Le système scolaire en Algérie coloniale :

L’École primaire, une institution assimilatrice ?

Comment la s’est-elle servie de l’école primaire dans sa politique d’assimilation des indigènes après la Seconde Guerre mondiale ?

Toril Myreng

Mémoire de master FRA4193 – Masteroppgave i fransk (30SP), lektorprogrammet Institut de littérature, civilisation et langues européennes (ILOS)

Directeur de mémoire : Svein Erling Lorås

Université d’Oslo

Décembre 2013

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de mémoire à l’Université d’Oslo, Svein Erling Lorås. Sans ses conseils et son encouragement, ce mémoire aurait été impossible à réaliser.

Mes collègues au Lycée Jean Monnet aux Herbiers en France m’ont également aidé en m’apportant un point de vue français à travers de nombreuses discussions sur le sujet en question.

Ma famille et mes amis méritent aussi d’être mentionnés. Leurs conseils et leur soutien ont été très précieux pendant la rédaction de ce mémoire.

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Table des matières

1 Introduction ...... 6 1.1 Réflexions sur le choix de l’école primaire ...... 6 1.2 « Mission civilisatrice » ...... 6 1.3 Assimilation ou intégration ?...... 8 2 Sources et méthodologie ...... 9 2.1 Sources ...... 9 2.1.1 Sources historiques ...... 9 2.1.2 Sources littéraires ...... 9 2.1.3 Témoignages d’instituteurs ...... 10 2.1.4 Limitation des sources ...... 10 2.2 Méthodologie ...... 11 3 L’histoire de l’école primaire française en Algérie ...... 11 3.1 Le « rêve arabe » ...... 12 3.1.1 Les débuts ...... 12 3.1.2 Les ambitions de Napoléon III ...... 13 3.2 L’impasse de la mission assimilatrice ...... 14 3.2.1 Formation d’une main-d’œuvre qualifiée ...... 14 3.2.2 Jules Ferry ...... 15 3.2.3 Colons conservateurs ...... 15 3.2.4 Population algérienne : appauvrie et analphabète ...... 16 3.2.5 « Jeunes Algériens » ...... 17 3.2.6 Viollette « l’Arbi » ...... 17 3.2.7 Nationalisme naissant ...... 18 3.3 Le réveil politique ...... 18 3.3.1 L’Algérie vichyste ...... 18 3.3.2 La politique éducative sous le gouvernement de Vichy ...... 19 3.3.3 Manifeste du peuple algérien ...... 20 3.3.4 De Gaulle en Algérie ...... 20 3.3.5 Discours de Constantine ...... 21 3.3.6 L’échec de la commission des réformes ...... 22 3.3.7 Conférence de Brazzaville ...... 23 3.3.8 Le plan de scolarisation de 1944 ...... 23 3.4 Politique scolaire de l’après-guerre (1945-1962) ...... 25

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3.4.1 D’Yves Chataigneau « Ben Mohammed » à Marcel-Edmond Naegelen ...... 25 3.4.2 Statut de 1947 ...... 25 3.4.3 Fin de la séparation scolaire ...... 26 3.4.4 Maintien de l’ordre ...... 26 3.4.5 Changement politique en France ...... 27 3.4.6 Les sections administratives spécialisées ...... 28 3.4.7 Les Centres sociaux éducatifs ...... 28 3.4.8 Le Journal des instituteurs d’Afrique du Nord ...... 29 3.4.9 La politique scolaire du Front de Libération nationale ...... 30 3.4.10 Chaos politique ...... 31 3.4.11 Plan de Constantine ...... 31 4 Double bilan éducatif ...... 32 4.1 Bilan objectif ...... 32 4.1.1 1945 - Bilan éducatif ...... 32 4.1.2 1962 - Bilan éducatif ...... 34 4.2 Bilan subjectif – les instituteurs ...... 35 4.2.1 Le rôle des instituteurs dans la mission civilisatrice ...... 35 4.2.2 L’œuvre scolaire réalisée en Algérie...... 36 4.2.3 Égalité passagère ...... 37 4.2.4 Syndicat national des instituteurs ...... 38 4.2.5 Meurtres d’instituteurs ...... 38 4.3 Bilan subjectif – la littérature algérienne ...... 39 4.3.1 Nationalité obscure ...... 39 4.3.2 « L’école du diable » ...... 41 4.3.3 L’école primaire : un instrument de la colonisation ...... 42 5 L’échec inévitable de la scolarisation assimilatrice ...... 43 5.1 Assimilation tardive ...... 43 5.2 Les changements politiques pendant et après la Seconde Guerre mondiale ...... 44 5.3 De l’assimilation à l’intégration ...... 44 5.4 La séparation scolaire ...... 45 5.5 L’instituteur idéaliste ...... 45 5.6 L’école déroutante – la littérature indigène ...... 46 5.7 Projet de déculturation ...... 46 5.8 L’exclusion de l’arabe ...... 47

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5.9 Le seuil d’éducation – politique menée jusqu’en 1943 ...... 48 5.10 L’élite musulmane ...... 48 5.11 La contradiction de l’éducation coloniale ...... 49 6 Conclusion : Un bienfait de la colonisation ? ...... 49 Bibliographie...... 51

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1 Introduction Ce mémoire vise à éclairer un aspect de la colonisation française peu abordé dans la littérature coloniale : le rôle de l’école primaire comme institution assimilatrice dans la colonisation de l’Algérie. Nous allons focaliser sur la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, car c’est l’évènement qui force la France à passer d’une mission civilisatrice à une politique d’intégration. Nous savons tous que l’école primaire garde une place primordiale dans n’importe quelle société. En Algérie, terre française après sa départementalisation en 1848, cette institution a pris un caractère particulier, parce qu’elle a été utilisée de façon systématique pour diffuser la doctrine coloniale française, telle qu’elle a été formulée par Jules Ferry1. Avec ce mémoire de master, nous espérons apporter des connaissances approfondies sur le projet assimilateur de la France, qui est, justement, assuré avant tout par l’école publique. Malgré l’ampleur de ce projet, et le grand impact qu’il a eu sur la population indigène, cela reste encore un sujet peu traité dans l’histoire de la colonisation en général et aussi dans l’histoire de l’Algérie française.

1.1 Réflexions sur le choix de l’école primaire « Du jour où nos paysans voudraient s’éclairer, ni vous ni moi ne resterons à nos places. »2

L’école primaire représente l’institution éducative la plus importante pour les indigènes d’Algérie, car elle leur procure les savoirs de bases en lecture, écriture et calcul. Ces savoirs se révéleront des armes très puissantes. Elle fait sortir ses élèves de l’obscurité et leur donne une voix. De plus, cette institution est presque la seule à laquelle les indigènes en Algérie avaient accès. Or, très peu de musulmans algériens arrivaient à franchir le seuil pour y entrer, et encore moins arrivaient à passer aux niveaux supérieurs.

1.2 « Mission civilisatrice » En vertu de son droit d’intervention, la France colonise des peuples entiers. Cette intervention est justifiée, car c’est la République française qui incarne la civilisation. Cette idée, très courante à l’époque de l’expansion coloniale, est cristallisée dans le discours de Jules Ferry à la Chambre des députés en 1885 : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit,

1 Voir 1.2 « Mission civilisatrice » 2 L’Impératrice Catherine de Russie, citée par Djamel Boulebier dans Constantine, sportsmen musulmans et nouvelles figures sociales de l’émancipation à la veille de la première guerre mondiale, texte tiré de La France et l’Algérie : leçons d’histoire – De l’école en situation coloniale à l’enseignement du fait colonial, (Lyon : Institut National de Recherche Pédagogique, 2007) 70 6 parce qu’il y a un devoir pour elle. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »3 Ainsi, la France n’est pas seulement une puissance colonisatrice exploitante comme les autres pays colonisateurs, mais aussi celle qui assume la responsabilité de porter les Lumières aux peuples indigènes. Au centre de ce « devoir d’humanité »4, qu’on appellera ensuite « mission civilisatrice » de la France, l’on retrouve les principes de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité », justifiant la colonisation. La mission civilisatrice serait réalisée à travers diverses institutions de la société coloniale. Pour introduire les jeunes indigènes aux valeurs républicaines, et donc libérer leurs esprits ignorants, l’accent a notamment été mis sur l’école. Ainsi, l’école, surtout au niveau primaire, devait servir d’institution assimilatrice dans les colonies.

Dans ce mémoire, nous allons étudier le cas de l’école primaire en Algérie, pour voir si et comment l’école y a joué son rôle d’assimilateur. Pour emprunter les mots de Jules Ferry, nous allons voir comment cette institution a été utilisée pour assimiler les « races inférieures » aux « races supérieures ». En passant par trois parties, l’école primaire française sera présentée sous différents angles :

 Dans la première partie, l’histoire de l’école primaire assimilatrice est présentée chronologiquement depuis la conquête en 1830 jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. La période que va nous intéresser le plus, c’est entre 1943 et 1962, car la politique scolaire menée pendant ces années diffère énormément de celle qui a été menée avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.  En ce qui concerne la deuxième partie, y sera présenté un double bilan éducatif de la période coloniale. Un premier bilan, de caractère factuel, va présenter les chiffres et les données historiques de deux années précises : 1945 et 1962. Le bilan de 1945, juste après la Seconde Guerre mondiale, va résumer 115 ans de politique scolaire française. Cette guerre marque un grand changement politique, dont nous verrons le résultat dans le bilan de 1962, l’année de l’indépendance de l’Algérie. Dans le bilan subjectif, nous analyserons ensuite divers témoignages d’instituteurs qui jugent de l’œuvre scolaire française, puis nous compléterons cet examen en considérant le regard que portent les écoliers indigènes sur cette institution dite assimilatrice par le prisme de la littérature algérienne.

3 Jules Ferry, Discours prononcé à la Chambre des députés : le 28 juillet 1885, « Les fondements de la politique coloniale » 4 Ibid. 7

 Dans la dernière partie, nous proposons une discussion sur le résultat final du projet de la scolarisation assimilatrice en Algérie française.

Ce travail vise à trouver la réponse à la problématique suivante : Comment la France s’est-elle servie de l’école primaire dans sa politique d’assimilation des indigènes après la Seconde Guerre mondiale ? Comme nous avons déjà mentionné, l’accent sera mis sur la période qui suit l’année 1945, car c’est à cette époque-là que le gouvernement français va faire le plus d’efforts dans le domaine scolaire en Algérie. En effet, comme le montrera ce mémoire, la transformation politique commence déjà à émerger pendant la guerre, mais c’est un véritable « réveil politique » qui va avoir lieu après la libération de la France en 1944. Sous la forte pression venant de tous côtés, il y aura de grands changements dans la politique d’assimilation française.

1.3 Assimilation ou intégration ? Il est important de souligner que la mission civilisatrice de la France visait à assimiler, et non pas intégrer les indigènes. Suivant la définition de ce terme d’une publication de la Documentation française, « L’assimilation se définit comme la pleine adhésion par les immigrés aux normes de la société d’accueil, l’expression de leur identité et leurs spécificités socioculturelles d’origine étant cantonnée à la seule sphère privée »5, l’on peut constater qu’il ne s’agit donc pas d’ici d’une intégration, qui se définit comme

« […] une dynamique d’échange, dans laquelle chacun accepte de se constituer partie d’un tout où l’adhésion aux règles de fonctionnement et aux valeurs de la société d’accueil, et le respect de ce qui fait l’unité et l’intégrité de la communauté n’interdisent pas le maintien des différences. »6

Selon les colonisateurs, puisque la France seule possède les valeurs et les normes acceptées, elle a le droit de les imposer, et ainsi d’assimiler les indigènes à la « vraie » culture. La politique civilisatrice ne comprendra alors pas, surtout dans un premier temps, d’éléments d’intégration.

5 La Documentation française, Immigrés, assimilation, intégration, insertion : quelques définitions, dossier publié sur le site internet de la Documentation française, 22.07.2011 6 Ibid. 8

2 Sources et méthodologie

2.1 Sources Dans ce mémoire, les sources écrites les plus utiles se divisent en quatre genres : des ouvrages historiques, des articles extraits de différents périodiques, des témoignages écrits et des œuvres littéraires. Ce mélange de sources interdisciplinaires a été absolument nécessaire pour mettre en lumière les différents aspects du sujet en question.

2.1.1 Sources historiques En faisant nos recherches, il nous était très important d’utiliser des sources historiques et d’auteurs algériens et d’auteurs français (pieds-noirs et métropolitains) pour avoir la version des faits le plus proche possible de la réalité. C’est pourquoi nous avons choisi sciemment des historiens français comme Benjamin Stora, pied-noir de Constantine, Guy Pervillé, Benoit Falaize, et des historiens algériens comme Aïssa Kadri et Kamel Kateb. Plus précisément, La France en Algérie de Guy Pervillé et Histoire de l’Algérie coloniale de Benjamin Stora ont servi d’ouvrages de référence sur toute la période coloniale algérienne. Sinon, des ouvrages comme École, population et société en Algérie de Kamel Kateb et La France et l’Algérie : leçons d’histoire, comprenant des contributions de divers historiens ont apporté des connaissances plus pointues sur le sujet de l’école primaire.

Dans les sources historiques utilisées, l’on trouve également de nombreux articles de différents périodiques traitant l’histoire de l’Algérie coloniale. Ici, les mêmes noms d’auteur reviennent, comme Guy Pervillé et Kamel Kateb. Il est également important de nommer Aïssa Kadri, spécialiste de l’histoire de l’école primaire en Algérie, car ses articles traitent souvent de sujets très proches de la problématique de ce mémoire.

2.1.2 Sources littéraires Pour donner à ce mémoire un éclairage plus nuancé que ce que peuvent donner les sources historiques, nous avons choisi d’étudier de plus près la littérature algérienne et pied-noir. Même si ce mémoire se concentre avant tout sur la période d’après-guerre, nous avons, après de nombreuses lectures, choisi d’inclure des œuvres littéraires de toute la période coloniale. En effet, nous découvrons que l’école primaire française, au cours de la période coloniale de l’Algérie, a laissé les mêmes traces et les mêmes idées chez les écoliers indigènes, quelle que soit la génération, ce qui peut donner une idée de son importance dans la société coloniale. En laissant parler ces écrivains, nous avons une possibilité unique de nous approcher le plus possible de leur « réalité coloniale ».

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2.1.3 Témoignages d’instituteurs Des témoignages d’instituteurs de l’école primaire française en Algérie, recueillis par l’historien Ahmed Ghouati dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, ont été primordiaux pour connaître le récit de ceux qui ont connu cette institution, les élèves et le système scolaire de près. Des témoignages de ce genre peuvent aussi être trouvés dans des périodiques, comme p. ex. L’Algérianiste7. Il ne faut pas chercher longtemps pour en trouver. En effet, beaucoup d’anciens instituteurs d’Algérie ont publié leur témoignage pour expliquer les conditions parfois très difficiles dans la colonie, en insistant sur les problèmes qui se posaient dans le domaine de l’école. Leur contribution aide à nuancer le débat colonial d’aujourd’hui, en mettant en lumière le travail important de l’instituteur du bled.

2.1.4 Limitation des sources Puisque ce mémoire fait partie du programme de master à « Lektorprogrammet », il est limité à 30 crédits (ECTS)8 seulement, ayant comme conséquence la réduction de moitié du nombre de pages (de 40 à 60) et de semestres de rédaction par rapport à un mémoire de master « normal ». Cette limitation aura des conséquences aussi pour ce qui concerne les sources utilisées dans ce mémoire. Si le temps nous l’avait permis, nous nous serions rendues en France et en Algérie pour faire une étude sur le terrain. Les traces françaises qui restent encore dans l’école primaire en Algérie d’aujourd’hui, auraient pu nous aider à comprendre son passé complexe et difficile. Il aurait évidemment été souhaitable aussi d’avoir accès à plus de sources historiques et consulter différentes bibliothèques et archives, notamment le Centre des archives d’outre-mer (CAOM) à Aix-en-Provence. Ayant deux semestres à notre disposition, nous aurions également pu réaliser des interviews et des enquêtes liées à notre problématique, car il y a beaucoup d’anciens élèves qui gardent toujours des souvenirs de leur scolarité en Algérie.

Heureusement, il ne manque pas de sources historiques de l’époque coloniale. Le cas particulier que représente l’Algérie a incité de nombreux historiens à publier des œuvres historiques très importantes. De plus, après avoir vécu la période coloniale, très douloureuse pour certains, de nombreux Algériens et Français ont ressenti le besoin de raconter leur propre version des faits, ce qui a eu comme résultat un grand nombre de romans, de récits et de

7 L’Algérianiste est la revue du Cercle algérianiste, organisation qui a pour objectif de sauvegarder le patrimoine culturel de la présence française en Algérie. 8 European Credit Transfer and Accumulation System – Système européen de transfert et d’accumulation de crédits, facilite la reconnaissance des études supérieures à travers les frontières européennes. 10 témoignages. Nous espérons donc que les sources choisies pour ce mémoire seront suffisantes et représentatives pour donner une idée plus précise de l’école primaire en Algérie.

2.2 Méthodologie Par manque de temps, la méthode utilisée dans ce mémoire de master se limite à la méthode historique. Les sources utilisées – ouvrages historiques, œuvres littéraires, témoignages et articles de périodiques – ont tout d’abord été choisies attentivement pour ensuite être soumises à l’analyse critique de l’auteur. Le travail qu’impliquent nos sources transdisciplinaires a permis de jeter la lumière non seulement sur l’évolution historique de l’école primaire, mais également sur les souvenirs importants de ceux qui travaillaient au cœur de l’institution ou bien ceux qui y recevaient leur éduction de base. En effet, ce mélange nous permet d’avoir une image plus complète de la réalité.

3 L’histoire de l’école primaire française en Algérie Pour comprendre le résultat du projet assimilateur de l’école primaire après la Seconde Guerre mondiale, il est important de connaître l’histoire de cette institution. Nous ferons ici un bilan du système scolaire en Algérie, partie primordiale de la mission civilisatrice, depuis la conquête en 1830, jusqu’aux dernières années de la Seconde Guerre mondiale. La période qui suit, allant de 1943 jusqu’à l’indépendance en Algérie en 1962, sera, à cause de sa particularité, étudiée de plus près et traitée à part.

Le développement du système scolaire en Algérie passe par trois phases importantes au cours de la période coloniale. La première commence avec la conquête en 1830, et va jusqu’à la chute du Second Empire en 1870. Après la proclamation en 1870 de la Troisième République, la deuxième phase de développement débute, et durera jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La troisième phase, comprenant l’importante politique scolaire lancée dans les années 1940, s’enchaîne, sous différents régimes politiques dont le régime de Vichy, le Comité français de Libération nationale (CFLN), le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), la Quatrième et la Cinquième République.

Bien que les régimes politiques se succèdent, les problèmes dans le domaine scolaire restent les mêmes, et malgré les solutions qui peuvent paraître évidentes, un immobilisme paralysant semble marquer tous ces régimes. En effet, la politique scolaire ne prend pas vraiment son essor qu’après la Seconde Guerre mondiale. De plus, le succès des réformes assimilatrices qui ont été véritablement entreprises par les différents régimes reste discutable. En effet, malgré la

11 dissimilitude des projets scolaires assimilateurs, leur point comment est leur effet faible sur le taux de scolarisation des Algériens.

3.1 Le « rêve arabe »9

3.1.1 Les débuts Lorsque l’Armée d’Afrique, commandée par le général de Bourmont, débarque en Algérie le 14 juin 1830, il est tout d’abord question de mettre fin à la piraterie10. L’armée rencontre une résistance assez forte, surtout celle dirigée par l’émir de Mascara, Abd el-Kader. De plus, une période d’indécision marque les premières années : les Français, devraient-ils rester en Algérie, ou non ? Dans ce premier temps d’hésitation de la colonisation, la priorité n’est pas donnée à l’élaboration d’une politique scolaire dans le pays. Cependant, il existe déjà un système scolaire en Algérie au moment de la conquête. Il s’agit d’écoles musulmanes et juives.

Ce sera la loi Guizot de 1833 qui permettra l’organisation d’une instruction primaire publique en Algérie. Cette loi, que le ministre de l’Instruction publique François Guizot propose et fait voter au début de la monarchie de Juillet en France, rend la scolarisation des garçons obligatoire, et impose la création d’une école primaire par commune. La même année, des écoles sont donc ouvertes à Alger, Oran et Bône11. Toutefois, il est important de retenir que ces écoles étaient avant tout établies pour répondre aux besoins d’une population européenne grandissante. L’hostilité des colons européens en Algérie a fait que les indigènes ont été exclus de l’école primaire publique déjà à une date précoce. Malgré l’ouverture d’une « école arabe française » en 1832 à Alger12, la plupart des indigènes devaient s’adresser ailleurs pour être scolarisés.

La Deuxième République, instaurée en 1848, offrira peu de solutions à l’absence de scolarisation des indigènes d’Algérie. En revanche, malgré sa brièveté, ce sera le régime responsable de la départementalisation (Alger, Oran et Constantine,) ce qui fait de l’Algérie une partie intégrante du territoire français13. L’Algérie va donc abandonner son statut de

9 Terme emprunté à l’article tiré du journal Le Monde, Le rêve arabe de l’empereur des Français, 10.06.1985 10 La piraterie en Méditerranée pose problème pour le commerce de la France. Les pirates, qui se réfugient e. a. dans les ports d’Alger et de Tunis, demandent un tribut aux navires pour leur garantir de pouvoir passer sans être inquiétés. Si un navire refuse de payer, les pirates l’attaquent et s’emparent de sa cargaison. 11 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, ( : L’Harmattan, 2005) 19 12 Ibid., 20 13 Kamel Kateb, La statistique coloniale en Algérie (1830-1962), Courrier des statistiques, numéro 112, décembre 2004, 5 12 colonie, et sera désormais dotée d’une administration civile. Les trois départements auront également des représentants à l’Assemblée nationale en France, mais il va falloir attendre longtemps avant de voir des représentants indigènes. Le président de la Deuxième République, Louis-Napoléon Bonaparte, s’avérera plus apte à résoudre les difficultés de la scolarisation des musulmans comme Empereur de France.

3.1.2 Les ambitions de Napoléon III Dans les écoles françaises en Algérie, l’apprentissage de l’arabe est interdit. L’exclusion de la langue arabe fait naître deux systèmes scolaires opposés : un système français moderne, et un système musulman ou juif précolonial et privé. Ce dernier, qui s’avère très populaire parmi les indigènes, attachés à leurs valeurs religieuses et opposés à la « déculturation » que représente la colonisation, comprend un élément religieux musulman ou juif important, ignoré dans l’école française. Ces écoles religieuses vont continuer leur développement face au système éducatif français, jugé insuffisant et imposé par les colonisateurs. Afin de créer un contrepoids à ces écoles, le gouvernement français décide d’accélérer la création d’ « écoles arabes françaises » où l’enseignement de l’arabe est permis. Le bilinguisme qui existe dans ces écoles constitue un phénomène qui ne se reproduira quasiment plus dans l’école française au cours de la période coloniale.

L’idée de multiplier les écoles arabes françaises vient de l’Empereur Napoléon III, lui-même très attaché à son « rêve arabe ». Napoléon III, qui avait déclaré dans une lettre adressée au maréchal Pélissier14 qu’il était « aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français », fait passer des réformes scolaires durant son régime, dont le décret impérial du 21 avril 1866 portant sur le développement de « l’enseignement primaire et secondaire arabe- français »15 et sur la création d’une « école normale […] à Alger pour 20 élèves français et 10 musulmans »16. Cependant, toutes ces réformes jugées généreuses avaient toujours une arrière-pensée. Dans un rapport ministériel de cette époque, il est affirmé que

« l’un des moyens les plus propres à assurer notre influence sur la race arabe et à la diriger dans la voie qui convient à nos intérêts17 est, sans contredit, l’instruction ; car l’instruction, en

14 Aimable Pélissier (1794-1864), premier maréchal du Second Empire, fait partie de l’expédition en Algérie en 1830. Il est connu pour sa conduite particulièrement brutale envers les indigènes d’Algérie. En 1845, il donne l’ordre de l’enfumade qui étouffe une tribu arabe entière. Malgré cet évènement, et d’autres enfumades qui suivront, il sera nommé gouverneur général de l’Algérie en mai 1851 et de nouveau en novembre 1860. 15 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, (Pars : Vendémiaire, 2012) 56 16 Ibid. 17 C’est nous qui soulignons. 13 développant l’intelligence, a pour effet d’abaisser les barrières élevées par la différence des mœurs et des croyances »18.

L’instruction s’organise donc autour de deux buts majeurs : un but politique consistant à calmer la population hostile et un but pratique qui se traduit par la formation d’une main- d’œuvre indigène qualifiée pour répondre aux grands besoins des colonisateurs. Toutefois, quelles que soient les réformes scolaires, leur résultat est souvent décevant. On reproche souvent, et avec raison, aux Européens d’Algérie de les avoir freinées. En effet, après avoir réclamé la suppression des écoles arabes françaises pendant un certain temps, ils arrivent à leur fin en 187119. La faiblesse de Napoléon et puis le changement de régime en 1870 leur facilitent la tâche. Le nombre des écoles bilingues baisse considérablement dans les années qui suivent, et celles qui restent seront remplacées par des écoles spéciales pour les indigènes.

3.2 L’impasse de la mission assimilatrice 3.2.1 Formation d’une main-d’œuvre qualifiée Lorsque le Second Empire tombe, l’enthousiasme pour la scolarisation intégrante des Algériens s’éteint. En effet, la Troisième République se montre plus encline à mener la politique conseillée par les élus d’Algérie. En 1892, les « écoles spéciales aux indigènes » sont introduites et la séparation scolaire des Européens et des Algériens commence. Elle durera plus de 50 ans. De plus, le bilinguisme dans l’école disparaît ; seul le français demeure et cela pour encore répondre au besoin de main-d’œuvre, car les emplois destinés aux musulmans à l’époque nécessitent la connaissance du français.

Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’il y a un important projet d’assimilation en marche à cette époque, et cette assimilation passe avant tout par l’école primaire. Or, les Algériens musulmans ne sont pas concernés. La disparité de la population européenne de l’époque inquiète les autorités françaises. Pour créer une population homogène, plus susceptible d’œuvrer dans l’intérêt de la France, il est question de mieux intégrer la population européenne non-française par l’école primaire, comme les Espagnols, les Italiens et les Maltais. De plus, par le décret Crémieux de 1870, les juifs d’Algérie sont déclarés citoyens français. Les enfants juifs, dès lors assimilés aux Français par cette loi, fréquenteront les écoles républicaines.

18 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 21 19 Ibid., 22 14

3.2.2 Jules Ferry En 1883, Jules Ferry, alors président du Conseil, a fait d’importants efforts d’assimilation en Algérie. Promoteur de l’école publique gratuite, laïque et obligatoire en France, et fortement engagé dans la politique coloniale française, Ferry a compris assez tôt qu’un système scolaire devait avant tout s’adapter aux conditions des indigènes, et non pas le contraire. Sous la Troisième République, un programme de réformes considérables, une « relance » de la scolarisation, avait été préparé, mais le renversement du gouvernement Ferry en mars 1885, et finalement la mort de Ferry le 17 mars 1893 ont empêché son achèvement. Le nombre d’enfants algériens scolarisés restera donc très faible. En effet, selon Aïssa Kadri20, le taux de scolarisation en 1889 est de 2 %21.

Les partisans de la politique scolaire de Jules Ferry étaient peu disposés à regarder le revers de la médaille, mais il s’est avéré que son projet de scolarisation impliquait un seuil d’éducation22, ce qui veut dire que l’instruction des musulmans devait s’arrêter au niveau de l’école primaire. Ils ne seraient donc pas encouragés à poursuivre leurs études. Pour Ferry, colonialiste enthousiaste, les colonies devaient être avant tout au service de la France. En servant la mère patrie, leur tâche était, entre autres, de fournir des producteurs et des débouchés. Ce projet se réalise par l’intermédiaire de l’école primaire, qui enseigne le français aux musulmans et leur procure des savoirs techniques. D’ailleurs, l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque, objectif primaire de Ferry, se pratiquait aussi en Algérie, mais les indigènes en étaient exclus :

« L’école républicaine de Jules Ferry était refusée aux indigènes algériens par les colons et les partisans de la colonisation à outrance, car elle visait à produire dans tout individu le citoyen capable d’avoir une opinion et de défendre ses droits dans le cadre de l’intérêt général.»23

3.2.3 Colons conservateurs Si le gouvernement a vraiment le désir d’améliorer le niveau d’instruction des indigènes, il y a toujours un groupe puissant en Algérie qui ne cesse de freiner le progrès possible. En effet, certains colons, bénéficiant des privilèges comme citoyens français, combattent activement toutes améliorations proposées dans l’école primaire. « La politique de Jules Ferry […]

20 Sociologue et chercheur à l’Institut universitaire de formation des maîtres du Val de Loire 21 Aïssa Kadri, Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie dans La France et l’Algérie : leçons d’histoire – De l’école en situation coloniale à l’enseignement du fait colonial, 23 22 Terme emprunté à Aïssa Kadri, 22 23 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 44 15 souleva la même hostilité que celle de Napoléon III vingt ans plus tôt parmi les élus et les journaux « algériens ».»24 D’après l’opinion des élus en Algérie, une population enfermée dans la pauvreté se laisse plus facilement opprimer, et un niveau scolaire faible facilite cette tâche. Ces colons siègent souvent dans différentes assemblées politiques, comme les conseils municipaux et les conseils généraux, et ont ainsi la possibilité d’influencer la politique au détriment de la population indigène. Certains colons pensaient que la scolarisation de ce peuple défavorisé pouvait représenter un danger tangible, ce dont témoigne cette citation d’une motion au congrès des maires d’Algérie de 1908 :

« Considérant que l’instruction des indigènes fait courir à l’Algérie un véritable péril, tant au point de vue économique qu’au point de vue du peuplement français, les maires d’Algérie émettent le vœu que l’instruction primaire des indigènes soit supprimée. »25

3.2.4 Population algérienne : appauvrie et analphabète Un recensement de la population a révélé une véritable explosion démographique à partir de 1876 parmi les musulmans d’Algérie26. Les chiffres montrent aussi qu’en devenant de plus en plus nombreux, ils deviennent également de plus en plus pauvres. Nombreux sont les hommes politiques qui réalisent, suite à ce recensement, l’importance de réformes e.a. dans le domaine scolaire, dont Paul Leroy-Beaulieu27 : « Si nous insistons sur ces chiffres, c’est qu’ils doivent nous dicter notre façon de gouverner. Les hésitations ne sont plus permises. Il faut, comme je le prêche depuis vingt ans, nous gagner les Arabes pendant qu’il en est temps encore […]. » 28. Malgré certaines améliorations dans le domaine scolaire, comme l’accélération de la construction d’écoles, la croissance démographique rend difficile l’augmentation du pourcentage d’enfants scolarisés en Algérie. En effet, d’après les chiffres de Kamel Kateb, le taux de scolarisation des jeunes en âge d’être scolarisés est de 3,8 % en 191129. Le besoin d’une nouvelle politique se fait sentir et s’impose surtout à la veille de la Grande Guerre.

24 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 83 25 Henri Alleg (La guerre d’Algérie), cité par Jacques Duquesne, Pour comprendre la guerre d’Algérie (Paris : Éditions Perrin, Tempus, 2003) 43-44 26 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 90 27 Né à Saumur en 1843, mort à Paris en 1916, Paul Leroy-Beaulieu est un homme politique, économiste et essayiste. Auteur de plusieurs textes pro-coloniaux, dont De la colonisation chez les peuples modernes, il incite la Troisième République à une nouvelle expansion coloniale. 28 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 93 29 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 28 16

3.2.5 « Jeunes Algériens » Juste avant la Première Guerre mondiale, le gouvernement français a institué le service militaire obligatoire pour les indigènes. Les Algériens, considérés comme des citoyens de seconde zone, surchargés de devoirs et privés de droits seraient désormais obligés de se battre dans une guerre qui n’était pas la leur. Cette loi, jugée très injuste par les indigènes d’Algérie, a provoqué la fondation du mouvement « Jeunes Algériens ». Ces jeunes publient des programmes revendicatifs qui sont pris au sérieux par les autorités et suscitent plusieurs discussions politiques. Il s’agit surtout du droit de vote dans ces programmes, mais les « Jeunes Algériens » visent aussi à élaborer une véritable politique scolaire qui mettrait fin à la paupérisation de la population algérienne. Bien que le gouvernement accorde des droits politiques à certaines catégories, les représentants politiques de la population européenne d’Algérie arrivent de nouveau à freiner, et bloquer un éventuel progrès politique et social.

3.2.6 Viollette « l’Arbi »30 C’est Maurice Viollette qui tente d’instaurer une vraie politique d’assimilation en Algérie. Homme prévoyant, il comprend tôt ce qui va arriver à la colonie si la France continue à priver les musulmans de leurs droits : « Dans quinze ou vingt ans, il y aura plus de dix millions d’Algériens en Algérie, sur lesquels près d’un million d’hommes ou de femmes pénétrés de culture française. Allons-nous en faire des révoltés ou des Français ? »31 Après avoir été gouverneur général de l’Algérie de 1925 à 1927, il dépose, en tant que député, une proposition de loi en novembre 1928

« proposant la création d’écoles et d’hôpitaux du centenaire, l’abrogation du code de l’indigénat, l’égalité devant le service militaire, ainsi que des droits politiques : participation des délégués financiers indigènes à l’élection du président des Délégations, et représentation parlementaire élue par tous les élus des musulmans algériens »32.

Les musulmans se laissent enthousiasmer par cette proposition tandis qu’elle ne soulève que de l’inquiétude parmi les élus français d’Algérie, craignant de perdre leur statut de privilégiés. Cependant, la proposition restera sans suite. Après avoir été ignoré à plusieurs reprises, Viollette réussit de nouveau à mettre sa proposition à l’ordre du jour gouvernemental en mars

30 Les ultras, partisans de l’Algérie française, ont donné à Maurice Viollette le surnom « l’Arbi », signifiant « l’Arabe » à cause de sa politique jugée indigénophile. 31 Maurice Viollette, L’Algérie, vivra-t-elle ? (1931) Extrait distribué lors des cours FRA4514 – La guerre d’Algérie 32 Charles Robert Ageron (Histoire de l’Algérie contemporaine), cité par Guy Pervillé dans La France en Algérie – 1839-1954, 114 17

1935. Elle est enterrée par le vote unanime du Sénat peu de temps après. Le second gouvernement d’Albert Sarraut33, durant du 24 janvier 1936 au 4 juin 1936, s’y oppose aussi fortement et refuse toute discussion sur le problème algérien.

3.2.7 Nationalisme naissant « En 1930, les premiers doutes […] s’effacent dans les fêtes du Centenaire de la prise d’Alger. On préfère chanter un passé embelli que considérer l’avenir, masquer les vraies questions dans les discours et les fêtes. »34 Cette attitude se montre dans les statistiques également. En effet, le taux de scolarisation des indigènes ne s’élève qu’à 6 %35 en 1930, contrairement à celui de la population européenne, grimpant jusqu’à 63,1 % en 193136. Cette ignorance volontaire des autorités colonisatrices, qui dure déjà depuis de nombreuses années, a provoqué la naissance des mouvements nationalistes en Algérie. Ces mouvements peuvent être répartis dans quatre courants différents : Les Oulémas, les « Jeunes Algériens », les communistes et les nationalistes populistes sous le drapeau de l’Étoile nord-africaine.

Face à l’immobilisme des autorités françaises, les partis nationalistes d’Algérie ont souligné l’importance d’une scolarisation massive dans leurs programmes politiques. En effet, dans le programme de l’Étoile nord-africaine p. ex., l’école représente une revendication importante : « Instruction obligatoire en langue arabe ; accession à l’enseignement à tous les degrés ; création de nouvelles écoles arabes. »37 Malgré les divergences des partis nationalistes, ils luttaient tous pour la même politique scolaire : l’école serait obligatoire pour tous les enfants, et la langue et la culture arabes seraient réintroduites et valorisées. Ces revendications sont également soulignées dans la charte revendicative du Congrès musulman de juin 1936, où de nombreux militants nationalistes sont présents pour élaborer un programme commun.

3.3 Le réveil politique 3.3.1 L’Algérie vichyste Après l’armistice entre le Troisième Reich et le gouvernement français de Pétain, signé le 22 juin 1940, l’Algérie passe sous l’administration de Vichy. Le régime de Vichy a réussi à

33 Albert Sarraut (1872-1962), diplômé de la faculté des Droits, est un homme politique français, se plaçant dans le camp des radicaux-socialistes. Très intéressé par les colonies françaises, il a été gouverneur général en Indochine de 1911 à 1914 et de 1917 à 1919 et ministre des Colonies à plusieurs reprises. Il a également présidé le Conseil des ministres en 1933 et en 1936 34 Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale – 1830-1954, (Paris : Éditions La Découverte, 2004) 66 35 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 98 36 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 26 37 Messali Hadj, 1927: Le programme de l’Étoile nord-africaine, 1927 18 donner l’espoir d’un changement à la population musulmane en Algérie. En réalité, le nouveau régime représente un recul grave pour la société algérienne, surtout dans l’enseignement, e.a. à cause de sa politique antijuive. Le décret Crémieux de 1870, accordant la nationalité française aux juifs, est abrogé le 7 octobre 1940. Leurs droits sont de plus en plus restreints, et en deux ans, les juifs sont complètement exclus de l’enseignement public. Les juifs, ayant profité d’un statut privilégié par rapport aux musulmans, se retrouvent désormais à un niveau plus bas que les musulmans dans la hiérarchie.

3.3.2 La politique éducative sous le gouvernement de Vichy Jean-Marie Charles Abrial, vice-amiral de la Marine française, partisan du régime de Vichy, est gouverneur général de l’Algérie de juillet 1940 à juillet 1941. Abrial, ayant peu d’expériences dans ce domaine, laisse la rédaction de la politique indigène à Augustin Berque38, sous-directeur des affaires musulmanes. Ce dernier fait un rapport dans le but d’améliorer entre autres la politique sociale à l’égard des musulmans. Un important train de mesures est destiné à la jeunesse :

« […] augmentation des bourses d’enseignement supérieur, secondaire, et primaire supérieur, et celle des élèves des medersas39 officielles, création d’emplois d’instituteurs, accélération des constructions scolaires et création de « centres ruraux éducatifs », contrôle des écoles privées de langue arabe, élargissement des débouchés des intellectuels dans l’administration […] »40

Pendant l’élaboration du rapport, le général Maxime Weygand41 succède à l’amiral Abrial au poste de gouverneur général. Parallèlement, Ferhat Abbas42 s’adresse au maréchal Pétain en dressant un bilan critique de la colonisation et propose des changements. Néanmoins, suite

38 Spécialiste de la société indigène, Augustin Berque (1884-1946) était administrateur d’une commune mixte (commune où la population indigène est très supérieure à la population européenne) avant de devenir sous- directeur des affaires indigènes en Algérie en octobre 1938. 39 Terme arabe désignant une institution scolaire, le plus souvent supérieure, qu’elle soit laïque ou religieuse. 40 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 145 41 (1867-1965) est un général français qui jouera un rôle important dans les deux guerres mondiales. Il devient ministre dans le gouvernement de Vichy en 1940, envoyé en Algérie comme gouverneur général, mais finit dans un camp d’internement où il restera jusqu’à la fin de la guerre. Il reste partisan de l’Algérie française tout au long de la guerre de libération algérienne. 42 (1899-1985), homme politique algérien, se montre au début loyal envers les autorités françaises. Nationaliste modéré avant la Seconde Guerre mondiale, il essaie par le biais de l’organisation « Jeunes Algériens », de collaborer avec le gouvernement français. Ses nombreuses tentatives sont restées vaines, et le nationalisme d’Abbas se radicalise. En effet, en 1946, il devient leader nationaliste en Algérie en fondant le parti Union démocratique du manifeste algérien. Il est également auteur du livre Le Jeune Algérien, dans lequel il dénonce 100 ans de colonisation française. Il sera le premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne, de 1958 à 1961. 19 aux vives protestations des colons d’Algérie, et au fait que la guerre, à cette époque, doit toujours rester la première priorité, ni Berque ni Abbas ne parviennent tout à fait à persuader le chef de l’État. Ferhat Abbas renonce à son travail, et exclut désormais toute collaboration avec le gouvernement vichyste. Berque, en tenant bon, et « aidé » par les nombreuses manifestations musulmanes pour les droits civils, réussit à convaincre son supérieur. En effet, pour calmer les masses nationalistes, le général Weygand se sent obligé le 23 août 1941, d’appliquer certaines mesures du rapport d’Augustin Berque, qui permettent des améliorations dans le système éducatif.

3.3.3 Manifeste du peuple algérien Le débarquement anglo-américain en novembre 1942 libère l’Algérie du régime de Vichy, et permet à la France de regagner le contrôle du territoire. À cette même époque, la disette et les épidémies parmi la population musulmane deviennent de plus en plus fréquentes. Les protestations, parfois violentes, se succèdent. Le 10 février 1943, donc quelques mois avant l’installation du Comité français de Libération nationale (CFLN) en Algérie, Ferhat Abbas publie son « Manifeste du peuple algérien », dans lequel il demande un nouveau statut pour l’Algérie et le droit de sa population de disposer d’elle-même. En ce qui concerne la politique scolaire, il exige l’instruction gratuite et obligatoire pour tous les enfants des deux sexes.43 Suite au manifeste, une proposition de loi ambitieuse et radicale est élaborée par Abbas et ses partisans. Elle propose des réformes sociales nécessaires, et la politique scolaire y est clairement formulée : « […] scolarisation de la jeunesse musulmane dans le même système d’enseignement que la jeunesse française, avec liberté d’enseignement de la langue arabe »44.

3.3.4 De Gaulle en Algérie En juin 1943, le CFLN s’installe à Alger. Ce comité est le résultat de la fusion entre le Comité national français de Londres, présidé par le général de Gaulle, et le Commandement en chef français civil et militaire d’Alger, dirigé par le général Giraud45. Le CFLN tente de répondre aux exigences du Manifeste de Ferhat Abbas, en considérant plusieurs possibilités pour s’engager dans une véritable politique assimilatrice en Algérie. Le 24 juillet 1943 vient le

43 Ferhat Abbas, Manifeste du peuple algérien, 10.12.1943 44 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 175 45 Henri Honoré Giraud (1879-1949), militaire français, a servi dans les deux guerres mondiales, jouant un rôle principal lors de la libération de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les alliés libèrent l’Algérie en novembre 1942, le général Giraud sera placé à la tête du Commandement en chef français civil et militaire et chef de l’Armée d’Afrique. Le général de Gaulle et le général Giraud unifient leurs forces, Forces françaises libres et l’Armée d’Afrique respectivement, dans le cadre du Comité français de Libération nationale (CFLN) pour libérer la France occupée. 20 premier train de réformes du CFLN, dont la plupart portaient sur les droits politiques des musulmans. En ce qui concerne la politique éducative, une mesure portait sur l’accélération de la construction d’écoles coraniques. Toutefois, les réformes, jugées inefficaces, n’ont pas réussi à calmer l’agitation de la population musulmane, qui se voit obligée désormais de prendre une autre voie.

3.3.5 Discours de Constantine Le 12 décembre 1943, le général de Gaulle, désormais seul président du CFLN, annonce qu’il va intensifier le rythme des réformes dans son discours à Constantine. En effet, il promet une véritable transformation de la politique coloniale de la France.

« Qu'il s'agisse de ses institutions, de son activité économique, des conditions de vie de ses enfants, de ses rapports avec les autres peuples, du développement de son Empire, les voies qu'elle entend suivre ne sont pas celles d'une routine paresseuse, mais bien celles du renouveau. » 46

Le général promet d’attribuer à plusieurs dizaines de milliers de musulmans les droits de citoyen, et se dit prêt à augmenter la proportion de musulmans dans les assemblées élues. L’école n’est pas explicitement mentionnée dans son discours, mais fera partie d’ « un ensemble de mesures qu'il fera très prochainement connaître »47. Sachant que ces nouvelles mesures rencontreront une forte résistance dans les milieux des colons, de Gaulle ne tarde pas à les solliciter : « Personne ne peut, enfin, nier que rien ne serait concevable sans le labeur acharné de ces colons, qui fit jaillir du pays les richesses de la nature. »48

Dans une allocution radiodiffusée deux jours plus tard, le gouverneur général Catroux49 explique cet « ensemble de mesures », dont l’une est « la large diffusion de l’instruction publique et de l’enseignement professionnel dans les populations musulmanes urbaines et rurales »50. Une commission est dès lors établie pour préparer un programme économique et social et résoudre le problème politique. Les citations suivantes de différents rapports de la

46 , discours tenu à Constantine le 12 décembre 1943 47 Ibid. 48 Ibid. 49 Georges Catroux (1877-1969), général de l’armée française, travaille étroitement avec Charles de Gaulle dans l’action de la France libre. Nommé par de Gaulle, il est gouverneur général de l’Algérie du 3 juin 1943 au 8 septembre 1944 et ministre de l’Afrique du Nord du 9 septembre 1944 au 21 octobre 1945. En 1956 il a été nommé résidant général d’Algérie par , mais les agitations des pieds-noirs l’empêchent d’entrer en fonction. 50 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 212 21 commission suivent le développement des travaux, et montrent comment les membres comptent transformer l’école primaire en une institution assimilatrice :

Rapport d’André Mercier, rapporteur de la commission : « La France libérée travaillera au développement moral, matériel et intellectuel de l’Algérie nouvelle, en fera un peuple aimé et associé. »51

Rapport du gouverneur général Catroux :

« Le but de la France est en effet d’assimiler effectivement les indigènes, d’en faire des Français, par l’esprit, c’est-à-dire par une forme appropriée d’enseignement public, et des Français par le nivellement social et économique. Ceci suppose une large diffusion de l’instruction strictement donnée dans la langue française. […] la politique d’assimilation postule une politique d’égalité sociale, que requiert d’ailleurs avec force le sens proprement humain de la nation française. »52

3.3.6 L’échec de la commission des réformes Le rôle spécial joué par l’Algérie sous la Seconde Guerre mondiale serait décisif dans la politique élaborée pendant l’occupation et ensuite après la libération. Premièrement, Alger a été la capitale provisoire de la France combattante et donc le siège du Comité français de Libération nationale (CFLN). De plus, les Algériens, dans « l’Armée d’Afrique »53, dirigée par le général Giraud, et les « Forces françaises libres »54 du général de Gaulle, font une contribution substantielle à la libération de la France, dont un nombre important55 donneront même leur vie. Pour maintenir et récompenser leur participation, et leur donner quelque chose en retour, les autorités françaises promet entre autres des réformes scolaires. Le général de Gaulle est conscient du sacrifice qu’il demande aux indigènes, et affirme, en juillet 1944 : « Il

51 Ibid., 242 52 Ibid., 247 53 L’Armée d’Afrique rassemblait les soldats de l’Afrique française du Nord. La Légion étrangère, les Zouaves et les Tirailleurs, différents régiments de l’armée, ont joué un rôle primordial dans l’expulsion des troupes allemandes d’Italie et dans la libération du Sud-Est de la France. 54 Les Forces françaises libres (FFL) étaient les forces terrestres de la France libre. Un pourcentage élevé des troupes était issu des colonies françaises. Ces troupes sont connues avant tout pour leur rôle capital dans la bataille de Bir Hakeim en Libye, où elles ont réussi, malgré leur nombre inférieur, à arrêter l’avance de l’armée du général Rommel vers le canal de Suez. 55 D’après le général français Maurice Faivre, les pertes de l’Armée d’Afrique s’élèvent à 18 300 morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Les pertes subies par cette même armée pendant la Première Guerre mondiale ont été plus importantes encore : 26 150. L’Armée d’Afrique et l’armée coloniale des origines à 1962, L’Algérianiste, numéro 131, septembre 2010. 22 s’agit d’empêcher l’Afrique du Nord de glisser entre nos doigts pendant que nous délivrons la France. »56

Néanmoins, la commission des réformes n’a pas réussi à respecter ses délais. Lorsque le rapport est finalement remis, son retard a fait que le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF)57 a dû quitter le territoire algérien, avant d’avoir eu l’occasion de se prononcer. En effet, après la libération de Paris le 25 août, le GPRF s’est installé dans la capitale six jours après. Ainsi, la distance géographique entre le problème algérien et le gouvernement français était de nouveau rétablie.

3.3.7 Conférence de Brazzaville Parallèlement à ces évènements de la guerre, la conférence de Brazzaville a lieu, à laquelle participent des représentants de l’administration française en Afrique du Nord, dont six observateurs de l’Algérie, pour discuter l’avenir des colonies françaises. Aucun représentant indigène n’y est présent. Le général de Gaulle, ouvrant la conférence affirme qu’ « il appartient à la nation française et il n’appartient qu’à elle, de procéder, le moment venu, aux réformes impériales de structure qu’elle décidera dans sa souveraineté. »58 L’Algérie, terre française et non pas une colonie, n’était pas véritablement concernée par cette conférence. Le gouverneur général y a pourtant envoyé des observateurs, car la politique en Algérie devait s’inspirer de la politique coloniale générale. Parmi de nombreuses mesures préconisées à Brazzaville, il y a le développement de l’enseignement dans les colonies et aussi en Algérie.

3.3.8 Le plan de scolarisation de 1944 L’ordonnance du 7 mars 1944, une des mesures prises par le général de Gaulle, accordant l’égalité des droits à certaines catégories de la population musulmane, n’a pas à elle seule réussi à calmer les tensions en Algérie. Malgré leurs contributions substantielles dans la guerre, les musulmans se voient de nouveau déçus par les élus. Ferhat Abbas avait réussi à signaler au monde la situation grave en Algérie en s’adressant au Président Roosevelt avec son « Manifeste algérien »59. Les yeux de tous regardent désormais la France. D’ailleurs, la poussée des partis nationalistes et leurs revendications mettent de plus en plus de pression sur

56 Charles de Gaulle, cité par Annie Rey-Goldzeiguer, dans Le 8 mai au Maghreb dans 8 mai 1945, la victoire en Europe, (Paris : Éditions Complexe, 2005) 205 57 Le Comité français de Libération nationale se transforme en Gouvernement provisoire de la République française le 3 juin 1944. Le GPRF laisse la place à la Quatrième République le 27 octobre 1946. 58 Charles de Gaulle, discours tenu à Brazzaville, 30 janvier 1944 59 Louis Rigaud, L’École en Algérie (1880-1962) dans L’École en Algérie : 1830-1962 – De la Régence aux Centres sociaux éducatifs, (Paris : Publisud, 2001) 58-59 23 les autorités françaises. Les problèmes en Algérie demandent l’élaboration de plans sociaux et politiques concrets, dont le plan de scolarisation de 1944. Ce plan « prévoyait la scolarisation totale en vingt ans de la jeunesse algérienne, par la création de 20 000 classes et la scolarisation de 1 250 000 enfants ».60 Il était directement lié à l’ordonnance du 7 mars de la même année, accordant des droits civils aux musulmans. En effet, Paul-Émile Viard, le rapporteur de la commission du plan, affirme qu’ « il ne serait pas concevable qu’au titre de citoyen français ne corresponde pas, à la base, une culture française ». Il parle alors d’une véritable assimilation : la formation d’un citoyen français. Le projet allait permettre une généralisation de la langue et de la culture françaises, pour ainsi effectivement assimiler les musulmans aux Français. Il donnerait également un plus grand contrôle de la diffusion de la langue arabe à l’école primaire et pourrait donc limiter son rôle et donner la place principale au français.

Le gouverneur général Catroux nie depuis le début l’existence d’une nation algérienne. En signe de protestation contre le nationalisme croissant dans le pays, il mise tout sur cette politique assimilatrice. Dans un discours, le gouverneur général donne sa propre définition de l’assimilation, en espérant convaincre les musulmans :

« Assimilation veut dire absorption dans la communauté française d’éléments d’origines ethniques diverses. Elle peut et doit être faite progressivement, mais elle a pour terme et expression l’accession des assimilés à tous les droits et les devoirs du Français. Elle comporte de la part de l’État une égale sollicitude et un égal effort autant en faveur des populations à assimiler qu’en faveur des nationaux. Elle n’est possible que s’il se crée un esprit commun et des intérêts communs entre les premiers et les seconds. »61

Le projet est très ambitieux, car les statistiques de la même année montrent un taux de scolarisation de 8,5 %62 seulement. En effet, le nombre d’enfants scolarisés devait augmenter de 100 000 à 1 200 000. Il posait donc de nombreux problèmes difficiles à résoudre, en ce qui concerne le financement, le recrutement d’instituteurs et la construction d’établissements scolaires. En effet, la formation de maîtres qualifiés n’arrivait pas à suivre le rythme de cette scolarisation massive et rapide. Le résultat était de nombreux instituteurs peu formés et sans expérience, et ceux-là se retrouvaient souvent dans des milieux ruraux défavorisés.

60 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 30 61 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 299 62 Ibid., 98 24

Néanmoins, le succès du plan de scolarisation ne se fait pas attendre. Le nombre des classes créées chaque année dépasse largement celui prévu dans le plan originel. Les écoliers musulmans des deux sexes63 deviennent de plus en plus nombreux. Cependant, le progrès se heurte à l’explosion démographique, ce qui ne permet pas une augmentation considérable du taux de scolarisation. De plus, il arrive souvent que les autorités françaises établissent des classes sans fournir des locaux, ce qui oblige de créer de classes à mi-temps64. Dans des conditions pareilles, les résultats pédagogiques n’étaient guère brillants. Selon Louis Rigaud, « ce système était bon pour gonfler les statistiques des classes créées et des enfants scolarisés. On se gardait bien d’indiquer dans quelles conditions. »65

3.4 Politique scolaire de l’après-guerre (1945-1962) 3.4.1 D’Yves Chataigneau « Ben Mohammed »66 à Marcel-Edmond Naegelen Le socialiste Yves Chataigneau, nommé comme successeur du gouverneur général Catroux en 1944, a assuré la mise en œuvre de la politique de réformes scolaires. Or, n’ayant plus la confiance des élus politiques en Algérie, Chataigneau est rappelé par le gouvernement et sera obligé de partir en 1948. Il est remplacé à son tour par un autre socialiste, Marcel-Edmond Naegelen, alors ministre de l’Éducation nationale. Naegelen n’avait jamais mis les pieds en Algérie, et était très conscient de son ignorance.

3.4.2 Statut de 1947 Le train de réformes de 1944 se termine par le nouveau statut de 1947. Dès lors, l’Algérie aurait son propre budget et ses départements auraient chacun son administration particulière. En ce qui concerne le domaine scolaire, ce statut impliquait un contrôle français renforcé de l’enseignement de l’arabe à tous les niveaux. C’était un prolongement de la politique déjà menée afin que l’arabe « ne nuise pas au but prioritaire de l’assimilation »67.

63 Les filles musulmanes sont très peu nombreuses à l’école primaire avant l’application du Plan de scolarisation et l’obligation scolaire pour les deux sexes. 64 Les locaux et les instituteurs procurés par les autorités françaises étaient loin de pouvoir accueillir tous les enfants musulmans en âge scolaire. Les classes à mi-temps devenaient donc courantes. Deux classes, souvent surchargées, fonctionnaient dans les mêmes locaux, l’une le matin, l’autre l’après-midi, donnant 20 heures de cours par semaine, alors que l’horaire normale était de 30 heures. 65 Louis Rigaud, L’École en Algérie (1880-1962), 60 66 Le gouverneur général a été appelé ainsi à la fois par les musulmans, qui tenaient fort à cet homme de progrès, et par les ultras d’Algérie, qui y ajoutaient un sens péjoratif. 67 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 308 25

3.4.3 Fin de la séparation scolaire Les changements politiques des années 1940 impliquent également la fin de la séparation scolaire des Algériens et des Français. Néanmoins, il faudra attendre quatre ans après le lancement du plan de scolarisation, car elle n’est supprimée qu’en 194868.

Avec la fusion des enseignements viennent des décrets ministériels :

« - l’application des horaires et programmes métropolitains dans les écoles primaires d’Algérie ; - la création de « cours d’initiation » où sont reçus tout d’abord les enfants qui ignorent le français ; - l’introduction dans les programmes d’histoire et de géographie de leçons relatives à l’Afrique du Nord […] »69

Pour la première fois, l’histoire de l’Algérie est enseignée. Ce décret ministériel indique que la France est en train de reconnaître le fait que l’Algérie est une nation, contrairement aux déclarations du gouverneur général Catroux quelques années plus tôt. Elle a sa propre histoire, sa propre culture et sa propre langue. Avant, les écoliers musulmans n’apprenaient que l’histoire de la France, un pays où la quasi-totalité d’entre eux n’avaient jamais mis le pied. Ce changement marque en effet que la politique assimilatrice française inclut désormais des éléments d’intégration. L’enseignement commence alors à se baser sur un échange culturel, et non pas seulement la culture française, considérée jusque-là comme la « vraie » culture et la culture dominante.

3.4.4 Maintien de l’ordre Pendant son mandat, Marcel-Edmond Naegelen a subi de diverses accusations dont la plus grave était le truquage des élections algériennes de 1949. Il s’avère que le gouverneur général est coupable,70 mais il gardera pourtant sa place pendant deux ans encore, avant d’être remplacé par Roger Léonard71 en 1951. Bien que Naegelen arrive à fusionner les enseignements au cours de son mandat, il se soucie avant tout du maintien de l’ordre en Algérie. Les indigènes, déçus par le manque de progrès, se révoltent, et les recrutements des

68 Kamel Kateb, Les séparations scolaires dans l’Algérie coloniale, Insaniyat, numéro 25-26, 2004 69 Louis Rigaud, L’enseignement en Algérie de 1945 à la veille de l’indépendance dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale (Paris : L’Harmattan, 2009), 54 70 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 408 71 Roger Léonard (1898-19887), haut fonctionnaire français, est gouverneur général en Algérie du 12 avril 1951 au 26 janvier 1955. Comme gouverneur général en 1954, il vit de près le déclenchement de la guerre de libération, les attaques de la Toussaint de la même année. 26 partis nationalistes se multiplient. Selon Naegelen, et son successeur Léonard, l’ordre et le contrôle politique doivent être assurés avant que le progrès social ne puisse véritablement commencer. Puisque les musulmans ne voient aucune progression, le désordre en Algérie est total. Ce cercle vicieux rend difficile toute réforme. Cependant, dans les périodes d’apaisement de la situation politique, de plus en plus rares dans les années avant la guerre, certaines transformations sociales voient le jour.

3.4.5 Changement politique en France Après la chute de Diên Biên Phu72 vient l’instauration du gouvernement Pierre Mendès France73. La situation politique tendue en France ne cesse de se compliquer lorsqu’il devient clair que son Empire colonial est en train de se dissoudre. D’après les conseils de Roger Léonard, fort conscient du besoin d’un changement économique et social, le gouvernement et le nouveau gouverneur général Jacques Soustelle74 lancent une dernière tentative d’une politique d’assimilation en Algérie pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains des nationalistes. Cependant, malgré « une accélération constante du rythme des réformes, les troubles en Algérie devinrent en quelques mois une guerre sans précédent, qui mit à rude épreuve toutes les institutions coloniales et nationales […] »75. En effet, l’échec était total dans le domaine scolaire : « À la veille du début de la guerre d’Algérie […] le bilan éducatif des indigènes algériens n’était guère brillant : neuf personnes âgées de 10 ans et plus sur dix étaient analphabètes et quatre enfants d’âge scolaire sur cinq n’étaient pas scolarisés. »76

72 L’Indochine est une colonie française depuis la conquête en 1887 jusqu’en 1954. Des groupes indépendantistes, surtout le Parti communiste indochinois, mettent de la pression sur le gouvernement français pour obtenir leur indépendance. Leur lutte pacifique est un échec, ce qui les pousse à plusieurs attaques violentes. Ainsi, la guerre d’Indochine se déclenche en 1946. En tirant profit de la faiblesse de la France après la Seconde Guerre mondiale, les troupes Viêt Minh prennent rapidement le dessus dans cette guerre de guérilla. Elle se termine par la bataille de Diên Biên Phu en 1954, dont les forces Viêt Minh sont sorties vainqueurs. Cette défaite va marquer pour la France le début de l’écroulement de son Empire colonial. 73 Pierre Mendès France (1907-1982), homme politique français, est Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères en 1954. Ennemi des élus colonialistes, il est renversé en 1955, après avoir tenté de faire passer des réformes sociales et économiques en Algérie. Il quitte le gouvernement Mollet l’année suivante, en protestant contre sa politique algérienne. 74 (1912-1990), intellectuel et homme politique français, est le dernier gouverneur général d’Algérie, nommé par Pierre Mendès France en 1955. Partisan de l’assimilation des musulmans, il est très impopulaire parmi la population européenne, et son mandat se termine en 1956. La même année, il fonde l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française (USRAF). Partisan de l’Algérie française, et déçu par la décision du général de Gaulle de donner l’indépendance à l’Algérie, il rejoint l’Organisation de l’armée secrète en 1961. 75 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 435 76 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 17 27

3.4.6 Les sections administratives spécialisées A l’initiative de Jacques Soustelle, les Sections administratives spécialisées (SAS), connues d’abord comme les bureaux arabes77, sont créées le 26 septembre 1955. La guerre d’émancipation algérienne était déjà bien démarrée, et le Front de libération nationale78 gagnait de plus en plus de terrain. Pour arrêter cette évolution, les SAS ont été installées dans des milieux ruraux pour « faire évoluer la population musulmane, et priver le FLN de sa base populaire. »79 Dans ce but, les officiers SAS offraient leurs services sociaux, scolaires et médicaux à la population rurale. En regardant de plus près les services scolaires, le travail des SAS a abouti à de nombreuses constructions d’établissements scolaires et, souvent, les officiers servaient eux-mêmes de maîtres d’école. Environ 700 SAS ont été créées entre 1955 et 1962, et il très probable que leur travail a eu un impact sur le taux de scolarisation en Algérie.

3.4.7 Les Centres sociaux éducatifs À son retour en Algérie en 1954, l’ethnologue Germaine Tillion80 est frappée par la pauvreté dans laquelle se trouve la population rurale, et affirme que « le passage d’une société archaïque et rurale à une urbanisation moderne a été trop brutal et que seule l’instruction pourrait y remédier. »81 Ethnologue réputée, elle est invitée à travailler en équipe avec le nouveau gouverneur général Jacques Soustelle pour élaborer des réformes pouvant arrêter cet appauvrissement. De cette coopération résultent les Centres sociaux, censés « offrir aux jeunes et aux adultes, femmes et hommes, des services concrets (dispensaire, secrétariat social, coopérative…) articulés à des actions éducatives (alphabétisation, formation professionnelle, sanitaire,…). »82 Ces centres fournissent une éducation de base à la population rurale, ignorée jusque-là par l’école française.

77 Les bureaux arabes ont été mis en places après la conquête en 1830, censés créer un lien entre les indigènes et les Français. Considérés comme une menace par les habitants européens d’Algérie, ils ont été abandonnés après la chute du Second Empire en 1870. 78 Le Front de libération nationale a été créé le 10 octobre 1954 par Krim Belkacem, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’Hidi, , et Didouche Mourad pour la libération de l’Algérie. Avec sa branche armée, l’Armée de libération nationale (ALN), le FLN mène une guerre de guérilla pendant 8 ans avant d’arracher l’indépendance à la France. 79 Bent Egil Roalkvam Bakken, L’idéalisme défié – La loyauté des officiers des Sections administratives spécialisées (SAS) au gouvernement de Gaulle (1958-1962), mémoire de master, l’Université d’Oslo, 2010, 15 80 Germaine Tillion (1907-2008), ethnologue résistante française renommée, réalise plusieurs séjours d’étude en Algérie jusqu’aux années 40, quand elle retourne en France et s’engage dans un mouvement de résistance. Après avoir fait des travaux sur la Seconde guerre mondiale, elle retourne en Algérie pour une mission d’observation. 81 À la rencontre de Germaine Tillion – 1954-1962: dans l’Algérie en guerre (sans auteur, ni date) 82 Ibid. 28

L’existence d’une nationalité algérienne est de plus en plus reconnue, et il y a désormais une place considérable réservée à la culture arabe dans l’enseignement. Cette tendance se manifeste aussi dans le projet de Tillion. En effet, dans les conditions de fonctionnement est incluse « l’adaptation du programme à la mentalité musulmane »83. Avant, c’était le contraire : l’école française était censée acculturer, et transformer les musulmans ignorants en individus français. Dans l’identité française, il y avait très peu de place pour des éléments musulmans. Les Centres sociaux éducatifs constituaient donc des institutions d’intégration, et non d’assimilation. De plus, le personnel des centres consistait à la fois de Français et de musulmans, qui profitaient pour la première fois d’un statut égal.

Ces centres constituaient une institution laïque, et bien que leur statut soit neutre dans la guerre d’indépendance, ils ont subi plusieurs attaques de la police et de l’armée françaises84. En effet, à cause de leur étroite collaboration avec la population algérienne, les autorités soupçonnaient que certains éléments du FLN s’étaient infiltrés au sein des centres. Le FLN, de son côté, a aussi attaqué les Centres sociaux, mais ces attaques ont été d’une ampleur beaucoup moins importante. Le Front les regardait souvent avec méfiance, mais ne les considérait pas comme une menace. Selon Nelly Forget, animatrice, collaboratrice et secrétaire de Germaine Tillion, trois hommes issus du personnel des Centres sociaux ont été tués par le FLN pendant la guerre de libération85. Forget précise qu’il est probable que ces hommes ont été victimes du terrorisme aveugle, et que ces attentats ne les visaient pas personnellement.

3.4.8 Le Journal des instituteurs d’Afrique du Nord Principalement réservée aux Européens, l’école primaire est transformée en une institution de massification lorsque les plans de scolarisation et les réformes scolaires se succèdent. Non seulement faut-il former des instituteurs et fournir des locaux, mais il faut aussi adapter l’enseignement aux musulmans. Pour aider les instituteurs à parvenir à ce but, le Journal des instituteurs d’Afrique du Nord (JIAN) paraît tous les quinze jours à partir de septembre 1947. Dans ce journal, de nombreux articles sont publiés sur des sujets très divers, allant de la botanique à la littérature, mais tous avec l’Afrique du Nord comme point commun. Le JIAN

83 Serge Jouin, Historique des Centres sociaux d’Algérie dans L’école en Algérie: 1830-1962, 82 84 Ibid., 109-110 – Le personnel des Centres sociaux a, à plusieurs reprises, été arrêté par la police française, soupçonné d’avoir collaboré avec le Front de libération nationale. Certains ont même été condamnés à des peines de prison. Dans la plupart des cas, les accusations étaient fausses. 85 Nelly Forget, Le Service des Centres Sociaux en Algérie dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, numéro 26, 1992, 44 29 visualise aussi l’histoire des deux rives de la Méditerranée à travers la présentation des différents héros de la France et de l’Algérie. Des hommes politiques, comme Jules Ferry, sont présentés pour expliquer et justifier la colonisation. Des princes arabes, comme Moulay Ismaël86, sont présentés pour raconter l’histoire du Maghreb aux élèves. En ce qui concerne les figures héroïques féminines, Jeanne d’Arc et Kahena87 sont présentées parallèlement pour que « l’histoire maghrébine fonctionne scolairement en miroir de l’histoire française »88.

En montrant des ressemblances dans le domaine historique, le journal devait créer un lien entre les deux blocs de la société algérienne, et son rôle de passerelle devenait de plus en plus important, surtout après le déclenchement du conflit en 1954. Dès lors, la pédagogie pratiquée devait à nouveau se modifier. En effet, les héros présentés au JIAN changent à partir de 1959, lorsque la guerre est à son comble. Les héros de la rébellion, comme ceux de la Révolution française de 1789, n’y figurent plus, alors que les héros de la fraternité sont fortement mis en avant. En effet, le général français Hubert Lyautey89, un homme respecté par les musulmans, est mis en avant, comme le promoteur d’une « fusion méditerranéenne »90. Cette tendance se manifeste également dans le premier numéro du journal de 1960, lorsque son rédacteur Henri Dini fixe la ligne de conduite des instituteurs : « Nous voulons contribuer, par des rapprochements spirituels et moraux préalables, à l’invention constructive qui rétablira la paix entre les deux communautés. Tout cela, modestement, à l’humble niveau de l’école primaire élémentaire. »91

3.4.9 La politique scolaire du Front de Libération nationale A cette époque, le FLN élabore ses premières plates-formes politiques. Le Front semble très préoccupé par le conflit même, et ses plates-formes se limitent donc à traiter le sujet de l’indépendance, et les mesures liées à la guerre. En effet, la politique scolaire n’est mentionnée ni dans la proclamation du FLN du 31 octobre 1954, juste avant le déclenchement du conflit, ni dans la plate-forme du congrès de la Soummam du 20 août 1956. Néanmoins, en

86 Moulay Ismaël (1645-1727) a été sultan du Maroc de 1672 jusqu’à sa mort, soit 55 ans. Son règne se distingue par la période glorieuse de la puissance marocaine. Il signe une alliance d’amitié avec son contemporain Louis XIV de France, et lui demande même la main de sa fille, Mademoiselle de Blois, qui refuse. 87 Reine guerrière berbère, résistante à l’expansion arabe dans le Maghreb au 7ème siècle 88 Benoit Falaize, Des hérauts de la colonisation aux héros de la fraternité dans La France et l’Algérie : leçons d’histoire, 206 89 (1854-1934) est un militaire français qui a passé la majeure partie de sa carrière dans les colonies françaises. Il a servi plusieurs fois en Algérie, avant d’être nommé résidant général au Maroc en 1912. Pendant la Première Guerre mondiale, il a été ministre de la Guerre. Il est promu maréchal de France en 1921. 90 Benoit Falaize, Des hérauts de la colonisation aux héros de la fraternité dans La France et l’Algérie : leçons d’histoire, 209 91 Ibid., 213 30 les lisant de plus près, nous pouvons constater qu’ils proclament que le futur État algérien serait laïque, sans référence à l’Islam. En effet, selon les historiens Benjamin Stora et Tramor Quemeneur, « les Européens et les juifs pourraient donc y avoir toute leur place. »92 Donc, même si les programmes politiques du FLN ne mentionnent pas l’école primaire de façon explicite, la politique scolaire serait probablement basée sur ce principe d’égalité. C’est qui est sûr, c’est que l’école primaire serait refondée, en introduisant la langue et la culture arabes.

3.4.10 Chaos politique Le général Catroux est nommé résidant général de l’Algérie par Guy Mollet pendant une très courte période. Peu de jours après la nomination, ce dernier sera accueilli en Algérie par une pluie de tomates93, lancées par une foule d’Européens en colère. Le général Catroux sera tout de suite remplacé par le socialiste . Les plans de réformes prévus se noient dans les problèmes sociaux et économiques de plus en plus graves sur le sol algérien. La politique libérale de Guy Mollet n’est quasiment pas mise en œuvre avant de se transformer en une politique répressive brutale, soutenue et même encouragée par le résident général Lacoste. Par la suite, la situation en Algérie s’aggrave encore : les Européens et les musulmans se révoltent chacun de leur côté. Sous la pression des deux, le gouvernement Mollet tombe en mai 1957, presque trois ans après le déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne. Instauré en juin de la même année, le gouvernement Maurice Bourgès-Maunoury ne réussit pas non plus à calmer les révoltés. La crise ministérielle continue, car il en est de même pour le gouvernement Antoine Pinay et le gouvernement Félix Gaillard. En effet, la Quatrième République s’avère impuissante face à la question algérienne, et laisse la France au bord de la guerre civile. L’année suivante, l’appel au général de Gaulle est lancé. Le général retourne au pouvoir et va donc essayer de sauver l’Empire colonial français.

3.4.11 Plan de Constantine Le 3 octobre 1958, lorsque la guerre de libération est à son apogée, le général de Gaulle lance le Plan de Constantine. Ce plan comporte de nombreuses réformes, censées accélérer le développement économique et social en Algérie et donc réduire de façon radicale les différences entre les indigènes et les Français. L’accent est entre autres mis sur la construction

92 Tramor Quemeneur et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie, (Paris : Éditions Prisma, 2012) 52 93 Le 6 février 1956, aussi connu sous le nom « La journée des tomates » 31 de logements, l’égalité des salaires, la création d’emplois et la redistribution de terres aux paysans algériens. Le plan de scolarisation de 1944 et l’ordonnance du 20 août 1958 portant sur la scolarisation94, seront désormais remplacés par ce nouveau plan, dont les buts sont encore plus ambitieux. Dans le discours de Constantine de 1958, dans lequel de Gaulle annonce son plan, il affirme :

« C’est la transformation profonde de ce pays si courageux, si vivant, mais aussi si difficile et souffrant qu’il faut réaliser. Cela veut dire qu’il est nécessaire que les conditions de vie de chacune et chacun s’améliorent de jour en jour. […] Cela veut dire que les enfants doivent être instruits. »95

En effet, le plan ordonne que tous les enfants en âge scolaire doivent être scolarisés avant 1966, ne laissant que 8 ans pour réaliser la scolarisation totale en Algérie, alors que le taux de l’époque de 21 % 96 augmentait à peine face à une population musulmane en pleine croissance. La tâche paraît impossible, mais pour les autorités françaises, il est important de faire des promesses de grande envergure pour rétablir la confiance des indigènes. C’est pourquoi les discours du général de Gaulle se sont précisés après son retour au pouvoir, au lieu de rester vagues comme avant pour ne pas provoquer les élus d’Algérie et pour ne pas répondre en termes clairs aux espoirs des musulmans.

Finalement, les résultats du plan de Constantine ont été très limités à cause de la guerre. En effet, le plan sera abandonné dès 1961.

4 Double bilan éducatif

4.1 Bilan objectif 4.1.1 1945 - Bilan éducatif La Seconde Guerre mondiale a secoué la politique sociale en Algérie. Les politiques scolaires ont porté plus de fruit au cours de ces quelques années, que les nombreuses politiques menées depuis la conquête. Néanmoins, malgré des efforts substantiels, le taux de scolarisation des

94 L’ordonnance du 20 août 1958 prévoyait une scolarisation accélérée en Algérie. En développant les Centres sociaux éducatifs, en formant de nombreux instituteurs et en créant de nouvelles classes, la scolarisation totale serait acquise en 1968. Le cercle algérianiste, La scolarisation de l’Algérie en 1961 (sans auteur, ni date) 95 Charles de Gaulle, discours tenu à Constantine, octobre 1958 96 Louis Rigaud, L’enseignement en Algérie de 1945 à la veille de l’indépendance dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, 53 32 enfants musulmans n’arrive pas à dépasser le seuil de 10 % lorsque la guerre touche à sa fin. A l’opposé, la scolarisation est totale chez la population européenne97.

La faible scolarisation est due à plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’opposition de la population européenne pose problème. Comme déjà mentionné, dès la colonisation, les élus d’Algérie ont résisté à presque tout effort d’amélioration des conditions des indigènes. En effet, les pieds- noirs freinent le progrès de l’enseignement donné aux Algériens car ils savent que le savoir est une arme puissante contre l’oppression. Un indigène misérable et ignorant pense plus à sa faim qu’à sa propre émancipation.

Cependant, il n’y a pas seulement les élus algériens qui freinent le progrès éducatif. En partie, la cause peut aussi en être trouvée chez la population musulmane, qui se montre de plus en plus hostile à l’enseignement français. Cette tendance va s’intensifier dans les années qui viennent. L’assimilation républicaine est jugée trop agressive, et mal adaptée à un peuple qui tient fort à sa culture, à sa religion, à ses valeurs et à sa langue. En effet, les Algériens la considèrent comme une véritable acculturation et un danger pour l’intégrité de la foi.

De plus, la croissance démographique pose un problème grave à la scolarisation98. Après avoir été ignoré pendant de nombreuses années, le problème a pris une telle ampleur qu’il est devenu quasiment impossible à résoudre, surtout sur le plan économique. Le budget algérien était censé couvrir toutes les dépenses, ce qui s’avère impossible vu le peu de moyens qui y ont été alloués par le gouvernement français. La charge économique illustrait, selon le recteur Laugier99, « un des problèmes insolubles posés au contribuable algérien, seul chargé de pourvoir à des dépenses qui atteindraient, chaque année et pour chacun d’eux, plusieurs fois le chiffre total de son budget spécial ».100

Dernièrement, les évènements historiques qui auront lieu au cours de cette période bloquent le travail dans le domaine social. Il est vrai que la Seconde Guerre mondiale servira d’accélérateur des trains de réformes, mais d’autres évènements, comme la Première Guerre mondiale et le régime de Vichy freinent la progression possible. En effet, lorsque la France est

97 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 27 98 Entre 1920 et 1940, la population musulmane va augmenter de 5 à 7 millions. Bernard Droz, Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie – 1954-1962, (Paris : Éditions du Seuil, 1991), 24 99 Henri Laugier (1888-1973), physiologiste, recteur de l’Académie d’Alger et haut fonctionnaire français, est en 1944 chef du cabinet du ministre de l’Éducation nationale. Tout au long de sa carrière, il reste un grand promoteur de l’enseignement de masse, en se battant contre l’ignorance. 100 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1839-1954, 269 33 en danger, la priorité n’est jamais donnée aux indigènes d’Algérie. Les réformes sociales sont toujours repoussées à « plus tard ».

Bien que des efforts importants aient été faits pendant la Seconde Guerre mondiale, la demande scolaire reste toujours très élevée.

4.1.2 1962 - Bilan éducatif La période qui suit la Seconde Guerre mondiale marque la rupture avec le passé en ce qui concerne la politique scolaire. Les plans de réformes se succèdent : au sein du gouvernement français, il y a consensus sur le besoin d’un changement de politique économique, sociale et scolaire en Algérie. Même l’idée d’une nation algérienne, dont l’existence avait été niée avant, commence à émerger. Désormais, il y aura une place considérable réservée à des éléments de culture arabe dans l’enseignement. En effet, le principe d’intégration commence à émerger.

Les raisons de ces changements de politique sont nombreuses. D’abord, il était temps d’honorer la participation des soldats algériens aux deux guerres mondiales. De plus, la pression étrangère pesait lourd sur la France. Les mauvaises conditions de vie et la situation politique en Algérie étaient connues, et plusieurs États, comme les États-Unis, mettaient en cause le régime colonial français. Facteur décisif du train de réformes était la montée du nationalisme algérien. Malgré la répression française, le recrutement des mouvements nationalistes, le Front de libération nationale et le Mouvement national algérien,101 ne cessait de se multiplier. Le peuple algérien ne se contentait plus de quelques réformes sociales trop tardives, mais exigeait désormais son indépendance.

La décision politique la plus importante de cette période est la fusion de l’enseignement français et musulman en 1948, et cela parce que c’était la seule politique qui puisse véritablement être réalisée. De plus, la fusion représente une vraie application des valeurs républicaines en Algérie, rarement invoquées durant toute la période coloniale.

Dans cette période l’on trouve également des résultats concrets d’une politique scolaire accélérée : la création des Sections administratives spécialisées (SAS) et des Centres sociaux

101 Mouvement national algérien (MNA) est le parti indépendantiste du « père nationaliste » Messali Hadj qui remplace le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, dissous par les autorités françaises en 1954. Le MNA entre dans une lutte avec le Front de libération nationale pour l’hégémonie nationaliste qui durera tout au long de la guerre d’indépendance. Après des milliers de morts des deux côtés, le FLN en sortira vainqueur. 34

éducatifs, ces derniers à l’initiative de Germaine Tillion. Il est incontestable que ces mesures ont eu un impact important sur le nombre d’enfants scolarisés en Algérie.

Cependant, les réformes scolaires se heurtent d’abord à une croissance explosive de la population musulmane, et on n’arrive pas à rattraper le retard considérable accumulé depuis la conquête de l’Algérie. De ce fait, malgré les nombreux efforts, le pourcentage des enfants scolarisés augmente peu. De plus, les vives protestations du côté européen, les émeutes récurrentes du côté musulman, et ensuite la guerre d’émancipation qui en résulte, rendent difficile tout travail de réforme.

D’après Kamel Kateb, au moment de l’indépendance en 1962, l’école primaire française était une école des inégalités, en dépit des nombreuses réformes. En effet, après 132 ans de colonisation, Kateb en dresse un bilan en soulignant scolarisation trop tardive des filles indigènes, la division linguistique injuste et le budget largement défavorable aux indigènes102. Cette école, donnant priorité à la culture française et ne faisant entrer que peu d’éléments de culture arabe dans l’enseignement, reste donc l’école de la population européenne et celle de la colonisation.

4.2 Bilan subjectif – les instituteurs 4.2.1 Le rôle des instituteurs dans la mission civilisatrice « Les élèves, vous devez les former et non pas les conformer, vous devez les armer, mais pas les enrôler. »103

Les instituteurs, représentants de la France et de sa mission civilisatrice, éducatrice et assimilatrice, étaient chargés de diffuser les valeurs de la République. Le rôle qu’ils ont joué a donc été primordial dans la politique d’assimilation de la France, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et le lancement du premier Plan de scolarisation de 1944, lorsque le nombre d’instituteurs a été multiplié. L’instituteur joue un rôle clef dans la société algérienne étant l’intermédiaire entre les autorités françaises et le peuple indigène. Installé souvent dans un milieu rural et défavorisé, son travail couvrait plusieurs secteurs à la fois :

« Il devient alors maçon, ébéniste, couvreur, pour réparer l'école et sa maison. Il se transforme en cuisinier, prépare sur le poêle, au fond de la classe, un repas chaud pour tout le monde. Il

102 Kamel Kateb, École, population et société en Algérie, 34-35 103 Le directeur de l’École normale de Bouzaréa s’adressant à ses élèves, dont Louis Rigaud, interviewé par Aïssa Kadri dans Instituteurs et enseignants en Algérie coloniale, 11 35 joue le rôle de médecin-infirmier : panse les plaies, soigne la teigne et le trachome, fait prendre la quinine contre le paludisme qui fait des ravages dans certains endroits, sans oublier d'avaler lui aussi, la petite dragée rouge pour éviter la maladie. »104

De plus, l’instituteur, à travers le Syndicat National des Instituteurs (SNI), jouait également un rôle important dans la politique sociale de l’Algérie. Son importance, et ce que l’instituteur représentait dans la société algérienne, l’entraînaient souvent dans des situations dangereuses, surtout durant la guerre d’indépendance.

4.2.2 L’œuvre scolaire réalisée en Algérie L’enseignant et chercheur Ahmed Ghouati a réalisé un nombre élevé d’interviews avec d’anciens instituteurs d’Algérie, actifs entre 1945 et 1962, dans son ouvrage École et imaginaire dans l’Algérie coloniale. Ses interviews permettent une étude approfondie de l’école primaire française du point de vue des enseignants, car on demande aux enquêtés de partager leur propre expérience et aussi de donner leur avis personnel sur l’œuvre scolaire réalisée en Algérie. Ces instituteurs, dispersés sur tout le territoire algérien, travaillaient suivant les mêmes objectifs pédagogiques, mais ils se différencient par leurs convictions politiques et idéologiques.

M.-T A.105, militant de base au Front de libération nationale, affirme que « […] si l’école était réellement obligatoire pour les Européens et quelques Algériens proches d’eux, elle ne l’était nullement pour la grande majorité. […] Œuvre donc limitée et orientée vers l’effacement du maximum de la personnalité autochtone. »106 Norbert Boj, membre du Parti communiste algérien (PCA), confirme aussi que l’école « a été normale pour les Européens et très insuffisante pour les Algériens. »107 D’après André Grossetete, indépendant108, « le combat pour l’indépendance de l’Algérie – inéluctable – aurait pris une autre forme » si les réformes scolaires promises par le gouvernement français avaient été véritablement mises en œuvre. Il poursuit : « Les enseignants étaient en train de construire en Algérie une culture républicaine basée sur une valeur première de notre école qui s’appelle respect d’autrui. »109 P. L., indépendant, est du même avis, et admet que l’œuvre scolaire française a été « réelle, mais

104 Paulette Dechavanne, L’enseignement en Algérie avant 1962 dans L’Algérianiste, numéro 75, septembre 1996 105 Selon leur souhait, certains répondants n’apparaissent qu’avec leurs initiales. 106 Ahmed Ghouati, École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, 111 107 Ibid., 115 108 Indépendant dans ce contexte veut dire que la personne n’adhère à aucun parti politique. 109 Ibid., 156 36 trop partielle ».110 Alain Roumegous, membre de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), assure que lui et ses collègues souhaitaient sincèrement une assimilation : une ascension sociale pour leurs élèves, qui constituaient après tout le plus grand nombre d’habitants en Algérie. En effet, « [l]a grande majorité [d’enseignants] pensait que son rôle était d’en faire [des indigènes] des Français à part entière, bien intégrés. »111

D’autres instituteurs encore s’expriment à propos des « restes » d’un système scolaire abandonné en Algérie. L’école française a constitué « une bonne base de départ pour l’élévation du niveau culturel réalisée après 1962 »112 selon Jacques Coste, membre de la SFIO. Jean Teil, indépendant, confirme :

« L’œuvre scolaire réalisée en Algérie, certes elle a été très insuffisante, malgré les efforts importants de scolarisation. […] Mais lorsqu’on entend de nos jours, à la radio ou à la télévision, de jeunes Algériens s’exprimer dans un français impeccable, alors que des jeunes de banlieues massacrent notre langue, nous pouvons à juste titre penser, […] que notre action n’a pas été inutile. »113

4.2.3 Égalité passagère Dans Mon oncle d’Algérie, Nathalie Funès retrace l’histoire de son oncle algérien Fernand Doukhan, instituteur dans l’école française en Algérie. Funès décrit les conditions des étudiants à l’École normale de Bouzaréa, un thème peu abordé dans la littérature indigène. Cette école se chargeait de la formation d’instituteurs, et accueillait à la fois des Français et des Algériens. Bouzaréa, signifiant en arabe « celui qui sème les grains »114, représente l’idéal. Ici, les indigènes se voient égaux aux Français pour la première fois. Ils suivaient les même cours, ils partageaient les mêmes dortoirs et ils mangeaient ensemble. Cependant, le témoignage de Fernand Doukhan, élève à Bouzaréa, nous apprend que cette égalité n’était que passagère. Doukhan, juif, était né français, mais sa conviction politique a fait qu’il a tôt pris le parti des indigènes en Algérie. Il observe ce qui se passe à l’école égalitaire : la situation « se normalise » à la sortie :

« […] quand ils quittent Bouzaréa, les instituteurs [indigènes] ne peuvent enseigner qu’aux indigènes. Ils n’ont pas le droit d’être directeurs et touchent un salaire moins élevé que leurs

110 Ibid., 174 111 Ibid., 179 112 Ibid., 143 113 Ibid., 185 114 Nathalie Funès, Mon oncle d’Algérie (Paris : Éditions Stock, 2010), 41 37 collègues européens. Les musulmans ne sont pas des citoyens français de plein droit, mais de simples sujets. »115

4.2.4 Syndicat national des instituteurs De nombreux instituteurs en Algérie prenaient position politique au plan individuel, mais le plus courant, c’était de suivre la ligne politique définie par le Syndicat national des instituteurs. Avec son nombre élevé d’adhérents, le SNI avait un pouvoir politique considérable. En effet, ils n’étaient non seulement impliqués dans la politique scolaire française, mais se prononçaient également sur la question de l’indépendance de l’Algérie116. Lors de son congrès de 1946, le SNI demande un élargissement des « droits économiques, politiques et sociaux des masses musulmanes »117. De plus, le syndicat voit tôt le besoin de l’émergence d’une identité algérienne dans l’enseignement. Au même congrès, la position suivante est prise : « Conscient de l’originalité algérienne et du sens de son évolution historique, le congrès du Syndicat National demande l’étude obligatoire de l’arabe et les moyens de réaliser une véritable culture mixte arabe et française. »118 Pendant le congrès de 1946, le SNI tente alors d’instaurer un échange de cultures dans l’enseignement, qui va contre la politique d’assimilation menée auparavant. Cette politique consistait d’une acculturation des indigènes à la seule « vraie » culture : la culture républicaine.

4.2.5 Meurtres d’instituteurs La guerre d’Algérie est déclenchée par les attentats du FLN le 1er novembre 1954. L’un de ces attentats était l’attaque d’un autobus, dans lequel se trouvaient les instituteurs Guy Monnerot et sa femme Jeanine, métropolitains en route pour leur premier poste dans le bled, et le caïd Ben Hadj de l’élite musulmane française. Les militants du FLN n’étaient censés tuer que le caïd, mais dans la rafale destinée à ce dernier, les Monnerot sont touchés, et Guy meurt de ses blessures. Ainsi, la guerre de libération nationale débute avec la mort d’un instituteur. Huit ans plus tard, le 15 mars 1962, la guerre touche à sa fin, et il ne reste que trois jours avant la signature des accords d’Evian. Ce jour-là, des activistes de l’Organisation de l’armée secrète119 (OAS) font interruption dans une réunion de Marcel Basset, Robert Eymard,

115 Nathalie Funès, Mon oncle d’Algérie, 43 116 Il y aura une scission du SNI en 1956. Un syndicat pour « l’Algérie française » sera formé et suivra une ligne politique contre l’indépendance de la colonie. 117 Aïssa Kadri, Instituteurs et enseignants en Algérie coloniale, 3 (l’UNSA Éducation) 118 Ibid. 119 Fondée par Jean-Jacques Susini et Pierre Lagaillarde en 1961, l’Organisation armée secrète se bat pour garder l’Algérie française. L’arme utilisée sera le terrorisme, et cette bataille anti-indépendantiste fera des milliers de morts. 38

Mouloud Feraoun, Ali Hammoutene, Max Marchand et Salah Ould Aoudia, inspecteurs de l’éducation nationale. Pour employer les mots de Germaine Tillion, ces hommes étaient réunis pour

« le sauvetage de l’enfance algérienne - car c’était cela leur objectif, l’objectif des Centres Sociaux : permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques qu’on appelle "sous-développement". Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre. »120

Les six sont tués à l’arme automatique. L’OAS est ainsi parvenue à son but : saboter toute possibilité de fraternité entre Français et Algériens. Par cet acte de terrorisme, la guerre de la libération algérienne, qui se terminera quelques mois plus tard, a fini comme elle avait débuté, par la mort symbolique d’instituteurs, porteurs des valeurs républicaines.

4.3 Bilan subjectif – la littérature algérienne Avant, et surtout après la guerre d’émancipation algérienne, une littérature algérienne très riche a vu le jour. Par des autobiographies, des récits ou bien des œuvres de fiction, les Algériens partagent leurs souvenirs de l’Algérie coloniale. Puisqu’ils sont presque tous passés par l’école primaire française, ils nous offrent une image de cette institution vue par les yeux des jeunes Algériens. On constate en lisant que cette école a marqué de façon profonde l’esprit des petits écoliers. En effet, elle revient sans cesse dans la littérature algérienne.

En laissant parler ces écrivains algériens, nous espérons trouver une réponse plus nuancée à notre problématique. En fin de compte, ce sont eux qui ont vécu cette assimilation, parfois forcée, parfois refusée. Bien que les mémoires soient de différentes décennies, l’on retrouve dans quasiment chacune d’elles les mêmes sentiments de perte et de perplexité.

4.3.1 Nationalité obscure En se plongeant dans cette littérature, on découvre que la confusion règne. La France, la mère patrie, paraît étrange aux petits écoliers indigènes, qui ne se reconnaissent pas dans ce pays lointain. Ils apprennent son histoire, sa géographie et sa culture, alors qu’ils ne possèdent aucune connaissance semblable sur leur propre terre natale, l’Algérie. Ce sentiment s’exprime parfois de façon naïve et enfantine : « Comment ce pays si lointain est-il sa mère ? Sa mère est à la maison, c’est Aïni ; il n’en a pas deux. Aïni n’est pas la France. Rien de commun. »121

120 Germaine Tillion, La bêtise qui froidement assassine, Le Monde, 18 mars 1962 121 Mohamed Dib, La grande maison, (Paris : Éditions Seuil, 1996) 18 39

Néanmoins, le problème est grave. L’élève se retrouve coincée entre deux cultures : une à laquelle il n’aura probablement jamais accès et l’autre qui semble désormais aliénée après la rencontre avec l’école française :

« […] la mémoire qu’on lui constitue n’est sûrement pas celle de son peuple. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khaznadar122 ; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui ; son pays et lui-même sont en l’air, ou n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, à la Marne ; par référence à ce qu’il n’est pas, au christianisme, alors qu’il n’est pas chrétien, à l’Occident qui s’arrête devant son nez, sur une ligne d’autant plus infranchissable qu’elle est imaginaire. »123

Nombreux sont les enfants indigènes qui se posent des questions sur leur nationalité, une nationalité qui leur a été imposée. Le fossé qui sépare Algériens et Français, même au niveau de l’école primaire, paraît insurmontable. Selon le militant et l’écrivain Mohamed Dib, c’est l’école qui définit ce que signifient Français et Algérien :

« En récréation, je me retrouvais dans mon élément, il n’y avait dans la cour de cette école indigène que des Algériens en herbe. En passant, je ferai d’ailleurs observer qu’à l’époque nous ignorions ces mots : Algériens, Algérie, Al Djazaïr. Personne ne nous en avait parlé, ou dit la signification, ce qu’ils étaient censés désigner. Ni nos parents à la maison ni qui ce fût dehors. C’est l’école qui allait nous l’apprendre. Et nous, de découvrir que nous étions d’un pays déterminé, appartenions à une terre à part. »124

Fadhma Aïth Mansour Amrouche, écrivaine-poète algérienne, donne des descriptions détaillées de l’école coloniale dans Histoire de ma vie. Cette femme kabyle, née en 1882, a connu de près l’assimilation française, pratiquée dans ses différentes institutions. Son histoire commence à l’Orphelinat de Taddert-ou-Fella, où Fadhma a reçu le prénom français Marguerite, « car il y avait trop de Fadhma, de Tassâdit, ou de Dahbia »125. Cet orphelinat se transforme en école quelques années plus tard, et accueille désormais aussi des Françaises. Cette cohabitation échappait à la règle de la séparation scolaire qui était la pratique courante de l’époque. Cependant, les jeunes Françaises étaient des élèves privilégiées, et avaient leur

122 Mustapha Khaznadar (1817-1878), d’origine grecque, était un homme politique. Esclave pendant de nombreuses années, il arrive pourtant à devenir premier ministre de la Tunisie. Khaznadar est considéré comme l’une des figures les plus influentes de l’histoire de la Tunisie. 123 Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur (Paris : Gallimard, 1957) 123 124 Mohamed Dib, Rencontres dans Une enfance algérienne – textes recueillis par Leïla Sebbar, (Paris : Éditions Gallimard, 1999), 122 125 Fadhma Aïth Mansour Amrouche, (Paris : La Découverte / Poche, 2010) 32 40 propre dortoir et réfectoire, créant ainsi une distance entre filles indigènes et françaises. Pour Fadhma, les années passées dans cette institution ont été dures, mais heureuses. Bien qu’elle soit le produit de l’école coloniale assimilatrice, la Kabyle, perdue entre deux fortes cultures, affirme avoir toujours gardé son identité : « Malgré mon instruction foncièrement française, jamais je n’ai pu me lier intimement ni avec des Français, ni avec des Arabes. Je suis restée, toujours, l’éternelle exilée, celle qui, jamais, ne s’est sentie chez elle nulle part. »126

4.3.2 « L’école du diable » Le scepticisme de la part des musulmans envers l’école française pouvait mettre un véritable frein à la scolarisation. Pour certains, l’école représentait l’étranger, le colonisateur, celui qui avait envahi leur pays. Les indigènes se voyaient inondés par une culture, une histoire et une langue qui n’étaient pas la leur. Nombreux étaient les parents indigènes qui refusaient que leurs enfants aillent à l’école :

« Menacé une fois de plus du gendarme s’il persistait à empêcher son fils de s’instruire, accablé par la fatalité, le vieux se résigna non sans surveiller les inquiétants progrès de l’instruction, ne cessant de recommander avec affection et insistance : « N’apprends rien, n’écoute rien du tout ce que dira le maître, c’est l’école du diable. Il veut te faire oublier ta race. »127

Cette impression correspond à ce qui a été déjà mentionné : intégration accélérée ou bien agressivité de l’école républicaine. La double culture est une impossibilité, c’est toujours la culture musulmane qui doit céder. En effet, l’enseignement français a passé de longues années sans changement, sans compromis et sans s’être adapté aux mœurs musulmanes, ou bien en les prenant en considération. D’après Jean Amrouche, fils de Fadhma Aïth Mansour Amrouche, il s’agit d’une « opération de déracinement »128 qui s’entame « dès l’école primaire, dès la classe enfantine, dans la plus pure et naïve intention civilisatrice ».129 Il poursuit :

« […] une voie s’offre à lui [à l’indigène] : se mettre à l’école de ses maîtres, apprendre leur langue, leurs sciences, leurs techniques, et, si possible : devenir semblable à eux, l’un des

126 Fadhma Aïth Mansour Amrouche, 195 127 Sadek Hadjerès, Culture, indépendance et révolution en Algérie cité par Ahmed Ghouati dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, 189 128 Jean Amrouche, Aspects psychologiques du problème algérien dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, 205 129 Ibid. 41 leurs, rivaliser avec eux sur leur propre plan et, peut-être, à force d’efforts et l’adjuvant de circonstances heureuses, l’emporter sur eux. En somme se convertir, lentement, patiemment, difficilement, à la France. »130

4.3.3 L’école primaire : un instrument de la colonisation L’école coloniale constituait en principe un instrument puissant d’assimilation des jeunes indigènes. Elle était chargée de l’enseignement de la pensée française, et décidait et contrôlait ainsi ce que les élèves devaient apprendre. D’après Aïssa Kadri, l’école était « le lieu de production et de diffusion de l’idéologie coloniale »131. Cependant, les élèves décidaient eux- mêmes ce qu’ils voulaient faire avec les savoirs de base acquis. En effet, Kadri poursuit :

« Elle a été un instrument de la colonisation, mais qui s’est retourné contre elle, puisque tous les leaders du mouvement national qui sont passés par l’école disent qu’ils doivent beaucoup aux instituteurs qui les ont éveillés à leur conscience d’eux-mêmes. »132

En lisant la littérature algérienne, cette idée se confirme à plusieurs reprises. Ameur Khider, ancien militant de l’Étoile nord-africaine133 et du Parti du Peuple Algérien134 explique dans son livre La vie d’un orphelin que ses camarades de classes refusaient d’apprendre le français à l’école. Ce refus était leur façon de montrer leur insoumission au colonialisme. Or, comme Khider l’explique, cette pratique a changé : « […] après quelques années, j’ai compris que pour vaincre l’ennemi, il faut se servir de ses propres armes et c’était la raison qui nous poussait à apprendre le français. »135 Ainsi, des réflexions pareilles se manifestaient dans les esprits d’écoliers indigènes dès un très jeune âge.

Il en est de même pour le leader nationaliste Ferhat Abbas, qui, dans ses mémoires, tire des parallèles entre la France prérévolutionnaire et l’Algérie :

« Nos livres représentaient la France comme le symbole de la liberté. A l’école, on oubliait les blessures de la rue et la misère des douars pour chevaucher, avec les révolutionnaires français

130 Ibid. 131 Aïssa Kadri, Les enseignants français en Algérie 1945-1965, LDH Toulon, 20 mars 2008 132 Ibid. 133 L’Étoile nord-africaine, fondée en France en 1926, est une organisation laïque qui lutte pour les droits des travailleurs indigènes. Lorsque Messali Hadj y entre en 1927, l’organisation va changer, et l’indépendance de l’Algérie deviendra son but principal. Les autorités françaises se sentent menacées par le profil nationaliste de l’ENA, et dissout l’organisation en 1929. 134 Le Parti du peuple algérien est fondé en 1937 par Messali Hadj, après l’interdiction de l’Étoile nord-africaine. La structure et les objectifs d’indépendance seront les mêmes que chez l’Étoile nord-africaine. 135 Ameur Khider, cité dans École et imaginaire dans l’Algérie coloniale, 192 42 et les soldats de l’an II, les grandes routes de l’histoire [...]. Il était difficile, à l’âge des illusions, de ne pas subir le mirage. Personnellement, je me suis mis à penser que l’Algérie était à la veille d’un 1789. Nos paysans étaient semblables aux paysans français décrits par La Bruyère. L’Européen, entouré de ses mandarins arabes (caïds, bachaghas et marabouts) était le féodal. La France était le Roy... Ah ! Si le Roy savait.. »136

Ainsi, l’école a véritablement éveillé les esprits, et préparé la jeunesse d’Algérie à sa lutte d’émancipation. Les écoliers, certains dès un très jeune âge, ont découvert le vrai but de l’enseignement français : une formation sans issue. Pourtant, ayant franchi le seuil d’éducation, cette politique promue par le pro-colonial Jules Ferry, les indigènes étaient enfin capables de mettre en question leur propre situation, ce qui mène à son tour au déclenchement de la lutte pour l’indépendance algérienne.

5 L’échec inévitable de la scolarisation assimilatrice

5.1 Assimilation tardive « De leur côté, les pouvoirs public poursuivirent une politique d’assimilation dans tous les domaines ; mais avec une prudence extrême qui fit sa faiblesse et prépara son échec. »137

Au cours de l’histoire coloniale de l’Algérie, les preuves d’une assimilation véritablement voulue par les autorités françaises sont difficiles à trouver. En effet, dans le domaine de la politique scolaire, la seule chose qui semble voulue est l’immobilisme, alors que l’école primaire devait être au cœur du projet assimilateur. Les élus d’Algérie constituent des groupes de pression politique puissants, et arrivent à plusieurs reprises à bloquer le progrès possible d’une politique scolaire assimilatrice. Pourtant, certains hommes politiques et instituteurs ont fait de grands efforts pour élever le nombre d’enfants indigènes scolarisés. Ces hommes et femmes clairvoyants ont compris tôt que l’Algérie glisserait entre les mains de la France si l’on continuait à priver les indigènes de leurs droits. En effet, si ce n’avait été pour l’écroulement de l’Empire, Napoléon III aurait peut-être pu pour améliorer les conditions en Algérie. Jules Ferry, malgré son enthousiasme pour le seuil d’éducation, voulait que l’école s’adapte à la culture musulmane, et non pas le contraire. Malheureusement, le renversement de son gouvernement et finalement la mort de Ferry ont empêché la réalisation de son projet.

136 Ferhat Abbas, cité par Guy Pervillé dans l’article Les principes de 1789 et le mouvement national algérien, 04.04.2007 137 Hildebert Isnard, Aux origines du nationalisme algérien dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, numéro 4, 1949 43

Maurice Viollette s’était également investi dans la scolarisation massive, mais n’avait aucune chance face à la forte résistance des Européens d’Algérie et des députés et des sénateurs en France. Germaine Tillion a réussi à créer une institution qui aurait pu porter remède à l’analphabétisme qui régnait dans les milieux ruraux : les Centres sociaux éducatifs. Or, son effort est venu bien trop tardivement. Il en est de même pour les Sections administratives spécialisées de Jacques Soustelle, instaurées avant tout pour gagner la population algérienne face au FLN, mais qui ont contribué considérablement dans les domaines de l’instruction, de la médecine et du développement rural. Elles étaient en effet de très bonnes initiatives, mais par l’absence de soutien politique, leur nombre a été trop faible, et leur lancement s’est fait bien trop tard.

En effet, l’école primaire aurait pu résoudre une grande partie des problèmes en Algérie. Les réformes scolaires lancées auraient pu changer et faire évoluer la société coloniale en formant les nouvelles générations. Par malheur, que de temps perdu et de belles paroles ont fait que les indigènes n’en supportaient plus.

5.2 Les changements politiques pendant et après la Seconde Guerre mondiale Durant la Seconde Guerre mondiale, l’école primaire est marquée par le passage d’une institution auparavant réservée aux élèves européens, à une école pour la grande masse. En effet, la pression internationale et celle des musulmans ont forcé la France à prendre des mesures pour augmenter le taux de scolarisation.

Cette politique scolaire de massification a eu un impact important sur le pourcentage des enfants scolarisés. Si l’on reprend les chiffres, on constate qu’en 1944, le taux de scolarisation n’est que de 8,5 %. Grâce aux réformes, et surtout le Plan de scolarisation de 1944, il augmente à 21 % en 1958. Néanmoins, après un conservatisme paralysant dans ce domaine depuis la conquête en 1830, il est impossible pour le gouvernement français de rattraper son retard et assurer la scolarisation totale de la population indigène.

5.3 De l’assimilation à l’intégration La politique scolaire menée pendant et après la guerre est également marquée par le passage d’une école assimilatrice à une école d’intégration. L’école publique s’adapte à la diversité des élèves, et laisse entrer, pour la première fois, des éléments culturels arabes, ce qui marque le début d’un échange entre les deux communautés de la société algérienne. Les autorités se rendent compte de l’impossibilité de forcer toute une population, fortement attachée à sa culture, à l’abandonner et s’assimiler à la culture française. Par les nombreux compromis que

44 l’éducation nationale est forcée à faire, ce changement signifie l’échec de la politique assimilatrice de la France. Cependant, dans la politique d’intégration qui suit, l’école primaire va garder un rôle primordial.

5.4 La séparation scolaire On peut dire que l’enseignement français en Algérie a pris un grand pas en arrière lorsque la 3ème République a instauré la séparation scolaire vers la fin du 19ème siècle. Jusque-là, les Français et les indigènes avaient le droit de fréquenter les mêmes écoles. La séparation scolaire était voulue depuis longtemps par les colons d’Algérie, qui ont dû attendre l’effondrement du Second Empire pour imposer leur volonté. En 1948, lorsque la politique scolaire française prend un caractère de plus en plus intégrant, cette séparation des enseignements est supprimée. Selon Louis Rigaud, c’est cette seule mesure politique qui a eu des suites importantes : « Je crois pouvoir affirmer que durant les 132 ans de présence française en Algérie, la fusion des enseignements primaires a été l’unique concrétisation de la trilogie républicaine qui venait enfin de traverser la Méditerranée. »138 Alors, les jeunes écoliers qui n’ont pas encore été influencés par des préjugés du côté européen de la société auraient pu former une nouvelle génération, permettant l’intégration des indigènes. En effet, ayant désormais la possibilité de fréquenter les mêmes écoles, des amitiés auraient pu se former entre indigènes et Français. Pourtant, la fusion des enseignements a été, comme toutes les autres mesures politiques, mise en œuvre trop tard.

5.5 L’instituteur idéaliste L’instituteur, peut-être le principal intermédiaire entre les autorités et le peuple algérien, a été une pièce importante dans la mission assimilatrice de la France. Vivant dans la vraie Algérie, celle des centaines de milliers d’analphabètes appauvris, et non pas la version idéalisée, la plupart des instituteurs exigent plus de droits accordés aux musulmans et une politique scolaire renforcée. Ils sont les véritables connaisseurs du peuple algérien, et comprennent tôt que l’école primaire doit faire des efforts pour se conformer à ce peuple qui tient fortement à ses traditions. L’instituteur est, dans la majorité des cas, l’incarnation de la devise républicaine.

La présence de l’instituteur se fait aussi sentir dans la littérature indigène. Pour les écoliers, c’est celui qui éclaire les esprits, c’est le porteur des valeurs républicaines. C’est quelqu’un

138 Louis Rigaud, L’École en Algérie (1880-1962), 55 45 qui croyait à l’intégration à part entière, et à la coexistence pacifique entre Français et Algériens. Mais à cause de sa foi dans le projet assimilateur, son intention d’améliorer une société démunie et son opinion sur l’indépendance d’Algérie, l’instituteur menait une vie dangereuse.

5.6 L’école déroutante – la littérature indigène L’école primaire occupe une place importante dans la littérature indigène. Certains gardent de bons souvenirs de cette institution libératrice, alors que d’autres percent à jour son idéologie de porteuse des Lumières, et critiquent son opération de déracinement des écoliers indigènes. En effet, l’école plaçait l’enfant entre deux fortes cultures opposées : la culture musulmane et la culture française. L’enfant, issu de cette première culture, était incité à s’éloigner de ses racines et accueillir la « vraie » culture. C’est pourquoi l’enseignement n’incluait aucun élément d’histoire de l’Algérie ou bien de culture musulmane jusqu’à une date tardive. Après avoir atteint son seuil d’éducation, l’élève, déchiré entre ces deux cultures, est abandonné par l’école. Il a peu de choix : un retour à ses racines paraît impossible après avoir été dépaysé par l’école, et de plus, la culture républicaine reste très difficile, voire impossible, à pénétrer.

On peut aussi enregistrer dans la littérature indigène que la politique du seuil d’éducation a largement échoué. Malgré leur nombre peu élevé, il y a eu des indigènes qui ont réussi à passer aux niveaux supérieurs de l’éducation. Le nationaliste et le premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA)139, Ferhat Abbas, a su utiliser le savoir acquis à l’école pour mettre en cause le régime colonial. Il tire ainsi des parallèles entre les héros de la Révolution française de 1789 et les héros modernes du nationalisme algérien. Les élus d’Algérie qui craignaient l’émancipation musulmane par la voie scolaire ont finalement eu raison. En effet, la majorité des chefs nationalistes étaient des hommes instruits, ce qui montre que l’école a bien été une institution libératrice, mais non pas dans le sens voulu par les autorités françaises.

5.7 Projet de déculturation Suite à l’aversion de la population musulmane pour l’école primaire française, l’on peut constater que l’assimilation qui y était pratiquée était bien trop agressive. Certains parleraient même d’une acculturation. Cette tendance a été confirmée à plusieurs reprises, soit par les

139 La proclamation du Gouvernement provisoire de la République algérienne a lieu le 19 septembre 1958 lorsque sa constitution est officiellement annoncée. Pendant les négociations de paix, aboutissant aux accords d’Evian de 1962, le GPRA sera l’intermédiaire du peuple algérien face au gouvernement de la France. 46 historiens, soit dans la littérature algérienne. L’identité musulmane a très peu de valeur aux yeux de Français et est facilement repoussée par l’identité dominante : l’identité républicaine. Le multiculturalisme devient un terme péjoratif pour les autorités françaises, qui souhaitent que seuls les indigènes fassent l’effort de s’assimiler aux Français. En effet, en devenant citoyen français, l’indigène est forcé à abandonner toute trace d’une autre culture. La preuve, le musulman qui opte pour la nationalité française pendant la période coloniale doit renoncer à son statut personnel. Parmi les musulmans d’Algérie, très attachés à leur religion, la plupart préfèrent garder leur statut d’indigène, de citoyen de seconde zone. Ce fort attachement peut donc expliquer le refus de certains indigènes de l’assimilation française. Cette pression du gouvernement français a eu pour seul résultat durable « un raidissement de l’Islam. »140 Lorsque l’école primaire commence à s’adapter aux jeunes musulmans, et passe d’une institution assimilatrice à une institution d’intégration après la Seconde Guerre mondiale, il est déjà trop tard.

En regardant de plus près les écoles primaires qui étaient déjà en place en Algérie avant l’arrivée des colonisateurs, l’on constate que la religion y jouait un rôle très important, que ce soit une medersa musulmane ou une école juive. En effet, l’enseignement de la religion était une partie aussi importante de l’éducation des indigènes que l’acquisition des savoirs de base. Cette finalité religieuse se heurte à l’école française, qui est d’abord marquée par le catholicisme, et ensuite laïcisée en 1883, ce qui fait disparaître la religion de l’enseignement public.

5.8 L’exclusion de l’arabe Si la France n’a pas su respecter la devise de la République dans l’application de ses lois en Algérie, elle a au moins respecté la bonne application de la langue française141 dans l’enseignement. En effet, seul le français permet la communication entre les deux peuples d’Algérie. L’exclusion de l’arabe dans l’école primaire a été appliquée à une date précoce. De plus, les autorités rendent difficile la situation des écoles précoloniales, ce qui veut dire qu’il était quasiment impossible pour les indigènes d’avoir un enseignement dans leur langue maternelle. En effet, l’arabe était perçu comme une menace pour l’identité française, qui évolue peu, et ne s’ouvre pas à des éléments de culture indigène au cours de la période

140 Hildebert Isnard, Aux origines du nationalisme algérien dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, numéro 4, 1949 141 La langue officielle de la France est le français depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, assurant l’exclusivité du français dans les documents officiels au détriment du latin et des langues régionales. 47 coloniale. Dans les écoles peu nombreuses où l’arabe est autorisé, son usage est sous strict contrôle, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La politique scolaire de l’après-guerre diffère de celle menée auparavant surtout en ce qui concerne la reconnaissance de l’identité algérienne. L’apprentissage de l’arabe sera désormais permis, et dans certaines institutions, comme les Centres sociaux éducatifs, il est même encouragé.

5.9 Le seuil d’éducation – politique menée jusqu’en 1943 Le système éducatif français forme depuis le début des producteurs et des débouchés dont la colonisation a besoin. Les élèves indigènes ayant terminé leurs études primaires, sont dissuadés de poursuivre leur formation, et n’ont d’autres possibilités que de se lancer dans des métiers qui leur sont assignés par l’école coloniale : ouvrier, paysan etc. Quand ils arrivent à la fin de l’école primaire, ils ont atteint leur seuil d’éducation : les savoirs de bases sont acquis. Or, la France n’a pas besoin d’indigènes plus instruits, plus disposés à poser des questions sur la répartition injuste des droits et des privilèges du système colonial. La tâche de l’école indigène est déjà accomplie : elle a créé des producteurs et des consommateurs. Conformément à la pensée de Jules Ferry, l’Algérie sert ainsi la France. Le taux de scolarisation, qui reste peu élevé durant toute la période coloniale, correspond donc à la demande de main-d’œuvre qualifiée.

5.10 L’élite musulmane La minorité des musulmans qui réussissaient à passer dans les institutions d’enseignement secondaire et supérieur formait une élite. Cette petite élite était voulue par le gouvernement français. En effet, en prenant en considération le fait que cette élite constituait une petite minorité, elle était, selon les Français, facile à contrôler. Aïssa Kadri le confirme :

« L’école n’a pas eu d’effet important sauf à produire une toute petite élite, très différenciée, en instituteurs et en médersiens et quelques universitaires (qui se comptaient sur les doigts d’une main pour les sciences exactes et l’ingéniorat), dont la colonisation pensait qu’elle devait servir de canaux de contrôle de la société. »142

D’après les autorités françaises, cette élite pouvait être manipulée à mener la politique des élus d’Algérie, et à cause de son ethnicité, elle pouvait aussi inspirer la confiance chez les musulmans.

142 Aïssa Kadri, Les enseignants français en Algérie 1945-1965, LDH Toulon, 20 mars 2008 48

5.11 La contradiction de l’éducation coloniale La politique scolaire coloniale menée en Algérie a été très tôt et jusqu’à une date tardive prise au piège d’une contradiction insurmontable : « Eduquer, c’est acculturer et intégrer, mais c’est en même temps éveiller les consciences. »143 En effet, en scolarisant les indigènes, il y a le danger qu’ils se servent des connaissances acquises pour mettre en cause le rapport colonial : les autorités françaises risquent donc que les écoliers musulmans se posent des questions sur l’injustice de leur propre situation.

Cette contradiction peut être évitée en établissant le seuil minimal d’éducation, ce que Jules Ferry a proposé. Ce seuil permet à l’école primaire de servir d’outil de domination et ainsi garder les indigènes sous l’autorité du gouvernement français : « […] on peut sans forcer les faits déceler un invariant à l’ensemble des politiques scolaires en ce qu’elles ont toujours tenté de ne pas impliquer massivement les Algériens et en tous les cas jamais au-delà d’un seuil minimal d’éducation. »144

Il est vrai qu’un changement de politique dans le domaine scolaire voit le jour pendant la Seconde Guerre mondiale. L’école va désormais essayer de se transformer en une institution libre et juste. Malheureusement, cette prise de conscience tardive ne changera pas l’avis de la population musulmane nationaliste.

6 Conclusion : Un bienfait de la colonisation ? « En fin de compte, l’assimilation de l’Algérie à la France fut-elle jamais autre chose qu’un mythe ? Ce ne fut une réalité que pour une minorité de ses habitants. Ce fut une formule de moins en moins invoquée après la Seconde Guerre mondiale, même si certaines déclarations en exprimèrent la nostalgie. »145

Au cours de la période coloniale, la France a fait le choix de l’immobilisme dans sa politique scolaire. Les régimes et leurs différentes politiques se sont succédé, mais leur impact sur le taux de scolarisation reste le même. L’école primaire était censée jouer un rôle clé dans la politique d’assimilation en Algérie, mais par manque de soutien du gouvernement, elle n’a pas réussi. Bien que les autorités françaises montrent une volonté de changement sous la pression du monde extérieur et de la rébellion musulmane pendant et surtout après la Seconde

143 Aïssa Kadri, Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie : Colloque pour une histoire critique et citoyenne – le cas de l’histoire franco-algérienne, 20 juin 2006 144 Aïssa Kadri, Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie, 25 145 Guy Pervillé, La France en Algérie – 1830-1954, 446 49

Guerre mondiale, un problème d’une telle ampleur s’avère impossible à résoudre après plus de 100 ans de politiques scolaires ratées. L’intégration des indigènes par l’école primaire, politique pratiquée à partir de la fin des années 40, a été trop tardive, et pas assez étendue. En fin de compte, la faillite de l’assimilation a creusé un fossé entre les deux communautés où le nationalisme algérien est né et a continué à grandir.

Pour ceux qui y avaient accès, l’école, était-elle un bienfait de la colonisation ? D’après la littérature algérienne, la réponse est non. L’école abandonne l’écolier musulman, perplexe et désormais aliéné de sa propre culture, dans un vide. Pourtant, l’école primaire française a, sans vraiment s’en rendre compte, semé le grain de rébellion dans l’esprit de certains jeunes musulmans. La majorité des chefs nationalistes étaient en effet des hommes instruits, qui ont dû trouver une bonne partie de leurs idées de liberté et d’émancipation dans l’enseignement républicain.

La politique d’intégration qui marque les années d’après-guerre aurait très bien pu fonctionner si elle avait été lancée 100 ans plus tôt. En effet, des projets modernes, comme les Centres sociaux éducatifs et les Sections administratives spécialisées, ont accompli un travail très important dans les milieux ruraux. Ils ont également su s’adapter aux musulmans, et non le contraire. Par contre, l’assimilation forcée qui avait été pratiquée jusque-là ne servait qu’à provoquer un peuple qui restait très attaché à sa culture. La pratique d’une intégration passant par l’école primaire adaptée à ce peuple, en construisant ensemble une identité commune qui inclut des éléments à la fois de la culture française et de la culture indigène aurait pu changer le résultat du projet assimilateur de la France en Algérie : de l’échec total à une coexistence pacifique.

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