PRESENCE D'YVES BRAYER

par MICHEL FARE

Michel Fare, par Yves Brayer 320 PRESENCE D'YVES BRAYER

'est un destin déconcertant que d'être à la fois célè• C bre et méconnu car la notoriété peut cacher le génie : avant d'être compris, tel qu'enfin l'éternité le change, un artiste peut être un glorieux vivant et subir néanmoins de permanentes jalousies, faute d'avoir été traité, juste à temps, comme un peintre maudit ou d'avoir eu la chance de mourir assez tôt pour qu'offi• ciels, marchands et critiques s'emparent de son œuvre à faire valoir à leur profit. A la suite de l'exposition dont s'est fait le juge impar• tial et reconnaissant, le cas d'Yves Brayer est à ce propos élo• quent. Peu de carrières ont été plus brillantes mais auront soulevé plus de contestations : bien peu de créateurs auront montré tant de travail et de ténacité à faire s'épanouir leurs premiers dons, fortuitement accordés, pour les avoir si puissamment exercés au cours de la vie avec les grâces de l'intelligence et du cœur. Encore qu'il ait éprouvé, comme les plus doués de sa génération, des soucis financiers, on ne le plaindra pas d'avoir eu des débuts difficiles mais, sans risquer d'exaspérer les envieux, on n'allon• gera pas non plus la liste de ses succès. Je dirai que sa jeunesse a été heureusement partagée entre les études et l'équitation avant d'être admise à l'Ecole des beaux-arts et de connaître ensuite de fulgurantes réussites. A dix-neuf ans, Yves Brayer en exposant au Salon d'au• tomne est sitôt remarqué qu'il obtient l'année suivante la bourse de l'Etat pour un séjour en Espagne qui lui fait découvrir surtout la vivante leçon des maîtres du Prado. Pour qu'on s'en souvienne mieux, rappelons que Forain, sarcastique sur les distinctions offi• cielles mais critique d'une rare lucidité, comme son compagnon Degas, avait déjà reconnu les dons prestigieux du jeune Brayer et les avait personnellement encouragés de ses conseils. En 1930, à vingt-trois ans, lauréat du prix de Rome, il est sociétaire du Salon d'automne tout en exposant aux Indépendants. A son retour de Rome, de Grèce et de Constantinople, une expo• sition l'attendait à Paris : il occupe à lui seul la grande salle de la galerie Charpentier. Il retrouve en 1934 ses aînés Derain, Lhote, Friesz et surtout ses amis Desnoyer, Tailleux, Despierre, Humblot, Rhoner et Francis Gruber. Ce dernier, glorieux bientôt d'une mort prématurée, avait déjà remarqué le talent éclatant de son condisciple. Son rayonnement est tel que Raymond Escho- PRESENCE D'YVES BRAYER 321 lier charge Yves Brayer d'organiser le sixième groupe des artistes de ce temps au Petit Palais : il en fait partie avec Le Molt, Deca- ris, Cassandre, Vertes. Vingt ans plus tard, la Ville de Paris lui accordera son Grand Prix des beaux-arts. Entre maints séjours en Espagne, Italie, Provence et Camar• gue, de multiples expositions le font connaître en province comme à l'étranger : Albi, , , Genève, Londres, Gôteborg, Berlin, Madrid, Munich, Tokyo, Mexico, Caracas et New York. Il n'était pas étonnant que tant d'hommages et de célébrité aient suscité la malveillance de ses rivaux. On se souvient du mot d'André Breton rapporté à son sujet par Armand Lanoux : « Notre époque n'aime pas ceux que la fortune porte sur son dos. » Nombreux sont ceux qui préfèrent ignorer les mérites de qui travaille plus qu'eux et feignent de croire que la facilité seule entraîne le succès. Vient donc le temps de s'en expliquer. Une œuvre aussi féconde ne peut puiser ses sources que dans une ardeur plus intense au travail, une sensibilité plus aiguë et mieux partagée, une intelligence plus subtile et plus vive que celles de beaucoup de ses contemporains. Brayer est sans doute moins qu'eux préoccupé de théories et de ressassements philoso• phiques ou de systèmes ; il préfère résoudre des problèmes d'ordre plastique en sachant que la peinture porte en elle-même assez de modes et de pratiques pour qu'on puisse enfin se passer de l'abus du discours qu'elle suscite aujourd'hui : tandis que l'on vient à bout des fantasmes d'une abstraction qui récusait les pesantes réalités matérielles, on ne peut plus longtemps réduire la peinture à des aplats de valeur monochrome et plaire à des aveugles au profit d'une vision intérieure. On ne saurait davantage se priver de références à des formes tangibles, toutes chargées de matéria• liser la pensée. Autant que le langage, le message pictural emprun• tera sans honte les signes conventionnels mais transmissibles et reconnaissables : il importe moins d'inventer des mots et de fein• dre des volumes que de bien communiquer des émotions et des idées. La dernière exposition de Brayer à la galerie Matignon a permis de dégager les caractères d'une œuvre qui s'est volontaire• ment tenue à l'écart des méthodes et des formules ; de ce fait naît la méconnaissance à laquelle l'ont contrainte les champions de la modernité à tout prix. Cette peinture s'est davantage sou• venue des révolutions plastiques de Goya ou de Courbet qu'elle

3 322 PRESENCE D'YVES BRAYER n'a prêté attention aux dithyrambes barbares de l'art brut. On devine ce qu'il a fallu de clairvoyance et de ténacité pour résister à contre-courant au flux vociférant des adeptes d'une fausse avant-garde. Un brusque retour au dessin a dissipé les derniers malentendus. D'Yves Brayer nous apprécions la sûreté du style et la beauté de l'écriture : le trait toujours souple et rapide laisse vibrer la forme qu'il décrit ; il prélude à la composition, cet art de répartir et de grouper les différentes parties du sujet. « Les grands vides sont des volumes », se plaît-il à constater : « Devant un grand vide, je cherche son volume. Quand je l'ai trouvé, je ne peux pas le changer. Ça, et le style. » On ne s'étonne pas moins de revoir maintenant exalté le sujet ; l'art de Brayer ne l'a jamais exclu mais l'a toujours sou• mis aux exigences de la composition d'où la bouleversante inten• sité des scènes de corridas, des taureaux renversant leurs picadors, de l'Enterrement en Espagne, du Noyé à Venise ; une même puissante ordonnance apparaît dans le Bal nègre de la rue Blomet, les Cigarières à Séville ou les Séminaristes en rouge à Rome. Le Cheval éventré atteint au rang des plus authentiques chefs-d'œu• vre. En un temps qui a soumis le corps humain aux plus graves distorsions plastiques, comme il a banalisé la torture, Yves Brayer énonce dans une figure le plus bel enjeu du bonheur et nous rappelle que l'amour s'épanouit dans un nu caressé : en cela les plus grands maîtres de la peinture ont affirmé l'éminente dignité de leur art. Il faut non moins de sensibilité que de savante tech• nique dans l'animation du système anatomique ; ce n'est pas l'affaire de tâcherons amateurs de dripping dans l'ombre de Pollock mais plutôt celle des fervents de Matisse et de Bonnard qui se reconnaîtront dans la sérénité magistrale de l'œuvre de Brayer : Nu au châle, Reflet dans un miroir, Nu au lit défait, Nu au divan rouge. La même intimité, faite de respect et de ferveur, régit les rapports du peintre avec ses modèles. Mac Orlan l'a pertinemment compris : « Les portraits d'Yves Brayer sont d'une noblesse qui retient longtemps le regard. C'est un échange d'intelligence et de dignité. » On se souvient de ceux de Montherlant, de Serge Lifar, de Jean-Louis Barrault et d'Her- mione à la robe rouge. PRESENCE D'YVES BRAYER 323

Un style de rigueur espagnole rassemble les plus modestes choses de la vie quotidienne et confère à chacune sa dignité.

Yves Brayer dans son atelier

Dans ses « bodegones », ses natures mortes, le silence retient un secret, celui du peintre en dialogue avec lui-même. Sur la table du grenier s'ordonnent la série noire des bouteilles et l'amas des 324 PRESENCE D'YVES BRAYER objets blancs. A l'étal tragique, des viandes offusquent le regard. Contre un mur, le coq pendu offre ses plumes bariolées à l'ardeur du soleil. Faisans et courlis s'éternisent dans leur métamorphose. Les oiseaux morts de Camargue perpétuent l'envol ultime et la chute à Gien, dans l'une des salles du musée de la Chasse. Cour• bet, pour faire pièce à son Veau, aurait aimé de Brayer le Sanglier endormi, grandeur nature dans son châssis monumental. Comme Jean Giono, qui se fit son biographe et chroniqueur, Yves Brayer entonne son chant du monde : « Mon idéal ! Entre l'eau, la terre et le ciel qui m'entourent comme trois infinis, j'ai découvert le secret de ma chimie : faire se confondre l'art et la réalité. » Avec sa verve, sa fécondité, sa puissante curiosité, ce conti• nuel itinérant traverse la terre en s'attardant au Maroc, au Mexi• que et plus tard en . Les capitales les plus modernes comme les cités les plus antiques l'émeuvent et les sensations passagères qu'il en retire garantissent la permanence du temps passé ou à venir, en quoi chaque vivant se reconnaît. « Dans la chronologie des Rome successives, écrit Louis Gillet, celle de Poussin, celle d'Hubert Robert, celle de David, celle de Corot, celle de Léopold Robert, il y aura désormais une Rome de Brayer, rapide, pressée, pittoresque, magnifique, pleine de pompes ecclésiastiques où les Fiat luxueuses remplacent les équipages et abordent les péristyles du Bernin, où l'activité la plus moderne s'encadre dans la noblesse du décor historique et devient elle-même un moment de l'his• toire. » La gravité des paysages de Tolède convient à la fière austérité de ce peintre sans concessions aux vanités pittoresques ou décoratives. Dans son constant souci d'atteindre à l'absolu, il s'attache à fixer la durée comme la permanente vision de mortels successifs ; il ne récuse pas pour autant le rythme des saisons ; ainsi le retour du printemps fait refleurir les amandiers aux Baux- de-Provence ; les Alpilles, malgré la tramontane, continuent à défier la marche de quelques nuages égarés ; sur la plage des Saintes-Maries-de-la-Mer, des barques attendent leurs paresseux pêcheurs tandis que la Seine à Paris s'est figée le long des quais des Grands-Augustins. Des gouaches, mais le plus souvent de rapides aquarelles, ont précédé les tableaux ; celles-ci ont la beauté instantanée des merveilleuses calligraphies : l'essentiel est là, signifié dans une PRESENCE D'YVES BRAYER 325

écriture réduite à quelques traits concis et colorés au profit d'une réalité abstraite mais combien suggestive. Trop méconnus, les monotypes d'Yves Brayer ont la puissante fermeté de Degas. Ainsi sont illustrées les Pièces condamnées et les Fleurs du mal. La lithographie s'applique à Venise la rouge comme au Bateau ivre, aux Rapsodies gitanes de Cendrars, au Malatesta de Mon• therlant. L'artiste réserve à Claudel ses bois gravés ; ses illus• trations commentent et enrichissent les textes de Mistral, Barrés, Giono. Décors et costumes animent le théâtre et l'Opéra ; enfin de brillantes ordonnances décoratives font valoir les chorégra• phies de l'Amour sorcier, de la Vie brève de Manuel de Falla, des deux Salomé, celle de Richard Strauss et celle de Florent Schmitt, du Bal du destin de Daniel Lesur. Bien avant toutes les Carmen d'aujourd'hui, celle de Brayer avait été fort applaudie à l'Opéra d' en 1954.

Laissons l'artiste s'expliquer lui-même sur les motifs d'une telle fécondité : « La démarche du peintre est généralement égoïste. Je peins pour ma propre satisfaction sans songer à plaire ni à choquer. Ce n'est pas un métier dans lequel on se trouve entraîné par obligation mais une vocation à laquelle les circons• tances favorables nous ont donné la possibilité de nous consacrer. Gagner sa vie en s'adonnant à sa passion est une grande chance. » Tant de succès n'exclut pas la méfiance ni l'arbitraire : aussi l'on vient à s'étonner de l'ignorance dans laquelle des fonctionnaires de la Culture et certains conservateurs de musées, chargés de la présentation impartiale des grands courants de l'art contempo• rain, ont tenu une œuvre aussi importante, mieux reçue à l'étran• ger qu'en France. Les pouvoirs excessifs que ceux-là détiennent semblent les entraîner vers des ostracismes que rien ne justifie car ils n'ont aucune autorité, sinon bureaucratique, à prétendre gérer la création artistique : dans le cadre d'organismes publics, les voilà pourtant qui s'arrogent le droit abusif d'exposer ou plutôt d'imposer un art officiel qui n'a rien à envier à celui des pompiers d'autrefois. Hors du champ stérile des barbouillages abstraits et des coloriages photographiques, l'œuvre d'Yves Brayer aura le mérite de restituer à la peinture ses objectifs et sa raison.

MICHEL FARE de l'Institut