauté et de Shakespeare, l’opposition du vindicatif Luis de Gongo- livre d’avant-garde majeur des années 1960. son théâtre connut un succès phénoménal. ra et sa réputation tempétueuse, Lope de Commentaire de Dufrêne : «Comme on dit Nourri d’autobiographie comme ses Vega finit par être ordonné prêtre. C’était d’un tableau : c’est du trompe-l’œil, on dira du poèmes -il narre dans une gigantesque couru : une femme mariée le séduira. Un Tombeau que c’est du trompe-oreille.» Agile, fresque épique, la Dragontea, la mise en tempérament, assurément. provocant, percutant. pièces de l’Invincible Armada à laquelle il appartenait par le corsaire anglais Francis Éric Dussert É. D.

56 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Marie Borrély LES ÉGARÉS LES OUBLIÉS ou la fable géorgique

Institutrice, Maria Borrély (1890-1963) a porté un regard empathique sur les êtres et le monde. Saluée par Gide et Giono, son œuvre compose une fresque rustique dépouillée où le fantastique le partage au tragique.

Connue à l’égal de son contemporain et ami libres, rudes, graves et fraternels, son talent de Jean Giono dans les Alpes-de-Haute-Provence, conteur lucide et révolté, l’apparentent non seu- le renom de Maria Borrély s’estompe dès qu’on lement à son ami Giono, mais aussi à Ramuz et s’écarte un tant soit peu de l’épicentre dignois. Charles-Louis Philippe, par ce «goût de l’hom- Maria Brunel est née le 16 octobre 1890 à Mar- me» qui sous-tend toute son œuvre. seille. Elle passe les vingt premières années de En 1933, les Borrély quittent Puimoisson pour sa vie à Aix-en-Provence, puis à Mane. Toute Digne, où Ernest vient d’être nommé. Maria de- fraîche émoulue de l’École normale d’institutri- mande sa mise à la retraite proportionnelle pour ce de Digne, elle épouse en 1910 un de ses se consacrer pleinement à l’écriture. Mais, ani- condisciples, Ernest Borrély. Ils débutent aux mée par une haute exigence morale, elle renon- postes les plus déshérités et reculés des Basses- ce au roman paysan et change totalement Alpes, où elle se retrouve seule avec son pre- d’orientation intellectuelle. Elle se plonge dans mier fils Jacques, né en 1911, quand son mari l’étude des textes sacrés de l’hindouisme puis est mobilisé en 1914. Gravement malade, Ernest dans celle de l’Évangile de Saint Jean. Elle en- est évacué du front en 1917, et la famille se re- treprend la rédaction de ce qui aurait dû être son touve pour un nouveau poste à Puimoisson sur grand œuvre : une massive exégèse, restée à le plateau de Riez qui domine la vallée de l’Asse l’état de manuscrit parce que difficile et ésoté- où naîtra leur second fils, Pierre, en 1921. rique, de ces textes religieux à partir desquels En 1928, les Borrély se lient avec le peintre Jo- elle a tenté d’exprimer une philosophie person- seph Bœuf, Gabriel Péri, Edouard Peysson et nelle de l’existence. surtout Jean Giono. Tous partagent des convic- préface de Giono, qui est en quelque sorte Pendant la guerre, la petite salle à manger de tions pacifiques, internationalistes et idéalistes. l’autre versant de Regain. L’histoire est celle l’appartement des Borrély sur le boulevard Dans sa préface au Dernier Feu de Maria Bor- d’Orpierre-sur-Asse que désertent tous ses habi- Thiers devient très vite le point de chute de la rély, Giono écrira «Les Borrély! Je plains ceux tants, apprenant qu’un barrage va être construit Résistance. Ernest, syndicaliste et résistant ac- qui n’ont pas en eux ce mot-maître de l’optimis- sur la rivière, sauf la vieille Pélagie : «Ainsi est tif, est arrêté par la Gestapo. Il deviendra après te, cette source et ce soleil.» devenue cette femme qui fut vive comme l’eau, la guerre le premier président du conseil géné- En 1928, Maria publie à compte d’auteur aux droite comme un beau vase et belle comme le ral, jusqu’à sa mort en 1959. Dans les années éditions Figuière Aube, un singulier essai sur le grand jour. Ses yeux sont sereins, une douceur 1950, Maria s’essaie à de nouveaux drames et végétarisme, imprégné du Trésor des Humbles flotte sur ses traits, une sorte d’huile, reflet de récits tout en poursuivant sa lecture assidue des de Maeterlinck. Mais dans le même temps, à la la tranquillité d’âme des vieux qui descendent textes sacrés de l’hindouisme et du christianis- plume sergent-major, dans des cahiers d’écolier leur sente et qui, par cela même, ont leur lampe me. Elle vient souvent discuter à Samten et appuyée sur «la table de ses genoux», elle ré- éclairée.» Le roman est en lice pour le Prix Fe- Dzong, la maison qu’Alexandra David-Néel dige son premier roman, Sous le vent que, sur mina, mais Maria qui n’est jamais «montée» s’est fait construire à Digne, tout étonnée par sa les conseils de Giono qui vient de publier Colli- plus haut que Gap, se refuse à aller soutenir son connaissance de la Bhâgavad-Gîta. En 1952, el- ne, elle se décide à envoyer à Gallimard. Gide, livre dans les salons littéraires parisiens. En le s’installe au quartier du They. Elle s’éteint le enthousiasmé par ce drame paysan fantastique 1932, elle publie Les Reculas, l’histoire d’un 22 février 1963 et laisse le souvenir d’une fem- dont le héros est le vent, lui écrit longuement le petit village de la vallée de l’Ubaye qui vit sans me simple, intègre, bonne, discrète et d’une 18 octobre 1929 : «Je reste devant votre livre soleil pendant les longs mois d’hiver. Elle rédi- grande élévation d’esprit. Comme l’a écrit un comme devant un tableau dont chaque coup de ge cette même année un récit d’une boulever- critique, elle est de ces écrivains pinceau m’enchante, au point que je ne m’in- sante modernité, Les Mains vides, qui ne sera «régionalistes» qui sont «toute union avec la quiète pas beaucoup de ce qu’il peut représen- publié que vingt ans après sa mort. Ce texte terre originelle, tout jaillissement du sang an- ter.» Dans la foulée, Gallimard lui fait signer un court suit les parcours de quatre hommes, parta- cestral, tout frémissement d’une vie qui sourd contrat pour dix romans, et publie Sous le vent gés entre générosité et désespoir, confrontés à du sol subjacent et se prolonge, se ramifie à en 1930, dont la critique salue le style rugueux : ce fléau nouveau qu’est le chômage, «bien travers les moindres fibres de leur être». Par «Le mistral élargissait les confins de l’horizon, émus de se retrouver comme ça, dans le grand l’intégrité du regard empathique qu’elle porte bleuissait le firmament, affinait la netteté des chemin des peines». Elle ne publiera plus aucun sur les choses et les êtres et par la rigueur d’une montagnes paraissant plus proches dont on dis- livre jusqu’à sa mort. écriture éprise de liberté, Maria Borrély a com- tinguait, dans une atmosphère de cristal bleu, le Le style de Maria Borrély est concis et noué posé une fresque rustique dépouillée où le fan- détail sculptural, étonnamment précis : les rocs comme un olivier de Provence, et contribue à ce tastique le partage au tragique. chauves, les échancrures, les éboulis dont on que Gide le premier a souligné : «La puissance voit toutes les pierres, les escarpes avec leurs d’évocation d’une atmosphère un peu fantas- Thierry Gillybœuf * sillonnements, leurs réseaux de tubulures creu- tique, et pourtant extraordinairement réelle». * Derniers ouvrages parus : Thorton Wilder, l’homme sées dans le granit, et remplies d’ombre noire.» La sensibilité âpre et chaleureuse de Maria Bor- qui a aboli le temps (Belin, 2001) et Remy de Gour- En 1931, elle publie Le Dernier Feu, avec une rély, issue de cette race puissante d’hommes mont, Lettres à Victor Ségalen (Finitude, 2001)

57 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net Pour commander Chaque numéro disponible est vendu au prix du numéro en cours : 5 e (frais de port inclus). Pour commander un ou plusieurs numéros, il suffit d’en faire la demande par courrier (Le Matricule des Anges COLLECTION B.P. 20225 - 34004 Montpellier cedex 1) en joignant un chèque du montant correspondant. Vous pouvez également passer commande via le site internet et par paiement sécurisé (www.Lematricule.net).

N°9 N°10

N°1 N°3 • Olivier Rolin • Pascal Quignard • Actes Sud • José Corti • Hubert Haddad • François Bon • Yves Martin • Abdellatif Laâbi • Verdier • Le Dilettante • Mehdi Belhaj • Bernard Vargaftig • Goldoni • Les éditions Kacem • Miguel Delibes Théâtrales • Frédéric H. • Jean-Pierre Fajardie Maurel

N°11 N°12 N°13 N°14 • J.-C. Pirotte • Éric Holder • Linda Lê • Agota Kristof • Champ Vallon • Jacques Brémond • Cheyne éditeur • Fourbis • Guy Goffette • Michel Deutsch • J.-Paul Wenzel • Hugo Marsan • Antoine Emaz • Jean-Luc Sarré • Olivier Perrier • Alain Gautré • Claude Louis- • Andrée Chédid • Nicolas Pesquès • V. Alexakis Combet • M. Vázquez • B. Atxaga • Quim Monzó • Velibor Colic Montalbán • Pierre Dumayet • Christine Angot

N°15 N°17 N°18 N°19

• A. Lobo Antunes • R. Detambel • M.V. Montalbán • C. Louis-Combet • Lettres vives • Tristram • Unes • Phébus • Pierre Michon - • Erri De Luca • R. Morgiève • Bernard Manciet M. Belhaj Kacem • Eugène Durif • Daniel Giraud • Pierre Bettencourt • François Rosset • J.-Yves Masson • G. Wittkop • Bernard Simeone • Mario Luzi • Marie Ndiaye • Isabelle Pinçon • Jérôme Peignot • J.-J. Reboux • A. Djemaï • Hervé Prudon • S. de Mello Breyner • Jacques Sternberg • S. Aïssat • René Frégni • Claude Aveline

N°20 N°21 N°22 N°23 • Jacques Serena • A. Volodine • Christine Angot • J.-P. Abraham • Le Bois d’Orion • Climats • Zulma • Cadex • P. Autin-Grenier • E. Al-Manacirah • D. Sigaud • A. Lobo Antunes • Joël Jouanneau • J.-Jacques Viton • Denis Guénoun • François Bon • Michel Ragon • F. Caradec • Nicole Caligaris • Éric Faye • D. Fourcade • Maud Tabachnik • J.-C. Schneider • Petr Král • G.-O. Châteaurey- • Thierry Jonquet • Hubert Haddad • Eduardo Manet naud

N°24 N°25 N°26 N°27 • Marcel Moreau • Ismail Kadaré • Lydie Salvayre • Jørn Riel • Verticales • Obsidiane • Le Dé bleu • Al Dante • Marc Petit • P. Bourgeade • Pierre Béarn • Gregory Motton • D. Meens • D. Barbéris • Joël Jouanneau • L.Bhattacharya • F. André Jamme • Petr Král • Jacques Jouet • R. Mussapi • J.-J. Lefrère • F. Salvaing • C. Honoré • Fred Vargas • Alain Monnier • Jim Harrison • Hubert Lucot • Armand Guibert • Régis Messac • Pascal Pia

N°28 N°29 N°30 N°31 • C. Prigent • G. Hyvernaud • Richard Millet • Jude Stefan • Les Solitaires • L'Arbre • Chandeigne • L’Olivier intempestifs • Mathieu Terence • Jean-Luc Parant • François Bon • Robert Marteau • Serge Pey • Jean-Yves Picq • J. Bellefroid • F. Tristan • Leslie Kaplan • Tristan Cabral • Mathieu Bénézet • Laurent Gaudé • J.-P. Ostende • R.-Nicolas Ehni • B. Heidsieck • Olivier Saison • Jacques Besse • Zeno Bianu • H. Henny Jahnn • Marcello Fabri • Michel Lebrun • Alfred Delvau • Valérie Rouzeau

N°32 N°33 N°34 N°35 • Roger Laporte • Richard Morgiève • Claudio Magris • Gérard Macé • Arfuyen • Gaïa • L’Amourier • Cent pages • J.-D. Rey • Armando Llamas • Timothy Findley • James Ellroy • Jacques Abeille • Elsa Osorio • Danielle Mémoire • Jacques Dupin • Camille Laurens • Patrick Bouvet • Javier Tomeo • Dominique Fabre • C. Tarkos • Michaël Glück • Jean-Loup Trassard • Loïc Wacquant • Maurice Dekobra • Marie Rouanet • J.-C. Bailly • Sylvain Jouty • Basile Sainte-Croix • Armel Guerne • Marc Stéphane

N°36 N°37 N°38 • Michel Surya • Franck Venaille • Péter Esterházy Les numéros épuisés sont • La Fosse aux ours • André Dimanche • Encre marine disponibles dans leur inté- • F. Solesmes • Hubert Mingarelli • Ghérasim Luca gralité sur le site web du • Arno Bertina • Ariane Dreyfus • Gaëlle Obiégly • Guy Goffette • Greil Marcus • Antoine Émaz Matricule : www.Lematri- • J. C. Bologne • Le Mexique • Pierre Jourde cule.net où vous trouverez • F. Taillandier • Patrícia Melo • Claude Leroy plus de 4000 articles, in- • J.-P. Martinet • Louis-René Doyon • Robert Ganzo terviews, chroniques et re- portages vidéo… 58 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net GayKitschCamp Laquet (Éditions du) P.O.L Rouergue (Éditions du) • Les Tendres épigrammes de Cydno • François-René Daillie Les Eaux du • Santiago H. Amigorena Une adolescence • Vincent Cuvellier Kilomètre zéro la lesbienne Pré-au-loup taciturne • Irène Cohen-Janca L' Étoile de Kostia Grasset Le Bleu du ciel • Marie Darrieussecq Le Bébé • Sébastien Joanniez Marabout d'ficelle • Frédéric Richaud La Passe au diable • Claude Chambard La Vie de famille • Atiq Rahimi Les Mille Maisons du rêve • Roger Béteille Le Parisien Grèges (Éditions) • Michel Deguy Poèmes en pensée et de la terreur Rue du monde • John Millington Synge Douze poèmes Le Chat qui tousse • Martin Winckler Légendes • Raymond Queneau L' Arbre qui pense • Ulrich Zieger Plusieurs poèmes • Emmanuelle Le Cam Le Poème de l'eau • Frédéric Boyer Gagmen • Pelton Zozzo président! • Carole Florentin De proches inconnus • Christine Curtenaz Challans-Brest. 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59 LE MATRICULE DES ANGES N°39 www.Lematricule.net PORTRAIT Le coulis, mode d’emploi

TROIS HEURES TRENTE Pour faire un bon cou- Comment des tomates ramassées en été, cuisinées en août À FEU VIF lis de tomates, il faut FABRICE COMBES trois heures et demie et mangées en janvier ont donné naissance à un roman GILLES MORATON de cuisine. Pour écrire Gallimard un roman sur la fabri- ludique. Portrait de deux artistes en frères d’écriture. 133 pages, 12,90 e cation du coulis de to- mates, il faut être un peu cinglé. Pour l’écrire à deux, il faut être com- plètement maboul. L’incroyable, c’est qu’un tel roman a été écrit par un Narbonnais, Gilles Mo- raton, qui vit à Béziers où est né son complice, Fabrice Combes. Quand on connaît l’amour que se vouent l’une à l’autre les deux villes, on se dit que l’ONU pourrait donner le prix de la paix à Trois Heures trente à feu vif. Une récompense qui viendrait s’ajouter au Prix Grandgousier ob- tenu par la volonté de Robbe-Grillet au salon du livre (et du vin) de Saumur. L’ancien nouveau romancier ayant reconnu sous la couverture Gal- limard, un livre qui aurait pu se vêtir du blanc À gauche des éditions de Minuit. Gilles Construit à partir de contraintes, Trois Heures Moraton, trente à feu vif se présente comme un exercice à table mathématique dont l’énoncé constitue, en fait, Fabrice toute la narration du livre. Le «Sachant que» qui Combes ouvre la scène amorce une longue phrase qui ne s’achèvera qu’avec le livre. Ce «sachant que» se répète inlassablement, introduisant à chaque fois un personnage, une situation, un événement. Il agit comme certains leitmotive dans les contes Si le livre fait penser à Georges Perec, rien me, c’est sur la terrasse en bras de chemise (un ou comptines pour enfants : sa répétition, atten- d’étonnant : l’auteur de La Vie mode d’emploi premier de l’an!) que les deux couples vont dé- due, développe une excitation et l’attente sans apparaît dans le tiercé gagnant des auteurs ai- jeuner : pour le menu, Gilles Moraton a sorti cesse différée d’une fin. més de Fabrice Combes qui cite aussi Calvino, quelques bouteilles de coulis de tomates-mai- Ce qu’il faut savoir donc : qu’un homme prépa- Moravia, Schnitzler, Flaubert, Queneau (beau- son. On s’extasie, on glose sur le coulis et Fabri- re, dans une chaleur étouffante, des litres de coup d’ex æquo dans ce tiercé) et de Gilles Mo- ce Combes, fin cuisinier, lance l’idée d’écrire coulis de tomates. Celles-ci attendent dans des raton qui lui associe Duras. sur le sujet. Dans la lancée, il se met à l’ouvra- cageots instables (du fait de l’humidité qui Gilles Moraton dirige le fonds patrimonial et ge, réfrénant mal un désir d’écriture qui s’était gonfle le bois) près d’une grande casserole l’action culturelle à la bibliothèque municipale exprimé jusqu’alors dans la rédaction d’albums d’eau bouillante. Que sa femme, «brune, bien de Béziers. Le garçon (né en 1958) a déjà publié pour enfants non publiés. C’est par correspon- sûr» et «dans une tenue légère» se prélasse dans six autres livres dont Le Magasin des choses dance que les deux auteurs vont s’envoyer leur le salon. Que leurs deux jeunes fils font leur vie, probables et La Promiscuité des vaches est production. Fabrice Combes écrit les chapitres l’aîné en ouvrant au hasard des livres dont, jus- mauvaise pour la santé des jeunes filles (L’Ana- impairs : la maison où se prépare le coulis et où tement, celui que l’on est en train de lire. Que base). Il a commencé à écrire après avoir ren- ni les enfants, ni les parents ne sont nommés. dans la maison juste à droite, une jeune fille pro- contré Caroline, sa femme, qui deviendra la Ni- «C’est miraculeux, comment ça s’est passé», fite sensuellement de l’absence de ses parents. na de Nina, un portrait (L’Anabase). Elle dit-il en ajoutant que l’écriture à deux lui a per- Absence écourtée par un adultère découvert, un travaillait alors sur l’imposant projet de consti- mis de se lancer. Gilles Moraton, dans les incendie provoqué, une fuite silencieuse. Que tuer une chronologie de la France avec… Fabri- scènes extérieures, se charge d’ajouter le piment dans l’immeuble à gauche, une jeune institutrice ce Combes. Depuis neuf ans, le couple habite des péripéties, portées par des personnages bien emménage, découvre la beauté d’un voisin, dans un village du biterrois où viennent les voir nommés. Extérieur/intérieur, description/action : ignore l’activité délictueuse d’un couple de re- régulièrement Fabrice Combes et sa femme. l’écriture se déroule comme une partie d’attaque traités. Que «le Petit Capitaine» vit dans un Tu- Devant la maison, le jardin s’étend en longueur défense… «Lorsqu’on achevait un chapitre, on be Citroën au bout du jardin de notre cuisinier, jusqu’aux roseaux qui attendent la poussée des ne savait pas ce que l’autre allait écrire pour la d’où il est facile d’espionner chacun. Qu’il fa- tomates. C’est ici, en fait, que le livre est né le suite. On n’a jamais interféré sur l’écriture de brique, pour la belle Rosy, des nains de jardin premier janvier de l’an dernier. À l’époque, Fa- l’autre.» À mi-chemin, devant l’ampleur de la sur le modèle des personnalités de la ville qui brice Combes (né en 1965) poursuit à Stras- situation, les deux amis décident de planifier la fréquentent clandestinement la prostituée. Qu’il bourg ses incessantes études (DEUG d’espa- suite. En septembre, le manuscrit est envoyé à collectionne quantité d’objets trouvés ici ou là, gnol, DEA d’italien, diplôme d’interprétariat Roger Grenier qui chez Gallimard avait déjà ap- pour le plaisir de Gilles Moraton qui dans ses anglais/français, DEUG lettres modernes, licen- précié Nina, un portrait. Bonne pioche. livres, aime faire des listes. Il faudrait ajouter à ce de français langue étrangère) et sa traduction Plutôt que de s’extasier d’avoir publié son pre- cela, un chien et un chat, le soleil, des déména- du livre d’Alessandro Manzoni (1785-1873) sur mier roman chez Gallimard, Fabrice Combes geurs et des membres des services secrets de la Révolution française : «c’est un travail mons- préfère évoquer avec gourmandise le prochain l’État. Sachant cela, on galope chapitre après trueux que j’ai commencé avec Caroline, il y a livre : un roman épistolaire en clin d’œil au chapitre pour en savoir un peu plus. sept ans». Descendu dans le Sud avec sa fem- XVIIIe siècle. Écrit à quatre mains, bien sûr.

Texte et photo : Thierry Guichard

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