« Les hommes apprennent à connaître les hommes » Chateaubriand Sommaire | décembre 2013

Éditorial 5 | Le catholicisme, fort et fragile

Courrier de Paris (et retour) 7 | Hongkong, le 6 octobre 2013 › Michel Crépu

Grand entretien 13 | L’avenir est à l’espérance › Paul Poupard et Annick Steta

France, laïcité, catholicisme, islam 37 | La Fable mystique de Michel de Certeau › Clémence Lalaud 45 | Entretien – Catholiques et musulmans en : vers quel avenir ? › Claude Dagens et Annick Steta 56 | Les musulmans en France › Michèle Tribalat 65 | Conversation – Les frontières de la laïcité : l’humanisme, la religion et la loi › André Vingt-Trois et Alain-Gérard Slama 85 | Pourquoi, selon moi, les écoles devraient interdire la burqa (et la minijupe) › Toby Young 90 | Les carrières ecclésiastiques : professionnalisation et sacralisation › Henri de Montety

2 décembre 2013 Études, reportages, réflexions 97 | De quoi Snowden est-il le nom ? › Thomas Gomart 107 | Le pouvoir politique sous le prisme du cinéma américain › Walid Fouque 117 | Pays émergents : la fin de l’âge d’or › Annick Steta 122 | Raison garder – Au comptoir du zapping › Gérald Bronner

Débat 129 | Une certaine idée de la collection › Alexandre Mare 135 | L’homme nu sans pudeur ni tabou › Eryck de Rubercy

Critiques 145 | Livres – Passion › Frédéric Verger 149 | Expositions – Pour l’amour du beau › Robert Kopp 154 | Musique – Un grand festival à Bucarest › Mihaï de Brancovan 158 | Disques – L’hommage de Jaroussky à Farinelli et... Porpora › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 163 | Maurice Barrès | Paul-Jean Toulet | François Chemel | Alexandre Mathis | Juhani Aho | Henriette­ Levillain­ | Dezsö Kosztolányi | Serge Sanchez | Vladimir Pozner | Michel Guérin | Leon Battista Alberti | Nadejda Mandelstam

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Éditorial Le catholicisme, fort et fragile

élection du pape François à la tête de l’Église catholique a été reçue, dans le monde entier, comme un événement de première impor- tance. Ainsi, le catholicisme donné moribond sur le Vieux Continent continue-t-il d’exer- L’cer sur les esprits une emprise incontestable. L’arrivée d’un pape ­argentin, jésuite, visiblement prêt à « faire bouger les lignes » a un côté coup de théâtre dont cette vénérable ins- titution est d’ailleurs coutumière. L’occasion était bonne de rouvrir un débat sur l’avenir d’une religion aujourd’hui aux prises avec l’irrésistible marche en avant d’un indivi- dualisme qui compte pour rien les principes d’attaches, de fidélité, encore moins de tradition. Nous avons choisi de le faire en commençant par le cas de figure français. Plutôt que de brasser large superficiellement, nous avons préféré par nous attarder sur le cas historiquement significatif de la France. Il ne s’agit là que d’ouvrir un débat qui appellera des développements tout au long de l’année 2014 avec d’autres exemples, telle la situation critique des chrétiens d’Orient. De là l’insistance

décembre 2013 5 à mettre en évidence les trois questions emblématiques de nos problèmes actuels : la question de l’islam, celle de la laïcité, celle de la France proprement dite. Ces différents points n’étant d’ailleurs pas les seuls, comme le montre ici Henri de Montety, traitant de la question posée sur le mariage des prêtres. Aucun pays au monde n’a poussé aussi loin que la France la distinction entre sphère religieuse et sphère laïque, athée au sens strict, c’est-à-dire étrangère au monde de la divinité, quel que soit son nom. En même temps, la France a cultivé une relation d’étroite intimité avec la culture catholique, que l’événement de la Révolution n’a fait que paradoxalement renforcer. Alors que la violence révolutionnaire consacrait un acte de séparation radicale, elle mettait en évidence la place centrale d’une telle religion dans le long travail de formation de l’identité nationale. Jean-Yves Pranchère reviendra sur ce point dans le numéro de janvier 2014. En guise de préambule, nous avons choisi de donner la parole à trois acteurs de premier plan au sein de l’institution : Mgr Poupard, Mgr Dagens, Mgr Vingt-Trois, peu sollicités dans les médias ; il nous a paru important de leur donner de la place pour s’expliquer, développer leur pensée. À l’heure où l’islam est en passe de devenir la première religion en France, comme le montre ici même Michèle Tribalat, on ne saurait ignorer les nouvelles données d’une vie du catholicisme, naguère puissance tutélaire, aujourd’hui présence à la fois fragile et incontournable. Bonne lecture, M.C.

6 décembre 2013 Courrier de Paris (et retour) Hongkong, le 6 octobre 2013

Avertissement. De nombreux lecteurs ayant exprimé le souhait de pouvoir lire la réponse de M. Édouard Dubacq à Michel Crépu, la Revue tient à le remercier d’accepter la publication de sa lettre, sans modification d’aucune sorte, ni suppression.

Cher ami, d’abord pardon de vous répondre si tardivement. Mais vous vous doutez peut-être que, même non prise au sérieux, la condition de consultant n’est pas une sinécure. Malgré tout, je vous ai lu. Et je voudrais d’abord vous dire que je suis étonné de l’idée presque roman- tique que vous vous faites du monde où je suis. Vous évoquez une nuée gris or, des écrans interstellaires, un Nasdaq ayant l’air d’une Cassiopée. À vrai dire, tout cela est juste mais ne dit pas grand-chose. Je vois où vous voulez en venir, sans que pour autant je m’y recon- naisse du premier coup. Il faut dire que j’ai parfois l’impression de vivre dans un monde de somnambules surexcités. L’autre jour au pub, un jeune Français de passage à qui je deman- dais ses impressions de Hongkong m’a répondu tout de go : « C’est nul. » Et comme je le poussais dans ses retranchements, il ne trouva

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rien à répéter que : « C’est nul, c’est nul. » Le pauvre garçon, je le voyais bien, faisait des efforts pour trouver quelque chose de positif à dire et il n’y arrivait pas. J’en étais quasi blessé, tant il est vrai qu’au bout de huit mois, je me sens déjà dans la peau d’un Hongkongais. Si peu européen déjà ! C’est drôle, car il n’y a pas un seul endroit ici qui ne me renvoie à ma condition d’enfant de Paris. Moi je me sens dans la peau d’un autre, les autres me voient au contraire comme « le Parisien ». J’ai changé du dedans, pas du dehors. Un Européen, je vais vous dire, c’est très simple : c’est quelqu’un qui lit. Il n’y a rien à ajouter à cela, tout le reste se perd dans l’indiffé- renciation mondiale. C’est ce que mon jeune Français dépité a dû res- sentir sans même se le formuler aussi nettement, car il ne me semblait pas spécialement être un « littéraire » (mais j’ai compris depuis qu’il suffit d’être français pour être Diderot même si vous n’avezjamais ­ entendu parler de Diderot) : vous êtes ici dans un monde où on ne lit plus, cela se sent dans l’air, l’oxygène n’est plus le même, c’est une « clim ». C’est un air « émergent », qui n’a pas d’ancienneté. Le second degré lui est étranger, les correspondances, les analogies, les métaphores. Un chiffre est un chiffre, un mot ne peut plus être un mot : trop ambivalent, mal contrôlable. Les codes sont beaucoup plus efficaces. Je bipe, donc je suis sûr de ne pas penser. Et ne croyez pas que je n’ai pas de tablette pour lire les journaux. Simplement, je la laisse à la maison, je préfère sentir dans ma poche la peau d’un bouquin. Hier matin (je commence de bonne heure), mon ami Wang m’a demandé ce que c’était. Je lui ai donc expliqué ce que c’était qu’un livre. Cela m’a fait plaisir de lui rendre service. La semaine dernière, j’ai fait un aller-retour à Helsinki pour af- faires. Dans l’avion, j’étais assis derrière un jeune homme qui n’a pas cessé de lire durant tout le vol. Il s’agissait d’une pièce de théâtre, j’ignore laquelle. Du Claudel, probablement, pour être ­aussi long. J’avais l’impression d’assister à une séance d’hypnose. Ce jeune homme ne « bouquinait » pas, il lisait comme on le dirait d’un acte physique et symbolique tout à la fois. Sa blondeur parlait pour lui, on dit que les Scandinaves sont de grands lecteurs. La nuit qui tombe si vite, n’est-ce pas... Plus tard, une fois sur les lieux, j’ai vu

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l’ancienne bibliothèque municipale, du XVIIe siècle, en restauration. Elle jouxte la cathédrale luthérienne, où tout est vide et resplendis- sant. Deux lustres colossaux tombent des voûtes comme des ballons immobiles. Seul, le buffet d’orgue paraît voguer à mi-hauteur, une caravelle dans les cintres. Là-bas, en ce moment, le soleil décline à partir de 17 heures. Alors ce sont les façades pétersbourgeoises du port qui s’embrasent, c’est un spectacle prodigieux. Plus loin, en retrait, presque invisibles, vous pouvez voir les grandes demeures Jugendstil, vanille et bleuet, qui regardent la mer en silence. Rentré dans ma baie de Hongkong, j’éprouvai la nostalgie de cette préface scandinave à la Russie. La prochaine fois, je ferai la traversée pour « Petrograd ». On ne cesse de penser à la Russie sur ce rivage. La Neva est à une nuit de bateau. Bon. Je m’ennuie, à Hongkong. C’est fou ce que je m’ennuie. Le soir, je reste près de mon poêle à écouter des pièces de Bach jouées à la guitare. Si je ne sors pas dans la night hongkongaise (toujours la même), je prends un livre, je le laisse se consumer entre mes mains sans même prendre la peine de le lire vraiment. Je me laisse lire, c’est un sentiment délicieux et je dois le dire assez tao. Mon vieux substrat catholique s’en accommode agréablement. Surtout pas d’intention, de visée, de projet. Su Shi ne dit-il pas : « Le maître coupait court à quatre choses : pas d’arrière-pensée, pas de contrainte, pas de rigidité, pas de moi. » Cela me va tout à fait. Les choses apparaissent sous le jour d’une autre netteté, qui compte pour rien la grande horlogerie des mé- faits et des bonnes actions. En cela, je crois que je suis tout de même parvenu à quitter l’Europe. Mais je serai vraiment devenu tao le jour où ce fatras de pensées me sera indifférent. J’en suis encore loin. J’ai des bouffées parfois. Des bouffées d’octobre divinement doux quelque part dans les profondeurs d’une Auvergne à la façon du merveilleux Pourrat (j’ai lu quelque part que Paulhan le mettait très haut, il avait raison). Votre sombre Richard Millet y cherche la trace d’un immé- morial, comme encore dans l’un de ces minces récits de lui qui me sont récemment tombés sous la main (1). Quelle étrange époque que celle-ci, avec ses ermites perdus, ses imposteurs, ses génies méconnus, ces hommes qui « n’en peuvent plus », mélangés avec le reste.

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Ici, il n’est point d’immémorial qui tienne. Nous glissons dans la grande nuit chinoise, tout tinte, il y a des quinquets dans la nuit. Je m’ennuie, c’est vrai, mais légèrement. C’est un ennui de soie, de corde pincée. Morand écrit quelque part dans son Journal inutile, que je consulte régulièrement : « Musique chinoise : on scie un diamant. » Je ne peux pas mieux dire. Moi aussi, je scie du diamant. Je ne sais pas si cela vaut une levée d’oreille lapine. Un lapin chartreux, disons. À vous, à vous lire, E.D.

1. Richard Millet, Trois légendes et l’Étre bœuf, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.

10 décembre 2013 décembre 2013 Grand entretien

13 | L’avenir est à l’espérance › Paul Poupard et Annick Steta

grand entretien

l’avenir est à l’espérance › Entretien avec le cardinal Paul Poupard réalisé par Annick Steta

Revue des Deux Mondes – Vous avez présidé de 1988 à 2007 le Conseil pontifical de la culture, dont vous êtes à présent président émérite. On vous a sou- vent présenté comme le « ministre de la culture » de «Jean-Paul II puis de Benoît XVI, qui attachaient tous deux une grande importance aux questions culturelles. Quelles sont les missions du président du Conseil pontifical de la culture – et quelle a été votre conception de cette fonction ?

Cardinal Paul Poupard Le nouveau pape Jean-Paul II avait été invité à Paris par l’Unesco. Comme il avait le sens du geste, il avait voulu honorer la culture catholique avant d’honorer la culture tout court. Je l’ai donc reçu à l’Institut catholique, dont j’étais recteur, le 1er juin 1980. Et, dès le lendemain de sa rencontre festive avec les enseignants et les étudiants de la Catho, il m’a demandé de revenir à Rome – où j’avais travaillé à la secrétairerie d’État de ses prédéces- seurs Jean XXIII et Paul VI – afin de succéder au cardinal König à la

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présidence du secrétariat pour les non-croyants. Mais surtout, il me demandait de créer, puis de diriger, sous la houlette du cardinal Gar- rone, un nouveau dicastère de la curie romaine consacré à la culture, l’une de ses grandes préoccupations, comme le montre cet extrait de la lettre autographe de fondation du Conseil pontifical de la culture, rendue publique en 1982 à l’occasion de la fête de la Pentecôte :

« Dès le début de mon pontificat, j’ai considéré que le dialogue de l’Église avec les cultures de notre temps était un domaine vital dont l’enjeu est le destin du monde […]. Aussi me semble-t-il opportun de fonder un orga- nisme spécial permanent dans le but de promouvoir les grands objectifs que le concile œcuménique Vatican II s’est fixé quant aux rapports entre l’Église et la culture. »

Entre le moment où le pape Jean-Paul II m’a adressé sa demande et la publication de cette lettre, il m’a convié à un certain nombre de déjeuners de travail. J’étais donc prêt à mettre en œuvre ce que j’avais préparé sous son impulsion : huit tâches titanesques, allant de la coordination des dicastères de la curie pour l’évangélisation des cultures au dialogue avec l’Unesco et le Conseil de coopération culturelle du Conseil de l’Europe, l’attention portée à l’action cultu- relle des gouvernements, le dialogue avec les conférences épiscopales et la collaboration avec les organisations internationales catholiques, historiques, Docteur en théologie et en histoire, philosophiques, théologiques, scientifiques, diplômé de l’École pratique des hautes études, le cardinal Poupard universitaires, artistiques et intellectuelles. est président émérite du Conseil Le pape Jean-Paul II y tenait beaucoup : il pontifical de la culture et ancien voulait de cette manière faire partager sa président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. pensée profonde sur l’avenir de l’Église et Il est l’auteur d’une quarantaine du monde dans le dialogue des cultures. Il d’ouvrages, dont l’Église au défi a répété maintes fois : « La culture est de des cultures (Desclée de Brouwer, l’homme, par l’homme et pour l’homme. » 1989), le Christianisme, ferment de nouveauté en Europe (Parole et Sa conception de la culture n’était pas éli- Silence, 2005) et le Concile Vatican II tiste, mais anthropologique : la culture, (Salvator, 2012).

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c’est la manière dont vivent tous les hommes et toutes les femmes sans en avoir conscience – ce que je traduis par : « La culture est l’âme d’un peuple. » Mes premières démarches publiques m’ont conduit à faire une ­visite officielle le 17 février 1983 à Amadou-Mahtar M’Bow, qui était le directeur général de l’Unesco, et à participer aux conférences géné- rales de Mexico, Paris, Salamanque et Ottawa. Le 4 novembre 1983, j’ai été reçu à Strasbourg par le secrétaire général du Conseil de l’Eu- rope, qui était alors Franz Karasek. Cela a été le point de départ d’une longue collaboration dont la première manifestation importante a été la déclaration des objectifs culturels de l’Europe que je cosignai avec Jack Lang, alors ministre de la Culture, et tous les ministres européens de la Culture, à Berlin, au terme de la quatrième conférence des mi- nistres européens des Affaires culturelles, le 25 mai 1984. Puis vinrent les Itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, que j’inaugurai avec Son Altesse impériale et royale Otto de Habsbourg à Saint-Jacques- de-Compostelle le 14 avril 1987, pour le trentième anniversaire de la Communauté européenne.

La culture comme horizon de travail

Le pape me fit ensuite trois demandes importantes. La première consistait à coordonner, aux côtés du cardinal Garrone, les travaux de la commission pontificale qu’il avait créée pour l’étude de la contro- verse ptoléméo-copernicienne aux XVIe et XVIIe siècles, c’est-à-dire « l’affaire Galilée ». La deuxième était d’organiser en 1991, avec une contribution russe significative, un symposium présynodal sur le christianisme et la culture en Europe. Jean-Paul II avait été enchanté par le projet que je lui avais présenté : « Christianisme et culture en Europe. Mémoire, conscience, projet – Le Christ, source d’une nouvelle culture pour l’Europe au seuil du nouveau millénaire ». Je l’ai repris plus tard dans un livre intitulé le Christianisme, ferment de nouveauté en Europe (1). La troisième, enfin, c’était d’organiser un jubilé spécial pour les scientifiques, ce qui était une initiative tout

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à fait originale dans l’histoire de l’Église ; elle a donné naissance à ce qu’on a appelé le projet universitaire Stoq (science, théologie et quête ontologique). Un autre versant de mon travail était d’honorer les rapports avec l’ensemble des dicastères de la curie, puisque Jean-Paul II m’avait dit : « La culture doit être l’horizon de travail de tous les collaborateurs du pape. » Cela s’est traduit par une série de consultations et de publi- cations. La première, consacrée au défi pastoral du phénomène des sectes et des nouveaux mouvements religieux, a donné lieu en 1986 à la publication d’un rapport préparé par les trois secrétariats de dia- logue, pour l’unité des chrétiens, pour les non-chrétiens et pour les non-croyants. Une autre portait sur la présence de l’Église dans l’uni- versité et dans la culture universitaire, et avait été réalisée en collabo- ration avec la Congrégation pour l’éducation catholique et le Conseil pontifical pour les laïcs. Et enfin, une réflexion chrétienne sur le New Age, réalisée avec le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, a été publiée sous le titre « Jésus-Christ, le porteur d’eau vive » (2). Nous avons par ailleurs collaboré en 1988 sous la direction du car- dinal Ratzinger au document publié par la Commission théologique internationale sous le titre « Foi et inculturation », et organisé en 1991 avec l’Académie pontificale des sciences un symposium sur « la science dans le contexte de la culture humaine ». J’ai également engagé une collaboration avec l’ensemble des conférences épiscopales d’Europe, d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, collaboration qui a donné lieu à un nombre impressionnant de colloques, de conférences et de sympo- siums consacrés au dialogue de la foi et de la culture avec l’art, la société, la science, le monde multiforme de la sécularisation, l’évangélisation des cultures et l’inculturation de l’Évangile. Le premier colloque, « Théo- logie, philosophie et culture africaine », a eu lieu à Kinshasa en 1982. Il a été suivi par de nombreuses rencontres à travers le monde. Je me suis également employé à étendre le réseau des centres culturels catholiques, ces forums publics de dialogue créatif qui permettent de partager les convictions chrétiennes sur l’homme, la femme, la famille, le travail, l’économie, la société, la politique, la vie internationale et l’environne- ment. J’ai été heureux de publier le premier annuaire international des

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centaines de centres culturels catholiques à travers tous les continents, en 1995, et de promouvoir ce « service chrétien pour l’identité culturelle et pour le dialogue entre les cultures » en suscitant diverses rencontres. Je me suis aussi efforcé de renforcer les relations de l’Église avec le monde artistique en organisant de nombreux congrès « Art et foi », des expo- sitions en liaison avec la Société internationale des artistes chrétiens (Siac), une série de colloques portant notamment sur le catholicisme « au siècle de la mort de Dieu » et sur la poésie et la littérature, en liaison avec la Maison de la littérature de la ville de Rome, l’encyclopédie Trec- cani, la bibliothèque nationale de Madrid, mais aussi un colloque avec le monde des arts à Fordham University, au cœur de New York, avec peintres, cinéastes, hommes de théâtre et columnists ; un autre à Oslo avec Karl Gervin, responsable culturel de la cathédrale luthérienne, à la Filmhaus, la Maison du cinéma ; et puis ici, à Rome, un festival annuel international du cinéma spirituel auquel ont participé des cinéastes et critiques d’art de diverses convictions et cultures, en le prolongeant par une journée d’études dans une université romaine.

Revue des Deux Mondes – Dans l’un de vos livres, le Christianisme à l’aube du troisième millénaire (3), vous avez comparé les temps que nous vivons à ceux de l’effondrement de l’Empire romain. Qu’est-ce qui rapproche ces deux époques ?

Cardinal Paul Poupard Rafraîchissons notre mémoire. En 410, Rome tombait aux mains des Barbares. Vingt ans plus tard, en 430, mourait saint Augustin, qui avait écrit la Cité de Dieu pour répondre aux interrogations poignantes sur la fin d’un monde qui apparaissait à beaucoup de ses contemporains comme la fin du monde. Je crois que l’époque que nous vivons est elle aussi marquée par la fin d’un monde et l’entrée dans une époque nouvelle de l’histoire humaine caractérisée par un ensemble de phénomènes : l’urbanisation galopante avec le déracinement culturel qu’elle entraîne, les moyens de communication sociale, les nouvelles technologies de l’information, le réseau Internet dont l’irruption a bouleversé les moyens de communication tradition-

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nels et la vie en société, la mondialisation qui provoque la crispation sur leur identité d’hommes, de femmes et de cultures qui se sentent menacés et qui explosent parfois dans la violence, les nouveaux aréo- pages, l’éboulement de la famille, les tâtonnements de l’éducation, la disparition de la configuration traditionnelle du monde de ma jeunesse dans lequel l’Europe était perçue comme globalement chré- tienne, l’Afrique animiste, l’Amérique latine catholique, l’Amérique du Nord protestante, l’Asie bouddhiste, etc., et l’apparition d’un plu- ralisme culturel et religieux que déjà les jeunes enfants rencontrent dans leur quartier, et à l’école, comme dans les familles. Un chapitre du Christianisme à l’aube du troisième millénaire est en effet intitulé « Quand l’Église passe aux Barbares ». C’est une expres- sion de Frédéric Ozanam, dont nous célébrons cette année le deu- xième centenaire de la naissance. Je voulais rappeler ainsi ce qu’est la grande aventure de l’Église bimillénaire, depuis le IVe et le Ve siècle de notre ère où l’Empire romain s’effondra sous la pression des envahis- seurs : l’Église ne cesse de passer aux Barbares, et nous sommes tous aujourd’hui les enfants de ces Barbares. L’Église ne cesse de relever les défis que semble lui opposer chaque grand changement historique – défis qui, pour un regard de foi, ne lui sont pas opposés, mais pro- posés. Elle se trouve aujourd’hui dans une situation comparable à celle qu’elle a connue au temps d’Augustin. Alors qu’elle avait partie liée avec l’Empire romain depuis Constantin, elle l’a vu s’effondrer sous les coups redoublés des Barbares. Avec une audace évangélique, elle a su aller au-devant des envahisseurs germaniques et les convertir à la bonne nouvelle de l’Évangile. Teilhard de Chardin l’a rappelé au fil des réflexions que lui avaient inspirées les immenses étendues de Tientsin, découvertes lors de la fameuse Croisière jaune en 1923 :

« Un jour, il y a déjà mille ans, les papes disant adieu au monde romain se décidèrent à passer aux Barbares. Un geste semblable et plus profond n’est-il pas attendu aujourd’hui ? Cette démarche de bravoure et d’ardeur, d’espérance et d’amour, n’est-ce pas précisément celle à laquelle aspire à son seuil le nouveau millénaire ? »

18 décEMBRE 2013 décEMBRE 2013 l’avenir est à l’espérance

L’éruption de mai 1968 a remis en cause tous les piliers de notre ­société. Nous devons affronter un ensemble de défis politiques, éthiques et religieux, les mutations du croire, le scepticisme rationa- liste qui laisse place à une sorte de transcendance dans l’immanence. Pour reprendre les termes de Pascal, « l’homme passe infiniment l’homme ». Et quand il ne regarde plus l’horizon de la transcendance, il se met à absolutiser le relatif après avoir relativisé l’absolu. Là s’enra- cinent tous les drames que nous avons connus au siècle dernier et que m’énumérait mon ami agnostique Léo Moulin : l’absolutisation du prolétariat, de la race, de la science, et ainsi de suite. Nous sommes aujourd’hui dans cette époque nouvelle où l’Église, immergée dans un nouveau paganisme, écoute la prière sur l’Acropole pour réveiller les dieux païens endormis dans leur linceul de pourpre, les civilisations mortelles de Paul Valéry, les colonnes brisées des temples de Delphes et d’Olympe. Nous pensons et nous travaillons pour qu’aux chapi- teaux brisés fleurisse une autre acanthe.

Revue des Deux Mondes – Dans Culture et christianisme en Europe (4), vous avez écrit que « la tentation aujourd’hui de la culture domi- nante est d’isoler la foi de la société, de la renvoyer dans la sphère du privé au nom des impératifs de la modernité ». Comment l’Église catholique peut-elle lutter contre cette tentation ?

Cardinal Paul Poupard C’est une tentation récurrente – et, pour l’Église, une incitation permanente –, car les chrétiens ne vivent pas sur une île déserte. Comme le disait déjà l’épître à Diognète à la fin du IIe siècle, les chrétiens n’habitent pas des villes particulières et ne portent pas des vêtements particuliers, mais ils se distinguent notamment parce qu’ils ne pratiquent pas l’infanticide. Bien que le contexte soit différent, l’enjeu est le même aujourd’hui qu’au siècle que nous avons évoqué. Le chrétien a toujours vocation à animer le monde, à être l’âme du monde. Et pour ce faire, il est conduit, dirai-je en des mots inspirés du dernier grand discours de Jésus avant l’Ascension, à être davantage au monde en étant moins du monde.

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Pour y parvenir, il s’appuie sur les piliers traditionnels et les lieux ordinaires de l’expérience vécue de la foi, la piété populaire dont témoigne le pape François, venu d’Amérique latine, les paroisses ou les petites communautés de base. Si les fidèles ne viennent plus à l’Église, c’est l’Église qui doit aller aux fidèles. D’où l’importance des institutions d’éducation, des centres culturels catholiques, des moyens de communication sociale et de la réflexion de l’Église dans différents domaines : la science, la technologie, la bioéthique, l’éco- logie, et bien sûr le politique. Le pape François a récemment rappelé l’importance particulière du politique en se référant à des paroles prononcées avec netteté par Pie XI le 18 décembre 1927 dans un discours à la Fédération universitaire italienne : « Le domaine de la politique, qui regarde les intérêts de la société tout entière, est le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion, puisque c’est le lieu du bien commun. »

Revue des Deux Mondes – En décembre prochain, vous participe- rez à une conférence internationale organisée par l’Institut Robert-­ Schuman pour l’Europe. Robert Schuman concevait l’Europe non ­seulement comme un ensemble en voie d’intégration économique, mais aussi comme un espace de culture. Que représente l’héritage chrétien dans le patrimoine culturel que partagent les Européens ?

Cardinal Paul Poupard Robert Schuman – et je le redis à mon ­retour de Scy-Chazelles, où son souvenir est toujours très présent – avait une conscience aiguë de ce que j’ai appelé « l’héritage fondateur pour un avenir créateur ». Avec Alcide de Gasperi et Konrad Ade- nauer, il concevait la construction européenne comme une commu- nauté d’hommes et non comme une agrégation d’intérêts. Il fallait pour cela penser la nouveauté d’une situation dans laquelle les fron- tières traditionnelles s’effaçaient. Lors de la Semaine des intellec- tuels catholiques de 1958, il avait défini les enjeux de la construction européenne :

20 décEMBRE 2013 décEMBRE 2013 l’avenir est à l’espérance

« Est-il trop tard pour faire l’Europe ? La construc- tion de l’Europe ne peut plus attendre si elle ne doit pas venir­ trop tard pour sauver l’Europe et nous sau- ver avec elle et par elle. Il importe de nous rendre compte que l’Europe ne saurait se limiter à la longue à une structure purement économique. Il faut qu’elle ­devienne aussi une sauvegarde pour tout ce qui fait la grandeur de notre civilisation chrétienne : dignité de la personne humaine, liberté et responsabilité de l’ini- tiative individuelle et collective, épanouissement de toutes les énergies morales de nos peuples. Une telle mission culturelle sera le complément indispensable et l’achèvement d’une Europe qui jusqu’ici a été fon- dée sur la coopération économique. Elle lui conférera une âme, un anoblissement spirituel et une véritable conscience commune. Il ne faut pas que nous ayons de la future Europe une conception étriquée se confinant dans des préoccupations matérielles si nous voulons qu’elle résiste à l’assaut des coalitions racistes et aux fanatismes de tout genre. »

Après avoir tenu ces propos prémonitoires, il avait élargi l’horizon :

« L’humanité de demain sera ce que nous aurons su en faire. Si nous nous bornions à équiper économiquement et militairement l’aide aux pays sous-développés sans leur fournir en même temps cette armature morale, sans leur donner aussi l’exemple d’un comportement fondé sur des principes spirituels, nous aurions fait une œuvre non seulement vaine mais dangereuse. Nous les aurions détachés de leurs anciennes croyances traditionnelles sans leur procurer un idéal nouveau, complément et contrepoids du progrès technique. À leur égard, nous avons véritable charge d’âme. »

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À la demande du pape Jean-Paul II, j’ai organisé en 1986 un col- loque international sur l’héritage chrétien de la culture européenne dans la conscience des contemporains. Y ont notamment participé le professeur Léo Moulin de Bruxelles, le père Johannes Schasching, Nicholaus Lobkowicz, les professeurs Jacek et Henryk Wozniakowski de Cracovie, René Rémond et Jean-Marie Mayeur. Lorsqu’il nous a reçus, Jean-Paul II a partagé avec nous ses préoccupations : « Combien d’hommes et de femmes passent leur temps de travail et de loisirs sans aucune référence à l’Évangile ou à Dieu ? Leurs joies, leurs épreuves, leurs espoirs paraissent enfermés dans un horizon terrestre, et beau- coup semblent vivre et mourir dans un vide religieux. Cet agnosticisme pratique, cette indifférence tranquille, est, hélas, souvent le drame des sociétés économiquement les plus avancées, qui ont évacué le sacré de la vie quotidienne et n’ont pas encore appris à créer un espace religieux au cœur des cultures nouvelles. » Dans le prolongement de cette inter- vention du pape, j’ai souligné que la notion d’héritage ne nous rame- nait pas à un passé désuet, mais qu’elle nous invitait à retrouver notre identité forgée au fil des millénaires et à en tirer une triple exigence : la priorité de l’éthique sur la technique, le primat de la personne sur les choses, et la supériorité de l’esprit sur la matière. Nicholaus Lob- kowicz nous a quant à lui rappelé que l’Europe est la partie la plus occidentale du continent eurasien, lequel fut christianisé à partir de la Méditerranée avant même le début des temps modernes. L’Europe va de la péninsule ibérique au sud-ouest et de l’Islande et de la Fin- lande au nord jusqu’à l’Oural à l’est. Mais d’une Europe ainsi décrite géographiquement est née une unité historique et culturelle alimentée par trois racines : la pensée grecque, les institutions romaines et la reli- gion judéo-chrétienne – autrement dit, la naissance de la rationalité, le recours au droit et l’affirmation de la spiritualité. Tel est l’horizon dans lequel s’est inscrit, à l’époque moderne, un mouvement de sécularisation prolongé aujourd’hui par un phéno- mène pour lequel j’ai forgé un néologisme que j’ai donné comme titre à mon dernier livre : la Décroyance (5), après avoir consacré d’autres livres à la Foi et l’athéisme dans le monde (6) et l’Indifférence religieuse (7). J’ai ainsi voulu attirer l’attention sur la désaffection de nombre de

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chrétiens envers l’Église en Occident, ainsi que sur les phénomènes polyvalents de non-croyance, d’incroyance, de malcroyance, d’indif- férence, d’agnosticisme, d’athéisme, avec parfois des poussées d’anti- christianisme identifié par René Rémond dans les pays de tradition chrétienne marqués conjointement par l’émergence du pluralisme ­religieux, en particulier l’islam et le bouddhisme, et la montée des sectes (8). À l’origine de ce phénomène se trouve peut-être une dif- ficulté à répondre à l’exigence formulée par saint Pierre dans sa pre- mière lettre (iii, 15) :

« Sachez toujours rendre compte à tous ceux qui vous le demandent, et faites-le toujours avec douceur et respect, de l’espérance qui vous habite. »

Je pense que beaucoup de chrétiens sont progressivement devenus incapables de rendre compte aux autres des raisons de l’espérance qui les habite, et par suite incapables de s’en justifier devant eux-mêmes. J’ai forgé pour exprimer cette conviction un petit adage lapidaire : « L’aphasie précède l’amnésie. » C’est ce phénomène que je m’efforce de mettre en situation avant de le décrire et de parcourir une histoire de la non-croyance. L’athéisme est un phénomène occidental post- chrétien. Le premier Chinois que j’ai rencontré quand j’étais jeune étudiant à Paris me disait que le mot « athée » n’existait pas dans la langue chinoise traditionnelle. J’ai, comme vous le savez, dirigé la publication d’un Dictionnaire des religions (9), qui illustre l’anthro- pologie de Mircea Eliade, la persistance de l’Homo religiosus à travers le temps et l’espace, ce qui bat en brèche la théorie des trois âges de l’humanité d’Auguste Comte, en montrant au contraire que toujours et partout, l’homme est religieux. J’ai analysé ensuite ce que j’ai appelé la « nouvelle religiosité » sécrétée en antidote à l’athéisme et à l’anti-­ christianisme. La désaffection des chrétiens s’inscrit dans un phéno- mène culturel plus large : l’adhésion à de grandes visions et à de grands ensembles est devenue quelque peu obsolète. L’émergence de la subjec- tivité à laquelle nous assistons aboutit à une sorte de libre-service : les gens disent familièrement « qu’il faut en prendre et en laisser ». Cette

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nébuleuse est marquée par un retour anarchique des formes primaires d’inquiétude religieuse et de gnose. Et nous voyons apparaître ce que j’ose appeler un homme religieux qui n’est plus chrétien – parce que « chassez le religieux, il revient au galop ». Je me rappelle ainsi avoir assisté, à Salvador de Bahia, au cœur de la nuit brésilienne, à une sorte de célébration de la nature. La désaffection pour l’Église s’accompagne de la permanence d’un sentiment religieux qui ne trouve plus sa satis- faction dans l’Église établie et qui va voir ailleurs, y compris parfois dans les sectes. Mais je dois dire que j’ai été frappé de la permanence du sentiment religieux en Asie. C’est la raison pour laquelle la petite fondation qui porte mon nom a créé à Bombay, qui s’appelle main- tenant Mumbai, une chaire universitaire de dialogue interculturel et interreligieux, les deux composantes étant inséparables. C’était tout le sens du discours prononcé par Benoît XVI le 12 septembre 2006 au grand amphithéâtre de l’université de Ratisbonne, à l’adresse de nos intellectuels, et malheureusement demeuré incompris :

« Vous voulez dialoguer avec les autres mondes culturels, mais en même temps rejeter le religieux dans la sphère du privé, alors que ces mondes n’existent, au contraire, qu’avec le religieux au cœur de leur vision du monde. »

Voilà ce que j’ai essayé de mettre en situation, sur un fond de décul- turation, dans un univers déstructuré. Cette vision des choses implique de la part de l’Église un retour à l’essentiel, comme cela a toujours été le cas dans les grands renouveaux. Et pour le dire avec Romano Guar- dini, l’un des grands inspirateurs de la pensée de Joseph Ratzinger : « Le christianisme n’est pas, en dernière analyse, une doctrine de la vérité ou une interprétation de la vie. Il est cela aussi. Mais là n’est pas le cœur de son être, formé par l’existence concrète de Jésus de Nazareth. » Le chris- tianisme est la foi dans une personne. « Que cherchez-vous ? », deman- dait Jésus aux deux disciples de Jean-Baptiste qui avaient commencé à le suivre. « Venez et voyez. » La décroyance est la plupart du temps le fait de personnes qui n’ont jamais vraiment rencontré Jésus-Christ. La vérité dans le christianisme n’est pas une pensée théorique, un jugement

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éthique, une démonstration scientifique, mais une personne dont le nom est Jésus-Christ, à la fois – et c’est le paradoxe au cœur de la foi – fils de Dieu et fils de la Vierge Marie.

Revue des Deux Mondes – À la demande de Benoît XVI, vous avez présidé de 2006 à 2007 le Conseil pontifical pour le dialogue inter­ religieux. Comment faire progresser le dialogue entre le catholicisme et les autres religions ? Comment faire de leurs différences une ­richesse ?

Cardinal Paul Poupard Voilà un demi-siècle, l’Église réunie en concile œcuménique (Vatican II) a publié une déclaration sur le dia- logue interreligieux : Nostra ætate. Et le 17 mai 1964, en la fête de la Pentecôte, ce qui était significatif, le pape Paul VI a créé un secrétariat pour les non-chrétiens, devenu en 1988 le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Sa tâche consiste à promouvoir les relations avec ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne et à ouvrir avec eux le dialogue dans une connaissance et estime réciproque, afin de promou- voir par un travail commun la dignité de l’homme et ses valeurs spiri- tuelles et morales. Vous le voyez : les termes sont mesurés et l’ambition est à la fois ample et modeste. Dans l’exercice de cette responsabilité, je me suis efforcé de stimuler le dialogue sous toutes ses formes : celui de la vie quotidienne, qui est le plus important ; la coopération dans le développement et la recherche de la paix, qui a été marquée par la rencontre d’Assise ; le dialogue entre les spécialistes des différentes religions, des musulmans aux sikhs en passant par les bouddhistes et les hindouistes ; et le partage d’expériences religieuses. La Journée mondiale de prières qui a eu lieu en 1986 à Assise est née de la percep- tion aiguë et tragique que les religions, qui sont et devraient être mes- sagères et inspiratrices de paix, sont trop souvent utilisées comme des vecteurs de violence. Au lendemain des vols terroristes contre les deux tours de Manhattan, alors qu’il tentait en vain de conjurer ce qui est devenu la guerre en Irak, le pape Jean-Paul II a dit avec force : « Invo- quer la religion pour tenter de justifier la violence, que ce soit par le

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terrorisme ou par la guerre, est une insulte à l’homme et un blasphème contre Dieu. » L’inspiration de la rencontre d’Assise, c’était donc de porter l’attention sur la prière qui est, pour tout homme religieux et croyant, la forme la plus authentique du rapport avec Dieu. Cette rencontre a été critiquée : on a dit qu’elle s’apparentait à une forme de syncrétisme. Le pape est alors intervenu pour la justifier : il s’agis- sait d’« être ensemble pour prier, et non pas prier ensemble ». Être ensemble pour prier, se mettre tous et chacun sous le regard de Dieu, ensemble pour rendre témoignage devant le monde de la valeur de la prière qui, bien loin de conduire au rejet et au mépris de l’autre, porte au contraire à un dialogue constructif sans donner en aucune manière dans le relativisme et le syncrétisme. C’est dans cet esprit que j’ai pré- sidé en octobre 2006 le vingtième anniversaire de la rencontre d’Assise où j’ai invité cent jeunes au nom du Conseil pontifical pour le dia- logue interreligieux. Ils étaient catholiques, chrétiens non catholiques,­ orthodoxes, anglicans, luthériens, protestants, musulmans, hindous, sikhs, bouddhistes… Après avoir souligné les difficultés du dialogue interreligieux dues notamment à l’instrumentalisation des religions par les terroristes et les fondamentalistes, j’ai fait appel à eux : « Les religions doivent partager une vision commune à partir de leur mes- sage essentiel, être facteur d’unité entre les peuples en les rendant ca- pables de collaborer avec bonne volonté à travers des réseaux comme Pax Christi, Caritas, les organisations internationales, la Conférence mondiale des religions pour la paix. » Les difficultés sont multiples : nous savons bien qu’il suffit de quelques personnes pour interrompre tout dialogue. Et quand nous voyons autour de nous que des vio- lences, des injustices, des assassinats, des destructions sont commis au nom de Dieu, nous sommes saisis par un sentiment d’impuissance et de désespoir. Le phénomène massif des migrations à l’échelle mon- diale nourrit la peur et la méfiance envers l’autre : des personnes de différentes religions vivent côte à côte, et parfois dans des ghettos, sans communiquer de façon satisfaisante. Nous avons donc besoin d’une grande pédagogie. C’est ce à quoi je me suis employé à travers les messages que j’ai adressés pour la fin du ramadan, pour la fête des lumières célébrée en Inde, etc. Nous sommes engagés sur ce chemin

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de dialogue. Assise en est devenu le symbole à partir de ce prophète de la paix nommé François, dont il est significatif que le nouveau pape ait voulu prendre le nom, choisi, comme il l’a expliqué lui-même, pour exprimer sa triple préoccupation, pour les pauvres, pour la paix, et pour la sauvegarde de la création : François, le poverello d’Assise, est aimé non seulement des chrétiens, mais aussi de beaucoup d’autres croyants et de non-croyants qui, tout en s’estimant loin de la religion, se reconnaissent dans l’idéal de justice, de réconciliation et de paix qui a été le sien. La paix repose comme un enfant fragile entre nos bras, elle a besoin d’artisans, et nous avons nos deux mains non seulement pour agir nous-mêmes, mais également pour les tendre vers nos frères et sœurs et les encourager à bâtir la paix sur les quatre piliers que le bienheureux Jean XXIII a identifiés en 1963, peu de mois avant sa mort, dans son encyclique sur la paix dans le monde, Pacem in Terris : la vérité, la justice, l’amour et la liberté. Du reste nous n’avons pas tellement le choix : ou bien nous partons à la dérive, pour notre ruine et celle des autres, ou bien nous apprenons à marcher ensemble, et ce cheminement appelle la connaissance mutuelle. C’est pour participer à cette œuvre de connaissance mutuelle que la fondation qui porte mon nom a entrepris de traduire mon Dictionnaire des religions en arabe. Il y a de multiples religions dans le monde : il faut apprendre à les connaître. Quand on me demandait quel était mon but dans ce dialogue, je soulignais la nécessaire dimension religieuse du dialogue interculturel : « Le premier but, c’est de faire en sorte que vous puissiez vous reconnaître dans la vision que j’ai de vous et que je puisse me reconnaître dans la vision que vous avez de moi. » Nous cherchons à cheminer dans le respect mutuel, chacun de nous restant bien enra- ciné dans sa propre tradition. J’évoquais tout à l’heure l’aphasie qui va de pair avec l’amnésie. Ma conviction est que plus nous pratiquons le dialogue avec des peuples enracinés dans d’autres traditions culturelles et religieuses, plus nous sommes appelés à approfondir la nôtre.

Revue des Deux Mondes – Dans Fides et ratio, l’encyclique qu’il a publiée en septembre 1998, le pape Jean-Paul II a cherché à redonner aux hommes de son temps le goût de la vérité. Le pape Benoît XVI

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a choisi quant à lui pour devise une citation de la troisième épître de Jean : cooperatores veritatis (coopérateurs de la vérité). Ces deux papes ont choisi de souligner l’importance de la vérité en un temps de crise généralisée du sens. Comment remettre en valeur la dimension métaphysique de la vérité ?

Cardinal Paul Poupard Jean-Paul II a publié en 1993 sa belle ency- clique Veritatis splendor sur la splendeur de la vérité, et en 1998 son avant-dernière encyclique, Fides et ratio, avec cet élan initial : « La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. » Le mot « vérité » nous est très familier : « C’est vraiment vrai », disent les enfants. Dans l’acception que nous donnons spontanément à ce mot, nous voulons dire que notre parole est conforme à notre pensée. Celui qui parle conformément à sa pensée est sincère, mais la notion de vérité dépasse celle de sincérité : elle concerne non seulement la pensée et la parole subjectives, mais la connaissance objective. Le contraire de la vérité n’est pas le mensonge, mais l’erreur, ce qui implique la conviction qu’il y a une réalité des choses et une objectivité des faits – que connaître en vérité, c’est connaître les choses telles qu’elles sont, les faits tels qu’ils sont. Pilate demandait déjà : « Qu’est-ce que la vérité ? », à Jésus qui se présentait comme « la vérité ». En notre temps a fleuri l’agnosticisme, qui se présente sous di- verses formes, relatives ou absolues. Je dis volontiers que dans la culture éclatée qui est la nôtre, nous oscillons entre le fondamentalisme et le scepticisme : face à la peur qu’engendrent les autres conceptions de la vérité, nous levons le pont-levis et nous nous réfugions dans un ghetto. Existe-t-il une vérité, y a-t-il des moyens de l’atteindre ? C’est la grande question posée au cœur de la culture moderne. En 1845, à l’occasion d’une distribution des prix au collège Stanislas, Frédéric Ozanam avait tenu le discours suivant aux jeunes étudiants :

« La recherche de la vérité est exigeante, il y faut de la probité. Il faut savoir résister à cette promptitude d’es- prit qui n’est qu’une paresse ingénieuse, qui plie les faits, presse les rapprochements, précipite les conclusions.

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Il faut savoir susciter les questions, s’enfoncer dans les obscurités, se défier des fausses lueurs, ne plaindre ni le temps ni la peine, et ne pas croire que ce soit trop de la vie pour atteindre à l’évidence. »

Voici ce que disait de la vérité le cardinal Newman :

« La recherche de la vérité n’est pas un luxe que s’offre la curiosité. L’atteindre n’a rien du frémissement que pro- cure une découverte. L’esprit est au-dessous de la vérité, non pas au-dessus, et il a pour devoir non pas de discou- rir sur elle mais de la vénérer. »

Combien de nos contemporains partagent cette grande idée de Newman ? Quant à Benoît XVI, il a affirmé que « le défi pour l’Église est de montrer qu’une rationalité qui exclut Dieu est irrationnelle ». Nous nous demandons comment accéder à la vérité et comment aider les uns et les autres à la découvrir. Pour le dire avec Simone Weil, « il n’est pas de malheur plus grand que d’être privé de la vérité ». Le Christ s’est défini lui-même de la manière suivante : « Je suis la voie, la vérité et la vie », ce que je traduis par : « Je suis la voie qui mène à la vérité et la vérité qui donne la vie. » Cette conception de la vérité n’est pas celle des Grecs, pour lesquels il s’agissait d’un concept abstrait, mais celui d’une personne concrète : le Christ. Simone Weil a encore écrit : « Le Christ aime qu’on lui préfère la vérité, car en fait le Christ est vérité. Si l’on se détourne de lui pour aller vers la vérité, on ne fera pas un long chemin sans tomber dans ses bras. » Le pape François a publié le 29 juin dernier sa première encyclique, largement rédigée du reste par son prédécesseur Benoît XVI, comme il l’a dit lui-même : Lumen fidei, la lumière de la foi. Il y évoque « la crise de la vérité dans laquelle nous vivons », où « la grande vérité, la vérité qui explique l’ensemble de la vie personnelle et sociale, est regardée avec suspicion », et il souligne combien la foi chrétienne peut « offrir un service au bien commun sur la manière juste de comprendre la vérité », en soulignant :

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« […] la foi connaît dans la mesure où elle est liée à l’amour, dans la mesure où l’amour même porte une lumière […] et nous donne des yeux nouveaux pour voir la réalité […] Si l’amour a besoin de la vérité, la vérité, elle aussi, a besoin de l’amour. Amour et vérité ne peuvent pas se séparer. Sans amour, la vérité se refroidit, devient impersonnelle et opprime la vie concrète de la personne […] Celui qui aime comprend que l’amour ouvre lui-même nos yeux pour voir toute la réalité de manière nouvelle, en union avec la personne aimée […] Une vérité commune nous fait peur, parce que nous l’identifions avec l’imposition intransigeante des totali- tarismes. Mais si la vérité est […] la vérité d’un amour, ce n’est pas une vérité qui s’impose avec violence, ce n’est pas une vérité qui écrase l’individu » (10).

Dans ses réponses, publiées le 11 septembre dernier, aux questions publiques posées par Eugenio Scalfari, fondateur du journal laïc la Repubblica et penseur non-croyant déclaré, le pape François clarifie que, pour les chrétiens, la vérité n’est pas un absolu, en ce sens qu’elle n’est pas une entité séparée, mais une vérité qui est relation, d’abord en elle-même, amour constitutif de la Trinité de trois personnes, et aussi dans son rapport avec les hommes. Pour préparer un petit ouvrage, Cercare la verità nella cultura contem- poranea (11), qui a connu plusieurs éditions en espagnol mais n’a pas été traduit en français, je suis parti du constat banal que la vérité est en crise, ou plus exactement que nous sommes en crise par rapport à la vérité. Comment agir raisonnablement sur les foyers de crise du concept de vérité pour pouvoir le réintroduire dans une culture et une métaphysique ? J’ai souvent rappelé le mot de saint Thomas d’Aquin : « Le but de la philosophie n’est pas de savoir ce que tous les hommes ont pensé de la vérité, mais ce qu’est la vérité. » Aujourd’hui, le vrai est soupçonné, pour des raisons historiques : souvenons-nous que la Pravda­ était le mensonge quotidien diffusé à des millions d’exemplaires à travers l’URSS, alors que ce mot signifie « vérité » en russe. La Pravda

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présentait comme la vérité ce qui paraissait utile au pouvoir soviétique d’alors. Et pourtant, comme l’observait déjà saint Augustin : « Tous les hommes veulent la vérité, puisque, même quand ils mentent, ils veulent que l’on croie comme vrai ce qu’ils savent faux. » Bel hommage que le mensonge rend à la vérité : le menteur veut que son mensonge soit pris pour vrai ! Cela veut dire que malgré tous les dénis et tous les démentis, la vérité ne cesse de s’imposer, y compris à ceux qui la nient. Saint Augustin professe dans les Confessions que : « Dans l’homme habite la vérité parce que Dieu est la vérité. » Conjuguer la recherche historique, les parcours bibliques et la recherche intérieure permet d’atteindre le niveau métaphysique et d’affirmer que ce qui est vrai n’est pas vrai seulement pour l’instant mais pour toujours – autrement dit, que la vérité est immuable parce qu’elle est le reflet de celui qui en est la source : Dieu, l’être vrai. L’approche de la vérité change au cours des siècles, mais non son contenu, comme l’exprime le cardinal New- man : « La vérité s’exprime en tout temps d’une manière qui est non seulement intelligible pour ce temps, mais vraie en elle-même, et vraie en ce temps selon l’approche de la vérité que ce temps propose. » Ainsi l’enseignement de l’Église, de siècle en siècle, transmet l’Évangile. Les vingt et un conciles œcuméniques qui se sont succédé en vingt siècles d’histoire ont exprimé la vérité dans le langage de leur temps, mais ils ont exprimé la vérité qui surplombe le temps. Toutes les grandes philosophies ont fait de la recherche de la vérité leur finalité. Nicolas Berdiaeff l’a très bien l’exprimé dansVérité et révélation (1954) :

« Le véritable but de la vie est la connaissance existentielle et intégrale de la vérité, la communion avec elle, la vie en elle. La vérité est l’illumination et la transfiguration de l’existence comme de l’univers. Le logos ­illuminant agit sous forme individuelle aussi dans chaque conquête de la vérité éclatée dans les vérités partielles de la connais- sance scientifique. La vérité est Dieu, qui n’est donc plus un concept abstrait à poursuivre mais une vérité à aimer. (12) »

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J’avais développé ce thème à l’Unesco lors du congrès interna­tional « Raison, philosophie et christianisme à l’aube du troisième millénaire », en reprenant de mon ami le regretté philosophe Étienne Borne l’appa- rent paradoxe du moment présent : « La philosophie a toujours vécu et prospéré en état de crise, c’est-à-dire de perpétuelle interrogation sur elle-même. » Et il ajoutait, avec un néologisme – le « culturalisme » – que j’ai souvent repris :

« Le culturalisme contemporain, en l’enfermant dans la clôture d’une culture déterminée, est pour la philo­ sophie un ennemi majeur, car il n’est pas de culture authentique qui ne soit plurielle, inachevée, ouverte à quelque dépassement inter- et supra-culturel. Il n’est pas de philosophie qui, par sa destination à l’universel, ne porte au-delà des horizons proprement culturels. »

C’est un rappel de ce que devrait être la philosophie et de l’impor- tance de l’enseignement si menacé de la philosophie, qui a été l’un des fleurons de nos humanités.

Revue des Deux Mondes – Voilà quelques mois, Benoît XVI a renoncé à sa charge pontificale. En prenant cette décision, a-t-il changé l’Église ?

Cardinal Paul Poupard Cet événement nous a pris de court. Les car- dinaux étaient convoqués par le Saint-Père à un consistoire ordinaire afin de donner leur avis sur trois projets de canonisation. Au Vatican, dans la salle du consistoire, il nous a rejoints, la silhouette un peu voûtée, le pas quelque peu incertain, et le sourire un peu triste. Après l’habituelle prière conclusive, nous avons cru la cérémonie terminée. Comme je suis assez rapide dans mes réactions, je me suis levé, mais le cérémoniaire pontifi- cal m’a fait signe de me rasseoir. J’ai alors entendu le pape Benoît XVI nous lire une brève déclaration en parfait latin. Bien que je ne sois pas un grand latiniste, quand j’ai entendu « ingravescente ætate », j’ai dit : « Mon Dieu ! » Et je pouvais lire sur le visage de ceux de mes confrères

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qui étaient en face de moi mes propres sentiments, passés de la surprise à la stupeur puis à l’émotion. Du coup, plus personne ne voulait par- tir et nous sommes restés entre nous à échanger sur les conséquences immédiates de cette annonce sans précédent de Benoît XVI, qui de sa douce voix nous avait communiqué sa décision de renoncer à sa charge, estimant dans la réflexion et la prière qu’il n’avait plus les forces d’esprit et de corps nécessaires pour la remplir de façon convenable. Après être passés de l’émotion à la tristesse, de la préoccupation à l’admiration pour cet acte exceptionnel d’humilité de celui qui s’était pré- senté, au moment de son élection, comme un humble ouvrier dans la vigne du Seigneur, les cardinaux ont cherché à répondre à ce signe. Tout au long de la semaine qui nous réunissait chaque matin en congrégations générales, nous avons mis en commun nos préoccupations et nos percep- tions des besoins de l’Église. Nous nous sommes retrouvés avec sérénité et gravité. La renonciation de Benoît XVI est un acte tout à fait inouï dans l’histoire bimillénaire de l’Église : c’est la première fois qu’un pape renonce à sa charge en l’absence de pressions ou de nécessité apparente. Benoît XVI a ainsi appelé les uns et les autres à réfléchir à ce qu’est le mystère du ministère de Pierre et de ses successeurs. Le successeur élu par les cardi- naux, notre pape François, s’est présenté comme évêque de Rome, héritier du ministère de Pierre pour toute l’Église. Le fait que Benoît XVI ait dé- cidé, dans la prière et la réflexion, de mettre un terme à sa charge ramène le ministère de Pierre, qui avait pu être sacralisé à l’excès, à ses dimensions essentielles. Le successeur de Pierre est responsable aujourd’hui au pre- mier chef d’une Église de plus d’un milliard de fidèles répandus dans le monde entier, avec cinq mille évêques. Cette dimension nouvelle oblige à s’interroger, non pas sur la nature, mais sur les modalités du ministère de Pierre. Le nouveau pape, qui vient – comme il l’a dit lui-même – du bout du monde, s’est posé cette question. Il a commencé à y répondre en constituant un conseil formé de huit cardinaux des divers continents, afin de le conseiller dans le gouvernement de l’Église et la réforme de la curie. Cette décision n’a pas de précédent dans l’histoire de l’Église. Si la nature de l’Église demeure inchangée, mystère de foi pour les croyants et aussi sujet d’interrogations pour les non-croyants, les ­modalités concrètes de son gouvernement humain ont été profondé-

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ment remises en question par la renonciation du pape Benoît XVI et par le de vie, la manière de s’exprimer et les premières décisions de son successeur, le pape François. Sa provenance d’Amérique latine marque la fin de l’eurocentrisme, et cette nouveauté, aussi unique dans l’histoire bimillénaire de l’Église que son appartenance à la Compagnie de Jésus et le choix de son nom, François, ouvre de nouveaux horizons à l’exercice du ministère de l’évêque de Rome, successeur de Pierre. Ce nouveau pape est décidément un pape autre, d’une grande simplicité de vie et d’un style de communication direct – il est un grand adepte du téléphone. À qui lui faisait remarquer que, contrairement à ses pré- décesseurs, il ne citait guère le concile Vatican II, il a répondu qu’il se contentait de le mettre en pratique ! Il invite toute l’Église – évêque de Rome et peuple de Dieu marchant ensemble – à faire de même. Les jeunes ont répondu par millions à son appel aux Journées mondiales de la jeunesse à Rio de Janeiro, la place Saint-Pierre est devenue trop petite pour contenir les foules qui se pressent à l’audience générale du mer- credi et à l’angélus du dimanche, et nombre de prêtres constatent que des « fidèles » qui avaient perdu le chemin de l’Église et du confessionnal le retrouvent. C’est un temps de grâces partagé aussi dans le monde, qui s’est largement uni à lui en la grande journée de jeûne et de prière pour la paix du 7 septembre dernier. Si la mémoire est l’espérance du futur, l’avenir est à l’espérance.

1. Paul Poupard, le Christianisme, ferment de nouveauté en Europe, Parole et Silence, 2005. 2. Paul Poupard, Jésus-Christ, le porteur d’eau vive, Bayard-Fleurus-Mame-Cerf, 2003. 3. Paul Poupard, le Christianisme à l’aube du troisième millénaire, Fleurus-Plon-Mame, 2003. 4. Paul Poupard, Culture et christianisme en Europe, Éditions Fates, 2012. 5. Paul Poupard, la Décroyance, L’Échelle de Jacob, 2012. 6. Paul Poupard, la Foi et l’athéisme dans le monde, Desclée, 1988. 7. Paul Poupard, l’Indifférence religieuse, Beauchesne, 1983. 8. René Rémond, le Nouvel anti–christianisme, Desclée de Brouwer, 2005. 9. Paul Poupard, Dictionnaire des religions, Presses universitaires de France, 1984, rééd. en coll. « Quadrige Dico poche », 2007. 10. Pape François, la Lumière de la foi. Lettre encyclique Lumen fidei, Artège, 2013. 11. Paul Poupard, Cercare la verità nella cultura contemporanea, Città nuova, 1994. 12. Nicolas Berdiaeff, Vérité et révélation, traduit du russe par Alexandre Constantin, Dela- chaux et Niestlé, 1954.

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37 | La Fable mystique de 85 | Pourquoi, selon moi, les Michel de Certeau écoles devraient interdire la › Clémence Lalaud burqa (et la minijupe) › Toby Young 45 | Entretien Catholiques et musulmans 90 | Les carrières ecclésiastiques : en France : professionnalisation et vers quel avenir ? ­sacralisation › Claude Dagens › Henry de Montety et Annick Steta

56 | Les musulmans en France › Michèle Tribalat

65 | Conversation Les frontières de la laïcité : l’humanisme, la religion et la loi › André Vingt-Trois et Alain-Gérard Slama

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La Fable mystique de michel de certeau

› Clémence Lalaut

peine le premier tome de la Fable mystique (1) ­publié en mai 1982, Michel de Certeau s’était attelé à la préparation du second volume. La maladie le faucha malheureusement à l’orée de ce travail et il incomba àÀ sa disciple de reconstituer, quelque trente années plus tard, le fruit de ses recherches. La tâche était d’autant plus ardue que l’auteur n’avait laissé der- Clémence Lalaut est une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, rière lui que des notes fragmentaires, des où elle a étudié la philosophie et matériaux hétéroclites et plusieurs plans s’est initiée aux sciences cognitives. contradictoires. Connaissant l’exigence de Après un passage par l’Ecole nationale supérieure de sécurité Michel de Certeau en matière d’écriture et sociale, elle s’occupe actuellement sa hantise des montages inédits, Luce Giard des programmes de gestion du risque a pris le parti de compiler dans ce volume au sein de l’Assurance maladie. › [email protected] des articles publiés par l’auteur de son ­vivant (à l’exception du chapitre sur le De Icona de Nicolas de Cues, qu’il avait entièrement rédigé et corrigé) sur la base des indications orales que celui-ci avait pu lui donner avant sa mort. Chaque article

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apporte ainsi une ­analyse originale et intéressante in abstracto, qui vient préciser les caractéristiques de la mystique moderne préalable- ment exposées dans le tome I sans en infléchir la thèse. Toutefois, les mains d’alchimiste de Certeau manquent pour donner à ce volume une réelle unité, et certains textes demeurent difficilement acces- sibles malgré l’excellent appareil de notes produit par Luce Giard. Ce tome II n’en constitue pas moins une conclusion passionnante au cycle certalien de la mystique. La mystique occupe en effet une place fondamentale dans l’œuvre certalienne. Dès 1958, Michel de Certeau s’intéresse au sujet en consacrant un doctorat d’histoire à la mystique de Pierre Favre, proche compagnon d’Ignace de Loyola, et le développe ensuite dans un grand nombre de textes jusqu’au premier volume de la Fable mystique, qu’il publie à peine trois ans avant sa mort. Partant, il s’inscrit dans la conti- nuité d’un ensemble particulièrement riche de publications consacrées à la mystique, qui ont jalonné la première moitié du XXe siècle : des onze volumes de l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France d’Henri Bremond (1917-1932) à l’Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante de Romain Rolland (1929), en passant par les Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim (1912) et les Variétés de l’expérience religieuse­ de William James (1902) – pour n’en citer que quelques-unes. Ces productions, bien que comportant chacune des thèses très différentes, ont en commun de rattacher le fait mystique (« ce qui est caché », au sens étymologique du terme) à une tradi- tion marginale et primitive qui viendrait affecter les connaissances et les objets du monde religieux et serait symptomatique d’une sorte de « malaise dans la civilisation ». En cela, la démarche de Michel de Cer- teau se démarque profondément de celle de ses prédécesseurs. Il centre son analyse sur le passage de la vie mystique à la mystique, de l’adjectif au substantif. Il met en évidence, à travers la constitution d’un cor- pus de textes, l’isolement et l’objectivation progressifs du champ de la mystique au regard des autres champs de la réflexion théologique et de l’histoire de la spiritualité. La mystique ainsi substantivée devient un espace épistémique à part entière qu’il va alors s’attacher à circonscrire et à explorer.

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Les deux volumes de la Fable mystique étudient ce projet, né au XVIe siècle, de construire une « science expérimentale » de la mys- tique, c’est-à-dire une forme de rationalité différente du dogme insti­ tutionnel. Ce projet s’insère dans un contexte historique, politique, théo­logique et épistémologique particulier que Certeau rappelle en filigrane à travers l’étude de plusieurs figures emblématiques de la mystique chrétienne. Il émerge ainsi en dissidence de la réforme ­catholique issue du concile de Trente comme l’affirmation d’une prise de distance par rapport à la théologie traditionnelle et aux institu- tions ecclésiales. Jean de la Croix, instigateur de la réforme du carmel déchaussé et figure de proue de la théologie négative, incarne ce « pas de côté » ; il rédigera d’ailleurs son Cantique spirituel, manifeste en faveur d’une nouvelle doctrine spirituelle, dans le cachot du couvent de Tolède – même si l’Église reconnaîtra finalement son œuvre et le canonisera en 1726. Le projet mystique émerge également en réaction aux révolutions coperniciennes et galiléennes et à la remise en cause subséquente des certitudes cosmologiques consacrées sur le rapport de l’homme au monde et à Dieu. Dans ses Pensées, Pascal conceptualise ce vertige ontologique de l’homme, soudainement confronté aux abîmes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand quel’entendement ­ hu- main, dans sa finitude, ne peut appréhender, et incite alors son lecteur à trouver du réconfort en Dieu, principe secret de toute chose. Ces deux exemples montrent que la mystique est apparue en réaction aux grands bouleversements qui ont ébranlé la société et les structures de l’époque. Aussi la science mystique cherche-t-elle à se construire hors des présup- posés qui instituent notre savoir, et à instaurer un « penser autrement ». Ce « penser autrement » se cristallise dans un rapport désintermédié du sujet à Dieu, dans une expérience singulière de Dieu que le sujet raconte pour lui-même et par lui-même. Le principe actif de la mys- tique se situe alors dans cette prise de parole individuelle, dans cette « fable » (du grec fari, « parler ») instauratrice qui découpe un nouveau champ de savoir. La genèse de la parole mystique est donc le je énon- ciateur, le sujet parlant qui n’est accrédité par aucune autorité insti- tutionnelle mais qui témoigne en son nom propre de ce qui survient en lui. Toute l’ambivalence de ce sujet élocutoire est particulièrement

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mise en exergue dans le prologue de la Science expérimentale des choses de l’autre vie de Jean-Joseph Surin. L’auteur ne conteste pas sa folie mais dissocie une folie psychique (un je pathologique) et une folie spirituelle (un je mystique) qui livre la vérité du sujet. La vérité qui se dévoile dans l’expérience mystique n’a pas d’autre justification qu’une recon- naissance, un assentiment interne ; elle s’impose au sujet, et, ce faisant, l’aliène, de sorte que le sujet est « hors de lui » (en extase, au sens littéral du terme) au moment même où surgit en lui un soi. Dès lors, le sujet mystique parle de quelque chose qui ne peut pas vraiment se dire avec des mots, et qui échappe à tous les énoncés intellectuels et catégories théologiques traditionnelles. Pour éviter l’alternative tragique d’une vérité qui finirait par s’évanouir dans le non-dit et de phénomènes extraordinaires qu’on ne saurait isoler sans les vouer au non-sens, il faut revenir à l’expérience mystique elle-même, au sens vécu des faits observables. Le mystique procède alors à une description qui parcourt des sensations ; il met en scène toutes les atteintes et affections – même les plus anodines – que cette expérience extraordinaire a pu avoir sur son corps. Il construit un langage propre lui permettant de donner à voir à travers des stigmates corporels extérieurs une vérité intérieure. En ce sens, la science mystique ne s’articule pas autour d’un corps de doctrines mais autour d’un style, d’une manière de procéder et de dire.

Les mots pour le dire

Les deux tomes de la Fable mystique sont traversés par cette pro- blématique du « dire mystique » sur laquelle se fonde le projet de la science mystique. Comment parle-t-on d’un objet indicible ou, pour reprendre l’expression de Jean de la Croix, d’un objet « qui se dit de ne pouvoir se dire » ? Pour y répondre, Michel de Certeau repart des textes mystiques eux-mêmes. Il exhume des écrits oubliés que l’Institution avait soit rejetés du fait de leur hétérodoxie, soit, au contraire, réintégrés dans le corpus officiel en neutralisant leur singularité. Contrairement aux analyses littéraires de ses prédéces- seurs, il utilise des outils méthodologiques et herméneutiques nou-

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veaux, mettant à profit l’essor flamboyant des sciences humaines de son temps. La linguistique contemporaine et la sémiotique lui per- mettent ainsi de disséquer l’énonciation mystique et de saisir cette parole dans sa création elle-même. À titre d’exemple, le chapitre ii (2) consacré au prologue du Cantique spirituel de Jean de la Croix ou encore le chapitre x (3) centré sur la quatrième lettre de Pascal à Melle de Roannez étudient avec minutie la stratégie d’énonciation des auteurs en utilisant les catégories linguistiques de Benveniste. De même, la culture psychanalytique lui permet notamment de donner un sens aux « presque rien » des sensations, des rencontres et des tâches journalières qui jalonnent les récits mystiques et de mettre en relief le rapport entre le corps et l’écrit d’une façon totalement inédite. Ainsi, dans le chapitre vii (4), à la lumière des analyses freu- diennes, la folie de Surin, en tant qu’elle métamorphose les trivialités quotidiennes, devient le lieu même d’une nouvelle compréhension du sujet. Enfin, une des grandes forces de l’analyse certalienne vient également du fait qu’il replace chaque récit dans le cadre historique dans lequel il se déploie, en jonglant toujours entre le destin singulier de son auteur et l’histoire politique, sociale et intellectuelle de son temps. Cette dialectique entre la singularité de l’expérience mystique et le contexte dans lequel elle se libère se retrouve dans la construc- tion même des deux volumes, à travers l’alternance entre des épisodes monographiques centrés sur quelques figures mystiques (Nicolas de Cues, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Jean-Joseph Surin, Angelus Silesius, Pascal) et des thématiques plus transversales qui viennent, en quelque sorte, théoriser la récurrence de certains éléments communs à l’ensemble des récits singuliers étudiés. Ce mouvement allant de la fragmentation des discours individuels à la recherche d’une unité sous laquelle les rassembler s’opère d’ailleurs au sein même des textes mystiques du XVIIe siècle. En effet, la mystique, nouvellement isolée dans le champ du savoir, cherche à se doter d’une tradition propre en découpant dans l’épaisseur de son passé des figures tutélaires. Dans le chapitre iv (5), Certeau montre ainsi comment Jean de la Croix est peu à peu érigé par ses commentateurs (en l’occurrence, Surin et René Gaultier) en autorité fondatrice d’un « langage mystique »

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consacré. Cette mise à profit de différentes disciplines et procédés d’investigation donne à l’analyse certalienne une originalité et une acuité indéniables. Le voyage certalien au cœur de l’énonciation mystique esquisse, au fil des récits singuliers, le fameuxmodus loquendi dont la science mystique se prévaut. Il dévoile notamment le jeu de miroir permanent entre le voir et le dire. En effet, la glossolalie mystique tente de rendre visible l’altérité ineffable qui se manifeste dans l’expérience singulière, de sorte que le sens prévale sur le signe. Cette importance du voir – du regard, du phénomène, du déictique – est révélatrice d’une anthropo- logie de la croyance dans la société moderne, qui ne veut croire que ce qu’elle voit. En ce sens, l’ensemble des chapitres sur le langage peut ainsi être mis en résonance avec l’analyse liminaire et magistrale de la préface du De Icona de Nicolas de Cues (chapitre i) (6), qui consti- tue un axe central de la réflexion dans le tome II. Pour poursuivre le parallélisme du voir et du dire, la parole mystique est, par nature, éclatée, à l’image d’une lumière qui se diffracte. Elle est non seulement fragmentaire et diffuse du fait de la pluralité des récits singuliers qui ne parviennent jamais se constituer en une unité. Mais elle dépasse les limites du langage lui-même dans la mesure où le contenu (Dieu) est plus grand que le contenant (le langage), selon les principes de la « théosophie métonymique » cusaine. Le langage mystique se caractérise finalement par son impuissance à dire. En effet, les expériences mystiques ont abouti à la conclusion que Dieu ne pouvait être saisi par l’entendement et, partant, ne pou- vait constituer un objet de connaissance. Or l’incapacité de définir son objet a mécaniquement provoqué l’effondrement du projet de science. À cet échec interne d’une science qui ne parvient pas à saisir son objet et se dissémine dans une pluralité de voix singulières, se sont ajoutées des résistances extérieures, liées entre autres à l’évolution des savoirs et au contexte politique. Dans le chapitre ix, intitulé « L’éru- dition biblique » (7), Michel de Certeau montre ainsi comment le projet réformiste qui a consisté au XVIIe siècle à traduire la Bible en français pour rendre aux Écritures leur clarté première a été sapé par la critique érudite (Richard Simon notamment) et a finalement abouti à

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jeter le doute sur l’intégrité et le sens des livres saints. Les textes appa- raissant tout aussi corrompus que les hommes, les seuls recours­ se trouvent dans un retour à l’Institution (dont l’enseignement­ semble dès lors, par défaut, plus clair) ou dans un repli spirituel (l’attestation mystique de la Parole dans la conscience). Par ailleurs, dans l’Écriture de l­’Histoire (8), Certeau explique comment l’absolutisme politique s’est peu à peu emparé des manifestations d’appartenances religieuses et de l’Institution cléricale pour en faire des instruments de pouvoir. Toute dissidence au dogme institutionnel devient donc une marque de désobéissance civile. D’une problématique interne à l’Église catho- lique, la mystique se mue progressivement en un problème politique. La quatrième partie du tome I de la Fable mystique, intitu- lée « ­Figures du sauvage », illustre ce mouvement d’essor puis de dissémination qu’a connu la tentative d’une science mystique au XVIIe siècle. La figure du mystique, comme celle du sauvage au XVIIIe siècle, serait une figure de passage entre deux ordres dans une époque elle-même de transition entre des reliques médiévales et des aspirations ­modernes. « Ce qui s’échappait en fondations insulaires de « nouveaux mondes » se trouve ou bien recasé en lieux recon- nus, ou bien chassé sur les bords d’un ordre reconstitué. Partage interne aux mouvements de spirituels : la majorité se civilise, et le reste disparaît ou reçoit la forme de la délinquance vouée bientôt à l’exotisme ou à l’exploitation » (9). Ayant échoué à constituer une unité de pratiques, les mystiques se disséminent et acquièrent des statuts variés, étant considérés tantôt comme des « illettrés éclairés » réinvestis par l’Institution, tantôt comme les prophètes marginaux d’un christianisme éclaté. Ce second tome de la Fable mystique clôt donc le cycle d’histoire de la mystique, qui a traversé toute l’œuvre de Michel de Certeau, de sa thèse de doctorat à cet ouvrage posthume inachevé. Ce champ d’étude a même irradié l’ensemble de ses travaux. En effet, la pro- blématique de la prise de parole, qui l’a rendu célèbre en 1968 (la Prise de parole et autres écrits politiques (10)), s’ancre dans une ana- lyse de l’énonciation singulière et fait directement écho à l’émergence des récits mystiques au XVIe siècle. De même, l’attention qu’il porte

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aux pratiques de la vie quotidienne dans l’Invention du quotidien (11) peut être mise en résonance avec les descriptions des expériences mys- tiques. Il y a, au fond, une cohérence structurelle dans la démarche certalienne, articulée autour de la mystique. Michel de Certeau pense le monde contemporain à travers son expérience propre d’historien de la mystique.

1. Michel de Certeau, la Fable mystique. XVIe-XVIIe siècles, tome I, Gallimard, 1982. 2. Michel de Certeau, la Fable mystique. XVIe-XVIIe siècles, tome II, Gallimard, 2013, cha- pitre ii, « Le poème et sa prose », p. 123-148. 3. Idem, chapitre x, « L’étrange secret : Pascal », p. 309-336. 4. Idem, chapitre vii, « La science expérimentale de la folie », p. 231-256. 5. Idem, chapitre iv, « Usages de la tradition », p. 163-196. 6. Idem, chapitre i, « Le regard : Nicolas de Cues », p. 51-122. 7. Idem, chapitre ix, « L’érudition biblique », p. 287-308. 8. Michel de Certeau, l’Écriture de l’Histoire [1975], Gallimard, coll. « Folio histoire », 2002. 9. Michel de Certeau, la Fable mystique, op. cit., p. 277. 10. Michel de Certeau, la Prise de parole et autres écrits politiques, Seuil, coll. « Points ­essais », 1994. 11. Michel de Certeau, l’Invention du quotidien, tome I, Arts de faire [1980], Gallimard, coll. « Folio essais », 1990.

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catholiques et musulmans en France : vers quel avenir ? › Entretien avec Claude Dagens réalisé par Annick Steta

Revue des Deux Mondes – Comment expliquez-vous le phénomène contemporain des conversions, qui rap- pelle beaucoup le précédent des années 1900 avec les conversions de Charles Péguy, de Louis Massignon, «d’Ernest Psichari, de Jacques Maritain et de bien d’autres ?

Claude Dagens La ritournelle selon laquelle la foi chrétienne dis- paraît en France se fait entendre depuis deux ou trois siècles. On le disait au début du XIXe siècle, après la tourmente terrible de la Révo- lution et les persécutions antichrétiennes. On le disait au début du XXe siècle alors que se préparait la loi de séparation des Églises et de l’État, qui visait d’abord l’Église catholique. Et on le dit au début du XXIe siècle, notamment dans les pays occidentaux et spécialement en France : la pratique religieuse baisse, le nombre des prêtres diminue, il y a une crise des vocations. Mais au moment même où l’on annonce dans les pays occidentaux la fin du christianisme, considéré surtout à travers son influence politique, on assiste à un phénomène de rayon-

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nement de la foi chrétienne dans le monde culturel et dans le monde spirituel. Cette fascination pour la foi chrétienne s’accompagne de conversions parfois retentissantes. En 1802, après les tourmentes violentes de la révolution française et ses passions antichrétiennes, Chateaubriand fit paraîtreGénie du chris- tianisme. Ce grand livre n’est pas une opération de reconquête de la société française par le catholicisme ou un éloge de Napoléon et de la royauté à venir, que Chateaubriand soutiendra : c’est une manière de mettre en valeur le rayonnement spirituel et culturel de la foi chré- tienne à travers les créations artistiques, des cathédrales du Moyen Âge à la littérature classique. Au moment où le christianisme était écrasé politiquement, il rayonnait culturellement et spirituellement. Un phénomène similaire se Né en 1940, Claude Dagens est évêque d’Angoulême et membre de e produit au début du XX siècle. Le catholi- l’Académie française. Ancien élève cisme était attaqué et menacé en France. Les de l’École normale supérieure de catholiques n’avaient pas répondu à l’appel la rue d’Ulm et membre de l’École française de Rome, il est agrégé de Léon XIII à se rallier au régime existant, de lettres classiques, docteur ès c’est-à-dire à la République. Ils faisaient lettres et docteur en théologie. Il face à des oppositions violentes provenant a notamment publié Méditation sur l’Église catholique en France : ­notamment du camp radical-socialiste. Mais libre et présente (Cerf, 2008), alors qu’ils étaient en difficulté sur le plan Catholiques en France, réveillons- politique (échec aux élections législatives de nous ! (Bayard, 2011), Catholiques et présents dans la société française. 1896, loi sur les associations, expulsion des Foi en Dieu et démocratie (Bayard, congrégations religieuses, loi de séparation 2012) et Souci du monde et appels des Églises et de l’État), le rayonnement chré- de Dieu. Entretiens avec Jean-Marie Guénois (Éditions de Fallois, 2013). tien passait par des personnes qui devenaient chrétiennes : Charles Péguy, qui prit la défense de Dreyfus tout en étant profondément chrétien et en exaltant Jeanne d’Arc comme une héroïne de la France, même républicaine ; Jacques Maritain, qui allait devenir l’un des grands penseurs de la démocratie et quitterait l’Action fran- çaise qui, sous l’inspiration de Charles Maurras, essayait de défendre un principe d’ordre absolu dans une société démocratique ; Louis Massi- gnon qui, après s’être rapproché de l’islam, devint un chrétien profond et passionné ; Ernest Psichari, qui inspira Charles de Foucauld, l’une des figures emblématiques de la vitalité chrétienne dans la rencontre

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avec le monde musulman. Nous faisons face à un phénomène ana- logue en ce début du XXIe siècle. Il y a dans notre société à la fois un effacement du christianisme, et singulièrement du catholicisme, sur la place publique, et des phénomènes étonnants de conversion : des hommes et des femmes ayant en moyenne 25 à 30 ans répondent à un appel de Dieu et demandent le baptême. À chaque veillée pascale dans mon diocèse, je donne le baptême. Cette année, je l’ai donné à une jeune Chinoise qui a découvert le Christ dans son université chinoise grâce à une amie française. Elle est venue faire des études et travailler en France, elle a un fiancé chrétien et elle va retourner en Chine. En la baptisant, j’avais la conviction de participer à l’évangélisation de la Chine. Les hommes et les femmes qui demandent le baptême n’ont généralement pas découvert Dieu de façon subite : c’est leur mémoire qui se réveille, et dans le réveil de la mémoire apparaît soudain le visage d’un grand-père ou d’une grand-mère. C’est aussi le cas des jeunes de 14 à 18 ans à qui je donne le sacrement de confirmation : ils n’ont pas de mémoire chrétienne, ils ne se réfèrent presque jamais à leurs parents, mais ils parlent souvent de leurs grands-parents, en qui ils ont vu des hommes et des femmes fidèles, qui parlaient peu mais qui connais- saient le Christ et qui priaient. Il y a une espèce d’éveil à la nouveauté chrétienne de la part de ces hommes et de ces femmes qui entrent dans l’âge adulte et qui demandent deux choses à l’Église. Ils veulent vivre une existence nouvelle sous le signe de la confiance de Dieu : ils sont souvent habités par des peurs devant l’avenir, liées au chômage, aux brisures familiales, aux situations de précarité, et ils trouvent dans la foi en Dieu des sources de confiance plus fortes que leurs peurs. Et ils voient spontanément l’Église comme un lieu de vie fraternelle où il est possible de s’appuyer les uns sur les autres, de se reconnaître les uns les autres comme des enfants également aimés de Dieu. Ces nouveaux baptisés nous demandent de reconnaître plus résolument ce qu’il y a de nouveau quand Dieu s’ouvre à nous et vient nous apprendre à vivre d’une vie nouvelle dans sa confiance et non plus dans la peur, comme nous le dit le pape François. Je pense aux premières déclarations qu’il a faites après son élection : « Il ne faut pas avoir peur de la bonté et de la tendresse », ce qui veut dire « il ne faut pas avoir peur de la bonté et de

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la tendresse de Dieu, mais il ne faut pas avoir peur de nous manifester les uns aux autres la bonté et la tendresse de Dieu ». Le pape François nous appelle non à nous ouvrir au monde, comme nous l’avons dit parfois très naïvement, mais à nous ouvrir à la vérité, à la bonté et au rayonnement de Dieu : « Dieu ne se lasse jamais de pardonner, c’est nous qui nous lassons de demander pardon. » Je voudrais citer à cet égard une convertie qui sera probablement béatifiée dans quelques années à Ivry-sur-Seine, où elle a vécu pendant plus de trente ans et exercé le métier d’assistante sociale. Elle s’appelait Madeleine Delbrêl. Elle était née en Dordogne en 1904 et était venue vivre à Paris. Elle avait un entourage libre-penseur et avait fait des études de philosophie à la Sorbonne avec Léon Brunschvicg. Et elle est passée d’un athéisme radical à un émerveillement devant la réalité de Dieu. Elle est restée très discrète sur l’événement qui a provoqué sa conversion. Elle a été saisie par Dieu et est allée vivre de Dieu dans la banlieue ouvrière et communiste de Paris. Elle est morte à sa table de travail en 1964, après avoir donné aux normaliens et aux normaliennes de la rue d’Ulm une conférence intitulée « Milieu athée, circonstance favorable à notre propre conversion ». Elle ne tenait pas un discours de lamentation sur l’effacement de la foi. Elle a constaté que la rencontre des athées qu’elle côtoyait dans le cadre de son travail, et surtout des communistes et de l’idéologie communiste, avait provoqué en elle une espèce de réveil et de revigoration de sa foi chrétienne. Elle parlait de l’évangélisation fraternelle en disant : « Nous ne venons pas comme des justes au milieu des pécheurs, comme des innocents au milieu des coupables, mais nous venons partager la foi en un même Dieu connu des uns, inconnu des autres. » Cet accent de confiance fraternelle est aussi celui du pape François, qui n’est pas un converti mais qui a été saisi par Dieu à un certain moment de sa jeunesse.

Revue des Deux Mondes – Dans l’Islam devant la démocratie (Gal- limard, 2013), Philippe d’Iribarne souligne « la difficulté du monde musulman à faire vivre une démocratie pluraliste, ouverte à l’incer- titude et au débat ». Pour lui, ce n’est pas un phénomène purement

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contingent : « L’islam y a toute sa part. On y trouve un rapport au vrai et au bien marqué par une fascination conjointe pour la certitude et l’unanimité. » Que vous inspire ce jugement, qui repose sur la lecture aujourd’hui la plus répandue du Coran dans le monde occidental ?

Claude Dagens Au risque de paraître paradoxal, et peut-être même excessif, je dirai que ce jugement pourrait valoir pour le catholicisme français à la fin du XIXe siècle. Le catholicisme français, qui était alors en position à la fois défensive face au laïcisme intransigeant et offensive face aux vagues de l’anticléricalisme, s’affirmait comme un système fasciné par des principes de certitude et d’unanimité. Les catholiques de France ont l’expérience de ces grandes métamorphoses internes au catholicisme qu’ils ont connues à travers les évolutions politiques de la société fran- çaise. Et ce qui me frappe le plus dans l’interview que le pape François a récemment accordée aux revues jésuites, c’est la mise en valeur d’une pensée qui refuse d’être rigide et qui n’obéit pas à un principe de certi- tude qui serait une manière de rechercher une sécurité absolue dans la foi et de mettre l’Église en état de repliement et d’enfermement, ou de conservation pure et simple du passé, et naturellement d’agressivité ou de critique acharnée par rapport à la barbarie du monde actuel. Il dit que la lamentation contre le monde barbare ne peut pas aider à comprendre Dieu présent dans ce monde, qui est le principe majeur de la foi chré- tienne. « Dieu se dit dans l’histoire » : c’est le titre que le père Henri de Lubac a donné à son commentaire de la grande constitution du concile Vatican II sur la révélation divine, Dei verbum, la parole de Dieu. Le père de Lubac a résumé cette constitution fondamentale sur la révélation divine et sa transmission, sur ce qu’on appelle la tradition catholique, par cette expression très simple : « Dieu se dit dans l’histoire », Dieu est présent à notre présent. La foi est comme la relation qui s’établit de nous à Dieu, qui est ouvert à tout temps de l’histoire. Madeleine Delbrêl disait que si le monde actuel nous semble réfractaire à la foi, c’est parce que nous sommes devenus réfractaires à ce temps et que nous drainons avec nous les souvenirs d’un autre temps, devenu réfractaire au temps actuel. Je crois que cette analyse est très juste : nous ne devons surtout pas nous enfermer dans un principe de repliement défensif.

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La présence de l’islam en France constitue une immense nou- veauté pour les catholiques. Nous ne connaissons pas l’islam. Nous connaissons très peu le Coran. J’ai compris un peu mieux le Coran­ en rencontrant des musulmans. Mais combien de catho- liques connaissent vraiment des musulmans ? Mes amis musulmans d’Angoulême m’ont invité en juillet dernier à un repas de rupture de jeûne pendant le ramadan. Je n’ai pas prié avec eux : je me suis tenu près d’eux pendant leur prière et j’ai été témoin de leurs gestes de prière, qui m’ont encouragé à aller ensuite prier le Seigneur dans la chapelle de l’évêché. Ce qui me frappe chez les musulmans, c’est qu’ils sont capables de pratiquer de manière habituelle la prière et le respect de Dieu. Je ne dirais pas que nous avons le même Dieu : il ne faut pas se gargariser de ces formules faciles. Mais ils portent en eux une réalité religieuse que nous devons respecter – le problème étant, dans la France laïque, de reconnaître la place non seulement du fait religieux mais des réalités religieuses qui passent à travers des actes, des fêtes, des célébrations, des moments litur- giques, aussi bien pour les juifs et les musulmans que pour les chré- tiens. J’admire ces écoles, ces collèges et ces lycées catholiques qui accueillent des enfants venant de tous milieux sociaux et religieux. Et je pense notamment­ à une école qui se trouve dans le quartier de la République à Paris, qui accueille des enfants musulmans, juifs, chrétiens et incroyants, et qui aide ces enfants à acquérir des raisons de dire leur appartenance à la religion musulmane, à la religion juive, à la religion chrétienne, ou de n’avoir aucune religion, au lieu de faire appel à des instincts d’autant plus violents qu’ils n’auront pas été convertis par la raison. Ce travail d’éducation suppose que l’ensemble de la société française reconnaisse davantage les réalités religieuses et qu’on aide les enfants et les jeunes à connaître et à comprendre les réalités religieuses au lieu d’en rester à des slogans.­ On peut espérer raisonnablement que les musulmans vivant en France ne se résigneront pas à adhérer à des formes sauvages ou irra- tionnelles d’appartenance religieuse. Il est évident que la tentation d’irrationalité et de violence est d’autant plus grande que le travail de réflexion et de raison n’a pas été accompli.

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Revue des Deux Mondes – Dans un livre d’entretiens publié en 2010, Lumière du monde (Bayard), Benoît XVI a fait l’analyse suivante : « […] là où l’islam domine de manière, disons, monoculturelle, là où ses traditions, son identité culturelle et politique sont incontestées, il se considère facilement comme le cœur de l’opposition au monde occidental, en quelque sorte comme le défenseur de la religion face à l’athéisme et au sécularisme. » En d’autres termes, il pense qu’il s’agit d’un malentendu lié à une conjoncture historique particulière. Benoît XVI estimait qu’il fallait « [maintenir] une relation intensive avec toutes les forces islamiques désireuses de dialoguer ». Qu’en pensez-vous ?

Claude Dagens Je partage le constat que les pays d’Occident sont perçus comme des hauts lieux de sécularisation et d’athéisme dans certains pays du Maghreb, du Moyen-Orient et d’Asie. Certains pays à majorité musulmane s’estiment quelquefois chargés d’une mission consistant à résister à cette sécularisation et à cet athéisme venant d’Occident, parce qu’ils estiment que ces visions sont une mutila- tion de la réalité humaine. Je connais des prêtres et des religieuses qui vivent actuellement en Algérie. Ils rencontrent des musulmans très critiques à l’égard de l’Occident athée, mais ils savent aussi que le dialogue est possible avec des musulmans et des musulmanes qui acceptent de réfléchir avec eux sur la situation du monde. On ne peut pas se résigner aux rapports de force : même si les rapports de force dominent, les rapports de personnes peuvent aussi exister. Charles de Foucauld ne s’est pas converti à l’islam mais il a été conduit à respec- ter les musulmans et leur foi. Il ne faut pas que nos interprétations soient limitées : il existe au Maghreb et au Moyen-Orient des cou- rants ­musulmans qui ne sont pas seulement d’opposition déclarée, éventuellement violente, à l’Occident. Il y a aussi des hommes et des femmes – trop peu de femmes, sans aucun doute – qui réfléchissent. Mais parce que ces pays sont en état de métamorphose accélérée, d’op- position politique violente, de révolution, les rapports de force et les conflits politiques surdéterminent les réalités religieuses. Je regrette infiniment le silence des autorités religieuses par rapport à ces événe-

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ments politiques. On entend des appels à la négociation, à la paix, à la réflexion, à la réconciliation venant d’un certain nombre de respon- sables chrétiens, et notamment­ du pape François ; mais on entend peu d’appels du côté des responsables musulmans et des responsables juifs. Cela est dommage. Pour ce qui concerne la France, nous ne pouvons pas nous ­résigner à la situation qui est faite politiquement à l’islam. Le rêve de constituer une autorité unique de l’islam et un conseil du culte ­musulman est très probablement voué à l’échec. Quand le pouvoir politique se mêle de l’organisation interne des religions, il s’inspire de ­Napoléon Bonaparte, comme le cardinal Lustiger l’avait dit à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. On voit bien que ce processus ne fonctionne pas et qu’il a au contraire renforcé les rivali- tés nationales entre musulmans d’obédience marocaine, algérienne, tunisienne, turque, etc. On a abordé ces réalités religieuses par le biais du pouvoir politique. Or il faut aborder les réalités religieuses religieusement et non pas politiquement. Il faut permettre la recon- naissance de la réalité religieuse musulmane : quelle est la relation des fidèles à Dieu, comment prient-ils, comment se rassemblent- ils, que signifient le ramadan et les autres fêtes musulmanes ? Il en va de même pour les juifs et les chrétiens. Nous avons besoin de réhabiliter la réalité religieuse à l’intérieur d’une société sécularisée. Il ne faut donc pas tout reporter sur l’islam. Je suis au nombre de ceux qui s’étonnent, et même se scandalisent, que le monde musul- man et l’islam soient devenus depuis un certain nombre d’années les références majeures de la laïcité à la française. On fait comme si le lien constitutif entre la tradition catholique et l’histoire de la nation française était passé au second plan. J’entends encore René Rémond dire, alors qu’il critiquait les vagues d’antichristianisme dont il souffrait beaucoup lui aussi, que « toutes les religions ne sont pas interchangeables en France ». Il faut une grande ignorance historique pour ne pas savoir qu’il existe un lien constitutif entre la religion catholique et l’histoire de la nation française. En disant cela, je ne rêve pas de faire à nouveau du catholicisme une religion dominante : je dis simplement que c’est une religion constitutive de

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l’identité de la France. D’autant que si c’est l’islam qui devient la référence obligée de la laïcité à la française, on va nous dire à nous, catholiques, qu’on ne peut pas nous accorder ce que l’on se prépare à refuser aux musulmans. C’est d’ailleurs la réponse que l’on fait déjà à certaines de nos demandes relatives aux hôpitaux et aux aumône- ries. Cela révèle que la référence aux musulmans, enrobée de crainte, de peur et d’ignorance, devient la référence absolue des relations avec les autres religions. Nous sommes là dans un système faussé. Il nous faut le rectifier, non pas en faisant du catholicisme une religion dominante, mais en acceptant un pluralisme où l’islam n’est pas la religion dominante en France.

Revue des Deux Mondes – Il y a aujourd’hui, en particulier dans l’opi- nion publique française, une sensibilité extrême au sort des chrétiens d’Orient liée aux récents massacres imputés à la fraction djihadiste de la rébellion syrienne. De même, en Égypte, les violences contre les coptes ont été attribuées aux Frères musulmans et au régime du président Morsi. Quelle est selon vous la part des causes religieuses et des causes politiques à l’origine de ces conflits ?

Claude Dagens Poser la question, c’est y répondre en constatant que les interférences entre la religion et la politique sont inhérentes aux situations actuelles, aussi bien en Égypte qu’en Syrie ou au Liban. Les choses sont beaucoup plus complexes que l’on ne peut le penser, notamment en ce qui concerne la Syrie. Dans ces situations d’affron- tement, de violence, de guerre civile, les victimes se trouvent de tous les côtés : il y a sans aucun doute autant de morts et de blessés du côté des musulmans que des chrétiens. Il y a en Syrie au moins trente mille femmes emprisonnées et régulièrement violées. Certaines personnes venues de Syrie ont demandé voilà quelques mois au médiateur de l’ONU ce qu’il pouvait faire pour que ces femmes bénéficient des soins gynécologiques dont elles ont besoin. Le régime syrien est dicta- torial et sanglant. Voilà deux ans, lors des grandes manifestations qui ont eu lieu à Damas, le président Bachar al-Assad a fait tirer sur les

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manifestants et a lancé contre eux des chars. Il y a eu des dizaines de morts et de blessés. Et cela continue. Un certain nombre de djihadistes présents en Syrie sont entre les mains du régime. Je peux dire de bonne source que ce qui s’est passé dans le village chrétien de ­Maaloula a été une manipulation. Durant sept mois, la zone militaire dans ­laquelle se trouve ce village a été commandée par un général auquel le gou- vernement syrien avait donné l’ordre d’empêcher ses troupes d’inter- venir alors que les djihadistes étaient présents à Maaloula. Mais vers le début du mois de septembre, au moment où il a été question de frappes militaires, il a été remplacé par un autre général qui a décidé que les troupes syriennes interviendraient à Maaloula sous les feux de la télévision. Je le tiens indirectement d’un religieux qui était présent à Maaloula et qui a dit que ce qu’il avait vu, c’était du théâtre. Mais le monde entier a vu cette mise en scène et l’a prise pour un massacre des chrétiens par les djihadistes, les chrétiens étant défendus par les troupes présidentielles. Cela est atroce. C’est une manipulation et un mensonge. Les prises de position qui ont été les miennes ces derniers temps me valent depuis quelques semaines beaucoup de messages et de nombreux soutiens après un premier déferlement de haine et de vio- lence visiblement piloté en haut lieu par des réseaux que je n’ose pas nommer mais qui ont une forte implantation en France. Je souffre profondément pour les chrétiens qui sont en Syrie, notamment ceux du patriarcat grec melkite. Je souffre parce qu’ils sont souvent per- sécutés, menacés et victimes de violences. Mais je souffre aussi parce que si l’on pense à l’avenir, il faut dire dès maintenant qu’ils ont tort de se remettre entre les mains d’un pouvoir dictatorial qui tombera un jour ou l’autre, et qu’il n’est pas bon d’avancer comme argument la peur d’un régime islamiste futur alors qu’ils devraient dès main- tenant avoir le courage de rompre avec un régime qui les protège, mais qui les manipule. Et je continue à penser paisiblement qu’il nous faut beaucoup prier le Christ pour que sa force de vérité, de justice et de paix passe à travers ces mensonges et ces violences. Car il n’y a pas d’un côté le monde des innocents qui défendraient la paix et de l’autre le monde des coupables qui voudraient la guerre :

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il y a une situation de violence dans laquelle des hommes et des femmes souffrent, espèrent et luttent pour que la haine n’ait pas le dernier mot. Et pour que la haine n’ait pas le dernier mot, il faut une grande conversion. Dans sa Lettre aux Éphésiens, l’apôtre Paul parle du Christ et du mystère de la Croix : « En sa personne, il a tué la haine et il est notre paix. » Nous sommes à l’intérieur des réalités de l’histoire, mais nous laissons le Christ passer par nous et accomplir son œuvre de reconstruction. Car l’heure viendra de reconstruire ce qui a été brisé.

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les musulmans en France

› Michèle Tribalat

a France est l’un des plus vieux pays d’immigration de l’Union européenne. La transition démographique s’y étant opérée plus tôt que chez ses voisins, elle a accueilli des étrangers en nombre quand ces voisins connaissaient, bien souvent, une émigration importante. L’apparition d’une population Michèle Tribalat est démographe, L directrice de recherches à l’Institut musulmane conséquente y a été plus précoce, national d’études démographiques l’Algérie en ayant fourni les premiers contin- (Ined). Dernier ouvrage publié : gents. Le recensement de 1962 dénombrait Assimilation, la fin du modèle français, Éditions du Toucan, 2013. 331 000 « Français musulmans » en prove- › [email protected] nance des départements algériens. L’absence de données régulières pour mesurer la croissance du nombre de ­musulmans et l’évolution de leurs comportements en France a laissé le champ libre aux discours les plus divers, tant sur le nombre de musul- mans que sur leur ferveur supposée et leur assimilation, notamment à travers la mixité des mariages. Une enquête datant de 2008 permet d’y voir un peu plus clair.

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On impute souvent à la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) la responsabilité de la pauvreté des données sur les reli- gions en général et sur l’islam en particulier. Pourtant, le recueil de ces données n’a jamais été interdit, comme en témoignent les sondages menés par des instituts privés. Ce sont les conditions posées pour autoriser leur recueil qui ont rebuté la statistique publique. Il faut y ajouter l’aversion de cette dernière pour un sujet jugé sensible et ris- qué. En 2004, la transposition d’une directive européenne a assoupli les conditions de recueil des données dites sensibles par la statistique publique (1). Si les instituts de sondages privés n’ont pas eu trop de mal à confectionner des échantillons sur la religion majoritaire – le catho- licisme –, il leur a été plus difficile de toucher spécifiquement des religions minoritaires. Ils n’ont donc pas pu combler l’impasse faite par la statistique publique sur la religion. Les chiffres les plus far- felus ont circulé sur le nombre de musulmans en France, avec un penchant, de tous bords, pour la surestimation, les plus inquiets et les plus opposés à l’islam ayant tendance à propager les chiffres les plus élevés, donnant ainsi du poids à leur pire cauchemar. Dans le meilleur des cas, les chiffres avancés reposaient sur les origines des immigrés et de leurs enfants (2). En 2008, la statistique publique a enfin consenti à recueillir des informations sur les affiliations et pratiques religieuses dans une enquête réalisée par l’Ined et l’Insee intitulée « Trajectoires et origines » (Teo) et qui comprend un peu plus de 5 000 musulmans déclarés, âgés de 18 à 50 ans. Il a donc été possible d’estimer de manière plus fiable le nombre de musulmans en France. Ce que j’ai fait (3). Le Pew Forum on Religion and Public Life (4) aussi, à partir de la même enquête. J’ai estimé le nombre de musulmans en France métropolitaine fin 2008 à 4,2 millions ; sept sur dix de ces musulmans sont français ou le deviendront à leur majorité. La population musulmane devrait vrai- semblablement approcher les cinq millions en 2014. Le Pew Forum a estimé le nombre de musulmans à la mi-2010 à 4,7 millions, moi à 4,4 millions. L’écart s’explique par des hypothèses un peu différentes dans l’estimation des classes d’âges manquantes dans l’enquête Teo.

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Mais la fourchette 4,4-4,7 est sans commune mesure avec la palette de chiffres habituelle. On est loin de la fourchette donnée par Claude Guéant en 2011 : entre 5 et 10 millions (5). Du simple au double. L’islam s’est implanté en France par l’immigration et près de neuf musulmans sur dix sont immigrés ou enfants d’immigrés origi- naires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne ou de Turquie. Ils sont, comme dans d’autres pays européens, fortement concentrés dans quelques ­régions très urbanisées : 63 % des musulmans âgés de 18 à 50 ans vivent en Île-de-France, Paca ou Rhône-Alpes, contre 41 % en moyenne pour la France métropolitaine. Les musulmans ont un potentiel d’accroissement démogra- phique bien supérieur à celui du reste de la population. Ils sont très jeunes. En 2008, un tiers a moins de 18 ans (contre 21 % des non- musulmans) et seulement 15 % plus de 50 ans (soit 20 points de moins que les non-musulmans). Cette grande jeunesse associée à une fécondité élevée, à une immigration continue et à une bonne transmission familiale de la religion leur assure une forte croissance démographique. En 2008, les femmes musulmanes âgées de 40 ans ont en moyenne 2,8 enfants, soit un enfant de plus que les femmes sans religion et 0,9 enfant de plus que les catholiques. Ce différen- tiel, qui peut apparaître modeste, s’applique à une population jeune et contribue ainsi à la démographie très dynamique des musulmans en France. En 2008, la population musulmane a connu un taux d’accroissement démographique de 36,6 ‰, contre 3,1 ‰ chez les non-musulmans. Le Pew Forum, qui s’est livré à des projections démographiques des musulmans dans le monde, s’attend à ce que leur nombre approche les 7 millions en 2030 en France métropo- litaine, représentant un peu plus de 10 % de la population, soit une augmentation de 46 % en vingt ans, croissance voisine de celle attendue en Allemagne ou aux Pays-Bas. Encore 23 % des musul- mans de l’Europe des Vingt-Sept résideraient en France en 2030. Dans l’Union européenne, 5,7 % des habitants seraient musulmans (avec 30 millions de personnes) contre 3,8 % vingt ans plus tôt (19 millions). En 2030, la proportion de musulmans dépasserait les 10 % en Belgique, les approcherait en Suède (9,9 %) et en Autriche

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(9,2 %) et serait un peu supérieure à 8 % au Royaume-Uni. Au total, 60 % des 30 millions de musulmans de l’Union résideraient dans trois pays : la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Deuxième religion de France par le nombre de personnes se ­déclarant de religion mahométane, l’islam n’est en fait pas loin d’être la première lorsque l’on s’intéresse à ceux qui disent accorder beaucoup d’impor- tance à la religion. En 2008, parmi les 18-50 ans qui accordent beau- coup d’importance à la religion, les musulmans sont plus nombreux que les catholiques, lesquels sont très peu nombreux à accorder beaucoup d’importance à la religion (9 % contre 49 % de musulmans). Alors que l’attachement religieux faiblit des plus vieux aux plus jeunes chez les catholiques, au contraire, chez les musulmans, plus on est jeune plus on attache d’importance à la religion et moins on s’est détaché de la religion. Il y a bien un « retour » vers l’islam parmi les plus jeunes qui tranche avec la sécularisation galopante des « natifs au carré » (6).

Proportion (%) de sans-religion selon l’origine, l’année de naissance et le contexte social Natifs au carré* et enfants d’immigrés du Maghreb, du Sahel ou de Turquie** âgés de 18 à 50 ans

Enfants d’immigrés du Maghreb, du Sahel ou de Turquie 1958-1970 1971-1980 1981-1990 Contexte social très favorisé 42 35 26 Contexte social favorisé 48 32 21 Contexte social défavorisé 46 24 14 Contexte social très défavorisé 31 16 8 Natifs au carré 1958-1970 1971-1980 1981-1990 Contexte social très favorisé 41 48 59 Contexte social favorisé 40 50 59 Contexte social défavorisé 35 53 60 Contexte social très défavorisé*** - - - Source : Enquête Trajectoires et origines, Ined-Insee, 2008. * Nés en France de deux parents nés en France. ** Nés en France d’au moins un parent immigré originaire du Maghreb, du Sahel ou de Turquie. *** Très peu de natifs au carré vivent dans un contexte social très défavorisé. Les effectifs dans l’enquête sont trop petits pour en tirer quelque chose.

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Dans la génération 1958-1970, la sécularisation a touché pratique- ment autant les enfants d’immigrés originaires de pays musulmans que les natifs au carré. Mais elle a fait marche arrière dans les généra- tions suivantes chez les premiers alors qu’elle s’est poursuivie chez les seconds. Au point que l’on peut parler d’une désécularisation chez ces enfants d’immigrés. Celle-ci concerne tous les contextes sociaux (7), mais plus encore les plus défavorisés. La proportion de sans-religion y est quatre fois supérieure chez les 38-50 ans à ce qu’elle est chez les 18-27 ans. Parmi ces jeunes vivant dans un contexte social défavorisé, elle est désormais trois fois plus basse que chez les jeunes qui résident dans les lieux les plus favorisés. Mais, même là, l’écart avec les natifs au carré reste très important. Effet de génération plus qu’effet d’âge, ce basculement devrait perdurer avec l’âge, accentuant ainsi le décalage des musulmans par rapport à la société d’accueil. L’endogamie parentale et l’éducation sont les deux leviers de la transmission. Cette dernière s’est considérablement améliorée. Lorsque les deux parents sont musulmans et qu’ils attachent une grande importance à la religion dans l’éducation, la transmission se fait pratiquement sans défaut. Celle-ci a été de plus en plus forte au fil des générations. Les pionniers – des migrants venus d’Algérie pour la plupart – dont les enfants sont nés autour de 1960 ont très mal transmis l’islam à leurs enfants nés en France : seuls 43 % des enfants d’au moins un parent musulman se déclarent musulmans en 2008. Ce défaut de transmission a contribué à ralentir la croissance démogra- phique de la population musulmane. L’islam a été au contraire bien transmis aux enfants nés en France d’au moins un parent musulman dans la seconde moitié des années quatre-vingt (87 %). Ces derniers se distinguent très peu des immigrés du même âge, y compris ceux qui sont arrivés après l’âge de 15 ans et ont été entièrement éduqués dans leur pays d’origine. Cette évolution n’est pas due à un changement de composition par origine même si celle-ci s’est beaucoup modifiée. Si les enfants d’immigrés venus d’Algérie établissent la tendance parmi les plus âgés, ils suivent ensuite celle de l’ensemble des familles dans lesquelles au moins un parent est musulman.

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Taux de transmission de l’islam auprès des personnes dont au moins un parent est musulman selon le lien à la migration et l’année de naissance

Source : Enquête Trajectoires et origines, Ined-Insee, 2008.

Les unions, les mariages déterminent en bonne part la transmis- sion. Le taux de transmission passe ainsi de 90 % lorsque les deux parents sont musulmans à 33 % lorsqu’un seul l’est. La transmission de l’islam, et donc l’avenir de ce dernier en France, est suspendu aux pratiques matrimoniales de ses fidèles. Et, de fait, l’endogamie reli- gieuse des musulmans est très forte. Paradoxalement, elle l’est encore plus parmi ceux qui se sont le plus frottés à la société française. 90 % des premiers mariages de musulmans élevés au moins en partie en France ont été conclus avec un conjoint musulman. C’est vrai des hommes comme des femmes. Si l’endogamie est la règle, les natifs au carré catholiques sont un peu moins endogames. Les sans-religion le sont encore moins. Ce sont souvent eux qui, dans un couple mixte,

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l’emportent auprès des enfants. Ils ne risquent donc pas grand-chose à se marier avec un conjoint ayant une religion. Ces unions mixtes avec des conjoints sans religion sont celles qui favorisent, par excellence, la sortie de la religion dans la génération suivante. Ce danger de dissolu- tion est fort bien compris par les musulmans. La mixité avec des natifs au carré a été favorisée précisément par la sécularisation des enfants d’immigrés. Le mouvement de désécularisation va jouer exactement en sens inverse. Comme on se marie entre musulmans très massive- ment, plus les enfants d’immigrés seront musulmans moins il y aura d’unions avec des natifs au carré.

Proportion (%) de mariages religieusement endogames, selon la religion et le lien à la migration Premiers mariages

Musulmans Catholiques Sans religion

HOMMES Natifs au carré - 79 63 Fils d’immigrés(s) (18-50 ans) 89 82 60 Immigrés entrés avant 16 ans (18-60 ans) 88 89 54 Immigrés entrés célibataires à 16 ans ou + (18-60 ans) 76 84 50 FEMMES Natifs au carré - 78 71 Filles d’immigrés(s) (18-50 ans) 92 74 72 Immigrées entrées avant 16 ans (18-60 ans) 91 74 62 Immigrées entrées célibataires à 16 ans ou + 80 74 65 (18-60 ans) Source : Enquête Trajectoires et origines, Ined-Insee, 2008.

En France, les musulmans vivent dans une société laïque, peu croyante. Certains accommodements possibles avec les chrétiens et les juifs, ceux que le Coran appelle les « gens du Livre », ne le sont pas avec des personnes qui ne croient pas en l’existence d’un Dieu unique. Les musulmans ne sont guère menacés par des conversions en masse à la religion majoritaire, elle-même en pleine déroute, mais par la dissolution dans le sécularisme ambiant. La tolérance pour le mariage de musulmans avec des femmes « du Livre » et pour l’absorp-

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tion de viande abattue par des « gens du Livre » a donc, en grande partie, perdu son point d’application. Les musulmans sont entourés de personnes ne croyant plus en Dieu et ont une conception élastique de la famille, ce qui les incite à se protéger par une raideur sur ce qui les distingue, une endogamie stricte et une éducation familiale propres à éviter cette dissolution. Ils y sont encouragés, d’une certaine manière, par la façon dont a évolué la société française. L’assimilation y est désormais découragée, au nom du respect de toutes les cultures et de la diversité, présentée comme un bien en soi, et par une vigilance à l’égard des natifs au carré dont on craint toujours qu’ils ne retombent dans les égarements du XXe siècle. La France s’achemine vers un nouveau modèle d’intégration – multi­culturalisme mâtiné d’une évocation des grands principes. Le pas a été officiellement franchi lors de la réunion du Conseil européen du 19 novembre 2004 dans laquelle les pays européens ont défini un modèle d’intégration décliné en onze principes de base communs. L’intégration y est décrite comme « un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et rési- dents des États membres ». Ces principes visent à améliorer les condi- tions de vie, les performances, l’accès aux droits et le bien-être des immigrants, dans le respect de leur culture, sous le patronage de la Charte des droits fondamentaux et dans le respect des valeurs fonda- mentales de l’Union européenne. Valeurs dont le Conseil justice et affaires intérieures des 12 et 13 juin 2007 a déclaré qu’elles devaient être concertées. Une brochure écrite en 2009 par la Commission ­européenne et publiée en 2010 fixe au processus d’intégration un but moral : « Le but même de l’intégration est de développer le respect et la tolérance mutuels, dans le but de créer une société caractérisée par la cohésion, dans le respect des limites claires résultant de la législation et des valeurs communes de l’Union européenne. (8) » C’est surtout le sens moral des Européens qu’il s’agit de développer afin qu’ils fassent preuve de tolérance, de compréhension et qu’ils apprécient la diver- sité croissante du peuplement de leurs pays déclarée inéluctable par les instances européennes. Ce qui nécessite de développer des actions éducatives multiples à destination des populations locales afin qu’elles

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voient enfin les choses d’un bon œil et d’encourager l’« objectivité » des médias afin qu’ils présentent sous un jour positif tout ce qui touche à l’immigration et à la diversité. On attend donc que les dirigeants français révèlent aux citoyens la mutation politique dans laquelle ils se sont engagés et en déclinent toutes les implications concrètes. Espé- rons que ce sera le cas lors de la refonte de la politique d’intégration annoncée par le gouvernement, après que les cinq groupes de travail lancés par Jean-Marc Ayrault en juillet 2013 sur différents aspects de la question auront rendu leurs conclusions.

1. Loi du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traite- ments de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. 2. Michèle Tribalat, « Le nombre de musulmans en France. Qu’en sait-on ? », Cités, hors-série l’Islam en France, 2004. 3. Une première fois dans un article publié dans la revue Commentaire, « Dynamique démo- graphique des musulmans de France », n° 176, hiver 2011-2012. Une deuxième estimation un peu plus fine a été publiée dans Michèle Tribalat, Assimilation, la fin du modèle français, Éditions du Toucan, 2013. 4. The Future of the Global Muslim Population, janvier 2011. http://www.pewforum. org/2011/01/27/the-future-of-the-global-muslim-population/. 5. http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2011/04/04/le-nombre-de-musulmans-en-france- pose-probleme-selon-gueant_1502928_3224.html. 6. Nés en France de deux parents nés en France. 7. Le contexte social est défini à partir des caractéristiques des habitants de l’Iris de rési- dence (revenu, chômage, monoparentalité…), l’Iris (îlot regroupé pour des indicateurs sta- tistiques) étant l’unité de base du recensement regroupant environ 2 000 habitants dans les communes de moins de 5 000 habitants. Cf. Assimilation, la fin du modèle français, op. cit., p. 140. 8. http://www.europedirectplr.fr/upload/file/unechanceetundefilimmigrationdanslue.pdf.

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les frontières de la laïcité : l’humanisme, la religion et la loi › Conversation entre le cardinal André Vingt-Trois et Alain-Gérard Slama

Alain-Gérard Slama Monsieur le cardinal, vous évoquez fréquem- ment la distinction entre un « christianisme sociologique » et un « christianisme de choix ». Puis-je vous demander ce qu’elle recouvre selon vous ?

Cardinal André Vingt-Trois C’est une distinction qui n’est peut- être pas très scientifique, mais que j’ai relevée dans un livre d’entretiens publié par le pape Benoît XVI en collaboration avec un journaliste ­allemand (1) et dans lequel il évoquait les mutations du christianisme en Europe. Il disait que, dans les pays européens de tradition chré- tienne, on assistait au passage d’un christianisme sociologique à un christianisme de choix. Je pense qu’il voulait désigner ainsi la diffé- rence qualitative qui existe entre la décision de se rattacher à la foi chrétienne selon que l’on est dans une société assez majoritairement chrétienne ou dans une société sécularisée. Dans une société où les comportements sont définis par le poids de la famille et du village, la proportion du facteur personnel dans la décision d’appartenir à une

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religion est relativement peu exprimée. C’est Le cardinal André Vingt-Trois est en raison de la tradition que l’on y fait bap- archevêque de Paris, ordinaire des catholiques de rite oriental tiser ses enfants, qu’ils sont catéchisés, qu’ils en France. Créé cardinal par le appartiennent à l’Église. Dans une société pape Benoît XVI, le 24 novembre ­sécularisée, où la majorité des comporte- 2007, il est membre de plusieurs ments ne soutient plus la démarche d’appar- congrégations et conseils pontificaux. Il a été président de la Conférence tenance à une religion, celui qui veut être des évêques de France de 2007 à chrétien doit en faire un choix personnel. 2013. Il a récemment publié Une Cela suppose de sa part une décision beau- mission de liberté (Denoël, 2010), la Famille, un bonheur à construire coup plus lourde. Dans le village français (Parole et Silence, 2011) et Quelle d’avant la Seconde Guerre mondiale, tout le société voulons-nous ? (Éditions monde était catholique sauf l’instituteur, le Pocket, 2012). › [email protected] médecin et quelques libres-penseurs : il était Alain-Gérard Slama, éditorialiste, donc naturel que tout le monde soit catho- essayiste, enseigne l’histoire des lique, ou que tout le monde soit protestant idées politiques à l’Institut d’études politiques de Paris. dans les régions qui étaient à majorité protes- › [email protected] tante. Mais dans la ville moderne où vivent plus de 60 % de nos contemporains, il n’y a aucun conformisme qui induise cela. Les individus qui veulent reposer les actes de la religion se tournent d’ailleurs souvent vers leur village d’origine : ils se reportent à ce noyau sociologique. On peut le déplorer et considérer que c’est une forme de sélection injuste, mais il se trouve qu’il y a une prime aux gens qui ont la capacité d’affirmer leurs choix personnels par rapport à leur entourage. Quand j’étais enfant, il y a maintenant soixante ans, dans les écoles publiques, 80 % des enfants allaient au catéchisme, sauf les juifs, qui avaient d’autres obligations. Aujourd’hui, dans une classe d’école publique parisienne, seuls deux ou trois enfants vont au catéchisme. Ce qui consistait à faire comme tout le monde il y a soixante ans consiste aujourd’hui à ne pas faire comme tout le monde. C’est ce que je veux exprimer par la distinction entre christianisme sociologique et christianisme de choix.

Alain-Gérard Slama Puisque vous avez évoqué l’enfance, pour- quoi pas, c’est peut-être ma seule légitimité à la prétention d’être votre interlocuteur : mon enfance s’est passée en Tunisie, chez les sœurs de

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Sion, envers lesquelles j’ai une dette immense, car j’appartenais à une famille un petit peu difficile. Elles m’ont largement accueilli, recueilli, pendant près de deux ans, ce qui n’est pas rien. J’avais un père juif et une mère catholique, qui ne se sont pas entendus très longtemps. C’était l’époque de l’affaire Finaly. Cette affaire, je le rappelle, fit un scandale dans lequel les sœurs de Sion furent impliquées malgré elles. Il s’agissait de deux frères qui avaient été confiés à une nourrice pendant la guerre et dont les parents, juifs, déportés à Auschwitz en 1944, ne sont jamais revenus. Ces enfants furent élevés dans la religion catho- lique, jusqu’au jour où, après la guerre, une tante, réfugiée en Israël, a réclamé leur retour. Les enfants furent alors placés sous la protection de la congrégation de Notre-Dame de Sion, créée au XIXe siècle par deux juifs convertis, les frères Ratisbonne, dans le but d’assurer, auprès des enfants juifs, une mission de prosélytisme chrétien. Les tentatives dilatoires, assez rocambolesques, qui furent opposées à la requête de la famille, soulevèrent une émotion considérable et il fallut l’intervention du grand rabbin Kaplan et de Mgr Gerlier pour que les enfants, cachés au Pays basque espagnol, fussent restitués en 1953. J’étais alors chez les sœurs de Sion dans l’attente d’un baptême que, vous imaginez bien, je n’ai pas reçu. De sorte que moi, comme les frères Finaly, mais dans le sens opposé, je n’étais pas dans le choix. Et peut-être est-ce là le point de départ de mon interrogation sur le christianisme de choix. Est-ce que vous ne pensez pas que l’Église, par rapport à ce christianisme de choix, n’est pas trop prudente quelquefois ? Quand on va vers une religion, bien souvent, c’est pour un accueil, c’est pour trouver des bras qui s’ouvrent. J’ai tâté un peu du catéchuménat : ce n’était pas possible. Le niveau des exigences qui m’étaient opposées, notamment en ce qui concernait ma vie privée, était aussi élevé que si j’avais demandé à en- trer dans un ordre ! Je me hâte de préciser que je ne me place pas sur le terrain de la critique de la doctrine de l’Église en matière de mœurs. Mais enfin, si l’Église veut être à la hauteur de son message universel d’amour et de pardon, ne ­serait-il pas heureux qu’elle ouvre davantage ses bras à ceux qui viennent vers elle ? Cela pose la question de l’appar- tenance. À l’évidence, quand je fais le choix d’une religion, ce n’est pas la même chose que d’entrer dans un syndicat. Est-ce que je ne risque

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pas cependant d’aliéner mon libre arbitre à partir du moment où je me vois invité à accepter une règle trop exigeante ? Est-ce que je n’abdique pas mon consentement, au moment même où je le donne ? La sécula- risation du fait religieux amène de plus en plus d’individus à adopter une religion personnelle, qui échappe effectivement à une pratique et à une organisation, et il est normal que l’Église s’en inquiète. Mais à trop distinguer le christianisme sociologique et le christianisme de choix, je me demande si l’on n’en arrive pas à exiger trop de celui qui a choisi, pour l’enfermer dans une appartenance. Je m’en inquiète d’autant plus que nous assistons à la montée dans le monde de phénomènes identi- taires qui se réclament d’appartenances. Est-ce que, à vos yeux, cette distinction est bien aussi tranchée ?

« Ne nous cantonnons pas à notre pré carré »

Cardinal André Vingt-Trois Elle n’est sûrement pas aussi tranchée. Je pense que l’espace intermédiaire dans lequel la négociation per- sonnelle de la liberté doit trouver sa place, c’est précisément l’espace culturel. Il y a une différence entre une sympathie, une familiarisation, une information sur une doctrine, un mode de vie, etc., et la déci- sion ferme de franchir le pas. Cet espace intermédiaire, que j’appelle culturel parce que cela fait partie des communications des membres de la société entre eux, est quelque chose de très important dans la graduation de l’implication. À l’époque où le Parti communiste dis- posait d’une structure bien identifiée, il avait des sympathisants et des militants. Si on était sympathisant, on n’était pas encore militant : il y avait du chemin à faire pour absorber la doctrine. Dans la foi chrétienne, il y a un espace qui peut se définir par des activités asso- ciatives, des activités culturelles, des activités de solidarité. Je pense par exemple aux associations qui se mobilisent pour les sans-papiers : leurs membres ne sont pas tous chrétiens, mais il y a cependant tout un esprit du christianisme qui est investi là-dedans. Il en va de même aux Restos du cœur : l’idée géniale de Coluche a donné corps à des sentiments de solidarité qui préexistaient. Ce sont des espaces où un

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certain nombre de qualités chrétiennes trouvent à s’exprimer sans pour autant que tous ceux qui participent à ces activités aient une stricte relation assumée avec l’Église. Il est très important que nous soyons capables d’animer cet espace et que nous ne nous cantonnions pas à notre pré carré. Nous pourrions considérer, pour reprendre votre exemple, que nous avons suffisamment de catéchumènes pour nous occuper toute l’année et qu’il n’est pas nécessaire de chercher à faire autre chose. Je pense pourtant que ce qui est important, c’est de sortir des églises et d’aller au-devant de ceux qui ne demandent rien.

Alain-Gérard Slama Votre réponse me passionne parce qu’elle fait appel à une autre distinction entre d’une part le catholicisme social et de l’autre le catholicisme politique, qui a toujours été récusé par l’Église. C’est tout à fait autre chose, on en est bien d’accord. Mais cela pose une autre question. Vous avez employé le mot « solidarité ». La République, elle, ne parle pas de charité, bien sûr, mais elle parle aussi de fraternité. La République, à vrai dire, n’a jamais su quoi en faire, soit parce que cela lui rappelle la nation en armes de 1790, soit parce que cette notion renvoie justement à une idée religieuse, entrée officiellement dans notre devise nationale dans la ferveur de la révolution de 1848 où l’on a vu des prêtres bénir des arbres de la liberté. J’ai été surpris, un jour que je faisais cette observation devant le public d’une loge maçonnique, de constater qu’elle ne surprenait personne ! J’aimerais savoir comment la fraternité peut intervenir aujourd’hui dans le discours de l’Église, compte tenu du fait que les individus ne veulent pas se sentir impliqués d’une manière irréversible dans un engagement qui, après tout, doit être délibéré par eux et non pas être imposé par une situation.

« Une fraternité sans Créateur, c’est une fratrie sans père »

Cardinal André Vingt-Trois La fraternité est un concept à plu- sieurs tiroirs. Dans l’expérience chrétienne, il y a la fraternité très par- ticulière des communautés religieuses, qui sont des communautés de choix tout à fait délibéré : on s’engage à vivre dans la fraternité. Il

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y a aussi la fraternité chrétienne, au sens où tous les membres de la ­communauté chrétienne sont censés se considérer comme frères et sœurs au nom de leur appartenance religieuse. Et puis il y a une frater- nité ontologique qui est liée à la reconnaissance de la création. Si nous essayons d’avoir une vision universelle de la dignité humaine, c’est au titre de la foi en la création. Je ne voudrais pas jouer avec vous à inter- préter l’introduction de la fraternité dans la devise républicaine, parce que cela nous entraînerait très loin. Mais il est certainement abusif d’avoir fait de la fraternité un mode d’expression des relations qui devaient exister entre les citoyens. Ce n’est pas la citoyenneté qui crée la fraternité : c’est le fait d’être créature. Une fraternité sans Créateur, c’est une fratrie sans père.

Alain-Gérard Slama Voilà qui m’autorise à vous faire part d’une autre perplexité. Lors de la visite que vous avez effectuée à Notre-Dame-du- Laus en septembre 2012, vous avez souligné que « la loi civile n’est jamais d’accord avec l’Évangile, par définition ». Qu’entendez-vous­ par là ?

Cardinal André Vingt-Trois C’est très simple : l’Évangile n’est ni un cadre constitutionnel ni un cadre institutionnel dont le but serait de définir les normes de fonctionnement d’une société civile. C’est un corpus de témoignages sur la personne du Christ dont le message vise à transformer les motivations et les orientations de vie de ceux qui l’ac- cueillent. Ce n’est pas un modèle de constitution civile. Et chaque fois qu’on a donné l’impression de vouloir transformer les structures de la société en concrétisations de la loi divine, cela a été une catastrophe. L’idée que l’Évangile pourrait être une norme de droit dans une ­société est anti-évangélique. Il n’est donc pas surprenant que les normes du droit positif ne soient jamais pleinement en accord avec l’Évangile : elles peuvent être plus ou moins compatibles ou plus ou moins incom- patibles. En disant cela, je voulais souligner auprès de mes auditeurs qu’il y avait chez beaucoup de chrétiens le fantasme sous-jacent que la société devait épouser la doctrine chrétienne. Or la société n’est pas une représentation politique de la doctrine chrétienne, et la doctrine chrétienne n’est pas son cadre de référence. Il est tout à fait légitime

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qu’en tant que chrétien je souhaite que des orientations de la foi chré- tienne irriguent et infléchissent l’organisation de la société. Mais je ne peux pas faire de l’accord avec l’Évangile le critère permettant de juger l’action d’un responsable politique : cela me paraît abusif.

Alain-Gérard Slama Vous ne trouverez certainement pas en moi sur ce plan un contradicteur. La question qui se pose à ce sujet a été soulevée, me semble-t-il, lors du débat sur le projet européen de loi constitutionnelle, rejeté comme on sait, en 2005 ; il s’agissait de savoir­ s’il fallait inscrire la référence aux origines chrétiennes de l’Europe dans le préambule d’un texte politique. En même temps nous sommes dans un champ politique qui a été formidablement marqué par le message évangélique. Notre culture occidentale a emprunté à ce der- nier la séparation de Dieu et de César et elle lui doit la liberté de conscience, à laquelle renvoie le Christ. Or il est remarquable d’ob- server que ces deux grandes idées ont été retournées par le pouvoir temporel contre l’Église. À partir de Machiavel, la première, destinée à protéger Dieu de César, est devenue un raisonnement destiné à pro- téger César de Dieu ; et la deuxième a remis en question aux dépens de l’Église le principe d’autorité. J’ajouterai un troisième élément, dont on parle assez peu et qui me paraît d’une extrême importance, qui est la ­notion de réciprocité qui, dans Matthieu, se réfère aux prophètes. Cette ­notion est absolument fondamentale, parce qu’elle introduit le critère de la raison dans les rapports de société : aimer l’autre, y com- pris son ennemi, comme soi-même, faire pour lui ce qu’on voudrait qu’il vous fît, cette idée doit d’avoir été sécularisée à l’intuition géniale qui a permis à Jean-Jacques Rousseau d’en faire la clé du principe d’égalité de droit devant la loi, d’où découle tout le raisonnement de son Contrat social : je consens à respecter la loi pour autant que je sais qu’elle s’applique pareillement à l’autre, et je vote la loi en sachant qu’elle s’appliquera à moi dans les mêmes termes qu’à autrui. Nous avons là tout un ordre, tout un système de valeurs qui est au principe de la légitimité républicaine, qui n’a évidemment pas été codifié par l’Évangile, mais qui est issu de la culture catholique et qui aujourd’hui est menacé, selon moi, de partir en morceaux.

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Cardinal André Vingt-Trois C’est justement pour cela qu’il est ­important pour les chrétiens de comprendre l’absence d’automaticité ou de solution de continuité entre l’Évangile et la philosophie poli- tique. Ce n’est pas une chaîne continue : c’est un fruit de l’histoire, qui a d’ailleurs été très controversé à travers toutes sortes de querelles entre Rome et les empires, y compris sous la forme du gallicanisme. Il y a eu différentes méthodes de distanciation que le commun des mortels ne percevait pas forcément, mais que les historiens peuvent identi- fier. Nous devons donc avoir conscience que la capacité d’influence de l’Évangile sur la vie sociale n’est pas institutionnelle. Elle est de l’ordre du militantisme ou du témoignage : elle est dans le crédit que l’on peut obtenir sur une parole ou dans la confiance que l’on peut faire à une institution, crédit et confiance envers l’Église. Mais ce n’est pas parce que je suis le représentant de l’Église catholique que je dois avoir une voix prépondérante dans l’organisation de la société.

Alain-Gérard Slama Nous touchons ici au point crucial de cette conversation. Vous mettez en garde les chrétiens contre leur propen- sion à vouloir déduire la loi de leur credo. Ma démarche est rigoureu- sement symétrique, en ce sens que, si j’avais, de mon côté, une res- ponsabilité comparable à la vôtre, je mettrais les laïcs en garde contre la tentation de s’imaginer que les principes auxquels ils sont attachés, sous prétexte qu’ils sont d’origine chrétienne, sont par là même chré- tiens : ils sont universels. Je veux dire par là que, si les bases de votre credo sont rattachées à la religion, les miennes se rattachent à la convic- tion qu’il s’agit de principes universels vers lesquels notre conscience nous oriente. Et si je dis cela, c’est parce que j’avoue avoir été heurté par l’idée, que l’on trouve fréquemment reprise dans les encycliques de Jean-Paul II, selon laquelle (je cite Evangelium vitae) « en perdant le sens de Dieu, on tend à perdre aussi le sens de l’homme, de sa dignité et de sa vie ». Je partage l’observation selon laquelle la démocratie « s’achemine ainsi vers un totalitarisme caractérisé ». Mais ce n’est pas en dépit de ses principes, comme le pose le même texte, c’est en raison de son irrespect de ses principes auxquels un agnostique peut aussi bien qu’un croyant avoir accès. Jean-Paul II nous dit – et il y revient

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dans Veritatis splendor – que la raison sans la foi conduit au nihilisme. Benoît XVI, qui n’a sans doute pas été étranger aux encycliques de son prédécesseur, affirme, de son côté, en termes symétriques et, à mon sens, beaucoup mieux fondés, que la foi sans la raison est menacée par le fanatisme. J’ai été également heurté, je le confesse, en 1989, quand à la suite de l’effondrement du système soviétique, qui corres- pondait au bicentenaire de la révolution française, votre prédécesseur, Mgr ­Lustiger, a repris ces thèses en rendant les dérives de la raison des Lumières responsables du totalitarisme bolchevique. Ce n’est pas faute que je garde envers la pensée et la personne de votre prédécesseur une admiration et un respect sans bornes. Mais je pense que chaque individu possède en conscience la capacité de distinguer entre le bien et le mal, et que cette transcendance-là, même si elle est aussi mysté- rieuse que celle des croyants, n’est pas pour autant religieuse. Je ne fais pas de cet argument une arme de combat contre la religion, bien au contraire : elle a beaucoup de choses à nous apprendre, mais j’inverse le raisonnement. Elle a beaucoup de choses à nous apprendre, pour autant qu’elle respecte – ce qui n’est pas le cas des fondamentalismes, et même de certaines religions, comme l’islam – la séparation des ordres, la liberté de conscience et le principe de réciprocité.

Dérives de la foi, dérives de la raison

Cardinal André Vingt-Trois Je pense que cela nous entraînerait vers une analyse de civilisation très détaillée, parce que la question sous-jacente consiste tout de même à savoir pourquoi et comment le concept et l’expérience de la rationalité non croyante sont advenus dans la zone d’influence chrétienne et pas ailleurs. Si cette production de la rationalité est aussi raffinée, n’est-ce pas précisément parce qu’elle s’inscrit dans une conception de l’homme et que cette conception de l’homme est radicalement marquée par la dimension de l’ouverture de l’esprit humain à plus grand que lui ? Ça, c’est la racine. Si on sépare le fonctionnement rationnel de son fondement transcendantal, il n’aura plus aucun frein parce qu’on peut toujours, en respectant

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la logique, démontrer une chose et son contraire. Il y a le frein dont vous parliez : la conscience personnelle, la capacité à distinguer le bien du mal. Mais on a vu lors de périodes critiques, comme par exemple la Seconde Guerre mondiale, qu’il n’était pas facile de distinguer le bien du mal. Cela demandait une volonté et une capacité de référence allant au-delà du fonctionnement ordinaire de la vie sociale. Si Jean- Paul II s’est exprimé comme il l’a fait, c’est précisément en raison de la conviction que l’ouverture radicale de la raison humaine à l’universa- lité passe par la reconnaissance d’une transcendance de l’universalité. Si on supprime cette transcendance, la rationalité peut fonctionner – mais combien de temps et comment ? Je ne crois pas qu’il y ait là une disqualification de la raison. Benoît XVI a pris le parti inverse en disant que l’universalité de la foi n’est exprimable que par la médiation rationnelle, que le seul langage qui ait acquis une universalité réelle est le langage de la raison, et que la foi ne peut donc pas trouver son expression culturelle et historique si elle ne se médiatise pas dans un discours rationnel.

Alain-Gérard Slama Je vous suis tout à fait ! Simplement, quand Raymond Aron parlait à propos des totalitarismes de religions ­séculières, il montrait que leur idéologie, qu’il appelait l’opium des ­intellectuels, était pour ainsi dire décalquée sur les structures du credo religieux : le salut, le paradis, l’enfer, la damnation… Leur transcen- dance était le sens de l’histoire. Autrement dit, la foi en elle-même comporte toutes les dimensions qui peuvent mener au totalitarisme. En revanche, ce qui me paraît beaucoup plus éclairant pour ce qui s’est passé dans les sociétés totalitaires du XXe siècle, et qui risque de se renouveler dans les théocraties du XXIe, ce ne fut pas seulement la prétention démiurgique de plaquer sur le réel les catégories d’une raison sans transcendance. Le mot « communisme » attire notre atten- tion sur un phénomène qui a été également au cœur du nazisme : le mythe millénariste d’une société absolument transparente, totale- ment communautaire, sans l’ombre d’un conflit. Bien entendu, je ne place pas le projet raciste et le projet communiste sur le même plan. Mais dans les deux cas, on retrouve le même ressort. Je pense que les

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Lumières contenaient en elles un projet émancipateur qui, en pariant sur la liberté humaine, fondait en raison les principes de tolérance, de respect, de délibération, obligeant chacun, volens nolens, à respecter la conscience de l’autre. L’affirmation selon laquelle il n’y a pas de salut sans la foi est sans conséquences majeures quand cette foi est celle de l’universalisme chrétien, éclairé par l’expérience de plusieurs siècles. Le malheur est qu’elle donne des arguments à ceux qui sont vraiment intolérants, vraiment fanatiques, et qui ne se privent pas de vous prendre au mot pour pousser ce raisonnement jusqu’aux der- nières limites. Je sais que, dans un entretien que vous aviez accordé au Figaro le 31 mars 2012, vous vous inquiétiez de la montée des fondamentalismes religieux, comme de la renaissance d’un laïcisme de combat, sans pour autant exagérer les menaces qui pèsent en ce moment sur la laïcité. Comment éviter que cet affrontement ne se durcisse dans la société française ? C’est à mes yeux toute la question.

Cardinal André Vingt-Trois L’avènement politique et social de la laïcité a été suffisamment tumultueux et conflictuel pour que nous considérions que le siècle écoulé n’a pas été, en France, une période de persécution, d’intolérance et d’incompréhension. Nous sommes dans une société laïque où on est libre de vivre ce qu’on veut vivre, à condi- tion évidemment d’accepter d’en supporter les conséquences. Mais je voulais attirer l’attention sur deux facteurs qui peuvent contribuer à déstabiliser cette paix armée ou cette paix sociale des croyances : les fondamentalismes particuliers à certains groupes et l’action du laï- cisme militant. Je pense que le laïcisme militant, au sens d’une vision combative, voire « exterminatrice », de la laïcité à l’égard des croyances, a comme conséquences premièrement de cristalliser en groupes mili- tants les éléments les plus fanatiques et de les alimenter en motivations de combats à l’égard de la société, et deuxièmement de désarmer les esprits dans leur capacité de se comprendre – ce qui est plus grave encore. L’exclusion de l’expérience religieuse du domaine de la culture aboutit à rendre les citoyens inaptes à la rencontre d’autres religions et à les priver de la capacité de les comprendre, de les admettre ou de les réfuter, mais en tout cas d’en percevoir l’enjeu. Si on élimine systéma-

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tiquement la préoccupation religieuse du champ éducatif, on prépare des esprits qui seront prêts à tous les chocs de civilisation – ce que, me semble-t-il, nous ne devons pas souhaiter. Si on veut promouvoir la laïcité, il faut que nous donnions aux jeunes des éléments d’intel- ligence non seulement de leur univers religieux, pour autant qu’ils se rattachent à une tradition, mais aussi de l’univers religieux des autres, de façon qu’ils comprennent que les croyants ne sont pas des êtres anormaux mais des gens qui ont des convictions. Je pense que le com- bat militant laïc joue en la matière à contre-emploi de ce qu’il devrait promouvoir : la capacité à faire coexister pacifiquement des religions différentes dans une société.

Alain-Gérard Slama Vous avez dit tout à l’heure quelque chose qui m’a frappé, c’est que vous étiez pleinement d’accord avec cette idée que la religion n’avait pas à interférer avec le champ politique. Mais comment l’éviter ? Quand en 1991, François Mitterrand a remercié les responsables des principales religions de France d’avoir calmé leurs ouailles face à la perspective de la guerre du Golfe, je dois dire que j’ai bondi. Ce n’est pas aux religions de garder leurs ouailles. Il se trouve que je n’ai jamais été initié à la religion juive et que je n’ai même jamais eu l’occasion d’entrer dans une synagogue. Je n’en ai pas moins une sensibilité particulière au sort de l’État d’Israël. Mais il me semble que, même si j’étais pratiquant, je m’interdirais de déter- miner en fonction de ce critère mon jugement sur ce que doit être la politique extérieure de la France, et j’observe du reste que c’est encore le cas de la plupart des Français juifs. Pour reprendre votre distinc- tion initiale, autant l’intervention des cultes dans la vie sociale ne doit poser aucun problème à la laïcité, autant leur prétention de peser, en tant que tels, dans le débat démocratique est préoccupante. L’article 26 de la loi de séparation de 1905 le dit fort bien : « Il est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte. » Nous savons que c’est aujourd’hui un des problèmes que soulève, dans notre pays, une partie de l’islam. L’État, depuis quelques années, a relâché son effort pour contenir ces dérives, en cherchant à s’aligner sur le principe de neutralité absolue, au risque

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du multiculturalisme, pratiqué par nos voisins. Dans le modèle fran- çais, ce n’est pas l’État, c’est l’espace public, entendu au sens institu- tionnel, qui doit être le plus possible neutralisé. Si nous n’avons pas eu les attentats de Londres et de Madrid, c’est largement à cette « laïcité à la française » que nous le devons. Mais ce modèle, pour être accepté, doit lui-même se préserver, j’en conviens, contre le risque de basculer dans l’intolérance. J’en donnerai un exemple : l’interdiction du port du voile s’est imposée, pour des raisons politiques, à l’école et dans les services publics, plus particulièrement les hôpitaux. L’interdire à l’uni- versité, ce serait le modèle d’Atatürk qui, contrairement à la légende, a mis en place une religion d’État, en l’occurrence sunnite, beaucoup plus proche du joséphisme ou du modèle de Pierre Ier de Russie que de l’esprit de 1905… Je ne sais pas si vous seriez d’accord avec cette interprétation historique, que je résume au risque de la caricature, j’en suis conscient…

Cardinal André Vingt-Trois Ce qui est particulièrement sensible dans ce domaine, c’est la propension des Français à transformer toute question en guerre de religions. Nous avons beaucoup de génie dans bien des domaines, mais nous n’avons pas le génie du traitement em- pirique des situations. Chaque fois que nous sommes confrontés à un problème, nous adoptons une nouvelle loi qui, dans 90 % des cas, recouvre une loi précédente qui disait la même chose mais qui avait le tort d’avoir été adoptée quinze ou vingt ans plus tôt. Quand nous sommes devant un problème, nous sommes incapables de dire : « ­Rassemblons les éléments dont nous disposons pour le résoudre, ­résolvons-le, et n’en parlons plus ! » Cela prend tout de suite des pro- portions assez mystérieuses, d’autant plus importantes que les ­médias se font les champions de ces polémiques gratuites. Dans la vie cou- rante, la cohabitation des religions n’est pas un problème central chez nous. On peut monter en épingle le tagage d’une synagogue ou d’une mosquée, mais cela ne correspond pas au tissu ordinaire de la vie des gens dans les cités. Ils vivent les uns à côté des autres en plus ou moins bonne intelligence, mais ils ne sont pas ennemis religieux. J’ai été très frappé par le respect de la foi qu’ont les responsables religieux musul-

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mans : ils peuvent avoir des idéologies très différentes en matière poli- tique, mais ils estiment les gens qui sont croyants. Un clivage apparaît lorsqu’ils perçoivent une agression contre la foi derrière une mesure que les autorités considèrent comme une mesure d’ordre public. On a vu se développer ainsi des signes qui n’ont rien de très religieux mais qui ont pris une signification exceptionnelle : c’est par exemple le cas de la burqa.

Mariage pour tous : un débat escamoté

Alain-Gérard Slama Sur la burqa, je vous rejoins : on a voulu écra- ser une mouche avec un marteau-pilon, au départ. Du coup, main- tenant, la mouche devient bourdon. L’école, c’est, à mon sens, une autre question. Jules Ferry pensait que le meilleur moyen d’enseigner la tolérance aux enfants était d’insister sur ce qu’ils ont d’universel. De là le conseil donné au maître de n’offenser aucune conscience, mais s’agissant d’« une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité », de « parler hardiment ». Comment voulez-vous parler hardiment devant des gosses affichant déjà un préjugé qui leur a été inculqué au titre de l’autorité religieuse ? Quand le maître ne peut même plus parler librement de la Seconde Guerre mondiale dans certains établissements scolaires, je pose la question de savoir comment donner suite au pro- jet, a priori raisonnable, de dispenser aux enfants un enseignement qui les initie à l’histoire des grandes religions. Et du même coup, est-ce qu’un catholique ne doit pas veiller, plus que quiconque, à ne donner, à l’école, aucun argument aux autres cultes pour casser ce qui a été acquis au prix de plusieurs siècles ?

Cardinal André Vingt-Trois Ce sont des choses qui sont très dif- ficiles à faire évoluer parce que cela suppose une transformation des mentalités sur plusieurs générations. La neutralité institutionnelle du lycée que j’ai connue était absolument garantie, et elle l’était par les enseignants. Cela ne les empêchait pas de faire passer des mes-

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sages quand ils le souhaitaient, mais ils avaient la subtilité de le faire dans le cadre de cette neutralité institutionnelle. Mais si on n’a pas les cadres et les enseignants capables de faire ça, ce n’est pas la loi qui le fera. La loi n’a de force à l’égard des jeunes que si elle est portée par des adultes et si ces adultes sont en face d’eux. J’ai le souvenir d’un professeur de lettres qui était certainement catholique, bien qu’il ne l’ait évidemment jamais dit. Nous suivions le programme, mais comme par hasard, nous étudiions Esther. Or dans le théâtre de Racine, il y a bien d’autres pièces que nous aurions pu étudier ! Ce professeur faisait son travail de façon très neutre dans la marge de liberté qui était la sienne ; mais quand on apprenait les stances d’Esther, on avait appris quelque chose. J’ai eu un professeur de philosophie qui était complètement agnostique et dont on percevait très bien les orientations personnelles à travers son enseignement. Il n’y avait aucune agressivité là-dedans. Mais il est vrai que quand on est lycéen, on a besoin de se battre contre quelque chose. Les jeunes gens de ma génération portaient tous un insigne pour montrer qu’ils n’étaient pas complètement neutres, mais il fallait passer entre les gouttes.

Alain-Gérard Slama Quand je suis entré au lycée Carnot de ­Tunis en quittant les sœurs de Sion, mon instituteur a dit à ma mère : « Il sort de chez les sœurs de Sion, il n’arrivera jamais à faire quoi que ce soit de bon ! » Mais la loi a aidé quand même à éviter cette guerre, parce que précisément il est bon parfois de s’abriter derrière une loi. Elle protégeait tout le monde, cette loi. D’un côté, il était évident qu’il ne s’agissait pas d’exclure la religion de l’espace public puisqu’on avait gardé quand même le calendrier, les fêtes catholiques, qu’on a laïcisés, sans que personne soit dupe, et en pré- servant le patrimoine de la nation. Mais d’un autre côté, à partir de quel seuil l’intervention des cultes dans l’espace public devient-elle un danger pour la neutralité ? J’ai entendu sur ce sujet René Rémond s’indigner : « Mais enfin, vous n’allez pas enfermer la religion dans l’espace privé ! » Bien sûr que non ! Mais raison de plus pour que le juste périmètre soit fixé par la loi.

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Cardinal André Vingt-Trois Je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, mais je peux vous dire qu’à Paris, nous ne rencontrons jamais de difficulté lorsque nous organisons des manifestations chrétiennes sur la voie publique. Nous le faisons en accord avec la préfecture et dans le respect des règles d’ordre public. Il y aurait un problème si elles se transformaient en manifestations d’un autre genre. Mais l’interpré- tation de la loi aurait pu être beaucoup plus restrictive : comme Émile Poulat l’a montré dans son étude sur la jurisprudence, elle a toujours été interprétée de façon libérale, c’est-à-dire qu’elle a toujours été tirée vers le consensus plutôt que vers la confrontation.

Alain-Gérard Slama Par une cruelle ironie de l’histoire, ces lois se sont durcies sous le règne d’un homme qui voulait faire avancer la « laïcité positive », qui privilégiait la fonction du curé par rapport à celle de l’instituteur, et qui comparait même sa vocation à celle du pape… Pour revenir à notre propos, ce qui me paraît le plus inquié- tant, c’est la relative défaillance du discours humaniste exprimé d’un point de vue laïc sur les grandes questions sociétales de notre temps. Lors des mois écoulés, vous vous êtes opposé à plusieurs projets gou- vernementaux portant sur des enjeux d’ordre éthique : l’ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, l’extension de l’assis- tance médicale à la procréation, l’autorisation de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, la possibilité de bénéficier d’une aide médicale à mourir dans la dignité. L’impression dominante laissée par le débat sur ces questions est que ceux qui se sont fait le plus forte- ment entendre se sont exprimés du point de vue de leurs convictions religieuses. Comment expliquez-vous que les laïcs soient restés, dans l’ensemble, aussi ambigus sur ces sujets ?

Cardinal André Vingt-Trois J’ai bien vu que l’attribution à une cause religieuse des propos que j’ai pu tenir, et par extension des dif- férents discours qui s’en sont suivis, était une tactique délibérée. C’est une manière de récuser l’argumentation que de dire : « Vous dites ça parce que vous avez une volonté d’imposer une loi religieuse à la société civile. » Or cela n’a jamais été l’objet de nos discours, d’autant

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plus que nous n’avions aucun intérêt en la matière puisque, comme l’a si bien dit Christiane Taubira, cela ne touchait absolument pas au mariage religieux. Je n’avais donc aucun intérêt parti­culier là-dedans. J’ai cependant une certaine conception de l’homme qui est enracinée dans mes convictions religieuses. Et au regard de cette conception de l’homme, j’ai constaté qu’il y avait des réalités qui n’étaient pas respec- tées et qui n’étaient même pas honnêtement exprimées ou mises en évidence. J’ai donc dénoncé un certain nombre de camouflages dont on voit maintenant apparaître quelques spécimens. Cela a été le cas à la fin de ce mois d’août avec les conventions bilatérales interdisant aux ressortissants de certains pays de se marier avec un ressortissant français de même sexe. Cette question a été complètement escamo- tée quand nous l’avons posée. Ce n’est pas une question religieuse : c’est une question de droit international. On nous a d’abord répondu que cela s’arrangerait. Mais à présent, on dit qu’il faut maintenir ces conventions bilatérales afin de protéger nos ressortissants résidant dans les pays concernés. Le mariage sera donc pour tous, sauf pour ceux qui n’y auront pas droit ! L’honnêteté du langage public n’a pas été respectée en la matière. Il s’est passé la même chose sur la question du livret de famille : il n’est pas anodin qu’il porte les mentions « père, mère » ou « parent 1, parent 2 ». Là aussi, on nous a dit que « tout allait s’arranger ». De quelle manière ? Il y aura plusieurs livrets de famille ! Cela veut donc dire qu’il y aura des enfants nés d’un couple hétérosexuel et des enfants nés d’un couple homosexuel. Où sera la parité pour eux ? C’est une parité qui introduit une disparité. Tout cela n’a jamais été discuté : il n’y a pas eu d’échange d’arguments. J’espère que la même chose ne se produira pas sur la question de la fin de vie. Quand nous en avons parlé avec le président de la République en janvier dernier, il venait de recevoir le rapport de la commission de réflexion sur la fin de vie présidée par Didier Sicard(2) et de saisir le Comité consultatif national d’éthique. Il nous a dit qu’il ne ferait rien avant de recevoir l’avis du Comité consultatif national d’éthique et qu’il nous inviterait ensuite pour que nous en reparlions. Cet avis a été rendu en juillet dernier. Nous attendons donc l’invitation du pré- sident de la République ! Il me paraît tout à fait raisonnable de sa part

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de ne pas trancher des questions aussi difficiles sur la base de courants exagérément orchestrés pour mettre en évidence des situations parti- culières en toute hypothèse insolubles et dont on veut faire endosser la solution à la loi. Pourquoi les laïcs sont-ils dans l’ensemble aussi ambigus sur ces sujets ? Parce qu’ils savent bien que ce sont des questions difficiles et qu’elles n’ont pas de solutions toutes faites. Il est assez naturel que ce que je dis sur ces questions se nourrisse de mes convictions ; mais je n’ai jamais invoqué une doctrine particulière dans ce domaine. Je dis tout simplement qu’un enfant a le droit d’avoir un père et une mère. Ce n’est pas une révélation divine qui a eu lieu au Sinaï : c’est vrai dans toutes les sociétés. Si l’on considère que dire ça, c’est faire appel à la religion, c’est vraiment que nous sommes dans une société en danger. Le président de la République et le Premier ministre nous ont d’ail- leurs dit très clairement qu’il était légitime que nous donnions notre point de vue. Et quand ce point de vue est partagé par des gens qui ne sont pas de la même religion, je pense que cela mérite au moins qu’on ne l’attribue pas aux préjugés d’une foi particulière. Mais je reconnais que c’est difficile. Cela suppose une véritable réflexion sur le statut épistémologique du discours religieux dans le discours social. Il est d’ailleurs aussi difficile pour les catholiques d’avoir une vision claire- ment raisonnée de ce statut. S’ils veulent intervenir, ils le font parce qu’ils ont des convictions et qu’il est légitime de les défendre. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont catholiques qu’ils pensent qu’un garçon est un garçon et qu’une fille est une fille : c’est une question qui relève du droit naturel. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Quand un person- nage bien connu dans le monde de la presse dit qu’on doit pouvoir louer son ventre pour faire un enfant comme on peut louer ses bras pour travailler à l’usine, je ne lui fais pas un procès religieux, mais je trouve quand même que nous sommes dans un univers étrange.

Alain-Gérard Slama Il donnerait presque raison à Jean-Paul II, ­celui-là ! Il y a eu un problème politique qui s’est posé à ce moment- là et un problème religieux. Pour ce qui concerne les catholiques de France, j’ai vu ressurgir avec surprise un traditionalisme presque

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contemporain du Syllabus de 1864 ! Et je me suis demandé s’il n’y avait pas là une espèce de reflux, de revanche des courants intégristes qui ont trouvé­ dans la querelle du « mariage pour tous » une occa- sion de se faire réentendre. En réponse à la provocation délibérée du pouvoir, ceux qui ont crié le plus fort l’ont souvent fait au nom d’un credo radicalisé. Le discours sage que vous venez de tenir, je pourrais le transposer en termes juridiques en disant tout simplement qu’il est ­inadmissible que la loi prétende trancher de questions sur lesquelles ni les psychologues, ni les pédiatres, ni les biologistes, ni les anthropolo- gues n’ont d’avis arrêté. J’ai participé pendant assez d’années aux tra- vaux du Comité consultatif national d’éthique pour savoir qu’ils sont divisés. Ce qui me paraît le plus choquant dans l’affaire du « mariage pour tous » a été la prétention de l’État d’anticiper sur un savoir qui n’existe pas. Je me rappelle également la mise en garde du grand civi- liste Jean ­Carbonnier, qui était protestant, et qui rappelait que l’État n’est fondé à intervenir dans le droit de la famille que pour proté- ger la filiation. Tout a été dit à ce propos, c’est-à-dire effectivement qu’on ouvrait la voie à l’assistance médicale à la procréation, voire à la pratique de la gestation pour autrui, qui tend à devenir, hors de nos frontières, un commerce incompatible avec la dignité de la personne humaine. Je me demande si la raison pour laquelle les laïcs se sont si mal fait entendre dans ce débat, c’est qu’ils ont été entravés par le fait qu’ils avaient à côté d’eux des militants ostentatoires qui, en emmenant, à tout risque, leurs enfants sur le lieu des manifestations, semblaient vouloir sauver la France au nom du Sacré-Cœur… Pour mon compte en tout cas, j’ai ressenti cette gêne.

Cardinal André Vingt-Trois J’espère que la réalité n’a pas été aussi caricaturale. Pour ma part, j’ai été très précautionneux. J’ai mesuré mes interventions de façon à qu’elles ne soient jamais utilisables de cette façon. Quand j’invite à prier, je suis légitime, « sur mon ter- rain » : j’invite à prier pour qui je veux et comme je veux, ce n’est pas un problème. Mais quand j’interviens publiquement, c’est autre chose. La seule chose que j’ai regrettée, c’est que les responsables poli- tiques n’aient pas accepté d’entendre les questions que les membres de

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la Conférence des responsables des cultes en France leur ont posées.­ Quand nous avons été auditionnés par la commission des lois de ­l’Assemblée nationale, aucune des questions que nous avons posées n’a été prise en compte, qu’elles aient été posées par les catholiques, les protestants, les juifs, les bouddhistes ou les musulmans… On nous a répondu que de toute façon, c’était dans le programme présidentiel de François Hollande et que ce serait donc fait. Nous n’étions pas dans un processus de débat laïc, mais dans un processus idéologique. Les conséquences de l’adoption de la loi autorisant le mariage homosexuel seront peut-être quantitativement limitées : on doit être actuellement à quatre ou cinq cents mariages entre personnes de même sexe en France, dont deux cents à Paris. On ne peut pas demander à tout le monde d’avoir la capacité de prendre de la distance par rapport à l’actualité et d’avoir une vision his- torique. La suppression du mariage chrétien au moment de la Révolu- tion a constitué un séisme beaucoup plus important que l’autorisation du mariage homosexuel. Nous vivons encore sous ce régime, puisque nous ne pouvons pas célébrer de mariage religieux s’il n’y a pas eu de mariage civil préalable. Deux cents ans après, nous pourrions deman- der l’abolition de cette contrainte. Les religions de l’ancien Concordat sont tenues de respecter cette règle, mais il semble que certains musul- mans fassent des mariages islamiques sans chercher à savoir s’il y a eu ou non mariage civil : ça ne les intéresse pas.

Alain-Gérard Slama Mais cela devrait intéresser le Conseil d’État, pardonnez-moi. Et c’est là que l’on revient à la question de la loi.

Cardinal André Vingt-Trois Bien sûr.

1. Benoît XVI, Lumière du monde. Le pape, l’Église et les signes des temps. Un entretien avec Peter Seewald, Bayard, 2010. 2. Commission de réflexion sur la fin de vie en France, « Penser solidairement la fin de vie. Rapport au président de la République remis le 18 décembre 2012 », La Documentation fran- çaise, 2013.

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Pourquoi, selon moi, les écoles devraient interdire la burqa (et la minijupe)

› Toby Young

L’article ci-dessous a été publié le 21 septembre 2013 sous le titre « Why I want my schools to ban the burka (and the miniskirt) » dans l’hebdomadaire conservateur The Spectator (le plus ancien magazine de langue anglaise). Son auteur, Toby Young, né en 1963, est actuellement rédacteur en chef adjoint du Spectator, auteur de satires et de pièces de théâtre sur la vie contemporaine anglaise, occasionnellement chroniqueur gastronomique. Après avoir lui-même connu un parcours scolaire tortueux, parachevé à Oxford, Cambridge et Harvard, il est cofondateur de la première free school du pays, la West London Free School, qui scolarise des enfants de 7 à 11 ans, et dont nous citons quelques extraits du règlement intérieur à la fin de cet article. En 2010, une loi a accordé aux professeurs, parents, fondations et entreprises la possibilité de créer leurs propres écoles, les free schools, tout en bénéficiant des subventions de l’État. Ces écoles sont gratuites et n’imposent pas de sélection à l’entrée. En revanche, elles ont une grande latitude en ce qui concerne leur organisation interne et ne sont pas soumises au programme scolaire officiel (seules des recommandations générales sont applicables comme, par exemple, l’enseignement, dans le cursus de science, de la théorie de l’évolution et non de celle du créationnisme). Henri de Montety

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our la plupart des gens, la question est purement théo- rique. Pas pour moi. En tant que président d’une fon- dation qui gère deux écoles, je ne peux tout simplement pas m’y dérober. Pourtant, d’ordinaire, les directeurs des écoles se battent bec et ongles pour préserver leur Pautonomie, prétextant que tel ou tel problème est de nature « opéra- tionnelle » et donc hors de mon champ d’intervention. Hélas, dans le cas présent, ils sont trop heureux de me passer la patate chaude. Du reste, le problème n’est pas exactement de mon ressort, mais plutôt de celui du conseil d’administration de la fondation, dont je ne suis qu’un membre. Et il m’est impossible de savoir à l’avance ce que le conseil décidera. Quant à moi, je me prononcerai en faveur de l’interdiction de la burqa dans nos deux écoles. Je devrais com- mencer par dire que je ne suis pas favorable à une loi qui interdise purement et simplement le port de la burqa. En tant que libéral, il est vrai que je suis dans l’embarras, car je comprends volontiers les argu- ments avancés en faveur de l’interdiction générale, à savoir, qu’il n’est pas libéral de tolérer des pratiques religieuses dont découlent pour les femmes une position inférieure. Reste le contre-argument selon lequel les femmes qui portent la burqa ont choisi d’agir ainsi, de leur propre gré. Dans cet esprit, l’interdiction serait une violation de leurs droits. On a fait couler beaucoup d’encre sur la question. Ceux qui sont favorables à l’interdiction générale soulignent que dans les ménages musulmans traditionnels les femmes n’ont pas véritablement le choix de porter ou non la burqa. C’est leur mari ou leur père qui décident à leur place. En tête de cette position, Yasmin Alibhai-Brown (1) affirme­ que la burqa devrait être interdite, même si cela devait aller à l’encontre de l’avis d’une majorité des femmes musulmanes, car ces dernières sont, selon elle, victimes d’un « lavage de cerveau ». Quant à moi, je considère plus conforme au libéralisme de tolérer la burqa au niveau national que de prononcer son interdiction. Si certaines femmes la portent effectivement contre leur gré, l’État devrait se donner les moyens de protéger leurs droits de manière plus vigou- reuse, plutôt que déclarer illégaux certains choix de vie. Et lorsque yasmin Alibhai-Brown soutient que si des femmes portent la burqa

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en l’absence de coercition physique, c’est qu’elles ont nécessairement subi un lavage de cerveau, elle prétend, en quelque sorte, être mieux placée qu’elles pour décider ce qui est bon pour ces femmes. Une telle approche est profondément antilibérale et pourrait justifier la prohi- bition d’une grande variété de choix personnels. Or, de même que je suis favorable à la limitation des pouvoirs de l’État sur les choix faits par les individus, je suis également en faveur de la limitation des pouvoirs de l’État sur les choix faits par les ins- titutions. C’est pourquoi, en revanche, je ne crois pas que l’on doive interdire aux écoles d’interdire la burqa. Je souligne que c’est une ­position parfaitement cohérente, pour un conservateur. Dans un autre ordre d’idées, je suis pour cette raison aussi en faveur du mariage entre personnes du même sexe, mais je suis opposé au projet d’obliger les Églises à célébrer des mariages gay. Pourquoi donc suis-je d’avis qu’il faut interdire la burqa à l’école ? En partie pour des raisons d’ordre pratique. Les professeurs passent un temps fou à tenter de résoudre des problèmes liés à des incidents où, d’un côté, un enfant est accusé d’avoir enfreint le règlement de l’école et, de l’autre, l’enfant en question réfute cette même accusa- tion. Les professeurs font face à des situations dont la complexité n’a rien à ­envier à Rashōmon (2) et leur tâche serait encore plus difficile si certains enfants avaient l’autorisation de couvrir leur visage. Du reste, il est aussi bien malcommode d’enseigner à des enfants recou- verts d’une burqa. Les professeurs sont censés vérifier en permanence sur les visages si les élèves ont compris ce qui vient d’être dit. Les bons professeurs ajustent ainsi la leçon selon les circonstances ; permettre aux enfants de dissimuler leur visage mettrait un terme à la commu- nication. En fin de compte, je m’oppose au port de la burqa parce que, nos deux écoles étant fermement ancrées dans la tradition occidentale et libérale, nous avons pour principe de traiter les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. Nos écoles ne sont pas sécularisées au sens absolu – toutes deux ont une philosophie « culturellement chrétienne » – et nous ne cherchons pas à bannir les couvre-chefs d’une manière géné- rale. Les foulards sont autorisés, de même que les calottes (kippas).

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Toutefois, il est important de distinguer parmi les tenues celles qui, d’une manière ou d’une autre, conduisent à ce que les personnes de sexe féminin soient moins prises au sérieux que celles du sexe mascu- lin, et cela concerne les minijupes autant que la burqa. En conclusion, je pense que la décision doit être prise au niveau des écoles et non au niveau de l’État pour une raison très simple : tout un chacun a la possibilité de choisir une école pour ses enfants. Comme certaines écoles n’interdisent pas la burqa, les parents musulmans qui souhaitent que leurs enfants observent cette coutume peuvent choisir une option conforme à leurs exigences. On ne peut pas faire le même raisonnement quand il s’agit de l’État, car alors le choix devrait être d’aller vivre dans un autre pays. J’espère ne pas donner l’impression d’éluder la question. D’ailleurs, il me reste à convaincre mon conseil d’administration.

Extraits du règlement intérieur de la West London Free School

Les deux branches de la West London Free School sont installées dans les quartiers londoniens de Hammersmith et Earl’s Court actuel- lement représentés par un député travailliste. ­Notons que sur la ques- tion du port de l’uniforme la free school ne se différencie pas énormé- ment du modèle général.

« Les élèves veilleront à bien se tenir dès lors qu’ils portent l’uniforme de l’école. L’uniforme doit obligatoi- rement être porté sur le trajet vers l’école et au retour, et cela intégralement et sans mélange avec d’autres élé- ments vestimentaires. […] Les blazers ne seront retirés en classe qu’avec l’autorisation du professeur. […] Un manteau ou une veste de couleur bleu marine, noire ou grise peuvent être portés par-dessus l’uniforme sur le tra- jet vers l’école ou au retour. Les chapeaux et les écharpes sont autorisés, mais aucun accessoire hors du commun n’est permis, y compris les motifs liés au football. Les

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vestes de cuir ou de jean ne sont pas acceptées. Les vête- ments d’extérieur ne peuvent pas être portés pendant les cours, ni à la cantine. Le maquillage est interdit. Tout élève portant du maquillage devra immédiatement le retirer. On entend par là vernis à ongles, mascara, fond de teint, rouge à lèvre, paillettes, etc. Aucun accessoire n’est autorisé, sinon une montre-bracelet. Les filles ne porteront de boucles d’oreille que de type goujon, et une seule par oreille. […] Le directeur de l’école pourra accorder des autorisa- tions spéciales, seulement si ces dernières sont justifiées par l’observation sincère de préceptes religieux et à la condition que cela soit attesté par une lettre de la part d’une autorité de la communauté religieuse en question. […] L’uniforme doit être conforme à la philosophie de l’école. Des signes extérieurs liés à la mode ne seront pas autorisés. Les élèves qui se présenteraient à l’école dans une tenue que le directeur ou le sous-directeur de l’école jugeraient inacceptable seront renvoyés à la maison. »

Traduit et annoté par Henri de Montety

1. Yasmin Alibhai-Brown est une journaliste britannique d’origine indienne, née en Ouganda en 1949, de confession musulmane ismaélienne, militante radicale féministe et antiraciste. 2. Rasho¯mon : film réalisé en 1950 par Akira Kurosawa, dont l’intrigue est bâtie sur cinq ver- sions différentes et contradictoires d’un même fait dramatique (le meurtre d’un samouraï). On ne sait pas où est la vérité.

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les carrières ­ecclésiastiques : professionnalisation et sacralisation

› Henri de Montety

ans son livre consacré à l’Église chrétienne primitive, Daniel-Rops s’interrogeait : « Que voulait l’Église ? (1) » Sans doute, continuait-il, se donner « des chefs ver- tueux, énergiques, savants, généreux ». En un mot, de bons professionnels, dans un domaine qui imposait Daussi une certaine mesure de sacré. Au cours des siècles, les deux prin- cipes n’ont cessé d’être débattus, du moins dans leur application. Dès l’origine, les Actes des apôtres évoquent l’existence d’« épis- copes » (surveillants) et de « presbytres » (anciens). Vers l’an 150,

­l’autorité hiérarchique des évêques étant sta- Henri de Montety est chargé de bilisée, la charge de diacre (et de diaconesse) recherches à l’université Loránd apparut, dont les fonctions n’étaient pas sacer- Eötvos (Elte) à Budapest. dotales mais pratiques. L’Église, encore sou- › [email protected] mise aux persécutions, devait déjà gérer des revenus, un patrimoine. Elle était dans le monde. À l’inverse, le temps était encore aux « pro- phètes », hommes et femmes revêtus d’un charisme spirituel (et non institutionnel), dont le rôle, selon Jean Daniélou, était justement

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« d’empêcher l’Église de s’installer dans le monde » (2). Au cours du IIIe siècle, toutes les fonctions hors cadre furent incorporées au système hiérarchique dans lequel on compta désormais sept ordres : évêque, diacre et sous-diacre, acolyte, lecteur, exorciste et portier. L’imposition des mains sur les impétrants signalait l’intervention surnaturelle. En outre, selon Daniel-Rops, être prêtre devenait une « fonction sociale », les temps primitifs étaient bien passés où les prêtres « se distinguaient à peine du commun du troupeau, et, tout en tenant leur rôle sacerdo- tal, pouvaient exercer tel ou tel métier ». Par ailleurs, la Tradition apos- tolique d’Hippolyte de Rome interdisait à tout catéchumène l’exercice de certains métiers, comme ceux de soldat ou de professeur de lettres. Un simple coup d’œil sur l’histoire de l’Empire romain permet de constater que ces règles n’étaient pas appliquées strictement. Toute- fois, elles étaient. Du reste, les irréductibles pouvaient aussi embrasser la vie ascétique imaginée par les Pères du désert Antoine et Pacôme, mais bientôt celle-ci fut institutionnalisée, devenue « régulière » avec ­l’apparition des ordres basilien en Orient (IVe siècle) et bénédictin en Occident (VIe siècle). En ce qui concerne le clergé séculier, le concile de Nicée (325) acheva de le distinguer des fidèles ; l’empereur lui-même le dispensa de l’impôt par capitation. L’âge minimum des prêtres fut fixé à 35 ans, celui des évêques à 40. Le célibat et l’abstinence, d’abord recomman- dés, furent peu à peu imposés. (Notons toutefois qu’en 1132, le concile du Latran crut encore bon de prendre un décret interdisant d’ordon- ner des hommes mariés – nous sommes devenus tellement manichéens qu’il nous est difficile de comprendre des phénomènes qui varient et ne s’imposent qu’au long cours, dans un sens ou dans l’autre.) En Orient, au contraire, le mariage des clercs allait entrer dans les mœurs, au point que de nos jours, un candidat à la prêtrise doit plutôt témoigner de sa droiture en justifiant d’une vie maritale avant son ordination. Les évêques orthodoxes, en revanche, se consacrent entièrement à l’Église et restent célibataires : ils s’apparentent en cela aux moines. Comme on le sait, les prêtres grecs devaient porter la barbe, les latins n’y étaient pas autorisés. Ces règles furent établies au cours du Moyen Âge, où l’on proscrivit également l’usure et les jeux de hasard.

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En Occident, le développement historique de l’Église fut mar- qué par le concile de Trente (1563). Préoccupé de la formation des prêtres, il imposa la création d’un séminaire dans chaque diocèse. (En France, le réseau n’allait être achevé qu’au début du XVIIIe siècle.) La Réforme protestante venait précisément de s’attaquer à la personne du prêtre par excellence, le pape, en proposant en outre de vider partiellement ou totalement les charges ecclésiastiques de leur carac- tère sacré, en même temps qu’elle abolissait ou atténuait le principe hiérarchique (selon le canon de l’Église de Genève, les ministères de pasteur, de docteur, d’ancien et de diacre étaient équivalents (3)). Il est vrai que les Églises protestantes contournaient souvent ce der- nier problème en confiant la direction des affaires à une symbiose de puissances temporelles et spirituelles (l’Église-État luthérienne, le Consistoire genevois, l’Église d’Angleterre ; on peut aussi penser au libéralisme conservateur calviniste en Hongrie après 1867, ou, a contrario, à la IIIe République en France, largement inspirée de penseurs protestants progressistes). À cheval entre la Réforme et la République, le jansénisme réclamait dès le XVIIe siècle une « parti- cipation de tous les baptisés aux responsabilités ecclésiales », « selon leur rang et la nature de leur sacerdoce (4) » (tout de même). Phi- lippe Loupès évoque à son propos un « mythique retour à l’Église primitive » annonçant, à rebours, Vatican II. C’est là une des problé- matiques de la modernité, qui court sur quelques siècles et dont un récent avatar, paradoxal, est la « catholicisation du protestantisme et la protestantisation du catholicisme » (5). D’ailleurs, le Concordat napoléonien avait déjà brouillé les repères en plaçant les prêtres catholiques sous la double juridiction de l’État et des évêques. « Rentiers du Concordat », les curés complétaient leurs revenus en s’adonnant à des travaux manuels, de menuiserie ou de maçonnerie, voire en exerçant la médecine (6). Par plaisir ou par ­nécessité (simple péché véniel ?). Rien à voir avec le projet des prêtres ouvriers, dont l’objectif était de transformer radicalement le rôle du prêtre dans la communauté. En butte à la condamnation du Saint- Siège, en 1954, plusieurs curés quittèrent la prêtrise. Mais que restait- il du caractère sacré de leur charge ? Il existe de nos jours des prêtres

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de diaspora – disons, le pope d’une communauté grecque ou bul- gare dans une grande ville française – qui peuvent, par exemple, être ­métreur dans la semaine pour subvenir aux besoins de leur famille. Ce qui ne les empêche pas, le dimanche, de célébrer les sacrements avec naturel et force encens. En religion, la professionnalisation vise généralement à préserver le caractère sacré des charges tout en maintenant la discipline hiérar- chique. L’équilibre est instable. Maintes fois, au cours de l’histoire, on a voulu rompre avec le principe dans le but soit de renouer des liens distendus avec le monde, soit de retrouver une spiritualité en péril. Il existe, en politique, un problème de professionnalisation, dont on parle. Un autre, de sacralité, dont on parle moins. En politique, le sacré a longtemps été au cœur de la fonction suprême, royale. Il est étrange de voir combien la France continue à produire des rois et roitelets tout-puissants, à la tête de l’État, des régions, des départe- ments et des communes (sans compter les innombrables organisations qui forment ensemble le « tissu associatif »). La doctrine du non-cu- mul des fonctions politiques (autant dire des prébendes) d’une part imposerait la professionnalisation à travers la concentration sur une fonction, d’autre part – c’est un objectif implicite – impliquerait une certaine déprofessionnalisation générale de la carrière politique. Ce paradoxe est le signe que l’on continue à chercher, ici aussi, un point d’équilibre naturel (celui, évoqué, du bon pope qui agit selon les cir- constances et la tradition). « Le temps légitime tout ce qu’il ne détruit pas », disait Cazalès (7). C’est ainsi qu’un long et honnête exercice d’une profession pouvait ­selon lui procurer la légitimité ordinairement dérivée du caractère ­sacré. Mais il vivait au temps où – selon la typologie de Montesquieu – l’honneur dominait les rapports sociaux. Qui sait s’il en serait de même aux temps modernes, ceux de la vertu ?

1. Daniel-Rops, l’Eglise des apôtres et des martyrs, Librairie Arthème Fayard, 1948, premier volume de son Histoire de l’Église du Christ en quatorze volumes. 2. Jean Daniélou, l’Église des premiers temps, Seuil, coll. « Points histoire », 1985. 3. Gaston Zeller, la Réforme, Sedes, 1973.

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4. Philippe Loupès, la Vie religieuse en France au XVIIIe siècle, Sedes, 1993. 5. Bérengère Massignon, « Roland J. Campiche, La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse », Archives de sciences sociales des religions, n° 156, octobre-décembre 2011, docu- ment mis en ligne le 14 février 2012 : http://assr.revues.org/22884. 6. Denis Pelletier, les Catholiques en France depuis 1815, La Découverte, 1997. 7. Le chevalier de Cazalès était l’un des chefs de la tendance qui chercha, en 1789, la voie étroite d’une « monarchie limitée » fondée sur la constitution ancestrale du royaume, entre l’absolutisme moderne et le saut dans l’inconnu révolutionnaire. Jacques de Saint Victor, la Première Contre-révolution, PUF, 2010.

94 décembre 2013 études, reportages, réflexions

97 | De quoi Snowden est-il le nom ? › Thomas Gomart

107 | Le pouvoir politique sous le prisme du cinéma américain › Walid Fouque

117 | Pays émergents : la fin de l’âge d’or › Annick Steta

122 | Raison Garder Au comptoir du zapping › Gérald Bronner

études, reportages, réflexions

de quoi snowden est-il le nom ?

› Thomas Gomart

dward Snowden est celui par qui le scandale est arrivé. Que sait-on au juste de cet homme au visage juvénile­ né en juin 1983 ? Quels sont les ressorts psychiques et politiques de sa révélation du programme Prism (1) ? Héros pour les uns, traître pour les autres, il reflète ce glissement de civilisation provoqué par la pro- E Thomas Gomart est directeur du pagation des technologies de l’information­ et développement stratégique de de la communication. Définissant lacivilisation ­ l’Institut français des relations comme cette « aptitude à la ­transmission d’un internationales (Ifri). › [email protected] ordre symbolique d’une génération à une autre », Alain Badiou déplore « la désorientation grandissante où se trouvent nos fils » auxquels ne serait plus proposé d’initiation (2). Or, la part étatique de l’initiation des fils s’est longtemps faite par le service militaire. Cette figure du maoïsme français explique, sans rire, que l’instabilité identitaire des fils d’aujourd’hui serait un symptôme, parmi d’autres, du dépérissement de l’État démocratique, amputé

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de ses fonctions symboliques d’initiation à la guerre. Première hypo- thèse : si Snowden nommait quelque chose, ce pourrait être le dépéris- sement de l’État américain, humilié par l’un de ses fils, ­décidé à révéler son hybris. Edward Snowden a bénéficié de multiples soutiens publics, notamment celui de Jürgen Habermas, qui a souligné son « courage civique exemplaire » (3). Seconde hypothèse : si Snowden nommait quelque chose, ce pourrait être l’aspiration à un espace public­ direct d’une génération de militants désormais prête à combattre toute restriction étatique en la matière, a fortiori lorsqu’elle émane de la première puissance mondiale, qui prétend être garante de la liberté d’Internet. L’affaire Snowden rappelle aux naïfs que l’espionnage est un des plus vieux métiers du monde ; les progrès du libéralisme politique n’ont en aucun cas empêché la persistance d’une face ­cachée de l’État. Ils l’ont même accentuée. Plus profondément, si ­l’espionnage se révèle consubstantiel aux pouvoirs politiques les plus anciens, la création et le développement de services de ren- seignement, inscrits dans l’appareil d’État, sont étroitement liés à la modernité politique (4). Depuis plusieurs années, des mises en garde étaient formulées sur la tendance des régimes – autoritaires comme démocratiques – d’exercer une surveillance, un contrôle, voire une répression par voie numérique. L’affaire Snowden illustre la capacité de déstabilisation d’un individu sur l’ensemble du sys- tème diplomatique. C’est pourquoi il faut comprendre ses motiva- tions profondes, ainsi que les réactions qu’il suscite. Edward Snow- den défend une cause : divulguer des informations et documents pour dénoncer les ravages de la surveillance étatique, ainsi que les ententes entre les autorités américaines et de grands groupes ­privés. Dans ce domaine particulièrement sensible, toutes les manipula- tions sont évidemment possibles. Il n’en demeure pas moins que l’affaire Snowden signale l’apparition d’un différend fondamental entre sociétés civiles et États sur l’équilibre entre libertés indivi- duelles et sécurité nationale. Vieux débat s’il en est, mais qui se structure aujourd’hui à l’échelle globale.

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Snowden, c’est Poutine qui en parle le mieux

Edward Snowden n’est pas un cas isolé. En réalité, il appartient à une nébuleuse qui s’érige de plus en plus ouvertement en pouvoir autonome dénonçant la « raison d’État », ainsi que les collusions d’establishment. Ses membres les plus actifs protègent leur anonymat. Edward Snowden est, quant à lui, devenu une personnalité mondialement connue du jour au lendemain. Ironie de l’histoire, il choisit l’exil en Russie dans une sorte d’inversion symbolique de la dissidence de guerre froide. Dans son parcours, plusieurs points méritent d’être relevés. Fils d’un officier de la garde côtière et d’une fonctionnaire fédérale, il révéla très tôt son goût pour l’informatique. En 2004, il tenta de rejoindre les forces spéciales américaines, saint des saints de l’institution militaire, tentative avortée après s’être brisé les jambes à l’entraînement. Ce n’est qu’après qu’il ­devint analyste contractuel au profit de la communauté du renseignement. La Maison-Blanche est manifestement embarrassée par les révélations d’Edward Snowden, sans doute moins pour des raisons opérationnelles que politiques. En effet, cette affaire révèle l’ambiguïté fondamentale des autorités américaines, qui font de la liberté d’expression, en particulier sur Internet, un des fondements de leur politique étrangère et, dans le même temps, se livrent à un programme de surveillance sans précédent de leurs concitoyens et de millions de ressortissants étrangers au nom de la sacro-sainte guerre contre le terrorisme. Clairement sur la défensive, le juriste Barack Obama, Prix Nobel de la Paix en 2009, se retrouve dans l’incapacité de contrôler son appareil militaire et de renseignement. Pour mémoire, le budget alloué à la communauté du renseignement s’élevait à 75 milliards de dollars en 2011, deux fois et demi ce qu’il représen- tait en 2001. Lors de sa conférence de presse du 8 août dernier, Barack ­Obama justifia la surveillance électronique par la nécessité de trouver « une aiguille dans la botte de foin des télécommunications mondiales », avant de lâcher : « Je ne vois pas M. Snowden comme un patriote. » Cet avis n’est pas partagé par son homologue russe, qui a très ­habilement exploité l’affaire Snowden sur le plan médiatique. Dans un long entretien, le 4 septembre 2013 (5), Vladimir Poutine l’a présen- té comme une sorte de dissident fuyant l’Empire américain pour dé-

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fendre les droits de l’homme. Vladimir Poutine est revenu sur l’absence d’accord d’extradition entre la Russie et les États-Unis en constatant, au passage, que Washington refusait d’extrader des ressortissants russes ayant du sang sur les mains, alors que Snowden n’avait commis aucun crime. Il a ensuite­ expliqué qu’Edward Snowden aurait pris contact avec les autorités consulaires russes à Hongkong pour proposer à la Rus- sie de le soutenir dans son combat personnel contre l’Administration Obama. Vladimir Poutine aurait décliné cette proposition au prétexte que la Russie n’est pas une ONG mais un pays défendant ses intérêts nationaux. À ce titre, l’asile accordé à Edward Snowden est assorti de la condition sine qua non de ne pas poursuivre ses activités à partir du territoire russe, afin de ne pas dégrader un peu plus les relations rus- so-américaines. Vladimir Poutine a également indiqué qu’un Snowden russe serait évidemment poursuivi par tous les moyens mis à disposition par les lois de la Fédération de Russie. Ce dernier point illustre en réa- lité une convergence objective entre États devant cette vague numérique susceptible d’emporter une partie de leurs prérogatives souveraines. Le président russe a expliqué sa décision par son souci de préserver le fonc- tionnement traditionnel des relations d’État à État plutôt que par le destin personnel d’Edward Snowden. Au sujet de ce dernier, Vladimir Poutine s’est ouvertement interrogé : « Vous savez, je pense parfois à lui, c’est un type étrange. » D’autant plus étrange que, selon lui, le jeune analyste se prépare une vie difficile. Avec le temps, il se pourrait que les États-Unis comprennent qu’il est un militant ayant des convictions et ne méritant nullement d’être poursuivi comme un traître ou un ­espion. Des ­compromis pourraient être trouvés, mais Vladimir Poutine se garde bien de les évoquer, avant de conclure qu’Edward Snowden pense défendre­ une noble cause qui justifie des sacrifices : « C’est son choix. »

Lourdes conséquences diplomatiques

Edward Snowden est devenu un enjeu symbolique entre Mos- cou et Washington. Après l’élection de Barack Obama en 2008, les relations russo-américaines s’étaient améliorées : la politique du reset

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conduite par le président américain visait à rétablir les liens avec Mos- cou, vivement altérés par les années Bush, afin de limiter son pouvoir de nuisance et d’envisager des coopérations ponctuelles sur certains dossiers, au premier rang desquels le contre-terrorisme. La réélection de Barack­ Obama en 2012 coïncida avec le retour au Kremlin de Vladimir Poutine, bien décidé à toucher les fruits de sa constance en politique étrangère. Les sujets d’irritation se sont multipliés, Moscou supportant de moins en moins le discours impérial et moral de Wash- ington et exploitant au maximum le désarroi occidental pour afficher la spécificité de son développement et la singularité de sa politique étrangère. L’affaire Snowden est venue compliquer une relation per- turbée par des dossiers allant de l’affaire Magnitski à la défense anti- missile. C’est sur le dossier syrien (et par voie de conséquence sur le dossier iranien) que la confrontation russo-américaine est en réalité la plus vive depuis la guerre de Libye. Moscou fustige les libertés prises par Washington, Paris et Londres avec le droit international onusien à travers le concept de R2P (responsability to protect). L’affaire Snowden sonne comme une nouvelle défaite morale pour les États-Unis, dans la mesure où la Russie est apparue comme un havre d’accueil et de tolérance. À l’instar de Guantanamo, Prism résonne comme un nou- veau recul des valeurs démocratiques aux États-Unis, écartelés entre leurs principes constitutionnels et la lutte contre le terrorisme. Grâce à Edward Snowden, Vladimir Poutine n’a évidemment pas manqué de pointer cette contradiction, à l’origine de la perte du magistère moral des États-Unis. Dès 2008, l’Administration Obama s’était appuyée sur la diplo- matie numérique pour donner corps au smart power, censé redorer le blason américain aux yeux du monde après huit ans de présidence Bush (6). Il s’agissait alors de théoriser « le principe de connectivité » selon lequel l’influence d’un acteur dépend directement de sa capacité à générer des connexions et des flux, et ainsi d’imposer son agenda en suscitant l’adhésion (7). Tout cela relevait du soft power, alors que les révélations d’Edward Snowden montrent à quel point la maîtrise et le contrôle du numérique sont désormais cruciaux pour leur hard power. La diplomatie numérique s’est évidemment assigné une mission mes-

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sianique, celle de contribuer directement à la « démocratisation » à travers le monde en faisant de la liberté d’Internet et sur Internet un axe cardinal. En mai 2009, Hillary Clinton avait ainsi présenté un programme – 21st Century Statecraft – qui invitait à dépasser le cadre diplomatique traditionnel d’État à État pour entrer dans une nouvelle ère destinée à faciliter les contacts directs entre États et individus et entre individus. En janvier 2010, elle prononça un discours préconi- sant l’abolition des frontières numériques devant les risques de voir s’ériger un rideau de fer de l’information. Parallèlement, la National Security Agency (NSA) enregistrait et exploitait des métadonnées en échappant à tout contrôle. Une bonne partie de ces données était ­recueillie au prix d’une étroite coopération avec les géants américains de l’Internet (moteurs de recherche, équipementiers en câbles de connexion ou réseaux sociaux). C’est la mise au jour de cette étroite collusion entre la NSA et des entreprises, faisant de l’émancipation individuelle et de la démocratisation leur cœur de métier, qui est en réalité la principale révélation de Snowden pour le grand public. Cette intrication de moyens publics et de moyens privés sert directement les intérêts des États-Unis : elle créé un concentré de puissance glo- bale sans équivalent leur permettant d’orchestrer un « impérialisme d’interpénétration » (8). Indirectement, l’affaire Snowden a été particulièrement ­humiliante pour les Européens, comme l’a aimablement souligné ­Vladimir Poutine. En interdisant le survol de leur territoire à l’avion du président Evo Morales, soupçonné d’exfiltrer Edward Snowden vers la Bolivie, Paris, Madrid, Rome et Lisbonne se sont couchés devant la république impériale américaine. L’affaire Snowden est intervenue alors même que l’Union européenne et les États-Unis commençaient leurs négociations en vue du Transatlantic Trade and Investment Partnership (Ttip), destiné pour Washington à consolider sa prééminence technologique et économique à l’égard d’une Europe en plein marasme ; le tout, en contournant le multi­ latéralisme de l’Organisation mondiale du commerce et les tenta- tives d’organisation des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Le silence assourdissant des Européens trahit l’accoutu-

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mance, voire l’indifférence, des dirigeants européens aux modes de soumission, directs et indirects, des États-Unis à leur égard. En ce qui concerne Paris, il peut s’expliquer par deux raisons innervant son système d’alliance. Premièrement, la coopération avec Washington, en particulier dans le domaine du contre-terrorisme, est toujours très étroite. Pour ­mémoire, de 2002 à 2009, Paris a accueilli Alliance base, une structure destinée à l’échange de renseignement à finalité opérationnelle entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada, l’Australie et la France. Les campagnes de Libye et du Mali, ainsi que la planification de frappes en Syrie, ont resserré les liens politico-militaires entre Paris et Washington, dix ans après les vives tensions sur l’Irak. De plus, il se dit que le silence de Paris s’expli- querait aussi par ses propres pratiques en la matière (9). Ce silence des Européens s’expliquerait, aussi et surtout, par leur incapacité à s’organiser en pôle industriel et politique majeur d’Internet. Des voix s’élèvent pour signaler que l’Europe est en voie de colonisation numérique (10). C’est sans doute là que se situe la véritable consé- quence diplomatique de l’affaire Snowden : dans la mise en lumière de la faiblesse européenne.

Défendre la cause

Confusément mais inexorablement, une génération d’activistes, de militants ou simplement de citoyens entend poursuivre la « démocra- tisation » sur Internet et par Internet, c’est-à-dire par une multiplica- tion infinie des espaces de discussion, processus irréversible qui entraî- nerait une remise en question des institutions et des positions établies. Le numérique offre des possibilités illimitées pour « agir de concert » selon la formule de Hannah Arendt. On assiste bel et bien à de mul- tiples formes de prise de pouvoir par des individus, ou des groupes, pour agir sur les conditions politico-économiques qu’ils ­subissent. Tous les champs sociaux sont concernés et toutes les forteresses sym- boliques sont menacées, y compris le sacro-saint « domaine réservé » de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité. Cependant,

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les modalités d’implication diffèrent profondément selon les acteurs entre ceux qui restent dans le cadre de la légalité et ceux qui consi- dèrent nécessaire de la transgresser. À titre d’exemple, rien de commun entre les actions de WikiLeaks, des Anonymous ou d’un collectif comme Telecomix en raison de leur différentiel d’impact et de leur degré de notoriété. Il importe, dès lors, de comprendre les motivations politiques qui animent ces différentes initiatives. WikiLeaks est désormais directement associé à la personnalité de son fondateur, Julian Assange, né en 1971, réfugié à l’ambassade d’Équateur à Londres depuis juin 2012 et de Bradley Manning, né en 1987, condamné en août 2013 à trente-cinq ans de prison pour divulgation de documents classifiés. WikiLeaks conteste ouvertement le principe de « raison d’État » et se présente comme un contre-pouvoir. Le collectif Anonymous désigne, quant à lui, des communautés d’internautes extrêmement diverses, qui se présentent comme des défenseurs du droit à la liberté d’expression sur Internet et au-delà. C’est une nébuleuse qui semble davantage préoccupée de jouer avec les failles informatiques des organisations plutôt que de porter un projet politique. WikiLeaks et Anonymous ont apporté leur soutien à Edward Snowden, qui a obtenu un asile temporaire en Rus- sie en juillet 2013 ; il y est arrivé accompagné de Sarah Harrison, conseillère juridique de WikiLeaks née en 1982. Notons au passage que ses révélations se font par le truchement de grands titres de la presse internationale. Moins médiatisé, le collectif Telecomix mène, à l’instar de nombreux autres groupes de même taille, des actions visant à rétablir les moyens de communication après des décisions de switch off, prises par certains régimes recourant à la répression pour mater les contestations comme en Tunisie, en Égypte ou en Syrie. La « culture Internet », née dans la seconde moitié des années soixante, est irriguée simultanément par deux sources, plus proches qu’il n’y paraît au regard de l’organisation de la recherche américaine : une source militaro-scientifique à l’origine de l’Arpanet et une source contestataire dénonçant notamment l’engagement américain au Viet- nam. La culture Internet s’apparente à une contre-culture reposant sur le principe du partage et de la mise en relation ; extrêmement diverse,

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elle est véhiculée par d’authentiques libéraux (au sens américain du terme), des libertaires, des anticapitalistes radicaux, des anarchistes, de purs geeks ou, plus simplement, des internautes défendant leur liberté d’expression, de mise en relation et d’organisation (11). À cet égard, on peut établir un parallèle historique entre l’affaire Snowden et celle des Pentagon Papers, point de départ de la réflexion de Hannah Arendt pour comprendre « les processus où s’empêtrent les décisions gouvernementales » et les mécanismes par lesquels des dirigeants pro- duisent de la « tromperie » (12). En 1971, Daniel Ellsberg, analyste à la Rand Corporation né en 1931, transmit 7 000 pages de documents classifiés auNew York Times décrivant les conditions d’engagements successifs au Vietnam. Logiquement, il a apporté son soutien à Julian Assange et à Bradley Manning. Dans une tribune récente, Daniel Ell- sberg estime que les services de renseignement américains disposent d’une force de frappe et de violation de la sphère privée, « qui est aujourd’hui incomparablement plus puissante que tout ce qui exis- tait à [l’]époque ­prénumérique ». Selon lui, Edward Snowden a mis « sa vie en jeu » pour révéler des informations touchant aux libertés individuelles et publiques les plus fondamentales ; il devrait inciter « d’autres personnes ayant le même savoir, la même conscience, et le même patriotisme, à faire preuve d’un courage civique comparable » (13). Fin septembre 2013, un projet de réforme de la NSA est lancé par le Parlement américain, afin de placer des « limites » aux pro- grammes de surveillance, tout en « préservant » leur efficacité.

Ainsi donc un analyste contractuel de 30 ans est parvenu à pro- voquer une onde de choc diplomatique et, trois mois après les faits, un débat parlementaire aux États-Unis sur les conditions de la sur- veillance numérique. Il est certain qu’il va faire des émules, dont la très grande majorité préférera l’anonymat à une médiatisation aux lourdes conséquences personnelles. Cela risque de provoquer des réac- tions antagonistes. Pour les services de renseignement, aussi bien dans les régimes autoritaires que démocratiques, le risque existe de voir le ­déferlement de la vague numérique comme la menace majeure : depuis le 11 septembre, la lutte contre le terrorisme international, c’est-à-dire

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contre Al-Qaida, est présentée aux opinions comme la menace prin- cipale. Il se pourrait que l’affaire Snowden entraîne un changement de paradigme, en marge de tout débat démocratique (14). À l’inverse, l’affaire Snowden pourrait aussi entraîner une remise en cause des pra- tiques intrusives en renforçant l’exigence de contrôle démocratique ; il se pourrait surtout qu’elle accélère la prise de conscience, notam- ment chez les Européens, d’aborder la gouvernance Internet comme un sujet politique de toute première importance dans leurs relations non seulement avec les États-Unis mais aussi avec des pays comme la Russie et la Chine. Espérons que Snowden soit le nom de cette prise de conscience.

1. Prism est un programme américain de surveillance électronique relevant de la National Security Agency (NSA). 2. Alain Badiou, « Le malaise des fils dans la “civilisation” contemporaine », postface à Sig- mund Freud, Anthropologie de la guerre, Le Livre de poche, 2010, p. 302. 3. « Jürgen Habermas : “Les démocrates doivent avoir du respect pour des personnes comme Snowden” », propos recueillis par Nicolas Weill, le Monde, 12 août 2013. 4. Sébastien Laurent, « Pour une autre histoire de l’État. Le secret, l’information politique et le renseignement », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 83, 2004/3, p. 173-175. 5. Entretien de Vladimir Poutine avec Channel One et Associated Press, 4 septembre 2013, www.eng.kremlin.ru/transcripts/5935. 6. Julien Nocetti, « La diplomatie d’Obama à l’épreuve du Web 2.0 », Politique étrangère, printemps 2011. 7. Anne-Marie Slaughter, « America’s edge: Power in the networked century », Foreign ­Affairs, janvier-février, 2009. 8. Pierre Bellanger, « De la souveraineté numérique », le Débat, n° 170, 2012, p. 152. 9. Jean-Michel Thénard, « La faille juridique qui permet à la DGSE de singer la NSA », le Canard enchaîné, 28 août 2013. 10. Catherine Morin-Desailly, « L’Union européenne, colonie du monde numérique ? », rap- port d’information, n° 443, Sénat, Commission des Affaires européennes, mars 2013. 11. Joshua Foust, « The geek awakening. Edward Snowden is the vanguard of a broader chal- lenge », juillet 2013, http://www.joshuafoust.com. 12. Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972. 13. Daniel Ellsberg, « Aux États-Unis, une cybersurveillance digne d’un État policier », le Monde, 26 juin 2013 . 14. Philippe Hayez, « Snowden, première crise du renseignement de l’après-terrorisme », le Figaro, 3 juillet 2013.

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le pouvoir ­politique sous le prisme du ­cinéma américain

› Walid Fouque

la suite de l’attaque de Pearl Harbor, le réalisateur Frank Capra, jeune recrue de l’armée américaine, est appelé à poursuivre son œuvre créatrice sous les ordres du général Marshall pour expliquer au peuple américain les causes et les conséquences de l’engagementÀ des États-Unis contre le ­Japon Walid Fouque est diplomate et maître militariste, l’Allemagne nazie et l’Italie fas- de conférence à l’Institut d’études ciste. De cette rencontre naît la série des politiques de Paris. Why We Fight, propagande éducatrice qui met l’univers du divertisse- ment, dont la recherche importe aux États-Unis autant que la pour- suite du bonheur, au service de l’effort de guerre. Le cinéma épouse alors complètement la quête démocratique, fondement et aiguillon du messianisme américain, en devenant l’outil d’un pouvoir politique confiant dans sa mission. Six décennies plus tard, le décor change pour une histoire simi- laire : les États-Unis subissent sur leur territoire une attaque terro- riste planifiée à l’étranger le 11 septembre 2001 contre les symboles

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des pouvoirs économique (World Trade Center) et militaire (le Pen- tagone). Deux conflits et une crise économique plus tard, le doute et l’angoisse n’ont pas quitté la politique américaine au point que le slogan de la première campagne présidentielle de Barack Obama en 2008, « Yes, we can », semble un appel à exorciser le spectre de la défaite et du déclin. Le cinéma américain, émancipé de la tutelle du pouvoir politique et, dans une certaine mesure, de la morale puri- taine, se retrouve libre d’exprimer son angoisse à l’égard de la relati- vité de la puissance américaine.

La quête démocratique

La production cinématographique américaine reflète d’abord la suprématie de l’idéal démocratique, cœur du génome politique de la république­ des États-Unis. Sous une forme ludique, Mr Smith au ­Sénat de Frank Capra (Mr Smith Goes to Washington, 1939) représente cette passion à travers une scène de découverte de la ­capitale américaine par Mr Smith, équivalent de M. Lambda. Au son de la Liberty Bell (1), un diaporama des monuments histo- riques, symboles des idéaux de liberté, d’égalité et d’indépendance, défile sur l’écran tandis qu’en arrière-plan le drapeau américain flotte au vent. Caricaturé lors de son arrivée comme un cul-terreux par la presse, et un simple d’esprit par ses collègues, ce nouveau sénateur se fait expliquer peu après par sa secrétaire les rouages du pouvoir législatif, de la rédaction d’une proposition de loi (bill) jusqu’à son adoption par les deux chambres. Le spectateur-citoyen apprend alors autant de cet échange sur la capitale du monde libre que le jeune élu. Le gouvernement du « peuple, par le peuple et pour le peuple » résonne comme la seule ligne de conduite que chaque édile amé- ricain se jure de suivre. L’œil fixé aujourd’hui sur les sondages, pouls irrégulier d’une foule aux humeurs cyclothymiques, le pouvoir politique évalue la légitimité de la décision à sa popula- rité. Déjà autrefois, l’ultime recours de Mr Smith aux calomnies

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de ses confrères sénateurs, le juge de dernière instance qui doit faire la lumière­ sur les accusations de conflit d’intérêts, n’est autre que cette vox populi qui se déverse dans le Sénat sous la forme d’une avalanche de télégrammes. Manipulé par un magnat de la presse, ce cri du peuple est déformé au profit des conspirateurs mais ­déclenche néanmoins les confessions du sénateur corrompu, hurlant à moitié fou l’innocence de Mr Smith, et assurant ainsi le fameux happy end. Cette légitimité du peuple à juger, que l’institution des jurés dans le contentieux judiciaire incarne, crée dans l’espace public comme dans les films une place particulière pour le discours politique, véri- table force de frappe rhétorique ayant pour but de convaincre et persuader l’opinion publique. Le cinéma devient alors acteur de sa propre cause dans la mesure où il défend sa liberté fondamentale : la liberté d’expression. Personnage loufoque et grandiose, Charlie Cha- plin achève le Dictateur (The Great Dictator, 1940) sur cet exercice de communication. Dans le contexte d’une tension progressive de tous les ressorts de la guerre mondiale, l’acteur-réalisateur, démiurge du cinéma muet, prend la parole­ pour sensibiliser le spectateur à la menace qui pèse sur la paix du monde. Par sa seule existence, cette scène clame avec brio le caractère inaliénable de la liberté d’expres- sion, à l’image d’un troubadour, libre de dire au grand seigneur ses quatre vérités. Outre cette dénonciation directe de la tyrannie, toute une nébu- leuse de longs métrages projette l’idéal américain, incarné notam- ment par les nombreux rôles de John Wayne. Quoi qu’en dise le titre, le Barbare et la Geisha (The Barbarian and the Geisha de John Huston, 1958), l’acteur américain porte dans ce film le fardeau de l’homme blanc en tentant d’intégrer le Japon du XIXe siècle dans le concert des nations libres, écho pour le spectateur américain à la période d’occupation qui s’achève en 1952. Dans le domaine de la science-fiction, la première trilogieS tar Wars de George Lucas (1977) est sans doute parvenue avec le plus d’efficacité à transposer à une échelle universelle cette quête démocratique. Une rébellion,­ faible mais déterminée, lutte sans relâche contre un empire­ mili-

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tariste mi-nazi mi-communiste, symbole du mal absolu. Au cours de son parcours initiatique, l’élu, en l’occurrence Luke Skywalker, ­développe ses dons pour épauler l’insurrection jusqu’à la victoire contre les projets nihilistes de l’empire. Le combat pour la liberté prend une dimension épique dont la vision manichéenne est décu- plée par l’imagination de la science-fiction (des ennemis masqués sans visage et sans pitié). Plus récemment, dans la Guerre selon Charlie Wilson de Mike ­Nichols (Charlie Wilson’s War, 2007) (2), le soutien aux combattants de la liberté s’insinue dans les méandres du Congrès américain, mais toujours avec la même certitude d’avancer dans le sens de l’Histoire. Le personnage du sénateur Wilson met l’honorable Assemblée au cœur du soutien à l’insurrection afghane contre l’invasion sovié- tique des ­années quatre-vingt. Plus connu pour les critères de sélec- tion sexiste de ses secrétaires que pour la fulgurance de sa pensée ­politique, Wilson ne s’en est pas moins investi dans une campagne intense de lobbying auprès de ses collègues et de l’administration pour inverser le rapport de force au profit des moudjahidine, David des temps modernes. Le soutien au faible et à l’opprimé contre la puissance communiste cristallise alors l’union sacrée de la politique américaine. Stanley Kubrick réoriente cette quête démocratique sur le champ de la politique­ intérieure. Spartacus (1960) reproduit les débats sur les droits civiques des populations noires à travers la révolte des esclaves du Ier siècle avant Jésus-Christ. Ainsi, bien que le film ait pu favoriser le culte de Kirk Douglas, le premier rebelle à s’insurger contre la classe aristocratique romaine est un Éthiopien, qui, contrairement au précédent gladiateur, impose sa dignité humaine en refusant de tuer pour le spectacle. L’originalité ne se situe pas dans la lutte du fort contre le faible mais dans la descrip- tion ­minutieuse, et particulièrement violente pour l’époque, de la remise en cause d’un modèle social. L’esclavagisme de l’Antiquité renvoie sans ambiguïté à la ségrégation raciale des temps modernes.

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Folie, corruption et impuissance

Dans le contexte des années soixante, au cours desquelles sont contestés les choix stratégiques américains – à l’exception de John Wayne, qui s’aventure à soutenir en vain la guerre du Vietnam dans les ­Bérets verts (The Green Berets, 1968) –, le cinéma attaque sous un nouvel angle les dérives du pouvoir politique. Au moment où les Américains gardent encore en mémoire les consignes d’urgence en cas d’attaque atomique ainsi que l’épisode de la politique du « bord du gouffre » lors de la crise des missiles de 1962, Stanley Kubrick met en scène dans Dr Folamour (Dr Strangelove, 1964) toutes les étapes de la destruction mutuelle assurée (acronyme MAD, signifiant « fou » en anglais). Plus que l’insouciance du décideur politique, le film tourne en dérision l’engrenage du processus de ­décision soumis à la paranoïa du pouvoir. Contrairement à Néron qui brûle volon- tairement Rome, la folie réside ici dans la mise à l’écart du jugement humain lors des représailles, dont les règles régressent en deçà de la loi du talion, remontant­ à une époque où la vengeance perpétuelle ne trouve une issue que dans l’holocauste humain. Outre la mécanisation de la décision, les imperfections du pouvoir politique se révèlent lors de la mise en scène des vices. Dans la mesure où le triomphe de l’individu honnête est une constante, acceptée­ et requise par les studios hollywoodiens jusque dans les années­ soixante, la collusion entre les milieux mafieux et le pouvoir politique ­apparaît comme une vérité enfin révélée au grand jour. Dansle Parrain II de Francis Ford Coppola (The Godfather. Part II, 1974), le personnage de Michael, joué par Al Pacino, mène une négociation tendue avec un ­sénateur sur le montant d’un pot-de-vin. Face à l’intransigeance de l’édile, le mafioso lui signale alors, sur le ton de la menace voilée, qu’ils font « tous les deux partie de la même hypocrisie ». Deux mondes régis par un même système de valeurs. L’année de sortie de ce film, Nixon démissionne à la suite du scandale du Watergate, représenté à l’écran quelques années plus tard par le film d’Alan J. Pakula,les Hommes du président (All the President’s Men, 1976). Dans Scarface (Brian de Palma, 1983), monument culturel des gangsters américains, le poli-

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tique endosse également le rôle de collaborateur du criminel ambi- tieux, interprété à nouveau par Al Pacino, au point de participer à la préparation d’un assassinat à New York. Quant aux forces de l’ordre, leur action se limite à lancer des propos racistes sous un portrait de Jimmy Carter, ou à récupérer des pots-de-vin réguliers, tandis que Scarface périt in fine par l’épée, abattu par des hommes aux ordres d’un cartel colombien. Cette représentation d’une supposée duplicité de l’État et de sa classe politique participe au renversement du code de moralité de la production hollywoodienne. Plus qu’un rejet de la justice humaine, que les westerns écartent déjà en faisant l’apologie de la loi du talion, le « film de gangsters » hausse le truand au-dessus du politique dans l’échelle de la moralité. Cette méfiance à l’égard de la structure politico-administrative atteint un paroxysme dans les films d’espionnage (pour mémoire, les activités « non américaines » ont fait l’objet de la chasse aux sorcières maccarthyste, et notamment à Hollywood). Il ne s’agit plus de lutter contre un ennemi, de préférence nazi ou communiste, mais d’identi- fier la conspiration au sein même de la bureaucratie américaine. Que ce soit dans les Trois Jours du Condor de Sydney Pollack (Three Days of the Condor, 1975) ou dans Ennemi d’État de Tony Scott (Enemy of the State, 1998), la trahison remonte jusqu’aux agences de rensei- gnement, respectivement CIA et NSA. L’image de l’espion patriote s’effondre au profit du « lanceur d’alerte » (whistleblower), nouveau défenseur des libertés. L’obstacle à la poursuite de la quête démocra- tique se situe à présent au cœur du Léviathan, dans les méandres de la conspiration. Après avoir perdu sa raison et sa probité, le pouvoir politique se dessaisit à l’écran de sa toute-puissance. Dans un contexte de contes- tation de l’État fédéral par une partie de l’opinion publique (mou- vement Tea Party), qui approuve néanmoins le dispositif du Patriot Act, Clint Eastwood retrace dans J. Edgar (2011) la carrière de John Edgar Hoover, directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI) de 1924 à 1972, un homme connu et craint pour sa capacité à collecter le renseignement, et son pouvoir de nuisance. Pourtant, outre l’image d’un homme affaibli par l’âge, le réalisateur lui porte le coup de grâce

112 décembre 2013 décembre 2013 le pouvoir politique sous le prisme du cinéma américain

lorsque toute la gloire accumulée se révèle une illusion. Bien qu’il ait réussi à créer un État dans l’État, devenant usufruitier du FBI, Hoover se forge des souvenirs de grandeur dans sa retraite solitaire, cherchant à effacer de sa mémoire le mépris qu’il a pu inspirer. Dans un autre registre, la prolifération des scénarios apocalyptiques (invasion extraterrestre, offensive météoritique, pandémie, monstres radioactifs...) place les hommes devant leurs limites pour gérer l’incer- titude et a fortiori l’improbable. Lors de scènes identiques de destruc- tion de buildings dans les rues de Manhattan, le pouvoir politique se retrouve incapable de gérer la situation de crise et doit faire appel à un sauveur providentiel (voire à une équipe spécialisée dans le forage pétrolier dans Armageddon de Michael Bay (1998)).

Le retour des héros

À l’évidence, la plus simple histoire a ainsi besoin de son héros. L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962) le résume par cette réplique : « Ici c’est l’Ouest. Lorsque la légende devient réalité, on l’imprime », aujourd’hui on la filme. DeLincoln (Steven Spielberg, 2012) à Harvey Milk (Gus Van Sant, 2008), le cinéma américain retrace l’histoire personnelle pour mieux incarner une époque, un idéal et un combat sous forme la forme du biopic (3), genre populaire depuis les années quatre-vingt. Hissé sur un piédestal, le héros historique embrasse toutes les repré- sentations du concept héroïque : le sauveur, le vengeur ou la victime sacrificielle. L’existence fantasmée par Hollywood n’est pas shakespea- rienne au sens de ­Macbeth, « dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Dans une période de doute, pétrifié à l’idée de se projeter dans un futur non apocalyptique, le cinéma américain préfère se réfugier dans le déterminisme historique d’une vie déjà vécue. Bien qu’Hollywood recherche un destin à porter à l’écran, il doit répondre, dans une certaine mesure, à l’idéal d’un renouvel- lement de la classe politique. L’homme parti de rien, aux origines

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modestes, remporte après efforts et souffrances un combat, a priori perdu d’avance, pour imposer une idée allant dans le sens de l’his- toire. L’underdog (4) (incarné dans un autre registre par le person- nage de Rocky) symbole du rêve américain, replonge le spectateur dans la pureté démocratique : l’accession au pouvoir ne dépendrait pas d’une caste mais du seul mérite. Inversement, dans W. d’Oliver Stone (2008), le président Bush apparaît comme un héros impro- bable pourtant au cœur du processus de décision menant aux conflits en Afghanistan et en Irak. Lorsque le destin caricature l’endogamie de la classe politique américaine, le cinéma reflète alors les doutes et les interrogations de ce choix du peuple. Le blockbuster américain, référence de la culture populaire, rassure le citoyen avec une vision simple, voire naïve de la gestion de la crise, en exploitant la mythologie du demi-dieu au pouvoir surhumain. Comme le met en évidence Laurent Aknin (5), la représentation du héros reflète cette évolution de la psyché américaine vers une angoisse omniprésente. La Rome conquérante volant de victoire en victoire d’un Gladiator (Ridley Scott, 2000) cède la place à une Grèce divisée réduite à 300 braves prêts à se sacrifier pour ralentir l’envahisseur dans 300 de Zack Snyder (2006). Les nuances et distinctions qui enrichissent le débat politique sont réduites à la simple expression d’un manichéisme vengeur. Bons ou ­méchants. Noir ou blanc. Ces héros herculéens sont nécessairement confrontés à la destruction du monde, la plupart du temps engendrée par une Némésis tout aussi puissante (Batman contre le Joker, Superman contre Lex Luthor, Spiderman contre le Bouffon vert, etc.). Le pouvoir ne se justifie plus par un « contrat social » fondé sur le consentement collectif du renoncement à la violence individuelle, mais par une force physique surhumaine à l’origine d’un destin mythologique. Le super­héros évacue, dans tous les sens du terme, le pouvoir politique fondé sur un processus de décision stratifié. Il décide, il agit.Veni, vidi, vici. Cette action peut d’ailleurs véhiculer le message d’une idéologie conservatrice. The Dark Knight Rises de Christopher Nolan (2012) montre la lutte contre un surhomme décidé à déclencher une ­révolution prolétarienne dont le chaos permettrait de préparer l’anéantissement

114 décembre 2013 décembre 2013 le pouvoir politique sous le prisme du cinéma américain

du monde. Le vengeur masqué, lui-même membre de l’aristocratie financière, se résout à « thermidoriser » le soulèvement pour un retour à une restauration. Les demi-dieux recherchent également à rétablir un ordre politique naturel. À l’ombre du personnage historique et du superhéros, le cinéma américain a exploré le rôle du simple bureaucrate dont la représenta- tion de la réussite réhabilite partiellement le politique. Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (2012) suit la traque d’Oussama Ben Laden à travers le regard d’une analyste de la CIA. Contrairement aux films mêlant intrigues d’espions et action, à l’image de la trilogie Jason Bourne, la réalisatrice se focalise sur le travail méticuleux­ et fastidieux de l’administration. La sobriété de la mise en scène soutient le réalisme cru de ces nuits blanches passées à consulter des rapports, à visionner des séances d’interrogatoire et à rédiger un énième compte rendu. Cette héroïne n’est pas confrontée directement à l’ennemi combattant, que les soldats engagés dans une bataille de Mogadiscio improvisée dans la Chute du faucon noir de ­Ridley Scott (Black Hawk Down, 2001) éliminent sans répit. Les obstacles à franchir se dressent au sein même de la structure admi- nistrative : ses collègues à impliquer pour mener des interceptions téléphoniques, sa hiérarchie à convaincre pour déployer des moyens supplémentaires. Outre son rôle d’impulsion, le politique tient toute sa place en tant qu’autorité suprême investie du pouvoir de trancher les ­options présentées par l’administration. À ce titre, la trame nar- rative du film reconstitue la montée progressive d’un dossier au sein de l’agence jusqu’au directeur (Leon Panetta, interprété par le regretté James Gandolfini) qui prend la responsabilité d’une saisie de la Maison-Blanche (équipe en charge la sécurité nationale). Au cœur de ce processus, la bureaucrate réinvestit l’image du servi- teur de l’État, qui sans émotion accomplit sa tâche. Après la mise à mort, aucune scène d’effusion de joie. Les larmes de l’héroïne trahissent au contraire la solitude de la guerrière une fois le devoir accompli au prix de la transgression des idéaux américains (prisons secrètes, tortures).

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En somme, le cinéma américain contemporain questionne le pou- voir politique tant sur ses idéaux que sur ses actions. Hollywood dis- pose du temps et de l’espace pour douter méthodiquement des choix politiques au sein de la société américaine comme sur la scène inter- nationale. Ironie du sort, c’est le cinéma qui repousse régulièrement la « fin de l’Histoire »…

1. « La cloche de la liberté » aurait retenti le jour de la déclaration d’indépendance des États- Unis au point de se fendre et d’en devenir le symbole. 2. Adaptation cinématographique de George Crile, Charlie Wilson’s War: The Story of the Largest Covert Operation in History, Atlantic Books, 2007. 3. Contraction de biographical motion true picture. 4. Underdog : l’opprimé, le faible condamné, selon toute probabilité, à l’échec. 5. Laurent Aknin, Mythes et idéologie du cinéma américain, Vendémiaire, 2012.

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pays émergents : la fin de l’âge d’or

› Annick Steta

epuis plusieurs mois, la croissance économique marque le pas dans les pays émergents. Selon le Fonds monétaire international, le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) ne devrait pas excéder cette année 7,8 % en Chine, 5,6 % en Inde, 2,5 % Dau Brésil et en Russie. Pris dans leur ensemble, les pays émergents devraient enregistrer un taux de croissance de 5 % environ en 2013. Lors de la décennie écoulée, un ralentissement aussi brutal de l’activité n’a été observé qu’une seule fois dans le monde émergent : en 2009, l’année où les économies développées ont Annick Steta est docteur en sciences été frappées de plein fouet par la crise née économiques. › [email protected] de l’explosion de la bulle immobilière amé- ricaine et où les échanges internationaux se sont fortement contractés. Les pays émergents avaient alors rapidement renoué avec des taux de croissance similaires à ceux observés avant la crise des subprimes. Mais cette fois-ci, il ne devrait pas en aller de même : le rythme de crois- sance du monde émergent devrait demeurer durablement inférieur à celui dont il a bénéficié durant les dix dernières années.

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Alors que les pays émergents étaient à l’origine de moins d’un tiers de la production mondiale (mesurée en parité de pouvoir d’achat (1)) en 1990 et de 38 % au début des années deux mille, ils en assurent à présent 50 %. Cette performance est d’autant plus remarquable que la taille du PIB mondial était beaucoup plus modeste en 1990 qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’effort de rattrapage réalisé par les pays émergents, et en particulier par ceux pour lesquels l’économiste Jim O’Neill a forgé en 2001 l’acronyme Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine), a été colossal.­ Les Bric font désormais partie des dix plus grandes éco- nomies du monde. La phase d’expansion rapide qu’ont connue les pays émergents a profondément transformé l’économie mondiale. Tout en autorisant une réduction inédite de l’extrême pauvreté, elle a contribué à la stagnation des salaires et à l’accentuation des inégalités de revenu dans les pays développés. Mais en provoquant une aggra- vation des déséquilibres des paiements internationaux, elle a créé des conditions favorables au déclenchement et à la diffusion d’une crise financière majeure (2). Les causes du ralentissement de la croissance des pays émergents sont diverses. Devenue la deuxième puissance économique mondiale en 2010, la Chine découvre les limites de la stratégie de développe- ment par les exportations qu’elle a mise en œuvre à partir de la fin des années soixante-dix. Afin de soutenir la croissance économique et de prévenir l’instabilité sociale qu’entraînerait une augmentation du chômage, le gouvernement chinois entend désormais favoriser la consommation des ménages et accélérer la libéralisation de l’écono- mie. La croissance récente de l’économie russe était largement due à la hausse du cours des produits énergétiques liée à l’augmentation de la demande exprimée par la Chine. Le ralentissement du rythme de la croissance chinoise exerce donc un impact négatif sur l’activité économique de la Russie. La croissance brésilienne a été dopée par le renchérissement des matières premières et l’abondance du crédit. Son ralentissement actuel, combiné à la persistance de l’inflation, met en évidence les fragilités structurelles de l’économie brésilienne et explique pour partie les troubles sociaux qu’a connus le pays au printemps 2013. L’Inde est, comme le Brésil, un géant aux pieds

118 décembre 2013 décembre 2013 pays émergents : la fin de l’âge d’or

d’argile. Les autorités indiennes n’ont pas procédé aux réformes qui permettraient à leur pays de disposer des atouts autorisant une croissance durable : il manque de main-d’œuvre formée, ne produit pas suffisamment d’énergie pour couvrir les besoins de son appa- reil productif, reste gangrené par la corruption et souffre des lour- deurs ­imposées par son appareil bureaucratique. Le gouvernement s’inquiète par ailleurs de la dégradation de la balance des paiements courants et des finances publiques. La détérioration de la situation des pays émergents a été accentuée par l’impact sur les marchés des changes et des capitaux des déclara- tions qu’a faites le président de la Réserve fédérale des États-Unis au printemps 2013. Ben Bernanke a annoncé le 22 mai que la Fed pour- rait commencer à réduire son soutien massif à l’économie américaine en diminuant progressivement ses rachats d’actifs, qui atteignent de- puis le début de l’année un montant mensuel de 85 milliards de dol- lars. Les investisseurs ont aussitôt commencé à se désengager des pays considérés comme les plus risqués, dont font partie les pays émer- gents, et à réorienter leurs capitaux vers les pays développés. Tous les pays émergents n’ont pas été également touchés par ces retraits massifs de capitaux : ceux qui avaient laissé filer leurs déséquilibres extérieurs ont été le plus durement frappés. C’est notamment le cas de l’Inde, dont la devise a perdu 20 % de sa valeur face au dollar entre mai et septembre. Les pays concernés ont réussi à enrayer la fuite des capi- taux et la dépréciation de leur devise en relevant leurs taux directeurs et en puisant dans leurs réserves de change afin de soutenir le cours de leur monnaie face au dollar. Plusieurs pays émergents, dont l’Inde et le Brésil, envisagent par ailleurs de créer un fonds commun d’interven- tion sur les marchés des changes. En déclarant contre toute attente, le 18 septembre, que la Réserve fédérale maintiendrait son soutien exceptionnel à l’économie américaine aussi longtemps qu’elle n’aurait pas de preuves plus solides de la reprise de l’activité, Ben Bernanke a atténué la pression que les pays émergents subissaient depuis plusieurs mois. Ces derniers n’en devront pas moins se préparer au resserrement de la politique monétaire américaine en engageant les réformes qu’ils ont trop longtemps différées.

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Il est peu vraisemblable que les nouveaux pays émergents exercent sur l’économie mondiale un impact comparable à celui qu’ont eu les Bric lors des dix dernières années. Jim O’Neill a identifié en 2005 onze pays ayant un potentiel de croissance particulièrement élevé. Les « onze prochains » (« Next Eleven ») comprennent le Bangladesh, la Corée du Sud, l’Égypte, l’Indonésie, l’Iran, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, la Turquie et le Viêt Nam. À la fin de l’année 2011, les quatre pays les plus riches de ce groupe, connus sous le nom de Mikt (Mexique, Indonésie, Corée du Sud, Turquie), étaient à l’ori- gine de 73 % du PIB des « onze prochains ». Entre 1993 et 2011, le taux de croissance annuel moyen des Mikt a été de 4,9 % pour la Co- rée du Sud, 4,6 % pour l’Indonésie, 4,2 % pour la Turquie et 2,6 % pour le Mexique. Le PIB des Mikt fait de ce groupe de pays l’équi- valent de la quatrième puissance économique mondiale, derrière les États-Unis, la Chine et le Japon. Mais ni les « onze prochains » ni les Mikt ne partagent les caractéristiques qui ont permis aux Bric de s’im- poser au sein du monde émergent. Les « onze prochains » regroupent 1,3 milliard d’habitants, ce qui représente moins de la moitié de la population des Bric. Ils sont par ailleurs plus riches actuellement que les Bric ne l’étaient au début de leur phase d’expansion : le PIB par habitant des « onze prochains » atteint 14 % de celui des États-Unis, contre 7 % pour les Bric au début des années quatre-vingt-dix. Or une économie est capable de croître d’autant plus vite que la différence entre son PIB par habitant et celui des pays les plus développés est plus importante. Exprimé en termes réels, le PIB mondial est enfin deux fois plus élevé qu’il l’était en 1992. L’augmentation en valeur absolue du PIB des pays émergents doit donc être beaucoup plus forte qu’elle ne l’était dans les années quatre-vingt-dix et deux mille pour produire un impact similaire à celui que ces pays exerçaient jadis (3). Le ralentissement de la croissance économique que les pays émer- gents subissent depuis le début de l’année ne doit pas être confondu avec un retour à leur état de pauvreté antérieur : ainsi que l’a souli- gné Lionel Zinsou, le président du fonds d’investissement PAI Part­ ners, « l’affaiblissement de la demande des pays occidentaux a mis en lumière les déséquilibres les plus saillants des émergents, mais leur

120 décembre 2013 décembre 2013 pays émergents : la fin de l’âge d’or

trajectoire reste bonne. Leur émergence est irréversible » (4). L’ajuste- ment qui est en cours ne modifiera pas fondamentalement les rapports de force entre les grandes puissances économiques mondiales : les pays émergents, au premier rang desquels les Bric, resteront les interlocu- teurs privilégiés des pays développés, au sein notamment du G20. Au plus fort de la récente crise économique, le dynamisme de la croissance des pays émergents avait permis à l’économie mondiale d’échapper à une récession durable. Alors que la croissance du PIB des pays déve- loppés avait été de 0,1 % en 2008 et de - 3,5 % en 2009, celle des pays émergents avait atteint respectivement 6,1 % et 2,7 %. La contraction du PIB mondial en 2009 avait ainsi été limitée à - 0,6 %. La moindre vitalité des pays émergents devrait donc dissuader­ les économies déve- loppées de compter trop largement sur des relais de croissance exté- rieurs. Les Bric et les « onze prochains » pourraient par ailleurs se montrer favorables à de nouvelles avancées en matière de libéralisa- tion des échanges internationaux susceptibles de favoriser la reprise de l’activité économique : l’Organisation mondiale du ­commerce trou- vera peut-être là l’occasion de débloquer les négociations du cycle de Doha, qui a été lancé en 2001. Si tel était le cas, le passage des pays émergents à un rythme de croissance plus modéré pourrait se révéler bénéfique à l’ensemble de l’économie ­mondiale.

1. La parité de pouvoir d’achat est un taux de conversion monétaire qui permet d’exprimer dans une unité commune les pouvoirs d’achat des différentes monnaies. Ce taux exprime le rapport entre la quantité d’unités monétaires nécessaire dans des pays différents pour se procurer le même panier de biens et de services. 2. « When giants slow down », The Economist, 27 juillet 2013, p. 17. 3. Idem, p. 19. 4. Lionel Zinsou, entretien avec Alain Faujas, « La croissance des émergents est “irréver- sible” », le Monde Éco & Entreprise, 1er-2 septembre 2013, p. 2.

décembre 2013 décembre 2013 121 études, reportages, réflexions

raison garder au comptoir du zapping

› Gérald Bronner

apparition d’une multiplicité de chaînes et, parallèle- ment, d’un dispositif technique – la télécommande – a radicalement changé notre façon de consommer la télévision. À tel point qu’un néologisme en est né : le « zapping ». Chacun sait de Gérald Bronner est professeur de L’quoi il s’agit. Ce terme est devenu tellement sociologie, spécialiste des croyances commun qu’un programme télévisé por- collectives et des phénomènes de tant ce nom nous propose chaque jour, sur cognition sociale, à propos desquels il a publié plusieurs livres, dont ­Canal+, de voir une sélection de scènes pas- l’Empire des croyances (PUF, 2003), sées à la télévision la veille en imitant le geste salué d’un prix de l’Académie des du téléspectateur muni de sa télécommande. sciences morales et politiques,­ l’Empire de l’erreur. Éléments de Cette émission née sur la chaîne cryptée sociologie cognitive (PUF, 2007), sur une idée de Patrick Menais – qui en a l’Inquiétant Principe de précaution, encore la responsabilité – a commencé à être co-écrit avec Étienne Géhin (PUF, diffusée en septembre 1989, ce qui fait d’elle 2010), et la Démocratie des crédules (PUF, 2013, prix de la Revue des Deux un des plus anciens programmes du paysage Mondes). audiovisuel français. › [email protected]

122 décembre 2013 décembre 2013 raison garder – au comptoir du zapping

Cette photographie du petit écran dure cinq minutes, elle est précédée d’un message d’avertissement : « Le zapping reflète la télévision, il peut contenir des images non adaptées à un jeune public. » La prétention de ce programme à refléter la télévision est déjà pro- blématique. Bien entendu, il ne la reflète pas comme un sondage peut refléter l’opinion publique. D’une part parce que l’échantillon de cinq minutes qu’il propose n’est pas choisi aléatoirement (ce serait bien ennuyeux), d’autre part, parce qu’il n’est pas non plus représentatif du temps d’antenne consacrée à telle ou telle catégorie de programme télévisuel (ce serait tout aussi ennuyeux). Mais de quoi est-il donc le reflet en ce cas ? Voilà bien une première question épineuse. C’est que, d’après ceux qui l’ont conçu, ce programme se veut divertissant et en même temps informatif. Ce mélange ambigu entre information et divertissement est la marque de la chaîne cryptée. On pourrait dire que le message implicite du « Zapping », qui se veut une vitrine souvent un peu indi- gnée de ce qui se passe à la télévision, cède, par la nature même de son intention, à tous les excès du petit écran puisqu’il retient dans cette vitrine toutes les scènes de violence, les choses les plus choquantes, les corps dénudés, les vulgarités, etc. Il le fait, il est vrai, avec l’alibi du deuxième degré qui est la ruse que l’époque contemporaine a trouvée­ pour redonner une forme de noblesse à l’attraction malsaine que ressent tout esprit pour le pire. Au-delà de cette tartuferie assez innocente, les images ne sont pas seulement sélectionnées parce qu’elles montrent le pire de ceux qui tentent de faire de l’audimat, elles suggèrent aussi une narration. Comme l’exprimait jadis Goethe : « La théorie est au cœur même du fait. (1) » Ainsi, considérez mentalement deux images. L’une montre un homme chauve et l’autre un hôpital. Cette série d’images induira une idée, voire une histoire : celle de quelqu’un qui se bat contre la maladie par exemple. Considérez à présent le même homme chauve, mais à l’image de l’hôpital, substituez l’image d’un champ de bataille… et de malade, votre homme devient un militaire.

décembre 2013 123 études, reportages, réflexions

Le fait d’accoler deux images est rarement anodin, évidemment, ­selon votre montage vous n’induirez pas du tout la même histoire. Il dépendra entièrement de votre volonté de suggérer tel sillon narratif plutôt que tel autre. Or, au visionnage même superficiel de ce zapping si divertissant, il saute presque aux yeux que l’équipe de douze personnes y travaillant a quelques obsessions et des instructions morales à faire valoir. C’est d’ail- leurs l’intention explicite que revendique Patrick Menais, qui déclare­ que le « Zapping » a clairement une vocation « pédagogique » (2). Retenons pour étude la semaine du 19 au 23 août 2013. On constate d’abord que de nombreux éléments d’actualité sont évoqués­ sans mise en scène particulière : les embouteillages, les Mondiaux d’athlétisme à Moscou, etc. S’y ajoutent de petites séquences amu- santes constituées de hurlements, de pleurs, de rires, de déclarations aberrantes ­issues de la téléréalité ou de quelques jeux télévisés. Plus remarquables, certaines séquences sont liées les unes avec les autres par un fil conducteur suffisamment grossier pour qu’il n’y ait guère de doute sur l’interprétation que les « zappeurs » souhaitent leur donner. Ainsi, un extrait de la déclaration de l’athlète russe ­Yelena Isinbayeva contre la défense de l’homosexualité (qui déclencha une vague d’indignation, notamment sur Internet) est suivie par un ­extrait de « Harry », un jeu télévisé diffusé sur France 3, où l’ani- mateur demande au candidat « Comment vous le sentez, Pierre ? », lequel répond : « Ça pue. » Les habitués du « Zapping » de Canal+ ont déjà sans doute ­remarqué que tout au long des semaines, une vision du monde claire se dégage du montage proposé. On tourne systématiquement en dérision toute déclaration politique. Ainsi, une évocation des exécutions crapuleuses à Marseille durant l’été est-elle suivie de dé- clarations très volontaristes du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, et parachevée d’une moqueuse « tactique du gendarme » chantée par Bourvil. On stigmatise la comédie du pouvoir : les embras- sades de Manuel Valls et Christiane Taubira se concluent par une chanson que Tété interprète sur un plateau de France Ô : « Belles retrouvailles émues… »

124 décembre 2013 décembre 2013 raison garder – au comptoir du zapping

Un autre exemple : les déclarations du ministre de l’Intérieur concernant le regroupement familial sont éclairées par un extrait du jeu « Motus » sur France 2 où le mot à trouver était « mythomane ». Et pour punir un peu plus Manuel Valls, on ajoute un extrait du docu- mentaire de Canal+ « À l’Élysée », où le président met en garde contre les excès de médiatisation. On aime la critique du pouvoir donc, mais pas quand elle vient d’un camp qui est considéré comme « de droite ». Ainsi, une déclaration de Pierre Moscovici (« L’économie française est forte et le plein-emploi est un objectif, à 2025 qui me paraît non seulement mobilisateur mais réaliste ») est suivie d’un extrait du journal de 13 heures dans lequel Jean-Pierre Pernaud déclare : « Il ne va pas tarder à redescendre, avec toutes les difficultés des Français dans les jours qui viennent », que les « zappeurs » punissent d’un extrait d’une émission diffusée sur Planète +, « Stupides touristes », où un individu déclare : « Moi, ce qui me motive, c’est de me plaindre. » Le pouvoir de l’argent est marqué lui aussi du Z vengeur des « zap- peurs », il n’est pas une déclaration d’un analyste financier, un résultat de Bourse qui ne soit sanctionné d’une moquerie. Ainsi, les analyses optimistes d’un chroniqueur boursier sur BFMTV sont tournées sévè- rement en dérision par des cris ridicules d’individus ayant gagné une belle somme au jeu « Money Drop » sur TF1. Bien entendu, les « zappeurs » ont une conscience aiguë des problèmes de la planète, et ils ne manquent jamais de diffuser de larges extraits de documentaires écologistes dont certains propos font littéralement tom- ber de l’armoire tout scientifique spécialiste de la question. Ainsi, cette ­semaine-là, les fuites objectivement inquiétantes de la centrale de Fuku- shima sont évoquées immédiatement « collées » à un documentaire mili- tant, « Les semences de la colère », où une femme déclare que « l’agricul- ture se mécanise rapidement », suit un extrait du journal de 19 h 45 sur M6 qui rappelle que nous épuisons nos ressources et nos réserves puis, de nouveau, ce documentaire, où cette fois un homme nous dit que « si l’on ne résiste pas à ce système, à cette politique de production, on est fichus pour de bon ». L’énergie nucléaire, l’agriculture intensive, la fini- tude des ressources, tout cela est lié, nous explique ce programme. Le

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pouvoir de l’argent, la cupidité du monde industriel, la corruption du monde politique, tout cela nous conduit à notre perte. Comment résister à ce discours quand on y associe – lorsque les programmes de télévision de la veille le permettent – quelques discours plein de sagesse du chef d’une tribu lointaine nous rappelant que la vraie vie ce n’est pas cela ? Ce programme crée chez celui qui le visionne un chaos d’impres- sions, d’émotions. Le support intellectuel de ces émotions disparaît très vite, mais il en demeure sans doute quelque chose, d’autant qu’il est porté par des images qui suscitent légitimement l’indignation. De nombreuses expérimentations ont montré que de telles charges émo- tionnelles, soutenues par une narration implicite, étaient de nature à exciter certaines représentations du monde dont nous avions beau- coup de mal par la suite à identifier l’origine (3). Le fait de rappe- ler leur mortalité aux gens, par exemple, paraît favoriser l’attraction qu’exercent les idées autoritaristes (4). Il n’y a pas besoin d’avoir beaucoup d’imagination pour deviner quel type de vision du monde favorise le montage « pédagogique » des « zap- peurs ». Ce récit du temps présent finit, à l’évidence, par être un caté- chisme lourdaud. D’une gauche gentiment altermondialiste, décrois- sante du bout des lèvres, dans le camp de Debord autant qu’on peut l’être lorsqu’on travaille à la télé, verte bon teint, et à tout le moins bien-pensante, la lecture du monde des zappeurs n’a pas grand-chose de « pédagogique » dans le sens où elle permettrait aux téléspectateurs une ouverture à une façon de pensée inédite. Au contraire, il me semble que, le plus souvent, elle fait écho aux lieux communs un peu bobo qui par- courent sans répit le marché de l’information. Loin d’être véritablement corrosive, la vision du monde implicite qui se dégage du « Zapping » fait plutôt penser à quelques propos de comptoir… d’un bar situé Rive gauche, bien évidemment.

1. Cité par Max Weber in Essais sur la théorie de la science, Presses Pocket, 1992. 2. http://www.rue89.com/2007/09/17/zapping-de-canal-dix-huit-ans-apres-zapper-reste-un-metier. 3. Daniel Kahneman, Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012. 4. Jeff Greenberg, « Evidence for Terror Management Theory II : The Effect of Mortality ­Salience on Reactions of Those Who Threaten or Bolster the Cultural Worldwiew », Journal of Personality and Social Psychology, 58, février 1990, p.308-318.

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129 | Une certaine idée de la collection › Alexandre Mare

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une certaine idée de la collection

› Alexandre Mare

courir les expositions temporaires, nous en avions presque oublié l’essentiel, ce qui est au cœur du musée : l’exposition des collections permanentes, tant il est vrai qu’en règle générale celles-ci concentrent toutes les attentions. Installations au longÀ cours, loin de la fureur et du bruit, elles sont, le plus souvent, le reflet des collections, des acquisitions, des dons et des choix muséo- graphiques opérés par les conservateurs successifs – bref, une histoire visible du musée. Et en ce sens, on pourrait Alexandre Mare est commissaire penser qu’une exposition permanente explicite d’exposition à la Villa Noailles une « ligne muséale » et sert (pour aller vite) et membre du comité de rédaction de contrepoint aux expositions temporaires. Si du magazine Cartier Art. En 2013 il a publié Paris, une physionomie l’on est loin des expositions poussiéreuses, dont aux Éditions Moutons électriques, la légende voudrait qu’elles ne soient jamais l’édition d’Inédits de René Crevel ­remises à jour, qui caractérisaient il y a quelques au Seuil et a dirigé la réédition du Dictionnaire du dadaïsme années certains musées, force est de constater de Georges Hugnet aux Éditions que de plus en plus, les musées, à l’instar du Bartillat.

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Centre Pompidou, de la Maison carrée à Nîmes, du musée munici- pal de Monaco et d’autres encore, proposent régulièrement une refonte totale de leurs accrochages, avec de nouveaux liens historiques, de nou- velles tentatives de définition du sens de leurs collections. Bref. Au mois de juin dernier, trop occupés à courir, nous avions raté la réouverture des collections permanentes du musée d’Art ­moderne de la Ville de Paris. Happés par l’exposition Keith Haring (on notera que, fort réussie, elle permettait de constater, n’en déplaise aux grincheux, que l’artiste new-yorkais était un très grand dessina- teur, usant d’un trait vif et précis) qui s’y déroulait, nous n’étions pas revenu y découvrir le nouvel accrochage. Contrairement à l’essai précédent, proposé en 2011, dont la ­démonstration manquait de clarté et de prises de risque, ce nouvel accrochage est une parfaite réussite. Sous la responsabilité de Sophie Krebs pour la partie « historique », et de Julia Garimorth pour la partie « contemporaine », il met en avant, avec mesure et discrétion, des rela- tions formelles et historiques. Il bouscule, et c’est là le principal, les habitudes en prenant le parti de sortir des réserves des artistes peu vus – et, pour certains, délaissés. Ainsi les deux conservatrices redonnent du relief à une collection qui, des fauves à la peinture figurative contemporaine (on se réjouira par exemple de la présence d’œuvres de Camille Henrot), ne cesse – et c’est là l’une des principales missions du musée – de s’agrandir, grâce à de grandes acquisitions ou à des dons importants (comme celui de Michael Werner). L’outil principal de la démonstration des conservatrices, qui montrent ainsi combien il existe de porosité entre les époques et les œuvres, ce sont les grandes fenêtres ouvertes d’une salle à une autre. Avec des espaces aérés, des murs moins encombrés, des cimaises dispa- rues, le musée retrouve une forme de sérénité, de clarté surtout, avec une luminosité mieux adaptée qui donne aux œuvres plus de présence encore. Retrouvée, cette architecture originelle permet un dialogue : il est possible de regarder la salle consacrée aux années dix depuis celle des années cinquante... D’une fenêtre à l’autre, la peinture s’interpelle. On retrouve des points de vue – c’est entendu, l’histoire de l’art est pleine de frontières poreuses et de fenêtres de tir.

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Dans le même esprit, certains espaces sont utilisés qui étaient alors sous-exploités dans les précédentes mises en scène. Les grandes salles à l’entrée de l’exposition, qui accueillaient jusqu’alors de petits ou moyens formats cubistes, sont désormais occupées, entre autres, par des toiles monumentales de Robert Delaunay. Immenses décors, elles trouvent ici leur place naturelle et semblent avoir été pensées pour le lieu. À quelques mètres, on trouve dans une rotonde quelques œuvres de l’Américain James Lee Byars, décédé en 1997. Au centre, une grande table circulaire recouverte de feuilles d’or sert de support à des formes géométriques de céramique, The Moon Books, que l’on découvre ­horizontalement, en descendant un escalier. On pourrait trouver l’ar- tifice gratuit. Il est immanquablement séduisant mais n’en demeure pas moins efficace tant l’œuvre de cet artiste minimaliste fait écho aux Rythmes de Robert Delaunay (qui ont été réalisés pour les décorations du Salon des Tuileries de 1930) accrochés dans les salles précédentes.

« Pourquoi Paris fut une fête »

Pour les collections modernes, quelques tableaux essentiels. Le XXe siècle, bien en place. On remarquera surtout à nouveau la présence de Léopold Survage, un peu tombé en désuétude, et celle d’André­ Lhote, qui complète une histoire du cubisme qui avait tendance à le mettre de côté. Il est accroché à côté de Picasso et de Braque. À sa place, donc. La présence du Nu couché à la toile de Jouy, de Tsuguharu ­Foujita, « fils du général Foujita de l’état-major impérial », comme le peintre ja- ponais exilé à Paris aimait, en détachant chaque syllabe, se faire ­appeler, vaut presque à lui seul le déplacement. Vénus parisienne, le modèle du peintre est la fameuse Kiki de Montparnasse (celle qui prête ses lèvres aux photographies de Man Ray), jeune Bourguignonne montée à la capitale, fée gouailleuse et enjôleuse des Années folles. Kiki sur fond de toile de Jouy, jeu de signifiant-signifié pour Foujita qui, fasciné par le pubis épilé de son modèle, réalisera, en pensant fortement à l’Olympia, ce premier nu (Manet le fantôme du XXe siècle, voilà une piste qu’il

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faudrait suivre...). Au Salon d’automne de 1922, le tableau apportera à l’artiste l’éloge de la critique. Peintre fétichiste, Foujita garda toute sa vie la toile, pareille à une relique (on peut voir le peintre, sur certaines photographies, agenouillé devant ce nu, comme en adoration – le dé- vouement à la peinture donc), et le léguera au musée avec l’ensemble de ses tableaux fétiches : gageons alors que les musées sont aussi des lieux de recueillement et de prière. Près de cette Toile de Jouy, comme un contrepoint, une Vasque fleurie de Van Dongen. Sans doute le trouble sexuel qui se dégage du tableau, associé aux jeux de couleurs, en fait l’un des chefs-d’œuvre du peintre – on se rappellera que Paris fut un centre névralgique. Pourquoi Paris fut une fête. Il y a peu d’œuvres des mouvements Dada et surréaliste (peu de photos notamment), et ce ne sont sans doute pas les plus spectacu- laires, contrairement à celles, par exemple, du Centre Pompidou, mais l’on trouvera ici des mises en perspectives pertinentes, des rapports formels et intellectuels qui font sens et résument, de fait, la spécificité de ce nouvel accrochage. Ainsi, dans la petite salle dada, on notera la présence de Jean Crotti, qui avec son épouse ­Suzanne, sœur de Marcel Duchamp, créèrent un groupe « paraDada », Tabu – « une religion ! », dira Georges Hugnet – dont ils furent les seuls et heureux membres... Non loin des œuvres surréalistes, on se ­réjouira de voir que les sculp- tures de Gaston Chaissac côtoient celles d’Étienne-Martin. De la même manière, on comprendra que montrer les sculptures africaines de la collection de Maurice Girardin (acquises d’ailleurs à la galerie de Charles Ratton, qui vient de faire l’objet d’une très réussie exposition au Musée du Quai Branly) permet de faire le lien avec les influences du surréalisme, tout comme montrer des œuvres d’Étienne-Martin permet de rappeler son appartenance, furtive mais déterminante, au mouvement d’André Breton. Et de la même façon, de montrer que Chaissac a eu des proximités avec ce même mouvement. L’accrochage dit « historique » se clôt sur la salle consacrée à l’abs- traction française des années cinquante (après un détour, entre autres, par un bel ensemble de toiles de Fautrier), de Zao Wou-ki à Jean ­Degottex – en somme une histoire du trait et la question du signe en quelques tableaux.

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Belle manière de clore et de penser la rupture avec les nouveaux réalistes (années soixante) qui ouvrent l’accrochage contemporain. Bien sûr Hains, Raysse, quelques autres. L’on se réjouira de la pré- sence d’une œuvre de Gérard Deschamps – dont il manque, soit dit en passant, une véritable exposition monographique dans un grand musée. La salle la plus spectaculaire est celle consacrée aux peintres contemporains allemands Baselitz et Penk avec des œuvres monumen- tales, notamment l’impressionnant Meine Mutter, Madame Cézanne, qui profitent pleinement des nouveaux aménagements du musée et de la luminosité retrouvée. Quand à A.R. Penk, outre des tableaux de grands formats, sont présentées un ensemble de sculptures. Sur l’un des derniers murs, avant de descendre un escalier, (juste après un aperçu de la peinture figurative contemporaine sur la scène française) une œuvre, sans titre, de Mathieu Mercier. Une palette de couleur sur un socle, un pinceau face à un mur vide, bouclant ainsi la boucle ouverte avec les grands Delaunay. Voilà un tour complet d’une his- toire possible de l’art.

« Le vide imposé oblige à réinventer »

Dès lors, si le musée ne dispose pas d’une collection couvrant l’en- semble des mouvements de l’histoire de l’art moderne et contemporain mais présente une collection éclectique, construite pour beaucoup à partir de dons et d’acquisitions, elle ne donne pas à voir pas un véri- table continuum historique. La valeur de cette collection permanente ne réside donc pas dans l’exposé chronologique, comme on en trouve, par exemple, au Centre Georges-Pompidou, ou dans certains musées de province, à Lille, Strasbourg ou Lyon, ou même dans certains Frac (fonds régionaux d’art contemporain) mais dans la volonté d’assumer ces manques et même, pourrions-nous dire, de se construire avec eux. Par leur absence, certaines écoles, certains mouvements racontent une histoire du musée. Contrairement à bien d’autres musées, ici, c’est la construction de la collection elle-même qui est visible. La présence des Penk et des Baselitz ne s’explique pas tant parce qu’ils occupent une

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place importante dans l’art du XXe siècle mais bien plutôt parce que leurs œuvres furent présentées entre ces murs lors de grandes rétros- pectives. C’est au LAM, à Villeneuve-d’Ascq, dont les collections se sont elles aussi construites en grande partie grâce à des donations, que l’on trouvera sans doute une manière voisine de procéder, de penser les rapprochements. Là aussi, les manques imposent un accrochage spécifique, moins strictement historique. Alors que les musées et les collections sont historiquement les lieux où l’on cherche à combler des vides, force est de constater que pour certains le vide imposé oblige à réinventer – en tout cas impose d’envisager les liens historiques autre- ment qu’à partir d’un simple énoncé linéaire. Fenêtres ouvertes sur l’art, le nouvel accrochage pourra donc per- mettre – mais c’est une lecture qui en vaut une autre, après tout – de constater que l’histoire de l’art n’est pas faite uniquement de rup- tures, mais aussi d’une certaine forme de généalogie formelle, de rhi- zomes, ce qui permet au visiteur de saisir ce qui peut bien unir (ou au contraire opposer) une toile de Derain à une peinture de Peter Doig, l’abstraction des années cinquante à une installation de Toroni. De la même manière que la peinture d’un Braque cubiste peut se regarder tout aussi aisément après que l’on ait contemplé un Cézanne. C’est en ce sens que le nouvel accrochage de l’exposition des collections per- manentes du musée d’Art moderne est une réussite : elle montre une histoire de la création en dialogue. Mieux : en tension.

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l’homme nu sans pudeur ni tabou

› Eryck de Rubercy

es statues en marbre, en bronze ou en pierre de l’art antique, logées dans nos musées, ont un sexe dont nous reconnaissons la forme, du moins quand un coup de marteau iconoclaste ne les a pas châtrées. Ainsi a-t-on longtemps accordé à la sculpture de représenter le corps, Lobjet d’étude incomparable, la statuaire masculine offrant en entier le spectacle de son anatomie à l’opposé de la chasteté prescrite par les Grecs et les Romains pour le nu féminin. Car c’est par l’organe du sexe seul que les dieux mâles se révélaient évidemment mâles. Certains l’ou- blient, consciemment ou non, et le mérite de l’exposition Masculin/ Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours au Musée d’Orsay (1), qui ne se contente pas d’arracher avec force les dernières feuilles de vigne de notre hypocrisie, est de nous le rappeler, notamment par cette copie anonyme du Faune Barberini, entre 1799 et 1829, qui dans son profond sommeil, peut-être après une débauche, étale la beauté musculeuse de ses jambes, ou par cette autre très belle copie d’atelier, d’après l’antique Torse du Belvédère faisant saillir ses muscles, réalisée en 1881 par Émile Edmond Peynot.

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Mais plus encore, cette exposition nous Eryck de Rubercy, essayiste, auteur oblige à matérialiser charnellement nos des Douze questions à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger ­obsessions les plus secrètes, voire notre (Univers-Poche), est traducteur, trouble sur près de deux cents œuvres éton- notamment des essais sur Hölderlin namment variées, à savoir, selon le principe de Max Kommerell (Aubier), de de la transdisciplinarité : soixante-dix pein- poèmes de Stefan George (Fata Morgana, Prix Nelly-Sachs 2004), tures, une vingtaine de sculptures, des des- ainsi que d’August von Platen (La sins et beaucoup de photographies. Toutes Différence). On lui doit l’anthologie œuvres mêlées qui célèbrent la beauté de la Des poètes et des arbres (La Différence, 2005) et la présentation plastique nue de l’homme ; sa nudité ayant d’œuvres d’Ernst Meister, de été du XVIIe au XIXe siècle au fondement de Gottfried Benn, de Peter Handke, la formation académique et constituant une d’Hugo von Hofmannsthal, d’Heinrich von Kleist, et de Richard Wagner. ligne de force de la création en Occident. Même dans ses estampes érotiques ou ses dessins licencieux, l’art japo- nais n’a pas connu comme le nôtre la glorification du nu masculin. Mais de nos jours, on est loin de l’époque où l’homme nu incarnait la base tant de l’art occidental que de la formation artistique­ dans les académies, où il était un exercice obligé pour tout candidat au prix de Rome, même si le thème de l’homme nu en art, qui restait jusqu’alors le grand absent des expositions, n’a jamais cessé en réalité d’affirmer sa permanence en étant constamment repris par les artistes. Les musées regorgent en effet d’œuvres représentant des corps d’hommes nus, non d’ailleurs sans précautions parfois, qui vont du périzonium chris- tique au cordon de la cape de Pâris en passant par le fourreau d’épée de Thésée ou le carquois d’Éros. Dans l’art, même aux époques les plus favorisées et les plus libres, le peintre et le sculpteur, pour expri- mer la poésie des sens, ont dû se chercher des alibis mythologiques ou légendaires, ou mettre sur leurs tendres nus d’homme quelque voile protecteur. Cela dit, l’exposition d’Orsay, qui est donc une première en France, suit un parcours thématique en débutant avec l’idéal classique au lendemain de la révolution française, quand David et ses élèves peignaient de musculeux Romains la lance ou le glaive à la main, puis en abordant le nu héroïque à travers le sport ou la guerre, ensuite le corps de l’homme dans la nature (de Cézanne à Cecil Beaton avec un

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très beau tableau venu de Zurich intitulé le Pêcheur à l’épervier (1868) de Frédéric Bazille) ainsi que dans la douleur, c’est-à-dire mis à mal, torturé, en lien avec la représentation du Christ et celle du martyre de saint Sébastien, avant d’en venir à l’homme objet du désir homo- sexuel, qui se clôt par l’École de Platon (1898) du peintre belge Jean Delville, œuvre qui ne fut jamais mise en place à la Sorbonne, où elle était destinée (le Banquet de Platon étant le plus noble exposé de l’éro- tique hellénique). En conséquence, une approche mélangeant allégre- ment les genres, les époques, les nationalités, qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, fait voisiner une Académie d’homme, dite Patrocle (1780) du néo-classique Jacques-Louis David avec, comme prétendu moderne équivalent, un Achille sur fond rose, réalisé en 2011 par le duo d’artistes français Pierre et Gilles, ou bien fait se juxtaposer le Would-be Martyr (2008) ligoté par des poupées Barbie en plastique du photographe David LaChapelle et le biblique Adam et Ève trouvant le corps d’Abel de Jean-Jacques Henner ou bien encore fait se retrouver en fin d’expositionle Sommeil d’Endymion (1791) d’Anne-Louis Girodet pas très loin d’un David Hockney de 1966. Et cela au mépris de leurs particularités propres et des circonstances de leur création. Cela a de quoi évidemment surprendre. Une transversalité en l’occurrence assumée, encore que bien ­curieuse, qui a certes le mérite, tout relatif d’ailleurs, de montrer comment un peintre comme Hippolyte Flandrin a influencé avec son ­célèbre tableau le Jeune homme nu assis au bord de la mer (1836) des photographes comme le baron allemand, habitué de Taormine, Wilhelm von Gloeden (1856-1931), Rudolf Koppitz (1884-1936) et Robert Mapplethorpe (1946-1989), sinon de permettre de redistri- buer les cartes de la bienséance, en faisant côtoyer des chefs-d’œuvre comme les corps douloureusement démembrés des Trois personnages dans une pièce (1964) d’un superbe triptyque de Francis Bacon et des œuvres méconnues ou académiques d’une pléthore de petits maîtres, sinon extravagantes telle le Fléau ! (1901) d’Henri-Camille Danger, récemment acquise par Orsay, ou ridicules telle ce Mort pour la patrie (1892), nu comme un ver en plein champ de bataille, d’un certain Lecomte du Noüy. Ce parti pris de mitoyenneté en une même exposi-

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tion d’œuvres du XIXe siècle et d’œuvres contemporaines – a priori – antinomiques, de proposer un parcours thématique qui joue sur le contraste, les similitudes et la mise en perspective, plutôt qu’une ­organisation chrono-pédagogique forcément plus linéaire, peut certes plaire, a même de quoi réveiller, quand il s’agit par exemple de la rencontre entre les postures désabusées des modèles de Lucian Freud et d’Auguste Rodin, mais a aussi de quoi choquer quand elle fait ­malencontreusement cohabiter une œuvre d’Antoine Bourdelle et une statue monumentale d’un athlète réalisée en 1939 par Arno Breker, sculpteur favori de Hitler, dont on se demande vraiment ce qu’elle fait là. L’étude de Bourdelle pour le monument aux morts de 1870- 1871 de Montauban n’a, en effet, rien à voir là-dedans, ni d’ailleurs la plupart des autres œuvres de la salle de Breker dont un Ecce Homo détourné en éphèbe gay bodybuildé de Kehinde Wiley. Il aurait ici tellement mieux valu songer du côté allemand à la gravité méditative d’un Wilhelm Lehmbruck, inexplicablement absent, qui assuma plei- nement le problème de la représentation de l’homme nu, tout comme Rodin dont ce sculpteur était sorti – l’Âge d’airain (1877) est là pour en témoigner de manière exemplaire – ce qui ne se borne pas à « faire » un corps d’homme, comme justement le crut encore Arno Breker confiant dans sa seule virtuosité, mise au service d’un mode d’expres- sion idéologique militant pour la supériorité de la race aryenne. Car traiter du corps humain, que ce soit d’ailleurs en peinture ou en sculp- ture, c’est d’abord en son principe approfondir l’essence même de ces formes d’expression artistiques, sans quoi il apparaît rapidement qu’il n’y a plus d’œuvre digne de ce nom.

Une exposition inaccomplie

Il ressort, au fil de cette exposition, alors que l’histoire artistique du nu masculin est brouillée par l’improbable juxtaposition, selon des thématiques formelles, d’œuvres de différentes techniques et de diffé- rentes époques, que le visiteur finit tout simplement par ne plus rien y comprendre. Mais « on ne tient pas par la main le visiteur­ en lui

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disant qu’on va lui expliquer l’histoire du nu masculin. On montre des choix formels, des systèmes visuels qui se retrouvent d’une époque à l’autre », se défend Ophélie Ferlier, co-commissaire de l’exposition. Considérons donc le parallèle entre l’Égalité devant la mort (1848) de William Bouguereau et le Père mort (1996-1997) de l’artiste aus- tralien Ron Mueck. La toile monumentale du premier, montrant un ange de la mort qui fond du ciel comme un aigle pour recouvrir d’un linceul le cadavre d’un jeune homme, est ici censée faire écho à la sculpture hyperréaliste du second, représentant dans une taille réduite le cadavre de son père mort, sauf que les deux œuvres trônent dans un espace consacré à une « veine naturaliste » et qu’on se demande bien ce que le jeune Bouguereau, académique tout autant qu’ici symboliste, vient faire là. On se demande aussi pourquoi le Saint Sébastien (1870- 1875) de Gustave Moreau se retrouve dans les « Nus héroïques » et le Saint Sébastien expirant (1789) de François-Xavier Fabre dans la partie « Dans la douleur », alors que la dizaine de Saint Sébastien exposés à Orsay aurait sans doute composé, pour le coup, un bel ensemble cou- rant sur diverses périodes, le martyre de saint Sébastien étant l’un des prétextes favoris, comme chacun sait, pour représenter le corps mas- culin nu, à bout de forces, prostré dans l’abandon presque voluptueux de l’agonie. La palme du loufoque revenant tout de même ici à celui datant de 1910 du peintre mexicain Ángel Źarraga, dont l’Irène à ses pieds prie en robe Paul Poiret… Et puis, plus gênant encore, il y a dans chacune des salles théma- tiques, tel un fil rouge perturbateur, la présence d’une œuvre du duo Pierre et Gilles, au kitsch revendiqué par leurs auteurs, icônes de la culture gay, dont, privilège inexplicable, pas moins de sept photogra- phies peintes avec force paillettes jalonnent le parcours, parmi les- quelles celle d’un athlétique Mercure (2001) au hanchement sexy sous les traits du modèle Enzo Junior, reproduite sur le dos de la couverture du catalogue de l’exposition dans laquelle elle se trouve accrochée en regard du splendide Saint-Sébastien soigné par Irène à la lanterne de Georges de La Tour. Œuvre choisie de surcroît pour son affiche à côté d’un Berger Pâris (1787) de Jean-Baptiste Desmarais, autre véritable icône apollinienne de la culture gay devant laquelle, avant qu’elle ne

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retourne à Ottawa, beaucoup se pâmeront. Car inutile avec bon nombre des œuvres exposées de se retrancher derrière un quelconque alibi artistique, la plupart d’entre elles, dans les limites de l’artistiquement correct, étant directement inspirées par l’eros masculin connoté dans une logique homosexuelle partout bien présente, mais particulièrement en fin d’exposition, où la tentation du mâle est explicitement mise en valeur avec, entre autres œuvres dans un espace coquin, une grande toile de 1944 de l’artiste sovié- tique Alexander Deineka, où l’on voit un militaire regarder d’autres militaires qui se douchent, des dessins érotique de Jean Cocteau (les Amants), un tableau comme le Bain (1951) de l’artiste homosexuel américain Paul Cadmus ou encore l’Origine de la guerre (1989) de la plasticienne Orlan, qui présente le sexe masculin à la manière de l’Origine du monde de Gustave Courbet. On ne compte, cela dit en passant, que cinq femmes au catalogue. On eût pu au moins penser aux Lanceurs de filets (1914) de Suzanne Valadon… On l’aura compris, Masculin/Masculin avance à peine masqué, semblant préférer – sans doute pour rassurer le grand public, à moins que ce ne soit par manque de courage – la pseudo-clandestinité à un sujet clairement affiché comme l’homoérotisme dans l’art, qui aurait pu être passionnant s’il avait été traité, même si finalement l’impres- sion que laisse la visite de cette exposition est bien celle dans l’en- semble d’une tonalité homosexuelle. Surtout, Guy Cogeval, président de l’Établissement public des musées d’Orsay et de l’Orangerie, éga- lement commissaire de l’exposition, a beau dire qu’elle « ne se prend pas au sérieux » et contient « beaucoup d’humour », son organisation thématique reste marquée par la pauvreté de sa réflexion et le manque de véritable rigueur scientifique, la transversalité étant au bout du compte en matière muséographique aussi dangereuse que difficile. L’objectif de départ de cette exposition, expliqué dans la présentation officielle, était le suivant : « S’appuyant sur la richesse de son propre fonds (quelques sculptures inconnues) et des collections publiques françaises, le musée d’Orsay se donne comme ambition […] d’ap- profondir, dans une logique à la fois interprétative, ludique, sociolo- gique et philosophique, toutes les dimensions et significations de la

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nudité masculine en art. » Eh bien, cette exposition ne nous paraît pas répondre à cette ambition, et le catalogue (2), qui ne présente ni la totalité des pièces exposées ni leur analyse, ne donne pas davantage le change. Bien sûr, restent les œuvres, avec des chefs-d’œuvre, ceux déjà mentionnés auxquels s’ajoutent, selon ses préférences personnelles, la silhouette émaciée du Prométhée (1868) de Gustave Moreau, par ailleurs généreusement représenté, les Adolescents (1906) de Picasso, les six Autoportraits tortueux du maître autrichien Egon Schiele, ou encore le charme innocent des Garçons se baignant (1908) de Lud- wig von Hofmann, et cela, quand bien même les organisateurs, en dépit du fait que l’exhaustivité est impossible, s’entendront longtemps reprocher les grands absents, à commencer par Ingres, à qui il eût été impossible de faire avouer combien de volupté pure il entrait dans son Œdipe et le Sphinx (1808), où le corps de l’homme nu est le serviteur des sens – sens qui mènent à l’esprit et non au frelaté.

1. Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris VIIe. Jusqu’au 2 janvier 2014. 2. Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours, Flammarion-Musée ­d’Orsay, 2013.

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CRITIQUES

LIVRES Passion › Frédéric Verger expositions Pour l’amour du beau › Robert Kopp

MUSIQUE Un grand festival à Bucarest › Mihaï de Brancovan

DISQUES L’hommage de Jaroussky à Farinelli et… Porpora › Jean-Luc Macia

livres | critiques

LIVRES Passion › Frédéric Verger

eanette Winterson a été élevée au sein d’une famille pentecôtiste qui ne possédait que six livres disséminés J dans les différentes pièces de la maison. Quatre bibles au rez-de-chaussée, un Ancien Testament et un Nouveau Testament à l’étage. Pour une âme sensible au récit, aux métaphores et au rythme de la prose, il y a là un avantage que les malheureux enfants ayant grandi dans des maisons où l’éventail des lectures est un peu plus large ne peuvent que lui envier. C’est aussi sa mère adoptive qui, après que Jeanette, à 19 ans, lui eut annoncé qu’elle comptait quit- ter la maison pour vivre avec une jeune fille dont elle était tombée amoureuse, lui lança la phrase stupide et sublime qui devait fournir le titre français de son fameux livre auto- biographique : « Pourquoi vouloir être heureux alors qu’on peut être normal ? (1) » Depuis vingt-cinq ans, Jeanette Winterson, auteure d’une œuvre abondante et magnifique, offre aux chroni- queurs londoniens un caractère dont ils exploitent la fran- chise et l’éclat en le transformant en une héroïne de ragots à mi-chemin entre Oscar Wilde et Peter Pan. Mais la passion, littéraire ou amoureuse, possède chez elle une telle inten- sité de candeur et d’énergie que rien ne peut dégrader son personnage et que les pires commérages sonnent comme les épisodes d’un conte. La Passion, aujourd’hui traduit en français (2), est un ouvrage ancien, paru en 1987, et qui est devenu une sorte de livre-culte de sa première période. Il s’agit d’un court ­roman, une sorte de féérie historique qui se déroule pendant

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les guerres napoléoniennes. Il se déploie en quatre parties, dont les narrateurs sont tour à tour les deux personnages principaux : Henri, un jeune paysan, soldat de la Grande Armée chargé de farcir et rôtir les poulets que l’Empereur veut pouvoir consommer à tout instant, qui contemple et subit tous les malheurs de la guerre de Boulogne à Mos- cou sans jamais tirer un coup de fusil, et Villanelle, une jeune Vénitienne, qui joue du travestissement et se meurt d’amour pour une femme lointaine et mystérieuse qui ne répond qu’à demi à sa passion. La rencontre et l’histoire d’amour d’Henri et de Villanelle, qui ne répond à son tour que par une tendre amitié à la passion qu’il éprouve pour elle, forme l’argument de la dernière partie qui se déroule dans l’obscurité agitée d’ombres mystérieuses des canaux vénitiens. On le sent bien, la Passion n’est pas un roman historique classique ; le décor et les personnages y ont l’irréalité du rêve, du cirque ou des marionnettes napolitaines. C’est-à- dire que leur irréalisme, leur manque de vérisme social ou psychologique, n’est nullement un défaut mais constitue au contraire la matière originale qui les rend merveilleusement concrets et colorés. L’atmosphère et les thèmes du conte ­demeurent toujours parfaitement vivants, reliés par le talent de l’auteur aux expériences les plus profondes et les plus ordinaires de la vie. Un merveilleux exemple de ce que le talent véritable du romancier ne réside pas dans le registre, la vérité ou la vraisemblance de ce qu’il raconte mais dans sa capacité à le rendre soudain vivant. Le roman n’est pas la vie imitée, mais la vie suscitée. Dans la première partie (« L’Empereur »), récit des aven- tures d’Henri au camp de Boulogne, le talent, le génie litté- raire éclatent à chaque page, presque à chaque phrase. De sa jeunesse saturée de prêches, Jeanette Winterson a peut-être héritée le naturel avec lequel sa prose retrouve la beauté, la sécheresse lyrique de la Bible. Elle parvient à tenir ce point

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d’équilibre où la rêverie ordinaire sur la vie prend un carac- tère poétique sans pourtant verser dans la préciosité. Ce point ténu, par où pourtant soufflent des ouragans, elle le retrouve avec aisance à chaque phrase. Cette réflexion sur l’existence qui naît des détails les plus simples du récit (au point que le roman lui-même n’est peut-être rien d’autre que la chro- nique méditante de ces mille petits faits où gît l’essentiel de la vie) tapisse à la façon d’un jardin aux dessins amples et enchevêtrés l’arrière-plan des grands drames de l’Histoire ou des destins individuels. Des personnages à peine évoqués, mais vivaces­ et précis comme ceux d’un rêve, accompagnent ­Henri : Domino le nain, ancien favori de Joséphine (qui ­apparaît à quelques reprises dans le roman dans des scènes dont on ne sait si elles sont vraies ou inventées, mais qui la rendent merveilleusement vivante et sympathique), Patrick, prêtre irlandais défroqué, hérésiarque, menteur, voyeur, et pourtant plein de foi (il triche à la messe afin de communier deux fois). Face à la violence de l’armée et de la guerre, Henri est un personnage dont la voix semble toujours exprimer la mélancolie douce de l’innocence et de la solitude. C’est dans les parties dont il est le narrateur (la seconde raconte la retraite­ de Russie où Henri perd un œil, où ­Domino est blessé, où Patrick disparaît) que l’on sent le plus ce fond de lyrisme rus- tique et d’ironie qui vient de la Bible (un mélange en soi sophistiqué, marque du plus grand art). Dans la deuxième partie, le personnage de Villanelle introduit une variation subtile du même ton. Le style des deux personnages n’est pas radicalement différent et pourtant, loin d’être une faiblesse, cette proximité des voix et des procédés fait resurgir, dans les variations de leurs couleurs respectives, la complémentarité et la différence des deux personnages. La rêverie de Villanelle est sans cesse colorée par la passion et le goût du théâtre, elle est la face stendhalienne, romantique, de ce couple touchant et mal assorti. Venise, où se déroulent la troisième et la dernière partie du roman, est une ville de la nuit, des travestissements

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et du désir oppressant comme le songe. Tout le récit baigne d’ailleurs dans un éternel présent, celui de la sensation, de la réminiscence et de la maxime, comme s’il s’agissait là des seuls points d’appui des hommes sur le monde. Ce monde de la Passion, baigné d’une sorte de folie qui tient à la découverte par les personnages de la cruauté des choses ou à celle du désir, la passion étant d’ailleurs définie dans le roman comme un état à mi-chemin de la terreur et du désir. La Passion est un roman-cirque, c’est-à-dire où l’extrava- gance, la couleur et la merveille, avec ce qu’elles peuvent avoir de grossier ou de chargé, n’existent que par la performance aristocratique de la performance, la grâce de la réalisation. Un roman récent, celui de Céline Minard (3), se rat- tache à sa façon à cette veine. C’est un western parodique et solennel comme le rêve d’un enfant doué de cette ima- gination qui ramasse tout, cailloux, images, histoires, bouts de bois, et les transforme en ornements de son jeu. Il y a quelque chose de profondément satisfaisant et d’émouvant pour le lecteur à découvrir comment, au moment précis où, parfois, l’excès de l’invention, la facilité de la parodie pourraient devenir lourds, verser dans l’atroce ricanement du second degré, Céline Minard, par un détail illuminant, une notation pleine de grâce, redresse la course comme ces danseuses qui semblent manquer le pas avant de le réussir avec éclat, métamorphose la phrase et fait jaillir la ­beauté, comme si ces étincelles de vie constituaient le véritable ­enjeu du roman, comme si ce que l’auteur cherchait avant tout, par-delà la fiction la plus échevelée, c’était ce moment miraculeux où l’invention romanesque semble montrer la vie au moment où elle devient vivante.

1. Jeanette Winterson, Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, traduit par Céline Leroy, L’Olivier, 2012. 2. Jeanette Winterson, la Passion, traduit par Isabelle Delord-Philippe, L’Olivier, 2013. 3. Céline Minard, Faillir être flingué, Rivages, 2013.

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expositions Pour l’amour du beau › Robert Kopp

a collection de l’homme d’affaires mexicain d’ori- gine espagnole Juan Antonio Pérez Simón compte L parmi les plus importantes qui ont été édifiées dans les trente dernières années. Éclectique à souhait, riche de quelque trois mille pièces provenant de toutes les époques et de toutes les civilisations, elle continue de s’enrichir au gré d’un marché, où toutefois les Rembrandt sont devenus aussi rares que les Goya ou les Whistler. Et comme son propriétaire aime à partager sa passion de l’art, des parties de sa collection sont régulièrement exposées, de Madrid à San Diego, en passant par Paris. Ainsi, en 2010, le musée Jacquemart-André avait mon- tré un ­ensemble de tableaux espagnols, du Greco à Dalí, réunis par ­Véronique Gerard-Powell, historienne d’art et spécialiste de la peinture ibérique, et documentés dans un ­excellent catalogue. Responsable scientifique de la col- lection, elle fait découvrir actuellement, dans les mêmes lieux, la peinture victorienne, un genre encore largement ­méconnu en France. Rares ont été en effet à Paris les expositions consacrées au XIXe siècle anglais. Turner et Whistler exceptés, seul Burne-Jones a fait l’objet d’une grande rétrospective, orga- nisée en 1999 par le musée d’Orsay en collaboration avec le Metropolitan Museum de New York (Edward Burne Jones. 1833-1898. Un maître anglais de l’imaginaire). En 2011, le musée d’Orsay, cette fois d’entente avec le Victoria and Albert ­Museum de Londres, avait fait revivre le monde de l’Aesthetic Movement à travers non seulement la peinture,

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mais aussi la mode, le mobilier, les bijoux, la décoration (Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde (1)). Entre-temps, le Louvre avait proposé D’Outre-Manche, en 2008. Cette relative méconnaissance de la peinture anglaise en France n’est pas nouvelle, malgré les efforts d’en faire apprécier la modernité qu’avait faits Théophile Gautier au moment de l’Exposition universelle de 1855, ou le grand critique Ernest Chesneau en publiant, en 1882 et 1883, deux importantes études, la Peinture anglaise et Artistes anglais contemporains. Malgré, aussi, les fructueux séjours d’un ­Manet ou d’un Pissarro à Londres, ou les contacts de Poynter ou de Leighton avec Bouguereau et Gleyre. Ce n’est pas sans quelque ironie qu’en 1895 un autre grand connais- seur de la peinture anglaise, Robert de la Sizeranne, dans un des premiers de ses nombreux articles donnés à la Revue des Deux Mondes, a noté : « Nous avons une notion plus claire de l’école de Phidias ou de l’art des pharaons que de la peinture anglaise – qui est à deux heures de la France et qui est vivante. » Les choses sont-elles en train de changer ? Le succès qu’a remporté la récente exposition du musée d’Orsay et l’enthousiasme suscité par Désirs et volupté à l’époque victorienne pourraient presque le faire croire. Disons que ce qui change, c’est d’abord l’image encore trop souvent colportée de sévérité et de rigueur qui caractériseraient le long règne de la reine Victoria. C’est sans doute que nous sommes plus nombreux à être sous l’influence de Dickens et des sœurs Brontë que sous celle de Bernard Shaw ou d’Oscar Wilde. Certes, à l’époque – qui est celle de l’in- dustrialisation de la Grande-Bretagne et l’édification de son empire – les discours prônant la vertu du travail, de l’effort, voire des privations, étaient plus en phase avec la morale officielle que ceux qui exaltaient les plaisirs et la joie de vivre. Il n’empêche que l’accession des armateurs

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et des industriels à de nouvelles fortunes suscitait de nou- velles manières d’aborder l’art et de le collectionner, très différentes de celles qu’avait pratiqué l’aristocratie ou la bourgeoisie des Lumières. Comme en France, la tradition picturale était mainte- nue et transmise par une institution, la Royal Academy. Et comme en France et ailleurs, le poids de cette institu- tion et son conformisme étaient périodiquement mis en cause par les générations montantes Ainsi, au milieu du XIXe siècle, par les Pre-Raphaelite Brothers, John Everett Millais, Dante Gabriel Rossetti et William Holman Hunt, les deux premiers remarquablement représentés par la Cou- ronne de l’amour et une Venus verticordia, d’une luxuriante sensualité. Cette dernière œuvre avait été acquise en son temps par le junior director de la Bibby Line de Liverpool, Frederick Leyland (1832-1892), fondateur, en 1873, de sa propre compagnie de navigation. Il fut un des plus impor- tants collectionneurs de tableaux de la Renaissance, des pré- raphaélites, de Whistler, de Moore, et le principal mécène de Rossetti qui fit son portrait (aujourd’hui au Delaware Art Museum). La femme de l’armateur servant de modèle au peintre, notamment pour Symphony in Flesh Colour and Pink, actuellement conservé à la Frick Collection. Quant à la tombe de Leyland au Brompton Cemetery, elle est l’œuvre de Burne-Jones. Liverpool, bien avant d’être la ville des Beatles, grâce à ses activités portuaires et à ses manufactures, était deve- nue la deuxième capitale économique du royaume, après Londres, et un des grands centres de cet art nouveau, que collectionnaient aussi William Imrie (1836-1906), le créa- teur de la White Star Line, qu’on appelait « the Prince of shipowners », l’industriel William Coltart (1820-1903) et encore George Holt (1825-1896), dont la demeure, Sudley House, et une partie de la collection sont devenues une par- tie des National Museums of Liverpool.

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Tous ces collectionneurs se réunissent dans la Liverpool Society of Fine Arts qui, à partir de 1851, organise un Salon d’automne, préfigurant ce qui est devenu la Walker Gallery. C’est dire l’importance de la ville pour l’histoire de l’art et, particulièrement, pour l’Aesthetic Movement, ce courant qui se développe parallèlement à l’impressionnisme français et qui figure comme son contraire. Or, ce qui vaut pour Liverpool vaut également pour Manchester et pour Birmin- gham. Et si, dans chacune de ces villes, il existe parmi les nouveaux industriels de grands collectionneurs, ceux-ci ne peuvent se passer des marchands. Si à Paris Durand-Ruel fait la promotion des impressionnistes, Ernest Gambart, d’origine belge, à travers sa French Gallery à Londres, fait celle d’Alma-Tadema. C’est toute cette histoire culturelle de l’Aesthetic Move- ment que raconte l’exposition et, surtout, le catalogue de Véronique Gerard-Powell. S’inspirant aussi bien de l’Anti- quité classique que du Moyen Âge biblique, croisant sans hésitation Dante, Shakespeare et Walter Scott, les pré­ raphaélites et les peintres de la génération suivante aiment à raconter une histoire. Que ce soit le Retour du marché évoquant la vie quotidienne à Pompéi, les Roses d’Hélioga- bale ou cette Sortie d’église au XVe siècle d’Alma-Tadema, ou encore Moïse sauvé des eaux de Frederick Goodall, aucun de ces tableaux ne refuse l’anecdote, ni le pittoresque ni éven- tuellement l’anachronisme. C’est ce qui fait leur charme et leur poésie. Car c’est bien de poésie qu’il s’agit dans la déco- ration de ces demeures somptueuses et souvent sombres des grands industriels de la seconde moitié du XIXe siècle. Pour la plupart de ses peintres, l’art n’était pas opposé à l’artisanat. La peinture pouvait trouver son prolongement dans la tapisserie, dans le vitrail, dans la reliure, dans le ­mobilier, voire dans la mode. Le but de l’art était de réconci- lier la vie avec la beauté, de créer un univers fait d’harmonie et d’équilibre, en phase avec les grands récits de l’histoire du

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monde. Car, à travers la Fin de la chanson de Leighton nous retrouvons l’éternelle romance de Tristan et Iseult, à tra- vers Pygmalion de Burne-Jones l’invariable tourment de la beauté, à travers Enid et Geraint de Hughes les irrésistibles tentations de l’amour. Tous ces peintres, tout comme leurs commanditaires, ont suivi la Grammar School. Agrippine, Andromède et Pyrrha, Héliogabale, Erato et Esther font donc partie de leur uni- vers familier et leur présence dans telle salle à manger ou tel salon n’a rien d’incongru. Sans parler des avantages que pré- sentent les récits mythologiques pour tous ceux qui désirent célébrer la beauté du corps féminin. D’un corps féminin que les atours et le décor n’ont de cesse de mettre en relief et en valeur. Mais fidèle à une esthétique que l’on hésite à dire mallarméenne, les peintres de l’Aesthetic Movement esti- ment sans doute que « nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance [...] qui est faite du plaisir de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve ».

1. Robert Kopp, « The cult of beauty », in Revue des Deux Mondes, février 2012.

décembre 2013 décembre 2013 153 critiques | musique

Musique Un grand festival à Bucarest › Mihaï de Brancovan

idèle à lui-même, le festival Georges Enesco – qui se tient tous les deux ans, à Bucarest – offrait, pour sa 21e édition, un programme d’une richesse, d’une F er variété incroyables. Entre le 1 et le 28 septembre, pas moins de 81 concerts étaient proposés dans la capitale roumaine, 14 dans une dizaine de villes de province. Outre les principales formations roumaines, étaient invitées quinze phalanges aussi prestigieuses que la Staatskapelle de Berlin avec Daniel Baren- boim, l’Accademia nazionale di Santa Cecilia avec Antonio Pappano, le London Philharmonic Orchestra avec Vladimir Jurowski ou le Royal Concertgebouw d’Amsterdam avec Mariss Jansons. À la tête de son Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin et d’une excellente distribution internationale, Marek Janowski – wagnérien chevronné s’il en est – a donné en concert, devant près de 3 000 auditeurs en délire, la première exécution complète de la ­Tétralogie que Bucarest ait enten- due depuis trente ans. À côté de cela, de nombreuses soirées baroques (commençant en général à 22 h 30 !), des récitals, de la musique de chambre, beaucoup d’œuvres contempo- raines… Toutes les manifestations sont diffusées en direct par la radio roumaine et peuvent aussi être suivies simulta- nément dans une salle de cinéma. Qu’il s’agisse du Ring ou d’un récital, les places les plus chères coûtent 80 lei, soit envi- ron 18 euros ; mais il est vrai que les salaires roumains sont bien plus bas que les français. Enfin, les élèves des écoles de musique et du conservatoire ont libre accès à la grande salle

154 décembre 2013 décembre 2013 musique | critiques

du Palais (3 126 places), même lorsque celle-ci est complète ; aussi le festival attire-t-il un public beaucoup plus jeune et plus enthousiaste que celui des salles parisiennes : la plupart des artistes sont longuement ovationnés, debout. L’événement sans doute le plus marquant des cinq jours que j’ai passés à Bucarest a été la création en Roumanie des Gurrelieder de Schönberg ; œuvre immense, directement is- sue de Tristan, qu’il était naturel de programmer précisément l’année du bicentenaire de la naissance de Wagner. La partie n’était pourtant pas gagnée d’avance, d’autant que le chef ini- tialement prévu, Bertrand de Billy, est parti l’avant-veille du concert. Il a été remplacé par le jeune et remarquable Britan- nique Leo Hussain, lequel, en moins de trois jours, a réussi le tour de force de mettre en place, avec les instrumentistes et choristes de la Philharmonie George Enescu, une magnifique exécution de cette partition incroyablement dense et difficile, qu’il dirigeait pour la première fois, réalisant ainsi – paraît- il – un vieux rêve. Il y avait, dans sa lecture, un souffle, une tension, un sens du drame irrésistibles. Tonnerre d’applau- dissements pour le chef, l’orchestre, les chœurs et les solistes, Violeta Urmana (Tove), Nikolai Schukoff (Waldemar), Jani- na Baechle (le Ramier), Thomas Johannes Mayer (un Paysan, le Narrateur). Autre moment inoubliable : les deux dernières Sonates de Schubert recréées plus qu’interprétées par Radu Lupu dans l’atmosphère intime (800 places seulement !) de la jolie salle de l’Athénée, devant un public comme ensorcelé.­ Dès les premières mesures de la Sonate en la majeur, D 959, on était frappé tant par l’originalité que par la logique du phrasé, on ne peut plus différent de ce que l’on entend ­habituellement : le pianiste roumain a sa propre hiérarchie des notes, il n’articule pas comme les autres. Même intério- rité, même multiplicité des plans sonores, même jeu poly- phonique dans la sublime Sonate en si bémol majeur, D 960. Ce poète du clavier nous ouvre les portes d’un monde

décembre 2013 décembre 2013 155 critiques | musique

­secret, à des années-lumière de la réalité quotidienne. Une soirée hors du commun, que prolongeaient quatre bis, évi- demment tous de Schubert. Deux jours d’affilée, notre Orchestre de Paris (que le fes- tival accueillait pour la troisième fois) et son directeur musi- cal, Paavo Järvi, se sont taillé un beau succès, salle du Palais. Après une ouverture le Corsaire (Berlioz) menée tambour bat- tant, la jeune Norvégienne Vilde Frang prêtait son lyrisme, sa technique sûre, sa belle sonorité au Concerto pour violon de Benjamin Britten, né il y a cent ans. La Symphonie avec orgue de Saint-Saëns eût été parfaite si l’organiste et compositeur Thierry Escaich n’avait été obligé de se contenter d’un ersatz d’instrument, au son maigre, étriqué… Le programme du lendemain s’ouvrait par une Symphonie n° 1 d’Enesco pré- cise, enlevée, un peu sèche parfois. C’est Édouard Colonne qui créa au Châtelet, en 1906, cette partition témoignant de la double formation viennoise et française du musicien rou- main ; pourquoi donc l’Orchestre de Paris, qui l’a apprise spécialement pour Bucarest, n’a-t-il pas jugé utile de la jouer aussi Salle Pleyel ? Après l’entracte, le chef et ses instrumen- tistes électrisaient le public avec une 5e Symphonie de Proko- fiev puissante, tour à tour dramatique et ironique. On était déçu, en revanche, de réentendre les mêmes bis que la veille : des extraits de l’Arlésienne et des Jeux d’enfants de Bizet. La même salle nous permettait d’admirer l’enthousiasme contagieux, la musicalité, l’esprit d’équipe de l’Orchestre roumain des jeunes, fondé en 2008 par le violoncelliste Marin Cazacu et le chef Cristian Mandeal. C’est Lawrence Foster qui le dirigeait cette fois-ci, dans des œuvres de Dan Dediu (brillante Frenesia sur des thèmes folkloriques rou- mains), Brahms (Double concerto, avec Pinchas Zukerman au violon et Amanda Forsyth au violoncelle) et Ravel (Rap- sodie espagnole, Pavane pour une infante défunte, Alborada, Boléro). Seule réserve : certain glissando trop appuyé des cuivres dans le Boléro…

156 décembre 2013 décembre 2013 musique | critiques

Même si, à Bucarest comme ailleurs, la musique contem- poraine n’attire pas précisément les foules, le festival s’obs- tine (avec raison) à lui consacrer de nombreux concerts, tous intéressants. Deux jours avant de l’entendre diriger les Gurrelieder, nous découvrions Leo Hussain à la tête de l’or- chestre Moldova de Iaşi pour un programme regroupant des ouvrages de compositeurs nés tous trois en 1934 : la Sym- phonie « Memorial » (2009) du Roumain Cornel Ţaˇranu, dédiée à « toutes les victimes du totalitarisme » ; le très ample et virtuose Concerto pour piano (1997) de Sir Peter Maxwell Davies, joué avec une gourmandise, un plaisir évidents par Marino Formenti ; et les Earth Dances – compactes, un rien répétitives – de Sir Harrison­ Birtwistle. Sous la baguette du compositeur allemand Jörg Widmann (né en 1973), l’or- chestre Transilvania de Cluj interprétait Lumina drumurilor (la lumière des chemins), partition très contrastée d’Ulpiu Vlad, puis deux œuvres de ­Widmann lui-même : Ad absur- dum (2002), pour trompette solo et petit­ orchestre, sorte de perpetuum mobile au tempo ­démentiel, que Sergei Naka- riakov, son dédicataire, joue avec une insolente facilité ; et l’impressionnante Messe, dernier volet (après Lied et Chor) d’une trilogie pour grand orchestre s’inspirant de formes vocales. Enfin, deux concerts nous ont permis d’apprécier la vitalité, la diversité de la musique roumaine d’aujourd’hui : celle de compositeurs déjà réputés (Octavian Nemescu, Doina Rotaru), défendue par l’excellent ensemble Profil et son chef, Tiberiu Soare ; ou celle, plus libre, ouverte à tous les styles, de la jeune génération, dans l’interprétation de l’ensemble ICon Arts que dirige Gabriel Bebeşelea. Prochain festival en 2015, toujours sous la direction ­artistique de Ioan Holender. Espérons seulement que le gouvernement roumain respectera sa promesse de faire en sorte que cette manifestation puisse se maintenir au niveau que nous lui connaissons.

décembre 2013 décembre 2013 157 critiques | disques

Disques L’hommage de Jaroussky à Farinelli et… Porpora › Jean-Luc Macia

l fut l’un des plus grands castrats du XVIIIe siècle et on l’a redécouvert au XXe en même temps que les I opéras qui avaient été écrits pour lui. Un film, signé Gérard Corbiau, l’a popularisé. C’est aujourd’hui l’une de nos étoiles du chant baroque qui lui rend hommage, ­Philippe ­Jaroussky (1), contre-ténor déjà encensé dans cette ­revue. Mais il ne faudrait pas oublier le compositeur, ­Nicola Porpora­ (1686-1768), rival de Haendel à Londres, un temps professeur de Haydn et qui traverse un des plus beaux ­romans de George Sand, Consuelo. Le compositeur napolitain, surnommé le « patriarche de la mélodie », eut aussi le mérite de découvrir, former et lancer Carlo Bro- schi, plus connu sous le nom de Farinelli. Porpora composa pour son protégé une multitude d’arias au sein d’ouvrages lyriques à succès joués à travers l’Europe. Tous deux furent des stars en leur temps et Jaroussky illustre et justifie cette popularité en interprétant onze airs avec un art magnifique. Tout est à louer dans ses phrasés et ses vocalises jamais identiques mais toujours pertinents, dans ses nuances, ses ornements, ses envolées. La richesse de sa palette vocale est surprenante avec son timbre d’ancien sopraniste à l’aigu an- gélique, au bas-médium mordant, à la souplesse discursive. Cette interprétation brillante évoque certes le génie de Fari- nelli, dont plusieurs témoignages décrivent la beauté rare de sa voix et de son style, mais aussi celui de Porpora dont on entend ici quelques morceaux d’un lyrisme savoureux,

158 décembre 2013 décembre 2013 disques | critiques

savamment écrits pour flatter le potentiel de son favori et joliment instrumentés. Si quelques airs paraissent un peu convenus, d’autres sont flamboyants, notamment les deux duos où le contre-ténor français est rejoint par Cecilia ­Bartoli, rien moins. L’accompagnement raffiné du Venice Baroque Orchestra­ et ­d’Andrea Marcon est un plus déci- sif. À noter que ce CD est édité par le label Erato, consé- quence du rachat du catalogue classique d’EMI par Warner. Tous les disques édités jusqu’à cet été sous le label Virgin adoptent désormais le logo de la vieille firme française, en sommeil depuis des années. Restons dans l’opéra baroque avec Vivaldi. Naïve pour- suit son intégrale des manuscrits du « Prêtre roux » conser- vés à la bibliothèque universitaire de Turin avec ce Catone in Utica créé à Vérone en 1737 sur un excellent livret de ­Métastase. L’ouvrage est en trois actes mais la partition du premier a été perdue. La voici habilement reconstituée, grâce au livret conservé, par Alessandro Ciccolini. Au total c’est une œuvre incandescente, peuplée d’arias colorées et dyna- miques, bien dans le style énergique vivaldien, dirigée de main de maître par Alan Curtis (2). La terrible rivalité entre Caton et César, attisée par Emilia, la veuve de Pompée, et contrecarrée par l’amour de sa fille, Marzia, pour l’ennemi César, est transcendée par un plateau de premier rayon d’où l’on a exclu les contre-ténors mais confié les rôles de castrats à de valeureuses chanteuses comme Ann Hallenberg, Sonia Prina, Romina Basso et Roberta Mameli, inattendu César. Le ténor Topi Lehtipuu, au timbre enchanteur, domine les débats dans le rôle de Caton. Vivaldi au top. Quelques décennies après ces opéras, l’art lyrique entrait dans une nouvelle ère, avec Mozart bien sûr. Rien n’égale ses chefs-d’œuvre sur des livrets de Da Ponte. Malgré la verve des Noces de Figaro et la grandeur de Don Giovanni, avouons un faible pour la profondeur psychologique de Cosi fan tutte, où Amadeus met à nu le cœur et la sensibilité des

décembre 2013 décembre 2013 159 critiques | disques

amants derrière l’apparence d’une bouffonnerie. De plus, il s’agit du premier opéra où l’orchestre devient lui-même un personnage du drame. Le jeune chef québécois Yannick Nézet-Séguin, dont la célébrité s’accroît de manière expo- nentielle des deux côtés de l’Atlantique, a entrepris une ­série pour Universal lors de concerts à Baden-Baden. Son Cosi est d’un dynamisme époustouflant (3). On pourra regretter parfois que sa direction tendue laisse peu de place à l’alan- guissement sentimental, mais la juvénilité de sa battue, la verve des ensembles, la force expressive rendent encore plus vertigineuse la débâcle des amours. Et les quatre amants sont défendus avec spontanéité et raffinement par Miah Persson, étincelante Fiordiligi, Angela Brower, touchante Dorabella, Adam Plachetka, pétulant Guglielmo, et surtout Rolando Villazon qui donne à Ferrando une passion dou- loureuse. Si le personnage roublard de Don Alfonso est par- faitement défendu par Alessandro Corbelli, le point faible de cette lecture vient hélas de la Despina criarde et guère stylée de Monica Erdmann. Mais on l’oublie face à la splen- deur de ses partenaires, notamment les bois luminescents de l’impeccable Chamber Orchestra of Europe.

Et aussi… Le Quatuor Prazak est l’un des tout premiers ensembles de chambre du Vieux Continent. Plusieurs disques, van- tés ici, l’ont déjà montré. En voici deux de plus qui nous ravissent. Avec deux complices, l’altiste Petr Holman et le violoncelliste Vladimir Fortin, les instrumentistes tchèques donnent une dimension épique aux deux Sextuors de Brahms (4), chefs-d’œuvre d’un romantisme lumineux et touffu. Tant dans l’Opus 18, à la complexité structurelle très moderne, que dans l’Opus 36, plus maîtrisé, nos six com- plices savent dénicher les croisements rythmiques, exalter des mélodies d’influence populaire ou viennoise, mettre en lumière des contrechants dissimulés par une écriture foi-

160 décembre 2013 décembre 2013 disques | critiques

sonnante. Jamais­ cette musique d’une esthétique assumée n’a paru à la fois aussi abordable et d’une hauteur de vue impressionnante. Un art de l’équilibre que les Prazak savent pimenter d’un esprit de liberté rythmique qui n’appar- tient qu’à eux. L’autre SACD (5) propose la rare version de chambre, pour piano et quatuor à cordes, réalisée par Mozart lui-même, de trois de ses concertos pour piano, les 11e, 12e et 13e. Entourant Slavka Pechocova-Vernerova, pia- niste au jeu cristallin qui sait faire chanter les mélodies mo- zartiennes, les Prazak, renforcés par une contrebasse, nous font oublier l’absence de l’orchestre grâce à une puissance sonore, une homogénéité harmonique et une verdeur ryth- mique pleine de panache. Bien sûr, ici ou là le trait d’une flûte, le chant d’un hautbois, l’aura lointaine d’un cor nous manquent mais d’une certaine manière l’inventivité mozar- tienne est mise en pleine lumière. Retour à l’époque baroque avec deux disques passion- nants. D’abord, des motets écrits par Marc-Antoine Char- pentier pour la maison de Guise où le compositeur officiait (6). Un Miserere, un Annuntiate superi et d’envoûtante Lita- nies de la Vierge dessinent un portrait d’un musicien atta- ché à l’épure, au refus des sentiments exacerbés et à une piété sans chichis. L’austérité supposée de ces partitions est transcendée ici par les huit chanteurs de l’ensemble Corres- pondances, à l’ardeur soigneusement contenue et exploitée, canalisés par la direction enfiévrée de Sébastien Daucé et soutenus par quelques cordes et deux flûtes. Cela suffit à nous plonger dans l’univers spirituel de mademoiselle de Guise, destinataire des œuvres, et dont on devine bien la ferveur pudique et la prière sincère. L’opulence vocale tranche sur la simplicité de l’écriture, ce qui suffit à créer des moments d’émerveillement intense. Les douze Concerti grossi op. 6 de Corelli, cahier fonda- teur de l’art concertant du début du XVIIe siècle, ont connu de nombreuses gravures souvent recommandables, notam-

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ment celle de Chiara Banchini qui, voici vingt ans, avait reconstitué l’imposant orchestre corellien (quatre-vingts musiciens). Avec dix-huit instrumentistes, tous d’une ­impeccable virtuosité, Amandine Beyer et ses Incogniti revisitent cet opus (7) avec une ardeur frénétique. C’est un festival de rythmes gorgés de sève, de traits de violons stratosphériques, de dialogues stimulants. Une vraie théâ- tralité instrumentale se met en place où les ornements, les murmures délicats et les contrastes ombre-lumière nous ­captivent dès la première plage et nous tiennent pendant cent trente minutes sous le charme.

1. Philippe Jaroussky, Farinelli, Porpora arias, CD Erato 9341302 2. 2. Antonio Vivaldi, Catone in Utica, 3 CD Naïve, OP 30545. 3. Wolfgang Amadeus Mozart, Cosi fan tutte, 3 CD Deutsche Grammophon 479 0641. 4. Johannes Brahms, Sextuors, SACD Praga Digitals PRD/DSD 250 297. 5. Wolfgang Amadeus Mozart, Concertos viennois, SACD Praga Digitals PRD/ DD 250 298. 6. Marc-Antoine Charpentier, Litanies de la Vierge. Motets pour la maison de Guise, CD Harmonia Mundi HMC 902 169. 7. Arcangelo Corelli, Concerti grossi, 2 CD Zig-Zag Territoires ZZT327.

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Maurice Barrès Dezsö Kosztolányi La Mort de Venise Portraits Paul-Jean Toulet › Frédéric Verger Carnet d’Indochine › Gérard Albisson Serge Sanchez La Lampe de Proust et autres François Chemel objets de la littérature François Sommer, › Charles Ficat un temps d’avance › Guillaume Sainteny Vladimir Pozner Vladimir Pozner se souvient Alexandre Mathis › Aurélie Julia LSD 67 › Charles Ficat Michel Guérin Origine de la peinture Juhani Aho › Édith de La Héronnière Seul › Alexandre Mare Leon Battista Alberti De la famille Henriette Levillain › Gérard Albisson Saint-John Perse › Édith de La Héronnière Nadejda Mandelstam Sur Anna Akhmatova › Aurélie Julia

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récits de voyage sous ») ou sur un sampan (« un dédale La Mort de Venise liquide et lent serpente entre des rochers Maurice Barrès noirs chevelus de vert, des milliers de ro- chers qui surplombent, qui pendent qui présentation d’Olivier Aubertin se mirent dans cette eau de fleuve en- Nicolas Chaudin | 176 p. | 8 € dormi »). Et puis, sans le savoir, malgré Carnet d’Indochine eux, un instant, ils se donnent rendez- Paul-Jean Toulet vous dans leurs écrits ! Le trouble poé- tique réussi ! Pour Barrès : « À Bénarès présentation d’Olivier Aubertin [...] quatre femmes enveloppées de soies Nicolas Chaudin | 144 p. | 9 € où tremblent des mouchetures d’or et d’argent, dansent durant les longues Deux magnifiques petits livres, élégants, nuits brûlantes », pour Toulet, « Bénarès qui tiennent dans la poche. Olivier­ sentait la mort : il y avait des singes dans Aubertin les présente l’un et l’autre des temples de marbre blanc, des vaches avec une passion suffisamment retenue dans des temples dorés »… L’étrangeté pour qu’on puisse s’inviter aux voyages. des lieux, des paysages, des rencontres Avec qui voulez-vous partir ? Le choix les ont menés l’un et l’autre à faire est difficile. Barrès et Toulet ont écho au Cœur des ténèbres de Conrad… quelques points communs. Deux dan- ­publié en 1903 ! dys contemporains, l’un lorrain, l’autre On ne résiste pas à la tentation de prendre béarnais. Parmi leurs différentes amitiés, le train pour arriver à Venise-Santa-Lucia­ ils partagent celle de Maurras. 1903 est et embarquer à bord du Ville-de-la-­Ciotat l’année où le premier revient à Venise à Marseille › Gérard Albisson pour travailler à son livre Amori et dolori sacrum et où le second a ­l’occasion de se rendre à l’Exposition de Hanoï, consa- crée aux grands travaux et à la moder- biographie nisation de l’Indochine. Au fur et à François Sommer, mesure que l’on progresse dans chacun un temps d’avance des ouvrages, ce sont davantage les kilo- mètres qui vont les séparer. Cependant, François Chemel plusieurs permanences se ­retrouvent Buchet-Chastel | 200 p. | 21 e chez eux, chacun avec son style, avec son « enracinement ». L’élément eau est Les Français qui, se promenant en forêt omniprésent ; que l’on soit en gondole ou à la campagne le week-end, peuvent, (« sur ces eaux peu profondes et pâles, aujourd’hui, si facilement contempler qui présentent parfois les couleurs ex- chevreuils, sangliers, cerfs et biches cessives des fleurs d’automne, nous sui- ne savent pas qu’ils le doivent à un vions un chenal entre des balises, tandis homme : François Sommer. qu’affleurait çà et là un limon mal dis- Jusqu’aux années soixante-dix, la

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grande faune était extrêmement rare ­volontaire, voire impatient, tenace, en France. Avec énergie, ténacité, voire voire têtu, audacieux, voire aventurier, entêtement, François Sommer, inspiré direct, sachant effacer les barrières so- par ce qu’il avait observé à l’étranger, ciales, doté de présence et de rayonne- plaida pour l’introduction de méthodes ment, charismatique, il impressionnait de gestion plus rationnelles : obligation et même intimidait quand on le rencon- du plan de chasse et du tir à balles, trait pour la première fois. interdiction de la chevrotine, instau- Mais la grande affaire de sa vie fut et ration d’un examen pour le permis de resta la nature. Rarement, au XXe siècle, chasser, regroupement des territoires un homme aura davantage conduit sa en unités de gestion, indemnisation vie et accompli son œuvre conformé- des dégâts de gibier, création d’une ment à l’esprit de ce qui ne s’appelait Direction de la protection de la nature pas encore (l’expression ne fut formulée et d’un ministère de la Protection de qu’en 1980) le développement ­durable l’environnement, encouragement au et ses trois piliers : économique, social, développement d’une culture natura- environnemental. Sur le plan éco- liste, etc. Ces idées progressistes et non nomique, il développa considérable- conformistes se heurtèrent à l’époque ment ce qu’on nommerait aujourd’hui à nombre d’oppositions. Mais c’était une entreprise de taille intermédiaire sans compter avec l’obstination de leur (entre 1953 et 1972, les effectifs de principal promoteur. Aujourd’hui le Sommer SA sont multipliés par dix et résultat de leur application est specta- son chiffre d’affaires par trente), dont culaire. on sait à quel point le tissu industriel François Sommer, personnage hors du français manque. Sur le plan social, commun qui eut mille vies en une, fut outre les avantages sociaux très en bien plus que l’inspirateur principal de avance sur son temps accordés aux sa- cette politique. Résistant, aviateur dans lariés de son entreprise, il fut l’un des le groupe Lorraine, Compagnon de la militants de l’idée d’intéressement et Libération, industriel, précurseur de la de participation et l’appliqua dès 1960 mise en place de la mise en œuvre de la dans son entreprise. Il fit aussi en sorte participation dans l’entreprise, mécène, que les retombées économiques de explorateur. C’est le mérite de la biogra- Sommer SA profitent aux Ardennes, phie que François Chemel lui consacre son lieu d’implantation. Enfin, en que de rappeler les étapes de cette vie ­matière d’environnement, ses idées et hors normes. son action furent prophétiques. Si François Sommer fut tout cela à la Mais si l’action de François Sommer fois ou successivement, c’est en partie est exemplaire du développement en raison de certains traits de son carac- durable, c’est aussi et peut-être sur- tère affirmé. Curieux, énergique, intui- tout car, au prix d’un cruel paradoxe tif, homme d’idées, voire visionnaire, et d’un drame personnel, elle s’est

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accomplie au profit exclusif des géné- s’y est installé, en 1967 précisément… rations futures.­ Disparu en 1973, Avec une impressionnante maîtrise, il François Sommer ne vit pas le résultat sait restituer le parfum du quartier à ce des réformes­ qu’il avait lancées. Son moment précis. On ne s’étonnera pas de drame personnel – ne pas pouvoir avoir trouver là souvent cités deux connais- d’enfant –, il le transforma en legs en seurs de Paris aussi avisés que Restif de faveur des générations futures.­ Il créa la Bretonne et J.K. Huysmans, illustres en 1966, avec son épouse Jacqueline, prédécesseurs dans la description des la fondation de la Maison de la chasse rues de la Huchette, de la Parcheminerie et de la nature – généreusement finan- ou du Chat-qui-Pêche. cée par lui-même et dotée en actions Cette chronique passionnée de dérives de ­Sommer SA et rassemblant, notam- nocturnes ne manque pas de s’accom- ment, un musée et le parc de Bel Val, pagner de toutes les références indis- dans les Ardennes – qui était destinée pensables à chaque discipline. La presse à lui survivre. Aujourd’hui, cette Fon- de l’époque n’est pas oubliée (Combat, dation s’efforce toujours de pérenniser Opus, Rock & Folk…), non plus que cer- l’idée majeure de François Sommer : tains livres marquants, ainsi cet Allons-y, réunir tous ceux qui s’intéressent à la Alonzo de Peter Cheyney, formule répé- nature, à son avenir, à sa préservation. tée par Belmondo dans Pierrot le Fou. › Guillaume Sainteny La bande-son se compose plus classi- quement des Stones, des Pretty­ Things (auteurs du fameux morceau £SD), de Roman Dylan et Hendrix. LSD 67 Là où l’auteur nous en impose le plus, Alexandre Mathis c’est en matière de films. Le cinéma Serge Safran Éditeur | 510 p. | 23,50 € constitue sa grande passion. L’auteur connaît toutes les salles de cinéma La France aussi a eu ses beatniks. Ils rô- du périmètre, assiste aux premières daient dans le Quartier latin autour de séances, consulte toutes les publi- 1967, se donnaient rendez-vous Chez cations. Ces détails accumulés avec Popoff. Férus de littérature, de cinéma grande précision transportent le lec- et d’expériences hallucinogènes, ils oc- teur dans l’effervescence artistique cupaient les ruelles du quartier Saint-Sé- d’un autre temps. On s’y croirait : c’est verin. LSD 67 les met en scène : Liliane, donc que la reconstitution a réussi. Nul Sonny et Dora – d’où les initiales du besoin de recourir aux paradis artifi- titre – et d’autres encore qui traversent ciels pour voyager dans le temps, LSD le récit : Chico, JF, Doudou… Au fond 67 suffit à vous faire chavirer dans cette plus qu’un roman, LSD 67 se veut le année capitale qui annonce le grand tableau vivant d’une époque engloutie. basculement de Mai 68… › Charles C’est à 19 ans qu’Alexandre Mathis Ficat

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récit les premières pages du livre s’ouvrent Seul sur un Helsinki coloré­ quand notre homme est encore plein d’espoir, il Juhani Aho devient, à mesure que ces attentes Rivages | 144 p. | 15 e d’amours réciproques s’éloignent, une ville froide, grise et brumeuse. On À l’heure de la bohème littéraire, du sait bien que les rues de Paris, surtout romantisme noir, du naturalisme, durant ce moment électrique de l’Ex- des réunions du Chat Noir, alors que position universelle, sont lumineuses. Huysmans traverse Paris, que Charles « L’Exposition me fait forte impression Monselet décrit les petits métiers de à chaque fois que je regarde du haut la capitale ou que plus loin, en Nor- du palais du Trocadéro vers le Champ- vège, Edvard Munch peint des figures de-Mars. […] Les coupoles dorées des étranges, un Finlandais, Juhani Aho, édifices de l’Exposition brillent dans la dérive dans les rues de Paris. Mais lumière du soleil. Les statues posées sur que fait un Finlandais dans le Paris de les toits tendent leurs bras vers le ciel. 1899 ? L’Exposition universelle, sans Sur le pont d’Iéna,­ le sang commence doute ? Assurément non. Les villages indubitablement à circuler rapidement de carton-pâte, la tour Eiffel qui s’illu- dans les veines […] Lorsque je suis sous mine ? Pas le moins du monde. « Tout la tour Eiffel, entre ces gigantesques est éphémère, dans quelques mois, il jambes de fer, je ne pense plus à ce ne restera de tout cela que des ruines moment-là qu’à regarder et à m’éton- grimaçantes. » Bon. Totalement neu- ner. » Mais rien n’y fait, même les rasthénique, le narrateur cherche à petites femmes de Paris n’arrivent pas oublier Anna, une jeune femme bien à le distraire. De toute évidence notre plus jeune, qui se refuse à lui et se homme revendique le droit d’être mal- mariera bientôt, là-bas, à Helsinki. Le heureux, loin de chez lui, s’abandon- narrateur débarque à Paris, en pleine nant à la ­voluptueuse complaisance de fête de la modernité, et erre sans cesse ne rien faire d’autre qu’entretenir son de cafés en brasseries, de grands bou- sentiment de mélancolie. levards en rues glauques, et rejoint sa Pourquoi pas ? Mais ce ne sera pas du chambre pour pleurer sur cet amour goût de tout le monde. En effet, lorsque impossible. Ah, qu’il est bon de se Juhani Aho publie ce long monologue désoler sous les nues parisiennes, dans d’influence réaliste plus ou moins sa petite chambre sous les toits... Paris autobiographique en 1890, celui-ci se juxtapose à la femme aimée, elle est fait scandale tant il est aux antipodes partout. Tour à tour, il s’en moque, s’en du conservatisme littéraire finlandais émeut, tente d’en rire – sans succès. Se de l’époque : Aho va au plus près du désespère. Paris n’est rien d’autre qu’un narrateur, en décrit tous les tourments, décor pour un oubli impossible. Si se livre sans fard. Assurément, ce récit

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marqua une étape dans la littérature poète, qui n’hésita pas à s’inventer une du pays. Et l’on ne s’étonnera pas, à le noble généalogie, ni à « caviarder » ou lire, que l’auteur fût aussi un lecteur et réécrire à son gré ses correspondances. un traducteur de Maupassant – ils ont Aucune complaisance donc, mais une le même goût pour les lorettes pari- profonde empathie avec cette poé- siennes, et les amours torves et éper- sie altière, souvent énigmatique, que dues – et de Zola – avec qui il partage Claudel avait qualifiée de « préchré- une fascination pour l’ambiance des tienne ». La biographe sonde l’énigme assommoirs. › Alexandre Mare de l’interruption créative de Saint-John Perse durant sa carrière diplomatique, sans lui donner, heureusement, de biographie réponse ; elle évoque en détails tous Saint-John Perse les aspects de cette personnalité com- Henriette Levillain plexe, depuis sa naissance insulaire, ses paternités littéraires (Francis Jammes Fayard | 2013 | 550 p. | 32 € et Gabriel Frizeau, André Gide et Paul Claudel), la misogynie de ce grand Par quel mystère la scission entre le séducteur qui fut toute sa vie aimé et diplomate Alexis Léger et le poète protégé par des femmes de talent, ses Saint-John Perse fut-elle si radicale ? Au point que le poète s’effaça devant amitiés essentielles (Jacques Rivière, le diplomate durant une quinzaine Henri Hoppenot, Dag Hammars- d’années. Le diplomate remplit les plus kjöld), sa passion pour la musique et hautes charges, dont celle de secrétaire pour la nage en eau froide, sa simplicité général du Quai d’Orsay sous Aristide et son goût de la solitude, son choix de Briand, puis il connut la disgrâce et la vie intérieure aux dépens de l’huma- fut congédié de son poste en 1940. Il nisme, qu’il abhorrait, et sa très haute émigra aux États-Unis. C’est alors que idée de la poésie, qu’il porta à son som- le poète se révéla pleinement. De son met. Henriette Levillain accompagne vivant, il connut les plus grands hon- dans un style superbe chaque stance de neurs : le prix Nobel en 1960 et une cette œuvre poétique. Sans jamais être édition de son œuvre en « Bibliothèque didactique, elle donne avec délicatesse de la Pléiade » dont il tint à contrôler des clés et ouvre des perspectives sur les chaque ligne. grands poèmes que sont Éloges, Ana- La biographie d’Henriette Levillain est base, Exil, Pluies, Neiges, Vents, Amers, passionnante à plus d’un titre. Elle suit en les enveloppant d’une naturelle le parcours littéraire et diplomatique compréhension. Aussi lit-on cette bio- d’Alexis Léger avec rigueur, débus- graphie littéraire comme on écouterait quant les effets d’un moi hypertrophié une symphonie. C’était une gageure dans les affabulations de l’édition en face à une œuvre si exigeante. C’est une « Pléiade » entièrement fabriquée par le grande réussite. › Édith de La Héronnière

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Récit de l’auteur, des artistes inconscients de Portraits la vie que cette inconscience même rend Dezsö Kosztolányi sublimes. › Frédéric Verger Traduit du hongrois par Ibolya Virág avec la collaboration de Michel Orcel Essai La Baconnière | 186 p. | 16 E La Lampe de Proust Dezsö Kosztolányi est encore méconnu et autres objets de la en France. Qu’on sache que, sans exagé- littérature­ ration, il s’agit d’un des plus grands écri- Serge Sanchez vains européens du XXe siècle. Qu’il faut, de toute urgence, lire tous ses romans. Payot | 208 p. | 18,50 € Le volume récemment publié et intitulé Portraits présente son génie d’une façon Serge Sanchez a choisi d’entreprendre si simple, évidente et mystérieuse que la une promenade littéraire à travers les lecture de l’ouvrage est à la fois profonde objets présents dans l’univers des écri- et délicieuse, une combinaison carac- vains. Ces accessoires ont leur rôle : ils téristique de l’art de Kosztolányi. Au participent aussi du processus créatif. Il milieu des années vingt, déjà célèbre, il peut s’agir de détails imaginaires tirés de publia dans un journal une série d’inter- romans : la casquette de Charles Bova- views, de courts dialogues où divers per- ry ou les souliers abîmés du lieutenant sonnages répondaient à ses questions et Robert dans la Chartreuse de Parme par évoquaient leur vie. On y trouvera entre exemple ; ou d’objets bien réels tels les autres la sage-femme, le soldat, le barbier, statuettes de la collection d’André Bre- le cuisinier, l’éboueur, le bibliothécaire, ton, les bas d’Emmanuel Kant ou le le Tzigane. Un admirateur de l’œuvre banc d’Argenson fréquenté par Diderot sent bien que tous parlent comme Kosz- dans les jardins du Palais-Royal. Au fil tolányi, que d’une façon insensible, par des pages s’accumulent quantité d’objets de légères touches de réécriture, il les insolites qui vont de la chaussure appré- a transformés en personnages de son ciée par Restif de la Bretonne aux crânes œuvre. Et pourtant nul doute que les ex- de Descartes – on en dénombre quatre périences, les réflexions sur la vie, parfois ou cinq – en passant par les pierres pré- sans doute même les images ne soient sor- cieuses célébrées par Caillois. Cet inven- tis de la bouche des êtres réels qu’il ren- taire, qui couvre un large éventail d’ar- contra. C’est pour ainsi dire cette double ticles et d’auteurs, permet de découvrir réalité, documentaire et imaginaire, qui les goûts de Serge Sanchez – par ailleurs fait le charme profond et, si l’on y songe, biographe inspiré d’Augiéras et de Bras- sidérant de cette galerie de portraits : car saï. On devine une certaine prédilection les êtres simples et réels, plus encore que pour Balzac, Flaubert­ et Proust, sans des personnages, deviennent des doubles oublier Dickens ou De Quincey.

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Ailleurs peut-être réside l’intérêt pas un mot de français, elle s’inscrit du livre, qui ne se résume pas à un en médecine. Si l’amour, le mariage et inventaire partiel de bibelots classés la naissance de deux enfants contra- par catégories. Ici les objets inanimés rient son avenir, elle transmet à ses fils ont une âme. Les pages consacrées à sa détermination, sa curiosité et un la lampe de Proust, qui offre au livre incroyable besoin de culture. Vladimir son titre, révèlent la part spirituelle Pozner naît en 1905. À 12 ans, le gar- de l’entreprise : le halo de lumière qui çon lit Hugo en français et Pouchkine s’en dégage­ ressuscite le passé que le en russe. À 16 ans, il envoie sa poésie narrateur recompose dans la solitude. à l’« immortel et pitoyable­ » Alexandre Ce faible éclairage suffit à Proust pour Blok, qui en récite­ certains vers. Son mettre en branle son inspiration et la bilinguisme et sa fréquentation des composition de sa cathédrale sympho- jeunes écrivains russes le conduisent nique. Lorsqu’il élève son propos à des à dresser un Panorama de la littéra- considérations mythologiques, notam- ture russe et une Anthologie de la prose ment à propos du mur qui sépare et russe contemporaine. Il a alors 24 ans. unit Pyrame et Thisbé, Serge Sanchez Les deux ouvrages, devenus des réfé- touche alors au tragique. À la fin de rences, occasionnent des rencontres, chaque chapitre, des citations emprun- toutes plus fabuleuses les unes que les tées aux meilleurs auteurs ferment la autres : Gorki, Aragon, Triolet, Cha- marche : une manière de prolonger la plin, Picasso, Buñuel, Cendras… : Vla- méditation par des éclats et d’entre- dimir Pozner côtoie la scène artistique tenir le mystère de chaque objet qui dans ce qu’elle a de plus chamarré et de enveloppe nos vies. › Charles Ficat plus éclatant. La marche de l’histoire le pousse à partager son existence entre la Russie, l’Allemagne, la France et les Biographie États-Unis : être juif et militant antifas- Vladimir Pozner se ciste n’est pas toujours de très bon ton souvient­ au XXe siècle. Un beau jour, il décide de relater ses souvenirs. Au lieu d’une Vladimir Pozner chronologie linéaire, il choisit une Lux | 254 p. | 18 € forme fragmentée et discontinue. Son récit prend les allures d’une œuvre cu- Une adolescente quitte la Russie tsa- biste : en haut s’aperçoit Brecht et son riste en 1896. Possédée par une soif fromage de chèvre, en bas Pasternak et d’indépendance et de savoir, elle veut quatre lettres, à gauche le formaliste échapper au statut de bonne à tout Chklovski et un magnétophone, en faire que lui réservent ses origines litua- diagonale Oppenheimer et la bombe niennes et juives. Elle traverse l’Europe H… Avec un style affûté, l’auteur fait et gagne le quartier latin où, ne sachant la synthèse d’événements ou saisit en

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quelques mots l’essentiel d’un person- Un art immémorial, dont les œuvres nage ; ainsi de Léger : « Ce paysan nor- peintes sur les parois de nos cavernes mand, couleur brique et tabac, avec ses préhistoriques ou au plafond de la épaules carrées, sa grosse voix bourrue, chapelle ­Sixtine furent des apogées ; son œil attentif, soudain malicieux, mais aussi, par sa nature même, un art ne vieillissait pas » ; ainsi de 1933 : perpétuellement inactuel et inadapté, « 1933, donc Hitler, donc émigration, non qu’il reste prisonnier de ses vieilles donc littérature allemande, peinture recettes et de ses rites, mais parce qu’il allemande, musique allemande – et doit à tout instant de la durée se rendre j’en passe – en exil, pour la plupart à « contemporain de sa naissance ». Paris. » Qu’il est délicieux de toucher Trois essais prolongent et illustrent e d’aussi près un XX siècle traversé par cette réflexion sur le caractère immé- tant de figures géniales ! › Aurélie Julia morial de la peinture. L’auteur scrute l’effarement saisi dans les autoportraits de Rembrandt, y décelant une interro- Essai gation sur l’être-là, ce qu’il appelle le Origine de la peinture regard immanent de Rembrandt, un Michel Guérin regard immergé dans la peinture, stu- péfié par l’individu ineffable auquel il Encre Marine | 144 p. | 23 € tente de donner chair. Le second essai Le titre même de cet ouvrage devrait porte les rapports entre la peinture ­réjouir les peintres et tous ceux qui, n’en et la bête. Chez les Grecs, le peintre déplaise aux fossoyeurs postmodernes, était zoographe, « celui qui inscrit le continuent d’aimer et de croire en la vivant », ce qui revient à faire œuvre peinture. Car le philosophe ­Michel de mortification. L’auteur développe Guérin envisage ici d’affirmer le carac- la part d’ombre et de mort inhérente tère intemporel de la peinture en défi- à la peinture en des pages magnifiques. nissant son origine comme « l’acte de Enfin il envisage la sensation et la réa- naissance, de la naissance comme acte lisation cézaniennes comme relevant prolongé, indéfiniment contemporaine de l’intuition d’une sempiternitas. À du devenir de la peinture ». Il propose l’époque où Cézanne peignait la Sainte- donc de la considérer non plus sous Victoire, Rimbaud écrivait : « Elle est l’angle de l’histoire – ce qui suppose un retrouvée./Quoi ? – L’Éternité./­ C’est commencement et une fin – mais sous la mer allée/Avec le soleil. » l’angle de la mémoire, ce qui revient à Re-trouver, telle est la tâche immémoriale l’envisager dans la durée, au sens berg- du peintre. Et ce livre, comme l’œuvre sonien du terme, comme se référant à de Cézanne, est une bonne nouvelle de la une mémoire si profondément enfouie peinture. › Édith de La Héronnière « qu’elle a fini par s’oublier elle-même pour mieux refaire de la présence ».

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Essai l’épouse », « Économique » et « De De la famille l’amitié » font un ensemble véritable- ment politique : le ménage du corps, du Leon Battista Alberti temps, de l’âme, savoir bien gérer son Présenté, annoté et traduit par Maxime Castro argent, sa famille (la présentation de la € Les Belles Lettres | 426 p. | 35 fonction paternelle y est un petit chef- d’œuvre en soi !). Un maître mot sert Comment ne pas se précipiter avec de clé de voûte à cet édifice livresque, la curiosité dans ce texte, écrit en langue vertu : « [Et] la vertu en soi a toujours eu vulgaire – donc en toscan –, enfin dis- une telle valeur aux yeux de tous qu’elle ponible en français ? Alberti rejoint mérite d’être aimée chez quiconque, Dante, Vinci et combien d’autres pour même chez le plus pauvre. » éclairer, bien au-delà de la belle Italie, Comment, alors, résister plus long- une représentation de l’humanité. Il temps à cette invitation d’Alberti qui fait partie de ces auteurs irrésistibles, conclut ainsi le prologue : « Lisez-moi et incontournables, un peu oublié en ce aimez-moi » ? › Gérard Albisson qui le concerne. La Renaissance floren- tine, sur fond de plaine toscane, révèle cet humaniste au panorama intellectuel souvenirs extraordinairement fécond. Pour lire De Sur Anna Akhmatova la famille, il ne faut pas avoir très loin de soi, sur sa table, une autre de ses grandes Nadejda Mandelstam œuvres, l’Art d’édifier (Le Seuil), dans Traduit du russe par Sophie Benech lequel on note : « La cité est une très Le Bruit du temps | 224 p. | 21 € grande maison et la maison une petite cité »… où vit la famille albertinienne. « Nous sommes tenus de taire ce que Quelle famille ? Celle-ci : « Les enfants, nous avons vécu. Et pourquoi donc l’épouse, et les autres membres de la devrais-je me taire ? » (Nadejda Man- maison, les domestiques, les serviteurs, delstam) ; « C’était le temps où les seuls les esclaves. » Quelle cité ? Certainement à sourire/ Étaient les morts, heureux la Cité idéale de Francesco di Giorgio d’être en paix » (Anna Akhmatova) ; Martini. On dispose avec De la famille « De quoi te plains-tu, il n’y a que chez d’un ouvrage finement traduit, libre et nous qu’on respecte la poésie : on tue dense composé de quatre livres sous la même pour elle. Ça n’existe nulle part forme vivante de dialogues culturels, ailleurs » (Ossip Mandelstam). Deux littéraires, historiques, raffinés, menés femmes, un homme et une amitié par plusieurs personnages, pour certains qu’aucun événement tragique de l’his- liés familialement à l’auteur. Quatre toire russe n’a interrompue. Par-delà la approches, « Du devoir des vieux envers mort, ces « trois têtes pleines de cou- les jeunes et des cadets envers les aînés rants d’air » continuent de se parler : le et de l’éducation des enfants », « De verbe d’Anna Akhmatova se mêle à celui

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d’Ossip Mandelstam (« J’écris sur un de Nous voici donc aujourd’hui en pré- tes brouillons./ Surgit alors un mot qui sence d’une œuvre totalement inédite. ne m’appartient pas ») ; la voix de Nade- Si « L’or se couvre de rouille et l’acier jda se fond dans celle de son mari dis- tombe en poussière […], ce qui res- paru lors d’un voyage vers la Kolyma : tera, c’est la Parole souveraine » (Anna sa mémoire a enregistré tous les poèmes Akhmatova). que les séides de Staline voulait anéan- › Aurélie Julia tir ; l’œuvre est désormais indestruc- tible. Nadejda rencontre Anna en 1924. L’une et l’autre endurent une existence faite de douleur et de séparations. Pen- dant quarante ans, les deux amies se soutiennent : lorsque les épreuves le permettent, elles discutent de création poétique, de peur, de ­courage, d’huma- nisme. En 1958, Nadejda entreprend la rédaction de ses souvenirs ; il fau- dra attendre quatorze ans pour lire, en français, le premier tome de Contre tout espoir. Entre-temps, elle se lance dans un récit sur Anna Akhmatova. Celle qui se disait grande dame, belle, réser- vée, intelligente – et qui fut souvent étourdie, drôle, effrontée – meurt en 1966. Sous le choc de la disparition, Nadejda compose­ un ouvrage qui, bien plus qu’une simple biographie, se pré- sente comme un portrait vif et tendre d’un immense talent littéraire. L’auteur déchire néanmoins son travail et seul un tapuscrit échappe à la destruction : Nadejda veut utiliser ce matériel pour son Deuxième Livre (les tomes II et III de Contre tout espoir). Seulement les chapitres consacrés à Anna Akhmatova sont d’un tout autre ton : la plume est devenue sarcastique, mordante ; Anna n’est plus regardée comme amie mais comme membre d’une génération à laquelle Nadejda instruit un procès.

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2014 célébrera le centenaire de la Première Guerre mondiale. Com- ment interpréter un événement d’une telle ampleur un siècle plus tard ? Quelles significations retenir ? Des historiens installés aux États-Unis et en Allemagne nous font part de leurs dernières recherches dans le ­domaine : Verdun, la sortie de la guerre, les conséquences à long terme sur les sociétés belligérantes comptent parmi les principaux points abor- dés. La Revue des Deux Mondes vécut les événements de près : à l’époque, elle dépêcha plusieurs correspondants sur place ; les témoignages ­recueillis, et désormais consultables sur le site Internet de la Revue, sont, pour beaucoup, très émouvants. Nous en publierons un exemple ainsi que d’autres voix (Soljenitsyne, Genevoix, Dupré…).

Avec Bruno Cabanes, Eryck de Rubercy, Étienne François, Jean-Pierre ­Naugrette, Guy Dupré, Paul Jankowski, Laurence Campa...

Une rencontre autour du numéro se tiendra à la librairie Le Furet du Nord (Lille) le mardi 21 janvier à 17 heures.

Grand entretien avec Gilles Kepel.

La place centrale du catholicisme dans le long travail de formation de l’identité nationale, par Jean-Yves Pranchère.

Et toujours, les questions estéthiques avec Eryck de Rubercy et Alexandre Mare, les chroniques de Gérald Bronner, Jean-Luc Macia, ­Mihaï de Brancovan, Annick Steta, Frédéric Verger, le « Courrier de ­Paris » de Michel Crépu...

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Rédaction revue mensuelle fondée en 1829 Directeur | Michel Crépu Secrétaire de rédaction | Caroline Meffre ([email protected]) Assistante | Noémie Daliès | [email protected] | Tél. : 01 47 53 61 94 Révision | Claire Labati Direction artistique et conception graphique : www.marikamichelon.fr

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