MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Des impératifs de place me contraignent à ne vous donner, ce mois-ci, qu'un aperçu aussi succinct que possible des derniers événements musicaux parisiens. Après un Rosenkavalier décevant malgré le prodigieux Octa• vian de Trudeliese Schmidt, l'Opéra de Paris a repris Tosca avec un trio éblouissant : Hildegard Behrens, et . On se battait presque pour pénétrer dans le ! Correctement chantée en français par une distribution essen• tiellement française, la Chauve-Souris que le T.M.P. a montée en coproduction avec de Venise est un spectacle plutôt réussi, malgré la direction lourde d'un chef pourtant viennois : Kurt Woss. Ravissants décors de Mauro Pagano. Une troupe nouvellement créée par de jeunes musiciens, l'Opéra du Marais, a présenté, au Théâtre A. Dejazet, un spec• tacle Menotti regroupant deux ouvrages lyriques que le compo• siteur italo-américain destinait à être représentés ensemble : le Téléphone et le Médium. Chanteurs d'un niveau très honorable, orchestre un peu incertain, mise en scène efficace : souhaitons à ce sympathique ensemble de faire encore mieux à l'avenir. J'ai beaucoup moins aimé // était trois fois..., « opéra-drôle » de Graciane Finzi sur un livret relevant à la fois du conte de fées, du cinéma et de la science-fiction. Du moins ce spectacle pour intellectuellement faibles nous a-t-il permis de retrouver la charmante petite salle du musée Grévin. A la tête de l'Orchestre de Paris, Mstislav Rostropovitch nous a révélé, en version de concert, le dernier opéra de Tchaïkovski : Yolanta, dont l'héroïne est la fille aveugle du roi René. Somp• tueuse, la distribution réunissait Galina Vichnevskaïa, Viorica 476 LES DISQUES

Cortez, Nicolaï Gedda, Tom Krause, Walton Groenroos et Dimiter Petkov. Concluons sur , qui a dirigé, avec la précision et la clarté qu'on lui connaît, l'Orchestre national de France dans un programme de musique française du xx1' siècle allant de Ravel (Miroirs) et Debussy (Jeux) à Gilbert Amy (Adagio et Stretto) en passant par les superbes Poèmes pour Mi d'Olivier Messiaen, chantés à la perfection par Phyllis Bryn-Julson.

LES DISQUES

Der Rosenkavalier, par . — , par . — Boris Godounov, avec Boris Christoff. — Schubert, par Dietrich Fischer- Dieskau. — Wagner, par Simon Estes. — Les Sympho• nies de Schubert, par . — Georges Thill. — / Lombardi, de Verdi. — Rossini, par . — Katia et Marielle Labèque.

On est à court de superlatifs pour décrire le Rosenkavalier que vient de graver Herbert von Karajan (1). Tout est magnifique. A commencer, bien sûr — à tout sei• gneur tout honneur —, par la direction pleine de charme, d'élé• gance et d'humour de Karajan, qui, en règle générale, adopte des tempi plutôt modérés, et préfère la discrétion à des fortissimi fracassants, de sorte que son orchestre reste toujours parfaitement transparent. Et quel orchestre ! Les Wiener Philharmoniker au sommet de leur forme ! Jamais leurs cordes, pourtant légendaires, n'ont été aussi sensuelles, leurs cuivres aussi ronds. Dès la pre• mière mesure, on est stupéfait par la somptuosité du son : un étonnement, un ravissement qui dureront jusqu'à l'accord final. Même bonheur sans mélange du côté des chanteurs. On admire Anna Tomowa-Sintow tant pour la beauté, la plénitude de sa voix que pour l'intelligence avec laquelle elle dit le beau texte de la Maréchale : chaque parole a l'intonation, l'expression

(1) DG 413 718-1, un coffret de quatre disques. LES DISQUES 477

qui conviennent; le monologue du premier acte est, à cet égard, exemplaire. Il est difficile d'imaginer un Octavian plus fougueux, plus passionné que celui d'Agnes Baltsa, une Sophie plus pure, plus touchante que celle de Janet Perry : avec de telles inter• prètes, la scène de la présentation de la rose est, vous vous en doutez, un vrai rêve ! Kurt Moll, le meilleur Ochs actuel, campe un personnage point trop grossier et, ma foi, fort sympathique ; immense, abyssale, sa voix peut devenir, quand il le faut, la légè• reté même. Excellents également le Faninal de Gottfried Hornik, le Valzacchi de Heinz Zednik, l'Annina de Helga Miiller-Molinari, le chanteur italien de Vinson Cole, le notaire de Carlos Feller. Un Rosenkavalier prodigieux, à connaître à tout prix, même si vous possédez déjà celui, non moins sublime, où Karajan dirige la Maréchale d'. *

Glyndebourne a eu cinquante ans en 1984. Pour fêter l'événement, EMI a publié un Don Giovanni (2) qui est l'image sonore de la production que ce merveilleux festival a à son réper• toire depuis 1977. Une belle version, qui ne constitue cependant pas un miracle comparable à celui de l'enregistrement réalisé par Fritz Busch en 1936, deux ans seulement après la naissance de Glyndebourne. Comme il est de tradition là-bas, la distribution ne comporte pas de vedettes, mais des chanteurs pour la plupart jeunes, qui, ayant l'habitude de travailler ensemble, forment une équipe très soudée. Ce qui ne veut malheureusement pas dire qu'elle soit parfaitement homogène : son point faible, ce sont les femmes, nettement inférieures — ce n'est pas la première fois que cela se produit dans cet ouvrage particulièrement difficile pour elles — aux hommes. Maria Ewing, une artiste dont j'ai souvent eu l'occa• sion d'admirer les qualités, est, certes, une Donna Elvira atta• chante, convaincante du point de vue dramatique ; il n'empêche que ce rôle est manifestement au-dessus de ses moyens vocaux : d'où de nombreuses imperfections, des notes criées, et une voix qui bouge dangereusement. La Donna Anna de Carol Vaness irrite profondément à cause d'un aigu facilement strident et chevrotant, qu'une indéniable vaillance ne suffit pas à racheter. Le merveilleux Trio des masques souffre, hélas ! beaucoup de la présence de ces deux dames. La Zerlina à la fois innocente et sensuelle d'Elizabeth Gale ne mérite, par contre, que des éloges.

(2) EMI 1436653, un coffret de trois disques. 478 LES DISQUES

Mais parlons plutôt des atouts de cet enregistrement, qui sont considérables. Il se pourrait bien que Thomas Allen soit le meilleur Don Giovanni d'aujourd'hui : il a un timbre en or, une diction magnifique (notamment dans les récitatifs, dits avec un débit on ne peut plus naturel), une technique infaillible ; et, ce qui a son importance, il est la séduction même. Richard Van Allan est un Leporello drôle, vivant, musical, dont la voix de basse contraste heureusement avec celle, résolument barytonale, de Thomas Allen, qu'il imite cependant à ravir lorsqu'il se fait passer pour son maître auprès d'Elvira. Keith Lewis chante avec un style très sûr les airs de Don Ottavio, John Rawnsley est un bon Masetto, Dimitri Kavrakos, par contre, un Commendatore assez quelconque. Ber• nard Haitink dirige le Philharmonie Orchestra avec préci• sion, légèreté, transparence. Souvent assez lents, ses tempi peuvent devenir aussi d'une rapidité extrême, comme, par exemple, dans le Finale du premier acte, enlevé avec un entrain irrésistible. Mais, même dans les mouvements les plus vifs, tout reste d'une clarté parfaite. Une superbe interprétation. *

Une réédition maintenant : celle du premier Boris Godou- nov (3) enregistré par Boris Christoff. Comme dans celui qui allait suivre dix ans plus tard, le grand chanteur bulgare y inter• prète les trois rôles de basse, un tour de force qu'il est, aujourd'hui encore, seul à avoir accompli. Mais nous sommes, pour l'ins• tant, en juillet 1952 : Christoff n'a donc que trente-quatre ans. La maturité dont il fait preuve n'en est que plus étonnante. Tendre avec Xenia, sarcastique avec Chouisky, rongé par le remords, tourmenté par les hallucinations, son Boris est déjà la saisissante incarnation que nous sommes nombreux à n'avoir découverte que bien plus tard. Les deux autres personnages sont campés avec le même bonheur : on croit voir ce bon vieux Pimene, ou ce poivrot de Varlaam. La scène la plus spectaculaire est, bien sûr, l'entrevue entre le moine et le tsar, le récit plein de douceur et de sérénité de l'un comme les cris d'angoisse de l'autre n'ayant qu'un seul et même interprète. La distribution est complétée par le Dimitri suprêmement musical de Nicolai Gedda, la Marina hautaine d'Eugenia Zareska, le Rangoni de Kim Borg et l'Inno• cent de Wassili Pasternak. Le chef russe Issay Dobrowen, qui devait mourir un an et demi après ce Boris, dirige avec finesse et énergie l'excellent

(3) EMI 1141613, un coffret de quatre disques. LES DISQUES 479

Orchestre national de la Radiodiffusion française et les Chœurs russes de Paris, qui sont, eux, un peu criards. La version utilisée est celle de Rimski-Korsakov : on était encore loin, il y a plus de trente ans, du retour à la partition de Moussorgski. Cela signifie, entre autres, que le tableau devant la cathédrale Saint- Basile est omis, et que l'œuvre s'achève par la mort du tsar, et non pas par la scène de la révolte. Malheureusement, il y a aussi quelques coupures, même dans la mort de Boris. Le son est d'une qualité très acceptable. Enfin, tous ceux qui lisent le russe se réjouiront de trouver, pour une fois, le vrai livret original : en caractères cyrilliques, au lieu de l'habituelle et approximative transcription en phonétique française. *

L'une des multiples joies qu'offre un récital de Dietrich Fischer-Dieskau est l'unité, la cohérence du programme, toujours construit autour d'une idée centrale. C'est vrai du disque (4) qu'il vient de consacrer, en compagnie de ce merveilleux schubertien qu'est , à l'auteur de Die Winterreise, et qui se compose de lieder pour la plupart peu connus, de caractère som• bre, mélancolique, ayant pour thèmes la solitude, la nuit, l'er• rance. La voix a, certes, perdu de sa richesse, mais elle reste d'une grande beauté. Et puis, quel art consommé, quel raffine• ment de nuances, quelle diction prodigieuse, quelle intelligence ! Je ne citerai que les trois Gesänge des Harfners, tourmentés, douloureux, désespérés même, et le sublime Nacht und Träume, qui n'est, au contraire, que paix et harmonie. Le reste, je vous laisse la joie de le découvrir. Vous pourrez constater par vous- même à quel point le chant de Fischer-Dieskau et le jeu de Brendel ne font qu'un. Un très grand disque. *

J'ai dit, il y a deux mois, combien j'ai été impressionné, en concert, par le Wotan de Simon Estes. Un disque (5) vous permet maintenant de l'entendre, que je ne trouve cependant pas pleine• ment satisfaisant, la direction de Heinz Fricke (à la tête de la Staatskapelle de Berlin) étant par trop lente et lourde. Curieuse• ment, cela gêne davantage sur la seconde face, qui comprend les Adieux de Wotan et la Plainte d'Amfortas, que sur la première,

(4) Philips 411 421-1. (5) Philips 412 271-1. 480 LES DISQUES

qui nous offre tout de même un superbe Monologue du Hollandais (le rôle de ses débuts à Bayreuth) et un très beau Récit de Wotan extrait du deuxième acte de Die Walkure, où la réplique lui est fort honorablement donnée par la Brùnnhilde de Maria Bund- schuh. Cet enregistrement a le mérite d'exister : il vous donnera une idée de la voix noire, profonde, puissante, de Simon Estes. Mais sachez que, sur scène, avec un grand chef, cet Américain est encore bien meilleur. *

Peut-être vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le numéro 7 était réservé à une Symphonie de Schubert que l'on ne joue jamais. La réponse à cette question se trouve dans le passionnant coffret que Philips consacre aux Dix (et non pas neuf !) Symphonies du maître autrichien (6). Schubert composa entièrement sa Septième Symphonie, mais les trois quarts environ de son manuscrit ne comportent qu'une seule ligne de musique. Si nous pouvons aujourd'hui découvrir cet ouvrage de transition, qui annonce les Huitième et Neuvième Symphonies, c'est grâce à la version exécutable qu'en a réalisée le professeur Brian Newbould, lequel nous propose également une Inachevée en quatre mouvements (les deux traditionnels, suivis d'un Scherzo complété et orchestré par lui, et d'un Finale emprunté à Rosamuncle), les trois mouvements existants de la Dixième (restée inachevée à cause de la mort du compositeur) ainsi que des fragments d'autres Symphonies jamais terminées. Rendons hommage à ce musicologue, dont les remar• quables travaux permettent à ces morceaux pleins de charme et de beauté de vivre enfin. Les interprétations de Neville Marriner et de son Academy of Saint Martin in the Fields sont des modèles d'élégance, de clarté, de musicalité. Un coffret indispensable à la connaissance de Schubert. *

Etrange coïncidence : quelques semaines seulement avant la mort, à l'âge de quatre-vingt-six ans, de Georges Thill, paraissait un superbe coffret (7) réunissant des enregistrements du grand ténor français faits entre 1927 et 1943. Admirable témoignage d'un art qui n'existe, hélas ! plus. Comment ne pas succomber à ce timbre éclatant, à ce style, à cette jeunesse, à ce naturel ? Ainsi

(6) Philips 412 176-1, un coffret de sept disques. (7) EMI 2901933, un coffret de cinq disques. LES DISQUES 481 chanté, le français devient une belle langue. Quelle diction, quelle articulation ! D'une qualité sonore évidemment moyenne, ces cinq disques nous permettent d'entendre Thill dans des extraits d'opéras célè• bres — Faust, , , Manon (avec l'affreuse Mary Mac Cormic !), etc. —, mais aussi d'ouvrages tombés dans l'oubli, comme les Abencérages de Cherubini, Sigurd de Reyer, l'Attaque du moulin d'Alfred Bruneau (le compositeur est au pupitre), ou, d'Henri Rabaud, Marouf, savetier du Caire et Rolande et le mauvais garçon. Gluck, Halévy, Meyerbeer, Rossini, Saint-Saëns sont, eux aussi, représentés. Un numéro hors série de l'Avant- Scène opéra, comportant les textes des airs, de nombreuses photos et une chronologie complète de la carrière de Georges Thill, est inclus dans ce précieux coffret. *

Il y a un an, l'Opéra de Paris nous révélait la Jérusalem de Verdi. Voici maintenant, en provenance de Budapest, un enregis• trement (en italien, bien sûr !) de la première version de cet opéra : / Lombardi (8). D'inspiration encore inégale (la Marche des Lombards pourrait sortir d'une opérette !), cet ouvrage de jeunesse renferme néanmoins des pages superbes, comme le Salve Maria de Giselda, le duo Giselda-Oronte, ou le trio du baptême d'Oronte (avec un inattendu solo de violon). Italo-hongroise, la distribution réunit Silvia Sass, en bien meilleure forme vocale qu'il y a quelques années, mais manquant encore d'assurance (Giselda), Ezio Di Cesare et Giorgio Lamberti, deux bons ténors (Arvino et Oronte), ainsi que Kolos Kovats, une basse à la belle étoffe (Pagano). Lamberto Gardelli, un ardent défenseur des opéras de jeunesse de Verdi, dirige avec fougue et finesse l'Orchestre de l'Opéra d'Etat hongrois et les Chœurs de la Radio-Télévision hongroise. Une version de qualité. *

« Dernier péché mortel de ma vieillesse », comme l'appelait avec humour Rossini, la Petite Messe solennelle, est une œuvre rarement jouée, où l'auteur d'il Barbiere di Siviglia fait preuve à la fois d'une profondeur d'inspiration que l'on n'associe pas spon• tanément à son nom, et d'une grande originalité : au lieu du tradi• tionnel orchestre, le quatuor vocal est, en effet, accompagné par

(8) Hungaroton SLPD 12498-500, un coffret de trois disques.

8 482 LES DISQUES

deux pianos et un harmonium. Claudio Scimone en donne une interprétation (9) d'une fidélité exemplaire, avec les Ambrosian Singers et des solistes aussi prestigieux que Katia Ricciarelli, Margarita Zimmermann, José Carreras et .

Katia et Marielle Labèque ont Gershwin dans le sang. Après un enregistrement de la Rhapsody in blue qui a battu tous les records de vente, voici qu'elles nous donnent, en première mon• diale, la version originale, pour deux pianos, de An American in Paris (10), dont le manuscrit, longtemps disparu, ne fut retrouvé que récemment à l'occasion d'une vente. Une interprétation pleine de vie et d'entrain, d'une virtuosité ébouriffante, mais aussi d'un charme pénétrant. La seconde face est consacrée à la Fantaisie sur Porgy and Bess. Nous retrouvons les deux sœurs sur un autre disque (11), où elles sont les pianistes (ces bêtes ne sachant faire que des gammes, bourrées, qui plus est, de fausses notes !) de l'irrésistible Fantaisie zoologique de Saint-Saëns : le Carnaval des animaux. dirige avec humour et finesse l'Orchestre philhar• monique d'Israël. Excellente idée que d'avoir couplé cette parti• tion avec un autre petit chef-d'œuvre, de Prokofiev cette fois : Pierre et le loup.

MIHAI DE BRANCOVAN

P.-S. L'Avant-Scène Opéra consacre un somptueux double numéro (n° 69/70) au Rosenkavalier de Richard Strauss. On y trou• vera le livret intégral, en allemand et dans une nouvelle traduction française de Philippe Godefroid, une analyse musicale de Stéphane Goldet, des études de Pierre Enckell, Dominique Jameux, Philippe Olivier, ainsi que le témoignage de quatre grandes Maréchales : Lotte Lehmann, Leonie Rysanek, Christa Ludwig et Gwyneth Jones. Signalons également un excellent Rattert Schumann dû à Rémy Stricker (12), et une magnifique et abondamment illustrée Histoire de l'opéra en France, parue chez Nathan (13). M. B.

(9) Philips 412 124-1, un album de deux disques. (10) EMI 2701221. (11) EMI 2701011. (12) Rémy Stricker : Robert Schumann. Le musicien et la folie, 238 p. (Gallimard, « Bibliothèque des idées », octobre 1984). (13) Francis Claudon, Jean Mongrédien, Carl de Nys, Karlheinz Roschitz : Histoire de l'opéra en France, 191 p. (Editions Fernand Nathan, 1984).