A. Praviel : Quand les contribuables se révoltaient (1938) http://www.bmlisieux.com/curiosa/pravie01.htm

PRAVIEL, Armand (1875-1944) : Quand les contribuables se révoltaient : le siège de Guéret - 1848 (1938).

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.V.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : [email protected], [Olivier Bogros] [email protected] http://www.bmlisieux.com/

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Orthographe et graphie conservées.

Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6671-208) du numéro 208 (octobre 1938) de la Revue littéraire mensuelle Les Œuvres libres publiée par Arthème Fayard à Paris .

Quand les contribuables se révoltaient (1)

LE SIÈGE DE GUÉRET (1848)

Variété historique

par

ARMAND PRAVIEL

~ * ~

I

L’AFFOLEMENT DE MAITRE LÉONARD JOUBERT, NOTAIRE.

Ce matin-là, qui était le lundi 12 juin 1848, le nouveau préfet de la , M. Bureau-Desétiveaux, trouva dans son courrier une lettre qui ne laissa pas de le troubler. Elle provenait d’un honorable tabellion, maître Léonard Joubert, investi des fonctions de maire dans la commune d’, du canton tout voisin de .

La révolution de février, dans son désir ardent de tout rénover, n’avait eu rien de plus pressé que de destituer les préfets du roi Louis-Philippe ; elle les avait remplacés par des commissaires extraordinaires, au nombre de

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deux par département ; à Guéret, ç’avaient été le docteur Silvain Guisard et un certain Félix Leclerc. Mais la confiance des électeurs ayant envoyé le médecin politicien à l’Assemblée Nationale, M. Bureau-Desétiveaux avait été désigné pour le remplacer depuis plus de six semaines. Le Gouvernement donc avait eu beau ne rétablir que depuis peu les fonctions préfectorales et ne dater sa nomination officielle que du 8 juin, il était déjà suffisamment au courant des affaires du département et de l’état d’esprit des populations.

Cet état d’esprit lui paraissait assez médiocre. Aurait-il déclaré, comme Mérimée, inspecteur des monuments historiques, en 1841 : « Je viens de visiter , Chambon, Boussac ; je rentre du centre de la barbarie ? » C’est peu probable, car si les régions du sud de la Creuse, le plateau de Millevaches, en particulier, demeuraient encore sauvages et peu accessibles dans leurs hautes altitudes, par contre, le pays qui se trouvait au nord et au nord-est de Guéret, entouré de sa ceinture de puys, reflétait la richesse et la douceur du Berry et du Bourbonnais. Le canton de Jarnages faisait partie de ces contrées plus civilisées. Comment donc pouvait-il s’y être déroulé des événements qui inquiétaient si fort Me Joubert ?

Ah ! c’est que la population s’y divisait en deux parties bien distinctes : des cultivateurs, attachés au sol, vivant chichement et petitement, braves gens paisibles, un peu routiniers, que la révolution avait dérangés dans leurs habitudes, et des nomades, des maçons, pour la plupart, qui, durant l’été, allaient travailler à Lyon ou à Paris. Ces émigrants, chassés de chez eux par la misère, par l’impossibilité de tirer leur subsistance d’une terre trop pauvre, y revenaient cependant s’y réfugier durant la morte-saison… Mêlés au mouvement révolutionnaire des villes, ils rapportaient dans leurs campagnes des idées avancées, qu’ils répandaient dans les cabarets et les auberges et qui fermentaient dans les cervelles frustres de leurs compatriotes. On ne pouvait expliquer que de cette manière l’élection qui avait porté à l’extrême-gauche de l’Assemblée un rouge, le citoyen Martin-Nadaud. Le danger communiste existait-il donc réellement dans le département ? On pouvait le craindre à lire la missive du notaire d’Ajain.

Elle était rédigée avec soin sur ces grandes feuilles solennelles, que l’on employait alors pour les correspondances officielles, et calligraphiée de cette large écriture dont les officiers ministériels ont le secret pour couvrir le plus possible de « rôles » de papier timbré.

On y lisait :

MONSIEUR LE PRÉFET,

En qualité de maire de la commune d’Ajain et par conséquent de responsable de l’ordre public sur le territoire de la susdite, je crois de mon devoir de vous rendre compte des événements inquiétants qui s’y sont déroulés le vendredi 9 courant et ce jour d’huy dimanche 11 du même mois. Ils sont la manifestation violente de l’irritation des populations contre le nouvel impôt des quarante-cinq centimes.

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Ici, une courte parenthèse pour expliquer ce qu’était cet impôt.

Le gouvernement provisoire, dès février, s’était trouvé en présence d’une redoutable crise financière. La bourgeoisie, après avoir bêtement travaillé à renverser le trône de Louis-Philippe, avait pris peur ; c’était déjà dans ses habitudes. Les fonds d’État avaient perdu le tiers de leur valeur, le 5 p. 100 tombait de 27 francs, le 3 p. 100 passait de 73 à 47 francs (il tomberait même à 32 fr. 50), les faillites se multipliaient, et l’épouvante gagnait les sphères officielles à l’annonce d’un déficit de cinq cents millions.

Le ministre des Finances était alors Garnier-Pagès, doctrinaire au col à trois étages, à la face simiesque et aux longs cheveux. Il édictait une série de mesures imbéciles, comme le font les idéologues et les politiciens qui s’imaginent que l’on s’improvise grand argentier : refus de tout moratoire, contributions patriotiques, cours forcé des billets de banque, interdiction de rembourser plus de la moitié des dépôts des caisses d’épargne, et autres fariboles… Enfin, à bout d’expédients, il avait décrété, le 18 mars, que toutes les contributions directes de l’année seraient augmentées de 45 p. 100, c’est-à-dire que, pour chaque franc, les contribuables paieraient 1 fr. 45… C’était ce qu’on appela aussitôt l’impôt des 45 centimes.

Inutile de dire que ce don de joyeux avènement, dont les régimes les plus démocratiques ont l’apanage, fut extrêmement mal accueilli, M. Bureau- Desétiveaux ne l’ignorait pas. Il connaissait les troubles qui venaient d’avoir lieu à ce sujet à Lyon, à Limoges, en Périgord, en Auvergne, en Anjou, en Bretagne, troubles d’autant plus sérieux, que le ministre n’avait pas voulu exempter les classes populaires de cet impôt exorbitant.

- Non, avait-il déclaré, il n’y a pas à fixer de minimum au-dessous duquel le décret ne s’appliquera plus. Tous les citoyens doivent s’exécuter. Les percepteurs, seuls, pourront, suivant les circonstances, dégrever les indigents.

Ce qui était absurde. Administrateur avisé, M. Bureau-Desétiveaux savait que les bourgeois ont l’habitude de payer sans rechigner les contributions les plus injustes… On peut les grever et les étriller sans crainte ; avec les masses populaires, c’est autre chose. Déjà, dans la Creuse, une agitation extrême s’était révélée dans les sociétés démocratiques, qui florissaient particulièrement dans les communes d’ et de , en relations constantes avec la Société des Travailleurs de Guéret. Maintenant, c’était Ajain, du même côté, qui s’ébrouait.

Vous connaissez sans doute, Monsieur le Préfet, continuait Me Joubert, les difficultés quotidiennes auxquelles se heurtent MM. les Percepteurs dans leurs tournées, depuis le commencement du présent mois. Tout spécialement, notre honorable compatriote, M. Boudot, domicilié à Ajain, chargé de la rentrée des contributions dans le canton de Jarnages.

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Ce fonctionnaire s’est rendu le 7 courant à Pionnat et a aussitôt ouvert son bureau à la maison commune. Mon collègue M. Southon s’est empressé de solder son dû sans difficulté ; mais quand un paisible citoyen, nommé Dardy, s’est avancé, pour régler sa feuille, dont le montant s’élevait à quinze francs, il s’est trouvé en présence d’une foule hurlante, qui voulait lui interdire l’entrée de la mairie.

- C’est avec des balles, criait un certain Marceron, que je paierai mes contributions, moi, et pas autrement !

Le brave Dardy ayant réussi à passer, l’émeute a augmenté. L’immeuble municipal a été envahi malgré les efforts du maire et du garde champêtre. Sous la pression de la violence et au milieu des huées, M. le percepteur Boudot s’est vu obligé d’interrompre ses opérations ; on ne l’a laissé partir que sur sa déclaration formelle que les quinze francs touchés ne seraient pas affectés au compte de l’impôt supplémentaire. Et il s’est empressé de s’enfuir sous les insultes et une pluie de projectiles heureusement sans danger.

Ces faits, portés immédiatement à ma connaissance, me faisaient redouter la journée du surlendemain, fixée par l’administration pour la récollection d’Ajain. Je n’avais, hélas ! que trop de raisons de m’inquiéter, ainsi que je vais avoir l’honneur de vous l’exposer.

Quand notre compatriote s’est rendu à la mairie, avant-hier matin, il y a rencontré mon conseil municipal, qui, vous ne l’ignorez pas, comporte des éléments très avancés, notamment les cabaretiers Pauly et Bord. Ces deux individus, qui ont fait de leurs auberges de véritables foyers d’agitation politique, sont toujours, ai-je besoin de le dire, en retard envers M. le Percepteur. Malgré mes efforts, ces mauvais citoyens l’interpellèrent vivement dès son arrivée, lui déclarant qu’ils l’empêcheraient d’exercer sa charge.

- Mais, leur répondit-il, je ne viens nullement encaisser l’impôt. Je veux seulement dresser la liste de ceux qui paraissent dans l’impossibilité de payer, afin de les dégrèver.

- Non ! Vous ne ferez rien ! lui fut-il répondu.

- Y en a-t-il déjà beaucoup qui vous ont réglé ? demanda le citoyen Boiron, marchand de vins.

- Je n’ai de comptes à rendre à personne !

- Ah ! vous croyez ! Eh bien, prenez garde, monsieur Boudot ! Il se pourrait bien qu’on vous obligeât à restituer ce que vous auriez encaissé ! D’abord, on n’a pas le droit de nous demander de l’argent… Il n’y a plus de roi, plus de gouvernement !

En présence de l’attitude du conseil, M. Boudot comprit qu’il n’y avait pas à insister.

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- Vous pouvez m’enlever ma caisse, dit-il, je ne puis résister à la force… Mais, ajouta-t-il, en se tournant vers moi, j’exige qu’on me signe un procès-verbal, constatant les violences dont je suis victime.

Il me fut impossible de faire autre chose, si ce n’est protéger la retraite de l’honorable fonctionnaire, qui put ainsi se retirer sans subir de sévices, et même envoyer sa caisse à M. le Receveur général, à Guéret. Toutefois, je dois reconnaître que cet aveu d’impuissance dans le recouvrement de l’impôt a excité parmi la population un enthousiasme extraordinaire, qui s’est traduit par des cris, des chants et aussi des libations notoirement exagérées.

Le surlendemain, voyant que M. le Percepteur avait interrompu ses tournées, nos gens se sont décidés à aller plus loin. Au cours d’une réunion tenue en plein air, à l’issue de la grand’messe, ils émirent la prétention de punir de façon exemplaire ceux des contribuables qui avaient eu l’impudence de payer, en commençant par les plus riches.

Un cri s’éleva :

- On va démolir le château du marquis de La Celle !

J’étais demeuré enfermé prudemment chez moi, ne voulant point par ma présence envenimer la situation ; mais dès que j’ai été mis au courant de la nouvelle tournure que prenaient les événements, je me suis élancé en compagnie de notre dévoué instituteur, M. Marc, pour empêcher ces forcenés d’exécuter leur funeste dessein. Ce n’a pas été chose facile, et le domaine de notre éminent compatriote s’est trouvé en sérieux danger de pillage. Enfin, après de grands efforts, nous avons réussi à ramener la foule à Ajain.

Mais que va-t-il se passer aujourd’hui ? C’est la fête patronale, donc jour férié. Nos gens vont fréquenter les auberges et s’exciter mutuellement. Je vous préviens, Monsieur le Préfet, que de nouveaux troubles, plus graves encore, sont à craindre. M. de La Celle, je le sais, a payé une partie de son impôt de quarante-cinq centimes et, de ce chef, les populations paysannes sont fort irritées contre lui. Il semble donc indispensable d’expédier à Ajain des forces suffisantes pour maintenir l’ordre…

Le préfet avait lu cette lettre avec beaucoup d’attention, et sans la moindre ironie. Il n’eut pas envie de rire des effrois de Me Léonard Joubert, car il connaissait déjà l’échec complet du recouvrement des contributions directes dans les campagnes, et les menaces de représailles qui s’exerçaient un peu partout contre les citoyens dociles et empressés : la semaine précédente, à Saint-Victor, la population avait manqué, pour la même raison, de chasser le curé de son presbytère et de mettre le feu à la mairie ! Il avait fallu toute l’éloquence de Me Raby, avoué à Guéret, pour ramener le calme.

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A Ajain, ou bien le principal édile manquait des mêmes moyens oratoires, ou bien les éléments révolutionnaires avaient déjà pris trop d’influence… M. Bureau-Desétiveaux n’hésita pas une seconde à répondre à l’appel éploré qui lui était adressé et à employer la manière forte. Il fit mander aussitôt le capitaine de gendarmerie et lui donna l’ordre d’expédier dans la commune en effervescence deux brigades à cheval.

Gardons-nous de croire, d’ailleurs, que ceci nécessitait un important mouvement de troupes : il ne s’agissait, en réalité, que d’une douzaine de braves pandores, commandés par un brigadier.

En bon administrateur, M. le Préfet n’ignorait rien du prestige redoutable qui émanait de l’apparition du moindre bicorne dans les campagnes. Son ombre derrière une haie faisait rentrer sous terre les plus turbulents. Mistral l’a noté avec quelque amertume :

…Nous agroumoulissen Davans la caro d’un gendarmo (2)…

C’est pourquoi ces consignes une fois données, M. Bureau-Desétiveaux passa à l’examen des autres affaires courantes, et laissa paisiblement s’écouler cette journée de juin, chaude, ensoleillée, et embaumée à souhait. Ce ne fut que le lendemain, mardi, qu’il se préoccupa de savoir comment ses ordres avaient été exécutés.

II

LE RAPPORT DU BRIGADIER.

Or, à peine le préfet était-il installé dans son bureau qu’il fit la moue. Dès son retour, le brigadier avait dressé un rapport pour le moins aussi dramatique que celui de Me Joubert, quoique rédigé en un style moins fleuri :

Conformément aux instructions reçues, nous nous sommes transporté ce matin, à dix heures de relevées, dans la commune d’Ajain, canton de Jarnages, sise à neuf kilomètres de Guéret. A notre arrivée, à onze heures, nous avons constaté une animation fort inaccoutumée, et nous avons été accueillis par des cris divers accompagnés de sifflets. Nous étant transportés à la demeure du sieur Joubert Léonard, âgé de quarante-six ans, maire de la localité, il nous a déclaré textuellement : « Fort bien. Accomplissez votre devoir. Je vous laisse libres d’agir. »

Le brigadier avait-il ensuite exagéré ? En tout cas, à travers la gaucherie de son récit, le préfet reconstituait une journée lamentable, où l’autorité avait eu, sans cesse, le dessous et d’où l’émeute villageoise était sortie triomphante.

Tout d’abord, les gendarmes s’étaient trouvés dans l’impossibilité de se

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faire héberger nulle part : les deux aubergistes, Bord et Pauly, leur avaient grossièrement fermé la porte, au milieu des huées, et cet exemple avait été suivi par tous les principaux habitants du village. Ce furent, sous les risées, les quolibets, les railleries grossières, de piteuses pérégrinations, de nature à déconsidérer complètement la maréchaussée. Elle ne sortit de cette fâcheuse impasse qu’en allant au château de La Celle, où, en l’absence du marquis, un domestique, François Berger, ouvrit enfin les écuries.

Ce que nos gendarmes ignoraient, c’est qu’en allant se loger là, ils ramenaient aussitôt la colère paysanne vers son premier objectif. Origine de manifestations nouvelles auxquelles ils assistèrent avec une gêne et un ahurissement dont le rapport gardait la trace évidente.

Un particulier que l’on nous a désigné comme étant le nommé Bourliot Silvain, cultivateur, résidant habituellement au hameau de Louviers, commune d’Ajain, a fabriqué un grand écriteau de quatre-vingts centimètres sur trente environ et a écrit dessus à l’aide d’un morceau de charbon : Avis aux Contribuables : le premier qui payera l’emprunt forcé, voilà sa potence. Cette rébellion formelle, accompagnée de menaces de mort, a été applaudie et acclamée par toute la population.

L’inscription a été incontinent transportée sur la place principale du village et fixée à l’arbre de la Liberté planté depuis le 4 mars de la présente année. Puis, pour préciser encore davantage la portée de ces paroles délictueuses, plusieurs assistants ont jeté sur les branches une grosse corde à nœud coulant.

Après avoir beaucoup dansé, chanté et crié en cet endroit, les émeutiers se sont avisés que leur manifestation ne suffisait pas pour toucher la population tout entière. Un autre particulier nommé, nous dit-on, Auvert Guillaume, cultivateur, demeurant à Moulantiers, a constitué un second écriteau beaucoup plus conséquent que le premier ci-dessus décrit, et mesurant environ deux mètres de longueur sur un de hauteur ; il y a mis au charbon cette phrase : Le premier qui paiera l’emprunt forcé sera pendu à l’arbre de la Liberté. Puis, le hissant au sommet d’une perche, il a pris la tête d’un cortège qui a parcouru le village et les alentours, en criant : « A la porte, les gendarmes ! Qu’ils s’en aillent ! Qu’on les renvoie ! »

Plus il avançait dans sa lecture, plus M. Bureau-Desétiveaux se rembrunissait. Il apparaissait d’une façon évidente que la « force armée », qu’il avait expédiée à Ajain pour y maintenir l’ordre sur la demande du maire, n’avait cessé d’être atrocement bafouée. Les diverses autorités s’étaient verrouillées chez elles et les gendarmes avaient été livrés pendant plusieurs heures à la dérision et aux insultes de la populace. Il était venu un moment, comme le brigadier se voyait obligé de le rapporter, où même leur présence passive n’avait plus été supportée.

Deux groupes se formèrent vers trois heures après midi : l’un se rendit au château, et faisant comparaître le domestique qui avait livré les écuries,

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lui enjoignit de renvoyer les chevaux de la maréchaussée, sous peine de voir mettre le feu à la riche demeure qu’il était obligé de garder. L’autre cerna la maison de Me Joubert et après avoir vainement réclamé le tambour municipal pour battre la générale, lui déclara que, s’il voulait éviter de grands malheurs, il devait renvoyer ces hommes à bicorne qu’il avait lui-même appelés.

Sa situation s’avérait bien délicate. Il lui fallut néanmoins s’exécuter. Escorté de ses administrés en folie, il vint trouver le brigadier.

- Rentrez à Guéret, lui dit-il. Je me charge de calmer les esprits.

- Ah ! pardon, monsieur le maire. Nous avons été envoyés ici sur réquisition régulière de M. le Préfet. Il nous faut donc une nouvelle réquisition, signée de vous, pour nous mettre à couvert.

- Hé bien, je vais la rédiger.

Le pauvre homme ayant griffonné son papier, le lut à voix haute, et ajouta :

- Vous voyez, j’ai obtenu le départ des gendarmes. (Applaudissements frénétiques.) Ils vont s’en aller. (Nouveaux applaudissements.) Mais à une condition… (Ah ! Ah !) C’est que tout le monde sera sage et qu’on rentrera paisiblement chacun chez soi. (Oui ! Oui !…)

En réalité, terminait le rapport, cette condition formelle n’a été nullement exécutée. Quand nous avons quitté la commune d’Ajain, un peu après quatre heures, le tapage ne faisait que redoubler. Nous sommes obligés de consigner que d’autres troubles sont à craindre, à moins que l’on n’accorde de larges délais pour le paiement de l’impôt. Nous avons eu l’impression que les forces de la gendarmerie seront insuffisantes pour vaincre la résistance des contribuables. ______

A cette époque, les préfets, isolés dans leurs départements, devaient prendre des initiatives rapides et se considérer comme des sortes de proconsuls. Engagé dans une affaire assez ridicule, mais où son autorité était en jeu, M. Bureau-Desétiveaux ne tergiversa pas. Tout d’abord, il rédigea une proclamation aux habitants d’Ajain, dont il envoya le texte enflammé à l’imprimerie de la préfecture :

Citoyens,

C’est avec une douloureuse surprise que j’ai appris les désordres graves qui se sont manifestés parmi vous. Est-ce donc là ce que l’administration devait attendre de ceux qui ont salué avec tant d’enthousiasme le gouvernement de la République ?

Citoyens, vous avez été égarés par de perfides conseils. Méfiez-vous de ceux qui vous poussent à la désobéissance et au mépris des lois. Ils ont

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souillé l’arbre de la Liberté en y apposant un écriteau infâme. Ceux-là sont connus, la justice aura son cours. Rappelez-vous que l’imposition extraordinaire des quarante-cinq centimes n’a été provoquée que par la plus impérieuse nécessité, et que c’est le devoir d’un bon citoyen d’acquitter cet impôt, qui doit rétablir en partie la fortune nationale gravement compromise sous le régime déchu.

Quels que soient les besoins du Trésor, je vous donne l’assurance que l’administration fera en sorte que cette charge ne pèse que sur ceux qui sont en état de la supporter et que le pauvre n’ait pas à en souffrir.

Repoussez donc, citoyens, repoussez, avec le mépris qu’ils méritent, les conseils de ceux qui vous excitent à la résistance et à la révolte. Ne perdez pas de vue que l’obéissance aux lois est la première, la seule garantie du bonheur public, et que quiconque manque à ce grand devoir civique est passible des peines les plus sévères.

J’ai la conviction, citoyens, qu’il aura suffi de vous rappeler au respect de vos devoirs pour qu’aucune manifestation contraire à la soumission aux lois ne vienne plus troubler la commune d’Ajain.

Salut et fraternité ! Le préfet de la République dans le département de la Creuse : BUREAU-DESÉTIVEAUX (3).

Ce débordement d’éloquence administrative soulagea un peu la bile du préfet. Cependant, son appel ému à la concorde ne pouvait suffire à tout remettre en ordre. Il fallait sévir contre ces villageois qui s’avisaient de promettre la corde et la potence aux meilleurs citoyens, c’est-à-dire à ceux qui s’acquittaient avec zèle du paiement de leurs contributions.

Dans l’après-midi, le rapport alarmant du brigadier fut transmis à M. le Procureur de la République, avec une demande pressante de poursuites : contre les meneurs d’abord qu’il importait de faire appréhender le plus tôt possible, et, subsidiairement, contre Me Léonard Joubert lui-même. Peut- être lui en voulait-on d’avoir amorcé l’affaire, tantôt en présentant les faits sous un faux jour, tantôt en cherchant à atténuer les torts de ses administrés, mais, toujours, en manquant de la plus indispensable énergie.

De tout temps, la justice a été boiteuse ; en ce temps-là, dans les provinces, elle était presque paralysée. Le dossier d’Ajain ne fut ouvert au Parquet que dans la matinée du mercredi 14 juin. Il ne parait point, d’ailleurs, que le procureur s’en soit occupé. Etait-il absent ? Prenait-il médecine ? Ou bien ne se souciait-il que médiocrement de se mêler à cette histoire plutôt politique, ce qui plaiderait en faveur de sa sagesse et de son bon sens ? Quoi qu’il en soit, ce fut son substitut, M. Coudert- Lavillate, qui déclencha l’action judiciaire. Il transmit les pièces au juge d’instruction, M. Goursaud-La Joussélenie, qui signa aussitôt des mandats d’amener contre les deux individus que le rapport du brigadier

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semblait mettre au premier plan, les fabricants d’écriteaux révolutionnaires, Bourliot, de Louviers, et Aubert, de Moulantiers.

En terminant sa lettre, M. Bureau-Desétiveaux avait précisé :

L’écriteau portant menaces de mort contre tout contribuable qui paiera l’impôt est toujours suspendu à l’arbre de la Liberté, ainsi que la corde destinée à jeter l’épouvante. Ne jugez-vous pas utile de vous faire apporter cette affiche et cette corde pour servir de pièces à conviction ?

Et il ajoutait :

Il vous faudra, pour éviter tout danger, avoir un fort piquet de gendarmerie.

Notation prudente, mais dont il ne soupçonnait pas toute la portée.

Cependant les gendarmes avaient averti leurs camarades. On savait vaguement que l’effervescence continuait dans le canton de Jarnages, et qu’elle s’y développait en fonction de sa victoire de l’avant-veille.

Bref, il fut décidé par le juge que l’arrestation de Bourliot et Auvert serait opérée très rapidement, dès le lendemain, aux premiers feux de l’aurore, par une brigade de gendarmerie, renforcée de quelques éléments et placée sous les ordres du lieutenant Saint-Germier. Des instructions sévères furent données à cet officier pour appréhender et mener à la prison de Guéret quiconque voudrait s’opposer à l’exécution de sa mission.

Quand M. le Préfet alla se coucher, ce soir-là, ses nerfs étaient calmés : il répondait de la tranquillité de son département.

Le lendemain lui préparait de cruelles surprises.

III

LE RÉCIT DRAMATIQUE DU LIEUTENANT SAINT-GERMIER.

Dès le réveil, on vint annoncer que le lieutenant Saint-Germier était venu à la préfecture pour rendre compte de sa mission. Quoiqu’il fût à peine sept heures et demie du matin, il insistait pour être reçu immédiatement, vu la gravité imprévue de la situation.

M. Bureau-Desétiveaux eut un haut-le-corps ; que s’était-il donc passé ? En un tournemain, il acheva sa toilette, avala son chocolat et passa dans son cabinet.

L’officier, introduit aussitôt, se présenta encore couvert de poussière et de sueur. Il était très pâle, la figure tirée, comme quelqu’un qui vient d’échapper à un réel danger.

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- Hé bien ? lui dit le préfet. Qu’est-ce qu’il y a encore ? J’espère que vous avez exécutez votre mandat ?

- En partie, tout au moins, et même au delà…

- Expliquez-vous.

- Je viens de conduire en prison le nommé Auvert, de Moulantiers, et trois autres citoyens qui voulaient s’opposer à son arrestation. Seulement j’ai cru devoir vous avertir, vu la surexcitation des paysans, que si des émeutiers se portaient aujourd’hui en foule sur Guéret, animés de pires intentions, je n’en serais pas autrement surpris.

- Vraiment ? Vous avez été attaqué ? Vous avez perdu des hommes ?

- Non, monsieur le Préfet. J’ai ramené tout mon monde, répondit l’officier avec une certaine fierté ; mais cela n’a pas été sans peine.

- Asseyez-vous et racontez-moi tout, dit M. Bureau-Desétiveaux en s’apprêtant à prendre des notes.

Le lieutenant s’installa en face de lui, dans la pièce qu’un radieux soleil de juin illuminait déjà, et commença le récit de son odyssée.

Il était parti en pleine nuit, conformément aux ordres reçus, afin de surprendre les délinquants dans leur lit, dès le lever du jour.

Comme nous l’avons déjà indiqué, Ajain se trouve à peine à neuf kilomètres de Guéret. La distance fut parcourue en silence, sans le moindre incident. Le bourg dormait, allongé le long de la route de Limoges à Montluçon, avec ses jolies maisonnettes blanchies à la chaux, fleuries de géraniums. Les révoltés se reposaient tranquillement de leurs agitations des jours précédents. Sur la grande place, en arrière de laquelle on devinait la masse fortifiée de la vieille église dressée en retrait sur le ciel grisâtre de l’aube proche, la brigade fit une halte rapide. Elle lui suffit pour constater que l’arbre de la Liberté portait toujours son écriteau insurrectionnel et sa corde de pendu. Suivant sa consigne, le lieutenant les fit enlever.

Par un chemin de traverse minutieusement relevé sur la carte, les gendarmes se mirent en devoir d’atteindre le plus rapidement possible le village voisin de Moulantiers, où demeurait Auvert, l’un des inculpés.

Ici, le calme précédent allait brusquement cesser. Quand ils atteignirent les premières maisons, il était environ trois heures et demie du matin. L’aube montait à l’horizon, derrière les collines boisées. Les paysans étaient déjà levés, prêts à vaquer à leurs travaux agricoles, avant la chaleur. Dès qu’ils aperçurent les bicornes, au-dessus des haies, de ne fut qu’une clameur :

- Les véla ! Les véla ! Y viennent arrêter Auvert !...

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Et des cris de colère, des gestes de menace…

- Vous avez pu cependant accomplir votre devoir ? demanda le préfet.

- Certes, répondit le lieutenant. J’ai fait saisir le premier bonhomme venu. Je lui ai ordonné de nous mener chez l’individu que visait mon mandat d’amener. Surpris, il nous y a conduits. J’ai frappé fortement à la porte. Il faisait jour. « Ouvrez ! Ouvrez au nom de la loi !... » Mes hommes tenaient les braillards à distance. Auvert, tout ahuri, a paru, à demi vêtu. Je lui ai fait aussitôt passer les menottes. Ça n’a pas été long. Et nous sommes repartis.

- Pour le hameau de Louviers ?

- Oui, monsieur le Préfet. Là, nous avons commencé à être moins heureux. Tandis que nous procédions à l’arrestation d’Auvert, ces diables de paysans avaient eu l’intuition, en apercevant l’écriteau que nous avions enlevé, que nous allions aussi cueillir le nommé Bourliot. Ils connaissent les moindres sentiers. Courant à travers champs, des gamins nous ont précédé à Louviers, y ont semé l’alarme… Quand nous sommes arrivés, en suivant le chemin déjà repéré hier, il était trop tard. L’oiseau s’était envolé. Il était passé par le verger qui se trouve derrière sa maison, avait gagné les champs et les bois… Une affaire à recommencer.

- Nous le repincerons bientôt, fit M. Bureau-Desétiveaux. Il ne pourra aller bien loin.

- En tout état de cause, nous ne pouvions nous attarder à le poursuivre, et à battre, sans forces suffisantes, un pays qui ne nous paraissait pas sûr. j’ai donc cru devoir ordonner de regagner la route à Ajain, et de nous replier sur Guéret, avec notre prisonnier et nos pièces à conviction. Si rapide qu’ait été ce retour, il a donné lieu cependant à de tels incidents, il nous a révélé une telle fermentation populaire que j’ai cru nécessaire de venir vous en entretenir.

- Parlez.

Le récit du lieutenant révélait, en effet, que l’état d’esprit manifesté depuis le commencement du mois ne cessait de s’envenimer. La troupe revenait bredouille de son expédition de Louviers, lorsque, à l’entrée d’Ajain, elle se heurta, malgré l’heure matinale, à une foule aussi considérable que celle du lundi précédent, et encore plus furieuse. Plusieurs centaines de paysans, accourus en hâte, quittant leurs champs, barraient la route, aux cris de :

- Tas de canailles ! Tas de brigands ! Fainéants ! Rendez-nous Auvert ! Nous l’aurons ! Vous ne l’aurez pas !...

Il fallut prendre une sorte de formation de combat. En tête, le lieutenant, suivi de quelques cavaliers, fonça délibérément sur la masse, qui s’ouvrit

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; derrière eux, Auvert, ses menottes attachées à l’arçon de la selle de deux gendarmes, défila, protégé par deux files de pandores ; enfin, un groupe compact constituait l’arrière-garde et protégeait les derrières de la colonne.

On était passé. Mais la bagarre continua. Les villageois, entraînés par leurs femmes au paroxysme de la fureur, poursuivirent la petite brigade, la harcelant non seulement de cris, mais de projectiles divers. Quand la colonne s’arrêtait et leur faisait face, ils n’avançaient plus ; dès qu’elle reprenait sa marche, ils se précipitaient en avant. Bientôt même, la crainte de blesser leur compatriote ne les arrêta plus : des pierres commencèrent à siffler. L’agression se précisait.

M. Saint-Germier avait vu le péril. A une brève halte, il jeta un commandement bref. Auvert, détaché de l’une des selles, fut rapidement hissé en croupe.

- Au trot ! cria le lieutenant.

Sa troupe s’ébranla en bon ordre. Aucun des poursuivants n’était monté. Ils furent vite distancés et se contentèrent de suivre de plus en plus loin, au milieu des huées, le départ de leurs adversaires.

Cependant tous ne se résignaient pas si facilement.

- Au Pont-à-la-Dauge ! hurla quelqu’un. Nous allons leur barrer le passage !

Ajain, en effet, s’allonge sur un plateau qui domine d’assez haut le cours de la Creuse. La route, pour rejoindre Guéret, doit dévaler et traverser la rivière, sur un beau pont de pierre qui depuis quelques années arrondissait ses arches blanches et larges au-dessus des eaux paisibles et de leurs basses berges. C’est là que certains enragés formaient le projet d’arrêter les gendarmes et de délivrer Auvert.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Quittant le grand chemin, courant et bondissant à travers les bruyères, ils dégringolèrent les pentes, espérant arriver en nombre au bas de la vallée, ou tout au moins rencontrer là-bas les habitants du petit hameau qui portait le nom de Pont-à-la-Dauge.

Il n’en fut rien. Ils se retrouvèrent à peine quelques-uns au moment où les gendarmes arrivaient en trombe, et ne purent prendre aucune disposition d’attaque. Désemparés par la charge brusque de leurs adversaires, ils lâchèrent pied. L’un d’eux, affolé, se jeta dans la Creuse et s’échappa à la nage. Trois autres furent moins heureux. Essoufflés, apeurés, se voyant séparés de leurs camarades restés en haut de la côte, n’ayant plus le temps de se rejeter dans les haies et les fossés, ils se virent, en un clin d’œil, cernés et obligés de se rendre. Le lieutenant Saint-Germier les avait fait hisser en croupe comme Auvert, et emporter toujours au trot. Les portes de la prison de Guéret venaient de se refermer sur eux.

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- Ils se nomment ? interrogea le préfet.

- Fayard, Boiron et Berthomier, tous trois maçons à Ajain.

- Oui, c’est cela, toujours les mêmes, des émigrants, qui apportent dans les villages les velléités révolutionnaires des grandes villes.

M. Bureau-Desétiveaux allait féliciter le lieutenant de son énergie et de son esprit de décision, quand on introduisit auprès de lui M. de Ginestet, capitaine au 2e cuirassiers, attaché au dépôt de remonte de Guéret.

- J’arrive d’Ajain, que je viens de traverser en voiture, au cours d’une tournée d’inspection, déclara-t-il. Le pays est dans un état de surexcitation extrême. Le tocsin sonne au clocher de tous les villages. Le tambour bat la générale. Les paysans abandonnent les travaux des champs, et courent aux armes. Il ne s’agit plus seulement d’une manifestation de mécontentement…

- Un complot communiste, alors ?

- J’ai cru devoir m’arrêter, poursuivit l’officier sans répondre à la question. J’ai interrogé quelques-uns de ces gens-là. Ils m’ont raconté que l’on venait d’appréhender sans motif quatre de leurs compatriotes, et m’ont demandé d’obtenir leur élargissement immédiat. Sinon, ils ne répondent plus de rien.

- Et quoi ? Que feront-ils ? interrogea le préfet.

- Ils m’ont paru décidés à marcher sur Guéret et à délivrer leurs camarades par la force. Ils ne cessent de crier : « La Garde Nationale est avec nous, et les pompiers, et les ouvriers ! On sera bien obligé de céder ! »

M. Bureau-Desétiveaux allait répondre, quand l’huissier annonça Me Cusinet, avoué, maire de la ville. Il était accompagné de François Berger, le gardien du château de La Celle, accouru en toute hâte auprès de lui. Ils venaient confirmer ce que l’on savait déjà. L’émeute s’organisait en masse. Il n’était que temps de prendre des mesures.

- Mais enfin, s’écria le préfet, que veulent-ils, ces gens-là ?

- La délivrance de leurs prisonniers et la suppression de l’impôt des quarante-cinq centimes.

- Ni l’une ni l’autre de ces revendications n’est admissible.

- Cependant…

- Messieurs, nous allons nous préparer à recevoir ces insurgés.

On jugera que l’attitude du représentant du gouvernement était assez

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crâne, quand on saura qu’il n’avait, en somme, aucune force armée vraiment sûre à sa disposition. Pas de garnison à Guéret, à cette époque, si ce n’est quelques vétérans et une trentaine de jeunes soldats occupés au dépôt de remonte. En dehors d’eux, il y avait deux brigades de gendarmerie à cheval et la compagnie des sapeurs pompiers.

Certes, la ville possédait sa Garde Nationale : trois compagnies de cent cinquante hommes chacune commandées par les bourgeois, recrutées parmi les ouvriers et le petit peuple… Marcheraient-ils ?

Le préfet n’en douta pas un instant.

- Faites battre le rappel, ordonna-t-il.

Bientôt retentit le tambour. Mais le rassemblement fut très long à se former. Si les officiers et sous-officiers se hâtaient d’accourir, déjà en uniforme, la troupe ne manifestait aucun empressement. Beaucoup de monde, au contraire, au siège de la Société des Travailleurs, où le citoyen François Barnicaud exposait et commentait les événements. Si bien qu’à l’arrivée du président, le garde général des Eaux et Forêts, M. Pastouraud, la réunion devint houleuse. Il fallut que le préfet vînt lui- même exposer les raisons sérieuses qu’il avait d’assembler la Garde.

- Il s’agit de maintenir l’ordre, de protéger la ville, vos concitoyens, vos familles, contre de graves sévices. La population paysanne a été trompée… La République ne veut que le bien du peuple… Soyez tranquilles ! Ce sont les contribuables riches qui paieront le nouvel impôt, et, avec leur versement, le Gouvernement pourra assurer le maintien et le paiement des ateliers nationaux.

Il plaida longtemps en ce sens, mais sans arriver à convaincre complètement ses auditeurs.

- Et les prisonniers ? lui demandait-on.

- Hé bien, dit-il, je vous promets d’user de tout mon pouvoir auprès de l’autorité judiciaire pour qu’ils soient remis en liberté.

… A force de paroles, il usa la résistance de ses auditeurs. Peu à peu, le plus grand nombre, en rechignant, vint répondre à l’appel ; mais il était bien onze heures, quand la troupe fut en état d’aller prendre position aux portes de la ville.

La route de Moulins, c’est-à-dire d’Ajain, arrive à Guéret en même temps que celle d’Aubusson ; en avant du petit ruisseau des Chers, elle forme avec elle un angle aigu, dont le sommet était alors occupé par une auberge, que tenait un certain Belon. A gauche, débouchait un troisième chemin, qui allait rejoindre la direction de Paris. C’est là que M. Bureau- Desétiveaux avait décidé d’arrêter les manifestants, s’ils se présentaient.

Les deux premières compagnies de la Garde Nationale s’établirent hors

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de la ville, en avant de l’embranchement ; elles étaient appuyées par la gendarmerie, installée sur la route d’Aubusson, les soldats de la remonte et les sapeurs-pompiers, armés de vieux fusils et postés sur le chemin ; quant à la troisième compagnie, affaiblie par l’absence de nombreux récalcitrants, elle fut laissée en réserve dans le faubourg, qui dévalait jusqu’au ruisseau.

Ces dispositions prirent beaucoup de temps. Et comme on ne voyait rien venir, les hommes grognaient d’avoir cassé la croûte à la hâte, de perdre une journée de travail et de venir ainsi crever de chaleur, pour rien, à la rage du soleil. On avait expédié en avant un piquet de gendarmes à cheval, pour surveiller les environs et signaler tout mouvement suspect. Ils ne reparaissaient pas. Midi, une heure tombèrent d’aplomb sur les shakos. On forma les faisceaux. Quelques-uns dormaient dans les fossés, un mouchoir sur la figure, las d’avoir ronchonné.

« Me serais-je donc ému pour rien ? se demandait M. Bureau- Desétiveaux. Ma proclamation aurait-elle suffi à ramener la paix ? »

Tout à coup, vers deux heures, on aperçut une sorte de nuage de poussière. Les gendarmes rappliquaient au grand trot.

- Ce sont eux !... Aux faisceaux ! crièrent les officiers.

La troupe s’ébroua, rectifia la tenue, reprit ses armes. La maréchaussée passa, sans s’arrêter.

- Ils arrivent ! lança le brigadier.

Et alors, très loin, on entendit des tambours qui battaient la générale.

IV

L’INSURRECTION.

Tout ce qu’avaient raconté le lieutenant Saint-Germier, le capitaine de Ginestet, François Berger était rigoureusement vrai : l’arrestation d’Auvert, puis de ses trois défenseurs, l’enlèvement de l’écriteau et de la corde avaient mis le feu aux poudres.

En voyant les gendarmes prendre le trot et leur échapper, les manifestants avaient reflué vers le bourg ; Pauly et Bord, les deux aubergistes, se précipitant vers le clocher, bousculant le sacristain, Pardoux Bonnet, et son fils Romain, sabotier de son état, avaient commencé à sonner le tocsin, qui, pendant trois heures consécutives, allait répandre sur les campagnes ensoleillées ses ondes lugubres.

A la cloche devait répondre le tambour : maître Joubert n’aurait pas à le refuser ou à l’accorder ; car, de plus en plus effrayé, il avait déguerpi, abandonnant des administrés qu’il jugeait ingouvernables ! On arracha la

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caisse au pauvre Pardoux Bonnet, qui cumulait toutes les fonctions.

- Si tu ne cèdes pas, hurlait un grand diable, nommé Léonard Parenton, je te coupe le cou !

Comme il brandissait ce qu’on nomme un gouyard – serpe emmanchée solidement à un long bâton – l’autre tremblait de tous ses membres. Le curé intervint, les calma l’un et l’autre ; et bientôt la générale ronfla à tous les carrefours.

A ce double appel, les gens perdus dans la campagne derrière les bois, au fond des combes encore fraîches, se hâtaient d’accourir. Beaucoup croyaient à un incendie. Pas ceux de Moulantiers et de Louviers, qui étaient au courant, bien sûr. A tous, Parenton rugissait :

- Ce sont les gendarmes qui font des ravages par chez nous pour contraindre à payer l’emprunt forcé… Faut aller à Guéret délivrer Auvert, Fayard, Boiron, Berthomier qu’ils ont enlevés !...

Et il ajoutait, en roulant des yeux terribles :

- Si vous ne me suivez pas, je vous coupe un bras ou une jambe !

Pour ceux qui prenaient l’air sceptique, il insistait :

- Que le diable m’emporte si je ne le fais pas !...

Cette idée de marcher sur Guéret, il y avait longtemps qu’elle était en l’air. Elle séduisait les paysans, fort jaloux des bourgeois égoïstes de cette ville de fonctionnaires et de rentiers, et convaincus que les ouvriers étaient prêts, là-bas, à leur donner la main pour un pillage en règle. Ce qui n’aurait eu rien d’impossible, vu la carence à peu près complète de toute force coercitive sérieuse. Pauly racontait même que, la veille, il s’était rendu au chef-lieu et avait payé la goutte dans un café au lieutenant de sapeurs-pompiers et à son adjoint. Ils avaient fraternisé. Et, à la question qu’il leur avait posée : « Marcherez-vous pour le recouvrement de l’impôt ? » ils auraient répondu : « Non, c’est l’affaire de la gendarmerie et de la troupe de ligne ; ils peuvent bien faire venir dix mille hommes s’ils le désirent… Les pompiers ne les accompagneront pas ! » Donc, il suffirait d’être en nombre, de s’armer et de foncer de l’avant. Rien ne résisterait.

Cependant, on n’était encore que trois à quatre cents environ. Comment avertir les communes voisines et les rallier ?

Quelqu’un – Bord ou Pauly – eut alors une idée machiavélique. Si Me Joubert n’était plus là, il restait un otage : le malheureux M. Boudot, qui, lui, n’avait pas eu le courage d’abandonner sa petite maison d’Ajain. L’entourer, l’effrayer, l’obliger, lui, le percepteur, à jeter l’appel aux armes contre l’impôt, n’était-ce pas tout simplement admirable ?

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L’affaire fut vite comprise et exécutée. Une cohue se porta chez ce fonctionnaire maladroit, et, d’ailleurs pusillanime, en criant :

- A bas Boudot ! A bas le percepteur ! Il faut qu’il vienne avec nous à Guéret et qu’il donne sa démission !

On bouscule la porte. On grimpe l’escalier. On surprend l’homme à peine habillé, crevant de peur. Et on lui déclare qu’il ne sera laissé en paix que s’il donne lui-même à ceux de l’ordre de venir se joindre à ceux d’Ajain. Sur un bout de papier, il écrit au crayon d’une main tremblante :

Les habitants de la commune d’Ajain me charge de vous prier de réunir la Garde nationale, ainsi que tous les habitants, pour prêter secours à la commune d’Ajain. J’ai l’honneur de vous saluer. Salut et fraternité. BOUDOT.

Et, sur ce billet épouvanté, il met l’adresse du citoyen La Rochette, lieutenant de la Garde nationale, à Ladapeyre.

Après avoir ainsi enrôlé le percepteur lui-même dans l’émeute, tous s’égaillèrent ; des courriers à pied et à cheval partirent dans toutes les directions, pour les communes limitrophes et pour le chef-lieu de canton.

- Maintenant, déclarèrent les meneurs, il n’y a plus qu’à attendre. Nous allons casser la croûte, et quand tout le monde sera rassemblé, nous partirons pour Guéret.

On s’efforça donc de tuer le temps le mieux possible. On déjeuna. On but surtout. On dévalisa de poudre de chasse la boutique de la buraliste. On confectionna des armes avec des fourches, des piques, des faux. Puis, pour mettre le pays entier dans l’affaire, on obligea le curé et le séminaire à faire cause commune avec l’insurrection.

Ce séminaire, fondé par un certain abbé Descombes, au commencement du siècle, était situé à une extrémité du bourg. En 1848, il abritait une centaine d’élèves, dont les plus âgés comptaient de dix-huit à vingt-deux ans. Vers la fin de la matinée, ils entendirent se rapprocher le bruit obsédant du tambour, accompagné de cris réclamant le supérieur, l’abbé Chaumet.

Celui-ci, homme énergique et distingué, ne tarda pas à paraître :

- Que me voulez-vous ?

- Monsieur le Supérieur, il faut que vous nous accompagniez à Guéret…

- … Et que vos élèves viennent avec vous !

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- … Oui, c’est ça ! Emmenez vos élèves, tous vos élèves !...

Le prêtre essaya de faire entendre le langage de la raison.

- Voyons, mes bons amis, je veux bien venir avec vous, pour soutenir vos justes réclamations, et pour accompagner M. le curé, qui sera aussi des nôtres, n’est-ce pas ? Mais je ne puis vraiment emmener mes élèves… Ce n’est pas leur place !

- Si, si ! Les séminaristes ! Il nous faut les séminaristes !

Il s’ensuivit une pénible discussion.

- Écoutez, monsieur Chaumet, dit Léonard Parenton. Appelez au moins tous ceux qui ont voté.

On s’entendit sur ce compromis.

- J’y consens, dit le brave supérieur. Les élèves de philosophie viendront avec moi. Seulement, laissez-leur le temps de se préparer, de prendre leur repas. Avant une heure, nous serons prêts à partir.

C’est pourquoi, lors du rassemblement général, on vit un petit groupe sombre s’associer à la longue colonne, plutôt désordonnée.

Ce rassemblement eut lieu vers midi. Le signal en fut donné par des roulements de tambour que l’on perçut soudain du côté de Pionnat. Les renforts attendus arrivaient. Ce fut, de nouveau, un enthousiasme délirant.

Dans cette commune, en effet, l’appel des Ajainois avait trouvé un écho retentissant. Le citoyen Aguillaume dit le Dur y était arrivé de bonne heure, sur un cheval réquisitionné au marchand de vins Boiron. Portant en croupe le domestique de ce dernier, il entra dans le bourg, en criant à pleine voix :

- La guerre civile est à Ajain ! Aux armes ! Aux armes ! Au secours ! On s’assassine ! Suivez-moi tous !... Il y a déjà quatre communes réunies !

De très loin, en effet, une faible brise apportait le son du tocsin.

Inquiets, les habitants accouraient. Le maire, l’adjoint, le curé essayaient de tirer au clair le sens exact de ces paroles incohérentes et enflammées. Alors, laissant son camarade s’expliquer avec eux, le messager courut chez le véritable chef de la commune, un certain Jacques Doutre, président de la Société démocratique.

Celui-ci comprit tout de suite. Il était, comme Bord et Pauly, de ceux qui rêvaient depuis longtemps une descente à main armée sur Guéret. L’heure arrivait enfin. Tant mieux ! Il ne s’attarda pas à demander des détails. Malgré la faible résistance des autorités légales, il fit sonner le tocsin à

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toute volée, s’empara du tambour municipal et ordonna de battre la générale.

Double signal auquel nul ne résistait alors. Les Pionnatois accoururent.

- Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ?

- On va à Ajain où nos frères nous appellent.

Et un acolyte de Doutre, une matraque à la main menaçait les tièdes, appelait « Vieux Carlistes ! » les gens d’âge mûr et d’esprit rassis, et criait :

- Pas de lâches ! Pas de traîtres ! Il faut marcher ! Personne ne doit broquer ! Malheur aux feignants !

En très peu de temps, il y eut là trois cents hommes environ, armés d’instruments aratoires. Alors, Doutre revint se mettre à leur tête, brandissant le drapeau tricolore de la Société démocratique. On lisait, dans ses plis, d’un côté : Liberté, Egalité, Fraternité ; et de l’autre : Union, Sincérité, Dévouement. Autour de lui, se serraient, le fusil au bras, une vingtaine de gardes nationaux.

- En avant ! Marche !

- Malheureux ! Où allez-vous ! Allumer la guerre civile ! criait le curé.

- Venez avec nous, monsieur l’abbé ! répondait Doutre. Vous ramènerez la paix ; vous empêcherez qu’on se batte… C’est votre rôle.

Le pauvre prêtre s’en alla avec des gestes découragés. Quant au maire, après avoir longtemps hésité, palabré, tergiversé, il finit par suivre la colonne, qui s’en allait joyeusement, drapeau en tête, tambour battant, à travers la campagne, fleurie comme un grand jardin.

Lorsque Doutre vit ses concitoyens en route, lancés en avant sans esprit de retour, il monta à cheval pour aller voir ce qui se passait dans le reste du canton.

« A Ladapeyre, d’abord ! » se dit-il.

Et il partit au grand trot.

Quand la colonne de Pionnat déboucha à l’entrée d’Ajain, ce fut du délire. Une immense clameur entonna le refrain de la Marseillaise : « Aux armes, citoyens ! » Devant l’église, on se rassembla tant bien que mal. Les femmes, dont la nervosité a joué toujours un si grand rôle dans les journées révolutionnaires, pourchassaient dans tous les recoins les derniers hésitants :

- Ceux qui n’auront pas été à Guéret, on les fusillera ce soir ! On

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démolira leurs meubles sur la place ! Oui, avec ceux du maire et du percepteur !...

Elles répandirent à tel point l’épouvante qu’un vieux bonhomme qui n’avait pas d’armes, et qui n’en trouvait nulle part, eut l’idée invraisemblable d’aller en demander une… au malheureux M. Boudot ! Naturellement, il ne le trouva plus, l’excellent homme s’était claquemuré dans quelque placard, mais il tombe sur Mme Boudot, qui lui dit en tremblant :

- Oui, oui, venez, mon ami !... Je vais vous donner le fusil de mon mari… Seulement, faites bien attention : il est chargé !

C’était une vieille carabine de chasse, couverte de rouille et de poussière. L’homme l’emporta, triomphant. Et c’est ainsi qu’un percepteur, fait unique dans les annales du fisc, a pris part à une émeute contre l’impôt, non seulement par ses ordres écrits, mais par ses armes !

Le soleil était au zénith, quand les insurgés se mirent en marche. Ils défilaient, joyeux, sur la belle route blanche, craquante de poussière, qui dévalait vers Guéret. Parfois à quelque auberge, sous la treille, des buveurs se levaient pour les rejoindre ; ils étaient immédiatement remplacés par d’autres qui suivraient plus tard. La colonne s’allongeait, interminablement ; des groupes, ralliés par Doutre, excités par les cris aigus des femmes, s’élançaient à leur tour vers le chef-lieu. Ainsi en fut-il pour ceux de Jarnages (4), moins nombreux qu’on ne l’avait espéré, à cause de la gendarmerie du canton, qui avait empêché toute manifestation extérieure, et aussi à cause du maire, politicien d’extrême-gauche, mais peu disposé à se compromettre. En revanche, on accourait de tous les villages et hameaux suburbains : de Tréjassoux avec des paysans brandissant fourches et piques ; de Pont-à-Libaud avec un véritable détachement de la Garde nationale, en armes, commandé par un lieutenant, la poitrine barrée de son large ruban tricolore en sautoir. Cela formait, autour du drapeau, une avant-garde militaire, marchant crânement au pas, sur le rythme enragé des tambours, et qui ne savait pas qu’elle allait trouver en face d’elle, sous les mêmes uniformes et sous le même drapeau, des concitoyens, des frères, jetés en proie, eux aussi, à la guerre civile, sans y rien comprendre.

Là-bas, au tournant de la route, on aperçut un piquet de gendarmes, qui tournaient bride. Ils avaient peur… Ils fuyaient, évidemment. On s’avança avec plus d’audace, en chantant.

Et puis, en avant des faubourgs, on vit que la route était barrée par la troupe. Des fusils brillaient au soleil. A droite et à gauche dans les directions d’Aubusson et de Paris, il y avait d’autres uniformes : le bleu sombre de la maréchaussée, les casques des pompiers, les shakos rouges des soldats de la remonte. Tout cela était immobile, silencieux. Pas le moindre symptôme de fraternisation. Fallait-il donc se risquer à une bagarre meurtrière ?

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- Halte ! commanda d’une voix tonnante le lieutenant Chevrier, celui qui était accouru de Pont-à-Libaud.

Ses hommes s’immobilisèrent, l’arme au pied. Les tambours cessèrent de battre. Une grande houle stabilisa au loin la colonne paysanne. Et à une cinquantaine de mètres de distance, l’armée du fisc et celle de la liberté se considérèrent curieusement.

V

PALABRES SUR LE FRONT.

On ne pouvait, d’ailleurs, se contempler longtemps en chiens de faïence.

De la ville, inquiète, entourée des troupes que nous connaissons, plus inquiètes et indécises encore, se détachèrent bientôt des parlementaires, s’avançant avec bonhomie vers les insurgés.

Le premier fut M. Pastouraud. Grâce à sa situation de président de la Société des Travailleurs, ce garde général jouissait d’une certaine popularité. En le voyant s’approcher, les rebelles ne doutèrent pas un instant qu’il vînt les accueillir et leur ouvrir les portes de Guéret.

Il fallut vite déchanter. M. Pastouraud avait certainement d’excellentes intentions ; c’était un esprit large et tolérant, sincère et honnête, très dévoué aux masses ; mais, en la circonstance, il estimait dangereux de permettre aux paysans une telle entrée en armes à Guéret. Il leur déclara fermement qu’ils devaient y renoncer, ce qui excita des murmures et même des huées.

Celles-ci redoublèrent, quand on vit arriver un personnage avantageux, à l’élégant collier de barbe, à la cravate au triple tour, aux cheveux romantiques, flottants et frisés : le député Silvain Guisard, qui avait lâché la médecine pour la politique, les charges administratives pour la tribune.

- Vive la République ! cria-t-il en agitant en plein soleil son chapeau tromblon.

Un silence noir lui répondit. Mais quand il eut fait quelques pas, un concert de violentes récriminations l’accueillit. A cette époque, les électeurs ne permettaient pas encore que l’on se moquât d’eux en les rançonnant.

- Nous avons engraissé Louis-Philippe pendant quinze ans ! criaient-ils. En voilà assez ! On veut nous faire engraisser maintenant une douzaine de gouvernants… Nous ne marchons pas ! Nous exigeons que l’on nous rende nos hommes et que l’on supprime l’impôt des quarante-cinq centimes !

M. Guisard ne se laissa pas démonter si facilement. Il essaya de prendre

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la parole :

- Citoyens !...

Un cri direct :

- Nous sommes ici cinq cents qui vous avons nommé député. Sans nous, vous ne seriez pas à l’Assemblée. Il est inouï que vous ne preniez pas notre parti !

- Mais je suis avec vous, vous n’en doutez pas ! Je soutiendrai toutes vos justes revendications… Seulement, il ne faut pas vous révolter comme cela. Rentrez tranquillement dans vos communes, et je m’engage solennellement à m’occuper de vos prisonniers.

- Ouais ! Encore des menteries ! Pas de ça, Lisette ! Nos camarades, tout de suite ! Sinon, nous ne partirons pas ! Nous entrerons dans Guéret !

- Mais, citoyens, vous voyez bien que les routes sont barrées… Les gardes nationaux vous empêcheront de passer.

- Oh ! nous lasserons leur patience.

- L’armée est avertie. On va envoyer contre vous deux mille hommes de troupe…

- Hé ! Ils se lasseront aussi !

Rien à faire. Le représentant du peuple parlait, gesticulait, suait. Il voyait qu’il perdait son éloquence et, ce qui était beaucoup plus grave, ses électeurs.

Alors se présenta un autre personnage : le maire de Guéret, après le député : Me Cusinet, avoué, qui faisait succéder à l’éloquence parlementaire celle du barreau. Celle-ci n’eut pas plus de succès que la précédente. Il eut beau affirmer d’un ton très sec :

- Vous n’entrerez pas en ville. Les mesures les plus rigoureuses sont prises pour vous arrêter…

Il n’obtint aucun résultat, après une heure de la discussion la plus serrée.

~~~~~~~~

Cependant, à la Préfecture, M. Bureau-Desétiveaux en compagnie de M. Coudert-Lavillatte, attendait avec quelque inquiétude la suite des événements. Il était environ trois heures après-midi quand on vint lui demander s’il recevrait une délégation des insurgés. Il hésita un moment, puis : pourquoi pas ? Il n’y avait là rien d’illégal. Et ne serait-ce pas le meilleur moyen d’isoler les meneurs, peut-être de les convaincre, de terminer cette douloureuse comédie ?

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L’acquiescement donné à cette entrevue, le préfet s’installa le plus majestueusement possible dans son salon d’audience, derrière son grand bureau, entouré du député, du maire, du substitut, et attendit les rebelles.

Ceux-ci ne tardèrent pas beaucoup. Une telle entrée en ville avait flatté leur amour-propre, et celui de leurs partisans.

- Enfin, on va délivrer les prisonniers ! s’exclamait-on de groupe en groupe. Et aux sceptiques qui insinuaient : « C’est p’têt’ ben une erreur ! » on répondait : « C’est p’têt’ ben vous qui vous trompez au contraire, car il paraît qu’une partie de la ville de Guéret va marcher avec nous !... » Et les imaginations de travailler, de renchérir sur les prévisions les plus absurdes. Le vent soufflait à l’optimisme.

Cependant, les délégués, après avoir franchi le ruisseau des Chers, gravi la pente qui le domine et traversé la place Rouyaud, comme des triomphateurs, franchissaient la grille de la Préfecture et pénétraient dans le morne monument administratif, pierre et ardoise. Il y avait là Pauly et son fils, l’aubergiste Bord et quelques autres. Ils se croyaient déjà vainqueurs.

- Rira bien qui rira le dernier ! crièrent-ils à Me Raby, avoué, qui, ayant troqué la toge pour les armes, montait la garde à la porte du palais national.

La cage d’escalier, le vestibule, les salons, l’huissier, tout cela les calma, et enfin la vaste pièce, où siégeait le représentant de la République. Ils s’arrêtèrent dès la porte franchie.

- Avancez, disait d’un ton impassible M. Bureau-Desétiveaux. Vous avez une pétition à me remettre ?

- Oui, monsieur le Préfet.

- Bien. Donnez.

Pauly lui présenta une feuille de papier, sur laquelle il déchiffra, à l’aide de son lorgnon, les lignes suivantes :

Les délégués de la commune d’Ajain viennent vous exposer qu’à partir d’aujourd’hui, ils demandent la démission de M. le Maire, ainsi que celle de M. l’Adjoint de la commune d’Ajain. Veuillez, monsieur le Commissaire (sic), agréé la demande de cette aimable Société (sic), qui ne demande que la liberté, l’égalité, la fraternité. Faite que le peuple soit libre de vous présenter ceux qu’il désire. Nous prions également monsieur le commissaire de nous donner un autre percepteur pour éviter tout scandale, tout trouble, car il ne recevra aucun argent des contribuables. Vive la République !

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- Ainsi donc, dit M. Bureau, c’est pour obtenir le remplacement de MM. Joubert et Boudot que vous faites tout ce tintamarre ? Je n’ai que peu de raisons de révoquer le premier, si ce n’est sa faiblesse envers vous, son impuissance à vous maintenir dans l’ordre et dans le respect des lois. Quant au second, il ne dépend nullement de moi, mais de M. le ministre des Finances. Ce n’est pas à moi à lui demander sa démission. Si vous n’avez pas autre chose à réclamer, ce n’était vraiment pas la peine de vous transporter à Guéret en semblable appareil !

- Pardon, monsieur, dit alors Pauly, il y a aussi l’arrestation de quatre de nos amis que l’on a amenés en prison ce matin, et…

- Je connais la question dans ses moindres détails, répondit le préfet, après un coup d’œil au substitut. Vous pouvez être assuré que le mauvais cas dans lequel se sont mis ces prisonniers sera examiné avec la plus grande bienveillance. Je m’en occuperai. En revanche, je refuse de le faire, vous le comprendrez, sous la menace, même la plus méprisable. Vous allez d’abord rentrer chez vous.

Là-dessus, les délégués, qui avaient repris leur aplomb, insistèrent pour une libération immédiate. Leurs camarades n’accorderaient aucun délai.

- Ce n’est pas possible ! Il faut que la justice ait le temps d’examiner successivement les charges relevées contre chaque inculpé ! Elle ne le fera que lorsqu’elle se sentira en pleine liberté, en pleine indépendance.

Il parlait sur un tel ton qu’on ne put longtemps insister. Alors quelqu’un s’écria :

- Et l’impôt des quarante-cinq centimes ?

- Ah ! nous y revenons ! s’écria Bureau-Desétiveaux en se levant. De quoi donc vous mêlez-vous ? Vous savez bien que l’immense majorité d’entre vous ne le paient pas, ce fameux impôt… Vous ne le connaissez que par ouï-dire, et l’on vous a monté la tête avec cela ! Si, même, par le plus grand des hasards, certains en étaient frappés, je suis autorisé à vous dire que le Gouvernement ne se montrera nullement impitoyable ; il accordera des exonérations, des délais… Il ne sera sévère que pour une seule catégorie de citoyens, ceux qui, pouvant parfaitement payer, refuseraient d’obéir à la loi.

Il plaidait assez droitement, en homme qui, depuis longtemps, a l’habitude des manœuvres politiques. Toutefois, devant les faces fermées des campagnards qui l’écoutaient, il ne tarda pas à comprendre qu’il devait adopter une manière plus insinuante. Il avait été ferme et vif, il s’adoucit, et, par nuances insensibles, devint paterne et bonhomme.

- Allons, au fond de tout cela, disait-il aux délégués, vous vous êtes irrités pour quelque chose qui ne vous concerne en aucune manière. Vous avez pris feu et flamme pour des gens qui ne vous en tiendront aucun compte… N’y pensons plus.

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Puis, se ravisant :

- Ah ! il reste les prisonniers… Eh bien, je m’en occuperai, moi, des prisonniers. J’interviendrai en leur faveur et j’espère que la magistrature… Ah ! mais, par exemple, je compte sur vous. Il faut que vous vous retiriez bien sagement.

Et, frappé subitement d’une idée mirobolante, que, chez un autre homme on aurait pu taxer d’ironie :

- Tenez, voulez-vous que je vous fasse reconduire en musique ?

- De la musique ! grogna Jacques Doutre. Monsieur le Préfet, nos hommes ont plus besoin de pain que de musique !

M. Bureau-Desétiveaux ne se démonta nullement. Il était enchanté, au contraire, de voir dévier la conversation.

- Hé bien, fit-il, c’est une idée. Nous allons l’examiner et peut-être pourrons-nous faire distribuer des aliments.

Interpellant celui-ci, puis celui-là, il leva adroitement la séance. Les horloges avaient déjà tinté quatre heures après-midi, et il n’était que temps, en effet, de ravitailler ces braves gens. Des conversations particulières s’engagèrent à ce sujet avec le maire, le député, les auxiliaires de la Préfecture. Les estomacs fatigués réclamaient une détente. Les délégués sortirent, s’attablèrent dans les cafés. Doutre, assis avec des gardes nationaux, leur disait :

- Tout est fini. Qu’on nous donne du pain et du vin et nous nous en irons. Je ne sais pas, d’ailleurs pourquoi on vous a dressés contre nous… Nous sommes tous d’accord !

- Ah ! là, vous vous trompez, lui disait-on. Nous ne devons pas laisser les campagnards envahir la ville. On affirme qu’ils la pilleraient.

- Mais rien n’est plus faux !

La même fraternisation se poursuivait cependant à l’entrée de la petite cité et dans le faubourg. Avec ce terrible soleil de juin, la soif sévissait. On buvait ferme à l’auberge Belon, et bon nombre d’insurgés se faufilaient au delà du carrefour des routes. L’abbé Chaumet et le curé d’Ajain trouvaient le moyen de défiler avec leurs séminaristes qu’ils allaient cantonner en lieu sûr, à Guéret. D’autres, lassés, ennuyés, se couchaient à l’ombre et ronflaient. Les lignes de bataille étaient rompues. De-ci de-là, seulement, les palabres continuaient.

Me Polier, notaire et adjoint, M. Bouchardon, conseiller municipal, multipliaient les boniments ; mais ils se heurtaient toujours aux mêmes réponses :

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- Il faudra qu’on nous cède ; sinon, il arrivera malheur et il y aura du sang ! Tandis qu’en nous laissant entrer et délivrer nos camarades, les gens de la ville nous accueilleraient parfaitement et nous ne ferions aucun mal.

Seuls, quelques-uns avouaient tout bas :

- Nous voudrions bien nous en aller, mais ceux qui sont derrière ne nous laisseraient pas passer.

Me Lasnier, avocat, Me Marcelot, avoué, le percepteur de Guéret lui- même s’épuisèrent en arguments, qui s’avéraient, d’ailleurs, parfaitement inutiles en face d’adversaires, dont certains, à la question : « Que voulez- vous donc ? » répondaient :

- Un roi… et puis, plus de gendarmes. Les curés sont trop payés et les maçons pas assez.

La note de haut comique fut donnée par M. Denis Muyard, professeur de rhétorique au collège. Il se crut appelé, de par son état, à rivaliser avec Cicéron et Démosthène. Faisant appel à tout son art, à toute sa réserve de figures oratoires, il essaya l’effet d’une grande harangue. Des huées l’interrompirent vite.

- Bé oui ! cria un paysan. Nous en avons assez de ton gouvernement. Nous n’avons quasi personne pour nous diriger. Faut un roi ou un empereur ! Les membres de la Commission exécutive ? Y ne foutent rien ! Mieux vaut engraisser un cochon que d’en nourrir cinq. Ledru-Rollin et Lamartine, ils ont huit cent mille francs de dettes qu’ils paieront à nos dépens !

Cette éloquence rustique surexcita le pédagogue.

- Citoyens ! brama-t-il avec indignation, comment pouvez-vous préférer un roi à la République ?

Et comme on ricanait, il entama une apologie en règle.

- La République nous prodiguera tous les bienfaits. Elle instituera l’instruction gratuite, c’est-à-dire la faveur suprême, le plus grand des biens. Soyez donc raisonnables ! La République a supprimé les impôts les plus odieux…

Ici une clameur furieuse l’interrompit :

- Et les quarante-cinq centimes ! Ahou ! Ahou !

- C’est un impôt nécessaire… Pour frapper les riches…

- En v’là assez ! D’ailleurs ton gouvernement sera renversé dans deux mois et les fariboles dont il se goberge ne se réaliseront même pas !

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Il y eut une légère bagarre. Une pelle fut brandie sur la tête chevelue de M. Muyard, qui, définitivement réduit au silence, prit le parti le plus sage, celui de la fuite.

Vers cinq heures du soir, le tumulte augmenta. Si l’on n’avait pas mangé, on avait beaucoup bu. Et l’on comptait boire encore.

- Ah ! s’écriaient les paysans, en dénombrant les trésors des comptoirs dans les caboulots du faubourg, nous les déboucherons, ce soir, toutes ces vieilles bouteilles de liqueurs !

Maintenant ils revenaient en chantant, prendre leur place dans la colonne. Les dormeurs avaient fini leur sieste. Les femmes criaient sans arrêt :

- Nos hommes ! Nous voulons nos hommes ! Si vous attendez davantage, les gens d’Aubusson vont arriver ! Prenez garde ! Ils brûleront votre ville !

Puis, c’étaient des clameurs générales :

- Nous souperons, ce soir, à Guéret ! Nous connaissons bien les maisons où il y a de l’argent, nous en avons la liste. Les bourgeois cachent leurs économies dans leurs caves… Mais nous savons où elles sont !

Et d’autres :

- Il faut mettre le feu à la ville et la piller entièrement !

La voix de Pauly dominait le tumulte :

- Allons, citoyens, marchons ! Nos hommes ou du sang ! Ah ! citoyen député, si vous ne nous rendez pas nos camarades, vous serez cause de grands malheurs !

L’idée de lutte à main armée, de guerre civile pour tout dire, paraissait, à ce moment-là, tellement ancrée dans les cerveaux, que certains insurgés déclaraient froidement :

- Si l’on nous rend les prisonniers, nous renoncerons à l’impôt de guerre.

- Comment ? Qu’entendez-vous par là ?

- Hé ! l’impôt exigible après la prise de Guéret. Quand on s’empare d’une ville par la force, on a bien le droit de la frapper d’un impôt.

Raisonnement ingénu qui montrait que, même révolté, le Français conserve toujours la tournure d’esprit d’un contribuable.

… Les choses commençaient à mal tourner, quand le préfet et ses acolytes habituels arrivèrent, précédant quelques charretons de vivres. La

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distribution commença aussitôt. Toute rumeur hostile avait cessé.

- Mais, objecta le substitut Coudert, pourquoi effectuer ici cette opération ? Il eût été bien plus habile de la faire au Pont-à-la-Dauge. Nous dégagions la route. Les manifestants reculaient, abandonnaient leur idée de siège… Ils ne seraient plus revenus.

- Hé bien ! essayons, dit M. Gaveau-Desétiveaux.

Ce fut le maire Cusinet qui se chargea de notifier ce changement de front.

- Par mesure d’ordre, on va organiser votre ravitaillement au Pont-à-la- Dauge. Vous n’avez qu’à vous y rendre tranquillement.

Il y eut une certaine hésitation. Quelques murmures. Que signifiait cette consigne nouvelle ? D’autre part, le préfet s’énervait visiblement. Il souffla quelques mots à l’oreille du magistrat municipal, qui ajouta avec le plus d’autorité possible :

- Si vous n’êtes pas partis dans dix minutes, je me verrai dans l’obligation de procéder aux sommations d’usage et de faire charger la gendarmerie.

C’était jouer le tout pour le tout. Cependant, à l’heure qu’il était, cette tactique énergique pouvait réussir. Beaucoup de paysans en avaient assez de crier et de manifester à jeûn. Il y eut du flottement dans leurs lignes. Ils commençaient à rétrograder vers le pont. Mais comme un certain nombre ne bougeaient pas, se serraient plus étroitement autour de leur porte-drapeau, il fallut procéder à la première sommation.

Les rangs s’éclaircirent encore. On éprouva l’impression très nette que l’émeute allait céder.

Mais alors, du fond de la plaine, on devina un mouvement nouveau. Les gens qui reculaient firent volte-face. On entendit des rumeurs lointaines, des roulements de tambour : c’étaient ceux de Ladapeyre qui arrivaient.

VI

CE QUI S’ÉTAIT PASSÉ A LADAPEYRE.

On se souvient que, dans la matinée, Jacques Doutre, après avoir galvanisé les gens de Pionnat, avait sauté sur un cheval et était parti au galop pour Ladapeyre.

Il avait trouvé cette commune dans une grande perplexité.

Le lieutenant de la Garde nationale, le citoyen La Rochette, ne comprenait rien au billet énigmatique qu’on venait de lui apporter, signé du percepteur Boudot. « Portez secours à la commune d’Ajain ? » Qu’est- ce que cela voulait dire ? Il aurait bien désiré obtenir l’avis du maire,

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mais celui-ci, un industriel nommé Besse-Dumas, était absent. Il consulta l’adjoint, un naïf, qui lui dit :

- M’est avis que M. Boudot est en danger. Y nous appelle pour aller le délivrer.

- Hé bien, alors, donnez-moi l’ordre d’assembler la Garde nationale.

L’autre, après avoir un peu hésité, rédigea le papier demandé : « Vu la lettre de M. Boudot, j’ordonne au lieutenant La Rochette et à la Garde nationale d’aller partout où bon leur semblera… »

C’était vague, mais cela correspondait fort bien à l’anxiété qui commençait à se répandre partout.

On passa ensuite aux formalités habituelles : tapage de cloches et de caisse. Le curé, l’abbé Levelu, avait voulu empêcher que l’on sonnât le tocsin. « Ah ! que voulez-vous ? lui dit-on, les affaires vont trop mal ! » Ce à quoi il avait répondu avec assez de finesse : « Ce n’est pas vous, en tout cas, qui les ferez mieux aller ! »

Le maire, accouru au bruit, essayait aussi de s’interposer. C’était un homme assez clairvoyant.

- C’est de la folie ! s’écriait-il. Vous vous réunissez pour aller à Ajain… Vous ne vous y arrêterez pas ! Je suis sûr que vous continuerez sur Guéret.

- Oh ! lui disait l’adjoint, pour se disculper d’être entré dans le mouvement, ne craignez rien, monsieur le maire, je leur ai bien recommandé de ne pas dépasser Ajain.

- Peuh ! répliquait Besse-Dumas en haussant les épaules. Je ne crois guère au résultat de vos recommandations. Ces braves gens vont être entraînés jusqu’au chef-lieu. Ils ne passeront pas. Ils se feront écharper.

- Il est trop tard pour reculer, déclarait La Rochette. La Garde nationale arrive.

En effet, comme si, depuis longtemps, ils attendaient le signal, des hommes arrivaient, à peine vêtus, brandissant leurs armes avec une exaltation extrême. Le maire essaya de les haranguer. Peine perdue ! Ils criaient : « Rien ni personne ne nous empêchera d’aller à Guéret ! »

C’est au milieu de ces discussions qu’un cavalier apparut, couvert de poussière et de sueur, hurlant à travers le village :

- Allons ! Vite ! Allons ! Aux armes !

Besse-Dumas l’interpella vivement, lui reprochant de déchaîner la discorde civile, d’assumer les plus graves responsabilités. Mais Doutre

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lui répondait :

- Nous voulons simplement manifester notre force et notre droit. Nous n’emploierons pas la violence… Laissez-nous donc aller !

Cependant le maire et le curé possédaient à Ladapeyre assez d’autorité pour retarder tout au moins la mise en campagne. Ce ne fut que vers une heure après midi qu’ils durent se considérer comme définitivement vaincus. La colonne s’ébranla dans la direction d’Ajain, tandis que le tocsin continuait à sonner lugubrement, appelant les derniers retardataires. Il tinta ainsi pendant longtemps. Et lorsqu’un paysan rentrait au village, les femmes l’entouraient, le harcelaient.

- Il te faut rejoindre les autres ! Si tu ne pars pas, on va te jeter des pierres… Quand la Garde nationale rentrera, elle te fusillera.

L’homme s’armait à la hâte, filait par les chemins fleuris. Il courait vers Ajain où s’opérait une seconde concentration.

Là, vers deux heures, Doutre et La Rochette avaient trouvé place nette, le bourg vide. Depuis longtemps déjà l’armée rebelle avait dévalé sur Guéret. Fallait-il la suivre ? On délibéra sur la place, tandis que celles des femmes qui étaient restées dans le bourg, plus acharnées encore que leurs compagnes de Ladapeyre, ne cessaient de crier de leurs voix aigres :

- Allez-vous reculer, quand tous ceux d’Ajain et de Pionnat sont partis ? Avez-vous peur ? Faudra-t’y qu’on aille brûler Ladapeyre si vous ne marchez pas ?

Ils n’étaient pas décidés. On les avait appelés à Ajain, ils étaient venus. Mais aller sur Guéret, comme cela, sans ordres ? Bigre !

Ils discutèrent ferme. Et, avec la chaleur ambiante, cela leur donna soif. Alors, ils s’attablèrent et burent. En buvant, ils s’exaltèrent si bien, que les plus avancés obtinrent gain de cause.

Il était déjà trois heures, lorsque, les retardataires ayant été ralliés, ils suivirent de loin le gros de l’armée.

Par cet après-midi accablant, ils n’avançaient pas vite. Quand ils parvinrent au Pont-à-la-Dauge ils éprouvèrent le besoin impérieux de faire une grand’halte. Il y avait là une auberge, où ils s’assirent à tour de rôle. Le résultat de ces libations fut qu’au lieu de les calmer, de les baigner d’attendrissement et d’optimisme, elles les surexcitèrent.

Comme on vient de le voir, ils arrivèrent assez tard au rassemblement général : mais, au moment où les autres, lassés par plusieurs heures d’attente et de palabres inutiles, commençaient à se décourager, ils faisaient entrer en ligne un élément nouveau, frais et reposé, plein d’ardeur, tombant dans une situation dont ils ne savaient rien. Ils virent un drapeau qui flottait. Ils entendirent un roulement de tambour. On se

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battait donc… En avant !

VII

LE MASSACRE.

L’arrivée rapide, belliqueuse, de ces gens de Ladapeyre, qu’on n’attendait plus, produisit un effet incroyable. Les paysans, qui commençaient à refluer vers le Pont-à-la-Dauge, s’arrêtèrent surpris… Mais alors, tout était changé… On faisait demi-tour ! Ils se joignirent à eux, encombrèrent la route. Ce fut bientôt une foule, qui vint talonner ceux qui avaient résisté de pied ferme à la première sommation. Le porte-drapeau et sa garde crurent le moment venu de prendre l’offensive. Une clameur patoise se fit entendre :

- Anen, houp ! Enlevan-lous ! (5)

Un immense hurlement répondit. Les insurgés avaient bondi, dans une sorte de charge désordonnée, qui bousculait la première compagnie de la Garde nationale guérétoise. La bagarre fut vive, bien que les assaillants ne se servissent que de leurs piques, de leurs faux ou de leurs fourches. Il y eut des blessures légères.

Et puis, en quelques secondes, l’irréparable se produisit. Deux coups de feu éclatèrent dans les rangs des rebelles, deux coups tirés en l’air probablement, car ils n’atteignirent personne. Mais le bruit sec des détonations suffisait pour déclancher une fusillade générale. Le substitut Coudert le comprit. Il s’élança en criant :

- Ne tirez pas ! Ne tirez pas !...

Il était déjà trop tard. Les sapeurs-pompiers, énervés, lâchaient un feu de salve, heureusement peu meurtrier. La bataille s’engageait.

Les insurgés, drapeau en tête, talonnés par la cohue, qui répétait : « Poussez ! Poussez donc ! » continuaient leur marche vers le faubourg. Cusinet reçut une grosse pierre à l’épaule.

Alors éclata un deuxième feu de salve, exécuté, cette fois, par la Garde nationale… Une quarantaine d’hommes tombèrent, frappés presque à bout portant.

Ce spectacle affreux produisit un singulier effet. Ceux qui venaient, dans un instant d’affolement, de se livrer au massacre de leurs compatriotes, reculèrent épouvantés. Ils refluèrent dans Guéret, entraînant leurs camarades dans une telle déroute qu’il fut impossible de les rallier et que la préfète eut toutes les peines du monde à conserver au « palais national » quelques hommes de garde ! La terreur et la honte régnaient à tel point parmi les Guérétois, que si, à ce moment, les paysans avaient continué leur attaque, ils fussent entrés sans coup férir au chef-lieu et on ne sait

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trop ce qui eût pu arriver.

Mais ceux-ci, sous le coup de la fusillade, s’étaient arrêtés, démoralisés : cela permit à la gendarmerie de se déployer et de charger. Les rebelles s’enfuirent dans toutes les directions, frappés, blessés, se rendant à merci.

Sur le théâtre du massacre, s’empressaient le curé d’Ajain, des médecins, de braves gens, infirmiers improvisés.

On ramassait les blessés et les morts, on les transportait tous à l’hôpital, au milieu de la consternation, de l’indignation générales.

- Est-il possible, s’écriait M. Pastouraud, que l’on ait pu tirer sur ces malheureux sans armes ! De quoi étaient-ils coupables ?

Son collègue de la Société des Travailleurs, François Barnicaud, renchérissait :

- C’est une honte, un scandale ! Les gendarmes et les soldats de la remonte sont des misérables… Laissez-moi ! Je veux leur tirer dessus… Ces brigands ont massacré leurs frères : ils mériteraient d’être pendus, d’avoir la tête tranchée !...

Et, comme il brandissait un fusil, on l’entraîna, tandis qu’un vétéran déclarait :

- J’ai fait vingt ans la guerre en Espagne… Jamais je n’ai vu accomplir des actes pareils à ceux dont la Garde nationale et la troupe se sont rendues coupables aujourd’hui.

A la préfecture, on tremblait. En présence de l’état d’esprit général, qu’allait-il advenir, si les insurgés tentaient un retour offensif ? C’est que la place Rouyaud était tout près du bord du plateau et de l’entrée de la ville !

M. Bureau-Desétiveaux, d’une main nerveuse, écrivait en hâte au général commandant la subdivision de Limoges :

Le malheur prévu est arrivé, et demain, si je n’ai pas des forces suffisantes, la ville de Guéret sera mise à feu. Les morts jonchent le terrain. C’est la guerre civile avec toutes ses horreurs. Des troupes, général, si la sécurité de votre ville vous permet d’en disposer, Ne perdez pas une minute. La Garde nationale est découragée. Chaque garde national rentre chez lui pour y défendre sa famille. Le tocsin sonne dans vingt communes. Salut et Fraternité.

Toute la nuit, on campa autour de ce malheureux préfet. Personne ne dormit. On croyait toujours entendre le rappel ou le tocsin. Vers minuit, ce fut le tour du juge d’instruction, M. Goursaud-La Joussélenie, qui rédigea un bref rapport au procureur général de Limoges :

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Deux communes entières se sont portées aujourd’hui sur Guéret pour demander la mise en liberté de quatre habitants de la commune d’Ajain, arrêtés ce matin pour des faits de rébellion, de menaces de mort écrites sous condition, avec sommation au maire de faire retirer la force publique…

Les prisonniers n’ont pas été délivrés ; force est restée à la loi ; mais le sang a coulé ; vingt hommes ont été tués ou blessés (il dissimulait volontairement la gravité des faits.)

La ville de Guéret est dans la consternation ; tous les habitants sont sur pied. Si on n’envoie pas ici, dans le plus bref délai, les troupes qui ont été demandées à Limoges et ailleurs, il est certain que de nouveaux malheurs affligeront notre population, si calme d’ordinaire. Une instruction est commencée ; les inculpés sont en nombre infini. Comment se livrer à des investigations sans le concours d’une force imposante (6) ?

En réalité, les pauvres diables qui répandaient une telle terreur étaient bien loin de songer à renouveler l’assaut. Poursuivis, traqués, affolés, ils se querellaient entre eux, accusaient en même temps les mensonges de leurs meneurs, la brutalité des gendarmes, la duplicité des Guérétois.

- Depuis trois mois, gémissait l’un d’eux, ils nous excitent à venir et quand nous y allons, ils nous tirent dessus !

- Nous avons été odieusement trompés ! criait Pauly. Les autres communes devaient venir à notre aide : elles nous ont lâchés !

S’il n’y avait pas eu ce massacre, la situation eût été d’un puissant comique, de ces adversaires suant la peur chacun de leur côté ! Dès le lendemain, le fougueux Jacques Doutre mandait à l’un de ses amis :

J’ai eu de la chance de n’être point blessé, mais, d’autre part, après avoir fait mon possible pour calmer notre commune ( !) pour que nous fussions tous unis, je vois que je vais me trouver dans de grands embarras, et je n’ai point d’amis dans Guéret pour me secourir et pour empêcher que l’on fasse aucune enquête contre moi. Cela me donne beaucoup d’inquiétude…

Aussi, quand les troupes réclamées arrivèrent, elles trouvèrent le pays le plus calme du monde, et qui ne semblait songer qu’à ses moissons. Elles patrouillèrent sans aucun résultat, et s’en allèrent comme elles étaient venues. Le préfet avait repris sa belle assurance et les personnages en place respiraient librement.

VIII

LIQUIDATION DES COMPTES.

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Dès le 16 juin, la mécanique judiciaire se mit en mouvement.

Il plut des mandats d’amener et des arrestations sous l’inculpation de rébellion à main armée, de provocation et d’encouragement à la désobéissance aux lois.

Le 21 juin, aux forces militaires qui avaient réduit les insurgés à l’impuissance succédaient les autorités judiciaires : débarquaient à Guéret deux conseillers à la Cour de Limoges, MM. Dalesme du Plantady et Eustache Péconnet, nommés commissaires instructeurs de cette grave affaire ; ils étaient accompagnés du procureur général, de son substitut et de son greffier.

Ces messieurs se trouvèrent en présence d’une telle quantité de prisonniers qu’ils estimèrent urgent de clarifier la situation. Ils mirent donc en liberté un grand nombre d’incarcérés sur le considérant ci-après :

Attendu que les susnommés ont fait partie de l’attroupement, qui, le 15 du présent mois, se porta sur la ville de Guéret avec le projet arrêté et avoué de mettre en liberté par la force les détenus déposés le matin dans la maison d’arrêt ; mais que lesdits individus étaient sans armes, qu’ils ne se trouvaient pas à la tête de la colonne des insurgés lors de la collision et qu’ils ont été maintenus parmi les gens de l’attroupement par ceux qui étaient chargés d’exercer une surveillance active sur ceux qui voulaient se retirer.

Dans ce commencement de pacification si nécessaire, les magistrats furent grandement aidés par l’excellent M. Pastouraud. Alors que le maire, Me Cusinet, ne cessait de prétendre que les campagnards s’étaient rués sur la ville de Guéret pour la piller sauvagement, à l’instigation du parti communiste, il ne cessa de soutenir avec énergie que, seule, la surcharge de l’impôt était la cause de tout le mal. Certes, la marche sur Guéret n’avait pas été isolée ; il y avait eu des troubles similaires en bien des endroits, et particulièrement dans les localités voisines de Saint- Victor, La Brionne, … Cela démontrait-il qu’il y eût un plan concerté d’insurrection ? Non, mais simplement que les gens étaient très mécontents. Quant aux prétendus factieux, ce n’étaient que de pauvres diables pour la plupart sans armes, sur lesquels on avait lâchement tiré !

Cependant, en pleine instruction, éclataient des événements autrement graves qui allaient détourner de la Creuse l’opinion publique : à Paris, la création inconsidérée et le mauvais fonctionnement des ateliers nationaux avaient abouti à de sanglantes insurrections. Leur immense retentissement nous expliquera pourquoi l’émeute des contribuables que nous avons essayé d’évoquer a été presque complètement oubliée des historiens.

Dès le 23 juin au matin, le pavé de la capitale était en feu ; les barricades se dressaient partout, et le général Cavaignac, ayant sous ses ordres Lamoricière, Bedeau et Damesme, engageait une bataille de rues, qui, en trois jours, ferait plus de trois mille victimes et se terminerait par le

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sublime sacrifice de Mgr Affre : « Que mon sang soit le dernier versé ! »

L’émotion un peu calmée, les magistrats limousins reprirent leur tâche, avec l’intention bien arrêtée d’en finir le plus rapidement possible. Le 3 juillet, deux cents pièces inventoriées furent soumises au Parquet de Limoges, et le 27, la Chambre des mises en accusation renvoyait devant les Assises vingt inculpés, sous les trois chefs suivants :

1° D’attaques et de résistances commises le 15 juin 1848, accompagnées de violences et de voies de fait envers la force publique, agissant pour l’exécution des mandats de justice, avec circonstance aggravante d’attroupement de plus de vingt personnes, délit prévu aux articles 205 et 210 du Code pénal ;

2° D’attaques et de résistances commises le 15 juin 1848, accompagnées de violences et voies de fait envers la force publique agissant pour l’exécution des lois, ordres et ordonnances de l’autorité publique, avec circonstance aggravante d’attroupement de plus de vingt personnes, délit prévu aux mêmes articles du Code pénal ;

3° De s’être rendus complices du crime de rébellion d’avoir provoqué à ce crime ; donné des instructions pour le commettre, procuré des armes, aidé ou assisté les auteurs de ce crime prévu par le Code pénal (art. 59, 60, 209 et 210).

Les événements allaient peu à peu diminuer cette affaire tragique aux proportions d’un simple fait-divers. Les assises de Guéret n’eurent aucun caractère grandiose. Sur les cent témoins convoqués, le ministère public, d’accord avec la défense, en fit comparaître à peine le tiers. Quand, le 13 août, le procureur général Ardant prononça son réquisitoire, il se montra extrêmement modéré, abandonnant les poursuites contre le plus grand nombre des inculpés, dont il ne retint que l’irréflexion et la mauvaise humeur. Il signala seulement au jury ceux qui lui paraissaient être des meneurs ; nos vieilles connaissances les cabaretiers Bord et Pauly, Parenton, Auvert et Barnicaud.

Les avocats ripostèrent de leur mieux : on ne peut citer parmi eux que Me Lasnier, conseiller municipal et capitaine de la Garde nationale de Guéret, et maître Perdrix-Lavergnolle, fougueux républicain d’extrême- gauche, ami de George Sand.

Après le rapport du président, qui était le conseiller Foucher, une série de questions furent posées au jury ; elles variaient suivant les accusés.

Pour seize d’entre eux, verdict entièrement négatif. Seuls, Bord et Barenton furent retenus, et condamnés chacun à quatre mois de prison.

Auvert fut reconnu coupable « d’avoir provoqué à la désobéissance aux lois au moyen d’un placard apposé aux regards du public », mais avec admission de circonstances atténuantes : trois mois de prison.

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Enfin, François Barnicaud, dans les mêmes conditions, était reconnu coupable « d’avoir, par des discours proférés dans un lieu public, cherché à troubler la paix publique en excitant le mépris ou la haine des citoyens contre une classe de personnes ». Un mois de prison et cent francs d’amende.

Denisit in piscem. Les esprits surexcités se calmaient. Le nouveau ministre des Finances, M. Goudchaux, prescrivait aux préfets de dresser des listes de dégrèvement d’impôts : mais cela n’éteindrait pas la rancune au fond des cœurs paysans. Gravement déçus par la République, ils acclameraient avec enthousiasme le rétablissement de l’Empire.

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A ce drame rustique, il fallait un épilogue d’un comique robuste. Ce fut l’adroit Bourliot qui se chargea de le fournir.

On se souvient sans doute de ce fin matois qui avait fabriqué le premier écriteau, origine de tout le mal, et qui, au moment où les gendarmes venaient l’arrêter dans son hameau de Louviers, s’était prestement défilé par les derrières et la clôture de son verger… Hé bien, on avait massacré une vingtaine de pauvres diables, on en avait blessé au moins le double, on avait fourré en prison des centaines d’insurgés, mais on n’avait pas arrêté Bourliot !

Où donc se cachait-il ? Dans les châtaigneraies et les landes ? Avait-il remonté vers le haut pays ? Plus probablement, il avait dû trouver quelques caches sûres dans les fermes et les métairies, et nul, pendant des mois, n’avait vendu son secret.

Vingt accusés en cour d’assises, quatre condamnés… et Bourliot, l’instigateur de la révolte, courait toujours !...

Or, le 22 octobre, quand notre homme se rendit suffisamment compte que les temps de colère étaient passés, que les percepteurs se gardaient de tracasser les contribuables, que l’étoile de Cavaignac pâlissait à l’horizon, il se décida à rentrer dans la légalité. On ne pensait presque plus à lui, quand il se présenta aux gendarmes et vint se constituer prisonnier.

Son procès, qui se déroula à Guéret, devant les assises de novembre, fut loin de manquer de piquant. Silvain Bourliot, « ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal », l’homme qui avait, au dire de Me Léonard Joubert, rédigé de sa propre main, l’inscription incendiaire : Avis aux Contribuables. Le premier qui payera l’emprunt forcé, voilà sa potence, déclara qu’il ne savait ni lire ni écrire… Et pour comble, c’était exact !

On fut obligé de l’acquitter purement et simplement.

Ainsi se termina par un éclat de rire cette aventure dont la maladresse des hommes avait commencé par faire un drame.

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ARMAND PRAVIEL.

NOTES : (1) Copyright by Armand Praviel, 1938. Tous droits de traduction, adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y compris la Russie (U. R. S. S.). (2) Nous nous prosternons devant la figure d’un gendarme. (3) Nous empruntons ce texte officiel, comme ceux qui vont suivre, à l’étude complète publiée par M. Jacques Levron, d’après les journaux du temps et les archives départementales de la Creuse [Une Révolte de Contribuables (1848), Limoges, Imprimerie Société des Journaux et Publications du Centre, 18, rue Turgot, 1936)]. (4) Pour les détails sur Jarnages, voir M. Jacques Levron, loc. cit. (5) Allons, hop ! Enlevons-les ! (6) Ces lettres ont été publiées pour la première fois par M. Jacques Levron, dans son travail si remarquable et si documenté. .

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