LES ARCHIVES BERBERES

Publication du Comité d'Études Berbères

de Rabat

Volume II - Fascicule 1 Année 1917 MARRIAGE CEREMONIES IN

L'article que nous publions a cette place est la traduction d'un extrait de Marriagt Ctrtmanits in Morocco, du professeur Westermarck, livre qui, lors de sa publication, en 1914, fut accueilli avec la plus grande faveur par le monde savant. Conçue et poursuivie avec l'esprit hautement philosophique qui caracté­ rise lci> travaux de l'éminent professeur du Londres et d'Helsingfors, enri­ chie de nombreuses citations et références, cette œuvre dont l'auteur a recueilli les matériaux sur place, au milieu de populations encore dirhcile- tnent accessibles, intéresse à la fois le sociologue, l'ethnologue et le lin­ guiste : elle restera le modèle des travaux de ce genre. Nos lecteurs sauront donc gré, comme nous-mêmes, i M. Westermarck et à MM. Macmillan, de Londres, ses éditeurs, de la bienveillante courtoisie avec laquelle ils nous ont permis de donner, pour le plus grand profit des berbérisants étrangers a la langue anglaise, une traduction due A la plume élé­ gante et fidèle de Madame }. Arin, de divers extraits de ce livre remar­ quable à tous égards. A. B.

CHAPITRE I

LES FIANÇAILLES ET LE CONTRAT DE MARIAGE (^Aqi m-nïkùlj)

La loi musulmane considère essentiellement le mariage (nikâh) comme un contrat civil, dont la validité dépend d'une demande faite par l'une des parties, et de son acceptation par l'autre. Lorsqu'il est contracté pour une femme qui n'est plus sous l'autorité paternelle, il est nécessaire qu'elle y donne son consen­ tement, soit expressément, soit à tout le moins tacitement, si elle est vierge ; en ce dernier cas, son silence ou son rire est interprété comme consentement •. Mais, selon le rite mâlikite que suivent les Marocains, une femme ne peut se marier sans la permission de son wali (tuteur)1, qui est, en première ligne, son fils d'un précédent mariage ; en seconde ligne, son petit-fils (le

1. Araeer Ali, M.ibommahii Law, 11 (Calcutta. 1908), pp. Jî4. 335. 34) sq. ; Milliot, L.I femme uiiitultiMiit au (Paris, 1910), p. toi sq.; Sidl Halil, Muhtaiar, $ 4o(Russell and Abdullah al-Ma'mun Suhrawardy, A Mattual of tht Law of Marriagt from l) L'ue femme de condition basse peut cependant se marier sans wali (ib!d.,$ 37, p- ")• fils de son fils); en troisième ligne, son père, ou, à leur défaut, un de ses parents paternels dans l'ordre suivant : le frère ger­ main, le neveu, le grand-père, l'oncle, le cousin. Si elle n'a aucun de ces parents, son walï est le qadi. L'intervention d'un tuteur est requise, dit M. Araeer Ali, a pour suppléer à l'inca­ pacité présumée de la femme de comprendre la nature du con­ trat, d'en arrêter les termes et autres choses de semblable portée, et pour empêcher la jeune fille d'être victime d'un aventurier peu scrupuleux ou d'épouser un individu qui, moralement ou socia­ lement, ne lui conviendrait pas* ». Par contre, si la femme esc encore sous la puissance paternelle, son consentement n'est pas requis. Chez les Hanafites, le droit qu'a le père de marier sa fille s'éteint dès qu'elle est nubile >, mais il n'en est pas ainsi chez les Malikites. Chez eux, elle ne cesse d'être sous son autorité que lorsqu'il est mort ou lorsqu'elle a été expressément émancipée par lui de son vivant4, ou lors­ qu'elle se maiie (à moins que son mariage n'ait eu lieu et n'ait été dissous avant qu'elle ne soit nubile, ou qu'il n'ait été dissous, sans avoir été consommé, avant qu'elle n'ait passé un an dans la demeure de son époux), ou enfin, d'après quelques juristes, lorsqu'elle a atteint l'âge de trente ans au moins 5. Chez les Sunnites, dont font partie les Malikites, il est de règle qu'une proposition ou déclaration précède l'acceptation, afin de manifester de façon concluante l'intention des parties '. Leurs juristes recommandent l'usage de la Fatihah, chapitre ini­ tial du Kor an, lors de la conclusion du mariage, mais ils ne con­ sidèrent pas, comme les Chl'ites, que l'emploi en soit, en aucune mesure, obligatoire?. Le contrat de mariage renferme les

1. Stdi Halil, op. cit., îi(p. 9). 2. Ameer Ali, op. cit.. p. 33$. Cf. MiUiot, op. cit., p. 104- 3. MilUot, op. cil., p. 81. 4. L'émancipation peut toutefois n'avoir pour but que de lui permettre de se choisir un mari, tandis que U geiaucc de ses biens reste sous le contrôle paternel. La tutelle matrimoniale n'est p.\s lice nécessairement à la garde des biens et à leur administration (ilusscll et Abdullah al-Ma'mun Suhrawardy, op. cit., p. 7, n. 2). 5. Sld! Halll, op. i-i/., 0 24 sq. (p. 6 sq.); Miluot, op. pp. 79, 80, 87 sq. 6. Amccr Ali, op. cil., p. 5J5- 7. Ibiii., p, 329. Cette recommandation est d'ailleurs généralement suivie. Voir Gaudefroy-Deinombynes, Las cii fmonits du waruige cArç Us indigèua de l'Algtitt (Paris, 1901°), p. 1 S, et

tleniciuien, dans Journal asiatiipie, sér. X, vol. IV (191)4), p. 74 (Tleracen) ; Latic, Ma mit 1 s aiul Ciisloius of Ht Mahnt ligyptians (London, 1896), p. 174, et Idem, Ariibian Society in Ibe MiJdleAget (London, 1H83), p. 231 (Egypte) ; Snouck Hurgronje, Meklrj, II (L-i H.ive, 1889), p. i6a,Burton, Peuonal Karm­ in* of a PHarimage to Al-Madinah and Meccab (London, 1898), p. 23 (Médina); C. T. Wilson, Peatant Life tn tltt Holy Luid (London, 1906), p. 112 ; Guys, CHDCI viché algéiitntn 5v/M (Paris, 18y 4), p. ÎOO (Alep); Jaftur Shurreef Qanoo»-e-islam, or tht Cusloms of Die Miissiilniiuis of luditi (Madras, 1863), p. 61. 1. Ameer Ali, op. Jt., p. 328. a. Ibid., p. soj. j. Ibid., p. 325. 4. Sidl Halil, op. cil., S s (p. a). 5. En Algérie, d'après M. Villot (Merun, coutumes et institutions du indigents de P Algérie [Alger, 1888]. p. 76), « l'indépendance de la jeune fille est nulle dans la pranque »• De même A Tunis (Sellami, Li fewrne musulmane, dans Revue Tunisienne. III [1896), p. 435) et dans bien des régions de la Pales­ tine (Klein. Mitteilungen über Leben, Sitten und Gebrauche ¡1er Felladmi in Palastina. dans ZeihcJiiift des Deutschen Pahtetlinj-Vereins, VI [1883], p. 88 sq.), la jeune fille n'a pas voix au chapitre. Mais les Bédouins du désert diffèrent totalement de tous les indigènes musulmans de Palestine en ce qu'ils hissent leurs filles libres d'accepter ou de refuser une demande en mariage (Robinson Lces. Tlx tl'iluess of tlx Wilderne« |Londres, 1909], p. 120). Che« les Anzch, on consulte la jeune fille et l'on ne conçoit pas qu'elle puisse se marier contre son pré (Burckh.uJt. Xoles on tl>e Bcdonint and ll'iilxibw (Londres. i8jo|. p. 61) A la Mecque, « die Junglrau wird nur selten Mir Heirath genothigt : es pexiemt sich aber durchaus das« ve seh auffuhrt, als fugte sie sich den Planen ihres Vaters nur aus Gehorsam » (Suouck Hur­ gronje, op. cit., II, 157). Wellhausen écrit sur les anciens Arabes {Die Eh* — 4 — manage de leur âls, même adulte, et la coutume peut lui impo­ ser de déférer à leurs désirs '. Lorsque, comme dans bien des parties du Maroc, il y a stricte séparation entre les deux sexes, cette intervention des parents ne peut guère être considérée comme une gène par le jeune homme, d'autant plus qu'il pourra aisément divorcer si sa femme ne lui agrée pas ; quant à la jeune fille, il lui serait difficile de choisir entre des prétendants qu'elle ne connaît point. Dans les tribus où le père vend réelle­ ment sa fille, son choix est naturellement influencé par le prix offert, mais même ailleurs le mariage touche aux intérêts du père autant qu'a ceux de la fille. Dans un pays comme le Maroc, les relations de famille ont une grande importance, non seulement au point de vue de la position sociale d'une personne, mais même de sa sécurité. Que l'initiative ait été prise par le jeune homme lui-même ou par ses parents, la demande en mariage n'est pas faite par lui ni, généralement, par son père, mais par quelque homme influent ou par des amis que Ton a priés de s'entremettre Ceux-ci sont

bei den Arabern, dans Nochriclitrn von dir Königlichen Gesellschaft ätr Wissen- scbaßen *u Gottingen, 1893, no. 11, p. 431 sq.) : c Der Val) d. i. der Vater, Bruder oder Vetter der Braut unter dessen Mund (Vilâ)sie stebt, verlobt sie Natürlich wird oft die Tochter von liebenden Eltern gefragt, ob sie den Freier haben will, a 1. Chez les Arabes de Moab, » en vertu du pouvoir presque absolu du père dans la famille, on s'accorde a lui reconnaître la faculté de disposer de l'avenir de ses enfants. C'est en effet le père du jeune homme qui traite directement avec le père de la jeune fille... S'il s'agit du mariage d'un jeune garçon, très souvent les conditions sont arrêtées entre les parents a son insu, sans qu'il ait été consulté, et parfois il ne connaît mime pas sa future épouse. Mais dés qu'il atteint l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il commence a faire valoir ses droits, et on est obligé de tenir compte de sa volonté. S'il déclare fermement qu'il ne veut pas de tel parti proposé, malgré toutes les combinaisons antérieures et les espérances des parents, le mariage n'aura point lieu » (Jaussen, Coutumes des Arabes au pays d* Moab [Paris, 1908], p. 43). A la Mecque : « es kommt vor, dass der Jüngling sich zu den durch seinen Vater vorgenommenen Verhand­ lungen wegen seiner Ehe ziemlich passiv verhalt, obgleich kein Zwang aus­ geübt wird » (Snouck Hurgronje, op. cit., II, 157). 2. Chez les anciens Arabes aussi, le prétendant employait souvent un Inter­ médiaire (Wellhausen, toc. cit., p. 433, n. 1). Au Caire, d'après Burckhardz (Arabie Proverbs [London, 1830], p. 113), a quand une jeune fille est deman­ dée en mariage, un ami ou un parent, ou le du jeune homme (celui qui l'a instruit en lisant le Koran), va chez le père de la jeune fille et traite le marché dont elle est l'objet ». Chez les Touaregs, la demande est faite par un nommés en arabe battâbm, sing. bd((db, et la demande est appe­ lée \j6\ba. Des amies s'occupent aussi bien souvent des démarches préliminaires ; mais la })a\\àba professionnelle ou marieuse, bien qu'elle ne soit pas inconnue au Maroc, y joue un râle moins important que dans d'autres parties du monde musulman; elle y est surtout employée par les hommes qui n'ont pas de famille '. Le fiancé s'appelle en arabe inmiUeh et la fiancée mméïïka. Après ces remarques générales, passons à la description des pratiques et des cérémonies qui accompagnent les fiançailles et le contrat de mariage dans les différentes tribus et les diverses régions du Maroc. Ces récits se rapportent à des unions entre jeunes gens dont les parents sont encore vivants. Ils mettent en relief l'un des traits caractéristiques des Marocains, leur empresse­ ment à avoir recours à des mandataires et à des intermédiaires chaque fois qu'il y a chance de refus ou de discussion, et leur crainte des questions directes et des réponses nettes. saint homme ou quelque autre personnage important (Bissuel, Ijtt Touareg du Kord, p. 105, cité par Gaudefroy-Dcmombynes, op. cit., p. 11 n.). Dans l'Inde ancienne, « das Anhalten um die Braut beim Vater oder den sonstigen Verwandten geschah durch besondere Brautwerber, die aus den nächsten Anverwandten des Bräutigams genommen wurden » (Haas, Die Heiraths- gebràuclx der alten Inder, dans Indische Studien, de Weber, v. (1862), p. 291. Voir aussi ibid., pp. 181, 236, 276, 288, 292, 293, 380,411 ; Winternitz, Das alündische Hocrueits rituell, dans Denkschriften der Kaiserl. Akademie der Wis­ senschaften, Philosopliiscb-bistoriche Classe, XL (Wien, 1892), pp. 2!, 39 sq.). Des coutumes similaires ont existé et subsistent encore en (Weinhold, DU deutschen Frauenin dem Mittelalter,! (Wien, 1882), p. 316 sq. ; V. Schnie­ der, Die Hochmuts brauche der Esten und einiger andrer finniscli-ugriscber Volktr- scliaflen, in Vergleichung mit denen der indogermanuellen Volkei (Berlin, 1888), p. 32 sq. ; Sattori, Sitte und Brauch, I (Leipzig, 1910), p. $2. t. Cf. Salmon, Les mariages musulmans à 'langer, dans Archives marocaines, I (1004), p. »7$ ; Michaux-Bellaire et Salmon, EI-QCJI el Kebir, ibid., II (1904), 110. II, p. 67. Dans .-III Account cf South-Wtst Barbaiy (London, 17x3) écrit par un homme qui a été esclave au Maroc et édité par Ockley, il est dit (p. 76) : « Les personnes employées à négocier cette grave affaire sont quelques vieilles matrones décrépites que leur „Ige met à l'abri de tout soupçon d'avoir commerce avec notre sexe : c'est en elles qu'il leur faut mettre toute leur con­ fiance et il» doivent agir suivant leurs plans et leurs instructions, s'ils veulent que l'affaire réussisse ; pourtant elles sont souvent si menteuses, par solidarité feminine ou moyennant un petit présent, qu'elles font les plus grands éloges de celles qui ne les méritent guère. » Quant au\ marieuses de profession chez les Musulmans d'autres pays, voir, v.g., Lane, Ai Mau Society ni the Middle Ages, p. 224 sq. (Egypt); Mrs. Meer Hassan Ali, Ohsn wttwns on the Mussul- mannjof India. I (London, 1832), p. 350 sq. — 6 —

A Fez, dès qu'un jeune homme atteint l'âge auquel ses parents estiment qu'il doit se marier et que le père a les moyens de sub­ venir aux frais des noces et à l'entretien du nouveau ménage, on commence les préparatifs de son mariage. Quand ses parents ont trouvé une jeune fille qui lui convient, sa mère, avec quelques autres femmes de la famille, va voir la mère de la jeune fille et lui fait des ouvertures. Celle-ci ne peut naturellement rendre réponse avant d'avoir consulté son mari ; aussi prie-t-elle la mère du jeune homme de revenir à un jour fixé. Si elle ou son mari s'opposent à l'union, elle donne pour excuse que leur tille va épouser son cousin, même lorsqu'il n'en est pas ainsi; car les Marocains aiment mieux dire un mensonge que paraître impolis '. Si, au contraire, le père et la mère sont favorables à la demande, elle informe la mère du jeune homme du chiffre que son mari exige pour leur fille, et cette réponse est communiquée au père du jeune homme. Si la somme excède de beaucoup celle que ce dernier a l'intention de payer, sa femme retourne et essaye d'obtenir une réduction. Si elle échoue définitivement, l'affaire en reste là ; si au contraire il y a de réelles chances de succès, son mari demande à deux ou plusieurs hommes respectables qui ont la baraka (sainteté) — chérifs ou lettrés — de l'accompagner pour négocier avec le père de la jeune fille. Ils vont le voir, non pas chez lui, mais à l'endroit où il a ses occupations ou à sa bou­ tique ; ils l'interpellent en ces termes : S-salàmu 'álihim, daif illláh, u Paix sur vous, hôte de Dieu », et lui demandent de les suivre à la mosquée. Là, ils abordent la question du prix qu'il réclame pour sa fille, et il énonce un chiffre, par exemple trois cents douros. Suivant les instructions données d'avance par le père du jeune homme, qui, lui-même, ne prend pas part directe­ ment aux négociations, ses amis font des objections et offrent une somme moindre, deux cents douros par exemple, somme que le père de la jeune fille déclare à son tour trop petite ; il s'en suivra probablement que le prix sera fixé à environ deux cent cinquante. Cette question réglée, ils font tous la /ti/'/w *, et alors le père de

I. En Palestine, dît le Rcv. C. T. Wilson (op. cil., p. 10S sq.), « morue si la demande est inacceptable, elle reçoit rarement, je crois, un refus direct; mai<. dans les négociations qui suivent, on e&ige quelque condition impossible .1 rem­ plir, un douaire exorbitant p.\r exemple, ce qui met fin a l'affaire. » 1. La cérémonie de la faHpa comiste dans l.i récitation d'une prière les mains étendues et les paumes retournées. Le Dr. Vassel (Uiber murokkanischt Pro- — 7 —

la jeune fille rentre chez lut pour informer sa femme de l'ar­ rangement. Les femmes de la maison poussent des cris stridents mais la jeune fille se cache modestement et ne voit pas son père de plusieurs jours. Le père du jeune homme prévient également sa femme de ce qui s'est passé, et dans sa maison aussi les femmes poussent les mêmes cris. Quant au jeune homme, il se tient éloi­ gné de son père. Il n'y a jamais eu la moindre conversation entre eux à ce sujet, et c'est seulement d'une manière discrète et réservée que sa mère lui laisse entendre qui sera sa femme, sans qu'il ait jamais vu la jeune fille qu'on lui a choisie, à moins qu'elle ne soit sa cousine. Quelques jours après que la demande a été agréée,environ dix ou douze femmes de la famille du jeune homme ou de ses proches, dont sa mère, vont rendre visite à la mère de la jeune fille, qui leur offre du thé, des aliments et du miel ; le but du miel est de rendre la fille douce envers la famille de son futur mari, de façon qu'il n'y ait pas de disputes entre eux ». Ce repas,

ceupraxis [Sonderabdruck aus den Mittbeilitugeu des Semiuai s fitr Orientalist}» Sprachen r« Berlin, Jahrg. v. Abth. ii, 1902], p. 19) dit qu'il ne faut pas la confondre avec la fûtiba ou chapitre initial du Koran. Pourtant il est assez probable qu'elle tire son nom de ce chapitre, bien qu'an Maroc elle n'en com­ prenne pas nécessairement la récitation. Voir Marçais, Textes arabes de Tanger (Paris, 1911), p. 165,11. 3; Snouck Hurgronje, op. cit.. II, 35, spécialement n. 2.

1. Ce cri est appelé en arabe tgdrit et en berbère laghrit (chleuh), tigbrdtin (Ait Yûsi), asgnri (Ait Saddén), lililau (Ait Waràin), timuiil (At Ubahti), ou tiiwriiixn (Ait Wiryâgal). Le Dr. Jansen (Mitteilungen über die Juden in Marrokho, dans Globus, LXXI, [1897], p. 360, n 7) dit qu'il a durch äusserst schnelle, horizontale oder seitliche Bewegung der Zungenspitze zwischen den I.ippenwtnlcehi hervorgebracht wird, wobei ein schriller Trillerlaut entsteht, der fast wie ein hundertmal äusserst schnell wiederholtes « lu » klingt... (etwa m der Tonhöhe des zweigestrichenen f oder Iis), ungefähr i/ibis 3/4 Minute (solange der Atem vorhält) dauert und plötzlich mit einem sehr klir­ ren, sich wie «... it » anhörenden Abschnapp-I.autc zum dreigestrichenen c oder eis hinaufschnellend schliesst ». 2. Bien que le miel soit ainsi employé avant le mariage comme porte- bonheur, il n'est jamais servi aux noces mêmes, sa consommation étant une pratique traditionnelle des funérailles. (Dan» l'ancienne Grèce, le miel jouait un rôle prépondérant dans le culte des morts . voir Samter, Familienfeste der Gtied>en und Romei [Berlin, 1901], p. 84.) Le marié cependant fait parfois usage du miel comme aphrodisiaque. Cf. Doutté. \Itndketl' (Paris. 1905), p. 335 : « Le miel, sauf certains cas spéciaux, est souvent, chez les Musulmans et spécialement chez les Marocains, considéré comme étant de mauvais augure, — 8 — auquel prennent part d'autres femmes que la mère, s'appelle lém- let 1- a'hya, parce que 1' ce abandon » de la jeune fille est alors définitif. Elle ne paraît pas dans cette circonstance, mais se cache de façon a ne pas être vue. Le vendredi suivant, le père du jeune homme et celui de la jeune fille, accompagnés d'un certain nombre d'amis, se retrouvent au moment de la prière de midi ou de celle de l'après-midi dans une mosquée, de préférence celle de Mûlai Idris, ou dans la zàwia de la confrérie à laquelle appartient le père du jeune homme. Après la prière, a lieu la cérémonie suivante, appelée fâPtyi. Le père du jeune homme et ses compagnons sont rassemblés en un endroit, le père de la jeune fille et les siens dans un endroit voisin ; alors un homme du premier groupe — de pré­ férence le barbier de la famille, mais jamais le père du jeune homme — va se placer entre les deux groupes, qui font cercle autour de lui. Il dit : Fàffyi, et étend les mains à la manière habituelle, les paumes en l'air ; tous ceux qui l'entourent suivent son exemple. Les mains toujours* dans cette position, il regarde autour de lui et arrête ses yeux sur un chérif ou un autre homme possédant la baraka, qu'il prie de terminer la cérémonie en lui disant : Ht'em ya sîdi. L'homme ainsi interpellé passe les mains sur son visage et sa poitrine, les baisant légèrement lorsqu'elles frôlent sa bouche, et le même geste est répété par toutes les per­ sonnes présentes, celle qui se trouve au centre disant : L-JMtiuiû li UàU ràbbi 1-àlanAn, « Gloire à Dieu, maître des mondes ». Alors on étend de nouveau les mains et l'on répète la première cérémonie. Les compagnons du père du jeune homme s'avancent vers lui et lui tendent la main droite en disant : Mbâràk mes'Ôûd, a Sois béni et heureux », à quoi il répond : Allah ibârck fik, « Que Dieu vous bénisse ». Les hommes de l'autre groupe en disent autant au père de la jeune fille. Ensuite chacun des deux pères reçoit pareil hommage de la pan du groupe opposé, puis tous se retirent. Dans l'après-midi du même jour, le jeune homme envoie un vêtement neuf à sa future épouse et, au coucher du soleil, elle lui fait porter de petites tables (miàdï) chargées de sucre, de beurre trais, de lait, de menthe (jtâ'na'), de ka'b g^el (crois-

et même si, durant la noce, on en fait circuler, on iSite qu'il passe sous les yeux de la jeune mariée. » — 9 — sants faits d'une pâte d'amandes piiées, de sucre et de cannelle, recouverte d'une couche de pâtisserie extrêmement légère), et de griba (gâteaux de farine, de sucre et de beurre). En renvoyant ces tables, le jeune homme doit déposer sur l'une d'elles une belle robe dont il fait cadeau à sa fiancée. Le soir, on donne un repas dans la maison de son père, avec des musiciens et des invités. Après le souper, des ngàgef — négresses libres dont l'occupation est d'assister les femmes les jours de fête — déguisent le jeune homme en mariée avec des vêtements qu'elles ont apportés. Ensuite, on le fait asseoir sur des coussins placés sur un matelas en face de la porte, et il reste là les yeux baissés, comme s'il était une mariée. L'une des ngàgef chante : Fâinkum yâ shah lâ- 'ru? « Où êtes-vous, ô amis du fiancé? » Alors les amis du jeune homme entrent dans la chambre. Une nggàfa lui donne un peu de lait à boire; une autre, une assiette de dattes à la main, lui en met une dans la bouche. Puis elles donnent du lait et une datte à chacun de ses amis qui, tour à tour, mettent de l'argent sur son front, en le fixant avec de la salive, tandis qu'à l'étage supérieur les femmes, ainsi que les ngàgef, poussent des cris stridents. L'une de celles-ci enlève aussitôt l'argent du front du jeune homme *. On suppose que le lait qui lui est offert rendra sa vie « blanche », tandis que les dattes représentent la richesse, suivant la formule de bénédiction courante: Allah if àmmar u i' âmmar, « Que Dieu vous donne des dattes et l'abondance » (littéralement « qu'il remplisse »). Cette fête est appelée Ulirfàfha, « la nuit de hjiît'ba ». Dans le pays, aucune explication ne m'a été fournie sur la cou­ tume de déguiser le jeune homme en mariée. On retrouve des déguisements à l'occasion des mariages dans diverses autres con­ trées et beaucoup d'auteurs ont suggéré que leur but était de

t. « La coutume de coller des pièces sur le front du marié est commune A plusieurs races d'Orient, entre autres aux Turconi.ins qui habitent les villages aux environs de Mosoul » (LayarJ, Dhcovents in tir Rimis ofS'nmvItaiiJ Baby- 7nii [London, i8)}J, p. 206). a. Voir V. Schroeder. op. ctt.. p. 68 sq. : Crawley, The Mystic Rote (Lon­ don, 1902), p. 371 sq. : Famcll. SociologiCiil Hvpollvses conceming 11K Posi­ tion of ïï'omtu in Aucient Religion, dans AiJ'iv fin R/ligioiinvissenseluft, VII (1904), pp. 75, 89sq. ; Frarer, Tolfiuism an.i iixogann, IV(London. 1910), p. 255 sq. ; Fehrle. Die kultisJv Reuschlvit 11/1 Alteitnm (Giessen. 1916), p. 92; Samter, Gebuil, Hochait unJ Tï\/(Leipzig, Berlin, 1911), p. 91 sq. Dans l'ancienne Coi, suivant Plutarque {Quaestiones Graecae, j8). le marié était — ÏO — tromper les esprits malins qui rodent à cette époque autour du jeune couple Suivant une autre théorie, celle de Y « inocula­ tion », émise par M. Crawley, chacun des mariés revêtirait l'ha­ billement du sexe opposé, afin d'amoindrir le danger sexuel en portant la même sorte de vêtements que « la personne aimée et crainte 3 ». La première explication ne peut guère s'appliquer à la coutume de Fez de déguiser le jeune homme en mariie, puisqu'on suppose que la mariée est hantée par les mauvais esprits autant, ou même plus, que le marié lui-même; cette coutume cadre mieux avec la théorie de M. Cnrwley, suivant laquelle la plus grande assimilation possible entre le marié et la mariée remplira le mieux le but de neutraliser le danger sexuel. Au Maroc, nous verrons dans quelques endroits de la campagne la mariée contre­ faire les allures d'un homme en portant son châle rejeté sur l'épaule gauche, revêtir les habits masculins lorsqu'elle abandonne son ancien foyer, ou se faire peindre sur la figure des dessins qui ressemblent à des favoris. On peut supposer avec plus de vraisemblance que ces coutumes sont des moyens de protection contre les esprits dangereux ou plus spécialement contre le mau­ vais œil. Il en est de même, dans une plus large mesure, lorsque

habillé de vêtements de femme lorsqu'il recevait son épouse ; tandis qu'A Sparte après que ln mariée avait été emmenée par son mari, « la demoiselle d'honneur la recevait, lui coupait les cheveux au ras de la tète, lui mettait un vêtement et des souliers d'homme et la plaçait sur une couche dans une chambre obscure » où elle devait attendre l'entrée du marié (idm, Lycurgus, XV. 4). Che* les Juifs égyptiens au moyen Age, « le marié s'habillait de \ctetnents féminins et les jeunes gens portaient des robes de Jeunes filles et se teignaient les ongles avec la teinture de henné en vogue », tandis que a la mariée portait un casque et, sabre en main, conduisait la procession et la danse » (Abrahams, Jeivish Life in Un MiJdle Ages [London, 1896], p. 195). Chez les peuples des Célébcs méridionales, à un moment donné, le marié revêt les liabits que la mariée vient do dépouiller (Matthes, Bijdragen toi de Ethnolo­ gie i-aii Zuid-Celebes ['sGravenhage, 1875J, p. 33). Chei les Massai, dans l'Afrique orientale, d'après Thomson (Thiough Masai Land [London, 1887}, p. 258), le fiancé devait porter les vêtements d'une jeune fille pendant un mois. J, Gruppe, Grinhisclv Mythologie uml Rtiigionsgêschithte (Munchen, 1906), p. 903 ; Nilsson, Gu'rbiscbe Ftsle tvn religuwr SeJeutung mil Ausschhiss der nllischen (Leipzig, 1906, p. 37a : Schwally, Dtr Mligt Krieg im allai Isrtttl (Leipzig, 1901), p. 76; Reinach," Cultts, wylhes tt religions, I (Paris, 190$. p. 116); Samter, Gtbuit, HAh^it uml 7W, p. 93

i. Cf. Crookc, Popiihir Religion an.l Folk-Leur

Chez les Andjra, un jeune homme qui désire épouser une cer­ taine jeune fille en parle à son oncle ou à sa tante afin que ses parents en soient informés. Si ces derniers sont opposés à cette union et refusent de prendre des arrangements à ce sujet, le fils peut cependant obtenir ce qu'il veut en menaçant de commettre quelque action peu honorable qui leur causerait des ennuis. Mais il peut aussi se faire que les parents prennent les devants et fassent prévenir leur fils de leur dessein par un tiers. S'il n'y consent pas, le projet est abandonné ; s'il accepte, il exprime son contentement par cette phrase : Htima i'ârfn, « ce sont eux qui savent le mieux. » Alors sa mère rend visite à la mère de la jeune fille pour lui faire part de la demande projetée. Si celle-ci y est contraire, elle répond que sa fille est déjà fiancée, qu'elle le soit ou non; tandis qu'un Marhabâ bikutn, « Soyez les bienvenus », est un signe certain qu'elle est favorable à l'union. Les deux mères se mettent d'accord sur le jour où la demande doit être faite, et alors il n'y a guère de doute qu'elle ne soit acceptée, car le mariage d'une jeune fille est en pratique arrangé le plus souvent par sa mère. Au jour dit, le père du jeune homme, accompagné du fqïh (maître d'école) du village et de deux autres notables, rend visite au père de la jeune fille, apportant avec lui des bougies et du sucre ou du beurre salé et du miel. Us le saluent par ces mots : DaifnA UàJ), « [Je suis] l'hôte de Dieu », à quoi il répond : Marhabâ bihim, « Soyez les bienvenus. » Après qu'il leur a offert du thé et des gâteaux, le fqïh lui demande s'il est au courant de l'objet de leur démarche : « Vous êtes les bienvenus », dit-il, « quelle que soit l'affaire qui vous amène. » Le fqïh explique le but de leur visite et le père de la jeune fille répond : Us-salgm, àna a'iwà ' ht Ha a' \àbà lit llab, « Soit, je la lui ai donnée 1 si Dieu la lui a donnée. » Le fqïh demande au père quelles sont ses con­ ditions. Celui-ci dit : a La coutume que les gens suivent sera celle que nous suivrons. » Il va consulter sa femme, et ensuite répond aux questions du fqïh d'après ce qu'elle lui a conseillé.

I. Cf. Hhiilyab, traduction anglaise, I, 71 (citée par Ameer Ali, op. cit.. H, 329). — «Le mariage est contracté par une déclaration et un consentement, tous deux exprimés au prétérit. » Lorsque le fqlh demande le chiffre du fdaq, le père répond, par exemple, quarante douros. Le fqlh affirme que c'est trop et en offre, par exemple, trente; et quel que soit le chiffre qu'il pro­ pose, il sera accepté. Lorsqu'ils se sont mis d'accord sur le fdaq, le fqïh demande : « Que désirez-vous d'autre ?» — Le père répond : « Je désire la hdlya (cadeau). »—Le fqlh : « Que sera- ce ? » — Le père : « Un beau bœuf. » — Le fqth : « Oh ! pas un gros. » — Le père : « Une grande cruche (qds'a) de beurre salé. » — Le fqth : « Une petite suffira. » — Le père : « Une jarre Qat^jtya) d'huile. » — Le fqlh : « Oh ! non, une demie. » — Le père : « Trente mttdd de blé. » — Le fqth : « Seulement quinze. » Le père : « Dix paires de pantoufles » (destinées aussi bien à la jeune fille qu'à d'autres membres de sa famille). — Le fqlh : « Rien que cinq. » — On décide aussi que la jeune fille aura un hdyfk ou deux pour son habillement, un tapis (yarbtyà), un coffre de bois (jôadûq), un miroir (wira), un matelas (iH^ànbà), et des draps de Ht; tout cela est considéré eomme faisant partie du fdaq et devant figurer dans le contrat écrit. Lorsqu'ils se sont mis d'accord, on fait fàfha, sous la direction du fqlh. Ce jour est appelé nhâr l-ktnàl, « le jour de l'achèvement ». Un jour ou deux après, les hommes du village du jeune homme viennent chez lui, tirent trois salves dans la cour et félicitent ses parents en leur adressant la phrase consacrée, Allah ik(mmel bi l-hàir 1 On leur sert du thé et du ktlsksn ; mais avant le repas les célibataires, pour se faire donner de bonnes choses, disent à la mère du jeune homme : « Oh ! une telle, tante une telle, nous allons voir maintenant comment seront les noces de ton fils. Nous sommes heureux qu'il se marie. Puisse Dieu nous lais­ ser vivre et jouir de la paix (Allah yâhvlna u tixlnnhia) jusque là, si Dieu le veut. » Cette journée s'appelle nhâr l-mà'mla, et le repas donné dans la maison du fiancé 1-mlâk. S'il n y a pas de repas, les célibataires du village se saisissent du jeune homme, le placent dans une sorte de hamac qu'ils suspendent entra deux arbres et l'y laissent jusqu'à ce qu'il leur offre un repas. A chaque fête religieuse, le jeune homme envoie à sa fiancée un foulard de soie (tèbniya) et du henné, et, à la Grande Fête, un mouton et du beurre salé en plus; en retour, il reçoit un vête­ ment '.

I. Chez les Musulmans de l'Inde, les tîanoes échangent des présent» le Jour — l4 — Si un jeune homme n'obtient pas la jeune fille qu'il désire épouser, les autres jeunes gens du village le bafouent en tirant des coups de fusil devant sa maison et en criant : TakkHk lakkrik, qâlet' lâwab, fiân ma nardâwah, bad ahôr arâivab, « Coucou, cou­ cou ; elle a dit Non ; un tel ne nous plaît pas ; amène-nous quel­ qu'un d'autre. » De honte, l'amoureux dcçu abandonne le village pour quelque temps ou s'enferme dans sa maison pendant quelques jours. Une coutume du même genre existe dans la tribu monta­ gnarde du Jbel lâ-Hbîb, où j'ai entendu les cris des jeunes gens deux soirs de suite.

Chez les TJlad Bu-'AzJz, un jeune homme qui veut se marier demande généralement l'avis de sa mère. Si l'on a en vue plus d'une jeune fille et qu'il semble difficile de décider laquelle con­ viendrait le mieux, la mère prend autant d'épingles de bois qu'il y a de jeunes filles, chacune étant représentée par une épingle, et prie un homme ou un jeune garçon d'en tirer une afin de trou­ ver la meilleure épouse pour son fils. La demande est faite par un chérif ou par le ieb, chef du village, qui, accompagné de quelques autres villageois influents, rend visite au père de la jeune fille. A son salut, Daif àllàh, « [Je suis] l'hôte de Dieu », celui- ci répond en ces termes : « Màrhàba bi daifâllâb; birhi hàtta lâklu, ifàrraj àllàh, « Sois le bienvenu, hôte de Dieu ; asseyez-vous jusqu'à ce que vous ayez mangé ; Dieu dissipera tous les ennuis. » Le porte-parole du groupe dit qu'ils s'assiéront s'il y a des rai­ sons de le faire, mais qu'autrement ils s'en iront. Si le père de la jeune fille, qui naturellement sait ce qui les amène, n'a pas l'intention de donner sa fille en mariage au jeune homme, ou bien il le leur dit franchement, ou bien, s'il veut être poli, il dit qu'il la donnera si ses conditions sont acceptées. Dans ce cas, les gens s'en retournent dès qu'ils ont goûté des mets qui leur sont offerts ; mais s'il consent en déclarant que, bien que sa fille lui soit chère, ils le lui sont encore plus, l'accord est scellé par une fàiba après le repas de sîksu qu'ils mangent ensemble. Quand les fiançailles ont été faites, les parents du jeune homme, en compagnie des femmes mariées du village ainsi que d'amis, portent à la famille de la jeune fille un cadeau composé

de la Giandc Fête, et raemc à l'occasion de chaque fetc religieuse qui a lieu avant leur mariage (Mrs. Meer Hassan Ali, op. cit., I, }66). d'un mouton ou d'un taureau, de blé et de beurre salé- En le portant, les femmes font entendre le cri strident appelé Xèirtt, nom qui est aussi donné au présent. Lorsqu'ils sont arrivés, elles écrasent le grain, et durant cette opération elles répètent leurs cris perçants, auxquels les autres femmes présentes joignent les leurs. Sous le moulin, on met une pièce d'argent qui a été envoyée par le jeune homme pour rendre les choses « blanches », c'est-à- dire de bon augure et qui, ensuite, est prise par la jeune fille ou sa mére. Quand la mouture est terminée, le père du jeune homme remet à la mère de la jeune ûlle une petite somme d'argent — un douro ou même moins — pour distribuer à toutes les femmes présentes, ainsi qu'aux autres femmes du village. Cet argent s'appelle mit^ûnt ; la mu^ûna est une pièce marocaine qui ne vaut pas même un centime. Avant le départ des visiteurs, on leur offre un repas. Le jeune homme lui-même n'est pas venu avec eux. Si sa fiancée habite dans un autre village, il ne l'a pro­ bablement jamais vue, mais il ln choisit sur la recommandation de sa mère ou de sa sœur. Au prochain jour de marché, le jeune homme achète de la viande, des dattes, du henné et des étoffes de coton et de soie pour offrir à sa fiancée. Alors il va lui-même à son village, accompagné de ses amis célibataires, mais il n'entre pas dans sa tente. En échange de ce cadeau qui est appelé l-tgbiéda, la jeune fille envoie au jeune homme un plat de rffsa — des poulets bouil­ lis avec des oignons, du poivre noir, du sel et du beurre, et ser­ vis avec des morceaux de gâteaux légers appelés rgaif— ou, si elle est d'une famille pauvre, simplement du stksu avec de la viande posée dessus. Quand le jeune homme et ses amis ont achevé leur repas, ils laissent dans le plat vide (gâs'a) un peu d'argent qui est pris par la mère de la jeune fille pour être employé à l'achat du trousseau. Cette visite, avec ces présents et ce repas, se répète à chaque fête religieuse jusqu'à ce que les noces soient célébrées — cela peut durer un an ou deux, ou même plus longtemps, si la fiancée est très jeune. De bons parents, m'a-t-on dit, marient leurs filles alors qu'elles sont encore enfants, et les pères marient leurs fils lorsqu'ils ont quinze ou seize ans. Les mariages précoces sont vus favorablement parce qu'ils empêchent les désordres sexuels.

Chez les Arabes des Hiâina, si un père désire marier son fils à une certaine jeune fille, le jeune homme ne fait pas d'objection, — 16 — niais se soumet ; toutefois, ce n'est pas son père qui l'informe du projet, mais il l'apprend par d'autres. Lorsque le père va faire la demande, il prend avec lui un chérif pour remplir le rôle d'inter­ médiaire, et si le père de la jeune fille ne veut pas la donner en mariage, les autres parents mâles de la jeune fille sont incités par des présents, appelés riswa (« pots-de-vin »), à le persuader de changer d'avis. Parfois on a recours à un sacrifice comme moyen de persuasion. Chez les Hiaina aussi, les fiançailles sont suivies d'une fàfba, et ultérieurement un repas appelé ^-^gari? est offert chez le père de la jeune fille.

Des indigènes de langue arabe, nous allons passer aux tribus de langue berbère, en commençant par quelques-unes qui appar­ tiennent au groupe des Braber. Chez les Ait Saddën, il n'est pas rare qu'un père arrange le mariage de son fils avant que celui-ci ait atteint l'âge de la puberté, surtout lorsqu'il s'agit d'un fils unique. La jeune fille, qui peut être beaucoup plus âgée que son fiancé, est alors con­ duite à la demeure du père, bien que les noces ne soient célé­ brées qu'au moment où le jeune homme devient majeur ; et si elle est enceinte avant cette époque, le père présumé est le jeune homme et nul autre. Bien plus souvent cependant le contrat de mariage est fait quand le fils est adulte. Il peut alors faire lui- même le premier pas en demandant à quelqu'un d'informer son père de son désir d'épouser une certaine jeune fille. Chez les Ait Sdddén, tous les jeunes gens et les jeunes filles d'un même vil­ lage se connaissent bien. Par les nuits de clair de lune, ils ont l'habitude de danser Falvidus ensemble, et les vendredis, quand les femmes et les jeunes filles vont chercher des fagots dans les taillis, les jeunes gens les rejoignent souvent. Us connaissent aussi des jeunes filles d'autres villages qu'ils ont rencontrées aux marchés ou aux mariages, ou dont ils ont fait la connaissance lorsque, écoliers, ils allaient, pendant les vacances, de village en village avec un ou deux ânes quêter du blé, du beurre, des œufs et de l'argent pour en faire présent à leur maître. Le jeune homme peut aussi parler de son amour â sa mère, mais jamais il n'en parlerait directement à son père. Si celui-ci ou le père de la jeune fille s'oppose à cette union, le jeune couple peut réaliser son désir en s'enfuyant dans un autre village ou une autre tribu pour ne revenir que lorsque le mariage est chose acceptée. Alors - î? -

les noces sont célébrées à leur retour, ou du moins on offre aux gens du village un plat de tfà'âni {sîksii) dans la mosquée comme annonce officielle du mariage. Mais si le fils est fort et le père dans l'impuissance, on ne fait nulle attention à l'opposition de celui-ci ; quant au désir de la mère, on n'en tient aucun compte. Ces Berbères ont peu de respect pour leur parents, différant sur ce point de beaucoup de tribus de langue arabe ; chez eux, il n'est pas rare qu'un fils frappe sa mère et se batte avec son père. Cependant, la véritable coutume est que le père choisisse une épouse pour son fils, même adulte. Il le fait sans en rien dire au jeune homme, qui n'apprend que par sa mère ce qui se passe, et s'il n'a pas déjà lui-même fait un choix, il accepte la décision de son père. Ce dernier envoie son épouse et quelques autres femmes du village à la maison ou à la tente de la famille de la jeune fille, pour instruire la mère de ses projets. Ces femmes s'appellent timsiitrin ; elles remplissent le même rôle que les ba\\âbat chez les Arabes. La mère de la jeune fille doit, naturellement, parler de l'affaire à son mari, niais on ne se préoccupe en aucune façon des désirs de la jeune fille. Elle peut cependant dans une certaine mesure influencer les événements. Si elle aime le jeune homme, elle revêt de beaux habits et s'assied auprès des timsiitrin en essayant d'être aussi séduisante que possible ; au contraire, s'il lui déplaît, elle prononce des paroles malséantes et de mauvais augure qui ne devraient pas être employées à cette occasion ', ou se comporte comme une femme qui assiste à des funérailles, se déchirant la figure et se barbouillant de bouse de vache. Il peut en résulter qu'aucune autre démarche ne soit tentée, de peur qu'un mariage conclu dans de pareilles circonstances ne soit mal­ heureux. Il arrive aussi parfois que la jeune fille empêche le mariage projeté en s'enfuyant à ce moment, ou même le jour fixé pour les noces.

i. Au Maroc, comme dans d'autres pays, certains mots doivent être évités dans certaines occasions. Ainsi les Ait SAddOn insistent pour que le matin, ou en présence d'un chérif, un plat de terre (H/IIH OU, s'il est petit, tn/jn! soit appelé Ami il ou tùmlilt (« blanc »), et une marmite (lnu"urr) de terre li'imlilt. De même, le matin, une aiguille a coudre (tusiiutt) doit être appelée tiïhnij- taht (« petite ouvreuse »), une grosse aiguille (Jsslg •'///) aliitiftâb (« ouvreuse »), le goudron (jiàtofî) Mrbàh (« celui qui procure du profit ») un

hérisson (IHH) (inii'rbflli («celui qui apporte Juprolit »> et un renard (ih'iè) U'ârssbab ( * celui qui n'a pas de matin »).

a — i8 —

Si la mère de la jeune fille est favorable au mariage, elle s'ef­ force d'influencer son mari en chantant les louanges du jeune homme et de sa famille ; et si, malgré tout, il s'oppose à la demande, elle laisse entendre aux HmsiUr'm par quels moyens on pourrait l'amener à revenir sur sa décision. Elle peut conseiller au père du jeune homme d'envoyer un chérif pour lui persuader de changer d'avis ou recommander défaire 'arsur lui. Dans ce der­ nier cas, le père du jeune homme, accompagné d'un autre homme, de préférence le fqïh du village ou le chef deschasseurs (ijfb nâ mua), va le matin de très bonne heure devant la maison de la famille de la jeune fille et y sacrifie secrètement un animal. Celui-ci n'est pas offert comme présent, mais comme moyen de contrainte ' ; aussi l'animal est-il abandonné par le père de la jeune fille, qui en devine la provenance. Si, enfin, il accepte de donner sa fille au jeune homme, sa femme en informe la famille de ce dernier et les préparatifs du mariage commencent sérieuse­ ment. Le père du jeune homme et quelques-uns de ses amis, hommes respectés, ou ces derniers seuls, ce qui est souvent le cas, rendent visite au père de la jeune fille qui offre en leur hon­ neur un repas avec beaucoup d'invités. Ces négociateurs sont appelés collectivement lïnùibt. Après avoir mangé, ils parlent de leur mission, et le prix de la mariée (ffijaq) est débattu. Le maître de maison indique la somme qu'il désire pour sa fille ; l'un des lémttbt objecte qu'elle est trop élevée; mais après quelques mar­ chandages, on arrive à s'entendre; cependant on ne fait pas fâtha à ce moment. Même si le père du jeune homme est présent, la discussion est menée par quelque autre, et, s'il est connu comme irritable, on lui persuade de ne pas paraître. Lorsque les négocia­ tions sont terminées, il offre chez lui un bon repas aux limiity et l'on fixe un jour pour une autre visite au père de la jeune fille. Le chiffre du stfaq est alors un peu réduit par les ïëuùibt qui réclament une commission qu'ils ne reçoivent jamais, mais qui est simplement déduite de la somme à payer. Cette commission peut n'être que de quatre ou cinq douros, mais elle peut aussi

i. Le ' piestnUd to B. Tyloi [Oxford, 1907], p. $61 iq.). s'élever à dix et même à vingt. Ce jour-là, une partie du ffdaq est payée au père de la jeune fille, ne fût-ce que quelques douros, et il offre un repas à ses hôtes, auxquels se joignent les notables de son village. Ensuite on fait lafâtha, l'un des Itmièht implorant les bénédictions d'usage, et c'est pourquoi la cérémonie tout entière a pris le nom de Ifâtha. La présence du père du jeune homme n'est pas nécessaire. Bien que l'affaire soit alors décidée, il y a encore les fiançailles officielles, célébrées dans une cérémonie qu'on appelle Yasgùrt et qui a lieu à quelque temps de là, après un laps variant de quelques jours à une année, lorsque le père du jeune homme est en mesure de payer le reste du ffdaq et les autres dépenses nécessaires. Les Umitbt font alors une nouvelle visite au père de la jeune fille, et cette fois ils sont accompagnés, non seulement par le père du jeune homme s'il veut venir, mais par sa mère, ses frères et sœurs, et d'autres hommes et femmes de son village, parents ou non. Ils apportent avec eux une quantité considérable de farine et de beurre salé, un mouton vivant, un ou deux pains de sucre, un paquet de bougies, du henné, un foulard de coton (àlhtan) et une chemise (ttiamir). Le mouton est égorgé à leur arrivée ; des mets sont préparés par les femmes du groupe, aidées par celles de la famille de la jeune fille ; dans la soirée, on sert un repas auquel on invite tantôt quelques hommes du village seu­ lement, tantôt un plus grand nombre de personnes, y compris des femmes et des enfants. Après le repas, un parent de la jeune fille — mais ce ne peut être son père, qu'elle évite pen­ dant ces jours-là — vient à elle et propose qu'elle le nomme son luhtl (de l'arabe 1-tiktï), ou député, et alors entre lui et l'homme que le fiancé a préalablement choisi comme son luNl 1 a lieu le dialogue suivant :

Le hibtl du jeune homme (A) appelle le luhtl de la jeune fille : A flan, a flan, a flan, « O un tel, ô un tel, ô un tel » (mention­ nant le nom du père de la jeune fille, dont le luhtl de celle-ci tient la place. Le lithllàc la jeune fille (B) répond : N'àm, n'a m, n'àm, « Oui, oui, oui ». — A : Dftf lldh, d/lf liàh, dilf llàh, « [Je suis] l'hôte de Dieu, [je suis] l'hôte de Dieu, [je suis] l'hôte de

i. Le hihtl, cependant, n'est pas toujours choisi par le jeune homme ou la jeune fille qu'il repn.'sente, et u place peut être prise sans désignation spéciale par un homme qui connaît les formalités de la cérémonie. — 20 —

Dieu. » — B : Marhabâ, marhabâ, marhabâ

Chez les Ait Ndèr, les parents choisissent des épouses pour leurs fils à leur insu. Le fils en est avisé par d'autres, à moins que ses propres soupçons ne l'amènent à découvrir la vérité. S'il n'a pas d'objections à faire à cette union, il laisse les choses suivre leur cours ; dans le cas contraire ses parents seront infor­ més de son mécontentement par quelque ami à qui il a peut-être nommé la jeune fille qu'il désire épouser. Chez les Ait Ndër, les garçons et les filles des mêmes alentours se connaissent bien entre eux, et il peut arriver que celle que le jeune homme souhaite pour femme soit déjà enceinte de ses œuvres. Un fils ne parle jamais à ses parents de son désir de se marier; il peut en parler à un ami, qui en instruit son père, mais la plupart du temps il a honte même d'en agir ainsi. Cependant on ne le marie pas contre son gré. Il n'en va pas de même pour une fille ; elle est informée de son futur mariage par sa mère, et elle est obligée d'obéir. Avant que les parents du jeune homme fassent leur choix, la mère visite une ou plusieurs tentes dans lesquelles il y a des jeunes filles à marier, pour les voir et savoir comment vit la famille. Quand elle a trouvé une jeune fille qu'elle juge être une — 21 — compagne convenable pour son fils, le père, à son tour, va à la tente faire lui-même son enquête. Si lui aussi est satisfait de la jeune fille, il demande au père de celle-ci de venir avec lui hors du village et c'est là qu'il fait la demande. Le père de la jeune fille peut se montrer dès lors disposé à donner sa fille, mais bien souvent il s'y refuse d'abord, alléguant comme excuse que la mère n'y consent pas. Si la demande n'est pas acceptée, le père du jeune homme n'abandonne pas cependant tout espoir. Il reviendra probablement accompagné de deux autres hommes, et plusieurs fois successives, s'il est nécessaire. Pour donner plus de poids à sa requête, il demande à un chérif de venir avec lui, et, dans bien des cas, il sacrifie un animal comme 'nr a l'extérieur de la tente du père de la jeune fille pour forcer son consentement. Lorsque le père paraît un tant soit peu favorable à la demande, le prix de la mariée, dont il n'a pas été question jusque là, est débattu en présence des amis. Le père de la jeune fille demande d'abord combien l'autre partie veut donner ; naturellement, il trouve la somme que l'on énonce trop petite, et réclame un prix plus élevé. Les amis présents essayent de s'interposer, et le prix sera fixé à une somme intermédiaire entre celles suggérées par les deux parties ; autrement les négociations peuvent être rom­ pues. Si la demande est acceptée, les hommes du village du jeune homme vont à la tente de son père pour offrir leurs félicitations et leurs souhaits de bonheur. On leur sert des mets, ainsi natu­ rellement qu'aux amis des autres villages, qui ce jour-là et les jours suivants s'y rendent dans le même but. Plus tard, le père du jeune homme, accompagne de cinq ou six amis, de son épouse et d'une autre femme, porte aux parents de la jeune fille un mouton, un mudd ou plus de farine, une jarre (âqsri) contenant quatre ou cinq livres de beurre salé, deux pains de sucre, du sel, des bougies et du bois. Ils sont bien accueillis par le père de la jeune fille, tandis que la mère, qui prétend ne pas vouloir se séparer de sa fille, ne leur souhaite la bienvenue que lorsqu'elle a été apaisée par un peu d'argent. Les

deux femmes font un feu et préparent un plat d'afltàl (j(%/r)avec du beurre, pendant que le père du jeune homme égorge le mou­ ton et découpe la viande, puis convie quelques hommes mariés du village au repas qui va être servi dans la tente. Avant, ou quelquefois après le repas, le père du jeune homme ou, s'il ne sait pas comment conduire la cérémonie, quelque autre homme — 22 — qu'il désigne pour le représenter, étend les paumes des mains pour la jalfra, et les autres hommes suivent son exemple. Alors un dialogue a Heu entre les deux pères, très analogue à celui de Vasgârt des Ait Sdddcn : le père de la jeune fille réclame aoo juments, brebis, vaches, chèvres et esclaves maies et femelles pour sa fille, et l'autre partie accepte ces conditions. On appelle les bénédictions divines sur les intéressés, après quoi Tune des femmes pousse un cri perçant et l'un des hommes tire un ou deux coups de fusil.

Les Braber des Ait Warain trouvent bon de marier leurs enfants très jeunes, même avant qu'ils aient l'âge de la puberté, d'une part pour les préserver des tentations, d'autre part pour accroître la force de la famille en ayant des petits-enfants de bonne heure. Si l'on marie un fils dès l'enfance, il n'a naturelle­ ment pas voix au chapitre; autrement il peut prier un ami d'in­ former son père, ou sa soeur d'informer leur mère, qu'il désire épouser telle jeune fille* Si le père est opposé à cette union, le fils montre son déplaisir en refusant de faire ce qu'on lui demande — par exemple de garder le bétail ou de conduire la charrue — sous prétexte qu'il est soutirant, ou même en déro­ bant à son père du blé, de l'argent ou un mouton. Ix père s'en venge-t-il en battant le jeune homme, il peut arriver que celui- ci le tue, et dans ce cas il n'y aura pas de talion si le meurtrier est fils unique ou s'il n'a qu'un frère, qui, naturellement, n'ai­ merait pas i rester seul après avoir vengé la mort de'son père. Bref, le fils adulte choisira lui-même sa femme, tandis qu'une fille doit accepter l'homme auquel ses parents la destinent, et c'est sa mère qui l'informe de leur décision. Si père et fils s'accordent sur le choix d'une jeune fille, le premier va voir le père de celle-ci pour discuter l'affaire. Ce der­ nier refuse-t-il de donner sa fille, le père du jeune homme demande à quatre chérifs de parler en sa faveur, et un second refus serait mal vu ; cela n'arrive d'ailleurs presque jamais. Après cet arrangement préliminaire, il fait une autre visite au père de la jeune fille, accompagné cette fois par sa femme et quatre chérifs, et apportant avec lui deux animaux chargés de grain, une grande jarre Qâidurt) contenant quelque trente livres de beurre salé, et un mouton. A son arrivée, il égorge le mouton comme Vtr pour rendre la promesse antérieure plus solide ; mais ceci n'empêche — - pas le mouton d'être servi avec le s№sn à un repas auquel les voisins sont également invités. A cette occasion, le prix de la mariée (jfdâq) est débattu et, après le marchandage habituel, fixé avec l'aide des chérifs. Les femmes poussent un cri strident, Milan; c'est pourquoi l'on donne ce nom à toute la cérémonie; puis le père de la jeune fille demande à l'un de ses amis de tirer un coup de fusil comme annonce et confirmation de l'accord. On fait aussi fréquemment la ftillvt lors de cette réunion, mais pas toujours.

Chez les At Ubahti, les parents ne marient pas leurs enfants avant l'âge de la puberté, mais ce sont eux qui arrangent les mariages. Si le père et la mère ne s'accordent pas sur le choix d'une épouse, la mère, m'a-t-on dit, n'en arrive pas moins quel­ quefois à ses fins. Accompagnée d'une de ses parentes, elle va visiter une tente où elle pense qu'il y a une jeune fille qui con­ viendrait à son fils ; elle emporte avec elle quelques miches de pain et un présent pour la famille ; si ses espérances ne se réa­ lisent pas, elle va à une autre tente dans le même but. Lorsque le jeune homme désire épouser une certaine jeune fille, il en parle à une des femmes de sa famille qui ensuite fait part à sa mère de son inclination ; mais si la mère n'en tient pas compte, on dit que le fils n'a qu'à obéir. Lorsque la jeune fille a été choisie, le père du jeune homme envoie aux parents quatre ou cinq hommes respectables de ses proches ou de ses amis pour remplir le rôle de négociateurs. Ces hommes, que l'on appelle imahdâbfn, disent aux parents, qui sont tous deux présents, qu'ils viennent de la part d'un tel leur de­ mander leur fille en mariage pour son fils. Les parents expriment leurs craintes que le jeune homme ne fasse pas un bon mari et qu'il ne soit capable de battre sa femme; ce i quoi les imahdâliïn répondent qu'ils se trompent complètement, que c'est un brave garçon et qu'ils ont tort de refuser une offre aussi bonne. A la fin les parents consentent, on fait \&fallvt et tous prennent un repas ensemble. Alors le père du jeune homme se rend à la tente des parents de la jeune fille, accompagné des hiiahddlvn et de quelques autres hommes, dont le fqîh,du village, s'il y en a un. Il emporte avec lui un mouton qu'il égorge à l'entrée de la tente ; c'est un sacri­ fice de 'âr, mais l'animal est cependant mange ensuite par l'assem- — a4 — blée. On les reçoit en leur souhaitant la bienvenue, puis on dis­ cute l'affaire, mais purement pour la forme. Le père de la jeune fille demande au père du jeune homme combien il est prêt à payer pour sa fille. Celui-ci répond qu'il paiera la somme que l'on demandera, quelle qu elle soit. Le pore de la jeune fille exige invariablement cent douros et une esclave, ce à quoi le père du jeune homme souscrit sans aucune intention d'acquitter la totalité du prix. Quand il compte l'argent — soit immédia­ tement s'il l'a apporté avec lui, soit plus tard — il s'arrête, par exemple, à cinquante douros. Le père de la jeune fille lui dit de continuer et de parfaire la somme. Mais a ce moment les iiHûbJJlvn interviennent: l'un dit : « Il me revient dix douros pour ma part s ; un autre : « Il y en a dix pour moi », et ainsi de suite. Alors on ne réclame plus rien. Les déclarations faites par les imahdâbtn sont toutes fausses ; ils ont préalablement con­ venu avec le père de la jeune fille de la somme qui doit être ver­ sée réellement, et de là vient que l'autre sait où s'arrêter. Mais si la jeune fille est de bonne famille, on peut être obligé de payer les cent douros intégralement. Ensuite le père du jeune homme rend de nouveau visite au père de la jeune fille, en apportant des cadeaux qui consistent en trois moutons vivants, dont il égorge l'un à son arrivée ; une jarre (jàqbuit) de beurre salé pesant de quatre à six livres, un ou deux pains de sucre, du thé vert, une livre de bougies, trente tiqordiyin d'orge et dix de froment, un tiuaU de Fex de blé moulu, et ce qui reste à payer de la somme d'argent. Il est accompagné par une dizaine d'hommes environ et quelques femmes de sa parenté ; le rôle de celles-ci est de préparer le grand repas qui va être servi dans la tente de la famille de la jeune fille, et auquel sont aussi conviés les voisins. Alors a lieu une cérémonie offi­ cielle de fiançailles, tout à fait semblable à celle des Ait Saddén et des Ait Ndtr, et l'une des femmes pousse un cri strident, ilniuHl, nom qui est aussi donné à la cérémonie en question. Au retour du père du jeune homme et de ses compagnons, un repas appelé Ibàrwih est donné dans sa tente le jour même et le jour suivant. Les hommes de son village et des villages voisins y viennent apporter leurs félicitations au jeune homme et à sa famille. On tire beaucoup de coups de fusil et les invités sont régalés de bons plats. Mais le jeune homme lui-même n'est pas présent en cette - 2) —

circonstance. II évite son père depuis le jour où commencent les préparatifs de son mariage; il ne le revoit qu'après les noces, et alors lui baise la tête. Pendant tout ce temps, le fils ne mange ni ne dort sous la tente de son père. On m'a dit que dans la tribu voisine, chez les At Zihri, il arriveque les parents marient leurs fils, encore tout jeunes, a des femmes tellement plus âgées que ces maris-enfants qu'elles pour­ raient être leurs mères. L'épouse prend soin de son mari .comme s'il était son fils, et lorsqu'il atteint l'âge de la puberté elle est mère depuis longtemps. Le mari et le fils aîné de la femme peuvent être presque du même âge; néanmoins ce dernier appelle le mari de sa mère « père » et celui-ci l'appelle « fils ». La raison de ces mariages est le désir d'avoir aussi tôt que possible de grands enfants, à cause de l'existence du talion. Mes informa­ teurs étaient des hommes des At Ubâhti, mais leurs récits con­ cordent en substance avec ceux donnés par M. Mouliéras 1.

Chez les Ruâfa des Ait Wâryagal, les mariages sont arrangés par les parents, assez souvent avant que les enfants aient atteint l'âge de la puberté. Toutefois les noces ne sont célébrées que lors­ que le jeune couple peut fonder son nouveau foyer ; jusque la les époux vivent dans leur demeure respective, sans avoir de rapports l'un avec l'autre et sans même se rencontrer. Mais si la fortune des parents le permet, on célèbre leur mariage et ils s'établissent ensemble alors qu'ils sont encore enfants. Ici encore, les mariages précoces procèdent du désir d'avoir des fils, ce qui est d'une extrême importance dans une société où règne la vendetta ; de plus, si un homme, à sa mort, ne laisse que des filles, ses frères ou ses neveux prennent possession de sa maison. Les jeunes gens ne se connaissent que s'ils sont cousins ou voisins. La mère du jeune homme ou du jeune garçon rencontre la mère de la future fiancée au marché des femmes pour lui faire une demande officieuse. Si cette dernière est favorable au projet, elle répond que l'affaire doit être discutée par les deux pères qui, bientôt après, viennent ensemble au marché des hommes, tous deux accompagnés par des amis. Lorsqu'ils ont consommé ensemble la nourriture apportée par le père du jeune homme,

i. Mouliéras, Une tribu ZMIe ,in

Chez les Chleuh des Ait TAméldu, quand un jeune homme désire se marier, il peut choisir sa femme parmi les jeunes filles de son village, qu'il connaît naturellement depuis son enfance ; il peut encore préférer une jeune fille d'un autre village, où il a quelque ami qu'il prend comme confident. Ils conviennent qu'ils épieront ensemble la jeune fille qui lui est recommandée, lors­ qu'elle ira visiter quelque marabout. Les deux amis se cachent au bord de la route, de façon que le jeune homme puisse voir son visage et se faire une opinion sur sa démarche, qui est aussi considérée comme une chose importante. S'il est satisfait de son extérieur et qu'en outre il entende dire qu'elle est experte à tis­ ser et à préparer les aliments, il demande à un ami de s'enquérir auprès du père s'il serait disposé à la donner en mariage. Si les parents consentent, après avoir eu des renseignements satis­ faisants sur le caractère du jeune homme, l'ami parle aux parents du désir de leur fils, auquel ils peuvent acquiescer tout de suite ou répondre qu'ils ne sont pas encore prêts a le marier. Dans le premier cas, son père charge deux ou trois hommes, parmi lesquels l'ami qui a servi d'intermédiaire, de faire une demande de la part de son fils. Quand ces hommes, appelés inddlabtn (sing. andaib), vont remplir leur mission, ils emportent pour la jeune fille un bijou d'argent et une grande quantité de henné et de dattes, dont le père distribue une partie parmi ses voisins pour annoncer les fiançailles de sa fille. Il n'y a aucun marchandage quant à la dot (âincrivas), puisqu'elle est fixée une fois pour toutes par la coutume. Avant de se retirer, les indâlabin disent quel jour ils reviendront avec Vdmerwas — ou du moins la moitié; c'est ce jour-là que le contrat de mariage est scellé par une fàlha conduite par lefqtb,ii l'issue d'un repas. Alors les inditiabfn informent le père de la jeune tille du jour où le mariage aura lieu. Une jeune fille ne peut pas s'opposer à l'union arrangée par ses parents; mais si son père est mort, elle désigne elle-même son lukih Si un fils vieillit sans montrer aucune inclination pour le mariage, ses parents peuvent faire les premiers pas, et dans ce cas il se rend généralement à leurs désirs.

Outre les cérémonie* qui viennent d'être décrites, un contrat de mariage écrit est souvent rédigé par deux 'iidiîl, ou notaires, devant témoins, soit avant les noces, quand le fdaq ou une partie du fdaq est payé, soit, comme c'est l'usage chez les Andjra, par exemple, le jour où la mariée est conduite à sa nouvelle demeure. Ce document lui-même est appelé sdaq. Mais, comme nous l'avons dit, il n'est pas requis pour la validité de l'union, et dans bien des tribus berbères le contrat de mariage n'est presque jamais dressé par écrit ; la cérémonie de la fàthi en est la seule confirmation.

Au Maroc, les mariages entre cousins du côté paternel sont — 28 — fréquents, tant chez les Arabes que chez les Berbères Un homme est même considéré comme ayant un certain droit à la main de sa cousine. Aux Andjra, il m'a été dit qu'on doit lui demander s'il veut l'épouser avant de la donner à un autre, et que, si cette démarche n'est pas faite, il est en droit d'empêcher son mariage, fût-ce le jour des noces, en l'enlevant de force du palanquin nup­ tial ; chez les Ulad Bu-'Azîz, un homme qui a contracté mariage avec la cousine paternelle d'un autre homme peut être contraint par ce dernier de renoncer à elle s'il est dédommagé de ses dépenses, mais à condition qu'elle n'ait pas encore cohabité avec lui. Dans le Rîf, il y a des exemples d'un oncle tué par son neveu pour avoir marié sa fille à un autre homme. Le fdaq payé pour une cousine paternelle est souvent moindre que le fdaq ordinaire ; cependant, il arrive aussi qu'un homme essaye d'empêcher son neveu d'épouser sa fille en élevant des prétentions excessives. Les mariages entre cousins paternels sont populaires parce qu'ils conservent la propriété dans la famille *, et surtout dans les familles de chérifs parce qu'ils gardent le sang pur. On dit aussi qu'ils sont favorables au bonheur domestique. Li bjd bfni 'dmmu 'âyyid min géhnu, « Celui qui épouse la fille du frère de son père célèbre la fête avec un mouton de son propre troupeau » : il connaît le mouton qu'il égorge. Ou : « alors qu'épouser une femme étrangère, c'est boire de l'eau dans une cruche de terre, se marier avec une cousine, c'est boire dans une tasse » : on sait ce que l'on boit. Un mariage de ce genre donne aussi au mari plus de pouvoirsur sa femme, puisque, si elle s'enfuit, son père ou son frère la ramèneront ; et il a de plus l'avantage qu'elle ne peut maudire son mari en maudissant ses ancêtres sans se comprendre elle-même dans la malédiction. Épouser sa cousine confère à un homme un mérite religieux : en le faisant, il sera épargné au jour de la Résurrection ; en même temps il rem­ plit une sorte de devoir. Li y%rjed ^ebbdlat' n-nàs yfrfed dyiilu, « Celui qui emporte le fumier des gens emporte le sien » : un

i. Cf. Fischer, Zum IVoritou iw Marokkanisclien, dans Mitllxilungtn iet Seminars fur Oiitvtahwht Sprachtu an dtr Konigl. Universilat r« Berlin, Jahrg. II. IVulasiathche Stmlien (Berlin et Stuttgart, 1899), p. 282; Doutté, op. cil. P- îJ9- i. Pour un motif semblable chez les anciens Arabes, voir KitUb-til-agân'i, éd. BulSk, VIII, iij, cité par Goldziher, Ettdogainy ami Polygamy among Oie . dans TU Aai.lemy. XVIII (1880), p. 26. — 29 — homme ne doit pas laisser sa propre cousine non mariée en pre* nant pour épouse une autre femme. Cependant les mariages entre cousins sont aussi considérés comme ayant des inconvénients. A Fez, on m'a dit qu'il con­ duisent facilement à des disputes entre la famille du mari et celle de la femme, qui toutes deux veulent se mêler de la vie conjugale du couple 1 ; c'est pourquoi les jeunes filles qui désirent se marier, lorsqu'elles visitent le tombeau de Sidi Mbârak ben 'Abâbu, à la sortie de la porte Bab 1-Gîsa, invoquent le saint en ces termes : A sidi Mbdrdk ben 'Abàbii a 'fini r- râjtl bla hbàbâ, « O Sidi Mbàràkben 'Ababu, donnez-moi un mari sans amis ». On croit généralement que les mariages entre cousins donnent des enfants débiles et font le malheur de la famille Un proverbe dit : 'Auwiak yâ'nuiùk 11 b,âlâk yâjjlik u ba'ad infn diminâk la yfblik, « Le frère de votre père vous aveuglera et le frère de votre mère vous ruinera; tenez-vous loin de votre sang afin qu'il ne vous apporte pas des infortunes ». Un Berbère du Grand Atlas me dit une fois: « Comment un homme peut-il aimer une femme avec laquelle il a grandi depuis son enfance?» J'ai aussi entendu un argument du même genre allégué contre un mariage avec une jeune fille du même village. Aux Andjra, où je séjournais, un homme était fiancé à une cousine qui vivait dans une maison voisine, et j'ai entendu exprimer l'opinion qu'il était honteux qu'il épousât une jeune fille qu'il voyait constam­ ment. On disait que même des cousins ne devraient pas se voir beaucoup avant de se marier. L'idée qu'un homme a droit à épouser sa bint 'amm, ou cou-

1. Un poète îles Mu 'allaqât donne dans son testament l'avis suivant A ses enfants : « Ne vous marie* pas dans votre propre famille, car cela suscite une inimitié domestique » (Kitob~a!-agJnT, IX, 185, cité par Goldzihcr, loc. cit., p. 26). Comme l'observe Wcllhausen (loe. cit., p. 4.J7), l'inimitié dont il est parlé dans ce passage signifie probablement des « Zvistetuwischen den Fami- lien des Mannes und der Frau, die durch Einnnschung der ScWiegcreltcrn hervorgerufen worden ». 2. C'était aussi l'opinion des anciens Arabes que les enfants de mariages entre parents sont chétiis et maigres. Ainsi, un poète en chantant les louanges d'un héros, dit de lui : « C'est un héros, non enfanté par la cousine (de son père) ; il n'est pas débile : car la semence des proches donne des fruits faibles. » Dans un proverbe d'Al-Mevdlnï (II, p 2511), il est dit : « iF.pou»e/.,) l'éloignée, n'épousez pas la proche (en parenté). » Voir Gold/iher. /or. cit., p. 26 ; Wilken, Dut Ma- lriarcbal(tlas Mit/tarecbt)frci dtn jlttii Aiabcin (Leip/.ig, 1SK4), p. 58 sq. sine paternelle, est commune à tout le monde musulman et il existait aussi chez les anciens Arabes Wcllhausen remarque que les mariages entre cousins y servaient le dessein de resserrer les liens de parenté ' et qu'il en était de même des mariages con­ tractés à l'intérieur d'un même village 4. Au Maroc, les mariages entre habitants d'un même village sont encouragés par les Berbères du , qui, pour écarter de la communauté tout élé­ ment étranger, refusent le droit d'hériter à une femme qui quitte son village ; cependant les mariages entre personnes de différents villages ne sont pas rares parmi eux. Presque partout au Maroc, on rencontre fréquemment des mariages de ce genre. Les mariages entre membres de tribus différentes sont naturellement

1. D'après Burckhardt (Bédouins and Waitabys, pp. 154, 64 si].), «tous les Bédouins d'Arabie reconnaissent le droit de priorité du cousin germain d'une jeune fille; le père ne peut refuser de la lui donner en mariage s'il offre un prix raisonnable, et ce prix est toujours un peu moindre que celui qu'on exigerait d'un étranger... Il n'est pas obligé de l'épouser, mais elle ne peut, sans son con­ sentement, devenir la femme d'un autre. Si un homme permet a sa cousine d'épouser son amant ou si un mari répudie sa femme fugitive, il dit générale­ ment : «Elle était ma pantoufle et je l'ai rejetée I » Voir aussi Burton.qp. cit., II, 84. Chez les paysans de Palestine, si une jeune fille est donnée en mariage a un autre, son cousin considère même qu'il a le droit de l'enlever de force à la procession nuptiale (Klein, loc. cit., p. 84. Voir aussi Robinson Lces, op. cit., p. IZI; C. T. Wilson, op. cit., p. 107 sq. ; Jaussen, Coutumes des Aiabts au pays de Moab, p. 45 sq.). Pour les mariages entre cousius en Egypte moderne, voir Lane, Modem Egyptiam, p. 170 sq. : Idem, Ainbiau Socielj, p. 237; Klun/inger, Vpper EgyptÇLondon, 1878), p. 196. Pour des mariages similaires en Algérie, voir Gaudefroy Demombynes, op. cit., p. 7. Voir aussi Burckhardt, Arabie Pi orerbs (London, 1830). p. 181; Snouck Hurgronjc, Mekianiscbe Spricbavrteruiul Redensarten (Hj.ig, 1886), p. ty.

2. Robertson Smith, Kiusbip aud Marriage in Early Arabio (Cambridge 1885), pp. 8j, 138, 164 , Wcllhausen, loc. cit., p. 436 sq. ; Wiliten, op. cit. p. 59. Chez les ancieus Arabes, nia bien-aimée est appelée, en fait, et même quand il n'y a entre elle et sou amant jucun lieu de parenté, 'bint 'amm'(cou­ sine), et le beau-père, bien que n'étant pas l'oncle de son gendre, est appelé " amm' (oncle)» (Cold/iher. Av. cit., p. 26}. Chez les Bédouins d'Arabie de nos jours, Uni •amm « en langage poli signifie épouse» (Burton, op. cit., II, 84). 3. L'histoire arabe du roi persan Ardesuir nous dit que, parmi d'autres maximes de morale il donnait à ses légistes, ses secrétaires, ses officiers et ses cultivateurs, l'avis suivant : * Vous pouvez; épouser vos proches parentes, car le sentiment de la famille demeure ainsi vivace » (Goldziher, loc. cit., p. 16). 4. Wellhauscn, loi. cit., p. 4)7 sq. - Jî - bien moins fréquents 1 ; mais même Berbères et Arabes s'entre- marient parfois lorsqu'ils sont très en contact les uns avec les autres. On m'a dit que chez les Braber du nord un assez grand nombre d'hommes ont épousé des femmes de tribus arabes voi­ sines ou de Fez, alors qu'il est très rare que l'une de leurs femmes épouse un Arabe. Une stricte endogamie n'est cependant pas chose inconnue au Maroc. On signale que les At Zihri, connus pour leur exclusi­ visme, ne se marient qu'entre eux et s'interdisent tout rapport sexuel avec des personnes étrangères1 ; chez les Ait Hassan, frac­ tion (Jctqbili) des Ait Warain, aucun étranger n'est même admis à une noce. Il y a, de plus, des interdictions de mariage visant des tribus déterminées, des subdivisions de tribus ou des villages, et qui sont connexes à d'autres particularités de leurs rapports sociaux. Ainsi il y a ce que l'on appelle (adet ou fraternité entre les lnfduak (Fcuaka) et les Igliwa dans le Grand Atlas, ce qui implique qu'aucun mariage n'est permis entre eux, et aussi que si un membre de l'une de ces tribus cherche un refuge dans l'autre, il ne peut être touché. J'ai rencontré la même institution chez les Brâber des Ait Ndêr, des Ait Yiisi et des Ait Saddën, qui la nomment lâJa; mais les obligations qu'elle impose sont chez eux plus nombreuses que celles dont j'ai entendu parler chez les Chleuh. Outre le tabou du mariage et l'inviolabilité des réfu­ giés, il y a des prohibitions strictes d'employer de mauvaises paroles, de dire des mensonges et de commettre aucun crime, quel qu'il soit, ainsi que de vendre et d'acheter entre membres

i. Chénier, qui écrivit son livre sur le Maroc veis la lin du dix-huitième siècle, dit que «les tribus éparses dans le pays ne pratiquent d'ordinaire que le mariage entre membres d'une même tribu et rarement entre membres do tribus différentes » (Ï7.v Prisent Sl,ule of llv Unique oj .UO/ivui. I |London, 1/88], p. 150). Cliez les lllotet losTliq, d*après MM. M1ch.1us-Bell.11rc et Salmon {Us Tiiluis aitilvs Je h volKe tin TAloih, dans les Aichves iinVKiûtits, VI [1906], p. 231), « les mariages se contractent généralement entre gens du même douar, ou au moins de la même fraction II arrive cepend.iut quelquefois, surtout chez les gens riches, qu'un niarijae est contracté entre jeunes gens de deux frac­ tions différente! de la même tribu. Ce qui est mliiunieiit plus rare, c'est le marijgc entre gens de deux tribus différentes » Von aussi Michaux-Bcllaire, Quelque* tiifrui Ji «/

Il arrive communément au Maroc, aussi bien chez les Arabes que chez les Berbères, qu'un homme épouse la veuve de son frère, de façon que ses enfants et ses biens ne tombent pas sous l'influence d'un homme étranger à la famille. Il n'est cependant pas obligé de l'épouser, et son offre de le faire ne doit pas néces­ sairement être acceptée *. D'après la loi musulmane, comme

1. Igff (plur. igfail ; littéralement « os ») est une subdivision d'une plus grande unité sociale uomméc rrba' (plur. Idrbiî);littéralement ci quart », qui est lui-même une division de la IdqhiU ou tribu. Un igff se compose d'un certain nombre de villages, ou quelquefois seulement d'un unique village habité par des gens qui sont parents du coté paternel. 2. Cf. Doutté, op. cit., p. 539; de Segonzac, Voyages au Maroc, 1899-1901 (Paris, 1904), p. 127. Sur la position d'une veuve chez les Arabes de Moab, M. Jaussen (op. cit., p. 48) écrit : « En principe, clic doit devenir la femme nous l'avons vu, une veuve ou divorcée a normalement le droit de disposer de sa main; mais dans quelques tribus berbères, aussi bien au Maroc qu'en Algérie elle est sous la tutelle de son père aussi entièrement qu'elle l'était avant son mariage. On m'a signalé que chez les Ait Ndèr, son père, ou, s'il est mort, son frère, peut la revendre à l'homme qu'il choisit, tandis qu'à Fez la femme elle-même est libre d'accepter l'offre ou de la rejeter. Dans certains cas exceptionnels, cepL'ndant, il va de soi qu'un homme épouse sans pax-enient la \cu\e de son frère; ou, si le mort n'a pas de frère, sa veux e peut être \ endue par les femmes de sa belle-famille, sa belle-mère en première ligue, puis sa belle-soeur et sa bclle-fïllc. Ceci arrix-e lorsqu'une femme mariée s'est enfuie de chez son premier mari et a obligé un autre homme à l'épouser. Les Briiber ont une coutume qui donne ce privilège spécial aux femmes mariées. Chez les Ait Sâddèïi. par exemple, une femme qui ne veut pas rester avec son mari peut se réfugier dans la mai­ son ou dans la tente d'un autre homme et embrasser le piquet qui supporte le toit ou l'un des piquets verticaux de la tente, ou bien, s'il n'y a pas de piquet, saisir le moulin à bras et le tour­ ner comme pour moudre. Alors le propriétaire de la maison ou de la tente est contraint de l'épouser et de payer cinq cents dou- ros au mari abandonné. S'il ne peut verser cette somme et que ses parents ne puissent l'y aider, il peut, au moyen de sacrifices de 'tir, récolter chez autrui « l'argent de la rançon » (Icfdtt); il peut encore abandonner son village et les alentours, ou déci­ der un chérif et quelques autres hommes à se rendre à la demeure du frère du mari, qui a droit *ur elle, et très souvent l'épouse Si la veuve ne veut absolument pas, elle retourne chez sou pere. même si elle appartient a une autre tribu. » Clic/ les Anzeh, d'après BurcMiardt (Ridouuis tind ll'tibJbyt, p. 64), « si un jeune homme laisse une veine, son fi ère oiïre généralement de l'épouser ; la coutume n'oblige ni lui ni elle a contracter celte union et il ne peut l'empêcher d'épouser un autre homme Cependant il arrive raremen t qu'elle refuse ; car une telle union maintient l'intégrité de la propnétC fami­ liale, a Chez les Arabes du paganisme, mie veuve était dévolue .1 son beau- frère ou a son beau-fils (Robcrtson Smith, op ,.7 . n 8i> -q \VeIlli.iu«eu, lot . p. 455). D'jutie p.ut. l'Islam défendu au\ homme* Je iccevoir en héri­ tage une femme contie sa volonté(AV<„ .. IV 2;). et d e,»ouser leurs iwatres (iHd.AV, zd). mais il appiouva le nui .âge ave ia ve..\e J un fieie. 1. Hanoteau et Letotirneuv:, Iji Kabylit rt Its ecnitumtt kabylts, II (Paris, 1S75). pp tji. 156, 159. — 34 — du mari délaissé et à y accomplir ce qu'on nomme Vam'drqab (l'arabe l'argiba), le plus terrible de tous les sacrifices de 'ùr qui consiste à couper les tendons des jarrets d'un bœuf Autre­ ment un conflit est probable. Si l'offensé et son village ne sont pas assez forts pour combattre le nouveau mari et son parti, le premier demande secours à un autre village au moyen d'uu 'tir puissant; il sacrifie un taureau comme am'ârqab à la porte de la mosquée, ou bien il y conduit sa fille vêtue d'une vieille toile de tente (ablàs ou tahlâst), ou bien il s'y rend sur son cheval dont le cou est entouré d'un vieux morceau de toile de tente, ou bien il enlève la .selle de son cheval et là il la met sens dessus- dessous. Mais il peut aussi arriver qu'au lieu de se battre, l'of­ fensé enlève une femme du village dans lequel son épouse s'est réfugiée et qu'il fuie avec sa proie dans une autre tribu. Eu ce cas le mari, le père ou le frère de la femme enlevée, afin de la recouvrer, insistera pour que l'on paye les cinq cents douros, ou, si le nouveau mari et sa famille ont quitté le pays, recueillera chez les autres habitants du village la rançon nécessaire. On trouve des coutumes similaires chez les Ait Yûsi, les Ait Wdrain, les Ait N'der et d'autres Briiber, mais la compensation a payer au premier mari varie considérablement dans les diverses tribus, et même dans les différentes fractions d'une même tribu. Chez les Ait Wàrain, elle était, dit-on, de deux cents douros. Les Ait Yûsi et les Ait Ndcr ont convenu de vingt et un douros si la femme a fui de l'une des tribus ,\ l'autre, et les Ait Yisi et les Ait S.tddën de soixante-dix douros : mais récemment encore, le prix n'était que de la moitié de cette somme. Si une femme mariée appartenant aux Ait N'der s'enfuit chez les Zémmur, son mari peut réclamer une vache avec un veau, et si elle se sauve dans une tribu arabe, trente-cinq douros; mais les autres Braber; tels que les Ait Sâddën et les Ait Yûsi, n'ont fait aucune conven­ tion de ce genre avec leurs voisins arabes, par la simple raison qu'aucune de leurs femmes ne préférerait un Arabe à un homme de sa propre race. Chez les Ait Yùsi, le prix fixe par la coutume varie dans les différents Idihi', ou quarts, de la tribu. Il est de

i. Voir Westernurck d.in-, .4ni!'i,^dn;iûil /.»s.n> .-«.-"/.v/ lo F.. H. T\ki. p. 365 sq. La raison poir laquée on tranche les tendon* îles jarrets du bueui' semble être l'intention de douner à l'animal l'apparence d'un suppliant. Quel­ quefois la \ictime est un cheval, ou, die* les Ait Yusi et Béni Mgild. un chameau. — 35 — cinquante douros entre les Ait Arrba', et les Ait Mâhlûf; de quatre-vingt-six entre Ait-HaTi d'une part, Ait Arrba', Ait Mâhlûf ou Ait Frigwu d'autre part ; de cent entre Ait Arrba' et Ait Frlgôu; et de cent vingt entre Ait Mcs'oùd u 'Ali et Ait Arrba', Ait Mâhlûf ou Ait Frfg*u. Chez les| Ait Arrba', le prix est de cent quatorze douros. Toutes ces stipulations détaillées prouvent que la pratique en question est assez répandue. J'ai connu un vieillard d'une bonne famille des Ait Yiisi, qui, au cours de sa vie, avait été contraint d'épouser trois femmes en fuite. L'obliga­ tion est la même, que l'homme chez lequel la femme a cherché asile soit célibataire ou marié, et quel que soit le nombre de ses femmes. Cette singulière coutume est fondée sui l'idée que quelque malheur grave atteindrait l'homme s'il n'épousait pas une femme qui cherche ainsi refuge auprès de lui. En se saisissant du piquet de son habitation ou en tournant son moulin à bras, elle fait 'âr sur lui, c'est-à-dire qu'elle lui transfère une malédiction con­ ditionnelle. Mais bien que la crainte superstitieuse soit la base de cette coutume, son observance est en même temps regardée comme un point d'honneur ; chez les Ait Warain. un homme qui refuserait d'épouser la fugitive serait traité de Juif. On tient aussi pour nécessaire qu'il ait avec elle des rapports sexuels dès la première nuit. Ces mariages ne comportent pas d'autre céré­ monie.

Ed\V. WtSTIRMARCK. (Traduit de l'anglais par J. Arin.) UNE RÉPUBLIQUE DE PIRATES

Avant même la fondation de Carthage qui est du ix* siècle avant l'ère chrétienne, les hardis navigateurs qu'étaient les Phé­ niciens avaient déjà franchi le détroit de Gibraltar, appelé alors les colonnes d'Hercule, et essayé de trafiquer avec les peuplades du littoral de la côte occidentale du Maroc. Ne connaissant pas la langue des indigènes, ils procédaient pour les échanges d'une façon singulière. Ils débarquaient leurs marchandises diverses et le sel, alors denrée précieuse, sur certains points du littoral abordables, puis regagnaient leurs navires et attendaient; les indigènes arrivaient, reconnaissaient les marchandises, les esti­ maient, plaçaient à côté un tas de poudre d'or puis se retiraient à leur tour ; les marchands revenaient et si le tas de poudre d'or leur paraissait suffisant, l'emportaient et s'embarquaient ; l'affaire était terminée ; si le tas ne leur paraissait pas suffisant, ils ne touchaient ni à l'or, ni aux marchandises, et se retiraient en attendant que les indigènes vinssent grossir le tas. Les Phéniciens fondèrent plusieurs comptoirs d'une durée inconnue et il faut arriver au grand voyage du Carthaginois Han non, connu sous le nom de périple d'Hannon, pour avoir des données précises sur ce que fut, à cette époque lointaine, une sérieuse reconnaissance de la côte marocaine. Le voyage d'Han­ non constitua une véritable expédition maritime, d'une portée géographique et commerciale considérables, car il eut, pour con­ séquence, l'entrée du Maroc dans les limites du monde connu d'alors. « Après avoir franchi les colonnes (le détroit de Gibraltar) et navigué au delà pendant dix jours, raconte l'amiral carthaginois, dans son périple qui s'effectua vers l'an 470 avant notre ère, et navigué au delà pendant deux jours, nous fondâmes la première ville que nous nommâmes Thymiathérium ; une grande plaine s'étendait aux environs; de là nous naviguâmes à l'ouest. » « Il suffit de regarder une carte des côtes du Maroc, dit Vivien de Saint-Martin, dans son remarquable ouvrage, L'Afrique, du Nord dans l'antiquité, pour voir que cette indication précise d'une direction, prise à l'ouest, n'est vraie qu'à partir du Bouragrag. » Le site de Thymiathérium a dû être donc i l'embouchure du Bou-Regrcg, dans l'emplacement de Sla ou de Rabat. La ville existait encore au ive siècle avant l'ère chrétienne, car elle est mentionnée dans le a périple de Scylax », mais il n'en est plus question, ni dans Polybe, ni dans aucun autre document de l'époque romaine : fut-elle détruite ? changea-t-elle de nom ? ou devint-elle une bourgade misérable et sans importance ? Nous l'ignorons, et il est probable que nous l'ignorerons toujours. On retrouve plus tard une ville, appelée Sala, que les Romains, dans leurs explorations le long de la côte Atlantique, après la défaite de Carthage, fondèrent à l'embouchure du Bou-Regreg, mais Sala n'était pas l'ancêtre de la ville berbère Sla, notre Salé d'aujourd'hui. Sala occupait l'emplacement des ruines actuelles de Chellah qui se dressent, pittoresques, sur la rive gauche du Bou-Regreg, au flanc d'un coteau. Les anciens auteurs, comme Edrisi, comme Léon l'Africain, sont d'accord sur ce point et cet accord se retrouve parmi les vo3rageurs modernes. Tissot nous rapporte, d'après Léon l'Africain, que les colons aisés de Sala venaient passer l'été dans des villas au bord de la mer sur l'emplacement du Salé d'aujour­ d'hui. Cette résidence d'été que les Romains appelèrent « Sala la nou­ velle » finit par constituer peut-être sur les restes de l'ancienne colonie carthaginoise et sûrement avec des apports berbères ou autres, une véritable cité maritime qui survécut à Sala (Chellah) et que les habitants continuèrent d'appeler par contraction S'Ià : cela n'a rien de surprenant, et nous verrons plus loin comment Rabat fut appelée Salé le neuf, au commencement du xvn* siècle. Pour en finir avec l'ancien Sala (Chellah) nous dirons que c'était la dernière ville romaine de la Mauritanie occidentale .et que le dernier poste romain se trouvait A 16 milles au delà de Salé en un point appelé Ad mercurios. Le médecin principal Bernard, ancien médecin de région, à Rabat, m'a montré, un jour, au cours d'une promenade, une sorte de rectangle de moellons uniformes et noircis par l'âge, sur le monticule, entre la source d'Ain-R'boula et celle d'Aïn-Attik qui alimentent toutes les deux Rabat: ce seraient peut-être là les vestiges de ce dernier poste??? Chellah, l'ancienne Sala romaine,dont nous ne voyons que des - 38 - ruines, eut des fortunes diverses : elle fut, dit-on, détruite par les Portugais, d'après l'auteur d'un ouvrage espagnol « de Mar- ruecos » qui cite même le chef de l'expédition, Jacob de Lam- touna, puis rebâtie par le sultan Almohade Yacoub El Mansour, ensuite abandonnée et ravagée peut-être, au cours des guerres dynastiques, pour devenir enfin la nécropole des sultans merinides, entourée comme de satellites des marabouts sacrés que les habi­ tants de Rabat honorent d'un culte particulier.

*

Salé est donc une ville de haute antiquité, peut-être contem­ poraine des Carthaginois, plus tard station romaine, faubourg de Sala, puis ville berbère. Elle eut des fortunes diverses. Sa position exceptionnelle à l'embouchure d'un fleuve entre le Maroc Nord et le Maroc Sud; attira sur elle l'attention des sultans successifs. Elle fut ainsi souvent le siège de grandes concentrations de contingents pour des expéditions intérieures au cours des luttes interdynastiques; c'est de Salé que partirent aussi quelques-unes des grandes expéditions en territoire espagnol, et dans la longue et fastidieuse chronique des guerres berbères, le nom de Salé revient comme un leit-motif. Salé prit une importance assez considérable vers le milieu du Xe siècle ; elle fut, en effet, le boulevard de la dynastie Irénidc, les Beni Iren, branche de l'antique tribu des Zenata. Vers 1197, l'émir Almohade Yacoub El Mansour fonda Rabat, au pied de la citadelle sise .sur le promontoire de la rive gauche du Bou-Rcgreg et qui portait déjà le nom de R'bat cl Fath, cou­ vent (fortifié) de la victoire. Ce R'bat el Fath est cité chez les chroniqueurs comme Ibn Khaldoun, par exemple, antérieure­ ment à l'arrivée au pouvoir de la dynastie almohade. Yacoub cl Mansour détermina remplacement de la ville et encercla ses limites d'une enceinte fortifiée en même temps qu'il faisait éle­ ver l'énorme mosquée dont la tour Hassan reste une des remar­ quables reliques. Rabat fut le point d'appui des Almohades, en face de Salé, qu'occupaient les Beni Mérin. Après la chute des Almohades, Rabat, née de b veille, n'a plus d'histoire, et Salé reste au premier plan. Avec l'arrivée des chérifs saadiens, deuxième moitié du xvi" .siècle, Rabat se con- — ?9 — fond même avec Salé, et fort probablement les deux villes jumelles eurent un même pacha. Mais ce n'est pas 1 ce passé rapidement et incomplètement exhumé que Rabat-Salé, Salé surtout, a dù son renom européen. Ce passé n'est pas plus intéressant que celui d'autres comptoirs phéniciens, carthaginois ou romains,qui devinrent des cités pro­ bablement heureuses puisqu'elles n'eurent p.is d'histoire. Salé sort brusquement des brumes du passé au commence­ ment du xvir siècle et acquiert un renom sinistre tel que n'en eut jamais un autre point quelconque des eûtes barbaresques, si ce n'est Alger, un peu plus tard, et, aujourd'hui encore, Salé a le triste honneur de résumer tout un passé de piraterie, dont les cotes de Barbarie furent le théâtre pendant près de trois siècles, et on dit couramment : Salé la ville des pirates. Salé ne mérite « ni cet excès d'honneur, ni celte indignité ». Avant l'ordonnance de bannissement prise par Philippe III au commencement du wu' siècle, et qui eut pour l'Espagne des conséquences tout aussi fâcheuses que la révocation de 1 edit de Nantes chez nous, on peut aflîrmer que Salé n'existait pas comme port de pirates, et cependant la piraterie sévissait sur les côtes d'Espagne et du Maroc, et les galions espagnols revenant des Indes en savaient quelque chose. En réalité, des forbans de toute nationalité avaient cherché refuge dans quelques-unes de ces baies si inhospitalières de la côte marocaine. Ils s'étaient imposés par leur audace aux populations riveraines qui les toléraient ; il avait fini par s'établir, entre ces populations et eux, une sorte de louche complicité que la vente facile et à bon compte des marchandises volées et le commerce encore plus lucratif des captifs, rexendus comme esclaves, avaient contribué à consolider. Deux de ces havres étaient surtout renommés, l:ed- dalah et El-Mnmoia qui devait occuper l'emplacement de Méhé- dya, à l'embouchure du Sebou. Les pirates de haute mer surveillaient la rouu des Indes occi­ dentales, se lançaient A l'abordage des lourds galions chargés de toutes sortes de produits, mettaient a rançon ou emmenaient en esclavage les passagers et ce qui restait de l'équipage, et soute­ naient, parfois, contre les navires de î.x marrie rovale, des com­ bats sanglants. Ht c'est ainsi, qu'au cours du \ w siècle, les côtes de la Berbérie occidentale acquirent ce renom sinistre que leur 4o — valut l'entreprenante audace de cette tourbe de forbans interna­ tionaux. L'édit de Philippe III qui chassait d'Espagne tous ceux qui ne voulurent pas abjurer l'islamisme eut pour conséquence l'exode de milliers de familles qui vinrent chercher asile sur les côtes de l'Afrique du Nord et toute une colonie d'Andalous vint se fixer à Rabat. Ils y apportèrent la civilisation du Midi de l'Espagne et la haine de tout ce qui était espagnol. De là, à la piraterie, comme juste et impitoyable revanche, il n'y avait qu'un pas et ils le franchirent, et les navires de commerce espagnols n'eurent pas de pires ennemis que les Rabati d'alors. Ils acceptèrent les pachas que leur envoyèrent les sultans de l'époque, mais ces pachas, enfermés dans la Casbah, n'avaient qu'une autorité nominale et précaire. Puis un second flot d'arrivants vint gros­ sir les Andalous, ce fut les Homacheros, originaires surtout de l'Estramadure, plus combatifs et plus orgueilleux encore que les Andalous. La cité devint bientôt trop petite, des querelles intestines écla­ tèrent et les Homacheros, pour assurer leur maîtrise sur la cité contre les Andalous, n'hésitèrent pas à appeler, d'un peu par­ tout, les « moriscos » ou réfugiés d'Espagne ; ils chassèrent le pacha, agrandirent la ville qui fut appelée Salé le neuf, pour la distinguer de Salé le vieux de la rive droite et s'organisèrent : ce fut la République des Pirates, avec un divan ou assemblée de notables que l'Europe dut bel et bien reconnaître, chez laquelle elle envoya des missions officielles et qui traita avec les États de Hollande, l'Angleterre, même avec la France de Richelieu. Donc Salé entrait dans l'histoire moderne, non pas le Salé que nous connaissons aujourd'hui, mais bien Rabat ou Salé le neuf, et la réputation de Salé est une réputation usurpée. La République des Pirates eut son heure de célébrité mon­ diale : la France essaya à plusieurs reprises, en négociant des rachats d'esclaves, en se faisant l'habile intermédiaire entre la République et le sultan de l'époque, de s'assurer sa neutralité; les Pays-Bas recherchèrent son alliance contre les Espagnols. L'Es­ pagne resta l'ennemie. Les rapports des capitaines français de l'époque parlent de vaisseaux de Salé de deux cents tonneaux, armés de vingt pièces de canon et montés par quatre-vingts hommes d'équipage ; mais malgré leurs richesses, les pirates de Salé le neuf ne poussèrent pas bien loin l'industrie du bâtiment de guerre. Ils étaient avides de piller, avides de jouir, mais ne connurent jamais l'organisa­ tion du travail, l'amélioration de leur outillage. Un capitaine français, le capitaine Foucque, écrit en 1609 dans un de ses rapports : a Toutes leurs richesses ne pourraient ache­ ver une galère, si ce n'est par la faveur et l'intelligence qu'ils ont avec leurs pensionnaires confédéré* et associez qui leur envoyent le bois, les charpentiers, les masts, les avirons ou rames, le fer, les clous, les chaînes toutes faites pour enferrer les chré­ tiens. » Ce qu'il y a de plus remarquable, en effet, dans l'histoire de cette république, c'est qu'elle trouva les plus extraordinaires complicités et que la piraterie devint une sorte de société en com­ mandite dont les représentants les plus notoires furent des juifs qui faisaient la navette entre la Hollande et le Maroc, et furent les courtiers de cette industrie d'un nouveau genre. Ils achetaient, pour le compte des pirates de Salé, qui payaient sans marchan­ der et étaient considérés comme des clients sinon très recom- mandablcs, du moins comme très productifs. Nous citerons un fait, entre mille, pour montrer l'importance de Salé dans les préoccupations des États de Hollande. En 163s, deux capitaines hollandais, après avoir capturé deux navires de Salé, commandés par deux raïs (capitaines de navire)importants, avaient vendu en Galice un grand nombre d'hommes d'équipage et ramené aux Pays-Bas les deux capitaines prisonniers avec plu­ sieurs de leurs compagnons. A la requête d'un certain David Pallache qui était à l'époque tantôt l'homme d'affaires du sultan, tantôt celui des Pays-Bas, tantôt celui des Salétins et qui est mêlé à toutes les négociations, le divan de Salé présenta une requête aux États qui ordonnèrent l'emprisonnement des deux capitaines hollandais, la mise en liberté immédiate des deux rais et de leurs compagnons, et le paiement aux susdits Salétins de cinq cents florins en dédommagement des pertes qu'ils avaient éprouvées. Salé gênait tellement les pêcheurs de Terrc-N'euve qu'il fut question en France, au commencement du règne de Louis XIII, d'assurer tous les ans la sécurité de cette pèche par l'envoi d'une forte escadrille de garde devant Salé, pour empêcher la sortie des pirates, pendant la période de pêche. Mais le vieux Salé, le Salé d'aujourd'hui, m'objectera-t-on, n'était pas resté neutre et inactif au moment où Rabat se trans­ formait en république et organisait la guerre de course? Je n'hésite pas à croire que les Rabati durent trouver, à Salé, des complices, des ressources, des engagés ; les Berbères étaient trop amateurs de pillage pour laisser passer pareille occasion. L'accord ne fut pas toujours parfait, loin de là, et un vendredi, raconte un chroniqueur de l'époque, pendant que les hommes du vieux Salé étaient dans les mosquées, les Rabati essayèrent un coup de main sur Salé pour piller les maisons et enlever les femmes et les esclaves des bourgeois du vieux Salé. Fort heu­ reusement, l'alarme fut donnée à temps et les Rabati durent repasser le fleuve en désordre. Cependant, vers 1637, un puissant chérif, EI-Ayachi, appelé par les Hornacheros de Salé le neuf qui avaient réclamé son aide contre les Andalous, redevenus maîtres de la Casbah et dont l'in­ solent autoritarisme ne connaissait plus de bornes, voulut essayer, à la faveur de cette guerre civile, d'en finir avec Salé et faillit réussir. Les Andalous ne s'en tirèrent qu'en acceptant la suzeraineté du sultan d'alors, Moulay el Ouadid,en accueillant le pacha qu'il leur envoya et en faisant leur paix avec les Hornacheros. Une fois le danger passé, la République des Pirates secoua le joug, mais les jours de son indépendance étaient comptés; mena­ cée i nouveau par El-Ayachi, elle appela à son secours les Dilaïtes dont la Zaouia s'était révélée puissante et rapidement populaire. Sidi Mohammed El Hadj,Ie chef des Dilaïtes, devint le suzerain effectif et redouté devant lequel le divan de Salé-Rabat dut bais­ ser pavillon. Les Dilaïtes furent les maîtres incontestés des deux Salé et le vieux foyer des pirates s'éteignit, encerclé d'ailleurs, de toutes parts, par les possessions européennes. Dès l'avènement de Mou­ lay Isiruïl, le grand sultan contemporain de Louis XIV, les Anglais occupaient Tanger; les Espagnols Ccuta, Badiset Melilla; les Portugais Larache, Ar/ila et la fameuse El Maniora rivale des Salé en exploits de piraterie maritime. Moulay Ismaïl et ses suc­ cesseurs s'efforcèrent à une politique de réalisation. Ils cher­ chèrent d'abord à recouvrer les villes maritimes et y réussirent, à l'exception de Ceuta et Melilla, puis travaillèrent à conserver l'intégrité de l'empire et à l'organiser d'après la méthode turque. Il est fort probable que leur politique consista A éviter avec — 43 — l'Europe de nouveaux conflits et qu'ils ne durent pas encourager la piraterie qui pouvait amener des représailles de la part des Européens et de nouvelles guerres. Plus tard le développement des marines européennes, la police des mers mieux faite et avec des moyens plus puissants, la prise d'Alger, qui eut un immense retentissement, rendirent illusoire tout essai de retour vers les pillages fructueux, et le bombardement de 185 r, par une esca­ drille française, prouva aux Salétins que la menace de l'Europe n'était pas un vain mot, bien que ce bombardement peu efficace méritât le nom d'avertissement sévère plutôt que de bombarde­ ment, d'autant que les batteries de Salé ripostèrent énergique- raent. L'escadrille, craignant un changement de temps, leva l'ancre dans la nuit, et les gens de Salé, étonnés de sa disparition subite, allèrent criant partout que les vaisseaux des Roumi avaient attiré sur eux la colère du prophète et que les abîmes insondables des flots s'étaient ouverts pour les engloutir. Puis les deux villes vécurent la vie monotone et ralentie des vieilles cités marocaines décadentes et s'enveloppèrent du fana­ tisme et de la méfiance traditionnelle contre toute ingérence des Roumi dans leurs affaires. Mais quelque chose survécut du naufrage de leur passé, ce furent l'amour du lucre et l'esprit des affaires, et c'est par là que l'Européen reprit contact avec ces milieux réfractaires. Les rela­ tions commerciales s'établirent peu à peu et bientôt, devant l'anarchie intérieure menaçante, la révolte des tribus, l'impuis­ sance du pouvoir central, la France prit ce rôle de protectrice du Maroc qu'elle exerce maintenant, dans la plénitude de sa toute- puissance. Rabat et Salé, aujourd'hui, échappent à l'enlisement physique et moral qui les menaçait, elles ont secoué leur pous­ sière séculaire et s'acheminent lentement vers des destinées nou­ velles. LV MAURAS. IBN EL KHATIB LISAN ED DIN

SA VIE ET SON ŒUVRE HISTORIQUE

OBSERVATIONS

Bien que l'étude qui va suivre ne concerne pas uniquement le Maroc, on a pensé qu'elle pouvait prendre place dans cette revue, parce qu'elle a trait a une époque intéressante au plus haut point, dans l'histoire de ce pays. C'est l'époque où les Mérinides se disputaient avec les chrétiens les derniers restes de l'Espagne musulmane aux mains des souverains dont les efforts ne pouvaient arrêter la retraite brillamment soutenue de l'Islam. Ibn el Khatib, d'ailleurs, vécut longtemps au Maroc, et, racon­ ter sa vie, c'est parler longuement de l'empire que la France, aujourd'hui, couvre de son égide. La figure éminemment curieuse du vizir Lisân ed Din deman­ derait une plume plus experte que b mienne pour apparaître dans tout son relief. Lisán ed Din fut tour à tour historien, poète, voyageur, cri­ tique littéraire, sans cesser jamais de remplir des fonctions poli­ tiques. Il eut a lutter contre les intrigues nouées autour de lut par les dévots rigoureux et jaloux qui poussaient déjà l'Islam au fanatisme et à la superstition. Xe voulant pas leur faire des con­ cessions, il ne put leur résister; il tomba sous leurs coups et mourut leur victime. Mais sa vie montre bien, à ceux qui en doutent encore, que l'Islamisme ne fut pas toujours la religion étroite el mesquine telle que nous la voyons après des siècles d'ignorance et de servitude.

BIBLIOGRAPHIE

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a» Fardid el Djoiunun fi mèli na^aniaui wa iydbou t\-Zamdu

^1' » y >'j I. ^v~» dont l'auteur est le prince Isma'il b. You- souf b. Ahirur, tils du roi Mohammed Kl Qâtm bi Amr Allah, qui résida a Fas(Maq. III, 2):

30 Abna' el 'Chin -Uà' d'il Haiiz b. cl Hadjar . 40 Kitdb et-moud el and fi lai àdjim d^twi e- Sou\onJ, al Aqldm uii'l Qaiid,

d'Aboû Yahya Mohammed b. 'Açim, grand qâdl de Grenade, fils de l'auteur - 46 - delà lohfat qu'il a lui-mime commentée. Ce livre était comme une suite de l'ihâto" ; son auteur fut appelé Ibn el Khattb second (Maq., III, 485); 50 Les ouvrages d'Ibn el Khattb lui-même, car, dit-il, « personne ne sait mieux ce qui se passe dans une maison que son propriétaire » (III, 3). MERCIER. — Histoire lie l'Afrique septentrionale. Paris, 1888. MULLER (M.-J.).— Beitragtqir Geschicble der Westl. Araber. Munich, 1876. MULLKR (A.). — Der Islam in Morgen und Abendlaud. Berlin, 1885-87.

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SIMONKT. — Dearipcion del reino de Granada btijo la dominaciou de lot mse- ritas sacada de los auto/es arabes y seguida del iexlo inedito de Molxxmmed ibn Aljathib. Madrid, 1860. Une deuxième édition de ce livre imprimée à Grenade en 1872 ne contient pas le texte arabe. SCHACK. — Poésie und Kun\t dei Arabei m Spanien wul Sicilien, 2 vol. Stuttgart, 1877. Cet ouvrage a été traduit en espagnol ; la troisième édition de la traduction a été imprimée a Madrid en 1881. ES. SOYOUTI. —Dictionnaire des leùcograplies et grammairien*. Le Caire, 1326. WUSTENFBLD , — Geschicbtsreiber der Araber und ihre fVerke. Gottingen, 1882.

VIE D'IBN EL KHATTB

- Les ancêtres de Lisân ed Din, les Banû Salmân, appartenaient à la tribu yéménite de Mornd dont un certain nombre d'indivi­ dus vint de Syrie en Andalousie quelque temps après la conquête (Maq. III, 10). C'est, en effet, à Grenade et dans la région environnante que le gouverneur Abù'l Khattâr ibn DlierAr établit le contingent « djund » de Damas, « à cause de la ressemblance des deux pays », disent les auteurs arabes (Simonet, 22). Ibn el Klutîb était donc d'origine arabe. Voici son arbre généalogique dressé d'après Maqqari (III, 3-7):

1. d'IbD el Khatib. — 47 — Ahmed es Salmànî ibn el Wazir

'Ali es Salmânî

Sa'id el Khatlb I •Abdallah I Sa'id I 'Abd Allah ibn el Wazîr I Mohammed ibn el Khatib. Ahmed es Salmâni naquit à CorJoue. Sa famille portait alors le surnom de Banû'l Wazir. Il quitta cette ville à la suite de la révolte du Faubourg (Ramadan 198 = mai 824) et alla s'établir à Tolède. Il revint plus tard dans l'Andalousie centrale et un de ses fils, 'Abd er-Rahman, fut qâdi de Bagha (Priego ?). Un de ses descendants, Sa'îd, s'établit à Loja où il exerça les fonctions de prédicateur (khatib), ce qui fit donner à ses fils le surnom de Banû'l Khatîb. C'était un homme pieux qui, paraît- il, avait un talent tout particulier pour lire le Qpràn (Maq., III, 4). Il fut chargé par Ibn Hùd el Mutawakil d'une mission auprès de la reine de Castille dont le souverain de Murcie sollicitait l'ap­ pui (Maq. 1. c). Plusieurs membres de sa famille furent tués lors du sac de Loja par les chrétiens 1 (Maq., III, 4). Il mourut en 683 = 1284 (Maq.. HT, 3). Un de ses petits-fils, qui portait le même nom que lui, alla demeurer à Grenade où il s'allia aux plus nobles familles de la ville. Compromis dans un complot contre .Mohammed I, il fut un moment emprisonné (Maq., 111. |). Mohammed II el Faqili, (ils ci successeur de Mohammed I, lui confia d'importantes fonctions; kma'il b. Yusuf dans le Faraid et 1. Je n'ai ttouvi' nulle part mention Je cet événement. Djuman lui donne tantôt le titre de secrétaire et tantôt celui de qâîd; pour Simonet (Descripción, p- 12) il fut général de cavale­ rie. Le souverain lui aurait môme confié l'éducation de son fils sans l'opposition de la mère de l'enfant qui craignait sa sévérité (Maq., III, 4). 'Abd Allah, fils du précédent et père de Lisùn ed-Dîn, naquit à Grenade en Djumadâ Ier 672 = nov.-déc. 1273 (Maq., III, 7). il reçut les leçons d'Abû'l Hasan el Baliïtî, d'Abû 'Abd Allah ben Sam'ùn et d'Abû Dja'far b. ez-Zobayr dont il fut l'élève préféré; de nombreux docteurs d'Orient lui délivrèrent l'i'âjza1. Il fut poète et médecin et se distingua par sa science et sa vertu. L'Ihâra et le Tâdj el Muhalla d'Ibn el Khatfb renferment quelques-unes de ses compositions poétiques (Maq., m, 4). Pour des raisons qui nous échappent •— sans doute quelques difficultés avec le roi Abû'l Djuyûch — 'Abdallah se rendit à Loja (Maq., III, 51). II avait, à ce moment, repris le surnom d'Ibn el Wazîr, porté autrefois dans sa famille. Nous ne savons pas exac­ tement ce qu'il fit à Loja, mais le rôle qu'il y joua et dont nous niions parler fait supposer qu'il occupait des fonctions de quelque importance. En Chavvâl 712 (= janv.-fév. 1314) Abû'l Walîd Isnia'll Nasr*, marchant sur Grenade, se présenta devant Loja (Demom- bynes, note 70).'Abd Allah, sans doute, pour se venger d'Abû'l Djuyûch, chercha à se rendre utile à Isma'il : il y réussit en lui facilitant la prise de la ville. Le prétendant victorieux ne l'oublia pas et lui réserva une bonne part dans les récompenses qu'il dis­ tribua généreusement. 'Abd Allah devint intendant des vivres à Grenade et même, d'après Simonet, gouverneur de cette ville. Dans le Faràyd il est appelé a raïs » et secrétaire (Maq., III, 3, 4, 5, 51; Descripción, 12). A la suite des guerres civiles qui troublèrent le règne de Mohammed IV, il tomba en disgrâce et tous les biens amassés par sa famille furent confisqués (Simonet, /. c). Il mourut a la bataille de Tarifa le lundi 7 Djumàdà I' 741 = 29 octobre 1340 (Maq., m, 3). Abu 'Abdallah Mohammed ibn el Khatfb Lisân cd Dîu naquit à Loja (Boigues, Maq., 111, }, 26) le 25 radjab 715 = 15 nov.

1. Autorisation d'enseigner. 2. Cousin d'Abû'l Djuyûch dont il prit la place. V. Demotnbynts, p. 27. — 49 ~ 1313 (Maq., III, 39). C'est par erreur que Casiri(II, 161, 162) donne Cordoue comme Heu de sa naissance et Simonet (p. 12), Grenade. Le surnom oriental de Lisan ed Din lui fut donné, sans doute, à cause de « son éloquence et de l'élégance de sa plume » (Simo­ net, /. t.). A quelle époque commença-t-il à le porter ? Nous l'ignorons. Maqqàrî prétend l'avoir également entendu nommer dans le Magrib Dzù'l Wizârataïn, Dzû'l 'Omratn, Dzû'l Mayitataïn, Dzû'l Qpbra'ïu. Le surnom de Dzù'l Wizârataïn, littéralement a l'homme aux deux ministères », est très commun dans l'histoire politique et littéraire de l'Espagne musulmane. Nous citerons entre autres personnages l'ayant porté : Ibn Zaidoûn, Ibn 'Abdoûn, Ibn Abî'l Khiçâl, Ibn el Hâkim el Lakhmi. Weijers (apud Boigues, IJ5) traduit ce surnom par « chef des officiers d'épée et de plume ». Il faut rapprocher de Dzù'l Wizâ­ rataïn, Dzû'r-riâsataïn, titre porté par Fadl b. Sahl, vizir du kha­ life abbaside El Mamoùn, « parce qu'il réunissait dans sa main la plume et l'épée » (Desvergers, L'Arabie, 416). Nous avons encore un équivalent de ce surnom dans « raïs arbâb es-soyûf wa'l aqlâm », chef des gens de plume et d'épée (Maq., III, 40). Au temps des « petites dynasties », dit Maqqari, le titre de a dzù'l wizârataïn » était porté par celui des vizirs qui repré­ sentait le souverain. Le titulaire devait être très versé dans les belles-lettres » (Maq., I, 101). Ibn el Khatib, atteint d'insomnie chronique, ne pouvait dor­ mir la nuit, et profitait de ses veilles forcées pour travailler : de la le surnom de « Dzù'l 'Omraïn n qui a deux vies (Maq., III, 42). Maqqari nous dit, dans le tome III, p. 42, qu'il donnera plus loin l'explication des deux surnoms, Dzû'l Mayitataïn et Dzû'l Qobraïn; il ne semble pas s'être souvenu de sa promesse; mais il est évident qu'il faut chercher cette explication dans le fait que Lisan ed Din fut enterré deux fois A en croire les deux vers suivants qti'Abi'i'i lladjdjad| Yùsof el Djozàmi lui adressait, Ibn el Khatib devait être d'un physique agréable : — 50 —

mètre basit.

« Les voyageurs que j'interrogeais faisaient les plus grands éloges de Mohammed ben el Khatib » « Quand je le rencontrai, non, par Dieu! ce que mes oreilles avaient entendu n'était pas au-dessus de ce que mes yeux virent » (Maq., III, 479). Ibn el Khatib se distingua tout jeune par les belles qualités qui avaient été l'apanage de ses ancêtres (Maq., III, 39). Rien ne lui manqua, d'ailleurs, de ce qui pouvait faire ^fructifier ce patri­ moine familial.Le soin de son éducation fut confié aux docteurs les plus versés dans le droit, la théologie, la philosophie, les mathématiques, la médecine (Simonet, 12). Il étudia le Qorân sous Abu 'Abdallah b. 'Abd el Maoùla el 'AvvAvâd et Abù'l Hasan el Qaïdjâtîj ce dernier lui enseigna aussi la langue arabe dont il poursuivit l'étude en même temps qu'il entreprenait celle du droit et de l'exégèse coranique, avec l'imam Abu 'Abd Allah b. el Fakhkhâr, le premier grammairien de son temps. L'imàm Abu Zakariya Yahiya b. Hodzail, pour lequel il nourrissait beaucoup d'affection, l'initia aux secrets de la médecine, des mathématiques, de l'astronomie et de la philoso­ phie (Maq., III, 3J, 52). Les belles-lettres lui furent tout parti­ culièrement enseignées par son prédécesseur au poste de chef du secrétariat, Abù'l Hasan b. el Djayi.ib(Maq., III, 39). Il serait fastidieux de citer tous les savants dont Ibn el Khatib entendit les leçons, car il ne perdit jamais l'occasion de s'ins­ truire ; à Fas, à Miknàsa, à Salé, partout où l'appellent ses fonc­ tions ou son plaisir, il recherche la fréquentation des personnages connus par leur science ou leurs vertus. Nous mentionnons seu­ lement parmi les plus célèbres : Abu 'Abd Allah b. Mar/ùq de Tlemceu, mort au Qaire en 781 heg. =: 1379-S0 (Maq., HT, 711); Abu 'Abd Allah Mohammed b. Djàbir, ué àGuadix, mats qui vécut surtout à Tunis (Maq., III, 109 ; Boigues, n° 279) ; Abu 'Abd Allah Mohammed el Maqqari, grand qàdî de Fas, aïeul de l'auteur du Nafli et Tib (Maq., III, no); Abû'l Qdsim b. Djozaï, tué à la bataille de Tarifa le 9 Dju- mâdâ I, 741 = 31 oct. 1340) (Maq., III, 272); Mohammed b. Salmûn (Maq., III, 374); Abu 'Abd Allah h. Bakkàr, grand qàdî (Maq., III, 197); Abû'l Qàsim Mohammed el Hasani, de Ceuta, commentateur de la Khazradjiya (Maq., III, 102); Abu Dja'far Ahmed b. Ibrahim b. e/-Zobaïr (Maq., III, 239); Abu 'Abd Allah b. Bibach, lexicographe distingué (Maq., III, 197); Abu Ishàq b. Abi Yahyâ(Maq., 111, 198). Ibn el Khatib excellait dans les compositions littéraires en prose et en vers et, sur ce terrain, il ne craignait personne, disent ses biographes. Aussi se rangea-t-il de bonne heure parmi la pléïadc de poètes qui « louaient les princes et les rois ». Ses panégyriques de ta famille des Banoii-Xasr furent lus dans tout le monde musulman (Maq., III, 52). Un passage de son IhUa fait supposer qu'il avait quelque connaissance de la langue espagnole. II y donne, en effet, la tra­ duction des mots *—1»: « Voilà celui qui .1 l'oreille coupée », qui est bien celle qui convient à : He 1 macho! dont les mots arabes ne sont que la transcription. Ajoutons que le personnage qui porta le surnom de ^S~** était chrétien et n'avait qu'une oreille. KnHn Lisân ed-Din possédait un talent de cdlligraphc fort apprécié par ses contemporains (Maq., III, 4S1). Nous avons vu que le père de Lisàn ed Din, axant encouru la rigueur de Mohammed IV, se vit confisquer tous ses biens. Il est probable qu'il retrouva la faveur du sou\crain. car son fils dit dans YlbtUti (ap. Maq., III, jo) : « .Mon père me laissa une haute situation et une réputation étendue; bien accueilli partout, j'étais l'objet des attentions de tout le monde. » Ibn cl Khatib entra donc dans la vie sous les auspices les plus favorables. La noto­ riété de sa famille et ses qualités personnelles le désignaient pour la scène politique où nous verrons qu'il tint un mie brillant. Le sultan Aboû'l HaJj d|.idi (1 3 3 î-t ^54) awnt goûté les louanges que le jeune poète lui adressait, le pr:i à son service et le fit inscrire au nombre des secrétaires du palais. Le chef de ces -- 52 — secrétaires était alors Abû'I Hasan ben el Djayiàb, un des maîtres d'ibn el Khatfb et son protecteur. Daus les PtvUgoniéHcs (pp. 198-199 éd. Baûlaq 1284 liég.), Ibn Khaldoùn nous fait connaître les occupations des secrétaires d'État sous les Abbassides. Il est probable qu'elles étaient à peu près les mêmes partout. Il nous apprend qu'au diwàu du sceau était confiée la mission de rédiger, en présence du souverain, les décrets ou ordonnances rendus en répouseaux pétitions adressées au conseil. Ces fonctions exigeaient de la part de ceux qui avaient à les remplir, un style élégant et une profoude connaissance des finesses de la langue arabe. Dja'far le Barmekide fut le modèle le plus accompli de ce que devait être un secrétaire d'Etat. N'aturellemeut, le soin de la rédaction devait incomber au chef des secrétaires. Les agents placés sous ses ordres n'étaient, sans doute, chargés que des copistes ; tout au plus devait-on con­ fier aux plus habiles la rédaction de notes de peu d'impor­ tance. C'est dans ces travaux qu'ils acquéraient le manie­ ment élégant et aisé du style officiel et s'initiaient au langage diplomatique. Ceux qui ne parvenaient pas aux honneurs de la direction vieillissaient sur le a qalam », mettant toute leur ambi­ tion à figurer, en une calligraphie artistique, la prose pompeuse de leur chef, fiers toutefois d'un emploi qui faisait d'eux des gens de cour. A Grenade, il y avait deux secrétaires principaux : le « secré­ taire des messages » JjL-,J' j et le « secrétaire de la bride » « ^ tf. Le premier, désigné ordinairement par le simple titre de « kàtib », jouissait d'une grande considératiou ; mais malheur à lui s'il n'était pas à la hauteur de sa tache 1 toute la faveur du roi ne le mettait pas à l'abri des critiques les plus acerbes. \jc second ne pouvait être ni juif ni chrétien (Maq., I, 101). S'il faut en croire Ibn es Sabbàgh el 'Aqili (Maq., Ul, 436), les secrétaires espagnols jouissaient d'une réputation toute particu­ lière : « Ixs secrétaires d'Andalousie, dit-il, sont les maîtres de tous les autres, n Voici en quels termes Ibn el Khatib définit ses fonctions auprès d'Abu'l Hadjdj:\dj Yuiof : a Le sultan me prit comme secré­ taire particulier avant que je ne fusse sorti de l'adolescence et que je n'eusse atteint l'âge viril' ; il me confia le commandement mili­ taire et les fonctions de vizir. Il m'employa dans les ambassades auprès des rois, me chargea de le représenter dans sa capitale, et mît dans mes mains son sceau et son sabre '. Il se reposa sur moi pour la sécurité de la capitale, la sûreté de son trésor, la garde de son gynécée et de ses appartements particuliers * (Maq., III, 40). Qu'on nous permette ici de jeter un coup d'oeil en arrière afin de mieux faire connaître la situation du royaume de Gre­ nade au moment où Ibn el Khatib allait en diriger les destinées. Au milieu des difficultés qu'ils rencontrèrent dans leur éta­ blissement, les premiers princes nasirides semblent avoir hésité dans le choix d'un allié entre les Castillans et les Mérinidcs. On les voit se tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, cherchant un jour le secours des chrétiens de la Péninsule, sollicitant le lendemain une aide des Musulmans d'outre-mer. C'est ainsi que Mohammed II el Faqîh abandonna Tarifa aux Mériuides qui en firent le centre de leurs opérations sur le con­ tinent, puis, quelque temps après, aida les chrétiens a reprendre cette ville. Son successeur, Mohammed III el Makhloù', qui, dès son avènement, avait envoyé une ambassade au sultan de Pas, Aboù Ya'qoûb se ravisa ensuite, et s'efforça d'établir avec Ferdi­ nand TV des relations d'amitié (Demombvnes, note 67). Mais comme il n'entrait pas dans les projets du roi de Castille d'être l'ami fidèle dis Musulmans, il saisit la première occasion pour envahir l'Andalousie et venir assiéger Algésiras. KtFrayé, le nouveau souverain de Grenade Aboû'l Ujûyoûch se tourna du côté d'Aboû Rabi' qui, cependant, venait de lui prendre Ccnta (Dcmombynes, note 69). A partir de ce moment, les relations entre Grenadins et Castil­ lans sont définitivement rompues. A peine le successeur d'Abu'l Djoyoûch, binai! I, est-il monté sur le trône que le roi chré­ tien vient l'assiéger dans sa capitale (719- - 'Î19); l'issue de cette expédition fut d'ailleurs malheureuse pour ce dernier et les musulmans se vengèrent en faisant des incursions sur le terri­ toire de leurs ennemis (Demombvnes, 28, et appendice II). Le règne de Mohammed IV, troublé par des guerres civiles, fut favorable aux chrétiens qui. reprenant l'offensive, se lancèrent

1. It avait mx moins vingt ans. puisque Aba'l Htd|dj.uij monta sur le trône en ;«j(= uu-jtV j explication de 1W1 \Wiratatn. — 54 — de nouveau sur les frontières du royaume de Grenade. Moham­ med IV dut se rendre en personne au Maroc afin d'obtenir le secours d'Aboù'l Hasan, le sultan mérinide. Celui-ci envoya en Espagne des troupes commandées par son fils Aboû Mâlik. Les soldats mérinides reprirent Gibraltar aux chrétiens, et s'en retournèrent dans leur pays (733 = 1332-33) (Demombynes, 29). Mais la situation du roi de Grenade était difficile. Placé entre l'ambition conquérante du roi de Castille et l'amitié intéressée du sultan de Fas, il avait encore à ménager dans ses états les sentiments des Banûl 'Ola, ennemis jurés des souverains de Fas'. Cette fois, la colère des Banù'l 'Ola, furieux de le voir s'allier à Abû'l Hasan, coûta la vie à Mohammed IV : ils le firent assassiner pendant qu'il revenait de Gibraltar à Grenade et lui donnèrent pour successeur Abû'l Hadjdjâdj Yoûsof. Le nouveau roi sut venger sou frère et assurer son propre repos en exilant les Banû'l 'Ola à Tunis (Demombynes, 29, 30). Vers 1337, Abû'l Hadjdjâdj, devant les attaques continuelles des chrétiens, sollicita le secours du sultan Abû'l Hasan qui lui envoya encore son fils Abu Mâlik. Celui-ci à la tête des troupes zenatas et des « volontaires » fit une incursion contre les chré­ tiens. Comme il revenait, satisfait du résultat de son expédition, il fut surpris pat ses ennemis et mourut avec un grand nombre des siens (Demonibynés, 30). Désireux de venger la mort de son fils, Abû'l Hasan réunit des troupes et des navires et se disposa à passer en Espagne. Le 6 cbawal 740 (5 avril 1340) la Hotte musulmane, après avoir battu les chrétiens, transporta en Espagne le souverain mérinide et son armée. Abû'l Il.1s.1n fut reçu à Algésiras par Abû'l Hadjdjâdj. A quelque temps de là, les deux souverains marchèrent sur Tarifa dont le siège commença le 3 Mohnrrem 741 (29 juin 1340). Le 7 dmmada II 741 (28 novembre 1340) eut lieu la bataille dont le résultat fut si désastreux pour les musulmans. Les femmes du sultan Abû'l Hasan furent tuées dans leurs tentes et son lils Tachfin resta prisonnier (Demombynes, 30 et note 89). Comme nous l'avons dit. le père de Lisân ed Dîn

1. Les B.i'iii'] -Ola (icsccfldjiertt des princes mérinides exilés par le sultan Abu Vùsof Ya qub dont ils menaçaient la sûreté (Demombvnes, 22). trouva la mort dans ce combat. Poursuivant leurs succès, les chrétiens allèrent enlever El Qala'a (Alcalá la Real) aux Grena­ dins, puis vinrent mettre le siège devant Algésiras. Il est probable qu'Ibn el Khatîb assistait à la bataille de Tarifa et peut-être même prit-il part à la malheureuse incursion qui coûta la vie a Abu Mâlik. Il nous a dit, en effet, avoir exercé sous Abû'l Hadjdjadj les fonctions de « qâïd » ; or ces fonctions, toutes militaires, devaient lui faire une obligation de se trouver où l'on se battait. En outre, il est naturel de penser que devant Tarifa il se trouvait aux côtés du roi dont il était un des fami­ liers. Nous savons du moins qu'en Rcbic II 744 (août-septembre 1343) il accompagnait son souverain marchant au secours d'Al- gésiras assiégé par les chrétiens. Il profita du séjour qu'il fit à Malaga, à cette occasion, pour réunir le « diwân » d'Ahmed ben Çafuân qu'il rencontra dans cette ville. Sur sa demande, l'au­ teur l'autorisa, lui et son fils, à faire connaître cet ouvrage. La licence (« idjâza ») inscrite sur l'ouvrage même était datée du 6 rebi' II744 (28 août 134.3) (Maq., III, 426). Les musulmans résistaient courageusement dans Algésiras. Le sultan Abû'l Hasan, désireux de secourir les Andalous, s'était rendu en personne à Ceuta pour y préparer des vaisseaux et des troupes. Mais sa flotte fut battue par les chrétiens et il dut se résoudre à guetter l'occasion de faire passer, a travers les navires ennemis, quelques hommes et de l'argent. Il put ainsi envoyer en Espagne un de ses fils qui vint camper à deux parasanges des assiégeants. Bientôt il ne resta plus dans la place que deux mois de vivres. Le roi de Grenade demanda alors au sultan mérinide l'autorisation de traiter. Cette autorisation lui fut accordée, et les chrétiens entrèrent dans Algésiras le 26 mars 1344, après que les défen­ seurs en furent sortis. Une trêve de 10 ans ' fut stipulée, mais le roi de Grenade dut se reconnaître vassal de la Castille et s'enga­ ger à verser un tribut de douze mille pièces d'or (Maq., II, 539- 542 ; Mercier, II, 289 ; Dcmombynes, 30). La paix signée, Lisân ed Din regagna la capitale avec la cour. En Rebi' I 748 (= juin-juillet n47) nous le trouvons à Almería (JKi{a I, né). Comme nous aurons l'occasion de le

1. Mercier dit 15 ans. ->6 - remarquer, il dut beaucoup aimer les voyages où il trouvait des occasions d'exercer ses qualités d'observateur sagace. A cette époque, Lisân ed-Dîn était déjà l'objet des louanges de ses contemporains. Nous en avons une preuve dans une pièce de vers qu'Abû Yahiyâ Mohammed el Balânî lui adressait en Chac- ban 749 (= octobre-novembre 1348) à l'occasion de la circonci­ sion de ses enfants (Maq., III, 437)- En 749 (= 1348-49) mourut le vizir Ibn el Djayiâb, chef des secrétaires. Ce personnage, qui aimait beaucoup Lisân ed-Din, avait dû le désigner au roi pour lui succéder. Nous savons déjà, d'autre part, qu'Abû'l Hadjdjâdj était très bien disposé à son égard. Aussi ne sommes-nous pas surpris d'apprendre qu'à la fin de Chawàl 749 (= fin janvier 1349), Ibn el Khatîb devenait pre­ mier secrétaire et ministre du roi de Grenade (Maq., 111,42, 52). Son pouvoir était grand et il sut en profiter au mieux de ses inté­ rêts : oc II avait toute la confiance du souverain qui lui laissa le soin de choisir les candidats aux emplois publics aux conditions qui lui convenaient ; il amassa ainsi une fortune considérable » (Maq., m, 52). Ce devait être l'usage de donner à prix d'argent les emplois publics, carMaqqari ne fait suivre ce passage d'aucune réflexion désobligeante à l'égard d'Ibn el Khatîb. Nous ne serons pas plus sévères que lut ! A la mort du malheureux sultan Abû'l Hàsan, Ibn el Khatîb fut chargé de porter les compliments de condoléances de son souverain au nouveau sultan du Maghrib, Aboû Inân. Nous n'avons pas de détails sur cette mission, mais Maqqari (III, 52) nous apprend qu'il s'en acquitta à merveille. Le Ier chasvâl 755 (= 19 octobre 1354), jour de la fête de la rupture du jeûne, le roi Aboû'l Hadjdjâdj était assassiné pendant la grande prière que les musulmans célèbrent ce jour-là en com­ mun. Il procédait à la dernière « rak'a » lorsqu'un nègre sortant des rangs des fidèles se précipita sur lui et le frappa d'un poi­ gnard. Transporté mourant au palais, il ne tarda pas à rendre le dernier soupir. On l'enterra l'après-midi dans le cimetière du palais à côté de son père Aboû'l Walid. Ibn el Khatîb prit la parole pour célébrer ses vertus (Maq., III, 42). Quant à l'assassin, qui fut arrêté sur-le-champ, il ne répondit que par des paroles inintel­ ligibles aux questions qu'on lui posa et on en conclut qu'il était fou. Il fut livré à la populace qui le massacra et brûla son corps (Demombynes, 30, note 94; Maq., III, 42). D'après Ibn Khaldoun (Demombynes, note 94), le bruit cou­ rut que l'assassin n'avait pas agi spontanément. Il est probable que ce bruit n'était pas sans fondement. On ne voit pas bien quel intérêt pouvait avoir un malheureux esclave nègre à la mort du roi *. Au contraire, bien des gens à la cour devaient souhai­ ter cette mort dans l'attente des largesses que tout nouveau sou­ verain ne manquait pas de distribuer à ses amis. Aboû'l Hadjdjâdj ne faisait d'ailleurs que continuer la triste série des princes qui s'étaient succédé sur le trône depuis Mohammed II el Faqlh : tous étaient morts de mort violente, sauf un, Mohammed III, qui avait été déposé. Cet événement modifia la situation de Lisin ed Dm. L'affranchi Ridouân, chambellan d'Aboû'l Hadjdjâdj et, avant lui, de Mohammed IV, chef des esclaves chrétiens et tuteur des princes royaux (Maq., III, jo, $2), fit proclamer Aboû 'Abd Allah Mohammed, fils du défunt, et gouverna en son nom. Il le tint môme enfermé pendant cinq ans, au dire d'Ibn Khaldoun (Demombynes, 31). Lisàn ed Din vit ses fonctions réduites à celles de vizir (Maq., III, 52). Toutefois, bien qu'amoindri, son rôle dans l'état fut encore important: « Ridouân, dit Maqqarl, en fit son lieutenant et l'associa à son autorité. » Leur action fut, d'ailleurs, bienfaisante, car Maqqari nous dit que sous leur administration, le royaume de Grenade connut de beaux jours Maq., III, 52). Les éloges que Lisàn ed Din adresse ù Ridouân dans Ylhâta (I, 329) sont une preuve des bons rapports qu'il entretint avec lui. Dans ce livre (II, 5), Ibn el Khatîb nous expose en ces termes sa situation sous Mohammed V : •< Dès le début de son règne, j'occupai auprès de lui l'emploi que m'avait confié son père, notre maître (que Dieu soit miséricordieux pour lui!). Je me tenais à ses côtés, j'étais chargé de la correspondance officielle que je rédigeais en prose et en vers, je répondais aux requêtes, je remettais les robes d'honneur. Le roi m'entretenait familière-

1. Je ne m'arrête pas a la version qui fait de l'assassin un prétendant au trône ("Demombynes, 31). -- 58 - ment ; mes fonctions tenaient de celles du secrétaire et de celles du vizir. Mon autorité était renforcée par un commandement militaire. J'avais particulièrement pour mission de représenter le roi au palais et dans la capitale. Je dirigeais l'État et je le forti­ fiais par la paix. J'étais indépendant dans mes fonctions; mon influence et ma fortune étaient manifestes. Plus tard, ma puis­ sance s'accrut, mon autorité s'affermit; mes rapports avec le souverain devinrent plus intimes. Le roi m'éleva de la catégorie des familiers au rang des vizirs, me traita avec des égards inouïs et m'honora d'une intimité qui ne pouvait être dépassée. » Il dit encore ailleurs : « Lorsque le sultan (Aboû'l HadjdjAdj) mourut, son fils (Mohammed V) accrut la considération dont je jouissais, éleva ma situation et ne prit d'autre conseiller que moi » (Maq., III, 40). Il y a, on va le voir, une certaine contradiction entre ce que nous ditLisân edDin et ce que nous savons par d'autres sources. Lisàn ed Din grandit l'importance de sa situation sous Moham­ med V avec le désir de paraître plus qu'il n'a été. Ibn Khaldoun dit en effet : « Mohammed (V) fut gouverné par son affranchi Kidouân... Celui-ci gouverna à sa place, dirigea l'État malgré lui... etc. » (Demombvnes, 31). Si réellement il en fut ainsi (et nous n'avons aucune raison de mettre en doute les paroles- d'Ibn Khaldoun qui sont désintéressées), nous ne voyons pas trop comment Ibn el Khaùb aurait pu tenir du roi la situation qu'il prétend avoir été la sienne. Il est possible que Mohammed, qui devait supporter difficile­ ment le joug du terrible chambellan, ait cherché à gagner la sympathie d'Ibn el Khatîb pour le lui opposer plus tard. On comprendrait alors l'affection qu'il lui marquait; mais il ne pou­ vait pas lui faire partager une autorité qu'il n'avait pas. Vers la fin de cette année (755 = 1354-55)» Ibn cl Khatîb fut envoyé en mission auprès d'Aboû 'Inan, sultan de Pas. Il était chargé d'informer officiellement ce prince des événements qui venaient de se produire à Grenade, de le féliciter au nom de son roi de ses succès dans le Maghrib central1, et, « suivant la cou­ tume des princes andalous », de solliciter son appui contre les chrétiens (Maq., III, 52 ; Ihitti, II, 6).

1. Abu ' InAn venait de renverser les 'Abd el Wadites et son autorité s'éteu- d.iit jusqu'à Roupie. — 59 —

Il partit au commencement de Dzoû'l qa'da (= décembre 1354-janvier 1355) accompagné d'une suite nombreuse choisie parmi les personnages les plus distingués d'Andalousie. A la der­ nière étape avant Fas, il reçut une lettre d'Abû 'Abd Allah Mohammed ib Marzûq le Tlemccnicn, premier ministre d'Abû 'Inân. Le porteur de la lettre lui amenait comme cadeau un che­ val tout harnaché. Lisân ed Dîn ne demeura pas en reste de cour­ toisie épistolaire et envoya sa réponse le 27 dzoû'l qa'da = 12 janvier 1355 (Maq., III, 439). Le 28, il fut reçu par le roi : « Il s'avança vers le sultan et se tint debout devant lui; puis, lorsque le cortège de ministres andalous et de savants qui l'accompagnaient se fut approché, il demanda l'autorisation de réciter une poésie en présence des con­ fidents du souverain. Cette autorisation lui fut accordée et il récita debout les vers suivants : k O vicaire d'Allah ! bras du destin ! puisse-t-il (Allah) t'élever tant que la lune brillera dans les ténèbres I « Puisse sa main éloigner de toi les malheurs contre lesquels les hommes sont impuissants. « Ton visage est pour nous dans l'adversité, comme un flam­ beau dans la nuit; ta main, comme la pluie dans le désert aride. « Sans toi, personne ne se fût établi sur la terre d'Andalousie et n'y eût prospéré. « On peut dire que l'Andalousie ne vit que de ta grandeur. « Ses habitants, depuis que tu les as secourus, n'ont pas oublié tes bienfaits et ne se sont pas montrés ingrats. « Ils sont inquiets sur le bonheur qu'ils te doivent, m'ont envoyé vers toi et attendent. » Ces vers émurent le sultan qui invita Ibn el Khatîb à s'asseoir et lui dit : a Tu ne t'en retourneras vers eux qu'avec tout ce que tu sollicites », puis il le combla de bienfaits et lui accorda ce qu'il demandait » (Maq.. III, 52). L'accueil du roi impressionna profondément les assistants. Abû'l Qâsim ech-Cherif, une des autorités d'El Maqqarî, qui fai­ sait partie de la suite du vizir, dit qu'il ne connaît d'autre exemple d'ambassadeur ayant obtenu ce qu'il désirait avant d'ex­ poser l'objet de sa mission (Maq., III, 52). Lisân ed Dîn dut rencontrer à Fez de nombreux savants que la générosité du sultan y attirait. Parmi ceux qui composaient habituellement la société du souverain mérinide. Thn Khaldoun, — 6o --

qui vivait lui-même à la cour, à ce moment, cite les suivants: Ibn aç-Sarlar Abu (Abd Allah Mohammed, un des docteurs de l'époque les plus verses dans la connaissance du Qprâu ; £1 Maq- qari Abu 'Abd Allah Mohammed, grand qâdî ; Ech-Charif el Hasani, très versé dans la métaphysique et la science des tradi­ tions ; El Bordjl Abu'l Qàsim Mohammed b. Yahiyâ, secrétaire du sultan, chef de la chancellerie, secrétaire d'État et, plus tard, qâdî de l'armée; Ibn 'Abd cr Razxâq Abu 'Abd Allah Moham­ med, savant d'une grande valeur {Autobiographie, XXXIV). \a réputation dTbn el Khatîb et l'éloquence qu'il avait déployée devant le sultan durent inspirer au monde savant de l-'as le désir d'entendre ses leçons. Ibn Khaldoûn fut peut-être alors un de ses auditeurs dans les réunions littéraires qui se tenaient chez le sultan {Autobiographie, XXXV). Il dit, en effet, dans son autobiographie, qu'il prit des leçons de plusieurs cheikhs du Maghrib, « ainsi que des cheikhs espagnols oui venaient à Pas remplirais missions politiques ». Lisân ed Din ne demeura pas longtemps à Pas. Rappelé sans doute par les occupations de sa charge, il reprit le chemin de l'Espagne, enchanté des résultats de son voyage. Il arriva k Gre­ nade au milieu de Moharrem 756 = janv.-fév. 1355 (Ibdfa, II, 7). Il dut être désagréablement surpris du changement qui s'était produit à la cour pendant son absence. S'il faut en croire Ibn el Ahmar dans le FaniîdQAïq., IV. 250), Lisân ed Din ne retrouva A son retour que l'ombre du pouvoir qu'il avait laissé à son départ ; c'était là l'œuvre de Ridouàn qui allait bientôt éprouver à son tour les caprices de la fortune. Mohammed V avait un frère, Isniâ'il, qu'il tenait enfermé dans un château voisin de son palais, par mesure de sûreté personnelle, fsmà'il était d'ailleurs installé très confortablement et ne manquait de rien, dit Ibn el Khatîb. Ce prince avait un caractère faible et n'était pas dangereux par lui-même, mais les ambitions qui reposaient sur sa tête justifiaient les précautions prises S son égard (Maq., III, 50; Dcmombynes, 82). Sa mère qui avait réussi à venir habiter le même château, tenait, peut-être par une préférence maternelle, à le faire asseoir sur le trône et intriguait dans ce but. la.* jour de la mort de son mari, elle s'était emparée d'une somme considérable qui se trou­ vait dans la chambre royale et appartenait au trésor (Maq., III, •I 0- Elle avait donc de l'arcent. il ne lui manquait que de* hommes : elle eut tôt tait d'eu trouver. Elle s'entendit avec son gendre, le raïs Abu 'Abdallah Mohammed b. Abi'l Walid, de la deuxième branche des Bani Nasr (Maq., III, $o), dont les ancêtres avaient à plusieurs reprises disputé le trône aux descen­ dants de Mohammed ech-Chcikh : « C'était un homme éner­ gique et résolu, dit Ibn el Kbatib (traduit par M. Demombynes, (p. 50) qui, par son entrain et ses conversations familières, savait agir sur les hommes et trouver un appui parmi ceux qui étaient mécontents du pouvoir ou que l'ambition agitait. » Le raïs, aidé par un nommé Ibrahim b. el Fatb et par un de ses parents, le raïs Abu Sa'id, recruta avec l'argent de sa belle-mère les hommes nécessaires à l'exécution du projet (IMfa, II, 16: Maq., III, 52). Sous le prétexte de rendre visite à sa tille, la veuve d'Abû'l Hadjdjàdj put, sans éveiller les soupçons, régler avec son auxi­ liaire tous les détails du complot (/M/tf, II, 16). Lisân cd Oin accuse le régent Ridouàn de s'être montré négligent dans cette circonstance, « il aurait pu, dit-il, s'apercevoir des intrigues de la mère d'Ismi'il... mais Dieu pour l'exécution de ses arrêts rend insensés les hommes raisonnables *. Ijc 27 ramadan 760 =• 22 août 1359, le complot était prêt. Dans la nuit du 27 au 28, les conjurés au nombre d'une cen­ taine se réunirent près d'un pont jeté sur le Darro contre une aile de l'Alhambra. Il y avait à cet endroit, dans le rempart du palais, une brèche faite en vue d'une réparation non encore exé­ cutée. Munis d'échelles apportées à cette intention, les conjurés escaladèrent le mur par la brèche, rencontrèrent un corps de garde qu'ils réduisirent au silence, puis se dirigèrent vers la porte dite d'KI Moutà', qui n'était pas gardée. Cette porte franchie, ils se lancèrent dans le palais en criant et en brandissant des torches allumées. Une partie des gardes et des domestiques du palais se joignit à eux, l'autre s'enfuit épouvantée. • Chacun ne pensait qu'a son salut ». dit Lisan cd Din (IM/ii. I. 2*X). Une fois maîtres des lieux, les assaillaïusgmdés par leurs chefs se divisèrent en deux bandes; tandis que les uns ayant à leur tète le raïs allaient chercher Isma'il, les autres se précipitaient dans les appartement* de Ridouàn. I!> en bridèrent les portes et faisant irruption à l'intérieur massacrèrent le régent au milieu Je sa famille. Ils pillèrent ensuite tout ce qu'ils trouvèrent chez lui (Ihlfa, I, n8. II. ta; Demombvncv Sa et suivante*; Maq., III, II, jo). — 62 -

Isma'îl fut amené à l'Alhambra pour y être prodamé : « on le lit monter à cheval tout tremblant, les traits altérés, murmu­ rant des paroles inintelligibles au milieu de ses gouvernants dont les uns poussaient des cris d'allégresse et les autres criaient la formule : « Je cherche auprès de Dieu un abri contre Satan. » On lui avait mis dans la main un sabre à la façon des femmes qui jouent avec des couteaux ou des ballerines des lieux de spec­ tacle. On battit les tambours du roi et l'on prit aux écuries les chevaux pour les monter ! La troupe se dirigea ensuite vers les arsenaux et se partagea les armes. L'affaire était terminée 1 » (II,\i(o, F, 239). Tandis que cette tragédie se déroulait dans l'Alhambra, le sul­ tan Mohammed et son fils se trouvaient à côté, dans le jardin d'F.l 'Arif, « célèbre par l'épaisseur de ses ombrages, le charme de ses eaux co urautes et la brise suave et fraiche que l'on y respire », dit un auteur musulman. Il ne dut qu'à cette circonstance d'évi­ ter le sort de son chambellan. Lorsqu'il entendit des cris et le son du tambour il voulut rentrer au palais pour voir ce qui se pas­ sait : i! en trouva toutes les issues gardées ; a des lances le mena­ cèrent et des flèches furent lancées contre lui ». Comprenant l'étendue de son malheur, il revint en arrière, éperdu, ne sachant que faire. Mais « Dieu lui rappela les virils exemples de sa famille » et il reprit son sang-froid. Seul, avec quelques-uns de ses gens, il ne pouvait songer à recouvrer de vive force le trône qu'il venait de perdre. Il prit donc le parti de fuir. Vêtu de ses vêtements d'intérieur, il sauta sur un cheval et partit à travers la campagne vers Guadix, suivi de quelques cavaliers et couvert par la nuit. Celui qui hier encore était souverain de Grenade « ne possédait plus à cette heure que sa personne » (JHia, II, 12; Maq., III, 44,50; Demombvnes, 82 et suivantes). Mohammed arriva à Guadix le matin même ayant lassé les cavaliers que le raïs avait mis à sa poursuite. Ixs habitants lui tirent le meilleur accueil et lui prêtèrent serment de fidélité, a Pleins d'affection pour lui, ils auraient préféré perdre tous leurs biens que de l'abandonner » (Maq.. III, 44 ; Demombvnes, 82). Comme son souverain, I.isin edDin fut favorisé par la chance, u Uirs de cet événement, nous dit-il. je me trouvais dans ma maison de campagne ou je m'étais rendu scion la coutume des gens de mon rang. J'évitai donc la mort, mais je n'échappai pas au malheur 1 (/'viv. 11. 13). - 6-3 -

Nul doute que, s'il se fut trouvé au palais dans la sanglante nuit les gens du rais ne l'eussent point épargné. Il fut toute­ fois bien traité par le nouveau roi qui lui conserva son emploi à la cour, n'osant pas se priver tout do suite de ses services. Mais cette situation nu dura pas. Bientôt, le roi, a l'instigation de son entourage, ordonna la confiscation des biens d'Ibn el Kha­ tîb, et le fit jeter lui-môme en prison, où il fut l'objet d'une étroite surveillance (Maq., III, 40, $?)•« LA'» vit s'évanouir une (bruine incomparable, sans pareille en Andalousie, par l'abon­ dance des revenus, l'ardeur des animaux, la prospérité des terres, l'éclat des armes, le luxe des vêtements, la richesse des meubles, le nombre des livres, sans parler des vases, tapis, ustensiles, verre­ ries, parfums, trésors, tentes, bâtiments, etc. » (Maq., III, 40). Tout cela fut vendu à vil prix et dispersé (Maq., I, 40). Les parents du roi et sa suite eurent une large part des dépouilles d'Ibn el Khatîb. II est même certain que son immense fortune fut pour quelque chose dans la disgrâce qui le frappa ; elle n'en fut pas, toutefois, l'unique cause, comme il le dit. (Maq., III, 40). Les nouveaux maîtres de Grenade devaient dou­ ter de la fidélité de ses services et craindre qu'il ne se servit de son influence pour travailler au retour de Mohamed V '. Il faut aussi tenir compte des jalousies suscitées par sa rapide élé­ vation. Dans cette petite cour de Grenade, combien d'ambitions devaient s'agiter autour d'un trône toujours chancelant I Combien de haines devaient naître des espérances déçues, des cupidités non satisfaites ! Cette poignée de musulmans pressés chaque jour davantage par leurs ennemis ne songeaient pas au danger qui les menaçait, ne pensaient pas à l'éventualité d'abandonner un jour cette belle Andalousie qu'ils aimaient tant. D'ailleurs, les Anda- lous étaient si peu musulmans I lui longue fréquentation des chrétiens, l'influence du milieu physique avaient profondément altéré leur caractère primitif: leurs vêtements mémo n'étaient plus ceux de leurs pères*. Lame dos conquérants s'était transfor­ mée; la conscience religieuse avait perdu sa rigidité; le senti­ ment de l'intérêt personnel primait celui de l'intérêt collectif. Cependant les troupes d'Isma'il assiégeaient Guadix dont les

1. Ibn Khaldoua (.Maq.. III. , r ) Jh q:ic l.i>jn et l)!n tu: cnip'Noniié parce qu'il avait été le lieutenant de Kidouau et un des piiier» de 1"lut. 2 flii Sj'IJ l'ap. Maq.. I, 1 «»5 » nnu< appird J«. M xild.it» >'.;ah'!'a:em ^oiv.r.'.i. ¡0 cir.i.:uT.« ^u:? \01sn-. murs protégeaient le sultan déchu. Les habitants lidèles à leur ser­ ment refusaient de reconnaître l'usurpateur (Iha(,t, II, 12). Mais la résistance ne pouvait se prolonger indéfiniment et le jour n'était pas loin où la place serait emportée d'assaut ou obligée de se rendre faute de vivres. Mohammed le comprit et chercha du secours au dehors. Il s'adressa d'abord au roi de France, Charles V (Maq., III, 45; Demoiubynes, 84). H espérait que ce prince, ennemi de Pierre le Cruel, lui fournirait de l'aide contre Isma'il, allié de ce der­ nier. Cet espoir fut déçu, et l'ambassadeur qu'il lui adressa, revint sans avoir rien obtenu (Deuioiubyues 85). Mohammed se tourna alors vers le Maghrib et implora le secours d'Ahoû Salem qu'il avait autrefois accueilli i Grenade. Ibn el Khatjb, de son côté, faisait entendre ses plaintes au sultan de Fas. Le vizir de ce prince, Ibn Marzoùq, qui avait autrefois accompagné son maître en Andalousie et s'était lié d'amitié avec Ibn el Khafîh, fut, dans ces circonstances, très utile aux victimes du raïs Moham­ med . Il sut montrer à son maître qu'il serait de bonne politique de faire venir à Pas le sultan déchu, dont la présence deviendrait une arme contre le gouvernement de Grenade. Nous savons, en effet, qu'il y avait en Espagne de nombreux princes mérinides exi­ lés. Ces princes, soutenus par les Grenadins, pouvaient toujours susciter des embarras à celui de leurs parents qui régnait à Fas. Abu Salem entra dans les vues de sou ministre et fit deman­ der à Grenade, pour Mohammed V, l'autorisation de s'embar­ quer. Le nouveau gouvernement ayant accordé cette autorisation, le sultan dépêcha un de ses conseillers Abùl Qâsim ech-Charii le Tlemcenien, chargé de ramener l'ex-roi. Cet envoyé était en outre porteur d'une lettre autographe de son souverain deman­ dant la liberté de Lisait ed Din et la posant comme condition de son alliance avec les Andalous (Maq., III, 40, 50, 53; Ilkifa, II, •3.) Abù'l QAsim ed Charil se rendit d'abord à Grenade, là, il lit élargir Lisân ed Din et revint avec lui à Guadix. où il arriva le 10 Dzoù'l Hidjdja 760 (— 2 nov. 1369), jour de la fête des sacrifices (Maq., Il, 65, 48, 51). Le lendemain, le cortège se mettait en route pour gagner Marhilla (Maq., 111. |>) où devait avoir lieu l'embarquement. I.es habitants de Guadix accom­ pagnèrent en foule, les uns à pieds, les autres à cheval, celui qu'ils considéraient comme leur roi. 6> -

On passa par Alpucntc, Lojà, Antequera, Coin ; dans toutes ces localités la population montrait la peine que lui cau­ sait le malheur du roi Mohammed (Maq., III, 45 ; l\}à\a 13). Le 24, les exilés s'embarquèrent à Marbilla sur des- vaisseaux que Pierre de Castille avait mis a leur disposition [Ihâ{a, II, 23)'. Ils s'arrêtèrent quelque temps à Ceuta (//w/if, U, 13) pour organiser la caravane qui devait les amener à Fa», puis prirent le chemin de cette ville. Le 6 mobarrem 761 (— 28 nov. 1359) ils parvenaient au terme de leur voyage. Ijc sultan Abu Salim au milieu d'un cortège imposant vint lui-même les recevoir hors de la Ville-Neuve. De part et d'autre l'on mit pied à terre au moment des salutations, puis, remontant achevai, les deux souverains et leur suite se ren­ dirent au palais, où un grand repas était préparé. Lorsque chacun eut occupé sa place, Mohammed étant eu face d'Abù Salim; Ibn el Kharib se leva et récita la fameuse « Qacida » en « ra » dans laquelle il demandait pour son roi et pour lui-même la protection du souverain et de Fès.Ce poème était si bien tourné qu'il arracha des larmes aux auditeurs, au dire d'Ibn Khaldoun qui assistait à la réception. Le sultan mérinide y fut sensible et promit l'assistance qu'on lui demandait, « Ce lut un grand jour», dit Ibn cl Kharib. Mohammed et sa suite furent comblés d'honneurs et de cadeaux; son vizir fut particulièrement touché par les faveurs d'Abù- Salim, qui lui assigna une pension, lui octroya des terres et le fit asseoir à la première place de son conseil (Maq., III, 40, 45, 48, i$i etsniv.; Demombynes, 85; /7w/ç.i .1 son désir.

1. Ibn Khaldoun <*?. Maq.. III. JI) dit que la traversée eut heu en Dxoùl Qa'.lj" M*qqari rel*ve l'crei'-- Voi- Dfniom:--?-;''. - — U — et ordonna aux gouverneurs de se montrer généreux envers l'hôte distingué qu'ils allaient recevoir. Oisons tout de suite que cet ordre fut exécuté à la lettre et que Lisân ed Dln réalisa dans son voyage une fortune respectable (Maq., DU, 53). Nous pouvons d'ailleurs supposer que dans le tracé de son itinéraire, il se laissa guider autant par la richesse des provinces que par des considé­ rations moins matérielles. Il se rendit d'abord à Miknisa. Cette ville, une des plus impor­ tantes du Maghrib el Aqsa, était la résidence de nombreux savants avec lesquels il entretint de bonnes relations (Maq., ITT, 180). Il faut, toutefois, faire une exception pour le qâdi Ibn AH Rommàna. Ce personnage s'étantabstenu devenir à sa rencontre, comme durent le faire les notabilités du pays, Lisân ed Dîn lui adressa une lettre de reproches qui commençait par ces vers : a Ibn Abl Kommâna m'a fait un mauvais accueil, il m'a fui et s'est gardé de moi. a II m'a caché ses graines, n'ignorant pas que j'étais son hôte et que j'avais droit à ses égards. a Mais il a pensé qu'en véritable Occidental je ne me nourris­ sais pas de graines de grenade1 s (Maq., III, 77). Lisan ed Dîn ne laissa pas que d'Être enchanté du l'accueil des Mikuàsiens et demeura plusieurs jours dans la ville (Maq., IV, 24). De Miknàsa, il se rendit dans la région de Marrakech « pour y visiter les hommes pieux et y voir les monuments du passé », dit-il lui-même. Nous n'avons aucun renseignement sur son séjour dans la capitale de Yousof ben Tachfïn. Nous savons seulement qu'il profita de son passage dans le pays pour visiter le tombeau d'iil Mo'tamid à Aghmâtoù la tristesse du lieu et les souvenirs qu'il évoquait lui arrachèrent des larmes (Maq., IV, 183). A l'issue de ce voyage, Ibn et Khatîb entra dans une période de ferveur religieuse et de recueillement, ou bien, lassé des agita­ tions de la vie politique, il voulut jouir en paix de la fortune que les libéralités un peu forcées de ses hôtes lui avaient constituée. D'ailleurs, son goût pour l'étude devait lui faire envisager agréa­ blement une existence exempte de soucis et qu'il pourrait con­ sacrer entièrement aux occupations de son choix.

1. Ibn el Khatib je-uc sur le mot rommHua qui signifie « grenade ». Quoi qu'il en fût, il ne revint pas à Fas mais choisit pour résidence le « riWt » de Sale. A son arrivée, son premier soin fut de visiter' les sépultures des princes mérinides. Sur le tom­ beau du sultan Abû'l Hasan il récita un poème en « ra » dans lequel il implorait l'intercession de ce prince pour rentrer en pos­ session de ses propriétés de Grenade et le priait d'intervenir en sa faveur auprès du sultan Abû'l Sâlcm (Maq., III, 48, s* : IV, 31, 135). Le souci des intérêts matériels, ou le voit, ne le quittait pas. Il s'établit ensuite dans une « ziouia «et v vécut tranquille •< dans la retraite et ne manquant de rien »(//jw/rr, II, 14). Il se trouvait si bien dans sa nouvelle situation qu'il se proposait d'y demeurer jusqu'à sa mort, après avoir accompli le pèlerinage des lieux saints. C'est au moins ce qu'il dit dans une lettre adressée à Ahoù Salem et datée du 11 redjeb 761 =28 mai 1360 (Maq., III, 393). Par cette même lettre, il priait le sultan de lui faire restituer les biens confisqués par le rais Mohammed et, afin de toucher son auguste correspondant, il évoquait encore le souvenir du « grand sultan Abû'l Ilasan >. Sa prière fut exaucée et quelques jours plus tard, le 24 radjah -- to juin, le souverain l'informait qu'il avait fait partir pour Grenade, deux envoyés chargés d'obtenir la satisfaction qu'il réclamait (Maq., m. 389). Un mois après, Ibn e! Khatib apprenait par Abu Sàlem lui-même la chute de Tlcmcen tombée aux mains des Mérinides. Il se hâta de répondre par un écrit de circonstance. (Maq., III, 19) et célébra dans une « qacida > la victoire désarmées de son protecteur. L'ex-roi de Grenade, Mohammed, ne renonçai: pas au trône. Sur ses instances et grâce à l'entremise d'I'rn Khaldoûn(r/H/aWo- grapine, XLII) qui était au mieux avec le sultan. Abu Salem consentit à lut prêter son aide pour une tentative de restaura­ tion. Le 17 chawwal 762 (20 août r}6r) au matin, Mohammed et sa suite quittèrent Fas. Abu Salera entouré de sa cour, reçut dans le jardin de Maçara les adieux de ses hôtes. Une foule nombreuse, sortie de la ville, regardait avec émotion le cortège des Andalous s'éloigner (Maq.. III. 47 : V<à{û. H, 14). Un mois plus tard, le 20 dxoù'1 qa'da 763 (= 21 septembre

t. A Cher*. — 68 —

1361, le vizir 'Omar b. 'Abd Allah b. 'AH et le chef de la milice chrétienne, Garcia, renversèrent Abu Salem et le remplacèrent par son frère Abu 'Omar Tâchftn. Le malheureux Abu Salem essaya en vain de résister. Abandonné par ses soldats et par ses partisans au nombre desquels se trouvaient les vizirs Mas'oud b. Rahou et Solamiân ben Daôud dont nous aurons à reparler, il dut fuir et se cacher dans la campagne. Quelques jours après, ses ennemis le découvrirent et l'amenèrent à Fas où il eut la tête tranchée (/{fcifrf, I. 178; Mercier, Tl, 319). Après une période d'anarchie de plusieurs mois, le prince Abu Zeyân Mohammed remplaça sur le trône Abu 'Omar Tâchlin. Le nouveau sultan continua a Lisân cd Din, qui était venu de Salé lui présenter ses hommages (Maq., III, 300), les faveurs dont il était l'objet de b part d'Abû Salem. Le Näß el Ttb (III, 377) renferme une lettre dans laquelle le prince lui renouvelle l'attri­ bution d'une pension de cinq cents dinars « ochri » à prendre sur les revenus de la ville de Salé, affranchit de tous droits d'entrée les objets de consommation qui lui sont destinés et exempte de tous impôts les terres qu'il fait cultiver. Cette lettre est datée du 10 rabi' Il 763 —- 6 février 1362. Pendant qu'au Maroc les prétendants se disputaient le trône de Fas, en Espagne Mohammed faisait des progrès vers Grenade. A son arrivée en Andalousie, il s'était d'abord rendu à la cour de Castille, mais ne trouvant pas auprès de don Pedro le secours sur lequel il comptait et qui, peut-être, lui avait été promis1, il avait prié Ibn Klialdoun d'intervenir auprès du vizir 'Omar b. 'Abdallah afin d'obtenir Ronda alors possession méri- nide. Il pensait attendre dans cette ville l'occasion de rentrer à Grenade (Maq., III, 53). Ayant obtenu ce qu'il désirait, il demeura quelque temps inactif puis, après s'être emparé de Malaga, il se disposa à marcher sur la capitale. Devant le succès de son compétiteur auquel, du reste, le pays était favorable, le raïs Mohammed qui s'était fait proclamer après avoir fait mettre à mort Isma'il (Maq., III, >o) considéra sa situation comme perdue. Il réunit ses trésors et ses armes et alla chercher un refuge à Scvillc, chez le roi chrétien. Il y fut suivi

1. Le ioi Je Ottilie demandait avec insistance le retour de Mohammed (Mi«)., III. \-)et ne cessait de ravager !e» frontière» du royaume d'Isma'il .M>C . III. hj - 69 par le « chef des auxiliaires », Idris ben 'Abdallah, sa garde et ses partisans, c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient craindrs des repré­ sailles de la part du souverain légitime. Mais le roi de Cas- tille trompa leurs espérances ; il lit exécuter le raïs et ses compagnons et fit emprisonner Idris b. 'Abdallah avec quelques antres cavaliers'. D'après Gayangos, les prisonniers musulmans durent se battre les uns contre les autres : ceux qui ne prirent pas part à cette lutte odieuse furent vendus comme esclaves. Ixs tètes des morts furent expédiées à Mohammed Y qui les fit expo­ ser sur les remparts de I'Alhambra à l'endroit 011 les conspira­ teurs avaient jadis pénétré(ltyla. II. 1.1; Demombynes, 69, 70). Après la fuite du raïs, Mohammed V s'était dirigé vers Gre­ nade aux acclamations des Malagats; il rentra dans sa capitale le samedi 20 djumâda II763 16avril 1362)(//*/{«, II, 15 ; Maq., III, Sî). Ihn el Kharib lui écrivit pour le féliciter (Maq., IV, 106). De retour au pouvoir, Mohammed V mit A la tête des « défenseurs » leur ancien chef Yâhiyà b. 'Omar et prit pour conseiller intime son fils 'Othmân (77«f/if. IT, 20; Dcmombvncs, îO- Rn quittant le Maroc, Mohammed V avait laissé a Fas quelques membres de sa famille, dont son fils Abu \VtVx. Le nouveau sul­ tan de Fas les retint prisonniers comme gage de la restitution de Ronda (Ifalta. II, 1 j). Knfin, un accord intervint entre les deux souverains et le vizir 'Omar b. "Abdallah chargea Ibn cl Kharib de ramener à leur père les princes îusirides (Maq., III, 53). Ce fut peut-être Mohammed V lui-même qui pria Lisan ed Dîn d'accepter cette mission. Quoi qu'il en ait été, Ibn et Kharib ne fut pas enchanté, il le dit du moins, de l'obligation qu'on lui faisait de retourner à Gre­ nade. Il n'osa ou ne put cependant refuser, et quitta sa retraite de Salé pour prendre le chemin do l'Espagne (Maq., III, •(>). Il arriva à Grenade le 2oCha'ban763 (« 14 juin 136a) (/fw'/n, II, 15) ; il fut reçu par son souverain avec des manifestations de la plus vive affection - Le jour de son arrivée, il récita une ma­ gnifique « qacida » en « Mm « qui est une de ses plus belles oeuvres poétiques. Le sultan émerveillé demanda, dit-on. qu'on

t. Pour tenir tes engagements envers Mohammed V. dit Ibn Khaldoun ap. Maq.. m. JJ. - 7o — l'inscrivit sur les mura de l'Alhambra où on pouvait encore la lire au temps d'Kl-Maqqarî (Maq., IV, 174). Mais en acceptant la mission dont on l'honorait, Lisân ed Dîn n'entendait pas prendre rengagement de demeurer à Gre­ nade, ci, des sou arrivée il lit connaître sou intention d'accom­ plir le pèlerinage à la Mecque (Maq., III, 41 ; llklta, JJ, 17). Ce devait être, sans doute, chez lui un projet arrêté depuis longtemps car à cette époque il avait déjà manifesté à plusieurs reprises son désir de satisfaire le pieux devoir qui pousse les musulmans vers la Ka'aba. Il est probable que suivant l'habitude des Occidentaux il aurait profité de son voyage pour entendre les leçons dos maîtres de la Syrie et de l'Egypte et visiter les bibliothèques de ces pays. La curiosité du lettré se joignait sou­ vent, dans ces occasions, à la foi du croyant. Mais le roi qui tenait à ses services s'efforça de le retenir auprès de lui. 11 sut faire valoir de bonnes raisons dans lesquelles les promesses durent avoir leur place, cir Lisân cd Dîn se laissa con­ vaincre. Il resta donc à Grenade comme vixir, et d'autant plus puissant, qu'il avait mis peu d'empressement à accepter cette charge. Nous pouvons supposer qu'il avait posé de telles condi­ tions au roi que celui-ci en les acceptant avait abdiqué entre ses mains une grande partie de son autorité ; aussi cette deuxième pé­ riode do sa vie politique vit-elle l'apogée de son pouvoir (Maq., III, 41. 53; Ilxila, II, 17). o Son oeil s'étendait jusqu'au Magh- rib », dit Ibn Khaldoûu (ap. Maq., 11, $5). « Le roi régnait, moi je gouvernais », semblc-i-il dire lui-même dans 17/w/u, II, 17)- Comme nous l'avons déjà vu, le chef des • défenseurs », était Yàhiya b. 'Omar, dont le fils 'Othmân, après avoir considéra­ blement aidé Mohamed V à remonter sur le trône, était devenu un des premiers personnages de la cour (JhUa, il, 20 ; Demom- bynes, 33 ; Maq., III, 154). Lisân cd-Din vit avec dépit la faveur dont jouissaient ces deux personnages et résolut de les écarter. 11 représenta au roi combien sa confiance était mal placée et quel danger les princes mérinides faisaient courir à son pouvoir. Mohammed V prêta l'oreille à ses observations et suivit les con­ seils qu'il lut donnait. 'Othmân et son père furent éloignés de la cour, puis enfermés dans une prison d'Alméria(23 ramadan 764 — 6 juillet M6i)- Quelques années après ils étaient exilés et - 7» - Ic champ devint libre pour Lisân ed Dîn » (Maq., III, 54 ; Dcmombynes, 33; Ibdta, II, 20 Si, dans cette affaire, Lisân cd Dîn fut pousse uniquement par le désir égoïste de dominer seul l'esprit de son souverain, nous ne pouvons que le blâmer de n'avoir pas su résister à l'entraîne­ ment du l'ambition. Cependant Ibn Khaldoûn (apud Dcmom­ bynes, 33)en parlant d''Othmân et dcYahiya dit que des intrigues furent la cause de leur disgrâce. Ces intrigues, n'en auraient-ils pas été eux-mêmes les auteurs et le danger que Lisân ed Dîn faisait pressentir i Mohammed n'était-il pas réel ? On pouvait tout craindre de la part de ces princes déportés en Espagne à cause précisément des troubles qu'ils suscitaient à tout instant au Maroc. Peu leur importait la légitimité du souverain et la sûreté de l'Etat. « ... Condottieri de savoureuse figure, qui, comme leurs congénères d'F.uropc, vont en toute indépendance où il y a de grands coups à donner et de bon butin à recueillir » (Dcmombynes, 70) ils ne doivent pas nous inspirer une trop grande confiance. En somme, il faut reconnaître, que la sûreté de l'Etat était mieux sauvegardée par Lisân cd Dîn que par Yahiya et 'Othmân. Le caractère militaire du « chef des défen­ seur. », la force dont il disposait, la mentalité un peu 'spéciale que l'on s'accorde â reconnaître à ces « condottieri » mérinides, et surtout le prestige de leur origine n'étaient pas précisément des gages de fidélité. Maintenant Ibn el Khatibestle plus haut personnage de l'Etat. Il domine l'esprit du roi, qui lui abandonne l'administration du royaume et compte ses fils parmi ses commensaux intimes. « Ibn el Khatfb, dit Ibn Khaldoûn, faisait la pluie et le beau temps (litt. « l'ouverture et la fermeture ») ; tous les visages étaient tournés vers lui, toutes les espérances reposaient sur lui, les grands et le peuple se pressaient à sa porte » (apud Maq., III,

Le pays n'eut pas a se plaindre de son administration; Gre­ nade connut une prospérité qui rappelait les plus beaux jours des Omayades, et cette période de son histoire n'est pas la moins glo­ rieuse. Rien n'échappa à l'attention de Lisân ed Dîn. Il fit res­ taurer les murailles des villes frontières ; remettre en état les vieilles forteresses et édifier de nouvelles défenses là où elles

1. I.7W/i' ne donne pa* la causes de 1« dUgrAcc de cespenonna-es. — 72 —

étalent nécessaires ; sur son ordre, l'on construisit partout des citernes, précaution utile dans un pays sujet à de grandes séche­ resses. A Grenade, le palais de l'Alhambra vit ses murailles res­ taurées ; et « afin de perpétuer le souvenir de son roi » le vizir fonda un collège et un hôpital '. L'armée et la marine furent aussi, et d'une façon toute particulière, l'objet de ses soins (Ibd(a, », 18, 29)- Si nous comparons la situation du royaume de Grenade a celle que présente i ce moment le Maghrib affaibli par les luttes des prétendants, ou encore à celle de la Castille déchirée par les guerres civiles du triste régne de Don Pedro, nous reconnaîtrons que l'homme qui faisait briller d'un si vif éclat les derniers restes de l'Espagne musulmane est digne d'occuper une place de choix dans l'histoire de la péninsule. Même en faisant la part des circonstances favorables à son gouvernement telles que la faiblesse des Etats voisins où les pré­ tendants qui se disputaient le pouvoir sollicitaient l'appui du prince nasiride, et en tenant compte de la vitalité extraordi­ naire des populations musulmanes d'Espagne si bien adaptées au pays, il reste encore à Ibn el Khatib le mérite d'avoir su profiter habilement de la situation pour alTenuir une autorité jusqu'alors chancelante et grouper autour d'elle les énergies d'hommes forts mais à l'esprit exceptionnellement frondeur. En Rebil 764 (= déc. 1362-janv. 1363), Ibn Khaldoùn arriva en Espagne. En froid avec le vizir 'Omar b. 'Abd Allah il avait dû quitter le Maroc et Mohammed V, reconnaissant des services rendus, lui avait réservé le meilleur accueil. Lorsqu'il débarqua à Gibraltar il reçut d'Ibn el Kbadb une aimable lettre dans laquelle il se réjouissait de sa venue et lui exprimait sa satisfaction de la manière la plus cordiale (Autobiographie, XL1II). « Le 8 Rcbi, I(= 25 décembre), dit Ibn Khaldoûn, je m'approchai delà ville et le sultan qui s'était empressé de faire tapisser et meubler un palais pour me recevoir, envoya au devant de moi une cavalcade d'honneur composée des principaux officiers de sa cour. Quand j'arrivai en sa présence il m'accueillit d'une manière qui montrait combien il reconnaissait mes services et me revêtit d'une robe d'honneur. Je me rerirai ensuite avec le vizir Ibn Khatîb qui me

1. Une inscription comraéraorarive de U fondation de cet établissement le trouve a l'Alhambra. Kl le porte le* dates de nsoharrem 767 à ckmwwdl 76S (sept IJ6{ 1 mai (Demomhyrw». (X). conduisit au logemcut qui m'avait été destiné. Dès ce moment, le sultan me plaça au premier rang parmi les personnes de sa société ; je devins son confident, le compagnon de ses prome­ nades a cheval et de ses parties de plaisir. » L'année suivante, Ibn Khaldoun fut chargé de se rendre a la cour de Castillc pour négocier un traité de paix. Quand il revint, ayant mené à bien sa mission, le roi lut marqua sa satisfaction en lui octroyant tes revenus du village d'El Bira (Autobiographie, XLIV). Quelques jours après eut lieu la fête du « Mouloud ». L'anniversaire du la naissance du prophète était a cette époque célébré avec une grande pompe par les rois du Maghrib et de l'An­ dalousie (Maq., IV, 193). A cette occasion, Ibn Khaldoun récita devant le sultan un poème de sa composition (Aiitobiograplric, XLV). On voit que le futur auteur du KilAb tl 'Ibar avait en Anda­ lousie beaucoup de succès et soit en politique, soit en littéra­ ture rien ne lui manquait qui pût éveiller la jalousie de Lisan ed Dîn. Celui-ci, en effet, ne tarda pas à concevoir des inquiétudes sur les intentions secrètes dlbn Khaldoun. Il sut toutefois cacher ses craintes et leurs relations, en apparence au moins, restèrent cordiales. Il en fut ainsi jusqu'au milieu de 768 =1364-65. Nous empruntons à Ibn Khaldoun lui-même le récit des causes qui l'obligèrent a quitter l'Espagne : « Mes ennemis secrets et des gens qui ne vivaient que dans la délation parvinrent à exciter sa méfiance à mon égard en dirigeant son attention sur mon inti­ mité avec le sultan et sur l'extrême bienveillance que le prince me témoignait. Malgré la haute influence que le vizir possédait et la grande autorité qu'il exerçait sur toute l'administration de l'Etat, il céda à la jalousie et je pus m'apercevoir de ses senti- menu a un léger degré de gêne qu'il trahissait malgré lui » (y/«/i>- biograpbii). Ibn Khaldoun résolut de quitter Grenade en prenant un pré­ texte « afin de cacher au roi la conduite de son vizir et de ne pas troubler la bonne intelligence qui régnait entre eux » {Auto­ biographie). Il ne faut peut-être pas prendre au pied de la lettre les asser­ tions d'Ibn Khaldoun : • Qui n'entend qu'une cloche, n'entend qu'un son », dit le proverbe. Il est très possible qu'Ibn Khaldoun, en quête d'une situation, ait eu réellement l'intention de prendre - 71 — la place d'Ibn el Khatfb en s'insinuant dans les bonnes grâces du roi. Les intrigues auxquelles il fut mêlé au Maroc nous permettent de supposer qu'il ne fut pas aussi innocent qu'il veut bien le dire. De toutes manières il est certain qnc la nature de ses mul­ tiples talents cri faisaient un hôte dangereux pour la tranquillité du vizir de Mohammed V. Nulle part, au moins à ma connaissance, LisJn cd Dln ne fait la moindre allusion aux craintes que lui inspira la conduite d'Ibn Khaldoùn à cette époque. S'il eut des raisons pour douter de sa loyauté il fut assez discret pour les taire. D'ailleurs cet incident n'altéra pas profondément leurs senti­ ments réciproques. Le jour où Ibn Khaldoùn quitta Almeria il reçut du vizir une lettre fort aimable et si bien tournée que Maqqarl (IV, 126) déclare n'en avoir jamais vu de pareille. Plus tard, Ibn cl Khatib lui adressa & Biskra deux lettres remplies de compliments et de protestations d'amitié (Autobiograpbit, »97)- En 767 ~— 1365-66, la guerre commença avec les chrétiens. Devant les « compagnies blanches » de Duguesclin, le roi Pierre avait réclamé le secours de son allié Mohammed, qui entreprit aussitôt une série d'expéditions contre les partisans d'Henri de Transtamare (Demombynes, 34). En moharrem = septembre-octobre 1365 eut Heu la « grande expédition » de Jaen. Les musulmans s'emparèrent de cette ville où ils firent de nombreux prisonniers et un butin considérable (Ihdfa, il, 53). De (à ils se dirigèrent vers titrera (premiers jours de rebi'I = fin novembre) qui ne put leur résister et fut détruite en partie (Ibd(a, II, 53). Après avoir dévasté les cam­ pagnes environnantes, le roi conçut le projet d'enlever Cordoue, qu'il ne pat prendre malgré tons ses efforts. Cet échec n'arrêta pas les incursions des musulmans en terre chrétienne. En cha'bao 767 (= avril-mai 1366), ils prenaient Patenta, puis Bazgha ' et enfin le mois suivant Hiznajar (Ihdfa, II, 48). L'année suivante, a la même époque, c'est Utrera qui reçoit leurs coups pour avoir massacré des prisonniers musulmans (Ihûta, II, 56). En Dzû'l Ilidjdja 770 = juillet-août 1369, on lisait dans

1 Je n'ai pu identifier cette localité Faut 11 Hre il 'J « Priego » > — 75 — les mosquées du royaume une proclamation, rédigée probable­ ment par Ibn el Khatib, invitant les musulmans à prendre part à une expédition contre Algésiras. Les fidèles répondirent en masse et tandis que les vaisseaux allaient bloquer cette ville par mer, l'armée prenait la route du sud. Le sultan du Maghrib, Abd el 'Axiz, envoya des secours aux Grenadius. Le siège com­ mença le 23 dxu'l qa'da ; deux jours après la ville se rendit (Ibdta, U, 58). Dans le courant de Rcbi'jjt — octobre 1369, les musul­ mans firent une expédition dans les environs de Sèvillc, rési­ dence royale. Ils prirent F.stepona et Marehena, sauf les cita­ delles. Le butin recueilli à Marehena fut si considérable qu'il fit baisser le prix des denrées chez les musulmans tandis que le contraire se produisait chez les chrétiens. L'armée musulmane n'alla, d'ailleurs, pas au delà de cette ville (Jbà{a, II, 58). La guerre prit fin en 1370, et Henri II signa avec le roi de Grenade une trêve de vingt ans. Si nous nous sommes étendus sur ces guerres entre Grenadins et Castillans, c'est qu'elles occupent une période importante de l'existence de Lisân ed-Dîn. Bien que nous n'ayons pas de preuves certaines il est très probable qu'il dut prendre une part active à la plupart de ces « razzias ». Ses fonctions dans l'Eut auprès du sultau l'y obligeaient doublement et d'ailleurs en faisant le récit de ces guerres il emploie souvent le pronom de la première personne. Cependant sa haute situation et la faveur dont il jouissait auprès du sultan faisaient naître dans son entourage des jalou­ sies haineuses qui, longtemps inactives, finirent par se mani­ fester en de calomnieux propos. Noos ne savons pas exactement de quelle nature furent les premiers rapports dont il fut l'objet auprès du roi de la part du qfcdl Ibn el Hasan et autres grand personnages (Maq., III, 74). Maqqari nous dit seulement que Mohammed V u'en tint aucun compte (III, $4). D'après ce qu'il nous apprend par la suite, nous sommes en droit de supposer qu'elles avaient surtout trait à ses opinions religieuses. C'était, en effet, l'accusation la plus grave que l'on pût porter contre lui, la seule, peut-être, qui eût quelque chance d'être prise en considération. A cette époque, les sentiments religieux des musulmans étaient exaspérés par les luttes incessantes soutenues contre les chrétiens et par les humi­ liations qne ceux-ci leur avaient fait subir. Le roi lui-même était sévère sur la question religieuse : il l'avait montré en faisant une guerre acharnée aux idées qui, i cette époque encore, mena­ çaient la pureté de la foi : « Il fit disparaître l'hérésie et s'acharna contre les hérétiques et les « xindiq « 0 dont les chefs avaient compromis la vraie religion. Il les fît poursuivre,des témoignages furent produits et ils furent persécutés : l'on n'entendit plus par­ ler d'enx » (Ifaita, II, 39). Le rot déçut l'espoir des ennemis de son vizir en faisant la sourde oreille a leurs malveillantes insinuations. Lisân ed Din ne fut pas inquiété, et ses relations avec son souverain demeu­ rèrent ce qu'elles étaient auparavant. Cependant, ayant eu connaissance des intrigues qui se nouaient autour de lui, Ibn el Kharib entrevit le jour où sa fuite deviendrait nécessaire. Il songea dés ce moment â se créer hors de l'Andalousie des amitiés puissantes, à se ménager un asile contre le danger dont il se sentait menacé. Il y avait alors â la tète des « défenseurs » * le prince méri- nidc'Abder-Rahman b. Abl Ifcllouscn. Ce prince après une vaine tentative contre 'Abd el 'Azix s'était réfugié à Grenade avec son ex-vizir Ibn Mas'oûd b. Masat. Ibn el Khatib l'avait fort bien reçu et avait engagé le roi à lui confier le poste qu'il occupait. 'Abd el 'Azfx vit avec déplaisir la faveur dont Mohammed Y honorait son ennemi. Bientôt après, il surprit une correspon­ dance échangée entre Abd er-Rahman et des gens de son entou­ rage. Il en conçut des soupçons contre Abd er-Rahman, soup­ çons qui ne firent qu'exciter son ressentiment contre le roi de Grenade (Ibâia, II, ao; Maq., III, 54 ; Demombynes, 36). Ibn el Khatib offrit alors au sultan de Fas de faire emprisonner son ennemi s'il voulait bien lui réserver un emploi â sa cour le jour où il le lui demanderait. 'Abd el 'Aztz accepta ces conditions par une lettre autographe que son secrétaire, Aboû Yahiyâ b. Abi Médian, porta â Grenade. Usant alors de son influence, Lisân ed Din obtint du roi l'incarcération d'Abd er-Rahman et d'Ibn Ma- sal qui restèrent en prison pendant tout le règne d'Abd el 'Aziz. (Maq., m, $4).

1. Libre» penseur*. a. Troupe de volontaires qui avaient passé le détroit pour se battre contre tes chrétiens. D'après Ibn Khaldoun (Autobiographie), c'est 'Abd el 'Axh lui-même qui aurait demandé à Mohammed V de mettre le chef des « défenseurs » hors d'état de lui nuire. S'il en futainsi,nous pouvons supposer que le roi de Grenade n'accéda à sa demande que sur les instances de Lisan ed Dm. De toute manière, il paraît certain que ce dernier acquit dans cette afiaire des droits a la reconnais­ sance d"Abd el 'Am. Ibn et Kharib se ménageait par ailleurs d'autres ressources : au dire d"Àbd Allah et Toûnisi (Maq., IV, 19), il envoyait fré­ quemment de flatteuses épltres au sultan de , Aboû Hammou, car « il pressentait sa disgrâce et se préparait un refuge », dit l'auteur qui nous fournit le renseignement. Malgré l'insuccès des premières attaques, les adversaires d'Ibn el Khaçib ne désarmèrent pas et leurs coups chaque jour plus pressés, finirent par faire brèche dans l'esprit du roi. Ihnel Kharib s'en aperçut (Maq., III, 74) et résolut de luir. Il rît en secret ses préparatifs et, sous le prétexte d'une inspection sur les frontières, il partir avec son fils 'Ali, escorté d'une troupe de cavaliers (Maq., III, 54). Arrivé devant Gibraltar, alors aux Mérinides, il envoya au gouverneur la lettre d''Abd cl 'Azfx dont il était porteur. Le gou­ verneur, déjà prévenu, sortit à sa rencontre et le fit entrer dans la ville. Il fit ensuite préparer un navire qui transporta Lisàn de Dln à Ceuta (Maq., III, 54). Avant de quitter l'Espagne, l'exilé volontaire adressa à son souverain une longue lettre dans laquelle U exposait les motifs de sa conduite (Autobiographie). A Ceuta, Ibn el Khatîb reçut le meilleur accueil des autorités auxquelles le sultan avait donné des instructions. Après un court séjour dans cette ville, il se rendit à Tlemcen où se trouvait 'Abd el'Axîz. On lui fît une réception magnifique : a Le sultan fit monter à cheval ses familiers et les envoya à sa rencontre. Il lui donna auprès de lui un poste où il trouva la sécurité et le bonheur, et lui confia dans l'État des fonctions élevées qui le rendirent puissant » (Maq., III, 54). Afin que rien ne lui man­ quât, son protecteur envoya chercher sa famille restée en Espagne (Maq., I. c). Sa fuite donna beau jeu & ses ennemis. A peine eut-il quitté l'Espagne qu'ils redoublèrent leurs efforts pour achever sa ruine.

1. Ihn Khiqin - 78 - Tous ses écrits furent examinés par eux avec l'intention bien arrêtée d'y trouver des chefs d'accusation. Il leur fut facile de relever des passages pouvant être défavorablement interprétés pour leur auteur au point de vue étroitement orthodoxe. Ibn cl Kharib, en effet, alHchait certaines opinions qui sortaient du cadre ordinaire des croyances musulmanes. Un mysticisme outré ou une incrédulité partielle le désignait à l'attention des « doc­ teurs », vigilants gardiens des pures doctrines de l'Islam. Il fut accusé de a Zcndaqa » et, comme tel, jugé et condamné par le grand qàdl de Grenade, Abou '1 Hasan (Maq., III, 55). Lisiu ed Din répondit à ses ennemis par deux ouvrages inti­ tulés l'un : L'escadron embusque, qui traitait des hommes du viu* siècle ; l'autre, LenUvemciit de la muserolle, où il peignait le qádi Abou' 1 Hasan. Tous les deux, mais surtout le dernier étaient dirigés contre lu qàdi Abou' 1 Hasan qui s'y trouvait fort maltraité. Ibn el Kbatib chercha eu outre à se veuger du roi Moham­ med en engageant le sultan 'Abd cl 'Aziz à s'emparer de l'Anda­ lousie (Maq., III, s;, 58). Devant ces menées qui le menaçaient directement, Mohammed n'eut plus aucun ménagement et, cédant aux avis pressants de son entourage, il dépécha le qàdl Aboù 1 Hasan auprès d'Abd cl 'Azia pour l'informer de l'accu­ sation qui pesait sur son protégé et pour le prier de le faire juger ou de le lui remettre. Le qâdj appuyait sa demande de cadeaux précieux. Mais 'Abd cl 'Azlz refusa d'exercer aucune poursuite contre Ibn el Khatib, oc voulant pas violer l'hospita­ lité qu'il lui avait accordée. Il fit à l'ambassadeur cette réponse : « Pourquoi, le sachant coupable, ne l'avex-vous pas puni alors qu'il était à Grenade ? Quant à moi, je puis vous affirmer que tant qu'il sera mon hôte, il ne lui sera fait aucun mal. > Puis, loin de l'inquiéter, il multiplia les faveurs dont lui, ses fils ci ses compagnons étaient l'objet. Lisan ed Din s'installa a Fas, et, riche des largesses du sul­ tan, se préoccupa de vivre luxueusement, faisant élever de somp­ tueuses demeures et planter de magnifiques jardins. Il échangea à cette époque avec le qAdt Aboûl ' Hassan une correspondance dans laquelle ils exprimaient tous deux, avec violence, leurs sentiments réciproques (Maq., lu, 64). Mais les événements allaient bientôt se tourner contre lui, et le malheur qui semblait le poursuivre vint le relancer dans sou — 79 — asile. La série «les circonstances qui devaient amener sa triste tin commença par la mort dn sultan mérinide : 'Abd cl 'A-lx mou­ rut le 23 octobre 1372 et le pouvoir passa de nouveau au vizir Ibn dGhixî qui fit proclamer le prince Es Said, jeune enfant « qui n'avait pas encore perdu ses premières dents », dit Ibn Khaldoun. Ibn el KharJb, alors à Tlemcen avec la cour, regagna Fas en même temps que le vixir et l'armée. II conservait les faveurs du gouvernement mérinide qui refusa une deuxième fois de le livrer au roi de Grenade. Dès lors, il ne quitta plus Fas où il s'occu­ pait à bâtir et a planter (Maq., III, 55, 56). Peu de temps après le retour du régent à Fas, Ibn Khaldnûn arriva dans cette ville. Il fut très bien accueilli par Ibn el Gbâzl qui lui réserva une place au Conseil (ÂntiAnograpbie). I~a présence d'Ibn Khaldoun ne dut pas être fort agréable à Lisait cd Din. Bien qu'en apparence leurs relations se fussent conservées cordiales, il est certain qu'Ibn el Kharib, du fait de sa situation d'exilé, dut se trouver gêné en face d'Ibn Khaldoun qu'il avait pu autrefois regarder du haut de sa grandeur. Aussi est-il pro­ bable qu'il pensa à chercher une autre retraite et que, dans cette intention, il tourna ses regards vers le sultan de Tlemcen Aboù Haramou qui, après la mort d"Abd el *Aziz, était remonté sur le trône. En effet, vers la fin de 774 = 1373-73» il adressa une poésie à ce prince pour le féliciter (Maq., III, 188) a l'occasion, sans doute, de ses succès sur son compétiteur Aboti Zeyân. IbnelKhatîb n'avait cependant pas à se plaindre d'Ibn clGhàzi qui agissait avec beaucoup de loyauté et résistait toujours aux sollicitations du roi de Grenade (Maq., III, 92). Ses affaires cependant prirent bientôt une tournure malheu­ reuse. Mohammed V, qui cherchait a se venger du gouvernement de Fas, mit en liberté Abd er-Kahman b. Ifclloûsen et son vixir Ibn Masat. Le régent, pour répondre à cette provocation, songea à envoyer en Espagne un d«s principaux membres de la famille des Banoû '1 Ahmar et à lui fournir des troupes et de l'argent pour qu'il entrât en compétition avec Mohammed V. Celui-ci, apprenant ces projets, prit les devants, et se dirigea vers le litto­ ral du détroit à la tète de ses troupes et accompagné d'Ibn Ifelloûsen. Après avoir mis le siège devant Gibraliar.il donna au prince mérinide des navires qui le débarquèrent, avec son vizir, au pays de Bot'ouiya où il fut proclamé sultan (Maq., m, $6; Demombynes, 36). — 8û — Ibn el Gbixl craignant que le roi de Grenade ne fit quelque tentative sur Ceuta nomma comme gouverneur de cette ville son cousin Mohammed b. 'Othman en qui il avait une pleine confiance. Il marcha ensuite contre 'Abd er-Rahman chez les Bot'ouiya, mais, après quelques jours de lutte, il revint à Fas par Taza dont 'Abd er-Rahman s'empara derrière lui (Maq., III,

La cause du retour d'Ibn el Châzi dut être la nouvelle des événements qui venaient d'avoir lieu à Ceuta. Voici ce qui s'était passé dans cette ville : Mohammed b. 'Othman sollicité par le roi de Grenade qui lui faisait remarquer que la proclamation d'un enfant (Es Sa'ïd) était illégale et, gagné sans doute par des cadeaux, avait proclamé sultan, sur les indications de Moham­ med V, un des fils d'Abou Salem, Aboû'l 'Abbâs Ahmed, alors détenu à langer. Mohammed V avait promis de soutenir le pré­ tendant par des troupes et de l'argent ; il demandait en échange la place de Gibraltar, la remise des autres princes mérinides prisonniers a Tanger, et celle d'Ibn el Khatib lorsqu'elle serait possible. Mohammed b. 'Othman se rendit alors a Tanger, délivra Aboû'l 'Abbâs Ahmed et le fit reconnaître par la population de Tanger et de Ceuta ; il donna ensuite au gouverneur de Gibral­ tar l'ordre de remettre la place au roi de Grenade. Celui-ci lui envova une troupe de « défenseurs • et de l'argent (Maq., NI,

S6).' Ibn el Ghâzl essaya de circonvenir son cousin et de le rame­ ner à sa cause ; les négociations étaient entamées lorsqu'il apprit que les princes mérinides, dont il avait été question dans l'accord intervenu entre le roi de Grenade et Mohammed ben 'Othman, avaient été envoyés en Espagne. Il renonça alors à toute tenta­ tive d'arrangement et marcha sur Taza qui, nous l'avons vu, était aux mains d'Ibu Ifelloùsen : il y rencontra une résistance inat­ tendue (Maq., HI, 56). Sur ces entrefaites, Aboû'l 'Abbâs reçut d'Andalousie des secours consistant en sept cents archers et une nouvelle troupe de « défenseurs ». En même temps, Mohammed V faisait dire i Ibn Ifelloùsen de se joindre â son cousin pour tâcher de s'emparer de Fas. Aboû'l 'Abbâs se dirigea alors sur cette capitale à la tète de ses partisans. On était alors au milieu de l'année 775 (=r 1373- 74) (Maq., m, 56 et suiv.). A la nouvelle de la marche d'Aboû'l 'Abbàs, Ibn el Ghaz! leva le siège de Tan et revint vers Pas où il campa sur la colline d'El'Arafc; puis, apprenant qu'Aboù'I 'Abbàs était au Zarboûn, il résolut de l'attaquer avant sa jonction avec 'Abd er-Rahmau et marcha contre lui. Arrivé à proximité de ses ennemis, il voulut essayer une surprise et tenta d'enlever leur camp par un coup de main; mais la position était trop forte et l'attaque échoua. Ibn el Ghàsl défait, battit en retraite, et vint s'enfermer dans la ville neuve de Fex; à son appel, la tribu des iloscm vint planter ses tentes dans les oliviers qui entourent la ville, afin d'en empêcher le siège (Maq., III, 57). 'Abd cr-Rbanun, obéissant aux ordres d'ibn el Abniar. prit lui aussi le chemin de Pas. Les deux prétendants se rencontrèrent sur les bords de l'O. cn-Kadja où ils se prêtèrent serment de fidélité. Ils s'approchèrent ensuite de la capitale et vinrent cam­ per sur la colline d'Hl 'Aràfe (dzoù'l qa'da 775 — avril-mai 1374). Ibn el Ghàzl fit un dernier etl'ort pour les repousser et, dans une sortie vigoureuse, courut les chances du combat ; il fut battu une fois de plus, et dut s'enfermer dans la ville neuve pour ne plus en sortir. Aboù'l 'Abbàs demeura sur la colline tandis qu"Abd cr-Rahman allait s'installer de l'autre côté, en face de lui. Ils entourèrent la ville d'un mur et s'acharnèrent contre les assié­ gés. Mohammed V leur lit encore parvenir des secours (Maq., III, 57). Pendant le siège, les propriétés rurales d'Ibn cl Khatib furent pillées et saccagées (Maq., /. f.). Enfin, toute résistance étant devenue inutile, Ibn el Ghàzi accepta les ouvertures de son cousin Mohammed b. 'Othman qui lui montrait la vanité de ses efforts. 11 se rendit auprès d'Aboû'l 'Abbàs pour lui faire sa soumission et le reconnaître comme sou­ verain. Après lui, les notables de la ville s'empressèrent d'aller présenter leurs compliments au nouveau maître (Autobiographie, Maq., III, 57) : * ... les fonctionnaires publics, dit Ibn KhaldoAn (/. r.), tels que les jurisconsultes, les hommes de plume et les hommes d'épée se rendirent auprès d'eux (Aboû'l 'Abbés et'Abdcr-Rahman); ensuite, on permit à tout le monde sans exception d'aller visiter les deux sultans, et je profitai de l'occasion pour les voir. » Le 6 moharrem 776 (—17 juin 1374), Aboù'l 'Abbàs lit son entrée solennelle dans la ville de Pas'. Il laissa la plus grande initiative à son vizir Mohammed b. 'Othman qui disposa à son gré des affaires du royaume secondé par son lieutenant, Solai- màn b. Daoud (Maq., III, 57). Le malheureux Lisân cd Dîn rencontrait eu la personne de Solaimân b. Daoûd un ennemi déplus. Solafmàn avait, en cllet, une rancune personnelle a satisfaire contre lui. En voici l'origine. Pendant son séjour à l-'xs, Mohammed V avait promis a Solai­ mân le poste recherché de chef des «défenseurs ». Lorsque ce prince fui de retour a Grenade, Solaimân vint réclamer l'exécu­ tion de la promesse qui lui avait été faite. Le roi était disposé à tenir sa parole, mais Ibn el Khatlb s'y opposa, objectant que le poste réclamé ne pouvait être confié qu'a un prince mérinide. Solaimân en conçut un violent dépit, et attendit patiemment l'occasion de se venger. Étant gouverneur do Gibraltar, il échan­ gea avec Ibn cl Khatib une correspondance dans laquelle ils expri­ maient tous les deux les sentiments haineux qui les animaient (Maq., III, 59). Nous avons vu qu'Aboû'l 'Abbàs avait promis â Mohammed V de lui remettre, en cas de succès, son ex-vizir. Arrivé au pouvoir il n'avait aucune raison pour ne pas remplir son engagement. D'ailleurs, Solaimân était lâ pour veiller à ce que son ennemi ne s'échappât point, et, d'autre part, le roi de Grenade était trop à craindre J pour qu'Aboû'l 'Abbàs cherchât à se soustraire à une obligation qui, en somme, lui coûtait peu. Ibn el Khatib fui donc bientôt arrêté et emprisonné (Maq., III, s8). lorsqu'il apprit la détention de Lisân ed Din, Mohammed Y envoya à Pas son secrétaire et son vizir Aboû 'Abd Allah b. Zemrok avec mission de faire connaître les charges qui pesaient sur lui et d'activer l'instruction (Maq., HT, 59). (2e personnage étant devenu un des ennemis les plus acharnèS de LisAn cd Din, après avoir été un de ses adulateurs les plus empressés. « C'est Là la coutume des hommes : ils tournent avec la fortune, se dirigeant où elle se dirige, buvant & la coupe qu'elle tend a (Maq., III, 26). Il avait su se rendre utile à

1. Le même Jour, 'Abd er-Rahroau prit la route ds Marrakech, capitale du royaume qui lui avait été attribué. a. Tous les princes mérinide» lui avaient été envoyés et, parmi eus, le jeune Es-Sa'id. Il lui était donc facile de susciter de» prétendant* toc|oura dan­ gereux dans ce pays. - 83 Mohammed V quand celui-ci était à Fas et le prince, de retour à Grenade, l'avait attache à son service. Il avait prit ensuite sa place occupée autrefois par lisait ed Din ' (1М(а, II, 223). Ibnel Khatib se montra, en prison, d'une fermeté admirable. Comme El Mo'tamid, il consacrait à la poésie les loisirs imposés par la captivité. Voici une élégie qu'il composa sur sa mort pro­ chaine. Elle renferme des lieux conununs'sur le passé, si fréquents chex les poètes arabes et nos poètes du moyen-Age, mais la fierté triste des derniers vers laisse au lecteur une impression qui lui rend l'auteur sympathique : * Nous nous sommes éloignés et le gite cependant était proche1 et, silencieux, nous apportons des avis. « Nos âmes se sont éteintes d'un seul coup comme, au moment du « qounoùt », s éteint la voix qui prie. « Nous étions puissants, nous ne sommes plus qu'ossements'; nous prenions des aliments et nous sommes aliment nous- mêmes. « Soleils d'un ciel de gloire, nous avons disparu, et l'horizon nous pleure. « Que de guerriers vaincus par des femmes! « Que d'hommes fortunés vaincus par la fortune ! « Qpe de gens portés au tombeau dans des haillons, dont les vêtements remplissaient les coffres ! « Dis a mes ennemis : « Ibn el Khatib est parti ; il a vécu I Mais quel est celui qui vit éternellement ? » « Dis h celui d'entre eux qui se réjouit de ce qui m arrive : « La joie est aujourd'hui pour qui ne doit pas mourir. » De tous ceux qu'il avait obligés, bien peu pensèrent a lui lorsqu'il tomba dans le malheur. Seul, peut-être, Ibn khaldoùn fit quelques efforts pour le sauver. Oubliant les différends qui les avaient sépares, il sollicita eu sa faveur l'intervention de Wanzaminàr b. 'Arif, chef berbère qui avait rendu des services à Aboûl 'Abbâs, et celle d'Ibn Masaî. Mais ce fut en vain. Le

1. Sbqqari est heureua de лога apprendre qu'lbn Zemrok trouva dans une tin mallieureufc la Juste punition de «conduite envers Ibnel Kha|tb(Maq.,HI, »«.97). a. Allusion au voyageur qui t'approche de U ville dont il voit les pre mi ère* maisons. ]. П y a la un jeu de mot sur ^.'Jàs qut signifie r puissants « et • o««#- ment*.

1 - 8A - malheureux Lisân ed Dtn ne devait plus sortir vivant de sa pri­ son (Autobiographie, 297). A la demande d'Ibn Zcmrok, le sultan 'Aboù'l Abbâs fît com­ paraître Ibn cl Khattb devant un tribunal composé de hauts dignitaires de l'État. L'accusé dut fournir des explications sur certains passages du « Raouàat et-la'rij* l'un de ses ouvrages. Il se défendit avec énergie et habileté et dut, plus d'une fois, con­ fondre ses juges par la promptitude et la subtilité de ses réponse*. Malgré leur insistance, il refusa toujours de se recon­ naître coupable. A la fin, exaspérés par ses dénégations et sa ferme assurance, ils se laissèrent aller a toutes sortes de violences. Le malheureux fut insulté, battu, misa la torture. Enfin, le tri­ bunal ayant délibéré sur la peine qu'il convenait de lui appliquer rendit une sentence de mort (Maq., III, 59). Dans sa soif de vengeance, Solalmàn n'attendit pas que la décision des juges fût régulièrement exécutée. Il recruta parmi les valets des envoyés du roi de Grenade une troupe d'individus sans nom auxquels il adjoignit quelques-uns de ses propres ser­ viteurs, puis il envoya tout ce monde, pendant la nuit, à la pri­ son d'Ibn el Khatfb. La, après avoir brisé les portes qui le pro­ tégeaient encore, ils s'emparèrent de lui et l'étranglèrent. Au matin on l'enterra dans le cimetière de la porte dite « Bab- cl Mahroûq » (Maq., III, 59). La haine de ses ennemis ne s'arrêta pas là. Le surlendemain, on trouvait son corps sur le bord de la tombe, les cheveux con­ sumes, le visage noirci ; à côté, se voyaient les traces d'un foyer. On remit la triste dépouille dans le trou et l'on rejeta par­ dessus la terre qui l'avait couverte une première fois : « Ce fut la fin de tes épreuves », dit Maqqarl, 1H, 59. Cette profanation causa dans la ville une légitime indignation. Le peuple n'hésita pas a l'attribuer aux sicaircs de Solaim&n; celui-ci, les iîens et jusqu'aux membres du gouvernement furent l'objet de la réprobation générale (Maq., IU, $9). Le tombeau de Lisàn ed Din existait encore au temps de Maq­ qarl qui le visita souvent. Il était situé dans un bas-fond prés de la porte appelée autrefois « Bftb-ech Charf'a », c'est-à-dire « porte de la Justice », puis, plus tard, « Bab el Mahroûq », porte du Brûlé. Au dire des habitants de l:as, cette porte devait ce der­ nier nom au fait que le corps d'Ibn el Kharlb avait été brûlé non loin de là. Maqqari prétend que les Fasis sont dans l'erreur et affirme que la dénomination de « Bab cl Mahroûq » provient de ce qu'an temps des Almohades un rebelle condamné au supplice dn feu fut exécuté a cet endroit (Til, 84). Au moment de résumer ce que nous venons de dire sur Ibn cl KhatJb, il me semble qu'une comparaison s'impose entre cet écrivain et le grand historien Ibn Khaldoun. En effet, adonnes tous deux aux lettres et i la politique, tour a tour encensés ou proscrits, ils connurent l'un et l'autre l'ivresse m du succès et l'amertume du malheur. Enfin, lorsque s'éteignit cette activité qui les caractérise, ils laissèrent tous deux aux lettres arabes les marques d'un talent fécond et utile. Sur un point toutefois, ils différent profondément. Tandis qulbn Khaldoûn passe d'une cour i l'autre au gré des événe­ ments, sans trop songer jamais à batir sa fortune, c'est une préoccupation constante, chez Lisan cd Din, d'amasser tout ce que la faveur des princes peut lui procurer ; la perte de ces biens le touche au moins autant que ses déboires politiques. 11 aime bien vivre, peu soucieux de pratiquer l'ascétisme des soûfis dont il s'est complu, cependant, à exposer les doctrines. Nous le voyons a Salé et à Fas oublier dans les douceurs d'une existence tran­ quille et luxueuse les satisfactions du pouvoir. La violence des haines déchaînées contre Ibn el KharJb étonne et on est porté i leur chercher dans sa conduite d'autres causes que l'envie et la jalousie de ses ennemis. Cependant, au dire de Maqqarl, Iba el KharJb se montra toujours obligeant envers tout le monde et l'équité était sa règle de conduite. Amis et ennemis recevaient indistinctement satisfaction auprès de lui (Maq., III, 484). D'un caractère généreux, il aimait a pardonner à ceux qui l'avaient offensé. Il avait coutume de dire lorsqu'on parlait devant lui des châtiments infligés par les princes à leurs servi­ teurs : « Que leur eut coûté le pardon I » (Maq., III, 98). H montra dans l'exercice du pouvoir les qualités qui le distin­ guaient dans l'intimité et refusa toujours de commettre la moindre illégalité. A ce propos, Maqqarl rapporte l'anecdote sui­ vante qu'il cite d'après Aboû Yahiya b. 'Asim : « Mon maître, dit celui-ci, le qadi Aboû'l 'Abbas Ahmed b. AbVl Qasem el Hasard m'a raconté que le rais Aboû'Abd Allah b.Zemrok entra chez le cheikh Dzoa'l WizarataTn Aboû 'Abd Allah Ibn el Kha­ tJb pour lui demander son autorisation au sujet de diverses affaires dont il était lui-même habituellement chargé par ordre du vizir, et — 86 —

dont la solution devait, pour la plupart d'entre elles, tourner i son profit personnel. Le vizir lui donna l'autorisation demandée, sauf sur un point qui reposait sur la violation d'une ancienne coutume. Dzoû'l Wizûratarn dit : « Non, par Dieu 1 rais Aboû 'Abdallah, je n'autorise pas cela, car nous ne sommes dans ce palais que pour observer les usages. » Maqqarï ajoute toutefois que les événements qui accompa­ gnèrent la chute de Mohammed V altérèrent les sentiments de Lisàn cd Din qui perdit ses scrupules. Je voudrais ici laver Ibn cl Khadbdu reproche que lui adresse Pons Boigucs d'avoir cherché la ruine de sa patrie (Ensayo, 340). C'est mal connaître les musulmans que d'employer, eu ce qui les touche, le terme de patrie avec le sens que nous donnons à ce mot. Le sentiment de la nationalité n'existe pas chu eux, et Arminjon a dit très justement (p. 73) : « ... une conquête soudaine et rapide, les diverses applications de la loi religieuse qui est le fondement de l'Islam, s'opposaient a la formation de tout sentiment national et ne permettaient pas la conception de quoi que ce fût qui pût ressembler à l'idée de patrie. » Dans le concept des musulmans, la terre est partagée en territoire des croyants ou « dâr el islam » (pays de l'Islam) et en territoire des infidèles ou « dâr cl harb » (pays de guerre). La patrie, ici, c'est l'Islam, et tant que l'on reste dans son sein on est en règle avec sa conscience. Lus musulmans ne pouvaient donc pas con­ sidérer comme un crime de lèse-patrie le fait de passer du ser­ vice d'un prince musulman au service d'un autre prince musul­ man. Tout au plus pourrait-on accuser Ibn el Khatfb d'ingratitude si, au moment où il engagea 'Abdel 'Aatz & dépouiller Moham­ med V de ses États, il n'avait été l'objet de la part du roi de Grenade de poursuites qui lui donnaient le droit d'oublier des bienfaits antérieurs, bienfaits payés, d'ailleurs, par des services réels. Ibn el Kliarlb aurait vraiment agi avec déloyauté si, étant à la cour du roi de Grenade, il avait intrigué avec'Abd el 'Aziz contre le maître qu'il servait. Mais il n'en fut pas ainsi, et c'est après son départ qu'il donna au sultan de Fas le conseil qu'on lui reproche. A ce moment, il était libre; en quittaut l'Andalousie, il avait rompu tout engagement envers Mohammed V; il lui écrivit, d'ailleurs, loyalement pour l'informer des causes qui avaient motivé sa détermination. - 87 - Malgré quelques ombres fielleuses, Ibn cl Kliatfb est une des grandes figures de l'histoire musulmane. Rompu aux affaires politiques auxquelles il s'exerçait depuis qu'il avait atteint l'âge viril, homme de cour et homme de lettres, habile à manier l'intrigue, orateur distingué, il se faisait craindre encore par la verve caustique de sa plume alerte et féconde. Tant qu'il fut debout, personne n'osa l'attaquer en face, et ceux qui devinrent ses plus grands ennemis étaient alors ses plus xélés adulateurs. Quand, enfin, il tomba, écœuré et lassé, tous ces flatteurs de la veille crièrent haro sur celui qu'ils ne crai­ gnaient plus. Chacun lui jetait au visage sa joie de le voir vaincu, l'expression desa rancune satisfaite. Deux voix seulement s'élevèrent dont les accents n'étaient pas des insultes ; celle d'Ibu Khaldoun et celle d'Ibn Khatima : la première pour le défendre, la seconde pour le consoler (Ibdta, I, 124). Et tous ces gens qui le bafouaient avaient été l'objet de ses bienfaits, avaient goûté, par lui, aux largesses du roi : « Dieu nous préserve de la méchanceté des gens à qui nous avons fait le bien 1 » (Maq., IV, 374). DE AJLDÉCOA. BIBLIOGRAPHIE

ëdw. Wbsthimarck. — The Maorish Conception oi Holineu (Baraka) and Cérémonies andBeliefa connected with Agri­ culture, certain dates of the aolar year, and the weather in Morocco. (lelsingfors, Akademiska Bokhandeln. Dans un ouvrage récemment publié à Helsingfors, Jji conwp- tim marocaine dt la samttU {baraka), l'éminent sociologue fin­ nois, le professeur Westermarck, apporte des documents très pré­ cieux sur cette question d'un intérêt vital pour ceux qui se sont occupés de la religion populaire et de la superstition chez les peuples de l'Afrique du Nord. L'auteur nous explique comment cette puissance mystérieuse est passée de Dieu à son Prophète, du Prophète — car elle h'biritt — à ses descendants directs, et de ceux-ci à d'autres, soit qu'elle leur ait été transmise par son possesseur, soit qu'ils la lui aient volée ; c'est qu'en effet, elle peut être ravie au saint contre sa volonté. La baraka n'est pas la propriété exclusive d'êtres humains ; des animaux, des végétaux, une foule même de choses inanimées la possèdent également. Le caractère sacré qui s'attache i certains arbres, sources ou pierres, semble résulter d'une combinaison de cette croyance avec des vestiges de topolâtrie. Quelques saints détiennent une si grande baraka qu'ils sont de véritables thaumaturges, mais la plupart ont un pouvoir moins prodigieux. Très souvent, on est arrivé à faire de la baraka du chérif ou du marabout une spécialité. Les uns gué­ rissent telle ou telle maladie : a Tanger, Sldi Muhamraed-i-Haddj guérit la fièvre, chez les Ulad Rafâ, Lalla Fâtna Ummu les mala­ dies d'estomac des jeunes enfants. D'autres savent adoucir l'hu­ meur de maris tyranniques ou procurer aux jeunes filles un mari selon leurs désirs, comme Sldi Mbàrîk ben 'Abftbu, à Fei, etc.. L'effet désiré peut être obtenu par simple contact avec le saint ou la chose sainte, mais le pèlerinage au sanctuaire, l'offrande et surtout le sacrifice sont tenus pour plus efficaces. Cependant BIBLIOGRAPHIE si l'on craint de ne pas voir ses vœux se réaliser, il est un moyen de persuasion moins humble qui « fait froncer le sourcil et secouer la tête aux saints dans leur tombe », nous voulons par­ ler du 'âr. L'auteur élucide magistralement la nature de cet acte qui im­ plique une malédiction au cas où celui qu'on implore se refu­ serait a exaucer la prière, quelque peu impérieuse, qui lui est adressée. Ce moyen a d'autant plus d'efficacité qu'on établit an contact matériel entre le saint et le suppliant par l'intermédiaire d'un objet en relation avec le corps de celui-ci; mais le meilleur conducteur de la baraka est le sang ; c'est donc le plus souvent au sacrifice qu'on aura recours, sacrifice différent de celui qu'on appelle siara, puisque la victime ne peut être mangée que dans cer­ taines conditions, mais qui peut en procéder, car dans les deux sacrifices ce sont des animaux de même sorte qui sont offerts. La baraka est extrêmement sensible aux influences extérieures. La présence d'un infidèle, d'une femme, surtout en état d'im­ pureté, l'amoindrit ou l'annihile ; clic peut même réagir de façon néfaste sur la personne qui l'a altérée et, de bienfaisante, devenir terrible. Les influences impures ne sont pas les seules i l'impression­ ner et l'on cite des cas où le choc de deux baraka est nuisible. Ainsi deux électricités de même nature se repoussent. Cette force sacrée devient aussi redoutable lorsqu'elle est trop grande : certaine nourriture est si sainte qu'il n'en faut pas man­ ger, ou très peu, sous peine de voir éclater son estomac. Une croyance très curieuse de baraka excessive, qu'on nomme qa%qû{a, se rencontre dans différentes tribus berbères. Chrx les Ait Warain, à Demnat, etc. on croit que les imûmncn (jnun) trop bienveillants font croître le tas de grain sur l'aire et qu'un malheur frappera la famille du fermier ou que ceux qui mange­ ront de ce grain périront, si un sacrifice n'est pas offert. Le même phénomène peut se produire pour le beurre et pour l'huile, et pour détourner la malédiction latente un sacrifice s'impose. Ces exemples et beaucoup d'autres'qu'il serait trop long de citer ici, viennent confirmer les théories de Doutté sur le sacre : « le sacré, c'est du magique au service de la religion, tantôt bon, tantôt dangereux, toujours redoutable '. » C'est bien ainsi que

1. Bd. Dmittc, .VficV *> Rtlifhu Aim îAfrique in .V

i. lid w. Wcnermarcl», Tbr JWiw M* (ùmefptkui of Hctinett (Bûrtht), p. i J}. BIBLtOGKAPHIR 9* Beaucoup de pratiques agricoles sont réglées par certaines dates de l'année solaire. Le premier jour de cette année (en arabe, 'am jdld, en berbère, yennaTr, nnaTr, etc..) le labour est tenu pour néfaste, et les hommes au lieu d'aller aux champs vont chasser ou jouer a la balle. Ce jour-là, on prépare et on échange, de maison à maison et de tente à tente, une nourriture spéciale faite de grain bouilli dans l'eau, assaisonné de diverses manières. Il serait mauvais de faire du couscous à cette occasion, mais l'on doit manger beaucoup pour que l'année soit bonne et les récoltes abondantes. C'est aussi un jour où l'on se purifie (application de henné, etc..) et où l'on chasse tes mauvaises influences ; c'est dans ce but qu'une mascarade a lieu dans quelques tribus: elle représente le plus souvent des bètes de somme conduites par des Juifs et les aumônes qu'on offre à ceux qui la composent semblent bien avoir aussi pour objet la purification. Il faut également s'abstenir de tout travail dans les champs au début de certaines périodes critiques, telles que l'hayyan ou el- hsûm (25 février au 4 mars), époque de vent, neige et pluie salée qui marque la fin de l'hiver et à laquelle, d'après une croyance marocaine et algérienne, le monde périra ; lanafah ou ntah (23 mars au 4 avril) et les premiers jours d'août qui sont compris dans les quarante jours de smnim (12 juillet au 20 août), de peur qu'un malheur arrive ou que les récoltes perdent leur baraka. Au contraire, pendant Je nîsan (27 avril au 3 mai), il tombe une pluie bénie qui profite aux gens, aux animaux et aux récoltes, et tout ce qui nait, mûrit ou est préparé en octobre est doué d'une si grande baraka que si l'on réunit dans un plat la chair d'un agneau né à cette époque avec des produits de ce mois, le plat se brisera. De toutes les fûtes saisonnières, la 'ansara est la plus importante. L'auteur l'avait déjà étudiée dans son mémoire Midsummer cusloms in Marocco (Folklore, XVI, 190$, p. 28-47). Mais il y a ajouté d'autres faits recueillis au cours de récents voyages et de nouvelles hypothèses que ces faits lui ont sug­ gérées. Les cérémonies les plus répandues sont, comme en Algérie ', les feux et les bains et aspersions. M. Westermarck incline à croire

1. Ed. Douttc, MngU H Rtligiù», p. >6{-;68 ; id , MorrMecb, p. )77-)Ri. Dcstaiog, FéUs H coutumes saitounlim ck*\ let BemSmms, dans frtiu africain*, vol. I. (190*!). 9* BIBLIOGRAPHIE que ce sont des coutumes berbères, communes aux peuples méditerranéens, car elles n'existent presque pas dans les tribus arabes du Maroc qui n'ont pas eu un contact intime avec des tribus berbères, qu'elles tendent à disparaître chez les plus isla­ misées parmi celles-ci et que l'orthodoxie les condamne. Il combat l'hypothèse de Mannhardt et Fraxer qui pensent que ces feux sont des rites solaires. En effet au Maroc spécialement on attribue une grande vertu à la fumée plutôt qu'à la flamme, et il est peu vraisemblable que les Marocains demandent du soleil en plein été. Il est d'avis que ce sont, comme les rites de l'eau qui ont lieu à cette occasion, des rites purificatoires. L'abon­ dance des récoltes dépend en grande partie de la pluie ; aussi n'est-il pas surprenant qu'au Mjghreb où la sécheresse se pro­ longe pendant de longs mois on ait inventé tant de moyens de l'obtenir du ciel. A côté des cérémonies orthodoxes, prière de l'istisqa, sacrifices, etc.... il en est beaucoup qui touchent à la magie et nous trou­ vons un grand nombre d'entre elles relatées dans cet ouvrage. La plupart sont basées sur la magie sympathique, et le rite le plus en honneur est celui de la cuiller à pot, nommée par les Berbères Tsgûnja (dagûnja, cuiller de bots), que l'on habille et que l'on porte, tout en prononçant des incantations, soit dans le village, soit à un marabout, soit à une rivière ou une source où elle est noyée. Bien que le nom donné à cette effigie dans les tribus de langue arabe soit nettement le nom berbère, il serait peut-être osé d'attribuer cette origine à cette coutume, car on la retrouve cher différents peuples et, en particulier, chez les Arabes du Moab. Ixs jeux de balle, les mascarades et les luttes sont souvent em­ ployés pour obtenir un changement dans le temps ; il existe également des pratiques pour faire lever ou calmer le vent et pour faire cesser la pluie, mais il est inutile de dire qu'elles sont bien moins nombreuses que celles en usage pour faire tomber du ciel cette baraka. Le professeur Westermarck ne s'est pas borné, on le voit, à une simple notation de faits très justement observés sur place. Il a, comme il se le propose dans son introduction recherché l'idée qu'ils cachent, s'ils ont une origine autochtone ou non,

•. E. Westermarck, CtrtmmUa tmi Btliffs coHUêcttd viUh Africklturt, etr- tain ialm of Ibt soUr yntrtht, wtalbtr fa Morocto, p. j-4. B1HLIOG1APH IB 93 et, dans ce cas, retracé leur histoire autant qu'il est possible, tiche particulièrement ardue et délicate au Maroc où Berbères et Arabes, sans compter l'élément nègre, se sont compenetres. Avec une grande prudence, il a tiré de ses observations des conclu­ sions justes autant que mesurées, en attendant qu'une connais­ sance encore plus approfondie des populations berbères maghré­ bines et des Arabes et Berbères d'autres pays ait permis de for­ muler des hypothèses d'un caractère plus général qui, pour le moment, paraîtraient aventurées.

f. Aux.

Mélangea africaine et orientaux, par René BASSKT, doyen de la Faculté des Lettres d'Alger, correspondant de l'Institut, i vol. in-8, 390 pp., Paris, J. Maisonneuve et fils, 1915.

Les écrits des savants sont très souvent publiés au hasard des périodiques et revues et les travailleurs ne peuvent, la plupart du temps, retrouver ces documents indispensables à leurs études. Pour aplanir cet obstacle, auteurs et éditeurs devraient réunir en volumes ces articles dispersés. Les M/langes africains et orientaux, ouvrage groupant quelques- uns des articles de M. René Basset publiés par lui de 1882 a 1907, répondent donc à un véritable besoin. La personnalité de l'auteur, son grand renom, l'essor qu'il a imprimé à l'étude de l'histoire, de l'ethnographie, du folklore et de la linguistique des populations nords-africaines et musul­ manes sont connus et nous dispensent d'indiquer plus longue­ ment la source précieuse qu'offre ses « mélanges » pour les ara­ bisants et les berbérisants. Il nous faudrait disposer de nom breuses pages de cette revue pour analyser, même brièvement, tous les articles de ce volume. Nous nous contenterons d'en indiquer les principaux. Le premier chapitre « l'Algérie arabe » nous résume les inva­ sions successives des conquérants arabes jusqu'à l'arrivée des Turcs. Cet aperçu historique fait partie de « l'Algérie et ses monuments », collection que le Gouvernement général de la colonie publia en 1900 à l'occasion de l'Exposition universelle. Il est difficile de retracer si rapidement et avec tant de clarté, une période d'environ sept siècles. « Un prétendu chant arabe populaire » (ch. III), critique fine 94 BlBUfX.RAlMlIH et spirituelle, nous met en garde contre certaines « trouvailles s risquant d'induire un erreur sur le folklore algérien. Par >< les Tolbas d'autrefois » (chap. IV), nous sommes initiés à la vie des étudiants algériens dans les anciennes médenus. (Chap. XI). Deux études, l'une sur « l'Islam » de M. de Cas- tries, l'autre sur « le Mahométisme », de M. Cara de Vaux, et (chap. XII) une troisième étude sur « deux philosoplxs arabe* » d'après M. Cara de Vaux, permettent à M. Basset d'indiquer cer­ taines sources où les auteurs auraient pu utilement se documen­ ter. l-e chap. XIH sur « la Reine de Saba », a propos d'an livre de MM. I-e Roux, sert de transition entre les études sur les peuples musulmans et celles des apocryphes éthiopiens (XIV ut XVI), des littératures copte et syriaque (XVII et XVIII). Le Maroc n'est pas oublié. Au chapitre II remarquable et unique travail d'ensemble sur k la littérature populaire berbère et arabe dans le Maghreb et chez les Maures d'Espagne ». Nous trouvons de curieux détails sur les complaintes berbères qui fleurissent dans le Sous Marocain sous le nom de lqist (histoire) et les contes et chansons arabes du Maroc. Dans les « Notes de voyage » (chap. V) nous remarquons une pittoresque et exacte description de Mclilla. « Les a Cheikhs du Maroc au xvr* siècle » (V bis), compte rendu bibliographique, est, en réalité, une véritable étude histo­ rique sur les Chorfas Saadiens, champions de ta réaction isla­ mique contre l'invasion portugaise et espagnole. En un résumé net et documenté, M. Basset nous montre la décadence des Mérinidcs ayant perdu toute autorité. 11 nous précise ensuite les causes de l'influence des confréries religieuses préparant involon­ tairement l'accès du pouvoir aux Chorfas Saadiens, dont ta dy­ nastie lutta victorieusement contre l'étranger et tint tète aux Turcs, maîtres de l'Algérie. Nous ne saurions trop féliciter l'éminent savant du service qu'il a rendu à la science et â ta littérature par la publication de son beau volume. Souhaitons de voir bientôt ses autres articles, si nombreux encore, réunis en de nouveaux « mélanges africains et orien­ taux ». NKHUL. BIBLIOÜRAPIIIK 95

Annuaire et Mémoire du Comité d'études historiques et identifiques de l'Afrique occidentale française, i vol. 5l9 ?•> Dakar, 1916.

M. Clozel, gouverneur général de l'Afrique Occidentale fran­ çaise dont on connaît la longue et brillante carrière africaine, constitua en décembre 1915 le Comité des éludes historiques et scientifiques de l'Afrique Occidentale française. Cette création répondait 1 un véritable besoin. Ainsi, sous la la direction du gouverneur général, président du Comité, on allait pouvoir coordonner les recherches et études scientitîques et historiques pour en centraliser les effets. Malgré les difficultés inhérentes a un début, surtout pendant la crise actuelle, le Comité su mit résolument à l'œuvre et vient du (aire paraître son annuaire et mémoires de 1916 en un beau volume imprimé dans la colonie. L'archéologie, l'histoire, l'ethnographie, le folklore, sont trai­ tés avec une science qui fait le plus grand honneur aux auteurs des articles. Ce beau résultat fait bien augurer de l'avenir. Une part importante, particulièrement documentée, a été réservée à l'ethnographie et au folklore. Il y a là sur des populations a> ont échangé tant du rapports avec celle du Maroc, des études permettant de faire certaines comparaisons fort instructives sur les mœurs, lus coutumes et les usages sociaux. M. P. Marty, l'érudit officier interprète, chargé dus Affaires musulmanes au Gouvernement général du l'Afrique Occidentale française, nous montre la parfaite unité dus pays maures de cette contrée. Ce mémoire est d'autant plus intéressant pour nous, que la Mauritanie, constituée en commissariat indépendant, a tendance à s'accroître vers le Maroc. De plus elle doit sa pacifi­ cation aux brillantes opérations militaires du général Gouraud, aujourd'hui notre Résident. La note de M. Delafosse, l'éminent administrateur en chef des colonies, sur les manuscrits arabes acquis en 1911 et 1913 par M. Bounel de Mézières dans la région du Toinbouctou-Ou- lata n'est pas sans intérêt pour les rxurocanisants. Nous y voyons sous le n° 1 des documents contenant des détails biogra­ phiques sur des écrivains de Fea et de Marrakech ; sous le n° 5 un livre de dévotions composé vraisemblablement au Maroc ; 96 BIBLXOCkAPHIK sous les a"* 26 et 53 l'histoire des événements survenus dans les régions de Tombouctou et des Oulata pendant la domination marocaine. M. Delafosse traite encore la « question de Ghana et la Mis­ sion Bonnel de Méxières ». Par sa documentation claire et pré­ cise il arrive à nous donner une idée exacte de cette importante question historique dont certains points n'avaient pu être encore élucidés. Il nous aurait fallu une place moins mesurée pour donner le compte rendu que méritent les études de ce volume. Du moins avons-nous tenu à en signaler l'importance et les services qu'elles peuvent rendre aux arabisants, berbérisants et ethno­ graphes du Maroc. NBIII.IL.