La bière, entre terroir et savoir-faire local. Une étude de l'ancrage régional des microbrasseries du Bas-Saint- Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine

Mémoire

Simon Rioux

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Simon Rioux, 2019

La bière, entre terroir et savoir-faire local Une étude de l’ancrage régional des microbrasseries du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine

Mémoire

Simon Rioux

Sous la direction de :

Sabrina Doyon, directrice de recherche

Résumé

Cette étude a comme sujet l’ancrage régional des microbrasseries situées au Bas-Saint- Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, deux régions du Québec éloignées des grands centres. Cet ancrage régional dont font preuve ces microbrasseries est observé sous différents angles : la provenance locale des matières premières utilisées dans la fabrication de bière, la qualité de terroir attribuée à ces bières, la mise en marché essentiellement locale des produits, l’importance sociale de ces établissements dans leur communauté et finalement les représentations symboliques régionales que l’on peut retrouver sur les étiquettes de bière. L’analyse est effectuée à l’aide des concepts de consommation locale et de terroir. Santé!

Mots-clés : Bière, Microbrasserie, Consommation locale, Terroir, Régions éloignées, Anthropologie

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Abstract

The subject of this study is the regional implantation of microbreweries located in Bas- Saint-Laurent and Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, two regions of Quebec that are distant from urban centers. The regional implantation that these microbreweries demonstrate is observed from different angles : the local origin of resources used in the making of , the quality of terroir assigned to the beer, the local marketing of the products, the social significance of the pub in their community and finally the symbolic regional representations that can be found on beer labels. The analysis is carried out with the concepts of local consumption and terroir. Cheers!

Keywords : Beer, Craft beer, Local consumption, Terroir, Rural areas, Anthroplogy

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Table des matières

Résumé ...... III Abstract ...... IV Table des matières ...... V Liste des illustrations ...... VIII Remerciements ...... X Avant-propos ...... XI Introduction – La genèse d’une étude sur le monde microbrassicole ...... 1 1. Chapitre 1 : Cadre conceptuel et méthodologie : de la consommation locale au concept de terroir en anthropologie ...... 4 1.1. La consommation locale ...... 4 1.1.1. Anthropologie et alimentation ...... 4 1.1.2. La consommation alimentaire locale ...... 5 1.2. Le terroir ...... 9 1.2.1. Le terroir en anthropologie...... 10 1.2.2. Le terroir québécois ...... 14 1.2.3. L’authenticité du produit de terroir ...... 16 1.2.4. La bière de microbrasserie québécoise comme produit du terroir ...... 18 1.3. L’alcool dans les sciences humaines et sociales ...... 20 1.3.1. L’anthropologie de l’alcoolisation ...... 21 1.3.2. La bière étudiée sous l’angle social, culturel et symbolique ...... 23 1.3.3. L’étude de la bière et de l’alcool au Québec et au Canada ...... 26 1.4. Méthodologie ...... 29 1.4.1. Question et objectifs de recherche ...... 29 1.4.2. Paradigme méthodologique et stratégie de recherche ...... 30 1.4.3. Choix du terrain ...... 30 1.4.4. Échantillonnage ...... 32 1.4.5. Outils d’enquête ...... 34 1.4.7. Considérations éthiques ...... 37 2. Chapitre 2 : Le contexte brassicole québécois ...... 38 2.1. L’histoire de la bière en Nouvelle-France et dans la province du Québec ...... 38 2.1.1. La bière en Nouvelle-France ...... 38 V

2.1.2. Contexte d’émergence des grandes brasseries actuelles ...... 40 2.1.3. Le renouveau brassicole au Québec : première et deuxième vague de microbrasseries ...... 42 2.2. Le monde microbrassicole québécois actuel ...... 44 2.3. La scène microbrassicole du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine : portrait des microbrasseries étudiées ...... 46 2.3.1. L’industrie brassicole du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine .. 47 2.3.2. Portrait des microbrasseries étudiées ...... 49 3. Chapitre 3 : Provenance des matières premières, terroir et offre localisée ...... 65 3.1. La provenance des matières premières ...... 65 3.1.1. La céréale ...... 66 3.1.2. Le houblon ...... 72 3.1.3. L’eau ...... 77 3.1.4. La levure ...... 81 3.1.5. Les autres ingrédients ajoutés ...... 86 3.2. La bière de microbrasserie : vers un produit du terroir? ...... 90 3.2.1. Sous quelles conditions la bière de microbrasserie est-elle ou n’est-elle pas un produit du terroir? ...... 91 3.2.2. En quête d’une bière 100% Québec ...... 95 3.2.3. Le cas de la fermentation spontanée ...... 98 3.3. La mise en marché ...... 101 3.3.1. Le volume de bière produite et la demande locale...... 102 3.3.2. Différentes options de distribution ...... 104 3.3.3. L’offre locale ...... 107 4. Chapitre 4 : L’importance sociale et l’imaginaire visuel des microbrasseries ...... 115 4.1. L’importance sociale des microbrasseries dans leur région...... 115 4.1.1. Les pubs, lieux de rassemblements ...... 116 4.1.2. D’un côté un savoir-faire local, de l’autre une fierté locale ...... 121 4.1.3. La conscience sociale des brasseurs, vers un objectif commun ...... 124 4.1.4. Des bénéfices pour les régions ...... 128 4.2. Bière de microbrasserie et symbolisme ...... 132 4.2.1. L’histoire locale ...... 135 4.2.2. L’environnement dans lequel est situé la microbrasserie ...... 140 4.2.3. Le folklore ...... 150

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4.2.4. La religion ...... 152 4.2.5. Autres thèmes divers ...... 154 Conclusion – Pour une meilleure compréhension de l’ancrage régional des microbrasseries ... 160 Bibliographie ...... 165 Annexe 1 – Tableau de l’augmentation du nombre d’entreprises brassicoles au cours des années au Québec ...... 173 Annexe 2 – Schémas d’entretien ...... 174 Annexe 3 – Carte des microbrasseries de la Route des bières de l’est du Québec ...... 177 Annexe 4 – Grille d’observation (Roberge 2007 dans...... 178 Coulombe-Demers 2015 : 145) ...... 178 Annexe 5 – Thèmes utilisés dans l’image de marque des microbrasseries étudiées ...... 179 Annexe 6 – Descriptions retrouvées sur les étiquettes de bières et/ou commentaires des brasseurs concernant le concept derrière le nom et l’imagerie des bières ...... 180

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Liste des illustrations

Illustration 1: Vue aérienne de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête ...... 49 Illustration 2 : La microbrasserie Pit Caribou, Anse-à-Beaufils ...... 51 Illustration 3 : Microbrasserie le Naufrageur, Carleton-sur-Mer ...... 53 Illustration 4 : La façade de la Fabrique, Matane...... 54 Illustration 5 : La microbrasserie Tête d’Allumette, Saint-André-de-Kamouraska ...... 55 Illustration 6 : Le four situé juste en-dessous de la cuve d’ébullition, essentiel à la méthode de brassage sur feu de bois ...... 56 Illustration 7 : La microbrasserie Le Malbord, Sainte-Anne-des-Monts...... 56 Illustration 8 : Illustration 2 : Champ de trèfles sur le côté de la Brasserie Auval ...... 57 Illustration 9 : Le Secret de Dieux, situé dans l’ancien monastère de Pohénégamook ...... 59 Illustration 10 : La façade du Caveau des Trois-Pistoles, Trois-Pistoles ...... 60 Illustration 11 : L’intérieur du Caveau, avec la scène sur le côté droit...... 61 Illustration 12 : La Microbrasserie Cap Gaspé, Gaspé...... 62 Illustration 13 : La Microbrasserie Au Frontibus, Rivière-au-Renard ...... 63 Illustration 14 : Malts torréfiés et houblons en granule chez Pit Caribou, Anse-à-Beaufils...... 73 Illustration 15 : Une partie du chai chez Pit Caribou, où sont entreposées les bières qui maturent en barriques ...... 83 Illustration 16 : Le coolship de Pit Caribou, situé dans un petit bâtiment derrière la brasserie.... 99 Illustration 17 : Le système de brassage de la microbrasserie Cap Gaspé à Gaspé ...... 103 Illustration 18 : La salle de brassage de la microbrasserie Le Secret des Dieux à Pohénégamook ...... 107 Illustration 19 : Logo de La Fabrique Source : Page Facebook de la Fabrique...... 136 Illustration 20 : La Salamagone (une ambrée bien houblonnée), la Rivière Blanche (une Witbier), et la Gros Chars (une IPA houblonnée entre autres au Citra) de La Fabrique...... 136 Illustration 21 : Source : Site internet du Naufrageur...... 137 Illustration 22 : La Léonne et la Corte-Real du Naufrageur. Source : Site internet du Naufrageur...... 138 Illustration 23 : La Terre Ferme (IPA) et la Corne de Brume (Scotch Ale) d’À l’Abri de la Tempête...... 141 Illustration 24 : Logo d’À l’Abri de la Tempête...... 141 Illustration 25 : Logo de la Brasserie Auval...... 142 Illustration 26 : La Pistoloise (une Irish Red Ale), la Guerre des Clochers (un de seigle) et la Dame des Neiges (une Witbier à l’épinette et au sapin) du Caveau des Trois-Pistoles...... 144 Illustration 27 : L’Hypernova (une IPA américaine) de l’Octant...... 145 Illustration 28 : Le logo et les bouteilles de la microbrasserie Cap Gaspé...... 147 Illustration 29 : La Blonde de l’Anse (Ale blonde), l’Arlquin (Double NEIPA), la Brett Session IPA (une Session IPA fermentée avec levure sauvage brettanomyces) et la américaine (Brown Ale bien houblonnée) de Pit Caribou...... 149 Illustration 30 : La Blanche de Fox de la Microbrasserie Au Frontibus ...... 151 Illustration 31 : La Voile de la Mariée (Witbier aux graines de chanvre) et la Collin (une Ale ambrée d’inspiration irlandaise). Source : Site internet du Malbord...... 152 Illustration 32 : Logo de la microbrasserie Le Secret des Dieux ...... 154

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Illustration 33 : Logo de Tête d’Allumette, illustration de la Blanche Tête et les Sept Grains (Witbier multigrain) et illustration sur les cruchons de 1L à emporter...... 156

IX

Remerciements

J’aimerais remercier tout d’abord ma famille, mon amoureuse, ma belle-famille et mes amis pour leur soutien constant. Je salue spécialement les gars de L’amateur de bière et l’équipe de la Boîte à Bière avec qui je peux partager cette passion commune qu’est la bière. Un énorme merci à ma directrice de recherche Sabrina Doyon pour ses conseils judicieux et pour m’avoir poussé à dépasser mes limites dans la réalisation de ce projet. Finalement, merci aux brasseurs et aux participants, sans qui la matérialisation de ce mémoire n’aurait tout simplement pas pu être possible. Tout anthropologue qui a véritablement le souci de l’Autre vous confirmera qu’il travaille non pas avec des sujets d’étude mais bien avec des collaborateurs : Audrey-Anne Côté de la microbrasserie Cap Gaspé, Benoît Couillard de la Brasserie Auval, Élise Cornellier Bernier de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête, Félix Labrecque de la microbrasserie Le Malbord, Daniel Blier de la microbrasserie Le Secret des Dieux, Hugues Turcotte de la microbrasserie L’Octant, Louis-Franck Valade de la microbrasserie Le Naufrageur, Martin Desautels de la microbrasserie Tête d’Allumette, l’expert en bière Martin Thibault, Nicolas Falcimaigne du Caveau des Trois-Pistoles, Patrick Leblanc de la microbrasserie Au Frontibus et Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou. Merci à tous pour ces rencontres plus qu’enrichissantes et au plaisir de se recroiser dans le futur autour d’une bière!

Je dédie ce mémoire aux amateurs de bonne bière ainsi qu’au partage et à l’entraide qui règne au sein de la communauté bière québécoise. Je lève mon chapeau à la culture bière, grandissante dans la province. Je remercie profondément chaque personne m’ayant permis de réaliser ce mémoire sur le thème de la bière, un breuvage fascinant aux multiples facettes et qui relève sans doute de l’un des plus grandioses savoir-faire humains.

Santé!

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Avant-propos

Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi la bière comme thème de mon mémoire en anthropologie. Je m’intéresse à ce breuvage au moins depuis que j’ai l’âge légal de consommer de l’alcool. Très rapidement, j’ai voulu en savoir plus, goûter à différents styles, connaître les façons de la fabriquer, comprendre les différentes caractéristiques qu’elles possèdent, les diverses formes qu’elle peut revêtir… Après avoir fait l’essai de tout ce que je pouvais trouver à l’époque dans la région (étant né dans la petite ville de Trois-Pistoles au Bas-Saint-Laurent), je me suis mis à compiler des notes de dégustation. En déménageant à Québec pour mes études universitaires au baccalauréat en anthropologie, encore plus de produits microbrassicoles m’étaient rendus accessibles, à mon grand bonheur. J’ai travaillé à temps partiel pendant toutes ces années d’études à la Boîte à Bières, un commerce spécialisé en bières de microbrasseries situé à Sainte-Foy, dans lequel j’ai pu découvrir encore plus de bières et de microbrasseries. C’est au même moment où, avec des amis, nous avons mis en ligne le site internet L’amateurdebière.com sur lequel nous présentons nos dégustations avec le plus de détails qu’il nous en est possible. C’est donc l’amalgame de mon lieu de naissance en région, cette passion pour la bière et ces études au baccalauréat en anthropologie sociale et culturelle de l’Université Laval qui a rendu évident le sujet que j’ai voulu aborder dans mon mémoire.

J’espère que vous aurez autant de plaisir à consulter ce mémoire que j’en ai eu à le rédiger. Malgré la route ardue par laquelle tout étudiant à la maîtrise doit cheminer, la documentation de ce monde fascinant qu’est l’industrie microbrassicole québécoise actuelle fût pour moi la motivation première de l’écriture de ce mémoire. L’exercice du travail de terrain et la connaissance que celui-ci apporte se doit d’être partagée et c’est avec cet objectif en tête que je vous présente les résultats de ce travail, laborieux, complexe, mais extrêmement captivant et enrichissant.

XI

Introduction – La genèse d’une étude sur le monde microbrassicole

La bière de microbrasserie est de plus en plus populaire en ce moment dans plusieurs pays occidentaux, que ce soit au Canada, aux États-Unis et dans différents pays européens. Le Québec n’y échappe pas, cet engouement grandissant se retrouvant autant du côté des consommateurs que des producteurs. En effet, la bière de microbrasserie semble rejoindre un nombre de plus en plus grand de consommateurs, ce nombre croissant au même rythme que celui de l’émergence faste de microbrasseries dans la province au courant des dernières années. Selon un portrait statistique produit par la firme Nielsen au cours des mois d’octobre et novembre 2016, 31% des ménages canadiens constitués d’au moins une personne ont acheté des bières de microbrasseries et 38% des Québécois se sont tournés vers les microbrasseries au cours des trois derniers mois (The Nielsen Company 2017). De plus, toujours d’après cette étude, les milléniaux se tournent plus vers la bière de microbrasseries que les baby-boomers (The Nielsen Company 2017). La prolifération des microbrasseries attire en effet de plus en plus de consommateurs, curieux de découvrir des produits plus audacieux et innovateurs que ce que proposent habituellement les grandes brasseries industrielles. C’est un monde de saveurs qui s’ouvre désormais devant l’amateur de bière. Et cette multiplication du nombre de microbrasseries dans la province est assez impressionnante : « De 2011 à 2017, le nombre d'entreprises brassicoles a presque doublé au Québec » (AMBQ 2017), passant de 102 à 190 permis de brasseurs (voir le tableau à l’Annexe 1).

Il s’agit d’une industrie en croissance qui possède de plus en plus de poids sur le marché de la bière au Québec. Les grands brasseurs observent en effet les microbrasseries prendre des parts de marché à leur détriment, lentement mais sûrement. Pour Francine Rodier, professeure au département de marketing à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM, « La consommation locale est un incontournable et c'est en croissance. C'est une pierre angulaire. […] Les microbrasseries sont exactement dans le bon giron » (Lacroix- Couture 2015). Cette conscience des consommateurs pour l’acte de consommer local les amène à s’identifier à leur microbrasserie locale et à encourager leurs producteurs locaux. D’après l’expert en bières Philippe Wouters, « Les gens s'associent à leurs brasseries locales, à leurs brasseries régionales, comme on l’a fait avec le fromage en 2004-2005 » (Lacroix-Couture 2015). 1

Pratiquement chacune des régions du Québec possède des microbrasseries (à la seule exception du Nord-du-Québec), chacune se démarquant à sa façon. Dans ce travail de recherche, je m’intéresse principalement aux microbrasseries situées dans les régions administratives du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, les deux régions possédant actuellement le plus grand ratio de microbrasseries par habitant. Les microbrasseries qui s’y trouvent se démarquent également de plus en plus à l’échelle de la province, d’abord pour la qualité de leurs produits mais aussi par leur forte tendance à s’ancrer dans leur région respective. J’énonce donc ma question de recherche principale ainsi : « De quelles façons les microbrasseries situées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine s’ancrent-elles dans leur région? ». J’explorerai à l’aide de ce mémoire différentes façons, correspondant chacune à un objectif de recherche, avec lesquelles les microbrasseries étudiées se rattachent à leur région, que ce soit à leur environnement, à leur territoire, à leur histoire ou à leur communauté.

Plan du mémoire

Dans ce mémoire, un premier chapitre sera consacré aux concepts qui ont été utilisés lors de l’analyse des données récoltées pendant le travail de terrain ainsi qu’à la méthodologie mobilisée. Dans un premier temps seront décortiqués les concepts de consommation locale et de terroir, en faisant ressortir de quelles façons ils ont pu être utilisés préalablement en sciences sociales et principalement en anthropologie. C’est par la suite, dans le cadre méthodologique, que sera énoncée la question de recherche principale, les objectifs de recherche ainsi que les différents éléments liés à la méthode et aux techniques employées lors du travail de terrain.

Dans un second chapitre, le sujet de ce présent travail de recherche sera contextualisé. Nous aborderons les développements de l’industrie brassicole à partir de l’arrivée des premiers Européens en Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui. Les microbrasseries étudiées ici seront également présentées plus en détails et mises en contexte.

Le troisième chapitre, qui est le premier de deux chapitres ethnographiques, servira à répondre à trois des objectifs de recherche. Nous aborderons d’abord la provenance des 2

matières premières (malt, houblon, eau, levure et autres adjuvants) qui entrent dans la fabrication de bière des microbasseries étudiées. Par la suite, diverses questions que soulève la notion de terroir dans le cas des bières de microbrasserie seront abordées. Finalement, les différents types de mise en marché utilisées par les microbrasseries seront étudiés, toujours dans l’optique d’observer de quelles façons les microbrasseries du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine s’ancrent dans leur région.

Le quatrième et dernier chapitre permettra quant à lui de répondre aux deux autres objectifs de recherche. Il sera d’abord question de l’importance sociale des microbasseries dans leur région, de quels rôles ces établissements en tant que lieux physiques (par l’entremise de leur pub par exemple) peuvent jouer dans leur communauté au niveau social. Pour terminer, une analyse des étiquettes des bières des microbrasseries pourra nous dévoiler, d’un point de vue plus symbolique, de quelles façons les microbrasseries du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine s’ancrent encore une fois dans leur région.

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1. Chapitre 1 : Cadre conceptuel et méthodologie : de la consommation locale au concept de terroir en anthropologie

Dans ce premier chapitre, je présenterai d’abord le cadre conceptuel utilisé dans ce travail de recherche. Plus précisément, les concepts de consommation locale et de terroir seront décortiqués puisqu’ils ont été utilisés dans l’analyse des données collectées lors du travail de terrain. Puis, je situerai ce travail de recherche par rapport aux travaux effectués préalablement en sciences sociales et principalement en anthropologie de l’alimentation. La dernière section de ce chapitre sera réservée à la méthodologie. C’est à ce moment où seront posés entre autres la question et les objectifs de recherche.

1.1. La consommation locale

Le concept de consommation alimentaire locale est le premier qui sera utilisé dans l’analyse de ce travail de recherche. Dans cette section, je tracerai d’abord le portrait de l’étude de l’alimentation ou de la consommation alimentaire, au sens plus large, en anthropologie. Puis, je relèverai par la suite plus précisément les principaux travaux dans lesquels ont été étudiées la consommation alimentaire locale et cette idée de consommer des produits fabriqués localement, en présentant leurs conclusions.

1.1.1. Anthropologie et alimentation

L’étude de l’alimentation en anthropologie est pertinente puisqu’il s’agit d’une façon de comprendre ces pratiques qui font partie intégrante du quotidien des différentes sociétés humaines. On estime que la première anthropologue à s’être penché sur le sujet de l’alimentation est Audrey Richards, une Britannique issue du courant fonctionnaliste qui a étudié en 1939 l’organisation économique et sociale des Bemba de Rhodésie (Fournier 2016). L’alimentation, en tant que champ d’intérêt de l’anthropologie, est considérée comme l’une de ces pratiques fondamentales qui peut permettre au chercheur de saisir certains aspects de la vision du monde d’une culture ou d’une société en particulier. En plus de subvenir aux besoins physiologiques plusieurs fois par jour, l’ingestion d’aliments 4

ou de boissons possède une charge symbolique (Rasse et Debos 2006 : 2). La diversité des aliments, des repas et des pratiques qui entourent cette ingestion met en relief la diversité des pratiques alimentaires que l’on peut retrouver chez différentes sociétés ou groupes humains. D’autant plus, « « L’Autre, comme l’écrit Françoise Héritier-Augé, c’est d’abord celui qui ne mange pas comme soi » (1985 : 61). L’alimentation serait, autrement dit, le socle à partir duquel se développent les identités individuelles et collectives » (De Suremain et Katz 2008). En plus d’occuper cette fonction vitale, l’alimentation devient souvent un symbole d’identité : « you eat what you are » (Fox 2015 : 2).

Plusieurs recherches en anthropologie ont pu démontrer que l’étude de l’alimentation peut révéler des valeurs symboliques, des imaginaires, des constructions de mémoires collectives ou encore dévoiler certaines caractéristiques identitaires d’une société humaine (Mintz et Du Bois 2002). Toutefois, dans une dynamique mondiale globalisée, l’alimentation est également affectée par les processus d’industrialisation et d’ouverture des marchés sur le monde (Phillips 2006). L’alcool (et la bière, qui nous intéresse ici plus précisément) faisant partie de l’alimentation humaine, son étude est pertinente afin de comprendre certaines dynamiques qui prennent place dans les sociétés.

1.1.2. La consommation alimentaire locale

Bien que ce ne soit plus forcément le cas aujourd’hui dans un contexte mondialisé, on peut dire qu’à la base, l’humain se nourrissait de ce qui était disponible sur son territoire, à proximité de son lieu de vie :

Comme le soulignait l'anthropologue américaine Margaret Mead, les sociétés humaines font un tri parmi les virtualités alimentaires qui leur sont offertes par le milieu et que les moyens techniques dont elles disposent mettent à leur portée. Certes, la survie d'un groupe humain exige que son régime alimentaire satisfasse les besoins nutritionnels. Mais le niveau de satisfaction de ces besoins, dont la définition reste objet de controverse, varie d'une société à l'autre, qualitativement et quantitativement (De Garine 1987 : 4).

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Les différents modèles alimentaires sont des éléments qui distinguent les individus, les cultures et les sociétés. La consommation est d’ailleurs un thème qui est nécessairement lié au territoire et dont le lien a avant tout été étudié par les géographes. On peut faire un parallèle avec le concept de terroir lorsque la consommation prend la forme de traditions alimentaires qui sont liées à un territoire précis, et qu’un goût typique à ce territoire en vient à être associé à cet aliment, chose dont nous discuterons un peu plus loin.

Le concept de consommation locale pourrait être défini comme suit : « La consommation alimentaire locale est en effet majoritairement abordée comme la consommation de produits conçus et transformés dans un espace géographique restreint. L’idée sous-jacente est que le produit doit être consommé le plus près possible de son lieu de production (Roininen et al. 2006 ; Seyfang 2006) et que les liens entre producteurs et consommateurs doivent être facilités » (Roininen et al. 2006 ; Seyfang 2006 dans Merle, Piotrowsky et al. 2011). Le concept me sera utile ici afin de démontrer cette proximité entre le consommateur et le producteur dans le cas des microbrasseries situées au Bas-Saint- Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. En ce sens, Coulombe-Demers (2015) et Tremblay (2008) ont effectué des études dans lesquelles ils ont relevé l’importance de l’ancrage au territoire dans la production et la consommation de bière de microbrasserie au Québec.

Pour Coulombe-Demers (2015), c’est l’importance des ingrédients provenant du terroir québécois dans les bières de style Anneddale qui lui procure cette qualité de terroir et cette valorisation du patrimoine québécois liée à la consommation locale. Il s’agit en quelque sorte de la création d’une tradition brassicole québécoise qui s’opère avec ce nouveau style de bière conçu à 100% avec des ingrédients québécois (malts québécois, eau québécoise, houblons québécois, levure Jean-Talon ayant été isolée au Québec, sapin baumier, etc.), en faisant un style 100% local pour les consommateurs désirant encourager les productions de chez eux. Tremblay de son côté, affirme que « Nos enquêtes auprès des cinq brasseurs révèlent clairement que l'emplacement de la brasserie n'est pas le fruit du hasard, mais relève plutôt de différents facteurs qualitatifs » (Tremblay 2008 : 59). En effet, des facteurs tels que la disponibilité d’ingrédients dans le milieu, le lieu de naissance du brasseur et la dynamique locale et communautaire peuvent déterminer le lieu d’établissement d’une microbrasserie, qui sera donc nécessairement ancrée dans son 6

milieu, que celui-ci soit rural ou urbain. L’auteur affirme également que les microbrasseries qui s’implantent dans un milieu rural peuvent devenir des agents économiques importants et une façon pour le consommateur de faire rouler cette économie liée à la consommation locale (Tremblay 2008 : 61). Malgré cela, « Qu’elles soient urbaines ou rurales, les microbrasseries participent de diverses façons au développement de leur milieu » (Tremblay 2008 : 61), le consommateur qui les encourage se procurant de la bière produite localement.

Toujours au Québec, Chazoule et Lambert parlent de cette fidélisation du consommateur face aux producteurs, une proximité qui joue un rôle autant sinon plus grand que l’ancrage territorial dans l’appréciation et la valorisation de produits de terroir : « les consommateurs cherchent à retrouver les producteurs locaux chez lesquels ils ont l’habitude d’acheter. Ainsi se construit peu à peu une proximité entre le producteur et le consommateur, cette proximité favorisant la fidélisation de la clientèle. C’est bien cette proximité qui au bout du compte qualifie le produit, plus encore que son ancrage territorial » (Chazoule et Lambert 2011 : 22).

On pourrait tracer des liens entre le développement du créneau des fromages fins au Québec et la consommation actuellement grandissante de bière provenant de microbrasseries québécoises. La reterritorialisation effectuée par les fromages québécois (mais inspiré de traditions européennes, tout comme un bon nombre de styles de bières de microbrasserie d’ailleurs) crée un attachement particulier pour le consommateur qui se rattache alors plus aux produits locaux qu’aux importations : « La relocalisation des pratiques alimentaires s’exprime ici dans des pratiques de consommation renouvelées qui accordent à des produits nationaux une place de choix » (Boulianne 2013 : 227). Cet attachement peut être lié à certaines revendications identitaires qui prennent forme par le biais de la consommation alimentaire.

Pour Bouchard (2006), les microbrasseries « mettent à profit les ressources locales. Elles valorisent l'identité locale. C'est un développement qui est à la portée des ressources régionales et ne dépend pas des grandes manœuvres économiques et multinationales contrôlées ailleurs » (Bouchard, 2006 : 121). Bouchard poursuit en affirmant que les microbrasseries font partie intégrante, au même titre que les petites boulangeries et

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fromageries pour ne nommer que celles-ci, des « nouvelles productions agroalimentaires, biologiques, fermières, artisanales » (2006 : 121) » (Tremblay 2008 : 71). Le geste de consommation d’une bière de microbrasserie québécoise, donc locale, peut également revêtir une certaine valeur politique :

En consommant québécois, le consommateur devient en quelque sorte actif plutôt que passif. Il a le souci que son geste, aussi simple qu'il puisse paraître, œuvre pour la continuité et la vitalité de la société québécoise. En achetant des bières québécoises, le consommateur permet à sa façon de créer et de conserver des emplois au Québec en encourageant l'expertise et le savoir-faire d'ici. Cela assure le développement de cette petite industrie en croissance à l'échelle du territoire provincial et accentue le sentiment de fierté à l'égard des artisans et des produits, de la créativité, de l'originalité et du talent de certains membres de la société (Tremblay 2008 : 106)

Une étude en sociologie a d’ailleurs démontré cette charge symbolique que peut revêtir la consommation dite responsable chez les consommateurs et plus précisément chez les jeunes : « Chez tous les jeunes que nous avons rencontrés, il y a eu, à un moment donné dans leur vie, la découverte que consommer n’est pas un geste anodin, mais un acte chargé de sens » (Quéniart, Jacques et al. 2007 : 187). Les auteurs poursuivent avec les résultats de leurs recherches : « d’une part, la consommation responsable comme manière de défendre une cause, d’affirmer certaines valeurs et d’en rejeter d’autres et, d’autre part, comme prise de responsabilité envers soi-même et envers autrui. » (Quéniart, Jacques et al. 2007 : 187). Il en va donc d’une prise de position pour le consommateur, qui peut être liée à différents facteurs mais qui sont toutes dirigées vers un idéal personnel du « mieux consommer ».

Les régions rurales peuvent également bénéficier de ce type de revalorisation des produits locaux, autant au niveau économique que culturel. « The alternative movements attempt to re-establish practical and discursive links between production and consumption, in doing sot they give these foods a history, on which is largely missing (and often for good reasons) in much of the food industry » (Pratt 2008 : 54). Cela permet de mettre en valeur les produits fabriqués localement, au détriment des produits de masse qui se multiplient dans un contexte de mondialisation : « From one perspective “[t]he farmers market is considered a means of taking back control from the multinationals and contributing to local 8

communities revitalization » (Sanderson et al. 2005 : 12). Il se trouve donc sans doute dans cet engouement de plus en plus fort pour les produits de microbrasserie, et possiblement encore plus en région, un désir de valoriser ou de revaloriser les produits locaux face à ce marché globalisé qui propose plutôt des produits homogènes :

En Europe et dans le reste de l’Amérique du Nord, l’émergence des microbrasseries est aussi associée à la volonté de revaloriser le terroir et les appartenances régionales en favorisant la variété des goûts dans la bière. En 1971, en Angleterre, se forme le mouvement Campaign for (CAMRA) pour dénoncer la concentration de l’industrie brassicole qui propose un produit fade et uniforme : une bière « mondialisée » (Parent 2015 : 32).

Dans ma recherche, je retiens du concept de consommation locale la valorisation d’un type d’économie dans laquelle le consommateur préfère les produits de sa région (ou province) plutôt que les produits étrangers. Dans un effort de consommation locale, le consommateur choisi également les produits confectionnés à une échelle plus petite, artisanale, par opposition aux processus de production industriels, ou « de masse ». Le concept sera utilisé afin de comprendre comment les microbrasseurs arrivent à valoriser leurs produits pour qu’ils connaissent un certain succès au Québec, principalement en régions éloignées des grands centres, dans cet esprit d’achat de produits alimentaires fabriqués localement.

1.2. Le terroir

Le second concept utilisé dans l’analyse de mes données est celui de terroir. Dans cette section, je retracerai l’histoire du concept en anthropologie et les multiples utilisations qui en sont faites. Ensuite, j’explorerai les travaux québécois ayant mobilisé le concept de terroir, étant donné que la présente recherche s’intéresse au terroir québécois, possédant certains traits qui le distingue. Je discuterai par la suite de l’authenticité du terroir, de ces éléments qui peuvent déterminer en quoi un produit du terroir peut être considéré comme tel. Pour finir, j’expliquerai la place qu’occupe la bière de microbrasserie à travers ces produits considérés comme possédant une qualité de terroir. 9

1.2.1. Le terroir en anthropologie

Le concept de terroir désigne en anthropologie l’association qui est effectuée entre un produit (souvent alimentaire, mais pas exclusivement, qu’il soit nourriture ou breuvage) et son territoire de production. Il englobe aussi la relation entre l’humain et ce territoire (généralement agricole) ainsi que les aliments qu’il en retire : « D’abord essentiellement géographique, le terroir représente désormais davantage que la seule référence au territoire. Il serait plutôt l'expression d'une relation étroite entre l'homme et son milieu, entre deux formes de patrimoine, le naturel et le culturel » (Genest 2001 : 12). Cité dans la charte Terroirs & Cultures en 2005 à la suite d’un travail collaboratif entre plusieurs experts (Institut national de la recherche agronomique (INRA), Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), United nations educational, scientific and cultural organization (UNESCO)) définit le terroir de cette façon :

Un terroir est un espace géographique délimité défini à partir d’une communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques, fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains. Les savoir- faire mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité et permettent une reconnaissance pour les produits ou services originaires de cet espace et donc pour les hommes qui y vivent. Les terroirs sont des espaces vivants et innovants qui ne peuvent être assimilés à la seule tradition (Brunschwig, G., Capitaine, M. et al. 2014).

Le concept de terroir, relativement récent en sciences humaines et sociales, a d’abord été développé et utilisé en Europe, et plus précisément en France, par des géographes, des géologues, des agronomes et des technologues (Brunschwig, G., Capitaine, M. et al. 2014 ; Demossier 2011 : 686). Parmi les précurseurs du concept de terroir alimentaire, le géologue James Wilson (1998) a effectué une étude de cas sur les vins de Bourgogne en utilisant le concept de terroir de manière à analyser la production vinicole par rapport à son territoire, incluant par exemple des facteurs naturels comme l’impact des conditions du sol ou du climat sur le produit final.

C’est un peu plus tard que d’autres disciplines (incluant l’anthropologie américaine) se sont réapproprié le concept en y intégrant l’aspect culturel ou social qui est maintenant

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associé au terroir. L’une des premières chercheuses à aller dans cette voie se situe dans les sciences de l’alimentation : Barham (2003) a analysé le terroir en affirmant qu’il s’agissait d’une construction sociale. Avec l’occupation prolongée d’un territoire par un groupe humain se crée une représentation collective des produits qui y sont cultivés (créant un microclimat en quelque sorte), qui viennent à posséder une connotation particulière pour les habitants de ce même territoire : « The French foodview, this sensibility about food and drink, situates their tastes and celebrates their origins » (Barham 2003 : 52).

En anthropologie, Bessière (1998) a effectué une étude des pratiques alimentaires traditionnelles dans la France rurale en lien avec le tourisme. La gastronomie française traditionnelle localisée dans les milieux ruraux peut en effet être considérée comme un terroir par son unicité et son lien avec l’identité des gens de ces régions. Il devient alors intéressant pour les voyageurs de s’immerger de cette culture locale. Fischler (2001) indique par ailleurs l’importance de l’alimentation dans la construction de l’identité d’un humain ou d’un groupe humain, la société ou culture imposant ou orientant nécessairement les comportements alimentaires et donc identitaires chez le mangeur moderne (Tremblay 2008 : 13). Ascher (2005) fait une analyse semblable en démontrant l’importance chez les sociétés industrialisées occidentales de la provenance des aliments et des traditions alimentaires (ainsi que le terroir) comme gage de qualité. Terrio (1996) a pour sa part étudié le cas de la production de chocolat artisanal en France. Elle a observé un regain d’intérêt parmi la population française pour le chocolat « grand cru », de production artisanale et conçu pour la dégustation, en raison de ce désir pour des produits qui se veulent authentiques, traditionnels et locaux.

Le terroir est le théâtre de pratiques localisées issues d’un savoir-faire typique à une région donnée et qui deviennent caractéristiques à celle-ci, une manifestation d’un aspect de la culture locale en quelque sorte. Trubek, en sciences de l’alimentation, parle de taste of place (Trubek 2008) : le goût d’un ingrédient qui est intimement lié à son lieu de production. La notion de « savoir-faire » est aussi très importante dans le concept de terroir puisque c’est ce savoir-faire qui fait le lien entre les gens qui en font preuve et le produit final, issu du terroir. Le terroir se rattache également à l’identité par cette particularité et cette localité des pratiques qui sont effectuées, répétées et perpétuées par les groupes humains qui sont installés sur le territoire : 11

Toutes ces productions ont à voir avec la société locale avec laquelle elles entretiennent un lien plus ou moins fort. Parfois, c’est le soubassement riche et complexe d’une culture qui émerge derrière un produit. C’est le cas pour le beaufort, le comté ou l’abondance, qui mettent en perspective un système d’élevage, un milieu naturel souvent contraignant, une organisation sociale et des pratiques fromagères spécifiques, ou de la châtaigneraie ardéchoise autour de laquelle s’organisèrent les communautés locales pendant des siècles. L’ancrage local, dans d’autres cas, peut se limiter à de simples pratiques techniques, plus ou moins élaborées, qui marquent l’identité (Bérard et Marchenay 2000 : 4-5).

Csergo (2000), historienne de l’alimentation, démontre en France que le terroir, précisément dans la cuisine, est une idée perçue comme relevant de l’authenticité mais aussi envisagée comme quelque chose à protéger pour éviter son extinction qui conduirait à une « uniformisation des goûts » par les produits alimentaires industriels : « délaissant soudain la nouvelle cuisine, celui-ci orchestre une nostalgie de la tradition, de la qualité et de l'authenticité, des saveurs perdues et des légumes oubliés, des nourritures d'enfance devenues nourritures d'en France, des spécialités d'un terroir menacés par une multiplication des ersatz conduisant inévitablement à l'uniformisation des goûts » (Csergo 2000 : 156-157). Csergo poursuit :

L’engouement de ces dernières décennies pour le terroir, qui marquera sans doute davantage l'histoire des représentations que l'histoire des pratiques alimentaires, s'inscrit dans le mouvement général repérable depuis les années 70 dans une France où s'exprime une importante demande d'histoire. La problématique de la « mémoire » envahit dès lors le champ économique et social, notamment autour des notions de commémoration (quand se construit et se déconstruit la mémoire collective) et de patrimoine (Csergo 2000 : 158)

Toujours selon Csergo (2000), le « goût du terroir », tel qu’il est souvent appelé, serait apparemment un phénomène globalisé, présent dans plusieurs pays occidentaux dans une dynamique de retour à la terre, de réunion avec les traditions et de revalorisation des ressources locales. Poulain (1997) parle d’imaginaire du terroir, ou encore de la mythologie du terroir, dans lequel cas le terroir exprime une réalité révolue avec laquelle le consommateur de ce type de produit désire renouer : « C’est cette mémoire fabuleuse et

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mythique du terroir ainsi recréée qui avive et garantit le sentiment d'appartenance et de pérennité d'une population urbaine qu'elle rend à ses racines et à son identité. Dans cette réappropriation et cette revalorisation (patrimonialisation) des cuisines traditionnelles et des savoir-faire locaux, le discours contribue à l'élaboration de stéréotypes culinaires où la ruralité se voit désormais intimement associée à une « qualité » apte à symboliser l'excellence de la France dans toutes ses composantes, dans son sol comme dans ses hommes » (Csergo 2000 : 162). Selon Deshaies (2001), c’est cette vision du terroir qui fait de lui un thème à la mode présentement, qui facilite la vente de produits aux consommateurs en recherche de produits authentiques ou plus ou moins fidèles aux traditions. Finalement, cette valeur positive associée aux terroirs et ce désir de renouer avec les différents terroirs dans les pays occidentaux seraient d’après Delfosse, géographe française, une mode relativement récente : « Pour les fromages ou les vins, le terroir n’a pas toujours été synonyme d’excellence. Longtemps on recherchait l’hygiène et le moderne. C’est la mode des années 1980 qui l’a remis au goût du jour. Ce retour du terroir comme valeur positive est à mettre en parallèle avec la patrimonialisation de la campagne et sa mise en tourisme » (Delfosse 2011). Alors qu’autrefois le terroir était « campagnard » et « non moderne », il est aujourd’hui associé au « vrai », au « naturel ». Cette constatation est également émise par Trubek (Trubek 2008).

L’anthropologue Filipucci (2004), présente aussi le terroir comme un lieu en danger que l’on doit conserver ou protéger, ce qui reflète peut-être la vision populaire du concept : « Terroir, as rural heritage, is often presented as harmonious, coherent, respectful, original, natural, threatened, a setting in which people, space, and time are organically connected » (Filippuci 2004: 79). La définition de Brunschwig, G., Capitaine, M. et al., citée au début de cette section, met aussi en évidence le fait que les terroirs sont des « espaces vivants et innovants », qui ne sont pas stables dans le temps comme on pourrait parfois l’interpréter lorsqu’il est associé au concept de tradition. En effet, le produit de terroir, lorsqu’il est rattaché à la tradition, est souvent considéré comme fixe, immuable ou statique. Toutefois, comme l’expliquent Bérard et Marchenay, compte tenu de son rattachement à l’oralité dans la transmission de son savoir-faire, le produit de terroir possèderait plutôt un caractère mouvant : « Il se trouve que jusqu’à présent, les savoir-faire se sont essentiellement transmis oralement, générant un foisonnement de variantes » (Bérard et Marchenay 2000 :

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13). Plusieurs auteurs en sciences sociales soutiennent que le terroir n’est pas une chose tangible et objective : « Producers have so far refused to contain terroir within a preexisting definition, but this refusal is less the sign of a groundless notion without referent than that of an object "in the making," a production » (Teil 2012 : 492). Il s’agirait plutôt d’un espace mouvant, qui met en relief le rapport entre le producteur et le produit, tout en tenant compte de son histoire, de son territoire et des relations complexes avec celui-ci.

Les anthropologues Bérard et Marchenay, qui ont produit plusieurs ouvrages sur le concept du terroir en sciences sociales en France (Bérard et Marchenay 2000), (Bérard et Marchenay 2004), (Bérard et Marchenay 2006) affirment au sujet de ces productions du terroir qu’« elles croisent l’espace, le temps et reposent sur des savoirs et des pratiques partagés. Elles se situent en un lieu et ont une histoire. En d’autres termes, elles s’inscrivent toutes, de façon plus ou moins marquée, dans une culture » (Bérard et Marchenay 2000 : 2). Autrement dit, le terroir permet l’expression d’un aspect de sa culture par l’entremise des produits qui en sont issus, ceux-ci révélant divers savoir-faire qui mettent en relief le territoire et l’histoire d’où ils proviennent. Les produits du terroir, pour le producteur et le consommateur, font état d’un espace (lieu de production, une région, un territoire) et d’un temps (historique, qui peut référer à la tradition, à la transmission du savoir-faire qui permet l’élaboration de ce même produit). Le produit du terroir projette ainsi la pratique dans l’avenir puisque le consommateur, par l’acte de l’ingestion permet au produit ainsi que toute sa charge historique et territoriale de se perpétuer.

Dans cette recherche, je retiens principalement de la notion de terroir les différents ancrages qu’un produit alimentaire (ici, la bière de microbrasserie) peut connaître face à son territoire ou sa région de production ainsi que le fait que ce produit soit issu du savoir- faire d’un artisan (le brasseur).

1.2.2. Le terroir québécois

Le concept de terroir au Québec englobe différents produits : « fromages, vins, vins de glace, cidres, cidres de glace, bières artisanales, hydromels, rosés ou pétillants, liqueurs de petits fruits ou d’érable, produits d’érable, poulets de grains, viande d’agneau, de canard,

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de cerf rouge, d’émeu, miel, légumes et fruits frais, pains artisanaux, etc. » (Terroir & Saveurs du Québec 2018). Ceux-ci sont principalement, mais pas exclusivement, alimentaires : il y a par exemple « le papier St-Gilles de St-Joseph de la Rive, l'ardoise de St-Marc-du-Lac-Long, le lin de St-Léonard-de-Portneuf, les chaloupes de St-Vallier de Bellechasse » (Solidarité rurale du Québec 2017). Ces produits sont tous liés à un territoire précis, et chargés d’un bagage historique, ou du moins d’une identité propre à ce territoire, qui leur procure une certaine « authenticité ». Le caractère artisanal ainsi que traditionnel de leur production est également une caractéristique importante. Turgeon (2010) propose quelques raisons pour lesquelles le produit du terroir peut attirer le consommateur québécois : le lien rapproché avec le producteur (rapprocher le lieu de consommation du lieu de production), le fait de pouvoir observer une qualité supérieure du produit dans sa fabrication et ses matières premières (par rapport au produit conçu de façon industrielle), l’identification du consommateur au territoire de production et à l’histoire du produit, ou encore le meilleur goût de celui-ci par rapport à des produits industriels (Turgeon 2010 : 480).

Turgeon (2010) émet plusieurs questionnements et hypothèses face au succès grandissant des produits de terroir auprès des consommateurs québécois : « Que signifie cet engouement? Exprime-t-il une lutte contre la mondialisation et le désir nostalgique de renouer avec la région et le localisme? Ou s’agit-il d’un rejet de la modernité et du temps présent pour se réfugier dans le temps sécurisant de l’« autrefois »? Ou encore d’une nouvelle forme de patrimonialisation des territoires? » (Turgeon 2010 : 478). Pour lui (et pour La Soudière), effectivement « l’engouement pour les produits du terroir s’inscrit dans une réaction contre la mondialisation et l’industrialisation outrancière de l’alimentation [La Soudière, 2001]. La mondialisation « délocalise » la production et standardise des produits alimentaires devenus anonymes » (Turgeon 2010 : 478). C’est ce que Fischler désigne par la « macdonaldisation » des mœurs (Fischler 1996). Dans ce contexte, les consommateurs avertis se méfient de plus en plus des produits alimentaires industriels, ne sachant pas vraiment ce qu’ils contiennent et d’où ils proviennent, comment ceux-ci sont fabriqués à la chaîne. Les consommateurs réalisent que ces produits peuvent parfois, dans les pires cas, transporter des maladies (vache folle, grippe aviaire, grippe porcine…) (Turgeon 2010 : 478). Ils se tournent donc vers les produits de terroir jugés plus locaux, de meilleure qualité

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et qui sont respectueux de l’environnement (sans pesticides, produits de synthèse, OGM) (Turgeon 2010 : 480).

Pour Picard (2006), la relation identitaire entre le consommateur et le producteur de produits artisanaux peut être multiple. Celle-ci dépend de plusieurs facteurs (l’emplacement de ce producteur ou l’attachement du consommateur pour une région par exemple) et peut diverger d’une entreprise artisanale à l’autre, ses objectifs et ses valeurs, dans lesquelles le consommateur peut se retrouver, ou non.

Le terroir au Québec, et en Amérique, devrait toutefois être considéré différemment du terroir européen selon Genest (2001). Le produit issu du terroir français par exemple, renvoie à ses méthodes de production qui sont traditionnelles à une région précise de la France. Le terme traditionnel réfère nécessairement au temps long, aux pratiques ancestrales. Genest souligne que selon certains experts, le terroir québécois n’existerait pas (Genest 2001 : 11). Le terroir québécois serait par contre présentement en élaboration puisque les productions artisanales et localisées québécoises (qui sont associées au terroir) n’ont pas connu de traditions établies sur le long terme. Les produits de terroir qui émergent de plus en plus au Québec seraient le résultat d’emprunts de traditions extérieures à la province (les bières d’inspiration allemande, anglaise ou belge brassées au Québec par exemple dans le cas qui nous intéresse ici). Genest note également l’importance économique que peuvent posséder ce type de produits pour les régions éloignées ou rurales (Genest 2001 : 11) surtout dans un contexte où la demande pour ce type d’aliments est en hausse.

1.2.3. L’authenticité du produit de terroir

Parmi les produits qui sont qualifiés de produits du terroir, certains sont considérés « authentiques » alors que d’autres non : « L’« authenticité » est une problématique centrale des objets de patrimoine, parce qu’ils constituent en partie des « ressources identitaires » (Godard 2004), garants matériels de la pérennité d’un groupe de référence et supports symboliques de son identité » (Teil et Barrey 2011). Il peut être difficile de juger objectivement de la « qualité », du « bon goût » ou du bon respect de la tradition, c’est

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pourquoi des critères officiels sont parfois formulés, les AOC vinicoles par exemple qui visent à garantir l’authenticité des vins du terroir français : « Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) : a major label guaranteeing quality and origin, created in 1905, comprising 350 wines, twenty-nine cheeses and dozens of products as varied as Chasselas of Moissac grapes, Le Puy lentils or Bress poultry » (Bessière 1998 : 25).

En effet, le concept d’authenticité renvoie au temps, à l’histoire, à l’identité. Apposer certains critères d’authenticité peut parfois devenir une forme d’élitisme de la part de ceux qui les développent mais c’est à la fois pour ces derniers une façon de critiquer les pratiques qu’ils considèrent néfastes pour le produit de terroir traditionnel : « [le critère] signale les « défauts » afin que le producteur puisse les corriger et rectifier le vin. Mais ces producteurs considèrent ces prescriptions d’arrangement comme le parangon des mauvaises pratiques qui aboutissent à la perte de l’expression fidèle de la qualité de terroir » (Teil et Barrey 2011). Un tel jugement est considéré utile à la survie et à la pérennité de pratiques en lien avec l’authenticité du terroir même s’il reflète nécessairement un certain système de valeurs : « Comment arbitrer entre ces appréciations de l’objet qui opposent les usagers aux spécialistes ? Une solution consiste à privilégier les interprétations expertes au détriment de celles des touristes néophytes, voire même à protéger l’« authenticité » « véritable » de ses interprétations « fallacieuses ». Mais ce choix a été contesté : « qui a le pouvoir de décider ce qui est authentique? » (Brunner et Kirshenblatt- Gimblett, 1994 : 459).

En résumé, les produits du terroir vont habituellement à l’encontre de visées commerciales, productivistes et misent plutôt sur la qualité du produit et le savoir-faire riche, « authentique » et fidèle à la tradition qui en découle : « They replant traditional, little-known grape varieties instead of fashionable ones that give wines a "commercial" quality unrelated to the "terroir quality" » (Teil 2012 : 482). Cela n’exclut toutefois pas la possibilité que des artisans s’accaparent ou profitent de cette authenticité ou de cette reconnaissance pour produire de manière plus industrielle. D’autres modèles d’entreprises, plus productivistes par exemple, s’identifiant au produit de terroir peuvent en effet exister, surtout dans un contexte occidental où cette industrie du terroir tend à être revalorisée.

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1.2.4. La bière de microbrasserie québécoise comme produit du terroir

Dans ce présent mémoire, je me questionne à savoir si la bière de microbrasserie constitue un produit issu du terroir québécois, et dans quelle mesure. Sa production, selon les cas, peut être plus ou moins (dépendamment des différentes microbrasseries et de leurs philosophies respectives) locale et artisanale (craft en anglais) : « Le métier [d’artisan] désigne un élan humain élémentaire et durable, le désir de bien faire son travail en soi. Il va bien plus loin que le travail manuel qualifié » (Sennett 2010 : 20 dans Jourdain 2011). Il s’agit de produits confectionnés en plus petite quantité que les produits industriels « de masse », issu du savoir-faire d’un artisan au même titre qu’un vin ou un fromage artisanal québécois par exemple. La bière de microbrasserie québécoise possède de plus une certaine identité québécoise propre. Le concept d’identité est défini par l’anthropologue Nicole Sindzyngre comme « un concept qui permet de définir le résultat de l’activité de constitution du moi. L’identité est une synthèse du moi soumis à différentes aspirations et temporalités, à différentes stratégies et relations sociales. […] L’identité est un système structuré, différencié, à la fois ancré dans une temporalité passée (les racines, la permanence), dans une coordination des conduites actuelles et dans une perspective légitimée (projet, idéaux, valeurs) » (Wolton 2005). Cette identité québécoise ici véhiculée par la bière de microbrasserie est caractérisée par les emprunts de différentes traditions brassicoles, par les expérimentations, parfois éclectiques, effectuées par les brasseurs mais surtout par son attachement au territoire québécois et le fait qu’elle soit produite par des artisans québécois.

L’appellation microbrasserie réfère au volume de bière brassée : une microbrasserie est une brasserie qui produit un petit volume. Des paramètres tels que l’indépendance financière ou les valeurs véhiculées par une microbrasserie n’entrent par exemple pas dans la définition légale du terme. Actuellement, pour pouvoir considérer une microbrasserie comme telle, elle doit produire moins de 300 000 hectolitres (30 millions de litres) de bière par année (AMBQ 2015a). Cette définition n’est pourtant qu’applicable au Québec : « Aux États-Unis, le seuil est de 700 millions de litres. [À titre de comparaison] au Québec, les Brasseurs RJ/McAuslan [une des grandes microbrasseries de la province] produisent environ 17 millions de litres de bière par année alors que Molson Coors en produit 340 millions » (Larocque 2015). 18

Au Québec, les brasseries qui sont considérées comme des microbrasseries peuvent détenir deux types de permis différents : (1) le permis de fabricant industriel ou (2) le permis de producteur artisanal. Le premier permet à la microbrasserie d’embouteiller ses produits et de les vendre chez différents commerces tandis que le second permet uniquement la vente de bière sur place (Lacroix-Couture 2015). La vente de cruchons à emporter chez soi et à rapporter sous forme de contenant consigné est possible depuis peu (début 2017) pour les détenteurs de ce second permis (Genois Gagnon 2017). Tel que mentionné précédemment, les microbrasseries doivent évidemment brasser moins de 300 000 hl pour être considérées comme des microbrasseries, ce pourquoi Molson Coors, Labatt et Sleeman sont des grandes brasseries (ou macrobrasseries) même si elles possèdent le même type de permis industriels que les microbrasseries.

Avec le concept de terroir, il me sera entre autres possibles d’observer dans ce travail de recherche l’importance de l’ancrage au territoire des ingrédients (l’eau, le malt, le houblon et parfois même la levure ou d’autres adjuvants) utilisés par les microbrasseurs québécois dans la confection de bière et qui confère au produit cet aspect identitaire (puisque produit au Québec). Nous discuterons également plus loin de la conception qu’ont ces brasseurs eux-mêmes des notions de terroir et de rattachement au territoire par rapport à la bière qu’ils fabriquent.

Dans ce contexte québécois, Coulombe-Demers parle de « goût du terroir » et de « goût des lieux » (tout comme ont pu le faire d’autres auteurs tels que Csergo, en France ou Turgeon au Québec) afin de désigner cet intérêt qu’a le consommateur de bière de microbrasserie de se procurer et d’ingérer des produits provenant de sa région ou de sa province : « Un produit alimentaire qui est qualifié comme ayant le goût du terroir possède des qualités propres à lui. Celles-ci sont liées principalement à l’amalgame d’une occupation prolongée du territoire avec le savoir-faire humain » (Coulombe-Demers 2015 : 11).

Genest (2001) cite Rainville en faisant ressortir l’opposition qui s’opère entre produits du terroir et produits issus d’une production industrielle :

Comme le soulignait Marie-Anne Rainville, secrétaire aux communications à Solidarité rurale, lors d'un séminaire tenu à Jouvence en 1998 : « Si l'on

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peut difficilement définir les produits du terroir, il est plus aisé de définir ce qu'ils ne sont pas. La production des terroirs, c'est l'antithèse de la production industrielle parce qu'elle relève du tour de main et c'est le contraire des régions administratives fabriquées au cours de la dernière décennie et répondant d'abord à des impératifs gouvernementaux (Genest 2001 : 13)

J’aborderai également cet aspect un peu plus loin. Le concept de terroir me permettra de démontrer que certains brasseurs peuvent envisager leurs produits comme étant à l’antithèse de la bière produite par les grandes brasseries industrielles, ceux-ci privilégiant ainsi des valeurs comme l’encouragement des économies locales.

Actuellement, l’engouement pour les produits du terroir peut aussi être vu par l’État comme un moyen de reconstruire les régions (Genest 2001 : 11, Turgeon 2010 : 480) : « la croissance phénoménale de cette industrie touche pratiquement toute la province, de Gatineau aux Îles-de-la-Madeleine en passant par Amos, Shawinigan et Baie-Comeau. On en trouve même à Saint-Alexis-des-Monts en Mauricie (Les bières de la Nouvelle-France) et à Sainte-Anne-des-Monts en Gaspésie (Microbrasserie Le Malbord), qui apparaissent sur la liste des municipalités « dévitalisées » dressée par le gouvernement en 2008, des villes à vider selon le Conseil du patronat » (Parent 2015 : 31). En effet, comme les petites et moyennes entreprises qui œuvrent dans le domaine des produits de terroir, situées pour la plupart dans les régions rurales ou agricoles, deviennent plus populaires auprès des consommateurs, elles peuvent actuellement être considérées comme un bon moyen pour faire rouler les économies locales et bénéficier d’avantages de la part de l’État.

1.3. L’alcool dans les sciences humaines et sociales

Plusieurs ouvrages en sciences humaines et sociales ont traité de l’alcool et plus précisément de la bière (Coulombe-Demers 2015, Da Silva Ferreira 2016, Dietler 1990, Dorion 1989, Hell 1982, Hell 1991, Manning et Uplishasvili 2007, Massard-Vincent 2006, Nordland 1969, Tremblay 2008). Ces chercheurs se sont intéressés à ces thèmes en les abordant sous différents angles. Bien que les recherches plus approfondies au sujet de

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l’alcool (en tant que sujet principal) soient venues relativement tard en anthropologie (Obadia 2006), les anthropologues se sont intéressés depuis longtemps déjà à l’alcool, à son rôle social, symbolique, à son usage pendant des rituels, cérémonies, ou tout simplement pour son utilisation dans la vie quotidienne des populations étudiées : « Si la sociologie ne s’est cependant qu’assez tardivement penchée sur l’alcoolisation, Alphonse D’Houtaud remarque avec pertinence qu’une « sociologie du boire et de l’alcool » était déjà présente dans l’œuvre de Gabriel Tarde, alors qu’elle est absente dans celle de Durkheim » (Obadia 2006).

1.3.1. L’anthropologie de l’alcoolisation

Certains travaux qui s’inscrivent dans une anthropologie de l’alcool se sont intéressés aux effets psychotropes de cette substance (Da Silva Ferreira 2016), consommée à des fins récréatives ou parfois rituelles de modification de la conscience. À l’intérieur d’une « anthropologie du boire », il se trouve implicitement une anthropologie de l’alcool : « si le boire fait référence (on s’en doute) aux conduites d’alcoolisation, c’est-à-dire aux modalités et conséquences de la consommation d’alcool éthylique, cette substantivation ne saurait dissocier l’objet de la pratique : le « boire » recouvre tout autant la substance elle- même (la boisson) que les pratiques sociales et significations culturelles qui entourent sa consommation et qui confèrent au « boire » alcoolisé (ici, au boire) son originalité » (Obadia 2006).

L’intoxication alcoolique, la dépendance à l’alcool ainsi que l’alcoolisme sont aussi des phénomènes qui ont été étudiés par les anthropologues, croisant parfois d’autres approches biologiques, psychologiques ou médicales. À cela se mêlent divers discours moralisateurs (religieux ou culturels par exemple) qui dictent la relation que devraient avoir les humains vis-à-vis des breuvages alcoolisés et qui réprimandent ou encouragent les excès, chacun à leur façon. Cela s’inscrit dans un champ d’études encore plus large de l’anthropologie qui s’intéresse aux substances psychotropes et aux états modifiés de conscience (ou EMC, bien étudiés par l’ethnologue français Georges Lapassade, notamment).

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L’alcool, pour les humains, est tantôt considéré comme bénéfique chez une population (on le qualifie de ciment social), tantôt comme un fléau à proscrire pour le bon fonctionnement de la vie en société (Obadia 2006 : 3). On observe également plusieurs modifications de la représentation de l’ivresse en Occident à travers le temps, cet état étant tour à tour considéré amusant, convivial, déplacé, dérangeant ou malsain, par exemple, sous l’influence de divers groupes dominants tels que les élites religieuses ou scientifiques (Lecoutre 2007).

D’autres chercheurs en sciences sociales et humaines tels que Dietler (2006), Fainzang (1996), Lecoutre (2007), Le Guirriec (1990), Nahoum-Grappe (1990) ou Obadia (2006) tentent quant à eux d’analyser l’ivresse et l’alcoolisme sous un angle social et culturel, sans totalement éloigner la perspective médicale de la chose, afin de relativiser la façon dont sont perçus et vécus ces phénomènes chez différentes sociétés humaines : « Dietler noted that drinking in traditional societies is primarily a social act, whereas alcoholism and addictive drinking as we perceive them are mainly confined to industrialized Western societies » (Dietler 2006). Quoi qu’il en soit, ces études démontrent chacune à leur façon le rôle social important qu’occupe l’alcool dans les sociétés humaines, et ce, dans différentes sphères : économique, politique...

Récemment au Québec, Da Silva Ferreira (2016) a étudié la consommation d’alcool des buveurs, socialement et médicalement considérés excessifs, dans la région de la Beauce. Le chercheur a ethnographié cette pratique en se demandant pourquoi et comment ces gens boivent de l’alcool, avec en trame de fond cette croisade médicale et morale occidentale qui proscrit la consommation d’alcool jugée excessive. Le chercheur aborde cette pratique sociale qu’est la consommation d’alcool « excessive » qu’il observe dans cette région du Québec en parlant du « feeling du moment », qui repousse sans cesse le moment de la dernière bière pour le buveur :

L’expression « feeling du moment » vient du fait que chaque buveur d’alcool ne cesse de boire que lorsque les autres arrêtent aussi. Je la traduis, en termes anthropologiques, par le concept de « métaphysique du quasi- arrêt », car j’ai constaté que lors de ces rencontres chargées d’intensités, ce qui va définir la limite des verres d’alcool bus sera le « feeling du moment » lui-même partagé entre les buveurs présents, et non pas les normes sociales rattachées à cette consommation (Da Silva Ferreira 2016 : 3)

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Da Silva Ferreira met de côté les jugements médicaux que j’ai exposés précédemment et qui ont souvent été traités par l’anthropologie (avec le concept d’alcoolisme par exemple, que Da Silva Ferreira déconstruit) en tentant de démontrer qu’une consommation jugée excessive peut être tout à fait normale dans des cadres sociaux ou culturels donnés et ne pas nécessairement être associée à la maladie ou à des pratiques problématiques.

Les anthropologues se sont ainsi intéressés à l’alcool sous différents angles. Dans cette présente recherche, ce sont principalement les perspectives sociales, territoriales et historiques de la bière qui retiennent mon attention plus que celle de l’alcoolisation. Dans la prochaine section, je présenterai quelques ouvrages, qui se situent dans les sciences sociales et humaines, principalement en anthropologie, et dans lesquels a été abordé le thème de l’alcool ou de la bière sous différents angles, principalement sociaux et culturels.

1.3.2. La bière étudiée sous l’angle social, culturel et symbolique

L’un des premiers ethnologues à s’être intéressé au thème de la bière sous un angle plus social et culturel est le norvégien Odd Nordland avec son ouvrage de 1969. Dans ce dernier, l’auteur tente de compiler les traditions concernant le brassage artisanal de la bière dans les campagnes norvégiennes, dans une dynamique qui se rapproche de « l’anthropologie de sauvetage » en raison de la disparition, apparemment imminente, de ces traditions. Pour ce faire, il récolte de façon très rigoureuse les diverses méthodes de brassage, les recettes ou les ingrédients utilisés tout en analysant leur importance dans la vie quotidienne des gens impliqués dans le processus :

Our purpose in this book is to furnish a permanent record of the traditions and customs connected with brewing in Norway. A study of the group of ustensils and traditions connected with home-brewing, their development and changing form, leads us straight to the heart of life on the farm, and to impulses and cultural currents which played a significant part in shaping the local peasant communities (Nordland 1969)

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Cet exercice lui permet d’analyser les traditions de brassage et de comprendre le rôle social et économique que celles-ci revêtent tout en s’intéressant aux coutumes du boire dans ces campagnes norvégiennes.

Bertrand Hell est également un ethnologue français qui s’est intéressé au monde brassicole. Dans son cas, il s’est centré principalement sur la production et la consommation de bière en Alsace dans son ouvrage de 1982. Dans ce premier effort avec la bière comme sujet, il utilise le concept de terroir afin de démontrer l’importance sociale de la tradition brassicole, retrouvée précisément en Alsace ou encore plus largement en Europe. Il aborde notamment la façon dont le cycle agricole influe sur le processus de fabrication de la bière. On y voit également les prémisses de son second ouvrage au sujet de la bière (1991) qui porte quant lui plutôt sur l’aspect symbolique du breuvage. Globalement, tout comme Nordland, il démontre l’importance qu’occupe la bière dans les activités quotidiennes de la population étudiée, que ce soit au niveau de sa production ou de sa consommation.

Dans son deuxième travail au sujet de la bière (1991), Hell démontre cette fois toute la richesse symbolique qui se présente dans la consommation de ce breuvage issu de la fermentation (qui possède elle-même une grande valeur symbolique), dans les différents ingrédients utilisés, dans le vocabulaire utilisé par les brasseurs, dans les symboles graphiques qui y sont associés, dans l’imaginaire qui l’entoure, dans les outils employés lors du processus de brassage, dans les diverses références au folklore ou à la mythologie européennes qui se relient à la bière… « Données ethnographiques, faits historiques ou thèmes mythologiques l’attestent sur des registres différents : l’aptitude à signifier de la bière ne saurait se réduire à sa valeur purement alimentaire. Derrière le foisonnement de ces « surplus de significations » – selon la formule de Marc Augé (1985 : 13) – se dessine une pensée symbolique dont on peut éclairer quelques éléments constitutifs » (Hell 1991). Ces symboles ou référents récurrents associés à la bière pourraient démontrer le caractère merveilleux du breuvage, par exemple dans le processus de fermentation qui peut être attribué aux dieux, à une époque où l’existence de la levure n’était pas encore connue. Au- delà de cette importance symbolique, ce deuxième ouvrage de Hell permet de saisir l’importance sociale et culturelle qui est accordée à la bière (précisément en Alsace et en Europe), mais aussi de comprendre la façon dont la vie en société est régie en fonction de 24

la production et la consommation de bière, toujours associés à ces symboles et mythes qui eux aussi sont omniprésents dans la vie quotidienne de la population européenne.

Manning et Uplishasvili (2007) ont aussi démontré que l’image de marque d’un produit peut revêtir un certain rôle symbolique dans certains contextes, ici dans la Géorgie post-soviétique. « In Georgia, the phenomenon of brand is closely allied to the traditional socialist emphasis on production, a nostalgic image of traditional production within the contemporary world of consumption » (Manning et Uplishasvili 2007 : 131). Par exemple, certains producteurs de bières européens en Géorgie vont faire des références sur leurs étiquettes au folklore géorgien ainsi qu’à des méthodes traditionnelles de brassage (chose qui n’est toutefois pas toujours respecté). L’image, et surtout l’imaginaire entourant les marques, auront un impact sur le choix que fera le consommateur, plusieurs Géorgiens se sentant interpellés par cette nostalgie du passé. Ce travail aborde entre autres les concepts de tradition, de produit artisanal et de produit industriel de consommation tout en démontrant que ceux-ci ne sont pas nécessairement diamétralement opposés dans certains contextes comme celui de la Géorgie post-soviétique.

Bien que les études précédentes aient bien documenté diverses traditions brassicoles ou coutumes du boire, aucune ethnographie dont le sujet principal était le lieu du boire (un seul lieu précis) n’avait alors été effectuée. C’est en 2006 que Josiane Massard- Vincent a réalisé une ethnographie dans laquelle elle étudie le monde des pubs anglais. Elle explore ces endroits où se croisent consommation d’alcool et relations sociales. L’auteure y aborde notamment la question de l’identité des usagers de ces lieux (client ou employés), des différents types de pubs, de leur rôle en tant que lieu où l’on peut fêter des événements importants (on apparente ceux-ci à des rites de passage), de la diversité des échanges qui s’y produisent… L’auteur traite également de l’acceptation des femmes présentes dans cet univers puisqu’elle-même discute des difficultés pouvant intervenir dans son enquête de terrain. Elle aborde donc le boire féminin dans un univers se faisant parfois machiste. On trace un portrait de cette réalité complexe qu’est le pub, des différentes formes que cet univers peut prendre. Les concepts de « lieux » ou de « territoire » sont ici très importants, étudiés de façon polysémiques : « Une chose est certaine dans l’appréciation des pubs : il n’y a pas de consensus, mais plutôt une diversité de points de vue, de représentations et d’appartenances » (Tremblay 2007 : 398). L’identité des usagers peut également prendre 25

différentes formes à l’intérieur de ces établissements. Il s’agit globalement d’un portrait d’une pratique culturelle précise qui est tracée. Cette pratique est étudiée dans son « territoire » : celle-du boire dans ces lieux traditionnels, véritables institutions que sont les pubs anglais.

1.3.3. L’étude de la bière et de l’alcool au Québec et au Canada

L’une des premières recherches québécoises ayant la bière pour sujet principal est l’ethnographie de la Brasserie Boswell réalisée par Nicole Dorion en 1989, une brasserie située à Québec et qui possède une certaine importance historique, ayant été construite en 1875. Cette recherche multidisciplinaire (dans laquelle ont collaboré des archéologues, historiens et ethnologues) visait à tracer un portrait de la brasserie, qui n’était alors plus en activité, ayant été annexé à la brasserie Dow en 1952 puis ayant définitivement cessé toute activité de brassage en 1968. Dorion s’intéresse principalement à la période située entre 1940 et 1968, marquée par les changements. Ce mémoire de maîtrise avait pour objectif de donner un « aperçu de l’univers de travail dans lequel évoluaient les ouvriers de cette industrie [et de reconstituer], le plus fidèlement possible, la technique de travail utilisée, l’organisation spatiale des divers bâtiments, ainsi que les conditions de travail offertes aux employés » (Dorion 1989 : 147), dans un cadre de brassage industriel. Des témoignages d’anciens employés ont essentiellement été recueillis afin de reconstituer le quotidien de la brasserie. On retrouve également des descriptions rigoureuses de l’environnement et des activités de brassage. On dépeint finalement la bière comme possédant une valeur économique et sociale importante pour les employés de la brasserie.

Plusieurs ouvrages ont également traité de la bière au Québec et au Canada d’un point de vue historique. Dans les dernières années, je retiens « Brasseurs, brasseries et activités brassicoles dans la plaine de Montréal, 1788-1852 » (2000) de Stéphane Morin et « Bacchus en Canada : boissons, buveurs, et ivresses en Nouvelle-France » (2010) de Catherine Ferland, respectivement un mémoire et une thèse. Le premier retrace l’histoire de l’industrie brassicole au Bas-Canada dans les années d’après-Conquête et nous apprend entre autres l’importance de cette industrie émergente (autant au niveau économique que

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nutritionnel) à l’époque pour la population ainsi que les différents facteurs qui ont mené à l’industrialisation de ce secteur.

Ferland pour sa part, explore l’histoire de l’alcool au Canada depuis son introduction et son importance pour les habitants de la Nouvelle-France. On y apprend que l’alcool est omniprésent dans la vie quotidienne ainsi que dans plusieurs des activités des colons, démontrant sa grande importance : « Présent partout, l’alcool avait sa place dans les activités quotidiennes, ouvrières ou paysannes (l’eau-de-vie donne du cœur à l’ouvrage…) et religieuses (on ne peut dire la messe sans vin…), ou encore migratoires (l’immigration des normands buveurs de bière était recommandée, plutôt que celle des buveurs de vin du sud de la Loire, la bière étant plus facile à fabriquer sur place et moins chère à obtenir que le vin, qu’il fallait importer…[p.44]) » (Brunel-Reeves 2010 : 194). L’alcool est également un objet de commerce primordial à cette époque. L’ouvrage traite des diverses occasions ou coutumes du boire dans ce contexte précis qui a nécessité une adaptation au territoire et qui ne pouvait pas uniquement se contenter de calquer le modèle français du boire. Plus que cela encore, Ferland tente de démontrer que « Boire est une pratique socialement construite, susceptible d'évoluer et de se transformer dans les environnements neufs. Cette thèse veut montrer les continuités et les ruptures dans les manières de boire, transférées de la France au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles » (Ferland 2010). Globalement, on apprend dans cet ouvrage que l’histoire du Québec et du Canada est intimement liée à l’alcool, qui a joué un rôle très important dans plusieurs sphères de la vie des premiers colons.

Les premières études en sciences sociales et humaines ayant comme sujet la bière et les microbrasseries québécoises sont relativement récentes, suivant l’essor de cette industrie dans la province. En ethnologie, Mathieu Tremblay a effectué un mémoire qui porte sur les microbrasseries québécoises (2008). Il s’intéresse principalement aux rapports que portent la production et la consommation de bière artisanale à l’identité locale et territoriale. Il aborde donc le sujet de la bière artisanale au Québec sous l’angle du patrimoine, de l’importance du lieu géographique de production et de l’intérêt portée à la consommation locale. Le lieu de production (milieu rural, urbain…) aurait en effet un très grand impact sur l’identité qui est accordée au produit final qu’est la bière, autant en ce qui concerne les ingrédients utilisés (au niveau de la production) qu’à l’image qui est associée 27

à ce dernier (au niveau de la consommation). Il s’agit d’une certaine forme de revendication de son identité qui est exprimée par les producteurs de bières artisanales ainsi que par ses consommateurs. Cette identité propre qui est attribuée à la bière de microbrasserie par rapport à son lieu de production est un phénomène qui m’intéresse également. Tremblay trace un portrait du contexte du moment au Québec en ce qui a trait à l’essor des microbrasseries, dans une trame de fond imprégnée des dynamiques de mondialisation et d’industrialisation. De ce fait : « La production et la consommation peuvent alors s'envisager comme des actes responsables et engagés. Ces actes militent, à leur façon et à leur échelle, en faveur d'une quête de qualité, d'originalité, d'unicité et de fierté. Globalement, pour ceux et celles qui s'y adonnent, il s'agit de s'associer à des produits qui sont signifiants et qui leur permettent d'affirmer et de construire avec plus de justesse, une parcelle de leur identité individuelle ou collective » (Tremblay 2008). C’est ce qu’il démontre avec le concept d’identité qu’il rattache au territoire.

Récemment en anthropologie, il y a aussi le mémoire de Jérôme Coulombe-Demers (2015) qui se penche sur un style de bière bien précis : l’annedda, ou anneddale. Celui-ci est en fait un style de bière assez récent qui serait le premier constitué d’ingrédients québécois à 100% : la naissance d’une tradition brassicole propre à la province en quelque sorte. C’est à l’aide des concepts de « terroir » et de « patrimoine » que l’auteur tente d’analyser le cas de l’annedda en le rattachant à son territoire. « Ces deux notions [le terroir et le patrimoine] n’apparaissent pas étrangères l’une à l’autre. Dans les deux cas, ce sont des caractéristiques associées à des produits, qui les rendent, la plupart du temps, valorisables aux yeux des consommateurs et qui réfèrent à des savoir-faire, un territoire, des références historiques, etc. Ces notions réfèrent à l’immatériel, à des caractéristiques qui ne sont pas palpables » (Coulombe-Demers 2015 : 25). À travers le cas de l’annedda et à l’aide des concepts de terroir et de patrimoine, Coulombe-Demers vient rattacher encore une fois ce style de bière bien précis 100% québécois (et contenant des ingrédients qui proviennent uniquement du terroir québécois) comme une expression de l’identité québécoise par le biais de cette tradition brassicole nouvelle. Par l’entremise de son mémoire, il trace également un portrait de l’univers brassicole québécois en effervescence ainsi que des ingrédients qui entrent dans la conception de la bière afin de contextualiser le cas de l’annedda et sa certaine importance historique dans le décor brassicole québécois.

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1.4. Méthodologie

1.4.1. Question et objectifs de recherche

Dans le contexte très effervescent pour les microbrasseries, et ce à la grandeur du Québec, je m’intéresse à ce qui peut faire qu’une microbrasserie soit ancrée dans sa région, principalement dans le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, deux régions administratives éloignées des grands centres. Je pose donc la question de recherche suivante :

« De quelles façons les microbrasseries situées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles- de-la-Madeleine s’ancrent-elles dans leur région? »

Voici cinq objectifs de recherche qui ont permis de répondre à la question de recherche :

1. La provenance des matières premières : Connaître de quels endroits proviennent les matières premières liées au brassage de la bière, que ce soit l’eau, le malt, le houblon, la levure ou d’autres ingrédients. Il est également intéressant de mesurer quelle est l’importance attribuée à l’utilisation de ressources locales par les différents brasseurs.

2. Le terroir : Savoir de quelle façon le terroir est mobilisé au sein d’une entreprise microbrassicole. Il s’agit de documenter les liens entre les différents territoires, les ingrédients de base, leur provenance ainsi que les différentes initiatives des microbrasseries pour se rapprocher de cette notion de terroir avec leurs produits et identifier quels sont les éléments qui peuvent tendre à faire d’une bière un produit du terroir.

3. La mise en marché : Connaître de quelle façon la bière produite au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine est mise en marché et distribuée. Dans certains cas, il peut y avoir des efforts qui sont mis en œuvre par les microbrasseries afin d’encourager le marché et l’économie locale de leur région respective.

4. Le rôle social : Observer ce qu’apportent les microbrasseries à leur localité en tant que lieux physiques en se penchant sur le rôle social que jouent les pubs des microbrasseries dans ces milieux éloignés des grands centres. Connaître quelle est l’importance réelle de 29

ces établissements dans la vie quotidienne des gens du coin et quels sont les impacts de ces entreprises sur les régions dans lesquelles elles sont implantées.

5. Le symbolisme : Comprendre de quelle façon le local s’insère dans l’image de marque des différentes microbrasseries et analyser toutes les étiquettes des bières des microbrasseries du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine pour observer quels thèmes elles représentent le plus souvent, quelles sont les références dans les noms de bières, les images ou autres informations retrouvées.

1.4.2. Paradigme méthodologique et stratégie de recherche

Cette présente recherche en anthropologie est de type empirique (dans son épistémologie) et relève du paradigme interprétatif (Olivier De Sardan 2008 : 290). En effet, les données ont principalement été recueillies grâce à une enquête de terrain, essentielle à la méthode ethnographique qui est utilisée en anthropologie. Les techniques que j’ai utilisées lors de cette enquête de terrain sont essentiellement les observations, les entretiens semi-dirigés ainsi que les entretiens ouverts.

1.4.3. Choix du terrain

Les microbrasseries que j’ai ciblées pour cette recherche se trouvent toutes dans les régions Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, deux régions administratives situées à l’est du Québec sur les rives sud du fleuve Saint-Laurent. L’objectif était d’observer de quelles façons les microbrasseries situées en milieux ruraux ou éloignés des grands centres (Québec ou Montréal), comme le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, s’ancrent dans leur région.

En 2015, le Bas-Saint-Laurent comptait 199 577 habitants (2,42% de la population totale du Québec) et la Gaspésie, 91 786 (ce qui représente 1,11% des Québécois) (Gouvernement du Québec 2017a, Gouvernement du Québec 2017b). 50,3% de la population au Bas-Saint-Laurent et 100% en Gaspésie vit en milieu rural, comparativement

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à 19,1% de la population dans le Québec en entier qui vit en milieu rural (Gouvernement du Québec 2017a, Gouvernement du Québec 2017b). Selon les tendances observées, la population de ces deux régions devrait diminuer au courant des prochaines années, alors que la population totale du Québec est en hausse (Gouvernement du Québec 2017a, Gouvernement du Québec 2017b). Bien que la population soit vieillissante, la source de cette baisse significative se trouverait surtout dans les mouvements migratoires interrégionaux (Gouvernement du Québec 2017a, Gouvernement du Québec 2017b). Autant au Bas-Saint-Laurent qu’en Gaspésie, le nombre d’emplois disponibles est en baisse, le revenu moyen est quant à lui en hausse mais toujours en bas de la moyenne québécoise, avec des taux de chômage également plus élevés que dans l’ensemble de la province (Gouvernement du Québec 2017a, Gouvernement du Québec 2017b).

C’est dans ce contexte particulier que se sont implantées et développées plusieurs microbrasseries au cours des dernières années. À l’exception de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête située à L’Étang-du-Nord aux Îles-de-la-Madeleine qui a ouvert ses portes en 2004, les plus vieilles microbrasseries gaspésiennes toujours en fonction aujourd’hui sont Pit Caribou (2007) à Percé et Le Naufrageur (2008) à Carleton-sur-Mer. Le Malbord (2014) à Saint-Anne-des-Monts, la Brasserie Auval (2015) à Val-d’Espoir, la Microbrasserie Cap Gaspé (2017) et la Microbrasserie Au Frontibus (2017) de Rivière-au- Renard comptent parmi les récentes venues. Du côté du Bas-Saint-Laurent, Le Bien, le Malt (2008) à Rimouski, La Fabrique (2010) à Matane, La Captive (2010) à Amqui, Aux Fous Brassant (2012) à Rivière-du-Loup et Tête d’Allumette (2013) à Saint-André-de- Kamouraska sont les premières à s’être installées et à être toujours ouvertes, suivies par Le Secret des Dieux (2016) à Pohénégamook, L’Octant (2017) à Rimouski et Le Caveau des Trois-Pistoles (2017) à Trois-Pistoles, plus récemment.

En 2015, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine sont les deux régions qui comptaient le plus de microbrasseries par habitant, soit une microbrasserie pour 40 207 habitants au Bas-Saint-Laurent et une microbrasserie pour 23 171 habitants pour la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (Labelle 2015). En milieu urbain, cette concentration de microbrasseries est beaucoup moins grande, soit une microbrasserie pour 60 942 habitants dans la Capitale-Nationale et une microbrasserie pour 88 941 habitants en Montérégie par

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exemple (Labelle 2015). L’implantation d’un nombre croissant de microbrasseries dans ces régions rurales est donc un phénomène particulièrement intéressant.

Ces microbrasseries connaissent un succès de plus en plus grand et se bâtissent une certaine renommée : « La nouvelle microbrasserie de Percé, Auval, vient d'être nommée cinquième meilleure nouvelle microbrasserie au monde en 2015 par le Ratebeer best in the world. Sur la planète, plus de 5000 nouvelles petites entreprises brassicoles comme celle- là ont vu le jour l'an dernier. De son côté, la microbrasserie Pit Caribou cumule les prix internationaux, dont celle de la meilleure bière brune au monde » (Radio-Canada 2016a). Tout ce contexte rend le travail de terrain particulièrement intéressant dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine quant au thème de l’ancrage régional des microbrasseries situées en milieux éloignés des grands centres.

1.4.4. Échantillonnage

1.4.4.1. Choix des participants

Les principaux participants sélectionnés sont les microbrasseurs du Bas-Saint- Laurent et de la Gaspésie puisque cette recherche s’intéresse précisément à ceux-ci. Tous les participants ont accepté avec plaisir d’être nommés et cités dans ce mémoire, cela pouvant leur permettre de discuter de la philosophie et des valeurs qu’ils désirent mettre de l’avant avec leur entreprise. Je me suis donc entretenu lors du travail de terrain avec Audrey-Anne Côté (brasseuse chez Cap Gaspé), Benoît Couillard (brasseur chez Auval), Élise Cornellier Bernier (brasseuse chez À l’Abri de la Tempête), Daniel Blier (brasseur chez le Secret des Dieux), Hugues Turcotte (brasseur chez l’Octant), Louis-Franck Valade (brasseur chez le Naufrageur), Martin Desautels (brasseur chez Tête d’Allumette), Nicolas Falcimaigne (brasseur chez le Caveau des Trois-Pistoles) et Patrick Leblanc (brasseur chez la Microbrasserie Au Frontibus). Des employés-clés de certaines autres microbrasseries (qui sont des copropriétaires, représentants ou directeurs de la production) ont également été rencontrés : Félix Labrecque (chez le Malbord) et Roch Côté (chez Pit Caribou). Le schéma d’entretien correspondant, concernant les microbrasseurs et employés-clés, peut être consulté à l’Annexe 2 (A). Afin de compléter les discours de ces brasseurs et employés- 32

clés, j’ai également rencontré l’expert en bières Martin Thibault, chercheur brassicole et auteur de plusieurs ouvrages sur la bière de microbrasserie, qui détient une très bonne connaissance du milieu microbrassicole actuel. Cette rencontre m’a permis d’obtenir des réponses d’un point de vue informé mais extérieur à celui des entreprises que sont les microbrasseries. Le schéma d’entretien correspondant peut être retrouvé à l’Annexe 2 (B).

1.4.4.1.1. Les microbrasseries

Pour répondre à la question de recherche, j’ai sélectionné quelques microbrasseries chez lesquelles j’ai effectué de courtes incursions ethnographiques avec entretiens. Ces microbrasseries sont évidemment toutes situées dans la région du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie, étant donné le thème de l’ancrage régional des microbrasseries en milieu éloigné des grands centres : À l’Abri de la Tempête (Îles-de-la-Madeleine) Pit Caribou (Percé), Le Naufrageur (Carleton-sur-Mer), Le Malbord (Saint-Anne-des-Monts), la Brasserie Auval (Val-d’Espoir), la Microbrasserie Cap Gaspé (Gaspé), la Microbrasserie Au Frontibus (Rivière-au-Renard), La Fabrique (Matane), L’Octant (Rimouski), Tête d’Allumette (Saint-André-de-Kamouraska), Le Secret des Dieux (Pohénégamook) et Le Caveau des Trois-Pistoles (Trois-Pistoles). En sélectionnant ces microbrasseries, je détiens un bel éventail entre les nouvelles venues et celles qui sont établies depuis déjà quelques années. Cela m’a donc permis d’être en contact avec des brasseurs qui opèrent des microbrasseries qui évoluent depuis un certain temps ainsi que d’autres qui se sont tout récemment installés et débutent à peine leurs activités.

Ces microbrasseries situées en régions éloignées des grands centres connaissent une certaine effervescence depuis une dizaine d’années. Celles-ci font même partie pour la plupart de la Route des bières de l’est du Québec, une initiative lancée il y a de ça quelques années seulement et visant à promouvoir les microbrasseries et l’économie locale, dans un esprit d’entraide : « En plus d’accroître l’achalandage dans les brasseries de l’est du Québec pendant la estivale, la Route des bières participe également au développement de l’économie locale. » Ce tourisme brassicole va aider la région », affirme Éric Viens [brasseur chez Aux Fous Brassants] » (Van Vliet 2016). L’été 2016 a d’ailleurs été très prolifique pour ces microbrasseries : « Les microbrasseries de l'Est du Québec ont eu peine 33

à répondre à la demande dans les derniers mois. L'achalandage touristique dans les commerces est en partie en cause, mais un véritable engouement autour de l'industrie du malt et du houblon a fait bondir les chiffres de vente » (Radio-Canada 2016b). Une carte géographique présentant les microbrasseries faisant partie de la Route des bières de l’est du Québec, dont plusieurs ont été sélectionnées dans cette recherche, peut être consultée à l’Annexe 3.

1.4.5. Outils d’enquête

Les données collectées dans le présent travail de recherche sont de type qualitatif. Elles ont été recueillies grâce à des entrevues semi-dirigées et à l’aide de questions préétablies qui ont pu guider la conversation tout en restant plutôt ouvertes (Campenoudt et Quivy 171). J’ai aussi accordé une grande importance à l’entretien ouvert puisqu’il permet une plus grande liberté et spontanéité de réponse de la part des gens interrogés. Une analyse de documents et de diverses sources écrites telles que des entrevues disponibles sur internet a également été effectuée (préalablement et ultérieurement aux entretiens) afin de confirmer, ou compléter certains des discours recueillis.

Grâce à l’approbation du projet par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CÉRUL), j’ai effectué l’essentiel du travail de recherche sur le terrain entre les mois de septembre et décembre 2017.

1.4.5.1. Entrevues semi-dirigées

Les entrevues semi-dirigées sont l’outil principal avec lequel il a été possible d’amasser des données en lien avec le thème de la recherche. Les brasseurs des microbrasseries sélectionnées et les employés-clés ont été interrogés dans le but d’accumuler des informations pertinentes en vue de répondre aux objectifs et à la question de recherche, au terme du mémoire. Les thèmes qui ont été abordés lors de ses entretiens sont directement liés aux différents objectifs de recherche : la provenance des matières premières, le terroir, la mise en marché, le symbolisme des étiquettes de leurs bières, le 34

rôle social de leur microbrasserie… Ces entrevues ont eu lieu dans les microbrasseries respectives de chacun des brasseurs, le lieu choisi devant favoriser l’expression de la personne interviewée (Campenhoudt et Quivy 2011 : 64). L’expert en bière Martin Thibault a également été interrogé à l’aide d’un questionnaire préétabli, dans une microbrasserie sélectionnée. Le schéma d’entretien avec les brasseurs peut être consulté à l’Annexe 2 (A) et le schéma d’entretien avec l’expert en bière peut être consulté à l’Annexe 2 (B). Chacun de ces questionnaires a évidemment été adapté aux différents interlocuteurs, préalablement aux entretiens.

1.4.5.2. Entretiens ouverts

Les questions ouvertes des entrevues semi-dirigées peuvent souvent mener à des discussions plus élaborées sur certains sujets abordés. Des données peuvent également se retrouver dans des discussions non prévues par le guide d’entretien et être accessibles uniquement par l’entremise de l’entretien ouvert. Ces entretiens plus informels ont également pris place pendant les entrevues en soi et pendant le moment où j’étais à la microbrasserie en compagnie des différents brasseurs.

1.4.5.3. Observations

Les observations sont essentielles à la méthode ethnographique (Campenhoudt et Quivy 2011 : 141). Il est donc important de rencontrer les principaux informateurs (les brasseurs) dans leur milieu (la microbrasserie) afin de mieux comprendre la dynamique de l’endroit. Certaines observations ont été complémentaires aux discours des informateurs. Ces observations visaient l’environnement de travail (la microbrasserie) ou le travail effectué par le microbrasseur. Les actions effectuées par les brasseurs dans le cadre de leur travail peuvent en effet dévoiler certaines des informations recherchées, par exemple l’utilisation d’ingrédients liés au terroir dans le brassage de la bière ou encore d’autres caractéristiques imposées par le fait de brasser de la bière en région éloignée des grands

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centres. Les observations, conjointement aux entretiens ouverts, ont duré quelques heures, dépendamment du temps que chaque brasseur a pu m’accorder. La grille d’observation peut être consultée à l’Annexe 4.

1.4.5.4. Recherche documentaire

Une recherche documentaire a été effectuée avant et après les entretiens. Cette recherche visait des entrevues et des sources d’information sur les microbrasseurs et les microbrasseries disponibles sur internet ou d’autres types de médias spécialisés sur la bière de microbrasserie (revues, journaux, émissions documentaires, entrevues radiophoniques…). Ces documents ont permis d’obtenir des informations en vue des entrevues, puis de compléter les discours et réponses recueillies une fois ces entretiens réalisés.

1.4.6. L’analyse

Les données recueillies sur le terrain grâce aux outils d’enquêtes ont été compilées et classifiées au fur et à mesure selon différents thèmes ou catégories (analyse thématique catégorielle), de manière à répondre aux différents objectifs de recherche, en lien avec les concepts de terroir et de consommation locale. J’ai donc classé des éléments du discours de chacune des personnes rencontrées en cinq catégories distinctes, correspondant à chacun des objectifs de recherche : (1) ce qui se rapporte à la provenance des matières premières utilisées dans la fabrication de la bière, (2) ce qui se rapporte au terroir, (3) ce qui se rapporte à la façon de mettre en marché les produits brassicoles, (4) ce qui se rapporte à l’importance sociale des microbrasseries dans leur région, et finalement (5) ce qui se rapporte au symbolisme du nom et des illustrations formant l’image de marque des microbrasseries. De cette façon, il a été possible d’observer les tendances présentes dans les données recueillies auprès des différents informateurs et d’en tirer des conclusions dans le but répondre aux objectifs et à la question de recherche, soit d’observer de quelles façons

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les microbrasseries situées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine s’ancrent dans leur région.

1.4.7. Considérations éthiques

Étant donné la confidentialité des informations recueillies, le consentement de tous les informateurs sans exception a été acquis grâce à un formulaire de consentement afin d’être en mesure d’utiliser ces données dans la rédaction du mémoire. Les visées de la recherche ont été expliquées par la même occasion afin que tout informateur soit au courant du projet auquel il participe. Le présent travail de recherche a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval (CÉRUL) avant l’enquête de terrain. Le numéro d’approbation est le 2017-174/16-08-2017. Le code d’éthique du CÉRUL a été suivi rigoureusement tout au long du processus de recherche et de rédaction du mémoire.

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2. Chapitre 2 : Le contexte brassicole québécois

La bière est un breuvage millénaire dont les origines remontent au Néolithique, découverte qui s’est effectuée environ au même moment que l’apparition de l’agriculture (Ferland 2010 : 37-38) : « on trouve des traces de production et de consommation de bière dans les civilisations sumériennes et égyptiennes, vieilles de plusieurs milliers d’années » (Ferland 2010 : 38). Dans ce second chapitre, nous nous limiterons à l’histoire du breuvage à partir de l’arrivée des premiers colons européens en Amérique du Nord. Nous aborderons d’abord le développement de l’industrie brassicole et microbrassicole d’hier à aujourd’hui, en posant en premier lieu un regard sur l’histoire et l’importance des brasseries au Canada et plus précisément en Nouvelle-France ainsi que dans la province du Québec. Nous nous intéresserons par la suite au renouveau brassicole qui a eu lieu vers les années 1990 dans la province et à son évolution jusqu’au monde microbrassicole que nous connaissons actuellement, effervescent comme jamais auparavant. Avant de poursuivre, je terminerai ce chapitre en traçant le portrait de la scène microbrassicole du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine actuelle, en présentant plus en détails les microbrasseries qui ont été étudiées dans le cadre de ce présent travail de recherche.

2.1. L’histoire de la bière en Nouvelle-France et dans la province du Québec

Le brassage de la bière possède une longue histoire dans la province du Québec et ce depuis l’arrivée des premiers Européens en Nouvelle-France. Nous aborderons dans cette section l’histoire de cette industrie ainsi que les éléments qui ont pu valoriser le brassage de la bière au Québec.

2.1.1. La bière en Nouvelle-France

Les premiers colons établis en Nouvelle-France, dès le XVIIe siècle, consommaient pratiquement tous des boissons alcoolisées comme le vin, l’eau-de-vie ou la bière. Il est à rappeler qu’à cette époque les boissons alcoolisées étaient considérées comme des

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aliments, et ce environ jusqu’au début du XXe siècle (Daignault 2006 : 15). En plus d’être nourrissantes, la bière était souvent plus sécuritaire à boire que l’eau, ayant subi une ébullition dans son processus de fabrication, ce qui élimine les bactéries qui auraient pu être présentes.

En plus de cette valeur nutritive qui lui est accordée, les boissons alcoolisées jouent aussi un rôle économique, symbolique et social dans la colonie. Elles peuvent être utilisées comme monnaies d’échange, se retrouver au centre de négociations ou encore faciliter la sociabilité lorsqu’on se rassemble au cabaret, bien que l’ivrognerie, les abus d’alcool (et les violences qui en découlent parfois) soient condamnés par l’Église à l’époque (Ferland 2010 : 146-165).

Les historiens croient que les premiers colons se sont rapidement tournés vers la bière puisqu’ils provenaient de régions de la France, comme la Normandie, où des boissons comme le cidre et la bière étaient à cette époque plus populaires que le vin (Daignault 2006 : 20). Le climat de la Nouvelle-France était également moins propice à la culture des vignes. Malgré la présence de vignes indigènes sur le territoire, « l’existence de houblon croissant à l’état naturel en plusieurs endroits, ainsi que l’accès relativement facile aux grains et à une eau courante très pure incitent à brasser de la bière » (Ferland 2010 : 27). L’effet « échauffant » de la consommation de bière la rend aussi idéale pour affronter le climat froid et rigoureux de la vallée du Saint-Laurent (Ferland 2010 : 38). Finalement, les importations de vin et d’eau-de-vie se faisaient beaucoup plus coûteuses que la production locale de ce breuvage (Daignault 2006 : 20).

On sait que les autorités coloniales encourageaient le brassage de bière à domicile dès le XVIIe siècle, la famille Hébert-Couillard, pionnière à Québec, possédant par exemple du matériel brassicole dès 1634 (Ferland 2010 : 38). Un breuvage nommé « bouillon », s’apparentant à la bière, était très populaire dans la colonie :

Certains, sans doute plus pauvres, consommaient une sorte de bière faite à partir d’un mélange de pâte crue contenant du levain que l’on faisait tremper dans l’eau, un mélange connu sous le nom de bouillon. La fermentation qui en résultait faisait de cette mixture une bière des plus primitives mais exempte de bactéries. On se chargeait par la suite d’aromatiser la bière ainsi produite avec du sarrasin, du bouleau, du houblon ou n’importe quelle plante qui était facilement disponible (Daignault 2006 : 19)

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Plusieurs brasseries se sont également établies en Nouvelle-France. On peut penser à la Brasserie des jésuites à Québec, fonctionnelle dès 1635, conjointement à une houblonnière, qui servait principalement à combler les besoins de la communauté religieuse et des domestiques (Ferland 2010 : 39). Plusieurs autres brasseries s’établirent dans la colonie dont la plus célèbre est sans doute celle de l’intendant Jean Talon, dès 1669, située dans la basse-ville de Québec, à l’embouchure de la rivière Saint-Charles : « la Brasserie du Roi produisait annuellement 4000 barriques de bière à l’orge – une barrique avait une capacité de 455 à 635 litres – dont la moitié était exportée aux Antilles, d’où une source de revenus additionnels pour la colonie qui en avait bien besoin » (Daignault 2006 : 22). Celle-ci ferma toutefois ses portes moins de dix ans plus tard, le projet s’avérant trop ambitieux dans une ville qui ne comptait à l’époque qu’un millier d’habitants et où le brassage à domicile (de bouillon entre autres) était facilement accessible ainsi que peu coûteux (Ferland 2010 : 41).

La bière d’épinette était également assez populaire à cette époque parmi les colons. Il s’agirait à la base d’une recette amérindienne : « l’historien L. H. Morgan est d’avis qu’un type de bière d’épinette pourrait bien être le breuvage que les Amérindiens fournirent à Jacques-Cartier et à son équipage pour lutter contre le scorbut lors de l’hivernement de 1535 » (Ferland 2010 : 62). Il s’agissait d’un breuvage faible en alcool auquel pouvait être ajouté (en plus de l’épinette) de la mélasse, du sirop d’érable ou d’autres aromates (Ferland 2010 : 62). La bière d’épinette a survécu jusqu’à aujourd’hui, plus sous forme de soda que de bière, bien que certaines microbrasseries brassent des bières qui contiennent de l’épinette ou du sapin baumier comme la Souche (à Québec) avec leur Tordeuse ou encore le Caveau des Trois-Pistoles (à Trois-Pistoles) avec leur Dame des Neiges. L’Annedda, un style de bière qui se veut québécois à 100% et qui découle probablement de cette tradition des bières d’épinette, peut également contenir des pousses d’épinette ou de sapin baumier.

2.1.2. Contexte d’émergence des grandes brasseries actuelles

Les deux plus grandes brasseries canadiennes actuelles sont Molson et Labatt, la première appartenant aujourd’hui au groupe MolsonCoors et la seconde au regroupement Anheuser-Busch InBev (AB InBev). Ces deux brasseries, toujours en activité, brassent 40

actuellement plusieurs millions d’hectolitres par année, soit 8.1 millions en 2014 pour la division canadienne de MolsonCoors (MolsonCoors 2014) et environ 10 millions du côté de Labatt (Labatt 2018). À titre comparatif, il est intéressant de rappeler que pour qu’une brasserie puisse être considérée en tant que microbrasserie au Québec, elle ne doit pas excéder une production de 500 000 hectolitres par année (AMBQ 2015a).

La présence de ces grandes brasseries au Canada remonte à il y a quelques siècles. En effet, c’est dans le contexte favorable de la révolution industrielle des années 1700- 1800 (on peut par exemple nommer l’invention du thermomètre en 1714 et la découverte des levures par Louis Pasteur en 1871, qui furent très importantes pour l’industrie brassicole) que plusieurs entrepreneurs principalement anglais s’installèrent au Canada : Thomas Dunn (1729-1818), John Molson (1763-1838), William Dow (1800-1868), John Kinder Labatt (1803-1866), Eugene O’Keefe (1827-1913) et Thomas Dawes (Daignault 2006 : 27), démarrèrent tous des brasseries qui demeurent des pionnières dans l’histoire brassicole du Québec et du Canada. Plusieurs autres brasseries un peu moins documentées ont aussi émergé à cette époque : « Dans la région de Montréal, entre 1788 à 1852, 56 brasseurs et près de 40 brasseries en activité ont été recensés par l’auteur et sommelier Stéphane Morin dans son mémoire universitaire. Seulement 10 de ces brasseries font cependant affaire pendant plus de 10 ans » (Perron 2013).

John Molson, s’installa au Québec en 1782, poussé par l’Angleterre qui à l’époque offrait des primes d’encouragement aux entrepreneurs qui investissaient en Amérique du Nord (Daignault 2006 : 29). Son succès fût rapide compte tenu de la qualité de la bière qui était produite et son faible coût : « Molson ne tarda pas à diversifier sa production : bière forte, légère, de table, d’épinette, petite bière et Ale. En 1791, sa production atteignit les 30 000 gallons et dépassera 100 000 gallons en 1821 » (Daignault 2006 : 30). L’importance historique de Molson et de sa descendance ne s’arrête pas qu’à la bière, l’entreprise ayant également investi et innové dans les finances, les bateaux à vapeur, les chantiers maritimes, la distillation du whisky, le foncier, l’entreposage, les banques et les chemins de fer (Daignault 2006 : 32). En 1957, l’entreprise achète Le Canadien de Montréal, assurant ainsi à ses produits « une visibilité et un capital de sympathie sans précédent » (Daignault 2006 : 69) auprès des nombreux amateurs de hockey dans la province.

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John Kinder Labatt de son côté, s’établit au Canada en 1834, en provenance d’Irlande. La brasserie, à cette époque, se démarque par ses multiples innovations et principalement par son India (Daignault 2006 : 41), une bière qui n’est plus brassée actuellement par la brasserie, mais qui ironiquement est un style très vogue chez les microbrasseries en ce moment.

Avec l’arrivée (ou plutôt le retour, leurs produits ayant déjà été disponibles au Québec aux 19e et 20e siècles) du troisième plus gros joueur actuel, la brasserie Sleeman (qui appartient depuis 2006 à la brasserie japonaise Sapporo), les grandes brasseries qui se partagent l’ensemble du marché de la bière au Québec voient les microbrasseries prendre du terrain. Dans ce qui peut parfois prendre la forme d’une véritable guerre brassicole, les grandes brasseries font l’acquisition de microbrasseries, qu’ils peuvent ajouter à leur sélection. L’acquisition d’Unibroue par Sleeman en 2004 et plus récemment celle de Trou du Diable par MolsonCoors à l’automne 2017 sont sans doute les plus marquantes.

2.1.3. Le renouveau brassicole au Québec : première et deuxième vague de microbrasseries

Jusque-là, les consommateurs de bières québécois n’avaient le choix qu’entre les produits Labatt, Molson et O’Keefe, se menant une véritable guerre même si « pour plusieurs amateurs, toutes les bières offertes à cette époque se ressemblaient » (Daignault 2006 : 77). Les consommateurs les plus aventureux ont aussi pu acclimater leur palais à des styles de bières plus spécialisés grâce aux importations disponibles en SAQ (Société des alcools du Québec), dès 1996. Suivant le renouveau brassicole des États-Unis qui a eu lieu dans les années 1980, le Québec connaît quant à lui cette émergence de microbrasseries du milieu des années 1980 jusqu’aux années 1990. On pourrait parler de deux vagues distinctes d’ouvertures de microbrasseries.

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2.1.3.1. La première vague

La première est représentée entre autres par la Brasserie Massawippi (1986), le Lion d’Or (1986), le Cheval Blanc (1987), les Brasseurs du Nord (1987), la Brasserie Portneuvoise (1987), Les Brasseurs G.M.T., la Brasserie Brasal (1989), la Brasserie McAuslan (1989), Le Bilboquet (1990) et Unibroue (1991).

La Brasserie Massawippi, en Estrie, qui n’existe plus aujourd’hui, est considérée comme l’une des premières microbrasseries du Québec, ayant « déposé la première demande de permis de brassage industriel au Québec depuis plus d’un siècle » (Daignault 2006 : 79). Le Cheval Blanc, Les Brasseurs G.M.T. et Les Brasseurs de l’Anse (1995) se sont fusionné en 1998 pour former Les Brasseurs R.J. qui est aujourd’hui la quatrième plus grande brasserie au Québec après MolsonCoors, Labatt (AB Inbev) et Sleeman (Sapporo). En 2013, Les Brasseurs R.J. ont également acquis la Brasserie McAuslan (connue entre autres pour sa gamme Saint-Ambroise) qui est une autre grosse pointure du marché des microbrasseries. Tel que mentionné précédemment, Unibroue a quant à elle été achetée par Sleeman au début des années 2000. La Brasserie Brasal, de son côté, n’existe plus, ayant également été achetée par Sleeman mais ayant été fermée par le fait même (Daignault 2006 : 83). La Brasserie Portneuvoise, fondée par l’anthropologue Robert Gilbert à Saint- Casimir, a quant à elle fermée ses portes en 1991. La microbrasserie Les Grands Bois, située à Saint-Casimir et actuellement en activité, brasse d’ailleurs une Pale Ale du nom de Portneuvoise en hommage à cette brasserie.

Ces premières microbrasseries dans la province du Québec voguent sur les produits de spécialités, qui ne sont pas bien représentées par les grandes brasseries à l’époque. Unibroue par exemple, s’est rapidement trouvé un créneau dans les bières d’inspiration belge tandis que la brasserie Brasal se spécialisait dans les styles allemands (suivant à la lettre la Reinheitsgebot, la loi de pureté allemande qui stipule que seules de l’eau, du malt, du houblon et de la levure seront utilisés dans la fabrication de la bière). On doit également mentionner Les Brasseurs du Nord qui, avec leur gamme de bières Boréale et plus particulièrement la Boréale Rousse (inspirée des Red Ale anglaises et irlandaises), apportent quelque chose d’entièrement nouveau à l’époque sur le marché québécois. Pour les amateurs de bières du Québec, c’est un nouveau monde de saveurs à découvrir. 43

2.1.3.2. La deuxième vague

Dans la deuxième vague d’ouvertures de microbrasseries, qui a lieu de la moitié des années 1990 au début des années 2000, on peut mentionner la Ferme-Brasserie Schoune (1994), la Brasserie Seigneuriale (1994), la Brasserie Aux-Quatre-Temps (1994), Les Brasseurs de l’Anse (1995), BrasseMonde Inc. (1996), St-Arnould (1996) Les Bières de la Nouvelle-France (1998), la Barberie (1997), Microbrasserie Charlevoix (1998), Brasserie le Chaudron (1998), Dieu du Ciel! (1998) et la Microbrasserie du Lièvre (1999), parmi d’autres. Au tournant des années 2000, des dépanneurs spécialisés en bière de microbrasserie ont émergé, ayant certainement eu un rôle important dans la mise en valeur de ces produits locaux, les succursales de la SAQ se spécialisant essentiellement en bières importées et les épiceries ne se limitant bien souvent qu’à la bière des grandes brasseries.

Parmi ces microbrasseries, plusieurs sont toujours aujourd’hui des piliers du monde microbrassicole québécois (Dieu du Ciel!, Microbrasserie Charlevoix, la Barberie…) mais plusieurs ont connu une fin prématurée, le marché étant assez compétitif : « Les difficultés à percer le marché, la compétition avec les multinationales et les autres microbrasseries ont eu raison des plus braves. Et il faut bien le dire, le fait que certaines de ces microbrasseries se soient mises à brasser des bières franchement ordinaires, sans grande distinction, a précipité les choses » (Daignault 2006 : 90).

2.2. Le monde microbrassicole québécois actuel

Il serait difficile de parler du monde microbrassicole actuel en termes de vagues tellement un nombre élevé de microbrasseries ont pu ouvrir leurs portes dans les dernières années. La croissance que subit ce marché actuellement est fulgurante. En 2008, le Québec comptait plus d’une cinquantaine de microbrasseries et brasseries artisanales (Tremblay 2008 : 5). Martin Thibault et David Lévesque-Gendron, écrivains et spécialistes du monde microbrassicole, écrivaient dans leur ouvrage La route des grands crus de la bière en 2010 :

[…] on compte 60 brasseries artisanales situées aux quatre coins de la province. Nous aimerions vous donner leur nombre exact, mais il faut se rendre à l’évidence. Chaque mois, une nouvelle rumeur proclame la venue

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prochaine d’un jeune joueur sur le marché, alors que déjà une dizaine de projets très concrets sont en attente de financement ou complètent des formalités administratives avant leur ouverture. Quand vous lirez ces lignes, elles seront peut-être 80 (Lévesque Gendron et Thibault 2010 : 61).

Je me retrouve face au même obstacle aujourd’hui car j’aimerais mentionner précisément combien de microbrasseries se trouvent dans la province mais ce chiffre augmente continuellement, pratiquement de semaine en semaine. Au moment où j’ai rédigé mon projet de maîtrise, en avril 2017, le nombre total de microbrasseries, détenant un permis de fabricant industriel ou de producteur artisanal de bière s’élevait à 175 (Gouvernement du Québec 2017c), soit plus du triple du nombre de 2008 (environ 9 ans plus tard). Aujourd’hui, à l’été 2018, on se trouve à un peu plus de 200, 34 nouvelles microbrasseries ayant ouvert leurs portes en 2017, ce qui est un chiffre record.

Non seulement le nombre d’établissements où l’on produit de la bière artisanale dans la province croît à un rythme effréné mais de plus en plus de consommateurs vont choisir ces produits de microbrasseries plutôt que la bière des grandes brasseries ou les autres types d’alcool tels que le vin et les spiritueux, alors que globalement la consommation totale de bière est en baisse au Canada (Ducharme 2016). La bière reste tout de même la boisson alcoolisée la plus consommée au pays (Ducharme 2016).

Afin de développer la production locale et de créer des emplois, l’Association des microbrasseries du Québec (AMBQ) avait comme objectif avec son plan de 2007 d’augmenter les parts de marché de 4,5% à 12% sur 10 ans pour les microbrasseries qui passeraient alors un volume brassé de 300 000 hl à 800 000 hl par année (AMBQ 2015b). En 2017, on observe une nette augmentation, mais pas aussi grande qu’escomptée, soit 9% des parts de marché avec 500 000 hl. L’expert en bière Philippe Wouters mentionne : « Dans un contexte économique concurrentiel et un cadre légal sans changement majeur pour l’industrie, il y a fort à parier que ces objectifs seront atteints à moyen terme » (Wouters 2017).

Le marché est en constante évolution. Le consommateur de bière ne recherche plus la même chose qu’il y a 10 ans : il est plus renseigné sur la bière et le monde brassicole en général, veut connaître la provenance des ingrédients, sait quelles caractéristiques il veut

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retrouver chez une bière, connaît les différents styles existants… « Il faut suivre les tendances et la clientèle. Il y a des microbrasseries qui marchaient très bien il y a 5 ans et qui peinent à vendre une caisse par mois dans notre magasin aujourd'hui » (Calcagno 2016) affirme Pierre-Luc Gagnon, gérant de la section microbrasserie au Dépanneur Peluso à Montréal. De plus en plus de bières expérimentales et de nouveautés croisent d’ailleurs les produits réguliers qui sont brassés à l’année : « Environ 800 bières différentes produites par des microbrasseries sont disponibles sur les tablettes des détaillants québécois, dont environ le quart change chaque année » (LaPresse 2015a) explique Philippe Wouters, expert en bières. Des tendances s’accentuent : « En clair, le détaillant ne veut pas forcément la bière d’une microbrasserie en particulier, mais d’une philosophie : la bière artisanale. Et c’est de toute façon l’attitude qu’a également le consommateur devant la tablette de son détaillant. Il est de moins en moins fidèle à une marque et de plus en plus tenté par la nouveauté » (Wouters 2017). C’est un contexte assez complexe et unique dans lequel se côtoient différents types de brasseries mais aussi de consommateurs :

Malgré toutes les nuances que mérite une telle affirmation, le Québec vit une période de prospérité économique. Le salarié moyen dispose d’une certaine souplesse à laquelle ses grands-parents pouvaient difficilement aspirer. Par ailleurs, la diffusion instantanée des connaissances par l’entremise du réseau Internet et une tendance culturelle promouvant la découverte engendrent des effets collatéraux comme la soif de nouveauté des québécois. […] Devant cette accessibilité aux diverses cultures, un contre-mouvement fait surface. […] On encourage dorénavant la production locale et le développement des produits du terroir. Résultat : la prolifération des entrepreneurs de la gastronomie (Lévesque Gendron et Thibault 2010 : 61).

2.3. La scène microbrassicole du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-

Îles-de-la-Madeleine : portrait des microbrasseries étudiées

Dans le cadre de cette recherche, j’ai sélectionné les microbrasseries situées dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. Certaines d’entre elles, bien qu’éloignées des grands centres et situées en milieux ruraux, se démarquent de plus en plus, même à l’échelle de la province. Dans un premier temps, je tracerai un bref portrait de l’histoire qu’a connue l’industrie brassicole dans ces deux régions afin de mettre 46

en contexte les microbrasseries étudiées. Par la suite, je présenterai plus spécifiquement chacune des microbrasseries qui ont accepté de participer à cette étude, avec leurs histoires, caractéristiques, valeurs et produits phares.

2.3.1. L’industrie brassicole du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-

Madeleine

Il y a actuellement plus de microbrasseries que jamais auparavant dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. À l’été 2018, on compte quinze microbrasseries. D’autres ouvertures sont certainement à prévoir pour les prochaines années. Une nouvelle microbrasserie nommée Le Ketch s’établira par exemple prochainement à Sainte-Flavie. Un nouveau projet parallèle du brasseur de Pit Caribou a également été annoncé : la nanobrasserie Brett & Sauvage, qui sera située dans la région de Sainte-Thérèse-de-Gaspé.

La première microbrasserie à s’être installée dans ces régions était nommée Microbrasserie Bas-Saint-Laurent-Gaspésie, ouverte en 1996 à Cap-Chat. Son histoire fût de courte durée puisqu’ « en septembre 1997, on apprit que l’entreprise gaspésienne connaissait de sérieux problèmes financiers » (Lévesque, Lefebvre et Joannette 2016 : 34), le marché local de l’époque étant plutôt limité. Une seule bière fût commercialisée, la Chic- Chocs, nommée en référence aux Montagnes des Chic-Chocs. Ce seul exemple de microbrasseries située dans ces régions éloignées n’empêcha pas d’autres entrepreneurs de s’y installer dans les années suivantes. Dès 2002, la microbrasserie À l’Abri de la Tempête s’établit aux Îles-de-la-Madeleine. C’est aujourd’hui la plus vieille brasserie de l’est du Québec qui est toujours en activité.

Deux autres microbrasseries aujourd’hui disparues s’étaient établies dans la région du Kamouraska au Bas-Saint-Laurent. D’abord, la microbrasserie Breughel, située à Saint- Germain-de-Kamouraska et ouverte en 1998. La brasserie, installée dans une maison antique annexée à une ferme, est opérée par un brasseur d’origine belge. « Les bières d’origine belge portèrent toutes des noms se rapportant à la famille ou à ce coin de son pays d’adoption » (Lévesque, Lefebvre et Joannette 2016 : 35), par exemple la St-Bruno, la Ste-

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Mathilde ou la Kamour. La microbrasserie Breughel a fermé ses portes en 2013 pour insalubrité, la Régie des alcools du Québec ayant suspendu leur permis. Un autre projet de microbrasserie située à Kamouraska, la Camarine, ouverte en 2008, prend la forme d’une coopérative « touchant plusieurs domaines, du récréotouristiques à la microbrasserie, en passant par la restauration et la transformation des produits du terroir » (Lévesque, Lefebvre et Joannette 2016 : 26). Moins d’un an après l’ouverture, en février 2009, le bâtiment a été détruit par un incendie. Deux des fondateurs de la coopérative, Martin Desautels et Élodie Fortin, ont par la suite démarré la microbrasserie Tête d’Allumette, située à Saint-André-de-Kamouraska et ouverte en 2013.

Quelques années après le démarrage d’À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la- Madeleine, la plus vieille microbrasserie de l’est du Québec qui est toujours en acitvité, ce fût au tour de Pit Caribou de s’établir à l’Anse-à-Beaufils en 2007, suivie par Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer en 2008. Ces deux microbrasseries sont considérées comme des vétérans de la scène brassicole gaspésienne, ayant fêté leurs dix années d’activité dernièrement. Elles seront suivies par Le Bien, Le Malt à Rimouski en 2008, la Fabrique à Matane en 2010, la Captive à Amqui en 2010 et Aux Fous Brassant à Rivière-du-Loup en 2012.

Dans la deuxième moitié de la décennie 2010, le nombre d’ouverture de microbrasseries dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la Madeleine s’accentue, à l’image du phénomène de la multiplication des microbrasseries qui se passe au même moment à l’échelle du Québec. Depuis 2014, sept brasseries se sont ajoutées : le Malbord à Saint-Anne-des-Monts en 2014, la Brasserie Auval à Val-d’Espoir en 2015, le Secret des Dieux à Pohénégamook en 2016, le Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles en mai 2017, la microbrasserie Cap Gaspé à Gaspé pendant l’été 2017, la microbrasserie Au Frontibus vers la fin de l’été 2017 et finalement l’Octant à Rimouski à l’automne 2017. Les entreprises microbrassicoles, qui avaient autrefois de la difficulté à faire leur place, semblent aujourd’hui plus florissantes que jamais dans les régions du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Île-de-la-Madeleine.

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2.3.2. Portrait des microbrasseries étudiées

Dans cette section, nous nous concentrerons sur les microbrasseries qui ont accepté de participer à cette étude. Elles seront présentées plus en détails, en ordre croissant d’ouvertures.

2.3.2.1. À l’Abri de la Tempête, Îles-de-la-Madeleine

La microbrasserie À l’Abri de la Tempête, située à l’Étang-du-Nord aux Îles-de-la- Madeleine, est la plus ancienne brasserie artisanale toujours en activité dans la région de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. L’entreprise a été fondée en 2002 mais c’est depuis 2004 que les gens du coin peuvent déguster leurs produits au pub.

La maître brasseuse Élise Cornellier Bernier, est depuis ses débuts toujours aux commandes de la brasserie, en compagnie de la copropriétaire Anne-Marie Lachance. Élise fête en 2017 ses 20 ans au sein du milieu brassicole. À l’époque, elle a suivi la plupart des formations de brassage qui s’offraient au Québec mais c’est surtout en autodidacte qu’elle s’est formée et a parfait ses connaissances sur le brassage (en voyageant Illustration 1: Vue aérienne de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête aux États-Unis, en Source : Page Facebook d’À l’Abri de la Tempête Belgique, en Allemagne, en France, en Italie…). Son premier emploi professionnel dans le milieu brassicole a été chez la microbrasserie Le Bilboquet à Saint-Hyacinthe, où elle s’occupe de l’entièreté de la production. Précision à mentionner : la microbrasserie le Bilboquet, qui demeure une des microbrasseries bien établie au Québec depuis les années 1990, n’embouteillait pas à ce moment, la production en bouteille ayant débuté vers 2009. Élise travaille par la suite à la 49

défunte brasserie Aux 4 Temps (de St-Hyacinthe également) où elle peut goûter au brassage à l’échelle industrielle (avec embouteillage, filtration stérile, pasteurisation…). C’est aussi là qu’elle a développé sa première recette gagnante : la Corne de Brume. Elle décide finalement de démarrer une microbrasserie aux Îles-de-la-Madeleine, un territoire encore sans microbrasserie, le seul exemple de microbrasserie précédemment installée dans l’est du Québec étant la défunte Chic-Choc. Élise raconte la façon dont ont été choisi les Îles-de-la-Madeleine comme lieu idéal pour y démarrer une microbrasserie :

Anne-Marie étant venue à plusieurs reprise sur l’archipel, elle voulait ardemment s’y établir. Après nous y être rendu pour une saison de wwoofing1, nous avons réalisé à quel point ouvrir une microbrasserie ici serait une option viable avec l’afflux touristique saisonnier. […] Étant situé sur l’île centrale, la qualité de l’eau du puits était tout à fait adaptée pour brasser le type de bière que l’on envisageait. De plus, la micro étant située en bord de mer, entourée d’eau sur trois côtés, avec une vue incroyable sur les vagues, le lever et le coucher de soleil. Qui dit mer, dit plage de sable doux et eau cristalline. Cette plage possède sa propre épave et est fréquentée par des touristes assoiffés. Tout ça accessible à pied de la micro… Pas triste.

Parmi les bières classiques d’À l’Abri de la Tempête figurent l’Écume (une Ale blonde douce et rafraîchissante avec une pointe saline), la Belle Saison (une Saison2 doucement épicée et herbacée), la Corne de Brume (une Scotch Ale3 bien costaude aux notes salines et tourbées) et la Corps Mort (un vin d’orge4 complexe et puissant qui titre 11% d’alcool, brassé avec une proportion de malts ayant été fumés sur un fumoir à harengs). Gustativement, on peut retrouver dans plusieurs de ces bières un petit côté salin, signature d’À l’Abri de la Tempête. Plusieurs bières sont également brassées avec des herbes et des épices du terroir, majoritairement sélectionnées et cueillies localement par la brasseuse : « Au point de vue saveur, [nous nous démarquons par] notre volonté de nous

1 Le Wwoofing, provenant du mot Wwoof (pour World-Wide Opportunities On Organic Farms), désigne une pratique effectuée par certains voyageurs. Leur travail temporaire dans des fermes biologiques faisant partie d’un réseau mondial est échangé contre un logement et de la nourriture. 2 La Saison est un style de bière belge bien défini, brassé avec une levure Saison qui développe des notes épicées caractéristiques. 3 La Scotch Ale est un style de bière d’origine écossaise, d’où le nom « scotch » (excepté cette origine commune, il n’y a aucun lien à tracer avec les Scotch Whiskies ou Whiskies écossais). Ce sont habituellement des bières ambrées bien maltées, plutôt sucrées et souvent fortement alcoolisées. 4 Le vin d’orge est également un style de bière anglais. On lui attribue cette appellation à cause de la grande quantité de céréale utilisée dans le processus de brassage. Il s’agit d’un style de bière très puissant, très sucré et houblonné ainsi que fortement alcoolisé. 50

ancrer dans notre territoire de façon durable et positive, ce qui nous à pousse à travailler avec les ingrédients les plus locaux. La cueillette d’herbes, de fleurs, d’aromates et d’algues en est un bon exemple ». Les experts en bières David Lévesque-Gendron et Martin Thibault affirmait dans l’un de leurs ouvrages : « Le lien étroit que cette brasserie entretient avec son terroir madelinot, que ce soit pour son orge, ses herbes ou ses habitants, fait d’elle un modèle qui serait à suivre aussi dans le secteur agroalimentaire » (Lévesque Gendron et Thibault 2010 : 81). La brasserie possède également une série de bières expérimentales, que l’on retrouve sous l’appellation « Palabres », dans laquelle différents ingrédients (fruits, épices…) sont intégrés.

2.3.2.2. Pit Caribou, Anse-à-Beaufils

La microbrasserie Pit Caribou, située à l’Anse-à-Beaufils, est certainement l’une des plus reconnues et des plus respectées dans la province. Elle est établie depuis 2007, en faisant à l’époque la seule située dans l’est du Québec (à la seule exception d’À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la-Madeleine). Ils possèdent un pub à Percé (situé dans l’ancien magasin général) ouvert en 2013 ainsi qu’un second pub à Montréal, qui a quant à lui ouvert ses portes en 2016.

À l’origine, ce sont les brasseurs Francis Joncas et Benoît Couillard qui démarrent la microbrasserie. Pit Caribou connaissant une croissance constante, Benoît quitte quelques années plus tard pour se concentrer sur un projet à plus petite échelle, la Brasserie Auval. Francis, qui est avide d’expérimentations et de découvertes brassicoles, sait bien s’entourer. Roch Côté, directeur des ventes et de production, entre Illustration 2 : La microbrasserie Pit Caribou, Anse-à-Beaufils autres, l’aidant à la bonne gestion de son entreprise florissante. 51

Plusieurs bières ont été élaborées dans l’histoire de la microbrasserie Pit Caribou. Au départ, les bières étaient disponibles uniquement en cruchons, puis c’est en 2010 que l’embouteillage débute réellement. Des bières classiques comme la Blonde de l’Anse (une Ale blonde), la Bonne Aventure (une Ale rousse), la Blanche de Pratto (une Blanche d’inspiration belge) et la Gaspésienne No.13 (un ) sont les premières à être distribuées. Puis diverses bières plus spécialisées sont également sorties dans les années suivantes, se divisant en différentes gammes : la série l’Étoile du Brasseur (présentant les diverses expérimentations du brasseur), la série des Traversées (comprenant des bières plus houblonnées), la série Bière de ferme (des bières qui contiennent de la levure sauvage) et plus encore. Les bières de Pit Caribou jouissent pour la majorité d’une distribution à la grandeur du Québec même si certains brassins spéciaux sont disponibles en plus petites quantités uniquement à la boutique de la microbrasserie ainsi qu’aux deux pubs.

Dernièrement, quelques ajouts notables ont également été faits dans la brasserie. D’abord un chai a été installé, permettant la maturation des bières en barriques, idée qui était caressée depuis 2012 mais qui s’est réellement concrétisée vers 2014 ou 2015. Puis, Francis Joncas s’est également penché sur les levures sauvages dans un volet « laboratoire » de la brasserie. Plusieurs dizaines de levures trouvées dans la nature sur différentes plantes ont donc été isolées puis testées dans certaines bières, par exemple dans la Flore du Québec, une Saison (un type de bière fermière belge) dans laquelle la levure utilisée a été récoltée sur une branche de cerisier, puis isolée. Comme les ingrédients utilisés dans cette bière étaient exclusivement québécois, l’ajout d’une levure isolée par la brasserie même en fait une bière québécoise à 100%.

Pour repousser encore plus les limites du brassage, les démarches de Francis Joncas pour légaliser la fermentation spontanée au Québec ont finalement porté fruit le 28 juillet 2017. Il s’agit d’un processus de fermentation qui ne requiert pas l’ajout de levure par le brasseur. C’est en mettant la bière au contact de l’air à l’aide d’un bac refroidisseur (ou coolship) que les levures, bactéries et autres micro-organismes présents dans l’air environnant ensemencent le moût, dans un processus similaire à celui des en Belgique, qui sont également des bières de fermentation spontanée. Un petit bâtiment contenant un coolship avait déjà été construit derrière la brasserie et Francis avait commencé ses expérimentations, espérant que la Régie des alcools approuve le procédé. 52

D’ailleurs, un premier essai, la Perséides, qui est une bière de fermentation spontanée ayant maturée un an et demi en barrique de whisky, a été commercialisé en très petite quantité à l’automne 2017.

2.3.2.3. Le Naufrageur, Carleton-sur-Mer

Avec Pit Caribou, la microbrasserie le Naufrageur de Carleton-sur-Mer est la plus vieille brasserie toujours active sur le territoire gaspésien, ayant commencé ses activités en 2008. Avant de démarrer la microbrasserie, l’équipe possédait déjà la boulangerie La Mie Véritable, ouverte depuis 1997 et étant toujours en activité Illustration 3 : Microbrasserie le Naufrageur, Carleton-sur-Mer aujourd’hui (elle est située juste à côté de la microbrasserie), reconnue entre autres pour ses pains à la drêche et à la bière. C’est d’ailleurs sur l’équipement de cette boulangerie que le brasseur Louis-Franck Valade débuta ses expérimentations de brassage.

Les brasseurs du Naufrageur ont toujours porté une très grande importance à la provenance de leurs matières premières. Que ce soit le malt ou le houblon, la plupart de leurs bières sont constituées pratiquement à 100% d’ingrédients québécois. Récemment, en 2017, plusieurs de leurs bières ont également été certifiées biologiques. Le développement local et durable leur tient fortement à cœur.

Pendant toutes ces années d’activité, le Naufrageur a commercialisé plus d’une bière. On peut retenir ici certains classiques de la brasserie gaspésienne comme la Pénélope (une Pilsner5), la Colborne (une Ale rousse), la Léonne (une Witbier), la Corte Real (une Pale Ale américaine) ou la St-Barnabé (un Stout à l’avoine) en plus de la série des

5 La est un style de bière d’origine tchèque. Il s’agit d’une (bière de fermentation basse) d’apparence pâle, très légère, sèche et délicatement houblonnée. 53

amérindiennes qui nous présentent des herbes du terroir gaspésien comme la tanaisie, le thé du Labrador ou le myrique baumier. Plus récemment, on a pu également goûter à la Québec Love, sortie pour la première fois en 2017 juste avant la fête nationale du Québec, la Saint-Jean-Baptiste, qui est une IPA constituée à 100% d’ingrédients québécois.

2.3.2.4. La Fabrique, Matane

La microbrasserie la Fabrique, située en plein cœur de la ville de Matane, a d’abord pris la forme d’un pub uniquement (sans embouteillage) qui est ouvert depuis 2010. L’entreprise choisit le modèle de coopérative afin de profiter d’une gestion plus démocratique. Le brasseur Jean-Pierre Boutin, comme plusieurs brasseurs professionnels, a brassé à la maison pendant quelques années avant de se lancer professionnellement avec la Fabrique.

Une brasserie située dans un établissement séparé du pub (pour des raisons de permis) est ouverte depuis l’été 2017. Depuis, quelques-unes de leurs bières sont disponibles en bouteilles dans la région et s’aventurent jusque dans les grands centres. On peut retrouver par exemple en bouteilles la Salamagone (une Ale ambrée américaine6 bien amère), la Gros Char (une IPA houblonnée entre autres avec du Citra), la Rivière Illustration 4 : La façade de la Fabrique, Matane

Blanche (leur Blanche d’inspiration Source : Page Facebook de la Fabrique belge), la Patriote (une Session IPA7 Blanche qui titre 4% d’alcool) et la Duplessis (un Foreign Extra Stout).

6 Les bières dites américaines sont habituellement plus houblonnées que celles des traditions européennes. 7 Une bière dite « Session » est moins forte en alcool. 54

Comme plusieurs microbrasseries, le pub de la Fabrique est devenu un lieu de rencontre pour les gens de la région de Matane. Plusieurs événements y ont lieu dont des spectacles musicaux, des vernissages et des soirées thématiques. Les entrepreneurs derrière la Fabrique ont depuis le départ une mission de diffusion culturelle alternative.

2.3.2.5. Tête d’Allumette, Saint-André-de-Kamouraska

Du côté de Saint-André-de-Kamouraska au Bas-Saint-Laurent, on retrouve la microbrasserie Tête d’Allumette. Située dans un décor rustique, les amateurs de bières du coin aiment bien y arrêter pour boire une pinte sur la terrasse avec vue sur le fleuve Saint-Laurent. Cette microbrasserie a été créée par Martin Desautels (le brasseur) et Illustration 5 : La microbrasserie Tête d’Allumette, Saint-André-de- sa compagne Élodie Fortin en Kamouraska 2013 suite à l’incendie de leur premier projet, le restaurant La Camarine.

Martin s’est depuis longtemps lié d’amitié avec Élise Cornellier Bernier de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête, qu’il a connu lorsqu’il travaillait lui aussi à la microbrasserie le Bilboquet à St-Hyacinthe. Ils ont effectué plusieurs voyages brassicoles dans lesquels ils ont pu parfaire leurs connaissances et apprendre sur les différents styles de bières. Élise a même participé aux travaux dans les débuts de la microbrasserie Tête d’Allumette.

C’est d’ailleurs lors d’un voyage en Belgique que Martin découvre le brassage sur feu de bois qu’il utilise aujourd’hui dans sa brasserie. Il est le seul en Amérique du Nord à utiliser ce procédé qui consiste à brasser la bière sur un feu alimenté par du bois (au lieu des cuves plus standardisées avec chauffage intégré). Chaque pièce de son équipement a donc été faite sur mesure.

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Les bières de la microbrasserie Tête d’Allumette sont disponibles en cruchons d’un litre presque exclusivement à la boutique de la brasserie et n’ont jamais été distribuées plus loin que dans la région du Bas- Saint-Laurent. Parmi leurs bières qui reviennent périodiquement, on peut nommer entre autres la Blanche Tête et les 7 Grains (une Blanche belge brassée avec une proportion de riz basmati), la Tête de Houblon (une IPA qui évolue Illustration 6 : Le four situé juste en-dessous de la cuve d’ébullition, essentiel à la méthode de brassage sur feu de bois au fil des brassins), la Tête Carrée (une anglaise), la Gasket de Tête (un Stout) et la Zizanie (une Saison belge). Le brasseur se démarque aussi par ses expérimentations avec différents fruits ou herbes du terroir. D’autres expériences plus éclatées ont également eu lieu en 2017 : une bière brassée avec du pain baguette (la Niemand Kölsch), de la neige (la Snow Lager, brassée en collaboration avec À l’Abri de la Tempête) ou avec un gigantesque bloc de granit chauffé qui aura servi à l’ébullition de la bière (pour la Tête de Cheval, une brassée en collaboration avec le Cheval Blanc).

2.2.3.6. Le Malbord, Sainte-Anne-des-Monts

En poursuivant sa route en longeant le fleuve Saint-Laurent, on arrive dans la petite ville de Sainte-Anne-des- Monts où se trouve la microbrasserie Le Malbord. Le bistro est ouvert depuis novembre 2014 et le permis de brassage a été acquis environ un an plus tard, à la mi- novembre 2015. L’équipe à la

Illustration 7 : La microbrasserie Le Malbord, Sainte-Anne-des-Monts

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tête du Malbord est constituée de Thierry Lafargue (le brasseur), Félix Labrecque et Caroline L’Archevêque.

Bien que plusieurs autres bières soient disponibles tour à tour au pub, on peut retrouver en format cannette quatre de leurs bières : Le Voile de la Mariée (une Blanche d’inspiration belge brassée avec des graines de chanvre), la Missive (une Ale blonde douce et rafraîchissante), la Collin (une Ale rousse d’inspiration irlandaise) et la Pagon (une IPA d’inspiration anglaise). La distribution fût d’abord concentrée dans les régions du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie mais s’est étendue jusque dans les grands centres depuis l’automne 2017.

2.3.2.7. Brasserie Auval, Val-d’Espoir

On pourrait croire que la Brasserie Auval est dans le décor microbrassicole québécois depuis longtemps tellement ses bières font parler mais elle n’a dans les faits débuté sa production que depuis l’automne 2015. Benoît Couillard, membre cofondateur de la microbrasserie Pit Caribou près d’une décennie plus tôt, vend ses parts à son ancien collègue Francis Joncas pour démarrer une microbrasserie en solo située non loin de là, à Val- d’Espoir, près de Percé en Gaspésie. Benoît explique le choix du lieu, rustique et agricole, où est située la microbrasserie : « J’ai un lien Illustration 8 : Illustration 2 : Champ de trèfles sur le côté de la Brasserie Auval d’appartenance (et on est Source : Benoit Tireau, page Facebook d’Auval plusieurs) au lieu. C’est un lieu au passé agricole (école d’agriculture) et mobilisant pour plusieurs projets tels les Bio- Jardins, l’organisme Produire la santé ensemble et maintenant une ferme d’élevage bovin,

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une autre maraîchère diversifiée et Auval. Je cherchais un lieu tranquille et de paix également ».

La brasserie, qui ne possède pas de pub à l’heure actuelle, n’est pas ouverte au public. Une boutique, pour aller s’approvisionner en bonnes bouteilles et marchandises à l’effigie de la brasserie est toutefois ouverte pendant la période estivale. Dans les champs situés juste à côté de la brasserie, Benoît cultive du miel et des fruits (framboises, aronias, cerises, camerises, cassis…), le but étant d’être autonome quant aux ingrédients qu’il veut incorporer dans ses bières. Quelques parcelles sont également réservées au développement de céréales crues (blé, seigle, avoine).

Les bières de la Brasserie Auval se démarquent par leur qualité. Elles sont produites en petites quantités et principalement distribuées en Gaspésie, au Bas-Saint-Laurent et sur la Côte-Nord. Lorsqu’il en reste, quelques caisses sont envoyées à Québec ou Montréal où les amateurs s’arrachent les bouteilles malgré les limites d’achats de deux ou trois bouteilles par clients imposées par les commerces. Il n’est pas rare d’observer une file de gens se former à la porte des rares commerces sélectionnés, plusieurs dizaines de minutes avant la mise en vente des bouteilles.

Les bières de Benoît peuvent majoritairement être regroupées sous trois catégories : une gamme de bières rustiques ou sauvages, une gamme de bières bien houblonnées ainsi qu’une gamme de bières fruitées. Parmi les bières qui reviennent plus fréquemment, on peut noter la Saison Espinay (une Saison ayant séjournée en fût de chêne avec levure sauvage), la Grisette8 de l’Arrière-Pays (un assemblage de bières rustiques bien sec s’apparentant à la Saison mais tout en étant encore plus délicat), la Nordet IPA (une New England IPA9 brassée avec des houblons très aromatiques et fruités), la Super A (une Double IPA, elle aussi houblonnée allégrement), la Framboëse (un assemblage de bières

8 La Grisette est un style de bière fermière belge, similaire à la Saison belge. Les interprétations modernes du style sont souvent très sèches, légèrement minérales et possèdent un faible taux d’alcool. 9 La New England IPA, ou NEIPA, est un style d’ (IPA) développé au début des années 2010 par des brasseries de la région de Boston qui s’inspiraient des IPA vermontoises. Dans les NEIPA, le houblon sera très fruité et son amertume modérée. Ce style de bière est aussi caractérisé par son opacité et une texture onctueuse qui peut être attribuée à l’utilisation d’avoine. 58

sauvages10 vieillies en fût de chêne et dans lesquelles a macéré le petit fruit)… La plupart de leurs bières fruitées (mettant en vedette la , l’aronia, le cassis…) prennent plus d’une année à concevoir étant donné la longue maturation en barriques de chêne avec des levures sauvages. Les diverses IPA et bières bien houblonnées prennent quant à elles seulement quelques semaines avant de pouvoir être mises sur le marché, styles de bières que Benoît a priorisés au départ afin de rentabiliser rapidement son entreprise. Plusieurs autres bières sont également produites une seule fois, ou reviennent une fois par année.

2.3.2.8. Le Secret de Dieux, Pohénégamook

La microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook au Bas-Saint-Laurent a ouvert ses portes au mois de mai 2016. L’équipe derrière la microbrasserie est composée de Nellie Levasseur, Véronique Levasseur et Daniel Blier (le brasseur).

La microbrasserie est située dans l’ancien monastère de Pohénégamook qui est annexé encore aujourd’hui à l’église du village. Même si l’intérieur du monastère a été revampé au goût du jour, c’est cette proximité avec l’église qui a inspiré à l’équipe les noms des bières et le concept autour de la microbrasserie.

Plusieurs bières sont disponibles exclusivement au pub mais le Secret des Dieux propose aussi en bouteille une gamme de bières régulières, qui sont des Illustration 9 : Le Secret de Dieux, situé dans l’ancien produits très accessibles : la Baptême monastère de Pohénégamook (une Ale blonde rafraîchissante), la Bedelle (une Witbier ou bière de blé d’inspiration belge), la Sacristine (une Ale rousse aux notes délicatement caramélisées et torréfiées), la Confesse (un Stout à l’avoine) ainsi que l’ImPardonnAble (leur IPA américaine). Plusieurs

10 Les bières dites sauvages sont des bières qui contiennent de la levure sauvage, ces levures étant souvent présentes dans les barriques utilisées pour maturer la bière. Elles apporteront des saveurs plus fermières ou funky à la bière. 59

autres bières sont sporadiquement disponibles sur place, en fût ou en cruchon pour apporter. Il y a aussi la gamme Brassins Clandestins qui permet au brasseur de commercialiser des bières spéciales ou expérimentales en petites quantités.

2.2.3.9. Le Caveau des Trois-Pistoles, Trois-Pistoles

La microbrasserie Le Caveau des Trois-Pistoles est ouverte depuis la fin du mois de mai 2017, située dans l’ancien caveau-théâtre de Trois-Pistoles au Bas-Saint-Laurent, fermé quelques années plus tôt. L’endroit fut également autrefois un caveau servant à l’entreposage des pommes de terre. La microbrasserie est située en plein milieu du village, à quelques secondes de marche de la célèbre église.

Trois brasseurs sont à l’origine des recettes de cette jeune microbrasserie : Nicolas Falcimaigne, Diego Marasco et Jean Deschênes. Nicolas, qui brasse chez lui depuis quinze ans, rencontre Diego et Jean dans la région de Trois-Pistoles, qui Illustration 10 : La façade du Caveau des Trois-Pistoles, sont également brasseurs, le premier ayant à ce moment un Trois-Pistoles projet d’houblonnière et le second, un projet d’entreprise de kombucha.

Au départ, pendant le premier été, leurs bières ont été disponibles uniquement sur place en fût ou en petits cruchons à rapporter chez soi. Depuis la fin septembre 2017, leurs bières peuvent maintenant être dégustées en bouteilles. La distribution fut d’abord surtout locale (à Trois-Pistoles même) mais s’étendit rapidement un peu partout au Québec jusque dans les grands centres.

Leur gamme régulière est constitué de la Mon Minou (une bière blonde allemande inspirée des Kellerbiers11), la Pistoloise (une Ale rousse d’inspiration irlandaise), la Dame

11 La est un type de bière pâle d’origine allemande qui pourrait se traduire par cellar beer en anglais ou bière de caveau en français. Il s’agit d’un type de bière qui est conservé au frais en caveau le temps de sa maturation en bouteille. 60

des Neiges (une Witbier12 avec des pousses de sapin et d’épinette), la Bavarde (une IPA brassée avec une proportion de malts fumés), la Guerre des Clochers (un Stout13 de seigle) et la 1959 (une Saison belge brassée avec des pommes de terre cultivées localement).

Désirant être impliqués dans le bien-être de leur région, les brasseurs ont choisi de brasser périodiquement des Illustration 11 : L’intérieur du Caveau, avec la scène sur le côté droit. bières bénéfices qui Source : Page Facebook du Caveau des Trois-Pistoles profiteront à différentes causes leur tenant à cœur. Les profits de la première de ces bières à voir le jour, La Gagnons, lancée en janvier 2018, sont allés à la Maison Martin-Matte de Trois-Pistoles, un établissement qui accueille et vient en aide aux gens qui vivent avec un traumatisme crânien ou une déficience physique (Fondation Martin Matte 2018).

2.3.2.10. Microbrasserie Cap Gaspé, Gaspé

Avec la Microbrasserie Au Frontibus, la Microbrasserie Cap Gaspé est aussi l’une des plus jeunes brasseries gaspésiennes. Située dans le secteur industriel de la ville de Gaspé, dans une ancienne usine de Molson Canada, ce projet a été lancé par Audrey-Anne Côté et son père Claude Côté. Ils ont pu accueillir leurs premiers visiteurs le 15 juillet 2017, en plein cœur de la période estivale.

Audrey-Anne et Claude sont tous les deux brasseurs mais c’est Audrey-Anne, qui a étudié cuisine, qui élabore principalement les recettes de leurs bières. Les équipements

12 La Witbier, ou Blanche belge, est une bière de blé traditionnellement brassée avec des graines de coriandre et de l’écorce d’agrume. 13 Le Stout est un style de bière anglais brassé avec des grains torréfiés, ce qui lui procure une couleur noire. À l’origine, il s’agit d’un type de bière dérivé du Porter (un autre style de bière noire), l’appellation « Extra Stout » désignant un Porter plus fort. 61

de brassage permettent pour le moment de brasser un volume assez limité, ce qui fait que les bières sont disponibles en petites quantités.

Ayant comme inspiration surtout des styles de bières américains et allemands, la Microbrasserie Cap Gaspé a débuté l’embouteillage plus récemment, en décembre 2017, avec cinq produits phares : la Première Bordée (une Hefeweizen14, ou Blanche allemande), la Vauréal (une Altbier15, bière ambrée typique à la région de Düsseldorf en Allemagne), la Gamache (un Stout), la Blonde du Bout du Monde (une Pilsner) et la Haldimand Beach (une New England IPA). Il existe également une gamme dite Illustration 12 : La Microbrasserie Cap Gaspé, Gaspé « démocratique » mettant en vedette des ingrédients locaux. Ce seront alors aux clients de la microbrasserie de voter pour leur bière favorite qui sera embouteillée. Aucune distribution à l’extérieur de la Gaspésie n’est prévue pour le moment.

2.3.2.11. Microbrasserie Au Frontibus, Rivière-au-Renard

La Microbrasserie Au Frontibus située à Rivière-au-Renard, près de Gaspé en Gaspésie, est la plus jeune microbrasserie de la région. Après quelques changements de locaux, ils ont finalement ouvert leurs portes, dans les locaux d’une ancienne épicerie, et démarré la production en septembre 2017. Le brasseur Patrick Leblanc et sa compagne Lydia Martin Bérubé sont derrière ce projet. C’est leur amour de la Gaspésie qui les a

14 Une Hefeweizen est une bière de blé d’inspiration allemande, l’équivalent allemand de la Blanche belge (ou Witbier). En allemand, « hefe » signifie « levure » et « weizen », le « blé ». Ce type de bière n’est brassé avec aucun fruits ou épices mais sa levure Weizen développe des notes caractéristiques de banane et de girofle. 15 Les sont des bières ambrées que l’on retrouve dans la région de Düsseldorf dans la région ouest de l’Allemagne. Le terme « alt » signifie « vieux » en référence au fait que ce type de bière est issu d’une méthode de fermentation plus ancienne, la fermentation haute (Ale), dans un contexte où les sont de plus en plus brassées en Allemagne, sous l’influence des Pilsner tchèques. 62

poussés à démarrer une microbrasserie à Rivière-au-Renard : « Moi et Lydia on est Gaspésiens. On est allé en ville, faire nos études… J’ai été musicien professionnellement pendant 10 ans mais on s’était toujours dit qu’à un moment donné on allait retourner en Gaspésie pour y vivre ».

La microbrasserie se spécialise surtout dans les styles de bières anglais et belges. Ils proposent plusieurs bières en bouteilles dont la Boréale, la Blonde à la coriandre et au miel, la aux framboises, la Blanche de Fox (aux framboises) et plus encore. Plusieurs d’entre elles contiennent des ingrédients du terroir local comme le chaga, le thé du labrador et le poivre des dunes dans le cas de la Tripel Boréale. La distribution en Gaspésie et Illustration 13 : La Microbrasserie Au Frontibus, Rivière-au- Renard vers les grands centres s’est effectuée assez rapidement, dès l’automne 2017, quelques mois seulement après leur ouverture officielle.

2.2.3.12. L’Octant, Rimouski

L’Octant est la seconde microbrasserie située à Rimouski, après Le Bien, le Malt établie depuis 2008. Contrairement à ces derniers, L’Octant ne possèdera pas de pub pour le moment. Pour entamer leur aventure, les brasseurs se concentreront sur la production industrielle et la vente en bouteilles. Le brasseur Hugues Turcotte n’en est pas à sa première expérience dans le milieu brassicole : « Je suis allé suivre la formation de Brassage Avancé des Laboratoires Maska et cette formation m'a permis d'avoir ma première job en tant qu'aide à la production à la Microbrasserie Le Naufrageur (environ 1 an) [à Carleton-sur- Mer]. Par la suite, j'ai appliqué sur un poste d'aide-Brasseur à la Microbrasserie Aux Fous Brassant (environ 2 ans) [à Rivière-du-Loup] avant de me lancer dans mon projet ». Au moment où j’ai fait mon travail de terrain (à l’automne 2017), la microbrasserie l’Octant 63

n’était pas encore en fonction mais elle a finalement relâché ses premiers brassins vers le début du mois de février 2018, en commençant par l’Hypernova, une IPA américaine. D’autres produits de la gamme régulière ont suivi : la Galilée (une Ale blonde), la Nébuleuse (une Witbier dite atypique, brassée avec des malts torréfiés, du zeste et du jus de pamplemousse), la Géante Rouge (une Best Bitter) et l’Étoile Noire (un Porter au café). La distribution est pour le moment surtout locale.

Conclusion

Ce second chapitre aura permis de contextualiser le monde microbrassicole québécois actuel, très différent de celui des décennies précédentes de par le nombre de commerce étant donné la vitesse à laquelle émergent constamment de nouvelles microbrasseries. Nous avons pu, dans la première section, comprendre l’importance de l’industrie brassicole au Québec, et ce depuis l’arrivée des premiers colons européens en Nouvelle-France. Nous avons par la suite suivi son évolution jusqu’à aujourd’hui, avec les différentes vagues du renouveau brassicole. Ce chapitre aura finalement permis de connaître le contexte d’émergence des microbrasseries étudiées dans ce travail de recherche et de tracer un bref portrait (éléments caractéristiques, valeurs, objectifs, produits…) de chacune d’entre elles. On peut remarquer entre autres que certaines existent déjà depuis un peu plus d’une dizaine années (À l’Abri de la Tempête, Pit Caribou, Le Naufrageur) tandis que plusieurs ont émergé très récemment, dans la dernière année (Le Caveau des Trois-Pistoles, L’Octant, Au Frontibus, Cap Gaspé). Étant toutes situées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, des régions en milieux ruraux, ces microbrasseries arrivent à se démarquer chacune à leur façon. Certaines, comme la Brasserie Auval par exemple, sont reconnues pour la grande qualité de leurs produits. D’autres, comme À l’Abri de la Tempête, se démarquent par cette utilisation d’épices et de fruits du terroir local. D’autres encore, comme Le Secret des Dieux ou Le Caveau des Trois-Pistoles, sont situées dans un bâtiment riche d’histoire. La contextualisation des microbrasseries étudiées dans ce chapitre est essentielle afin de bien comprendre de quelles façons elles sont ancrées dans leur région respective, sujet que nous aborderons dans les prochaines pages.

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3. Chapitre 3 : Provenance des matières premières, terroir et offre localisée

Dans ce troisième chapitre, nous aborderons plusieurs thèmes qui permettent d’explorer comment les microbrasseries étudiées s’ancrent dans leur région. D’abord, nous irons voir du côté de la provenance des matières premières qui sont utilisées dans la fabrication des bières de microbrasserie. D’où proviennent les céréales, les houblons, l’eau, les levures et autres ingrédients qu’utilisent les microbrasseries des régions du Bas-Saint- Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine dans le brassage de leurs bières? Quelles sont les incidences de ces diverses provenances sur le produit fini et pourquoi les brasseurs font-ils ces choix dans la sélection de leurs matières premières?

Par la suite, nous aborderons la question du terroir qui peut être mobilisé par les bières de microbrasseries québécoises. Quels sont les éléments et les conditions qui font (ou ne font pas) d’une bière de microbrasserie un produit du terroir québécois ou d’une région précise du Québec comme le Bas-Saint-Laurent, la Gaspésie ou les Îles-de-la- Madeleine? Que pensent les brasseurs eux-mêmes de cette notion de terroir?

Pour terminer, nous explorerons également les choix des brasseurs quant à la mise en marché de leurs produits. De quelle façon se fait le lien du producteur jusqu’au consommateur? Nous parlerons de consommation locale mais également d’offre locale, un concept qui semble plus pertinent dans ce cas-ci.

3.1. La provenance des matières premières

Dans cette première section, je propose d’aborder le thème de la provenance des matières premières entrant dans la fabrication des bières de microbrasserie en présentant un à un chacun des ingrédients utilisés. Nous allons également voir dans chacune de ces sections l’importance qu’accordent les brasseurs interrogés aux différents ingrédients utilisés.

Aujourd’hui, par définition, une bière doit habituellement être constituée de quatre ingrédients essentiels : la céréale maltée, le houblon, l’eau ainsi que la levure. Certains brasseurs ajoutent également d’autres ingrédients pour aromatiser leurs bières comme des 65

herbes, des épices, des fruits ou des fleurs. La bière reste à la base un breuvage issu d’une recette, comme le serait n’importe quel plat, recette avec laquelle le brasseur peut s’amuser et laisser libre cours à son imagination.

3.1.1. La céréale

Grossièrement, la bière est une infusion de céréale. La céréale est l’ingrédient de base qui, entre autres, procurera sa couleur à la bière ainsi que ses saveurs céréalières (qui peuvent parfois rappeler le pain frais, un lien facile à tracer comme il s’agit d’un aliment issu de cette même ressource). En effet, l’utilisation d’une céréale pâle comme le malt Pilsener16 pourra résulter en une bière pâle tandis que l’incorporation d’une proportion (plus ou moins grande) de céréale torréfiée comme le malt Chocolat 17apportera une couleur noire à la bière. Dépendamment des recettes, plusieurs types de céréales peuvent être utilisées à la fois. Ce seront les proportions de tel ou tel type de céréale qui donneront leur signature au produit final.

Plusieurs variétés de céréales peuvent être utilisés dans la création d’une bière mais l’orge est la plus commune. Cela s’expliquerait par le fait que par rapport à d’autres types de céréales, l’orge contienne « une quantité importante de sucres fermentescibles ainsi que des enzymes dont le travail devient possible à la simple exposition à l’eau chaude. […] La coquille de l’orge, une fois le malt concassé, sert de filtre au fond de la cuve de saccharification et retient les grains usés » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 94). L’orge est donc très souvent la céréale « de base » qui est utilisée dans le brassage de la bière. Dépendamment des styles de bières, certaines proportions d’autres céréales comme le blé, le seigle, le sarrasin, l’avoine, l’épeautre, le riz, le maïs, le quinoa, le millet (etc.) peuvent aussi être ajoutées au brassage, apportant chacune à leur façon différentes saveurs ou texture au produit fini. L’avoine par exemple procure à la bière une légère onctuosité

16 Le malt Pilsener est un type d’orge malté très pâle, habituellement utilisé dans le brassage de Lagers pâles comme la Pilsner. Ses saveurs sont douces, céréalières et légèrement sucrées. 17 Le malt Chocolat est un type d’orge malté qui a été torréfié, d’où sa couleur sombre. On lui doit les saveurs qui rappellent le café et le cacao dans les et Porters anglais par exemple. 66

ainsi que des saveurs délicatement farineuses tandis que le seigle apportera au breuvage des notes céréalières rustiques et épicées qui lui sont caractéristiques.

Les brasseurs utilisent habituellement la céréale déjà maltée, d’où l’appellation « malt », on peut alors parler d’orge malté, de blé malté, etc. Cette étape est nécessaire afin de libérer certains enzymes à l’intérieur de la céréale qui permettront plus tard de déclencher la fermentation. Le maltage consiste à faire tremper la céréale dans l’eau environ deux jours afin de démarrer sa germination. Elle est ensuite séchée (étape appelée le touraillage) pour arrêter cette germination, sans quoi une plante se développerait à partir de la céréale. Lors de cette étape, « la durée et surtout l’intensité du coup de chaleur détermineront le type de malt ainsi que ses propriétés gustatives » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 87).

Les brasseries québécoises s’approvisionnent habituellement en céréales déjà maltées auprès de malteries. En plus des malteries situées partout dans le monde, cinq malteries québécoises peuvent pour le moment approvisionner les microbrasseries : MaltBroue à Témiscouata-sur-le-Lac, Malterie Sucre d’Orge à Saint-Joseph-du-Lac, la Malterie Frontenac à Thetford Mines, Bio Malt Mauricie et la Malterie Biologique Caux- Laflamme à Saint-Narcisse-de-Beaurivage (La Décapsule 2018). Les premières, MaltBroue et la Malterie Frontenac ont débuté leurs activités vers 2007-2008 (Luca 2015). Il s’agit d’un domaine en croissance, tel que l’affirme Bruno Vachon, propriétaire de la Malterie Frontenac : « « C’est un défi constant depuis deux, trois ans. Tous nos clients au Québec ont énormément grossi et plusieurs brassent presque exclusivement avec nos malts, donc ça nous force à nous adapter pour continuer à fournir de façon stable et fiable ». Joli problème ! » (Luca 2015).

Les microbrasseries qui font pousser eux-mêmes leurs céréales, dans un modèle de ferme brassicole, demeurent toujours marginales aujourd’hui au Québec bien que certains exemples existent : la Chouape à Saint-Félicien ou encore Frampton Brasse à Frampton parmi d’autres. Certaines microbrasseries des régions étudiées dans le présent travail, comme la Brasserie Auval, veulent développer leurs propres champs de céréales annexés à la brasserie afin d’être autosuffisant, ou du moins de produire eux-mêmes une proportion intéressante des céréales qui sont utilisées par la brasserie. D’autres microbrasseries,

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comme Pit Caribou et Tête d’Allumette, ont déjà tenté le coup par le passé mais ont fini par abandonner le projet, la productivité, la constance et la qualité n’étant pas toujours au rendez-vous comparativement aux céréales disponibles chez les malteries : « On a même déjà fait pousser un champ d’orge ici à côté et on a récolté notre orge en 2007 et 2008, dès le départ de Pit qui a commencé en 2007. Donc un an ou deux après l’ouverture on s’est dit « on va l’essayer ». Ce n’était malheureusement pas concluant et c’était compliqué aussi d’avoir une orge de la même qualité qu’une malterie, c’est pour ça qu’on a lâché le projet à ce moment-là » mentionne Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou.

Chez la plupart des microbrasseries étudiées, les brasseurs utilisent une certaine proportion de malt québécois mais rarement en totalité. Élise Cornellier Bernier, maître brasseuse chez À l’Abri de la Tempête, affirme : « Le malt vient à 40% du Québec, 50% du reste du Canada et 10% d’Allemagne. Tous nos malts québécois sont bio ». Même si la plupart des brasseurs désirent utiliser des malts (et autres ingrédients) québécois le plus possible, tous les types de malts ne sont pas toujours disponibles au Québec. Les malts rôtis par exemple (pour le brassage de bières foncées) proviennent majoritairement d’Angleterre : « C’est sûr qu’il y a des malts noirs ou fumés qu’il faut faire venir. Ça vient parfois d’Allemagne, c’est sûr, mais c’est des petites proportions. On encourage les projets de malteries au Québec à se développer et à nous offrir des produits », mentionne Nicolas Falcimaigne, brasseur chez le Caveau des Trois-Pistoles. Le blé malté disponible au Québec est quant à lui surtout produit dans l’ouest canadien : « Mon blé vient de l’ouest canadien en fait, c’est fait par Cargill parce qu’il n’y a pas de blé vraiment qui se fait au Québec mais je m’approvisionne toujours le plus local possible » explique Audrey-Anne Côté, brasseuse chez Cap Gaspé. Même si les brasseurs préfèrent utiliser des ingrédients locaux, ils sont nécessairement contraints à l’offre locale qui dépend des produits que les malteries québécoises leur proposent et ont de disponibles. Cette offre semble relativement limitée mais c’est un secteur qui, suivant les traces des microbrasseries, est en expansion.

Pour certains brasseurs, l’achat de malts locaux est très important. En autant que le goût du malt leur convient, ils en achèteront la plus grande proportion possible, selon l’offre qui est disponible auprès des malteries québécoises. La microbrasserie le Secret des Dieux, Cap Gaspé et le Naufrageur, parmi d’autres, désirent utiliser des malts québécois autant que possible. 68

Chez la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, le malt provient principalement du Québec. Il est très important pour le brasseur Daniel Blier de s’approvisionner le plus possible auprès de malteries québécoises. Il en achète donc beaucoup de Maltbroue à Témiscouata-sur-le-Lac ou encore de la malterie Caux Laflamme de Saint-Narcisse en Beauce par exemple, qui offre du malt biologique. L’approvisionnement en grains de spécialité (grains allemands, grains anglais, etc.) se fait quant à lui auprès de Moût International, une entreprise de Montréal qui achète des grains qui proviennent d’autres pays, en plus de certains malts québécois ou canadiens.

La brasseuse Audrey-Anne Côté de la microbasserie Cap Gaspé essaie d’acheter local le plus possible également. Elle fait des expériences avec les grains québécois qui sont disponibles sur le marché : « Là il y a des nouvelles malteries au Québec, j’ai du grain de Inno Malt que je vais tester, j’ai du Pilsner québécois. J’utilise beaucoup le Pilsner à cause de mes bières allemandes et en plus je brasse ma Blonde/Pilsner qui est populaire » dit-elle. Elle désire également s’approvisionner en malts 2-rangs chez Maltbroue à Cabano. Si les bons résultats sont au rendez-vous, Audrey-Anne préfère vraiment encourager les malteries québécoises. À cet effet, elle affirme : « Le plus local possible, c’est vraiment important pour moi. Même si c’est plus cher c’est pas grave, la bière va être plus chère et c’est tout. Je veux que l’économie locale roule ».

Pour le brasseur Louis-Franck Valade de la microbrasserie Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer, l’utilisation de malts québécois est extrêmement importante. C’est quelque chose qu’il fait déjà depuis plusieurs années, ayant une certaine fierté à encourager le développement des entreprises québécoises. Louis Franck Valade explique :

Dans le grain on fait affaire avec Malterie Frontenac et MaltBroue, MaltBroue qui est dans le Témiscouata. Frontenac c’est des producteurs de grains bios du Québec. On fait beaucoup affaire avec eux. Ils sont en Mauricie. MaltBroue c’est beaucoup pour les malts spécialisés. On n’achète pas grand-chose en dehors du Québec dans le grain. Et même dans le houblon, on a été un des premiers à utiliser malts et houblons québécois. Maintenant ça se développe, tant mieux. C’est tant mieux parce que tout le monde grandi et tout le monde va de l’avant. Je pense qu’il y a de plus en plus une belle fierté à encourager les producteurs d’ici.

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Plusieurs de ses bières sont élaborées uniquement à partir de malts québécois, biologiques pour la plupart. En 2017, plusieurs de ses produits ont d’ailleurs reçu la certification biologique.

D’autres brasseurs n’utilisent qu’une petite proportion de malts québécois. Leur goût particulier n’est pour eux pas aussi efficace que ceux des malts provenant d’ailleurs. Ils préfèrent donc prioriser un malt qui donnera un résultat à leur goût.

Pour Martin Desautels, brasseur chez Tête d’Allumette à Saint-André-de- Kamouraska par exemple, la qualité du produit final prime sur l’utilisation de malts québécois à tout prix. Cette signature gustative du malt québécois ne lui plaît pas nécessairement : « Pour le malt, pour être franc je n’ai pas encore commencé à travailler avec du québécois parce que la signature Frontenac ce n’est pas trop mon truc. Il y a certaines bières dans lesquelles je trouve que ça fonctionne bien mais ce n’est pas un malt que je suis content d’avoir sur le plancher ». La « signature Frontenac » dont parle Martin est ce côté légèrement épicé et végétal qui est attribué au malt québécois, principalement celui de la malterie Frontenac située à Thetford Mines. Selon lui, l’industrie des malteries au Québec n’est pas encore assez développée et l’offre n’est pas assez intéressante actuellement pour n’utiliser que du malt québécois. Il affirme qu’on ne connaît pas encore les spécificités des malts québécois, d’où provient cette saveur céréalière typique, qui peut autant venir de la céréale elle-même que des techniques avec lesquelles elle est maltée : « On ne le sait même pas d’ailleurs, le « goût Frontenac », dont tout le monde parle, est-ce que c’est juste le fait que ce soit du malt québécois qui fait que ça goûte ça? La signature qu’on attribue à Frontenac c’est peut-être juste la signature du malt québécois tout court. Tu achètes le malt de Canada Malting qui s’appelle « Québécoise » et ce n’est pas si loin de cette signature-là, tu reconnais un peu le Frontenac là-dedans ». Ce goût typique des malts québécois peut être retrouvé chez les bières de microbrasseries qui utilisent une grande proportion de malts québécois, comme le Naufrageur à Carleton-sur-Mer, Aux Fous Brassant à Rivière-du-Loup ou encore Les Trois Mousquetaires à Brossard. Martin Desautels, qui met beaucoup l’accent sur la qualité de ses produits, affirme que l’utilisation de malts québécois est avant tout une question goût : « C’est plaisant, ça crée une identité. Mais en même temps il faut que tu sois assez convaincu pour te dire « moi je décide que

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mes convictions sont tellement fortes que toutes mes bières vont goûter ça ». Ça dépend des goûts ».

Il est par contre ouvert à faire des tests prochainement avec les nouveaux malts que développent de plus en plus les malteries québécoises pour voir s’ils lui plaisent. Encourager les entreprises locales est important pour lui mais il doit d’abord être satisfait du résultat final, sans quoi il préfère utiliser d’autres ressources qui ont fait leurs preuves, toujours dans le but d’offrir les meilleurs produits à ses clients : « C’est sûr que si idéalement je suis capable d’acheter mon malt au Québec, mon houblon au Québec, je vais le faire. Par contre si ça met en danger la qualité de mes bières ou si c’est un compromis, je ne vais pas le faire ». Un peu comme c’est le cas pour Audrey-Anne Côté de la microbrasserie Cap Gaspé, le prix du malt n’importe pas vraiment pour Martin Desautels, c’est réellement la qualité et sa satisfaction du produit final qui influencent ses choix quant aux ingrédients utilisés : « Si je décide d’utiliser un malt qui est à 65$ la poche ça ne me dérange pas. Si je le trouve meilleur que l’autre je ne vais pas me limiter et en prendre un à 32$ juste parce qu’il est moins cher. Si celui à 52$ me donne un résultat qui est plus convenable, ça fait juste augmenter le coût de la bière et c’est tout. C’est un peu ça, c’est vraiment plus le qualitatif qui influence le choix de mes ingrédients qu’autre chose ».

À Sainte-Anne-des-Monts, les brasseurs de la microbrasserie le Malbord désirent également s’approvisionner en malts locaux le plus possible, même si pour l’instant les malts québécois ne représentent pas une grande proportion des céréales utilisées ; « C’est sûr que la plupart des malts ce n’est pas des malts québécois ou maltés au Québec, bien que ça pourrait être possible. Ça serait capoté de pouvoir avoir une récolte d’orge à Sainte- Anne-des-Monts […] mais ça prend pas mal de travail et ça prend des agriculteurs motivés pour le faire aussi » affirme Félix Labrecque de la microbrasserie le Malbord. C’est donc dans les plans de la brasserie pour le futur de s’approvisionner le plus possible en malts québécois mais c’est cette signature gustative particulière, qui ne plaît pas à tous, qui est à l’origine de cette décision quant à l’approvisionnement en malts : « Les malts, c’est sûr que ça donne quand même une signature assez importante à la bière. Je pense que les malts québécois sont quand même goûteux, ils vont donner une signature assez forte. On a hésité un peu pour ça et finalement on a décidé de ne pas les utiliser ». Pour le moment, il y a tout de même de l’avoine transformée localement qui est utilisée par la brasserie, le but étant 71

d’encourager les entreprises locales le plus possible : « Dans la Flibuste, notre Stout à l’avoine, l’avoine [sans gluten] est transformée par une filiale des entreprises de madame Verreault, la Minoterie des Anciens qui est à Sainte-Anne-des-Monts. […] Ce n’est pas nécessairement de l’avoine qui a poussé dans la région mais au moins elle est transformée ici, très proche » explique Félix Labrecque. Dans le futur, le Malbord se tournera de plus en plus vers des malts locaux, la qualité de l’offre étant grandissante.

On peut donc en conclure que la plupart des brasseurs québécois préféraient utiliser exclusivement des malts québécois, ou du moins en utiliser en plus grande quantité, mais que l’offre locale actuelle de cette ressource est encore trop limitée ou ne les satisfait pas nécessairement toujours au niveau gustatif. Pour certains, c’est surtout la qualité qui prime et qui doit absolument être au rendez-vous dans l’optique d’acheter du malt québécois : « La première considération est la qualité. Ensuite viennent la provenance et le bio » commente également Benoît Couillard de la Brasserie Auval. Néanmoins, la plupart des brasseurs utilisent déjà une certaine quantité de malts québécois, et cela augmentera probablement encore dans les prochaines années, au fur et à mesure qu’une offre de plus en plus intéressante leur sera offerte.

3.1.2. Le houblon

Malgré sa grande popularité présentement, entre autres pour ses propriétés aromatiques et l’amertume qu’il procure dans des styles de bières bien houblonnés comme l’IPA, le houblon est probablement le seul ingrédient qui n’est pas vraiment essentiel à la bière, bien qu’aujourd’hui, son utilisation entre dans la définition même de ce dont une bière doit être constituée. On peut considérer le houblon comme « l’épice » de la bière. Ce n’est en effet que depuis le XVIe siècle que le houblon supplante les autres herbes et épices qui étaient utilisées précédemment : « le myrte des marais, l’armoise commune, le lierre, le marrube, l’achillée millefeuille, la bruyère, les baies de genièvre, le carvi et le gingembre sont souvent cités dans la littérature comme ayant fait partie des mélanges qui ont précédé le houblon » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 110).

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Ce n’est toutefois pas un hasard si le houblon est aujourd’hui l’épice de choix de la bière. Dès le XIIe siècle, la religieuse bénédictine allemande Hildegarde Von Bingen identifie dans Physica, un recueil sur les plantes et animaux, des propriétés aseptisantes et conservatrices au houblon. Il y a aussi le fait que « cette plante grimpante est relativement facile à cultiver. Elle croît très rapidement et en abondance même dans des climats relativement ardus comme celui du Québec » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 110). Le houblon (humulus lupulus) est une plante grimpante de la famille des cannabacées, cousine du cannabis. Les cônes, ou fleurs, femelles sont utilisés dans la bière pour les vertus mentionnées un peu plus haut, mais apportent aussi une amertume et des saveurs herbacées à la bière. Tous les styles de bières sont houblonnés, certains en beaucoup plus grande quantité que d’autres. Certaines microbrasseries brassent à l’occasion des bières sans houblon, que l’on nomme cervoises ou gruits.

Différents types, ou cultivars, de houblons s’offrent au brasseur. Chacun possède des caractéristiques et saveurs qui lui sont propres. Des houblons européens comme le Saaz vont par exemple apporter des flaveurs herbacées et légèrement épicées à la bière tandis qu’un cultivar américain comme le Citra, plus riche en acides alpha, va procurer à la bière des notes de mangues, de pamplemousses ou de pêches, en plus d’une amertume un peu résineuse. Le Sorachi Ace, un houblon développé au Japon, est caractérisé quant à lui par des saveurs d’aneth et de lime. Plusieurs facteurs influencent les saveurs et différentes propriétés du houblon, le climat se retrouvant en première position. Pour Grégoire Roussel et René Guindon de L’amère à boire à Montréal, « le houblon d’une même variété donne différents résultats selon le climat de la région où il est Illustration 14 : Malts torréfiés et cultivé. Le houblon Saaz de Bohème n’est pas le même houblons en granule chez Pit Caribou, Anse-à-Beaufils. que le Saaz de la côte ouest américaine qui a un pourcentage d’acides alpha plus élevé et des saveurs moins fines. […] D’ailleurs, le houblon Saaz tchèque est un produit d’origine contrôlé par le ministère de l’agriculture

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tchèque » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 113). Les houblons cultivés au Québec, de type Cascade par exemple, ne seront donc pas tout à fait les mêmes que les houblons Cascade provenant des États-Unis.

Aujourd’hui, les houblons utilisés par les brasseurs proviennent de plusieurs endroits dans le monde : des États-Unis (Cascade, Centennial, Citra, Simcoe…), de l’Angleterre (Challenger, Fuggle, East Kent Golding…), de l’Allemagne (Hallertau Mittelfrüh, Huell Melon, Mandarina Bavaria…), de la France (Strisselspalt, Mistral…), de la République tchèque (Saaz), de l’Australie (Ella, Galaxy…), de la Nouvelle-Zélande (Nelson Sauvin, Pacific Jade, Rakau…) et plus encore. Les brasseurs étant toujours à la recherche de houblons qui sont de plus en plus aromatiques, plusieurs croisements et hybrides ont vu le jour dans les dernières années. Le houblon américain Mosaic par exemple, assez populaire dans les IPA américaines, est né de l’union d’une plante femelle de type Simcoe et d’une plante dérivée du Nugget mâle. Le houblon peut être utilisé tel quel sous forme de fleurs séchées ou encore en granules (pellets) issues de fleurs comprimées qui facilitent sa manipulation et sa conservation (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 117).

Pour l’approvisionnement en houblons, une certaine proportion peut provenir du Québec. Du côté d’À l’Abri de la Tempête par exemple, « les houblons viennent à 30% de l’ouest américain, à 30% d’Europe et à 40% du Québec. Le volume de houblon en provenance du Québec est en forte progression ». Les brasseurs québécois font face à des contraintes semblables à celles de l’approvisionnement en malts. En effet, ce ne sont pas tous les cultivars de houblons qui sont disponibles au Québec, ou qui peuvent être cultivés au Québec. Des cultivars très aromatiques comme le Citra ou le Simcoe par exemple ne peuvent tout simplement pas être cultivés au Québec puisqu’ils sont régis par des brevets ou des marques déposées. Ces cultivars sont la propriété des entreprises qui les ont développés (Select Botanicals Group aux État-Unis dans le cas du Citra et du Simcoe par exemple). Les brasseurs désirant les utiliser sont donc inévitablement obligés d’acheter des houblons qui sont cultivés ailleurs qu’au Québec, par le biais du fournisseur Moût International par exemple, souvent à des prix plus élevés : « La liste de prix du fournisseur québécois de houblon Moût International, démontre en effet que les souches protégées – cultivables uniquement avec une licence et dont les arômes intenses sont recherchés – 74

valent souvent le double de celles non protégées. Par exemple, un kilo de Cascade américain (non-protégé) coûte 37 $, alors qu’un kilo de Simcoe américain (protégé), 70 $ ».

Malgré tout, l’industrie des houblonnières, tout comme celle des malteries, est en expansion présentement au Québec, et l’offre se fait de plus en plus intéressante pour les microbrasseries désirant utiliser du houblon québécois : « L’agronome [Julien Venne] prévoit que la trentaine de houblonnières québécoises produiront autour de 85 tonnes en 2018, alors qu’il y a dix ans, elles avaient produit moins d’une tonne » (Luca 2018). Les houblonnières québécoises cultivent principalement des houblons plus classiques (moins fruités et plus herbacés que les cultivars américains à la mode) comme le Cascade, le Centennial ou le Chinook.

Pour certains brasseurs, l’utilisation de houblons québécois est très importante. Dépendamment de l’offre des houblonnière, leur approvisionnement se fera dans la plus grande proportion possible en houblons québécois.

Chez le Naufrageur à Carleton-sur-Mer par exemple, il est très important de s’approvisionner en houblons québécois. Tout comme c’est le cas pour le malt, les houblons québécois sont toujours priorisés, et ce depuis déjà plusieurs années. Le brasseur Louis-Franck Valade se procure des houblons chez différents producteurs locaux : « pour le houblon, on fait affaire avec plusieurs houblonnières. Une partie vient de l’houblonnière à Maria, la Ferme du Ruisseau Vert. C’est petit donc ils ne peuvent pas nous fournir à l’année. […] On travaille beaucoup avec Lupuline aussi dans le Pontiac et au début c’était eux les principaux qui faisaient du bon houblon québécois. Maintenant, il y en a plein d’autres ». L’offre grandissante de houblons québécois de qualité est très motivante pour Louis-Franck Valade qui désire fortement encourager le développement de cette industrie.

Du côté de la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, le brasseur Daniel Blier tente également de se tourner de plus en plus vers les houblons québécois : « Pour ce qui est du houblon, 80% de nos houblons viennent des Jarrets Noirs en Beauce, Je suis allé les visiter il y a deux semaines justement quand je suis allé chercher mon houblon, c’est sur la coche là c’est vraiment sur la grosse coche. Et le restant du houblon vient d’Oregon, Willamette Valley en Oregon. […] Donc, local le plus possible mais on

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sort de notre territoire bien sûr pour ce qu’on ne peut pas trouver ici ». En effet, pour les IPA, il est difficile de substituer les houblons américains pour le moment, qui sont pour la plupart extrêmement aromatiques et non égalés au Québec. La plus grande partie des houblons utilisés par le Secret des Dieux est tout de même québécoise.

Plusieurs brasseurs désirent utiliser de plus en plus de houblons québécois. Au fur et à mesure que le marché des houblonnières québécoises se développe, ces brasseurs testent différents cultivars québécois pour voir s’ils peuvent correspondre à leurs goûts.

Nicolas Falcimaigne, brasseur chez le Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, désire par exemple utiliser de plus en plus de houblons québécois mais pour lui l’offre n’est pas assez intéressante quantitativement pour le moment : « Progressivement, on est en train de sélectionner des produits plus locaux. Déjà on a plusieurs houblons qui viennent du Québec mais ça, n’importe quel brasseur vous dira que tu es chanceux si tu peux avoir un maximum de houblons du Québec. Ça ne suffira pas, pour l’instant ça ne suffit pas ». Félix Labrecque, de la microbrasserie Le Malbord à Sainte-Anne-des-Monts, veut lui aussi sélectionner de plus en plus des houblons québécois, même si ce n’est pas entièrement le cas présentement à cause de l’offre qui est limitée : « Dans la Pagon, notre IPA, il y a beaucoup de houblon. Éventuellement, s’il y a des houblons qui poussent proche, on va pouvoir les incorporer dans une recette. On en achète des locaux autant que possible. Il y a les Jarrets Noirs en Beauce qui font des bons produits, on en a acheté des bonnes quantités là déjà ».

Pour d’autres brasseurs, comme Martin Desautels de la microbrasserie Tête d’Allumette à Saint-André-de-Kamouraska, l’offre en houblons québécois est trop limitée. Si on la compare à l’offre provenant d’autres pays, comme les États-Unis où la qualité du houblon est très bonne, elle n’est pas encore de taille au Québec compte tenue du choix limité en termes de cultivars différents et de la qualité de chacun des types de houblons disponibles. De plus, les houblons qui sont souvent les plus intéressants sont régis par des brevets et donc impossible à cultiver au Québec. Les prix peuvent souvent être meilleurs ailleurs également :

L’autre chose qui est dommage c’est que c’est bien beau du Willamette et du Nugget mais au Québec ça va rester qu’on est seulement capable de faire pousser peut-être une quinzaine de sortes de houblons de façon convenable 76

et que c’est toutes des variétés qu’on est capable d’acheter de partout dans le monde, qualité numéro un, et qui nous coûte moins cher. Si tu fais le choix de l’acheter québécois, tu vas le payer deux ou trois fois le prix parce qu’il est fait au Québec et que les gars sont moins équipés. Tu vis avec des contraintes de qualité qui sont changeantes d’une année à l’autre.

Martin Desautels croit par contre que cette industrie s’améliore de plus en plus et désire se procurer du houblon québécois le plus possible, dans la mesure où celui-ci sera de bonne qualité. « Il y a le couple des Jarrets Noirs [en Beauce] et leur projet d’houblonnière qui est très professionnel. Leurs produits sont de qualité, ils sont capables de fournir, ils sont sérieux ».

En résumé, l’offre en houblon des houblonnières québécoises est grandissante même s’il reste du chemin à faire de ce côté. Encore une fois, comme c’est aussi le cas pour le malt, la majorité des brasseurs québécois désirent s’approvisionner le plus possible au Québec et le feront probablement de plus en plus dans le futur.

3.1.3. L’eau

Sans eau, il n’y a pas de bière. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la bière résulte d’une infusion de céréales maltées. L’eau constitue en effet environ 90 à 95% du breuvage. La majorité des bières d’aujourd’hui mettent plutôt de l’avant les autres ingrédients (par exemple la céréale et ses saveurs de pain, le houblon et ses notes d’agrumes, la levure belge qui se fait bien épicée…), on a donc tendance à oublier l’importance de l’eau dans l’équation.

La concentration en ions (calcium, magnésium, sodium, chlorure…) détermine à quel point l’eau sera douce ou dure. Ce paramètre est mesuré en ppm (partie par million), une eau contenant 0 ppm ne contenant aucun minéral. À titre de comparaison, l’eau du robinet en ville avoisine habituellement les 200 à 500 ppm, parfois plus. Une eau qui contient une grande quantité de minéraux apportera justement à la bière des saveurs plus minérales. Un des exemples les mieux connus d’eau très dure est celle de Burton upon Trent en Angleterre. Le profil de l’eau aurait une grande importance dans son interaction avec les types de malts utilisés : « Les brasseurs de Dortmund, Vienne, Munich, Plzen, 77

Burton et autres grandes cités brassicoles composaient tous une bière plus ou moins maltée, plus ou moins houblonnée afin de rechercher un équilibre en fonction des caprices de l’eau dont ils disposaient. […] Les malts rôtis étant plus acides, ils étaient préférés par les brasseurs des villes où l’eau était riche en carbonates » (Lévesque Gendron 2013 : 90). L’acidité de l’eau, mesurée par l’échelle du pH, aura également son importance dans le processus de brassage et son incidence sur le produit fini, dans son interaction avec le malt et le houblon.

Aujourd’hui, les brasseurs disposent de plusieurs techniques pour rendre leur eau plus douce ou plus dure selon le type de bière qu’ils veulent réaliser. Le traitement et la filtration de l’eau courante par les brasseries sont chose commune : « L’eau vient de la rivière Saint-Jean ici, je la filtre ici, j’ai un système de filtration » dit Audrey-Anne de la microbrasserie Cap Gaspé. Du côté de la microbrasserie Au Frontibus à Rivière-au-Renard, c’est également le cas : « L’eau, c’est l’eau de Rivière-au-Renard mais qui passe par quatre filtres charbon plus un filtre UV. Quand elle sort de l’autre bord, c’est vraiment pur. C’est comme si c’était de l’eau vraiment parfaite ». L’ajout de sels minéraux afin d’obtenir le résultat désiré est également assez fréquent. Au Québec, la plupart des brasseurs utilisent l’eau courante de leur municipalité, qui est souvent traitée, ou parfois une eau de puits comme c’est le cas par exemple chez à l’Abri de la Tempête et Tête d’Allumette.

Plusieurs microbrasseries utilisent l’eau locale et l’adoucissent ou la modifient à leur guise, selon le résultat recherché chez la bière brassée. C’est le cas tel que mentionné précédemment chez la microbrasserie Cap Gaspé et Au Frontibus mais aussi chez le Caveau des Trois-Pistoles, le Malbord et le Naufrageur, parmi d’autres.

Du côté du Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, c’est l’eau locale provenant de la rivière Trois-Pistoles qui est utilisée. Pour le brasseur Nicolas Falcimaigne, l’utilisation de l’eau de la rivière Trois-Pistoles est une façon de démontrer que l’eau est un élément fondamental de la vie et du paysage de Trois-Pistoles, une ressource qui doit être protégée : « L’eau de la rivière Trois-Pistoles, la mythique rivière Trois-Pistoles qui a été protégée d’un projet de barrage en 2002. Quand je suis arrivé ici, il y avait déjà des assemblées là-dessus et Mikaël [un activiste local] s’est suspendu au-dessus de la rivière. Finalement l’eau a été protégée donc nous on prend cette eau-là et on fait de la bière avec.

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C’est une autre façon de montrer qu’on n’avait pas besoin d’un barrage ». L’eau est évidemment filtrée par la ville, puis déchlorée pour obtenir une eau pure propice au brassage. Le brasseur put par la suite jouer avec différents sels ou minéraux, selon le type de bière brassée qui nécessite un profil d’eau particulier : « Après ça, pour certaines bières on ajoute des minéraux qui permettent de donner un petit peu de corps, parce que c’est une eau très très douce. C’est idéal pour un brasseur. On peut faire ce qu’on veut, si on veut ajouter des minéraux on en ajoute, c’est plus facile que d’en enlever ».

À la microbrasserie Le Malbord à Sainte-Anne-des-Monts, c’est également l’eau de la ville qui est utilisée dans le brassage de la bière. L’eau possède un profil particulier, ce qui pousse les brasseurs à ajuster chacun des paramètres, que ce soit le pH avec un acide ou encore la minéralité avec un filtre ou des sels de brassage. À Sainte-Anne-des-Monts, il y a un avis d’ébullition permanent, c’est pourquoi l’eau est toujours filtrée à l’aide d’un système de traitement avec lampe UV, pour s’assurer qu’il n’y ait plus de bactéries. L’eau qui résulte de ce traitement est donc pure : « On en bénéficie aussi pour le restaurant. Ça nous permet de servir de l’eau pas en bouteille, de servir des verres directement du robinet. C’est comme notre mini-usine de traitement, l’eau est traitée sur place » affirme Félix Labrecque.

Pour Louis-Franck Valade, brasseur chez Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer, la dureté de l’eau a certainement son incidence sur le produit final qui est brassé. L’eau utilisée chez le Naufrageur provient d’une nappe phréatique qui descend de la montagne. Elle est très dure mais est tout de même traitée, selon le type de bière désiré : « L’eau est dure ici mais on l’adoucit. Par exemple, dans notre Stout, la St-Barnabé, qui a déjà été en première place dans sa catégorie sur Ratebeer.com et qui est aujourd’hui cinquième, je me demande si ça vient de l’eau dure le fait qu’elle soit très appréciée partout où on l’envoie. L’eau dure, ça a son impact je crois. On l’adoucit mais il reste quand même une base d’eau dure. On a beau l’adoucir, c’est difficile de tout enlever ».

D’autres microbrasseries conserveront plutôt le profil de l’eau de la ville ou de leur puits, ne la filtrant ou la modifiant pas. Cela peut donner une certaine signature ou identité propre aux produits finis. C’est le cas par exemple chez le Secret des Dieux et Tête d’Allumette.

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Chez la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, l’eau utilisée dans le brassage de la bière provient de la ville. L’eau et très pure, ne contenant aucun chlore ou fluore. Elle est donc utilisée telle qu’elle, la brasserie ne possédant pas de filtre au charbon ou de filtre UV. Des sels et des minéraux sont utilisés au besoin, lorsque sont brassés des bières d’inspiration allemande par exemple. Pour le brasseur Daniel Blier, le profil de l’eau utilisée a vraiment son importance sur le produit final :

Justement, 95% d’une bière c’est de l’eau. On utilise beaucoup d’eau pour faire une bière : pour faire 1000 L de bière ça prend 2000 L d’eau. […] On a eu un bel exemple avec Pit Caribou et le Castor qui avaient brassés la même bière, la 30₵, chacun dans leur brasserie, avec les mêmes ingrédients, la même température, le même temps (etc.) et les deux bières n’étaient pas pareilles. Complètement différentes. 95% d’une bière c’est de l’eau. L’eau de Percé, l’eau de Rigaud, ce n’est pas pareil.

Tel que mentionné précédemment, c’est une eau de puits qui est utilisée pour le brassage chez la microbrasserie Tête d’Allumette à Saint-André-de-Kamouraska. Il s’agit d’une eau très minérale, qui possède sans doute son incidence dans la signature gustative de plusieurs des bières de la brasserie. Pour le brasseur Martin Desautels, le caractère de l’eau possède également une grande importance dans ses apports au produit final qui est brassé. Il affirme même que le profil de son eau de puits peut varier au gré des :

En tout cas, avant de partir ce projet-là je n’avais vraiment aucune idée à quel point l’eau faisait une incidence. Tout le monde le dit mais c’est vraiment le jour et la nuit. Ça change vraiment tout. C’est avec le temps aussi qu’on s’est habitué à notre puits parce que l’eau change au fil des saisons donc je sais qu’à tel temps de l’année mes bières vont être un peu moins atténuées parce qu’il y a un peu plus de minéraux. Je sais que s’il y a certains styles anglais que si je les brasse à la fin de l’été, ils vont être vraiment meilleurs parce que l’eau est encore plus intense.

Martin Desautels utilise aussi un système de filtration lorsque le type de bière désiré demande un profil d’eau plus douce. Il possède également un système d’osmose inversée qu’il utilise pour ses IPA américaines, un type de bière qui doit être le moins minéral possible afin de bien faire ressortir les houblons aromatiques. Comme l’eau de puits utilisée est très minérale, il n’a pas besoin d’ajouter de sels de brassage. Il va plutôt filtrer, plus ou moins selon les cas, son eau à l’aide de différentes techniques afin d’obtenir le profil désiré. 80

Avec le temps, Martin a donc appris à apprivoiser l’eau utilisée, ce qui lui permet d’arriver au résultat escompté. L’eau minérale a néanmoins une importance primordiale sur plusieurs des bières qu’il brasse : « ça s’est avéré que c’est surtout des bières anglaises, des Saisons que j’ai brassé au début. Les Saisons ressortent aussi super bien avec l’eau que j’ai. Là on s’amuse un peu avec tout mais disons que c’est pas mal ça mes forces, mon patrimoine ».

On constate donc que l’eau semble vraiment avoir un impact sur le produit final et demeure une variable très importante pour les brasseurs. Par contre, les eaux courantes locales sont souvent retravaillées par les brasseurs, afin d’obtenir le résultat escompté selon le style de bière qui est brassé. Je crois tout de même que dans certains cas, chez la microbrasserie Tête d’Allumette par exemple qui tire l’eau de son puits, on peut parler de signature (minérale) dans certaines bières qui est apportée par l’ingrédient, une certaine identité que cette eau en particulier procure aux bières avec laquelle elle est brassée. Il suffit de goûter quelques produits d’inspiration anglaise (par exemple chez Tête d’Allumette encore une fois) pour retrouver ce côté minéral caractéristique, que l’on ne retrouvera pas nécessairement chez leurs bières fruitées ou leur IPA, dans lesquelles le profil de l’eau aura été volontairement adoucit.

3.1.4. La levure

Jusqu’à maintenant, nous avons couvert tous les ingrédients de la bière qui sont issus de la terre. Par contre, une mixture qui ne contiendrait que du malt, du houblon et de l’eau, n’aurait pas grand-chose à voir avec la bière telle qu’on la connaît. La composante qui est possiblement la plus importante dans le processus de fabrication de la bière en effet un élément vivant, la levure : « en réalisant dix brassins identiques où on ne changerait que la souche de levure, le caractère général serait à peine reconnaissable d’un brassin à l’autre » (Lévesque Gendron et Thibault 2013 : 130). En effet, même dans un style de bière où la levure se ferait des plus discrètes (dans les IPA américaines ou dans les Lagers pâles industrielles par exemple, où on mise plutôt sur les saveurs d’autres ingrédients), la levure contribuera justement à cette signature plus délicate.

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La levure est un champignon unicellulaire, présent dans la nature. C’est l’élément qui déclenche la fermentation de la bière, se nourrissant du sucre fourni dans le moût de la bière par les céréales et le transformant en alcool ainsi qu’en gaz carbonique. Ce n’est qu’avec les découvertes de Louis Pasteur en 1857 que l’on put identifier la levure comme un être vivant, ne sachant pas précisément auparavant de quelle façon était déclenchée la fermentation.

Il existe différents types de levure, qui seront utilisées dans le brassage de différents types de bière. Tous les styles de bières (occidentaux du moins) peuvent être regroupés en deux catégories selon le type de levure qui sera mobilisée dans leur processus de fermentation : d’un côté il y a les Lagers et de l’autre, les Ales. Les levures qui sont utilisées dans la fermentation des Lagers sont des levures qui amorcent la fermentation à basse température (environ 10 à 13 °C) tandis que celles qui vont fermenter les Ales agissent plutôt à une température un peu plus élevée (habituellement entre 18 à 21 °C mais parfois plus). On parle alors de bières de fermentation basse dans le cas des Lagers et de bières de fermentation haute dans le cas des Ales. Au niveau gustatif, il n’y a pas de règle fixe et il existe plusieurs contre-exemples, mais on peut affirmer que la levure à Lager est habituellement moins distinctive et plus discrète que la levure à Ale qui développera souvent, selon les cas, des notes fruitées ou épicées, comme c’est le cas avec les levures de bières d’abbaye belges par exemple (qui sont des Ales). Les saveurs procurées par les différents types de levures sont pratiquement incalculables : on pourra par exemple leur attribuer des arômes de poivre et de fruits du verger dans une Triple belge ou même des accents de banane, girofle et gomme à mâcher dans une Weizen allemande.

Un autre type de fermentation, la fermentation spontanée, est habituellement considéré comme un troisième type de fermentation à part entière. Il s’agit d’une fermentation effectuée par les levures présentes dans l’air ambiant de la brasserie, celles- ci se déposant dans la bière au moment où elle sera exposée à l’air libre. C’est notamment le cas des Lambics et qui sont brassés en Belgique dans la région de Bruxelles, qui sont probablement les styles de bières de fermentation spontanée les plus connus, étant issus d’une longue tradition. D’autres brasseries un peu partout dans le monde ont également effectuées des expérimentations en ce sens. C’est par contre un procédé qui est

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encore peu réalisé au Québec, ayant été légalisé dans la province en 2017 seulement. Nous y reviendrons un peu plus loin.

Aujourd’hui, la plupart des brasseries utilisent des souches de levure isolées. Il s’agit de levures commerciales disponibles sous forme de granules que l’on peut se procurer auprès de producteurs. Un brasseur qui voudrait brasser une bière d’inspiration belge, comme une Saison par exemple, se procurera la levure adéquate auprès de son fournisseur, souvent situé aux États-Unis (Wyeast, White Labs…). Certaines brasseries possèdent par contre des souches de levures de leur propre cru, issues de manipulations et de croisements en laboratoire, donnant à leur bière un caractère unique et original. Au Québec, la brasserie Unibroue est sans doute l’une des plus connues utilisant une souche de levure qui donne un « caractère maison », une signature facilement reconnaissable, à l’ensemble de leurs produits.

Une pratique qui est de plus en plus courante dernièrement chez les microbrasseries est d’incorporer des levures dites « sauvages » à leurs bières. Ces levures de type brettanomyces sont habituellement ajoutées à la bière après la fermentation (au moyen de barriques qui en contiennent), bien qu’elles puissent également être Illustration 15 : Une partie du chai incorporées directement dans la cuve dès le processus de chez Pit Caribou, où sont entreposées les bières qui maturent en barriques fermentation. Des descriptifs comme « foin », « cuir », « étable » ou « écurie » sont souvent utilisé pour parler de leurs saveurs rustiques caractéristiques. On les appelle « sauvages » étant donné qu’elles sont souvent présentes naturellement dans l’air ambiant bien que souvent les brettanomyces qui sont utilisées par les brasseries soient en fait des souches isolées en laboratoire, des levures sauvages mais domestiquées autrement dit. Elles sont disponibles auprès de producteurs commerciaux au même titre que les levures à Ales ou Lagers standards.

De plus en plus, certains brasseurs tentent d’isoler eux-mêmes des levures sauvages présentes dans leur environnement. Cela permet d’obtenir des souches qui sont plutôt

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originales et uniques. La levure Jean-Talon, utilisée dans l’Anneddale, ce style de bière se voulant québécois à 100%, est probablement la première initiative à cet effet dans la province : « La levure Jean-Talon est issue d’une étroite collaboration entre Bruno Blais et Tobias Fishborn, scientifique au Laboratoire Lallemand. C’est ce dernier qui a supervisé le côté technique de recueillir une levure à bière (saccharomyces cerevisiae) au cœur de l’Îlot des Palais, proche du site de la première brasserie de Jean Talon en Amérique du Nord » (Coulombe-Demers 2015 : 87). Benoît Couillard de la Brasserie Auval par exemple, travaille avec une symbiotique de bactéries et levures qu’il a récoltées lui-même sur du trèfle rouge afin de le l’incorporer dans sa Trifolium, une bière sauvage ou Wild Ale. C’est également le cas de son ancien collègue Francis Joncas, maître-brasseur chez Pit Caribou, qui s’est découvert une vraie passion dans l’isolement de levures sauvages. D’après Roch Côté, directeur des ventes et de la production chez Pit Caribou, 35 souches ont déjà été isolées mais le brasseur Francis Joncas en est encore à l’étape des tests. Le but est d’arriver à trouver des levures qui pourront substituer celles qui sont utilisées dans les bières de la gamme régulière de Pit Caribou, la Rousse (la Bonne Aventure), la Blonde (la Blonde de l’Anse), la Blanche (la Blanche de Pratto) et le Porter (la Gaspésienne No 13) : « Ça ferait de toutes nos bières des produits du terroir, des produits locaux. On ne serait plus obligé de commander de la levure, de l’acheter de Californie. Pour l’instant on fait la Flore du Québec qui est 100% québécoise, avec du malt et du houblon québécois, mais à part ça, c’est la seule qui est entièrement québécoise ». La Flore du Québec est en effet une bière dont tous les ingrédients proviennent du Québec. Il s’agit d’une bière de type Saison, un style belge ayant une levure très caractéristique. La levure pour cette bière a été isolée sur une écorce de cerisier et arrive à substituer la levure Saison, en procurant à la bière un profil très similaire à ce type de levure belge.

Le brasseur de Pit Caribou Francis Joncas a également comme projet d’isoler des bactéries pour intégrer à quelques-unes de ses créations, des bactéries lactiques étant par exemple présentes dans plusieurs types de bières sures comme les Lambics en Belgique ou les en Allemagne : « Tu as deux façons d’avoir une bière surette : tu peux la mettre dans des barriques de chêne qui contiennent une flore bactérienne et ça va faire surir ta bière, ou encore tu peux te faire un sour wort, débuter le brassage et faire surir ta bière en y ajoutant des bactérises lactiques » explique Roch Côté. Avec ses propres

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bactéries lactiques isolées, le brasseur pourrait alors arriver à brasser des bières acidulées plus complexes, une Flore du Québec surette et 100% québécoise par exemple comme le mentionne Roch Côté. Ce projet d’isoler ses propres levures et bactéries chez Pit Caribou est né du fait que la RACJ (la Régie des alcools, des courses et des jeux) avait refusé en 2016 la demande de Francis Joncas qui désirait brasser des bières de fermentation spontanée. Il s’agissait donc d’une façon de contourner ce refus en utilisant d’autres procédés : « On s’est dit « la levure est dans l’air de toute façon, si ce n’est pas permis qu’elle se dépose directement sur la bière, on peut essayer de la prendre ailleurs ». Elle se dépose partout de toute façon, elle doit se déposer sur une roche, sur une branche d’arbre… » affirme Roch Côté. Ils ont donc travaillé par la suite avec des experts afin de prélever dans la nature et d’isoler des levures sauvages qui seront aptes à être utilisées dans le brassage de la bière :

Donc on a fait 85 prélèvements dans la nature environnante avec Aline l’herboriste, qui est en fait la mère à Francis [le maître brasseur de Pit Caribou]. Et puis, à partir de là, on a travaillé de concert avec le CRBM [Centre de recherche sur les biotechnologies marines] de Rimouski et des chercheurs de l’Université Laval. Ils nous ont aidé à isoler les levures. On s’est assuré qu’on avait des bonnes levures, que c’était des bonnes levures à bière, elles ont été séquencées et tout ça. Donc des 85 souches on est rendu à 35.

En abordant le thème de la provenance des levures utilisé dans le brassage des bières de microbrasseries, on peut se rendre compte que les brasseurs utilisent surtout des souches de levures déjà isolées et qui proviennent de laboratoires. Ces différentes souches réfèrent souvent à des styles de bières dont les brasseurs québécois s’inspirent justement : des levures belges, des levures allemandes, des levures anglaises… On constate également le désir de certains brasseurs de se distancier de plus en plus de ces souches commerciales et d’utiliser plutôt des levures présentes dans leur environnement, qu’ils auront isolé eux- mêmes. De telles levures gaspésiennes, récoltées dans la région de Percé dans le cas de Pit Caribou, pourraient apporter un caractère qui ne serait pas étranger à la notion de terroir. Nous y reviendrons un peu plus loin.

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3.1.5. Les autres ingrédients ajoutés

Tel que mentionné précédemment, la bière est un breuvage issu d’une recette, dont les variantes sont pratiquement infinies. C’est le brasseur, jouant le rôle du cuisinier en chef, qui choisira ce qu’il désire mettre de l’avant dans sa création. Certains brasseurs, en plus des ingrédients typiques, ajouteront d’autres ingrédients afin d’aromatiser leur bière. Ce peut être des épices, des herbes ou des fruits. Les possibilités sont encore une fois pratiquement infinies.

Cette pratique d’ajouter des aromates à la bière provient principalement des traditions brassicoles belges. Les traditions anglaises, et encore moins allemandes (avec cette loi de pureté, qui n’est plus en vigueur aujourd’hui mais qui est toujours appliquée par un grand nombre de brasseurs qui considèrent l’usage exclusif d’eau, de malt, de houblon et de levure comme un gage de qualité) n’étaient en effet pas très friandes d’ajouts d’ingrédients de toutes sortes. Les brasseurs belges, à l’inverse, ne se gênent pas pour ajouter différents ingrédients à leurs bières tels que des cerises, des framboises, des raisins à vin, des abricots, de l’anis étoilé, du basilic, du gingembre, de la muscade, de la cannelle ou encore de la vanille… La Witbier (bière de blé belge ou Blanche belge), représentée par la Blanche de Chambly d’Unibroue, la Dominus Vobiscum Blanche de la Microbrasserie Charlevoix, la Blanche de Pratto de Pit Caribou et bien d’autres au Québec, est par exemple traditionnellement toujours aromatisée à l’aide d’écorce d’agrume et de graines de coriandre, ce qui lui confère cet effet frais et désaltérant.

Cet ajout d’ingrédients permet du côté du consommateur de vivre une expérience gustative originale, et du côté du brasseur, d’être en mesure de se distinguer. Une brasserie qui ferait une Witbier à l’hibiscus par exemple devrait grandement se démarquer pour ne pas avoir l’air d’avoir copié la recette de l’emblématique Rosée d’hibiscus de la Brasserie Dieu du Ciel! à Montréal, qui est la référence québécoise en termes de bières à l’hibiscus. Ces adjuvants peuvent également permettre au brasseur de faire exprimer à leur bière les saveurs désirées, par exemple l’ajout de café dans un Stout impérial (qui est déjà brassé avec des malts torréfiés), l’ajout de zeste de pamplemousse dans une IPA américaine (dans laquelle les houblons apportent déjà des notes qui rappellent les agrumes) ou encore l’ajout

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de poivre noir dans une Saison belge (dans laquelle la levure de type Saison développe aussi un côté bien épicé).

Au Québec, certains brasseurs vont utiliser des adjuvants locaux ou issus du terroir. Par exemple, Jean-Pierre Boutin, brasseur chez la microbrasserie la Fabrique à Matane, utilise des fruits locaux, du miel et du sirop d’érable dans certaines bières. Du côté du Malbord à Sainte-Anne des Monts, des graines de chanvre cultivées localement dans une de leurs bières : « Dans la Voile de la Mariée, notre Blanche, on ajoute du chanvre qui vient des Méchins. Les entreprises de madame Verreault font pousser du chanvre, récoltent des graines, les transforment… Nous on achète les graines entières qu’on fait griller pour mettre dans la recette » mentionne Félix Labrecque, copropriétaire chez la microbrasserie Le Malbord. Le brasseur Patrick Leblanc, de la microbrasserie Au Frontibus à Rivière-au- Renard, tente lui aussi d’utiliser des épices gaspésiennes le plus possible lorsque ça se prête bien. Il incorpore par exemple dans certaines de ses bières du thé du Labrador ou du poivre crispé cueilli localement par l’équipe de la brasserie.

Élise Cornellier Bernier, brasseuse chez À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la- Madeleine, est reconnue pour mettre en valeur différents ingrédients locaux dans ses bières. Elle cueille même souvent ces ingrédients elle-même à la main : « 90% des aromates sont cueillis par moi sur l’archipel. Toutes les algues sont ramassées par notre équipe sur les plages des Îles. Plusieurs de nos Palabres [la série de bières expérimentales d’À l’Abri de la Tempête] sont brassées avec des petits fruits ou des ingrédients cueillis ou transformés aux Îles ». L’ajout de tels ingrédients permet aux bières d’À l’Abri de la Tempête de se démarquer. Cela permet également aux bières de la brasserie d’obtenir un certain cachet local, d’ancrer les bières (et leurs saveurs) dans la région de production : « Il est clair que la cueillette manuelle a un prix exorbitant. Ceci dit, le fait qu’elle soit faite dans le respect de la ressource, que son fruit amène une unicité au produit et qu’on puisse avoir le contrôle de A à Z sur celle-ci nous rapproche de notre rapport à la fragilité de notre territoire et nous aide à nous enraciner dans un développement de façon durable et saine ». Les ingrédients ne sont toutefois bien souvent pas nommés sur les étiquettes de bière car plusieurs ne sont pas présents exclusivement aux Îles-de-la-Madeleine. Élise Cornellier Bernier ajoute : « Malheureusement certains brasseurs les utilisent mal et font des produits ordinaires avec ceux-ci. Les identifier nuirait à notre image ». Elle poursuit en affirmant que le fait de ne 87

pas nommer ces ingrédients spéciaux qui sont utilisés lui permet de faire briller la bière par elle-même, les ingrédients s’exprimant sans que les consommateurs aient une idée préconçue de ce qui se trouve dans la bière : « Aussi, je ne suis pas fan des gens qui mettent un ingrédient en avant-plan, souvent la clientèle peut avoir une idée préconçue avant même d’y avoir gouté. Je crois que la bière est comme une œuvre d’art qui doit exister par elle- même sans avoir besoin de lui accoler un nom, une histoire ou un ingrédient en particulier ».

Chez la microbrasserie Cap Gaspé à Gaspé, la brasseuse Audrey-Anne utilise certains ingrédients locaux, des fruits par exemple. C’est surtout par le biais de sa gamme de bières démocratiques, votées par les clients de la microbrasserie pour déterminer lesquelles devraient être embouteillées, qu’elle expérimente avec des ingrédients spéciaux. Il y a eu une Scotch Ale au chaga, une Saison aux algues cueillies à la main dans la baie de Gaspé, une Saison sure à l’aronia ainsi qu’une bière aux framboises : « C’est la bière aux framboises qui a gagné de loin. Les gens capotent sur les bières aux framboises je pense. Je comprends, c’est un fruit qui se marie bien avec la bière, c’est acide » affirme Audrey- Anne Côté.

Chez le Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, il y a une Witbier, la Dame des Neiges, dans laquelle se trouve du sapin et de l’épinette cueillis localement. Dans la Saison belge, la 1959, des patates cultivées localement sont aussi intégrées à la bière : « La patate c’est drôle parce qu’elle provient du dernier agriculteur qui a utilisé le caveau comme caveau à patate. Le caveau est passé au feu en 1979 je pense. C’est de lui qu’on s’est approvisionné dès le début et de qui on s’approvisionne encore. Donc les dernières patates qu’il y a eu au caveau de ce temps-là proviennent du même producteur que les premières patates utilisées au Caveau actuel ». Cela fait effectivement clin d’œil au passé du bâtiment dans lequel se trouve la microbrasserie.

Martin Desautels, brasseur chez Tête d’Allumette à Saint-André de Kamourasaka, utilise aussi des ingrédients locaux dans certaines de ses bières. Il brasse par exemple une gamme de bières sures dans lesquelles il incorpore divers fruits récoltés dans la région. Jusqu’à présent, dans cette série nommée les « P’Tête aux fruits », ont été testées des framboises, des cerises griottes, des cassis et du sureau noir. Ce sont même souvent les

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producteurs de fruits locaux eux-mêmes qui vont l’approcher pour lui proposer des fruits à intégrer dans sa bière plutôt que l’inverse. Pour Martin Desautels, c’est une façon d’encourager des entreprises locales. Il s’agit également d’une façon d’aller rejoindre un autre public avec ce type de bières aromatisées : « Ça c’est un autre créneau aussi. Il y a beaucoup de gens qui aiment moins la bière pour qui une petite Sour aux fruits ça passe bien » mentionne Martin. Des herbes récoltées localement sont aussi parfois utilisées dans certaines des bières de la microbrasserie Tête d’Allumette. Martin Desautels trouve souvent les herbes lui-même, fait ses recherches et monte une recette de bière autour de cet ingrédient. Cela lui permet d’expérimenter mais aussi d’ajouter une profondeur aromatique à certains types de bières dans lesquels les saveurs sont complémentaires à celles de l’herbe ajoutée : « Pour ce qui est des herbes, j’ai travaillé en agriculture donc j’ai toujours été très très porté sur les arômes, l’aromatique des choses, et souvent j’ai énormément de bières qui ont des herbes dedans. J’avoue qu’À l’Abri de la Tempête m’a beaucoup inspiré aussi là-dessus » affirme Martin.

On peut donc constater que plusieurs brasseurs expérimentent avec différents fruits, épices ou herbes du terroir dans la création de leurs bières. Toutes n’en contiennent pas nécessairement même si certaines microbrasseries en utilisent plus que d’autres (comme À l’Abri de la Tempête par exemple). L’utilisation d’ingrédients cultivés, ou même récoltés localement à la main par le brasseur lui-même, permet d’une part au brasseur de se distinguer et d’autre part de présenter aux consommateurs à proximité des produits régionaux plus ou moins connus. Le fait de travailler avec des producteurs de fruits locaux, dans le cas de Tête d’Allumette par exemple, est également une façon de faire fonctionner l’économie locale et d’encourager les producteurs de régions.

Dans cette première section dans laquelle nous nous intéressions à la provenance des matières premières, nous avons pu constater que plusieurs brasseurs utilisent des ingrédients locaux dans le brassage de leur bière. Pour plusieurs brasseurs, il est important d’utiliser une grande proportion de malts et de houblons locaux, malgré que certains préfèrent encore les malts et houblons provenant d’autres pays pour leur grande qualité. Ces industries se développent par contre de plus en plus au Québec, suivant l’essor des microbrasseries dans la province. L’eau utilisée est toujours québécoise et apporte souvent des spécificités au produit final, variant de région en région. Au niveau de la levure, la 89

plupart des microbrasseries étudiées utilisent toujours des levures provenant de laboratoires même si certaines, Pit Caribou par exemple, désirent isoler leurs propres souches de levure qui proviendront alors du Québec. Plusieurs microbrasseries expérimentent également avec des ingrédients spéciaux cultivés localement, tels que des fruits, herbes ou épices, ce qui permet à leurs bières de se démarquer. L’utilisation d’ingrédients québécois est donc très importante pour plusieurs brasseurs et même si la plupart des bières qui sont brassées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine ne sont pas constituées exclusivement d’ingrédients locaux à l’heure actuelle, cette tendance de la valorisation du local semble s’accentuer de plus en plus.

3.2. La bière de microbrasserie : vers un produit du terroir?

Il peut être complexe de déterminer si la bière de microbrasserie est un produit du terroir québécois, ou issu d’un terroir régional comme ceux du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. Et dans le cas où la bière de microbrasserie serait un produit du terroir, sous quelles conditions peut-on ainsi la considérer?

Il est pertinent d’aborder cette question ici puisqu’avec le terroir vient inévitablement une identité, une identité qui est propre à la région de production et à la terre de laquelle provient le produit. Le fait qu’une bière de microbrasserie gaspésienne possèderait une identité différente de celle d’une bière de microbrasserie montréalaise par exemple démontrerait clairement ces ancrages régionaux que possèdent les bières de microbrasserie :

L'éveil au terroir demeure un phénomène récent, encore peu étudié chez nous [au Québec]. Les travaux effectués à ce jour témoignent de l'importance et de la diversité des traditions issues du terroir. Quelqu'un a dit que l'on ne possède vraiment que ce que l'on peut nommer. La découverte des terroirs québécois passe par la connaissance. […] En définitive, la question n'est pas tellement de savoir si oui ou non il existe des terroirs québécois, mais plutôt de se demander si l'appropriation et l'affirmation de nos identités culturelles locales et régionales constituent véritablement un enjeu pour l'avenir (Genest 2001 : 14)

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3.2.1. Sous quelles conditions la bière de microbrasserie est-elle ou n’est-elle pas un produit du terroir?

Lorsqu’il est question de produits du terroir, cette appellation fait souvent référence à des aliments qui proviennent d’un territoire précis, d’une terre qui influera sur les caractéristiques finales d’un produit. On peut dire que ces produits proviennent du terroir car ils possèdent un lien privilégié avec la terre dont ils sont issus. Dépendamment de la ressource ou de l’ingrédient étudié, le climat et différents autres facteurs géologiques comme la composition du sol vont influencer directement les qualités gustatives de la production. Cette production, ancrée dans un territoire précis, se distinguera donc de celle qui provient d’un autre terroir, situé ailleurs et possédant donc des caractéristiques différentes :

Dans l’analyse de Solidarité rurale […] « Un produit du terroir québécois est un produit agroalimentaire ou agroforestier. Il est issu d'un territoire spécifique, d'un savoir et d'un savoir-faire liés à son histoire. Il possède une authenticité et une identité qui le différencient de tout autre produit de même nature. Il se distingue également par son excellence et sa qualité. Il possède un potentiel de marché et son mode de fabrication, en harmonie avec l'environnement, est de préférence artisanal. » (Genest 2001 : 13)

Est-ce que la bière de microbrasserie peut alors être considérée comme un produit du terroir? C’est un thème qui est débattu parmi les microbrasseurs.

D’emblée, je tiens à mentionner à quel point cette notion du terroir peut revêtir une signification différente selon la personne interrogée. Dans mes entrevues avec les différents brasseurs du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, certains étaient convaincus que toutes les bières de microbrasseries sans exception étaient des produits du terroir alors que d’autres étaient plutôt d’avis qu’elles l’étaient uniquement selon certaines conditions, pour différentes raisons. D’autres encore, ne se soucient pas vraiment du terme et brassent comme bon leur semble avec les ingrédients dont ils ont envie.

Certains brasseurs affirment que les bières de microbrasserie sont forcément des produits du terroir étant donné qu’elles sont issues du savoir-faire d’un brasseur qui œuvre dans une localité ou région précise. C’est le cas par exemple de Jean-Pierre Boutin de la

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Fabrique et Daniel Blier du Secret des Dieux. Selon Jean-Pierre Boutin : « Toutes les bières sont des produits du terroir par définition, chaque brasserie étant implantée dans une localité différente avec des recettes différentes, ingrédients, méthodes, etc. Donc uniques ». Daniel Blier affirme quant à lui :

Je m’approvisionne beaucoup localement : grains, houblons… Ce n’est pas local dans le sens d’un petit rayon mais c’est au Québec. Et la main d’œuvre est d’ici. […] Je pense aussi que la bière ça fait partie du Québec. […] La bière c’est québécois, ça nous rassemble. Dans les soirées entre chums, c’est la caisse de 12 dans le milieu quand on fait un pool de hockey. C’est ce côté- là. Mais oui je pense que chaque bière au Québec fait partie du terroir, elles ont toutes un petit côté unique.

Un brasseur produira des bières uniques, avec des ingrédients sélectionnés (locaux bien souvent mais pas toujours), qui ne pourraient pas nécessairement être reproduites ailleurs, par un autre brasseur qui aurait accès à des ingrédients différents, une eau différente, qui posséderait des méthodes ou techniques de travail différentes. Ces deux brasseurs font donc appel à la notion de savoir-faire du brasseur dans leur définition du terroir.

Pour certains autres brasseurs, cette notion de terroir réfère d’abord à la provenance des ingrédients, mais aussi à la signature finale unique que peut évoquer une bière. Élise Cornellier Bernier d’À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la-Madeleine croit par exemple que ce peut être le résultat final d’une bière, l’émotion qu’elle peut susciter, qui peut être lié au terroir. Ce résultat final provient nécessairement des ingrédients utilisés :

Les ingrédients sont importants dans ce qui se rapporte au terroir certes, mais aussi la facture finale. Un client après avoir traversé les Îles à vélo m’a déjà dit « Quand j’ai ouvert la Belle Saison, ça sentait comme le résumé de toutes les odeurs que nous avons senti durant toute notre journée de vélo ». C’est de créer des maillages avec différents producteurs et commerçants afin de créer des bières uniques qui prouvent la solidarité et la fierté du milieux. C’est d’offrir quelque chose de complémentaire à l’expérience disponible dans la région, tant au niveau de l’offre touristique qu’au niveau de la diversité des emplois dans la région.

Benoît Couillard de la Brasserie Auval à Val-d’Espoir va un peu dans le même sens en affirmant que c’est la provenance des ingrédients utilisés dans le brassage d’une bière qui

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peut lui procurer cette appartenance à un terroir régional : « Plus il y a d’intrants produits par la brasserie elle-même, plus elle a une qualité de terroir. Au Québec, je pense à la micro La Chouape [une ferme brassicole située à Saint-Félicien] ». En effet, le fait de produire ses propres ingrédients pour une brasserie donnera nécessairement un caractère unique aux produits finis étant donné que les matières premières seront utilisées exclusivement par cette même brasserie et par aucune autre.

La bière, contrairement au vin par exemple, est un breuvage constitué de plusieurs ingrédients, ce qui multiplie le nombre de facteurs que l’on peut rapprocher ou éloigner à ce concept de terroir : « Pour moi le terroir c’est la saveur locale, la saveur qui vient directement de l’ingrédient qui a été cultivé localement. Le terroir c’est compliqué dans la bière parce qu’il y a plusieurs ingrédients de plusieurs provenances différentes qu’on mélange ensemble », affirme l’expert en bière Martin Thibault. Par exemple, est-ce qu’une bière d’inspiration américaine brassée en Gaspésie avec de l’eau et des malts gaspésiens mais du houblon provenant des États-Unis pourrait être qualifiée de produit du terroir? Au sens le plus strict, probablement pas. Et si tous les ingrédients provenaient du Québec mais qu’il s’agissait d’une IPA d’inspiration américaine comme en brassent pratiquement toutes les microbrasseries du Québec actuellement? Encore une fois, il serait difficile de reconnaître à cette bière une signature de terroir étant donné que rien ne la lie réellement à une région particulière même si les ingrédients proviennent tous du Québec. Est-ce que dans ce cas le terroir serait québécois? Possiblement, même si encore une fois au sens plus strict du terme, c’est la terre d’une région ou d’une sous-région en particulier (et non d’une province au grand complet) qui doit apporter une particularité et une originalité au produit final. Comme le mentionne Martin Thibault :

Ce n’est pas non plus parce qu’il y a un territoire géopolitique qu’il y a une signature des ingrédients. Si tu prends ton orge au Lac Saint-Jean et que tu le fais malter en Estrie et que tu utilises du houblon de l’Outaouais, ce n’est pas un terroir ça. C’est local et oui c’est fantastique parce que c’est local mais si tu mélanges autant de provenances différentes que si tu avais acheté quelque chose en Belgique, en Ontario et dans la Vallée de Yakima dans l’état de Washington, il n’y a plus vraiment de signature.

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Martin Thibault ajoute également un élément intéressant à ce qui caractérise cette notion de terroir dans le cas de la bière de microbrasserie. Il affirme qu’on pourrait retrouver cette qualité de terroir dans un produit principalement si le ou les ingrédients qui sont mis de l’avant et qui sont les plus goûteux dans sa forme finale ont été cultivés et récoltés localement : « Je dirais vraiment qu’il faudrait que les saveurs dominantes viennent d’un ingrédient local. Si par exemple la céréale, disons dans une Golden Ale bien simple, vient à 100% d’ici, la saveur principale vient de cet élément-là. Donc là je dirais « oui c’est une bière du terroir québécois ». Il faudrait que la ou les saveurs dominantes viennent d’un ingrédient local ».

Il y aurait sans doute une distinction à tracer entre les notions de savoir-faire local et de terroir. Bien sûr chaque microbrasserie possède son identité propre, un savoir-faire unique associé au brasseur et qui transparaît dans ses bières, des produits qui se démarquent, même si ce n’est que subtilement, de celles des autres brasseries :

L'unicité, ici, concerne davantage le produit que la ressource. La nuance est importante. Les critères proposés pour déterminer ce qui appartient ou n'appartient pas au terroir, seraient donc la spécificité du territoire (sans en préciser les limites), l'ancrage historique et culturel (le savoir et les savoir- faire), l'authenticité et l'identité, l'excellence et la qualité. En filigrane, s'ajoutent le mode de fabrication (de préférence artisanal) et le concept de développement durable. Ce qui est en cause, c'est l'ensemble des éléments de contexte, tant naturels que culturels, qui sont à l'origine du produit (Genest 2001 : 13-14).

Par exemple, on peut noter certaines différences gustatives entre la Blonde de l’Anse de Pit Caribou et la Missive du Malbord (deux Ales blondes, donc deux bières du même style), bien que ces différences soient relativement mineures. En effet, chacune de ses microbrasseries possède sa propre recette d’Ale blonde, ses propres techniques de brassage, des ingrédients qui pourront parfois être semblables, parfois différents selon les fournisseurs de matières premières, entre autres. On pourrait donc dire que ces différences entre les deux bières du même style qui sont brassées par deux microbrasseries différentes relèvent du savoir-faire de chacun des brasseurs. Par contre, à moins que les ingrédients utilisés dans les deux bières soient majoritairement liés à la terre gaspésienne à proximité des deux brasseries (de Sainte-Anne-des-Monts dans le cas du Malbord et de l’Anse-à-

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Beaufils dans le cas de Pit Caribou), on pourrait possiblement plus attribuer ses différences au savoir-faire des brasseurs plutôt qu’à une quelconque qualité de terroir.

3.2.2. En quête d’une bière 100% Québec

Un autre élément à tenir à compte est la provenance de ces recettes de bières. La culture brassicole québécoise a cette particularité qu’elle est influencée par les traditions brassicoles d’ailleurs : la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis… Est-ce qu’une bière d’inspiration allemande, une Rauchbier par exemple (un type de bière fumé typique à la région de Bamberg en Allemagne), brassée au Québec avec des ingrédients importés d’Allemagne peut être considérée comme un produit du terroir québécois? Pour Louis-Franck Valade, brasseur chez Le Naufrageur, ce ne peut certainement pas être le cas : « Non, définitivement. […] « Terroir », ça le dit, tu fais vivre la terre, la terre de chez toi. Il y en a qui disent « je veux être Qualité Québec » mais le seul ingrédient qui vient du Québec c’est leur eau. Des grandes brasseries comme Molson utilisent aussi l’eau du Québec. Non, moi je pense que ça prend des ingrédients d’ici ». Pour lui, recréer des styles de bières d’ailleurs n’est pas sa priorité. Bien sûr, il va s’en inspirer mais tout en créant des bières uniques, avec des ingrédients québécois le plus possible. Pour Louis-Franck, il est également très important d’encourager les producteurs locaux et d’utiliser des ingrédients cultivés et récoltés localement, d’autant plus que la qualité de ces ingrédients locaux est croissante. C’est non seulement de cette façon selon lui qu’une microbrasserie peut créer un produit du terroir, qui provient de la terre avoisinante autrement dit, mais aussi qu’elle peut arriver à faire vivre sa région : « Quand tu regardes tout ça, les microbrasseries, tout le monde dit « hey c’est le fun la microbrasserie, ça fait vivre la région et c’est une belle richesse », mais il y a plein d’autres choses qu’on peut faire vivre grâce à ça. On peut utiliser la popularité de la microbrasserie pour réussir à faire vivre un cultivateur à proximité qui fait du grain ou encore celui qui fait du houblon » mentionne Louis-Franck Valade. C’est de cette façon dit-il qu’au niveau économique les entrepreneurs vont arriver à s’enrichir collectivement. La fierté de ces producteurs dans la collaboration avec la microbrasserie est également quelque chose qui motive Louis-Franck : « quand on voit que

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les gens [les producteurs] peuvent dire « hey c’est le fun, la bière qu’on boit, c’est fait avec mes grains ». La fierté qu’on peut voir dans les gens, c’est ça aussi qui est le fun ».

D’un autre côté, c’est aussi ce contexte brassicole possédant des influences multiples qui permet aux brasseurs d’avoir la liberté de faire des expérimentations sans limites, une autre caractéristique du « nouveau-monde » brassicole en Amérique. Comme le Québec ne possède pas une histoire aussi longue que celle de la Belgique par exemple (et donc une histoire brassicole et des traditions brassicoles qui en découlent), certains brasseurs tentent de plus en plus de créer des styles de bières 100% québécois.

La première de ces initiatives est sans doute l’annedda, ou anneddale, un style de bière qui doit être composé de malts québécois, de houblons québécois, d’eau du Québec, de levure Jean-Talon (une souche de levure isolée au Québec) et étant souvent aromatisée d’épinette ou de sapin baumier. Par contre, des dix anneddas répertoriées par Coulombe- Demers en 2015, pratiquement aucune n’est aujourd’hui brassée de façon régulière. Un profil gustatif particulier et un manque d’engouement des consommateurs pourraient expliquer cette perte d’intérêt du côté des brasseurs de brasser des anneddas. Présentement, il n’y a que l’Alegonquienne de Lagabière et la Bissextile de la Microbrasserie du Lac Saint-Jean qui sont brassées en tant que brassins limités, cette dernière n’étant brassée qu’une fois aux quatre ans. L’A20 de la microbrasserie Le BockAle à Drummondville, une autre annedda peut aussi être retrouvée sur les tablettes des commerces spécialisés de façon passagère.

Plus récemment, cette tendance à brasser des bières 100% québécoises semble avoir évolué vers l’isolement de différentes souches de levures présentes dans l’air au Québec. L’initiative de Francis Joncas, le maître-brasseur de Pit Caribou, est à l’avant-garde de cette tendance dans la province. Il s’agit de récolter des échantillons dans la nature puis d’arriver à isoler en laboratoire les souches de levures que peuvent contenir ces échantillons. Dans le cas de Pit Caribou, les 35 souches de levures qu’ils ont déjà isolées proviennent directement du territoire environnant la brasserie. Leur premier essai de bière québécoise à 100% fût la Flore du Québec, une bière inspirée des Saisons belges, mais constituée uniquement d’ingrédients québécois, en plus de cette levure locale qui a été utilisée. Cette levure arrive à développer des notes qui peuvent se rapprocher d’une levure de Saison belge

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tout en gardant une identité propre et unique, chose qui peut véritablement se rapprocher de ce qui constitue un terroir.

L’expert en bière Martin Thibault rappelle que la notion de terroir au sens strict, dans le monde du vin par exemple, réfère souvent à la terre d’une région ou d’un territoire très limité : « Si la bière est 100% québécoise, c’est sûr que ce que tu goûtes ça vient du Québec, d’ingrédients qui sont québécois. Mais même là si tu fais un parallèle avec le monde du vin, le terroir c’est beaucoup plus précis que ça, c’est une sous-région, c’est la colline à côté d’Asbestos par exemple dans ce sens-là ». Une bière comme la Flore du Québec de Pit Caribou par exemple, constituée à 100% d’ingrédients québécois, fait-elle alors partie d’un quelconque terroir gaspésien (ou plus précisément du terroir de Percé), ou bien est-elle simplement une bière constituée à 100% d’ingrédients québécois, sans que le produit possède nécessairement une qualité de terroir? Pour Martin Thibault, il faudrait encore faire une distinction entre la « saveur terroir » et la « provenance terroir ». Selon lui, si les dominantes gustatives d’un produit proviennent d’ingrédients locaux, on pourrait commencer à parler de terroir. Par contre, il est encore difficile dans le monde de la bière d’associer un goût provenant d’un ingrédient à un territoire précis qui serait nécessairement différent de celui qui aurait été produit ailleurs : « Je ne pense pas encore qu’on puisse dire précisément « le terroir québécois ça goûte ça » par contre. Je ne pense pas qu’on puisse faire ça comme dans le vin, parce que dans le vin c’est vraiment des micro-régions, et là cette micro-région-là on peut dire que ça goûte telle affaire parce que le sol est comme ça et ainsi de suite » affirme Martin Thibault. On revient encore au constat qu’il y a trop d’ingrédients mobilisés dans la fabrication d’une bière pour être en mesure de savoir s’il y a réellement une qualité de terroir à l’œuvre derrière les ingrédients utilisés et les caractéristiques du produit qui en résulte. Martin Thibault croit cependant qu’on pourrait beaucoup se rapprocher d’une notion de terroir dans le cas de la Flore du Québec de Pit Caribou, à la condition que tous les ingrédients soient cultivés localement, dans la région rapprochée de la brasserie, et que ce soit la levure récoltée localement qui donne ses dominantes gustatives à la bière :

Je dirais par exemple que ce que Pit Caribou a fait avec la Flore du Québec : les ferments proviennent du bois de cerisier, les céréales viennent du Québec, le houblon vient du Québec… Ça c’est 100% Québec et je pense qu’il [le brasseur Francis Joncas] a fait exprès pour que les ingrédients 97

viennent de son coin aussi. Ça on pourrait dire qu’il y a un certain terroir gaspésien à l’œuvre là-dedans. Je pense par contre que la question du terroir dans le milieu de la bière c’est encore très très naissant.

Même si pour l’instant une très petite quantité de microbrasserie suit cette tendance des bières 100% Québec, on peut penser que l’on en verra apparaître de plus en plus dans les prochaines années. Ces bières, dont tous les ingrédients proviennent de la province, en plus de la levure (qui est, dépendamment des styles de bière, l’élément le plus caractériel), se rapprochent nettement de ces conditions que soulève la notion de terroir. Du moins, on pourrait considérer ces produits comme issus du terroir québécois, au sens qu’ils n’appartiennent pas nécessairement précisément à une plus petite région mais qu’ils sont constitués uniquement de ressources qui sont cultivées et récoltées dans la province du Québec.

3.2.3. Le cas de la fermentation spontanée

La fermentation spontanée est souvent considérée comme le troisième type de fermentation, avec la fermentation basse (Lager) et la fermentation haute (Ale). Dans ce troisième scénario, le brasseur n’ajoute aucune levure dans la bière par lui-même. Il exposera le moût à l’air libre dans un bac refroidisseur (coolship) dans une pièce de la brasserie consacrée à cet effet et il sera à ce même moment inoculé par les centaines de souches de levures et de bactéries qui sont présentes dans l’air ambiant : « La fermentation spontanée est d’ailleurs une méthode ancestrale. C’était la façon dont toutes les bières fermentaient avant que Louis Pasteur découvre au 19e siècle le processus de fermentation. Car les brasseurs, ignorant l’existence des levures, laissaient le moût à l’air libre pour le refroidir » (Luca 2017). Ce type de fermentation demande souvent une plus longue maturation, qui s’effectue habituellement en barrique, jusqu’à plusieurs années.

L’exemple le plus célèbre de bière résultant d’une fermentation spontanée est le belge. Il s’agit d’un style traditionnellement brassé dans la vallée de la Senne (ou Pajottenland) dans la région de Bruxelles en Belgique. Il s’agit de l’une des rares traditions brassicoles à toujours pratiquer la fermentation spontanée en Occident aujourd’hui. L’idée

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de pratiquer la fermentation spontanée au Québec et ailleurs dans le monde provient très probablement des Lambics belges, la tradition brassicole belge possédant une influence non négligeable sur les brasseurs de partout en Occident.

Au Québec (et ailleurs dans le monde), la fermentation spontanée est une pratique qui demeure assez marginale. En effet, c’est avec l’engouement de plus en plus grand pour les bières sures (avec bactéries lactiques) et sauvages (avec brettanomyces) que les brasseurs se dirigent lentement dans cette voie. Quelques expérimentations ont eu lieu aux États-Unis dans les dernières années : chez la brasserie texane Jester King avec sa série de SPON ou encore chez Allagash au Maine avec sa série Coolship. Au Québec, le processus de fermentation spontanée n’a été légalisée qu’à l’été 2017.

Dans le but de repousser les limites des bières sauvages et acides au Québec, mais aussi d’élaborer une bière exclusivement québécoise, Francis Joncas, le brasseur de la microbrasserie Pit Caribou a finalement réussi en 2017 à faire modifier la législation entourant la fermentation spontanée : « Francis Joncas de la microbrasserie Pit Caribou a reçu dans l’après-midi du 28 juillet l’appel qu’il attendait depuis deux ans, et qui met possiblement fin à la bataille qu’il mène de front. La Régie des alcools approuve le procédé de fermentation spontanée » (Luca 2017). Son coolship avait déjà été construit et des expérimentations avaient déjà été réalisées, il ne manquait plus qu’à avoir l’accord de la RACJ (Régie des alcools, des courses et des jeux) pour commercialiser ses essais. « Il a testé cinq versions de la même recette de bière sure, en changeant Illustration 16 : Le coolship de Pit Caribou, situé dans un petit bâtiment quelques paramètres de brassage. « J’en ai gardé une sur derrière la brasserie les cinq, parce que les autres n’étaient pas bonnes. Elle est dans un baril de chêne depuis mai 2015 », ajoute-t-il » (Luca 2017). Une seule bière de fermentation spontanée est sortie de la brasserie à l’heure actuelle, en quantité très limitée (à raison d’environ 1300 bouteilles) : la Perséides, une bière de fermentation spontanée vieille d’un an et demi, non assemblée et ayant été maturée en barrique de whisky. D’autres expérimentations verront 99

probablement le jour dans les prochaines années mais on doit se rappeler que ce type de bière est très long à maturer et que la réalisation d’assemblage (à la manière des Gueuzes belges) demandera une attente d’au moins trois ans avant de voir le jour.

Francis Joncas a également annoncé un nouveau projet en janvier 2018, qu’il opérera parallèlement à Pit Caribou, la nanobrasserie (donc avec un volume de production très limité) Brett & Sauvage, qui se spécialisera dans les bières de fermentation spontanée. D’autres brasseries emboîteront probablement le pas dans les prochains mois ou années : la Microbrasserie du Lac Saint-Jean a par exemple déjà réalisé des expérimentations spontanées. On peut également s’attendre à ce que des brasseries comme À la Fût à Saint- Tite ou Brasserie Dunham à Dunham entre autres, toutes deux spécialisées dans l’art des bières vieillies en barriques avec levures sauvages, se lancent aussi dans la fermentation spontanée.

Dans le cas de ce type de fermentation, si les céréales, l’eau et les houblons sont locaux, on pourrait sans doute attribuer une qualité de terroir aux bières spontanées étant donné que les ferments proviennent nécessairement de l’air ambiant de la brasserie même où elles sont produites : « Pour la microbrasserie À la Fût, qui teste depuis deux ans les levures sauvages dans les évaporateurs d’érablières, la fermentation spontanée est la meilleure façon de mettre le terroir en valeur » (Luca 2017).

L’expert en bière Martin Thibault va également dans le même sens en affirmant que gustativement, les éléments dominants du produit final dans le cas d’une bière spontanée proviennent effectivement de l’environnement immédiat de la brasserie. Cela découlera probablement en une « saveur du terroir » qui sera unique à chacune des microbrasseries qui pratiqueront la fermentation spontanée :

Si les saveurs et les arômes dominants proviennent des ferments qui sont dans l’air, on se rapproche beaucoup du terroir. Les céréales et les houblons dans ces bières-là servent juste à faire un produit alcoolisé donc oui ça va goûter le terroir du coin. Ce produit-là c’est particulier parce que le houblon c’est un houblon suranné, qui n’a plus de saveurs, qui ne goûtera plus rien. La céréale est super sèche, il n’y a presque plus de saveurs de céréales. Donc là oui c’est sûr que les saveurs dominantes viennent des ferments. À savoir si ces ferments-là sont disponibles un peu partout dans le monde ou si c’est vraiment quelque chose d’unique à la place on verra, je ne sais pas. C’est vraiment une question complexe.

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Cette dernière question que soulève Martin Thibault, à savoir si les levures sauvages présentes dans les bières de fermentation spontanée sont uniques à un endroit géographique ou à une microbrasserie est très pertinente lorsqu’on s’interroge sur la qualité de terroir de ces bières mais serait plutôt difficile à répondre précisément sans effectuer d’analyse en laboratoire. Si on se fie par contre encore une fois aux brasseries de Lambics belges, leur activité de fermentation spontanée ayant eu lieu continuellement au même endroit pendant des décennies (et dans certains cas même des siècles) a développé une flore sauvage particulièrement dense de levures et bactéries dans la brasserie. Cela résulte en un caractère gustatif qui pourra différer d’une brasserie de Lambic à l’autre, cette signature particulière se rapprochant encore une fois beaucoup de ce que l’on peut attribuer à la notion de terroir.

On a pu constater dans cette section que les questions que soulève la notion de terroir dans le monde de la bière au Québec peuvent être très complexes à répondre. Nous pouvons tout de même retenir le fait qu’on s’approche beaucoup d’un produit qui serait considéré comme issu du terroir lorsque ce produit est constitué d’ingrédients cultivés et récoltés localement et que ce sont ces ingrédients qui vont lui donner une signature gustative particulière. Les bières 100% Québec, dans la mesure où les ingrédients sont cultivés localement, et les bières de fermentation spontanée pourraient donc s’apparenter à cette notion de terroir.

3.3. La mise en marché

Dans la dernière section de ce premier chapitre ethnographique, nous aborderons le thème de la mise en marché chez les microbrasseries. Nous survolerons les différentes options de mise en marché que peuvent employer les microbrasseries ainsi que les raisons qui peuvent motiver ces différents choix.

Une tendance qui est de plus en plus observée est l’offre uniquement locale de bière par les microbrasseries. En effet, certaines microbrasseries vont rendre leurs produits parfois disponibles sur place exclusivement ou encore vont posséder un réseau de distribution qui se limite à la région rapprochée de la brasserie. Encore une fois, ce 101

phénomène d’offre locale est un paramètre à partir duquel les microbrasseries peuvent s’ancrer localement et se rattacher à leur région, aux consommateurs locaux.

3.3.1. Le volume de bière produite et la demande locale

Qui dit mise en marché dit nécessairement quantité de bière produite. En effet, les choix quant à la mise en marché sont forcément influencés par la quantité de bière qui est brassée par la microbrasserie. Une grande production permettra de fournir le Québec en entier, voire d’autres provinces ou pays, tandis qu’une production limitée sera bien souvent principalement distribuée dans la région ou disponible exclusivement au pub. Chez la microbrasserie Cap Gaspé par exemple, la quantité de bière produite est tellement petite que l’ensemble des bouteilles produites ne sont pour le moment disponibles que sur place et dans quelques commerces de la région très rapprochée de la brasserie. La brasseuse Audrey-Anne Côté affirme à cet effet :

Ça m’étonnerait que nos bières sortent de la Gaspésie. Je brasse environ quatre fois moins que Benoît d’Auval, ça te donne une idée. Et Benoît, le monde dit qu’il crée de la rareté mais non, il brasse beaucoup quand même. Moi c’est vraiment petit, une vraie de vraie nanobrasserie. J’ai le projet de grossir un peu mais je n’avais pas les moyens de m’acheter plus pour le moment. On est juste resté moi et mon père aussi, on n’a pas pris d’actionnaires, on est bien content d’ailleurs parce qu’on va pouvoir rentabiliser rapidement et ensuite grossir. Mais c’est sûr qu’on ne répondra jamais à la demande. C’est impossible. Je pense qu’on n’est pas obligé d’être gros. On a le droit de répondre à la demande locale seulement. Je pense que c’est dans nos droits. Les gens chialent beaucoup sur internet mais on a le droit de ne pas vouloir gérer 50 employés.

Ce ne sont pas en effet toutes les microbrasseries qui désirent prendre de l’expansion ou du moins une expansion qui serait significative. Certaines visent le Québec au grand complet alors que d’autres veulent avant tout être implanté localement, leurs produits seront donc distribués exclusivement dans leur région.

Après l’offre, il y a également la demande. Le nombre de consommateurs qui se procurent localement des bières de microbrasserie est un autre facteur qui peut également influencer les choix quant à la façon de mettre en marché les produits. Par exemple, si la 102

demande locale n’est pas assez grande pour la quantité de bière produite, une microbrasserie située en milieu rural très éloigné des grands centres peut se voir obligée de distribuer ses surplus de bière un peu plus loin pour arriver à les écouler.

La période estivale est habituellement (et de plus en plus) très bonne pour les microbrasseries du Bas-Saint- Laurent et de la Gaspésie-Îles- de-la-Madeleine, ces deux régions étant reconnues pour leurs nombreux attraits touristiques estivaux, les paysages et les activités de plein- air. Comme la demande en bière Illustration 17 : Le système de brassage de la microbrasserie Cap devient plus grande localement Gaspé à Gaspé lors de cette période, certaines microbrasseries peuvent alors choisir d’arrêter, ou du moins ralentir, la distribution à travers le Québec pour être bien certain de ne pas manquer de bière sur place. C’est le cas par exemple de la microbrasserie Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer. En temps normal, le reste de l’année, la microbrasserie distribue elle-même dans sa région rapprochée (de Bonaventure jusqu’à Pointe-à-la-Croix) et s’associe à des distributeurs pour ce qui est de l’approvisionnement partout dans la province : « On n’a pas vraiment le choix [de s’associer à des distributeurs], on n’a pas assez de volume, on n’est pas assez gros pour avoir juste un gros camion sur la route comme Molson ou Labatt. Et même pour Molson et Labatt, ce n’est pas pour rien qu’ils ont plein de marques, c’est parce qu’ils veulent remplir leur camion. Faire de la route vide ce n’est pas payant » affirme le brasseur Louis-Franck Valade. L’été, la microbrasserie le Naufrageur peut se permettre de garder un plus grand nombre de bières à la microbrasserie et de ralentir la distribution, étant donné le grand afflux touristique. Un micromarché, situé dans la cour de la brasserie et où sont disponibles les bouteilles du Naufrageur et différents produits d’artisans locaux, ouvre ses portes pour accueillir les visiteurs : « On essaie de se garder des bières pour l’été. C’est sûr que l’hiver, les bières spéciales on ne peut pas les garder ici. On aimerait ça mais on ne peut pas parce qu’on ne les vendrait pas. […] Là on essaie de se garder des produits spéciaux pour l’été

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parce que les gens qui viennent en vacances en Gaspésie aiment beaucoup trouver des choses qu’ils ne retrouveront pas à Montréal » explique Louis-Franck. La distribution de bière dépend donc nécessairement de la demande des consommateurs locaux, qui est beaucoup plus grande en période estivale que le reste de l’année dans le cas de la Gaspésie. Le fait de garder des produits spéciaux en période estivale est aussi une méthode pour attirer les touristes, les gens sont contents de trouver des bouteilles qu’ils n’auraient pas pu se procurer en ville.

Autant le volume de production que la demande des consommateurs influe donc sur la façon dont les bouteilles de bière des microbrasseries seront distribuées. Dans un contexte éloigné des grands centres comme c’est le cas pour les microbrasseries du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, on observera que plusieurs initiatives tendent à rester locale ou régionale même si parfois une plus grande distribution est nécessaire, à l’échelle du Québec par exemple, afin d’écouler toute la production.

3.3.2. Différentes options de distribution

Différentes options se présentent aux brasseurs pour mettre en marché leurs produits. Tout d’abord, il y a un choix à faire quant au contenant dans lequel il désire offrir sa bière au consommateur. Les bouteilles de verre brun de 341 ml ou de 500 ml sont sans doute les plus utilisées comme elles peuvent être lavées puis renvoyées au producteur pour être réutilisées plusieurs fois avant d’être recyclées. C’est le cas pour la plupart des microbrasseries des régions étudiées dans le présent travail de recherche.

Certaines microbrasseries, comme le Malbord à Saint-Anne-des-Monts par exemple, préfèreront la cannette d’aluminium de 473 ml, qui sera recyclée après l’usage. Il s’agit d’un format qui possède plusieurs avantages : « Au niveau de la capacité, si le serti de la capsule est bien fait, c’est d’une meilleure étanchéité qu’une capsule sur une bouteille. La cannette va protéger le liquide qu’il y a à l’intérieur contre l’oxydation, contre les rayons UV qui vont altérer quand même assez rapidement le goût de la bière… Même si la bouteille est brune, il y a quand même une portion de lumière qui passe » explique Félix Labrecque de la microbrasserie le Malbord. La cannette est également un contenant

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beaucoup plus compact et moins lourd que la bouteille de verre, ce qui est un net avantage au niveau de la distribution : « Du côté du poids, on l’a fait pour le fun avec un représentant de Pit Caribou qui était ici et qui a amené des bières à déguster. Il nous a amené une 12 de pintes et je lui ai dit « hey je vais t’échanger ça contre une 12 de cannettes ». On les a pesés et c’était exactement la moitié du poids en cannette pour presque le même volume de bière » mentionne Félix. Lors de livraisons, à Québec ou Montréal par exemple, ce format permet donc que le voyage soit plus rentable puisqu’un plus grand nombre de bière peut être transporté. La complexité du système de consigne fait en sorte que plusieurs brasseries aiment également utiliser le format cannette. En effet, contrairement aux bouteilles de verres qui sont réutilisées plusieurs fois avant d’être recyclées, la cannette est un contenant à usage unique, c’est-à-dire qu’il sera recyclé après chaque utilisation. Le fait de ne pas avoir à gérer ses bouteilles vides est un avantage pour les brasseries qui, comme le Malbord, utilisent la cannette puisqu’ils n’ont pas besoin de transporter les bouteilles vides, les faire voyager, les stocker et s’occuper de les faire laver. Lors d’une livraison, les brasseries qui utilisent des bouteilles « déchargent le truck, ils changent de porte et ils chargent le truck avec des bouteilles vides. Là tu arrives à la brasserie, tu décharges ça, il faut que t’empile ça dans un coin, des bouteilles sales… […] En plus de la distance de la Gaspésie, c’est une question de transport, il faudrait expédier nos bouteilles à se faire laver dans la région de Montréal et les ramener en Gaspésie… On trouvait que ça n’avait pas de sens, charrier de la vitre… » explique Félix Labrecque.

L’utilisation de la cannette d’aluminium sera sans doute de plus en plus fréquente dans les prochaines années, plusieurs microbrasseries (Pit Caribou par exemple) désirant se tourner vers cette option :

Le brasseur abandonnera les bouteilles pour trois de ses produits dès cet été [2018]. Francis Joncas considère que certaines bières houblonnées seront mieux adaptées de cette façon. « On dirait qu’en canette, ça se boit mieux qu’en bouteille, dit-il. Premièrement, nos bouteilles, tu as besoin d’un ouvre-bouteille pour les ouvrir en partant. C’est une question de poids aussi. Les gens quand ils font de la randonnée en montagne, c’est moins pesant dans le pack sac » (Deschênes 2018)

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L’autre option qui s’offre aux brasseurs quant au choix du contenant est le cruchon. Les cruchons (ou growlers) contiennent habituellement 1 litre de bière, bien que différents formats existent. Cette option, basée essentiellement sur le marché local, permet au brasseur d’embouteiller sa bière directement à partir du fût. C’est le cas chez Tête d’Allumette à Saint-André-de-Kamouraska par exemple. Le consommateur pourra alors s’approvisionner au pub de la brasserie puis déguster le produit chez lui. Lors de sa prochaine visite, il pourra échanger son cruchon vide contre un autre rempli d’une autre bière (il n’est pas légal au Québec, comme c’est le cas ailleurs, de remplir immédiatement le cruchon rapporté par les clients, il doit d’abord être lavé par la brasserie), le cruchon étant régi par un système de consigne, qui est de 4$ chez Tête d’Allumette par exemple. Cette option est aussi parfois complémentaire à l’offre en bouteille, certaines des bières disponibles en cruchon ne l’étant que sous cette forme. Certaines microbrasseries (Pit Caribou ou le Caveau des Trois-Pistoles par exemple) ont utilisé ce système à leurs débuts avant de se diriger vers la bouteille.

Une fois que le choix du contenant est réalisé, plusieurs options de distribution sont disponibles. Un employé de la brasserie, ou le brasseur lui-même, peut distribuer ses produits en camion parmi les commerces sélectionnés. Cette option peut s’effectuer à grande échelle (jusqu’à Montréal ou Québec) mais est souvent réservée au marché local. Ensuite, les brasseries peuvent également faire sous-traiter la distribution par des entreprises qui distribueront les bières de plusieurs brasseries à la fois. Cette option permet habituellement de rejoindre un marché plus large. C’est ce que la microbrasserie Au Frontibus de Rivière-au-Renard, dont les bières sont actuellement disponibles jusqu’à Québec ou Montréal, visait dès le départ nous explique le brasseur Patrick Leblanc : « Pour l’instant c’est local mais à partir de décembre [2017] ça va être avec Distribière, à Montréal, à Québec, etc. » Le cruchon est quant à lui habituellement réservé au marché local, la réutilisation de ce contenant demandant qu’il soit rapporté directement à la brasserie.

Enfin, la sélection du marché ciblé se fera selon le volume de production, la demande locale et le choix qui a été fait quant au type d’embouteillage. Certaines microbrasseries viseront le Québec en entier, tandis que d’autres distribueront leurs bières dans la région uniquement. D’autres microbrasseries feront le choix de ne pas distribuer leurs produits. Le consommateur n’aura alors d’autre choix que de se rendre directement 106

au pub pour se procurer ces bières. Il est à rappeler également que ce ne sont pas toutes les microbrasseries qui possèdent un pub où l’on peut se déplacer pour déguster une bière en fût. Certaines microbrasseries (comme la Brasserie Auval à Val-d’Espoir ou l’Octant à Rimouski) se concentrent presqu’exclusivement sur l’offre en bouteille.

Pour certaines microbrasseries, comme la Fabrique à Matane, autant le marché local que le marché plus large sont visés. En effet, les brasseurs possèdent deux brasseries qui sont situées dans deux bâtiments différents à Matane, étant régis par deux permis différents. L’une est consacrée à la production de bière en fût, qui est écoulée au pub situé dans le même bâtiment : « Pour ce qui est du pub, toute la production est vendue sur place. Nous avons presque atteint notre capacité maximale. […] Le pub est par définition et obligation légale une offre strictement locale » affirme le brasseur Jean-Pierre Boutin. L’autre brasserie, en activité depuis l’été 2017, sert quant à elle à la production de bières en bouteilles, qui seront distribuées localement mais aussi vers les grands centres : « Pour la microbrasserie d’embouteillage nous allons nous adapter au marché au fil du temps. […] Nous distribuons à travers le Québec. Nous voulons atteindre notre clientèle potentielle là où elle se trouve ».

3.3.3. L’offre locale

On parle souvent de consommation locale lorsqu’il est question pour le consommateur d’encourager les producteurs locaux. Par contre, certains producteurs, pour qui l’initiative de consommation locale est importante, vont justement choisir d’offrir leurs produits uniquement localement. On pourrait alors parler d’offre locale. Daniel Blier, brasseur chez le Secret des Dieux à Pohénégamook, croit également Illustration 18 : La salle de brassage de la microbrasserie Le Secret que pour consommer local, il faut des Dieux à Pohénégamook d’abord qu’il y ait une offre locale, un choix qui s’offre au consommateur : « « achat 107

local », je déteste le mot. Quand j’étais directeur au niveau économique [à Pohénégamook] je détestais ça. « Achat » c’est juste à un sens. Il faut bien sûr que le client pense à acheter local mais il faut aussi qu’il y ait un commerçant qui offre le service, une offre qui soit locale avant tout ». Les bières en bouteille de la microbrasserie le Secret des Dieux sont d’ailleurs pour le moment presque exclusivement disponible localement, au pub et dans la région de Pohénégamook.

Une majorité de microbrasseries au Bas-Saint-Laurent et Gaspésie-Îles-de-la- Madeleine désirent avant tout fournir en bière le marché local. Une fois que cela est accompli, les quantités restantes peuvent être envoyées vers les grands centres. Du côté de la jeune microbrasserie l’Octant à Rimouski par exemple, l’offre sera locale avant tout. S’il reste des quantités, elles pourront par la suite être envoyées vers les grands centres : « L'offre sera principalement locale, nous trouvons qu'il est plus facile de garder un œil sur la qualité et l'aspect artisanal lorsque l'entreprise est à échelle humaine. Par contre, lorsque les stocks le permettront, nous distribuerons vers les grands centres » affirme le brasseur Hugues Turcotte. Comme la quantité produite est relativement limitée, les grands centres ne seront desservis qu’à l’occasion et seulement une fois que le marché local sera servi.

Dans le cas de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la-Madeleine, la distribution se fait partout au Québec. Les produits distribués à grande échelle sont toutefois sélectionnés et plusieurs bières ne sont disponibles qu’aux Îles-de-la-Madeleine : « L’Écume et la Belle Saison sont les produits les plus brassés. Sûrement parce qu’ils sont accessibles à un plus grand nombre de palais et traduisent à merveille leur origine insulaire. Les Palabres sont généralement vouées à une consommation plus locale souvent due au fait de la faible quantité produite » affirme la brasseuse Élise Cornellier Bernier. Selon elle, 65% de la bière s’écoule sur l’archipel. Les quantités restantes sont donc distribuées vers les grands centres : « Nous exportons tout ce que l’on arrive à produire de plus que la demande insulaire. Si nous pouvions, nous n’exporterions pas et vivrions à 100% de notre marché local » affirme Élise.

À Trois-Pistoles, chez la microbrasserie le Caveau des Trois-Pistoles, la mise en marché s’est d’abord effectuée à l’aide de cruchons. Au moment où j’ai réalisé mon travail de terrain, la distribution n’était pas encore débutée mais les premières bières venaient tout

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juste d’être embouteillées. La distribution fut d’abord locale (à Trois-Pistoles même) l’instant de quelques semaines puis les bouteilles ont été distribuées en petites quantités vers les grands centres : « On va commencer par ici aux alentours, priorité à la région, et après ça s’il en reste on va les envoyer à Montréal, à Québec, mais ça reste une production très petite donc les gens qui vont en trouver vont être chanceux, et sinon ils peuvent venir ici » mentionne le brasseur Nicolas Falcimaigne. Nicolas explique également ce désir d’effectuer avant tout une offre locale par le fait que la bière devrait avant tout être disponible dans sa région de production, pour les consommateurs qui se trouvent à proximité de la brasserie :

Ça n’aurait pas de sens qu’on envoie une palette au Peluso [une boutique montréalaise spécialisée en bières] et qu’on n’en aille pas ici. Occasion ratée. En fait moi ma perspective c’est qu’il sorte de moins en moins de camions de notre bière [de Trois-Pistoles] à long terme et qu’il rentre de moins en moins de camions de Coors Light. C’est que les gens d’ici se mettent à boire de la bonne bière. « Boire moins et boire mieux » pour reprendre la devise d’Unibroue dans les années 90. Et qu’on fasse moins voyager la bière. Ça n’a pas de sens qu’on fasse voyager la bière comme ça. […] J’espère que ça va se localiser. Le mieux serait qu’on ait le moins d’empreinte écologique possible pour nos produits.

En effet, derrière cette initiative d’offre locale se trouvent bien souvent également des valeurs de consommation responsables ou même des valeurs écologiques, un désir que la bière voyage moins et demeure plus localisée, près de son lieu de fabrication.

Les deux exemples les plus extrêmes, pour des raisons différentes, de ce concept d’offre locale dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine sont sans doute le cas de la Brasserie Auval située à Val-d’Espoir et de Tête d’Allumette à Saint-André-de-Kamouraska. Du côté de la Brasserie Auval, c’est à une production limitée qui s’effectue en milieu rural et très éloigné des grands centres que s’ajoutent une distribution presque uniquement locale et un énorme engouement de la part des consommateurs. En effet, depuis le début de ses activités en 2015, les bières de la Brasserie Auval sont très recherchées par les amateurs de bières de la province. Le brasseur Benoît Couillard a d’ailleurs quitté la microbrasserie Pit Caribou quelques années auparavant pour se concentrer sur un projet à plus petite échelle et pouvoir profiter de sa vie familiale. Son

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talent de brasseur et la grande qualité de ses produits ont rapidement été remarqués, la brasserie ayant été nommée l’une des meilleures nouvelles brasseries au monde en 2015 par le site internet Ratebeer.com, puis l’une des cent meilleures brasseries au monde (tout court) en 2016.

Benoît désire que sa brasserie demeure petite : « La ferme brassicole Auval produit environ 50 000 litres de bière par année et n’entend pas dépasser les 70 000 litres. […] « Avec l’engouement je pourrais dire go on ajoute des cuves et on ouvre la machine, mais non, ce n’est pas mon objectif », a-t-il réitéré. » (Déry 2017). « L’objectif est de vivre de mon métier, donc atteindre le seuil de rentabilité. Je suis surpris de la réponse régionale malgré le type de bières que je fais (pas nécessairement des styles grand public). Il aurait été fort possible que je doive distribuer à la grandeur de la province pour écouler ma production ». Dans ce contexte, la distribution est alors faite uniquement au Bas-Saint- Laurent et en Gaspésie, à l’occasion dans quelques commerces de Montréal ou Québec en petites quantités qui sont aussitôt écoulées :

Puisque la distribution est relativement limitée à l’extérieur de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent – 90% restent dans la région de novembre à mai; 100% l’été –, les amateurs de bière font la file chez les quelques chanceux détaillants pour se procurer ces bières délicieuses. Et la brasserie de Val- d’Espoir commence à accueillir son lot de touristes grâce au bouche-à- oreille. « J’ai pas de pub annexé ou quoi que ce soit, dit Ben. C’est rare que le touriste lâche la 132! Mais oui, même sans signalisation ou promotion, les gens viennent. J’ai une petite boutique sur place ouverte de la Saint-Jean- Baptiste à la fête du Travail. » (Thérien 2017).

L’été, la distribution s’arrête presque complètement et une boutique annexée à la brasserie prend le relais pour approvisionner les nombreux touristes qui passent par Val-d’Espoir. L’engouement est tellement fort que la boutique de la Brasserie Auval, victime de son succès, a dû fermer momentanément au début du mois d’août en 2017 et vers la fin du mois de juillet en 2018 pour cause de rupture de stock.

La difficulté d’accès à des produits aussi prisés peut évidemment apporter son lot de frustrations chez les consommateurs : « L’accès difficile à la bière Auval n’est pas sans créer des frustrations chez les clients. Benoît Couillard rappelle toutefois qu’il ne retient pas volontairement les lots. S’il détermine une limite par client, c’est parce qu’il souhaite 110

d’abord et avant tout que le maximum de personnes puisse en profiter. » (Landry 2017). C’est véritablement une production limitée qui dicte les quantités offertes et un mode de distribution plus localisé.

Du côté de la microbrasserie Tête d’Allumette à Saint-André-de-Kamouraska, l’offre se fait également exclusivement locale et cette fois sous forme de cruchons d’un litre, disponibles uniquement à la boutique annexée à la brasserie. Il s’agit d’une offre exclusivement locale, sans distribution (à quelques exceptions près). Le brasseur Martin Desautels a choisi ce type de distribution à la base car il préfère miser sur le pub, l’emplacement de la brasserie et l’offre en fût : « j’ai décidé de faire ce choix-là et j’ai eu l’intuition aussi que c’était comme ça que ma brasserie pourrait survivre dans le temps, en ayant un emplacement de course, en misant tout sur l’expérience client ici et l’engouement qui va autour aussi ». La brasserie est d’ailleurs très bien située, la terrasse ayant vue sur le fleuve Saint-Laurent : « On a la chance d’être dans le premier bout dépaysant quand tu sors de la ville et que tu t’en vas vers l’est, c’est à peu près vis-à-vis de La Pocatière que ça commence à changer un peu, que t’as comme le sentiment de ne plus être en ville, de ne plus être en banlieue. Ça devient beau et différent » mentionne Martin. Il affirme qu’il agrandira probablement la terrasse deux ou trois fois avant de songer à une plus grande distribution, s’il en est un jour question. L’embouteillage est également une activité qu’il n’apprécie pas spécialement en tant que brasseur. C’est quelque chose de très demandant, de coûteux et qui peut apporter d’autres soucis selon Martin :

C’est un paquet de trouble pour vrai. Les seuls points négatifs que j’ai retirés de l’entreprise jusqu’à date c’est tout le temps lié à la distribution, ou à un produit qui s’est ramassé sur une tablette où il n’avait pas d’affaire. La bière a niaisé trop longtemps, ou a été mal entreposée, ou le bouchon a fui, il est arrivé quelque chose. Ou des clients sont mécontents parce qu’ils ont acheté une bouteille à Boisbriand, ils se rendent compte que la consigne vaut 4$ et ils sont fâchés parce qu’ils ne vont pas ravoir leur 4$ à moins de revenir ici.

Le marché de la bouteille étant de plus en plus compétitif, avec le nombre de microbrasserie qui est croissant dans la province, l’offre uniquement locale d’un pub comme celui de la microbrasserie Tête d’Allumette permet également de se démarquer. En plus de la qualité de la bière, la rareté est aussi un paramètre qui peut encourager les consommateurs de bière de microbrasserie à se déplacer : « Si mes bières devenaient disponibles demain matin dans 111

tous les dépanneurs de la province probablement que dans un an tout le monde mettrait ça dans la même case que bien d’autres bières et ils arrêteraient de les acheter parce que ça serait devenu trop accessible » croit Martin Desautels. Les consommateurs n’auront en effet d’autre choix que de se déplacer à la brasserie pour goûter aux produits. Comme la brasserie est bien située et que l’expérience client est intéressante, il s’agit d’une autre façon d’attirer les clients, et le tourisme en période estivale : « Le fait d’être peu distribué ça crée une certaine rareté et quand les gens passent ici et qu’ils trippent et qu’ils retournent chez eux, ils sont allumés. Là ils parlent de ta brasserie en bien et la réputation de la place continue d’augmenter. Je ne suis vraiment pas un homme d’affaires mais ce n’est pas trop difficile à comprendre ce bout-là ».

Une offre exclusivement locale permet en effet d’attirer les amateurs de bière qui n’auront d’autres choix que de se déplacer dans la région pour s’approvisionner en bières qui ne sont pas disponibles ailleurs. L’expert en bière Martin Thibault croit que les brasseurs qui choisissent de n’offrir leurs produits que localement, sans distribution à plus grande échelle, possèdent une certaine conscience sociale. Avec cette offre locale, ils attirent les clients, valorisant ainsi le tourisme dans leur région immédiate :

Ces gens-là, comme Martin [de Tête d’Allumette] ou Benoît [de la Brasserie Auval] ont vraiment une conscience sociale. Ils ont fait un choix volontaire de s’implanter dans ces régions-là, des choix personnels aussi parce que, disons Benoît chez Auval lui il a une jeune famille, de jeunes enfants, il veut avoir la paix et travailler à son rythme. Il ne veut pas produire des millions de litres par année. […] Il veut vraiment s’implanter dans la région et on le voit vraiment avec Auval, qui est un phénomène extrême, on voit que ça amène du tourisme. Il y a des gens qui vont là-bas pour aller chez Auval, même s’il n’y a vraiment rien à faire chez Auval, à part acheter des bouteilles. S’il y en a…

Le choix que font ces brasseurs de n’offrir leur bière que localement, ou de la distribuer principalement dans leur région immédiate, est donc une autre façon pour eux de s’ancrer localement. L’offre locale mènera nécessairement à la consommation locale des produits par les habitants de la région. Elle permettra également d’attirer dans ces régions éloignées les gens d’ailleurs, pendant la période estivale par exemple, qui auraient envie de mettre la main sur la bière de ces brasseries, difficilement accessible autrement. On peut

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donc retenir de cette section que l’offre principalement locale de bière pour certaines microbrasseries leur permet de se démarquer mais aussi de valoriser leur région en la desservant de leurs produits. C’est le lien entre le consommateur et le producteur qui est plus court dans ces exemples où la mise en marché est principalement locale. Dans un contexte où ce sont des entreprises artisanales qui font le choix de distribuer leurs produits à petite échelle, il s’agit d’une autre façon pour eux, par l’entremise de leurs clients, de s’ancrer localement.

Conclusion

Dans ce chapitre, nous avons pu répondre à trois des objectifs de départ, en lien avec la provenance des matières premières qui entrent dans fabrication de la bière, le terroir et finalement la mise en marché locale.

Dans la première section, nous avons abordé le thème de la provenance des matières premières (céréale, houblon, eau, levure et autres adjuvants). On a pu constater que la plupart des brasseurs utilisent une proportion d’ingrédients québécois, bien que ce ne soit pas encore une pratique exclusive. En effet, nous avons vu que l’offre en matières premières par les malteries et houblonnières n’est parfois pas suffisante ou encore pas assez satisfaisante selon certains brasseurs. Une tendance semble toutefois s’accentuer, l’utilisation de ressources québécoises se faisant de plus en plus fréquente de la part des brasseurs, au fur et à mesure que l’offre devient plus intéressante. L’ancrage local que l’utilisation d’ingrédients cultivés à proximité peut procurer à la bière brassée est en effet quelque chose qui semble interpeller plusieurs brasseurs établis dans les régions étudiées.

Par la suite, la seconde section nous a permis de soulever différentes questions par rapport à la qualité de terroir que pourrait posséder, ou ne pas posséder, la bière de microbrasserie. On peut retenir qu’il s’agit là de questions assez complexes, puisque la bière est constituée de plusieurs ingrédients, parfois de provenances différentes. Le terroir québécois étant une notion naissante, on peut aussi penser que l’association des bières de microbrasseries à une terre précise est quelque chose qui continuera à se développera dans les prochaines années. Avec certaines initiatives de la part des brasseurs, comme celles des

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bières 100% Québec et de la fermentation spontanée, on peut tout de même observer un certain désir de s’ancrer à la terre de leur région, ou du moins à la terre québécoise.

Dans la troisième section, ce sont les pratiques de mise en marché qui ont été abordées. Bien que plusieurs microbrasseries étudiées rendent leurs bières accessibles partout dans la province, on a pu voir que plusieurs d’entre elles désirent favoriser le marché local, parfois même en ne distribuant que localement ou à très petite échelle. D’autres encore ne distribuent pratiquement pas du tout. Ces pratiques démontrent encore une fois que les microbrasseries étudiées s’ancrent localement, cette fois par le biais de l’acheminement de leurs produits vers les consommateurs, qui seront essentiellement locaux.

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4. Chapitre 4 : L’importance sociale et l’imaginaire visuel des microbrasseries

Dans ce second chapitre ethnographique, je présenterai deux autres pistes de réponse à ma question de recherche de départ afin d’examiner de quelles façons les microbrasseries des régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine s’ancrent dans leur région.

Nous aborderons tout d’abord la façon dont les microbrasseries agissent socialement dans leur communauté environnante immédiate. Quels sont les rôles sociaux que peuvent jouer ces entreprises en tant que lieux physiques dans ces régions éloignées des grands centres que sont le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine? Leur présence peut-elle apporter de quelconques bénéfices à leur région?

Par la suite, nous nous pencherons sur l’aspect visuel et l’imagerie qui sont mis de l’avant par les microbasseries. L’entièreté des étiquettes des bières des microbrasseries étudiées dans ce projet de recherche a donc été scrutée afin de voir si certains éléments pourraient nous dévoiler des renseignements quant à leur ancrage régional. Ces étiquettes, qui sont avant tout des outils de marketing, s’avèrent particulièrement riches lorsqu’on se penche sur les diverses informations, images et symboles qu’elles contiennent, toujours en se concentrant sur les éléments qui pourraient rattacher les microbrasseries à leur région respective. Les noms des microbrasseries elles-mêmes ainsi que leurs noms de bières seront également étudiés. Cette analyse permettra de fournir une piste de réponse supplémentaire afin d’analyser l’ancrage local des microbrasseries.

4.1. L’importance sociale des microbrasseries dans leur région

Dans cette section, je m’interroge sur l’importance sociale des microbrasseries situées dans les régions éloignées des grands centres comme le sont le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. En tant qu’entreprise et que lieu physique (dans le cas des microbrasseries qui possèdent un pub), de quelles façons les microbrasseries agissent- elles sur le bien-être de la vie sociale des populations en région? De quelles manières les microbrasseries s’impliquent-elles socialement à l’échelle locale? Dans ce présent travail

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de recherche, je me base principalement sur les données recueillies auprès des brasseurs. Ces pistes de réponses reflètent donc leur point de vue quant au rôle social qu’occupe leur microbrasserie. Il aurait été intéressant, mais peut-être plus complexe, de sonder également des gens (clients ou non) qui vivent dans les régions où ces microbrasseries sont implantés pour obtenir leur vision de la chose.

4.1.1. Les pubs, lieux de rassemblements

Les pubs des microbrasseries, qu’ils soient situés en milieux urbains ou en milieux ruraux, deviennent bien souvent des lieux de socialisation dans lesquels se rencontrent les gens de la communauté, du quartier ou de la région avoisinante, pour discuter autour d’un verre de bière brassé localement. Cet effet est peut-être encore plus flagrant dans les milieux éloignés des grands centres étant donné la plus petite densité de population dans les villages par rapport aux grandes villes ainsi que, dans certains cas, l’absence d’autres lieux similaires qui permettent la socialisation. Alors que les églises perdent peu à peu ce pouvoir de rassemblement qu’elles possédaient autrefois, les microbrasseries sont souvent comparées aux « nouveaux perrons d’église », à ces endroits où il était jadis possible de discuter ou de prendre des nouvelles des gens de sa communauté. D’après l’expert en bière Martin Thibault : « Dans les régions, je pense qu’il y a un désir d’avoir un espace communal, parce que la religion au Québec commence à prendre le bord un peu. Avant, pour la génération de mes grands-parents et même celle de mes parents, l’église était la place où on allait rencontrer le monde ».

La bière peut souvent faire office de prétexte à la rencontre, à la discussion. Les microbrasseries et leurs pubs sont des endroits où plusieurs personnes peuvent y trouver leur compte. Ce sont des établissements qui d’une façon ou d’une autre peuvent plaire à des gens qui ont des intérêts différents : « Les gens vont dans les microbrasseries pour aller jaser. Avant, les tavernes c’était pour les hommes. C’était un endroit pour se rencontrer mais ce n’était pas communal vraiment parce que ce n’était pas tout le monde qui était le bienvenu. Alors que là, avec les microbrasseries, je pense qu’il y a enfin des endroits vraiment conviviaux » déclare Martin Thibault. Les microbrasseries sont en effet non seulement des lieux physiques accueillant et incitant à la rencontre, mais proposent 116

également pour le client un monde de saveurs, des bières fabriquées localement, pour tous les goûts. Pour Martin Thibault, ce sont aussi ces caractères uniques des lieux, possédant souvent un certain cachet local, qui attirent les gens à aller visiter les microbrasseries. Ce serait donc selon lui un mélange entre cette curiosité initiale pour des saveurs différentes et des endroits où tous peuvent se sentir confortable qui amèneraient les gens à se rencontrer dans les microbrasseries :

Ce sont souvent des beaux endroits. Tête d’Allumette particulièrement, ou Ras l’ [à Saint-Jean-Port-Joli], c’est malade comme c’est beau ces endroits-là. Le Caveau des Trois-Pistoles, c’est intéressant, tu vas là et tu sens qu’il y a une identité dans la place. Les gens aiment ça aussi sortir dans un endroit qui a du caractère. […] Il n’y a rien qui rivalise avec Tête d’Allumette à Kamouraska dans ce genre-là : la beauté des lieux, la qualité des produits… Pour le néophyte, ce n’est pas tant la qualité des produits qui prime des fois, c’est vraiment juste « est-ce qu’on est bien là-bas? Est-ce que c’est beau? Est-ce que c’était mémorable comme soirée? ».

Pour les microbrasseries situées dans les milieux éloignés des grands centres comme le Bas-Saint-Laurent ou la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, la clientèle locale est au rendez-vous, et ce bien souvent à l’année longue. Ces établissements agissent comme lieux de socialisation dans le sens où ils proposent un endroit agréable aux gens qui vivent dans le village ou la région à proximité pour se réunir. Audrey-Anne Côté, brasseuse chez la microbrasserie Cap-Gaspé à Gaspé, observe par exemple déjà une certaine affluence locale même si sa brasserie est plutôt jeune : « C’est une place de 5 à 7 ici, on ferme à 21h, et les gens adorent venir ici justement, après le travail, se regrouper… J’ai plein d’entreprises qui réservent ici pour se rencontrer et je commence à avoir une clientèle régulière, après seulement 4 mois d’existence ». Parfois, ce sont même tout simplement des lancements de nouvelles bières qui font office d’événement rassembleur à la microbrasserie.

C’est un scénario qui ressemble beaucoup à celui des autres microbrasseries étudiées situées en régions éloignées. En plus d’offrir un endroit agréable pour se rassembler à la population locale, les microbrasseries peuvent également avoir une action de revitalisation au niveau social en proposant par exemple des activités sociales ou culturelles comme des spectacles musicaux, des soirées des jeux, des vernissages, des assemblées… Elles permettent ainsi d’agrémenter la vie sociale locale. Du côté du Caveau

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des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, différentes activités sociales sont régulièrement organisées, dans un lieu qui se veut propice au rassemblement. Par exemple, des spectacles musicaux, des soirées d’improvisations ou des soirées de ping-pong ont lieu à la microbrasserie. Le brasseur Nicolas Falcimaigne explique sa vision de ce rôle rassembleur et de diffusion culturelle que revêt sa microbrasserie : « On est plus enclin à booker des artistes peu connus, qui s’essaient, la relève, ou bien des genres de musique et des genres littéraires peu accessibles pour faire découvrir. […] On veut offrir un espace pour l’inattendu, un espace pour que les idées s’expriment ». Il y a également parfois des événements où des idées de nature politique sont véhiculées, telles que des assemblées citoyennes, toujours dans le but de proposer un endroit qui serait central à la vie sociale et citoyenne locale. Nicolas Falcimaigne explique cette initiative : « Ce ne sont pas toutes les places qui sont confortables avec le fait de tenir des assemblées politiques par exemple. […] Tu ne veux pas faire de remous. Nous on est capable de prendre un petit peu plus de risques et si ça peut servir c’est tant mieux ». Les événements organisés ne sont en fait qu’un prétexte de plus pour le rassemblement dans une microbrasserie. Il s’agit, d’une part, d’un moyen d’attirer les clients mais à la fois d’une façon de nourrir la vie sociale locale. Cela permet de promouvoir par le fait même les différentes formes d’expressions artistiques locales par le biais de vernissages ou de spectacles musicaux par exemple.

La variété des activités proposées est également quelque chose qui peut permettre d’attirer une clientèle plus large. Pour Félix Labrecque de la microbrasserie Le Malbord, les microbrasseries peuvent, à différents moments, plaire à des gens qui ont des intérêts différents. Les activités et événements qui y ont lieu sont aussi organisés de sorte à rejoindre le plus grand nombre de gens possible :

Ça peut virer bar pas mal. […] Quand il y a des DJs c’est même à la limite de la discothèque. Il y a aussi des soirées plus restaurant, où l’ambiance est plus tranquille pour manger. C’est assez multifonctionnel. […] Je pense que c’est bien reçu à Sainte-Anne-des-Monts parce qu’il n’y avait pas d’endroits semblables pour se réunir. Je pense que c’est ça qui est le fun avec les microbrasseries. Le plus souvent, il y a une ambiance conviviale, décontractée. Tout le monde trouve un peu sa place. Tu peux être tranquille, tu peux parler fort aussi… Il y a tout le temps des moments qui se prêtent à l’un ou à l’autre mais ça reste que tout le monde est un peu comme chez lui.

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C’est peut-être cette qualité multifonctionnelle des microbrasseries qui attirent les gens à se réunir aux pubs : la variété des activités qui sont organisées rejoint différents publics. Et même lorsqu’il n’y a pas d’activité qui se déroule, la microbrasserie demeure un lieu décontracté où une majorité de clients peut y trouver son compte.

Comme à plusieurs endroits en Gaspésie, le village de Carleton-sur-Mer a connu par le passé une certaine dévitalisation au niveau social. Le brasseur Louis-Franck Valade de la microbrasserie Le Naufrageur explique : « Autrefois il y avait beaucoup de bars, maintenant il y en a moins. […] Il y a beaucoup de restaurants ici mais l’hiver ça reste tranquille, il n’y a plus de bar. Il n’y avait plus d’endroit pour juste aller prendre un verre, un lieu convivial, où on se sent bien ». C’est donc le pub du Naufrageur qui a repris ce rôle de lieu rassembleur. Même si l’affluence de clients n’est pas aussi dense qu’en été avec le tourisme, ces soirées arrivent tout de même à attirer une certaine partie de la population locale. Ces activités, même si elles ne sont pas toujours très lucratives, sont essentiellement organisées pour agrémenter la vie sociale locale et créer une ambiance dans la microbrasserie affirme Louis-Franck Valade :

Des fois quand on fait des soirées ça peut être plein comme d’autres fois moins. C’est souvent un risque mais en même temps c’est le fun. Des fois il ne faut pas juste penser au côté « on va faire des sous ». C’est le fun, on va avoir une ambiance. Il ne faut pas trop en perdre non plus, il faut quand même être bon gestionnaire mais faire plaisir aux gens c’est important aussi. Si on pense juste monétaire, on fermerait l’hiver. Mais ce serait platte, nous on veut que ce soit vivant à l’année. Le but c’est de faire vivre notre village.

On voit donc que l’organisation de telles activités possède clairement comme objectif de dynamiser la vie sociale locale, en attirant les gens à la microbrasserie pour leur offrir l’occasion de se rencontrer et de s’amuser. Dans le cas de la microbrasserie Pit Caribou, le pub agit lui aussi comme lieu de rassemblement pour la population de Percé. Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou affirme : « À Percé l’hiver, on n’est pas beaucoup. Il n’y a pas grand-chose d’ouvert. Il faut que tu ailles à Chandler, il faut que tu ailles à Grande- Rivière, et encore, il faut que tu ailles à Gaspé… Donc tu es à une demi-heure, trois quarts d’heure, une heure, une heure et quart de route de quelque chose ». Cet isolement et ce manque de lieux et d’occasions pour la population locale de se rassembler est donc comblé

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par le pub de Percé. Surtout en hiver, lorsqu’il n’y a pas beaucoup d’activités ailleurs à Percé, les gens, de tout âge, se rencontrent au pub de Pit Caribou et passent des soirées ensemble, même si au départ ils ne se connaissaient pas nécessairement : « Il n’y a pas d’âge. Tu vas avoir autant les jeunes de 18-20 ans du cégep jusqu’aux retraités. Cet isolement-là te force à aller vers des gens que tu ne serais peut-être pas allé. Tu développes certaines affinités. On jase de n’importe quoi, de politique municipale mais aussi de température, de ce qui se passe dans le monde… […] C’est le pub, c’est Pit Caribou qui est rassembleur ».

Chez la microbrasserie Tête d’Allumette de Saint-André-de-Kamouraska, différentes activités qui réunissent les gens sont aussi organisées : des spectacles musicaux, des soirées thématiques, différents événements festifs (parties de tire sur neige, tournois de hockey…), des projections de courts-métrages, etc. Le brasseur Martin Desautels raconte la façon dont s’est créé le tournoi de hockey qui a aujourd’hui lieu sur une base annuelle :

Des fois on essaie des choses. Il y a des clients qui disent « on va organiser un tournoi de hockey ici ça va être super le fun », on dit « ok parfait ». Au début c’était quasiment une joke mais finalement ça a fini par s’organiser pour vrai. Tu vois ça fait trois ans qu’on fait ça, c’est super le fun. Au mois de mars, on fait passer la souffleuse et on se fait une patinoire entourée de balles de foin. On s’est fait faire des chandails pour les équipes, qui s’appellent comme les noms des bières. Ce n’est même pas nous autres qui ont mis ça sur pied, c’est nos clients qui ont tellement trippé. Cette journée- là c’est hallucinant, c’est une grosse fête de famille. Ça rentre, ça sort, le monde enfile des pintes, c’est super dynamique et il y a du monde de toutes les tranches d’âge.

Il s’agit encore une fois d’un exemple flagrant d’une activité qui a été organisée (par les clients eux-mêmes dans ce cas-ci) dans le but de faire plaisir aux gens qui habitent la région. Ce genre d’activité revêt, encore une fois, la fonction de prétexte pour fréquenter la brasserie et avoir un bon moment entre personnes qui y participent. Cela permet de dynamiser de la vie sociale locale. Tout comme c’est le cas par exemple pour le pub de Pit Caribou à Percé, Tête d’Allumette possède également cette fonction de briser l’isolement et la monotonie hivernale de la région en termes d’établissements offrant des activités sociales. Martin Desautels témoigne de ce rôle rassembleur que peut revêtir sa microbrasserie pour la population locale :

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Le Kamouraska c’est une région un peu invisible. La population est assez vieille globalement dans le Kamouraska et l’hiver tout est fermé, il n’y a plus rien. […] Quand on est arrivé nous autres sur la map, tout le monde a fait « enfin on va avoir une place le fun où il y a de la bonne musique, il y a de la bonne bière, du monde à jaser… ». Nos clients souvent arrivent quasiment tous seul. Ils viennent prendre une bière, s’assoient au bar, se mettent à jaser au deuxième gars à côté et là finalement ils deviennent chums. Tout le monde se connait, c’est comme devenu un perron d’église. […] Les microbrasseries c’est comme des petits milieux de vie qui s’insèrent un petit peu partout dans des endroits où il manquait de vie. […] On le voit, Tête d’Allumette a un peu joué le rôle de noyau social pour bien du monde du coin.

Par leur nature accueillante, les microbrasseries arrivent donc à attirer les gens de leur village ou leur région immédiate. Leur but premier est d’offrir des bières produites localement aux clients mais au-delà de cette fonction, elles proposent également différentes activités sociales et culturelles qui attirent les gens. Dans ces régions éloignées, et parfois isolées où ce type d’activité n’est pas toujours des plus fréquents, principalement l’hiver, les microbrasseries occupent un rôle important dans la vie sociale communautaire, participant à la redynamisation de la vie sociale des régions.

4.1.2. D’un côté un savoir-faire local, de l’autre une fierté locale

Nous avons précédemment exploré les concepts de consommation locale (et d’offre locale, qui lui est intimement liée) ainsi que celui de terroir, toujours en lien avec le thème de l’ancrage des microbrasseries dans leur région qui nous intéresse ici. Bien que, comme nous avons pu le voir, les matières premières utilisées dans le brassage de la bière ne soient pas toujours entièrement locales (même si une tendance dans cette voie s’accentuera probablement dans le futur), les brasseurs qui sont implantés dans les régions mobilisent tout de même un savoir-faire qui leur est propre. Ce savoir-faire se matérialise dans les bières qui seront uniques à chacune des microbrasseries.

Les gens des régions qui fréquentent ces lieux en tant qu’endroit de socialisation, ou ceux qui se procurent tout simplement des bouteilles de leur microbrasserie locale pour déguster chez eux, en viennent souvent à développer une certaine fierté envers les bières

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fabriquées localement et à s’identifier à ces microbrasseries locales. Pour Jean-Pierre Boutin, brasseur chez la Fabrique à Matane, cette fierté est contextuelle et n’est pas nécessairement associée à fidélité qui est exclusive à une seule microbrasserie : « Je ne crois pas qu’on puisse parler de fidélité, les amateurs de bière aiment essayer de nouvelles expériences. Cependant il y a une fierté, les gens aiment parler de la bière de leur coin de pays et la faire connaître ». Benoît Couillard, brasseur chez la Brasserie Auval, émet un constat semblable : « Il y a, dans certains cas, une appropriation du produit/une fierté. Ce n’est pas la majorité. De plus, je crois que les consommateurs de microbrasseries sont en général infidèles… ils veulent goûter à tout! ».

Avec le grand choix de bières de microbrasserie qui s’offre aux consommateurs en ce moment, il est évident que les amateurs ne se limitent pas aux bières d’une seule microbrasserie. Le consommateur moyen, qui apprécie la bière mais n’a pas nécessairement accès à une immense sélection (en région éloignée par exemple), sera souvent plus porté à encourager sa microbrasserie locale et une certaine fierté pourra alors s’en développer. Félix Labrecque de la microbrasserie le Malbord observe cette fierté locale grandissante à Sainte-Anne-des-Monts pour sa microbrasserie, même si l’entreprise est relativement jeune : « Ça se développe tranquillement ici à Sainte-Anne-des-Monts avec le Malbord. On est jeune encore, on n’est pas ouvert depuis des années ». Félix Labrecque parle de la microbrasserie Pit Caribou, l’une des premières établies en Gaspésie, qui possède aujourd’hui plusieurs adeptes qui eux-mêmes éprouvent une grande fierté envers les produits de cette microbrasserie : « Ici ça ne s’est pas encore énormément développé mais si tu prends l’exemple de Pit Caribou, je pense que les gens qui habitent proches de l’Anse-à-Beaufils ont une énorme fierté de l’entreprise Pit Caribou, de la bière faite dans leur village. […] Je pense que les gens ont une fierté de savoir que c’est fait chez eux ».

Il en va de même à Pohénégamook. Depuis l’ouverture du Secret des Dieux, la fierté et l’attachement de la population locale pour les bières de la microbrasserie sont grandissants, d’après le brasseur Daniel Blier. Pour lui, c’est l’association et l’attachement que les consommateurs se créent face au lieu physique (le pub) et au brasseur lui-même qui peuvent expliquer cette fierté : « Les gens ici s’associent vraiment à moi, à la microbrasserie, et ils sont fiers d’aller dans des partys, d’amener leur 12, leur 4-pack du 122

Secret des Dieux. Ils disent « je connais celui qui l’a brassé » ». Daniel Blier croit aussi que cet engouement et cette fierté des populations pour leur microbrasserie locale sont liés à un désir de consommer de meilleurs produits, fabriqués à une échelle plus humaine :

Moi je pense qu’une grosse partie des gens qui aiment la bière de microbrasserie, c’est peut-être gros ce que je vais dire là, se soucie de sa santé, de sa qualité de vie… Et l’achat d’une bière locale, brassée par quelqu’un qu’ils connaissent, avec l’eau qu’ils boivent à tous les jours, avec des bons ingrédients, je pense que ça fait partie de leurs habitudes de vie. Ils sont fiers de ça. Ils s’associent à un produit. Donc nous on a créé ce petit engouement là ici. Pit Caribou l’a créé chez eux. La Fabrique l’a créé à Matane. Le Malbord l’a créé à Sainte-Anne-des-Monts. […] Le slogan « boire moins, boire mieux » fait partie la vie des gens maintenant. […] Boire moins, boire mieux, manger mieux… Je pense que ça fait partie de tout ça. Pourquoi s’acheter un 6-pack d’une bière commerciale qui ne goûte pas grand-chose et qui n’était pas mémorable? Pourquoi on ne s’achète pas deux bouteilles vraiment bonnes à la place? C’est le même prix.

Une fois que les gens ont adopté la bière de leur microbrasserie locale, ils en parlent à leurs connaissances, la font découvrir à leur famille, en apportent lors de soirées… C’est de cette façon qu’ils propagent et démontrent cette fierté pour leur microbrasserie locale, et cela a peut-être encore plus d’effet lorsque la bière fabriquée localement n’est pas nécessairement distribuée à grande échelle ou vers les grands centres. Daniel Blier poursuit : « Les gens sont fiers de venir, quand ils ont de la famille qui vient de Montréal, faire un petit souper ici à 10-12 personnes parce qu’ils connaissent les trois propriétaires. Les gens sont fiers de la bière qui est faite chez eux. Quand ils s’en vont en dehors, ils viennent ici chercher de la bière en growler ou ils s’en vont en cherche à l’épicerie ».

Cet effet de fierté des savoir-faire brassicoles locaux qui se développe parmi les populations locales à proximité peut être bénéfique pour les régions puisque de plus en plus de gens localement se tournent vers la bière de microbrasserie. L’argent dépensé pour l’achat de bière se fait donc plus souvent localement au détriment des bières de macrobrasserie.

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4.1.3. La conscience sociale des brasseurs, vers un objectif commun

Contrairement aux grandes brasseries industrielles, une majorité de microbrasseries situées dans les régions ne vise pas nécessairement le contrôle entier du marché de la bière. L’entraide entre brasseurs est fréquente et ceux-ci possèdent très souvent une conscience pour le bien-être de leurs régions, certains brasseurs étant nés à ces endroits. Tous ces facteurs assemblés, une fois que consommateur les a remarqués, mènent ultimement à une augmentation des parts de marché pour la bière de microbrasserie au Québec.

L’expert en bière Martin Thibault trace un portrait des brasseurs qui décident de s’installer dans les régions éloignées comme le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de- la-Madeleine en affirmant qu’il s’agit souvent d’entrepreneurs qui désirent faire les choses différemment. Ils sont souvent nés dans ces régions éloignées et y reviennent afin de contribuer au bien-être de leur région par le biais de leur microbrasserie : « Je pense que ce sont des entrepreneurs marginaux. Marginaux parce qu’ils ne veulent pas participer au projet des grandes chaînes internationales. Ils veulent ramener ça au régional. […] Ils arrivent à créer un espace communal mais pas juste parce que c’est cute et que c’est le fun, ils se forcent vraiment pour intégrer les gens de la région ». Les brasseurs qui se sont établis dans ces régions ont bien souvent une certaine conscience sociale et désirent s’engager dans leur communauté à plusieurs degrés : « Les ingrédients qu’ils vont chercher, le plus possible ils vont s’arranger pour que ça vienne de la région ou du moins de la province. Quand il y a des événements culturels dans le village ou dans la région, ils vont essayer de commanditer ça ou d’être partenaires. Ils encouragent d’autres business dans le coin. C’est souvent des gens qui sont intéressés à des partenariats avec d’autres entrepreneurs du coin, des artistes du coin… ». Toujours selon Martin Thibault, la motivation première des brasseurs situés en région ne semble bien souvent pas être le profit monétaire. Ils proposent des bières brassées localement, organisent différents événements, rendent le pub vivant et offrent un endroit idéal au rassemblement pour les gens de la région... C’est ce qui semble animer ces brasseurs en premier lieu :

Et souvent, ce sont des entrepreneurs pour qui l’argent n’est pas leur motivation principale. C’est sûr que c’est important de faire de l’argent si tu veux continuer à vivre mais on dirait que souvent ce n’est pas ça qui les drive. Ça je trouve ça très rafraîchissant. Ça veut dire que ce qui les passionne, c’est vraiment le produit dans le verre, c’est le pub en soi, c’est 124

la communauté autour d’eux, faire des événements, participer à l’évolution de leur quartier, de leur village, de leur petite ville…

Dans plusieurs cas, les brasseurs semblent plutôt posséder une véritable conscience sociale et un fort désir à dynamiser leur région par le biais de leur microbrasserie, du pub ainsi que des bières brassées. Les consommateurs locaux voient cette implication des brasseurs dans leur milieu et s’identifient à cette mission. De plus en plus de gens se tourneraient donc vers les bières brassées localement.

Pour Martin Thibault, il est difficile de prévoir le futur de cet engouement pour la bière de microbrasserie même si selon lui, il ne régressera certainement pas. Dans les contextes locaux, le client doit selon lui continuer à s’impliquer en se procurant la bière fabriquée localement pour encourager ses microbrasseries locales au lieu de toujours tenter d’essayer tous les produits possibles, surtout dans un contexte où des tonnes de microbrasseries émergent :

Je pense que si le milieu de la microbrasserie veut évoluer à partir d’ici, il faut que le client devienne aussi mature que l’entrepreneur, que le client veuille vraiment s’impliquer localement. Oui c’est le fun la nouveauté et tout ça, tu veux parfaire tes papilles, surtout quand tu commences à tripper. C’est un passage obligé, et c’est super trippant, mais je pense qu’éventuellement pour que la courbe de croissance de la microbrasserie continue à progresser, il faut que le client aussi ait des valeurs locales. Admettons que tu viennes de Kamouraska, tu te dis « moi le petit growler de Zizanie, Saison à 4%, je vais m’engager à en acheter un par deux semaines, parce que moi je veux que Tête d’Allumette continue à faire cette bière-là parce que je l’aime et que je veux qu’ils aient du succès… ». Les entrepreneurs ont eu la conscience sociale pour s’implanter localement partout au Québec mais je pense que c’est aux consommateurs maintenant à faire « moi aussi je consomme local ».

En région justement, cette tendance pour le consommateur à se procurer des produits de microbrasseries plutôt que ceux des grandes brasseries, semble s’accentuer, au même rythme auquel s’établit des microbrasseries en régions. Malgré que plusieurs consommateurs achètent toujours la bière des grandes brasseries industrielles, ce sont ces valeurs locales, de bien-être de la région et de fierté de sa microbrasserie locale, qui semblent animer les consommateurs se tournant vers les produits brassés localement. Élise 125

Cornellier Bernier, brasseuse chez À l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la- Madeleine observe justement cette croissance quant aux ventes de ses produits localement : « Bien qu’un noyau solide de buveur de MolBatt [Molson et Labatt] soit encore bien présent, je crois que nous faisons de plus en plus notre chemin sur les tables des Îles comme en témoignent l’augmentation des ventes de bière et l’achalandage du salon de dégustation hors saison touristique ».

Roch Côté de la microbrasserie Pit Caribou, située à l’Anse-à-Beaufils, fait un constat similaire. Depuis les débuts de la microbrasserie il y a une dizaine d’années, les consommateurs gaspésiens ont été apporté par l’entremise de leurs bières à découvrir tout un nouveau monde de saveurs. En partant des produits des grandes brasseries industriels, plusieurs consommateurs locaux se sont peu à peu convertis aux produits les plus accessibles de la microbrasserie comme la Blonde de l’Anse : « Ça fait 4 ans qu’on a le pub à Percé et au début les gens laissaient tomber leur Molson pour prendre notre Blonde et c’était déjà une grosse marche à monter ». Tranquillement, les produits de la microbrasserie se sont spécialisés (bien que la gamme classique, plus accessible, existe toujours), amenant les clients de plus en plus loin dans leur recherche de saveurs :

Ils se sont mis tranquillement à aimer nos produits et maintenant ils sont rendus qu’ils nous demandent « quand est-ce qu’on va goûter votre prochaine surette? » ou « allez-vous faire un évènement Cantillon? ». On a amené notre monde jusque-là. Ça me prend plus de spécialité ici et ça en fait moins pour la ville mais en même temps j’ai éduqué mon monde ici, je vais poursuivre et on va continuer de le faire pour les récompenser. Ça nous récompense nous aussi, on peut maintenant brasser ce qu’on veut, des styles plus poussés.

Par le fait même, les microbrasseries situées en régions gagnent des parts de marché. Ils ne désirent toutefois pas avoir le monopole du marché, usant plutôt de l’entraide entre entreprises locales. Pour l’expert en bière Martin Thibault, l’augmentation des parts de marché des microbrasseries ne se fait toutefois pas si rapidement dernièrement : « C’est logique : si tes entrepreneurs veulent avoir un ancrage local, ils ne veulent pas dominer le Québec, ils ne veulent pas faire plus de volume ». Contrairement aux macrobrasseries comme Molson ou Labatt, qui peuvent détenir à elles-seules plusieurs dizaines de pourcents des parts de marché, les microbrasseries désirent plutôt en acquérir de plus en 126

plus en s’unissant. Toujours selon Martin Thibault, pour que les microbrasseries s’emparent d’une plus grande proportion des parts de marché de la bière, « ça prend juste plus de brasseurs, plus de brasseries dans tous les Asbestos du Québec. Mais c’est long avant de se rendre là, c’est vraiment long. Tous les villages qui ont une taverne, pourraient avoir une taverne qui fait une ou deux bières en arrière du bar ».

L’entraide entre entreprises locales, ou entre microbrasseries tout simplement, semble très fréquente. Ce but commun qui anime les brasseurs est celui d’offrir des produits de qualité à l’ensemble du Québec mais plutôt de façon locale, et sans écraser les autres microbrasseries. Il s’agit de voir les entreprises semblables à leur non pas comme des compétiteurs mais plutôt comme des alliés. Du côté de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête par exemple, l’entraide avec les autres entreprises des Îles-de-la-Madeleine est très importante. C’est une façon contribuer au bien-être de son milieu. Élise Cornellier Bernier, brasseuse chez À l’Abri de la Tempête affirme : « Nous souhaitons une entreprise saine et soucieuse de son environnement insulaire. En effet, les Îles étant petites, nous avons basé notre modèle d’affaire, non pas sur la dominance du marché, mais bien sûr la promotion croisée des toutes les autres entreprises agrotouristiques de l’archipel ». La microbrasserie préfère justement mettre de l’avant les produits des autres entreprises locales (en offrant un menu 100% local, dès 2004, par exemple), ce qui est bénéfique pour tous.

Plusieurs brasseurs s’entraident également entre eux, toujours ayant comme objectif de répandre leur passion commune de la bonne bière. Par exemple, des brasseurs établis, plus expérimentés, aideront parfois les nouveaux venus à bien s’installer correctement. Ce fût le cas notamment pour la microbrasserie Cap Gaspé à Gaspé, la brasseuse Audrey-Anne ayant été conseillée par Francis Joncas de la microbrasserie Pit Caribou :

Au début on était gênés. On [mon père et moi] était brasseurs amateurs et on s’est dit « on va aller chez Pit Caribou », au moins pour briser le silence, voir, tâter le terrain… On arrive avec des bières amateures, Francis [le maître brasseur] voit nos bières, il dit « rentrez ». C’était vraiment un bel accueil, on était surpris au début, on ne savait pas trop. On était surpris et lui il nous encourageait beaucoup. Il disait « tu connais ça bien plus que moi quand j’ai démarré, vas-y ». Nous on ne s’attendait pas à un accueil comme ça et depuis ce temps-là on s’écrit tout le temps et il répond à toutes mes questions. Et Dieu sait que j’en ai eu des questions, quand tu démarres…

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Élise Cornellier Bernier de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête, établie depuis un bon moment aux Îles-de-la-Madeleine a également aidé plusieurs autres microbrasseries à démarrer, le Naufrageur à Carleton-sur-Mer et Tête d’Allumette à Saint-André-de- Kamouraska entre autres. C’est encore une fois cet objectif commun de rendre disponible un peu partout la bière de qualité, en plus de l’amitié entre brasseurs, qui motive cette entraide dans le milieu. Selon Élise Cornellier Bernier : « si les aider peut faire qu’elles partent sur de bonnes bases et produisent de meilleures bières, cela ne peut qu’amener plus de gens à se détourner des bières insipides de MolBatt [Molson et Labatt], d’adopter/découvrir la bière de micro et ainsi créer plus d’emplois de qualité dans des régions qui en ont souvent besoin ».

Du côté de la microbrasserie le Secret des Dieux à Pohénégamook, le brasseur Daniel Blier croit aussi que c’est l’implantation locale des microbrasseries qui peut pousser les gens qui goûtent des bières de microbrasserie localement pour la première fois à vouloir essayer les bières d’autres microbrasseries, ce qui est bénéfique pour le milieu microbrassicole. Pour lui, ce sera très long avant qu’il y ait trop de microbrasseries, le milieu ne fait que se développer en agrandissant son offre : « Martin de Tête d’Allumette me disait « il y a dont bien du monde à Pohénégamook qui trippent micros ». Les gens sont fiers d’aller à Tête d’Allumette et de dire « salut on vient de Pohénégamook », de dire « on en a une micro chez nous, on est venu goûter à la tienne ». Je me plais à penser que peut- être que ces gens-là n’y seraient pas allé si je n’avais pas ouvert ici ».

C’est cette conscience sociale et cette valorisation de l’éducation du consommateur pour des produits de qualité qui permettent au marché de la microbrasserie de prendre peu à peu de l’expansion, d’obtenir de plus en plus de parts de marché en s’implantant individuellement localement mais sans être en compétition les unes envers les autres.

4.1.4. Des bénéfices pour les régions

Ce sont ces valeurs d’entraide mais aussi une certaine implication sociale, une conscience pour le bien-être de leur communauté, qui peut être bénéfique pour les régions. Au niveau social, nous avons vu que les microbrasseries peuvent arriver à dynamiser et

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revitaliser la communauté locale. Elles arrivent parfois à faire revivre des régions qui se dévitalisaient de plus en plus. L’expert en bière Martin Thibault prend l’exemple de la microbrasserie Moulin 7 à Asbestos, située dans un milieu isolé en Estrie, pour expliquer cet effet que peuvent avoir les microbrasseries sur le bien-être de leur région :

Asbestos c’est un village qui était en décrépitude parce que les mines ont été fermées. Ce village-là a été créé à cause des mines et il n’y a rien qui marchait depuis la fermeture des mines. Et là il y a 2-3 gars, qui ont grandi à Asbestos et qui y sont revenus pour partir un projet de micro. Depuis qu’ils sont ouverts, c’est apparemment la business qui marche le mieux à Asbestos, de très très loin. Tout le monde va là. Ils ont décoré la place aussi de façon locale. […] Eux ont fait ça parce qu’ils trippent bière mais ils font ça pour Asbestos aussi. Ils font ça pour le bien-être de leur région parce qu’ils connaissent bien des gens dans leur région et ils voyaient bien qu’il manquait un endroit comme ça dans leur coin. […] Apparemment que les gens d’Asbestos sont fiers d’aller là.

Il se produit dans certains cas un phénomène semblable dans les régions du Bas- Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, dans lesquelles les microbrasseries sont parfois implantées dans des milieux isolés et dévitalisés. À Sainte-Anne-des-Monts par exemple, où est située la microbrasserie le Malbord, Félix Labrecque constate que sa microbrasserie peut être un établissement intéressant pour les gens désirant venir s’établir dans la région. Une microbrasserie comme le Malbord occupe en effet un rôle unique (qui n’est pas rempli par aucun autre établissement) dans un petit bassin de population comme c’est le cas à Sainte-Anne-des-Monts et qui permet de dynamiser socialement, mais aussi sans doute économiquement, la région :

Avoir une place, un commerce comme le Malbord, qui offre des événements culturels, ça peut faire que les gens se disent « ah cool, au moins ça va faire une place pour sortir, qui nous ressemble et où on se sent bien ». […] Dans notre genre je pense qu’on remplit un besoin et pour la région on est peut- être un vecteur économique. C’est niaiseux mais quand il n’y a pas grand- chose, tu mets une microbrasserie et on dirait que ça dynamise la patente.

Les microbrasseries situées en milieux éloignés des grands centres, parfois situées en milieux ruraux, semblent posséder un certain pouvoir sur la revitalisation économique des régions. Pour Jean-Pierre Boutin, brasseur chez la Fabrique, sa microbrasserie a un bon

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effet dans la ville de Matane sur la « création d’emplois de qualité, diffusion culturelle, vitrine pour les produits locaux, rayonnement aux niveaux régional et national, rétention des jeunes, offre touristique… ».

Le tourisme que les microbrasseries attirent pendant la période estivale, saison reconnue pour être très profitable aux entreprises des régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, a des retombées économiques qui sont de plus en plus intéressantes, croissant au même rythme que l’engouement pour la bière de microbrasserie dans la province du Québec. Du côté du Malbord à Sainte-Anne-des-Monts par exemple, le chiffre d’affaires de la microbrasserie triple en période estivale par rapport à l’hiver. D’après Félix Labrecque, le nombre d’employé double et l’achalandage est complètement différent du reste de l’année. Chez le Naufrageur, à Carleton-sur-Mer, il y a également un achalandage très impressionnant pendant la période estivale. Le brasseur Louis-Franck Valade affirme que la saison est de plus en plus profitable à la microbrasserie : « La saison est mieux qu’avant. Avant c’était court et maintenant elle se rallonge, mais ça serait le fun qu’elle soit encore plus longue. Là on se rend jusqu’en octobre quasiment. Mais la grosse grosse saison c’est de mi-juillet à septembre. C’est sûr que la perfection se serait à l’année mais c’est comme ça ». Même scénario du côté de Saint-André-de-Kamouraka, chez la microbrasserie Tête d’Allumette. Le brasseur Martin Desautels affirme : « pour tout le monde c’est un peu ça pareil mais nous autres on a vraiment un rush de malade l’été où ce n’est même pas humain et après ça ralenti. Il y a un bout de saison à partir de septembre jusqu’à Noël à peu près où on a assez de bière ».

Une initiative afin de valoriser le tourisme brassicole des régions du Bas-Saint- Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine a même été développé dans les dernières années, nommé la Route des Bières de l’est du Québec. Il s’agit d’un tracé répertoriant toutes les microbrasseries qui se trouvent dans ces régions. Cela permet aux nombreux touristes de bien identifier les endroits où se trouvent des microbrasseries, ce qui a nécessairement un impact économique positif sur le milieu brassicole. Le brasseur de Tête d’Allumette, Martin Desautels, est bien placé pour observer les touristes découvrir la Route des Bières de l’est du Québec :

C’est difficile de mesurer ce qui provient de la Route des Bières de l’est ou pas mais on commence à avoir une belle route des bières c’est clair. […] Et 130

nous ici on est les premiers de la Route aussi donc souvent les gens découvrent la Route quand ils arrivent ici. On a une grosse pancarte dans le parking et le monde arrivent devant « ah ouin il y en a autant que ça ». Et là ils regardent le trajet de leurs vacances, « ah celle-là on ne le savait pas, on va aller là », ils prennent des photos avec leur cellulaire. C’est super bon.

Ce genre d’initiative, surtout en période estivale, a donc nécessairement un impact positif pour les microbrasseries, mais aussi pour les régions dans lesquelles se trouvent les microbrasseries.

Dans un autre ordre d’idées, c’est aussi cette conscience sociale dont nous parlions plus haut qui peut amener les brasseurs à proposer des initiatives pouvant faire une différence palpable au niveau du bien-être local, avec une implication à différents degrés. Par exemple, la microbrasserie l’Octant à Rimouski désire donner ses drêches18 à des fermes locales afin de nourrir le bétail : « Les résidus de brassage de la microbrasserie L'Octant seront réutilisés à la ferme Fournier de Saint-Fabien afin de nourrir le bétail. Le propriétaire de la ferme souhaite ainsi développer une variété de viande nourrie à la drêche de brasserie » (Turcotte 2017). Du côté du Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, ce seront des bières bénéfices qui seront brassées périodiquement et dont une partie des profits sera versée à différentes causes ou organismes locaux. D’après le brasseur Nicolas Falcimaigne : « On est dans une des MRC les plus pauvres au Québec et avec le projet des bières bénéfices on peut dynamiser le milieu sur le plan économique. On veut faire notre part ». Il s’agit de bières brassées spécialement pour un événement ou un organisme et qui permettront de financer une cause, ou au moins de fournir un peu plus de moyens à la cause. Selon le brasseur, ces bières permettront aux gens qui se les procurent de participer au bien- être de la communauté :

Ça permet aux gens de s’approprier le projet. Et là quand ça [la Maison Martin Matte, qui est le premier projet de l’initiative des bières bénéfices] va être bâti et que les personnes handicapées vont vivre là, ils ne seront pas à l’écart de la société. Notre participation va permettre qu’ils soient mieux intégrés dans la société et que les gens les voient passer, aller, revenir. Ils

18 Les drêches sont la partie solide des céréales qu’il reste après l’infusion de celles-ci dans le processus de brassage de la bière. Une fois les céréales infusées, les drêches n’auront plus aucune utilité dans la création de la bière. La partie constituée de céréales infusées dans l’eau et qui sera utilisée pour la suite du brassage se nomme le moût. 131

vont se dire : « j’ai acheté la bière pour soutenir ça, je sais c’est quoi ce projet-là, je me suis impliqué, j’y tient ». Ça solidifie le tissu social.

Ce sont donc toutes ces initiatives, de natures différentes, qui font que les microbrasseries, avec cette conscience sociale et ces valeurs d’entraide que possèdent plusieurs des brasseurs, peuvent avoir une grande importance et plusieurs impacts bénéfiques dans les régions éloignées, autant au niveau social qu’économique.

4.2. Bière de microbrasserie et symbolisme

Bien que le terme symbolisme soit polysémique, on reconnaît habituellement au symbole en anthropologie « le pouvoir d’évoquer l’indicible par une analogie qu’on lui trouve dans le dicible » (Descombes 2009 : 439). C’est l’attribution d’une valeur associée à un objet, qui peut porter un sens pour les gens appartenant à un même groupe social ou culturel, mais dont la signification peut aussi être abstraite ou interprétative. Le sociologue Bertrand Hell, qui s’intéresse au symbolisme de la bière, affirme : « Gardons-nous pourtant, de croire que le symbolisme se réfère uniquement aux réalités spirituelles. Pour la pensée archaïque, une telle séparation entre le « spirituel » et le « matériel » n’a pas de sens : les deux plans sont complémentaires… Le symbolisme ajoute une nouvelle valeur à un objet ou à une action, sans pour autant porter atteinte à leurs valeurs propres et immédiates » (Hell 1982 : 100). La bière en soi est déjà un breuvage très riche en symbolisme, issu de la vie elle-même (par la fermentation qui est l’action d’êtres vivants, les levures), que ce soit dans ses ingrédients utilisés ou dans l’attirail servant à sa confection, entre autres. On peut également retracer plusieurs récits mythologiques ou folkloriques dans lesquels différents sens seront accordés à la bière, comme celui de la force que procure par le breuvage par ses vertus nourricières par exemple (Hell 1982 : 141).

Dans cette section, j’explorerai la valeur symbolique qui peut être associée aux noms des microbrasseries étudiées, à leurs noms de bières ainsi qu’aux images et symboles représentés sur les étiquettes de bière ou à différents éléments qui composent l’image de marque des microbrasseries. Qu’est-ce que l’utilisation, et les choix qui sont faits derrière

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l’utilisation, de certains noms ou images peuvent nous dévoiler? En quoi l’utilisation de certains noms ou images peuvent évoquer un certain ancrage à la région ou à l’environnement dans lequel est implanté la microbrasserie?

L’expert en bière Martin Thibault propose certaines pistes afin d’en venir à comprendre ce que les microbrasseries peuvent chercher à dégager en tant qu’image de marque par les noms et imageries qu’elles utilisent. Selon lui, ce sont ces noms et ces images possédants différents référents locaux qui peuvent attirer les gens habitant dans ces régions à s’intéresser aux bières de la microbrasserie en question. C’est une façon pour la microbrasserie d’attirer de nouveaux clients vers ses produits mais aussi de réellement être en mesure de s’implanter dans leur localité :

Je pense que la bouteille et les étiquettes, c’est ça à la base qui amène le monde au pub. […] Les gens vont dire : « hein eux-autres ils s’inspirent du folklore local, ça m’intéresse moi j’ai grandi ici… ». Ça crée un ancrage dans la communauté. […] Les gens qui ne connaissent pas ça ont peut-être peur de faire le pas vers l’achat du produit. […] Là ils voient une bière avec le nom du village ou avec l’histoire du village dans lequel ils ont grandi, ils sont vraiment tentés. Ils l’essaient et là ils voient que ce n’est pas dégueulasse du tout. Je pense que l’ancrage local c’est le catalyseur qui mène au premier achat. C’est l’appartenance, quelque chose d’émotif, quelque chose de personnel. C’est une des choses qui va rejoindre directement les néophytes au lieu de juste espérer qu’ils viennent boire ta bière qui s’appelle simplement IPA, Pale Ale ou Stout. Tu leur donne un lien émotif parce que toi tu connais la région, tu as grandi ici…

L’une des premières microbrasseries québécoises à utiliser cette technique, ou du moins la plus célèbre, est possiblement Unibroue située à Chambly. Les noms de bières ainsi que les images présentées sur les étiquettes ont pour la plupart une connotation à l’histoire du Québec, à des folklores locaux ou encore à la religion catholique, qui fût très marquante dans l’histoire de la province. On peut penser par exemple à la Blanche de Chambly (représentant le fort de Chambly, bâtiment important dans certaines batailles qui ont été menées sur le territoire), la Fin du Monde (un hommage aux premiers explorateurs européens en Amérique), la Maudite (et son illustration du canot volant de la Chasse- Galerie), la Don de Dieu (un navire ayant appartenu à Samuel de Champlain) ou encore la Trois-Pistoles (et sa représentation de l’église du village de Trois-Pistoles, en référence à

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la légende locale du cheval noir). C’est donc tout un imaginaire qui est mobilisé par l’entremise de cette image de marque. Pour Martin Thibault, l’intérêt pour les microbrasseries d’utiliser de telles références à des événements historiques locaux ou à des imaginaires locaux se trouve dans l’œil du consommateur. Il s’agit d’une façon de l’interpeller ou encore de lui évoquer quelque chose d’unique et qui se rapporte précisément à cette microbrasserie : « Les Européens qui voient des bières d’Unibroue se disent : « ah c’est le Québec ». Tout de suite. Eux ils ont eu une très bonne équipe de marketing quand ils ont commencé. C’est un coup de maître qu’ils ont fait à cette époque- là. Encore aujourd’hui cet aspect-là fonctionne ». Pour Martin Thibault, ce sont les mêmes techniques qu’utilisent par exemple la microbrasserie de Bellechasse à Saint-Damien-de- Buckland ou encore le Naufrageur à Carleton-sur-Mer (situé dans une région qui nous intéresse ici), mais appliquées à une échelle plus locale et qui ne vise pas le Québec en entier. Cela attire les consommateurs locaux, de façon émotive et avec une image à laquelle ils peuvent s’identifier :

La façon de tendre la main aux locaux c’est de leur dire « ta bière, je lui ai donné le nom de ton village » ou « je lui ai donné le nom de ton arrière- grand-père, celui qui avait tel bateau ». Les gens aiment la bière mais aiment aussi l’histoire qui va avec. Il y a un lien affectif super fort qui se crée et qui mène à l’achat. C’est le nom de la bière, l’étiquette, l’ancrage local qui font que les gens son amené à faire plus que de seulement être curieux mais un peu distants parce qu’ils ont peur : « je n’ai jamais bu ça moi des bières de même, est-ce que je vais aimer ça? ». Il faut créer un lien affectif des fois pour donner le goût aux gens de faire le pas vers l’achat de la première bouteille, de la première pinte.

Nous explorerons donc le symbolisme utilisé par chacune des microbrasseries étudiées dans leur image de marque. Autant les noms, mots et textes retrouvés sur les étiquettes des bières que l’imagerie et les différents symboles ou logos associés à ces microbrasseries ont été analysés. Les noms et mots qui sont utilisés pour désigner l’entreprise qu’est une microbrasserie ainsi que ses produits font nécessairement partie de l’image de marque qui est projetée par ces entreprises. L’aspect visuel qui est lié à chacune de ces brasseries et à leurs bouteilles, c’est-à-dire leurs logos, les images ou autres représentations présentes sur les étiquettes sont aussi des éléments possédants des valeurs symboliques qui peuvent être intéressantes à analyser. Nous nous attarderons encore une

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fois essentiellement aux éléments qui tracent des liens avec l’ancrage des microbrasseries dans leur région respective. J’ai regroupé tous ces noms et images selon différentes catégories de thèmes fréquemment utilisés : l’histoire locale, l’environnement dans lequel est situé la microbrasserie, le folklore et la religion. Un résumé de cette section peut être retrouvé sous forme de tableau à l’Annexe 5. Les descriptions plus détaillées (et explications des brasseurs) des concepts derrière les différentes bières des microbrasseries étudiées peuvent quant à elles être consultées à l’Annexe 6.

4.2.1. L’histoire locale

Un thème récurrent dans l’image de marque des microbrasseries étudiées est l’histoire locale de l’endroit où est située la microbrasserie. Il s’agit d’un élément de l’histoire du village ou encore de la région au grand complet (la Gaspésie par exemple). Les noms, images et concepts derrière ces bières mettront souvent en lumière un événement historique marquant ou encore un personnage historique important pour la région. Les principales microbrasseries qui utilisent ces concepts sont la Fabrique à Matane, Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer et Le Malbord à Saint-Anne-des-Monts.

4.2.1.1. Les éléments du passé local et événements historiques locaux

Plusieurs éléments de l’image de marque des microbrasseries étudiées possèdent des références à l’histoire locale de l’endroit où est située la microbrasserie, que ce soit des événements liés à la ville, à la région ou encore à la province du Québec. En mettant en présentant certains événements historiques par le biais de leurs produits, les microbrasseries arrivent à s’ancrer dans l’histoire de leur communauté par leur imagerie, qui pourra alors évoquer le souvenir du passé local chez le consommateur qui habite la région.

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Une microbrasserie pour laquelle l’image de marque est principalement basée sur des éléments du passé local est la Fabrique. Étant située en plein cœur de la ville de Matane, le nom de la Fabrique réfère, selon le brasseur Jean-Pierre Boutin, d’abord à « un lieu de production ». Une « fabrique » dans le sens où un c’est un établissement dans lequel des produits sont fabriqués. Il y a également une Illustration 19 : Logo de La « connotation historique reliée à ce mot », la fabrique Fabrique désignant l’administration affiliée à une église paroissiale Source : Page Facebook de la Fabrique. ou le bâtiment dans laquelle elle œuvre. La fabrique est un établissement marquant et central dans l’histoire religieuse de plusieurs villages du Québec.

Les noms des bières de la Fabrique peuvent posséder des références diverses bien que la majorité fasse écho à divers éléments de l’histoire du Québec, de la région ou encore de la ville de Matane (les descriptions plus détaillées concernant chacun de ces noms peuvent être consultées à l’Annexe 6) : la Gros Chars (en référence au train au moment de l’ère industrielle), la Rivière Blanche (une rivière située dans un village à proximité), la Salamagone (qui provient d’une ancienne expression locale), la Patriote (en hommage à la rébellion des patriotes de 1837)…

Illustration 20 : La Salamagone (une Ale ambrée bien houblonnée), la Rivière Blanche (une Witbier), et la Gros Chars (une IPA houblonnée entre autres au Citra) de La Fabrique.

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Le logo de la microbrasserie la Fabrique représente une usine. Cette image peut donc dévoiler un rattachement au thème de la fabrication mais aussi des liens avec l’ère industrielle. En interrogeant le brasseurs Jean-Pierre Boutin sur ce qu’il désire dégager comme image de microbrasserie par l’entremise des étiquettes de ses bières, il répond : « Toutes les étiquettes ont un look vintage, le lien à l’histoire est toujours très fort dans les noms utilisés. Nous voulons projeter une image classique, intemporelle, les bières développées sont elles aussi classiques ». Les images sur les étiquettes vont donc souvent de pair avec le concept derrière le nom de la bière, qui sont eux-mêmes souvent locaux ou historiques. On peut aussi observer la représentation de houblons qui sortent d’éléments industriels comme l’usine ou le train à vapeur sur l’étiquette de la Salamagone et de la Gros Chars, désignant le fait que la Fabrique confectionne en fait de la bière, des produits houblonnés. La microbrasserie Le Naufrageur à Carleton-sur-Mer mise elle aussi beaucoup sur les éléments du passé local ainsi que sur les événements historiques locaux. Le nom de la microbrasserie le Naufrageur réfère en effet à ces individus qui étaient en quelque sorte des pirates sans bateaux, qui faisaient échouer les navires sur la côte gaspésienne par différents stratagèmes (en allumant de faux feux de signalisation par exemple) avant de les piller. La thématique utilisée par la microbrasserie rend donc hommage à cette partie moins bien connue de l’histoire de la Gaspésie. Pour le brasseur Louis-Franck Valade, Illustration 21 : Source : Site internet du Naufrageur. l’utilisation du mot « naufrageur » comme nom de sa microbrasserie permet à la fois de faire connaître une partie de l’histoire de la Gaspésie ainsi que de s’ancrer dans son environnement, dans sa région. Un naufrageur célèbre ferait même partie de ses ancêtres directs : En fait en étant en Gaspésie, on a la mer. C’est sûr qu’on voulait regarder qu’est-ce qui avait rapport à la mer et on voulait aussi quelque chose qui était un peu « pirate », « corsaire ». […] Puis en faisant d’autres recherches, on s’est aperçu que Léon Roussy a été pirate, corsaire et naufrageur. Léon Roussy ça en a été un des plus connus en Gaspésie et en plus c’est notre aïeul, c’était notre arrière-arrière-grand-père donc c’est quand même le fun de tomber là-dessus. C’est un peu ça qui a fait qu’on est arrivé avec ce nom- là, c’est vraiment par rapport à notre environnement. Si on avait été ailleurs

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on aurait assurément appelé notre microbrasserie autre chose que le Naufrageur. Mais le fait d’être en Gaspésie, on y va avec notre contexte local.

À la base, chacune des étiquettes des bières de la microbrasserie le Naufrageur nous raconte avec beaucoup de détails l’histoire d’un navire célèbre ou d’un naufrage important dans l’histoire de la Gaspésie. Le nom de la bière découle donc inévitablement du navire ou de l’événement qui nous est raconté. Ce sont donc toujours des naufrages ou des évènements importants qui nous sont présentés avec une pointe de légende, s’étant produits en Gaspésie et principalement dans la région de la Baie-des-Chaleurs. Le thème des navires, des naufrages et de l’histoire maritime de la Gaspésie est surtout utilisé pour la gamme de bières régulières de la microbrasserie.

Le logo de la microbrasserie le Naufrageur est un navire se fracassant sur un rocher, faisant une référence claire aux naufrageurs, ces pirates de terre qui leurraient les bateaux puis les faisaient s’échouer avant de les piller. Les étiquettes des bières de la microbrasserie vont également très bien avec l’imagerie des navires et des naufrages historiques de la Gaspésie qui sont mis en lumière. L’étiquette de la Léonne représente par exemple le navire fantôme légendaire du flibustier Léon Roussy tandis que sur celle de la Corte-Real on peut observer le navire en flamme de l’explorateur Gaspar Corte-Real, attaqué par les Micmacs. Sur l’étiquette de la Colborne, ce sera plutôt un naufrageur qui envoie un faux signal avec une torche à un navire passant par là, dans le but que celui-ci vienne s’échouer sur le récif. Sur l’étiquette de la St-Barnabé, ce sera plutôt le capitaine du St-Barnabé, un navire utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Donc, chaque étiquette illustre l’histoire qui est racontée en détail au verso, toujours issue de moments historiques marquants, liés au monde maritime s’étant produits en Gaspésie. On peut parfois observer sur certaines

Illustration 22 : La Léonne et la Corte-Real du Naufrageur. Source : Site internet du Naufrageur.

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étiquettes un sceau qui mentionne « approuvée des pirates », faisant toujours référence, de façon humoristique, aux naufrages et à la piraterie gaspésienne. En mai 2018, les étiquettes de la microbrasserie le Naufrageur ont été légèrement modifiées et épurées à l’occasion des dix années d’existence de l’entreprise mais elles demeurent toujours fidèles à celles qui sont retrouvées ci-haut.

4.2.1.2. Les personnages historiques de la région

D’autres concepts derrière certains noms et étiquettes des bières, toujours dans le thème de l’histoire locale, vont plutôt évoquer des personnages historiques locaux. Ces personnages peuvent être tirés de légendes locales ou encore être des gens qui ont véritablement existé et qui ont été marquants dans l’histoire de la région. Il s’agit encore une fois d’une façon pour les microbrasseries de s’ancrer dans l’histoire locale mais cette fois par le biais de gens qui ont autrefois vécu dans la région et dont l’histoire est connue des gens qui habitent la région. Il peut également s’agir de rendre hommage à des personnages historiques importants mais moins connus. Cela permet d’apporter ce sentiment d’appartenance chez le consommateur local en évoquant le passé par le biais de personnages tirés de l’histoire locale. Encore une fois, ces personnages peuvent être reliés à la ville dans laquelle la microbrasserie est installée, à la région à proximité ou encore à la province du Québec. Par exemple, quelques-unes des bières de la Fabrique dont nous avons parlé précédemment, située à Matane, possèdent également des concepts qui vont référer plus à des personnages historiques qu’à des événements : la Duplessis (pour Maurice Duplessis, ancien Premier ministre du Québec), la Goupil (un hommage à la grand-mère du brasseur) ou la Normands (en lien avec les Normands et la Normandie, d’où proviennent plusieurs des ancêtres des Québécois qui sont venus s’installer en Nouvelle- France). En analysant les noms des bières de la microbrasserie le Malbord à Sainte-Anne- des-Monts, on se rend compte que plusieurs de ceux-ci font également des références claires à la région, à des lieux importants ou à l’histoire locale. Selon Félix Labrecque : « L’idée c’était d’aller chercher des traits caractéristiques de la région, que ce soit des personnages ou des lieux, ou des références à des événements qui ont marqué l’histoire de 139

la Haute Gaspésie. C’est de garder une cohérence à travers l’image de marque pour raconter un peu l’histoire de la Haute Gaspésie ». Pour ce qui est des références aux personnages historiques, il y a la Missive (en référence à l’histoire de Timothé Auclair), la Collin (pour Léon Collin, qui était un conteur et pêcheur), la Flibuste (en lien avec la famille Morin, qui pillait les bateaux en naufrage) et finalement la Pagon (en référence à Flavie de Mahoney, une femme de cirque).

4.2.2. L’environnement dans lequel est situé la microbrasserie

Plusieurs microbrasseries, dans leur image de marque, font des références claires à l’environnement dans lequel elles sont implantées. Ces références peuvent tracer des liens avec les différentes caractéristiques du paysage de la région, avec différents lieux précis de la région ou encore divers traits distinctifs de la localité dans laquelle est située la microbrasserie. Les principales microbrasseries qui font ce type de référence dans leur image de marque sont À l’Abri de la Tempête, Auval, le Caveau des Trois-Pistoles, l’Octant, Cap Gaspé, Pit Caribou et le Malbord.

4.2.2.1. L’emplacement géographique de la microbrasserie

Les références à l’emplacement géographique de la brasserie dans l’image de marque des microbrasseries étudiées est quelque chose d’assez fréquent. Cela permet encore une fois aux microbrasseries de s’ancrer dans leur ville ou leur région. En effet, l’environnement immédiat dans lequel se trouvent ces créateurs que sont les brasseurs, comprenant différents éléments du paysage, de l’environnement et de la localité, semblent être l’une de leurs plus grandes sources d’inspiration dans l’attribution d’un nom ou d’un concept à une de leurs bières. Cela permet aussi, du côté du consommateur, de s’identifier à la région dans laquelle la bière a été brassée.

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Dans le cas d’à l’Abri de la Tempête aux Îles-de-la-Madeleine, le nom de la microbrasserie provient avant tout d’un album musical de Jim Corcoran & Bertrand Gosselin du même nom, très apprécié par la brasseuse Élise Cornellier Bernier. Il s’agit d’un groupe musical des années 1970 qui a écrit plusieurs chansons Illustration 23 : La Terre Ferme (IPA) et la Corne de aux Îles-de-la Madeleine et à propos des Brume (Scotch Ale) d’À l’Abri de la Tempête. Source : Site internet d’À l’Abri de la Tempête Îles-de-la-Madeleine. Toutefois, d’après Élise, le nom de la microbrasserie peut également référer indirectement aux tempêtes des Îles-de-la-Madeleine et à l’abri que représente la microbrasserie des intempéries :

Notre premier hiver ne fût pas en reste car très neigeux et venteux et comme on était le dernier bâtiment de la rue, la municipalité ne déneigeait plus jusque-là depuis des décennies. Nous venions alors au travail en raquette et trainions nos équipements dans des traineaux… Parfois nous dormions à- même le bâtiment et avons connu cet hiver là des vents de 165 km/h… À l’Abri de la Tempête était tout indiqué.

Les noms des bières de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête peuvent aussi référer plus ou moins directement à l’environnement de la microbrasserie. Dans d’autres cas, les appellations utilisées vont plutôt référer au style de bière ou encore à un ingrédient particulier qui a été intégré à la recette. L’Écume, la Belle Saison, la Corne de Brume, la Corne de Glace et la Terre Ferme évoquent par exemple certains éléments du paysage des Îles-de-la-Madeleine, bien que le nom de la Belle Saison ou de la Corne de Glace puisse à la fois désigner le style de bière brassée (une Saison belge dans le premier cas et une bière de glace Illustration 24 : Logo d’À l’Abri de la dans le second). Un autre classique de la brasserie, la Tempête. Corps Mort, semble plutôt indiquer que ce vin d’orge Source : Site internet d’À l’Abri de la Tempête. contienne un taux d’alcool élevé (de 11%) tout simplement. Le nom de leur Pilsner impériale, la Bot’A Ouelle, désigne quant à lui un « bateau à voile », prononcé avec l’accent madelinot. La plupart des Palabres (la série de

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bières expérimentales de la brasserie) mentionnent quant à elles dans leur nom un ingrédient spécifique qui a été ajouté à la bière ou encore une image particulière que la bière peut évoquer : la Palabre Gourmande Églantier (qui contient de l’églantier, un petit fruit sauvage acidulé), la Palabre de Brion (une bière de blé aux bleuets de l’Île Brion, juste aux nord des Îles-de-la-Madeleine), la Palabre du Café d’Chez Nous (un Stout contenant du café du bistro Café d’Chez Nous aux Îles-de-la-Madeleine) ou encore la Palabre de l’Intendant (une Annedd’ale fermentée avec la levure Jean-Talon).

Le logo de la microbrasserie À l’Abri de la Tempête est un personnage vêtu d’un baril et qui se couvre la tête d’un second baril. Cela fait sans doute référence à la partie « à l’abri » du nom À l’Abri de la Tempête, un logo étant avant tout une image de marque facilement reconnaissable et qui pourrait remplacer le nom de la microbrasserie et tout de même être évocateur de celui-ci.

Sur les étiquettes des bières régulières de la brasserie est principalement représenté l’environnement des Îles-de-la-Madeleine, c’est-à-dire un paysage rustique, agricole ou mettant en vedette l’eau, un élément essentiel du panorama des Îles. Dans l’arrière-plan de l’étiquette de la Belle Saison et de la Terre Ferme par exemple, on peut observer des tiges d’orge dans un champ, dans un environnement rustique. Sur celle de la Corne de Brume, il s’agit d’une rive brumeuse tandis que sur celle de la Corps Mort se trouve un personnage allongé sur l’eau. L’étiquette de l’Écume représente encore une plage des Îles-de-la- Madeleine. Les étiquettes ont été modifiées légèrement dans les dernières années mais sont toujours en cohérence avec le thème de celles qui sont présentées ici.

Un autre exemple de cette utilisation du thème de l’emplacement géographique peut être constaté dans le cas de la Brasserie Auval. Le nom de cette microbrasserie réfère directement à l’emplacement où elle est située : à ou « au » Val-d’Espoir. Les noms de bières possèdent Illustration 25 : Logo de la Brasserie quant à eux des références diverses. La Nordet IPA Auval. désigne par exemple son style (une New England IPA ou Source : Page Facebook de Brasserie Auval North-East IPA, qui sont plus ou moins des synonymes)

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qui lui-même réfère à une région géographique19. Plusieurs autres noms des bières désignent plutôt le style de bière ou l’ingrédient particulier qui y a été ajouté : la Ribes Nigrum (une bière sure aux cassis, ribes nigrum étant le nom scientifique du cassis), l’Aronia (une bière sure à l’aronia, un petit fruit rouge local), la Framboëse (une bière sure aux framboises, à prononcer avec l’accent), la Saison Cerise (une Saison aux cerises), la Trifolium (une bière sure dont la levure a été isolée sur des fleurs de trèfle avoisinant la brasserie, trifolium étant le nom scientifique du trèfle)... D’autres noms réfèrent à l’environnement de la brasserie, à l’histoire de la région ou au milieu agricole dans lequel elle évolue : la Super A (qui désigne un type de petit tracteur rouge Farmall), l’Arrière- Pays Grisette (une Grisette rustique en lien à l’environnement isolé de Val-d’Espoir), la Saison Duval (une Saison contenant la levure de la célèbre bière belge, la Saison Dupont) ou encore la Saison Espinay (référant possiblement à Guillaume Couillard sieur de l’Espinay, un colon français ancêtre du brasseur d’Auval, Benoît Couillard).

Le logo de la Brasserie Auval est constitué d’une main dans laquelle se trouve un ovale qui contient en lui-même le nom de la brasserie. Les représentations du logo peuvent être laissées à interprétation, on pourrait par exemple y voir une main (peut-être une référence au travail manuel de l’artisan?) ou encore les vallons de la région, vus de la côte. Les étiquettes des bières de la Brasserie Auval ne possèdent pas d’illustration à proprement parler. On y retrouve principalement le logo, le nom de la bière ainsi que les informations concernant la bière en question (type de bière, description des saveurs, inspiration, conseil sur la dégustation, pourcentage d’alcool…).

Dans le cas du Caveau des Trois-Pistoles à Trois-Pistoles, le nom de la microbrasserie est tout indiqué lorsqu’on sait que le bâtiment dans lequel elle est située a eu comme première fonction celle d’un caveau pour entreposer des pommes de terre. L’établissement fut par la suite, jusqu’en 2012, un caveau-théâtre où était présenté principalement du théâtre d’été.

19 Les New England IPA sont nées au début des années 2010. Il s’agit d’IPA dans lesquelles le houblon apporte des saveurs extrêmement fruitées et moyennement amères. On attribue l’invention de ce style de bière aux brasseries Trillium et Tree House dans la région de Boston, donc en Nouvelle-Angleterre, au Nord- Est du pays. 143

Les concepts derrière les noms de bières de la microbrasserie le Caveau des Trois- Pistoles sont multiples, bien que plusieurs réfèrent à la région ou à la ville même de Trois- Pistoles. Dans l’ensemble, on pourrait dire qu’ils rendent hommage à différents éléments de Trois-Pistoles. Il y a par exemple la Pistoloise (un hommage au village de Trois-Pistoles et à son histoire), la Dame des Neiges (du nom de la paroisse Notre-Dames-des-Neiges), la 1959 (qui est la date de la construction du bâtiment, qui était autrefois un caveau à pommes de terre), la Guerre des Clochers (en référence à la dernière pièce de théâtre présentée alors que le bâtiment était un caveau-théâtre) ou encore la Bavarde (une IPA brassée avec une certaine proportion de malts fumés, en référence à la vieille forge de Trois-Pistoles dans laquelle a lieu le Rendez-Vous des Grandes Gueules, un festival de contes).

Les images sur les étiquettes vont toujours de pair avec le nom de la bière ou le concept derrière la bière. Elles n’ont donc pas toujours nécessairement un rapport au thème de l’ancrage dans sa région mais lorsque le concept s’y prête, l’image vient appuyer l’idée. Par exemple, l’étiquette de la Pistoloise représente une pistole, une ancienne pièce de monnaie liée à une légende locale, de laquelle provient Illustration 26 : La Pistoloise (une Irish Red Ale), la Guerre des Clochers d’ailleurs le nom de la ville de (un Stout de seigle) et la Dame des Neiges (une Witbier à l’épinette et au sapin) du Caveau des Trois-Pistoles. Trois-Pistoles. L’étiquette de la Guerre des Clochers montre quant à elle une représentation de l’église de Trois-Pistoles. Du côté de l’étiquette de la Dame des Neiges, qui comme nous l’avons vu précédemment est une référence à la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, ce sera plutôt un personnage féminin qui est représenté dans un paysage hivernal, venant imager le concept derrière le nom de la bière.

La jeune microbrasserie l’Octant de Rimouski détient quant à elle son nom du domaine maritime, mais tout en étant lié à la localité dans laquelle est établie. Un octant est un outil servant à mesurer sa position par rapport aux astres dans le ciel. Le brasseur 144

Hugues Turcotte explique le concept derrière le choix du nom, qui une fois de plus fait référence à l’emplacement de la microbrasserie : « Nous voulions un nom qui avait un certain lien avec le milieu maritime de Rimouski. Comme l'Octant est un outil maritime qui servait autrefois à la découverte de nouvelles terres, nous trouvions qu'il y avait un lien avec l'esprit de découverte que nous voulons donner à nos produits ».

Pour le moment, cinq produits de l’Octant ont commencé à être distribués localement depuis le printemps 2018. Pour se démarquer, la microbrasserie mise surtout sur le thème de l’astronomie : « Comme je mentionnais, l'octant est un outil maritime. Par contre, cet instrument ne sert à rien s’il est impossible d'observer un astre. Comme le milieu maritime est déjà amplement exploité dans le monde Illustration 27 : L’Hypernova (une IPA américaine) de l’Octant. brassicole au Québec Source : Page Facebook de l’Octant. [par la microbrasserie Le Naufrageur entre autres], la majorité des noms de nos bières seront reliés à l’astronomie ». Ils ont donc l’Hypernova (IPA), l’Étoile Noire (Porter américain), la Nébuleuse (Witbier), la Géante Rouge (Best Bitter) et la Galilée (Ale blonde).

Dans le logo de la microbrasserie l’Octant, qui est en fait le nom de la microbrasserie tout simplement, on retrouve justement un octant, cet instrument de mesure, en guise de « a ». Toutes les étiquettes sont identiques et leurs illustrations ne réfèrent pas nécessairement au thème véhiculé par le nom de la bière (un thème cosmique rappelons- le) mais représentent plutôt un vieil homme, que l’on peut imaginer être astronome (peut- être Galilée, scientifique considéré père de l’astronomie?), dégustant une pinte de bière.

Finalement, la microbrasserie le Secret des Dieux de Pohénégamook, dont nous discuterons plus largement plus loin, fait également référence dans son image de marque à l’emplacement de la microbrasserie. Leurs bières ne faisant pas partie de leur gamme régulière peuvent en effet porter des noms tels que la Frontière (un vin d’orge), la Caisse

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Noire (une Black IPA), la Ponik (une ), la Pohénégamook Beach (une Berliner Weisse aux framboises), tous référant à un élément local (tel que le lac et le monstre qu’il abriterait selon les légendes locales) ou historique en lien avec l’emplacement particulier de Pohénégamook, à la frontière avec le Maine aux États-Unis.

4.2.2.2. Des lieux précis de la région

D’autres microbrasseries, en plus de faire référence dans leur image de marque à leur localité, à l’endroit où elles sont situées, vont également faire hommage à certains lieux précis de leur région. On peut constater cette pratique entre autres par le fait que ces microbrasseries vont attribuer le nom de différents lieux précis de la région à plusieurs de leurs bières. Cela peut permettre encore une fois à la brasserie de s’ancrer localement en faisant référence à différents lieux de la région. Du côté du consommateur, le nom d’une localité ou d’un lieu précis auquel il est attaché et possède un sentiment d’appartenance peut être quelque chose qui l’attire à essayer la bière en question. Cap Gaspé, Pit Caribou et le Malbord sont des microbrasseries notables qui utilisent ce type d’imagerie.

La Microbrasserie Cap Gaspé, située à Gaspé, tient évidemment son nom de la ville où elle est située. Plus précisément, le cap Gaspé est la partie de terre de la péninsule gaspésienne de la région de Gaspé qui se rend le plus à l’est dans l’océan Atlantique. La brasseuse Audrey-Anne Côté explique la signification de ce nom : « Le Cap Gaspé c’est le cap qui est vraiment au bout de la pointe dans le parc national Forillon, qui était avant considéré comme le bout du monde par les Autochtones. Gaspé ça vient du mot « gespeg » qui veut dire « fin des terres, au bout du monde » dans la langue des micmacs ».

Du côté des noms des produits, on remarque encore une fois qu’il y a plusieurs clins d’œil à des éléments régionaux, que ce soit des lieux, des activités ou des personnages historiques marquants pour la région de Gaspé ou de la Gaspésie. Cinq bières sont pour l’instant embouteillées par la microbrasserie Cap Gaspé de façon régulière : la Blonde du Bout du Monde (en référence au cap Gaspé), la Première Bordée (un clin d’œil aux skieurs et aux hivers gaspésiens), la Vauréal (un canyon de l’Île d’Anticosti), la Gamache

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(provenant du personnage historique Louis-Olivier Gamache qui a vécu sur l’Île d’Anticosti) et la Haldimand Beach (une plage locale).

Le logo de la microbrasserie Cap Gaspé représente une étoile de mer sur une barrique. On voit donc tout de suite une référence à la bière en plus d’un lien avec la mer, élément important du paysage de la ville et de la région de Gaspé. Les illustrations sur chacune des étiquettes représentent le lieu où le personnage qui est derrière le choix du nom de la bière. On pourra par exemple observer une plage sur l’étiquette de la Haldimand Beach, le Cap Gaspé sur la Blonde du Bout du Monde, un marin qui représente Louis- Olivier Gamache sur la Gamache, un cerf qui s’abreuve dans un ruisseau en pleine nature sur la Vauréal et enfin un skieur sur l’étiquette de la Première Bordée.

Illustration 28 : Le logo et les bouteilles de la microbrasserie Cap Gaspé.

Source : Page Facebook de la microbrasserie Cap Gaspé.

Du côté de la microbrasserie Pit Caribou située à l’Anse-à-Beaufils non loin de Percé, l’utilisation de noms ayant des références à certains lieux précis de la Gaspésie est très fréquente. Comme c’est le cas chez la microbrasserie le Naufrageur, la microbrasserie Pit Caribou propose une grande quantité de bières différentes, qu’ils ont pu créer et perfectionner au fil des années. Dans le contexte de ce travail, je me concentrerai sur les produits réguliers ainsi que ceux qui sont les plus représentatifs ou évocateurs de l’ensemble des noms de bières au niveau du symbolisme des mots utilisés. La plupart de ceux-ci vont aussi mettre en lumière différents éléments locaux, soit des lieux précis de la Gaspésie ou des références à l’histoire de la Gaspésie… Les bières de la gamme régulière sont : la Blonde de l’Anse (en référence à l’Anse-à-Beaufils), la Bonaventure (pour l’Île Bonaventure), la Gaspésienne No. 13 (un type d’embarcation), la Blanche de Pratto (Pratto

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étant l’ancien nom de Percé), la Gose IPA du Barachois (pour le village de Barachois mais aussi pour la référence à l’eau saline). D’autres bières qui ne font pas partie de la gamme régulière et qui sont parfois des brassins limités portent également des noms locaux, des noms de lieux gaspésiens ou de villages situés en Gaspésie. Roch Côté parle de la provenance de ces noms : « On a sorti la Mont Blanc. La Mont Blanc c’est une montagne dans le parc de la Gaspésie. La Grande- Grave aussi, la Pointe-Jaune… Ce sont toutes des anses, des petits milieux en Gaspésie. Il va y avoir la Rocher Curly qui va sortir bientôt, qui est un petit endroit bien précis à Port- Daniel. On essaie de garder ça le plus possible lié à nos racines ici ». Il s’agit bel et bien d’une façon pour la microbrasserie de s’ancrer localement, de dégager une image locale à laquelle les consommateurs gaspésiens vont pouvoir s’identifier. Roch Côté explique l’idée derrière ces choix qui sont faits quant aux noms accordés aux bières de la microbrasserie Pit Caribou :

On essaie d’être le plus possible représentatif du coin ici avec nos bières. Ça crée un super sentiment d’appartenance. À Barachois, on vend de la Gose comme ça ne se peut pas. Ils ne l’appellent même pas la Gose IPA du Barachois, ils l’appellent la Barachois tout court, ils boivent la Barachois. Dans le coin de Gaspé il y a la Pointe-Jaune. On a fait un festival là-bas où on servait de la Pointe-Jaune. […] Et puis maintenant, on y va comme ça. Ce n’est pas pour vendre davantage, ce n’est pas pour développer ou cibler ces marchés-là nécessairement non plus, parce qu’on est déjà bien installé en Gaspésie. C’est juste pour faire plaisir à ce monde-là qui nous ont toujours encouragé. On a envie de faire revivre tous ces petits coins-là qui ont peut-être été oublié un petit peu. Cet été on a appelé une bière la Rameau, c’est un village qui a été fermé dans les années 1970, ça a fait plaisir à du monde.

Plusieurs autres bières et gammes de bières ont aussi vu le jour au courant des années. La gamme qui contient les bières bien houblonnées de la microbrasserie Pit Caribou font par exemple partie de la Série des Traversées. Les noms de celles-ci font référence aux voyages sur le territoire gaspésien et à différents événements historiques ou autres éléments en lien avec cette thématique : la Session IPA de Lesseps (pour Jacques de Lesseps, le premier aviateur à avoir survolé la Gaspésie), l’IPA Américaine des Appalaches (en hommage aux montagnes des Appalaches) et l’Arlequin (une espèce de canard en voie de disparition qui fait une double migration). 148

Illustration 29 : La Blonde de l’Anse (Ale blonde), l’Arlquin (Double NEIPA), la Brett Session IPA (une Session IPA fermentée avec levure sauvage brettanomyces) et la Brown Ale américaine (Brown Ale bien houblonnée) de Pit Caribou.

Source : Site internet de Pit Caribou.

Le logo de la microbrasserie Pit Caribou est un pêcheur barbu, présent sur toutes les étiquettes de la gamme régulière de la microbrasserie : « pour l’image du logo, il [le brasseur Francis Joncas] a utilisé le visage d’un pêcheur qui représente bien la Gaspésie » (Robitaille 2017). Il existe également un logo alternatif (présent par exemple sur les capsules), représentant un panache de caribou, amenant le nom de la brasserie plus loin que le personnage de Pit Caribou des Belles Histoires des pays d’en haut duquel il est à la base inspirée.

Chacune des nombreuses gammes de bières de la microbrasserie possède une imagerie différente qui lui est propre. La gamme classique met en vedette le pêcheur, dont la couleur de l’étiquette varie selon le type de bière dans la bouteille (l’étiquette de la bière blonde sera jaune, l’étiquette de la bière rousse sera rouge, etc.). La Série des Traversées, qui joue sur le thème des voyages sur le territoire gaspésien, mettra quant à elle en vedette sur ses étiquettes le canard migrateur dans le cas de l’Arlequin, un aviateur parcourant les rives gaspésiennes sur la Session de Lesseps ou encore un voyageur en montagne sur l’IPA Américaine des Appalaches. Les étiquettes des bières de la série Bières de Ferme illustreront de leur côté un fermier, référant donc plutôt à l’aspect agricole de la Gaspésie, tout en évoquant le caractère fermier ou rustique de ces bières, dans lesquelles sont souvent incorporées des levures sauvages. 149

Enfin, La Voile de la Mariée de la microbrasserie Le Malbord à Saint-Anne-des- Monts est leur seule bière dont le concept fait plus référence à un lieu précis qu’à un personnage historique local. La Voile de la Mariée, une Witbier aux graines de chanvre : « la Voile de la Mariée, c’est une chute à La Martre [non loin de Sainte-Anne-des-Monts] », explique Félix Labrecque. D’après la description sur la cannette : « Le Voile de la mariée, source mère de la Haute-Gaspésie. Dévalant la falaise rocheuse de La Martre, elle s’unit dans un torrent de métissage entre amérindiens et colons européens ».

4.2.3. Le folklore

Certaines autres microbrasseries tirent plutôt leur inspiration d’éléments folkloriques. Le folklore renvoie au passé culturel d’une société, que ce soit par la musique, différents types de récits (le conte, la légende…), ou la vie quotidienne d’antan. Les références au folklore dans l’image de marque d’une microbrasserie peuvent donc évoquer encore une fois un certain sentiment d’appartenance chez le consommateur, un souvenir du passé (parfois idéalisé) de sa propre société ou communauté. Le brasseur peut quant à lui utiliser ce type de références afin de s’ancrer dans son passé, dans son patrimoine local. Les principales microbrasseries étudiées qui possèdent des références au folklore québécois ou local dans leur imagerie sont Au Frontibus, Pit Caribou et le Malbord.

Le nom de la microbrasserie gaspésienne Au Frontibus par exemple provient de la chanson à boire folklorique « Il est des nôtres », reprise au Québec par la Famille Soucy dans les années 1970 sous le nom « Lève ton verre » entre autres. Dans la version de la Famille Soucy, le passage va comme suit : « Il porte son verre au front-tibus, au nez-tibus, au menton-bus… ». Patrick Leblanc, brasseur chez la Microbrasserie Au Frontibus, explique le choix de nom, qu’il désire également apporter un peu plus loin que la chanson, en le liant à l’endroit où est située la microbrasserie :

Le nom Frontibus vient de la chanson « au frontibus, au nez-timus, au menton-bus… », une chanson de brosse. Le nom Frontibus, nous on a voulu l’amener à sortir un peu de la chanson quand même, oui ça va avec l’aspect « bière » mais c’est plus que ça. On a choisi précisément le Frontibus pour faire ressortir de ça le « front », le front des terres, la Gaspésie... Le sens est quand même assez large, on peut l’interpréter, mais ça vient au départ de la chanson. 150

On pourrait donc dire que l’inspiration provient du folklore mais que l’image de marque réfère également à l’emplacement où se trouve la microbrasserie. Au niveau des noms de bières, ils désignent majoritairement tout simplement le style de la bière en question : « Quand c’est une Dubbel, on l’appelle Dubbel. Quand c’est une Tripel on l’appelle Tripel. Quand c’est une Blonde on écrit Blonde, c’est aussi simple que ça ». Il n’y a que la Blanche de Fox (une Witbier aux canneberges et baies d’églantier) qui possède un nom en référence au lieu où se trouve la brasserie : Rivière- au-Renard. Toujours d’après Patrick Leblanc : « Il y a juste la Blanche qu’on a décidé d’appeler Blanche de Fox pour suivre une tradition en fait. Quand il y a une microbrasserie qui est dans un lieu X, bien souvent la Blanche va porter le nom de l’endroit où ils sont implantés. Il y a par exemple la Blanche de Chambly d’Unibroue à Chambly, la Blanche de Pratto de Pit Caribou à Percé... Donc nous on a la Blanche Illustration 30 : La Blanche de Fox de la de Fox ». Microbrasserie Au Frontibus

Le logo de la microbrasserie Au Frontibus est quant à lui un Source : Site internet de la microbrasserie renard, une référence évidente au lieu où trouve la brasserie : Rivière- Au Frontibus. au-Renard. Toutes les bouteilles, excepté la couleur utilisée (qui permet de différencier rapidement les bières entre elles), possèdent une image de marque similaire et homogène. On retrouve le renard, emblème de la microbrasserie, sur chacune des étiquettes. La phrase « bière rusée gaspésienne », désignant leurs bières, est également souvent retrouvée sur les étiquettes.

D’autres exemples de noms de microbrasseries qui sont tirés du folklore sont Pit Caribou à l’Anse-à-Beaufils et le Malbord à Sainte-Anne-des-Monts. Le nom de la microbrasserie Pit Caribou fait en effet référence à un personnage de l’univers des Belles Histoires des pays dans haut, une série télévisée québécoise ayant débuté dans les années 1950. Ce personnage était reconnu pour son intérêt pour les boissons alcoolisées. Du côté de la microbrasserie le Malbord à Saint-Anne-des-Monts, le mot « malbord » serait une ancienne appellation pour désigner la Haute Gaspésie. Elle aurait été employée par des habitants de la Basse Gaspésie pour signifier que les habitants de la Haute Gaspésie se trouvaient du mauvais côté de la péninsule : « Le « malbord », une expression folklorique 151

pour désigner la Haute-Gaspésie, l'autre Gaspésie qui ne veut pas sombrer dans l'oubli. » (Toulgoat 2018). Selon Félix Labrecque : « C’est une expression qui n’est pas tellement connue. Il y en a quelques-uns qui m’ont dit « oui j’ai déjà entendu ça » mais ce n’était pas beaucoup utilisé et ça s’est perdu dans les années. On a entendu ça, c’est un ami qui avait suggéré cette idée-là et on trouvait que ça sonnait bien. C’est un peu auto dérisoire en même temps dire que tu es sur le malbord ».

Le logo du Malbord n’est quant à lui constitué que du nom de la brasserie et ne contient pas d’image à proprement parler. On peut tout de même remarquer que le sens du « r » dans le mot Malbord a été inversé, venant accentuer l’effet du Malbord et de la signification du mot : « le mauvais côté de la Gaspésie », chose qui réfère à la région dans laquelle est installée la microbrasserie. Chaque étiquette propose une représentation faisant référence au nom de la bière et au concept derrière chacune des bières. Félix Labrecque du Malbord affirme : « on a fait affaire avec une agence de marketing pour mettre l’image de marque sur pied pour avoir quelque chose de cohérent et qui se tient ». Par exemple, sur l’étiquette de la Voile de la Mariée est représentée la chute du même nom de laquelle cette bière est inspirée, alors que sur l’étiquette de la Collin ce sera le personnage historique Léon Collin que l’on peut observer.

Illustration 31 : La Voile de la Mariée (Witbier aux graines de chanvre) et la Collin (une Ale ambrée d’inspiration irlandaise). Source : Site internet du Malbord.

4.2.4. La religion

La religion est un autre thème qui est parfois évoqué dans l’imagerie des microbrasseries québécoises. Ce thème évoque le passé religieux de la province du Québec, 152

dans laquelle la religion chrétienne fût bien établie. La religion et le clergé avaient autrefois une très grande importance et influence dans la vie des gens de la province, ayant façonné et guidé la vie de la plupart de nos ancêtres jusqu’à l’époque de nos parents et grands- parents et ce à différents niveaux (dans les mœurs, valeurs et comportements à encourager par exemple, résultant d’une certaine vision du monde). On peut toujours ressentir ces mêmes influences dans le Québec d’aujourd’hui, qui a nécessairement été façonné par ce passé religieux. Évoquer le thème de la religion dans leur imagerie est une autre façon pour certaines microbrasseries de s’ancrer dans l’histoire locale ou régionale et de créer des liens avec les consommateurs par le biais de concepts qui peuvent les rejoindre. Dans les régions étudiées, la microbrasserie le Secret des Dieux est la principale à utiliser ce thème.

La microbrasserie le Secret des Dieux a été nommée ainsi en lien avec la religion catholique, du fait que la brasserie soit elle-même annexée à l’église de Pohénégamook : « Au début on cherchait des pleins de noms mais c’est vraiment quand on a trouvé le lieu physique qu’on a pensé au Secret des Dieux. Ici on est annexé à une église. Il y a même une porte au sous-sol qui communique encore avec l’église. Eux ils ont accès ici, nous on a accès là-bas. Pourquoi? Je ne le sais pas. On n’a jamais eu à faire l’autre bord et eux non plus. On se partage le stationnement aussi » explique le brasseur Daniel Blier. Il s’agit d’une référence au mystique, au mythique, à l’énigmatique, au secret que peut évoquer l’église, la religion. Depuis qu’il avait trouvé le bâtiment pour la brasserie, Daniel Blier savait qu’il recherchait un nom en lien avec la religion mais c’est un matin par hasard qu’il pense au nom le Secret des Dieux.

Les noms des bières de la microbrasserie le Secret des Dieux, principalement celles qui font partie de la gamme régulière, font aussi référence à la religion, afin de présenter une image de marque cohérente. Il y a par exemple la Baptême (une Pale Ale américaine), la Sacristine (une Ale rousse d’inspiration irlandaise), la Bedelle (une Witbier), l’ImPardonnAble (une IPA) et la Confesse (un Stout à l’avoine).

Tel que mentionné dans les sections précédentes de cette analyse symbolique, d’autres noms de bières de cette microbrasserie vont aussi miser sur un aspect régional ou historique en lien avec l’emplacement de la microbrasserie à Pohénégamook.

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Le logo de la microbrasserie le Secret des Dieux représente une serrure qui possède une auréole ainsi que des ailes d’ange. Cela fait référence à cette imagerie religieuse utilisée par la brasserie, étant elle- même physiquement rattachée à l’église du village de Pohénégamook. Le brasseur Daniel Blier explique le choix du logo et de cette imagerie : « Notre logo, qui est un petit ange avec une serrure de porte fait penser au secret. Tu regardes par la serrure, c’est secret. On ne voulait pas un logo Illustration 32 : Logo de la qui soit compliqué. On voulait beaucoup de dérivés aussi microbrasserie Le Secret des Dieux avec notre logo. On voulait que notre petit ange soit marquant Source : Page Facebook du Secret sans qu’on soit toujours obligé d’écrire le Secret des Dieux. des Dieux. Le logo va chercher le thème de la religion ».

Outre leurs noms, qui réfèrent au local ou au religieux, les bières en bouteille du Secret des Dieux ne possèdent pas nécessairement d’illustrations qui s’y rattachent. L’image de marque est forte et homogène (l’utilisation de la même police d’écriture, des couleurs différentes pour chacune des étiquettes sur un fond noir, etc.) mais il n’y a pas d’illustrations en soi sur les étiquettes. On y retrouve plutôt le nom de la bière ainsi que les informations habituelles (description de la bière, pourcentage d’alcool, etc.).

4.2.5. Autres thèmes divers

Bien que différents éléments dans l’image de marque des microbrasseries étudiées réfèrent souvent à l’ancrage local, il ne s’agit pas de l’unique thème utilisé. Certaines microbrasseries vont par exemple miser sur un élément en particulier qui les caractérise ou encore tout simplement se permettre une liberté totale quant à l’attribution des noms de bière et à l’image de marque en général. Tête d’Allumette, Pit Caribou et le Naufrageur sont des microbrasseries qui possèdent plusieurs bières qui font hommage à des éléments qui ne réfèrent pas toujours à l’ancrage local.

Le nom de la microbrasserie Tête d’Allumette fait par exemple référence de son côté au procédé de brassage sur feu de bois qui caractérise la brasserie. Il s’agit d’un nom

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trouvé par hasard un matin par le brasseur Martin Desautels. Au moment de monter son plan d’affaires, il n’avait encore aucune idée de comment il allait appeler son entreprise. Le premier nom choisi fût Microbrasserie du Kamouraska mais Martin trouvait l’appellation un peu trop quelconque : « Microbrasserie du Kamouraska, le mot « Kamouraska » en soi c’est super vendeur, super facile à vendre. En même temps, je trouve ça un peu anonyme comme nom. Il y a la Microbrasserie Charlevoix, la Microbrasserie Tadoussac, la Microbasserie du Lac Saint-Jean... C’est correct aussi. C’est sûr que tu colonises toute ta région en t’appelant de même, tu te mets sur la map ». Ce fût vraiment le désir de mettre de l’avant l’aspect qui les démarque des autres microbrasseries, le brassage sur feu de bois, qui fit pencher la balance dans le choix du nom Tête d’Allumette.

Pour ce qui est des noms des bières de la microbrasserie Tête d’Allumette, plusieurs contiennent le mot « tête » afin de créer différents jeux de mots, avec le style de la bière par exemple (la Tête Carrée, la Tête de Houblon, la Gasket de Tête, la Blanche Tête et les Sept Grains, la Tête Ailleurs, la P’Tête aux framboises…) : « Les noms de bière, c’était peut-être un peu trop facile de rentrer dans ce créneau-là mais en même temps je trouve ça le fun, par exemple la petite Bitter anglaise qui s’appelle la Tête Carrée ». D’autres bières possèdent aussi des noms qui s’éloignent de ce concept (l’Apache, la Pioche, la Zizanie…), le brasseur Martin Desautels désirant se garder une certaine liberté quant aux choix du nom de ses créations. Les noms de ces bières ne vont donc pas nécessairement faire référence à quelque chose de précis. Comme il peut l’être assez fréquent chez les noms de bières des microbrasseries du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, les noms de bières de la microbrasserie Têtes ne font en règle générale pas référence à l’histoire de la région, à l’environnement, à l’emplacement de la brasserie, bien qu’il y ait peut-être la Presqu’Île (un vin d’orge au profil salin et tourbé, disponible en édition limitée) qui déroge à cette règle : « La Presqu’Île est une pointe de terre qui s’allonge dans le majestueux fleuve St-Laurent à la hauteur de St-André de Kamouraska. On y a fait la cueillette de tourbe saline, baignée quotidiennement par les marées afin de vous concocter une bière unique et racée... et un brin farouche. La fumaison sur 72 h de quelques poches de malt local de la ferme du Raku a su concentrer toute l’intensité de ce fleuve ». Martin Desautels se garde tout de même une certaine liberté quant à l’attribution de noms à ces bières, il ne désire pas toutes les appeler « tête » par exemple :

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Il y en a quelques-unes dont je suis super content mais d’un autre côté elles ne s’appellent pas toutes Tête non plus. À un moment donné ça deviendrait redondant et je veux que chaque bière ait une personnalité qui est lui est propre. […] Ça aussi je trouve ça le fun parce que le fait qu’on ne distribue pas et qu’on n’ait pas vraiment d’image d’emballage, de branding, fait qu’on n’a pas de ligne à suivre tant que ça comme une brasserie qui ferait de l’embouteillage. […] C’est le fun de pouvoir sortir à peu près n’importe quelle bière avec le nom qui nous tente. On s’amuse. Ça fait peut-être un an ou deux que ça a changé dans ma tête de me dire « ok le marché bouteille peut-être qu’il y en aura un jour mais ce n’est vraiment pas mon dada ». Je déteste ça embouteiller. Donc quand tu es capable de tout vendre sur place c’est tant mieux.

Le logo de la microbrasserie Tête d’Allumette est une allumette qui est allumée depuis un moment et dont la tige de bois est noircie. Autant le logo que l’imagerie de la microbrasserie ne possède pas de références à la région ou à l’environnement de la brasserie. En fait, comme la brasserie ne possède pas de bouteilles à proprement parler, il n’y a pas vraiment d’illustrations qui accompagnent le nom de la bière ou le concept derrière ce nom. Les cruchons sont toutefois sérigraphiés avec des illustrations des principales étapes de brassage de la bière : l’empâtage, la filtration, l’ébullition et la fermentation. Les rares illustrations existantes sont surtout utilisées dans le menu de bières en fûts disponibles sur place et représentent habituellement le concept derrière le nom de la bière sans nécessairement faire de référence à l’ancrage de la microbrasserie dans sa région.

Illustration 33 : Logo de Tête d’Allumette, illustration de la Blanche Tête et les Sept Grains (Witbier multigrain) et illustration sur les cruchons de 1L à emporter.

Source des deux premières images : Page Facebook de Tête d’Allumette.

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De son côté, la microbrasserie le Naufrageur s’est également diversifiée récemment, se donnant une plus grande liberté dans l’attribution de ses noms de bières. Tel que discuté précédemment, la gamme régulière met surtout en vedette différents éléments de l’histoire maritime de la Gaspésie. Plus récemment, plusieurs autres gammes ont été développées et le nom des bières s’y retrouvant peuvent déroger un peu de cette thématique centrale. Le brasseur Louis-Franck Valade explique que les noms de bières peuvent tirer leurs inspirations d’ailleurs afin d’avoir une plus grande liberté quant à leur choix : « Dernièrement on a fait la Québec Love et la Strawberry Fields qui sont plutôt des hommages au génie musical. La Québec Love c’est Charlebois et Strawberry Fields c’est évidemment les Beatles. Ça ne veut pas dire qu’on met les bateaux de côté, c’est juste que des fois on se dit « ah tient on a le goût de l’appeler comme ça, me semble ça adonne bien ou bien c’est plus rafraîchissant comme nom ».

La série L’Étoile du Brasseur de Pit Caribou, qui contient les expérimentations ou encore les bières qui ne seront brassées qu’une seule fois, met quant à elle en vedette une représentation très riche en symbolisme. Celle-ci n’a par contre pas de lien avec l’ancrage à la région et au territoire qui nous intéresse principalement ici mais elle peut encore une fois démontrer à quel point on peut retrouver une grande utilisation des symboles sur les étiquettes des bières de microbrasserie. On retrouve sur ces étiquettes l’étoile du brasseur, une étoile constituée de six branches, identique à l’étoile de David. Cette étoile était utilisée à partir du XVe siècle, principalement dans les régions de l’Alsace en France et de l’Allemagne du Sud, afin de signifier la présence d’une brasserie. Cette icône était habituellement peinte « en rouge ou en brun, pour rappeler la couleur de la bière » (Hell 1982 : 100). L’étoile du brasseur devint rapidement un symbole qui représente la bière elle- même. On peut décomposer l’étoile du brasseur en quatre symboles alchimiques, chacun représentant un élément signifiant du breuvage : le feu, la terre, l’eau et l’air :

Ces quatre éléments, symbolisés alchimiquement par des triangles, se retrouvent souvent dans la bière : Le feu, lors du touraillage (le coup de feu) mais aussi sous la chaudière lors du brassage. L’eau, lors de l’empâtage et du brassage pour solubiliser l’amidon du malt. La terre, sous la forme de l’orge, matière première de la bière issue de la terre. L’air, sous la forme de l’Esprit, de la fécondation du moût par les levures sauvages véhiculées par le vent (Hell 1982 : 103).

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Ce qui ressort de cette analyse des étiquettes des bières des microbrasseries situées au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine est cet attachement au local qui est observé dans plusieurs cas. On peut se rendre compte que les références à des lieux, à des personnages, à l’histoire locale de la région ou de l’environnement dans lequel évoluent les différentes microbrasseries étudiées ne sont pas rares, même si cette thématique dans l’image de marque n’est pas exclusive et que la plupart des brasseurs se gardent une certaine liberté quant au choix qui sont faits.

Conclusion

Ce quatrième chapitre aura permis dans un premier temps de constater l’importance et l’implication sociale des microbrasseries dans les régions. On a pu voir que, par différentes initiatives, ces établissements, en tant que lieu physique, arrivent à devenir des lieux vivants et importants dans la vie sociale de leur communauté. Par différents mécanismes, comme l’organisation d’activités ou d’événements par exemple, les microbrasseries implantées en région peuvent aussi devenir de lieux phares pour la revitalisation et la redynamisation, autant au niveau social qu’économique, de ces régions éloignées des grands centres. Il est intéressant de constater la portée que peuvent avoir de petites entreprises indépendantes situées en régions éloignées, et qui s’inscrivent dans un domaine tout jeune mais en pleine expansion, sur le bien-être de ces régions et des populations qui y vivent.

Dans un second temps, ce chapitre aura aussi permis de retenir l’ancrage profond à leur région que la plupart des microbrasseries transmettent par leur imagerie et leur image de marque, que ce soit par l’entremise de leur nom, du nom de leurs bières, par leur logo ou encore les représentations sur les étiquettes de leurs bouteilles de bière. En évoquant des lieux précis de la région, des événements historiques locaux ou différents autres éléments liés à la région où se trouvent les microbrasseries, ces entreprises indépendantes se rattachent à leur milieu en faisant hommage à différentes thématiques propres à la localité. Cela permet également du côté des consommateurs locaux de s’identifier à la microbrasserie locale et à ses produits en se rattachant à ces différents thèmes qui sont mis en évidence sur les bouteilles de bière ou dans l’image de marque de la microbrasserie. Le 158

symbolisme derrière l’imagerie utilisée par les microbrasseries étudiées peut donc souvent évoquer un certain sentiment d’appartenance lié à la localité, créant un lien qui unit le consommateur au producteur.

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Conclusion – Pour une meilleure compréhension de l’ancrage régional des microbrasseries

Pendant le travail de terrain effectué à l’automne 2017, il m’a été possible de m’entretenir avec les brasseurs établis dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, ces artisans passionnés qui sont derrière les microbrasseries étudiées. Ces rencontres, réalisées dans les microbrasseries respectives des brasseurs, m’auront permis de mieux saisir la façon avec laquelle ils mènent leurs entreprises et de comprendre davantage quels sont leurs idéaux, leurs valeurs et les objectifs qu’ils veulent atteindre avec leur microbrasserie. La distance qui sépare leur microbrasserie des grands centres ne semble leur nuire en aucun cas, permettant même une communion aussi, sinon plus, grande avec leur lieu d’établissement et la population à proximité.

En m’intéressant précisément à l’ancrage régional de ces microbrasseries, il m’aura été permis, par le biais de ce mémoire, de documenter le contexte actuel dans lequel évoluent les microbrasseries situées dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine, dans un contexte qui semble propice à l’émergence des microbrasseries à l’échelle de la province. J’ai pu analyser cet ancrage régional dont font preuve ces microbrasseries à l’aide des concepts de consommation locale et de terroir. Cela m’a permis de poser, par différents angles, un regard sur la façon dont elles sont ancrées dans leur environnement et leur communauté.

Cette compréhension de l’ancrage au territoire se cheville notamment à la provenance et à l’approvisionnement en matières premières (malt, houblon, eau, levure et autres adjuvants) qui entrent dans la fabrication de la bière. Nous avons vu qu’il n’était pas si simple présentement de brasser de la bière qui serait entièrement issue d’ingrédients locaux, étant donné l’offre en matières premières qui n’est pas suffisante actuellement. Certains brasseurs notaient également la qualité moindre de certaines des ressources québécoises qui les pousse à utiliser des ingrédients qui proviennent d’ailleurs et qui seront plus conformes à leur goût. Malgré cela, l’utilisation d’ingrédients québécois est très importante pour plusieurs brasseurs et la plupart de ceux-ci en utilisent déjà une certaine proportion. Cette quantité augmentera probablement dans le futur, au fur et à mesure que l’offre en ressources locales deviendra plus intéressante.

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Par la suite, c’est avec la notion de terroir qu’a été analysé la bière produite par ces microbrasseries. Nous avons vu que le concept référait à une qualité gustative précise et unique qui serait transmise directement par la terre de production des matières premières entrant dans la fabrication de la bière. La grande quantité d’ingrédients qui entrent dans la composition de la bière ainsi que la variété de leurs provenances semblent toutefois rendre difficile l’attribution d’une quelconque qualité de terroir à la bière de microbrasserie. Quelques exceptions comme les bières composées à 100% d’ingrédients québécois et la bière de fermentation spontanée pourraient tout de même se rapprocher de cette notion de terroir. Comme ce sont des pratiques encore naissantes, on peut retenir qu’il reste assez difficile d’observer l’œuvre d’un quelconque terroir dans le domaine de la bière au Québec, comme ce peut être le cas plus clairement chez les vins AOC français par exemple. Les multiples significations accordées à cette notion de terroir par les différents brasseurs ont aussi été relevées. Certains brasseurs affirment par exemple que toutes les bières de microbrasserie sont issues par définition du terroir, en faisant référence au savoir-faire unique de chaque brasseur. Pour d’autres, c’est encore le résultat du produit final, ce qu’il évoque chez le consommateur, encore plus que la provenance des ingrédients qui le compose, qui peuvent être liés à un certain terroir local, à une richesse locale unique.

Enfin, la façon dont ces microbrasseries mettent en marché leur bière a aussi été étudiée. Nous avons pu constater que plusieurs de ces microbrasseries situées dans des régions éloignées des grands centres privilégient leur marché local en ne distribuant par exemple parfois que dans leur région ou encore en ne vendant leurs produits presqu’exclusivement qu’à la boutique directement à leur brasserie. C’est ce que j’ai désigné par la notion d’offre locale, qui avant tout permet l’acte de consommer local chez le consommateur. D’autres microbrasseries distribuent leurs produits partout à travers la province mais vont d’abord privilégier leur région immédiate, par exemple en offrant une plus grande quantité de brassins spéciaux seulement dans un rayon plus rapproché de la brasserie. Cela permet encore une fois de créer un lien privilégié et une certaine proximité entre le brasseur établi en région et le consommateur local habitant à proximité.

Dans le quatrième chapitre, nous nous sommes tout d’abord intéressés au rôle social que peut jouer le pub d’une microbrasserie dans ces régions éloignées des grands centres que sont le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. Le pub agit en effet 161

comme lieu de rassemblement, comblant parfois l’inexistence d’un autre lieu semblable dans les villages éloignés, où la communauté locale peut se rencontrer, discuter et passer du bon temps. Les microbrasseries sont à cet effet parfois désignées comme les nouveaux perrons d’église, ces derniers ayant permis autrefois de rassembler la communauté locale dans un même lieu favorisant les échanges. Cela mène dans certains cas à une redynamisation des régions dans lesquelles il n’y a pas beaucoup d’activités à caractère social. Nous avons également vu que les microbrasseries situées dans ces lieux éloignés pouvaient parfois devenir des destinations touristiques qui sont de plus en plus visitées, particulièrement pendant la période estivale. Les microbrasseries agissent donc comme vecteurs pouvant attirer des visiteurs et grâce à cet afflux touristique peuvent possiblement avoir des retombées économiques intéressantes pour les régions. Un travail de recherche visant à mieux comprendre l’impact des microbrasseries dans ces régions éloignées des grands centres et parfois dévitalisées à un niveau plus économique pourrait d’ailleurs être très intéressant.

C’est grâce à une analyse de l’image de marque des microbrasseries ainsi que des étiquettes retrouvées sur leurs bouteilles qu’il a été possible de voir que les différents noms des bières et autres représentations qui y sont présentes peuvent avoir des références à la région dans laquelle est implantée la microbrasserie en question. L’utilisation de références locales dans l’image de marque des microbrasseries n’est pas une pratique systématique mais on peut dire qu’il s’agit d’une approche fréquente. Ces références font par exemple écho à l’histoire de la région, à des personnages historiques locaux, à des lieux précis de la région, au folklore local ou à la religion. Par cette pratique, les microbrasseries s’imprègnent d’éléments typiques à la région dans lesquelles elles sont implantées et permettent au consommateur local de s’identifier à leurs produits. Il s’agit également d’une façon de valoriser ce patrimoine ou folklore local.

Cette recherche a permis de mettre au jour des aspects propres au monde microbrassicole québécois actuel. Ces conclusions s’insèrent dans la littérature au sujet des notions de terroir et de consommation locale en anthropologie en complétant certains des propos des auteurs que j’ai pu relever dans le chapitre sur le cadre conceptuel mais en appliquant ces concepts au contexte actuel des microbrasseries québécoises. Les microbrasseries des régions étudiées se retrouvent effectivement dans une situation où le 162

lien avec le consommateur est très valorisé (dans un effort de consommation locale, ou d’offre locale telle que nous avons pu en discuter). Les bières qui peuvent être considérées comme des produits du terroir, au sens strict du terme, sont quelque chose de rare mais de plus en plus fréquent, comme nous avons pu le voir avec les initiatives de bières issues à 100% d’ingrédients québécois ou encore avec les premières tentatives de fermentation spontanée effectuées au Québec. Elles tendent à recréer l’authentique et à la tradition du terroir. Il s’agit en effet de pratiques naissantes qui pourront possiblement devenir plus populaires dans les prochaines années, engendrant ainsi la création d’un terroir québécois. Les efforts mis en œuvre par les brasseurs pour valoriser la consommation locale et le terroir local se manifestent par l’ancrage régional de leurs microbrasseries que nous avons pu observer.

Cette recherche comporte cependant certaines limites. Un point qui pourrait être approfondi est celui concernant l’industrie des malteries et des houblonnières au Québec. En effet, nous avons obtenu ici principalement le point de vue des différents brasseurs quant à cette industrie et à son développement. Il aurait pu être pertinent de sonder également ce milieu qui croît de plus en plus afin d’en obtenir une meilleure compréhension et d’observer ses développements réels à l’heure actuelle.

Un second aspect à approfondir serait celui des perceptions des clients des microbrasseries ou même des habitants du village dans lequel est implanté une microbrasserie. Cela aurait possiblement permis une meilleure vue d’ensemble de l’impact de l’implantation d’une microbrasserie dans sa région et sa communauté.

Il pourrait être intéressant d’effectuer une étude comparative, toujours sur le thème de l’ancrage régional des microbrasseries, mais sur un terrain différent. D’autres régions éloignées des grands centres comme le Saguenay-Lac-Saint-Jean ou la Côte-Nord seraient sans doute des terrains intéressants étant donné que plusieurs microbrasseries innovantes s’y trouvent. Il serait alors possible de voir de quelles façons ces microbrasseries s’ancrent dans leur région et d’être en mesure de comparer les ressemblances, ou différences s’il y a lieu, avec les microbrasseries du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. Un travail de terrain en ville serait également tout aussi captivant. Québec et Montréal sont deux villes dans lesquelles un grand nombre de microbrasseries s’établissent, dans ce

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contexte actuel d’émergences de plusieurs microbrasseries. Il serait alors intéressant d’observer de quelles façons ces microbrasseries situées en milieux urbains agissent dans leur quartier ou leur communauté. Il serait aussi possible d’observer les ressemblances ou différences du rôle qu’occupent ces microbrasseries comparativement à celles qui sont situées en milieux ruraux par exemple.

Finalement, ce mémoire aura permis de soulever plusieurs questions face aux notions de terroir, de consommation locale et d’offre locale. Il aura permis de mieux comprendre le contexte dans lequel évoluent les microbrasseries du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine et la façon dont celles-ci sont ancrées dans leur région. Une telle ethnographie constitue en quelque sorte une fenêtre, nécessairement positionnée, sur une réalité qui prend place dans la société québécoise. Je suis d’avis, en tant qu’étudiant en anthropologie, que la compréhension des pratiques qui prennent place dans sa propre société constituent un pas de plus vers la connaissance de soi. Il s’agit d’un point de départ vers une plus grande ouverture et curiosité envers l’Autre, et espérons-le, à une plus grande acceptation des pratiques qui peuvent différer de celles de sa propre société ou culture. La bière que brassent les microbrasseries est d’ailleurs plus souvent qu’autrement un simple prétexte au rassemblement. Santé!

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Annexe 1 – Tableau de l’augmentation du nombre d’entreprises brassicoles au cours des années au Québec

(Source : http://www.ambq.ca/statistiques-1)

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Annexe 2 – Schémas d’entretien A - Schéma d’entretien pour les microbrasseurs

1. Identification de l’interlocuteur et contexte de l’entretien • Nom : • Son entreprise : • Rôle au sein de cette entreprise : • Lieux de l’entrevue : • Dates de l’entrevue : 2. Questions sur l’interlocuteur et son travail • Depuis combien de temps travaillez-vous dans le milieu brassicole? Quel est votre parcours professionnel et quelles ont été vos expériences avant d’ouvrir une microbrasserie? • Comment et pourquoi avez-vous décidé de devenir brasseur? • Qu’appréciez-vous de ce métier? • Quelle est la routine d’un brasseur?

3. Questions sur l’entreprise • Depuis quand la microbrasserie existe-elle? • Combien d’hectolitres produisez-vous actuellement? Quelle a été votre évolution et quels sont vos objectifs pour le futur? • Si c’est le cas, quelles valeurs désirez-vous transmettre avec cette microbrasserie? • Est-ce que quelque chose vous distingue des autres microbrasseries au Québec? Qu’est-ce qui rend votre microbrasserie unique? • Quel est votre plan pour le futur de la microbrasserie (expansion, distribution, produits…)? 4. Questions par rapports aux produits • Quel type de bière brassez-vous? Lesquelles se démarquent et pourquoi? • Si c’est le cas, quelles valeurs rattachez-vous à vos produits? • Quelle est l’image que vous désirez transmettre par l’intermédiaire des étiquettes de vos bières? • Quelle est la signification du nom de vos bières? 5. Questions par rapport au territoire où se trouve la brasserie et liens avec le terroir • Quels sont les ingrédients que vous utilisez et d’où proviennent-ils? • Est-il important pour vous d’utiliser des ingrédients locaux? • Quelles sont les avantages, désavantages et limites à utiliser des ingrédients locaux, autant dans l’approvisionnement que le résultat final obtenu avec la bière? • Pourquoi avez-vous décidé d’implanter votre microbrasserie dans ce milieu (éloigné des grands centres)? 174

• Qu’est-ce qui explique le succès de microbrasseries en milieu rural? • Comment contribuez-vous avec votre microbrasserie au bien-être de la communauté, du quartier ou de la population à proximité? 6. Questions par rapport à la valorisation de la consommation locale • Selon vos observations, les gens de la région sont-ils fidèles à la bière brassée dans leur région? • De quelle façon effectuez-vous le lien avec le consommateur? • Que désirez-vous offrir comme produits? De la qualité, un bon goût, un produit créé à partir d’ingrédients locaux, un produit peu dispendieux, etc. ? • Si c’est le cas, où et comment vos produits sont-ils distribués? Quel est votre plan par rapport à la mise en marché et qu’est-ce qui explique ces décisions?

B – Schéma d’entretien pour l’expert en bière

1. Identification de l’interlocuteur et contexte de l’entretien • Nom : • Ses réalisations : • Lieux de l’entrevue : • Date de l’entrevue : 2. Questions par rapport au milieu microbrassicole et autres

• Pourquoi selon vous connait-on un essor aussi fulgurant des microbrasseries dans les dernières années? Quels éléments ont créé le contexte que l’on connait aujourd’hui? • Pour quelles raisons croyez-vous que cet essor s’étende même à des régions moins prospères et plus éloignées des grands centres comme le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie (ce sont celles qui contiennent le plus de micros par habitant)? Qu’est-ce qui fait que ces entreprises sont viables selon vous? • Si c’est le cas, comment les microbrasseries contribuent-elles au bien-être de leur communauté, de leur quartier ou de la population à proximité? Dans le contexte d’un milieu rural ou éloigné des grands centres comme le Bas-Saint-Laurent ou la Gaspésie? • Selon vous, quel genre de personne (avec quels objectifs, quelle vision, quelles valeurs…) décident de démarrer une microbrasserie présentement dans le contexte social et économique du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie? • Quelle est selon vous l’importance culturelle ou sociale de la bière? Au Québec? L’importance de la bière de microbrasserie locale dans un contexte de région éloignée comme le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie (qu’est-ce qu’elle apporte dans cette culture ou société québécoise de région)?

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3. Questions par rapport à la valorisation de la consommation locale

• Pourquoi croyez-vous qu’il y ait un regain d’intérêt de la part du consommateur dans les dernières années au fait de consommer local, de découvrir les produits locaux de différentes régions du Québec? • On parle souvent de consommation locale. Certaines entreprises, des microbrasseries notamment, proposent avant tout une offre locale (c’est-à-dire que leurs produits sont uniquement disponibles dans la région de production ou même parfois seulement à la brasserie directement). Que croyez-vous qui motive ces choix et quelle est votre opinion concernant ce type de mise en marché?

4. Questions par rapport au terroir

• Selon vous, qu’est-ce qui fait qu’un produit peut être considéré comme un produit du terroir? Si c’est le cas, la bière de microbrasserie au Québec est-elle un produit du terroir? Si oui, sous quelles conditions? -Par exemple : Est-ce qu’une bière d’inspiration allemande brassée au Québec avec des malts importés d’Allemagne peut être considérée comme un produit du terroir québécois? • Croyez-vous que les brasseurs soient de plus en plus enclins à utiliser des ingrédients québécois? Quels sont selon vous les avantages, désavantages et limites à utiliser des ingrédients locaux présentement, autant dans l’approvisionnement que dans le résultat final obtenu avec la bière? • Au niveau du branding (noms des bières, images sur les étiquettes…), certaines microbrasseries (Unibroue, Trou du Diable ou le Naufrageur parmi tant d’autres) démontrent un rattachement au terroir, au patrimoine local ou au folklore québécois. Selon-vous, pourquoi utilisent-elles ce type d’image? Qu’est-ce que cela évoque chez le consommateur?

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Annexe 3 – Carte des microbrasseries de la Route des bières de l’est du Québec

(Source : Page Facebook de la Route des bières de l’est du Québec)

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Annexe 4 – Grille d’observation (Roberge 2007 dans Coulombe-Demers 2015 : 145)

Date : Lieu : QUI? 4) Qui sont les personnes présentes? 5) Quelles sont les interactions entre ces dernières? QUOI? 4) Que se passe-t-il? 5) Quelle est la nature de ce qui est observé? 6) Que font les personnes, que disent-elles? 7) Quel langage corporel utilisent-elles? QUAND? À quel moment l’observation se fait-elle? Est-ce que l’événement est susceptible de se reproduire? A-t-il déjà été observé à un autre moment? OÙ? Dans quel lieu précis se déroule l’observation? Comment se présentent les lieux? Quelle est l’ambiance? Quelles sont les particularités des lieux? POURQUOI? Pourquoi cette situation se produit-elle? Pourquoi ces personnes sont-elles là? Est-ce habituel? COMMENT? Comment se déroule la situation? Y a-t-il des règles à suivre? Est-ce complètement désordonné?

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Annexe 5 – Thèmes utilisés dans l’image de marque des microbrasseries étudiées

L’environnement dans Autres Histoire Religion Folklore lequel est situé la thèmes locale microbrasserie divers 1. À l’Abri de la X Tempête

2. Brasserie Auval X

3. Le Caveau des X Trois-Pistoles

4. La Fabrique X

5. Le Malbord X X X

6. Le Naufrageur X

7. Le Secret des X Dieux

8. L’Octant X

9. Microbrasserie Au X X Frontibus

10. Microbrasserie X Cap Gaspé

11. Pit Caribou X X

12. Tête d’Allumette X

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Annexe 6 – Descriptions retrouvées sur les étiquettes de bières et/ou commentaires des brasseurs concernant le concept derrière le nom et l’imagerie des bières

A – Le Caveau des Trois-Pistoles, Trois-Pistoles • La Mon Minou, Ale blonde de type Kellerbier : « La Mon Minou c’est un concept léger on s’entend, c’est « boire un verre de bière mon minou » ». • La Pistoloise, Ale rousse irlandaise : « La Pistoloise c’est tiré de l’esprit d’aventure, de visiter la région ici, mi tourisme mi aventure, le kayak, les découvreurs, l’histoire des irlandais, des basques, des bretons qui sont passés ici avant ». • La Dame des Neiges, bière de blé belge au sapin et à l’épinette : « La Dame des Neiges c’est « Notre-Dame-des-Neiges », la paroisse ici. C’est une bière un peu mystique, avec des essences forestières. On met du sapin et de l’épinette dedans. C’est la dame de la forêt, la dame des neiges ». • La 1959, une Saison aux pommes de terre : « La 1959, c’est pour la date de construction du bâtiment ici, qui était un caveau à patate, donc cette bière-là c’est une Saison aux patates. Je n’en connais pas d’autre des bières aux patates, il y en a sûrement d’autres mais moi je n’en connais pas d’autres. On a voulu faire une Saison parce que c’est un style que j’affectionne particulièrement ». • La Guerre des Clochers, un Stout de seigle. Elle a été nommée d’après la dernière pièce présentée au caveau théâtre en 2012. Nicolas Falcimaigne explique l’histoire derrière ce nom, liée à l’histoire du bâtiment où se trouve la microbrasserie aujourd’hui : En 2012, ça a été épique autant au Québec qu’à Trois-Pistoles, il y avait les manifestations étudiantes et tout ça. Moi dans ce temps-là j’étais journaliste, je courais après les manifs. Ici il y a Gabriel Nadeau-Dubois qui est venu faire une conférence, juste ici dans le stationnement. Et ça a déclenché tout, on a fait toute une série d’article là-dessus. Les autorités ici ont coupé les fonds au Festival [l’Échofête]. Victor Lévy [l’écrivain, à qui appartenait alors le caveau théâtre] a offert son stationnement pour que le festival se tienne quand même et ça a mis le théâtre en faillite. Les acteurs, ont fait un grief à l’UDA et ça a tout fait s’effondrer le château de carte. Nous on a pu acheter le bâtiment 4 ans plus tard. Il a été abandonné pendant 4 ans. On voulait lui donner une nouvelle vocation qui respecte le patrimoine.

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• La Bavarde, IPA fumée. Celle-ci fait référence au Festival de contes, le Rendez- Vous des Grandes Gueules, qui a lieu à chaque année à Trois-Pistoles dans la vieille forge, convertie en salle de spectacle : « C’est la bière du Festival de contes [le Rendez-Vous des Grandes Gueules], dans quelques jours c’est le Festival de contes. Depuis l’an passé on sert la Bavarde. On l’a fait d’abord brasser ailleurs, dans une autre microbrasserie et là depuis qu’on est démarré on la brasse ici et on va pouvoir la servir au festival. […] La fumée c’est un peu la fumée de la forge aussi, il y a tout un côté « feu » là-dedans ».

B – La Fabrique, Matane

• La Gros Chars, une IPA, a par exemple « été ainsi nommée pour commémorer l’arrivée du train à Matane en 1910 ». • La Rivière Blanche, une Witbier : « tire son nom du premier village à l’ouest de Matane, Saint-Ulric, qu’on appelait autrefois Rivière Blanche du nom de la rivière qui passe en son centre ». • La Salamagone, une Ale ambrée américaine : « tire son nom du patois “Son of a gun” qui a pu à une certaine époque passer les frontières américaines et être transformé au fil du temps par les gens du coin » • La République, une Ale blonde : « tire son nom de l’espérance d’un pays qui n’en est pas un, comme le dirais Gilles Vigneault ». • La Goupil, une : « La Goupil (le “l” est muet) tire son nom du renard roux que l’on appelait autrefois goupil et dont elle partage aussi la couleur. Un petit village situé au sud-ouest de Matane porte également le patronime de Saint-René Goupil. Elle est brassée en l’honneur de la grand-mère du brasseur, Madame Alice Goupil ». • La Misère Noire, un Porter : « est ainsi nommée en l’honneur des habitants qui ont défriché le pays de leurs mains, arpent par arpent. C’est un “Je me souviens” d’une époque pas si lointaine où paysans, travailleurs d’usine, mineurs, pêcheurs, ont sacrifié leur vie pour nous donner le Québec en héritage. » • La Caltor, un Stout : « tire son nom du patois utilisé pour désigner du goudron ou, par extension, de l’asphalte. Il provient de l’anglais “Coal Tar” littéralement goudron de charbon. La Caltor étant une bière d’un noir impénétrable, ou comme disent les anglais, “Pitch Black” ».

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• La Godendard, un vin d’orge : « Le Godendard est une longue scie utilisée par deux bûcherons pour abattre des arbres. Cette bière est un hommage à la tradition forestière du Québec ». • La Normands, une Brown Ale américaine : « fût ainsi nommée en mémoire du père d’un ami et fait aussi référence aux peuples nordiques dont les descendant peuplèrent la Normandie et ensuite la Nouvelle-France ». • La Patriote, une Session IPA blanche : « est brassée en l’honneur des patriotes de 1837 qui se sont battus pour la république, la démocratie et la liberté ». • La Métisse, une Black IPA : « est un hybride entre une Stout et une IPA, son nom est également un clin d’œil à la municipalité de Métis située non loin de Matane ». • La Tartigou, une Double belge : « tire son nom d’une petite rivière située à l’ouest de Rivière Blanche et particulièrement appréciée des baigneurs de la région depuis fort longtemps ». • La Duplessis, un Foreign Extra Stout : « tire son nom de Maurice Duplessis, Premier Ministre du Québec pendant 18 ans entre 1936 et 1959. Certains ont surnommé son règne de grande noirceur, un peu à l’image de la Duplessis ». • L’Esperanza, une West Coast IPA : « est un hommage à l’idée de liberté et à l’espoir d’une vie meilleure que l’ouest a représenté depuis Colomb et Magellan à la recherche d’une route vers les indes, en passant par la colonisation de l’Amérique et finalement par la conquête du Far West au 19e siècle ».

C – Le Malbord, Saint-Anne-des-Monts • La Voile de la Mariée, une Witbier aux graines de chanvre : « la Voile de la Mariée, c’est une chute à La Martre [non loin de Sainte-Anne-des-Monts] ». D’après la description sur la cannette : « Le Voile de la mariée, source mère de la Haute-Gaspésie. Dévalant la falaise rocheuse de La Martre, elle s’unit dans un torrent de métissage entre amérindiens et colons européens ». • La Missive, une Ale blonde : « La Missive raconte l’histoire de Timothé Auclair, qui était un postier, un gars qui livrait le courrier à pied dans les années 1800 ». Encore d’après la description officielle : « Postier à pied, Timothée Auclair apporta les nouvelles du littoral haute gaspésien, parfois au péril de sa vie. Cette bière blonde vous fait revivre

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l’aventure d’un livreur de courrier qui affronta la nature, coupée par des caps et des falaises battues par la mer ». • La Collin, une Ale rousse irlandaise : « Celle-là c’est pour Léon Collin, qui était un conteur, qui pêchait à Tourelle [dans la région de Sainte-Anne-des-Monts]. Il y a des enregistrements de lui sur des disques d’antiquités, des genres de galettes de cire, une vieille méthode d’enregistrement. C’est un personnage qui était très connu ». D’après l’étiquette : « Fort comme la nature, Léon Collin était un homme qui n’avait peur de rien. De par son parcours entre mers et montagnes, ce pêcheur de Tourelle racontait des histoires merveilleuses, précieux héritage de contes populaires ». • La Flibuste, un Stout à l’avoine : « La Flibuste c’est notre Stout. La famille Morin qui vivait ici était réputée pour être un peu pirate sur les bords, des contrebandiers qui pillaient les bateaux qui venaient s’échouer en Haute Gaspésie ». D’après la description sur la cannette : « La famille Morin vivait de pêche et de trappe. Sous ce mode de vie se cachaient des tendances de contrebandiers et de flibustiers. Pirates des mers, ils volaient librement le butin de bateaux en naufrage ». • La Pagon, une IPA : « La Pagon est en référence à Flavie de Mahoney qui était une grosse dame de La Martre qui était réputée pour être très grosse et forte. Elle était un peu « freak show » à la limite et s’est fait engager dans un cirque. Elle est partie aux États-Unis, ça a l’air qu’elle serait morte là-bas ». Selon l’étiquette maintenant : « Flavie Maloney était une femme corpulente et étonnamment grande. Une femme qui, à elle seule, tirait la barque sur la grève tout en empoignant son petit mari sous sa large aisselle. S’exilant de La Haute- Gaspésie sous le nom de La Pagon, elle connut un succès monstre aux États-Unis dans le cirque où elle s’exhibait ».

D – Le Naufrageur, Carleton-sur-Mer • La Malauze, une Ale blonde : La Malauze fait référence au Marquis-de-Malauze, un navire marchand français : Le Marquis-de-Malauze est un navire marchand envoyé par la France avec cinq autres navires pour épauler les troupes de Québec lors du second siège de la ville en 1760. Seuls trois navires réussissent toutefois à traverser l’Atlantique : le Marquis-de-Malauze, le Machault et le Bienfaisant. Réfugiés à l’embouchure de la rivière Ristigouche, ils sont rejoints par les Anglais et font face à de sanglants combats. Le Machault et le Bienfaisant 183

sont coulés par les Anglais, qui s’emparent des vivres et des munitions. Puis, le Marquis-de-Malauze est arraisonné. Les Français réussissent néanmoins à établir une garnison sur les berges de la rivière Ristigouche. Ils survivront dans la Baie-des-Chaleurs en compagnie des Micmacs et des réfugiés acadiens.

• La Léonne, bière de blé d’inspiration belge. Il s’agit du navire du naufrageur Léon Roussy, aïeul des brasseurs de la microbrasserie le Naufrageur : Léon Roussy entame une carrière fructueuse de flibustier à partir des années 1750. Revenant des Antilles, il s’enfuit en Nouvelle-France avec le navire d’un beau-frère et sa riche cargaison de 290000 livres d’argent. Il prospère ensuite comme marchand sur le fleuve Saint-Laurent avant de se mettre à pourchasser les navires anglais, devenus trop hostiles dans la région. Capturé par l’un d’eux, il réussit à s’emparer du bateau et s’enfuit dans la baie des Chaleurs. Dès lors, on ne le voit plus naviguer que de nuit ou par grands jours de brume. Il continue de se livrer à la piraterie sur son insaisissable bateau, la Léonne, qui devient rapidement un objet de légende dans la région.

• La Corte-Real, une Pale Ale. Corte-Real est un explorateur portugais, mort dans la région de la Baie-des-Chaleurs : En 1501, l’explorateur portugais Gaspar Corte-Real sillonne la Baie-des- Chaleurs et rencontre les Micmacs. Comme il l’avait fait un an plus tôt avec les Béothuks de Terre-Neuve, il essaie d’enlever certains d’entre eux pour les ramener comme esclaves à la cour du Portugal. Son entreprise tourne mal et Gaspar se réfugie sur l’île aux Hérons, où les Micmacs tuent son équipage et le laissent attaché à une pierre que la marée submerge lentement. L’année suivante, son frère Miguel part à sa recherche. Cette fois, les Micmacs reconnaissent le bateau et les couleurs portugaises, et attaquent le navire du second Corte-Real. De furieux combats font rage sur le bateau qui prend feu. Tout le monde périt et le bateau dérive dans la baie en proie aux flammes qui feront sa légende…

• La Colborne, une Ale rousse. Il s’agit d’une référence à un navire anglais qui a fait naufrage dans la région de Port-Daniel : Le Colborne, voilier de 350 tonnes de la marine anglaise, traverse l’Atlantique en 1838. Il transporte à son bord, outre de riches Anglais, 40 caisses d’or destinées au paiement des soldats anglais du Canada. Le 15 octobre, par un soir de tempête, le voilier s’abîme sur des récifs au large de Gascon-Newport. Seuls six marins survivent au naufrage et l’on ne retrouve jamais que cinq caisses d’or… Que s’est-il passé réellement cette nuit-là? 184

Nul ne peut l’affirmer. Néanmoins, on peut encore aujourd’hui admirer les luxueuses maisons victoriennes que bâtirent les survivants du naufrage à Port-Daniel et on continue de s’interroger sur ce qu’il advint du reste de l’or anglais.

• La St-Barnabé, un Stout à l’avoine. Il s’agit d’un navire de guerre ayant été construit pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a fait, jusqu’à récemment, office de bar, celui-ci étant échoué sur les rives devant Carleton-sur-Mer : Le St-Barnabé fût construit durant la guerre par la marine canadienne pour servir de démineur afin de contrer les ambitions des nazis et leurs terribles engins de guerre qui semaient la mort dans le golfe du St-Laurent. Fier survivant de cette tragique épopée, il servit par la suite de bateau-école pour l’Institut maritime du Québec, où il contribua à former nombre de valeureux capitaines et de solides matelots. Tel un vieux marin fatigué, il se repose aujourd’hui sur les plages de la Baie-des-Chaleurs.

• La Courlieu, une Ale blonde d’inspiration belge. Cette bière rend hommage à l’un des bateaux de Jacques-Cartier, explorateur français ayant mis pied à terre dans la région de la Baie-des-Chaleurs : La Courlieu est nommée en l’honneur de l’un des bateaux avec lesquels Jacques Cartier a exploré la Nouvelle-France. La baie des Chaleurs constitue le premier endroit où Cartier a noué contact avec les peuples amérindiens, en l’occurrence la nation micmaque. Quelques jours après cette rencontre, Cartier a débarqué à Gaspé et il a pris possession du territoire au nom du roi de France.

E – Le Secret des Dieux, Pohénégamook • La Baptême, une Pale Ale américaine : « La Baptême, c’est une Blanche belge. C’est souvent la première bière qu’on boit quand on commence l’expérience microbrasserie, c’est le premier sacrement. On a fait le lien avec ça tout de suite ». • La Sacristine, une Ale rousse irlandaise : « Un sacristain c’est quelqu’un qui prépare les offrandes avant une messe ». • La Bedelle, une Witbier : « La Bedelle c’est le féminin de bedeau. C’est celui qui prépare tout lors d’un service funéraire ». • L’ImPardonnAble, une IPA. Son nom a été choisi suite à un concours lancé après le tournage de l’émission Ça va Brasser! à la microbrasserie : « Donc on a eu environ 300

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suggestions et on sait que Pohénégamook c’est un lieu qui est riche en histoire avec le bootlegging, avec la frontière [des États-Unis] tout près. Ce qu’on aimait dans ce nom-là, c’est que dans ce le mot « impardonnable », il y a les trois lettres « IPA » et « impardonnable » ça peut être religieux, ça peut être au niveau bootlegging aussi, incorruptible, impardonnable… ». • La Confesse, un Stout à l’avoine : « La Confesse, la noirceur du confessionnal, une bière noire ». D’autres noms de bières encore vont plutôt miser sur un aspect régional ou historique en lien avec l’emplacement de la microbrasserie à Pohénégamook :

• La Frontière, un vin d’orge : « J’ai brassé un Barleywine américain en collaboration avec la Fabrique [de Matane] qui s’appelle la Frontière. Notre brasserie est à trente secondes du Maine ». • La Caisse Noire, une Black IPA : « J’ai brassé une Black IPA qui s’appelle la Caisse Noire. La caisse noire c’est une caisse qui était faite en bois et que les employés du chemin de fer laissaient sur le bord du chemin de fer pour le shift d’après. S’il y avait des mots à écrire, ils laissaient ça dans la caisse de bois. Après 2-3 ans elle était rendue noire parce que les employés de chemin de fer travaillaient et étaient sals. La caisse noire est devenue outil de trafic aussi… ». • La Ponik, une Gose : « [Selon une légende locale] on a un monstre dans notre lac ici. Donc j’ai brassé une Gose qui s’appelle la Ponik [d’après le nom du monstre marin] ». • La Pohénégamook Beach, une Berliner Weisse aux framboises : « Ma Berliner Weisse fruitée de cet été s’appelait la Pohénégamook Beach. C’est très important pour nous d’avoir ce petit côté terroir, ce petit côté local ».

F – Cap Gaspé, Gaspé • La Blonde du Bout du Monde, une Pilsner : En lien avec le cap Gaspé qui était considéré comme le bout du monde. Cette bière a été servie en lors de l’édition 2017 du Festival Musique du Bout du Monde qui a lieu à Cap Bon-Ami, non loin de Gaspé. • La Première Bordée, une Hefeweizen ou Blanche allemande. Il s’agit d’une référence aux skieurs à aux hivers gaspésiens : « Notre Hefeweizen elle s’appelle la

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Première Bordée. Nous on est des skieurs et la Gaspésie est vraiment reconnue pour les chutes de neige donc c’est un petit clin d’œil pour les skieurs ». • La Vauréal, une . Vauréal est un élément du paysage de l’Île d’Anticosti : « Ma Altbier elle s’appelle Vauréal. Vauréal c’est un canyon et une chute merveilleuse sur l’Île d’Anticosti. Mon père a travaillé là longtemps et on voulait parler de l’île d’Anticosti vu que ce n’est pas une région dont les gens parlent beaucoup et pourtant c’est magnifique, c’est beau. Les pétrolières s’apprêtaient à forer là-bas et ça a finalement été stoppé ». • La Gamache, un Stout nommé en référence à un personnage historique ayant vécu sur l’Île d’Anticosti : « Gamache c’est un nom de famille en fait, d’un homme qui s’appelle Louis-Olivier Gamache, qui a existé, sur l’île d’Anticosti. Les gens disaient que c’était un sorcier et qu’il parlait avec le diable, qu’il aurait fait échouer des navires, c’est tout un personnage ». • La Haldimand Beach, une New England IPA. Elle a été nommée en l’honneur d’une plage locale : « C’est une plage ici à Gaspé, une grande plage naturelle, de sable fin. C’est immense, c’est une des plus belles plages au Québec. Avec ça on voulait faire une bière un peu estivale ».

G – Pit Caribou, l’Anse-à-Beaufils • La Blonde de l’Anse, une Ale blonde : « Dans le cas de la Blonde de l’Anse, on parle de la Blonde de l’Anse-à-Beaufils, parce qu’on est à côté, donc on voulait ça très régional ». • La Bonaventure, une Ale rousse : « La Bonaventure, c’est pour l’île. On fait juste se revirer et on voit l’île Bonaventure à partir de la micro ». • La Gaspésienne No. 13, un Porter : « Une gaspésienne c’est un type d’embarcation, de bateau, de chaloupe, qui servait pour aller à la pêche. Au départ on s’était fait dire que la Gaspésienne No. 13 n’avait jamais été construite, par superstition. On s’est dit nous autres on va la faire vu qu’elle n’a jamais été faite. Finalement, il paraitrait qu’elle aurait existée ». • La Blanche de Pratto, une Witbier : « Pratto c’était Percé en fait. Jacques-Cartier avait appelé Percé Pratto, l’Anse de Pratto ».

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• La Gose IPA du Barachois, une Gose bien houblonnée : « Il y a bien sûr le village de Barachois ici pas très loin mais Barachois c’est aussi un nom de milieu salin, un estuaire qui contient de l’eau douce et de l’eau salée. Cette bière-là est légèrement salée. On essaie toujours que les noms soient locaux ». • La Session IPA de Lesseps, une New England Session IPA : « Elle est nommée en l’honneur du premier aviateur à survoler la Gaspésie en 1926. Jacques De Lesseps a photographié plus de 80 000 km2 de notre territoire ». • L’IPA Américaine des Appalaches, une IPA américaine : « Elle est nommée en hommage à ceux qui parcourent à pied l’Amérique à travers les montagnes des Appalaches. Le sentier de plus de 3500 km se termine au bout de la Gaspésie ». • L’Arlequin, une Double New England IPA : « Elle est nommée en hommage aux espèces menacées ou vulnérables qui parcourent le territoire de la Gaspésie deux fois l’an pour leur migration [d’où le fait qu’il s’agisse d’une Double IPA]. L’Arlequin plongeur est un canard de mer qui quitte les eaux salées au printemps pour se reproduire dans les rivières. Il est en voie de disparition sur la côte atlantique, dont la Gaspésie ».

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