la Revue numéro

89numéro internationale 101 la Revue printemps printemps L’international en débat 2016 et stratégique 2013101 internationale printemps RIS 101 RIS et stratégique 2016 Corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? La corruption a traversé les époques et les de nos sociétés contemporaines, jusqu’ à être régimes politiques, mais sa dénonciation en mesure de bouleverser la stabilité d’ un prend aujourd’hui un tour nouveau. État. Si de nombreux exemples sont là pour Considérée en effet comme une fatalité le démontrer, il convient d’interroger les sans grandes conséquences jusqu’ aux raisons politiques, économiques, sociales, corruption années 1970, elle s’ est transformée depuis voire morales de ce changement. phéNOMèNE ANCIEN, problème nouveau ? en une problématique incontournable, L’ objectif de ce dossier n’ est pas d’ analyser au point de devenir tantôt un indice la (les) corruption(s) comme un ensemble, sous la direction de Carole GOMEZ et Sylvie MATELLY

de développement, tantôt un motif de mais plutôt de questionner les ressorts, de Corruption contestation, voire de renversement de saisir les mécanismes pouvant expliquer en pouvoirs établis. Cette redécouverte de quoi la corruption, si elle est un phénomène la corruption, tout à la fois citoyenne, ancien, n’ est pourtant que relativement économique et politique, a notamment nouvellement perçue comme un problème. conduit à l’émergence d’une société civile Cette réflexion conduira aussi à s’interroger militante, réclamant une transparence sur sa pratique, ses caractéristiques et ses accrue. Impactant les entreprises, affectant impacts sur différents types de secteurs et la crédibilité de dirigeants politiques, la d’acteurs, ainsi que sur les dispositifs mis en corruption est ainsi devenue un enjeu central place pour la combattre.

Carole GOMEZ et Sylvie MATELLY / Introduction. La corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? Gaspard KOENIG / Quelle morale pour la corruption ? atégique Frédéric MONIER / La corruption, f ille de la modernité politique ? r Pascal BONIFACE / La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales Olivier DE FRANCE et Carole GOMEZ / La corruption est-elle condamnable ? Jean-Dominique LAFAY / L’ économie politique de la corruption

Entretien avec Nicola BONUCCI et Daniel LEBÈGUE / Lutte contre la corruption : nationale et st dépasser le « tous pourris » r Sylvie MATELLY / Les entreprises face à la corruption Barthélémy COURMONT et Emmanuel LINCOT / La lutte anticorruption en Chine Pim VERSCHUUREN / La corruption institutionnelle au sein du sport international : phénomène nouveau, problèmes anciens ?

la Revue inte autre regard avec MAgyd CHERFI

20 € Prix TTC France L’application de la R2P en Libye • L’euro contre l’Europe ? 6627486

ISBN 978-2200930691 Carcanague Samuel Couverture Géopolitique des énergies renouvelables LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE

L’international en débat

Revue trimestrielle publiée par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

101 printemps 2016 Présentation de La Revue internationale et stratégique Revue trimestrielle publiée par l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), La Revue internationale et stratégique poursuit un double objectif de diffusion pédagogique des savoirs et d’en- richissement du débat intellectuel dans le domaine des relations internationales et des questions stratégiques. Elle tente, au-delà de l’actualité immédiate, de donner sens aux événements interna- tionaux. À travers la confrontation d’idées et de points de vue diversifiés en provenance de tous les horizons (chercheurs, décideurs politiques, chefs d’entreprises, responsables d’ONG, personnalités de la société civile, journalistes…), elle reflète les positions des différents leaders d’opinion sur les questions internationales et propose des réflexions originales et novatrices. Recommandations aux auteurs Le Comité de rédaction de la revue est ouvert à toute proposition d’article n’ayant pas fait l’objet d’une précédente publication. Après réception, les contributions sont examinées par au moins deux lecteurs, membres du Comité de lecture. La rédaction s’engage à communiquer sa réponse à l’auteur dans les délais les plus brefs. Elle est, par ailleurs, susceptible de lui demander d’éventuels modifica- tions, précisions ou compléments. Les textes soumis au Comité de rédaction doivent compter environ 24 000 signes (espaces et notes de bas de page compris), être adressés par mail à la Rédaction (à l’adresse indiquée ci-dessous) et comprendre un résumé en français d’environ 800 signes. Rédaction / édition Diffusion IRIS Éditions Armand Colin 2 bis, rue Mercœur 5, rue Laromiguière 75011 Paris 75005 Paris Tél. : 01 53 27 60 60 Tél. : 01 44 39 54 47 E-mail : [email protected] Armand Colin est une marque de Dunod éditeur Site web: www.iris-france.org U.P. Diffusion 21, rue du Montparnasse 75006 Paris Tél. : 01 40 46 49 29

Les opinions émises dans La Revue internationale et stratégique n’engagent que leurs auteurs

Le pictogramme qui figure ci-contre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, particulièrement dans le domaine de l’édition tech- nique et universitaire, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photoco- pie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans auto- risation de l’auteur, de son éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands- Augustins, 75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70). Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation col- lective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanc- tionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Éditions IRIS – 2012

Numéro de commission paritaire : 0911 G 88044

Version numérique disponible sur le portail internet CAIRN, www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique. htm

Crédit photo de couverture : IRIS. La Revue internationale et stratégique

Directeur de la publication / Pascal Boniface

Responsable d’édition / Marc Verzeroli

Secrétaire de rédaction / Guilhem Jean

Comité de rédaction / Bastien Alex Christine Aubrée Didier Billion Pascal Boniface Samuel Carcanague Robert Chaouad Barthélémy Courmont Olivier de France Arnaud Dubien Carole Gomez Philippe Hugon François-Bernard Huyghe Nahid Karbal Thomas Lanson Maxime Lefèbvre Sylvie Matelly Jean-Pierre Maulny Philippe Migault Bastien Nivet Maxime Pinard Pim Verschuuren Marc Verzeroli Contents

A Different Perspective 7 « My moral obligation to be a socially conscious artist » / Interview with Magyd Cherfi Insights 15 The Responsibility to protect in Libya: Back to square one? / Mohammed Faraj Ben Lamma 27 Is the euro anti-European? / Rémi Bourgeot 37 The geopolitics of renewables: Does more energy security come with more energy dependencies? / Emmanuel Hache Special Feature: Corruption: Old trick, new problem? Coordinated by Carole Gomez and Sylvie Matelly

49 Introduction. Corruption: Old trick, new problem ? / Carole Gomez and Sylvie Matelly 55 The moral foundations of corruption / Gaspard Koenig 65 Is corruption necessary to political modernity? / Frédéric Monier 75 Anti-corruption as a new paradigm of international relations / Pascal Boniface 83 Is corruption bad? / Olivier de France and Carole Gomez 91 The political economy of corruption / Jean-Dominique Lafay 101 « They’re all corrupt ». On the fight against corruption / Interview with Nicola Bonucci and Daniel Lebègue 121 Confronting corruption: A business perspective / Sylvie Matelly 131 « Tigers and foxes »: China’s anti-corruption campaign / Barthélémy Courmont and Emmanuel Lincot 141 New trick, old problems? Institutionalised corruption in international sport / Pim Verschuuren On the Bookshelves 151 Critical review Security from climate change to natural resources / Yves Montouroy 159 Book Reviews

175 IRIS - Events and Publications Sommaire

Autre regard 7 « Je me sens dans l’obligation morale d’être engagé » / Entretien avec Magyd Cherfi Éclairages 15 L’application de la responsabilité de protéger en Libye : retour à la case départ ? / Mohammed Faraj Ben Lamma 27 L’euro contre l’Europe ? / Rémi Bourgeot 37 La géopolitique des énergies renouvelables : amélioration de la sécurité énergétique et / ou nouvelles dépendances ? / Emmanuel Hache Dossier : Corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? Sous la direction de Carole Gomez et Sylvie Matelly

49 Introduction. La corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? / Carole Gomez et Sylvie Matelly 55 Quelle morale pour la corruption ? / Gaspard Koenig 65 La corruption, fille de la modernité politique ? / Frédéric Monier 75 La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales / Pascal Boniface 83 La corruption est-elle condamnable ? / Olivier de France et Carole Gomez 91 L’économie politique de la corruption. Aperçu analytique / Jean-Dominique Lafay 101 Lutte contre la corruption : dépasser le « tous pourris » / Entretien avec Nicola Bonucci et Daniel Lebègue 121 Les entreprises face à la corruption / Sylvie Matelly 131 La lutte anticorruption en Chine : « la chasse aux tigres et aux renards » / Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot 141 La corruption institutionnelle au sein du sport international : phénomène nouveau, problèmes anciens ? / Pim Verschuuren En librairie 151 Lecture critique Realpolitik et environnement. Quand le changement climatique et les ressources naturelles deviennent des enjeux de sécurité / Yves Montouroy 159 Nouveautés

175 Les activités de l’IRIS Abonnement RIS 2016_Mise en page 1 09/02/2016 09:51 Page 1

LA REVUE INTERNATIONALE RIS ET STRATÉGIQUE

CHAQUE TRIMESTRE L’EXPERTISE SUR LES GRANDS DÉBATS QUI ANIMENT LA SCÈNE INTERNATIONALE

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LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE RIS « Je me sens dans l’obligation morale CHAQUE TRIMESTRE d’être engagé » L’EXPERTISE Entretien avec Magyd Cherfi

SUR LES GRANDS DÉBATS Magyd Cherfi est un chanteur, acteur et écrivain français d’origine algérienne kabyle. Il fait partie du groupe Zebda, dont les membres ont QUI ANIMENT LA SCÈNE grandi à Toulouse, dans la cité des Izards pour certains, dans les villages situés au Nord de la ville pour d’autres. La musique du groupe se veut un métissage de sons et d’influences, et assume un ancrage politique certain à INTERNATIONALE gauche. Magyd Cherfi en est également l’auteur de tous les textes. Zebda rencontre son premier succès en 1995 avec l’album Le Bruit et l’Odeur, mais se fait véritablement connaître du grand public en 1999, avec Essence ordinaire. Magyd Cherfi sort ensuite son premier album solo, Cité des étoiles, en 2004. Il a également publié plusieurs ouvrages comme tariFs D’ABONNEMENT ttc Livret de famille (Actes Sud, 2004) et La trempe (Actes Sud, 2007), (offre valable jusqu’au 31 décembre 2016) et rédige ponctuellement des tribunes dans différents journaux. Enfin, il assume une activité associative et politique significative, Version France / UE Autres pays notamment à travers le mouvement Motivé-e-s, dans l’agglomération numérique toulousaine et ailleurs. Pour La Revue internationale et stratégique, il évoque Particuliers o o o 68 € 84 € 45 € sa trajectoire, sa vision de l’artiste et ses engagements militants. Institutions o 80€ o 100 € o 60 € Pascal Boniface – Pourrions- mes sœurs et moi assumions une Étudiants / Sans emploi (justificatif à fournir) o 46 € o 46 € o 35 € nous revenir un instant sur bonne scolarité. J’ai le souvenir d’une votre parcours personnel et femme qui, toutes les semaines, civilité : r mme r mlle r m. coordonnées : r personnelles r professionnelles professionnel ? allait de la maison à l’école, de la mai- > Nom ...... > PréNom ...... Magyd Cherfi – Je suis né son au collège, de la maison au lycée > orgaNisatioN ...... > FoNctioN ...... le 4 novembre 1962. J’ai grandi aux pour voir les professeurs, les femmes > adresse...... Izards, dans la banlieue Nord de Tou- de ménage, l’infirmière, le provi- > code Postal ...... > Ville ...... > PaYs...... louse. En fait, mon parcours est essen- seur pour savoir ce que faisaient ses > téléPhoNe...... > e-mail ...... tiellement celui du type qui, dans enfants et les soutenir au mieux. Et son quartier, n’a pas suivi de chemin par les encouragements, la douceur et Je m’abonne pour un an (4 numéros) à La Revue internationale et stratégique, à partir du r n° en cours r prochain n° r n°___ chaotique. Je l’explique parce que ma les punitions méritées, nous assurer Je joins un chèque d’un montant de ...... à l’ordre de « iris ». mère a tout fait pour que mes frères, d’aller le plus loin possible.

CONTACT : [email protected] - Tél: 01 53 27 60 60 7 à renvoyer à : IRIS éditions - 2 bis rue Mercoeur - 75011 Paris - France AUTRE REGARD

Par la suite, je n’ai passé que un peu le littéraire, puis le politique quelques mois à l’université. Cela du quartier. est dû, entre autres, au fait que Et finalement, à force d’activités j’avais très tôt basculé vers l’associa- culturelles, en passant par l’écriture et tif, davantage que vers les études. la réflexion sur l’état des lieux, je me J’ai ainsi été amené à créer une asso- suis très vite acoquiné avec des musi- ciation de quartier qui s’appelait ciens. Naturellement, ils m’ont dit : « Vitécri » (vidéo, théâtre, écriture) : « puisque tu écris des poèmes et des nous avions eu l’idée, avec les petits textes, que tu revendiques tous azi- Je n’ai pas eu de référent politique, muts, tu n’as qu’à t’improviser chan- teur ». C’est devenu Zebda, un groupe parce que je n’ai jamais été qui existe maintenant depuis plus absolument convaincu par une de trente ans. Nous n’avons obtenu une certaine notoriété qu’après une position en particulier dizaine d’années d’activité, à la fin des années 1990. groupes de lycéens du quartier et Donc, pour faire court, je viens de des travailleurs sociaux, de monter passer ces vingt-cinq dernières années quelque chose pouvant apporter une dans Zebda et à mener en parallèle aide au quotidien, entre autres pour des activités militantes, comme au le soutien scolaire. Parce qu’évidem- sein du mouvement Motivé-e-s à Tou- ment, il y avait un échec scolaire très louse, auquel j’ai participé. J’ai doublé important dans notre quartier. C’est mon aventure musicale d’une aven- un peu comme cela que je suis entré ture associative. dans une dynamique de réflexion sur l’échec scolaire, sur la situation Quels sont vos références ou vos de nos parents, sur l’exil, l’immigra- modèles, aussi bien sur le plan tion, la guerre d’Algérie, etc., que j’ai artistique que politique ? essayé de m’expliquer ce que nous étions, nous, la deuxième génération Magyd Cherfi – Je n’ai pas eu de d’immigrés. référent politique, parce que je n’ai En outre, j’ai toujours eu le goût de jamais été absolument convaincu par l’écriture. Très vite, j’ai aimé lire et j’ai une position en particulier, même si beaucoup lu. Je suis alors en quelque j’ai été accompagné par des militants sorte devenu le « scribe » du quartier, de gauche qui m’ont formé intellec- c’est-à-dire celui qui remplissait les tuellement et politiquement. J’ai tou- formulaires d’allocations familiales, jours eu une réserve sur le discours de les feuilles de soins, qui écrivait pour lutte des classes, etc., tout en m’inté- les familles qui voulaient envoyer des ressant à ce qu’il serait possible de lettres en Algérie ou lisait celles qui faire différemment, à un discours qui en arrivaient. Étant kabyle, on me serait autre chose que le discours libé- dictait des messages en kabyle que je ral et dans l’alternative à l’économie retranscrivais en français. J’étais donc de marché, aux positions de droite.

8 « Je me sens dans l’obligation morale d’être engagé »

Mais, tout en me disant qu’il fallait Après les attentats de Paris du chercher ailleurs, et donc à gauche, 13 novembre 2015, vous avez je n’ai pas trouvé quelque chose d’ab- déclaré que l’idéal universaliste solument convaincant. Je me suis républicain n’existait pas pour intéressé naturellement, mais sans les jeunes des quartiers, qui trouver de modèle. n’ont aujourd’hui plus d’idéaux 1 Musicalement, ou en tout cas comme en avait votre génération . artistiquement, je suis comme Comment l’expliquez-vous ? beaucoup de gens : j’ai une affection Magyd Cherfi – J’avais 20 ans il y particulière pour des paroliers comme a une trentaine d’années. Ma généra- Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques tion a été éclairée à la fois par un dis- Brel, etc. cours révolutionnaire d’émancipation des peuples et, en même temps, par Quelle est votre vision de l’artiste les valeurs de la République. Comme engagé ? Comment concevez-vous nous étions la seconde génération sa fonction sociale ? d’immigrés et que la gauche arrivait au pouvoir, il y avait une première Magyd Cherfi – En ce qui me prise de conscience. Nos parents ont concerne, je l’ai vécu ainsi : je me vécu dans l’obscurité, et en inté- sens dans l’obligation morale d’être grant toutes ces valeurs, il nous est engagé. Au nom de ma mère, au nom apparu qu’elles étaient essentielles : de mon père, au nom de mes amis qui Liberté, Égalité, Fraternité. Nous étaient tous pauvres et dont la situa- avons simplement cru qu’il fallait tion a induit de l’échec scolaire, de qu’elles soient appliquées à tous, la névrose affective, etc. Aussi loin parce qu’elles ne l’étaient pas dans les que je remonte, j’ai toujours voulu quartiers. On se voyait notamment dénoncer la cause de ces injustices. jugés au faciès, à l’origine, au nom, à Pourquoi quand on est pauvre, on n’y la couleur de la peau… Nous savions arrive pas ? Pourquoi quand on est donc que la République ne jouait pas pauvre et arabe, on y arrive encore son rôle, mais pensions qu’il suffisait moins ? Et pourquoi quand on est qu’on l’aide à le faire. Et à 20 ans, nous pauvre, arabe et de gauche, on ne avons cru que la gauche mettrait tout trouve que des impasses ? Si je ne suis cela en application, ce qui n’a pas été pas dans cette démarche, je ne m’en le cas. Mais ma génération est en tout sors pas, je m’embrouille l’esprit. J’en cas partie de ces valeurs-là. ai souffert pendant longtemps. Mais Puis le temps a passé, avec cette finalement, depuis quelques années, gauche qui ne nous a pas rendu ce je suis dans l’acceptation. C’est ma que l’on espérait. Et quand les plus destinée, en quelque sorte. De toute jeunes sont arrivés après nous, ils façon, je ne trouve pas d’inspiration 1. « Magyd Cherfi : “Je suis né Français totale- intéressante si je ne suis pas dans ment le jour de ce cauchemar” », France Info, cette position-là. 17 novembre 2015.

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se sont dit : « vous avez été victimes me ressemblent dans le mouvement d’une embrouille, la gauche s’est ser- associatif, notamment les « Beurs », vie de vous comme d’une armée élec- oubliaient un peu trop de se dire : torale ». Les valeurs de la République « certes, les lois et les valeurs de la ont été perçues comme une arnaque. République ne se sont pas appliquées Voilà pourquoi nous y avons cru et comme on l’aurait voulu, mais l’on ne voilà pourquoi la génération d’après peut pas dire qu’elles ne nous aient a cessé de rêver, justement parce que pas apporté quelque chose ». le discours n’a pas été suivi d’actes. Le résultat est que là où neuf « Beurs » sur Vous déclariez il y a quelques dix votaient à gauche il y a trente ans, mois que la France voulait « rester il y en a beaucoup moins aujourd’hui. blanche, catholique, européenne »2. Votre diagnostic a-t-il évolué à la Après les attentats, vous avez suite des réactions ayant suivi ces écrit devenir « solennellement attentats ? français »1. Qu’est-ce que cela Magyd Cherfi – Non, justement. signifie pour vous ? Ce qui nous a manqué, et qui manque Magyd Cherfi – En vérité, quand encore aujourd’hui, est de ne pas avoir j’ai écrit cette lettre, je l’ai fait au fait en sorte que l’inconscient col- conditionnel. Les gens ont tendance lectif enfante l’idée cosmopolite, de à l’oublier. Concrètement, il faut ne pas avoir utilisé tous les moyens la voir comme une espèce de méta- disponibles pour que les Français phore : je ne disais pas que j’allais enregistrent l’idée que l’on n’est porter un drapeau ou chanter la pas Français parce qu’on est Blanc Marseillaise. Il y a des moments où ou de culture judéo-chrétienne. En l’on aimerait porter ce drapeau bleu- disant cela, je pense beaucoup à la blanc-rouge, où l’on aimerait chan- gauche parce que je suis moi-même ter cet hymne. Avec les attentats, de gauche : c’est donc aussi beaucoup je me suis ainsi rendu compte que à elle que je reproche cet état de fait. j’avais passé beaucoup de mon temps Et donc, encore aujourd’hui, on en à dénigrer la République et que est à entendre, même à gauche, des j’avais oublié tout ce qu’elle m’avait prises de position incroyables. Alors, apporté. C’est pour cela que j’avais en effet, ce qui domine à gauche, besoin d’écrire ce texte, pour dire c’est encore l’universalité : le vivre que malgré tout, cette République ensemble, oui, mais dans les valeurs a fait de moi un homme avec son judéo-chrétiennes. L’on retrouve propre libre-arbitre, qui a le droit de sans cesse cet espèce de ripolinage du s’exprimer, le droit de critiquer. métissage et du vivre ensemble, mais Au fond, je me suis rendu compte avec en bout de course ce socle millé- qu’autour de moi, tous ces gens qui

2. « Magyd Cherfi : “Le mot République est 1. Magyd Cherfi, « Carnages », Libération, devenu une embrouille” », La Marseillaise, 15 novembre 2015. 23 février 2015.

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naire. Cela ne peut pas fonctionner. peur de s’exprimer sur un sujet Et je ne parle pas de la droite. potentiellement dangereux ? Il faudrait installer le cosmopoli- Magyd Cherfi – Absolument. Je tisme dans l’inconscient collectif. Pas crois que c’est un marqueur très pour le plaisir de métisser, mais parce important, parce que derrière la que la mixité est tout simplement le cause palestinienne, il y a toute signe de la modernité. l’idée de l’islam et de l’arabité. Or, ce sont deux images qui ont toujours Comment jugez-vous les artistes fait peur parce qu’il y a trop peu de qui ne s’engagent que pour des signes montrant l’arabité et l’islamité causes très consensuelles et comme quelque chose de positif. Par évitent les sujets politiques exemple, si je suis devenu quelqu’un clivants ? de relativement ouvert, laïc, moderne Magyd Cherfi – Depuis une tren- taine d’années, j’ai eu l’occasion de La mixité est le signe de la modernité croiser beaucoup d’artistes, notam- ment toute une armada de gens qui et sans tabou, c’est parce que mes n’avaient pas forcément une noto- parents m’ont légué un islam doux riété importante. Et en vérité, ce qui et ouvert. J’estime que je suis devenu manque, c’est la culture générale. quelqu’un de bien en partie grâce à un C’est ce qui fait que tous ces artistes islam qui était celui de mes parents, sont un peu effrayés et dépassés, qui n’était certes pas intellectualisé, notamment par tous les problèmes mais qui était tout simplement basé complexes comme l’identité. Les sur le bon sens. Donc oui, le problème gens ne savent plus où ils en sont palestinien est un marqueur à cause eux-mêmes, ni ce qu’ils ont envie de l’image qu’on lui associe, et que les d’attendre du monde de demain. Ce médias et les politiques ont laissé se qui fait qu’il y a très peu d’artistes diffuser dans ce qu’elle a de négatif, engagés aujourd’hui, c’est à la fois la alors que les aspects positifs existent peur de perdre un public, de perdre un bel et bien. visage consensuel, mais c’est surtout ce manque de culture générale qui est Avez-vous aujourd’hui le tout à fait effrayant dans le monde sentiment que la France mène une de la variété française et dissuade de politique étrangère indépendante, prendre la moindre position claire dans la lignée des présidents de et tranchée. Gaulle et Mitterrand, ou qu’une évolution se fait désormais sentir ?

La prise de position en faveur Magyd Cherfi – J’ai failli répondre de la cause palestinienne vous qu’il y a eu une « frigorification ». Le paraît-elle être un marqueur mot n’existe pas, mais l’idée peut se fort de l’engagement ou de la comprendre. Les choses se sont figées

11 AUTRE REGARD

devant une espèce de découragement, cile, qui se transmet de génération en devant l’impossibilité à trouver une génération. issue à nos problèmes. Un peu comme C’est d’autant plus compliqué de si une armée se repliait en laissant faire un pas vers la France qu’elle- derrière elle comme un no man’s land, même n’a pas essayé de comprendre parce que ce serait mieux que d’accep- les difficultés que l’on a encore à ter un engagement qui nous coûte- s’assumer totalement français. Ne rait. Je vois plutôt les choses comme serait-ce qu’au nom de la douleur, du une sorte de statu quo par défaut. chagrin, du désarroi et de la névrose de nos parents. Les plaies de la guerre d’Algérie sont-elles, selon vous, toujours Que pensez-vous du concept ouvertes ? d’islamophobie et des débats qu’il suscite ? Magyd Cherfi – Oui, je le pense Magyd Cherfi – Le problème pour profondément, et avant tout parce moi est qu’il existe un amalgame que l’on n’en parle pas. Des deux côtés entre l’arabité et l’islamité. Derrière de la Méditerranée, on n’entre pas le terme d’islamophobie, les gens ne dans le vif du sujet. Côté algérien, on mettent pas tous la même chose. L’is- a inventé un peuple mythique, une lamophobie peut être, pour certains, armée fantasmée de soldats révo- un simple règlement de comptes, sous lutionnaires sacrifiés au nom de la la forme de relents du type « vous nous avez pris l’Algérie », et rien de Il y a une idée préconçue de négativité plus. Ce peut aussi être la peur du de l’islam nombre : il n’y avait que 1 million de musulmans à une époque, puis 2, et plus encore aujourd’hui. Il y a mille cause. Dans ma famille par exemple, façons d’expliquer l’islamophobie. mon père n’a pas été un soldat valeu- En ce qui me concerne, je pars du reux et sacrifié. En revanche, il a postulat qu’il y a une idée préconçue perdu quatre frères. Lui disait qu’il de négativité de l’islam. À partir de là, avait eu « le malheur d’être resté en il y a tout un étalement de réflexes vie ». De par ce vécu, cette position, hostiles parce qu’il y a une non- ce chagrin, et dans ces conditions, il connaissance de l’islam lui-même. Par nous expliquait logiquement qu’il ailleurs, il est certain qu’il n’y a pas eu était impossible que nous devenions de travail de modernisation de la reli- français. Et nous, par empathie et giosité musulmane elle-même. Si les pour lui épargner une douleur, on a eu tenants de l’islam ne nous éclairent beaucoup de mal, ne serait-ce qu’ad- pas et entretiennent une imagerie ministrativement, à accepter d’être moyenâgeuse, comment des non- français. Indirectement, cette guerre musulmans peuvent-ils intégrer cette nous a donc laissé un héritage diffi- religion dans la société, sous une

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forme moderne ? Si l’on n’arrive pas à mais je ne me porte pas nécessaire- percevoir une modernité dans l’islam, ment sur tous les conflits ni tous les tout bascule vers l’islamophobie. événements.

Intégrez-vous l’actualité Zebda avait chanté une chanson à internationale à votre travail ? propos de Gaza, sur des paroles de Jean-Pierre Filiu1. Elle avait suscité Magyd Cherfi – Pas complète- des réactions assez négatives de la ment : je ne suis pas passionné par part des amis d’Israël. tous les sujets, je ne m’intéresse pas à l’ensemble de l’actualité. Par Magyd Cherfi – Oui, j’ai un peu exemple, pour prendre ce qui vient l’habitude. Dès que l’on fait preuve du monde musulman, j’investis beau- d’empathie pour le peuple palesti- coup de mon énergie à m’interroger nien, il en faut peu pour que l’on soit sur les raisons qui font qu’il n’y a pas traité d’antisémite ou d’autre chose. un centimètre carré de démocratie Depuis, j’ai appris à marcher sur les dans ce vaste espace. Je travaille sur œufs, mais rien n’a atténué mon sou- cette idée, en me demandant quelle tien ou ma solidarité envers le peuple est cette fatalité. Assez logiquement, palestinien. j’évolue sur des thématiques qui me parlent, je regarde vers le sud, Propos recueillis par Pascal Boniface, le 19 janvier 2016.

1. Zebda (avec Jean-Pierre Filiu), « Une vie de moins », 2012.

13 ÉCLAIRAGES RÉSUMÉ / ABSTRACT

Mohammed Faraj Ben Lamma Docteur en science politique, ancien doyen de la Faculté d’économie et de science politique de l’Université Azzaytuna (Libye).

Résumé Abstract

epuis la fin de la Seconde Guerre ince the end of the Second World Dmondiale, la doctrine de l’inter- SWar, humanitarian intervention vention humanitaire a fait l’objet d’un has continuously been debated among débat permanent au sein des Nations the United Nations (UN), states, aca- unies, des États, de la communauté demics and civil societies. At the heart des chercheurs et de la société civile. of the concerns is a tension between Au cœur de cette controverse, la two core principles of international tension entre deux principes fon- law: on the one hand, the prohibition damentaux du droit international : of the use of force; on the other hand, d’une part, l’interdiction de l’usage the obligation to respect and pro- de la force ; d’autre part, l’obliga- tect human rights. Ten years after the tion de respecter et de protéger les publication of a crucial report on the droits de l’homme. Dix ans après la responsibility to protect (R2P) by the publication par la CIISE d’un impor- International Commission on Inter- tant rapport sur la responsabilité de vention and State Sovereignty (ICISS), protéger (R2P) et six ans après son and six years after it properly inte- entrée dans le champ juridique inter- grated the corpus of international law, national, la R2P a connu une appli- R2P has had one concrete application: cation concrète : à l’occasion de la in the context of the crisis in Libya, crise libyenne, la résolution 1973 du the Security Council resolution 1973 Conseil de sécurité du 17 mars 2011 was adopted on 17 March 2011. This y fait expressément référence. Cet article aims at answering the following article vise à répondre à la question issue: should the UN military opera- suivante : l’intervention militaire de tion in Libya, conducted by NATO, be l’ONU conduite par l’OTAN en Libye seen as a progress or a regression con- représente-t-elle un progrès ou un sidering R2P? recul pour la responsabilité de proté- ger ?

14 ÉCLAIRAGES

L’application de la responsabilité de protéger en Libye : retour à la case départ ?

Mohammed Faraj Ben Lamma

ix ans après la publication, en décembre 2001, par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) d’un important rapport sur la responsabilité de protéger (R2P)1 et six ans après son entrée dans le champ juridique international, le 24 octobre 2005, au cours du sommet mondial pour le 60e anniversaire Ddes Nations unies, la R2P a fini par recevoir une application concrète : à l’occasion de la crise libyenne, en 2011, la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) du 17 mars 2011 y fait expressément référence2. Elle autorise un État, agissant seul ou dans le cadre d’organismes ou d’arrangements régionaux, à prendre « toutes [les] mesures nécessaires » pour protéger la population civile libyenne. L’affaire libyenne revêtait donc l’importance d’un test essentiel, la responsabilité de protéger franchissant l’état prospectif qui était encore en partie le sien pour passer à l’état prescriptif dans sa dimension la plus cruciale au regard du système juridique international. Le succès de son application pouvait confirmer son entrée dans un processus d’émergence d’une norme internationale en faveur de l’intervention afin de protéger les civils de massacres de masse.

1. CIISE, La responsabilité de protéger. Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, Ottawa, Centre de recherche pour le développement international, décembre 2001. 2. Résolution 1973 (2011), adoptée par le Conseil de sécurité le 17 mars 2011, S/RES/1973 (2011).

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Mais le dépassement du mandat du Conseil de sécurité lors de l’intervention en Libye a suscité beaucoup de critiques et provoqué la réaction virulente d’États qui se sont estimés contraints à ne pas s’opposer au vote de la résolution 1973. Par ailleurs, l’échec de la communauté internationale pour répondre aux atrocités qui se produisent en Syrie a relancé le débat sur la question de savoir si la R2P devenait un principe de droit international. Les États sceptiques ont également émis de sérieux doutes quant à l’usage de la force militaire à des fins humanitaires.

L’émergence de la responsabilité de protéger

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la doctrine de l’intervention humanitaire fait l’objet d’un débat permanent au sein des Nations unies, des États, de la communauté académique et de la société civile. Au cœur de cette controverse, la tension entre deux principes fondamentaux du droit international : d’une part, l’interdiction de l’usage de la force ; d’autre part, l’obligation de respecter et de protéger les droits de l’homme. L’expression « responsabilité de protéger » apparaît de manière significative et pour la première fois dans le rapport de la CIISE, instituée par le gouvernement canadien en décembre 2001. Ce rapport rappelle que la souveraineté ne donne pas seulement à un État le droit de contrôler ses propres affaires, mais qu’elle lui confère aussi la responsabilité première de protéger les personnes vivant à l’intérieur de ses frontières. L’essentiel de l’argument de la CIISE est que la souveraineté de l’État implique une responsabilité principale de protection de son peuple. La thèse du rapport veut que lorsqu’un État s’en montre incapable – qu’il ne le puisse pas ou qu’il ne le veuille pas –, la responsabilité soit transférée à la communauté internationale. La R2P est d’abord et avant tout l’affaire de l’État. La prévention commence au niveau national, la protection des populations étant un attribut de la souveraineté caractéristique d’un État au XXIe siècle. La CIISE insiste sur la prévention et, si elle est inopérante, sur la rapidité, la souplesse, l’adéquation et la proportionnalité de l’intervention. Finalement, cette nouvelle terminologie permet surtout de concrétiser, par une expression consacrée, un nouveau paradigme : les Nations unies choisissent d’aborder sous un nouvel angle la question de la sécurité des individus, plaçant désormais la sécurité humaine au-dessus de tout autre principe, la sacralisant en quelque sorte. Désormais, l’accent est mis sur l’individu, et non plus sur l’État. Ce nouveau paradigme permet, d’une certaine manière, de résoudre le problème du droit d’ingérence : c’est à l’État qu’incombe la responsabilité de protéger ses populations, mais s’il ne le fait pas, cette tâche revient – au nom du principe de subsidiarité – à la communauté internationale. Selon le rapport, la R2P implique une gradation. D’abord vient la responsabilité de prévenir, c’est-à-dire l’obligation de traiter les causes premières

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des conflits internes et autres catastrophes engendrées par l’homme. Elle est considérée comme une étape nécessaire, permettant de réduire, voire même de pallier la nécessité d’une future intervention. Trois conditions essentielles doivent être réunies pour que cette prévention soit efficace : « l’alerte rapide », qui fait référence à l’analyse de la situation et de sa fragilité ; « l’outillage préventif », qui a trait aux politiques susceptibles de modifier la situation ; et « la volonté politique »1. Si ces mesures de prévention échouent et que la sécurité de la population est gravement menacée, la communauté internationale a la responsabilité de réagir, en répondant aux crises humanitaires par des mesures adéquates, y compris des mesures coercitives telles que des sanctions ou des poursuites internationales – l’intervention militaire, considérée comme une mesure exceptionnelle et extraordinaire, n’étant envisagée qu’en dernier recours, après analyse approfondie de ses conséquences. En effet, l’usage de la force comporte toujours le risque de pertes humaines involontaires et d’instabilité. Enfin, vient la responsabilité de reconstruire. La CIISE considère, en effet, que la reconstruction est une étape cruciale dans le continuum de la responsabilité La R2P s’étend à l’aide nécessaire 2 de protéger . La R2P s’étend donc à au redressement, à la reconstruction l’aide nécessaire au redressement, à la reconstruction et à la réconciliation, et à la réconciliation notamment après une intervention militaire et en tenant dûment compte des causes de la crise humanitaire objet de l’intervention. Elle ne prend pas fin lorsque le conflit s’arrête ; il s’agit plutôt d’un processus continu qui exige un renforcement des capacités post-conflit afin d’éviter une répétition d’atrocités.

L’opération Protecteur unifié : protection civile ou changement de régime ?

L’intervention dans les affaires d’un État est strictement encadrée d’un point de vue juridique. Par souci de maintenir des relations internationales pacifiées, il est en principe impossible de se donner le droit d’intervenir militairement pour protéger la population victime de violations massives des droits humains dans un État tiers, à moins que le Conseil de sécurité des Ntions Unies ne l’autorise. Quelques jours après le début des manifestations contre le régime Kadhafi, la mobilisation internationale s’organise. Le 26 février 2011, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité la résolution 1970, rappelant qu’il est de la responsabilité

1. Voir Julie Lemaire, « La responsabilité de protéger. Un nouveau concept pour de vieilles pratiques ? », Note d’analyse du GRIP, 31 janvier 2012. 2. Voir Melik Özden et Maëli Astruc, « Responsabilité de protéger : progrès ou recul du droit international public ? » Cahier critique, n° 12, CETIM, décembre 2013.

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des autorités libyennes de protéger leur peuple et considérant que les attaques systématiques et généralisées contre la population civile sont de nature à constituer des crimes contre l’humanité. Le Conseil de sécurité demande alors au gouvernement d’agir dans le respect des droits de l’homme et du droit international. Une semaine plus tard, les délibérations débouchent sur la résolution 1973. Le texte déplore l’échec des autorités libyennes à respecter la résolution 1970. La Conseil de sécurité exprime sa vive préoccupation face à la dégradation des droits de l’homme et à l’escalade de la violence dans le pays. Il rappelle la responsabilité du gouvernement libyen dans la protection de sa population (paragraphes 4 et 5) et prévoit la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne (paragraphes 6 à 12). Le Conseil autorise les États membres à « prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne […] tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère ». Le projet de résolution présenté par le Royaume-Uni, la France et le Liban fut adopté par 10 des 15 membres du Conseil de sécurité. L’Allemagne, la Russie, l’Inde, le Brésil et la Chine s’abstinrent, estimant qu’une intervention militaire, même encadrée, n’était pas la bonne solution à cet instant, que la diplomatie pouvait encore agir et que la stratégie militaire n’était pas claire, notamment concernant son application. L’opération Protecteur unifié Les sanctions contre le régime, si elles fait donc l’objet d’une autorisation par la résolution 1973 du Conseil visent bien à le forcer à changer de sécurité. La campagne de d’attitude, confortent aussi les insurgés bombardement fut menée par une coalition formée de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de pays « partenaires » (Suède, Maroc, Jordanie, Qatar et Émirats arabes unis), comme s’il s’agissait d’une organisation internationale et d’États en lutte contre un autre État, la Libye1. Dès les premiers jours de l’opération, d’abord sous commandement français puis otanien, la campagne aérienne fut axée sur la désactivation de la défense aérienne libyenne et la destruction des armes lourdes de l’armée libyenne dans les environs des villes encerclées. L’usage de la force armée trouvait alors toute sa légitimité et sa légalité dans le texte de la résolution 1973, et la première concrétisation de la R2P apparaissait aux yeux de beaucoup comme un succès2.

1. Éric David, « L’opération unified protector en Libye au regard du droit international humanitaire », Droits. Revue française de théorie de philosophie et de culture juridique, n° 56, Presses universitaires de France, 2014 / 2, p. 51. 2. Voir Marc-Antoine Jasson, « Intervention de l’OTAN en Libye : “responsabilité de protéger” ou ingérence ? », Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, IRIS, 18 octobre 2011.

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Le texte de la résolution 1973 indique que la solution à la crise doit permettre de répondre aux demandes légitimes du peuple libyen (par. 2) en vue de la mise en place d’un ordre constitutionnel démocratique. Les sanctions contre le régime énoncées dans la résolution 1973, si elles visent bien à le forcer à changer d’attitude, confortent donc aussi les insurgés. Ainsi, le changement de régime aurait été un moyen légitime pour réaliser l’objectif du mandat du Conseil1. C’est en tout cas ce que certains États occidentaux ont tenté d’affirmer, poussant la R2P au bout de sa logique. Un mois seulement après l’adoption de la résolution 1973, les architectes du texte et de la campagne de l’OTAN, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et David Cameron, rejetant le mandat du Conseil de sécurité, annonçaient ainsi dans une tribune publiée dans The Times, Le Figaro, The International Herald Tribune et Al-Hayat : « Il existe un chemin vers la paix porteur d’un nouvel espoir pour le peuple de Libye. Un avenir sans Kadhafi […] tant que Kadhafi sera au pouvoir, l’OTAN et les partenaires de la coalition doivent maintenir leurs opérations ». Ce dépassement certain du mandat du Conseil de sécurité n’a pas manqué de susciter des réactions au sein de la communauté internationale, puisqu’au lieu de protéger les populations civiles, il a abouti à une véritable guerre faisant plusieurs milliers de victimes et de déplacés2. Certains États y ont même vu une illustration flagrante des dérives et des ingérences politiques que peut engendrer le principe de R2P. La mise en œuvre de la résolution 1973 a notamment provoqué des critiques virulentes de la part des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Ils ont accusé l’OTAN d’avoir outrepassé son mandat et transformé une opération de protection des populations en opération de changement de régime. De fait, à partir du moment où la résolution permettait une intervention de protection sur l’ensemble du territoire libyen et où « l’agresseur » était le chef de l’État lui-même, la frontière entre les deux types d’opération était facilement brouillée. Dès le début des opérations, des tensions sont ainsi apparues au sujet de l’interprétation de la « protection des civils ». Dans une réaction officielle au lendemain des premières frappes occidentales, le secrétaire général de la Ligue des États arabes, Amr Moussa, déclarait ainsi : « Ce qui s’est passé en Libye diffère du but qui est d’imposer une zone d’exclusion aérienne ; nous voulons la protection des civils et pas le bombardement d’autres civils »3. Fin octobre 2011, Marcel Boisard, ancien sous-secrétaire général de l’ONU, affirmait à son tour : « Rien n’a été respecté. Aucun cessez-le-feu n’a été véritablement négocié. La domination exclusive du ciel fut utilisée pour appuyer les insurgés. La protection des civils fut le prétexte

1. Sandra Szurek, « La responsabilité de protéger : du prospectif au prescriptif …et retour. La situation de la Libye devant le Conseil de sécurité », Droits. Revue française de théorie de philosophie et de culture juridique, n° 56, Presses universitaires de France, 2012 / 2, pp. 94-95. 2. Voir Clara Egger, « L’encadrement du recours à la force et le concept de « Protection Responsable » : ce que l’intervention Unified Protector a changé », Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentation, avril 2013. 3. Cité par Alex Bellamy et Paul Williams, « The new politics of protection? Côte d’Ivoire, Libya and the responsibility to protect », International Affairs, vol. 87, n° 4, juillet 2011, pp. 825-850.

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pour justifier n’importe quelle opération. Il ne s’agissait plus de protéger, mais de changer de régime. Le principe de “responsabilité de protéger” est mort en Libye, comme celui de l’“intervention humanitaire” avait péri en Somalie, en 1992 »1. Sans ouvrir complètement la boîte de Pandore, l’intervention en Libye a été encadrée juridiquement par une L’ambiguïté de la résolution 1973 procédure régulière puisqu’il incombait à va exposer l’application de la la communauté internationale de protéger les civils. Le terrain était donc propice à responsabilité de protéger à la mise en pratique de la responsabilité de considérables difficultés de protéger. Cependant, l’ambiguïté de la résolution 1973 va exposer l’application de la R2P à de considérables difficultés, le flou de la formule « toutes mesures nécessaires » empêchant d’emblée d’affirmer la compatibilité des mesures adoptées avec les buts affirmés dans la résolution.

La violation de l’esprit du principe de la R2P

L’affaire libyenne pose donc la question de l’argumentaire pour une intervention militaire, de son étendue et de ses conséquences finales. À cet égard, il importe de rappeler que selon la CIISE, six critères du jus ad bellum doivent être observés pour que l’intervention militaire revête le caractère d’un acte légitime : autorité appropriée, juste cause, bonne intention, dernier recours, proportionnalité des moyens, perspectives raisonnables. Ils sont largement inspirés des critères traditionnels de la « guerre juste ». Mais l’interprétation élargie défendue par la coalition ne respecte pas parfaitement ces critères. Premièrement, la question de l’autorité appropriée demeure indéniablement un élément-clé – la CIISE y consacre tout un chapitre – parmi les précautions envisagées pour atténuer les effets pervers de l’intervention militaire. Affichant sa conviction profonde en faveur du multilatéralisme, la Commission estime qu’il revient au préalable à l’ONU, a fortiori au Conseil de sécurité, de jouer le rôle de leader quant à la détermination des modalités entourant l’intervention ; de par son caractère représentatif de la communauté internationale, sa compétence et sa marge de manœuvre d’un point de vue juridique, l’organe se veut l’autorité la plus légitime2. Deuxièmement, pour qu’une intervention militaire soit justifiée, il faut que des préjudices graves et irréparables soient infligés à des êtres humains ou soient à craindre de façon imminente. Or, la situation en Libye en mars 2011 était bien

1. Marcel Boisard, « La responsabilité de protéger, un principe jetable et à usage unique », Le Temps, 28 octobre 2011. 2. Voir Louis-Philippe Vézina, La responsabilité de protéger et l’intervention humanitaire : de la reconceptualisation de la souveraineté des États à l’individualisme normatif, Université de Montréal, avril 2010.

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loin d’un génocide ou de crimes contre l’humanité au sens de l’article 7 du statut de la Cour pénale internationale (CPI). Donatella Rovera, principale conseillère d’Amnesty International pour les situations de crise, est revenue d’un séjour de trois mois en Libye effectué en 2011 avec une version des faits bien différente de celle qui a servi à justifier l’intervention. Le nombre de morts dans la version « officielle » a été, à son avis, grandement exagéré. Selon elle, au moment où l’on affirmait que la répression à Benghazi avait fait environ 2 000 victimes, il aurait plutôt fallu parler de 100 à 110 morts1. Cette surestimation alléguée des victimes n’est pas si surprenante et peut être mise en parallèle avec les doutes qui animaient les représentants de l’Inde, qui regrettaient lors des débats au Conseil de sécurité « qu’il n’existait pratiquement aucune information crédible sur la situation sur place »2. S’il n’est absolument pas question de dédouaner le régime de Mouammar Kadhafi, cette distorsion de la réalité de la part de ceux qui sont intervenus, bien souvent par l’entremise de leur presse nationale, force à s’interroger sur la question de savoir si cette justification de la responsabilité de protéger n’était pas qu’un prétexte plutôt qu’un motif de l’intervention. Troisièmement, le respect du critère de la juste cause est primordial afin d’enclencher le processus d’intervention. Une attention toute particulière lui est d’ailleurs accordée dans le rapport : la légitimité de l’acte est somme toute tributaire de la satisfaction d’autres critères, à commencer par la bonne intention. « Faire cesser ou éviter des souffrances humaines », voilà le but exclusif autour duquel les efforts des intervenants devraient converger, toute autre motivation de l’engagement militaire d’un État constituant un détournement de la R2P. Or, l’engagement dans l’opération Protecteur unifié n’était pas entièrement animé d’une « bonne intention ». La position de la plupart des pays membres de l’OTAN était, en effet, constante sur la nécessité du départ de M. Kadhafi. Dès le 4 mars, B. Obama déclarait ainsi que M. Kadhafi avait perdu sa légitimité face au monde entier et qu’il devait à présent partir. En outre, l’OTAN a continué à bombarder des villes comme Syrte ou Bani Walid même après la chute de Tripoli. L’Alliance a soutenu les rebelles, avec pour conséquence la mort de milliers de civils. Ainsi le but légalisé de protéger la population civile a-t-il été sacrifié, sans ambages, au but non légalisé de renverser le régime3. Quatrièmement, la mise en œuvre de la R2P porte sur la protection des civils et doit être principalement considérée comme préventive, l’action militaire n’étant qu’un ultime recours. L’intervention militaire ne se justifie qu’une fois envisagés tous les moyens non militaires pour la prévention ou la résolution pacifique de la crise, et que tout laisse raisonnablement croire que des mesures de moindre portée seraient vouées à l’échec. En effet, la médiation, l’action

1. Voir Rémi Bachand et Mouloud Idir, « Décoloniser les esprits en droit international », Mouvements, n° 72, La Découverte, 2012 / 4, pp. 89-99. 2. Sandra Szurek, op. cit., pp. 91-92. 3. Reinhard Merkel, « L’intervention de l’OTAN en Libye : quels fondements juridiques ? », Institut de la démocratie et de la coopération, 16 janvier 2012.

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diplomatique, les mesures non armées ont un rôle à jouer au stade de la réaction, avant qu’une intervention armée puisse être envisagée. Parmi les actions réactives envisageables existe la possibilité d’enquête du Conseil de sécurité. À ce stade, les missions d’établissement des faits par le Conseil des droits de l’homme, par exemple, peuvent encore dépêcher un rapporteur spécial chargé de donner toute information utile. Ces exemples montrent que la réaction rapide de la communauté internationale peut encore relever d’un effort de prévention tendant à éviter que l’État ne bascule définitivement dans les crimes de masse1. La réalité est que, dans la crise libyenne, l’ONU n’a pas participé à la recherche d’une solution pacifique. Bien au contraire, l’OTAN a même sapé une solution pacifique présentée par l’Union africaine (UA) appelant à un cessez-le-feu immédiat. Le 25 mars 2011, I’UA avait en effet adopté une feuille de route pour la paix, prévoyant la mise en œuvre de réformes politiques et le déploiement d’un mécanisme de suivi – rapidement rejetée par le Conseil national de transition libyen. Cinquièmement, la durée et Le but légalisé de protéger l’intensité de l’intervention militaire la population civile a été sacrifié, envisagée doivent correspondre au minimum nécessaire pour atteindre sans ambages, au but non légalisé l’objectif humanitaire poursuivi. On de renverser le régime peut mentionner le risque imminent et actuel de génocide ou de crimes de masse ; le but non ambigu de l’intervention qui doit être de prévenir ou d’arrêter ces atrocités ; l’inefficacité ou l’inadéquation avérée des mesures pacifiques pour parvenir à ce résultat ; la proportionnalité de l’action avec le but pour lequel elle est conduite. Il est opportun, en effet, de jeter un regard sur la mise en balance des conséquences : le 2 novembre 2011, le procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, fait état devant le Conseil de sécurité de différents éléments, dont le fait qu’il existait « des allégations faisant état de crimes commis par les forces de l’OTAN, […] par les forces liées au Conseil national de transition, notamment des allégations selon lesquelles des civils soupçonnés d’être des mercenaires auraient été placés en détention et des combattants détenus auraient été tués »2. Dans le même temps, le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, déclarait que l’opération en Libye était l’opération la mieux réussie de l’Alliance atlantique3. Bien que l’organisation ait justifié sa mission en Libye par des raisons humanitaires, les opérations menées par l’OTAN traduisent alors une implication accrue dans un conflit interne. Elles ressemblent de plus en plus à des opérations d’assistance militaire à l’avancée des insurgés vers Tripoli, plutôt qu’à des opérations de protection de la population sans motif politique. Parallèlement

1. Voir Sandra Szurek, « La responsabilité de protéger : Mauvaises querelles et vraies questions », Anuario Colombiano de Derecho Internacional, n° 4, 2011, pp. 47-69. 2. Cité par Sandra Szurek, op. cit., pp. 91-92. 3. Reinhard Merkel, op. cit.

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à la pression militaire, qui neutralisait progressivement la capacité des forces loyalistes, le groupe de contact en Libye, qui comprenait les pays participant à la campagne de l’OTAN, demandait en toute occasion la fin du régime, à commencer par les réunions de Rome le 5 mai, d’Abou Dhabi le 9 juin et d’Istanbul le 15 juillet. Sixièmement, il faut qu’il y ait une chance raisonnable d’arrêter ou de prévenir les souffrances à l’origine de l’intervention. Si l’emploi de la force n’a aucune chance de réussir ou s’il a le potentiel d’engendrer un conflit plus vaste encore, alors la Commission estime qu’il est préférable de ne pas intervenir. Même face à des atrocités de masse, lorsque toutes les autres tentatives pour mettre fin à la violence ont échoué, l’intervention militaire n’est pas justifiée si elle est susceptible d’aggraver la situation. Dans le cas de la Libye, l’intervention avait effectivement une chance raisonnable d’éteindre la menace et sans doute y est-elle parvenue, ce qui confirme que le sous-critère de la balance des conséquences a été partiellement atteint. Néanmoins, cet équilibre reste fragile : même s’il ne peut y avoir aucune évaluation sur la question ni de certitude sur les résultats – meilleurs ou pires – de l’inaction, l’application de la résolution 1973 a, contrairement à l’objet du chapitre VII de la Charte, augmenté la menace à l’endroit de la sécurité internationale au lieu de la réduire. Ce qui était essentiellement un conflit interne résultant d’un soulèvement armé est ainsi devenu un conflit international. En intervenant aux côtés d’une seule partie, les États qui se sont chargés d’appliquer la résolution, individuellement et à travers l’OTAN, ont attisé le conflit et provoqué une situation qui pourrait désormais conduire à une désintégration de la Libye1. La tentative d’appliquer la R2P a, en outre, clairement démontré qu’une attention insuffisante avait été portée au renforcement des institutions post-conflit. L’intervention en Libye n’a ainsi pas débouché sur une paix durable, ni réussi à empêcher un regain de violence.

L’affaire libyenne a été un pas en avant en ce qu’elle a mobilisé le Conseil de sécurité pour agir de façon décisive, à une vitesse remarquable et en pleine conformité avec la R2P. De surcroît, le Conseil a démontré sa volonté répétée à autoriser l’utilisation de la force militaire en faveur de la protection des personnes sous couvert d’intervention humanitaire avec l’adoption de la résolution 1973, fût-ce contre la volonté d’un État en fonctionnement. Enfin, et malgré les échecs du passé, le cas libyen a révélé que la communauté internationale pouvait agir en temps opportun pour arrêter des atrocités de masse lorsque la volonté politique et la capacité opérationnelle suffisante existent. Cependant, l’intervention militaire elle-même n’a pas été conduite dans l’esprit de la R2P : son objectif est allé au-delà la protection des civils en visant

1. Hans Kochler, « Mémorandum relatif à la Résolution 1973 du Conseil de sécurité et à son application par une “coalition de volontaires” sous le commandement des États-Unis et de l’OTAN », Horizons et débats, n° 19, 16 mars 2012.

23 ÉCLAIRAGES

un changement de régime. Cela a conduit à une réaction des États contre la R2P, fondée sur le souci légitime du détournement du concept à des fins inavouées. D’où la difficulté actuelle pour les membres du Conseil de sécurité des Nations unies de voter une résolution sur la Syrie. À cet égard, la France avait lancé l’idée que les membres permanents du Conseil de sécurité s’engagent volontairement et collectivement à ne pas opposer leur veto L’intervention militaire elle- à un projet de résolution visant à protéger les populations en cas d’atrocités de masse. Il faut même n’a pas été conduite bien constater que cette initiative ne serait pas en mesure de mettre rapidement fin à une utilisation dans l’esprit de la R2P jugée obstructive et abusive du droit de veto, à l’image de la Russie et de la Chine. Cependant, la limitation de cette utilisation abusive lors de tels crimes apparaît comme un objectif important à moyen terme. Enfin, l’expérience libyenne a soulevé et réveillé les antagonismes et controverses d’hier autour de la notion du droit d’ingérence humanitaire. Au lieu de constituer un pas décisif, la R2P serait alors, à cause d’une interprétation extensive de l’expression « toutes [les] mesures nécessaires », un retour à la case départ. ■

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Rémi Bourgeot Économiste, chercheur associé à l’IRIS.

Résumé Abstract

ace à l’absence d’amélioration n the face of mass unemployment Fsubstantielle de la situation éco- Iand the lack of substantial economic nomique au sein d’une zone euro improvement, the Eurozone’s estab- marquée par le chômage de masse, lishment appears helpless and relies les responsables politiques semblent increasingly on the European Central désemparés et s’en remettent de plus Bank to salvage the entire system. The en plus à la Banque centrale euro- institutional proposals, which center péenne (BCE) pour assurer la préser- on the notion of a “genuine economic vation du système économique. Les and monetary union,” although legiti- débats se focalisent sur des questions mate, are illusory for reasons related institutionnelles, autour de la notion to the political-economic balance de « véritable union économique et within the Eurozone, in particular monétaire », qui, bien qu’ayant une between France and Germany. Beyond certaine légitimité, sont illusoires the mere issue of the euro, the obses- pour des raisons liées à l’équilibre sive focus on economic and monetary politico-économique au sein de la issues at large – which has notably led zone euro, en particulier entre la to the creation of the single currency – France et l’Allemagne. Au-delà de la appears as a means to promote an question de l’euro en tant que telle, administrative system paradoxically l’économisme qui a conduit à la cut off from economic reality. création de la monnaie unique appa- raît comme le mode d’avènement d’un système administratif parado- xalement coupé des réalités écono- miques.

26 ÉCLAIRAGES

L’euro contre l’Europe ?

Rémi Bourgeot

évolution économique de la zone euro offre peu de surprises, si l’on garde à l’esprit le climat de fond marqué par le chômage de masse, une demande durablement déprimée, une productivité stagnante et un système financier défectueux. Néanmoins, après huit années de « gestion de crise », les responsables de la zone apparaissent désemparés face à L’la persistance de ces difficultés économiques, qui accablent les Européens et détruisent les fondements de la prospérité. Nombreux sont ceux qui se focalisent sur la question des tendances déflationnistes, y voyant un motif pour s’en remettre à la Banque centrale européenne (BCE) et à son médiatique président, Mario Draghi. Les facteurs réels qui nourrissent la stagnation ou la chute des prix, au premier rang desquels le chômage et la paupérisation de toute une génération d’actifs, ont ainsi tendance à être recouverts de raisonnements de plus en plus abstraits. Ces raisonnements, produits dans des cercles rarement en contacts avec la réalité économique, reposent sur une approche limitée des questions macroéconomiques et monétaires qui se revendique, à tort, du libéralisme.

Nouvelle synthèse fédéraliste et focalisation sur l’action monétaire

On constate pourtant l’émergence, dans la douleur, d’un dogme quelque peu différent de celui des premières années de crise. La mise en place par la BCE d’un programme d’achat de titres obligataires (quantitative easing) avait été précédée de débats particulièrement houleux entre partisans de ces mesures,

27 ÉCLAIRAGES

inspirées de l’action de la Réserve fédérale américaine (Fed), et défenseurs d’une ligne plus conservatrice, fidèle en particulier à la tradition de la Bundesbank. Ces controverses n’ont pas complètement cessé mais elles sont, dans tous les cas, devenues de plus en plus inaudibles. Émerge ainsi une forme de consensus européen sur la gestion de la zone euro, centré sur l’activisme de la BCE. On ne peut plus guère qualifier de conservateur, au sens traditionnel du terme, ce positionnement qui s’affiche, au contraire, comme progressiste. Pour autant, cette approche, aussi inédite soit-elle à l’échelle européenne, n’est pas à la hauteur de la situation économique de la zone euro. Bien plus, cette focalisation sur le cadre monétaire (politique de la BCE et renforcement du système institutionnel) apparaît déconnectée des enjeux réels du développement économique européen et relève d’une réflexion essentiellement administrative. Il ne fait aucun doute que la stratégie de gestion de la crise de l’euro a, jusqu’à maintenant, été particulièrement erratique, incohérente et souvent néfaste. Si les responsables européens invoquent toutes sortes de circonstances atténuantes, ils n’en reconnaissent pas moins un certain nombre de ratés face aux critiques qui émanent de leurs propres rangs1. Au-delà de la violence rhétorique qui La stratégie de gestion de la crise de l’a caractérisé, le dernier épisode de la l’euro a, jusqu’à maintenant, été crise grecque, au cours de l’été 2015, a révélé un déplacement de la ligne particulièrement erratique, incohérente de front idéologique. L’Allemagne, et souvent néfaste en la personne de son ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, tenait à maintenir une pression maximale sur le gouvernement grec en écartant l’idée d’un allègement de dettes et en le menaçant ouvertement d’expulsion de l’union monétaire. Face à cette position, l’ampleur des réactions favorables au maintien de la Grèce dans la zone grâce à un prolongement de l’aide, toutefois conditionné à des mesures dépressionnistes, a montré l’engagement de nombreux responsables européens en faveur du statu quo. On ne peut ressentir qu’un certain malaise face à un débat européen globalement enfermé, au niveau institutionnel, dans l’opposition entre les partisans de deux tendances fédéralistes différentes mais tout aussi inadaptées à la situation. W. Schäuble s’est fait le représentant d’une vision particulièrement dure de la cohésion européenne, à coup de menaces d’exclusion mais surtout de supervision financière tous azimuts, y compris pour la France. À l’opposé, une conception quelque peu angélique se concentre sur l’idée que l’euro survivra au moyen d’une union de transferts budgétaires, dont le coût serait pourtant, et dans tous les cas de figure, exorbitant et indéfendable aux yeux de l’électorat

1. Voir « Auditors criticise European Commission over handling of bailouts », Financial Times, 26 janvier 2016.

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de plusieurs pays européens, au premier rang desquels figure naturellement l’Allemagne. Derrière la violence des confrontations sur la question des plans d’aide, le déplacement constant de l’équilibre vers ce second type de fédéralisme donne lieu à l’émergence de ce que l’on pourrait, sans mauvais esprit, qualifier d’« austérité à visage humain », pour signifier à quel point ses partisans désespèrent d’atteindre une synthèse entre rigueur gestionnaire et standards acceptables en matière sociale. Il s’agirait de conserver le cadre de gestion de la zone euro, avec ses programmes d’aide pour le moins problématiques, mais accompagné de largesses monétaires « à la Draghi », de plans d’investissements « à la Juncker » et de divers mécanismes d’assurance de type union bancaire. Hélas, il semble que la sphère politico-institutionnelle persévère ainsi dans son déni à coup de constructions institutionnelles improbables. Au-delà de la chimérique union de transferts, les réformes envisagées, même prises dans leur globalité, ne permettraient pas la stabilisation de l’économie européenne. Conscients de la superficialité d’un tel système en l’absence de convergence économique réelle entre les pays de la zone, ses partisans, au défi aussi bien de la réalité de terrain que de la statistique, n’hésitent pas à proclamer que cette convergence est désormais à l’œuvre.

Vers un modèle économique improductif

Du côté des pays dits périphériques, la récession – ou dépression dans certains cas –, la chute des revenus et le chômage de masse ont, certes, permis la transition vers un modèle davantage exportateur. C’est en particulier le cas de l’Espagne, dont on vante la chute du taux de chômage officiel, qui s’élève tout de même toujours à plus de 20 % de la population active et a entraîné un effondrement de la natalité. Mais cette transition est bien plus le produit de la chute des salaires liée au chômage que de la hausse de la productivité, qui y est au mieux atone et en réalité souvent déclinante. Le semblant de convergence économique se fait donc non seulement par le bas en ce qui concerne les salaires, mais s’accompagne en fait d’une détérioration du tissu productif européen, qui évolue vers le bas de gamme de façon généralisée. En France, ce modèle est prôné au nom d’une version administrative du libéralisme qui se concentre au sein de la haute fonction publique, dont l’emprise s’accroît aux dépens de la jeune élite intellectuelle du pays envoyée sur les chemins de l’exil économique. On peut évidemment douter des bienfaits d’un affaiblissement des systèmes productifs européens, censé les remettre d’aplomb en brisant les « tabous » qui les affligent. On prétend, en effet, mettre en œuvre un modèle inspiré de la Silicon Valley et de ses business angels dans un contexte administratif extrêmement lourd, où la culture du financement est particulièrement défavorable aux entrepreneurs. Ceux-ci sont de plus confrontés, en particulier en France, à la culture de l’impayé sans cause

29 ÉCLAIRAGES

budgétaire, dont la pratique tend à suivre l’invocation d’une vision tout à fait hexagonale et paradoxale du libéralisme. La réflexion administrative se concentre ainsi sur le perfectionnement du cadre formel de l’euro tout en organisant, en France et dans le Sud de la zone, la transition vers un modèle économique bas de gamme et improductif qui repose notamment sur la relégation bureaucratique des élites scientifiques. Si une telle évolution peut, à court terme, produire quelques décimales de croissance supplémentaires et permettre un rebond conjoncturel des pays les plus durement affectés par la crise, elle porte, en particulier pour la France, le risque d’un affaissement du système. Les tendances déflationnistes constituent, à tort, le symptôme le plus gênant des failles de la gestion de crise aux yeux des administrateurs de la zone euro, formés à l’école du ciblage d’inflation. Certains comparent toutefois la situation actuelle à la déflation de la fin du XIXe siècle qui s’était accompagnée dans plusieurs pays occidentaux, dont les États-Unis, d’une croissance rapide de la production1. La faiblesse actuelle de l’inflation, au contraire, se manifeste dans un contexte de très faibles gains de productivité et, surtout, de faiblesse de la demande. L’effondrement des prix des matières premières a aggravé cette chute de l’inflation, mais est par ailleurs bienvenu en ce qu’il apporte une bouffée d’oxygène aux entreprises et aux ménages de la zone. On voit ainsi une élite politique mal à l’aise, traversée par une crise de croyance vis-à-vis des recettes économiques qui s’étaient pourtant imposées comme normes européennes au cours La faiblesse actuelle de l’inflation se des dernières années. Le schéma qui se met en place risque pourtant de manifeste dans un contexte de très rester limité par les mêmes règles faibles gains de productivité et de qui avaient conduit aux décisions néfastes, prises dans le contexte de faiblesse de la demande panique qu’inspiraient les pics de volatilité des marchés de capitaux. A ainsi été évoqué un retour en force des États au sein de l’Union européenne (UE). Il est vrai que la voix de la Commission est de moins en moins audible. Pour autant, la BCE jouit, pour sa part, non seulement d’un prestige important mais est également l’objet d’une obsession inquiétante. D’un côté, la croyance dans l’efficacité de ses mesures est largement exagérée mais, de l’autre, elle apparaît comme la seule institution faisant preuve d’un certain volontarisme. Cette situation est révélatrice de l’ampleur de la crise politique que traverse l’Europe : l’étau monétaire de l’euro laissant les démocraties nationales exsangues, la Banque centrale, qui est davantage guidée par les marchés qu’elle ne les guide elle-même, apparaît comme une sorte de « maison commune » d’économies affaiblies et d’élites déboussolées.

1. Lire le discours de Jaime Caruana, « Global economic and financial challenges: a tale of two views », à la Harvard Kennedy School, Cambridge, Massachussetts, 9 avril 2014, disponible sur le site de la Banque des règlements internationaux.

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Les limites de l’action monétaire

Face à ces attentes démesurées, la BCE a été contrainte de dépasser sa technique de communication dissuasive, qui avait été couronnée d’un certain succès en 2012, et de mettre en place de nouveaux programmes monétaires effectifs. Il convient de préciser les limites auxquelles est confrontée l’institution face à la véritable nature des phénomènes à l’œuvre au sein de la zone euro. Les débats, emprunts d’idéologie du XXe siècle quant à la nature de l’inflation, ont souvent fait perdre de vue le facteur salarial au profit d’une vision abstraite. Si la faiblesse de l’inflation contemporaine provient effectivement de l’écrasement de la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB), la spirale inflationniste des années 1970 trouvait réciproquement bien son origine dans la hausse continue de ces derniers, à laquelle s’ajoutaient les effets des chocs pétroliers, relativement circonscrits pour leur part. Au terme de cette époque, les gouvernements se sont emparés de théories économiques qui commençaient alors à avoir le vent en poupe pour tenter de régler le problème par le biais monétaire, c’est-à-dire par des hausses de taux directeurs. Celles-ci augmentèrent le coût de financement des entreprises, déprimèrent l’investissement et, par la pression ainsi exercée sur les entreprises et sur l’économie en général, mirent fin à la spirale inflation-salaire. On ne peut s’empêcher de voir dans la situation actuelle un cas symétrique : la faiblesse de l’inflation provient essentiellement de la pression sur les salaires, liée au chômage de masse et à une demande intérieure atone. Ignorant cette situation, de nombreux commentateurs semblent avoir perdu la mesure des limites intrinsèques à la politique monétaire, l’entité Banque centrale représentant aujourd’hui une sorte de substitut au concept traditionnel d’État souverain. On en vient, par exemple, à commenter de façon obsessionnelle les baisses des taux directeurs et les ajustements à la hausse du programme d’achat d’obligations1.

La convergence salariale, un problème mal posé

Le problème de l’inflation basse ou de la déflation, dans un environnement de taux déjà nuls, n’est donc pas du ressort de la Banque centrale. Parallèlement, sans possibilité d’adaptation par le taux de change au sein de la zone, les bons élèves des réformes européennes en sont réduits à comprimer sans fin leur demande pour regagner en compétitivité. Par ailleurs, il convient de balayer

1. Voir par exemple « ECB to ease policy again in December via expanding QE-Reuters poll », CNBC, 10 novembre 2015.

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l’idée selon laquelle ces pays avaient connu des excès dramatiques en matière de salaires durant la première phase de la zone euro : si l’on étudie la part des salaires dans le PIB, l’on observe en réalité plutôt le contraire1.

Figure 1 : Part des salaires dans le PIB (en %)

Source : Commission européenne, Annual macro-economic database.

En 1999, l’Espagne se trouvait ainsi peu éloignée de l’Allemagne, à environ 58 % du PIB ; elle se situe désormais à 54 %. La correction est plus marquée en Irlande et en Grèce, vers des niveaux inférieurs à 50 % du PIB, alors que ceux atteints avant la crise de 2008, après une période de hausse, étaient déjà inférieurs à la moyenne européenne. L’Italie a, pour sa part, pratiqué un effort conséquent dans les années 1990, ramenant son ratio d’environ 57 % à 51 % du PIB, sans rebond particulièrement important par la suite. La France, quant à elle, est restée à un niveau relativement stable, en deçà de 60 % sur vingt ans. Pour autant, les écarts salariaux se sont creusés de façon insoutenable à la suite de la mise en œuvre par l’Allemagne, dans les années 2000 et dans le cadre de l’« Agenda 2010 », d’une politique de désinflation salariale. Non seulement la part des salaires dans le PIB allemand a chuté d’environ 58 à 53 %, mais l’Allemagne a, de plus, connu une inflation bien inférieure à ses partenaires – notamment du fait de la modération salariale. En termes nominaux, les coûts

1. Rémi Bourgeot, « Les coûts salariaux au sein de la zone euro. Une relecture des divergences de compétitivité et de la stratégie de gestion de crise », Question d’Europe, n° 289, Fondation Robert Schuman, septembre 2013. Mise à jour des données le 12 février 2016.

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salariaux unitaires1 ont largement divergé entre l’Allemagne et les autres pays de la zone euro. De 2000 à 2007, ils ont stagné en Allemagne – ce qui constitue une situation anormale étant donné que l’inflation, même si elle a été modérée, est comprise dans cette variable – alors qu’ils ont crû de 15 % en France, de 20 % en Italie, de 28 % en Grèce, de 30 % en Espagne et de 37 % en Irlande2. Le phénomène a été encore plus marqué dans le secteur manufacturier, où la hausse importante de la productivité allemande entre 1999 et 2007 – de l’ordre de 40 % – ne s’est pas reflétée dans les salaires – qui n’ont crû que de 20 %3. C’est plus généralement vers ce schéma que s’oriente désormais l’Europe, mais sans logique de gains de productivité, après avoir fait le choix, depuis 2010, de laisser s’envoler le poids des dettes, sous le coup de politiques récessionnistes. La stratégie de gestion de crise européenne visait alors à recréer un environnement de convergence, en amenant les pays qui n’avaient pas mis en place ces ajustements sur les salaires à le faire au plus vite. On a, dans ce contexte, surinterprété la hausse récente des salaires en Allemagne : ceux-ci augmentent effectivement, mais le fossé qui s’est creusé depuis l’introduction de l’euro entre ce pays et ses partenaires est très loin d’être comblé puisque, en cumulé de 1999 à 2014, les coûts salariaux unitaires nominaux n’y ont augmenté que de 15 %. On observe simultanément en Allemagne une forte préoccupation au sujet de la hausse des salaires4, mettant en lumière les limites politiques de la volonté européenne de convergence salariale au sein même de la zone euro. La faiblesse de la demande qui caractérise le modèle allemand provient également de la faiblesse de l’investissement, qui a notamment été au cœur de la stratégie de désendettement de l’État allemand. Certains économistes allemands soulignent ainsi la faiblesse des investissements domestiques au profit d’investissements à l’étranger, pendant financier de l’imposant excédent commercial du pays5. Or, il s’avère que ces investissements allemands à l’étranger sont peu rentables et notamment soumis aux pires modes financières (subprime américain, immobilier espagnol, etc.). D’où l’idée d’encourager davantage les investissements domestiques – aujourd’hui à moins de 17 % du PIB alors que l’épargne dépasse 24 % –, particulièrement dans les infrastructures.

1. Les coûts salariaux unitaires nominaux représentent le coût salarial de la production d’une unité de PIB. Les coûts salariaux unitaires réels représentent la même notion à prix constant, ce qui équivaut à la part des salaires dans le PIB. 2. Commission européenne, Annual macro-economic database. 3. En termes réels au sens du déflateur sectoriel des prix. 4. Voir par exemple « Wirtschaft besorgt: Deutsche Arbeitskosten steigen weiter » (« L’économie inquiète : les coûts du travail allemands augmentent encore »), Handelsblatt, 11 mars 2014. 5. Voir DIW, « Investitionen für mehr Wachstum – Eine Zukunftsagenda für Deutschland » (« Des investissements pour plus de croissance – Un agenda d’avenir pour l’Allemagne »), DIW Wochenbericht, n° 26, 24 juin 2013.

33 ÉCLAIRAGES

Inflation basse et dettes insoutenables

On observe ainsi une demande sous forte pression récessionniste en Europe, du fait à la fois de l’environnement compétitif et du renforcement de la consolidation budgétaire depuis 2010. L’évolution des marchés obligataires vers des taux sans cesse plus bas n’est, en effet, guère surprenante dans un tel environnement. L’excès d’épargne qui résulte de la réorientation généralisée vers des modèles économiques exportateurs conduit à l’abaissement des taux d’intérêt. Dans ce contexte, l’évolution des marchés obligataires de la zone euro à partir de 2012 a eu quelque chose d’à la fois cohérent et surréaliste. Surréaliste car il est évident que la solvabilité des pays du Sud de la zone n’est pas assurée, d’autant plus que la faiblesse de l’inflation s’ajoute au poids des dettes et des déficits gonflés par la faiblesse de la conjoncture. Le Fonds monétaire international (FMI) évoque ainsi de plus en plus concrètement le recours à certaines formes de restructurations souveraines avant La BCE est bien loin d’avoir les moyens de venir à l’aide d’un pays, de façon à éviter le même type de fiasco que de ramener la zone euro sur le chemin dans le cas grec. Il s’agirait avant d’une quelconque prospérité tout d’extension de maturité de la dette publique du pays, une façon relativement souple de mettre à contribution ses créditeurs en minimisant a priori les risques de contagion. Notons, pour autant, que la politique mise en place par la BCE a donné les moyens aux banques des pays en crise d’acquérir davantage de dette souveraine de leur propre pays. Dans ce contexte, toute mise à contribution des créditeurs équivaut à une fragilisation supplémentaire des banques. La restructuration ne peut donc être approchée que selon une logique générale, prenant en compte toutes les dettes du système banques-État. La BCE est bien loin d’avoir les moyens de ramener la zone euro sur le chemin d’une quelconque prospérité. Ses actions portent systématiquement le risque de créer des déséquilibres, notamment des bulles financières, dont les conséquences peuvent à terme dépasser les effets positifs escomptés. La focalisation sur la politique monétaire ne semble pas mue par un raisonnement ancré dans la réalité économique, mais relève bien plus d’un complexe enchevêtrement politique. Il est frappant que le primat économiciste qui marque le discours politique ne renforce pas la compréhension des phénomènes économiques. Au contraire, la réflexion politique au sein de l’élite de la zone euro, et particulièrement en France, est de nature purement institutionnelle. L’économisme procède d’une tentative de légitimation d’institutions qui apparaissent, à juste titre, déconnectées de la réalité économique. En ce sens, la focalisation sur l’action monétaire de la Banque centrale européenne représente une étape supplémentaire dans cette fuite en

34 L’euro contre l’Europe ?

avant. D’un point de vue strictement économique, la construction européenne était censée s’attaquer à la question de l’édification d’un espace économique intégré, permettant le développement de grandes entreprises européennes bénéficiant d’économies d’échelles importantes et du plus grand marché de consommation au monde. L’euro aura symbolisé, au contraire, l’abandon de cet objectif économique au profit de la pérennisation d’un appareil administratif déresponsabilisé à l’échelle de chaque pays membre et de l’ensemble de l’UE. Les discussions sur le parachèvement de l’Union économique et monétaire, sur l’union bancaire, etc., apparaissent dès lors vaines. La BCE n’a pas été conçue pour gérer l’économie européenne ; elle n’en a pas les moyens. À l’échelle de chaque pays en crise, dont la France, le primat administratif, sous couvert d’économisme, a conduit à la dévastation du terreau économique, pendant qu’un pays comme l’Allemagne parvenait à profiter de l’euro pour restaurer sa compétitivité, aux dépens de ses partenaires. La restauration d’un système économique acceptable passera donc, d’une façon ou d’une autre, par la restauration d’une certaine responsabilité des acteurs politiques, tant à l’échelle nationale qu’européenne. ■

35 ÉCLAIRAGES RÉSUMÉ / ABSTRACT

Emmanuel Hache Économiste, professeur associé à IFP Énergies nouvelles et chercheur associé à l’IRIS.

Résumé Abstract

objet de cet article est d’analyser he purpose of this article is to L’ les conséquences géopolitiques Tanalyse the geopolitical conse- d’une diffusion des énergies renouve- quences of a spread of renewable lables (ENR) au niveau international. energies worldwide. The challenges Les défis engendrés par les politiques induced by energy transition policies­ de transition énergétique pourraient could paradoxically turn out being paradoxalement se révéler au moins as complex as today’s geopoli- aussi complexes que la géopolitique tics of energy. Indeed, local and énergétique actuelle. Aux acteurs decentralised relations could be traditionnels risquent en effet de added to current traditional actors. s’ajouter de nouvelles relations plus Plus, technical, economic, socio- locales, plus décentralisées, dans logical, behavioural, spatial and lesquelles se cumuleront dimensions legal ­dimensions could complicate techniques, économiques, sociolo- the emerging puzzle. From a macro- giques et comportementales, spa- economic point of view, it would tiales et juridiques. D’un point de vue be tempting to conclude that the macroéconomique, s’il serait tentant ­transition to renewables will end de conclure que la transition vers today’s geopolitics of fossil fuels. des ENR marquera progressivement But a contrario, one must wonder la fin de la géopolitique liée aux fos- about the transformations this shift siles, il faut au contraire s’interroger implies regarding inter-States rela- sur les transformations des relations tions, especially­ considering the entre États, avec notamment de nom- ­various internal issues in oil-producing breuses questions concernant les éco- countries. Last, a massive diffusion of nomies des pays producteurs. Enfin, renewables into the world’s energy mix une diffusion massive des ENR dans could lead to new, unexpected inter- le mix énergétique mondial pourrait dependencies. conduire à de nouvelles dépendances.

36 ÉCLAIRAGES

La géopolitique des énergies renouvelables : amélioration de la sécurité énergétique et / ou nouvelles dépendances ?

Emmanuel Hache

istoriquement, la mise en évidence du caractère stratégique du pétrole et des approvisionnements énergétiques reste associée à la Première Guerre mondiale. Cette période restera un véritable catalyseur de l’importance de disposer de ressources pétrolifères et d’en assurer la sécurisation. Se renforce alors l’idée que la quête énergétique devient Hune composante majeure de la diplomatie. Les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale renforceront cette dynamique et permettront même de structurer les relations internationales. Les accords d’Achnacarry de 19281, tout comme l’accord de la ligne rouge de 1931 ou le pacte du Quincy de 1945 apporteront, en effet, des éléments structurants aux relations entre pays consommateurs

1. La Standard Oil of New Jersey, l’Anglo-Iranian et la Shell signent, le 17 septembre 1928, l’accord d’Achnacarry, qui stipule ouvertement un partage des marchés et des informations de production, ainsi que de nouvelles modalités de détermination des prix. Cet accord, assimilé à l’acte de naissance officiel du cartel des sept ou des huit sœurs, est par la suite signé par Mobil Oil, la Standard Oil of California, Gulf Oil, Texaco et la Compagnie française des pétroles (CFP). Son objectif principal vise à discipliner les différents acteurs du marché et à éviter toute concurrence sur les prix.

37 ÉCLAIRAGES

et producteurs de pétrole. Par la suite, la création de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), en 1960, constituera une rupture, symbolisant l’idée que la détention d’une ressource énergétique peut être utilisée comme une arme politique et un instrument de pouvoir. L’OPEP ouvre ainsi un nouveau pan des relations internationales, autour d’une géopolitique géologique dans laquelle certains pays ont un poids disproportionné par rapport à leur population ou à leur produit intérieur brut (PIB)1. La construction européenne est particulièrement représentative La géopolitique des ENR serait plus de la prégnance de l’énergie dans « douce » et moins conflictuelle les rapports entre États. En effet, c’est autour de ce facteur que se que celle des énergies carbonées structurent les premières tentatives d’intégration, avec notamment la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), en 1952, ou la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom), en 1957. En 1973, la prise de pouvoir de l’OPEP sur les marchés pétroliers trouve sa réponse, au sein des pays consommateurs, dans la création de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) et la mise en place d’une obligation de réserves pétrolières stratégiques. Dans les années 1970, les questions d’accès et de dépendance aux ressources naturelles furent également les éléments structurants de la mise en place des politiques énergétiques des différents États importateurs, notamment en Europe et aux États-Unis. D’une simple logique d’approvisionnement en volume, les politiques de sécurité énergétique révèlent progressivement leur nature polysémique, à savoir une nécessaire évolution en fonction du temps, de l’espace et des conditions de marché observées. Aujourd’hui, les marqueurs des politiques énergétiques sont rassemblés autour de quatre composantes2 : disponibilité3 (availability), accessibilité4 (accessibility), abordabilité5 (affordability) et acceptabilité6 (acceptability). Se développe notamment depuis deux décennies un intérêt prononcé pour l’intégration des énergies renouvelables (ENR) dans le mix

1. L’Arabie saoudite et la Norvège, par la seule présence de ressources pétrolifères sur leur sol, en constituent des exemples intéressants. 2. On parle de politique des quatre A. Voir Asia Pacific Energy Research Centre, A Quest for Energy Security in the 21st century, Tokyo, août 2007. Pour une lecture plus académique : Jessica Jewell, Aleh Cherp et Keywan Riahi, « Energy security under de-carbonization scenarios: An assessment framework and evaluation under different technology and policy choices », Energy Policy, vol. 65, février 2014, pp. 743-760. 3. Au sens de la disponibilité brute, soit un excédent observable sur le marché. 4. Une ressource peut être disponible mais non-accessible en raison de l’absence de relations commerciales, de divergences contractuelles ou de conflits entre États. L’accessibilité représente en quelque sorte une mesure du temps d’accès à la ressource. 5. Cette notion contient une forte dimension économique, à savoir le rapport entre le coût de la ressource et les revenus du demandeur – ou sa capacité à payer la ressource à court terme. 6. La notion d’acceptabilité recouvre les questions environnementales et leur recevabilité par les populations locales. Elle intègre à un niveau plus global celle de soutenabilité environnementale.

38 La géopolitique des énergies renouvelables

énergétique et électrique afin d’assurer la sécurité dans le cadre des politiques de transition énergétique, mais également pour lutter contre le changement climatique. Ces ENR sont d’autant plus pertinentes à implémenter qu’elles offrent aux États un double dividende, leur diffusion permettant de réduire de facto le volume d’énergies fossiles importées1. Par exemple, dans le cas français, la loi sur la transition énergétique votée en 2015 impose un objectif de diminution de 30 % de la consommation d’énergies fossiles, ce qui induirait une réduction d’environ 30 % de la dépendance énergétique du pays – la France important plus de 99,9 % de son énergie fossile –, une baisse des déficits commerciaux – et donc de leur financement – et pourrait à terme bouleverser certains équilibres géopolitiques ou relations avec les pays importateurs. En 2014, les ENR représentaient environ 23 % de la production électrique mondiale – 27,7 % des capacités de production électrique – et près de 59 % des nouvelles capacités installées. Cette évolution se réalise dans un environnement où leur promotion passe par l’affirmation d’une diminution des tensions géopolitiques associées à leur développement. Ainsi, le passage à une consommation d’énergies renouvelables entraînerait moins, voire pas de conflits ou de concurrences d’usages sur une ressource. La géopolitique des ENR, et plus généralement de la transition énergétique, serait alors plus « douce » et moins conflictuelle que celle des énergies carbonées. Mais les nouveaux défis engendrés par les politiques de transition énergétique pourraient paradoxalement se révéler au moins aussi complexes que la géopolitique énergétique actuelle. Ainsi, aux acteurs traditionnels (producteurs, consommateurs) risquent de s’ajouter de nouvelles relations plus locales et plus décentralisées. Il serait également tentant de conclure que la transition vers des ENR marquera progressivement la fin de la géopolitique liée aux fossiles. Or, plus qu’une disparition, il faut au contraire se poser la question des transformations des relations entre les États. Enfin, la diffusion massive des ENR dans le mix énergétique mondial pourrait engendrer de nouvelles dépendances.

Définir la transition énergétique

La notion de transition énergétique est imprécise. Passage d’un modèle basé sur des énergies de stock à un modèle basé sur des énergies dites de flux, décarbonisation du mix énergétique, la définition la plus simple semble en réalité la suivante : le remplacement progressif de la principale source primaire de consommation énergétique2. Elle permet notamment de l’inscrire dans une perspective historique. Ainsi l’humanité a-t-elle déjà connu de nombreuses

1. Patrick Criqui et Silvana Mima, « European climate-energy security nexus: A model based scenario analysis », Energy Policy, vol. 41, février 2012, pp. 827-842. 2. US Department of Energy, « Energy in Brief », 2001.

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transitions énergétiques avec successivement l’usage du feu, la fabrication de l’outil et du manche, la domestication du vent (moulins), de l’eau (réservoirs et moulins), puis la découverte et l’usage des énergies fossiles. Chacune a progressivement transformé l’environnement énergétique et économique mondial. Aux États-Unis, il a ainsi fallu près de trente-cinq ans pour que le charbon remplace le bois dans le mix énergétique (1885) et pratiquement un siècle pour que le pétrole devienne la principale énergie consommée (1956). À l’heure actuelle, la consommation d’énergie primaire dans le monde reste dominée par les énergies carbonées (87 %, dont 33 % pour le pétrole, 30 % pour le charbon et 24 % pour le gaz), l’hydraulique (6 %), le nucléaire (5 %) et les autres renouvelables (2 %) complétant le paysage mondial1. À cet égard, le mix énergétique français se trouve très éloigné du mix énergétique mondial, le nucléaire représentant 41 % de la consommation d’énergie primaire, le pétrole 34 %, le gaz 15 %, le charbon et l’hydraulique seulement 4 %, et les autres renouvelables 2 %2. En Allemagne, en 2013, le pétrole se situait à 32,4 %, le charbon à 25,7 %, le gaz à 23 %, les énergies renouvelables autour de 11,5 % et le nucléaire autour de 8 %3. L’ensemble de ces éléments invite à réfléchir au rapport entre la diffusion massive des ENR et la notion de sécurité énergétique. D’une part, il est nécessaire d’associer la notion de temps long à celle de transition énergétique, notamment en raison de l’inertie des systèmes et de leur historicité. Les conséquences des politiques énergétiques doivent donc s’évaluer à long terme. D’autre part, il importe d’assurer une cohérence temporelle entre tous les éléments de ces politiques. Enfin, il existe une dimension de prime abord nationale des politiques de sécurité énergétique, chacun des mix reflétant une construction temporelle, technique et économique faite de contraintes et de préférences des décideurs nationaux.

Une relation complexe avec la sécurité énergétique

En France, la loi sur la transition énergétique couvre trois objectifs principaux : la lutte contre le changement climatique4, la maîtrise de la demande d’énergie et la recherche d’efficacité énergétique5, la diversification

1. BP, BP Statistical Review of World Energy, Londres, juin 2015. 2. Commissariat général au Développement durable, Chiffres clés de l’énergie. Édition 2014, Paris, février 2015. 3. Données Eurostat, 2015. 4. Une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 et leur division par quatre entre 1990 et 2050. 5. Une réduction de la consommation énergétique finale de 50 % en 2050 (par rapport à 2012), en visant un objectif intermédiaire de 20 % en 2030.

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des sources d’approvisionnement et l’indépendance énergétique1. Au-delà du double dividende environnemental et sécuritaire apporté par la simultanéité des objectifs, la diffusion massive des ENR dans le mix énergétique oblige à repenser les rapports entre producteurs, consommateurs et pays de transit. En effet, les ENR ne rencontrent pas de problème de finitude comme les énergies fossiles et leur concentration géographique est plus faible. En outre, elles apportent un important degré de diversification aux systèmes énergétiques. A contrario, leur dépendance aux flux énergétiques (vent, ensoleillement), le faible développement de techniques efficaces de stockage et la concurrence exacerbée avec les ressources terriennes, notamment pour leur implantation2, engendrent d’autres dépendances. Dans les scénarios de transition énergétique purement nationaux, La diffusion massive des ENR la question du développement des dans le mix énergétique oblige ENR invite à réfléchir à une nouvelle géopolitique des territoires. En effet, à repenser les rapports dans de nombreux cas, les solutions entre producteurs, consommateurs envisagées reposent sur des systèmes énergétiques décentralisés, pour et pays de transit lesquels les communautés locales seront largement responsables de la gestion de leurs propres besoins énergétiques. Des questions de gouvernance (répartition des compétences entre les collectivités territoriales, synergie avec d’autres politiques locales sur le logement et le transport), de cohérence globale (planification des investissements, risque d’empilement des ressources ENR) et de rivalité entre les différents acteurs (citoyens, entreprises, etc.) vont indéniablement se poser. À ce titre, l’exemple allemand est intéressant à observer : entre 2000 et 2012, la part des ENR dans la consommation d’électricité est passée de 7 % à 23 %, et plus de 50 % des nouvelles capacités ENR ont été le fait d’investissements réalisés par des citoyens (personnes privées, coopératives et agriculteurs), contre seulement 7 % par les grands groupes énergétiques (E.ON, EnBW, RWE et Vattenfall). La réussite de la diffusion économique des ENR a résulté de la mise en place d’un triple régime incitatif comprenant les cadres juridique, contractuel (création et gestion des coopératives) et financier (avantages fiscaux et tarifs de rachats à moyen terme)3. On peut ainsi s’interroger sur la pertinence d’une transposition de ce modèle

1. Une réduction de la consommation énergétique primaire des énergies fossiles de 30 % en 2030 par rapport à la référence 2012 et une hausse de la part des énergies renouvelables à 23 % de la consommation finale brute d’énergie en 2020 et à 32 % en 2030. 2. Le potentiel impact du développement des biocarburants sur l’insécurité alimentaire dépendra également de nombreuses variables, comme notamment les rendements agricoles futurs et les changements d’habitudes de consommation. 3. Noémie Poize et Andreas Rüdinger, « Projets citoyens pour la production d’énergie renouvelable : une comparaison France-Allemagne », IDDRI Working Paper, n° 1, janvier 2014.

41 ÉCLAIRAGES

dans d’autres pays européens au sein desquels les structures oligopolistiques des marchés rendraient plus difficile son implantation. Pour les scénarios qui reposent sur une externalisation des structures de production électrique4, l’appréciation géopolitique d’une diffusion des ENR passe par une étude de risques et de sensibilité de la substitution d’un acteur produisant une ressource fossile par un autre produisant une ressource transformée. La localisation des projets à grande échelle se trouve ainsi être une question fondamentale pour évaluer l’ampleur de l’impact de la diffusion des ENR sur la géopolitique internationale. La priorisation des objectifs de politique énergétique sera alors aussi déterminante qu’en l’absence d’ENR dans le mix énergétique. Ces objectifs devront permettre d’arbitrer entre la fourniture d’une ressource à moindre coût et un risque potentiel de déficit d’approvisionnement sur le territoire national en cas de relations contrariées avec le pays-hôte des capacités.

Quand une géopolitique des ressources en remplace une autre : l’exemple des matériaux critiques

Si la technologie est souvent mise en avant dans les dynamiques de transition énergétique, elle pourrait également représenter un frein à la diffusion massive des innovations à moyen terme. Le premier risque identifié est celui de la technologie elle-même, de son coût, de son accessibilité et de son acceptation par les différentes parties prenantes. Il s’accompagne d’un second facteur lié à la décentralisation des systèmes et à leur automatisation, à savoir les risques liés au cyberterrorisme ou à la prise de contrôle à distance d’unités de production électrique. Le troisième risque identifié tend à minimiser les impacts d’une réduction des dépendances géopolitiques avec l’introduction des ENR dans le mix énergétique, à savoir la question des métaux critiques ou stratégiques. Présents dans de nombreuses technologies de décarbonisation, les métaux critiques sont essentiels à la transition énergétique de manière directe – intégration dans les technologies – ou indirecte – composant lié mais indépendant de la technologie, comme par exemple les batteries pour les véhicules électriques. Ainsi, que ce soit pour le secteur des véhicules hybrides ou électriques (cobalt, lanthane, lithium, etc.), des catalyseurs ou des piles à combustible (platine, palladium, rhodium, etc.), pour le secteur éolien (néodyme, dysprosium, terbium, etc.), l’aéronautique civile (titane) ou encore le solaire PV (cadmium, indium, gallium, etc.), l’ensemble des innovations de la décarbonisation est dépendant in fine de la disponibilité de minerais dits

4. Le projet Desertec étudie par exemple la mise en place d’une diffusion massive des ENR en Afrique du Nord, notamment pour alimenter en électricité la plaque européenne.

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stratégiques. Or, la diffusion à grande échelle des technologies de la transition énergétique pourrait exacerber les tensions sur les marchés de ces métaux et ce, pour plusieurs raisons. La plupart de ces marchés sont de petite taille par rapport aux marchés de métaux non ferreux1 ; ils ne sont pas organisés, faiblement transparents et l’essentiel des transactions est réalisé de gré à gré. Ainsi, une ressource « stratégique », c’est-à-dire essentielle pour l’industrie mais présentant un risque potentiel d’approvisionnement, risquerait rapidement de devenir « critique » en cas de déploiement massif des technologies. En outre, les métaux utilisés dans les innovations La technologie pourrait représenter de transition énergétique sont un frein à la diffusion massive des pour la plupart des coproduits d’activités minières. Leur extraction innovations à moyen terme et leur production sont, dès lors, géologiquement et économiquement dépendants d’autres métaux2. Dans ce contexte, l’élasticité de l’offre au mouvement des prix reste faible, ce qui ne permet pas de diminuer les tensions à court terme. Il faut également rappeler les liens très étroits entre la production de métal et la production énergétique. Les deux secteurs sont intimement liés, puisque environ 8 % à 10 % de l’énergie primaire mondiale est consacré à extraire et raffiner les ressources métalliques, et que l’industrie minière représente à elle seule 20 % de l’énergie utilisée par le secteur industriel à l’échelle mondiale. Toute hausse de la demande globale de métaux induira ainsi une augmentation de la demande énergétique. Dans ce contexte, la question même de la soutenabilité des ENR – en matière de consommation énergétique ou de matériaux – se pose. Enfin, la localisation des ressources et les stratégies d’acteurs (structures industrielles, politique d’embargo, etc.) peuvent rendre critique l’utilisation d’une matière première. Le lithium, métal stratégique pour la production de batteries, est assez représentatif des nouveaux enjeux liés à la transition énergétique : le potentiel d’électrification des véhicules au niveau mondial, la concentration des réserves sur un nombre restreint de pays3 et la structure oligopolistique du marché offriront peut-être un nouveau visage de la dépendance des pays aux matériaux de la transition énergétique.

1. Les marchés des métaux non ferreux (cuivre, aluminium, nickel, etc.) ont des productions de plusieurs millions de tonnes alors que les petits métaux ont des productions en tonnes, en centaines de tonnes et plus rarement en milliers de tonnes. 2. Étant présents en faible teneur et en petite quantité dans les gisements, il n’est pas économiquement viable de les extraire en tant que produits principaux, mais en tant que coproduits ou sous-produits d’un métal majeur, et parfois même en tant que sous-produits d’un sous-produit. Par exemple, le gallium et le vanadium sont des sous-produits de l’aluminium. Le rhénium est un sous-produit du molybdène, lui-même coproduit du cuivre. 3. L’Argentine, la Bolivie et le Chili forment ce que l’on appelle le triangle du lithium.

43 ÉCLAIRAGES

Une nouvelle géopolitique des brevets

Parallèlement à la criticité, la question des droits de propriété industrielle est essentielle pour comprendre les évolutions de la géopolitique énergétique, et plus particulièrement celle des ENR. En effet, la propriété industrielle des technologies les plus performantes de décarbonisation des mix énergétiques influera forcément sur leur coût de diffusion. Les quatre grandes familles technologiques de décarbonisation (biocarburants, éolien, solaire photovoltaïque [PV] et solaire thermique) ont été à l’origine d’environ 280 milliards de dollars d’investissements en 2014, chiffre proche du record enregistré en 2011, le solaire restant le secteur le plus porteur à l’heure actuelle et l’éolien la filière la plus mature. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a ainsi comparé, en 2014, le nombre de brevets déposés pour ces quatre catégories entre 2006 et 2011 : sur cette période, leur volume a dépassé celui enregistré entre 1975 et 2005. En outre, leur croissance annuelle récente dépasse celle observée sur les dépôts de brevets toutes technologies confondues – entre 13 % et 27 % pour les quatre familles technologiques, contre 6 % au global1. Une analyse géographique permet de mieux cerner les futurs contours de la géopolitique énergétique mondiale : en 2014, la Chine représentait environ le tiers des investissements dans les ENR, dont 25 % dans le solaire, suivie de l’Europe et des États-Unis. En matière de brevets, elle est également en tête des dépôts de brevets pour trois des quatre grandes familles de technologies ENR, avec notamment près de 55 % des brevets pour le solaire thermique et 25 % pour les biocarburants. Entre 1975 et 2005, quatre pays ont particulièrement porté la dynamique de brevets dans les ENR : la Corée du Sud (LG), le Japon par l’intermédiaire de ses Keiretsu (conglomérats, notamment Mitsubishi, Panasonic, Sharp, etc.), l’Allemagne (Siemens) et les États-Unis (General Electric). Les années 2000 ont enregistré l’entrée fracassante de la Chine sur de nombreux segments des technologies ENR. Ainsi, dans le secteur des biocarburants, elle s’affiche comme un pôle innovant aux côtés du Japon, puisque 11 entreprises ou institutions de recherche sur les 20 nouveaux entrants du classement depuis 2006 sont localisées sur son territoire (Sinopec, Université de Nanjing, etc.). Dans les technologies du solaire thermique, le Japon, leader sur la période 1975-2005, est désormais dépassé par la Chine – près de 57 % des premiers dépôts de brevets entre 2006 et 2011 –, qui possède sur ce secteur près de 50 % des entreprises du top 20 mondial. Seuls le Japon et l’Allemagne résistent encore, dans un secteur où la Chine, qui dispose de terres en grande quantité et peut réaliser des projets solaires à grande échelle, devrait rester dominante dans les années à venir. Le secteur du solaire PV est également pertinent à étudier. En effet, au début des années 2000, seuls les États-Unis, l’Allemagne et le Japon produisaient des panneaux de ce

1. OMPI, World Intellectual Property Indicators, Genève, 2014.

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type ; depuis 2010, la Chine en manufacture plus de la moitié. En outre, cette dernière est montée en gamme, dépassant largement en conception et en innovation le champ traditionnel du PV à base de silicium. Cette dynamique est renforcée par le mouvement de délocalisation de nombreux centres de recherche et développement (R&D) de pays développés en Chine. Si le lien brevet-innovation et innovation-déploiement n’est pas forcément simple et direct1, les développements récents de ces quatre grandes familles technologiques nous renseignent sur le poids potentiel des différents pays ou des différentes zones en matière de pouvoir de marché technologique pour les années à venir. La Chine, acteur majeur de la géopolitique énergétique actuelle, renforcerait ce rôle grâce à la montée des ENR, mais en tant que pourvoyeur de solutions technologiques. La problématique des brevets est souvent analysée avec une finalité normative, dans le but de créer un cadre pertinent de transferts des technologies de décarbonisation des pays du Nord vers les pays du Sud. Or, une lecture plus géopolitique invite également à questionner la dimension industrielle, notamment à travers la recherche d’un pouvoir de marché économique et financier sur ces technologies. Les États-Unis, l’Asie (Japon, Chine) et l’Europe – notamment l’Allemagne – devraient rester des zones majeures en matière de R&D énergétique pour les secteurs de la décarbonisation, mais la Chine s’affirmerait comme potentiel futur leader. Cette redistribution des cartes pousse à s’interroger sur les nouvelles formes de coopération à développer dans le cadre des grands défis environnementaux à venir. En effet, que ce soit l’équilibre entre la R&D publique et la R&D privée ou le cadre de coopération transnationale, ces éléments doivent permettre de définir des accords « gagnant-gagnant » pour le plus grand nombre de pays, sous peine de se retrouver dans un nouveau rapport de dépendance exacerbée. L’absence de prise en compte de cette dimension dans les politiques énergétiques favorisant les ENR ne ferait ainsi que substituer une dépendance technologique à une dépendance aux ressources.

Vers une diplomatie des renouvelables ?

La diffusion des ENR dans le mix énergétique mondial affecterait également les pays producteurs d’énergies fossiles. D’une part, on peut légitimement penser que ces politiques auront de profondes conséquences sur les marchés d’énergies fossiles, au premier rang desquels le pétrole et le charbon. La diminution – ou décélération dans un premier temps – du volume d’importation affecterait ainsi

1. En effet, les structures de prix de l’énergie à l’intérieur des pays, la complémentarité entre R&D privée et R&D publique ou encore la gouvernance globale du secteur sont autant de facteurs qui peuvent entraver les liens entre brevet, innovation et déploiement des technologies à large échelle.

45 DOSSIER ÉCLAIRAGES

la sécurité de la demande1 des pays producteurs et aurait de larges implications macroéconomiques sur ces derniers. La baisse des prix, et donc des recettes d’exportations et budgétaires sur le long terme, pourrait modifier, à terme, les équilibres nationaux et régionaux. D’autre part, ce mouvement aurait un impact important sur les structures économiques des pays producteurs et, par effet de contagion, sur les circuits de financement économiques internationaux. En effet, le mouvement de diversification vers les ENR, déjà observable dans de nombreux pays producteurs (Arabie saoudite, Émirats arabes Les politiques de transition énergétique unis, etc.) pourrait les inciter à vers les ENR ne devraient pas faire diminuer très fortement le rythme d’extraction des ressources fossiles, disparaître la géopolitique énergétique ce qui leur permettrait de répartir traditionnelle leur revenu sur un horizon de long terme. Les équilibres régionaux et la puissance relative des États pourraient s’en trouver modifiés, contribuant à une hausse marquée des risques dans certaines zones géographiques. Enfin, la baisse des revenus pétroliers aurait des conséquences non négligeables sur les pays développés, notamment ceux, États-Unis en tête, qui bénéficient du recyclage des pétrodollars pour leurs émissions de dettes. Ainsi, par effet contagion, le changement de modèle des pays producteurs de pétrole ne serait pas sans conséquences sur l’économie mondiale et les grands équilibres financiers. Les politiques de transition énergétique vers les ENR ne devraient donc pas faire disparaître la géopolitique énergétique traditionnelle mais ouvriraient un nouveau chapitre des relations internationales. Si elles diminueraient la dépendance aux différents producteurs d’énergies fossiles et permettraient d’avoir un mix énergétique moins carboné, améliorant ainsi l’indépendance énergétique, elles ne sont pas exemptes de nouvelles dépendances. En effet, à une dépendance ressources – fossiles – pourrait se substituer une autre dépendance ressources – métaux stratégiques –, à laquelle s’adosserait une composante technologique majeure – brevets –, notamment pour la diffusion dans les pays du Sud des technologies de décarbonisation les plus efficientes. La question de la coopération internationale sur ce point est donc fondamentale et forgera également la géopolitique des renouvelables. Dans le sillage de la COP 21, ce chantier doit s’ouvrir rapidement pour poser les jalons d’un nouvel ordre énergétique au niveau mondial car avec la diffusion des ENR, la géopolitique énergétique globale va indéniablement se complexifier. ■

1. La sécurité de la demande est un concept développé par l’OPEP, qui se veut le pendant de la sécurité de l’offre des pays consommateurs pour les pays producteurs. Elle symbolise notamment la nécessité pour ces derniers d’avoir une trajectoire de demande prévisible et stable.

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Corruption : phénomène ancien, problème nouveau ?

Sous la direction de Carole Gomez et Sylvie Matelly

49 Introduction. La corruption : phénomène ancien, problème nouveau ? / Carole Gomez et Sylvie Matelly 55 Quelle morale pour la corruption ? / Gaspard Koenig 65 La corruption, fille de la modernité politique ? / Frédéric Monier 75 La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales / Pascal Boniface 83 La corruption est-elle condamnable ? / Olivier de France et Carole Gomez 91 L’économie politique de la corruption. Aperçu analytique / Jean-Dominique Lafay 101 Lutte contre la corruption : dépasser le « tous pourris » / Entretien avec Nicola Bonucci et Daniel Lebègue 121 Les entreprises face à la corruption / Sylvie Matelly 131 La lutte anticorruption en Chine : « la chasse aux tigres et aux renards » / Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot 141 La corruption institutionnelle au sein du sport international : phénomène nouveau, problèmes anciens ? / Pim Verschuuren

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La corruption : phénomène ancien, problème nouveau ?

Carole Gomez Chercheur à l’IRIS.

Sylvie Matelly Enseignant-chercheur à De Vinci Business Lab et directrice de recherche à l’IRIS.

« Imaginer des ministres sans défaut et des cours sans vice est grossièrement trahir notre ignorance des affaires humaines » Bernard Mandeville, 17201.

i l’année 2015 restera celle des attentats terroristes en France, de la poursuite du conflit syrien et de l’expansion de l’État islamique, ayant pour conséquence l’arrivée massive de réfugiés en Europe, elle fut également marquée, toute proportion gardée, par d’importants scandales de corruption. L’affaire Petrobras au Brésil, le financement illégal du SParti populaire en Espagne, l’arrestation de hauts dignitaires en Chine, sans parler de l’année noire traversée par le sport international à travers la révélation d’affaires au sein de la Fédération international de football association (FIFA) puis de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF), sont en effet autant d’illustrations de la présence, de l’intensité et de la variété de la corruption. Au vu de son importance et de sa gravité, on a assisté depuis le début des années 1980 à une prise de conscience en forme de « redécouverte » de la corruption. Les opérations « mains propres », en Italie comme en France, ont confirmé ce

1. Bernard Mandeville, Free thoughts on religion, the Church and national happiness, 1720.

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constat, en médiatisant une lutte qui, désormais, se fait au grand jour. Le « crime en col blanc » n’est plus toléré et les citoyens sont associés à ces procès. La corruption a donc traversé les époques et les régimes politiques, mais sa dénonciation prend aujourd’hui une ampleur nouvelle. À l’automne 2001, Daniel Dommel, alors président de Transparency International France, écrivait dans ces mêmes colonnes qu’en dépit de son ancienneté historique en tant que phénomène, la corruption internationale était pourtant un problème nouveau1. Si le premier constat apparaît indéniable au vu de la richesse de la littérature antique, médiévale, moderne et contemporaine traitant de la corruption, la seconde affirmation soulève, quant à elle, de multiples interrogations. Compte tenu de sa dénonciation par de nombreux auteurs, d’Aristote à Machiavel en passant par Cicéron et Dante Alighieri, la corruption peut-elle être véritablement considérée comme un problème nouveau, en ce qu’elle viendrait troubler la vie de la Cité « évoluée » et mondialisée là où elle ne la bouleversait pas forcément auparavant ? Qu’est-ce qui a changé depuis les premières dénonciations, qu’elles remontent à l’Antiquité ou à la chute de l’Ancien Régime ? Comment expliquer cette évolution, ce changement de perception, entre une situation de fait connue, reconnue, tolérée, comme acceptée avec fatalité, à sa contestation, à sa remise en cause et à la création d’outils juridiques venant la sanctionner ? Des arguments politiques, économiques, sociaux, voire moraux sont mis en avant pour dénoncer la corruption et appeler à la combattre. En matière de corruption, tout est en effet question d’interprétation, de point de vue. Ainsi, « la corruption n’existe que grâce aux catégories de jugement des contemporains. Celles-ci – vénalité, influence, vertu civique, civilisation – sont indissociables d’une vision de l’histoire et d’une conception particulière de la politique »2. L’objectif de ce dossier n’est pas d’analyser la (les) corruption(s) comme un ensemble, mais plutôt de questionner les raisons, de saisir les mécanismes pouvant expliquer en quoi la corruption, si elle est un phénomène ancien, n’est pourtant que relativement nouvellement perçue comme un problème. Cette réflexion conduira aussi à s’interroger sur sa pratique, ses mises en œuvre et ses diverses facettes. Une notion polysémique dans sa définition et dans sa perception

À fort juste titre, Thierry Ménissier considère que la corruption est une notion « aussi intuitivement parlante que mal définie »3. Le terme fait en effet écho à des affaires et des pratiques, connues pour certaines de tous, sans que l’on puisse pour autant définir intuitivement et exhaustivement ce que le

1. Daniel Dommel, « La corruption internationale au tournant du siècle », La Revue internationale et stratégique, n° 43, IRIS – Presses universitaires de France, automne 2001, p. 79. 2. Olivier Dard, Jens Ivo Engels et Frédéric Monier, Patronage et corruption politiques dans l’Europe contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014. 3. Thierry Ménissier, « La corruption, un concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes », Anabases, n° 6, 2007, p. 11.

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phénomène représente. Selon l’organisation non gouvernementale Transparency International, la corruption peut se définir comme « l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privées »1. Pour revenir à l’étymologie du mot, « corruptio » signifie en latin « altération ». L’acte de corrompre une institution ou une personne correspond donc à l’altération d’une situation définie, de légalité, voire d’égalité. En outre, la corruption se fait L’acte de corrompre correspond à protéiforme et renvoie à des concepts l’atération d’une situation définie différents selon les disciplines envisagées. En analysant le concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes, T. Ménissier fait apparaître trois sens. Le premier renvoie à l’idée de l’altération progressive et inéluctable des êtres naturels, le deuxième à l’impureté, à la saleté, à la souillure, et le dernier à la maladie, aujourd’hui traduit par un champ lexical évocateur : « fléau », « gangrène », « dégradation », etc. En outre, comment cette notion se traduit-elle concrètement ? Dans le cas de l’affaire Siemens, il s’agissait par exemple de versements de commissions d’un montant total de 1,3 millions d’euros pour l’obtention de contrats dans le domaine des télécommunications. Concernant le scandale de l’attribution des Jeux olympiques d’hiver de 2002 à Salt Lake City, la corruption portait sur des cadeaux faits aux membres du Comité international olympique (CIO)2. Dans d’autres cas, elle pourrait encore se traduire par de l’extorsion, du trafic d’influence, du népotisme ou encore du détournement de biens. Se pose alors la question de l’interprétation et de la perception de la corruption. À ce titre, Gaspard Koenig s’interroge sur les différences pouvant exister entre une manœuvre de corruption avérée et un simple service3. Comment, en effet, distinguer un pot-de-vin d’une faveur ? Les services rendus, que d’aucuns appelleraient des « échanges de bons procédés », doivent-ils automatiquement être taxés de corruption ? À quel moment un cadeau peut-il être considéré comme une tentative, voire une preuve de corruption ? Au-delà de cette difficulté initiale de définition d’une notion qui serait générique, des nuances apparaissent. Ainsi, en 1970, Arnold J. Heidenheimer, professeur de science politique américain, distingue trois types de corruptions : blanche, grise et noire. Il explique que « le terme de corruption noire indique qu’une action particulière est telle qu’un consensus existe au sein de la grande majorité de l’opinion et de l’élite pour condamner et sanctionner au nom des principes. La corruption grise indique que certains éléments, les élites habituellement, veulent voir l’acte réprimé, alors que d’autres ne le veulent pas, l’opinion majoritaire peut alors être ambiguë. La corruption blanche signifie

1. Site internet de Transparency International, « How do you define corruption? ». 2. Voir Andrew Jennings et Claire Sambrook, The Great Olympic Swindle. When the World Wanted its Games Back, Londres, Simon & Schuster, 2000. 3. Gaspard Koenig, Les discrètes vertus de la corruption, Paris, Grasset, 2009.

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que la majorité tant de l’opinion que de l’élite ne soutient pas vigoureusement les essais de condamnation d’actes qui semblent tolérables »1. Alors que les définitions données pour les corruptions blanches et noires sont limpides, celle de la corruption grise est beaucoup plus subtile. Pierre Lascoumes considère cette dernière souvent « confinée dans des espaces clos – service d’inspection, commission de discipline »2. Pour lui, l’apport de la typologie établie par A. J. Heidenheimer est de deux ordres : d’une part, elle démontre l’importance des variations dans la perception de la corruption et la multiplicité de définitions qui en découlent ; d’autre part, elle souligne l’écart qui existe entre les perceptions de l’élite politique et de la population3. Concernant ce premier point, il importe de revenir sur la question de ces perceptions, de ces a priori, en s’interrogeant notamment sur la confrontation entre la morale et la corruption. Si cette dernière est un « éternel objet de politique pénale et d’investigation journalistique, elle n’a [pourtant] jamais été discutée sur le plan de la philosophie morale », puisqu’ « on la tient pour une évidence » (Gaspard Koenig dans ce dossier). Cette analyse conduit à s’inscrire dans un cadre plus global et à envisager la question de la corruption vis-à-vis du pays et du régime politique dans lequel elle s’exerce. Par exemple, Georges Couffignal considère qu’en matière de corruption, l’Amérique latine n’était pas adepte d’un « protestantisme wébérien »4, c’est-à-dire que les populations considéraient, presque avec pragmatisme, la corruption comme faisant partie intégrante de la société, telle une ombre planante et menaçante. Pourtant, ce qui était admis récemment soulève désormais les populations : Jimmy Morales est devenu président du Guatemala avec un crédo « ni corrompu, ni voleur » et 1 million de manifestants ont exigé le départ de Dilma Rousseff de la présidence de la République du Brésil aux cris de « assez de corruption ». Et les exemples ne se limitent pas à l’Amérique latine : la lutte contre la corruption semble être « un phénomène stratégique qui s’étend à l’échelle planétaire » (Pascal Boniface). Une lutte à objectifs variables

Comment, dès lors, interpréter cette nouvelle lutte, ce nouveau crédo visant à combattre la corruption à tout prix ? Et tout d’abord, la corruption est- elle véritablement condamnable ? (Olivier de France et Carole Gomez). Ensuite, et en pratique, cette lutte passe évidemment par des arguments judiciaires. L’initiative est partie des États-Unis dès 1977, à la suite du scandale Lockheed-

1. Cité par Jean Cartier-Bresson, « L’économie de l’information et l’analyse des réseaux de corruption », Hermès, La Revue, n° 19, 1996, pp. 215-216. 2. Pierre Lascoumes, Corruptions, Paris, Presses de Science Po, 1999, p. 14. 3. Pierre Lascoumes, Favoritisme et corruption à la française. Petits arrangements avec la probité, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. 4. Georges Couffignal, Intervention prononcée lors de la conférence « Argentine, Brésil, Venezuela : fin de cycle en Amérique latine ? », Paris, IRIS, 3 février 2016.

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Martin1. Les Américains ont les premiers mis en place une loi nationale condamnant expressément la corruption, le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA). Ils n’eurent de cesse ensuite de pousser les autres pays à faire de même, de sorte à ne pas défavoriser leurs entreprises sur les marchés mondiaux. Cet activisme conduira à la rédaction de la Convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui incitera les pays signataires – 41 à ce jour – à adopter des législations condamnant ces pratiques et les encourageant à y mettre un terme. Et pourtant. Selon un rapport publié par la même OCDE en 2014 et sur la base de 224 affaires de corruption internationale, le montant de celle-ci est estimé à 3,1 milliards de dollars, ce qui ne constitue, de l’aveu même de l’organisation, que la partie émergée de l’iceberg – et concerne seulement des personnes morales ou physiques des 41 pays ayant signé la Convention de l’OCDE et ne porte que sur la corruption d’agents publics étrangers, 2 entre 1999 et 2014 . Car compte tenu de Il est aujourd’hui impossible la complexité des affaires, des montages juridiques, des règles de confidentialités, il d’estimer avec précision à combien est aujourd’hui impossible d’estimer avec s’élève la corruption transnationale précision à combien s’élève la corruption transnationale. À un niveau inférieur, il était estimé, en 2014, que la corruption « coûte » 120 milliards d’euros à l’économie européenne3. À la seule échelle nationale, l’Italie a perdu 300 milliards d’euros à cause de la corruption depuis le début des années 19904. Toutefois, au niveau des entreprises, la lutte contre la corruption semble désormais prise en compte comme un enjeu majeur, à la fois économique mais aussi de réputation (Sylvie Matelly). Il est également essentiel de revenir sur le bien-fondé et sur l’efficacité de la lutte contre la corruption. Dans ce contexte, il importe notamment d’aller au-delà du simple – et simpliste – constat du « tous pourris » (entretien croisé avec Nicola Bonucci et Daniel Lebègue), pour s’interroger sur les raisons politiques profondes qui sous-tendent cette lutte. Symbolique politiquement, comme en Chine (Barthélémy Courmont et Emmanuel Lincot), ce combat pour la transparence est aussi indispensable que contrasté, mais ne peut en tout état de cause s’interpréter de façon manichéenne5. Se pose ensuite inévitablement

1. Le scandale Lockheed-Martin implique cette entreprise dans le financement de campagnes aux États-Unis, au Japon, en Allemagne ou encore aux Pays-Bas. 2. OCDE, Rapport de l’OCDE sur la corruption transnationale. Une analyse de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers, Paris, éditions OCDE, 2014, p. 26. 3. Commission européenne, Report from the Commission to the Council and the European Parliament. EU Anti-Corruption Report, Bruxelles, 3 février 2014, COM(2014)38 final. 4. Centro Studi Confindustria, « Il rebus della ripresa. La corruzione zavorra per lo sviluppo », Scenari economici, n° 22, décembre 2014. 5. Rappelons que l’un des arguments d’acceptation de l’État islamique à Mossoul était la volonté de lutter contre la corruption et que c’est précisément sur ce point que ses combattants se sont, dans un premier temps, appuyés pour affirmer leurs revendications politiques et territoriales.

53 DOSSIER DOSSIER

la question de l’efficacité de la lutte. Dans ce cadre, l’existence d’outils visant à lutter contre la corruption ne peut suffire : cette réforme doit être profonde et appliquée (Jean-Dominique Lafay). Un constat qui s’applique notamment à la lumière des affaires de corruption éclaboussant le sport mondial, qui plaident pour une rénovation de la gouvernance des instances sportives internationales (Pim Verschuuren). Pour autant, la lutte contre la corruption ne serait-elle pas le rocher de Sisyphe de nos sociétés, la corruption ne pouvant être dissociée de leur modernité (Frédéric Monier) ? ■

54 DOSSIER

Quelle morale pour la corruption ?

Gaspard Koenig Directeur de GénérationLibre.

ondamner la corruption et fustiger les corrompus remonte au moins à Juvénal vomissant les vices de Rome. Mais la corruption, éternel objet de politique pénale et d’investigation journalistique, n’a jamais été guère discutée sur le plan de la philosophie morale. On la tient pour une évidence. CPourtant, quand l’on tente de cerner de plus près la corruption en tant que concept, elle semble s’évanouir. Si la corruption consiste à « se » vendre, n’est-elle pas au cœur des relations sociales ? Ne sommes-nous pas tous corrompus, dès que nous quittons notre peau d’homo œconomicus abstrait, et devenons des êtres de chair plongés dans des réseaux d’amitié, soumis à la logique du don et du contre- don ? À l’inverse, être incorruptible, n’est-ce pas l’assurance de devenir un tyran, politique comme domestique ? Essayons de mettre entre parenthèses notre jugement spontané, fruit de siècles d’éducation judéo-chrétienne, pour définir la morale de la corruption. Quelle morale peut-elle justifier notre répulsion pour la corruption ? Et si la corruption devait avoir sa propre morale, quelle serait-elle ? La pierre de touche de la corruption est de pouvoir affirmer, comme Sir Robert Walpole, Premier ministre de l’Angleterre géorgienne : « every man has a price », tout homme a un prix. Si R. Walpole a raison, notre monde s’effondre-t-il ? Et de quel monde s’agit-il ? La corruption, c’est la vie

Le père spirituel de tous les corrompus, l’homme-qui-avait-un-prix, est incarné par Judas l’Iscariote, qui vendit Jésus aux Romains contre trente deniers. Figure centrale s’il en est : sans Judas, pas de crucifixion ; sans crucifixion, pas

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de rédemption ; sans rédemption, pas de catholicisme. La Bible ne sous-estime d’ailleurs pas le rôle de Judas. Quand, à l’occasion de la Cène, Jésus annonça à ses disciples que l’un d’entre eux allait le trahir, « les apôtres se demandaient qui serait, parmi eux, celui qui agirait ainsi. Ils se sont querellés pour déterminer qui paraissait le plus important d’entre eux »1. Ainsi Judas apparaît-il, en raison même de sa corruption, comme « le plus important » des apôtres. Et selon un « Évangile de Judas » récemment publié après la découverte d’un manuscrit copte du IIe siècle, c’est Jésus lui-même qui aurait demandé à Judas de le livrer aux autorités, afin de pouvoir séparer son âme de son corps. Si la corruption de Judas est aussi déterminante, c’est qu’elle reflète la corruption générale du monde depuis le péché originel, corruption qui ouvre la possibilité d’une rédemption par la foi, et ne sera effacée que lors de la Résurrection et du Jugement dernier. La corruption constitue l’état naturel de l’homme pécheur ; seule une intervention divine peut l’en délivrer. Il faut que Jésus se sacrifie pour que l’humanité ne se résume pas à Judas, l’homme qui avait un prix – trente deniers. Il fallait que Judas existe pour que naisse la possibilité de la morale. Une rapide analyse étymologique vient appuyer cette analyse. Chez les Grecs, la « corruption » (phtora) était dépourvue de tout sens moral, et désignait tout simplement la dégradation des êtres dans le devenir. Le contraire de la corruption n’était donc pas la pureté ou l’immobilité, inconcevables dans la pensée grecque, mais la génération (genesis), le processus créatif par lequel les êtres se multiplient et se développent. C’est en ce sens qu’Aristote a écrit un traité sur le devenir traduit en latin par De generatione et corruptione. L’une ne va pas sans l’autre. Dans le grand flux ininterrompu du devenir, certaines choses doivent naître et croître tandis que d’autres déclinent et meurent. Avec les débuts du christianisme, le vocabulaire change soudain de signification. L’orfèvre de cette transmutation, c’est Paul, le futur Saint Paul, qui dans ses Épîtres forge le néologisme de non-corruption, d’incorruptibilité : aphtarsia. La non-corruption n’a donc plus rien à voir avec la génération ; elle est ce qui ne bouge plus, ce qui reste pur, intouché, intouchable, pour toujours identique à lui-même… Il y a désormais une possibilité, superbement ignorée par les Grecs, de s’abstraire du devenir pour entrer dans l’éternité. Or, qu’est-ce qui est incorruptible, hormis Dieu ? Tout simplement le corps purifié d’après la résurrection, le corps recomposé pour l’éternité des bons chrétiens. Paul identifie ce qui est physiquement incorruptible – un corps éternel – avec le Bien suprême – une âme sauvée. Le tour est joué : l’idée de non-corruption a pris une valeur morale. Il ne reste plus qu’à redescendre de l’incorruptible au corrompu, empêtré dans le devenir, pour en faire l’incarnation du Mal : l’homme sujet aux séductions du monde, l’homme pécheur. Ce que le christianisme a donc forgé de toutes pièces, par le biais d’un

1. Évangile selon Luc.

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Incorruptible éternel, c’est l’idée de corruption comme mal. Là où les Grecs ne voyaient que des hommes soumis à des affects naturels, comme la faim, le sommeil ou le désir sexuel, le christianisme dénonce des concupiscences coupables et érige des péchés capitaux : gourmandise, paresse, luxure, etc. Ce qui appartenait à l’ordre naturel devient une occasion de regretter que l’homme ne soit pas Dieu. La vie idéale est celle qui s’approche déjà de l’incorruptibilité. Le rêve du saint, de l’ascète, est de ne plus éprouver aucune passion, de se suffire à lui-même, de devenir immobile faute d’être immortel. À l’inverse, avec l’idée chrétienne de la corruption, ce qui était une envie naturelle est devenu une tentation honteuse. Ce n’est pas un hasard si Nietzsche, critique s’il en est de la culture judéo- chrétienne, identifie dans Le Gai Savoir (§ 23) la corruption comme un moment émancipateur par rapport à « la croyance générale d’un peuple », moment où l’individu réapparaît dans toute sa complexité et sa souveraineté face aux règles collectives. « Les époques de corruption, écrit-il, sont celles où les pommes tombent des arbres : je veux dire les individus, ceux qui portent la semence de l’avenir. » La corruption porte la culture (« Kultur ») en ce qu’elle Le christianisme a forgé de toutes favorise l’exacerbation des passions individuelles ; à l’inverse la non- pièces l’idée de corruption comme mal corruption reflète les affects négatifs bien décrits par Nietzsche dans d’autres pages. On devine ainsi pourquoi les différentes acceptions de la corruption – des affaires, de l’âme, du corps – se trouvent irrémédiablement liées – et ce, dans la plupart des langues : même en Chinois, le mot fubai désigna d’abord les viandes avariées, puis les modes de vie décadents dans les années 1960, et enfin, dans les années 1990, les abus de pouvoir des cadres du Parti. En condamnant la corruption, le judéo-christianisme se refuse à penser le corps dans sa chair, vivante ou morte, désirante ou putrescente. Il faut tout l’humour baroque d’un Agrippa d’Aubigné pour imaginer concrètement la décomposition – et la recomposition – des corps dans un célèbre passage des Tragiques : « Les corps par les tyrans autrefois déchirés / Se sont en un moment en leurs corps asserrés / Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse / De l’Afrique brûlée en Tylé froiduleuse ». Mais fondamentalement, avec ses cercueils bien vissés, ses gisants en pierre et ses angelots fessus trompétant aux portes du paradis, le christianisme a entrepris de nier le phénomène de la décomposition. Entre la mort et la résurrection, la chair est mise entre parenthèses, et la conscience flotte indécise, découvrant le vide dans toute son horreur. Ce sont ces parenthèses-là, à l’intérieur desquelles on ne trouve que le néant, qui nous rendent la mort si étrangère. Au contraire, si l’on se force à considérer la mort comme un phénomène naturel, si l’on observe le corps dans sa lente putréfaction, l’idée de disparaître devient moins effrayante. Car la mort n’est plus alors une fin absolue, mais le commencement d’un nouveau processus organique, qui restitue notre chair à

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l’environnement. On ne se volatilise pas brusquement ; on se disperse dans la matière. Au début du XVIe siècle, Holbein le Jeune a peint un Christ mort resté célèbre pour son réalisme inhabituel : le visage et les pieds verdis, les plaies agrandies et tuméfiées, la peau violacée, squameuse, les muscles déjà fondus. Dostoïevski craignait que ce Christ d’Holbein ne fasse perdre la foi. C’est bien le cas. Mais il fait gagner une confiance nouvelle, une confiance dans ce monde-ci, bien réel, et non pas dans un autre monde hypothétique. Les vers, les champignons et les charognards se chargent de nous remettre en circulation dans la grande chaîne du vivant. La description du cadavre de Bobi, qui aurait dû figurer à la fin de Que ma joie demeure mais que Jean Giono a finalement renoncé à publier, est particulièrement éloquente. Bobi, acrobate philosophe, chantre de l’union de l’homme avec les éléments, meurt foudroyé par un éclair : « Bobi s’ouvre par d’autres endroits. Les insectes entrent en lui et travaillent. Bobi est, à ce moment-là, en pleine science. Il s’élargit aux dimensions de l’univers. Les liquides de Bobi mouillent les racines d’une sarriette, d’un serpolet et les derniers restes vivants d’un morceau de racine de genêt arraché. Déjà des sucs plus riches montent dans les petites tiges… Le morceau de racine reprend vie. Au printemps, il percera la terre et fera vivre un commencement de tige, dure et verte. » À condition de la regarder en face, hors des cercueils en bois et des cimetières en pierre, la mort n’est pas stérile : elle offre un nouveau début à notre chair, devenue une matière riche et prolifique. N’est-il pas apaisant de penser que la mort peut nous transformer en tige ? Ce serait bien pire si elle nous transformait en pierre, ou en quelque matière inoxydable, incorruptible, éternellement inutile. La corruption, c’est la vie.

Le mythe kantien

En inventant l’Incorruptible, le judéo-christianisme a découvert la corruption. En rachetant Judas, le Christ a établi son crime : avoir un prix. Mais la corruption, fondement négatif de la morale, ne finira-t-elle pas par avoir raison de la morale ? Dans un univers sécularisé, le sujet se pose en des termes renouvelés, mais toujours autour de la même question fondamentale : avoir un prix ou non. Le scrupuleux Emmanuel Kant ne s’y est pas trompé, puisqu’il écrit au début de son opuscule sur La Religion dans les limites de la simple raison : « Un membre du Parlement anglais [Robert Walpole, donc] proféra dans la chaleur des débats cette assertion : “tout homme a son prix pour lequel il se livre”. Si cela est vrai… il se pourrait que ces paroles de l’apôtre soient vraies de l’homme de manière générale : il n’est ici aucune différence, tous sont pécheurs également ». Autrement dit, s’il est vrai que « every man has his price », alors le Bien et le Mal se confondent, la

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loi morale universelle est à ranger au rayon des fantaisies philosophiques, et tout l’édifice kantien se lézarde. Pour le grand théoricien de l’Aufklärung qu’est Emmanuel Kant, l’individu porte en lui-même une loi universelle selon laquelle tout individu rationnel peut connaître ce qu’il doit et ce qu’il ne doit pas faire. Cette loi se traduit par un impératif catégorique, dont la formulation varie, mais qui repose sur deux principes : agis de telle façon que Les règles de la corruption ne sont, tu traites autrui non seulement comme un moyen, mais aussi comme une fin en par définition, pas universalisables soi ; et agis selon une maxime qui puisse se transformer en loi universelle. Si tout homme a un prix, aucun de ces deux principes n’est respecté. Fixer un prix à un individu, c’est le considérer avant tout comme un moyen, une entité échangeable n’ayant pas de valeur propre ; et acheter quelqu’un, c’est par définition faire ce qu’on ne voudrait pas que les autres fissent, puisqu’alors les enchères deviendraient infinies. Le corrompu substitue donc à la valeur suprasensible de l’individu une valeur de marché, et à sa dignité intrinsèque un prix extrinsèque. Il choisit de considérer les liens de dépendance qui unissent les hommes entre eux plutôt que de s’en tenir à « l’autonomie du jugement » kantienne. Il joue le pragmatisme contre l’universalisme : alors que chez E. Kant seul le mobile intérieur compte pour évaluer la moralité d’un acte, le corrompu ne s’attache bien évidemment qu’au résultat de la transaction. Les règles de la corruption ne sont, par définition, pas universalisables. Pour tester la morale kantienne, il faut donc savoir si tout le monde peut avoir un prix. Montesquieu nous a déjà mis sur la piste en estimant que « les hommes, corrompus dans le détail, sont de très honnêtes gens en gros »1. Allons plus loin. À combien vous estimez-vous ? À partir de quelle somme seriez-vous prêt à renoncer à vos principes, à vos serments, à votre fidélité ? 10 000 ? 100 000 ? 1 million ? Cette expérience de pensée ne devrait-elle pas être au commencement de toute philosophie politique ? Appelons à la rescousse les déchiffreurs de l’âme humaine. Honoré de Balzac peint dans ses Illusions perdues des « corruptions marchant sur des lignes parallèles », qui viennent à bout de la naïveté de Lucien. Francis Ford Coppola montre dans Le Parrain comment un mafieux repenti découvre, dans le monde légitime qu’il aspire à pénétrer, des strates de corruption encore plus profondément enfouies. Dante Alighieri reste fasciné, en descendant au huitième cercle de l’Enfer, par ceux qui « d’un non, pour de l’argent font un oui ». Sur un registre plus léger, le film d’Adrian Lyne Indecent proposal (Proposition indécente) pose de manière troublante la question du « prix limite » de chacun. Un

1. Phrase apocryphe. En fait, au livre XXV de la cinquième partie de De l’esprit des lois, on lit que « les hommes, fripons en détail, sont en gros de très honnêtes gens ».

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couple sans histoire, David (Woody Harrelson) et Diana (Demi Moore), connaît d’importants soucis d’argent. Ils tentent vainement de jouer au casino pour se renflouer. C’est là que Diana fait la connaissance de John Gage (Robert Redford), élégant homme d’affaires multimillionnaire à la galanterie impeccable. Face à David, empoté et indécis, John incarne l’excellence masculine. Mais Diana reste plus amoureuse que jamais de son grossier mari. John Gage propose alors au couple, au cours d’une partie de billard, de leur donner 1 million de dollars contre une nuit avec Diana. Naturellement, David et Diana commencent par refuser. Suit ce dialogue d’anthologie, qui résume parfaitement l’antagonisme Kant / Walpole :

David – Il y a des limites à ce que l’argent peut acheter. John G – Pas beaucoup. Diana – On ne peut acheter des gens. John G – J’achète des gens tous les jours. Diana – Dans les affaires, peut-être, mais pas quand les vrais sentiments sont en jeu. John G – Vous êtes naïve… mettons un peu à l’épreuve tous ces clichés : toute une vie à l’abri du besoin, contre une seule nuit.

La « naïveté » de Diana consiste à dissocier le marché des biens de celui des sentiments : comme si les affaires n’impliquaient pas une part considérable d’affectif ; comme si les sentiments étaient indépendants des conditions matérielles. Diana reste prisonnière d’un mythe kantien tombé dans le sens commun, celui qui confère à chaque individu une personnalité morale indivisible et infinie, protégée des circonstances extérieures, existant en soi dans un monde à part – un monde « nouménal », précise E. Kant pour l’opposer au monde « phénoménal » des transactions et des intérêts. Au contraire, John Gage est convaincu que rien n’échappe au grand jeu de l’échange. Il n’y a pas de limites à ce que l’argent peut acheter, autrement dit : every man – and every woman – has a price.

« Sortir de soi, donner, librement et obligatoirement »

Inventée par le judéo-christianisme pour fonder une morale, la corruption finit par détruire la morale en portant le doute sur l’universalisme kantien. Peut-il alors y avoir une morale de la corruption ? C’est certainement le cas hors de l’Occident. Ainsi Pavan Varma, dans Le défi indien, détaille-t-il la manière dont l’hindouisme valorise la corruption – ce qui explique à ses yeux les performances économiques de l’Inde. « La corruption,

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écrit-il, ne se rencontre pas uniquement en Inde. Ce qui est unique, c’est son acceptation et l’esprit “créatif” qui l’anime. Les Indiens ne souscrivent pas aux définitions aseptisées d’honnêteté ou de rectitude, qui sont communes par exemple dans les pays scandinaves »1. Si l’hindouisme encourage la corruption, c’est qu’il repose sur deux principes : efficacité et individualisme. La culture de l’efficacité suppose le relativisme moral : pour les hindous, il n’existe pas de Bien ni de Mal en soi ; pas d’actions a priori coupables ni de sentiments a priori condamnables. « L’hindouisme, écrit encore Pavan Varma, n’est pas contraint par un jeu préétabli de principes éthiques, puisqu’il n’a pas de centre éthique qui soit unique ou sans équivoque ». Quant à l’individualisme, il est à l’opposé du culte de l’individu tel que nous l’ont enseigné les Lumières. Il ne s’agit pas pour les Hindous de faire valoir les droits sacrés d’individus égaux, mais tout au contraire de faire passer leur intérêt propre avant celui des autres. L’individu est seul avec son karma et ne doit son salut qu’à lui-même, puisque le destin d’un homme, dans le cycle des résurrections, est uniquement lié aux actes d’une vie précédente. Plus loin de nous dans le temps, les sociétés dites primitives entretiennent également un rapport plus naturel avec ce que nous appellerions corruption, et qui prend la forme de don et de contre-don. Marcel Mauss en a fait une analyse célèbre dans son Essai sur le don. C’est alors la corruption qui devient la norme, et le respect rigide de la règle de droit une perversion. Un individu social n’a que trois obligations : donner, rendre, recevoir. Il n’est pas de relation de travail, d’amitié ni même d’amour qui puisse échapper à cette morale. Rien n’est gratuit, non parce que tout se monnaye, mais parce que tout se donne… et se rend. C’est ce que M. Mauss nomme le potlatch, un terme emprunté aux tribus chinook du Nord-Ouest américain, caractérisant un vaste système d’échange à l’échelle d’une société entière. M. Mauss forge sa théorie en observant les tribus de Polynésie et de Mélanésie. Chaque membre se trouve pris dans un réseau complexe où il est à la fois donateur et récipiendaire : c’est un cercle dans lequel on entre une fois et dont on ne sort jamais. Ainsi chez les Trobriands, une tribu de Mélanésie, l’association entre deux individus ou deux groupes commence par un premier cadeau, dénommé le vaga. Toute la difficulté consiste à faire accepter ce vaga : cela peut prendre la forme de cadeaux « sollicitoires », comme si l’on donnait des pots-de-vin afin de rendre tolérable le principe même du pot-de-vin. Une fois le vaga accepté, l’échange est engagé, et les nouveaux partenaires doivent rivaliser de cadeaux en retour, de sorte qu’au final, comme l’écrit M. Mauss, « le système des dons échangés envahit toute la vie économique et tribale et morale des Trobriandais ». À la fin de son Essai, M. Mauss tente de tirer, à partir de ses recherches ethnologiques, des conclusions concernant son époque. Il fustige la rigidité de

1. Pavan K. Varma, Le défi indien. Pourquoi le XXIe siècle sera le siècle de l’Inde, Arles, Actes Sud, 2015.

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notre système juridique, inspiré du droit romain, qui scinde droit réel et droit personnel, contrat et obligation morale, rapports marchands et échange. Cette tentative de limiter le potlatch à la sphère privée des petits cadeaux, cette volonté de réduire l’achat et la vente à un mécanisme psychologiquement neutre de fixation des prix témoignent pour M. Mauss de « l’inhumanité de nos codes », rigides, abstraits, dépersonnalisés. L’ethnologue reste convaincu que les principes du potlatch, intrinsèquement inscrits dans la nature humaine, sont appelés à réapparaître sous d’autres formes : L’intégrité amène partout non pas « D’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. l’impartialité mais l’indifférence Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ». Ainsi M. Mauss forme-t-il le vœu, dans une solennelle « conclusion de sociologie générale et de morale », que les hommes se retrouvent à nouveau autour d’une « Table ronde » où l’échange reprendrait ses caractéristiques originelles, indispensables à la constitution d’une société équilibrée, paisible, humaine.

Intégrité ou indifférence ?

Quelle serait cette morale de la Table ronde, adaptée à nos sociétés ? Un certain niveau de corruption ne serait-il pas nécessaire pour pallier « l’inhumanité des codes » et la rigueur du droit des contrats, pour que les individus tissent entre eux des liens de dépendance plus durables qu’un acte d’achat ou de vente, pour échapper au diktat de la concurrence anonyme ? Le seul philosophe à avoir théorisé une telle morale sociale reste Bernard Mandeville, l’auteur iconoclaste de la Fable des abeilles. L’introduction de ce long essai de philosophie morale est un poème de 431 vers intitulé « The grumbling hive ; or, Knaves turn’d honest » : « La ruche mécontente ; ou les coquins devenus honnêtes ». On connaît la thèse : vices privés, vertus publiques ; et la démonstration par l’absurde : dans une société rendue vertueuse par décret divin, les honnêtes gens dépérissent. De tous les « vices » décrits par B. Mandeville, et qui sont essentiels à la prospérité d’une société, il en est un particulier, source de tous les autres : « the Avarice ». Et ce vice entraîne un comportement précis : la corruption. Si l’on reprend les différents exemples de la Fable des abeilles, on la retrouve toujours en première place. S’agit-il des avocats ? Ils sont prêts à toutes les compromissions « pour toucher de nouveaux honoraires ».

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S’agit-il des prêtres ? Leur cupidité les pousse à « demander mystiquement du pain dans leurs prières, voulant dire par-là abondance de bien ». S’agit-il des soldats ? Ils se laissent volontiers « soudoyer » par l’ennemi. S’agit-il de la justice ? « Sa main gauche, qui doit tenir la balance, la lâchait souvent, subornée à prix d’or ». S’agit-il des fonctionnaires ? Habitués à soutirer quelques écus à chacun des quémandeurs qu’ils reçoivent, la punition de Jupiter leur est particulièrement sensible, « car avec frugalité ils vivaient maintenant de leur traitement ». S’agit-il des ministres du gouvernement ? « Répugnant à être clairs et brefs en tout ce qui concernait leurs profits », ils s’ingénient à les dissimuler sous des noms qui échappent au commun des citoyens, tels que « bénéfices casuels » ou « émoluments ». Que se passe-t-il quand cesse cette corruption généralisée ? Les intérêts individuels s’émoussent, et avec eux les passions. Les procédures sont respectées, et les affaires traînent en longueur. Les soldats se battent moins bien. Les inutiles se retirent, dépeuplant les rangs de toutes les professions. L’intégrité amène partout, non pas l’impartialité, pure vue de l’esprit, mais l’indifférence.

Quelle politique publique peut-on déduire de cette étrange morale ? Aucune. La corruption, avec son train de vertus ambiguës, n’existe qu’à condition d’être condamnée et combattue. Mais retenons-en la nécessité de garder une certaine mesure dans la lutte anticorruption. Car pour citer une dernière fois B. Mandeville, « ceux qui veulent revoir un âge d’or doivent être aussi disposés à se nourrir de glands, qu’à vivre honnêtes ». ■

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La corruption, fille de la modernité politique ?

Frédéric Monier Professeur des universités en histoire contemporaine à l’Université d’Avignon, Centre Norbert Elias (UMR 8562).

a corruption, qui a inspiré un nombre considérable de travaux en sciences sociales depuis les années 1960-1970, est un objet d’étude plus récent chez les historiens. La plupart des ouvrages collectifs sur le sujet ont en effet été publiés depuis le début des années 20001. Ce retard relatif est sans doute lié à des attitudes intellectuelles fréquentes. La première d’entre elles Lconsiste à voir dans la corruption une constante anthropologique. Cette vision pessimiste s’exprime chez de nombreux savants, dont le sociologue Vilfredo Pareto. « Les théories éthiques et les prêches ont été absolument impuissants à faire disparaître, ou seulement à diminuer la corruption politique, et il est très probable qu’ils demeureront tels à l’avenir », note-t-il en 19172. À quoi bon une histoire désespérante ? Une autre attitude intellectuelle fait son apparition à partir du XVIIIe siècle. La corruption serait le symptôme d’un retard dans une histoire en marche, tant bien que mal, vers le progrès moral et politique. Comme l’écrit dans un bel élan Jules Michelet à propos de la Révolution française, la « corruption publique » fut le « mal naturel d’un peuple esclave lancé tout à coup dans la liberté »3. Selon cette vision des choses, l’élimination de la corruption est envisageable, au prix

1. Voir Frédéric Monier, « La corruption politique : une histoire européenne », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, pp. 3-13, pour un bref bilan historiographique. Et une bibliographie générale dans Olivier Dard, Jens Ivo Engels, Andreas Fahrmeir et Frédéric Monier (dir.), Scandales et corruption à l’époque contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014, pp. 279-296. 2. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, Genève, Droz, 1968 [1917], p. 191. 3. Jules Michelet, Histoire de la révolution française, vol. 7, 1847-1853, Paris, Chamerot, p. 233.

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d’une politique volontaire et d’un progrès des mœurs. Il faut hâter le cours de la civilisation – pour le dire dans des termes du XIXe siècle –, ou assurer un vrai développement – pour choisir un mot de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi envisagée, l’histoire de la corruption serait celle d’une résistance à la modernité. L’historiographie récente a permis de progresser dans la compréhension du phénomène et de prendre de la distance vis-à-vis de ces conceptions traditionnelles. La corruption n’a, en effet, pas toujours qualifié les mêmes pratiques d’influence et de pouvoir, ni recouvert les mêmes idées. En bref, il s’agit d’une réalité politique et culturelle complexe. Son histoire n’est ni linéaire ni homogène, ainsi que cela apparaît lorsque l’on cherche à comprendre pourquoi la corruption a été perçue, à certains moments et dans certains pays, comme une atteinte grave au bien commun et une mise en danger de l’intérêt général. Il importe alors de s’arrêter sur trois moments, avec une attention particulière portée au cas français.

Régénération et vertu

Le premier de ces moments historiques est celui où, pour la première fois, la corruption se transforme en problème politique. Cette évolution se produit durant la phase de transition, le Sattelzeit des historiens allemands, de la seconde moitié du XVIIIe siècle à la première moitié du XIXe. En France, le choc décisif a lieu avec la Révolution de 1789, que l’on peut comprendre comme une tentative pour régénérer la nation en instaurant un ordre entièrement nouveau, reposant sur le patriotisme, la liberté, ainsi que la vertu. De fait, les républicanismes, français mais aussi américain, sont une réponse possible aux interrogations portées par les Lumières sur les menaces de dégénérescence des sociétés politiques. Les révolutionnaires français défendent, pour simplifier, l’idée que seule la vertu peut permettre la régénération d’une société d’Ancien Régime dépeinte comme corrompue, car altérée et pervertie par la monarchie. Cette vertu, Maximilien Robespierre la définit en reprenant presque mot pour mot les propos de Montesquieu : elle est « l’amour de la patrie et de ses lois »1. Robespierre fait de ce principe « l’âme de la démocratie », et de la République le seul régime politique à pouvoir l’enraciner dans le cœur de chaque citoyen. Dans cette conception, particulièrement radicale, de la Révolution française comme « système », « ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contre- révolutionnaire ». Ce projet jacobin est un échec, mais sa grande ombre, portée par « l’Incorruptible », s’étend sur tout le XIXe siècle et le début du suivant.

1. Maximilien Robespierre, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République », Œuvres, Paris, F. Cournol, 1867 [5 février 1794], pp. 294-308.

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Il faut regarder au-delà, à l’échelle de l’Europe et de l’Amérique du Nord, pour prendre la mesure du changement qui s’opère alors : un bouleversement des normes et des formes de la légitimité. La corruption devient une notion- clé dans les discours, critiques à l’égard des hommes au pouvoir, qui entendent promouvoir des réformes politiques, administratives mais aussi économiques. La naissance de l’économie politique ne peut être séparée de ces débats sur la moralité. Dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils vont de pair avec une politisation de la corruption. En bref, en Grande-Bretagne, en France, mais aussi dans les États La naissance de l’économie politique allemands et aux États-Unis, les ne peut être séparée dénonciations de la corruption acquièrent une dimension nouvelle. des débats sur la moralité L’historiographie s’est, jusqu’à présent, focalisée sur l’Europe du Nord-Ouest, souvent considérée comme le moteur de ces changements. Pourtant, tout laisse à penser qu’il existe plusieurs processus modernisateurs à partir du début du XIXe siècle : des recherches en cours permettront de comprendre ce qu’il en est dans d’autres aires culturelles, comme l’Europe méditerranéenne ou l’Europe centrale et orientale. Ces discours critiques légitiment des projets de réformes au nom de nouvelles valeurs civiques érigées en bonne cause : la reconnaissance du mérite, l’invention de nouvelles normes pour séparer les charges publiques des intérêts privés, la soumission des gouvernants à des règles de droit censées préserver le bien commun et, enfin, l’idée que la représentation parlementaire sert la volonté et donc l’intérêt général. Ces discours contribuent à l’invention discursive d’un ordre ancien et décrié avec lequel il faudrait rompre : la old corruption que les réformateurs britanniques, Edmund Burke en tête, stigmatisent à partir des années 1780, ou la corruption monarchique exécrée par les révolutionnaires français. Ces réformes ont pour point commun de tracer une frontière entre les domaines du public et du privé. Cette délimitation, neuve et en débat, est certes politique, mais revêt surtout une importance sociale. « Les actions d’un particulier n’appartiennent point au public », note ainsi Benjamin Constant, et « l’homme auquel les actions d’un autre ne nuisent pas n’a pas le droit de les publier »1. Ces changements ne signifient pas que la corruption disparaît : si les patronages princiers et les systèmes aristocratiques d’allocations de faveurs sont fortement remis en cause, les pratiques micropolitiques s’adaptent aux normes qui voient le jour et aux nouvelles élites. On le voit clairement avec l’élection des gouvernants : les contemporains dénoncent certaines pratiques comme de la corruption et des fraudes électorales. Reste que les seuils de sensibilité ont changé : les sociétés n’acceptent plus des pratiques de pouvoir qui allaient de soi

1. Benjamin Constant, « Du rétablissement de la censure des journaux », La Minerve française, vol. IX, Paris, 1820, p. 141 ; réédité dans Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, Bruxelles, Société belge de librairie, 1837, p. 165.

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auparavant. Le terme français « favoritisme », qui fait son apparition à la fin des années 1790 et se diffuse dans les années 1830, traduit ces évolutions en cours : le gouvernement délégué par un prince à un favori désigné n’est plus acceptable. La diffusion de ce mot témoigne du succès rencontré par la critique d’un mode de gouvernement – celui des monarchies censitaires – qui semble immoral à tous ses opposants. « Plus les favoris sont agréables à leur maître, plus ils sont odieux à la nation […]. »1 À la différence d’autres termes, comme l’anglais « cronyism » par exemple, « favoritisme » exprime un choc de valeurs politiques. Cette conscience du progrès fortifie la vision des choses, héritée des Lumières, selon laquelle la corruption serait une preuve de l’arriération. « Mais la véritable corruption n’existe plus », peut-on lire en 1867 dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : « il faut aller la chercher dans les pays où la civilisation ne l’a pas encore chassée, la Russie par exemple »2.

Moralité et publicité

Cette affirmation est formulée avant que les premiers scandales de corruption n’éclatent en France et dans d’autres pays au cours des années 1880. On assiste alors à la genèse des premières affaires contemporaines médiatisées. Le choc décisif vient encore une fois de France : le scandale de Panama, à la fin 1892, est souvent perçu à l’étranger comme l’événement par excellence. Il fournit aux contemporains une grille de lecture pour saisir la corruption des systèmes parlementaires. Des mots nouveaux font leur apparition dans d’autres langues, comme le terme « panamiste » en hongrois3, et les enjeux du scandale sont médités à l’étranger – par exemple par les sociaux-démocrates allemands. Outre- Rhin, l’affaire de Panama constitue, « jusqu’à la veille de la Grande Guerre », une « sorte de test décisif »4 : ainsi, le scandale dit des Kornwalzer, qui éclate à la fin de 1912 apparaît pour certains comme un Panama allemand. Dans différents pays, de nouveaux acteurs critiques émergent, qui ne ressemblent pas à ceux du siècle précédent : ce sont des nationalistes et des antisémites, qui font des scandales une arme politique contre les gouvernements républicains. Les exemples les plus connus sont ceux d’Édouard Drumont, qui révèle le Panama dans son journal La

1. Chevalier de Sade, Lexicon politique, ou définition des mots techniques de la science de la politique, tome II, Paris, A. Pougin, 1837, p. 431. 2. « Corruption », in Pierre Larousse (dir.), Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome 5, Paris, 1869, pp. 201-202. 3. Où il acquiert le sens péjoratif d’homme politique affairiste et corrompu. Voir Andras Cieger, « Les politiciens incompatibles : une campagne contre la corruption en Hongrie au début du XXe siècle », Cahiers Jaurès, n° 209, 2013, p. 62. 4. Jens Ivo Engels, « Panama in Deutschland : der Panama-Skandal in der deutschen Presse, 1892- 93 », in Andreas Gelz, Dietmar Hüser et Sabine Russ-Sattar (dir.), Skandale zwischen Moderne und Postmoderne : Interdisziplinäre Perspektiven auf Formen gesellschaftlicher Transgression, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 108.

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Libre parole, et de Jules Delahaye, qui obtient de la Chambre des députés, fin 1892, la nomination d’une commission d’enquête parlementaire. Ce sont aussi des socialistes, qui dénoncent, au début de 1893, le Panama comme une preuve de la nocivité du « gouvernement de cette bourgeoisie enrichie de votre travail et de vos dépouilles »1. Les vagues de scandales que connaissent différents pays d’Europe et d’Amérique s’inscrivent, certes, dans le prolongement des causes célèbres de la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, les scandales des années 1880 possèdent des caractéristiques nouvelles. Ils constituent de véritables arènes publiques médiatisées, où les débats et les conflits se poursuivent sur plusieurs scènes : les salles de rédaction, mais aussi les prétoires ou les cours de justice, les tribunes parlementaires et, enfin, la rue, comme en France. Qu’ils soient socialistes et révolutionnaires ou nationalistes et Les acteurs critiques de 1900 antisémites, les acteurs critiques de 1900 font des manquements de quelques- font des manquements de quelques- uns le symptôme de la corruption uns le symptôme de la corruption générale du corps politique. Celle-ci générale du corps politique est imputée aux acteurs de l’économie, mais surtout au système politique. Côté socialiste, le vrai scandale est, dans le fond, celui de l’exploitation capitaliste. Côté nationaliste, le « cloaque » parlementaire, selon le mot de Maurice Barrès en 1914, fait courir à la nation le risque d’une dégénérescence2. Ce déclin, pour des antisémites toujours présents, est à imputer à des coupables juifs. Ils sont pointés du doigt au moment de Panama, comme le baron Jacques de Reinach ou Émile Aron, dit Arton. Ils sont dénoncés à nouveau, quarante ans plus tard, lorsque les escroqueries d’Alexandre Stavisky font figure, pour les droites ultra de 1934, de symbole par excellence de la corruption de la IIIe République3. Cet antisémitisme n’est pas propre à la France : on le retrouve dans la Grande-Bretagne de 1912, où Hilaire Belloc et les antisémites britanniques cherchent à décrédibiliser les libéraux au pouvoir4. Cela est plus vrai encore pour les antisémites allemands, qui instrumentalisent des affaires – comme l’arrestation de Julius Barmat fin 19245 – contre la République de Weimar.

1. « Au peuple ! », Manifeste signé par Jean Allemane, Zéphirin Camélinat, Jules Guesde et Édouard Vaillant, La Revue socialiste, t. 17, n° 97, janvier 1893, pp. 238-239. 2. Maurice Barrès, Dans le cloaque, Paris, Émile-Paul frères, 1914. 3. L’affaire est une fraude au Crédit municipal de Bayonne, orchestrée par A. Stavisky, déjà poursuivi à plusieurs reprises et incarcéré (1926). Il bénéficie d’un réseau de complicités, dont celle du député- maire (radical) de Bayonne, Joseph Garat. 4. Le scandale, qui éclate à l’été 1912, vise plusieurs membres du cabinet britannique, dont Rufus Isaac et Herbert Samuel. Ils sont accusés d’avoir réalisé une spéculation en bourse, grâce à un projet confiant à la compagnie Marconi la concession d’une radio d’État en Grande-Bretagne. 5. J. Barmat, arrêté en décembre 1924, est accusé d’avoir utilisé ses relations dans le Parti social- démocrate allemand pour son entreprise. En faillite, celle-ci a bénéficié de prêts de la Banque de

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Entre les années 1880 et les années 1930, la question de la corruption est placée sous le signe ambivalent de la publicité. Celle-ci est perçue, dans son sens premier de « publicisation », comme une garantie de la moralité, puisque les pratiques corrompues sont censées céder face aux débats publics dans la presse et au Parlement, sans même parler des mouvements de rue organisés au nom de l’indignation civique. D’un autre côté, cette même presse est soupçonnée, à partir du Panama, d’être un secteur économique particulièrement corrompu. « L’abominable vénalité de la presse »1 française est une antienne des discours politiques, de 1923 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En outre, la corruption ne concerne pas seulement la politique. La plupart des affaires sont liées, note Jean Jaurès en 1910, à un « grand fait social »2. Elles soulignent souvent un défaut de régulation. La spéculation boursière et l’appel à l’épargne publique sont un problème récurrent, de Panama en 1892 à l’affaire Marthe Hanau en 19283. Dans le même ordre d’idées, soulignons que certains scandales – comme celui de la Banca Romana dans l’Italie de 1893 – aboutissent, par réaction, à des modifications profondes du système bancaire. Les réformes sont nombreuses et vont souvent – pas toujours – dans le sens d’une spécialisation fonctionnelle des élites, pour limiter les collusions entre parlementaires, hommes de presse et acteurs de l’économie. Ces changements ne signifient pas que la corruption disparaît. Encore une fois, les pratiques micropolitiques s’adaptent et les techniques de pouvoir, d’influence et d’intérêt évoluent. Le constat est le même dans les régimes politiques autoritaires ou totalitaires, qui ont dénoncé avec le plus de violence la corruption des régimes parlementaires qu’ils ont remplacés. Dans l’Italie fasciste ou l’Allemagne nazie, des pratiques clientélistes bénéficient aux membres des partis uniques. Quant aux biens spoliés, en particulier aux juifs, ils sont répartis selon des logiques de fidélisation politique et à des fins d’enrichissement personnel.

Répression et transparence

En l’état des travaux, on peut admettre que la question de la corruption connaît une décrue après 1945-1948. Il faut attendre, dans les pays européens et sur le continent américain, la fin des années 1980 pour qu’elle refasse surface, avec une nouvelle configuration. S’il fallait chercher un événement

Prusse, qu’elle ne peut rembourser. J. Barmat, juif, est dénoncé par les nationalistes en 1925, sur fond de campagne pour les élections présidentielles en Allemagne. 1. Arthur Raffalovitch, « L’abominable vénalité de la presse ». D’après les documents des archives russes, Paris, Librairie du travail, 1931. 2. Commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Rochette, réunion du 1er décembre 1910, Archives nationales, C 7450. 3. Marthe Hanau, arrêtée en décembre 1928, a escroqué des épargnants en leur proposant de faux placements. Plusieurs hommes politiques liés à elle sont mis en cause, en particulier Jean Hennessy, ministre de l’Agriculture du gouvernement Poincaré.

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qui symbolise cette redécouverte collective de la corruption politique, ce serait sans doute l’opération « mains propres » en Italie. Avec les premières procédures judiciaires lancées au début de 1992, puis multipliées au fil des mois, la société italienne découvre un système de corruption généralisée : Tangentopoli. Ces découvertes provoquent une entrée en crise globale d’un système politique et la transformation ou l’apparition d’organisations partisanes, dont la plus connue est Forza Italia, créée quelques mois avant les élections législatives de 1994. Le cas italien est alors exceptionnel par son ampleur, mais ne résume pas à lui seul le phénomène. Entre les années 1980 et le début des années 2010, de nombreux pays redécouvrent, en effet, la question de la corruption, via la médiatisation de procédures judiciaires impliquant des dirigeants politiques et des élus pour des faits assimilés à des atteintes à la probité publique. On pense, par exemple, à des scandales qui éclatent en France à la même époque, comme l’affaire Urba, en 1989-1991, aux polémiques entourant, au Royaume-Uni, Michael Ashcroft, homme d’affaires influent et trésorier du Parti conservateur, en 1999, ou encore aux affaires de caisse noire de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui éclatent en Allemagne en 1999-2000. Ces débats ne sont pas une simple résurgence, même si de nombreux acteurs et commentateurs pensent le contraire. À la différence des scandales des années 1880-1930, les procédures judiciaires sont déterminantes et jouent un rôle moteur dans de nombreux pays. De fait, les magistrats n’hésitent Entre les années 1980 et le début des plus à considérer les élites politiques comme des justiciables années 2010, de nombreux pays comme les autres. Cela est vrai en redécouvrent la question de la corruption Italie, mais aussi en France, où les statistiques pénales montrent que le taux de condamnation atteint des seuils historiquement très élevés à partir des années 1980 : le contraste est net avec le XIXe siècle, quand les poursuites pénales pour corruption se soldaient fréquemment, en particulier devant le jury, par des acquittements. Un deuxième phénomène nouveau marque les années 1980-2015 : le lien entre les perceptions de ces affaires et ce que les chercheurs en sciences sociales décrivent, au même moment, comme un discrédit à long terme des élites politiques. Paradoxalement, plusieurs études ont montré que les scandales de l’an 2000 ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient en 1900 : ils ne suscitent plus guère d’indignation civique. Depuis les années 1970, en France, ils ne s’accompagnent plus de manifestations de rue. En revanche, ils nourrissent une croyance, devenue majoritaire au fil des ans, en la corruption des gouvernants. En 1977, selon la Sofres, 37 % de personnes interrogées pensaient les dirigeants politiques corrompus ; elles sont 64 % à le croire en juillet 2010, selon Viavoice. Cette croyance semble caractériser un grand nombre d’opinions publiques dans

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différents pays, si l’on suit quelques enquêtes, comme le Gallup Millenium Survey, publié en 20001. Ces débats nationaux constituent l’une des facettes de la redécouverte de la corruption à la fin du XXe siècle. Ce phénomène a un autre aspect : il concerne les débats, initiés dans les années 1970-1980, sur la politique économique mondiale, et en particulier sur le développement des pays du Sud. Cela aboutit à la création d’organisations spécialisées, en premier lieu Transparency International, à Berlin, en 1993, et à l’adoption de nouvelles normes, notamment la Convention de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), en 1997. En somme, la question de la corruption, telle qu’elle commence à se poser dans les années 1990, résulte des allers et retours entre ces deux types de débats, qui font progressivement leur jonction : les discussions internationales sur le développement des pays du Sud, d’un côté, et les discussions nationales sur le financement de la vie politique et le discrédit des élites dans les pays du Nord, de l’autre. Ce processus se traduit par un phénomène historique sans précédent à cette échelle : l’adoption de Il n’existe pas de société sans corruption définitions transnationales des pratiques dites corrompues et l’élaboration de normes juridiques partagées par les Nations unies (2003), le Conseil de l’Europe ou l’Union européenne. Cette convergence politique a conduit à promouvoir un ensemble de valeurs publiques que l’on peut caractériser par la notion de transparence. Mais ces cultures civiques ne constituent pas un système au sens strict : l’appel, si fréquent à l’heure actuelle, à « l’impératif de transparence » recouvre en fait de nombreuses tensions. Les discours de la transparence sont liés, depuis les années 1990, à des instances de légitimation de réformes économiques et politiques. Que l’on songe, par exemple, à l’action de la Banque mondiale : selon ses propres dires, l’organisation a fait de la lutte contre la corruption une priorité « depuis ces deux dernières décennies »2. Ce serait une erreur de réduire ces cultures de la transparence à un système monolithique. Elles recouvrent en fait des pratiques très diverses. Sur le plan économique, la transparence renvoie à des formes d’organisation de la production – le new public management – mais aussi à des limitations du secret des affaires, du secret fiscal, et du secret bancaire suisse, édifié en 1934. Sur le plan politique, elle est assise sur la notion de « droit à l’information » qui émerge, semble-t-il, dans plusieurs pays comme l’Allemagne et la France durant les années 1970. La transparence concerne en particulier le financement de la vie politique : là encore, le principe tacite du secret a souvent cédé la place à des régimes de déclaration et de contrôle. Enfin, sur le plan social, la transparence, volontiers

1. Gallup International Association, Voice of the People Millenium Survey, Ann Arbor, Inter-university Consortium for Political and Social Research, 2000. 2. « Anti-corruption », 3 août 2015, disponible sur le site de la Banque mondiale.

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associée aux nouveaux réseaux sociaux, renvoie, note John B. Thompson1, à des formes inédites de visibilité médiatisée de la vie privée. Il ne s’agit plus seulement de la vie privée des puissants, médiatisée depuis le début de l’ère contemporaine, mais, plus largement, de la vie privée de tout un chacun. Cette nouvelle frontière entre sphères publique et privée a littéralement vidé de leur sens initial plusieurs normes culturelles antérieures, comme la norme de discrétion.

Cette histoire, telle qu’elle résulte de récents travaux en histoire et en sciences sociales, est bien sûr en débat. Cependant, les présomptions sont fortes pour penser, après Jens Ivo Engels2, que la corruption est produite par la modernisation de nos sociétés. Cette modernisation affecte les formes de la micropolitique : depuis les patronages aristocratiques des sociétés d’Ancien Régime jusqu’aux clientélismes politiques actuels, le changement a été long. De même les valeurs publiques et les conceptions du bien commun ont-elles fortement évolué depuis les débats des Lumières jusqu’à ceux du début du XXIe siècle. Pourtant, d’un bout à l’autre du processus, la corruption fournit une grille de lecture morale qui donne du sens à la politique et qui permet de juger les hommes au pouvoir. Cette question surgit dans des moments historiques particuliers, lorsque le processus de séparation tendancielle entre l’État et la société franchit une étape. En d’autres termes, il nous faut admettre qu’il n’existe pas de société sans corruption : le propre de l’ère contemporaine, après la mort de Robespierre, est justement la poursuite politique de cet objectif moral inaccessible. ■

1. John B. Thompson, Political Scandal: Power and Visibility in the Media Age, Cambridge, Polity, 2000. 2. Jens Ivo Engels, Die Geschichte der Korruption, von der Frühen Neuzeit bis ins zwanzigsten Jahrhundert, Francfort, S. Fischer, 2014.

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La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales

Pascal Boniface Directeur de l’IRIS.

a lutte contre la corruption n’est plus seulement un phénomène sociétal spécifique à chaque pays mais est devenue un phénomène stratégique qui s’étend à l’échelle planétaire. Partout dans le monde, des mouvements, généralement issus de la société civile, se mobilisent contre la corruption, principalement celle des dirigeants politiques. Cette dynamique touche Ltous les continents, sans distinction entre les régimes démocratiques et les autres, ni entre les responsables politiques élus et ceux qui ont accédé au pouvoir par d’autres moyens. Ce phénomène d’ampleur mondiale est le fruit de la mondialisation : la globalisation, avec l’augmentation phénoménale de la richesse mondiale, crée en effet plus de tentations. Dans ce contexte, l’accès au pouvoir peut être la source d’un enrichissement plus important qu’auparavant. Mais si la corruption a permis à certains dirigeants de s’enrichir davantage que leurs prédécesseurs, il n’y a pas, pour autant, plus de dirigeants corrompus qu’autrefois. Ce n’est donc pas qu’il y a plus de corruption qu’auparavant, mais que les populations s’en rendent désormais compte plus facilement et le supportent moins. Le phénomène n’est pas plus fort, mais son acceptation sociale a fortement diminué. En effet, pendant très longtemps, les peuples se sont accommodés de la corruption, soit parce qu’ils n’avaient pas suffisamment de moyens d’information pour en connaître l’existence ou les rouages, soit parce qu’ils se sentaient impuissants pour lutter contre un phénomène dont ils soupçonnaient l’existence

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mais qu’ils percevaient comme une fatalité indépassable. Cette époque est désormais révolue. Non pas que la corruption ait été vaincue, non pas qu’il n’y ait plus de corrompus au pouvoir, même parfois dans certaines démocraties avec le feu vert d’électeurs consentants. Mais globalement, elle suscite des mobilisations et des mouvements d’opposition bien plus puissants qu’auparavant, dont les gouvernements, démocratiques ou non, doivent tenir compte.

Des paramètres sociétaux renouvelés

Les moyens d’information permettent désormais de savoir plus facilement ce qui était auparavant caché et inaccessible. Le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) permet aux citoyens d’être mieux éclairés et de se mobiliser plus aisément. La lutte contre la corruption est en fait le corollaire de la demande de démocratisation qui existe à l’échelle mondiale. Il y a bien sûr toujours une différence entre les systèmes démocratiques et les régimes qui ne le sont pas, mais il y a désormais une opinion publique et une société civile qui, très souvent, protestent contre la corruption, même dans les pays où le peuple ne désigne pas directement ses dirigeants. Si a ainsi fait de la lutte contre la corruption une priorité, c’est bien qu’il a conscience que cela en est une pour ses compatriotes. Il n’a pas à craindre pour sa réélection mais il sait qu’il a besoin, pour diriger le pays, d’un degré d’assentiment des Chinois, dont Mao Zedong pouvait se passer en son temps. Très souvent, le mouvement Pendant très longtemps, les peuples anticorruption prend sa source dans un exemple concret, qui parle à tous et se sont accommodés de la corruption apparaît comme inacceptable, car les peuples ont déjà supporté beaucoup, depuis longtemps. Un beau storytelling permet de mobiliser largement les sociétés civiles et les réseaux sociaux, qui agissent alors de façon virale. Se crée une vague de protestations qui pèse sur les autorités – une fois encore, indépendamment de la nature du régime. Les pays émergents – dont les systèmes politiques diffèrent très fortement – sont souvent les plus sensibles à ces mouvements du fait de phénomènes communs : croissance économique depuis plusieurs années qui se ralentit désormais, émergence d’une classe moyenne qui a les moyens de savoir et de se faire entendre. En ce sens, l’Inde, le Brésil et la Chine ont bien des points communs, au-delà de leurs différences politiques. Ces sociétés civiles se développent selon trois critères : le degré de développement économique, le degré d’alphabétisation et l’histoire particulière de chaque pays qui fait réagir les populations de façon spécifique. « Mettre fin à la corruption est cruciale pour réaliser un développement durable », déclarait Ban Ki-moon lors de la sixième Conférence des États

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parties à la Convention des Nations unies contre la corruption, qui s’est tenue à Saint-Pétersbourg en novembre 2015. Pour son voyage en Afrique, au cours du même mois, le pape François avait, lui aussi, insisté sur le besoin d’intégrité et d’honnêteté. Arrivé en Centrafrique le 29 novembre, il a rappelé « l’importance capitale que revêtent le comportement et la gestion des autorités publiques », dont les responsables doivent être « des modèles pour leurs compatriotes »1. À Kampala (Ouganda), il a évoqué la nécessité de gérer de façon responsable les ressources naturelles du pays. Au Kenya, dans un stade rempli de 50 000 personnes, il a dénoncé la corruption : « Chaque fois qu’une personne accepte un pot-de-vin dans sa poche, il détruit son cœur, sa personnalité et sa patrie. »2 Dans ces trois pays, qui figurent parmi les plus corrompus au monde, et au-delà, s’adressant à tous les Africains, le pape était certain de toucher le plus grand nombre et de mobiliser autour de lui, ainsi que de susciter de nouveaux soutiens, au-delà du seul cercle des croyants.

Un phénomène transcendant

Selon une étude de Transparency International menée en 2005, 62 % des ménages indiens reconnaissaient avoir déjà versé des pots-de-vin pour bénéficier de services publics de base3. Le 5 avril 2011, un vieil activiste disciple de Gandhi, Anna Hazare, a commencé une grève de la faim, annonçant qu’il ne la cesserait que lorsqu’une loi anticorruption serait votée. Un mouvement de soutien s’est rapidement organisé autour de lui, mêlant inconnus et célébrités. Cinq jours plus tard, le gouvernement annonçait un projet de loi. Celui-ci étant largement édulcoré, A. Hazare entama une nouvelle grève de la faim et fut inculpé pour rassemblement non autorisé et jeté en prison. La pression populaire poussa alors le gouvernement à capituler une nouvelle fois et à le libérer au bout de douze jours. Ces soutiens scandaient le slogan « Je suis Anna » chaque fois qu’un policier ou un fonctionnaire leur demandait un pot-de-vin. La corruption reprochée au Parti du Congrès a, par la suite, beaucoup pesé dans sa défaite aux élections législatives de mai 2014 et la victoire du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi. Au Brésil, Dilma Rousseff se débat au sein d’un vaste mouvement de contestation. Le système politique du pays est considéré – du fait de l’émiettement des partis et de la nécessité de trouver des coalitions, entre autres – comme extrêmement corrompu. Une situation de plus en plus insupportable à

1. Sébastien Maillard, « La lutte contre la corruption, fil rouge du pape François en Afrique », La Croix, 30 novembre 2015. 2. Ibid. 3. Centre for Media Studies, India Corruption Study 2005, New Delhi, Transparency International India, octobre 2005.

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une opinion – et surtout à une classe moyenne – de plus en plus informée, qui voit par ailleurs l’économie commencer à stagner et exige des changements. Comme évoqué précédemment, le président chinois Xi Jinping a fait de la lutte contre la corruption une priorité. Il s’attaque aussi bien aux « tigres » qu’aux « mouches », à savoir à la fois aux hauts dirigeants – et à leur famille – qui se sont scandaleusement enrichis grâce à leurs positions, ainsi qu’aux petits chefs qui pratiquent une corruption de base qui empoisonne la vie quotidienne de leurs compatriotes. De nombreuses arrestations ont eu lieu, contribuant à rehausser ou à maintenir une certaine popularité du régime, malgré un relatif ralentissement économique. Juste après avoir pris le pouvoir, en 2012, le président avait déclaré que la corruption n’était pas seulement un problème significatif pour le pays mais également une menace pour son existence même. La corruption endémique peut, selon lui, conduire à l’effondrement du Parti communiste chinois (PCC) et à la chute de la Chine. Depuis, 270 000 cadres du PCC ont été sanctionnés pour corruption. Une politique qui a rendu Xi Jinping très populaire parmi l’opinion chinoise, qui ne supporte plus les avantages accordés aux fils et petits- fils des leaders de l’époque de Mao Zedong. Il a toutefois épargné ses proches. Le processus de lutte contre la corruption n’est pas transparent. Le contrôle de l’économie par un régime à parti unique est une source majeure de corruption ainsi que la tradition chinoise du « guanxi »1. En Afrique du Sud, le succès de l’abolition pacifique de l’apartheid a fait bénéficier le pays, et le Congrès national africain (ANC) qui le dirige, d’une aura internationale incontestable. Ce qui, après le départ de Nelson Mandela de la présidence, donne de mauvaises habitudes à l’ANC, qui jouit depuis l’abolition de l’apartheid du monopole du pouvoir. L’actuel président, Jacob Zuma, s’est ainsi fait construire un palais monumental dans sa ville natale, alors qu’il faisait face, par ailleurs, à 783 accusations de fraude et de corruption avant son élection. La corruption commence à susciter des réactions négatives, mais pas au point que les dirigeants soient inquiétés par la justice, qui ne s’intéresse qu’à très peu d’entre eux. C’est la face sombre de la fin de l’apartheid, une impunité qui ne pourra pas durer éternellement. En Ukraine, le système généralisé de corruption avait justement constitué l’une des motivations des manifestants de Maïdan. Mais le nouveau régime semble avoir des difficultés à mettre fin à un système oligarchique existant en fait depuis l’indépendance du pays et ayant survécu à toutes les alternances politiques. Cette corruption endémique explique pourquoi, contrairement à la Pologne et à la Russie – qui ont de surcroît bénéficié pour la première de l’intégration européenne, pour la seconde de la montée des cours des matières premières énergétiques après 2003 –, l’Ukraine n’a connu ni véritable modernisation ni développement économique. Outre le surplace auquel les dirigeants, plus

1. Le terme « guanxi » fait référence aux relations entre des individus s’accordant des faveurs mutuelles. Chaque individu dispose ainsi de plusieurs cercles de guanxi, qui occupent une place importante dans la société chinoise.

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prompts à s’enrichir qu’à s’attacher au développement de leur pays, ont conduit ce dernier, la corruption pourrait à terme affaiblir le soutien stratégique des Occidentaux à Kiev. Le cas ukrainien est aussi – malheureusement – un exemple des limites des pouvoirs des sociétés civiles contre la corruption. À ce jour, les oligarques ont gagné la partie ; celle-ci n’est cependant pas terminée. En Malaisie, pays réputé pour sa réussite économique et sa stabilité, le système politique a été gravement secoué par des révélations au sujet du Premier ministre, Najib Razak, accusé d’avoir détourné 640 millions d’euros d’une société publique créée à son initiative en 2009. En août 2015, des milliers de Malaisiens ont manifesté à l’initiative du mouvement bersih – « propre » en malais. Le gouvernement a voulu réprimer ce mouvement mais y a renoncé sous la pression de l’opinion. La disparition et le meurtre de 44 étudiants au Mexique, en septembre 2014, après une manifestation qui a été un moment déclencheur pour l’opinion publique, serait le fait de policiers locaux corrompus, qui les auraient livrés à un cartel mafieux. Cette tuerie de masse a non seulement mis un peu plus en lumière l’importance déjà connue des cartels de la drogue, mais également Le cas ukrainien est un exemple des les conséquences tragiques de la limites des pouvoirs des sociétés corruption des forces de l’ordre, tout en démontrant que la corruption n’est pas civiles contre la corruption « seulement » un problème de bonne gouvernance ou de développement économique, mais débouche aussi sur de graves questions d’insécurité. Le collectif Rexiste – à mi-chemin entre exister et résister en espagnol – est devenu le fer de lance du mouvement anticorruption. En avril 2015, le Congrès mexicain a approuvé la création d’un système national anticorruption, mais cette loi ne s’appliquera aux responsables politiques que si le Parlement lève leur immunité. Le président, pour sa part, échappe à toute poursuite. Le Guatemala a, lui aussi, vu récemment sa vie politique marquée par la lutte anticorruption. La Commission internationale contre l’impunité au Guatemala a ainsi accusé le président en exercice, Otto Pérez, d’avoir dirigé un vaste système de corruption, notamment sur l’imposition des importations. Le 3 septembre 2015, le président, sous la pression populaire, a été contraint de démissionner. En octobre, c’est le comique Jimmy Morales, tout à fait nouveau dans le paysage politique, qui a été élu avec 67 % des suffrages. Le fait de n’avoir exercé aucune responsabilité auparavant a largement joué en sa faveur, car il apparaissait en dehors d’un système de partis corrompus qui contrôlent le pays depuis le retour à la démocratie, en 1985. Il est toutefois soupçonné d’avoir des liens avec des groupes mafieux. Non loin de là, au Honduras, des milliers de manifestants ont défilé le 19 juin 2015 pour demander la démission du président Juan Orlando Hernandez, qui aurait utilisé des fonds dévolus au système de santé pour financer sa campagne

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électorale. Il est désormais question, dans le pays, de créer un organisme de lutte contre la corruption sur le modèle du Guatemala voisin. Au Panama, le nouveau chef d’État élu en mai 2015, Juan Carlos Varela, a lui aussi promis une campagne anticorruption. Reste à prouver qu’il s’agit d’un véritable programme, et non d’une façon de mettre en cause la gestion de son prédécesseur. En Europe, et tout d’abord au Monténégro, le président est soupçonné d’avoir organisé une corruption systématique : trafic de cigarettes à l’échelle européenne dans les années 1990, constructions Les États membres de l’UE côtières à des fins de blanchiment d’argent plus récemment. Depuis septembre 2015, ne sont pas non plus épargnés l’opposition manifeste contre le régime, dans un pays qui a cependant été invité à rejoindre l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En Moldavie, ensuite, la Banque centrale a découvert, en avril 2015, que trois établissements bancaires avaient accordé des crédits à hauteur de 1 milliard de dollars à des destinataires non identifiés, dans un pays dont le produit intérieur brut (PIB) s’élève à 9 milliards de dollars. Dans la Roumanie voisine, enfin, la sordide affaire de l’incendie de la discothèque du 4 novembre 2015 a déclenché une série de protestations contre la corruption, sans que l’on puisse pour autant en imputer la cause au gouvernement. La corruption avait toutefois failli empêcher l’adhésion du pays à l’Union européenne (UE). En novembre 2014, le président Klaus Iohannis a été élu sur un programme basé sur la lutte anticorruption. Les États membres de l’UE ne sont pas non plus épargnés. En Espagne, les révélations sulfureuses se sont ainsi multipliées. Cristina de Borbón, la fille du roi Juan Carlos, et son mari ont été spectaculairement mis en cause dans une affaire mêlant détournement d’argent d’une fondation – à des fins personnelles –, fraude fiscale et trafic d’influence. L’affaire a été portée devant la justice, et leur procès s’est ouvert en janvier 2016. Tant le Parti populaire que le Parti socialiste ouvrier espagnol ont également vu certains de leurs hauts dirigeants être mis en cause. Ces différents scandales expliquent en grande partie la percée électorale de deux partis tout juste créés, Podemos (gauche radicale) et Ciudadanos (centre- droit), aux élections législatives de décembre 2015. Là encore, la corruption est considérée par les électeurs comme inacceptable en soi, et de surcroît comme l’une des causes de la difficile situation économique et sociale. En France, enfin, la grogne contre la corruption s’accompagne de résultats divers : certains responsables sont sanctionnés par leur propre parti, d’autres continuent sans souci leur carrière politique. Les lendemains de la lutte contre la corruption

On le voit à travers ces quelques exemples – auxquels pourraient s’ajouter de nombreux autres –, la lutte contre la corruption génère des mouvements sur tous les continents et dans tous les régimes politiques. Il faut également avoir à

80 La lutte contre la corruption, nouveau paradigme des relations internationales

l’esprit qu’elle a également été un argument de légitimation pour les talibans et l’État islamique, ce qui illustre de façon tragique les dégâts stratégiques que peut causer la corruption endémique. Selon la Banque mondiale, les pots-de-vin seraient de l’ordre de 1 000 milliards de dollars chaque année1, soit grosso modo le PIB du Mexique ou de l’Indonésie. D’autres estimations avancent que les sommes d’argent blanchies par an pourraient s’élever à 5 % du PIB mondial : l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime qu’entre 800 et 2 000 milliards de dollars sont en effet blanchis chaque année2 – chiffres qui se rapprochent du PIB de pays comme l’Inde, l’Italie ou la Russie. Bien sûr, il est difficile à chiffrer l’informel et le dissimulé. Mais ces estimations donnent un ordre d’idée. Les mouvements de lutte contre la corruption vont-ils l’emporter ? On peut nourrir un certain optimisme, mais il ne doit pas être excessif. Les mouvements ne réussissent en effet pas toujours à renverser les gouvernements corrompus. En Inde, au Nigeria, les accusations – fondées – de corruption ont ainsi beaucoup joué en faveur de l’alternance. Ce fut également le cas au Guatemala et au Panama, avec néanmoins beaucoup d’incertitudes sur le fait que les nouveaux pouvoirs prennent une direction opposée aux régimes antérieurs. En Ukraine, les espoirs du mouvement Maïdan, dont la revendication « pro-Europe » était aussi celle d’une gestion non corrompue du pouvoir, ont été déçus, et le mouvement spolié. Toujours est-il que les dirigeants doivent aujourd’hui être plus attentifs. Si les sociétés civiles ne parviennent pas toujours à mettre fin aux pouvoirs corrompus, ceux-ci sont désormais beaucoup plus sous surveillance qu’autrefois. La partie n’est pas gagnée, mais elle est bien engagée. Le prochain horizon sera sans doute la lutte contre l’évasion fiscale. ■

1. Banque mondiale, « Le coût de la corruption », 8 avril 2004. 2. ONUDC, « Money-Laundering and Globalization », disponible sur le site Internet de l’ONUDC.

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DOSSIER

Janvier/Mars 2016 DOSSIER : La fraude et la recherche de la preuve

Interview croisée de Maurice Dhooge & Jean-Luc Deza La surveillance et le contrôle au sein de l’entreprise : les limites de l’exercice posées par le droit Olivier de Maison Rouge L’enquête interne en entreprise : sécuriser la démarche - Nolwenn Richard Sécurité et pérennité de l’entreprise : comment conduire des investigations avec succès ? Philippe Hontarrède, George Fife & Laura Pessanha Enquête numérique : les systèmes d’information ont de la mémoire Didier Gazagne

INTERNATIONAL Big Picture for the private security - Cédric Paulin

RETEX L’opération Sentinelle dans le cadre du plan Vigipirate : cas concret de gestion de crise - Pierre-Benoit Clément & Nicolas Le Saux

RÉFLEXION Heurts et bonheurs de la sécurité globale. Réflexions sur un concept à succès Pierre Berthelet

COMPTE-RENDU Le Continent des Imprévus, journal de bord des temps chaotiques - Olivier Hassid Le renseignement occidental entre partenariat transatlantique et européen Damien Van Puyvelde La prévention de la criminalité liée aux drogues - Roxane Martel-Perron Compte-rendu du colloque du CDSE : “sécurité 2020, nouvelles menaces, nouvelles réponses ?” - Monica Goncalves

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La corruption est-elle condamnable ?

Olivier de France Directeur de recherche à l’IRIS.

Carole Gomez Chercheur à l’IRIS.

« C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption, chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. »

Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1837.

a corruption est un rouage essentiel du fonctionnement des sociétés occidentales. De Socrate à Joseph Blatter, de Jacques Chirac à Bernard Madoff, elle permet de faire entrer au pantomime politique les figures qui, comme autant de repoussoirs, servent à ressouder le corps social autour de certaines valeurs probes et partagées. Comme un Barack Obama affichant Lson faible pour Le Parrain, comme un White Anglo-Saxon Protestant (WASP) de la Boston suburbaine s’acoquinant en visionnant The Wire, et comme le justicier virtuel qui sévit sur les réseaux sociaux pour en clouer certains des membres au pilori, en débusquer les « dérapages » et y étaler à peu de frais sa propre vertu, la corruption n’opère que si elle suppose une pureté préalable, dont elle s’écarte en tout. Immorale, mauvaise, condamnable, répréhensible, la corruption, réelle ou fantasmée, se définit donc toujours en creux, par opposition à une norme préexistante. C’est le soc de la charrue qui sort de son sillon lors du labour. Mais davantage que de le rebouter, il s’agit surtout de rassurer le corps social que le sillon qu’il trace est bien le bon. Car jeter l’opprobre sur le bandit, le mouton

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noir, le bouc émissaire, le paria ou la victime expiatoire, c’est d’abord affirmer et s’enorgueillir de sa propre appartenance au corps social bien portant, en expulsant l’anomie de son sein. Mais quelle est précisément la nature de l’ordre pur et préétabli que la corruption suppose ? Et qui donc l’ordonne ?

La pureté pour fondation politique

Athènes, 399 av. J.-C. À l’instruction de son procès, Socrate se voit reprocher sa « corruption des jeunes gens ». Son crime ? Ne pas reconnaître la religion d’État et « mettre à la place des extravagances démoniaques », qui détournaient la jeunesse du droit chemin1. La Cité à Athènes est alors conçue comme un organisme vivant, microcosme politique d’un univers clos et ordonné. La corruption est donc perçue de manière transversale : elle est tout à la fois morale, politique, organique, intellectuelle et cosmique. Dès l’Antiquité, elle désigne ainsi la maladie de ce qui est vicié, malsain, mauvais, et qui s’écarte d’un ordre prédéfini. Ce n’est qu’à partir de la Révolution française que la corruption s’impose comme un paramètre essentiellement politique. Si de belles pages de Dante Alighieri et Machiavel décrivent et décryptent le phénomène, la reconstruction intellectuelle et politique des sociétés européennes d’alors nécessite de forger ex nihilo un corpus moral, politique et doctrinal autour duquel le corps social puisse se retrouver. Maximilien de Robespierre, dès le printemps 1791, est surnommé « l’Incorruptible », tant son comportement et ses goûts simples tranchent avec « ceux qui, à l’Assemblée ou ailleurs, sont corrompus par le pouvoir et / ou par l’argent »2. Chaque discours est pour lui l’occasion de dénoncer ce vice, considérant que « la corruption est la plus dangereuse ennemie de la liberté »3. Ce processus « cathartique » s’appuie sur des ressorts similaires dans les sociétés de tous âges, mais il peut servir des desseins très différents en fonction du contexte politique. Dans son ouvrage intitulé The Shame of the Cities, publié en 1904, Lincoln Steffens pointe la corruption dans les administrations, la société et les institutions politiques de six grandes villes des États-Unis4. Ce faisant, il désigne à la société américaine le droit chemin dont elle s’est écartée, et la pureté perdue des pères pèlerins du XVIIe siècle, qu’elle se doit de retrouver. Car comme le décrit Philippe de Thaon, la corruption vient en effet « altérer ce qui est sain, honnête dans l’âme »5. Pour L. Steffens, elle représente une rupture d’égalité entre les acteurs commerciaux, et une remise en cause insupportable du principe de juste concurrence dans le contexte de la construction du capitaliste américain.

1. Platon, Apologie de Socrate, première partie, § X. 2. Jean Bart, « Hervé Leuwers, Robespierre, Paris, Fayard, 2014 », Annales historiques de la Révolution française, n° 380, 2015. 3. Maximilien de Robespierre, Œuvres complètes, « Séance du 11 janvier 1792 ». 4. Cité par Pierre Lascoumes, Corruptions, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 113. 5. Philippe de Thaon, Bestiaire, vers 2905.

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Si la corruption est faute, vice, défaut à corriger, elle l’est donc toujours par rapport à une pureté préétablie, qui aurait été dévoyée, et elle sert toujours des desseins politiques. Mais quelle est cette norme de la moralité, qui semble floue et pourtant toujours préalablement établie, vis-à-vis de laquelle se définit Si la corruption est faute, vice, défaut la corruption dans tout ce qu’elle a d’immoral ? N’est-il pas possible de à corriger, elle l’est toujours par repenser la corruption pour elle-même, rapport à une pureté préétablie, qui sans présupposer une norme qu’elle subvertit toujours ? La corruption aurait été dévoyée, et sert toujours ne peut être morale, mais n’a-t-elle des desseins politiques cependant pas une vertu éthique ?

La corruption ou l’horror vacui ?

Par la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique française, la France fait œuvre créatrice et se dote de sa première législation en matière de financement des partis politiques. Cette décision, prise dans un contexte de campagne à l’élection présidentielle, fait néanmoins suite aux révélations successives autour de plusieurs « affaires » : Luchaire1, Carrefour du développement2. En janvier 2014, soit un peu plus de deux ans après l’annonce de Barack Obama de retirer les dernières troupes américaines du sol irakien, la ville de Falloujah passe sous le contrôle de combattants appartenant à l’État islamique en Irak et au Levant. La chute de la ville est alors facilitée par la désorganisation du pouvoir local, perçu comme corrompu et corrupteur. Selon Pierre-Jean Luizard, « les combattants sont considérés par une bonne partie de la population locale comme une armée de libération »3. Au mois d’octobre de la même année, des manifestations monstres se succèdent au Mexique, à Iguala, Mexico et Acapulco, pour dénoncer la violence endémique que connaît le pays. Ces rassemblements font suite à la répression d’une manifestation ayant fait six morts et des dizaines de blessés, mais surtout à

1. Entre 1982 et 1986, la société d’armement française Luchaire a vendu illégalement quelque 450 000 obus à l’Iran, un trafic couvert par le ministre de la Défense d’alors, Charles Hernu, et son directeur-adjoint de cabinet, Jean-François Dubos. 2. Le président de la République, François Mitterrand, charge Christian Nucci, ministre délégué à la Coopération et au Développement, de superviser l’organisation d’un sommet des chefs d’État africains devant se tenir à Bujumbura les 11 et 12 décembre 1984. Celle-ci est assurée par l’Association Carrefour du développement (ACAD), créée par le ministre et son chef de cabinet, Yves Chalier. Une comptabilité fictive est alors mise en place, les fausses factures servent à couvrir des dépenses personnelles des deux hommes, ainsi que de campagnes électorales pour C. Nucci. 3. Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015.

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la disparition de 43 étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa. Si la justice ne s’est pas encore prononcée définitivement sur cette affaire, il semblerait que l’on soit en présence d’une « collusion entre certaines autorités locales et des narcotrafiquants, de corruption, de violence des cartels et policière »1. En mai 2015, à deux jours de l’élection du président de la Fédération internationale de football association (FIFA), la police cantonale suisse procède, sur ordre des autorités judiciaires américaines, à l’arrestation de six dirigeants de l’autorité suprême du football mondial. Ce coup de filet marque le début d’un nouveau scandale qui va durablement ébranler l’organisation et qui, surtout, met en lumière la corruption institutionnalisée qui y règne. Le Brésil connaît des manifestations importantes en août 2015, rassemblant près de 2 millions de personnes et appelant au départ de la présidente de la République, Dilma Rousseff. Ces rassemblements ont éclaté à la suite de la révélation d’un important scandale politico-financier qui impliquerait La corruption constitue une Petrobras, entreprise pétrolière caractéristique inhérente aux relations contrôlée par l’État brésilien, ainsi que des entreprises de BTP, qui sociales et aux rapports de forces, et auraient versé des pots-de-vin à donc aux sociétés elles-mêmes certains partis politiques, dont le Parti des travailleurs au pouvoir. La mise en lumière de certains cas d’étude pratiques peut permettre d’éclairer tant les ressorts que les vertus de la corruption. Un élément commun se dessine ainsi dans ces exemples : ils mettent en lumière la corruption et sa faculté à s’immiscer dans des espaces laissés vacants. Qu’il s’agisse d’une association de droit suisse à but non lucratif, d’un État fédéral, d’un État centralisé de tradition jacobine, de narco-États ou d’un pays où l’administration centrale est en déliquescence, la corruption se niche dans leurs interstices. Ces exemples semblent suggérer que la corruption constitue une caractéristique inhérente aux relations sociales et aux rapports de forces, et donc aux sociétés elles-mêmes. On peut condamner cette « horreur du vide » (horror vacui) du point de vue moral, mais on peut également tenter de la comprendre. Ainsi que l’illustre Gaspard Koenig à travers l’analyse de l’œuvre de Bernard Mandeville et la notion de « discrète vertu de la corruption », elle ne laisse pas d’avoir des usages économiques, sociaux ou politiques. Ils sont illustrés dans la Fable des abeilles de B. Mandeville (1714), qui décrit l’Angleterre du XVIIIe siècle et dénonce les qualités que peuvent être la modestie ou l’honnêteté. Il soutient au contraire la thèse que des vices privés comme l’égoïsme et la convoitise sont utiles à la vie de la Cité et favorisent son développement économique.

1. Ambassade de France au Mexique, Service économique régional, « Analyse du cas d’Iguala et son impact sur les milieux d’affaires », décembre 2014.

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Vers une éthique de la corruption ?

L’examen du phénomène à l’aune de la morale permet-il de saisir de même les richesses, les ressorts et les usages de la notion de corruption ? Cela est peu plausible car le propre de l’examen moral de la corruption paraît être de partir du monde tel que l’observateur considère qu’il devrait être, plutôt que de partir du monde tel qu’il est en réalité. Condamner en bloc la corruption a priori permet de s’ériger en surplomb d’un monde impur et dénaturé, que l’on interprète en fonction de valeurs qui lui sont transcendantes. Par rapport à une notion abstraite du Bien, séparé de la réalité telle qu’elle est, l’existence sera forcément toujours un pis-aller. Le monde sera toujours perçu comme une « pâle copie » d’un « arrière- monde », qui sera toujours considéré comme meilleur. Cette condamnation permet donc de naturaliser et de sanctifier une notion originelle du Bien, qui précèderait un monde qui n’en serait toujours qu’un abâtardissement. Enfin, elle ne laisse pas d’avoir une fonction sociale en ce qu’elle permet de rassembler un ensemble d’individus, voire un corps social autour d’une série de valeurs transcendantes au monde et partagées de manière distincte par cet ensemble, à la différence d’autres individus qui partageraient et participeraient de la déchéance du monde et de l’abandon de l’existence morale. Ce topos du déclin civilisationnel et de sa corruption morale traverse les textes littéraires et philosophiques de toutes les époques, de la Rome antique au catastrophisme médiatique contemporain. Il permet aisément de condamner la corruption, moins d’en explorer de manière opératoire ses raisons, ses ramifications et ses usages – et par conséquent de résoudre certains des problèmes réels qu’elle pose. Du point de vue philosophique, Gilles Deleuze appelait ainsi « morale » tout « système de domination des passions par la conscience »1. Un système moral rapporte toujours l’existence à des dimensions transcendantes : ce que G. Deleuze appelle la Loi ou le Jugement de Dieu, qui n’est aucunement strictement religieux et qui est à la racine des oppositions binaires de valeurs transcendantes comme le Bien et le Mal. Selon lui, les trois illusions dont se nourrit cette entreprise morale sont l’illusion des causes finales, l’illusion des décrets libres et l’illusion théologique. Leur point commun est une inversion causale, facilitée par le fait que l’homme ignore les causes qui le déterminent. Pour combler son ignorance, il transforme les effets en causes finales de ses actions. La conscience se pose alors en réceptacle primordial organisateur des fins, et siège d’une volonté libre édictant des décrets sur le corps. Et là où la conscience ne peut raisonnablement se poser cause première, elle pose un Dieu doué d’entendement et de volonté, anthropomorphique en somme, opérant par cause finale et décret libre. Dans ce système de la moralité, la corruption est donc toujours en bloc et a priori immorale. Comment penser la corruption en partant du monde tel qu’il est ? Une solution que fournit l’œuvre de G. Deleuze est de penser la corruption

1. Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, Paris, Presses universitaires de France, 1970, I.

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du point de vue de l’éthique, qu’il conçoit justement comme une entreprise qui tente de partir du monde tel qu’il est. Une éthique est d’abord ce qu’il nomme une typologie des modes d’existence immanents, c’est-à-dire non transcendants, au contraire de la morale. Elle ne part pas des notions de Bien et de Mal prises au sens absolu, mais de ce qui est bon ou mauvais pour un individu lui-même. À partir de là, elle tente de déterminer ce qui est bon au mauvais pour un groupe d’individus qui vivent ensemble. L’individu tend naturellement à vouloir se conserver – continuer à vivre – et à maximiser sa capacité à survivre, voire à vivre. Il en est de même pour un ensemble d’individus. La politique tend à conserver à la fois la matière de l’État – comme relation entre les individus – et la forme de ses institutions – le droit du souverain. Le critère de conservation de l’individu humain étant la conservation d’une proportion stable dans ces rapports, il en sera de même pour le composé d’individus – le corps social. La matière de l’État n’est, en effet, pas autre chose qu’un système de relations stables entre les mouvements des individus, ou ce que Baruch Spinoza nomme le facies civitatis1. Ces deux formules correspondent donc à une seule réalité : la conservation de l’individualité propre de l’État. L’État est individu d’individus2. Le problème est alors résolu de manière politique. Dans un système démocratique, un ensemble d’individus se dote d’un certain nombre de lois et de contraintes librement consenties pour leur permettre de vivre ensemble. Cependant, un ensemble d’individus n’est pas toujours doté d’un certain nombre de lois et de contraintes librement consenties. Le milieu des grandes institutions sportives, comme le mettent en lumière les exemples ci-dessus, ne réunit pas ces conditions3. Ces organisations internationales rassemblent, en effet, un grand nombre d’individus qui ne sont responsables devant quelconque institution démocratique et soumis à aucune contrainte politique. En outre, l’ensemble d’individus qui compose les fédérations les plus puissantes, comme la FIFA, concentre des moyens parfois supérieurs à ceux de certains États. Or ces fédérations n’ont pas mis en place de gouvernance alternative crédible, qui soit à la hauteur de leurs moyens et de leur puissance. La corruption, dans ce cas, est l’aboutissement en réalité nécessaire et naturel d’un faisceau de facteurs économiques et politiques. Il serait en effet illogique que le résultat soit différent. Pour réformer cet état de fait, il s’agit d’abord de le comprendre. Le comprendre suppose de partir du monde tel qu’il est, et non tel que l’on conçoit que le monde devrait être. Une éthique de la corruption distinguerait alors les différents cas de figure en fonction de la nécessité et de l’efficacité de la corruption. Dans le cas d’une institution sportive d’envergure comme la FIFA, dotée de grands moyens et dénuée de contrainte politique et démocratique, la corruption serait un mode

1. Baruch Spinoza, Traité politique, Paris, Presses universitaires de France, 2003, VI, 2. 2. Voir Étienne Balibar, Spinoza et la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1996. 3. Lire également l’article de Pim Verschuuren dans ce dossier.

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de gouvernance nécessaire – au sens technique où elle ne peut pas ne pas être – et efficace à court terme. Comme le montrent les récents scandales qui ont fait surface, son efficacité à long terme est néanmoins douteuse. Dans le cas d’un État failli, il semble que la corruption soit nécessaire, mais inefficace à court et à long terme, car elle ne permet pas d’établir de relation stable entre les individus du corps politique (voir ci-dessus). Dans le cas d’un État au pouvoir centralisé, la corruption n’est pas nécessaire. Cependant, elle peut remplir les vides et interstices laissés par le pouvoir et ainsi revêtir une certaine efficacité à court ou à La corruption est condamnable long terme. La condition de possibilité de cette efficacité est cependant l’existence du point de vue moral. d’une gouvernance politique efficace Elle ne peut toutefois l’être qui régit de manière stable et durable les relations entre les individus du corps social. du point de vue éthique Un examen basé sur ces critères plus fins semble plus à même de cerner les effets propres de la corruption. Il représenterait alors l’amorce d’une éthique systématique de la corruption. La corruption est donc condamnable du point de vue moral. Elle ne peut toutefois l’être du point de vue éthique, car elle constitue une conséquence strictement nécessaire de la conjonction de l’absence de contrainte démocratique, de la mise à disposition de moyens conséquents et de l’absence de gouvernance alternative crédible. Pour autant, il ne faut pas négliger les effets sociaux et politiques qu’est susceptible d’avoir la condamnation morale de la corruption. Elle place l’observateur en surplomb d’un monde conçu comme immoral, elle ressoude le corps social autour de valeurs conçues comme collectives en expulsant ses moutons noirs. In fine, elle peut permettre de reforger la communauté nationale, de manière réelle ou fantasmée, au fer d’une pureté partagée. Résoudre les conséquences positives ou néfastes de la corruption requiert cependant de la comprendre, y compris dans ses effets moraux. Cela suppose une éthique de la corruption. ■

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L’économie politique de la corruption Aperçu analytique

Jean-Dominique Lafay Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

intérêt « scientifique » des économistes pour les comportements sociaux illégaux débute à la fin des années 1960, avec l’article pionnier de Gary Becker (1968) sur la « théorie du crime »1. Cet intérêt ne fera que croître dans les années 1970-1990, pour plusieurs raisons, notamment l’enrichissement à long terme de nombreux pays, la fréquence croissante L’des échanges internationaux, l’augmentation constante du poids de l’État dans les économies nationales et l’apparition de nouvelles institutions publiques multinationales. Tous ces facteurs ont, en effet, considérablement élargi le champ des comportements illégaux possibles. Parallèlement, les chercheurs ont disposé de données de plus en plus nombreuses pour effectuer des tests empiriques2 et de nouveaux moyens informatiques permettant de les traiter. Il s’est alors constitué une théorie générale de l’appropriation illégale et de l’échange contre rémunération des droits ainsi appropriés. Le problème de la corruption devient une sorte de « marché » très imparfait et généralement socialement inefficace, avec des offreurs de fonds – les corrupteurs –, des demandeurs de fonds – les corrompus –, éventuellement des « superviseurs », publics ou privés, des équilibres pas toujours simples à mettre au jour et une stabilité pas toujours garantie.

1. Gary S. Becker, « Crime and Punishment: An Economic Approach », Journal of Political Economy, vol. 76, 1968, pp. 169-217. 2. Les cas de corruption concernant la haute administration et les responsables politiques sont toutefois beaucoup moins bien renseignés en moyenne que les autres.

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Définir et délimiter les comportements de corruption

Le problème de la corruption a longtemps été vu sous son aspect moral, ponctuel et sommairement répressif. Beaucoup d’études se sont limitées à de simples présentations de cas ou à la recherche de solutions pratiques à des problèmes précis. Progressivement, les économistes ont été amenés à penser, avec Joseph Nye, que la corruption « dans les pays en développement [et ailleurs], est un phénomène trop important pour le laisser aux moralistes »1. On peut juger qu’un acte est corrompu pour trois grandes raisons. D’abord parce qu’il est contraire à « l’intérêt public », quelle qu’en soit la définition. Ensuite parce que l’opinion publique le juge comme tel. Ce critère, auquel on peut associer la notion de « légitimité », par opposition à celle de « légalité », est intéressant dans les analyses de type sociopolitique, quand on recherche les déterminants des jugements moraux de la population. Enfin, parce qu’il est contraire à la loi (critère de l’illégalité). Quel que soit l’intérêt des autres critères, c’est ce dernier que la plupart des analyses économiques sur le sujet retiennent, pour des raisons de simplicité bien sûr, et aussi parce qu’il permet une transposition aisée de plusieurs théories préexistantes. Dans ce qui suit, nous adoptons le troisième critère, moins parce qu’il correspond à la vox œconomicæ qu’en raison de son adaptabilité et de sa pertinence pour traiter des différents problèmes.

Un échange volontaire avec externalités négatives fortes

La structure des droits de propriété et l’ensemble des moyens nécessaires pour garantir son respect – « la loi et l’ordre » – font partie des fondements premiers des sociétés modernes. Cette structure peut naturellement être modifiée par des échanges volontaires de droits contre des sommes d’argent entre particuliers. Toutefois, dans toute société, il existe aussi un nombre important de personnes qui disposent du pouvoir de modifier la structure des droits de propriété, mais sans être propriétaires, de façon cachée et en dehors de toute transaction librement acceptée par les vrais propriétaires – privés ou publics, individus ou organisations. Il y a « corruption » dès qu’un agent qui a la capacité d’effectuer une modification de la structure des droits le fait au profit d’un tiers et en contrepartie d’un avantage personnel, monétaire ou non, et apporté par ce tiers. Quand la contrepartie versée est non monétaire, il s’agit d’un troc. Le choix de cette solution peut être dû à la volonté de mieux occulter la transaction2. Cependant, pour simplifier, on supposera que tout

1. Joseph S. Nye, « Corruption and Political Development: A Cost-Benefit Analysis », American Political Science Review, vol. 61, n° 2, juin 1967, p. 427. 2. Son principal défaut est que l’on a, en plus, les inconvénients propres à tout troc par rapport à la

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troc peut être évalué monétairement. On pourra donc faire comme si toutes les corruptions côté offreur étaient monétaires. Selon l’expression de Bruce Benson, la corruption est un véritable « marché noir des droits de propriété »1. Elle concerne potentiellement n’importe quelle personne ou organisation qui possède une information privilégiée, ou tout agent qui a pour fonction de définir ou d’appliquer un système de pénalités / récompenses. La corruption est un échange volontaire entre les parties prenantes à l’échange, même si celui-ci est illégal et / ou non autorisé par une autorité hiérarchique. Il y a « corruption » dès qu’un agent Les deux participants sont gagnants : qui a la capacité d’effectuer une on se trouverait donc dans une situation d’amélioration du bien- modification de la structure des être collectif « au sens de Pareto » droits le fait au profit d’un tiers et en – où personne de perd et au moins un gagne – si elle n’était pas accompagnée contrepartie d’un avantage personnel d’externalités négatives – ou dommages collatéraux – pour le reste de la collectivité. La mise hors la loi peut alors être considérée comme une mesure visant à corriger ces « défaillances de l’échange » particulières que sont les externalités négatives, en essayant de les « internaliser » – c’est-à-dire de les compenser pour aboutir à des résultats où les externalités sont contrebalancées, au moins en partie. Il faut bien distinguer la corruption de l’extorsion – de fonds ou de biens et services. Celle-ci repose sur la menace – le chantage – ou, éventuellement, sur la violence effective. Celui qui décide de la menace anticipe que celle-ci se situera au-dessus du seuil qui incitera sa victime à payer la somme demandée. On sort alors du domaine de l’échange volontaire pour entrer dans celui de la théorie des conflits, avec à la fin, selon les cas de figure, le statu quo, un gagnant et un perdant, ou deux perdants2. La corruption est, au contraire, plus proche du « doux » – mais illégal – commerce. Le demandeur de fonds de corruption – le corrompu – possède soit des informations privées ou secrètes, soit le pouvoir de prendre ou de faire prendre certaines décisions. L’offreur de fonds de corruption – le corrupteur – est disposé à payer pour s’approprier la contrepartie proposée par le demandeur. Le cas minimal est celui dit du monopole bilatéral – un offreur / un demandeur, mais toutes les sortes de « marchés » sont envisageables.

monnaie – c’est-à-dire trouver deux contreprestations simultanément compatibles. 1. Bruce L. Benson, « A Note on Corruption by Public Officials: The Black Market for Property Rights », Journal of Libertarian Studies, vol. 5, n° 3, 1981, pp. 305-309. 2. Voir Jack Hirshleifer, The Dark Side of the Force. Economic Foundations of Conflict Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

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Corruptions purement privées, purement publiques et combinées

La corruption concerne a priori l’ensemble des agents, qu’ils appartiennent au secteur privé ou au secteur public. Or les analyses les plus développées ont longtemps concerné les seuls comportements illégaux dans le secteur privé1. Autrement dit, « l’économie souterraine » a davantage retenu l’attention que « le gouvernement souterrain », ce qui semble paradoxal pour plusieurs raisons. D’abord, l’État est le lieu privilégié de la modification autoritaire de la structure des droits de propriété. De plus, les sommes engagées concernent dans plusieurs cas de l’argent public, du pays ou de pays étrangers – notamment avec les « rétrocommissions » –, d’un montant souvent très important. Ensuite, il existe un assez large consensus pour reconnaître que la corruption est la « grande maladie des gouvernements, aussitôt après la tyrannie » et que l’histoire de la corruption se confond souvent, au moins en partie, avec celle de l’État2. En outre, la corruption est loin d’être un phénomène L’importance de la corruption « caractéristique des [seules] sociétés fondées à l’intérieur du privé n’est pas sur la propriété privée », comme l’affirmait la Grande encyclopédie soviétique3 : a contrario, du même ordre que celle l’aspect fortement « kleptocratique » du système politico-économique des pays du bloc qui existe dans le public soviétique avant la chute du communisme. Enfin, l’expansion du secteur public a été considérable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des pays développés. Cette expansion s’est accompagnée d’une forte croissance du champ de l’autorité gouvernementale et du nombre des fonctionnaires à tous les niveaux – local, national et multinational. Les occasions de comportements corruptifs se sont alors considérablement élargies. À côté des éléments factuels qui précèdent, on a aussi des raisons de penser que l’importance de la corruption à l’intérieur du privé n’est pas du même ordre que celle qui existe dans le public, et surtout dans le cas des interdépendances entre ces deux secteurs. Certes, le développement des échanges internationaux et, plus largement, la mondialisation ont tendance à accroître les opportunités de corruption interne au secteur privé. Mais les transactions corruptives purement privées sont, la plupart du temps, plus faciles à identifier. De plus, les propriétaires des entreprises privées instaurent en général des systèmes d’incitations et / ou de désincitations qui rapprochent significativement les intérêts des dirigeants et des cadres de leurs propres intérêts d’actionnaires – un profit maximum à long terme, par exemple. La situation est très différente dans le secteur public : les objectifs sont multiples, avec souvent des contraintes sociopolitiques complexes,

1. Pierre Pestieau, L’économie souterraine, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1989. 2. Robert Klitgaard, Controlling Corruption, Berkeley, University of California Press, 1988. 3. Cité par Patrick Meney, La kleptocratie. La délinquance en URSS, Paris, La Table Ronde, 1982, p. 11.

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de sorte que l’on a beaucoup de mal à évaluer les résultats des décisions et des programmes. C’est essentiellement pour cette raison que les rémunérations des administrations publiques sont très peu dépendantes des résultats. Selon les théories de la « bureaucratie »1, les dirigeants et l’encadrement publics peuvent poursuivre deux objectifs : maximiser la taille de leur administration – logique de pouvoir – ou maximiser leur « budget discrétionnaire » – effectuer des dépenses qui leur plaisent, logique de confort. Dans les deux cas, il y a une perte d’efficacité manifeste, mais difficile à détecter. Ces comportements, bien que peu éthiques, demeurent malgré tout dans le cadre de la légalité. En un sens, ils peuvent même jouer un rôle de substitut à un comportement corruptif. Mais si les contrôles sont trop imparfaits, bénéficier d’une trop forte indépendance entre les résultats et les rémunérations peut rapidement devenir une porte ouverte sur une large corruption personnelle.

L’application des outils économiques à la corruption

La corruption ne pose aucun problème théorique en soi. En effet, les chercheurs ont transposé assez facilement les outils forgés dans d’autres domaines. Des auteurs comme Joseph Nye2, puis Tevfik Nas, Albert Price et Charles Weber3 se sont appuyés sur des analyses avantages-coûts classiques et sur l’économie du Welfare pour définir des politiques publiques adéquates. Susan Rose-Akerman a, pour sa part, appliqué la théorie du crime de G. Becker à ce « crime » particulier que constitue la corruption4. L’auteur s’est intéressée aux influences de la structure des marchés privés et du caractère flou des préférences gouvernementales en matière de corruption. Les risques sur certains marchés lui semblent tels que l’on peut parfois préférer mettre en place une production publique des biens ou services produits. Edward Banfield a, le premier, utilisé un modèle « principal-agent » pour analyser la relation dans l’administration publique entre un agent et son supérieur hiérarchique – son « principal »5. Il y a asymétrie d’information : l’agent est mieux informé que son principal dans certains domaines. Le premier est alors corruptible dans la mesure où il peut dissimuler a priori sa corruption au second.

1. Voir William A. Niskanen, Bureaucracy and Public Economics, Elgar, Expanded ed., 1971 ; et Albert Breton et Ronald Wintrobe, The Logic of Bureaucratic Conduct, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 2. Joseph Nye, op. cit. 3. Tevfik F. Nas, Albert C. Price et Charles T. Weber, « A Policy-Oriented Theory of Corruption », American Political Science Review, vol. 80, n° 1, mars 1986, pp. 107-119. 4. Susan Rose-Akerman, Corruption. A Study in Political Economy, New York, Academic Press, 1978. 5. Edward C. Banfield, « Corruption as a Feature of Governmental Organization », Journal of Law and Economics, vol. 18, n° 3, décembre 1975, pp. 587-605.

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Mais l’avancée majeure a été de considérer la corruption comme une forme particulière de « recherche de rente »1. L’idée de cette théorie est due à Gordon Tullock2. Plusieurs études théoriques ont abordé les comportements de corruption sous cet angle3. Dans toute société, il existe en effet des chercheurs de rente, c’est-à-dire de positions de monopole et de barrières à l’entrée sur différents marchés, auxquels il faut ajouter ceux qui détiennent déjà des rentes et font des efforts pour les conserver. Selon certains, la recherche de rente, y compris celles provenant de la corruption, correspond à un simple transfert de ressources du monopoleur initial vers l’agent public corrompu. Même si l’on suppose que le transfert n’a pas d’effet de distorsion dans les prix – ce qui correspondrait à un coût économique spécifique –, deux facteurs de ressources socialement gaspillées demeurent dans tous les cas de figure : les ressources dépensées pour bénéficier de la corruption – coût de la transaction illégale et coût payé pour l’acquisition des droits fournissant la rente – et les L’avancée majeure a été de considérer dépenses engagées pour dissuader les individus de recourir à la corruption4. la corruption comme une forme Les résultats des différentes particulière de « recherche de rente » recherches ont été intégrés ensuite dans des modèles plus larges. Par exemple, Rajeev Goel et Daniel Rich font intervenir un indicateur précis de l’étendue de la corruption : le pourcentage des fonctionnaires inculpés dans les différents États américains dans les années 1970-19805. Les estimations montrent que le degré de corruption est d’autant plus fort que : la probabilité d’être inculpé est faible ; la punition est légère ; les salaires publics sont faibles par rapport aux salaires privés ; le chômage est bas – puisqu’il est facile de trouver un emploi ailleurs ; les individus dans leur ensemble sont incités à consommer – incitations mesurées par le volume global des dépenses de publicité. Sur le plan des mesures de politique publique, les estimations sont très favorables à un contrôle de la corruption par des mesures de dissuasion. L’étude de R. Goel et D. Rich, en dépit de ses imperfections et simplifications, a ainsi ouvert une voie de recherche intéressante. Néanmoins, c’est à ce niveau empirique que les véritables difficultés semblent apparaître. Le document de recherche réalisé par Joël Cariolle, outre un large résumé de la littérature, propose plusieurs tests empiriques6. Ceux-ci confirment

1. Robert D. Tollison, « Rent Seeking: A Survey », Kyklos, vol. 35, n° 4, novembre 1982, pp. 575-602. 2. Gordon Tullock, « The Welfare Costs of Tariffs, Monopolies, and Theft », Western Economic Journal, vol. 5, n° 3, juin 1967, pp. 224-232. 3. Voir Anne O. Krueger, « The political economy of the rent-seeking society », American Economic Review, vol. 64, n° 3, juin 1974, pp. 291-303. 4. Elie Appelbaum et Eliakim Katz, « Tranfer seeking and Avoidance: On the Full Costs of Rent- Seeking », Public Choice, vol. 48, n° 2, pp. 175-181. 5. Rajeev K. Goel et Daniel P. Rich, « On the Economic Incentives Taking Bribes », Public Choice, vol. 61, n° 3, pp. 269-275. 6. Joël Cariolle, « Old and New Insights into the Emergence and Prevalence of Corruption around the World », Cerdi-CNRS, Université d’Auvergne, 2015.

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quelques liens plus robustes entre, par exemple, le produit intérieur brut (PIB) et différents indices de corruption. Il apparaît surtout que les liaisons sont souvent plus complexes que prévu. Les résultats majeurs se trouvent dans les tests empiriques intégrant les variables institutionnelles et politiques. La « durabilité politique », c’est-à-dire un indicateur quantifié de la stabilité politique, semble un facteur déterminant. Plus cette variable est forte, plus la corruption est faible, et inversement. Cette conclusion vaut quel que soit le régime institutionnel, bien que la démocratie joue aussi un rôle séparé concernant les effets de la stabilité. À ce niveau, toutefois, la diversité des institutions démocratiques (règles de majorité, nature fédérale ou centralisé des pouvoirs, etc.) augmente la complexité des analyses et des résultats.

Développement et lutte contre la corruption

Dans les pays développés, les droits de propriété sont en général bien définis, et la sécurité des biens et des personnes est assurée par différentes institutions politico-administratives qui fonctionnent de façon correcte. Dans ce cadre, et sauf circonstances très exceptionnelles, la corruption ne peut « prétendre au pouvoir », c’est-à-dire assurer mieux que l’État et la société légale la fourniture de biens et services collectifs. L’illégalité est seulement une source de coûts pour la société. Appliquée aux pays en développement, cette approche traditionnelle de la corruption administrative pose un double problème. D’une part, elle traite « toutes les transactions illégales comme si elles étaient semblables aux autres activités criminelles et s’appuie donc sur des politiques de dissuasion individuelle »1. De ce fait, elle néglige l’importance de la dimension socioculturelle. D’autre part, elle limite le problème formel de la corruption à la recherche d’une minimisation de son coût et ne pose même pas la question de ses avantages possibles dans des pays largement sous-administrés et où les règles coutumières prévalent encore largement. La question pertinente est, dans ce cadre, sensiblement différente. Elle consiste à se demander si certaines formes de corruption ne peuvent pas être un moyen de contourner des règles inutilement contraignantes et mal appliquées, d’éviter des pénuries, d’atténuer les conséquences de décisions politiques inadéquates, ou même d’attirer dans le secteur public les personnes les plus compétentes – en leur offrant la perspective de pouvoir substantiellement compléter leur salaire officiel. L’idée que la corruption puisse avoir des effets positifs sur l’allocation des ressources, parfois de façon très importante, est apparue tôt dans la littérature2.

1. Tevfik F. Nas, Albert C. Price et Charles T. Weber, op. cit., p. 117. 2. Nathaniel H. Leff, « Economic Development through Bureaucratic Corruption », in Arnold J. Heidenheimer (dir.), Political Corruption: Readings in Comparative Analysis, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1970.

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Cependant, les cas de corruption socialement désirables sont vraisemblablement beaucoup plus limités que certains le prétendent, car face aux avantages précédents, la corruption s’accompagne souvent de coûts encore plus importants, notamment dans le long terme. En effet, toutes les formes de corruption ne sont pas efficaces. Certaines peuvent même être à l’origine d’externalités très négatives, notamment lorsqu’elles se combinent avec des actes d’extorsion, c’est-à-dire à un détournement du monopole public de la force – ou de la menace d’y recourir1. De plus, les effets sur l’allocation, bénéfiques ou non, sont presque toujours accompagnés d’effets de distribution socialement néfastes. La corruption crée également des incitations à adopter des comportements non productifs, en particulier sous forme d’un développement de la « recherche de rente ». Par ailleurs, si le Les cas de corruption socialement revenu de corruption que procure le contrôle de l’État est désirables sont vraisemblablement limités élevé, des coalitions politiques surinvestiront pour la conquête du pouvoir et, une fois celui-ci obtenu, accroîtront les interventions publiques, économiques ou autres, sans autre but que de maximiser la part du « revenu de corruption » en faveur des détenteurs du pouvoir2. Enfin, il faut noter que la corruption a tendance à s’étendre en cascade – ou par effet de domino. L’explication de ces phénomènes cumulatifs est simple : la corruption s’appuie sur des comportements individuels d’imitation. L’argent que les autres obtiennent par des échanges corruptifs fait anticiper à chacun qu’il peut, lui aussi, obtenir les mêmes résultats3. Ainsi, plus la corruption est répandue sur un marché, plus il est difficile d’identifier efficacement les fonctionnaires corrompus. Les politiques publiques, y compris les plus sévères, peuvent alors ne plus donner de résultats. En définitive, même si les gouvernements ont intérêt à définir des priorités dans leurs différentes politiques, et même si l’on peut montrer qu’il existe parfois un niveau optimal non nul de corruption, les risques de cascades sont suffisants pour dire que les conditions techniques justifiant une lutte intensive et précoce semblent remplies. Robert Klitgaard, après avoir étudié en détail plusieurs cas précis (Philippines, Hong-Kong, Singapour, Corée du Sud, etc.), propose le plan de lutte suivant : – sélection des agents, par un organe relativement indépendant et sur des critères d’efficacité et d’honnêteté ; – modification de la structure sanctions / récompenses en couplant un

1. Robert Klitgaard, op. cit., p. 191. 2. John Mbaku et Chris Paul, « Political Instability in Africa: A Rent-Seeking Approach », Public Choice, vol. 63, n° 1, octobre 1989, pp. 63-72. 3. Des processus similaires sont avancés dans les théories « économiques » des coups d’État et des révolutions. Pour une application au cas des révolutions récentes dans les pays arabes, voir Jean- Dominique Lafay, « Théorie économique de la révolution dans les pays arabes », in Le Monde dans tous ses États. Actes des rencontres économiques d’Aix-en-Provence 2011, Paris, Cercle des économistes, 2011.

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système de récompenses limitées mais largement diffusées et des pénalités sévères, rapides et publiques ; – changement de la structure de la relation entre le « principal » – superviseur de l’agent –, l’« agent » – individu corrompu – et le « client » – c’est-à-dire l’individu corrupteur. L’objectif est de réduire les marges de manœuvre discrétionnaires des agents vis-à-vis de leur principal et leur pouvoir de monopole face aux clients ; – rassemblement et analyse de l’information sur la corruption. Le but est d’accroître la probabilité que celle-ci soit détectée et punie1. Que peut-on espérer de ce type de programme ? L’histoire du « Bureau du revenu intérieur » des Philippines entre 1975 et 1980 montre que des résultats peuvent être atteints dans des domaines précis, et ceci même dans un pays où la corruption est endémique. La corruption des agents du fisc philippin avait, en effet, pris des proportions inimaginables. Il en résultait des pertes énormes de rentrées fiscales : près de 50 % pour la corruption externe et près de 20 % pour la corruption interne. Ceci explique pourquoi, en dépit de sa propre corruption – ou peut-être à cause d’elle –, le gouvernement philippin n’a pas hésité pas à nommer comme chef du Bureau un « Monsieur Propre », Justice Plana – le bien prénommé. La politique appliquée par J. Plana, très proche de celle décrite par R. Klitgaard, a effectivement permis de diminuer fortement la corruption de l’administration fiscale. Le seul problème est que cette victoire édifiante n’a pas survécu à son départ, en 1980. Après la « reprise en main » du système fiscal par l’entourage présidentiel, les fuites fiscales retrouvèrent leurs niveaux antérieurs, avec une chute spectaculaire des prélèvements fiscaux en pourcentage du PIB.

Moralité, pour conclure : on peut retenir quatre courtes leçons de politique économique, dans la lutte anticorruption comme ailleurs. Premièrement, il ne suffit pas de savoir que les moyens existent pour réussir. Deuxièmement, la présence de quelques personnalités décidées aide beaucoup à la conception de réformes cohérentes et efficaces. Troisièmement, la mise en œuvre des réformes est cruciale et doit être surtout attentive à la présence d’une structure adéquate des incitations des différents acteurs. Quatrièmement, la dernière question à se poser comme « stress test » avant les choix définitifs est la suivante : compte tenu de la structure des incitations retenue, peut-on dire que la réforme est durable, autrement dit capable de continuer à bien fonctionner quand l’équipe initialement en charge de son application sera partie ? ■

1. Robert Klitgaard, op. cit.

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Lutte contre la corruption : dépasser le « tous pourris »

Entretien avec Nicola Bonucci Directeur des affaires juridiques de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). et Daniel Lebègue Président de Transparency International France.

Carole Gomez et Marc Verzeroli – Diriez-vous qu’en dépit de son ancienneté historique en tant que phénomène, la corruption n’est pourtant perçue comme un réel problème que depuis relativement peu de temps ? L’investigation de ce champ est, par conséquent, récente. Pourquoi la corruption est-elle devenue un paramètre central du jeu politique ? Daniel Lebègue – Au XIe siècle, déjà, des moines que l’on peut rattacher aux bénédictins avaient créé leur ordre et leur monastère en Toscane avec un objectif principal : lutter contre la corruption et en protéger les paysans pauvres de la région. Le phénomène n’est donc pas récent. Aujourd’hui, je dirais les choses de la manière suivante : la démocratie française est malade. Il existe entre les gouvernants et les citoyens une crise de confiance inédite dans son intensité et sa gravité. La corruption n’est évidemment pas la seule explication à ce qui s’apparente à une crise de notre vivre ensemble, de notre contrat social, mais elle joue un rôle significatif. Si l’on prend le « Baromètre de la confiance politique » du Centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF), une enquête d’opinion considérée comme une référence par les politologues et les sociologues, 80 % des Français considèrent que notre démocratie fonctionne mal, et citent d’emblée la corruption comme facteur explicatif. Plus accablant, un peu plus de 70 % d’entre eux considèrent

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que les responsables politiques sont corrompus. Si l’on cherche à savoir ce que nos concitoyens veulent dire, il faut toutefois noter qu’ils sont conscients – et c’est aussi notre analyse – que rares sont les responsables qui s’enrichissent dans l’exercice d’un mandat public. En France, on trouve, en effet, beaucoup plus de fonctionnaires intègres que dans d’autres grands pays développés. La corruption prend donc un autre sens. Une autre question du Quand les Français affirment que nos CEVIPOF est très éclairante sur les reproches faits aux gouvernants. responsables politiques sont corrompus, Premièrement, les sondés constatent ils ne dénoncent pas l’enrichissement l’impuissance du personnel politique à traiter les problèmes les plus personnel mais l’oubli de l’intérêt importants de la société française, général au premier chef le chômage. Deuxièmement, les responsables publics se voient reprocher de ne pas tenir un langage de vérité. Il existe un écart permanent entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, ce qui induit une perte de crédibilité de la parole publique. Troisièmement, ce qui est le facteur le plus important et qui nous concerne plus directement encore, les Français sont 80 % à dire que la responsabilité première de ceux qui exercent des mandats publics est de promouvoir l’intérêt général. Or, nous constatons que ceux-ci agissent principalement pour répondre à des intérêts particuliers, qu’ils soient économiques, financiers, de lobbies, de partis, etc. Quand les Français affirment que nos responsables politiques sont corrompus, ils ne dénoncent donc pas l’enrichissement personnel mais l’oubli de l’intérêt général de la part de ceux qui sont élus ou nommés pour l’assurer. Pierre Rosanvallon vient d’ailleurs de publier un ouvrage dans lequel il rejoint ce constat1. Il développe très bien la place du trafic d’influence, du favoritisme, du népotisme et autres conflits d’intérêts de la part de ceux qui exercent des charges publiques. Ces phénomènes, qui ne sont pas seulement répandus en France, minent la confiance publique. Qu’attend-on d’un gouvernant aujourd’hui, dans notre société surinformée, éduquée, qui assume une exigence très forte de transparence ? Évidemment, de l’efficacité dans la conduite de l’action publique, du « parler vrai », réconcilier la parole et l’action, mais aussi de la redevabilité, ce qui implique que quiconque exerce une charge publique doit rendre compte de son action à ceux qui l’ont mandaté. Enfin, il ne faut pas oublier la probité dans le comportement et les pratiques.

Nicola Bonucci – Je suis tout à fait d’accord pour dire que la corruption n’est absolument pas un phénomène nouveau : elle existe depuis toujours. Je pense que ce qui est nouveau depuis une vingtaine d’années, et qui ne rend

1. NDLR : Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015.

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pas totalement surprenant que la prise en compte du phénomène date de cette période, tient à deux paramètres : les échanges internationaux se sont à la fois globalisés et multipliés, tout comme les transactions financières. Nous sommes passés dans un « capitalisme 2.0 » : tandis que le « capitalisme 1.0 » voyait beaucoup d’industries liées aux territoires, celui d’aujourd’hui voit des modèles industriels totalement mondialisés, voire dématérialisés. Les exportations jouent un rôle extrêmement important, les investissements étrangers sont cruciaux – les grands champions de l’industrie française font, aujourd’hui, l’essentiel de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Même si elle a toujours été présente, la corruption a donc pris une autre ampleur.

Comment l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en est-elle venue à traiter ces questions ?

Nicola Bonucci – Justement pour les raisons que je viens de citer. La question a essentiellement été mise sur la table par les États-Unis. Jusqu’à la signature de la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, seul ce pays avait adopté une loi considérant comme une infraction la corruption d’agents publics étrangers. Washington se basait alors moins sur des considérations éthiques ou morales que sur des facteurs de libre concurrence, de distorsion des marchés, d’avantages compétitifs dont bénéficiaient ses principaux concurrents – les Européens au milieu des années 1990. Cette lecture explique pourquoi la Convention a été négociée à l’OCDE. Il ne s’agissait pas de rendre la corruption d’un fonctionnaire public étranger criminelle en soit car, en fin de compte, ce qui intéressait les parties prenantes était surtout que les grands concurrents soient soumis aux mêmes règles du jeu. Par la suite, le sujet s’est internationalisé avec la Convention des Nations unies contre la corruption, qui définit également comme une infraction la corruption des agents publics étrangers.

La corruption n’est pas un phénomène uniforme. Quelles sont les différentes sources et formes que vous distinguez ? Quelles sont, selon vous, les plus importantes et les plus dangereuses ?

Nicola Bonucci – Je me limiterai au champ de la corruption internationale. Mais il est vrai qu’il faut déjà s’entendre sur le terme. Il est intéressant de noter qu’il n’y a de définition de la corruption ni dans la Convention de l’OCDE, ni dans celle des Nations unies, ni dans aucune autre. Je pense qu’il aurait été extrêmement difficile, voire impossible, de s’accorder sur une définition unique. Tous ces textes délaissent donc la corruption per se pour se concentrer sur l’infraction. Si l’on prend cette dernière telle que définie par l’OCDE, elle vise un phénomène particulier, qui est la corruption active. À l’époque, le postulat était que la corruption passive, c’est-à-dire le fait pour

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un fonctionnaire de recevoir un pot-de-vin ou un avantage indu de la part d’un autre acteur de même nationalité, était déjà punie dans tous les pays du monde et qu’il n’y avait donc pas de vide juridique en tant que tel. En revanche, il en existait un concernant la corruption active : le fait de corrompre un fonctionnaire à l’étranger. Jusqu’à la Convention de l’OCDE, si une entreprise française payait, par exemple, un pot-de-vin à un fonctionnaire de la mairie de Marseille, tous deux pouvaient voir leur responsabilité engagée. Mais si la même entreprise payait un pot-de-vin à un fonctionnaire de la mairie de Liège, non seulement aucune poursuite n’était lancée mais cela apparaissait comme une pratique commerciale légitime et déductible fiscalement si La corruption passive est tout aussi, l’entreprise pouvait prouver qu’elle était nécessaire pour obtenir un marché. Nous sinon plus, dangereuse que la étions alors en 1999 et il existait un vide corruption active juridique absolu. Cela étant, je ne crois pas que la corruption active soit moins dangereuse que la corruption passive. D’une part, j’ai toujours trouvé que la terminologie « active / passive » était très discutable. Dans un pacte de corruption, il n’est pas du tout évident que ce soit l’entreprise ou le cadre dirigeant qui prenne l’initiative. En fait, le plus souvent, il s’agit d’une réponse à une demande de la part d’agent(s), ce qui rend la notion active / passive trompeuse, donnant l’impression que l’entreprise est toujours le corrupteur initial – même si elle le reste, au final, au sens juridique du terme, puisque c’est elle qui paie. Mais la dialectique est différente, et la corruption passive est tout aussi, sinon plus, dangereuse que la corruption active. Dans un monde idéal, si aucun fonctionnaire n’acceptait de pots-de-vin, la question serait réglée. Il en serait de même si aucune entreprise ne les payait, mais il semblerait plus éthiquement « normal » qu’un agent d’État ne réclame rien. L’un des problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés est d’ailleurs que s’il existe une pression importante sur la corruption active, le panorama est bien moins clair concernant la corruption passive et les punitions appliquées par un pays à ses propres fonctionnaires. D’autre part, la corruption a bien évidemment évolué et s’est sophistiquée. Lorsque l’on a commencé à intervenir sur ces questions, les choses se faisaient de façon assez simple, voire simpliste. C’est de moins en moins le cas pour différentes raisons, parmi lesquelles l’utilisation d’écrans divers : des intermédiaires physiques comme les distributaires, avocats, cabinets de conseil, subsidiaires, mais également des sociétés, souvent logées dans des paradis fiscaux, qui permettent d’une part de faire du blanchiment, c’est-à-dire d’avoir des fonds utilisables à cet usage, et d’autre part de scinder la responsabilité en disant « ce n’est pas nous, c’est l’entreprise X basée dans tel pays ». Il s’agit là d’un premier degré de sophistication. Apparaissent également des pratiques commerciales dont on ne peut pas dire qu’elles soient de la corruption, mais dont on peut estimer qu’elles entrent dans

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des zones, sinon grises, du moins dangereuses pour les entreprises. Par exemple, la pratique des offsets, qui s’est beaucoup développée depuis dix ans : le contrat principal est « clean » mais comporte des arrangements accessoires qui, souvent, ne sont pas publics, pour la construction d’infrastructures ou le développement social du pays-hôte. Je n’ai rien contre le fait qu’une société construise des hôpitaux pour compenser l’exploitation minière, je dirais même que c’est une bonne pratique en soi. Mais elle doit être encadrée, transparente. On doit voir qui en bénéficie in fine. Or, on a vu des cas dans lesquels l’entreprise de construction qui, justement, bâtissait des hôpitaux, était dirigée par le beau-frère du ministre des Mines qui avait attribué le contrat…

Daniel Lebègue – Dans notre mouvement, la définition, très large, du mot « corruption » correspond au détournement à d’autres fins d’un pouvoir reçu en délégation. Évidemment, il existe des formes premières, comme le détournement ou l’usage abusif de pouvoirs de la part d’un acteur public. Je ne sais pas s’il faut dire que c’est plus grave, mais le fait d’ignorer la loi que l’on a soi-même produite, votée, de s’affranchir de règles que l’on a soi-même édictées au niveau du gouvernement ou du Parlement, est devenu intolérable pour les citoyens, surtout que l’on peut spontanément citer, en France, trois grandes affaires récentes : Jérôme Cahuzac, ministre du Budget qui a menti publiquement ; Thomas Thévenoud, député devenu ministre alors qu’on le suspectait d’avoir fraudé Les parlementaires s’offusquent le fisc, et qui n’a en tout cas pas respecté les règles qui s’imposent au commun lorsqu’on leur demande d’être plus des citoyens ; et Patrick Balkany, dont tout le monde est à peu près convaincu transparents que les autres citoyens, qu’il enfreint les lois fiscales de manière et ils ont totalement tort grave et répétée depuis des années. Ensuite, on trouve tout ce qui touche au détournement de fonds publics. Alors que l’on demande à tous, en France et en Europe, de faire des sacrifices, l’idée que certains élus gaspillent ou détournent de l’argent public suscite sans doute davantage de réactions qu’il y a quelques années. Je citerai, enfin, le non-respect de la loi fiscale, le fait de s’affranchir de l’obligation constitutionnelle de participation commune aux charges de la nation. La fraude, l’optimisation – qui n’est pas vraiment délictuelle – fiscales ne sont plus tolérables, surtout de la part d’entreprises ou d’individus qui gagnent déjà beaucoup d’argent. Voilà au moins trois registres sur lesquels l’opinion publique est devenue très sévère. Et personnellement, je pense qu’elle a raison. Il existe évidemment d’autres délits, comportements ou pratiques condamnables. Le lobbying et l’influence exercés sur les décideurs publics par exemple, même s’il s’agit d’un phénomène moins grave en France que dans d’autres grandes démocraties. Là aussi, on note une exigence de comportement vertueux de ceux qui exercent

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une responsabilité. Les parlementaires s’offusquent lorsqu’on leur demande d’être plus transparents que les autres citoyens, et ils ont totalement tort : quand on accepte d’exercer un mandat public, on accepte la redevabilité vis-à-vis des citoyens. Personne n’est obligé de se présenter à une élection : un mandat implique des devoirs, notamment d’exemplarité.

Nicola Bonucci – Je ne crois pas que l’on puisse entrer dans une hiérarchisation des différentes formes de corruption. Toutes ces pratiques sont dangereuses. Encore une fois, même s’il y avait alors une logique institutionnelle évidente, je pense que si l’on devait renégocier la Convention OCDE aujourd’hui, on ne se focaliserait pas uniquement sur la corruption active. Si l’on ne traite pas de la même manière les deux formes de corruption, on envoie un message incohérent. Il faut adopter une perspective davantage holistique. En outre, il faut prendre conscience que les frontières sont perméables non seulement entre corruption interne et internationale, mais aussi avec d’autres formes de criminalité. Avec l’affaire Petrobras1, vous avez, à mon avis, l’affaire parfaite du XXIe siècle : corruption interne, corruption internationale, blanchiment d’argent, pratiques anti-concurrentielles et non-respect des marchés publics, enrichissement personnel, évasion fiscale et, in fine, financement de partis politiques. Une seule entreprise était utilisée comme plaque tournante pour toute une série d’infractions, ce qui rend très difficile leur découplage car toutes sont liées dans un seul ensemble. L’une des leçons est donc qu’il ne faut pas perdre de vue que la corruption internationale s’encastre dans un ensemble de pratiques discutables, voire illégales, qui minent ensuite, et c’est le fond du problème, la notion même d’État de droit et la confiance que le citoyen peut avoir en les institutions.

Daniel Lebègue – Le diagnostic que pose Transparency International consiste en quelque sorte à revivifier notre démocratie. Nous ne sommes pas du tout sur le registre « tous pourris ». Toute notre action est tournée vers l’objectif de recréer la confiance entre citoyens, élus et institutions. Pour atteindre cet objectif, il faut essayer de traiter ce qui est au cœur de cette désaffection. Depuis environ cinq ans, nous avons ainsi beaucoup travaillé sur les thématiques des conflits d’intérêts, du lobbying – qui n’est pas condamnable en soi mais qui, jusqu’à une date récente, ne connaissait ni règles ni déontologie. Quand Transparency International a ouvert ce dossier voilà deux ans, il n’y avait absolument rien, que ce soit à l’Assemblée nationale, au Sénat ou au niveau du secrétariat général du gouvernement.

1. NDLR : Révélée en mars 2015, l’affaire Petrobras, du nom de la compagnie pétrolière contrôlée par l’État brésilien, est relative à de grands chantiers d’infrastructures, notamment liés à l’exploitation de réserves de pétrole en eaux profondes. De grandes entreprises du secteur du bâtiment sont accusées d’avoir formé un cartel pour surfacturer les marchés avec Petrobras et verser des pots-de- vin aux partis de la coalition gouvernementale.

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L’objectif principal reste de recréer une culture d’intégrité, de probité et de service de l’intérêt général au niveau des responsables de l’action publique.

Peut-on établir, dans une certaine mesure, des comparaisons entre la corruption dans le secteur public et dans le secteur privé ? Nicola Bonucci – Bien sûr, car les pratiques sont les mêmes. La grande différence est qu’une attention bien moindre est portée à la corruption privée comparée à celle des agents publics. Concernant la corruption publique, on estime que l’État et donc les citoyens sont lésés par un pacte de corruption incluant un fonctionnaire. Mais ils le sont également par la corruption privée car, d’une certaine manière, elle peut avoir des conséquences sur les revenus déclarés par cette entreprise ou sur la qualité des produits, par exemple. Le problème principal – c’est le juriste qui parle – est que le droit pénal n’a pas suffisamment évolué pour prendre en compte le droit pénal des affaires, qui reste une notion assez compliquée à gérer pour les pénalistes. Le droit pénal a, en effet, été développé au XVIIIe siècle sur le principe de l’individualisation des peines et de la responsabilité personnelle. Il visait les meurtres, les vols, les atteintes aux biens publics classiques, mais clairement pas le sujet qui nous intéresse. La grille de lecture était donc, à l’époque, de considérer qu’une atteinte aux biens publics était très grave et qu’une affaire entre particuliers l’était moins. En conséquence, il existe des pays où l’infraction de corruption commerciale n’existe même pas en tant que telle. Or quand on entre dans une logique corruptive, on s’engage sur une pente Une attention bien moindre qui fait qu’il est extrêmement difficile est portée à la corruption privée de s’arrêter. Les deux se nourrissent l’une de l’autre et utilisent souvent des comparée à celle des agents publics méthodologies semblables, mais l’attention de la communauté internationale est, probablement à tort, beaucoup plus portée sur la corruption publique que sur la corruption privée et commerciale.

Daniel Lebègue – Jusqu’en 2005, date de signature de la Convention des Nations unies contre la corruption, seule la corruption d’agents publics était sanctionnée comme un délit par le droit international et européen. La Convention de l’OCDE sanctionnait ce type de pratiques d’un pays à l’autre, notamment dans le cadre du commerce international. Mais l’on ne visait pas la corruption dans le secteur privé de manière juridiquement organisée. Elle y existe pourtant. Siemens est un cas emblématique1 : fournisseurs, sous-

1. NDLR : En 2008, Siemens accepte de verser 1,3 milliard de dollars pour clore une enquête sur des soupçons de corruption ouverte en Allemagne et aux États-Unis. En Grèce, en 2015, 64 personnes sont poursuivies par la justice pour corruption active et passive ainsi que blanchiment d’argent dans le cadre d’une affaire de pots-de-vin versés en échanges de l’obtention du marché public pour la modernisation du réseau téléphonique grec, à la fin des années 1990. Siemens serait, en outre,

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traitants, représentants du personnel touchaient de l’argent dans le cadre d’un système aux proportions incroyables. Entre le trafic d’influence et les relations coupables entre acheteurs et fournisseurs, il y a peu de différence de nature, mais le second cas n’était absolument pas sanctionné jusqu’à la Convention de l’ONU, qui l’assimile à un délit. Si les tenants de charges publiques ont un devoir d’exemplarité et de défense de l’intérêt général – qui est la colonne vertébrale de toute action publique –, ce critère n’est évidemment pas applicable au secteur privé. Les sanctions visent donc le non-respect de l’intérêt social, défini comme l’intérêt collectif de l’entreprise et de toutes ses parties prenantes : salariés, actionnaires, etc. Désormais, les entreprises peuvent être poursuivies et l’échelle des sanctions est à peu près la même entre public et privé, en dehors du fait que les élus peuvent être frappés d’inéligibilité ou de privation des droits civiques. De très nombreuses condamnations ont aussi été prononcées à l’encontre de grandes banques internationales depuis 2007. Il ne s’agit pas que de corruption, on trouve également du blanchiment, des délits d’initiés, le non-respect du droit fiscal, etc. Il peut y avoir des mises en cause, des chefs d’inculpation pénaux et civils quelque peu différents entre le Nulle part n’existe un sentiment public et le privé, mais, là encore, le niveau d’exigence de l’opinion est plus fort qu’il de tolérance, d’acceptation ne l’était voilà vingt ans. Par exemple, il est ou de résignation pratiquement impossible pour un dirigeant de demeurer en place si son entreprise est condamnée pour motif avéré de corruption ou de fraude : Siemens, British Petroleum, etc. Avec la crise, tous les dirigeants des grandes banques, à part HSBC, ont été remerciés à la suite de mises en cause ou de condamnations pour des faits de délinquance financière. L’exigence de l’opinion publique vis-à-vis des dirigeants du secteur privé est désormais très élevée et, d’une certaine manière, le système en est devenu plus réactif. Les manquements se voient plus rapidement sanctionnés qu’auparavant. Par ailleurs, dans le monde de l’entreprise, la corruption est considérée comme faussant les règles du jeu. 90 à 95 % des chefs d’entreprise, s’ils avaient le choix, préfèreraient qu’elle soit rendue impossible ou sévèrement sanctionnée. Les entreprises ont pris la mesure des risques financiers, mais aussi de non- conformité, de réputation, de responsabilité sociale et environnementale. Et elles n’ont plus envie de les courir, même pour gagner un marché, car cela peut désormais être mortel pour elles et leurs dirigeants. Cette prise de conscience a eu lieu à la suite de la signature de la Convention de l’OCDE, en 1997, puis de celle de l’ONU, même si sa mise en œuvre reste en grande partie à réaliser. D’ailleurs, il s’agit de l’un des premiers sujets dont s’est

impliquée dans une affaire de corruption concernant le système de sécurité des Jeux olympiques d’Athènes de 2004.

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saisi le G20, en 2007. Il a, par la suite, créé un groupe de travail sur la corruption, qui se réunit régulièrement et produit beaucoup de recommandations, les dernières traitant de la fraude et de l’optimisation fiscales. L’existence de ce groupe, sa longévité, l’importance de son activité montrent bien l’enjeu que représente aujourd’hui la corruption. Et cela même pour des États qui, encore récemment, suscitaient des interrogations, comme la Chine, le Brésil, les pays du Golfe, le Liban, quelques pays d’Afrique, etc. Tous ces acteurs, qui semblaient rester en dehors des règles du jeu, ont fini par adopter une législation nouvelle et des outils de contrôle car, pour eux aussi, la lutte contre la corruption est importante pour le bon fonctionnement de la coopération internationale.

Y a-t-il justement des formes de corruption qui vous apparaissent universelles et d’autres qui vous semblent davantage liées à un contexte particulier dans une société donnée ? Nicola Bonucci – La corruption, comme tout phénomène humain depuis vingt ans, s’est globalisée. Les montants et le degré de sophistication peuvent varier, mais les formes sont essentiellement les mêmes. Aucun État n’est totalement immunisé. Et il existe clairement une possibilité de découplage, avec certains pays qui peuvent être vertueux sur le plan interne mais dont les entreprises se comportent comme toutes les autres lorsqu’elles opèrent sur les marchés étrangers, en se basant sur un argumentaire tout à fait rationnel qui est de dire qu’elles s’adaptent aux réalités locales. De ce point de vue, des différences existent, dans le sens où certaines sociétés n’acceptent pas la corruption au niveau interne et que d’autres vivent avec, même si je pense qu’au final, personne ne l’accepte vraiment. Si vous pouvez avoir accès à quelque chose en payant 10, pourquoi voudriez-vous avoir à payer 12 ? Toutefois, il existe des cadres qui font que, dans certaines sociétés, les gens se résignent car ils savent que c’est la seule façon d’avoir accès aux services publics. Mais cela ne vaut pas acceptation.

Daniel Lebègue – Notre mouvement réunit plus d’une centaine de nationalités. Ce qui me frappe à chaque assemblée générale, c’est que tous, pays du Nord ou du Sud, démocratiques ou moins démocratiques, ressentent la corruption comme un véritable fléau qu’il faut attaquer à tous les niveaux. Nulle part n’existe un sentiment de tolérance, d’acceptation ou de résignation, même dans les pays où elle est endémique, où elle touche la plupart des domaines de la vie économique et sociale, où les citoyens y sont confrontés au quotidien. Cela dit, l’intensité et les formes du phénomène varient d’une région et d’un pays à l’autre. Tous les ans, notre indice classe plus de 150 pays selon le niveau de corruption perçu par des responsables d’entreprises, des journalistes, des analystes en risque pays, etc. Il en ressort que l’on agit plus efficacement contre la corruption dans les vieilles démocraties – pays nordiques, Royaume-Uni,

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Allemagne, Pays-Bas –, où les valeurs de transparence et de probité occupent une place très importante dans la vie collective. Certains, comme la Suède, ont même inscrit la transparence dans leur Constitution.

Le phénomène varie-t-il en nature ou en intensité selon le degré de développement ? Daniel Lebègue – À l’autre extrême de notre classement, on trouve des pays très pauvres, mais ce n’est pas le seul critère. En effet, l’indice de développement de la Banque mondiale coïncide de moins en moins avec notre propre classement. On peut trouver des pays comme Haïti, où la corruption est endémique depuis des années, mais aussi d’autres souffrant d’une grande instabilité – Syrie, Irak, Érythrée –, où le niveau de corruption était déjà élevé et progresse en raison des dérèglements de la vie politique et sociale. Ensuite, parmi les pays riches ou ayant une base économique solide, on trouve des situations très diverses. Certains, dotés de vastes ressources naturelles, subissent la « malédiction de la rente », situation dans laquelle un pays gagne énormément grâce à l’une de ses productions et où la tentation de capter une partie de cette richesse devient très forte pour les dirigeants. La corruption y est endémique et l’exemple vient du haut – je ne développerai pas, mais citons par exemple les familles régnantes du Golfe. Parmi les pays riches, certains succombent donc à la corruption ; d’autres, en raison de leur culture, de leur histoire, de leurs valeurs, résistent. Mais de très fortes distinctions existent au sein d’une même région. Par exemple, des pays comme le Kenya, la Tanzanie et le Ghana sont vus comme relativement intègres. Pourtant, ils sont géographiquement proches des deux Congo ou de l’Éthiopie, qui sont tout en bas du classement. La ligne de partage se situe donc de moins en moins entre riches et pauvres, entre Nord et Sud. Dans la période récente, il est également intéressant de noter de brusques changements de catégorie. Ainsi, le gouvernement chinois a fait de la lutte contre la corruption sa deuxième priorité. Évidemment, on peut considérer qu’il s’agit d’un moyen d’asseoir le pouvoir, mais il faut voir aussi que, dans une société qui s’affirme et dont le niveau d’éducation progresse constamment, subir au quotidien la corruption au bénéfice d’apparatchiks devient intolérable. La Chine s’engage donc sur une trajectoire qui devrait la conduire, si elle maintient l’effort dans la durée, à se rapprocher des meilleures démocraties. À l’inverse, la Russie a perdu 40 places dans notre classement depuis quatre ans. La chute est effrayante mais, pour l’instant, la lutte contre la corruption ne fait pas partie des priorités des autorités. Enfin, le Brésil était il y a seulement quelques années porté par une dynamique formidable. Regardez dans quel état il se trouve aujourd’hui, avec notamment le scandale Petrobras. Il y a donc des mouvements, dans un sens ou dans l’autre.

Nicola Bonucci – Je ne crois pas, en effet, que l’on puisse dire que certaines sociétés sont plus enclines que d’autres à la corruption. Le marché est global, difficile, compétitif. Certaines entreprises ont des politiques claires, mais ce ne

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sont pas celles d’un État. Par exemple, des entreprises venant de pays vertueux, comme les pays scandinaves, se sont trouvées mêlées à des affaires de corruption très importantes. Ce fut le cas récemment pour une société norvégienne ; pourtant, la Norvège n’est pas vue comme le plus grand pourvoyeur de corruption internationale. Je ne crois donc pas que l’on puisse dire que tel type de corruption domine dans tel type de pays. Il existe effectivement différents niveaux de corruption. Il y a celle du quotidien, par exemple au niveau des douanes. Nous avons fait des statistiques très intéressantes qui se basent sur les cas de corruption avérés entre l’entrée en vigueur de la Convention OCDE et la fin de l’année 2014. Ce ne L’une des choses les plus frappantes sont pas des questionnaires mais du hard data. L’un des tableaux les plus dans les pays où le phénomène est intéressants – il y en a beaucoup, qui cassent d’ailleurs un certain nombre endémique, c’est cette perte totale de de mythes – est celui sur la proportion confiance en les institutions des pots-de-vin versés. Les agents de douane sont impliqués dans 10 % des cas, mais en termes monétaires, ils ne reçoivent que 1 % du total parce qu’on leur glisse un billet de 20 euros, de 5 dollars, etc. : ce n’est pas de la grosse corruption, il y en a certes beaucoup mais cela concerne de petites sommes. En revanche, les salariés des entreprises publiques représentent 25 % des personnes et presque 80 % des montants. Pourquoi ? Parce que les entreprises publiques, que l’on retrouve aussi dans les entreprises extractives, de défense – tous les gros marchés, les gros contrats –, voient passer beaucoup d’argent. Au final, il existe une corruption internationale qui est de la petite corruption et une autre qui est de la grande corruption, mais les méthodologies ne varient pas selon le pays ou la région1.

Comment l’OCDE s’y prend-elle, de son côté, pour mesurer la corruption ? Nicola Bonucci – Il s’agit d’une énorme difficulté. D’ailleurs, nous ne la mesurons pas. Nous n’avons pas d’index comme Transparency International. Ce que nous faisons consiste à identifier et à tenter de comprendre ce que sont – c’est la terminologie du moment – les « drivers of corruption ». Comme d’autres, nous avons un tableau sur la mise en œuvre enquêtes- poursuites-sanctions. Il est utile, mais ne dit pas toute la réalité. Par exemple, on peut imaginer qu’une affaire de corruption en France soit traitée par le magistrat sous le chapitre d’abus de biens sociaux (ABS), parce qu’il est plus simple pour un procureur ou un juge d’instruction de faire une enquête en matière d’ABS qu’en matière de lutte contre la corruption. Cela n’apparaîtra alors pas forcément dans nos statistiques. Dans l’affaire « pétrole contre nourriture » – nous verrons ce que

1. NDLR : Voir OCDE, Rapport de l’OCDE sur la corruption transnationale. Une analyse de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers, Paris, éditions OCDE, 2014.

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décideront les tribunaux français –, par exemple, pratiquement aucun pays n’a lancé de procédure sous le chapitre de la corruption internationale. La corruption serait donc limitée à un agent étranger : s’il s’agit d’un gouvernement, les choses deviennent évanescentes, ce qui est de mon point de vue incroyable. Se baser uniquement sur les cas reconnus peut constituer un indicateur, mais guère plus car cela ne mesure rien. On peut également essayer de mesurer la surcharge du coût des marchés publics. Cela donne une mesure additionnelle, mais ne comprend pas que la corruption. Et surtout, cela ne mesure pas ce qui est le plus dommageable, c’est- à-dire la perte de confiance en les institutions. Or, et encore une fois, l’une des choses les plus frappantes dans les pays où le phénomène est endémique, c’est cette perte totale de confiance en les institutions, quelles qu’elles soient : démocratie représentative, personnel politique, entreprises, etc. On touche là à l’essentiel : quelles sont les vraies valeurs qui fondent une société, qui permettent la cohésion et la confiance ? Si ce moteur du vivre-ensemble s’arrête, la société se délite. Mais ce facteur est, lui aussi, presque impossible à mesurer. Il y a divers indicateurs, mais l’une des raisons principales qui grippe la machine reste le populisme et le mythe du « tous pourris », probablement exagéré.

Depuis quelques années, la lutte contre la corruption est une préoccupation qui a pris de l’importance dans de nombreux pays émergents. Ce constat est frappant, par exemple, en Amérique latine. S’agit-il d’une simple exigence des populations ou d’une lutte politique d’ores et déjà institutionnalisée ? Y a-t-il un pays moteur dans cette dynamique ?

Nicola Bonucci – Il est évident que le niveau de tolérance envers la corruption dans tous les pays, qu’ils soient développés ou en voie de développement, est bien moins élevé qu’auparavant. D’abord parce que le niveau d’éducation a progressé. Ensuite grâce au niveau d’information, notamment à travers les réseaux sociaux : ces questions, qui restaient relativement confidentielles, le sont de moins en moins. Souvenez-vous, il y a quelques années, de l’initiative « I Paid A Bribe » : les Indiens étaient invités à lister sur un site Internet les pots-de-vin qu’ils devaient payer au quotidien. Elle a connu des millions d’entrées. C’est cela que permet la technologie aujourd’hui. Toutefois, beaucoup de choses négatives peuvent aussi circuler, parfois de façon pas très correcte, sous la forme de rumeurs. La perception du niveau de corruption peut ainsi être amplifiée et ne pas toujours reposer sur la réalité. Il existe, du coup, une hypersensibilisation de l’opinion publique, quel que soit le pays. Pour ma part, je suis d’origine italienne et quand je suis arrivé en France, en 1993, les Français avaient la conviction que l’Italie était totalement corrompue et que la France ne l’était pas vraiment. Aujourd’hui, ils se rendent compte que les

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choses ne sont peut-être pas si simples. C’est un phénomène vraiment difficile à appréhender, avec les limites que j’ai indiquées, à savoir, parfois, une surexposition et une sur-perception de la chose : si la France n’était sûrement pas immaculée en 1993, elle n’est certainement pas totalement corrompue aujourd’hui. Plus que le niveau de corruption, ce qui a changé, ce sont les sommes en jeu, les techniques et surtout l’idée que l’on se fait des réalités. En Amérique latine, le phénomène est particulier car il est aussi lié au fait que le continent s’est démocratisé – il n’y a presque plus de régimes militaires, alors qu’ils étaient majoritaires dans les années 1980 –, qu’une certaine classe moyenne se développe, paie des impôts et demande des comptes. Il ne faut toutefois pas être totalement naïf : les questions de corruption sont parfois utilisées à des fins politiques, notamment dans les pays émergents. Mais je crois que la tendance générale conduit les dirigeants de tous ces pays à essayer, On constate forte pression par le bas qui sinon d’éradiquer, du moins de combattre le phénomène dans ses pousse à une réponse par le haut de peur formes les plus extrêmes. que tout le système ne se trouve ébranlé Le meilleur exemple est la Chine. Je n’ai aucun doute sur sa volonté réelle de combattre la corruption. Pas forcément pour des raisons éthiques ou morales, mais pour la survie même du régime. Cela signifie-t-il que les récentes affaires de corruption en Chine sont dénuées d’intérêt politique ? Certainement pas. Mais globalement, la classe dirigeante chinoise a pris conscience que le phénomène prenait de telles proportions que cela mettait en cause le système et que ce n’était donc plus tolérable. Rappelons-nous que la corruption a contribué à l’effondrement de la classe politique italienne dans les années 1990 : les démocrates-chrétiens, qui ont gouverné le pays pendant quarante ans, ont disparu. Avant le printemps arabe, avant l’Ukraine, avant le Brésil, le pouvoir a basculé, dans un pays de l’OCDE, à la suite de l’affaire « mani pulite ». C’est un phénomène dont la classe dirigeante a peur, pour une série de raisons, parmi lesquelles un réflexe d’autodéfense. Je pense donc que la volonté de combattre la corruption est réelle. Au final, on constate ainsi une forte pression par le bas qui pousse à une réponse par le haut de peur que tout le système ne se trouve ébranlé.

Quelle vous apparaît être la plus-value de la société civile et des organisations non gouvernementales (ONG) ? Comment leurs activités peuvent-elles s’articuler avec celles d’autres organismes ?

Nicola Bonucci – Il est important que chaque acteur ait un rôle précis : la société civile n’est pas l’OCDE, l’OCDE n’est pas la société civile. Nous n’allons pas travailler de la même manière, ce qui est normal, mais il nous faut être complémentaires. La société civile doit être la « mouche du coche » d’une

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organisation comme l’OCDE et des gouvernements. Elle doit exercer un devoir de vigilance et pouvoir nous critiquer : être alerte fait partie du jeu. Mais il faut veiller à ce que cette critique, et c’est le défaut de certaines approches, ne conduise pas à « jeter le bébé avec l’eau du bain ». En effet, la critique est parfois si virulente qu’elle laisse penser que rien ne sert à rien, ce qui délégitime les actions des autorités, affaiblit la confiance des citoyens dans leur action et ne favorise pas la lutte contre la corruption. L’OCDE entretient des rapports étroits et quotidiens avec la société civile. Nous avons des rapports institutionnels via des consultations. Dans toutes les missions réalisées dans le cadre du monitoring et de la mise en œuvre de la Convention, il y a toujours des panels dédiés à la société civile. À l’époque où la Convention fut rédigée, des questions avaient été soulevées quant à savoir s’il fallait même l’associer aux discussions. À titre personnel, je pense que ce pourrait être utile, au moins durant certaines phases, pendant lesquelles il serait pertinent de considérer son point vue regardant la mise en œuvre par le pays dont elle est issue. Mais les États demeurent pour le moment réticents.

Daniel Lebègue – L’intérêt d’une ONG comme la nôtre est effectivement d’apporter ce regard, ce benchmarking, grâce à des outils d’analyse, d’observation et de contrôle au niveau international. En 2012, nous avions interpellé les candidats à la présidentielle française pour leur soumettre des propositions très précises : prévention des conflits d’intérêts, transparence des revenus et des patrimoines, mise en place d’autorités de contrôle indépendantes, renforcement des moyens d’action de la justice L’expertise et le rayon d’action financière, encadrement des relations entre lobbies et décideurs publics, international sont les principaux etc. Nous avions aussi abordé le sujet apports d’un acteur de la société civile de l’alerte éthique et de la protection des lanceurs d’alertes. Nous arrivions donc avec un benchmarking international, basé sur l’étude des 28 pays de l’UE. Il ressortait de cette étude, que nous avions rendue publique, que la France avait, avec la Slovénie, la plus mauvaise note en matière de transparence de la vie publique. Les conseillers de Bercy étaient sidérés par ces résultats : ils n’avaient pas ces éléments comparatifs permettant de situer nos pratiques par rapport à l’UE ou même à d’autres démocraties dans le monde. Ensuite, nous avons fait le même travail pour le lobbying et avons constaté, par exemple, que le Canada disposait de commissaires généraux aux conflits d’intérêts et au lobbying, indépendants et disposant de moyens d’action formidables. Donc, au moment de l’affaire Cahuzac, quand il a été nécessaire de légiférer et d’adapter notre législation – figée depuis le gouvernement Bérégovoy –, le président de la République a répondu point par point à toutes nos propositions.

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L’expertise et le rayon d’action international sont donc, à mon sens, les principaux apports d’un acteur de la société civile. D’ailleurs, en France, un parlementaire devrait prochainement présenter, avec l’accord du gouvernement, une proposition de loi sur la protection des lanceurs d’alerte : nous avons rédigé le texte article par article1. Notre atout est aussi d’agir de manière désintéressée. De ce fait, nous bénéficions de la confiance de l’opinion, que beaucoup de décideurs publics ont, hélas, perdue.

De quels leviers d’actions disposez-vous en ce sens ?

Daniel Lebègue – Notre mouvement est présent dans quelque 110 pays à travers le monde, avec l’un des rayons d’action les plus larges pour une ONG. Comme beaucoup, nous utilisons quatre leviers. Tout d’abord, le plaidoyer, c’est-à-dire convaincre des décideurs d’adopter de bonnes règles lorsqu’ils font la loi et, surtout, de bons comportements. Au niveau international, nous travaillons de façon continue avec le G20, l’OCDE, le Groupe d’action financière (GAFI), la Banque mondiale et l’Union européenne. En coulisse, nous assistons aux réunions ministérielles, à celles des directeurs du Trésor, des chefs d’État et de gouvernement, etc. Nous alimentons en permanence les décideurs en analyse et en propositions sur différents sujets allant de la corruption internationale au flux financiers illicites. Nous avions mis en avant le principe de l’échange d’informations entre pays en matière fiscale pour la première fois au début des années 2000, tout comme le reporting pays par pays des entreprises internationales, afin qu’elles déclarent leur chiffre d’affaires, les impôts qu’elles paient, etc. Nous travaillons actuellement sur le thème du beneficial ownership : comment ouvrir des boîtes noires du type trust qui permettent à des personnes ou à des sociétés de se dissimuler dans des paradis fiscaux pour échapper à l’impôt ou à la loi. Sur tous ces sujets, nous sommes très investis, mais nous n’édictons évidemment pas de règles. La démarche est la même en France. Nous avons des relations très étroites avec la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le monde de la magistrature. Il n’y a plus un texte traitant d’une question de conformité, de déontologie sur lequel nous ne sommes pas consultés, notamment au niveau du Parlement. Nous avons aussi un partenariat très étroit avec la mairie de Paris, à qui nous avons recommandé la création d’un code et d’une commission indépendante de déontologie ainsi que d’une déclaration de patrimoine pour tous les élus. Le deuxième axe consiste en une action éducative, à travers nos indices, nos baromètres, nos rapports. Nous contribuons à diffuser information et connaissance sur un phénomène qui n’est pas appréhendé par les statistiques officielles. Nous tentons aussi, avec nos moyens limités, de porter ces sujets

1. NDLR : Proposition de loi globale relative à la protection des lanceurs d’alerte présentée le 3 décembre 2015 par le député Yann Galut et Transparency France.

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auprès des universités et grandes écoles. Nous avons fait quelques tentatives dans des lycées et collèges, mais les ressources humaines nous manquent pour aller plus loin. Troisième axe, les partenariats. J’ai cité la ville de Paris, mais nous avons aussi travaillé avec des entreprises : Lafarge, Suez Environnement, SNCF, Aéroports de Paris, Renault. Il s’agit de les accompagner dans la prévention des risques de corruption. Nous travaillons aussi avec d’autres ONG, notamment dans le cadre de coalitions. Par exemple, il existe une plate-forme « paradis judiciaires et fiscaux », qui réunit une dizaine d’ONG très actives. Le dernier axe, que nous développons beaucoup depuis deux ans, concerne tout ce qui vise à favoriser la mobilisation des citoyens et à leur donner des moyens d’action. L’an dernier, nous avons ouvert un portail Internet pour permettre à des personnes de signaler des manquements, des faits de corruption dont ils seraient témoins Il faut donner aux citoyens les moyens ou de poser des questions. Nous voudrions, même si nous avançons d’être acteurs de la vie publique sur la pointe des pieds, accompagner et accueillir les lanceurs d’alerte agissant de bonne foi. En décembre 2015, nous présentons un nouvel outil, « Integrity Watch » : en faisant appel à des informations publiques, nous avons exploité toutes les déclarations d’intérêt, de patrimoine et de revenus des élus, principalement des parlementaires. Nous n’allons pas faire du deputy bashing, mais plutôt identifier des situations de cumul de mandats, d’activités publiques et privées – par exemple, les parlementaires qui tirent plus de revenus de leur métier originel que de leur mandat électif –, des situations de proximité familiale évidentes dans l’entourage professionnel, de cumul d’activités d’assistant parlementaire et de lobbyiste, etc. Pour ce faire, nous travaillons beaucoup sur l’open data, qui offre des opportunités formidables à une association comme la nôtre. Si l’on veut vraiment provoquer une sorte de sursaut dans notre vie démocratique, il faut donner aux citoyens les moyens d’être acteurs de la vie publique. La loi permet beaucoup de choses, mais les gens connaissent souvent mal leurs droits et craignent des représailles s’ils sont seuls. Notre rôle est donc aussi de conseiller, d’accompagner. Par ailleurs, nous ne nous interdisons pas d’agir en justice lorsque nous l’estimons justifié : nous nous sommes portés partie civile, en France, contre des chefs d’État africains1 et leur entourage concernant ce que nous considérons être des détournements de fonds publics. Nous ne multiplions pas ce type d’actions, notamment parce que cela nécessite beaucoup de moyens, mais la loi a reconnu, en 2013, qu’une association anticorruption comme la nôtre avait la légitimité d’agir en justice.

1. NDLR : Omar Bongo, Teodoro Obiang et Denis Sassou N’Guesso.

116 Lutte contre la corruption : dépasser le « tous pourris »

Dès lors, et plus largement, comment l’ensemble de ces acteurs intervenant sur les questions de lutte contre la corruption peuvent-ils coordonner leur action ? Nicola Bonucci – Le problème de la coordination concerne la corruption internationale, la fiscalité et tous les autres sujets d’importance. Le vrai défi du monde contemporain est qu’il s’est mondialisé, mais que les réponses restent essentiellement territoriales. Si la coordination entre États est un problème, la coordination à l’intérieur des États en est un autre. J’en reviens à ce que je disais : la corruption doit être considérée de façon holistique. Or, l’appareil d’État est vertical, divisé en plusieurs branches. Si vous voulez mener une politique publique générale de lutte contre la corruption, vous devez associer et assurer la même orientation pour tous les ministères. Admettons que l’effort soit mis sur le secteur de la santé : vous avez besoin du ministère concerné, mais aussi de celui de la Justice, de celui de l’Éducation car il faut former les jeunes générations à ne pas payer abusivement le personnel médical, des entreprises du secteur, etc. Les problèmes se sont complexifiés mais, là encore, les réponses restent verticales. En tout cas, il ne peut y avoir de lutte efficace contre la corruption si la classe dirigeante ne suscite pas la confiance. Si elle constitue le problème sans représenter au moins une partie de la solution, aucun progrès réel ne peut avoir lieu. Notamment parce que cela dédouane toute une série de corrupteurs. Souvenez-vous de l’affaire Elf1 : il était fabuleux de voir les gens déclarer sincèrement qu’ils pensaient n’avoir rien fait de mal. Plus près de nous, Franz Beckenbauer2, à la question de savoir si les limites n’avaient pas été franchies : « Quelles sont les limites ? Il n’y avait pas de Commission d’éthique, on pouvait contacter directement les membres du Comité exécutif [de la FIFA]. On est toujours allé à la limite. C’était un autre temps ». En fait, une des difficultés liées à la corruption réside dans cette idée, dangereuse mais largement partagée, qu’il ne s’agit que d’une simple infraction « monétaire et financière » et qu’il n’y a pas mort d’homme. Ce qui est faux, car la corruption, par voie de conséquence, nourrit d’autres activités criminelles et peut aussi in fine conduire à des morts, comme avec l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh. Donc, si vous n’avez pas un message couplé à une action cohérente au niveau de la tête, vous n’arrivez à rien. Mais il faut avouer que cela ne suffit pas. Très souvent, il y a une volonté affichée – notamment en Amérique latine, au niveau de l’appareil fédéral –, mais ensuite, la corruption se niche surtout aux niveaux

1. NDLR : Une enquête ouverte en 1994 révèle des commissions occultes versées par la compagnie pétrolière française Elf-Aquitaine à différents dirigeants africains, dans le but de sécuriser ses approvisionnements en pétrole. Via des comptes en Suisse et aux États-Unis ainsi que des sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux, ces responsables africains versaient, pour leur part, des sommes aux dirigeants de la compagnie, à des proches de François Mitterrand et aux partis politiques français. 2. NDLR : F. Beckenbauer fut président du Comité d’organisation de la Coupe du monde de football 2006 en Allemagne, sur l’attribution de laquelle pèsent des soupçons de corruption.

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local et régional. Il faut donc maintenir la pression en haut et en bas. Pour que la manœuvre aboutisse, il faut resserrer les deux le plus possible. Peu de pays y parviennent de façon totalement satisfaisante : il y a ce que fait la classe politique, ce que fait la société civile, ce que font les organisations internationales, mais la coordination de tous dans un ensemble cohérent reste une difficulté significative. Chacun a son rôle et sa vision des choses ; il manque un élément fédérateur. Chaque institution revendique sa propre autonomie, son propre rôle. Par exemple, très peu de pays sont dotés d’un plan national d’action contre la corruption. Beaucoup d’initiatives se font au quotidien, mais peu de pays ont un plan unique et cohérent. Le seul qui me vient à l’esprit est le Royaume- Uni, dont la démarche est très intéressante – il faudra voir si elle porte ou non ses fruits, mais elle reste le premier plan global à mes yeux. Toutefois, il faut préciser que ce plan a été établi à la suite d’un scandale d’ampleur inédite, ce qui m’amène à penser que, parfois, pour sortir d’une crise par le haut, il faut un électrochoc suffisamment fort. En France, cela n’est pas encore arrivé.

Qu’en est-il de la France, que ce soit vis-à-vis de la corruption qui peut exister dans le pays lui-même et de son engagement international sur cette question ? Daniel Lebègue – Nous sommes le seul pays au monde à connaître une situation de cumul de mandats aussi extravagante. Le responsable public élu en France, en particulier le parlementaire, exerce en moyenne trois mandats et demi. Nous y sommes habitués, mais cela constitue une situation très atypique dans une démocratie. Il est donc fréquent Le responsable public élu en France, qu’il y ait des conflits d’intérêts entre l’intérêt national – et l’on attend d’un en particulier le parlementaire, exerce ministre, député, haut fonctionnaire, magistrat qu’il agisse au nom du seul en moyenne trois mandats et demi intérêt général – et d’autres plus spécifiques, attachés à une ville, une région, etc. Toutefois, il faut noter que les réformes entreprises depuis deux ans vont dans le bon sens. En parallèle, pour faire condamner un élu français pour des faits de corruption, la durée moyenne de la procédure est de dix ans. Cette lenteur contribue aussi à nourrir la défiance. Pour ne citer qu’un exemple, Charles Pasqua faisait l’objet de cinq procédures pour faits de corruption et n’a été définitivement condamné qu’au bout de vingt-deux années. Au niveau international, la France a toujours été à l’avant-garde pour faire adopter des conventions et affirmer des valeurs. Elle a été l’un des premiers pays à ratifier la Convention de l’OCDE, puis celle des Nations unies. Mais les organisations internationales, dont l’OCDE ou le Conseil de l’Europe, disent que notre pays pêche souvent quand il s’agit de se donner des moyens d’action. La

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Convention de l’OCDE en est un bon exemple : la France l’a signée voilà environ quinze ans ; depuis, la justice française n’a pas condamné une seule entreprise pour des faits de corruption internationale, quand la justice américaine en a condamné près d’une centaine, les Allemands une cinquantaine, les Britanniques une trentaine. Quelque chose ne fonctionne donc pas dans l’application des règles auxquelles nous souscrivons : il faut renforcer les procédures et les moyens d’action. En 2015, Transparency International a proposé de développer et de mettre à disposition du système judiciaire l’instrument juridique qu’est la transaction : il s’agit de permettre à un procureur qui a identifié une mauvaise pratique de la part d’une entreprise de négocier avec elle, plutôt que de la poursuivre, les pénalités dont elle devra s’acquitter et les mesures préventives qu’elle devra mettre en place. C’est ainsi que travaillent d’autres grands pays, mais pour l’instant, la France ne sait pas faire. Il en résulte que nos entreprises sont rattrapées par des juges américains ou anglais et paient des amendes considérables. Ce n’est gratifiant ni pour elles ni pour nos magistrats.

Nicola Bonucci – La corruption existe en France comme partout, c’est une évidence. Y en a-t-il davantage aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq ou cinquante ans ? Je n’en suis pas du tout certain. Les montants ont probablement évolué, mais cela est dû au fait que le pays s’est aussi enrichi sur la même période. On peut peut- être s’interroger – et je n’ai pas de réponse – sur la décentralisation et ses effets induits, qui n’ont peut-être pas totalement été pris en compte. Tant qu’on avait un système de marchés publics très centralisé, il y avait moins d’interlocuteurs. Donc peut-être – et je compare cela avec le fonctionnement italien au niveau local et régional – y a-t-il eu un manque de vigilance. Depuis quelques années, on voit néanmoins une prise de conscience. Mais il est dommage de constater qu’il n’existe aucun processus impliquant que l’on se réunisse, que l’on réfléchisse tous ensemble pour arriver à un plan d’action global et cohérent – à défaut d’une solution idéale, qui ne peut pas exister. Cet exercice pourrait, je crois, être entrepris par la France. Sur le plan international, la France est un pays important, membre du G7 et du G20. Le message qu’elle délivre en la matière est attendu et entendu, mais au-delà du message, l’action compte, ainsi que le note Daniel Lebègue, et c’est là où le bât blesse. En fait, il y a parfois un décalage entre ce que la France dit et ce qu’elle fait. Elle n’est pas la seule dans ce cas, mais cela n’est pas une excuse. Certaines prises de position me surprennent parfois, comme par exemple les articles que j’ai lus dans la presse française sur l’affaire Alstom. Laisser entendre, comme j’ai pu le lire çà et là, que General Electrics aurait « fabriqué » une affaire de corruption pour affaiblir Alstom et pour plomber un champion français n’est pas sérieux. Le groupe traînait derrière lui un passif lié à de nombreux pays et ce, depuis longtemps. Il a été incapable de les régler et s’est retrouvé en position de faiblesse. General Electrics n’a eu aucun état d’âme, mais ne peut être tenue

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pour responsable. Il y a donc une certaine victimisation de la part des entreprises françaises, promptes à accuser leurs concurrents de manipulation. Si l’on ne sort pas de cette logique, on n’abordera pas franchement la problématique de la corruption et des errements associés. Il ne faut pas laisser se répandre La réalité est que les entreprises françaises sont importantes, qu’elles le populisme du « tous pourris » travaillent dans des secteurs et des pays à risques, et qu’elles font face comme toutes à ces questions. Ce n’est pas porter atteinte à leur intégrité que de dire que, parfois, elles tombent, comme d’autres, dans le piège qui leur est tendu. Au final, il est important de reconnaître que la France a un message à délivrer, particulièrement en Afrique. C’est en tout cas la priorité au niveau international. Au niveau national, encore une fois, il faut un message global et cohérent qui dépasse les carcans habituels. Tout ne peut pas être réglé par la voie purement législative : elle ne peut pas changer les états d’esprit ou certaines pratiques. Il faut travailler avec la société civile, avec le local, développer de nouvelles approches et, surtout, être cohérent et constant. Cela fait partie de l’arsenal de la lutte contre la corruption : il faut éduquer, expliquer et agir au quotidien. La France a beaucoup de forces : son administration, par exemple, laisse énormément de pays rêveurs malgré ce que beaucoup peuvent penser. Il ne faut pas laisser se répandre le populisme du « tous pourris ».

Propos recueillis par Carole Gomez et Marc Verzeroli, les 25 et 26 novembre 2015.

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Les entreprises face à la corruption

Sylvie Matelly Enseignant-chercheur à De Vinci Business Lab et directrice de recherche à l’IRIS1.

lf, Siemens ou Finmeccanica, plus récemment Alstom, Walmart ou Petrobras : nombreuses sont les entreprises qui ont été soupçonnées, poursuivies ou condamnées, ces vingt dernières années, pour des faits de corruption. Est-ce à dire que le monde des affaires est désespérément corrompu ? La médiatisation croissante de ces « affaires » reflète plutôt Eque le rejet de telles pratiques se diffuse et s’étend, ne laissant pratiquement plus aucune région du monde indifférente. Au mot « entreprise », le Larousse précise qu’il s’agit d’une « affaire agricole, commerciale ou industrielle, dirigée par une personne morale ou physique privée en vue de produire des biens et services ». Force est de constater que la manière de produire ces biens laisse de moins en moins indifférentes les opinions publiques, qu’il s’agisse d’émissions de gaz à effet de serre ou de pollution, des conditions de travail ou des modalités selon lesquelles sont menées ces « affaires ». La corruption est, quant à elle, définie par la Commission européenne comme « liée à tout abus de pouvoir ou toute irrégularité commis dans un processus de décision en échange d’une incitation ou d’un avantage indu ». L’organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International explique, pour sa part, que « la corruption consiste en l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privées »2. De par ses activités, l’entreprise est souvent au cœur des « affaires », le plus souvent en position de corrupteur, plus rarement de corrompu. Elle pratique

1. L’auteur remercie vivement Dominique Lamoureux, directeur Éthique et responsabilité d’entreprise de Thales pour ses explications et éclairages ainsi que les précisions et remarques apportées sur une première version de cet article. Les opinions exprimées ne sont toutefois que celles de l’auteur. 2. Transparency International, « How do you define corruption ? », disponible sur le site Internet de l’organisation.

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alors une corruption dite « active », proposant un paiement ou un avantage en nature pour faciliter l’obtention d’une décision favorable. Elle peut également être soupçonnée de pousser le corrompu à accepter ce paiement ou cet avantage – concept de corruption « passive ». L’article 1 de la Convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre la corruption précise ainsi qu’elle correspond « au fait […] d’offrir, de promettre ou d’octroyer un avantage indu pécuniaire ou autre, directement ou par des intermédiaires, à un agent public étranger, à son profit ou au profit d’un tiers, pour que cet agent agisse ou s’abstienne d’agir dans l’exécution de fonctions officielles en vue d’obtenir ou conserver un marché ou un autre avantage indu dans le commerce international ». La responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise s’élargit de plus en plus et des contraintes légales sont mises en place pour pousser les firmes au respect de règles inexistantes par le passé. Dans ce contexte, les poursuites et condamnations se multiplient. Mais si la lutte contre la corruption a en tout premier lieu concerné les entreprises, elle a aussi eu pour elles une double conséquence : la matérialisation d’un risque nouveau – d’image mais aussi de poursuites – et la nécessité de s’adapter pour le prévenir. Cette évolution vers une plus grande responsabilité des entreprises était certainement nécessaire et légitime. La corruption fausse en effet la concurrence et détourne des ressources au profit d’intérêts particuliers, le plus souvent dans des pays où la pauvreté et les inégalités sont la règle. Pour autant, elle reste endémique dans de nombreux États, prouvant, s’il était nécessaire, que les entreprises ne sont pas les seuls acteurs en la matière. L’impunité quasi-totale des décideurs publics partout dans le monde, alors que les condamnations d’entreprises ne cessent de se multiplier, rend souvent celles-ci otages de ce type de pratiques, anéantissant de fait les moyens qu’elles mettent elles-mêmes en œuvre, ainsi que les mesures prises par les pouvoirs publics ou les organisations internationales pour éradiquer la corruption.

La corruption, un risque croissant pour les entreprises

Le rapport publié par l’OCDE en 2014 explique que la moitié environ des affaires de corruption concerne des pays ayant un haut (22 %) voire un très haut (21 %) niveau de développement humain. Par ailleurs, certains secteurs sont plus exposés que d’autres. C’est le cas des industries extractives (23 % des affaires de corruption transnationale conclues entre février 1999 et décembre 2013), de la construction (19 %), des transports internationaux (19 %) ou encore des industries de la communication et de l’information (12 %). Il s’agit, assez logiquement, d’activités très internationalisées et imposant des installations et infrastructures

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locales, qui obligent les entreprises à des contacts réguliers avec des décideurs publics locaux. De fait, dans plus de la moitié des cas, les pots-de-vin sont versés en vue de remporter un marché public (57 %) ou de faciliter les procédures de dédouanement (12 %)1. Enfin, la corruption n’est pas seulement le fait de salariés sans scrupules travaillant dans une filiale lointaine de l’entreprise : les dirigeants sont également directement mis en cause dans un certain nombre d’affaires. L’OCDE estime que le versement des pots-de-vin représente en moyenne 10 % de la valeur de la transaction. Il est nécessaire de préciser que de tels actes faussent la concurrence entre les entreprises en permettant Dans un monde concurrentiel, l’attribution de marchés selon des le risque est grand que les entreprises critères non-économiques, et non en fonction du meilleur rapport qualité- s’engagent dans une sorte prix. Le coût réel de la corruption de « course aux pots-de-vin » s’exprime aussi par rapport au surcoût payé par le contribuable dans le cas d’un marché public, aux emplois non créés ou encore par la perte de production et de croissance du fait de la mauvaise allocation des ressources au profit d’intérêts privés. En effet, le versement d’un pot-de-vin conduit à accorder un contrat ou un marché à l’entreprise qui n’est pas forcément la plus compétitive, ni la moins chère, ni celle générant le plus d’emplois. Une entreprise qui accepte de corrompre doit également assumer un coût supplémentaire, une sorte d’impôt versé au profit de quelques-uns afin de faciliter la conclusion d’un marché ou obtenir des facilités de négociation. Toutefois, dans un monde concurrentiel, le risque est grand que les entreprises s’engagent dans une sorte de « course aux pots-de-vin » qui finit par coûter de plus en plus cher, sans pour autant garantir un résultat. La corruption fausse également une juste concurrence et permet à des firmes moins compétitives que leurs concurrentes de gagner des marchés à court terme, sans que cela ne les incite à investir pour se mettre à niveau, innover et se développer. Parce que la corruption suppose le paiement par une partie prenante d’un pot-de-vin permettant d’accélérer ou de faciliter une transaction commerciale et financière en cours, les entreprises sont directement exposées, particulièrement dans un monde devenu global. La mondialisation accroît, en effet, les possibilités et les tentations, et ce, d’autant plus que certains marchés resteraient inaccessibles sans le versement d’une certaine somme d’argent pour y entrer et / ou y rester. C’est dans ce contexte que les entreprises font face à la corruption et que cette dernière devient un risque majeur, pouvant même conduire à la disparition de certaines d’entre elles (exemples d’Elf ou de la Compagnie générale des eaux). Le risque est d’autant plus important que la lutte contre ce type de

1. OCDE, Rapport de l’OCDE sur la corruption transnationale. Une analyse de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers, Paris, éditions OCDE, 2014.

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pratiques s’est intensifiée partout dans le monde depuis dix ans. Corrompre, c’est ainsi prendre le risque de poursuites judiciaires et de sanctions de plus en plus lourdes. La justice américaine n’hésite par exemple plus à poursuivre et à condamner lourdement des entreprises étrangères, mais également à sanctionner indirectement des gouvernements si elle estime que leurs engagements à lutter contre la corruption sont insuffisants. L’Allemagne et le Royaume-Uni en firent l’expérience il y a quelques années, à travers des sanctions « records » imposées à certaines de leurs entreprises (Siemens ou BAe Systems). L’amplification des amendes semble dater de 2007-2008. Faut-il y voir un effet de la crise économique et financière ? S’il est difficile de répondre par l’affirmative, il est fort probable que la crise et les abus d’un capitalisme sauvage et peu éthique aient rendu ce type de pratiques encore moins tolérable. La lutte contre la corruption a d’ailleurs été inscrite à l’agenda du G20 dès 2009. C’est aussi à cette époque, en 2010, que le Royaume-Uni adopte, plus de dix ans après avoir signé la Convention OCDE, sa nouvelle législation en la matière, le UK Bribery Act, souvent considérée comme l’une des plus aboutie sur ces questions. Pour sa part, la Convention de l’OCDE avait justement, dès 1997, établi la nature pénale d’une infraction de corruption, pouvant conduire à condamner une personne morale, à travers ses dirigeants, à des peines d’emprisonnement. Par ailleurs, le Foreign Corrupt Practice Act américain et le UK Bribery Act ont une portée extraterritoriale. Ces deux pays se donnent donc le droit de poursuivre des entreprises étrangères, y compris pour des faits commis à l’étranger. Ainsi sur les cinq dernières années, le Department of Justice des États-Unis a, par exemple, initié des procédures à l’encontre d’Alstom (2015), d’Avon (2014), des filiales polonaise et mexicaine de Hewlett-Packard (2013), de Bilfinger (2013), de Total (2012), de Lufthansa (2012), d’Alcatel-Lucent (2010), de Shell (2010), d’ABB (2010), de Technip (2010), de Daimler-Chrisler (2010), de BAe Systems (2010), etc. Les entreprises de tous les pays sont ainsi aujourd’hui concernées. Parallèlement, les pays émergents, souvent sous la pression de leurs opinions publiques, sont de plus en plus engagés dans la lutte contre la corruption. Les scandales se multiplient aussi au Brésil, en Chine, en Turquie, en Russie, en Thaïlande, en Malaisie, etc., obligeant les autorités à engager des poursuites. Au Brésil, la présidente de la République, Dilma Rousseff, fait l’objet d’une procédure de destitution à la suite à sa mise en cause dans l’affaire de corruption visant Petrobras. L’Inde a même surpris en publiant, en 2012, une liste noire d’entreprises étrangères ne pouvant plus concourir à des appels d’offres dans le pays, parmi lesquelles l’entreprise italienne Finmeccanica. Outre les risques judiciaires, le rejet croissant de ces pratiques par les opinions publiques et la médiatisation systématique des « affaires » menacent directement l’image et la réputation des entreprises. Il devient de plus en plus difficile pour une compagnie accusée de corruption de reprendre ses affaires « normalement ». Un certain nombre d’entreprises en ont fait les frais ces dernières années, contraintes au mieux de changer de nom, au pire d’être absorbées par des

124 Les entreprises face à la corruption

concurrents. Faut-il alors voir un lien de cause à effet entre le démantèlement d’Alstom, en 2014, et la mise en cause, au même moment, de cette entreprise pour des faits de corruption ? La pression sur les entreprises s’accroît également de la part de leurs parties prenantes, et en particulier des institutions financières. Directement mises en cause pour leurs prises de risques excessifs, contraintes de restaurer la confiance tant de leurs clients que des autorités, et faisant face au développement d’une finance alternative (placements éthiques, crowdfunding, investissements sociaux, etc.), les banques et les investisseurs sont de plus en plus exigeants sur la mise en place de mesures de prévention, tout particulièrement face à la corruption. Ainsi, une entreprise dont les mesures mises en place pour prévenir la corruption seraient jugées insuffisantes pourrait se trouver confrontée à des difficultés pour trouver des financements ou des investisseurs.

Figure 1 : Amplification du montant des sanctions imposées aux entreprises pour faits de corruption (en milliards de dollars)

Source : OCDE, op. cit.

125 DOSSIER

Les entreprises dans la lutte contre la corruption La Convention l’OCDE : un pas décisif

L’idée que les entreprises doivent respecter une certaine éthique des affaires se répand après la Seconde Guerre mondiale, amplifiée depuis par la médiatisation d’un certain nombre de scandales (Bhopal en 1984, boycott de Nestlé depuis 1977, Foxconn en 2012, Rana Plaza en 2014, etc.). Ainsi, le Pacte mondial, initiative lancée par les Nations unies en 2000, identifie dix grandes responsabilités de l’entreprise, parmi lesquelles le respect des droits de l’homme ou du droit du travail, la préservation de l’environnement ou encore la lutte contre la corruption. Pourtant, la corruption fut tolérée pendant longtemps et dans nombre de pays. Le pot-de-vin était perçu comme un « facilitateur » et certains régimes fiscaux en permettaient la déduction fiscale – c’était le cas de la France jusqu’en 2000 et la transposition de la Convention de l’OCDE dans le droit national. La lutte contre la corruption s’est donc intensifiée, tant au sein des entreprises qu’à travers la signature de traités ou conventions internationales ou la promulgation de législations nationales condamnant ces pratiques par de nombreux pays. Ce sont les États-Unis qui, les premiers, ont mis en place une législation interdisant ce type de pratiques. Le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA) fut ainsi adopté en 1977, en réaction au scandale « Lockheed », du nom d’une entreprise du secteur aéronautique et aérospatial soupçonnée d’avoir financé des campagnes électorales non seulement aux États- Unis, mais aussi au Japon, en Allemagne La corruption fut tolérée pendant et aux Pays-Bas, en échange de l’achat longtemps et dans nombre de pays d’avions produits par la compagnie. Face aux distorsions de concurrence que constitue cette pression légale pour les entreprises américaines, les États-Unis poussent l’idée de généraliser la lutte contre la corruption au niveau international. Ils soutiennent alors l’élaboration d’une convention au sein de l’OCDE, la Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ou « Convention anticorruption », finalement adoptée le 21 novembre 1997. À la même époque apparaît Transparency International, ONG qui publie chaque année un rapport sur la perception de la corruption dans le monde, dans lequel elle propose notamment un classement des pays. Présente aujourd’hui dans plus de 130 pays, elle mène diverses actions d’accompagnement et de prévention. Du côté des organisations internationales, la Convention de l’OCDE, entrée en vigueur en 1999, reste encore aujourd’hui, avec celle des Nations unies, l’un des

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textes les plus rigoureux en matière de lutte contre la corruption. Son originalité a été de prévoir un mécanisme de suivi des démarches entreprises par les États pour transposer dans leur législation les principes du texte, puis pour poursuivre réellement les contrevenants1. En effet, la Convention de l’OCDE est articulée autour de grandes phases : la première prévoit la transposition des dispositions dans les législations nationales, la deuxième l’application de la législation et la troisième, plus récente, la réelle mise en œuvre de ces législations (adaptation des acteurs, entreprises et institutions, réalité des poursuites engagées et des sanctions prononcées, etc.). Chacune est organisée par des allers-retours entre les États engageant des démarches pour se mettre en conformité avec la Convention qu’ils ont signée et le groupe de travail en charge de son application, qui envoie des auditeurs contrôler la réalité de cette transposition dans les pays. Chaque étape donne lieu à la publication d’un rapport traduit en plusieurs langues et consultable par tous sur le site de l’OCDE. Cette transparence est un élément important de la démarche engagée par l’OCDE, puisqu’elle permet à chaque pays partie à la Convention d’avoir accès aux efforts réalisés ou non par ses partenaires. Le Royaume-Uni en fut d’ailleurs une « victime collatérale », puisque stigmatisé par l’OCDE pendant des années pour ne pas avoir adopté une législation permettant une réelle transposition et la poursuite des entreprises corruptrices. La Convention prévoit également la mise en place, par les pays, de mesures qui poussent les entreprises à devenir elles- mêmes des acteurs de la lutte contre la corruption, mais qui leur permettent aussi de poursuivre les entreprises qui ne le feraient pas – incrimination de la personne morale, donc possibilité de poursuivre les dirigeants d’entreprises. La Convention de l’OCDE vise donc à une certaine harmonisation des législations des pays signataires en matière d’incrimination et de condamnation des pratiques de corruption. La diffusion de ces nouvelles règles conduit alors à accroître la pression sur les entreprises originaires de ces pays pour qu’elles renoncent à ce type de pratique dans leurs activités commerciales à l’international.

Un choix stratégique

Rattrapés par l’intensification de la pression légale et les risques de poursuites qui en découlent, les grands exportateurs ont, pour la plupart, modifié profondément leur mode d’action, et les entreprises ont mis en place un certain nombre de démarches pour prévenir ce risque. La première d’entre elles commence le plus souvent par une prise de conscience conduisant à la rédaction

1. Trois autres textes, plus universels puisque couvrant un plus grand nombre de pays, tentent également de lutter contre la corruption. Il s’agit des deux conventions, civile et pénale, sur la corruption du Conseil de l’Europe, signées en mai 2005, et de la Convention des Nations unies contre la corruption de 2004. Elles ne prévoient toutefois pas de procédures de suivi de leur mise en œuvre.

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d’une charte éthique. L’entreprise élabore ensuite une cartographie des risques. La prévention de la corruption suppose également une bonne compréhension des enjeux de la part de toutes les filiales, mais aussi de tous les collaborateurs et partenaires (fournisseurs). Organisation et adaptation de la gouvernance peuvent ainsi permettre de mettre la lutte contre la corruption au cœur de la stratégie de l’entreprise et d’en coordonner l’ensemble des activités. Deux philosophies semblent dominer les choix stratégiques des entreprises en la matière, traduisant l’insoluble difficulté à prévenir et garantir la disparition de la corruption en leur sein : la prévention via la formation de ses équipes et l’identification de signaux d’alerte, d’un côté, ou le contrôle total par l’élaboration de règles strictes de gestion des contrats et des relations d’affaires, de l’autre. L’élaboration de la norme ISO 37001 actuellement en cours de rédaction va plutôt dans le sens de ce strict contrôle1. Il n’est toutefois pas certain qu’en matière de corruption, tout puisse être anticipé, et donc réglementé par des procédures. Par ailleurs, la lutte contre la corruption La lutte contre la corruption n’a de sens pour l’entreprise que si ses concurrents adoptent la même démarche. n’a de sens pour l’entreprise Dans le cas contraire, la compétition est que si ses concurrents adoptent déloyale et l’engagement de l’entreprise contre la corruption constitue un handicap la même démarche menaçant son activité même et sa capacité à remporter de nouveaux contrats et marchés. Les firmes sont alors confrontées à un réel « dilemme du prisonnier », en référence au jeu élaboré par les mathématiciens Melvin Dresher et Merrill Flood, puis repris en économie par Albert Tucker2. Le dilemme du prisonnier est une situation où deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où, en l’absence de communication entre eux, chacun choisira de trahir l’autre si le jeu n’est joué qu’une fois. Pour faire face à cela, les entreprises se regroupent au sein de comités ou de groupes de travail. Elles y échangent sur leurs bonnes pratiques ou s’engagent de manière sectorielle afin de limiter les distorsions de concurrence sur un même marché, dans le cas d’une lutte à géométrie variable contre la corruption au sein des entreprises. C’est le cas de l’International Forum on Business Ethical Conduct (IFBEC), une initiative mondiale des industries de l’aéronautique et de la défense dont furent à l’origine un certain nombre d’entreprises du secteur et les deux associations d’industriels européenne (Aerospace and Defence Industries Association of Europe [ASD]) et américaine (Aerospace Industry Association [AIA]). À partir de 2010, un groupe d’entreprises de l’ensemble des pays du G20 a également été créé au sein de ce dernier, avec la

1. La norme de l’International Standart Organisation, ISO 37001 ou Anti-bribery management systems, vise à mettre en place au sein des entreprises une série de mesures pour les aider à prévenir, détecter et combattre la corruption (formation des collaborateurs, règles de négociations de contrats, encadrement de ces négociations, etc.). 2. Clifford Pickover, The Math book, New York, Sterling, 2009.

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lutte contre la corruption comme l’une des priorités. Une task force « Transparence et anticorruption » a ainsi été mise en place. Conscientes aussi de l’importance de la communication et de l’image, les entreprises travaillent avec les organisations internationales gouvernementales (ONU à travers le Global Compact) et non gouvernementales (Transparency International). Par ailleurs, la lutte contre la corruption des affaires s’élargit depuis peu, certaines entreprises n’hésitant plus à poursuivre leurs actuels ou anciens dirigeants pour avoir laissé de telles pratiques se produire. Elle s’étend également progressivement à la corruption passive, comme en témoigne le cas du Brésil et la menace de destitution pesant sur Dilma Rousseff. Enfin, l’inscription de cette lutte à l’agenda du G20 en a poussé les pays non membres de l’OCDE à intensifier la lutte contre la corruption ces dernières années ; c’est le cas de la Chine, mais aussi de l’Inde. Ces évolutions sont essentielles, car la poursuite des seules entreprises présente des limites évidentes et largement perceptibles dans la persistance de la corruption partout dans le monde. Est-il vraiment possible d’éradiquer de telles pratiques en ne poursuivant que les coupables de corruption active ? Peut-on continuer à croire que les corrompus ne sont que passifs face aux propositions de pots-de-vin ?

Sans tomber dans l’angélisme, il est incontestable que de réels progrès ont été faits dans la lutte contre la corruption au sein des entreprises. Le risque est, en effet, devenu trop important pour rester ignoré. Pour autant, la corruption reste et restera endémique tant que la responsabilité et donc les poursuites ne concerneront que les entreprises. La corruption, lorsque transnationale, est une infraction complexe et opaque, qui entraîne de multiples transactions financières à travers plusieurs pays, exercées par et pour de multiples bénéficiaires. La corruption passive – le corrompu – est encore rarement condamnée. Il en résulte que sur certains marchés, dans certains pays, la sollicitation de pots-de- vin et l’extorsion sont monnaie courante, pour ne pas dire systématiques. Les entreprises sont alors confrontées à un réel dilemme, qui consiste soit à refuser ces pratiques tout en ayant la certitude de perdre le marché, soit à accepter de verser le pot-de-vin afin de préserver toutes leurs chances. Dans ce contexte, l’éradication de la corruption dans les affaires ne passera que par la poursuite de l’engagement des entreprises, couplée à une extension de la lutte et des poursuites à la corruption passive. ■

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La lutte anticorruption en Chine : « la chasse aux tigres et aux renards »

Barthélemy Courmont Maître de conférences à l’Université catholique de Lille, directeur de recherche à l’IRIS et rédacteur en chef de Monde chinois, nouvelle Asie.

Emmanuel Lincot Directeur de la chaire Études chinoises contemporaines à l’Institut catholique de Paris et rédacteur en chef de Monde chinois, nouvelle Asie.

i l’histoire des élites politiques chinoises semble étroitement liée à celle de la corruption, dont le système mandarinal de sélection et de privilèges des fonctionnaires de l’Empire et ses excès furent la principale manifestation1, cette réalité s’est accentuée en marge des développements économiques du pays au cours des trente-cinq Sdernières années. Dès les années 1980, la corruption était en effet identifiée comme un phénomène grandissant, au point d’être la cible des manifestants de la place Tiananmen en 1989. Cette tendance n’a fait que croître depuis. S’agit-il, dès lors, d’un avatar de la croissance chinoise et des mutations économiques et sociales qui l’accompagnent ou, à l’inverse, d’un « mal nécessaire » permettant de

1. Le système mandarinal, imposé au début du VIIe siècle et appliqué par toutes les dynasties jusqu’en 1905, est une sélection par concours des hauts fonctionnaires lettrés et éduqués dans la tradition de Confucius. Basé sur une reconnaissance du mérite et des aptitudes intellectuelles, ce système a également produit des privilèges pour les Mandarins, et développé la corruption aux différents échelons de l’administration impériale.

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consolider les institutions et d’offrir une stabilité dont la Chine a su tirer profit pour se hisser au rang de grande puissance ? D’un côté, la corruption en Chine génère des inégalités sociales et impose des privilèges de plus en plus inacceptables pour une opinion publique qui demande des comptes. De l’autre, en renforçant les dispositifs de lutte contre la corruption, comme c’est le cas depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping avec une campagne contre « le luxe, le formalisme et la bureaucratie », l’État-parti s’expose à un effet boule-de-neige dont il pourrait faire les frais. Ainsi la lutte contre la corruption en Chine, présentée comme l’une des priorités du gouvernement depuis 2012, est-elle porteuse d’incertitudes, en plus d’être souvent assimilée à des règlements de comptes politiques davantage qu’à une véritable campagne de transparence.

La poussée de la société civile

Les succès du modèle chinois au cours des trois dernières décennies se traduisent essentiellement par la modernisation du pays et l’émergence d’une classe moyenne. Sur ce second point, on note un effet accélérateur au cours de la décennie en cours, plusieurs indicateurs convergeant autour de chiffres donnant 500 millions de personnes appartenant à cette catégorie en 2020, pour 50 millions en 20101. L’émergence de cette classe moyenne se caractérise par un accès à la société de consommation pour un grand nombre de Chinois, mais également par des niveaux d’études en hausse et par une généralisation de l’information et des médias sociaux2. La Chine compte ainsi actuellement la plus grande communauté d’internautes au monde et les réseaux sociaux se sont considérablement développés, notamment Weibo. Et c’est sur Internet que s’expriment le plus ardemment les dénonciations d’abus de pouvoir et de cas de corruption, autant que les exigences d’une société soucieuse de lutter contre les inégalités galopantes. L’opinion publique chinoise réclame ainsi une plus grande justice sociale, la fin des privilèges et une lutte plus transparente – et plus efficace – contre les cadres corrompus. Voilà désormais plus de vingt-cinq ans que la répression de Tiananmen a enterré la dernière illusion de pouvoir établir une société socialiste « à visage humain ». Depuis lors, la cupidité, la corruption, l’ostentation ont remplacé les valeurs traditionnelles de moralité, de vertu et de justice. Les solidarités familiales ont elles-mêmes été mises à mal par la politique de l’enfant unique. En somme, le quotidien d’une part croissante d’hommes et de femmes est en proie à une très grande vulnérabilité. La consommation, voire le luxe tapageur qu’arbore

1. Leslie L. Marsh et Hongmei Li (dir.), The Middle Class in Emerging Societies. Consumers, Lifestyles and Market, New York, Routledge, 2015. Si on estime que les classes moyennes dépasseront les 40 % de la population chinoise en 2020, elles représentaient en 2015 environ 30 % de la population. 2. Lire Daniel Kübler, Hanspeter Kriesi et Lisheng Dong (dir.), Urban Mobilizations and New Media in Contemporary China, Londres, Ashgate, 2015.

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une minorité privilégiée de la population n’en sont que plus illustratifs. Pourtant, des voix s’élèvent, dénonçant la recherche de l’avantage individuel, de la veulerie, de la soumission au pouvoir brut ou de l’absence totale de dévouement au bien public. Elles émanent des dissidents et des intellectuels, qu’ils soient libéraux, conservateurs ou plus largement issus de la nouvelle gauche. La corruption croissante est ainsi perçue comme pouvant établir un décalage entre les élites et la population, avec à terme un risque de crise de légitimité de l’État-parti1. D’ailleurs, dès le lancement de la campagne anticorruption, la société civile chinoise s’est largement répandue sur les activités suspicieuses de dirigeants d’entreprises, de cadres locaux du Parti ou de dirigeants La corruption croissante est perçue municipaux. La rapidité des échanges sur comme pouvant établir un décalage Internet, conjuguée à la détermination et l’intransigeance d’une population entre les élites et la population, lassée des privilèges de certains, a ainsi avec à terme un risque de crise engendré une multitude d’actions dans des délais très rapprochés. En effet, la de légitimité de l’État-parti réponse des autorités s’est rapidement matérialisée par de nombreuses arrestations. La politique anticorruption de Beijing répond donc à une très forte demande de la population. En ce sens, tout manquement des autorités à leurs « obligations » est immédiatement l’objet de très vives critiques. Pour autant, cette marge de manœuvre à première vue étroite peut également apparaître comme une opportunité pour les dirigeants chinois d’asseoir leur légitimité. Le président Xi Jinping a bien compris cette nécessité de réactiver le « mandat céleste » de la Chine impériale, lui qui est souvent perçu comme un nouvel empereur. Il concluait d’ailleurs un discours prononcé lors de la 5e séance du Bureau politique, le 19 avril 2013, en rappelant que « nous devons protéger réellement les droits et intérêts légitimes du peuple afin de maintenir la droiture de nos cadres, l’intégrité de notre gouvernement et l’exemplarité dans la conduite des affaires politiques ». Si ce devoir n’est pas respecté, l’État-parti pourrait être plongé dans une crise de légitimité.

Entre nécessité et opportunisme politique

De fait, à peine arrivé au pouvoir, Xi Jinping s’est emparé du problème de la corruption, notamment à l’occasion d’un discours prononcé à Beijing le 16 novembre 2012, dans lequel il note que « de nombreux problèmes urgents […] doivent être résolus, notamment la corruption, la distance marquée avec le

1. Andrew Wedeman, Double Paradox. Rapid Growth and Rising , New York, Cornell University Press, 2012.

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peuple, le formalisme et le bureaucratisme chez certains responsables du Parti ». En se plaçant au cœur de la lutte, l’État-parti répond aux attentes de l’opinion publique, mais s’assure dans le même temps le contrôle des informations pouvant filtrer sur les cas de corruption décelés, ce qui lui donne l’opportunité d’être au cœur du système, tout en dénonçant dans le même temps ses dérives. Car le fonctionnement du régime chinois s’inspire encore largement – pour reprendre une expression chère au sinologue américain Richard Baum – de principes légués par le « léninisme consultatif »1. Dans la pratique, l’État-parti demeure oligarchique – dans ses structures – et profondément élitiste – par ses modalités de recrutement. Toute ouverture brutale au pluralisme politique entraînerait inévitablement sa chute. Le limogeage de et son procès fortement médiatisé, en 2013, ont ainsi rappelé avec acuité qu’aucune voix dissonante – au niveau décisionnel – ne saurait être tolérée. Le régime continuera donc, selon toute vraisemblance, à recourir à des méthodes de coercition violente et de censure pour gouverner. La présidence de Xi Jinping, souvent pointée du doigt comme dirigiste, s’inscrit dans cette tendance. La raison de cette fermeté est assez simple : l’élite communiste chinoise est obsédée La lutte contre la corruption permet, par l’idée de décadence. Un État fort, une police et une armée puissantes pour Xi Jinping, de maintenir un permettront, pense-t-on en haut lieu, pouvoir légitimé et, par voie de d’échapper à une « féminisation de la société », en d’autres termes à ce qui conséquence, plus fort est perçu comme la multiplication des signes de faiblesse. Ni Xi Jinping ni Liu Yuan (fils de Liu Shaoqi)2, tous deux très nationalistes et engagés contre la corruption, ne sont insensibles au spectre du déclin. Chacun est favorable à un renforcement de l’éducation militaire auprès des jeunes écoliers. Si la population semble plutôt indifférente à ce projet, elle ne manifeste pas moins son adhésion, d’une manière parfois exacerbée, aux thèses nationalistes que défendent, depuis plusieurs années, un certain nombre d’idéologues comme Wang Xiaodong ou Zhang Wenmu3. Faut-il cependant voir dans la lutte contre la corruption initiée par Xi Jinping un simple moyen de re-crédibiliser l’État-parti ou une opportunité de régler des

1. Richard Baum, China Watcher. Confessions of a Peking Tom, Seattle, University of Washington Press, 2010. 2. Né en 1951, Liu Yuan est le fils de Liu Shaoqi, ancien président de la RPC de 1959 à 1968 et victime de la Révolution culturelle. Il est, depuis 2010, commissaire politique du Département général de la logistique de l’Armée populaire de libération. 3. Wang Xiaodong est l’une des figures de proue du camp néoconservateur et nationaliste, mais par ailleurs défenseur du développement de la démocratie en Chine, qu’il estime nécessaire au discours nationaliste. Zhang Wenmu est, pour sa part, l’un des promoteurs de la défense de l’intérêt national chinois dans le monde. Lire Suisheng Zhao (dir.), Construction of Chinese Nationalism in the Early 21st Century, New York, Routledge, 2014.

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comptes avec des rivaux encombrants ? Sans doute les deux à la fois : la lutte contre la corruption permet, pour Xi Jinping, de maintenir un pouvoir légitimé et, par voie de conséquence, plus fort. L’impératif est donc de rétablir la confiance. D’où les interrogations concernant les orientations prises par cette lutte contre la corruption. Si Xi Jinping a insisté sur le fait qu’il n’épargnerait « ni les tigres ni les mouches », force est de constater que ce sont surtout les premiers, à savoir les personnalités les plus en vue – et potentiellement les plus encombrantes – qui semblent faire le plus les frais du renforcement des dispositifs de lutte contre la corruption. Bo Xilai, mais aussi les proches de – on parle de plus de 300 personnes – en sont les exemples les plus significatifs1. Cette campagne anticorruption touche également les responsables de l’Armée populaire de libération – devenue à la faveur de ses augmentations capacitaires une rente de situation pour certains de ses membres –, comme les généraux et , et dans leur sillage plusieurs dizaines d’officiers supérieurs. Sans doute les accusations de corruption sont-elles justifiées pour ces personnages, mais en éliminant ces cadres, ce sont aussi et peut-être surtout des rivaux réels ou potentiels que Xi Jinping met à genoux, avec la complicité supposée de ses prédécesseurs Jiang Zemin et Hu Jintao, et de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, dont la fortune est avérée mais qui ne semblent pas inquiétés. Difficile pour ces raisons de ne pas voir dans le ciblage de certains « tigres » une opportunité de faire le vide au sein de l’appareil politique.

Quels dispositifs pour lutter contre la corruption ?

Au-delà des discours et des exemples spectaculaires, la première grande réforme engagée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping est une gigantesque cure d’austérité imposée aux fonctionnaires, l’objectif étant de ne pas offrir à l’opinion publique le spectacle d’un pouvoir abusif et décalé des réalités sociales de la Chine contemporaine. Dans le même temps, les fonctionnaires dont la famille est installée à l’étranger se sont vus privés de promotion interne. On relève, en effet, que de nombreuses familles de fonctionnaires corrompus transfèrent des sommes considérables à l’étranger ; elles sont désormais directement visées dans le cadre de ce qui est présenté, depuis 2014, comme une « chasse aux renards », pour rester dans les images animalières qui caractérisent cette politique anticorruption et ceux qu’elle vise. On estime que près de 1 500 milliards de

1. Zhou Yongkang, l’un des principaux dirigeants chinois de ces dernières années, fut notamment responsable de la sécurité. Il est un ancien membre du Comité permanent du Bureau politique du PCC, avant son arrestation et son exclusion du Parti en décembre 2014. Le 11 juin 2015, il fut condamné à la prison à perpétuité pour « recel de corruption, abus de pouvoir et révélation intentionnelle de secrets d’État » par un tribunal de Tianjin, à l’issue d’un procès à huis clos.

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dollars ont ainsi été transférés depuis la Chine de manière illicite depuis 2003, ce qui en fait le pays le plus touché au monde par la fuite de capitaux. La lutte contre la corruption s’est également tournée en priorité vers des secteurs sur lesquels les soupçons sont les plus forts, comme les mines, l’énergie ou la construction. La stratégie, qualifiée de « chasse-mouches », consiste à débusquer de véritables filières corrompues à l’intérieur d’un secteur d’activité. En pratique, Xi Jinping s’appuie sur la Commission centrale d’inspection de la discipline (CCID), établie dès la naissance de la République populaire de Chine (RPC), en 1949, mais jusqu’alors peu ou mal utilisée. Sa direction a été confiée à l’un des sept membres du comité permanent du Parti communiste chinois (PCC) et proche de Xi Jinping, . Depuis fin 2012, elle aurait sanctionné près de 300 000 personnes. En revanche, et sans grande surprise, le système judiciaire reste assez opaque, dans la mesure où il est impossible de connaître le degré d’indépendance des juges chargés de l’instruction des personnes soupçonnées, ce qui renforce les doutes sur les opportunités offertes par cette campagne anticorruption à ceux qui en contrôlent le déroulement. Un demi-siècle après le début de la Révolution culturelle, ces pratiques ne sont pas sans rappeler le maoïsme. Le Comité central du Parti a, par ailleurs, publié et distribué un Plan d’action sur l’établissement d’un système perfectionné de prévention et de punition contre la corruption pour les années 2013-2017, qui sert de repère pour voir dans quelle mesure les différents échelons du PCC sont mobilisés, mais qui est aussi un précieux indicateur permettant d’identifier les objectifs devant être atteints d’ici au prochain Congrès. Il s’agit donc d’un plan qui s’inscrit dans la durée, et sur lequel des comptes seront rendus au prochain Congrès, sans doute en vue de réaffirmer la nécessité de pousser plus loin les efforts en vue de mettre les tigres, les renards et les mouches à genoux.

Faillite des élites, faillite du système ?

Parmi les défis que soulève cette lutte contre la corruption figure tout particulièrement la représentation du pouvoir central au niveau local. Traditionnellement, le régime s’est appuyé sur des cadres régionaux, souvent corrompus mais fidèles à Beijing et opérant comme de véritables garants de l’unité nationale souhaitée par le PCC. Dès lors que c’est parmi ces cadres régionaux et locaux que se trouve la grande majorité des personnes sanctionnées, c’est tout un système qui doit être repensé, au risque de voir Beijing coupé de la base. La lutte contre les « mouches » et les « renards » pourrait donc se traduire par la perte de soutiens essentiels dans les comités locaux. L’ensemble du système sur lequel s’est appuyé le PCC fait ainsi face à une modification en profondeur. De la même manière, et quelle que soit sa motivation, la lutte contre les « tigres » se traduit par des clivages et des divergences au sein des élites politiques

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dont il est difficile d’évaluer les conséquences dans la durée. Une chose est certaine : cette chasse aux renards s’est non seulement intensifiée en Chine mais aussi à l’extérieur des frontières. Les arrestations de caciques, comme celles évoquées précédemment, n’ont cessé depuis que Xi Jinping est à la tête de l’État. Surtout, ce dernier a rendu un hommage appuyé à Qiao Shi lors de ses obsèques, le 19 juin dernier. En Chine, les symboles parlent souvent bien plus que les mots : Qiao Shi était l’incarnation même des contradictions auxquelles le régime est confronté, écartelé entre la démocratie, l’État de droit et l’obéissance absolue au Parti. Sa très riche trajectoire politique est révélatrice des tensions qui opposent, aujourd’hui encore, les hauts dirigeants au sommet du Parti. L’ensemble du système sur lequel Proche du réformateur Hu Yaobang, il fut marginalisé par Deng Xiaoping s’est appuyé le PCC fait face dans la course au pouvoir qui l’opposait à une modification en profondeur alors à Jiang Zemin. Bien qu’ayant été définitivement écarté de la magistrature suprême, il n’en demeura pas moins, de 1993 à 1998, le numéro trois du régime et le très influent directeur de l’École centrale du Parti. Il importe de rappeler ces précédents car Qiao Shi sut encore faire parler de lui dans le contexte de déchirements que connaissait le Parti, et qui devaient coûter la destitution au maire de Chongqing candidat à la magistrature suprême, Bo Xilai. En 2012, en effet, Qiao Shi publia un livre – De la démocratie et des lois – dans lequel il appelait à la construction d’un appareil juridique indépendant et d’une démocratie. Et alors que Jiang Zemin plaidait pour la clémence en faveur de Bo Xilai, Qiao Shi était l’un de ceux qui prônaient un châtiment exemplaire. La brutalité des purges mises en œuvre par Xi Jinping suivent, en cela, les exhortations de son mentor. Elles ont déclenché une avalanche de rumeurs sur les effets délétères de la campagne anticorruption. Ainsi, la mort de l’ancien procureur Man Ming-an, numéro deux de la Conférence consultative du peuple chinois de Hefei (province de l’Anhui) retrouvé pendu à son domicile, le 28 juillet 2015, montre l’extraordinaire complexité d’une campagne qui, bien loin d’être achevée, rencontrerait en réalité ses premières véritables résistances. Dans un contexte de crise aussi aigu, ce suicide apparaît bien comme une protestation adressée aux autorités. Manifestation symbolique qui n’en est pas moins lourde de sens, car la disparition tragique de Man Ming-an – principal acteur judiciaire du procès de Gu Kalai, ancienne épouse de Bo Xilai condamnée à mort avec sursis pour le meurtre du consultant anglais Neil Heywood en 2012 – montre, sans doute, que les dégâts causés par ces purges à l’intérieur du système n’en sont qu’à leurs débuts. Ainsi, Wang Qishan, président de la Commission de la discipline du Parti, a mis sur la sellette plusieurs autres personnalités. Parmi elles, on compte , un des directeurs de China National Petroleum Corporation (CNPC), numéro un des hydrocarbures chinois, mais aussi Wang Tianpu, directeur général de Sinopec, autre grand pétrolier, soupçonnés

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l’un et l’autre d’avoir entretenu des relations d’affaires suspectes avec le réseau de Zhou Yongkang. Il ne s’agit que de deux exemples parmi 10 000 autres cibles mises en examen et faisant partie de l’oligarchie des affaires, qui impliquent également de hauts cadres de l’armée : les généraux Zhan Guoqiao et Dong Mingxiang, respectivement directeurs de la logistique de la région militaire de Lanzhou et de Beijing, mais aussi Zhan Jun, ancien numéro deux de la province du Hubei. Ces purges touchent tous les secteurs, de l’industrie comme de l’armée. Elles dévoilent l’existence de solidarités horizontales entre des milieux sans liens a priori entre eux, mais suffisamment puissantes pour faire l’objet d’un démantèlement aussi urgent que systématique.

La restriction des libertés au service de l’emprise du Parti

Ces purges s’accompagnent aussi de restrictions visant à une reprise en main idéologique de ceux qui contestent la prévalence du Parti. Dès le printemps 2013, le PCC définissait les « sept sujets » dont l’évocation publique est strictement interdite, sous peine de poursuites judiciaires : les droits de l’homme, les erreurs historiques du Parti, les tensions dans la société civile, le droit des citoyens, l’indépendance de la justice, les privilèges de la nomenklatura et la liberté de la presse. La corruption revêt ici une autre acception : il s’agit de celle des idées, empruntées à l’Occident notamment, qui pourraient déstabiliser la légitimité du Parti. Sont particulièrement visées les universités ainsi que l’Académie des sciences sociales, mais aussi la presse et les réseaux sociaux, la littérature, les Tibétains, les Ouïghours, les dissidents, les organisations non gouvernementales ou encore les livres. Ainsi l’universitaire ouïghour Ilham Tohti a-t-il été incarcéré à vie en septembre 2014 pour avoir menacé la sécurité de l’État au Xinjiang. Ses étudiants continuent de subir des pressions policières et judiciaires. Par ailleurs, si la journaliste Gao Yu a été relâchée en 2015, le célèbre dissident Guo Feixiong a été récemment condamné pour une durée de six ans. La terreur s’exerce donc dans tous les milieux hétérodoxes. Ceci est le révélateur d’un Parti se montrant dur, mais aussi de la faiblesse structurelle de celui-ci à développer des moyens autres que répressifs. Un Parti que l’avocat dissident Chen Guangcheng n’hésite pas à qualifier de « pourri jusqu’au cœur »1. Déclaration qui rejoint l’analyse de l’artiste Ai Weiwei, affirmant ne pas pouvoir faire confiance à la justice de son pays2, ou encore celle de l’épouse du prix Nobel Liu Xiaobo – Liu Xia –

1. Chen Guangcheng, L’avocat aux pieds nus, Paris, Globe éditions, 2015, p. 115. 2. Barnaby Martin, Hanging man. The arrest of Ai Weiwei, Londres, Faber and Faber Limited, 2013.

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qui n’hésitait pas, dans une lettre adressée il y a déjà deux ans à Xi Jinping, à comparer le « rêve chinois » si cher aux autorités à un véritable « cauchemar »1. Mais cette restriction des libertés ne s’applique plus à l’encontre des seuls dissidents. Une véritable chasse aux fugitifs expatriés est organisée par ailleurs. Depuis le printemps 2015, la Commission de discipline a adressé à Interpol une liste d’une centaine de Chinois, dont 25 % de femmes, convaincus de corruption et réfugiés à l’étranger, pour près de la moitié d’entre eux aux États-Unis. Tous font l’objet d’une demande d’extradition du gouvernement chinois. L’opération est la partie émergée d’une vaste campagne qui a déjà rapatrié près de 700 fuyards dans 69 pays différents, et plus particulièrement en Afrique, où nombre de hauts cadres ont su trouver refuge grâce à des complicités locales. Jusqu’à récemment, Une véritable chasse aux fugitifs seuls la Tunisie, l’Afrique du Sud et le Kenya coopéraient avec le gouvernement chinois. expatriés est organisée Mais dans le contexte du sixième Forum Chine-Afrique (FOCAC), qui a eu lieu en décembre 2015 en Afrique du Sud, il est désormais nécessaire pour Beijing d’afficher que cette opération « mains propres » s’étend à d’autres pays. En cela, les autorités chinoises ont opéré un changement : alors qu’elles s’étaient longtemps appuyées sur des hommes de réseaux pour faciliter leurs implantations industrielles, elles les écartent désormais, craignant des dérives mafieuses ou des comportements qui iraient à l’encontre de leurs prérogatives régaliennes ou qui seraient de nature à entacher la réputation de leurs entreprises. D’après l’organe d’information Caixin, ce sont en réalité plus de 10 000 Chinois vivant sous couverture, avec un nouveau passeport africain voire une nouvelle nationalité, qui se seraient réfugiés sous les latitudes africaines. Parmi ces personnes recherchées pour corruption figurait une « célébrité » : Sam Pa, alias Xu Jinghua2. Il est l’un des symptômes de la « Chinafrique » : ancien espion, cofondateur d’un groupe très puissant basé à Hong-Kong – officieusement connu sous le nom de 88 Queensway Group –, il utilisait au moins sept identités différentes. Arrêté le 8 octobre 2015, cet ancien protégé de , cacique également écroué, fréquentait certains chefs d’État africains, comme Robert Mugabe, ou encore des généraux congolais. Il est soupçonné en haut lieu d’avoir exploité une douzaine de concessions pétrolières en Angola, mais aussi des mines de diamant au Zimbabwe, ainsi que de fer et de bauxite en Guinée. Ces rencontres interpersonnelles semblent avoir été facilitées par le délitement de l’Union soviétique et du régime cubain, très actifs dans la région durant la guerre froide, mais aussi par une relation privilégiée entretenue avec le président angolais, José Eduardo Santos. Depuis lors, l’ancienne colonie portugaise

1. « L’épouse du dissident chinois Liu Xiaobo évoque un “cauchemar” », Le Monde, 14 juin 2013. 2. Sébastien Le Belzic, « Sam Pa : la face sombre de la Chinafrique », Le Monde, 3 juin 2015.

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est devenue l’un des principaux fournisseurs de pétrole à Beijing. Même observation pour nombre de pays africains qui ont accueilli sur leur sol, et par la médiation d’hommes de l’ombre, de grandes zones économiques spéciales entièrement financées par la Chine : Chambishi et Lusaka en Zambie, Jinfei à Maurice, Ogun et Lekki au Nigeria, Suez en Égypte et bientôt Dong Guan en Éthiopie.

La chasse à la corruption est donc de nature polysémique. Elle vise, sur le plan idéologique notamment, des cadres ou dissidents qui s’opposent à la politique de Xi Jinping, soit dans un intérêt oligarchique pour les premiers, soit par un attachement au libéralisme politique pour les seconds. Elle est également une pratique de positionnement tactique, voire plus lointainement stratégique, La corruption est inhérente au système et avec un objectif final : sauver clientéliste chinois et est prompte le Parti d’une crise de corruption majeure qui pourrait entraîner dans à s’engendrer d’elle-même sa chute l’équipe dirigeante. Cette finalité recouvre des priorités qui dépassent de loin les seules frontières de la Chine et revêt une dimension planétaire, comme l’illustre l’exemple africain. Toutefois, on peut sérieusement douter de son efficacité, dans la mesure où les structures de l’État se confondent avec celles du Parti1. Autrement dit, la corruption est inhérente au système clientéliste chinois2 et est prompte à s’engendrer d’elle-même, logique que nourrit l’absence de séparation entre les pouvoirs. ■

1. Voir Jean Pierre Cabestan, Le système politique chinois. Un nouvel équilibre autoritaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014. 2. Voir Stéphanie Balme, Entre soi. L’élite du pouvoir dans la Chine contemporaine, Paris, Fayard, 2004.

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La corruption institutionnelle au sein du sport international : phénomène nouveau, problèmes anciens ?

Pim Verschuuren Chercheur à l’IRIS.

es derniers mois ont vu la révélation de plusieurs grands scandales de corruption touchant les plus hautes instances du sport international. En 2015, les États-Unis et la Suisse ont en effet ouvert deux instructions judiciaires à l’encontre de dirigeants de la Fédération internationale de football association (FIFA), organe régulateur Cdu football à l’échelle planétaire, notamment pour des faits de corruption. Une procédure disciplinaire interne a également été entamée, conduisant en quelques mois à la suspension, entre autres, du président de l’organisation, Joseph Blatter, et de l’un de ses vice-présidents, Michel Platini, par ailleurs à la tête de l’Union des associations européennes de football (UEFA). Quelques semaines après les premières arrestations à la FIFA, l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF) était, à son tour, visée par un rapport d’investigation de l’Agence mondiale antidopage (AMA) révélant des pratiques de dopage organisé et, surtout, du racket et de la corruption de la part de responsables de l’organisation. Enfin, des journalistes britanniques ont récemment accusé publiquement l’Association des joueurs de tennis professionnels (ATP) d’avoir volontairement enterré, au cours des dix dernières années, de nombreuses et sérieuses accusations de manipulations de rencontres du circuit. Sans susciter

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le même intérêt médiatique, une enquête avait également été ouverte en 2013, en Allemagne, contre le président de la Fédération internationale de handball (IHV) et en 2015, au Brésil, contre le président de la Fédération internationale de volley-ball (FIVB). Si l’on y ajoute les récentes affaires de matchs truqués qui ont touché le tennis en Belgique, le cricket en Inde ou le football au Canada, le sport international est empêtré dans un grave problème d’image, qui se double d’un problème de légitimité, tant se pose la question de savoir si les organisations sportives internationales ne seraient pas culturellement contaminées par l’argent sale et la corruption, et si elles sont véritablement en mesure de répondre aux exigences de transparence et d’assainissement.

Progrès et archaïsme

L’histoire de ces instances internationales est brève et singulière. Ces organisations ont toutes moins de cent vingt-cinq ans1 et sont restées des associations non gouvernementales dont le but officiel est d’organiser la pratique et la compétition de disciplines sportives. Nées d’initiatives privées, elles ont dû s’imposer pour devenir les instances régulatrices officielles de leurs disciplines et sont aujourd’hui en situation de quasi-monopole : souvent, elles interdisent ou empêchent les athlètes ou les équipes de participer à des compétitions qu’elles n’ont pas homologuées. Au-delà de cet aspect, les autorités sportives ont aussi progressivement cherché à renforcer leur indépendance et à se protéger de toute régulation étatique du sport, dans l’objectif de se prémunir des tentatives d’instrumentalisation des compétitions, en s’appuyant notamment sur l’utilisation des Jeux Les autorités sportives ont olympiques de Berlin, en 1936, par la propagande nazie. Cette volonté progressivement cherché à renforcer d’autonomisation les a parfois leur indépendance et à se protéger de poussées à nier les réalités politiques qui les rattrapaient, ainsi de la tenue toute régulation étatique du sport des Jeux de Mexico 1968 malgré le massacre d’étudiants quelques semaines plus tôt ou de la poursuite des Jeux de Munich 1972 malgré la prise d’otages et l’assassinat, par un commando palestinien, de membres de l’équipe olympique israélienne. Elle a également eu pour conséquence des périodes de forte précarité financière. Cette situation d’incertitude financière s’est résolue au cours des trente dernières années, de sorte que ces organisations génèrent aujourd’hui des revenus considérables, et en croissance constante. Prenons l’exemple de la FIFA :

1. Le Comité international olympique (CIO) a été créé en 1894, la FIFA en 1905, l’IAAF en 1912, la Fédération internationale de tennis (ITF) en 1913.

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alors qu’elle ne survivait qu’avec environ 1 500 francs suisses annuels durant ses vingt premières années d’existence, ne générait que 1,5 million de revenus en 1970, puis 10 millions en 1989, elle a réalisé en 2014 plus de 2 milliards de recettes1. Ses revenus ont donc été multipliés par 200 en l’espace de trente ans. Cette croissance exponentielle est due aux contrats de sponsoring et de droits télévisuels, développés à partir de 1982. Là où la FIFA était financée à 85 % par les contributions de ses fédérations membres en 1930, ces participations représentaient moins de 1 % des revenus de l’organisation en 20022. Les Jeux olympiques ont connu une évolution financière similaire. Alors qu’aucun pays ne souhaitait organiser les Jeux de 1984, à l’exception des États-Unis, pour des raisons d’instabilités politiques – les deux précédentes Olympiades avaient été perturbées par les boycotts – et financières – les Jeux de Montréal de 1976 avaient créé un immense déficit financier pour la ville- hôte –, les Américains ont proposé de financer la compétition via le secteur privé, orchestrant un nouveau mode d’organisation à dimension fortement commerciale. Simultanément, le CIO a développé un programme de sponsoring recentré autour d’une dizaine d’entreprises-phares, permettant de multiplier ses revenus commerciaux, alors que les droits TV gonflaient parallèlement à la popularité des Jeux, qui gagnait les différentes couches sociales de la quasi- totalité des pays de la planète. Ainsi, les prochains Jeux de Rio de Janeiro vont générer plus de 5 milliards d’euros, dont 1,5 sera reversé au pays-hôte. Les revenus totaux annuels du CIO sont ainsi passés de 3,7 millions de francs suisses en 1980 à plus de 1,5 milliards aujourd’hui, et sont en grande partie conservés par le mouvement olympique – alors que ce sont les pays-hôtes qui doivent financer les Jeux olympiques et notamment leur sécurisation, poste de dépense majeur depuis le début des années 2000. Si la manne financière perçue par ces organisations en charge du sport international est donc considérable, leur fonctionnement interne et leurs processus décisionnels n’ont pourtant que peu évolué. Les revenus financiers liés à la Coupe du monde de football ont ainsi été démultipliés, mais le mode de désignation de ses pays-hôtes reste le même : il s’agit toujours d’un vote anonyme de la vingtaine de personnalités qui composent le Comité exécutif de la FIFA. Une récente réforme, réalisée sous le poids des pressions extérieures, a toutefois promis que la prochaine désignation s’effectuera par un vote des 209 fédérations nationales. De même, au niveau budgétaire, les révélations des justices américaine et suisse ont confirmé ce que le journaliste d’investigation Andrew Jennings décrivait depuis plusieurs années déjà, à savoir que les hauts dirigeants de la FIFA bénéficiaient de comptes bancaires personnalisés internes à l’organisation, par lesquels transitaient de nombreux flux financiers liés aux contrats signés par elle. Les fraudes sont également faciles entre les fédérations

1. Niall McCarthy, « FIFA’s Extraordinary Revenue Figures », Forbes, 27 mai 2015. 2. FIFA, FIFA Financial Report 2003, Ordinary FIFA Congress, Paris, 20-21 mai 2004, p. 39.

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nationales, les confédérations régionales et l’échelon mondial de la FIFA. Comme A. Jennings l’a également explicité, il a ainsi pu arriver que la FIFA offre à une confédération régionale des lots de diffusion télévisuelle largement en deçà des prix du marché afin qu’une marge importante puisse ensuite être réalisée sur leur revente. Les billets pour les rencontres de la Coupe du monde font également l’objet de trafics internationaux fortement lucratifs, comme l’a montré un scandale sur la billetterie du Mondial 2014. Entre outre, ce type de malversations a été révélé dans le cadre d’enquêtes extérieures à la FIFA, démontrant que les systèmes de contrôle ou d’audit financier internes ne sont pas suffisamment performants. L’association danoise Play Les fédérations sportives internationales the Game publie chaque année un rapport et un classement sur souffrent d’un modèle de gouvernance la gouvernance des fédérations archaïque sportives internationales en intégrant quatre critères : la transparence et la communication publique, les procédures démocratiques, les contre-pouvoirs et la solidarité1. Sur les 35 fédérations analysées en 2015, seules quatre disposent d’un comité qui vérifie l’intégrité et le profil d’éventuels candidats à des hauts postes, 12 publient un audit financier, six ont des règles disciplinaires claires sur les règles de conflits d’intérêts, et aucune ne publie les rémunérations totales de ses dirigeants, ni n’attribue l’accueil des grandes compétitions selon une procédure transparente et objective évaluant les dossiers de candidature de façon indépendante. Notons pourtant que dans ce classement et selon ces critères, la FIFA apparaît comme la deuxième fédération la plus intègre. Les fédérations sportives internationales souffrent donc d’un modèle de gouvernance archaïque, hérité d’une époque où la faiblesse des enjeux économiques n’imposait pas une gestion rigoureuse des budgets et des compétitions. La mutation financière du sport ne s’est pas accompagnée des réformes administratives et politiques nécessaires pour continuer à superviser les activités de façon saine et transparente, tout en dissuadant les tentatives individuelles ou collectives d’accaparement des revenus. Une double responsabilité incombe ainsi à ces organisations. D’une part, ce sont elles qui, depuis trente ans, ont systématiquement entrepris de commercialiser à outrance les compétitions sportives ; elles ont donc un devoir moral de se protéger des convoitises et des dérives suscitées par ce surplus financier. D’autre part, la jouissance de la position prédominante conférée par l’autonomie du sport et la revendication d’indépendance vis-à-vis du politique et des États imposent à ces organisations privées des obligations et des responsabilités supérieures à celles

1. Arnout Geeraert, Sports Governance Observer 2015. The legitimacy crisis in international sports governance, Copenhague, Play the Game, octobre 2015.

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qu’on attend, par exemple, d’une multinationale. Car si le but de la multinationale est de réaliser du profit, celui d’une organisation sportive s’apparente aujourd’hui de plus en plus à une forme de service public, tant le sport se rapproche désormais de la définition du bien public.

Des investigations contrariées

Le fonctionnement artisanal, voire personnalisé de ces organisations nuit à la différenciation des actes de corruption d’actes de « copinage », de clientélisme ou de conflits d’intérêts. Des formes très variées de rétributions financières, matérielles ou informelles, ou de marchandages ont ainsi été constatées au cours des récentes affaires qui ont animé les chroniques médiatiques au sujet de l’attribution de contrats, de la désignation de villes ou pays-hôtes de compétitions sportives, ou dans le cadre d’élections ou de nominations au sein de ces instances. L’utilisation par les procureurs d’autres chefs d’inculpation, comme la gestion déloyale ou l’escroquerie, est aussi une conséquence de la difficulté des enquêteurs à prouver un acte de corruption, qui requiert de démontrer qu’un individu ou une entité a soudoyé ou tenté de soudoyer un représentant d’une autorité sportive. Par exemple, une pratique visiblement répandue est celle d’un pays candidat à la réception d’un événement sportif – un pays plutôt puissant, donc – promettant l’organisation d’un match amical, ce qui va permettre au représentant d’un petit pays de dégager – et de s’accaparer en privé – d’importants revenus liés aux droits TV sur cette rencontre. Il est alors difficile de savoir ce qui est contraire à l’éthique, ce qui est légal ou ne l’est pas, en fonction du contexte et de la juridiction concernée. Qui plus est, comment prouver que l’organisation de ce match amical a été réalisée en échange d’un vote, du reste anonyme ? L’autre pierre d’achoppement pour les enquêteurs découle du caractère résolument international des organisations sportives. Dans le cas de la FIFA, des confédérations régionales et des fédérations nationales sont également impliquées dans les enquêtes judiciaires, ainsi que des entreprises et individus en tout endroit de la planète. Difficile alors pour les enquêteurs de suivre les flux d’argent, d’autant que l’absence de victime compromet souvent la chance de voir des investigations démarrer. En outre, le fait que les organisations sportives soient hébergées en Suisse n’a pas, jusque-là, aidé à l’encadrement de leurs activités. Les dirigeants sportifs étaient en effet immunisés de toute instruction judiciaire pour des faits de blanchiment d’argent jusqu’à décembre 2014, et pour des faits de corruption jusqu’à juin 2015. Il a fallu la soudaine enquête du Federal Bureau of Investigation (FBI) pour que le parquet fédéral suisse décide, pour la première fois de l’Histoire, de sérieusement provoquer un ménage interne à la FIFA. Enfin, les institutions du sport international réunissent des acteurs variés, aux relations atypiques. Si les contrats peuvent mettre en relation

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des consultants, entreprises, dirigeants au niveau mondial, régional ou national, ces contacts conservent toujours un caractère privé et cloisonné, voire endogame. Un exemple caractéristique est celui du rôle des agents de joueurs. Ces individus représentent des personnes ou des clubs, et s’activent pour faciliter les transferts des premiers entre les seconds. Leur importance est capitale dans ces flux qui peuvent atteindre des dizaines de millions d’euros pour une seule vente. Or ces agents, souvent méconnus, pouvant d’ailleurs provenir de l’entourage des joueurs, ne sont quasiment pas contrôlés. La FIFA ayant récemment choisi de déléguer la régulation des transferts au niveau national, ce sont les différentes fédérations qui peuvent choisir de délivrer ou non des agréments à ces agents, ce qui est le cas en France – alors que pour les agents immobiliers ou d’autres formes d’intermédiaires, c’est l’État qui délivre et contrôle ces mêmes agréments. Mais une fédération sportive n’a ni les compétences juridiques ni les capacités techniques de contrôler l’identité et l’intégrité de ce type d’individus. Le changement et la responsabilisation Par ailleurs, étant donné l’opacité administrative et l’absence de des grandes instances sportives procédures pour favoriser et protéger internationales ne peuvent être les lanceurs d’alerte, la probabilité d’assister à des dénonciations internes provoqués sans une intervention externe d’éventuelles fraudes est faible. Les et / ou sans un grand scandale récents scandales institutionnels ont ainsi principalement été provoqués par des éléments extérieurs au sport. Des journalistes d’investigation soupçonnaient ou dénonçaient par exemple depuis plusieurs années les agissements internes à la FIFA. Mais il aura fallu une enquête du FBI pour confirmer ces accusations et pousser l’organisation à un ménage interne. En ce qui concerne le tennis, ce sont encore des journalistes qui ont relayé les informations accumulées par d’anciens policiers, qui avaient été mobilisés dans le cadre d’une enquête sur une rencontre frauduleuse en 2007- 2008. Les médias ont aussi eu un rôle dans le scandale éclaboussant le monde de l’athlétisme, avant que l’AMA ne publie un rapport dénonçant les pratiques de dopage organisé de certains pays et les fraudes initiées par la fédération internationale. Il apparaît donc qu’en l’état, le changement et la responsabilisation des grandes instances sportives internationales ne peuvent être provoqués sans une intervention externe et / ou sans un grand scandale qui viendrait accroître la pression extérieure. Organe suprême de la gouvernance sportive, le CIO avait lui aussi dû affronter un scandale lié aux attributions des Jeux olympiques d’hiver 1998 et 2002, pour lesquelles des pots-de-vin avaient été versés – sous la forme notamment de bourses d’études aux États-Unis et de voyages – à plusieurs membres de l’organisation. Ceux-ci ont été exclus et quelques nouvelles règles ont été instaurées, dont la plus sérieuse est l’interdiction faite aux membres

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du CIO de visiter les villes candidates et une certaine surveillance des comités de candidature. De plus, en décembre 2014, un paquet de 40 réformes a été adopté sous le nom d’« Agenda 2020 », avec des objectifs variés, comprenant notamment la transparence et la modernisation de l’organisation, le renforcement de la variable de la « durabilité » des Jeux et la limitation de leur gigantisme. Il reste encore à voir les applications concrètes de ces vœux. En ce qui concerne l’attribution des prochaines Olympiades, peu de choses ont évolué, puisqu’elle s’effectue toujours par un vote à bulletin secret de 115 individus en grande partie cooptés, qui ne répondent qu’à eux-mêmes. Rien ne prouve que la durabilité de l’événement ou d’autres valeurs tout aussi louables feront parties de leurs principaux critères d’attribution.

L’autonomie et la morale

La série de scandales qui touche le sport institutionnel depuis quelques mois risque fort de se poursuivre dans le futur. Elle aura d’ores et déjà permis de mettre sur la table le sujet de l’autonomie sportive, principe que le mouvement sportif continue de défendre afin de protéger les compétitions et le sport en général de toute instrumentalisation politique de la part des États. Or, de façon volontaire ou non, l’autonomisation du sport a empêché la responsabilisation des autorités sportives, qui n’ont aujourd’hui de compte à rendre à personne. L’autonomie du sport est une notion elle-même politique, progressivement cultivée par les autorités sportives et d’autant plus défendue à partir des années 1980, non seulement en réponse aux boycotts politiques des Jeux olympiques, mais aussi à partir du moment où la commercialisation à outrance du sport a permis de générer des revenus considérables, qu’il était tentant de protéger de toute captation publique. De plus, une fédération sportive n’est en théorie pas plus indépendante du politique que ne l’est une entreprise multinationale. Le rôle de la Suisse, qui héberge une soixantaine d’organisations sportives internationales, est primordial à cet égard. Le sujet de l’intégrité du sport international se rapproche ainsi du sujet de l’intégrité du commerce international, et de celui des paradis fiscaux et règlementaires, ces territoires fiscalement et juridiquement « attractifs », où le laxisme juridique et la faible coopération avec les services de police et de justice étrangers permettent de sanctuariser les entités et les personnes hébergées. Alors que la Suisse coopère de plus en plus avec les autorités de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de lutte contre l’évasion fiscale, le pays semble aussi vouloir « lever le couvercle » de la gouvernance sportive. L’immunité des dirigeants sportifs pour les faits de corruption et de blanchiment ayant été récemment levée, l’instruction judiciaire

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ouverte en juin 2015 pour la fraude au sein de la FIFA peut apparaître comme le début d’une nouvelle ère, quelques années après que l’instruction judiciaire ouverte dans le cadre de l’affaire International Sport and Leisure (ISL)1 n’eut pas abouti à une condamnation publique, les faits de corruption privée n’étant à l’époque pas interdits en Suisse2. Il semble donc qu’un mur d’impunité soit tombé en 2015, et que la relation qu’entretient le sport avec les autorités suisses soit sur le point de se normaliser. Ce changement règlementaire, auquel il faut ajouter la pression grandissante de l’opinion publique (médias, organisations non gouvernementales) et des responsables politiques, place les organisations sportives au pied du mur, devant le défi de la régulation, qui implique l’application de plusieurs mesures essentielles : – objectivation et transparence sur les modes d’attribution des événements sportifs, ainsi que sur les nominations aux hauts postes de dirigeants ; – séparation des activités commerciales et des activités de développement (non-commerciales) ; – mise en place d’un audit financier indépendant et transparence financière ; – vérification de l’intégrité des dirigeants et surveillance de leur activité. La première difficulté liée à la mise en place de ces réformes est que les dirigeants qui doivent les adopter et en superviser l’application sont ceux-là même qui ont été façonnés dans l’ancien système de gouvernance ou qui, pire, en ont personnellement profité. La deuxième difficulté est que ces réformes ne découlent pas tant d’une obligation juridique, mais d’une obligation morale. Celle-ci devrait pourtant s’imposer au-delà des normes et obligations réglementaires. Car à force d’avoir voulu neutraliser et universaliser les grands événements sportifs, les instances sportives ont contribué à en faire quasiment un bien public. Dès lors, l’organisation de ces compétitions et de toutes les activités liées à ces disciplines devient d’intérêt général, impliquant des responsabilités que l’on confère habituellement à des représentants d’organisations publiques. Or, la relation pouvoirs publics-mouvement sportif est principalement formalisée au niveau national. C’est à cet échelon que les organisations sportives se voient déléguer des missions de services publics – comme en France – et qu’est instauré un ensemble de relations financières – sous la forme de subventions – et politiques – comme pour les candidatures à la réception de grands événements sportifs – qui devrait être plus souvent utilisé par les autorités publiques pour responsabiliser le mouvement sportif. À titre d’exemple, un des articles de la récente Convention du Conseil de l’Europe contre la manipulation des rencontres sportives précise

1. L’affaire ISL est liée à une entreprise de marketing sportif (ISMM-ISL) qui, jusqu’à sa faillite en 2001, gérait les droits médias de la FIFA. Le groupe aurait versé aux alentours de 160 millions de francs suisses de pots-de-vin au sein de la FIFA. La procédure judiciaire a été abandonnée en 2010, car la corruption privée n’était pas interdite en Suisse au moment des faits. Un accord confidentiel dévoilé plus tard a néanmoins contraint l’ancien président de la FIFA Joao Havelange et le président de la fédération brésilienne, Ricardo Texeira, à payer une amende étant donné qu’ils avaient tous deux reçu environ 41 millions de francs suisses de la part d’ISL. 2. Andrew Jennings, Le scandale de la FIFA, Paris, Seuil, 2015, pp. 269-273.

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que les États pourraient envisager d’interrompre les subventions financières si les autorités sportives ne respectaient pas les engagements prévus par le traité dans la protection de l’intégrité des compétitions. À l’inverse, au niveau international, aucun lien juridique ou politique ne permet d’engager la relation entre les gouvernements et le mouvement sportif dans son ensemble. La question de la gouvernance internationale du sport n’est donc pas traitée. Seule instance publique mondiale engagée sur le Au niveau international, aucun lien sport, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la juridique ou politique ne permet culture (Unesco) a refusé, par le biais d’engager la relation entre les de ses États membres, la mention du concept d’autonomie du sport dans gouvernements et le mouvement sa Charte de l’éducation physique sportif dans son ensemble et du sport révisée en novembre 2015, pourtant réclamée par le mouvement sportif. Il revient ainsi aux États d’engager ce dernier, non pour remettre en cause son indépendance mais pour formaliser son statut et le mettre juridiquement devant ses responsabilités dans l’administration du sport.

Si l’accumulation de scandales à la tête du sport international ne doit pas donner à penser que l’ensemble du système sportif mondial est fondamentalement compromis, il n’est désormais plus possible, à l’inverse, de croire qu’il s’agit d’un épiphénomène criminel, tel qu’il existerait à la marge de n’importe qu’elle activité humaine financiarisée. Le système de gouvernance international du sport est le fruit d’une histoire politique particulière, qui lui a légué une certaine autonomie, pour ne pas dire immunité, dans la supervision des activités sportives. Il a aussi hérité d’une orientation politique prise au tournant des années 1980, à savoir la commercialisation immodérée des compétitions, qui a conduit au développement des enjeux financiers du sport. Les phénomènes de corruption institutionnelle sont donc un problème relativement nouveau pour les instances sportives internationales qui, sous une pression extérieure inédite, sont désormais contraintes de revoir leur modèle traditionnel de gouvernance hérité de leurs origines. ■

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Realpolitik et environnement Quand le changement climatique et les ressources naturelles deviennent des enjeux de sécurité

Yves Montouroy Chercheur associé au Centre Émile Durkheim de Sciences Po Bordeaux et au Centre de recherches en science politique (CReSPo) de l’Université Saint-Louis – Bruxelles.

À propos de : Alison G. Anderson, Media, J. Andrew Grant, W. R. Nadège Environment and the Network Compaoré et Matthew I. Society Mitchell, New Approaches to the Basingstoke, Palgrave Macmillan, Governance of Natural Resources. coll. « Palgrave Studies in Insights from Africa Media and Environmental Basingstoke, Palgrave Macmillan, Communication », 2014, 203 p. coll. « International Political Economy Series », 2015, 292 p. Sanjay Chaturvedi et Thimothy Doyle, Climate Terror. A Critical Jean-Frédéric Morin et Geopolitics of Climate Change Amandine Orsini, Politique Basingstoke, Palgrave Macmillan, internationale de l’environnement coll. « New Security Challenges », Paris, Presses de Sciences Po, 2015, 2015, 247 p. 292 p.

Un certain nombre de risques sont tel qu’il a été stabilisé et équilibré. nouvellement perçus, problémati- L’agenda climatique et les migrations sés et construits politiquement par sont ainsi devenus des priorités de la les États comme des enjeux de sécu- diplomatie française, au même titre rité majeurs en ce qu’ils remettent que la guerre en Syrie et en Irak. Ce en cause le système international constat met en exergue les liens de

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plus en plus étroits entre la realpo- climatique, ils interrogent la redéfini- litik et une conception élargie de la tion des contours de l’intérêt national sécurité qui englobe toute menace sur et de la sécurité ainsi que sa légitima- la sécurité de l’État, ses valeurs et la tion démocratique qualité de vie de sa population. Aussi parmi les agendas classiques de la high La sécurisation de politics figureraient désormais les pro- l’environnement, nouveau blèmes environnementaux, jusque-là paradigme des relations envisagés comme peu urgents et rele- internationales ? vant des low politics. Par exemple, en Les liens entre l’environnement matière de changement climatique, et l’agenda sécuritaire des politiques les risques ont longtemps été perçus étrangères posent aux États l’alter- comme de long terme, avec des réper- native de la coopération ou de l’uni- cussions d’abord infranationales. latéralisme. Pour comprendre la Or, les rapports du Groupe d’experts structuration des choix étatiques, intergouvernemental sur l’évolution Jean-Frédéric Morin et Amandine du climat (GIEC) démontrent que Orsini reviennent sur les probléma- pour limiter le réchauffement à 2 °C tiques environnementales dans les en 2100, il est nécessaire d’inverser la relations internationales. Ainsi, qu’il tendance des émissions d’ici à 2050. s’agisse du climat, des ressources Sans même se référer à ce scénario, génétiques, de la pêche, du bois ou qui impose des mesures à court terme, des minerais, la sécurité environne- les États et les populations sont dans mentale renvoie en premier lieu à la leur ensemble déjà touchés par les rencontre d’intérêts nationaux. Les manifestations du changement cli- différentes conférences des parties matique : désertification, érosion des sur le changement climatique (COP) littoraux, modification des régimes montrent bien qu’au-delà du cadrage hydriques, etc. Autant d’évolutions scientifique du problème, les négo- qui viennent redéfinir les interdépen- ciations climatiques relèvent avant dances, la répartition des ressources tout de la realpolitik et se conjuguent et donc les intérêts nationaux, les per- d’abord en fonction de l’intérêt des ceptions nationales des vulnérabilités États à coopérer (p. 87). et les contours de la sécurité. Se pose Cela s’analyse, d’une part, selon donc la question de l’intégration de l’intérêt de l’État à reconnaître le ces nouveaux enjeux à ceux qui font problème inscrit à l’agenda interna- les agendas classiques des politiques tional. Ce choix se fait en fonction étrangères. de sa vulnérabilité aux effets des Les quatre ouvrages présentés changements sur sa sécurité (mon- ici reviennent sur cet entremêlement tée du niveau des océans pour les îles croissant des agendas étatiques de la Tuvalu, récurrence et intensité des sécurité et du hard power, d’un côté, tornades et cyclones en Amérique du et des questions environnementales, Nord), du coût d’abattement pour la de l’autre. Au prisme du changement substitution des technologies (transi-

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tion énergétique, impact sur l’Arabie ter un engagement et limiter le risque saoudite de la taxation du carbone) ou de défection. encore par l’adaptation aux change- Ces approches rationnelles de la ments (déplacement des aires clima- coopération doivent néanmoins être tiques et désertification en Europe). réinsérées dans les perceptions des Ainsi, plus un État serait vulnérable États quant aux effets de la dégrada- au changement et moins ses coûts tion environnementale sur la sécurité d’abattement seraient importants, collective. En la matière, les quatre plus il serait alors enclin à coopérer. ouvrages s’arrêtent notamment sur La COP 21 a récemment et à nouveau la question de la militarisation. Long- bien illustré la réalité de ce modèle temps, les recherches sur les conflits causal, avec la mobilisation des pays liés aux ressources naturelles se sont du Pacifique et la résistance de l’Ara- attachées à établir un lien de causalité bie saoudite là où l’Union européenne entre la dégradation de l’environne- (UE), à l’appui de l’efficacité de sa ment et l’accaparement violent des propre politique énergie-climat, sou- ressources naturelles, expliquant alors les conflits au Rwanda, aux Phi- tenait un accord ambitieux. De même, lippines ou dans la bande de Gaza. et face aux coûts induits par les poli- À l’instar des diamants en Sierra tiques d’atténuation et d’adaptation, Leone, du bois en Centrafrique ou les pays en développement attendent du pétrole au Soudan, ces ressources des pays développés qu’ils assument peuvent aussi servir à financer la seuls leur pleine responsabilité histo- guerre, causes et financement se rique et politique, et prennent donc confondant alors. Les études sur les en charge les coûts afférents. conflits liés aux ressources rares ont D’autre part, cet intérêt à coopérer ainsi progressivement mis en avant se mesure selon la position interna- des processus d’interactions sociales tionale que veut occuper l’État, les qui définissent leur disponibilité, leur gains attendus, les incertitudes géné- accaparement et leur partage. Ce fai- rées quant à la tentation pour cer- sant, ces recherches réinsèrent les tains de faire défection ou encore les problématiques environnementales effets de réputation en recherchant dans l’étude de la stabilité et de la un accord ambitieux ou a minima légitimité des institutions ainsi que (p. 94). Les dilemmes d’action col- des mécanismes de solidarité sociale lective illustrent bien les différentes qui organisent l’accès aux ressources, positions observées dans les négo- jusqu’à observer des situations de ciations climatiques : l’UE veut appa- coopération accrue pour affronter raître comme un leader en affichant ensemble les situations d’adversité des objectifs toujours plus élevés, nées de la rareté et des catastrophes quand les États-Unis et la Chine se naturelles (Politique internationale méfient l’un de l’autre et négocient de l’environnement, p. 241). Aussi, les en amont de la COP 21 pour adopter liens entre environnement, conflit une position concertée afin de facili- et coopération apparaissent moins

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surdéterminés par le stock que par sécuritaires alarmistes font ainsi du ce que veulent en faire les acteurs. changement climatique la cause des Le risque environnemental naîtrait migrations, de la déstabilisation des donc d’abord des perceptions de ces institutions et des guerres. À l’origine derniers, de leurs idées et intérêts de ces discours performatifs figurent vis-à-vis des ressources et de leurs les approches conservatrices du rôle interactions. Il doit, dès lors, s’appré- des États-Unis dans le monde (p. 132), hender comme un problème public portés notamment par les lobbies et construit. think tanks militaro-sécuritaires et des énergies fossiles, à l’exemple du Société du risque rapport An Abrupt Climate Change Sce- environnemental global nario and the Implications for United et militarisation du States National Security2. Il pose la changement climatique nécessité, pour les États-Unis, d’uti- Les discours sur les risques extérieurs liser leur puissance militaire en tout et la peur climatique peuvent aller point du globe de manière offensive jusqu’à les fixer en problèmes publics et préventive au motif d’éviter qu’un permanents de la politique étrangère problème émergent ne s’étende et ne dans les mises en catégories du monde, contamine la sécurité mondiale. Les comme par exemple la mise en respon- auteurs de Climate Terror rappellent sabilité des États-Unis et de la Chine que de tels procédés restent des dans la COP 21 ou l’« axe du Mal » for- leviers de mobilisation pour avancer malisé par les néoconservateurs améri- leurs intérêts et légitimer l’exception- cains (Climate Terror, p. 9 et 14). nalisme politico-légal, à l’exemple de Ainsi le point de départ de Climate ce qu’a permis le Patriot Act à la suite Terror (p. 11) est-il la société du risque, du 11 septembre 2001 (p. 151). telle que définie par Ulrich Beck1, qui Pour autant, ces enjeux appa- renvoie aux manières dont la peur et raissent inextricablement liés dans les les émotions sont incarnées et ins- cartes mentales de la politique étran- trumentalisées pour définir l’inté- gère. Progressivement, la défense rêt national et la position relative américaine s’est alignée sur les dis- des États dans le monde. Il analyse cours faisant du changement clima- en particulier la manière dont les tique un ennemi commun à tous les enjeux géoéconomiques (volatilité États, qui modifie les équilibres, ce qui des prix de l’énergie, coûts d’adapta- impose dès lors de redéfinir les fron- tion) et géopolitiques (redéfinition tières régionales au prisme des nou- des interdépendances et des inté- velles inégalités et interdépendances. rêts, terrorisme) liés au climat sont Ce faisant, il est craint comme un intégrés à la politique étrangère multiplicateur de conflits, mais aussi américaine. Des scenarii militaro- 2. Peter Schwartz et Doug Randall, An Abrupt Climate Change Scenario and its Implications 1. Ulrich Beck, Risk Society. Towards a New for United States National Security, octobre Modernity, Londres, Sage, 1992. 2003.

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envisagé comme une opportunité à dépasser les 10 milliards par an d’ici démultiplicatrice de forces coopéra- 20301 (p. 150). Un tel virage énergé- tives (p. 144). Ainsi, l’administration tique, qui s’inscrit lui-même dans un Obama renvoie à de « super régions » tournant technologique et straté- qui lui servent tout autant à se placer gique plus large, pourrait conduire à en leur centre et à légitimer ses inter- tempérer les discours sur le déclin de ventions qu’à casser les processus de l’hégémonie américaine (p. 146). régionalisation qui marginalisent la puissance américaine. Ce sont notam- Les citoyens dans ment les exemples des discours sur la realpolitik de la super région indopacifique, s’éten- l’environnement dant de l’Inde à l’Amérique du Sud Cette high politics de la société en passant par l’Australie, qui vise à du risque environnemental global endiguer l’influence militaire et éco- est néanmoins à resituer dans la vie nomique croissante de la Chine sur démocratique des États, ouvrant la l’Asie du Sud-Est (p. 146). question de la légitimation de la real- Le Pentagone orchestre cette nou- politik. D’une part parce qu’il est tout velle vision de la sécurité et définit les d’abord possible de constater une cor- positions régionales américaines en rélation entre l’indice mesurant le d’autres termes que la seule puissance niveau de démocratie et le nombre militaire. Pour ce faire, il est devenu d’accords environnementaux ratifiés. l’organe central de l’aide au dévelop- Cette corrélation s’explique à la lec- pement, jusqu’à surpasser USaid et ture de trois variables constituantes le département d’État. Plus encore, des démocraties et du contre-pouvoir le Pentagone s’appuie sur le chan- des citoyens face aux élites politiques, gement climatique pour orienter la lobbies et think tanks : le respect des modernisation de l’armée et sa transi- libertés fondamentales, notamment tion énergétique. Pour ce faire, il arti- de participation et d’information, l’ac- cule une rhétorique de responsabilité tivisme politique et environnemental, et de moralité du développement et le rôle donné à l’opinion publique d’énergies propres avec des argu- (Politique internationale de l’environne- ments tactiques et stratégiques pour ment, p. 87). D’autre part, l’attention se maintenir sur des théâtres d’opé- populaire interpelée par le biais des ration lointains, isolés et changeants, émotions individuelles et les peurs sur lesquels la dépendance au pétrole inscrites dans le débat public (Climate rend vulnérable. Premier consom- Terror, p. 14) sont à replacer dans la mateur d’énergies fossiles aux États- dynamique plus large de la participa- Unis, le Pentagone investissait dans tion politique des citoyens aux débats l’efficacité énergétique, les renouve- sociétaux. Alison G. Anderson s’at- lables et les nouvelles motorisations tache ainsi à questionner la manière à hauteur de 1,2 milliard de dollars en 2009, soit 200 % d’augmentation 1. US Department of Defense, Pew Project on par rapport à 2006, un chiffre amené National Security, Energy and Climate, 2011.

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dont, dans une société du risque, les p. 44) ? L’attention des citoyens par médias et les réseaux sociaux contri- le recours aux médias vient donc buent à diffuser des idées, à soutenir casser cette relation frontale entre campagnes et activisme environne- les intérêts politiques et les effets du mental, à ouvrir les arènes politiques, changement, dont la prise en charge mais aussi la façon dont ils redéfi- vient redéfinir les responsabilités et nissent les espaces de participation positions des acteurs (Climate Terror, jusqu’à donner à voir de nouveaux p. 70). comportements politiques, de la dif- fusion molle de l’information sur La gouvernance locale des Internet (« click activism ») au militan- ressources naturelles tisme (p. 13 et 60). La multiplication Analyser la vie démocratique, la des modes de mobilisation peut, en légitimation des politiques et l’ouver- effet, contribuer à diffuser les causes ture des processus de gouvernance ne et à reconfigurer les espaces de pro- revêt cependant pas les mêmes réalités testation (p. 32), et ainsi influencer les selon les États observés, notamment attitudes de l’État. Les mises en res- lorsque l’attention se porte sur les ponsabilité des marées noires (p. 98) États néopatrimoniaux fondés sur une et les débats légaux et éthiques quant économie de rente. Celle-ci désigne les à l’utilisation des nanotechnologies moyens politiques par lesquels les per- ou de la biologie de synthèse (p. 128) sonnels du gouvernement et de l’admi- sont autant d’illustrations de ces dyna- nistration vont organiser l’exploitation miques participatives. d’une ressource naturelle afin de cap- La controverse sur le changement ter tout ou partie des gains et, in fine, climatique illustre cette attention de s’enrichir personnellement. Cette sans précédent du public, sous le capacité de captation dépend elle- double effet des mouvements sociaux même de la structure néopatrimoniale de défense de l’environnement et de l’État, à savoir un pouvoir exercé de l’utilisation des médias de masse. à titre personnel et une légitimité Jusqu’à la fin des années 1990, une venant de la capacité à redistribuer la difficulté pour attirer l’attention des rente entre élites politiques et écono- citoyens tenait en la réalisation du miques. Cette course aux ressources risque climatique. Aucune image naturelles passe donc par la corruption de catastrophe météorologique ou des acteurs publics et interroge la res- de changement climatique local ne ponsabilité des entreprises s’inscrivant pouvait alors être utilisée pour capter dans ce modèle néopatrimonial, qu’il l’attention du public. Le cadrage s’agisse du secteur pétrolier, du bois ou du problème s’inscrivait donc dans des minerais. En somme, plus les pro- un débat scientifique et politique : fits à tirer d’une ressource sont élevés que dit la science à la politique et et plus les institutions seront faibles, que la politique va-t-elle faire des plus les élites seront amenées à s’ap- préconisations scientifiques (Politique proprier les revenus (New Approaches internationale de l’environnement, to the Governance of Natural Resources,

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p. 7 et 15). Il y a donc une forte dichoto- cipatives de la gestion des ressources mie entre, d’une part, la gouvernabilité naturelles permettraient aux parties des secteurs et, d’autre part, la rivalité prenantes des secteurs public, privé et pour l’accès aux ressources naturelles associatif d’agir ensemble pour défi- au moment où de nouveaux consom- nir des règles formelles et informelles mateurs créent des tensions sur la d’accès aux ressources naturelles. Mais disponibilité des ressources (p. 269). que dire de la gouvernance et de l’inclu- On peut notamment citer l’impact sion des populations dans les États fail- des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, lis producteurs de pétrole dans lesquels Afrique du Sud) sur le commerce des le secteur représente 90 % du produit ressources naturelles, et en particulier intérieur brut (PIB) ? Quel est l’intérêt à de la Chine, qui investit massivement changer les choses et à organiser collec- en Afrique pour capter le bois, les tivement l’accès aux ressources quand minerais, les terres arables, etc. les investissements étrangers visent à J. Andrew Grant, W. R. Nadège capter ces ressources ? Alors même que Compaoré et Matthew I. Mitchell la gestion des ressources naturelles est cherchent ainsi à renouveler les ana- un objet traditionnel de la coopération lyses des politiques environnemen- internationale et de l’aide au dévelop- tales en interrogeant le lien entre pement, s’y substitue, à l’exemple du régulations sectorielles et probléma- Pentagone supplantant USaid, une tiques de modernisation de l’État, de rivalité internationale croissante pour démocratie et de participation. La privatiser les ressources et sécuriser focale dépasse celle du néopatrimo- leur approvisionnement. nialisme et de la corruption à l’échelle infranationale pour analyser plus lar- Longtemps, l’environnement, les gement l’économie politique interna- ressources naturelles et le climat tionale des ressources naturelles, les ont été considérés par les interna- liens entre commerce et exploitation, tionalistes comme un champ des et les moyens par lesquels atteindre low politics. Les peurs sécuritaires rapidement et à un coût acceptable liées au changement climatique, lesdites ressources (p. 46). Que signi- comme les problématiques géopoli- fie une bonne gouvernance dans la tiques et géoconomiques de gestion mondialisation ? Plus encore, quelle est et de commerce des ressources natu- l’effectivité des protocoles définis lors relles, mêlent désormais les échelles des négociations internationales et des de régulation et tendent à rappro- initiatives de transparence dans le sec- cher les agendas internationaux. Les teur du pétrole en Afrique (p. 65), des ouvrages présentés ici montrent bien micro-crédits dans le secteur pétrolier le lien entre realpolitik et responsabi- angolais (p. 96), de l’inclusion des popu- lité devant les citoyens, sur lequel la lations à la gouvernance du secteur recherche doit garder son attention pétrolier au Soudan du Sud (p. 115) ou afin de comprendre la complexité de dans les politiques forestières (p. 154) ? l’enchevêtrement sécurité-environne­ Ces approches décentralisées ou parti- ment. ■

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Sans titre-7.indd 1 13/01/2016 14:26:35 EN LIBRAIRIE / NOUVEAUTÉS

Problématiques régionales En s’intéressant à leur personnalité, à leur formation et à leur parcours au Six années qui ont changé le sein de la nomenklatura, H. Carrère monde (1985-1991) / Hélène d’Encausse clarifie les positionne- Carrère d’Encausse ments de l’un et de l’autre, ainsi que de Paris, Fayard, 2015, 418 p. leurs camps respectifs, lorsque vient le temps de réformer l’Union. La figure de M. Gorbatchev, révérée à l’Ouest Professeure d’histoire et de science et haïe à l’Est, est d’emblée éclairée : politique, entrée à l’Académie communiste convaincu, adepte autant française en 1990, Hélène Carrère d’Encausse est l’un des plus grands de la réforme que du compromis, il spécialistes français de la Russie. À se retrouve piégé et dépassé par les l’heure où ce pays se réaffirme sur la forces qu’il libère. Refusant de prendre scène internationale, elle prend le pari position sur les grandes questions que de remonter le temps et de s’intéres- ses réformes font émerger – nationa- ser au moment charnière à l’origine lismes, pluralisme et répartition des de son éloignement : la chute, à l’issue pouvoirs entre centre et périphérie, des réformes entreprises entre 1985 notamment –, il bascule progressive- et 1991, de l’Union des républiques ment d’initiateur à spectateur des évé- socialistes soviétiques (URSS). nements, avant de devenir la victime L’analyse de cet effondrement est d’un éclatement dont il ne voulait pas. conduite à travers deux figures tant Ne se contentant pas d’observer la rivales que complémentaires, mais en dégradation générale de l’URSS par tout état de cause incontournables : grandes étapes, H. Carrère d’Encausse Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. s’intéresse à la mécanique d’ensemble,

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et précisément à chaque rouage dont passionnante au demeurant, peut l’action a participé à faire s’emballer surprendre dans la mesure où elle la machine soviétique. Concernant s’éloigne de la période d’origine. Elle les nationalismes, elle prend ainsi aurait pleinement mérité un tome le temps de rappeler les origines des à elle seule, dédié justement aux frontières, la diversité des républiques conséquences de la chute de l’URSS composant l’Union et les pluralismes sur la Russie et à la (re)construction ethniques et religieux ressuscités par de l’identité russe depuis 1990, et qui la perestroïka. Au Caucase en parti- aurait pu se poser en troisième com- culier, le cas de la Géorgie est mis en posant d’un triptyque entamé avec exergue pour rappeler que les ques- l’ouvrage précédent d’Hélène Car- tions abkhaze et ossète ne datent rère d’Encausse, La Russie entre deux pas de 2008, que les tensions durent mondes (Fayard, 2010). depuis plusieurs décennies et que des S’il ne renouvelle pas l’historiogra- violences avaient déjà éclaté en 1989. phie de la période, Six années qui ont Les relations interpersonnelles, mâti- changé le monde se révèle donc un nées d’ambitions et d’incompréhen- récapitulatif exhaustif et pertinent sions, ne sont pas non plus délaissées. d’une période troublée, permettant Ainsi en va-t-il de celles conduisant les d’éclairer les acteurs et les événe- proches de M. Gorbatchev à progressi- ments qui ont conduit à la chute vement s’éloigner de lui, notamment brutale et inattendue de l’Empire Edouard Chevardnadze, qui fut pour- soviétique. tant l’un de ses principaux ministres Guilhem Jean et ami. Enfin, l’académicienne traite Étudiant à Sciences Po et assistant longuement le chaos de la réforme ins- de rédaction à l’IRIS titutionnelle qui, de l’établissement d’une présidence de l’URSS au proces- Ebola. Histoire d’un virus sus de Novo-Ogarevo, a conduit à la mortel / David Quammen scission et à la débandade du système Paris, Grasset, 2014, 221 p. communiste. Accessible, l’ouvrage fourmille Il était attendu que la dramatique d’anecdotes et de faits mineurs sou- épidémie de 2014-2015 liée au virus vent oubliés compte tenu de l’extrême Ebola en Afrique de l’Ouest suscite de densité de cette période historique. nombreuses productions éditoriales. Néanmoins, le lecteur découvrant Son caractère soudain, inédit dans le sujet pourra être quelque peu cette région, la rapidité de sa progres- désorienté par un plan qui, mêlant sion et la possibilité de son exten- approche thématique et chronolo- sion hors du continent, notamment gique, l’obligera parfois à revenir sur en Europe et en Amérique, ont pro- certains passages afin de ne pas perdre pagé la stupeur à l’échelle planétaire. le fil des événements. Par ailleurs, Ce livre, écrit par le grand reporter l’existence d’une quatrième par- David Quammen, est une tentative tie traitant de la Russie post-URSS, de réponse à certaines questions ou

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plutôt à certains mystères profonds carcasses, et rappellent les dangers de autour de ce virus. Le fil directeur de la vie de laboratoire, au vu du nombre l’ouvrage est le terme de « zoonose », important de chercheurs ou d’assis- une maladie infectieuse qui est étu- tants décédés. Deuxièmement, le rôle diée à partir de son contexte écolo- négatif, accélérateur dans la diffusion gique car le pathogène est issu d’un du virus, des structures sanitaires et passage de différentes espèces ani- en particulier de certains hôpitaux : males à l’homme. dans le cas de l’épidémie de 1976, L’ouvrage ressemble à une enquête l’hôpital de mission de Yamboukou journalistique, scientifique et poli- – aujourd’hui en République démo- cière cherchant à savoir où se cache cratique du Congo – a fini par fermer le virus, quel est son réservoir, pour- « pour la sinistre raison que tout le quoi et dans quelles conditions se personnel était mort » (p. 46). Idem transmet-il à l’homme et devient- en 1995 à Kikwit, dans le même pays. il ensuite aussi mortel ? L’auteur Rappelons qu’à Monrovia (Liberia), commence d’ailleurs par narrer les certains hôpitaux ont dû fermer en expéditions qu’il a accompagnées à septembre 2014, au pic de l’épidémie travers les forêts d’Afrique centrale, Ebola, pour les mêmes raisons d’im- notamment dans le cadre d’un recen- puissance face au risque de contami- sement des maladies affectant les nation pour les soignants. gorilles, en 2006. L’on peut regret- Le livre montre bien combien la ter, dans l’ensemble, un exposé assez santé publique en Afrique se situe à la peu construit, qui mêle récits per- jonction entre, d’une part, les crises sonnels, découvertes scientifiques sociales, économiques, environne- et anecdotes de terrain de façon peu mentales et écologiques au niveau hiérarchisée. Cela implique quelques local et régional, c’est-à-dire la façon répétitions et des allers-retours entre dont les populations sont rendues différentes flambées épidémiques, vulnérables aux contaminations via de 1976 à aujourd’hui, quoique l’épi- les animaux, et d’autre part, les liens démie de 2014 soit relativement étroits entre ces situations et les absente, seulement traitée dans l’épi- enjeux internationaux de la recherche logue de l’ouvrage. virologique et médicale et leurs prio- Pour autant, on retient deux rités. Sans céder au sensationnalisme thèmes transversaux. Le premier ni aux visions apocalyptiques d’un concerne la recherche sur les dif- continent « sauvage », l’Afrique cen- férents primates, menée dans les trale semble être un réel réservoir de forêts par des acteurs internationaux virus. Toutefois, ce sont les systèmes comme le Center for Disease Control économiques et politiques déstabili- américain et le Centre international sateurs, notamment à l’époque colo- de recherche médicale de Franceville niale, qui sont en cause : l’exploitation (CIRMF) au Gabon. Ces recherches des forêts, les migrations de travail, impliquent des récits épiques d’expé- l’urbanisation permettant l’essor de dition de collecte d’excréments et de la prostitution – et donc le rôle accé-

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lérateur des maladies sexuellement En octobre 1988, des émeutes com- transmissibles ainsi que de leur traite- mencent par provoquer une rupture ment par des injections non stériles. entre la société et les élites politiques À cet égard, l’auteur aurait pu dresser incarnées par le Front de libération de plus amples parallèles avec le VIH, nationale (FLN), parti unique sur dont l’Afrique centrale a été, dès les lequel se concentrent toutes les cris- années 1950, le point de départ. Si les pations. L’émergence des islamistes, recherches virologiques s’évertuent à qui s’organisent au sein Front isla- trouver le point zéro des épidémies, mique du salut (FIS), bouleverse les politiques internationales doivent, alors la donne politique. L’ampleur de pour leur part, s’attaquer aux crises cette lame de fond provoque de telles économiques, politiques et sociales tensions que le pays bascule dans qui favorisent leur diffusion. une guerre fratricide qui fera plus de Fanny Chabrol 150 000 morts. Chercheure associée à l’IRIS Sur la base d’entretiens avec les principaux acteurs politiques (FLN, L’expérience démocratique Front des forces socialistes [FFS], en Algérie » (1988-1992) / Rassemblement pour la culture Myriam Aït-Aoudia et la démocratie [RCD], FIS), avec d’anciens ministres et généraux à Paris, Presses de Sciences Po, 2015, la retraite ainsi que des militants 346 p. des droits de l’homme, Myriam Avec cet ouvrage, Myriam Aït- ­Aït-­Aoudia reconstitue ce processus Aoudia, maître de conférences en de délitement de l’État et d’implo- science politique à Sciences Po Bor- sion de la société. L’ouvrage relate deaux et chercheure au Centre Émile également les difficultés de la société Durkheim (CNRS, Université de à accepter et à partager la culture Bordeaux), revient sur la parenthèse démocratique pour construire un État démocratique qu’a vécue l’Algérie de droit. Ce difficile apprentissage est entre 1989, date de la promulgation l’une des principales raisons de l’échec d’une constitution particulièrement de cette expérience. En ce sens, la ouverte, et 1992, qui marque le début force de l’ouvrage est de mettre en de la confrontation entre l’armée et lumière les principaux écueils sur les- les islamistes. Vingt ans avant les quels ­l’Algérie s’est échouée, avant de « printemps arabes », l’Algérie vit basculer dans une tragédie collective des bouleversements politiques et dont elle peine, aujourd’hui encore, sociaux inédits dans le monde arabe. à évoquer les raisons profondes. Avec Par leur ampleur, les mouvements plus de 80 entretiens menés, l’auteur alors en cours dans la société algé- présente un panorama complet des rienne apparaissent comme les signes différentes sensibilités du paysage avant-coureurs de ce qui advien- politique et de la société du pays. dra dans l’ensemble de cet espace Cette diversité permet d’appréhen- culturel. der avec précision les convulsions

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qu’a vécues l’Algérie au cours de gieuses en Israël constituent un objet cette expérience unique de la fin des de recherche fascinant, que l’auteur années 1980. Myriam Aït-Aoudia rap- approche dans toute sa complexité pelle avec justesse que dans le sillage en livrant une foule d’entretiens et des émeutes d’octobre 1988, les nou- d’extraits de séries télévisées symp- veaux dirigeants politiques restent tomatiques des reconfigurations de la tous issus du sérail et que c’est finale- société israélienne. ment une crise interne au régime qui À l’heure actuelle, moins de 1 mil- fera basculer le pays dans la guerre en lion d’individus, soit environ un 1993. Cette mise en perspective sou- Israélien sur dix, seraient ultra-ortho- ligne le caractère chronique de l’ins- doxes, terme qui ne doit pas masquer tabilité d’un processus démocratique la multiplicité des pratiques et des jamais réellement accepté par les obédiences qu’il subsume. Le phéno- décideurs, les véritables détenteurs mène du « retour à la question » de du pouvoir ne faisant que gagner du jeunes adultes élevés dans les ghettos temps avant de s’en réapproprier tous israéliens et éduqués dans les établis- les leviers. sements scolaires religieux que sont Cette expérience garde aujourd’hui les yeshivas, a vu la création d’asso- encore un goût amer, et le livre sou- ciations comme Hillel, où l’auteur a ligne ainsi la nécessité de former des débuté un bénévolat en 2012. Cette élites éclairées capables de proposer à association vient en aide à ces jeunes leurs compatriotes un nouveau pacte ayant pris la décision de « sortir », de de valeurs, substrat sur lequel pour- refuser le mode de vie aride et coupé rait se construire une démocratie du reste de la société que promettent à différents degrés les communau- réelle, et non formelle. tés ultra-orthodoxes. Au niveau des Kader A. Abderrahim parcours individuels, cette sortie Maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheur à l’IRIS provoque souvent la rupture avec les cercles familiaux, amicaux et profes- sionnels, causant déracinement et Les déserteurs de Dieu. Ces perte d’identité. ultra-orthodoxes qui sortent La décision individuelle du « retour du ghetto / Florence Heymann à la question » n’est pas anodine Paris, Grasset, 2015, 376 p. pour la société israélienne dans son Anthropologue basée à Jérusalem, ensemble. Elle en interpelle les Florence Heymann entrouvre la valeurs, souligne l’opposition entre porte des maisons des ghettos ultra- sentiment d’appartenance à la judéité orthodoxes israéliens. Elle initie ou à Israël, par exemple en question- le lecteur à l’univers extrêmement nant l’exemption de service militaire codifié des identités religieuses israé- obligatoire faite aux ultra-ortho- liennes, avec pédagogie et clarté. doxes. Elle commence également à Insensibles au profane, les multiples être prise en compte par le gouverne- recompositions des identités reli- ment, rassemblé en coalition autour

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du Likoud, comme une question de sée, notamment autour des résis- santé publique, après des suicides de tances internes à la colonisation des sortants. Territoires palestiniens occupés. La L’abandon d’une identité ultra- complexité des parcours individuels orthodoxe, vécue comme un fardeau peut-elle faire espérer une progressive restreignant les choix de vie, abou- réconciliation entre laïcs et religieux tit souvent à une pratique religieuse en Israël, alors que le statu quo de relevant du « buffet », et donc à la 1948 perdure dans les institutions de sélection des rites ou des pratiques l’État et que les autorités religieuses qui seront respectés et à l’évincement ont tout pouvoir sur des questions de d’autres. Cette dissidence introduit souveraineté comme l’état civil ? « l’entre-lieu », ce moment où l’iden- Aprilia Viale tité rejetée n’a pas encore donné lieu à Étudiante à IRIS Sup’ la formulation d’une nouvelle et à l’in- tégration dans de nouveaux groupes et cadres, et interroge à long terme le Problématiques mondiales bagage éthique et rituel à transmettre aux générations futures. L’expérience Anthropologie du la plus extrême de ce remodelage est médicament au Sud. sans doute celle des sortants ultra- La pharmaceuticalisation orthodoxes, mais c’est plus largement à ses marges / Alice Desclaux toute la société israélienne qui est en et Marc Egrot (dir.) mouvement, selon des dynamiques Paris, L’Harmattan, 2015, 282 p. contradictoires : « retour vers la ques- tion » et vers l’orthodoxie – trajec- Le médicament est un objet fasci- toire souvent suivie par les nouveaux nant, dont la circulation s’est accé- émigrés –, intégration dans la société lérée depuis plusieurs décennies et laïque symbolisée par le déplacement dont les usages se sont diversifiés de Jérusalem vers Tel-Aviv, ou encore au Nord comme au Sud, même dans transition vers un nationalisme juif les pays les plus pauvres. Les médi- exacerbé. caments symbolisent des inégalités La diversité des trajectoires ne doit globales d’accès et de distribution. Ils pas être occultée par les vociférations sont également des biens courants de l’extrémisme et du fondamenta- que l’on achète – dans les pharmacies lisme d’une partie de la société israé- officielles mais aussi au marché noir –, lienne. L’appartenance à cette société que l’on échange, que l’on offre, et se bâtit sur une multitude de critères : qui sont investis de représentations ancienneté de la migration en terre et d’espoirs liés à leur efficacité thé- d’Israël, défis de l’insertion profes- rapeutique. La notion de « médica- sionnelle et de l’apprentissage d’une lisation » avait montré avec succès langue partagée, construction d’une combien un nombre croissant d’as- identité confessionnelle et politique pects de la vie étaient pensés comme dans une société fortement polari- relevant de la médecine. La « phar-

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maceuticalisation » désigne, quant à ments informels et les amalgames elle, le phénomène d’augmentation qui en font systématiquement des de la circulation, de la diffusion, de la traitements contrefaits ou frelatés. consommation de médicaments. Peu Carine Baxerres y déconstruit l’idée analysée en Afrique, elle implique des d’une invasion des marchés ouest- études empiriques qui doivent être africains par les produits contrefaits réalisées aux marges pour pouvoir et démontre que les cas avérés de appréhender ses enjeux « hors des faux médicaments sont plutôt rares, cadres juridiques ou politiques défi- bien que le succès du circuit informel nissant la norme ou à leurs limites » du médicament soit la conséquence (p. 34). Les auteurs réunis dans cet directe d’un échec du circuit formel à ouvrage abordent ainsi les médi- offrir des soins et des produits acces- caments à la marge du paiement, sibles et de qualité. de l’approvisionnement formel, du Enfin, les médicaments se situent thérapeutique et du médical. C’est « aux marges du thérapeutique » l’enjeu et la réussite de ce livre que (troisième partie) et impliquent des de rendre compte de cette diversité, effets secondaires et indésirables à partir d’enquêtes de terrain appro- « aux marges du médical » (quatrième fondies, menées parfois depuis plus partie). Plusieurs études, en Afrique de dix ans. et en Asie, montrent que les médica- Dans la première partie, « À la ments débordent le cadre du préven- marge du paiement », les auteurs tif et du curatif pour relever parfois abordent les politiques de gratuité des d’une recherche de bien-être, de plai- médicaments, bannies des instances sir voire de performance : le marché sanitaires internationales depuis des stimulants sexuels au Burkina l’Initiative de Bamako en 1987, mais Faso, les « secrets de femmes » et les remises au jour par certaines poli- produits recherchés par les hommes tiques récentes face au sida. Ces poli- (Blandine Bila), les usages de contra- tiques de gratuité ont rencontré des ceptifs et d’abortifs aux Pays-Bas, obstacles dans leur mise en œuvre, aux Philippines et en Afrique du en grande partie parce qu’elles sont Sud (Anita ­Hardon), le succès de la coûteuses et doivent être financées. pilule chinoise au Cambodge (Pascale­ Une autre modalité concerne le don ­Hancard-Petitet) et des plantes médi- de médicament, les deux ne relevant cinales comme l’aloe vera (Alice pas des mêmes logiques, acteurs et Desclaux). usages. Comme le rappelle Marc Finalement, le médicament est un Egrot, ce dernier est souvent suspi- prisme d’observation de l’ensemble cieux et se situe généralement « en du système de santé – dont l’effon- marge des logiques de soin ». drement explique l’ampleur des cir- La deuxième partie, « À la marge cuits informels en Afrique – et des des dispositifs d’approvisionnement politiques de santé globale, dont les formels », aborde la question com- interventions se concentrent sur plexe de la circulation de médica- l’accès aux médicaments. Le cas du

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sida illustre cette emprise du médica- proposent ainsi une perspective des- ment, investi de toujours plus de pou- criptive de l’ESS au Brésil, à travers voir et capable, grâce à une stratégie une cartographie du secteur et une de diffusion accélérée, de faire dispa- analyse historique et sociologique raître le virus. Si les antirétroviraux de ses acteurs. Pour sa part, Jean ont sauvé la vie de millions d’Afri- Rénol Élie met en avant la pluralité cains, la poursuite de l’éradication du et la complexité du tissu de l’ESS en VIH au seul moyen du médicament, Haïti, particulièrement dense dans le sans interventions structurelles s’at- milieu agraire. Dans le cas du Sénégal taquant aux inégalités économiques (« Koom buy lëkkale ») et du Maroc et sociales, est périlleuse. (Touhami Abdelkhalek), c’est à nou- Fanny Chabrol veau la diversité des situations qui est Chercheure associée à l’IRIS soulignée. Une deuxième dimension renvoie L’économie sociale et à la théorie économique. À travers le solidaire. Levier cas colombien, Natalia Quiroga Díaz de changement ? / envisage l’économie sociale avant Frédéric Thomas (coord.) tout comme un secteur délaissé par l’analyse économique et prône une Louvain-la-Neuve, CETRI / meilleure prise en compte de l’éco- Solidarité socialiste / Syllepse, nomie non marchande, entendue Alternatives Sud, 2015, 192 p. comme un instrument de protection Objet d’étude hétérogène et contro- sociale, environnementale et cultu- versé, l’économie sociale et solidaire relle face à la tendance homogénéi- (ESS) apparaît comme une réalité sante et androcentrée de la rationalité particulièrement revigorée depuis la capitaliste. crise financière mondiale de 2008. Un troisième axe de l’ouvrage s’ap- Cet ouvrage collectif, publié chez Syl- puie sur l’analyse de l’ESS comme lepse, a pour ambition non pas d’en acteur des politiques publiques. Ana- proposer une présentation homogène nya Mukherjee-Reed propose une et définitive, mais plutôt d’analyser analyse fouillée d’une initiative d’en- sa diversité, à travers les expériences vergure de l’État indien du Kerala, des acteurs de ce secteur ainsi que ses qui porte une ambitieuse politique de soubassements et potentiels idéolo- lutte contre la pauvreté. En Bolivie, giques et économiques. Fernanda Wanderley rappelle quant Les différents chapitres offrent à elle que, malgré l’ancrage dans plusieurs dimensions d’analyse. La l’ESS du mouvement social qui a per- première, certainement la plus four- mis à Evo Morales d’accéder au pou- nie, est sociologique. Les organismes voir en 2005, ce sont les entreprises et acteurs de l’ESS y sont étudiés publiques qui ont davantage profité dans leur environnement, dans leur des programmes d’investissement, diversité et dans le temps. Luiz Inácio en particulier l’industrie extractive, Gaiger et Patricia Sorgatto Kuyven ce qui entre en contradiction avec la

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mobilisation initiale des communau- peuvent apporter, qui est posée. tés indigènes et paysannes. L’éclatement de ce secteur de l’écono- Enfin, la dimension juridique de mie constitue toutefois un frein à une l’analyse, qui revient à de nombreuses systématisation de l’analyse et, bien reprises, peut notamment être illus- que l’ouvrage pose des bases empi- trée par le cas du Burundi (Deogratias riques riches par leur diversité, l’ab- Niyonkuru), avec une situation juri- sence d’une réelle analyse comparée dique précaire, voire un cadre inexis- ne permet qu’une lecture segmentée tant selon les statuts des organismes des différents cas d’étude. de l’ESS. Cette situation concerne, Ange Chevallier plus généralement, de nombreux Diplômé d’un master en Science acteurs de l’économie sociale et politique mention « Relations solidaire. internationales » à l’IEP de Paris Dans son éditorial, Frédéric Tho- mas invitait d’emblée à ne pas « idéa- James Bond dans le spectre liser les pratiques ni […] surestimer géopolitique / Jean-Antoine la marge de manœuvre dont dispose Duprat l’économie sociale » (p. 14). Chez tous Paris, L’esprit du temps, 2015, les auteurs transparaît, en effet, la 274 p. nécessité d’un renforcement du cadre La sortie du 24e épisode de la saga juridique de l’économie sociale et soli- James Bond a été l’occasion d’une daire, généralement couplée à un plai- intense activité éditoriale. Sur les doyer pour faire de ces organisations les acteurs d’une protection sociale étals des libraires, on a vu fleurir en construction, voire d’une solution des ouvrages consacrés à la « pano- de rechange pure et simple à l’écono- plie bondienne » : ses voitures, ses mie capitaliste. Mais ces différentes montres et, bien sûr, ses « girls ». L’ou- structures permises par l’ESS (coopé- vrage de Jean-Antoine Duprat sem- ratives, sociétés à finalités sociales, blait, à première vue, moins trivial. associations, mutuelles, fondations), Avant d’être un héros de cinéma, si elles viennent généralement com- James Bond fut un personnage de bler le vide laissé par les crises écono- roman. Ian Fleming, pur produit de miques, les programmes d’ajustement l’intelligentsia britannique, travailla structurel ou tout simplement par pour les services de renseignement de les lacunes du secteur marchand et la Royal Navy avant de se consacrer à des politiques publiques, demeurent l’écriture. Les douze romans et deux limitées par leur dépendance au sec- recueils de nouvelles qui mettent en teur public et leur difficulté à trouver scène l’agent 007 connurent un suc- un cadre juridique protecteur et clair. cès immédiat. Écrits entre 1952 et Alors qu’elles existent de longue date 1964, ils étaient marqués par l’esprit dans de nombreux cas, c’est la ques- de leur temps. James Bond opérait en tion de leur pérennité, et surtout du pleine guerre froide et défendait les support que les politiques publiques valeurs de l’Occident face à l’Union

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des républiques socialistes sovié- Lénine. Le chef de James Bond a lui tiques (URSS) et à ses suppôts. Dans aussi changé : le MI6 a désormais à sa les romans de Ian Fleming, l’ennemi tête une femme – quelques années était le SMERSH, une branche de plus tôt, c’est le contre-espionnage l’Armée rouge en charge du contre- britannique, le MI5, qui avait promu espionnage officiellement dissoute en une femme à sa direction. Et l’enjeu mai 1946. Dans les films, le SMERSH a évolué : un syndicat du crime tente fut remplacé par l’organisation terro- d’utiliser un satellite russe contre riste SPECTRE, dirigée par le sinistre Londres afin de provoquer une crise Ernst Stavro Blofeld, dont les liens financière mondiale. avec l’URSS n’étaient pas évoqués. Avec la fin de la guerre froide, la Volonté de ménager l’Union sovié- menace est donc devenue diffuse tique, voire sympathie communiste et les ennemis protéiformes. Dans des producteurs, Albert Broccoli et Demain ne meurt jamais, Elliot Carver Harry Saltzman ? Certainement pas. est un magnat de la presse qui pousse Souci de ne pas se fermer de poten- la Chine et les États-Unis à s’affronter tiels marchés ? C’est plus probable. en mer de Chine méridionale. Dans Prescience de la détente ? Peut-être. Le monde ne suffit pas, Elektra King Il s’agissait en tout cas moins, pour est à la tête d’une compagnie pétro- James Bond, de défaire l’ennemi sovié- lière possédant des intérêts dans la tique que de déjouer les plans machia- construction d’un oléoduc reliant véliques du SMERSH / SPECTRE l’Azerbaïdjan à la Turquie. Dans complotant pour pousser les deux Skyfall, Silva est un cyber-terroriste Supergrands au conflit. Pour ce faire, qui planifie des attentats sur Londres. il devait plus souvent qu’à son tour « Miroir de son temps », selon le collaborer avec des agents sovié- vœu de Ian Fleming, James Bond reste tiques : Tatiana Romanova dans Bons inaltérablement britannique. Par son baisers de Russie, Anya Amasova dans flegme mais aussi par l’identité des L’espion qui m’aimait. acteurs qui l’ont incarné à l’écran et Parce que James Bond ne se rédui- des réalisateurs qui en ont signé les sait pas à la guerre froide, il survivra à adaptations : même si Pierce Brosnan­ la chute du mur de Berlin – même s’il était Irlandais, Martin ­Campbell fallut attendre six années, et le recru- et Lee Tamahori Néo-Zélandais, il tement d’un nouvel acteur, la sortie est significatif qu’aucun d’eux n’ait de GoldenEye en 1995. La filiation jamais été Américain. avec Ian Fleming est toujours reven- Yves Gounin diquée – GoldenEye était le nom de Haut fonctionnaire sa propriété en Jamaïque où il écrivait ses romans –, mais le contexte géopo- litique a bien changé. Le générique annonce la couleur : des silhouettes féminines dénudées détruisent à coup de barres de fer des statues de

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La revanche des passions. quelque dix années d’écart : La Violence Métamorphoses de la et la Paix en 1995, La Terreur et l’Empire violence et crises du en 2003 et La revanche des passions politique / Pierre Hassner aujourd’hui. Le procédé n’est pas sans Paris, Fayard, 2015, 368 p. inconvénient, car il mélange des pro- Pierre Hassner est une personnalité ductions de taille, d’objet et de diffu- hors norme. Né en 1933 en Roumanie, sion hétérogènes, tout en rendant les arrivé en France à 15 ans avec sa famille redites inévitables. qui fuyait le régime communiste, il Le fil directeur de ce recueil est étudie la philosophie rue d’Ulm puis censé être la revanche des passions sur complète sa formation à l’Université la raison. L’idée n’est pas nouvelle de Chicago, où il suit l’enseignement puisque Thucydide avait déjà identifié de Leo Strauss. De retour en France, les trois motivations qui font agir les il devient l’assistant de Raymond peuples et leurs dirigeants : la peur, Aron et coopère, à ce titre, à l’écriture l’avidité et l’amour-propre, nourrissant de son opus magnum, Paix et guerre un triple besoin de sécurité, d’enri- entre les nations. Comme ce dernier, chissement et de reconnaissance. il aborde les relations internationales Elle n’est pas non plus originale : de en philosophe et en historien, ce qui Dominique Moïsi (La géopolitique de lui vaut d’enseigner pendant près de l’émotion, 2009) à Bertrand Badie (Le quarante ans à Sciences Po Paris, mais temps des humiliés, 2014) en passant aussi à John Hopkins à Bologne, à Har- par Richard Ned Lebow (Why Nations vard et à Montréal. Il a ainsi exercé Fight, 2010), l’idée s’est répandue que une influence déterminante sur toute le monde contemporain était moins une génération d’étudiants et de cher- guidé par la raison que par les affects. cheurs, alors même qu’il n’a quasiment Mais, comme toujours chez P. Hassner, jamais publié un seul ouvrage. Cette le véritable sujet est la complexité du coquetterie prête d’ailleurs à sourire monde, qui échappe aux catégorisa- dans un milieu où l’édition d’un livre tions simplistes. vaut souvent brevet de respectabilité. L’auteur signe ici un triple acte de Soulevant plus de questions qu’elle décès : fin de l’ordre international orga- n’apporte de réponses, la pensée de nisé pendant la guerre froide autour de P. Hassner, mouvante, complexe, s’est deux pôles de puissance antinomiques, toujours refusée à s’enfermer dans la que ne vient tempérer aucune « gou- forme close d’un livre – tout comme vernance mondiale » ni « communauté elle a renâclé à commenter sans internationale » ; fin du monopole des recul l’actualité immédiate. Elle s’est États, une catégorie de plus en plus déployée « dans les propos d’étape et le hétérogène qui rassemble l’hyperpuis- moyen terme » (p. 9) : articles innom- sance étatsunienne et les États faillis brables, interventions dans des col- de Somalie ou de Libye, par la diversi- loques, contributions à des ouvrages fication des acteurs et des instruments collectifs, etc. Ces apports ont été de leurs actions ; enfin, brouillage de regroupés en trois tomes, publiés à la frontière entre la guerre et la paix,

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puisque nous vivons désormais dans vernance mondiale de la santé. Elle un état de violence plus ou moins publie, trois ans plus tard, dans une tendu dont nous ne sortirons ni par forme très condensée, le résultat de une déclaration de guerre ni par un ses travaux. Elle y montre comment traité de paix. « des acteurs initialement situés à la P. Hassner aime la dialectique, les périphérie du système sanitaire inter- paradoxes, les oxymores, les chiasmes. national ont progressivement accédé Pour rendre compte de la faillite des à ses structures de gouvernance » (p. idéologies et du brouillage entre 27). démocratie et dictature, il parle de Cette insertion n’allait pas de soi. « démocrature » – Fareed Zakaria parle À l’origine, le système sanitaire inter- lui de « démocraties illibérales » –, soit national ne connaît que les États. des dictatures qui essaient de se légi- L’Organisation mondiale de la santé timer en mettant en place des proces- (OMS), créée en 1948 et installée à sus formels de démocratisation. Pour Genève, est une organisation inter- aborder la modernité et ses paradoxes, gouvernementale, financée par les il évoque l’embourgeoisement du bar- États, dirigée par eux et conçue pour bare et la barbarisation du bourgeois. leur fournir des services. Les entre- Pour définir la guerre froide et l’après- prises privées n’y jouent aucun rôle guerre froide, il oppose la menace sans – à la différence des organisations les risques aux risques sans la menace. non gouvernementales (ONG) qui Toutes ces formules ne forment pas figurent, elles, dans la Constitution un système aussi cohérent, aussi syn- de l’organisation et avec lesquelles thétisable que ceux conçus par Fran- une coopération est possible. Mais cis Fukuyama ou Samuel Huntington cette ignorance mutuelle s’estompe pour résumer le monde. La pensée de à la fin des années 1970. S’engageant P. Hassner est complexe. Pas pour le sur de nouvelles pratiques liant santé plaisir de compliquer les choses, mais et développement, l’OMS promeut, parce que le monde l’est également. non sans résistance, des codes de bonne conduite. Le premier concerne Yves Gounin Haut fonctionnaire les substituts de lait maternel. Uti- lisés dans de mauvaises conditions sanitaires, ils peuvent mettre en dan- Business partners. Firmes ger la santé des nourrissons. Les ONG privées et gouvernance se mobilisent. Un appel au boycott mondiale de la santé / de Nestlé est lancé en 1977. Un code Auriane Guilbaud de conduite est finalement adopté Paris, Presses de Sciences po, 2015, en 1981 malgré l’opposition des 208 p. États-Unis, qui menacent de quitter Auriane Guilbaud a soutenu, l’organisation. en 2012, sa thèse de doctorat en Sujets de régulation plus ou moins science politique sur l’insertion pro- passifs, plus ou moins consentants, les gressive des entreprises dans la gou- firmes deviennent progressivement

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des partenaires dans les années 1980. sida, la tuberculose et le paludisme, Elles participent à des programmes de créé en 2001. Mais si les Nations recherche tels que le TDR (Tropical unies sous Kofi Annan (lancement du Diseases Research Program) lancé par ­Global Compact en juillet 2000) et l’OMS. Dix ans plus tard, ces coopé- l’OMS sous Gro Harlem Brundtland rations s’institutionnaliseront sous encouragent la coopération avec les la forme de partenariats public-privé entreprises, le pas n’est pas encore (PPP). Auriane Guilbaud en dresse la franchi de leur donner une place trop liste, distinguant partenariats de plai- grande dans la prise de décision, sauf doyer, PPP de développement de pro- à nourrir le fantasme de la « privatisa- duits et PPP d’accès aux médicaments. tion de l’OMS ». La plupart prévoient une règle de par- En analysant la participation des tage des droits de propriété intellec- firmes à la gouvernance de la santé, tuelle. Cette question surgit avec la la thèse d’Auriane Guilbaud est une signature, en 1994, de l’accord sur les contribution précieuse à la sociolo- aspects des droits de propriété intel- gie des relations internationales qui lectuelle liés au commerce (ADPIC). nous a appris que l’État, désormais L’allongement de la durée des brevets concurrencé par de nouveaux acteurs protège les entreprises mais limite (firmes privées, ONG, religions, dias- le développement des médicaments poras, etc.), avait perdu le monopole génériques et, par voie de consé- des relations internationales. C’est quence, l’accès de tous à la santé. La aussi une contribution aux études en question devient brûlante avec l’accès santé publique (Health studies), dont des malades du sida aux antirétrovi- de nombreux travaux se sont inté- raux (ARV) sous licence. Pour contrer ressés aux liens entre santé et mon- les campagnes qui leur sont hostiles, dialisation sans prendre en compte la les firmes pharmaceutiques mettent spécificité des entreprises. très tôt en œuvre des programmes Yves Gounin de donation de médicaments. La voie Haut fonctionnaire est ouverte par le Mectizan de Merck, utilisé dans le traitement de l’oncho- cercose. Auriane Guilbaud n’a pas tort Hollande l’Africain / de dénoncer la fausse logique du hors- Christophe Boisbouvier marché qui régirait ces politiques de Paris, La Découverte, 2015, 335 p. donation : les entreprises ne donnent Journaliste à RFI et collaborateur pas par philanthropie mais pour de l’hebdomadaire Jeune Afrique, défendre leur image dans l’espoir de Christophe Boisbouvier présente une retombées commerciales. histoire des relations entre le Parti La dernière étape de l’insertion socialiste et l’Afrique sur les trente des entreprises est leur participation dernières années. D’une grande clarté aux instances de gouvernance pro- et évitant le ton polémique, il montre prement dites. C’est le cas au sein que le discours moral en matière du Fonds mondial de lutte contre le de politique étrangère résiste mal à

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l’épreuve des faits, surtout dans un que limité, contraste en effet avec la contexte aussi complexe que celui de période précédente. l’Afrique. Mais très vite, F. Hollande a dû Le 58e engagement de campagne du dépasser cette approche prudente. candidat Hollande affirmait : « je rom- Les conséquences de l’effondrement prai avec la Françafrique, en propo- de la zone sahélienne, aux mains des sant une relation fondée sur l’égalité, djihadistes, l’ont obligé à agir. Les la confiance et la solidarité ». Cinq ans militaires vont alors prendre l’ascen- auparavant, le candidat Sarkozy avait dant sur le président et le convaincre laissé entendre peu ou prou la même de lire autrement la réalité africaine. chose. Son nouveau secrétaire d’État Sous leur influence, il se résout à à la Coopération, Jean-Marie Bockel, l’intervention armée. L’espoir d’une trop courageux ou trop naïf, avait eu prise en main de leur sécurité par le tort d’y croire, ce qui lui avait valu les ­Africains ne résiste ainsi pas à d’être « déplacé » à la Défense et aux l’épreuve des faits au Mali, puis en Anciens combattants. République centrafricaine (RCA). La politique du président socialiste Le succès de l’intervention au Mali a nouvellement élu a bien marqué une conforté cette intuition et les difficul- certaine rupture avec les anciennes tés rencontrées en RCA n’invalident pratiques, jusqu’à un certain point pas ce choix, qui a évité bien des vic- toutefois. D’un côté, une nouvelle times dans un pays plongé dans le équipe (Hélène Le Gal, Pascal Can- chaos. fin, Thomas Melonio) a incarné une La rupture est également limi- approche différente des affaires tée dans le domaine économique, la africaines, en phase avec l’opinion défense des intérêts français sur le commune aux organisations non continent se retrouvant désormais au gouvernementales (ONG) et la doc- centre de l’action du Quai d’Orsay. La trine des diplomates. Mais, de l’autre, vertu doit concéder quelque place à la la France n’étant pas la Norvège, le nécessité au moment où l’enjeu prin- président François Hollande s’est cipal de la présidence se concentre, en retrouvé à devoir affronter des situa- France, sur la lutte contre le chômage. tions dramatiques, puis à se résoudre Cette priorité explique-t-elle la pour- à des compromis parfois amers. Il est suite des relations avec des présidents vrai que les débuts de sa politique afri- très controversés ? Lorsque certains caine ont été marqués par quelques chefs d’État africains manipulent gestes forts, notamment la volonté la Constitution pour s’accrocher au de rappeler à certains dictateurs le pouvoir, voire répriment dans le sang respect des droits de l’homme, l’as- l’opposition politique, Paris hésite. souplissement de certains aspects de Le président F. Hollande a ainsi la politique migratoire française et habilement su abandonner Blaise la reconnaissance d’un passé franco- ­Compaoré, mais a manqué de fermeté africain parfois douloureux. Le rap- ou s’est tu face aux méfaits d’un Paul prochement franco-algérien, bien Kagamé, d’un Paul Biya, d’un Joseph

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Kabila, etc. Par ailleurs, d’autres diri- de la Terre. Dans cette perspective, geants socialistes nouent des liens l’ambition de cet ouvrage collectif est avec les milieux dirigeants africains de présenter un large panorama des afin de consolider leur propre posi- enjeux et des questions politiques et tion nationale : le Premier ministre, scientifiques que soulèvent les crises notamment, peut-être tenté par un environnementales actuelles. destin de chef d’État. L’introduction de François Réseaux, compromis, intermé- Gemenne attribue à deux facteurs diaires, soutiens à des dictateurs l’émergence de l’environnement autrefois décriés : le réalisme était comme sujet majeur des relations inévitable. La France reste une grande internationales depuis les années puissance, du moins en Afrique, et 1970. D’une part, les crises environ- il faut accepter les contraintes liées nementales ont changé les rapports à ce statut. Les pratiques perdurent, entre États, à tel point qu’elles ont même s’il semble qu’une certaine fini par intéresser les organisations transparence en la matière s’installe internationales. D’autre part, la progressivement. L’auteur conclut plupart des problèmes environne- sur les deux leçons enseignées par mentaux dépasse aujourd’hui les l’Afrique à F. Hollande : qu’il sait se frontières étatiques, ne pouvant par comporter en chef de guerre victo- conséquent trouver de résolution que rieux, et qu’un homme d’État échappe dans un cadre international. Les rela- difficilement aux désillusions susci- tions internationales se voient donc tées par la corruption du pouvoir. bouleversées à la fois par le dévelop- pement de nouveaux modes d’action Yannick Prost Haut fonctionnaire et maître de publique et l’émergence de nouveaux conférences à Sciences Po acteurs. L’enjeu mondial consacré à l’envi- ronnement s’articule en quatre L’enjeu mondial. parties. La première est dédiée aux L’environnement / fondements théoriques et histo- François Gemenne (dir.) riques de la réflexion sur l’environ- Paris, Presses de Sciences Po, 2015, nement, qui sont à l’origine des 300 p. politiques internationales afférentes. Longtemps, les questions d’envi- Elle aborde ainsi les concepts-clés de ronnement ont été tenues en dehors « gaïapolitique » ou des biens com- de la sphère des relations internatio- muns de l’humanité. La deuxième nales, la Terre étant censée être régie partie analyse les enjeux du partage par les lois physiques et le monde par et de la répartition des ressources les lois politiques. Dans le dernier naturelles, en soulignant leur aspect volume de la collection L’enjeu mon- éminemment politique, qu’il s’agisse dial, publiée aux Presses de Sciences d’eau ou d’hydrocarbures. Les diffé- Po, Bruno Latour en appelle à inven- rentes contributions ont le mérite de ter une « gaïapolitique », une politique s’intéresser autant à la raréfaction

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des ressources et à la compétition de se référer de manière indépen- qu’elle implique qu’aux nouveaux dante. Les états des lieux de diverses modes de coopération pour gérer ces problématiques environnementales ressources. Dans la troisième partie – l’eau, l’agriculture, la précarité éner- de l’ouvrage, les auteurs étudient la gétique, la sécurité environnemen- manière dont s’est organisée la coopé- tale – succèdent aux questions plus ration internationale pour traiter des conceptuelles, voire philosophiques, questions environnementales, tout qui fournissent des cadres théoriques en soulignant les limites de cette gou- précieux pour l’analyse – les biens vernance et en proposant des pistes communs, la souveraineté. pour la renouveler. Enfin, la dernière L’environnement reste un sujet partie est consacrée à la question encore trop peu traité par les interna- nouvelle des conséquences des crises tionalistes francophones, et lorsque environnementales pour les sociétés c’est le cas, il est davantage abordé humaines. Les différents contribu- sous l’angle des politiques publiques teurs réfléchissent alors à la manière que des relations internationales. dont les États peuvent se préparer Alors que les questions climatiques aux nouveaux enjeux géopolitiques, ont envahi l’espace public avec la en matière de défense ou de sécurité COP 21, les auteurs contribuent ici humaine, qui émergent à la suite de à placer l’environnement au cœur ces crises. des sciences sociales, dans un effort L’on pourrait reprocher un certain salutaire pour renouveler la pensée manque d’unité à cet enjeu mondial du de l’« Anthropocène », nouvelle ère fait de la diversité des sujets abordés, géologique dans laquelle les humains des styles et des horizons des auteurs. seraient la principale force de change- De fait, l’ouvrage n’est pas tant un ment de notre planète. volume destiné à être lu d’une traite Camille Escudé qu’une anthologie de problématiques Diplômée d’un master recherche à inscrites dans un large prisme de dis- Sciences Po ciplines et auxquelles il est possible

174 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS (octobre, novembre, décembre 2015)

OUVRAGES Pascal Boniface / La géopolitique, Paris, Eyrolles, 2015, 208 p. Barthélémy Courmont (avec Frédéric Lasserre et Éric Mottet) / Géopolitique des ressources minières en Asie du Sud-Est, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2015, 266 p. Serge Michailof / Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Paris, Fayard, 2015, 366 p. Béligh Nabli / Géopolitique de la Méditerranée, Paris, Armand Colin, 2015, 288 p.

ARTICLES DIRECTION DE DOSSIER Pascal Boniface (dir.) / « La France, le monde », La Revue internationale et stratégique, n° 100, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2015.

PUBLICATIONS IRIS Bastien Alex / « Changement climatique, l’enjeu géopolitique majeur de l’anthropocène », Observatoire géopolitique de la durabilité, IRIS, novembre 2015. Franck Bailleux / « Mustafa Kemal Atatürk and General Charles de Gaulle: a Comparison between the “Gazi” and “the Man of the 18th of June” », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, octobre 2015. Didier Billion / « Préoccupante exacerbation des tensions en Turquie », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, octobre 2015. Didier Billion / « L’attentat d’Ankara va-t-il déstabiliser la démocratie turque ? », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, octobre 2015. Didier Billion / « Turquie : quelle stratégie face à l’État islamique ? », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, novembre 2015. Didier Billion / « Avion russe abattu en Turquie : quel impact diplomatique ? », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, novembre 2015. Didier Billion / « La perspective d’un retour de l’Iran sur la scène internationale : quelles conséquences au niveau régional et pour la Turquie ? Compte-rendu du 14e séminaire de l’Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, décembre 2015. Didier Billion / « La politique régionale de la Turquie contribue à son isolement », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, décembre 2015.

175 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

Pascal Boniface / « Éditorial », La Revue internationale et stratégique, n° 100, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2015. Dorian Dreuil / « La mobilisation citoyenne des causes humanitaires, repenser la place du bénévole dans le dispositif des ONG », Observatoire des questions humanitaires, IRIS, décembre 2015. Carole Gomez / « Veille hebdomadaire », Observatoire géostratégique du sport, IRIS, d’octobre à décembre 2015. Carole Gomez et Pim Verschuuren / « Impact de la mondialisation sur le sport : l’exemple du badminton. Entretien avec Olivier Bime », Observatoire géostratégique du sport, IRIS, novembre 2015. Olivier Guillard / « Afghanistan. Retrait des troupes américaines : calendrier révisé », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, octobre 2015. Olivier Guillard / « Birmanie. Accord “national” de cessez-le-feu : avancée ou revers ? », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, octobre 2015. Olivier Guillard / « Afghanistan. Prise de Koundouz (Nord) par les talibans », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, octobre 2015. Olivier Guillard / « Pakistan : léger mieux (institutionnel, sécuritaire et stratégique) ou trompe-l’œil ? », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, novembre 2015. Olivier Guillard / « Asie orientale : inflation saisonnière de sommets historiques ; beaucoup de bruit pour rien ? », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, novembre 2015. Olivier Guillard / « Birmanie : élections “historiques” au pays de La Dame et des généraux ; premières tendances », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, novembre 2015. Olivier Guillard / « Thaïlande. Le “Red Sunday” à l’épreuve de la Paix et l’Ordre », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, novembre 2015. Olivier Guillard / « Afghanistan : une fin d’année difficile, pour changer », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, décembre 2015. Olivier Guillard / « Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde : un gazoduc (TAPI), quatre acteurs, des interrogations », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, décembre 2015. Olivier Guillard / « Népal : (énième) crise domestique et tension régionale (avec l’Inde) », Observatoire stratégique de l’Asie, IRIS, décembre 2015. Seyfettin Gürsel, Mine Durmaz et Melike Kökkızıl / « Moderate growth in third quarter », Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique, IRIS, novembre 2015. Philippe Hugon / « Des Afriques contrastées », La Revue internationale et stratégique, n° 100, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2015. Nicolas Kazarian / « What is the Future of Religion in International Affairs? », Observatoire géopolitique du religieux, IRIS, novembre 2015. Michel Maietta et Stéphanie Stern / « Humanitaire participatif… mirage ou nouvel eldorado ? Compte-rendu du 6e Stand UP de l’humanitaire organisé par l’IRIS », Observatoire des questions humanitaires, IRIS, décembre 2015. Nicolas Mazzucchi / « Le pétrole : carburant du pouvoir, frein de la puissance ? », La

176 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

Revue internationale et stratégique, n°100, IRIS Éditions – Armand Colin, hiver 2015. Hamdi Nabli / « Quelle géostratégie, pour quel monde arabe ? », Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe, IRIS, décembre 2015. Julia Sei / « Le martyre comme processus social », Observatoire géopolitique du religieux, IRIS, novembre 2015.

PUBLICATIONS EXTÉRIEURES Sébastien Abis (avec Audrey Petiot et Federica Semerari) / « Barcelona + 20: Extinction or a New Lease of Life? » IEMed. Mediterranean Yearbook 2015, Barcelone, 2015. Sébastien Abis / « Le blé : géohistoire d’un grain au cœur du pouvoir », Géoéconomie, n° 77, Institut Choiseul, 2015. Sébastien Abis / « La consommation durable dans le monde arabe », Rapport annuel sur la sécurité alimentaire dans les pays arabes, AFED, 2015. Sophie Bessis / « Bilan de la transition tunisienne », L’ENA hors les murs, n° 456, décembre 2015. Pascal Boniface / « La réflexion stratégique en souffrance », Revue Défense nationale, décembre 2015. Pascal Boniface / « La France à l’épreuve de la puissance et de l’occidentalisme », Les Cahiers de la Revue Défense nationale, 4e trimestre 2015. Pascal Boniface / « Préface », in Ludovic Tenèze, 150 ans de Football. 1863-2015. Histoire des lois du jeu, Dijon, Éditions Raison et Passions, 2015. Barthélémy Courmont (et Emmanuel Lincot) / « La Chine et ses voisins », L’ENA hors les murs, n° 456, décembre 2015. Olivier de France / « What is NATO Ready for? Making the Case for “Strategic Readiness” », in Enrico Fassi, Sonia Lucarelli et Alessandro Marrone (dir.), What NATO for what threats? Warsaw and Beyond, Bruxelles, OTAN, 2015. Emmanuel Hache (avec Florian Fosse et Philomène Portenart) / « Le retour des fusions et acquisitions dans le secteur des hydrocarbures », Revue de l’Énergie, n° 628, octobre-décembre 2015. Philippe Hugon / « Un néo-patrimonialisme adéquat », in Josepha Laroche, Passage au crible de la scène mondiale. L’actualité internationale, Paris, L’Harmattan, 2015. Pierre Jacquemot / « Les exclusions paysannes. Quels impacts sur le marché international du travail ? », Afrique contemporaine, 2015. Pierre Jacquemot / « Les entreprises françaises et le développement en Afrique », Revue Tiers Monde, n° 224, 2015. Pierre Jacquemot / « L’Afrique subsaharienne après 2015 : l’année des trajectoires divergentes », L’ENA hors les murs, n° 456, décembre 2015. Olivier Kempf et Nicolas Mazzucchi / « Cyberespace et intelligence économique », Géoéconomie, n° 77, Institut Choiseul, 2015. Jean-Jacques Kourliandsky / « Rusia-América Latina. El otro encuentro entre dos mundos », Jesús Terán, n° 31, octobre 2015. Sophie Lefeez / « Vouloir présager l’incertain. La technique, l’incertain et la guerre », Stratégique, n° 110, Institut de stratégie comparée, 2015.

177 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

Sylvie Matelly / « Les nouveaux rapports de force économiques mondiaux », L’ENA hors les murs, n° 456, décembre 2015. Nicolas Mazzucchi (avec Stéphane Chatton) / « Le cyberdjihadisme, une évolution programmée ? », Revue Défense nationale, n° 784, novembre 2015. Samuel Nguembock / « La diplomatie militaire du Tchad dans la lutte contre le terrorisme et la persistance des résistances extérieures », in « Conflits, paix et sécurité en Afrique », Diplomatie, hors-série n° 16, novembre-décembre 2015.

CONFÉRENCES, COLLOQUES, SÉMINAIRES EN FRANCE « Les Géopolitiques de Nantes – 3e édition » (2 et 3 octobre / Le lieu unique, Nantes) / L’IRIS et le lieu unique, avec le soutien de Nantes Métropole, présentent pendant deux jours une quinzaine de tables-rondes et une soixantaine de conférenciers pour décrypter les défis stratégiques auxquels le monde est confronté. « Regards critiques sur vingt-cinq ans de relations internationales » (7 octobre / IRIS, Paris) / Conférence-débat autour de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France en Russie et directeur de recherche à l’IRIS, et de Pim Verschuuren, chercheur à l’IRIS, et animée par Samuel Carcanague, chercheur à l’IRIS, à l’occasion de la parution du numéro 99 de La Revue internationale et stratégique. « L’Union européenne et le Royaume-Uni : réformer ou sortir ? » (12 octobre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée autour de Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, et de Valérie Rabault, présidente du groupe d’amitié France – Grande-Bretagne et Irlande du Nord à l’Assemblée nationale, rapporteure générale du Budget. Animée par Olivier de France, directeur de recherche à l’IRIS. « Efficacité énergétique et promotion des renouvelables, l’UE au cœur de la transition énergétique ? » (21 octobre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée autour de Matthieu Auzanneau, journaliste indépendant, chargé de la prospective au Shift Project, d’Éric Lecomte, Policy Officer à la direction générale de l’Énergie de la Commission européenne, et d’Andreas Rüdinger, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). Animée par Bastien Alex, chercheur à l’IRIS. « Humanitaire participatif : Mirage ou nouvel eldorado ? » (27 octobre / IRIS, Paris) / 6e Stand UP de l’humanitaire organisé dans le cadre de l’Observatoire des questions humanitaires de l’IRIS, autour de Nathanaël Molle, co-fondateur de Singa, de Michel Maietta, directeur de l’analyse et de la stratégie d’Action contre la Faim et chercheur associé à l’IRIS, d’Antoine Peigney, directeur des relations et des opérations internationales de la Croix-Rouge française, et de Sylvie Matelly, enseignante- chercheure à l’EMLV et directrice de recherche à l’IRIS. Débat animé par Stéphanie Stern, chercheure à l’IRIS. « La perspective d’un retour de l’Iran sur la scène internationale : quelles conséquences au niveau régional et pour la Turquie ? » (28 octobre / IRIS, Paris) / Séminaire organisé dans le cadre de l’Observatoire de la Turquie et son environnement géopolitique, autour de Kadri Gürsel, journaliste-chroniqueur (Al Monitor, Diken) et de François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran et

178 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

analyste de politique internationale. Réunion animée par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS. « Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? » (4 novembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée à l’occasion de la parution de l’ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, écrit par Serge Michailof. Autour de Serge Michailof, chercheur associé à l’IRIS, de Tertius Zongo, ancien Premier ministre et ancien ministre des Finances du Burkina Faso, et d’Antoine Glaser, fondateur et ancien rédacteur en chef de la Lettre du continent. Animée par Philippe Hugon, directeur de recherche à l’IRIS. « France-Europe-Russie, schisme ou réconciliation ? » (12 novembre / Sénat, Paris) / Colloque organisé par l’IRIS, l’Institut Jean Lecanuet, le groupe sénatorial d’amitié franco-russe et l’Observatoire franco-russe. Thèmes des tables-rondes : Europe-Russie : quel avenir ? ; Ukraine, Syrie, Iran, climat, migrations. Regards croisés franco-russes sur les grands défis du monde de 2015 ; Où en est la relation franco-russe ? « Sahara 1975-2015, quelles perspectives politiques et géostratégiques ? » (17 novembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée autour de Flavien Bourrat, enseignant à l’Inalco, de Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS, et de Mustapha Naïmi, anthropologue, chercheur à l’Institut universitaire de la recherche scientifique (IURS) de Rabat. Animée par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS. « Quelle agriculture dans un monde réchauffé ? La sécurité alimentaire à l’épreuve du changement climatique et de la sobriété carbone » (25 novembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée dans le cadre des Rendez-vous de l’Observatoire géopolitique de la durabilité. Autour de Quentin de la Chapelle, agriculteur et président de la Fédération nationale de centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (FNCIVAM), de Richard Etiévant, chef de l’unité « Verdissement et éco-conditionnalité » à la direction générale de l’Agriculture et du Développement rural de la Commission européenne, et de Thierry Pouch, chef des services économiques de l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture à Paris et chercheur associé au Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims Champagne- Ardenne. Animée par Bastien Alex, chercheur à l’IRIS. « Géopolitique de la Méditerranée » (1er décembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée à l’occasion de la parution de l’ouvrage Géopolitique de la Méditerranée, écrit par Béligh Nabli. Autour de Béligh Nabli, directeur de recherche à l’IRIS, de Rony Brauman, médecin, professeur associé à Sciences Po Paris, ancien président de Médecins sans frontières, et de Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l’iReMMO. Animée par Kader Abderrahim, chercheur à l’IRIS. « Comment promouvoir l’impact sociétal du sport et son intégrité ? Lancement en France de la nouvelle Charte du Sport de l’Unesco » (7 décembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée autour d’Antoine Anfré, ambassadeur pour le Sport, de Denis Masseglia, président du Comité national olympique et sportif français, de Philipp Müller-Wirth, directeur exécutif pour le Sport à l’Unesco, de Laurent Petrynka, directeur national de l’Union nationale du sport scolaire, et de Pim Verschuuren, chercheur à l’IRIS. Animée par Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

179 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

« Quelles réformes en Ukraine ? Évolution de la situation sécuritaire et défis politiques » (10 décembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat introduite par Alyona Getmanchuk, directrice de l’Institute of World Policy. Autour de Laure Delcour, directrice de recherche à l’IRIS et chercheure à la Fondation Maison des sciences de l’homme, de Volodymyr Fesenko, directeur du Centre d’études politiques Penta à Kiev, de Oleksiy Haran, professeur à l’Université nationale Académie de Kiev- Mohyla, et de Raphaël Martin de Lagarde, sous-directeur Europe orientale au ministère des Affaires étrangères et du Développement international. Animée par Samuel Carcanague, chercheur à l’IRIS. Conférence-débat organisée en partenariat avec l’Institute of World Policy de Kiev. « COP 21 : l’heure du bilan. Des ambitions aux réalités, la conférence a-t-elle atteint ses objectifs ? » (15 décembre / IRIS, Paris) / Conférence-débat organisée dans le cadre des Rendez-vous de l’Observatoire géopolitique de la durabilité. Autour de Stefan Aykut, politiste et sociologue des sciences, postdoctorant au LISIS, Université Paris-Est, chercheur associé au Centre Marc-Bloch de Berlin, et de Célia Gautier, responsable Politiques européennes au Réseau Action Climat France. Animée par Bastien Alex, chercheur à l’IRIS.

À L’ÉTRANGER « 28e Cercle stratégique franco-allemand » (2 décembre / Berlin – Allemagne) / Réunion restreinte organisée par l’IRIS et la Friedrich Ebert Stiftung autour de trois thématiques : Les conséquences de la guerre en Syrie pour la politique extérieure et de sécurité européenne ; Les perspectives d’une Union européenne de défense ; Un nouveau départ pour l’OSCE ? Les projets allemands pour la présidence de 2016.

AVEC PARTICIPATION DE L’IRIS EN FRANCE « Turquie : des élections législatives du 7 juin à celles du 1er novembre » (5 octobre / Grenoble) / Intervention de Didier Billion sur le thème « Les conséquences internationales des élections du 7 juin 2015 » dans le cadre du séminaire organisé par Sciences Po Grenoble. « Les enjeux de la révolution de l’information et du renseignement » (6 octobre / Saint-Quentin-en-Yvelines) / Intervention de Pascal Boniface à la table-ronde organisée dans le cadre de la Journée institutionnelle de la CRCC. « Défense et changement climatique » (15 octobre / Paris) / Animation de Nicolas Mazzucchi de la 3e table-ronde dans le cadre du colloque organisé par l’IRSEM. « La question palestinienne dans le contexte régional » (21 octobre / Ivry-sur- Seine) / Conférence de Didier Billion dans le cadre de la soirée Solidarité Palestine organisée par le Conseil départemental du Val-de-Marne. « État de Palestine : quel avenir ? » (22 octobre / Paris) / Introduction et animation de la séance plénière I organisée dans le cadre des Quatrièmes Assises de la coopération décentralisée franco-palestinienne. « Les pompiers pyromanes » (24 octobre / Stains) / Conférence-débat de Pascal Boniface autour de son ouvrage Les pompiers pyromanes, organisée par le Centre Shatibi.

180 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

« Quelle dissuasion en l’absence d’arme nucléaire ? » (26 octobre / Paris) / Intervention d’Alain Coldefy à la table-ronde « La nécessité d’une dissuasion » sur le thème « Réflexions sur l’avenir du nucléaire militaire », dans le cadre du colloque organisé par Démocraties et Participation et progrès. « Quelle dissuasion en l’absence d’arme nucléaire ? » (26 octobre / Paris) / Intervention de Philippe Migault à la table-ronde « Les options possibles » sur le thème « Défense antimissile, armes à énergie dirigée, un substitut ? », dans le cadre du colloque organisé par Démocraties et Participation et progrès. « Quelle dissuasion en l’absence d’arme nucléaire ? » (26 octobre / Paris) / Intervention de Pascal Boniface à la table-ronde « La nécessité d’une dissuasion » sur le thème « Quelle politique de dissuasion et de désarmement nucléaire en France ? », dans le cadre du colloque organisé par Démocraties et Participation et progrès. « Les fractures en Europe : de nouveaux défis pour les territoires » (28 octobre / Marseille) / Introduction par Pascal Boniface de la table-ronde « Faire face aux ruptures dans les territoires : quelles réponses de l’UE, quelles initiatives des collectivités territoriales ? », organisée dans le cadre de la 2e université européenne de l’AFCCRE. « Le blé, enjeu vital pour la sécurité mondiale » (30 octobre / Douai) / Conférence de Sébastien Abis à l’occasion de l’assemblée générale du groupe Carré. « Les dynamiques démographiques et la sécurité alimentaire dans le monde » (3 novembre / Paris) / Conférence de Sébastien Abis à l’ISEG. « L’Afrique sahélienne, un nouvel Afghanistan » (3 novembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, co-organisée par l’Agence française de développement et la FERDI. « Un nouvel ordre mondial ? » (4 novembre / Mantes-la-Jolie) / Conférence de Pascal Boniface au Lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie dans le cadre du dispositif Sciences Po. « Frontières et horizons » (5 novembre / Bordeaux) / Rencontre avec Pascal Boniface de type « grand oral » sur les questions internationales et stratégiques organisée à Sciences Po Bordeaux dans le cadre de la 11e édition du salon Lire en poche. « Africanistan » (6 novembre, Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par l’École des hautes études internationales et politiques (HEIP). « Élections législatives en Turquie, enjeux nationaux et régionaux » (6 novembre / Paris) / Conférence-débat autour de Didier Billion organisée par le CERI – Sciences Po. « La guerre en Syrie : vers un chaos mondial ? » (9 novembre / Lyon) / Conférence de Pascal Boniface organisée par les associations Forum Global Conferences Inc. et Diplo’Mates de l’EM Lyon Business School. « Le Sahel se transforme-t-il en un nouvel Afghanistan ? » (10 novembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage

181 LES ACTIVITÉS DE L’IRIS

Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par l’ANAJ-IHEDN et l’IPSE. « Le Sahel se transforme-t-il en un nouvel Afghanistan ? » (12 novembre et 16 décembre / Paris) / Conférences de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, dans le cadre du programme Potentiel Afrique de Sciences Po. « Défense et énergie » (12 novembre / Montpellier) / Intervention de Nicolas Mazzucchi devant le trinôme académique de Montpellier. « Après les élections législatives en Turquie » (18 novembre / Paris) / Intervention de Didier Billion dans le cadre de la rencontre organisée par la Fondation Gabriel Péri. « Les crises au Sahel et l’inadaptation de notre politique et de nos instruments pour tenter d’y répondre » (18 novembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par le CIAN / MOCI. « L’Année stratégique 2016 : les grilles d’analyses des grands enjeux internationaux » (23 novembre / Paris) / Intervention de Pascal Boniface dans le cadre du Séminaire « Échanges Prospective et Économie » organisé par EDF. « Le modèle français d’intégration » (23 novembre / Paris) / Intervention de Serge Michailof dans le cadre du colloque organisé par la Fondation ResPublica. « Turquie : entre gestion de crise et dérive autoritaire » (25 novembre / Paris) / Intervention de Didier Billion dans le cadre de la conférence-débat organisée par l’IReMMO. « Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? » (2 décembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par le le Club Nouveaux repères du Centre d’étude et de prospective stratégique. « Le blé : entre alimentation, climat et sécurité dans le monde : du pain sur la planche » (2 décembre / Niort) / Conférence de Sébastien Abis dans le cadre de l’Assemblée générale de la coopérative agricole Terre Atlantique. « Comment piloter son allocation d’actifs dans un monde instable ? » (3 décembre / Paris) / Intervention de Pascal Boniface à la table-ronde organisée dans le cadre de la Journée nationale des Investisseurs organisée par InstitInvest et DistribInvest. « L’Afrique en crise : vraiment ? » (4 décembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par Regards d’étudiants. « Le blé : entre alimentation, climat et sécurité dans le monde : du pain sur la planche » (4 décembre / Pithiviers) / Conférence de Sébastien Abis dans le cadre de l’Assemblée générale de la coopérative agricole AgroPithiviers. « Le blé : entre alimentation, climat et sécurité dans le monde : du pain sur la planche » (7 décembre / Clermont-sur-Oise) / Conférence de Sébastien Abis dans le cadre de l’Assemblée générale de Agora. « Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? »

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(8 décembre / Marseille) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par l’IRD. « Quelles géopolitiques des matières premières ? » (9 décembre / Paris) / Conférence-débat autour de Sébastien Abis organisée par Diploweb et Grenoble École de management. « Perspectives de l’Afrique » (9 décembre / Paris) / Intervention de Serge Michailof à une table-ronde dans le cadre du colloque organisé par le CIAN. « Les think tanks » (10 décembre / Paris) / Intervention de Jean-Pierre Maulny dans le cadre du colloque de l’AEGES visant à réaliser une cartographie des études sur la guerre et la stratégie en France. « Sécurité 2020 : nouvelles menaces, nouvelles réponses » (10 décembre / Paris) / Intervention de Pascal Boniface à la conférence sur le thème « Les entreprises peuvent-elles se préparer aux guerres de demain ? » dans le cadre du Colloque européen des directeurs de sécurité et de sûreté. « Le blé : entre alimentation, climat et sécurité dans le monde : du pain sur la planche » (11 décembre / Narbonne) / Conférence de Sébastien Abis dans le cadre de l’Assemblée générale de Silos du Sud. « Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? » (11 décembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof à l’occasion de la parution de son ouvrage Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, organisée par les Entretiens européens et eurafricains (ASCPE). « La politique africaine de la France : rétrospectives et impasses » (12 décembre / Paris) / Conférence de Serge Michailof organisée par l’IHEDN.

À L’ÉTRANGER « Rusia e Iberoamérica en el mundo globalizante : historia y perspectivas » (2 octobre / Saint-Pétersbourg – Russie) / Intervention de Jean-Jacques Kourliandsky sur le thème « América Latina, historia y dinámica de una emergencia diplomática, 1990-2014 », dans le cadre du Forum international Russie et Amérique ibérique organisé par l’Université de Saint-Pétersbourg. « Perspective du Sahel à l’horizon 2030-2050 » (10-14 octobre / Dakar – Sénégal) / Présentation par Pierre Jacquemot du rapport économique sur les perspectives à long terme des pays sahéliens dans la cadre d’un panel d’experts réunis par les Nations unies sur le devenir des États du Sahel. « Le Cèdre et le Chêne. De Gaulle et le Liban. Les Libanais et de Gaulle » (24 octobre / Beyrouth – Liban) / Présentation par Karim Émile Bitar de son ouvrage Le Cèdre et le Chêne. De Gaulle et le Liban. Les Libanais et de Gaulle, co-dirigé avec Clotilde de Fouchécour, dans le cadre du Salon du livre de Beyrouth. « Les objectifs du développement durable » (28-30 octobre / Université de Laval – Québec) / Conférence de Pierre Jacquemot dans le cadre de l’Université d’automne de l’Institut EDS d’Hydroquébec. « Démocratie, citoyenneté, argent public » (30 octobre / Beyrouth – Liban) / Intervention de Karim Émile Bitar sur « Les syndromes Sykes-Picot » lors de la

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LES ACTIVITÉS DE L’IRIS ORgANIgRAmmE DE l’IRIS

DIRECTEUR conférence-débat organisée par l’Institut des finances, dans le cadre du Salon du livre Pascal BoniFACE francophone de Beyrouth. Responsable des activités rattachées au directeur / Fanny WEissELBERGER « Crises et conflits actuels » (31 octobre / Alger – Algérie) / Conférence de Pascal DIRECTEURS ADJOINTS Boniface organisée dans le cadre du Salon du Livre SILA par ANEP Éditions. Didier BiLLion « Géopolitique du blé : un produit vital pour la sécurité mondiale » (12 novembre / Jean-Pierre mAuLnY Rabat – Maroc) / Conférence-débat de Sébastien Abis organisée par l’Institut royal des études stratégiques du Maroc. SECRéTAIRE géNéRAl Boris ContEssE « Preserving Peace in a World in Motion » (26 novembre / Monaco) / Intervention Assistante / Lisiane ELisABEtH de Pascal Boniface à la séance plénière organisée dans le cadre du Peace and Sport International Forum. PôlE COmmUNICATION « La politique de sécurité européenne à la hauteur des défis du futur ? Jalons pour Directrice / Gwenaëlle sAuzEt Responsable informatique, Webmaster / Pierre-Benoît tAssE les vingt prochaines années » (26 novembre / Berlin – Allemagne) / Participation de Serge Michailof au 6e Forum pour le dialogue franco-allemand organisé par la PôlE ORgANISATION DES mANIfESTATIONS Fondation Genshagen et l’Institut Montaigne. Directrices / nahid KARBAL, nathalie moREAu PôlE DES PUblICATIONS AUDITIONS / MISSIONS / NOMINATIONS Responsable d'édition / marc VERzERoLi 8 décembre / Audition de Didier Billion par le Groupe d’amitié France-Turquie de PôlE fORmATIONS (IRIS SUP’) l’Assemblée nationale. Directrice / Christine AuBRéE 14-16 décembre – Moscou, Russie / Pascal Boniface : rencontre avec des Adjoints / mathilde DAnGER, Fabien GiBAuLt, Ghada GiLLEt, maxime PinARD, Laurence tHomAssEt Responsable des stages et partenariats / sandrine DAHAn universitaires, des responsables politiques, des chercheurs, des diplomates et des journalistes. AgENT ADmINISTRATIf marc GonCALVEs

VIE DE L’IRIS ADmINISTRATEUR DE l’ESPACE DE CONféRENCES octobre / Camille Bergault intègre l’équipe de l’IRIS en tant que chargée de Kevin GoPéE projets européens et internationaux. novembre / Alain Richard devient président du conseil d’administration de l’IRIS. éqUIPE DE REChERChE 5 novembre / Participation d’IRIS Sup’ à la 5e Journée des partenaires du Directeurs de recherche Robert CHAouAD olivier GuiLLARD programme grandes écoles de Grenoble École de management. Jean-Claude ALLARD thierry CoViLLE Emmanuel HACHE 26 novembre / Cérémonie de remise des diplômes aux promotions 2014-2015 Karim Emile BitAR Carole GomEz Pierre JACquEmot d’IRIS Sup’, suivie du gala organisé par le bureau des élèves. Jean-Vincent BRissEt Jean-Jacques KouRLiAnDsKY nicolas KAzARiAn Barthélémy CouRmont thomas LAnson olivier KEmPF olivier DE FRAnCE Karim PAKzAD saad KHiARi Jean DE GLiniAstY stéphanie stERn Ali LAïDi Laure DELCouR Pim VERsCHuuREn Philippe LE CoRRE Philippe HuGon sophie LEFEEz François-Bernard HuYGHE Chercheurs associés Pierrick LE JEunE michel mAiEttA sébastien ABis Chloé mAuREL sylvie mAtELLY Luca BACCARini nicolas mAzzuCHi Philippe miGAuLt magali BALEnt serge miCHAiLoF Béligh nABLi sophie BEssis Patrice moYEuVRE Rémi BouRGEot samuel nGuEmBoCK Senior Advisor René CAGnAt Bastien niVEt nicholas DunGAn Jean-Yves CAmus Edouard PFLimLin Fanny CHABRoL sabine sARRAF Chercheurs Jean-Philippe DAniEL Jacques sERBA Kader ABDERRAHim Arnaud DuBiEn Assen sLim Bastien ALEX Eddy FouGiER Christophe VEntuRA samuel CARCAnAGuE Jacques-Pierre GouGEon Eric VERniER

184 IRIS - 2 bis rue mercoeur - 75011 PARis tél. : +33 (0)1 53 27 60 60 - Fax : +33 (0)1 53 27 60 70 E-mail : [email protected] www.iris-france.org ORGANIGRAMME IRIS 2016_ORGANIGRAMME IRIS 2006 pour RIS.qxd 09/02/2016 09:46 Page 1

ORgANIgRAmmE DE l’IRIS

DIRECTEUR Pascal BoniFACE Responsable des activités rattachées au directeur / Fanny WEissELBERGER

DIRECTEURS ADJOINTS Didier BiLLion Jean-Pierre mAuLnY

SECRéTAIRE géNéRAl Boris ContEssE Assistante / Lisiane ELisABEtH

PôlE COmmUNICATION Directrice / Gwenaëlle sAuzEt Responsable informatique, Webmaster / Pierre-Benoît tAssE

PôlE ORgANISATION DES mANIfESTATIONS Directrices / nahid KARBAL, nathalie moREAu

PôlE DES PUblICATIONS Responsable d'édition / marc VERzERoLi

PôlE fORmATIONS (IRIS SUP’) Directrice / Christine AuBRéE Adjoints / mathilde DAnGER, Fabien GiBAuLt, Ghada GiLLEt, maxime PinARD, Laurence tHomAssEt Responsable des stages et partenariats / sandrine DAHAn

AgENT ADmINISTRATIf marc GonCALVEs

ADmINISTRATEUR DE l’ESPACE DE CONféRENCES Kevin GoPéE

éqUIPE DE REChERChE

Directeurs de recherche Robert CHAouAD olivier GuiLLARD Jean-Claude ALLARD thierry CoViLLE Emmanuel HACHE Karim Emile BitAR Carole GomEz Pierre JACquEmot Jean-Vincent BRissEt Jean-Jacques KouRLiAnDsKY nicolas KAzARiAn Barthélémy CouRmont thomas LAnson olivier KEmPF olivier DE FRAnCE Karim PAKzAD saad KHiARi Jean DE GLiniAstY stéphanie stERn Ali LAïDi Laure DELCouR Pim VERsCHuuREn Philippe LE CoRRE Philippe HuGon sophie LEFEEz François-Bernard HuYGHE Chercheurs associés Pierrick LE JEunE michel mAiEttA sébastien ABis Chloé mAuREL sylvie mAtELLY Luca BACCARini nicolas mAzzuCHi Philippe miGAuLt magali BALEnt serge miCHAiLoF Béligh nABLi sophie BEssis Patrice moYEuVRE Rémi BouRGEot samuel nGuEmBoCK Senior Advisor René CAGnAt Bastien niVEt nicholas DunGAn Jean-Yves CAmus Edouard PFLimLin Fanny CHABRoL sabine sARRAF Chercheurs Jean-Philippe DAniEL Jacques sERBA Kader ABDERRAHim Arnaud DuBiEn Assen sLim Bastien ALEX Eddy FouGiER Christophe VEntuRA samuel CARCAnAGuE Jacques-Pierre GouGEon Eric VERniER

IRIS - 2 bis rue mercoeur - 75011 PARis tél. : +33 (0)1 53 27 60 60 - Fax : +33 (0)1 53 27 60 70 E-mail : [email protected] www.iris-france.org ConseilAdministration 2016_ConseilAdministration 2006.qxd 09/02/2016 09:48 Page 1

conseil d’administration de l’iris

PRéSIDEnTS D'HOnnEuR pascal lamy Ancien directeur général, Organisation mondiale du commerce (OMC) arthur paecht Ancien vice-Président de l’Assemblée nationale

PRéSIDEnT alain richard Sénateur du Val d’Oise, maire de Saint-Ouen L'Aumône, ancien ministre de la Défense

VICE-PRéSIDEnTS roselyne bachelot Ancienne ministre de la Santé et des Sports alain marsaud Député de la 10e circonscription des Français établis hors de France hubert védrine Ancien ministre des Affaires étrangères

TRéSORIER alain cayZac Senior advisor, Sté n +1

SECRéTAIRE jean musitelli Conseiller d’Etat

membres

leila aïchi Sénatrice de Paris

jacques boyon Ancien Secrétaire d’Etat à la Défense

gwenegan bui Député de la 4e circonscription du Finistère

pascal cherki Député de la 11e circonscription de Paris, ancien maire du 14e arrondissement

marc-antoine jamet Secrétaire général, Louis Vuitton - Moët Hennessy (LVMH)

maurice leroy Député du Loir-et-Cher, président du Conseil général du Loir-et-Cher

jacques myard Député des Yvelines, maire de Maisons-Laffitte

frédéric de saint-sernin Directeur général délégué de ACTED, ancien ministre

pascale sourisse Directeur Général, Thales, Division Systèmes C4I Défense & Sécurité

philippe sueur Maire d’Enghien-les-Bains, Vice-président du Conseil départemental du Val d’Oise

michel terrot Député de la 12e circonscription du Rhône

marie-christine vergiat Députée européenne

bernard de la villardière Journaliste, producteur ConseilAdministration 2016_ConseilAdministration 2006.qxd 09/02/2016 09:48 Page 1

LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE BON DE COMMANDE à retourner à IRIS – 2 bis, rue Mercoeur – 75011 Paris conseil d’administration de l’iris TITRE PRIX NOMBRE TOTAL

n° 100 : Numéro spécial : La France, le monde 20 € PRéSIDEnTS D'HOnnEuR n° 99 : Regards critiques sur vingt-cinq ans de relations internationales 20 € pascal lamy Ancien directeur général, Organisation mondiale du commerce (OMC) n° 98 : Devenirs humanitaires 20 € arthur paecht n° 97 : Sanctionner et punir 20 € Ancien vice-Président de l’Assemblée nationale n° 96 : Un monde surarmé ou désarmé ? 20 €

n° 95 : Mers et océans, espaces de compétition et d’opportunités 20 € PRéSIDEnT alain richard n° 94 : Football, l’empire pacifique 20 € Sénateur du Val d’Oise, maire de Saint-Ouen L'Aumône, ancien ministre de la Défense n° 93 : Mondialisation et contestation 20 € n° 92 : Défis russes 20 € VICE-PRéSIDEnTS n° 91 : 1973 20 € roselyne bachelot Ancienne ministre de la Santé et des Sports n° 90 : Tourisme(s) 20 € alain marsaud n° 89 : Diplomatie d’influence 20 € e Député de la 10 circonscription des Français établis hors de France n° 88 : Pardon et réconciliation 20 € hubert védrine n° 87 : Le cyberespace, nouvel enjeu stratégique 20 € Ancien ministre des Affaires étrangères n° 86 : La crise économique et les Suds : nouvelles perceptions 20 €

TRéSORIER n° 85 : L’argent des dictateurs 20 € alain cayZac n° 84 : Matières premières et relations internationales 20 € Senior advisor, Sté n +1 n° 83 : Monde arabe : l’onde de choc 20€

n° 82 : Les nouvelles orientations de la pensée stratégique 20 € SECRéTAIRE jean musitelli n° 81 : Entre influences et échanges, réinventons une relation avec la Chine 20 € Conseiller d’Etat n° 80 : Quel monde en 2030 ? 20 €

n° 79 : Le futur de l’arme nucléaire 20 € membres n° 78 : Les médias peuvent-ils changer la politique internationale ? 20 € n° 77 : La politique étrangère de Nicolas Sarkozy. Rupture ou continuité ? 20 € leila aïchi Sénatrice de Paris n° 76 : Administration Obama : An I 20 € jacques boyon Ancien Secrétaire d’Etat à la Défense n° 75 : Le monde occidental est-il en danger ? 20 € n° 74 : L’Allemagne, une nouvelle puissance ? 20 € gwenegan bui Député de la 4e circonscription du Finistère n° 73 : La diversité, un atout pour la France 20 € pascal cherki Député de la 11e circonscription de Paris, ancien maire du 14e arrondissement n° 72 : Vers un nouveau partage du monde ? 20 € marc-antoine jamet Secrétaire général, Louis Vuitton - Moët Hennessy (LVMH) n° 71 : L’avenir de la Francophonie 20 € Député du Loir-et-Cher, président du Conseil général du Loir-et-Cher maurice leroy n° 1 à 70 : contacter l’IRIS TOTAL : jacques myard Député des Yvelines, maire de Maisons-Laffitte Je vous adresse le montant de cette commande par : Directeur général délégué de ACTED, ancien ministre Mme Mlle M. frédéric de saint-sernin Chèque ci-joint à l’ordre de l’IRIS Prénom : ...... pascale sourisse Directeur Général, Thales, Division Systèmes C4I Défense & Sécurité Mandat administratif philippe sueur Maire d’Enghien-les-Bains, Vice-président du Conseil départemental du Val d’Oise Nom : ...... Carte bancaire (signature obligatoire) michel terrot Député de la 12e circonscription du Rhône Adresse : ...... N° marie-christine vergiat Députée européenne Ville :...... Pays : ...... Expire fin : bernard de la villardière Journaliste, producteur Tél. : ...... Fax : ...... Signature ou cachet :

E-mail : ......

Concernant les autres parutions de l’IRIS, prière de nous contacter au 01 53 27 60 60 Merci.

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