Bea ux Qua rtie rs L’ART DE VIVRE À GRENOBLE • HORS-SÉRIE 2013 • 3 €

AU MUSÉE DE GRENOBLE Giacometti Espace, Tête, Figure

Alberto Giacometti, artiste universel

N 2011, LE MUSÉE DE GRENOBLE présentait une ex - position, appelée à un succès retentissant, qui, organi - sée autour de Chagall, montrait toute la diversité et la richesse de l’avant-garde russe. Poursuivant sur la Emême lancée, Guy Tosatto, son directeur, braquait en 2012 les projecteurs sur l’avant-garde allemande, faisant largement découvrir à un public français, qui ne le connaissait guère, le groupe Die Brücke, aux origines mêmes de l’expressionnisme, dont il mon - trait quelle place il avait tenu dans la peinture européenne. L’ouverture internationale du groupe avait précisément amené en 1907 le peintre suisse à y adhérer : deux de ses toiles étaient d’ailleurs présentes dans l’exposition grenobloise. Or il se trouve que ce même Cuno Amiet, ami d’un autre peintre suisse renommé, Giovanni Giacometti, était le parrain d’un des fils de celui-ci, Alberto, né en 1901.

Portrait d’ en 1965. Photo Yousuf Karsh/Gamma. Ce parrainage a valeur symbolique : le lien qui, par lui, mène de l’exposition Die Brücke à celle que le Musée de Grenoble présente aujourd’hui sur Alberto Giacometti trace la ligne, qui se poursuit, d’un panorama des avant-gardes européennes, que vient enrichir, après la Russie et l’Allemagne d’avant 1914, l’aventure du surréa - lisme, dans la France bouillonnante de l’entre-deux-guerres.

Car c’est bien à partir du mouvement surréaliste, que Giacometti rejoignit en 1930 et dont l’esthétique imprègne les premières appari - tions dans son œuvre du motif de La Cage , que l’exposition organise En couverture l’itinéraire de création d’un artiste dont l’universalité est faite d’au - [Tête d’homme sur socle] , vers 1949-1951. Plâtre peint, tant de simplicité apparente que de complexité intime. En suivant à 22,3 x 7,5 x 9,5 cm. Collection Fondation Giacometti, Paris la trace, à travers ses récurrences et ses métamorphoses, cette Cage,

Pour toutes les œuvres présentées dans ce hors-série : emblématique de son travail et de ses recherches, l’exposition © Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris et ADAGP, Paris) 2013. Alberto Giacometti, telle que l’ont conçue ses deux commissaires, Véronique Wiesinger et Guy Tosatto, dans ce qui se veut plus un par - Les citations d’Alberto Giacometti publiées dans ce document sont extraites de l’ouvrage cours d’approfondissement qu’une rétrospective académique, éclaire Écrits , préfaces de Michel Leiris et Jacques Dupin, nouvelle édition revue et augmentée sous la direction de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris, Hermann Éditeurs des tout à la fois l’évidence de cette simplicité et la richesse fascinante de sciences et des arts, 2008. cette complexité. JS Toutes les photos des œuvres qui appartiennent à la Collection Giacometti, publiées dans ce hors-série, ont été réalisées par Jean-Pierre Lagiewski. Sommaire 5 Guy Tosatto, directeur du Musée de Grenoble et co-commissaire de l’exposition : « Nous avons souhaité une muséographie discrète » ® 9 Véronique Wiesinger, directrice de la Fondation Giacometti et Bea ux Qua rtie rs est une publication de SGM (Société Grenobloise de Médias), sàrl au capital de 2 000 euros. Siège social : 2 rue Dominique co-commissaire de l’exposition : « La Cage est une œuvre-pivot » Villars, 38000 Grenoble. Tél. : 04 76 41 16 91. www.beaux-quartiers.fr 13 Giacometti, l’homme qui cherche E-mail : [email protected]. Directeur de la publication, éditeur : Alice Baillieux. 21 La cage ouverte Directeur de la rédaction : Jacques Baillieux. Directeurs de la publicité : Daniel Belfils, 35 Jean Leymarie et la sculpture du XX e siècle au Musée de Franck Rutigliano. Rédaction : Jean Serroy. Crédits photos : Jean-Pierre Lagiewski, Rapho, Gamma, Roger-Viollet, David Richalet, ADAGP Paris 2013, droits réservés. Grenoble ©ADAGP pour les œuvres de ses membres . Conception graphique et maquette : SGP 38 La Fondation Giacometti a restauré La Cage de 1950 Grenoble (04 76 41 16 91). Impression : Les Deux-Ponts, 38320 Bresson. Reproduction 40 A propos de la Fondation Alberto et Annette Giacometti interdite. Tous droits réservés. Dépôt légal à parution. Beaux Quartiers est une marque 42 Pour en savoir plus déposée à l’INPI. ISSN : 2106-3206. Commission paritaire en cours. Rejoignez-nous sur Texte et interviews de Jean Serroy

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 3 4 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure RENCONTRE

remier en France à acquérir dès 1952 une œuvre d’après-guerre, essentielle, de Giacometti – La Cage –, le Musée de Grenoble avait une réelle légitimité à Pporter un regard nouveau et unique sur cet artiste phare du XX e siècle, explique Guy Tosatto, directeur du Musée et co-commissaire de l’exposition consacrée au sculpteur du 9 mars au 9 juin 2013. Guy Tosatto “Nous avons souhaité une muséographie très discrète ”

Comment est née l’idée de cette exposition ? L’origine en est une démarche de ma part auprès de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, auprès de qui je ne me présentais pas sans rien, puisque je venais avec la fameuse Cage de Giacometti, ache - tée par le Musée de Grenoble en 1952. C’est le conservateur de l’époque, Jean Leymarie qui, dès 1951, avait commencé les démarches en vue de l’acquisition de cette œuvre essentielle. Pendant qu’il menait cette opération, les grands mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles faisaient don au Musée National d’Art Moderne du plâtre original de la Table surréaliste , autre œuvre très importante, qui se trouve au - jourd’hui au Centre Pompidou, laquelle était ainsi la première sculp - ture de Giacometti à entrer dans les collections françaises. Tout de suite après, Grenoble achetait donc La Cage et se trouvait être le premier musée français à faire l’acquisition d’une œuvre d’après-guerre de l’ar - tiste. Ma démarche auprès de la Fondation était par ailleurs légitimée par le fait que Jean Leymarie, outre qu’il avait été très proche de l’artiste, a été aussi le premier vice-président de la Fondation. Cela faisait bien

des points de rapprochement. DR

Quelle idée d’exposition aviez-vous alors en tête ? Comment s’est, dès lors, organisée votre collaboration avec la Je voyais une exposition qui s’appuierait précisément sur La Cage , Fondation ? ce qui pour moi s’imposait vu l’importance que revêt cette œuvre dans La Fondation est dirigée par Véronique Wiesinger, qui est sans le parcours de Giacometti. En même temps, cela me paraissait une conteste une grande spécialiste de Giacometti, unanimement recon - façon idéale de rendre hommage à ce grand conservateur que fut Jean nue comme telle. Une fois convaincue des garanties qu’offrait le Musée Leymarie, qui avait eu la lourde tâche de succéder à Andry-Farcy, et de Grenoble, celle-ci a très vite imaginé un parcours que nous avons qui, dans les six années de sa direction au Musée, a fait quelques ac - progressivement élaboré ensemble. Les choses ont à partir de là suivi quisitions remarquables, notamment dans le domaine de la sculpture. leur cours normal : nos premiers contacts datent de mai 2011, et nous avons reçu la confirmation du dernier prêt le 20 décembre 2012.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 5 RENCONTRE

“Il y a à l’œuvre, dans la création de Giacometti, un même et unique projet : la représentation de l’homme.”

Quelles sont les lignes de force de l’exposition ? fasse sentir à quel point il y a à l’œuvre, dans la création de Giacometti, Tout s’y organise autour de La Cage . Pour la sculpture, l’exposition un même et unique projet : la représentation de l’homme. rassemble une sélection de très haut niveau. Pour ce qui est des autres formes d'expression, peintures, dessins, Véronique Wiesinger a choisi Combien d’œuvres sont-elles présentées, et d’où viennent-elles ? ce qui était en écho avec les œuvres sculptées. L’œuvre est immense : A 90 %, les œuvres proviennent de la Fondation Alberto et An - l’axe choisi est celui de cette sculpture centrale, autour de laquelle tout nette Giacometti, ce qui est tout à fait exceptionnel. L’ensemble est est organisé. complété par des prêts divers, choisis en fonction de la thématique de l’exposition. Ainsi verra-t-on une Femme debout en bronze peint, en Pourquoi cette œuvre-là est-elle si importante ? provenance du Toyama Prefectural Museum of Modern Art de Toyama, Telle qu’elle se présente, La Cage apparaît comme une sorte au Japon ; un petit tableau représentant une Femme debout , prêtée par d’« atelier en miniature », un espace défini, où Giacometti met en scène le Musée d’art moderne de New York ; une sublime Grande tête en ses sculptures. Ce qui pose la triple question de la relation des figures bronze du Louisiana Museum of Modern Art de Humlebaek, au Da - entre elles, de la relation des figures à l’espace, et de la relation de l’ar - nemark ; la célèbre Tête noire , une huile sur toile du Musée Cantini de tiste aux figures. À quoi s’ajoute le socle, qui amène cette autre ques - Marseille ; plusieurs œuvres venant de la Fondation Giacometti et du tion : comment la sculpture s’ancre-t-elle au sol, directement ou par Kunsthaus de Zürich ; et même une photo de Man Ray représentant un support ? On peut remarquer, à cet égard, que Giacometti a utilisé une sculpture de Giacometti avec deux modèles, dont la future épouse des socles divers. Il avait beaucoup regardé, et médité sur les œuvres de de Jean Dubuffet en compagnie de Kiki de Montparnasse, qui appar - Brancusi, qui elles-mêmes posent la question du rapport de la forme tient au Centre Pompidou. Car si les sculptures forment l’épine dor - sculptée à son dispositif de présentation. sale de l’exposition – 31 sont présentées –, elles sont accompagnées et Comment avez-vous fait passer ce questionnement dans le dis - illustrées par une quinzaine de tableaux, autant de dessins, plus des positif de présentation de l’exposition ? photos et des documents divers. Véronique Wiesinger et moi nous sommes très vite accordés sur l’idée qu’on ne voulait pas d’un entassement de sculptures. Nous vou - C’est donc une exposition importante ? lions au contraire laisser tout son espace à chaque œuvre, ce qui n’a pas Je le crois. Si elle a été longue à organiser, c’est précisément parce toujours été le cas dans les expositions précédentes. J’avais en particu - qu’il a fallu du temps pour que le projet prenne toute sa dimension. lier en tête une exposition de la Fondation Beyeler de Bâle, en 2009, Et l’organisation elle-même n’en a pas été facile, étant donné la noto - qui sur ce plan-là était très décevante ; notre modèle était beaucoup riété de Giacometti et le fait que sans cesse des expositions lui sont plus la grande rétrospective qui avait été consacrée à Giacometti au consacrées à travers le monde, comme c’est le cas en ce moment, par Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1991, dont la mise en es - exemple, à Hambourg. En tout cas, l’exposition de Grenoble a une pace était remarquable. Mais cela fait plus de 20 ans… vraie pertinence et elle ne sera présentée qu’ici.

En termes muséographiques, comment cela se traduit-il ? Nous avons souhaité une muséographie très discrète, peu intru - Guy Tosatto, 54 ans, a pris en 2002 la direction du Musée de Gre - sive par rapport à l’œuvre elle-même. Sur un espace qui occupe la noble, où il succédait à Serge Lemoine. Né à La Tronche, dans une même superficie que celle que nous avions réservée à l’exposition Cha - famille d’origine italienne, il a, après des études supérieures gall, nous nous sommes payé le luxe de présenter une salle avec une d’Histoire de l’art, accompagné Marie-Claude Beaud, autre directrice grenobloise, à la Fondation Cartier à Paris, avant d’occu - seule sculpture, deux autres salles avec deux sculptures, et plusieurs per son premier poste de conservateur à Rochechouart, dans le salles avec un maximum de sept ou huit sculptures. Avec un autre pro - Limousin. Ses postes suivants – Nîmes d’abord, où il dirige le Carré blème, propre à cette œuvre même : celui de l’échelle. Nous présen - d’Art - Musée d’Art Contemporain puis le Musée des Beaux-Arts ; Nantes ensuite, comme directeur du Musée des Beaux-Arts – le tons par exemple la Grande femme IV , de 1960-1961, dont la hauteur ramènent finalement à Grenoble, sur ses terres natales, dans un est de 2,70 m, alors que nous exposons aussi une Figurine de 1953- musée auquel il a, depuis dix ans, su imprimer en douceur sa 1954 qui ne mesure que 10,7 centimètres ! Il ne s’agissait pas, évi - propre ligne, tournée principalement vers l’art du XX e siècle, comme en témoignent, après bien d’autres expositions, les trois demment, de les mettre ensemble, mais bien, ce qui n’est pas si simple, rendez-vous qu’il a organisés, en 2011 autour de Chagall et l’avant- de les mettre dans un même ensemble. C’est ce que nous avons cher - garde russe, en 2012 avec Die Brücke et l’avant-garde allemande, ché à faire, en adoptant l’idée d’un parcours clair, plutôt didactique, qui et cette année avec Alberto Giacometti.

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RENCONTRE

irectrice de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, Véronique Wiesinger est une éminente et reconnue spécialiste de l’œuvre du sculpteur et peintre. DElle explique pourquoi, co-commissaire de l’exposition, elle a fait le choix d’un parcours de visite conçu autour d’une seule œuvre, La Cage , qu’elle “décortique du début à la fin”. Véronique Wiesinger “La Cage est une œuvre-pivot ”

DR Quelle a été votre réaction lorsque Guy To - cette pièce vous paraît-elle particulièrement satto vous a sollicitée pour une éventuelle ex - indiquée pour constituer le pivot d’une ex - position Giacometti au Musée de Grenoble ? position consacrée à Giacometti ? En 2011, j'avais vu La Cage au Musée de Gre - Guy Tosatto voulait une rétrospective com - noble à l'occasion d'une exposition consacrée plète, mais je suis heureuse de l'avoir finalement à Alain Kirili, et j'avais été touchée par son état convaincu de ne pas faire une rétrospective de de conservation, qui nécessitait à l'évidence une plus, surtout avec la concurrence des expositions restauration. J'en avais parlé à Jacques Vistel, qui se préparaient alors en Allemagne. L'exposi - alors président de la Fondation, qui en a parlé tion de Grenoble est conçue autour d'une œuvre peu de temps après par hasard avec Guy To - et la décortique du début à la fin, comme je satto, et l'idée est née ainsi. Pour la Fondation, l'avais fait à Duisbourg en 2010 pour la Femme les expositions viennent en accompagnement au Chariot . Ce type d'exposition permet au visi - des projets, comme le prêt d'une Grande Femme teur d'entrer dans l'univers de l'artiste avec une dans le parc de sculptures au Musée des Beaux- seule clé qui l'ouvre en entier : poursuivre la ren - Arts de Caen en 2008. Il était logique que la res - contre de la figure et de la tête de 1945 à 1965 tauration s'accompagne d'une exposition. J'ai éclaire toute l'œuvre. L'exposition comprend souhaité qu'un hommage soit rendu à Jean Ley - également les œuvres de la période surréaliste marie, qui permit l'entrée de La Cage dans les auxquelles tenait beaucoup Guy Tosatto. La Cage collections de Grenoble et fut le premier vice- est une des œuvres-pivot autour desquelles président de la Fondation en 2003, à une tourne l'œuvre car elle fait le lien entre l'avant- époque où celle-ci était ternie par les affaires ju - guerre et l'après-guerre, et est un excellent exem - diciaires. Ami de Giacometti, Jean Leymarie lui ple des innovations de Giacometti dans la témoigna une fidélité sans faille, organisant la construction de l'espace. D'autres œuvres-pivot première rétrospective de son œuvre en France avec Annette Giaco - figurent dans ma liste d'expositions restant à faire autour d'une œuvre, metti au Musée de l'Orangerie en 1969, et encore en 1970 à la Villa comme l'Homme qui marche , figure qu'on peut suivre de 1946 à 1960. Médicis dès qu'il en devint le directeur. Il a mis cette admiration et L'exposition de Grenoble s'insère dans un programme plus général. cette fidélité au service du projet d'Annette Giacometti, en 2003 et jusqu'à son décès en 2006. L’exposition repose pour l’essentiel sur des œuvres provenant de la fondation Alberto et Annette Giacometti. Comment s’est his - L’exposition est conçue autour de La Cage , qui figure dans le toriquement mise en place la Fondation. Quel est son rôle ? Com - fonds du Musée de Grenoble. Outre cette pertinence locale, en quoi bien d’œuvres de Giacometti conserve-t-elle ?

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 9 RENCONTRE

“Deux œuvres de Giacometti suffisent à emplir une salle.”

La Fondation a été créée en 2003, à partir du fonds appartenant à Que diriez-vous à un visiteur ne connaissant que de façon super- Annette Giacometti, veuve de l'artiste et qui avait travaillé à ses côtés ficielle Giacometti pour l’inviter à venir voir cette exposition ? pendant 20 ans. Si la Fondation possède des milliers d'œuvres, il nous Je lui dirais qu'aller voir une exposition de Giacometti, c'est s'en - manque certaines sculptures qui étaient nécessaires pour cette exposi - gager dans une aventure. Le mot qu'employait le plus l'artiste, c'est tion, comme la Grande Tête conçue pour un monument à New York. « merveilleux ». La leçon de Giacometti est une leçon de vie : voir le L'impossibilité actuelle qu’a la Fondation de poursuivre les éditions de merveilleux dans le plus ordinaire ; percevoir l'écoulement du temps ; bronze pour sa collection permanente nous rend tributaires de prê - s'éveiller à cet espace qui entoure toute chose et est déjà la chose même, teurs, toujours plus sollicités. Dans le cas de la Grande Tête , les bonnes pour le paraphraser. relations que la Fondation entretient avec le Louisiana au Danemark ont permis le prêt d'une pièce qui est un des fleurons du musée. L'his - À l’occasion de l’exposition, votre fondation a offert au Musée toire de la collection du Musée Louisiana est exemplaire de la politique de Grenoble de prendre en charge la restauration de La Cage . Pour - menée par Annette Giacometti, à la suite de ce qu'avait fait son mari quoi cette restauration ? Et comment procède-t-on ? pour la Fondation Maeght : des fontes en bronze des œuvres majeures La Fondation souhaite promouvoir le dialogue entre titulaires de ont été faites spécialement pour ce musée, sur une période de vingt an - droit et musées pour le respect des œuvres. En matière de restauration, nées, de 1972 à 1992. Aucun musée français n'a eu cet engagement. il s'agit d'une part de montrer ce que les titulaires de droit peuvent ap - L'exposition de Grenoble présente 80 œuvres, dont 65 viennent de la porter aux musées, et d'autre part d'attirer l'attention des musées sur la Fondation. Cela semble peu, mais c'est beaucoup, car l'œuvre de Gia - nécessité d'obtenir le concours des titulaires de droit pour toute inter - cometti crée son propre espace et a besoin de se déployer. Chaque vention. La restauration n'est pas un acte anodin. Et les titulaires de œuvre dessine un univers. Je comprends les craintes de Guy Tosatto, droit organisés, comme la Fondation, disposent de ressources d'ar - qui souhaitait montrer beaucoup plus d'œuvres, mais j'ai résisté car je chives et d'un savoir scientifique qui peut être mis au service de l'œu - pense que ces craintes sont infondées avec Giacometti, comme je le vre et de la collectivité. Ici, la restauration a pu s'appuyer sur des constate depuis dix ans. Giacometti le savait bien : une œuvre minus - documents jamais exploités auparavant et sur le savoir-faire des res - cule rend l'espace immense, et deux œuvres suffisent à emplir une salle. taurateurs avec lesquels nous travaillons depuis dix ans. Si nous en ob - tenons finalement les moyens, grâce à la poursuite des éditions Vous êtes vous-même une des spécialistes les plus internatio - originales de bronze, c'est un domaine dans lequel la Fondation pour - nalement reconnues de Giacometti. Comment s’est forgée votre rait avoir une action d'intérêt général : participer à la restauration des vocation ? Et, sur un plan plus personnel, quelles émotions parti - œuvres de Giacometti dans les musées à travers le monde. culières les œuvres de Giacometti suscitent-elles en vous ? Je ne sais pas ce qu'est la vocation. J'aime l'art, les artistes et la vé - Giacometti est en permanence l’objet d’expositions diverses à rité. J'aime aussi la sculpture, parce qu'elle a une réalité physique qui travers le monde. Quel vous semble être l’esprit propre à celle de rend unique l'interaction de l'œuvre réelle avec le visiteur – elle est un Grenoble ? antidote au virtuel. La peinture de Giacometti a aussi cette qualité rare Un esprit de recherche et de concentration, respectueux du visi - d'engager le visiteur dans une relation intense et particulière, que la re - teur, généreux comme l'était Giacometti. Loin des expositions-specta - production ne permet pas. Par hasard, je m'occupe à plein-temps de cles de foire, bâties autour d'un prix record aux enchères ou d'un grand l'œuvre de Giacometti depuis 2001 et elle ne cesse de me surprendre ; nom utilisé comme une marque de luxe. il y a toujours des choses à y découvrir, sur soi, sur le monde. C'est une œuvre ouverte, contradictoire, philosophique, qui traite de la repré - sentation, du temps et des relations entre les choses. Elle fonctionne Conservateur en chef du Patrimoine, Véronique Wiesinger est direc - comme un révélateur. J'aime beaucoup écouter les commentaires des trice de la Fondation Alberto et Annette Giacometti depuis sa création en 2003. Elle a été le commissaire de nombreuses exposi - visiteurs (ceux qu'on n'a pas assommés de clichés bon marché sur l'an - tions monographiques et thématiques sur Giacometti dans le goisse ou la solitude), car ils parlent en fait d'eux-mêmes. C'est une monde (Etats-Unis, Japon, Brésil, Espagne, Suisse, Allemagne, Pays- œuvre qui déclenche un travail psychanalytique. Bas, Suède…), dont les deux rétrospectives consacrées à Alberto Giacometti au Centre Pompidou et à la Bibliothèque nationale de Sur un plan personnel, l'exposition me permet de réaliser un rêve France en 2007. Elle a également été la curatrice, depuis 1996, de ancien : montrer côte à côte la figurine peinte que j'avais exposée au nombreuses expositions d'art contemporain et a mis en place pour Japon en 2006 et La Cage , dont elle est issue, dans une de ses versions la Fondation Giacometti un programme de commandes et d'exposi - tions d'art contemporain, favorisant ainsi le dialogue entre l'œuvre peintes. Comme la figurine est dans un musée japonais, et les versions de Giacometti et celle d'artistes comme Daniel Buren, Stefan peintes de La Cage à Zurich, à Grenoble et aux Etats-Unis, la rencon - Balkenhol, Alain Kirili, Georg Baselitz, Gabriel Orozco, Annette tre n'était pas facile à organiser. Grenoble l'a permis. Messager.

10 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure

UNE VIE 1901-1966 Giacometti, l’homme qui cherche Photo Etienne Hubert/Rapho

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 13 UNE VIE L’HOMME QUI CHERCHE

ne tête, d’abord. Une gueule même, mâle, burinée, à la Kessel, lèvres our - lées, yeux profonds, crinière épaisse. Une tête comme sculptée dans la ma - tière humaine. Une tête de sculpteur en accord avec ses sculptures. Cartier-Bresson l’a vu comme tel, qui l’a photographié dans son atelier, marchant du même pas que son Homme qui marche . Une tête d’homme. La tête d’un homme qui passa l’essentiel de sa vie à scruter et à sculp - ter la tête de l’homme, pour en faire sortir la vérité. Dans un entretien avec Jean-Marie Drot, il compare sa démarche à celle qui consisterait à enlever un voile, puis un autre, puis un autre encore, ou à l’épluchure d’un oignon, dont on enlève une feuille, puis une feuille, puis une autre feuille encore, en espérant parvenir au cœur, où, dit-il, on n’arrive jamais. Alberto Gia - cometti fut cet homme qui chercha toute sa vie à représenter l’homme. « Un homme fait de tous les hommes, et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui », disait Sartre.

1901-1966 : soixante-cinq années d’une vie qui, née avec le siècle, connut deux guerres mon - diales, comme deux désastres de civilisation. Et ce n’est sans doute pas pour rien que ces deux mo - ments clefs, où l’homme mit en quelque sorte son humanité en péril, marquèrent les deux époques qui se partagent la carrière de l’artiste : pour faire vite, le moment surréaliste, dans les années d’après la Grande Guerre, puis la recherche obstinée, solitaire, absolue de la réalité, dans celles qui suivi - rent le second conflit mondial. Une œuvre marquée donc, forcément, par les soubresauts tragiques du siècle, mais, au-delà, dans son face-à-face avec la profondeur mystérieuse de cette réalité, par une interrogation plus largement philosophique sur l’homme. Et si celle-ci eut sa part d’ombre, elle n’en fut pas moins portée par une sorte d’émerveillement devant les choses et devant la vie. Giacometti, ou l’intensité, fiévreuse et éblouie, d’un regard. Giacometti a représenté son frère Diego en 1954 avec cette Grande tête mince . Bronze, 64,5 x 38,1 x 24,4 cm. Fonte 1977 (épreuve Fondation Alberto Une jeunesse suisse et Annette Giacometti). Collection Fondation Gia - Le jeune Alberto Giacometti naît, premier d’une fratrie de quatre, le 10 octobre 1901 à Borgo - cometti, Paris. novo, un petit village de la Suisse italienne. Famille d’artistes : le père, Giovanni, est un peintre connu, qui peint dans le style impressionniste. Son cousin Augusto est également peintre et ses amis Ci-dessous Nature morte aux pommes , vers sont peintres aussi, les plus importants de la Suisse du temps : , Ferdinand Hod - 1915. Huile sur carton. 36,2 x 36,5 cm. Collection ler, Cunio Amiet surtout, dont Giovanni est très proche dans les années 1900-1910. Celui-ci, affi - Fondation Giacometti, Paris. lié au groupe allemand Die Brücke, est le parrain du jeune Alberto. Des trois fils, le plus jeune, Bruno, deviendra architecte, tandis que le second, Diego, peintre lui aussi, le plus proche d’Alberto, d’un an tout juste son cadet, tiendra une part essentielle dans sa vie et dans sa création. La seule fille, Ottilia, qui inspire un beau portrait d’enfance à son père et qu’Alberto dessine aussi, lisant la tête entre les mains, les coudes appuyés sur la table, penchée sur son livre, aura une vie plus brève, mourant en couches en 1937, à 33 ans, en accouchant d’un fils. En 1904, la famille s’établit à , dans le canton des Gri - sons. L’enfance est heureuse, dans une atmosphère familiale proté - gée et chaleureuse, au milieu des animaux de la ferme, dans une maison qu’éclaire la figure aimée, mais austère, de la mère, et où le père a aménagé son atelier. Un peu plus tard, vers 1910, la famille acquiert une autre demeure, d’été, à Maloja au bord du lac de Sils, où Giovanni installe un second atelier. Les premiers essais artis - tiques d’Alberto, encouragés par son père, sont dans le droit fil de cette influence familiale : très tôt, il croque sur le vif des scènes de la vie de famille ; en 1914, il fait le premier portrait sculpté de son frère Diego, puis en 1915 peint sa première huile, une Nature morte aux pommes . Au collège protestant de Schiers, où il commence sa scola - rité de 1915 à 1919, il peint aussi ses condisciples dans un style in - fluencé par son père. Mais les études l’intéressent moins que l’art.

14 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure Quittant le collège, il s’inscrit à l’Ecole des Beaux-Arts de Genève, puis à l’Ecole des Arts et Métiers, où il passe deux années, avant de partir avec son père à la Biennale de Venise et d’en profiter pour effectuer son voyage en Italie : Rome, Naples, Florence… Lors d’un second voyage, il fait l‘expé - rience de la mort, avec la disparition soudaine de son compagnon de route, un vieux Hollandais nommé Van M. « Tout est devenu fragile pour moi à 20 ans », écrira-t-il plus tard dans « Le rêve, le sphinx et la mort de T », en évoquant la vision de cet ami qui, « en quelques heures, était devenu un objet, rien. » Tout en voyageant et, bientôt, en partant vivre sa vie ailleurs, jamais, pour autant, il ne quitte vraiment la maison familiale, où il revient en permanence, travaillant dans l’atelier de son père, mo - delant des bustes des divers membres de sa famille, de sa mère et de son frère Diego le plus sou - vent. C’est là, dans ce contact avec la réalité des choses à transposer dans l’œuvre, qu’il prend conscience des problèmes du rapport de la figure représentée à l’espace où elle s’inscrit et des consé - quences de taille que cela induit : « Un jour , raconte-t-il, d ans l’atelier de mon père, j’avais dix-huit ou dix-neuf ans, je dessinais des poires qui étaient sur une table - à une distance normale pour une nature André Breton vers 1950. morte. Mais elles devenaient de plus en plus petites. J’ai recommencé plusieurs fois, et elles finissaient par Photo Boris Liptnizki / Roger-Viollet être toujours exactement de la même taille. Cela a irrité mon père, qui a dit : “Dessine-les donc comme elles sont, comme tu les vois.” Et il les a corrigées pour les remettre à leur taille réelle. J’ai essayé de les dessiner ainsi, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’effacer ; alors, j’ai effacé, et une demi-heure plus tard mes poires Il ne cessera étaient au millimètre près exactement aussi petites que les premières. » La feuille où il dessine les fruits représentant la totalité de son champ de vision, il les représente à l’échelle de ce champ. Sculpteur, jamais de travailler il ne cessera jamais de travailler sur la taille des têtes, des corps, des objets qu’il sculpte, en relation avec ce point pour lui essentiel qu’est leur mise en espace. sur la taille des Montparnasse et le surréalisme têtes, des corps, En janvier 1922, il part s’installer à Paris et se plonge dans l’atmosphère artiste de Montparnasse. des objets qu’il Il fréquente la Grande Chaumière où il suit de façon assidue la classe d’Antoine Bourdelle. Il y dé - couvre la statuaire grecque, l’art africain, le cubisme. Influences mêlées que traduisent ses premières sculpte en relation œuvres, à travers lesquelles il met au point sa propre technique, qu’il pratiquera jusqu’au bout : des sculptures en plâtre, qu’il peint parfois par-dessus ou que parfois il coule en bronze. Très vite, sous avec leur mise l’influence des arts premiers dont la découverte le marque durablement, il trace sa propre voie : par - ticipation au Salon des Tuileries, où il expose la Femme cuillère et Le Couple en 1927, et surtout ins - en espace. tallation dans l’atelier du 46 rue Hippolyte-Maindron, dans le 14 e arrondissement. Le lieu est petit et inconfortable, mais ce qu’il appelle sa « caverne-atelier » convient à ce qu’il cherche : il ne le quit - tera plus. Tout en sculptant de façon continue et quasi compulsive, il s’intéresse, là encore à l’imi - tation des sociétés antiques et primitives dont il admire les œuvres, à la création d’objets d’art décoratif. Il sollicite pour cela le concours de son frère Diego, qui le rejoint en 1930 dans son ate - lier parisien, où il va travailler avec lui de façon permanente, fabriquant notamment les armatures Albert Giacometti photographié par Robert nécessaires à ses sculptures et s’occupant de la fonte des bronzes et de l’application de la patine, tout Doisneau dans son atelier. Rapho. en jouant le rôle de modèle, de confident, de gardien de l’atelier et en sauvant nombre d’œuvres que son frère, toujours insatisfait, envisa - geait de détruire. Giacometti commence à être connu : André Masson lui fait passer ses premières commandes, Michel Leiris lui consacre un article, Jeanne Bucher expose dans sa galerie deux de ses sculptures ; par Jean Coc - teau et les Noailles, amis du Tout-Paris artiste, il élargit son cercle de connaissances et se rapproche des surréalistes. En 1929, il passe un contrat avec la galerie Pierre, où il expose à partir de 1930, à côté de Jean Arp et de Miró. C’est la grande époque du surréalisme : il fréquente André Masson, Tristan Tzara, René Crevel, Louis Aragon, Salvador Dali, et André Breton, le maître, celui par qui tout passe. Il adhère au groupe en 1931, et va partager ses activités jusqu’en 1935, date à laquelle il en sera exclu pour sa pratique du portrait, que récuse la stricte théorie sur - réaliste. Mais les liens avec le surréalisme sont profonds et déborderont la seule période d’adhésion au mouvement. L’intérêt qu’il porte, en particulier, à travers des objets qu’il appelle « mobiles et muets », aux rapports entre objet et art, s’interrogeant à travers ces créations à fonc -

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UNE VIE L’HOMME QUI CHERCHE

tionnement métaphorique sur le statut même de l’œuvre d’art – et la Boule suspendue en est, dès 1931, une des illustrations majeures –, de même que la pensée onirique où s’inscrit son approche de la réalité et que la part magique qui intervient dans le traitement de la figure : autant d’éléments qui traduisent, dans son art, cette volonté qui ne le quittera pas d’aller chercher « les choses qui sont derrière les choses ». En 1932, sa première exposition personnelle a lieu à la galerie Pierre Colle. L’année suivante, « Cette volonté qui pour la grande exposition surréaliste, il prépare plusieurs œuvres, notamment La Femme qui marche , laquelle sera exposée à Londres en 1936, dans sa conception effectivement surréaliste, sans tête ni ne le quittera pas bras. Ces années sont marquées par sa participation aux activités du groupe : outre les expositions, il illustre des livres de Crevel, de Breton, de Tzara et participe à la rédaction des revues du mouve - d’aller chercher ment. Ses œuvres, par leur aspect onirique, trouvent l’assentiment et l’admiration d’André Breton, notamment L’Objet invisible , ou Le Palais à 4 heures du matin , sorte de manifeste de son surréalisme “les choses qui à lui, qui lui inspire une réflexion aiguë sur la façon dont il pratique alors son art, dans un texte qu’il publie en 1933 dans le numéro 3-4 de la revue Minotaure : « Depuis des années, je n'ai réalisé sont derrière les que des sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit ; je me suis borné à les reproduire dans l'es - choses” »

Page de gauche Boule suspendue , 1931 (version de 1965). Plâtre et métal. 60,6 x 35,6 x 36,1 cm. Collection Fondation Giacometti, Paris. Ci-contre Man Ray. Kiki de Montparnasse et Lili der - rière Le Palais à 4 heures du matin, 1932. Épreuve gélatino-argentique, 8,3 x 6 cm Musée National d’Art Moderne, Centre Pompidou, Paris.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 17 UNE VIE L’HOMME QUI CHERCHE

pace sans y rien changer, sans me demander ce qu'elles pouvaient signifier [..] L’objet une fois construit, j’ai tendance à y retrouver transformés et déplacés des images, des impressions, des faits qui m’ont profondément ému (souvent à mon insu), des formes que je sens m’être très proches, bien que je sois souvent incapable de les identifier, ce qui me les rend toujours plus troublantes... » Le contexte d’une crise qui se généralise, la montée des périls, à quoi s’ajoute la souffrance in - time de la mort de son père, en 1933, qui fait ressurgir l’image de la mort découverte lors de son voyage à Venise, apportent une dimension d’inquiétude et de violence à nombre d’œuvres réali - sées dans ces années-là : les deux Objets désagréables , dont le second est même intitulé à jeter, Femme égorgée, Fleur en danger, Tête-crâne … L’inspiration présente un côté morbide, qui traduit les ténèbres intérieures d’un artiste aux prises tout autant avec la menace des temps qu’avec les affres d’une création qui se cherche, et qui dépasse les codes et les cadres dressés par le surréalisme et par son sourcilleux maître, André Breton, tels que celui-ci les explicitera un peu plus tard dans Genèse et Pers - pective artistiques du Surréalisme , en 1941.

La recherche de l’absolu A ce moment-là, Giacometti aura sinon tourné le dos au surréalisme, du moins infléchi sa re - cherche dans une confrontation directe, de plus en plus obsessionnelle, avec la réalité. Ce que l’on appelle parfois le versant expressionniste de son œuvre, qui se développe au fil des trente années qui vont de sa rupture avec les surréalistes jusqu’à sa mort en 1966, engage la carrière de Giacometti dans une recherche incessante que Sartre, reprenant à Balzac le titre d’un de ses romans, qualifiera justement de « recherche de l’absolu ». Ce travail, le sculpteur le concentre sur la représentation du corps humain, et tout particuliè - rement de la tête. Exclu du groupe surréaliste pour cela, il n’en finit pas de s’interroger sur la ques - tion de la représentation d’un visage, et surtout de ses yeux, siège et signe de la vie. Inlassablement il modèle, cherche dans la forme, dans la taille, dans l’échelle qu’elle nécessite en fonction de la dis - tance à partir de laquelle il la regarde. Son frère Diego, toujours là, lui sert la plupart du temps de modèle, mais des femmes aussi posent pour lui, Isabel, une artiste anglaise, Rita, un mannequin professionnel, aperçue pour la première fois de loin et qui lui inspire une de ses premières figurines miniatures. La guerre, qu’il passe chez lui, en Suisse, n’interrompt pas son travail, même s’il est contraint Ci-dessus : de se passer de modèles et de travailler de mémoire. Période douloureuse et fertile à la fois : il y ren - Femme au chariot , vers 1945. contre Annette Arm, qui va devenir son modèle favori et sa femme. Il y réalise, de mémoire, avec Plâtre et bois, 154,5 x 34,4 x 35,3 cm. la Femme au chariot , un portrait de son amie anglaise, Isabel, qu’il représente dans une attitude pro - Collection Fondation Giacometti, Paris. totypique des figures qu’il va réaliser dans les années qui suivront la guerre : debout, bras le long du corps, expression comme absente. Il y œuvre aussi, à sa façon, pour la résistance à la brutalité du monde. Dans un beau texte, qu’il écrira plus tard en 1957, dans la revue XX e Siècle , il donne à la question de l’art et de la guerre un approfondissement qui touche à l’âme même de sa création : « Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour mieux attaquer, pour me nourrir, pour grossir : grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher – avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres – de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre. » Rentré à Paris en septembre 1945, ne rapportant – du moins c’est la légende qui le dit – de son travail pendant ces années de guerre qu’une boîte d’allumettes contenant quelques figurines mi - niatures, il retrouve son atelier que Diego a pu lui conserver intact. La mort des amis disparus, les images terribles des actualités qui commencent à donner à voir l’horreur de la barbarie, la mort d’un de ses voisins qui lui rappelle celle de son ami à Venise lors de sa jeunesse : à nouveau, l’inspira - tion s’assombrit, portée par des hallucinations, où les têtes se détachent des corps. Mais, dans le même temps, il sculpte ou dessine aussi les visages célèbres des gens qu’il fréquente, souvent dans des portraits de petite taille : Marie-Laure de Noailles, Simone de Beauvoir, Aragon, le marchand d’art Pierre Loeb, le colonel Rol-Tanguy. Et il s’intéresse de plus en plus au rapport à l’espace : la ques -

18 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure Inlassablement, Giacometti fouille trois motifs : la femme debout, l’homme qui marche, la tête.

tion du socle devient lancinante, comme celle de la cage, qui semble isoler les figures dans un espace parallèle qui leur est propre. Inlassablement, il fouille les trois motifs sur lesquels il n’arrête pas de travailler : la femme debout, l’homme qui marche, la tête. Il en varie les tailles, les agence seuls ou se répondant dans un ensemble qui les réunit, les place sur socle ou sur plateau plus ou moins volumineux, les reprend dans des séries successives. Sa notoriété devient mondiale. Si le Musée d’Art Mo - derne de New York a acquis, dès 1936, Le Palais à 4 heures du matin , les musées européens suivent : la Tate Gallery achète l’ Homme qui pointe en 1949, le Musée de Grenoble La Cage en 1952, première œuvre produite après-guerre à entrer dans les collections publiques françaises, et le Musée National d’Art Moderne reçoit en don, quelques mois auparavant, la Table . Et les expositions se succèdent, partout dans le monde : New York, à la galerie Pierre Ma - tisse en 1948 ; Paris, à la galerie Maeght en 1951, Santa- Barbara, Londres, l’Allemagne, la Biennale de Venise où il représente la France en 1956. La reconnaissance est à l’avenant : il participe en 1959 au concours sur invitation pour un monument sur une place new-yorkaise, reçoit en 1962 le Grand Prix de sculpture à la Biennale de Ve - nise, le prix Guggenheim International de peinture en 1964, le Grand Prix national des Arts de France en 1965. La mort, qui vient le faucher brutalement le 11 janvier 1966, emporte un artiste au faîte de son art et de sa no - toriété. Tout au long de ces années intenses de création, où la sculpture occupe la place centrale, il a continué à fabri - quer des objets décoratifs, à dessiner, à produire litho - graphies, estampes, peintures. Cherchant la vérité de l’homme, toujours, dans ces têtes et ces corps qu’il réduit, allonge, compresse, étire, confronte, dans un espace dont la cage, depuis le début, a donné la mesure : ouverte.

L’Homme qui marche 1, 1960. Bronze, 180,5 x 27 x 97 cm. Fonte 1981 (épreuve Fondation Alberto et Annette Giacometti). Collection Fondation Giacometti, Paris.

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PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

La cage ouverte

Ou comment une œuvre clef peut expliquer – ou presque – tout un cheminement artistique.

Comment rendre compte de l’œuvre, immense, à la fois concentrée et protéiforme, de Gia - cometti ? La présence à Grenoble d’une pièce véritablement centrale dans le long cheminement créatif de l’artiste - La Cage , dans sa version de 1950 - a tout naturellement servi de fil conducteur à une exposition qui, en suivant le développement et les projections diverses du motif, de ses pre - mières apparitions à ses ultimes avatars, propose en fait un parcours sinon exhaustif, du moins exemplairement révélateur de l’ensemble de cet univers. Avec ce double avantage de donner à voir à la fois le travail incessant de l’artiste sur la forme, mais aussi les interrogations dont il nour - rit sa création en envisageant la sculpture non pas seulement comme une entité en soi mais comme une forme s’inscrivant dans l’espace. À cet égard, le parcours auquel la présentation in - vite permet de mettre en perspective la réflexion du sculpteur face à son art et celle d’une muséo - graphie cherchant à traduire au plus près les enjeux même de cette réflexion. Regarder l’œuvre de Giacometti, et regarder aussi comment elle est donnée à voir : le point de vue est double, qui ac - corde le pas du visiteur à la démarche de l’artiste.

La cage surréaliste En 1931, une œuvre, en suscitant l’admiration d’André Breton, va valoir à Alberto Giacometti brevet d’entrée dans le groupe surréaliste. Il s’agit d’une pièce dont le titre, Boule suspendue , ren - voie à un dispositif qui suspend une boule à un fil juste au-dessus d’une forme en croissant qu’elle affleure. Le mécanisme est présenté dans une structure métallique en forme de cage, dans un es - pace séparé par une cloison horizontale de ce qui constitue le piétement, et se trouve à la fois pris dans l’espace que délimite la structure métallique et comme suspendu en l’air, par le fait que la - dite structure est ouverte, sans grilles ni parois, et que l’objet semble ainsi flotter dans le vide. Dans le troisième numéro de la revue Le Surréalisme au service de la Révolution , qui paraît en 1931, l’œuvre est rangée au nombre des « objets mobiles et muets », entre les « objets surréalistes » de Dalí et « l’objet fantôme » de Breton. Dalí, sur ce point, souligne ce qui distingue encore Giacometti des surréalistes qu’il est en train de rejoindre : « Les objets à fonctionnement symbolique furent envi - sagés à la suite de l’objet mobile et muet, la boule suspendue de Giacometti, objet qui posait et réunissait déjà tous les principes essentiels de notre définition mais s’en tenait encore aux moyens propres de la sculp - Page gauche : Giacometti dans son atelier. ture. Les objets à fonctionnement symbolique ne laissent nulle chance aux préoccupations formelles. Ils ne Photo Sabine Weiss/Rapho.

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dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun et sont extraplastiques. » C’est dire, comme Dalí le remarque, que Giacometti est sensible à la forme, au travail propre de la sculpture. Et, de fait, sa préoccupation reste, et restera toujours, d’ordre plastique, ce qui le met d’emblée en porte-à- faux avec la pure ligne surréaliste. Ce qui n’empêche nullement que l’œuvre rejoigne les principes essentiels de l’objet surréaliste : le dépassement de la réalité et la projection du désir. Dalí y relève un contenu sexuel fort, voyant la boule « marquée d’un creux sexuel » et excitant le désir sans le cal - mer du fait que « la longueur de la corde » est insuffisante pour accomplir totalement le mouvement de balancier auquel la disposition invite. Double principe du creux, figuration du sexe féminin, et du plein, avec cette arête en forme de corne de taureau, qui pourrait faire penser à L’Histoire de l’œil , publié en 1928 par Georges Bataille, dont Giacometti était proche : quelle qu’en soit la sym - bolique, la pièce est chargée d’une résonance érotique qui la fait fonctionner comme un piège, une cage où vient se prendre le désir sans que celui-ci puisse être jamais totalement assouvi. Au cœur même du motif de la cage, la boule suspendue désigne un manque, un déséquilibre (Breton parlera, plus tard, de cette boule « en impossible équilibre sur un croissant incliné »), un inas - souvissement, qui continuera à être, bien au-delà de son adhésion au mouvement surréaliste, comme un des éléments centraux de la création chez Giacometti, balançant lui-même entre pul - sions destructrices et visions apaisées et nostalgiques. Et il fera insensiblement bouger la boule im - La Boule suspendue dans l’atelier , 1947. mobile : à la version initiale en plâtre, succèderont, en 1931, une version en bois et métal, qu’il Photo : Brassaï. Tirage argentique sur pa - donnera en cadeau de mariage à Breton, puis en 1947 une version en plâtre et métal, légèrement pier, 29,1 x 21,8 cm. Collection Fondation modifiée, exposée à New York chez Pierre Matisse, puis une version également de plâtre et métal, Giacometti, Paris. en 1965, de proportions différentes. Une autre sculpture, réalisée en 1932, marque la période surréaliste de Gia - cometti et participe grandement à l’enthousiasme pour son œuvre que manifeste le groupe, et Breton tout particulièrement : Le Palais à 4h du matin . La maquette d’origine, en bois, réalisée en Suisse à l’été 1932, et une seconde maquette en bois et plâtre, réalisée à son retour dans son atelier parisien et photographiée par Man Ray, ont toutes deux disparu, mais non l’œuvre finale, en bois, achetée en 1936 par le Musée d’art moderne de New York. Subsiste aussi une peinture, de 1932, représentant la maquette d’origine, qui permet de comprendre le fonctionnement d’une œuvre d’inspiration onirique et fantasmatique, marquée également par le motif de la cage, au cœur de laquelle un « objet sur une planchette qui est rouge », comme le définit Giacometti lui-même, en précisant qu’il ne peut rien en dire de plus sinon qu’il s’« identifie à lui », suggère suffisamment la dimension sexuelle d’une œuvre conçue, dit-il encore, lors « d’une période de six mois passée heure par heure auprès d’une femme. » Y figurent aussi, avec le côté énigmatique du rêve, un squelette d’oiseau également encagé et, elle aussi prise dans le dispositif, la si - lhouette de la femme. Giacometti a décrypté lui-même la symbolique de cette [Le Palais à 4 heures du matin] , 1932. Huile œuvre, dévoilant comment ses propres fantasmes s’y matérialisent, montrant l’association des et traces de crayon sur carton, 69,5 x idées qui, par exemple, l’amène à confondre dans la silhouette féminine l’image de la femme aimée 74,2 cm. Collection Fondation Giacometti, et le souvenir de la mère dans sa « longue robe noire qui touchait le sol. » Mais il laisse planer le mys - Paris. tère sur ce qui lie figures et objets entre eux. La manifestation de l’inconscient reste chez lui char - gée d’une force poétique qui ne s’explicite pas : « Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures et espérer dire que partiellement ce qui les a motivées . » La part personnelle n’explique pas tout, y com - pris pour lui-même, l’œuvre s’impose en dehors de sa volonté d’artiste, portant une dimension La préoccupation qui le dépasse. Universelle. plastique de Le nez qui pointe Giacometti En 1921, lors de son second voyage à Venise, Giacometti, qui a pris la route avec un vieux Hollandais, voit son compagnon tomber brutalement, victime d’une crise cardiaque. De cette le met d’emblée agonie à laquelle il assiste, il gardera longtemps une image forte qui ne cessera de le hanter : « Vers la fin de l’après-midi, j’ai eu l’impression que son nez allongeait. Il respirait mal. Les joues se creusaient. » en porte-à-faux La vision de ce corps devenu soudain cadavre va le poursuivre longtemps, et celle de ce nez qui, soudain, s’étire va ressurgir, bien après la période surréaliste, dans une œuvre qui pourtant y fait avec la pure ligne écho. Là aussi, l’imaginaire est à l’œuvre, faisant naître une vision de cauchemar, fruit d’halluci - nations où il voit les morts pointer leur face cadavérique pour engloutir les vivants. D’où le côté surréaliste.

22 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure Le Nez , 1947 (version de 1949). Bronze, h 80,9 x 70,5 x 40,6 cm. Fonte 1965 (épreuve 0/6). Collection Fondation Giacometti, Paris.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 23 PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

tête de mort d’un crâne en forme de squelette, pointant son appendice nasal comme le canon d’une arme porteuse de mort, avec cette curieuse forme de pistolet que prend l’ensemble de la pièce. Mais, en même temps, ce nez cyranesque a quelque chose de grotesquement sympathique, comme celui d’un Pinocchio menteur faisant penser à quelque masque de commedia dell’arte. Et ce nez qui s’allonge, s’allonge, prend vite un côté phallique porteur, pour sa part, de plus de vie que de mort. Est-ce alors masque rituel, comme ceux dont on s’affublait, dans les sociétés primi - tives, lors des célébrations carnavalesques, pour marquer le passage de la saison froide, l’hiver, à la saison de vie renaissante, le printemps ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela, dans une œuvre qui tient à cœur à Giacometti et dont il donne deux versions : un premier plâtre, de 1947-48, polychrome, à l’aspect plus brutal et pri - mitif, un second plâtre, de 1949, au nez plus effilé, qui va servir à la fonte en bronze réalisée en 1964. Ce travail de longue durée, de 1947 à 1964, dit assez quelle importance il attache à l’œu - vre. Car, outre son contenu fantasmatique et symbolique, qui reste dans le droit fil de sa période surréaliste, Le Nez renvoie à un autre type de recherche, plus formelle, auquel Giacometti s’at - tache tout particulièrement dans ces années 40-50, et qui est lié au motif même de la cage. Comme dans la Boule suspendue , la tête est ici accrochée dans une structure métallique qui fait cage. Mais le nez qui pointe déchire l’espace virtuel de l’enfermement, déborde la limite invisible, vient poin - dre dans l’espace extérieur. La cage ouverte est aussi percée, dans la continuité d’un espace qui est à la fois du dedans et du dehors. Forme étrange, tragique et rigolarde à la fois, qui vient pointer son nez dans notre espace de spectateur, comme pour nous moucher de sa mystérieuse estocade.

La cage, la cage, toujours recommencée Tout à son motif, Giacometti tourne dans sa cage, la tourne et la retourne. Il n’en finit pas, dans ces années 1949-50, de sculpter des figurines qu’il insère dans un cadre. Figures de femmes, longues, effilées, pointues, que les frêles barres de métal qui les encadrent allongent encore. On le voit dans cette Femme debout , huile sur toile qu’il peint en 1949, alors même qu’il est en train de travailler à La Cage : elle est insérée dans un cadre qui lui-même faisait partie d’un ensemble juxtaposant ces figures encadrées comme autant de cases d’une composition dont il ne gardait que celles qui lui convenaient. Les grandes compositions ont disparu, reste comme ici cette femme qui semble prise dans un espace clos, visage brouillé, bras serrés le long du corps, dans une rigidité qui a quelque chose d’un cercueil dressé, d’une sorte de gisant vertical, immobile comme une statue. La peinture fait écho à la sculpture, comme le montrent encore la Figurine dans une cage , plâtre peint de 1950, qui réduit le corps à un fil, et les Deux femmes debout et figurine dans Giacometti une cage, de la même année, huile sur panneau de bois découpé cette fois-ci, où fonctionne le travaille plus même dispositif d’insertion dans un espace clos de trois figures, de taille différente, de face et de d’un an sur profil. L’étirement, ici, effile de plus en plus la forme. Francis Ponge, devant cette succession de son œuvre figures efflanquées, traduira en 1951 ce sentiment de déréliction, qui fait penser à d’autres squelettes jetés dans la fosse commune de la barbarie : « L’homme réduit à un fil / dans le délabrement / la misère du monde / qui se cherche à partir de rien / sortant du néant de l’ombre / à qui apparaît son semblable / délabré, mince, nu, exténué, étriqué. » L’homme en cage, donc. Ou plutôt l’homme et la femme dans la même cage, qui est tout à la fois la cage du monde et la cage de la conscience. Lorsque, revenant au motif qu’il explore de - puis ses années surréalistes, il réalise la première version de La Cage , en 1949, l’armature métal - lique contient deux figures : une femme en pied, réduite à un fil, les bras écartés. Et une tête d’homme, comme posée à ses pieds, mais le visage tourné vers l’extérieur, ne la regardant pas. Co - [Femme debout] , 1949. Huile sur toile, habitation paradoxale, qui dit à la fois la proximité de deux êtres pris dans le même espace, et leur 73 x 15 cm. The Museum of Modern Art, éloignement à travers une différence de taille, d’attitude, de représentation, la femme dominant New York, Ruth Vollmer Bequest. l’homme qu’elle dépasse de toute la hauteur de son corps filiforme et de son geste qui le recou - vre de ses bras. Est-ce une symbolique trop ostentatoire, notamment de ces bras en croix, dans une

24 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure Ci-dessus, de gauche à droite : attitude à la fois christique et théâtrale (une étude dessinée donne à penser que la femme ouvre • [Figurine dans une cage], 1950 les rideaux d’une scène) ? Giacometti travaille en tout cas plus d’un an sur son œuvre, la retouche, Plâtre peint, 66,8 x 10,7 x 16,5 cm. la modifie, mais le motif de la femme bras écartés, qu’il décline dans le même temps dans toute Collection Fondation Giacometti. En dépôt au Musée national d’art une série de pièces – esquisses, dessins, coupe, luminaire -, tient bon. Jusqu’à ce que, reprenant moderne, Centre Pompidou, Paris. l’œuvre dans une seconde version, il lui apporte deux changements radicaux : les deux figures, •[La Cage, première version] , 1949-1950 d’échelle différente, se rejoignent par une taille quasi équivalente, et l’homme, désormais, a le vi - Bronze, 90,5 x 36,5 x 34 cm. sage tourné vers l’intérieur, en direction de la femme, qui elle regarde vers l’extérieur. Le large em - Fonte 1991 (épreuve Fondation Alberto pattement du socle sur lequel est dressée la tête de l’homme et l’échelle plus importante à laquelle et Annette Giacometti). Collection Fonda - tion Giacometti, Paris. elle est représentée compensent en largeur et en occupation du sol la légère différence de taille que • [Deux femmes debout et figurine dans conserve en hauteur, par son élancement, la figure ténue de la femme. Les deux figures, en tout une cage] , vers 1950. Huile sur panneau de cas, trouvent là une sorte de partage plus équilibré, dans un dialogue (de sourds ?) dont le silence bois découpé, 184 x 78,4 cm. Collection semble traduire les questions sans réponse que le seul fait qu’ils soient là posent quant à l’exis - Fondation Giacometti, Paris. tence humaine et au sens de la vie. Œuvre clef, où les recherches de l’artiste parviennent à une sorte de minimalisme épuré dans la représentation d’êtres réduits à leur essence : une Femme debout , petit bronze peint exécuté au même moment et sorte de répétition de la figurine féminine de La Cage , montre ce travail visant à réduire encore et encore, pour arriver jusqu’à l’os. Mais œuvre clef, aussi, dans la recherche obs -

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 25 La Cage, 1950. Vue complète et détail. Bronze peint, 175 x 36,5 x 40 cm. Musée de Grenoble.

tinée d’un homme n’en finissant pas d’interroger le sens même de l’existence : la cage donne à voir une sorte de théâtre d’ombres, offrant un spectacle que le dispositif - un socle démesurément élevé – porte à la hauteur de celui qui la regarde et à qui les figures sont présentées comme dans une vitrine. Une scène, une mise en scène, où l’on a le sentiment de voir un miroir de l’existence, tout en ne pouvant manquer d’y voir aussi un miroir de l’artiste regardant son modèle et lui don - nant forme, dans une œuvre en abyme, qui est comme le miroir de la création. On comprend mieux, du coup, la place centrale qu’occupe cette Cage , au cœur d’une exposi - tion se tenant précisément dans le musée où elle se trouve. Dialoguant avec cette autre version que 15 ans plus tard, Giacometti, y revenant toujours, reprend comme en écho, et qui figure au sein de la Fondation qui porte son nom.

26 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

Têtes à têtes Sortant de la cage, Giacometti poursuit dans le même temps, sous d’autres formes, cet échange surprenant, qui met face à face ou côte à côte une tête confrontée à des figures en pied. La Place , qui présente Trois figurines et une tête , témoigne de la façon dont sa création procède, par avancées et repentirs successifs. L’origine en est une sorte de vision fantasmatique de la réalité : celle de ces montagnes suisses qui forment l’horizon de son pays natal et de son imaginaire, où des blocs de rochers massifs alternent avec de grands arbres dressés vers le ciel. Des rocs, sa vision fait sortir des têtes, des arbres elle fait surgir des silhouettes de femmes élancées. Travaillant au printemps 1950 pour un projet qu’il doit présenter à la Biennale de Venise, Giacometti sculpte plusieurs de ces fi - gures démesurément allongées, dans des tailles différentes, et des têtes plus petites, mais plus massives. Insatisfait du résultat, il renonce à les exposer, mais il en conserve néanmoins certaines pièces – trois figurines et une tête – qu’il commence à travailler dans un autre sens : celui d’une composition qui les mette dans un même espace. En résulte cette présentation curieuse, sur un socle mince et incurvé, à peine soulevée du sol par quatre pieds minuscules, où dans un espace vide comme une place de De Chirico trois minces silhouettes d’allure plutôt féminine se dressent, dans des tailles qui font penser aux trois âges de la vie, tandis qu’une tête, à leurs pieds, figure une densité qui apparaît plus masculine : mais l’indistinction subsiste, à travers quatre figures qui sem - blent représenter l’humanité elle-même, regardant dans le même sens vers un espace ouvert et vide, en forme d’interrogation métaphysique. Le dispositif est le même, mais l’impression donnée est différente, dans La Forêt , exécutée cette même année 1950, et procédant de la même réutilisation de figures travaillées individuellement. À gauche : Si la disposition est due au hasard – Giacometti explique que les figures avaient été mises par terre Composition avec trois figures et une tête sans ordre dans son atelier et qu’en les voyant ainsi, il les reporta telles qu’elles étaient disposées, (La Place) , 1950. Bronze, 56,5 x 56 x 42 cm. Fonte 2007 (épreuve Fondation sur le plateau leur servant de socle –, c’est que ce hasard assumé répond à ce qu’il cherche et à A.A. Giacometti). Collection Fondation Gia - l’effet qu’il entend produire : une forêt, où les arbres ont poussé de façon sauvage, sans ordon - cometti, Paris. nance rectiligne, mais avec le désordre même de la nature originelle. Des grands, des petits, par groupe de trois, de quatre, avec des fûts s’élevant vers le ciel, nus, sans branches, pour trouver la A droite : lumière. L’assimilation à des êtres humains est symptomatique de ce sentiment d’appartenir à La Forêt , 1950. Bronze, 57 x 61 x 47,3 cm. Fonte 2007 (épreuve Fondation la forêt foisonnante de l’humanité, figée dans les ténèbres, la tête vers le silence éternel des es - A.A. Giacometti). paces infinis. Cortège d’ombres, statues primitives, mais aussi figuration, pour la première fois Collection Fondation Giacometti, aussi explicite, de la féminité dans sa gracilité allongée, à côté de la tête d’homme, sortant, par Paris.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 27 PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

À gauche : un cou lui aussi allongé, d’un magma qui fait penser à la glaise originelle. [Buste d’homme dans un cadre] , Une tête : vaste question. « Tout le monde sait ce qu’est une tête », affirmait André Breton. Gia - vers 1946-1947. Huile sur papier, cometti, lui, ne sait pas ; et depuis l’époque surréaliste, il s’interroge, travaillant en permanence sur 28,1 x 22,4 cm. Collection Fondation Giaco - la représentation de la tête, dans une démarche qui le met aux prises avec une réalité qui n’a pas metti, Paris. l’heur de plaire, précisément, au pape du mouvement. Mais Giacometti poursuit sa recherche, A droite : commencée avant même d’avoir rejoint et accompagné le groupe. Vers la fin des années 40, c’est [Tête d’homme sur socle] , vers 1949-1951. même le travail qui l’occupe le plus. La tête qui figure sur son socle dans les compositions avec fi - Plâtre peint, 22,3 x 7,5 x 9,5 cm. gurines, il n’en finit pas de la traiter pour elle-même, la sculptant, la peignant, dans un va-et-vient Collection Fondation Giacometti, Paris. répétitif qui chaque fois enrichit la mouture précédente. Ainsi dans ce plâtre peint de la Tête d’homme sur socle , dont les couleurs à la fois terreuses et vives, ocre et sang, semblent surgir de quelque nécropole de l’Egypte antique et où, surgissant à la lumière, le visage garde ce regard bleu qui conserve la lumière de la vie. Cette ambivalence – figure vive, tête de mort -, sans doute remonte-t-elle à l’expérience première que fut la découverte de la mort, sur la route de Venise, de - vant le cadavre de son compagnon de route : une vision qui ne cesse de le hanter, comme il l’écrit dans Le Rêve, le Sphinx et la mort de T .: « Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non, autrement, pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément. » C’est le même visage, mais où le support effilé se transforme en cou allongé sur un buste qui

28 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure lui-même remplace le socle cubique massif du portrait de plâtre que l’on retrouve dans le Buste d’homme dans un cadre , peint plusieurs fois dans les mêmes années et de façon diverse, de profil, de face, ou dans d’autres bustes encore, dessinés au crayon dans un cadre, ou sur un socle dou - ble, qui, plus que des ébauches ou des esquisses, sont autant de variations se répondant l’une à l’autre, dans la même quête pour isoler ce qui fait le fonds commun de toute tête humaine.

Quatre à quatre Ce que La Cage entendait traduire, et que les études diverses sur les têtes disent aussi, c’est que la représentation même de l’être humain est tributaire de l’échelle à laquelle on figure celui-ci. Et que toute sculpture engendre un regard différent selon le dispositif de présentation dont on l’affecte. Deux œuvres majeures, réalisées en même temps que La Cage , le disent de façon exem - plaire. Les Quatre figurines sur piédestal ont été inspirées par le souvenir de prostituées, vues dans un de ces bordels dont Giacometti était familier. Un long parquet le séparait des femmes assises au fond de la salle, suscitant un regard distancié sur leur nudité. On retrouve cet éloignement dans la mise à distance que permet de rendre sensible la présentation des figurines sur un haut piédestal, que prolonge un socle où les quatre figures se dressent, petites et comme de taille ré - duite par rapport à la hauteur des pieds et au socle sur lequel elle repose. Femmes quasi inattei - gnables, comme ces filles dont il avait envie mais dont l’espace qui le séparait d’elles lui paraissait À gauche : impossible à franchir, et dont l’impression alors ressentie se concrétise dans une mise en pers - Quatre femmes sur socle , 1950. Bronze, pective fuyante qui les éloigne, d’autant que, reprenant l’œuvre quinze ans plus tard, en 1965, dans 73,8 x 41,2 x 18,8 cm. Fonte 2007 (épreuve une nouvelle version, il accentue cette impression d’espace infranchissable en diminuant encore Fondation Alberto et Annette Giacometti). la taille des figures. Collection Fondation Giacometti, Paris. Autres femmes de rencontre, les Quatre femmes sur socle de 1950 , dont il évoque le souvenir : A droite : « Je les ai vues souvent, surtout un soir dans une petite pièce rue de l’Echaudé, toutes proches et mena - Quatre figurines sur piédestal [Figurines de çantes », et dont il précise le côté double : « Les quatre figures sur le socle, c’est un peu les diables qui Londres, modèle B] , 1950. Bronze patiné sortent de la boîte et des femmes que j’ai vues quelques fois dans la réalité, attrayantes et repoussantes en avec un ton d’or, les figures peintes, même temps. » Là encore, la distance joue, mais il la réduit : plus de piédestal qui les élève et les dis - 162 x 41,5 x 32 cm. tancie, mais un simple socle, vertical, qui les met plus directement face à la vision. Reste, pourtant, Alberto Giacometti-Stiftung, Zurich/

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 29 PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

À gauche : que là encore, pour différent que soit la mise en espace, c’est toujours sur cette distance dont le Femme de Venise III , 1956. Bronze, vide, fût-il celui de l’éloignement ou de la proximité, reste comme une barrière invisible, que tra - 118,5 x 17,8 x 35,1 cm. vaille Giacometti, modifiant au fil des versions la taille des figures et la hauteur du piédestal. Et Fonte 1973 (épreuve Fondation Alberto c’est toujours cette image filiforme sur laquelle il revient sans cesse pour la dresser comme ces ar - et Annette Giacometti). bres-femmes nées de ses visions en forêt, dans les montagnes suisses matricielles de son enfance. Collection Fondation Giacometti, Paris.

A droite : Grande tête I , 1960. Bronze 96 x 34 x 29 cm A hauteur d’homme et de femme Collection Louisiana Museum of Modern Ces figures, que le sculpteur n’en finit pas de pétrir, de malaxer, d’étirer ; ces têtes et ces corps Art, Humlebaek, Danemark. qui s’allongent sous ses doigts ; ces hommes et ces femmes que la taille et la disposition qu’il leur Donation The New Carlsberg Foundation © Fotoarkiv & Bibliothek / Louisiana Mu - alloue entraînent dans des dialogues muets, Giacometti les offre au regard d’un spectateur qui se seum of Modern Art trouve lui-même comme pris dans une conversation secrète, qui touche à l’interrogation spécu - laire, où l’entraînent ces figures, sur sa nature et sa condition d’homme. Le regard qui scrute le Petit buste de bronze, réduit à la tension nerveuse de la matière où il prend forme, ou qui suit la ligne de la curieuse Figurine qui s’élève en s’évasant vers le haut, se retrouve soudain happé lorsque, prenant de la hauteur sans arriver toutefois jusqu’à la taille de l’homme, les Femmes de Venise im - posent leurs silhouettes élancées, dressées sur de grands pieds. Giacometti les a préparées pour la Biennale de Venise de 1956. Une série de femmes debout, sculptées de façon à la fois répétitive et différente, de face et de profil, figées dans une immobilité qui, pourtant, est comme animée par le travail de la main sur l’argile. Les formes semblent se dissoudre dans cette coulée de plâtre, d’où

30 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure émerge la figure dressée de sentinelles que Jean Genet verra comme veillant les morts. Dans cet allongement qui étire la figure, la taille en vient à dépasser la taille humaine. Dans la Grande tête mince, de 1954, la tête prend le dessus : plus grand que nature, le visage est en lame effilée, profil ciselé, face comme compressée, répondant à cette idée que Giacometti illustre dans sa représentation des visages, aussi bien peinte que sculptée, où la largeur est exclue comme ne répondant pas à la vue qu’on a de près d’un visage, lequel échappe à toute vision frontale, se dérobe, n’offre qu’une image mouvante et comprimée, comme le traduisent ici l’axe désaxé et la dissymétrie de la figure. Ce travail sur la forme, sur la frontalité, sur l’étirement, véri - table ressassement mental, est aussi un travail sur la matière, sur la technique, sur la façon d’accorder le geste même de la sculpture au matériau où il s’applique. Dans la Femme debout de 1957, Gia - cometti abandonne l’argile pour le plâtre, qu’il travaille directe - ment avec de la filasse sur une armature, et qu’il sculpte au couteau. Le bronze qui en découle a un côté brut, granuleux, gru - meleux presque, qui donne au corps de la femme, dans son im - mobilité figée sur un socle lui-même rugueux et plus épais encore que celui qui supporte les Femmes de Venise , un côté imposant de forme primitive, ancrée dans la matière, dégageant une énergie quasi tellurique. Même effet de force brute, et même brutale, dans la Grande tête de 1958, qui fait partie d’une série réalisée pour une exposi - tion à la galerie Pierre Matisse de New York. Là, Giacometti tra - vaille directement avec du plâtre frais. La tête, figure allongée, sans même la découpure décollée des oreilles – qu’il détache dans la Grande tête I , de 1960, ce qui articule davantage le visage – repose sur un plateau de marbre, où sa force brute prend appui par une sorte de nœud informe de matière, là où la tête de 1960, sur un cou tronc plus régulier présente un côté plus posé. Giacometti est ainsi en pleine réflexion quant à la taille et à la matière, lorsqu’un projet qui lui est proposé vient donner pos - sibilité concrète de pousser l’expérience plus loin encore, en dis - posant d’un espace réel : une place, qu’on lui demande d’animer par une sculpture monumentale qui figurera devant l’immeuble de la Chase Manhattan Bank de New York. Il va en fait réaliser quatre pièces : une tête d’homme monumentale, pour laquelle la Grande tête lui sert de modèle, deux figures d’homme qui marche, et une Grande femme qui, comme les autres éléments, n’ira pas à New York, le projet étant abandonné, mais qui mènera sa vie pro - pre et sera exposé dans diverses expositions et configurations. Du haut de sa taille immense – 2,70 mètres –, la statue impressionne. A la fois par son côté monumental, qui établit une curieuse rela - tion avec le spectateur qu’elle domine, mais aussi par ses formes, qui gardent de façon paradoxale, dans son étirement quasi dé - mesuré, le côté généreux d’une féminité marquée par la poitrine lourde et l’élargissement du bassin. Tête d’homme et corps de femme : le projet new-yorkais eût rassemblé les deux sujets qui mobilisent de façon continue la re - cherche obstinée de Giacometti. Que les pièces n’aient pas fina - lement été rassemblées comme il l’avait envisagé n’altère en rien Grande femme IV , 1960-196. Bronze 270 x 31,5 x 56,5 cm. Fonte 1980-1981 ladite recherche. À preuve les variations qu’en traduisent encore (épreuve Fondation Alberto et Annette Giacometti). Collection Fondation Gia - nombre de peintures. De la Tête noire, peinte dans les années 1957- cometti, Paris.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 31 PARCOURS ŒUVRES EMBLÉMATIQUES

Ci-contre : Femme Leoni , 1947- 1958. Plâtre retravaillé au canif et peint, 171 x 20 x 42,3 cm. Collection Fondation Giacometti, Paris.

A droite, en haut : [Grand nu] , vers 1961. Huile sur toile, 170 x 120,5 cm. Collection Fondation Giacometti, Paris.

A droite, en bas: [Figurine de Londres II] , 1965. Plâtre peint, 26,2 x 9,5 x 13,5 cm. Collection Fondation Giacometti, Paris.

32 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure 19 59, où le halo sombre qui encadre la tête, plus noire encore, accentue l’effet drama - tique, au Grand nu , de 1961, où le corps est peint là encore dans des tonalités de gris et de noir, en accord avec des traits qui font comme apparaître le squelette sous la chair, c’est la même quête, toujours répétée, de l’identité humaine à travers ses deux représen - tations, masculine et féminine. Celle-ci se trouve comme concentrée dans cette autre toile, curieuse, Tête et nu , peinte vers 1964, où les deux motifs cohabitent sans se confon - dre, dans un halo couleur sable, où le corps de la femme, sans tête, se trouve prolongé par la tête d’homme, laquelle, décalée, s’inscrit dans un autre plan, créant l’impression d’un état sans cesse changeant, où une forme disparaît quand une autre apparaît, dans une vision insolite de ce qui fait l’essence humaine, en continuel devenir. Un des effets qui, dans l’œuvre du sculpteur, traduit le plus directement cette vision d’un flux mouvant et changeant est bien le travail sur l’échelle de la représentation et sur l’espace que la figure représentée définit par elle-même. La Femme Leoni , plâtre que Gia - cometti réalise en 1947, le retravaillant au canif avant de le peindre, est reprise et modi - fiée, dix ans après sa création : la forme du socle changée puis dédoublée, le bas des jambes épaissi, les pieds rajoutés, traduisent cette évolution inscrite au cœur même de l’œuvre, laquelle se marque aussi dans la mise en perspective de ladite figure avec les autres fi - gures réalisées dans les mêmes années. Le changement d’échelle qui affecte les diverses Femmes debout , les 60 centimètres à peine de celle de 1952, qui se réduisent à 30 dans celle de 1956, à 26 dans la Figurine de Londres de 1965, et jusqu’à 10,7 dans la figurine de 1953- 1954 : chaque représentation s’inscrit dans un espace propre, et passer de l’une à l’autre implique de la part du spectateur un changement d’espace. La confrontation muséogra - phique, dans un espace qui tient compte du volume même que chaque œuvre implique pour soi, renvoie aux préoccupations les plus profondes d’un artiste qui, lui-même, conce - [Tête noire], vers 1957-1959. vait son œuvre en perpétuel mouvement, chaque pièce trouvant sa place et sa résonance par rap - Huile sur toile, 81,4 x 65 cm port aux autres. Et qui regarde bien la Femme Leon i de 1947 y voit déjà apparaître, jusque dans sa Collection Fondation Giacometti, Paris. polychromie, la figurine peinte de La Cage de 1950.

Têtes sans fin La quête de l’artiste est-elle jamais terminée ? Pour Giacometti, la question se pose d’autant plus que lui-même n’a jamais cessé de revenir sur ses œuvres, de les reprendre, de les modifier, de travailler par séries, par confrontation, par arrangements successifs, de remettre sans cesse sur le métier un ouvrage dont le but était de parvenir à cet absolu de la représentation de l’homme, de cet « homme fait de tous les hommes » dont parlait Sartre à propos de son œuvre. Comment, du coup, clore une exposition consacrée à cette œuvre ouverte, comment finir une recherche sans fin, visant à aller toujours plus avant au cœur du mystère ? Le terme du parcours ne saurait être lui-même qu’une invitation à parcourir l’œuvre. Alors s’y découvre ce qui fait son caractère unique, et que traduit mieux que tout l’incessant travail sur les têtes : la façon de fixer un réel en perpétuelle mutation en fixant la mutation elle-même, en cap - tant au plus près le mouvement. L’auteur de l’Homme qui marche , motif emblématique s’il en est, a peint et sculpté, aussi, des têtes qui marchent à leur façon. Dans la série des Têtes noires , les traits sont indistincts, un halo gris sombre enveloppe tout. La Tête d’homm e de 1951, petite forme sans traits, est rejetée tout au bas de la toile, dans le bord du cadre, semblant comme surgir d’un vide sidéral, d’une nuit métaphysique. La vision se fait plus rapprochée dans la Tête noire de Diego , de 1951, mais si le buste occupe maintenant la place centrale, le halo qui l’entoure et l’indistinction des traits traduisent la même présence des ténèbres grises. Et plus le cadrage va vers le gros plan, dans les deux Têtes d’homme de face de 1956-57, l’une aux traits plus marqués, l’autre aux traits quasi évanouis, plus l’impression de noirceur gagne. Portrait au miroir d’un artiste hanté par les ombres ? Dans la Tête noire de 1957, la signature, Alberto Giacometti, apparaît moins comme un paraphe que comme une désignation. Du Buste d’homme sur un socle , de 1947, archétype quasi primitif d’une tête humaine réduite à l’essentiel, à la Grande tête en plâtre de 1958, en plan rapproché, c’est le même motif, la même manière, qui gratte, qui fouille, qui sculpte jusqu’à l’os. Pour trouver l’homme tel qu’en lui-même son humanité le change.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 33

AUTOUR DE L’EXPOSITION ACQUISITIONS Jean Leymarie et la sculpture du XX e siècle au Musée de Grenoble

remier conservateur de l’après-guerre, il a mis en place une audacieuse et pertinente politique d’acquisition d’œuvres qui a permis au Musée de Greno - Pble de poursuivre la constitution d’un fonds d’art moderne particulièrement remarquable. En donnant notamment à la sculpture une place de choix.

i La Cage fait aujourd’hui partie des collections du Musée de Grenoble, elle le doit à à Jean Leymarie, qui dirigea l’établissement de 1949 à 1955. L’exposition Giacometti – Set les précieuses recherches menées par Hélène Vincent, conservateur en chef au Musée de Grenoble – permettent ainsi de remettre en lumière celui qui eut la lourde tâche, pas facile en ses débuts, de succéder à cette figure quasiment tutélaire qu’était Andry-Farcy. Celui-ci, qui occupait la direction du musée depuis 1919, avait résolument adopté une démarche d’acquisitions audacieuse. Avant même les musées parisiens, et alors que l’idée d’un musée national d’art moderne n’avait pas encore émergé, il avait exposé, le premier en France, les é r é b i artistes contemporains les plus importants : Picasso, Matisse, Zadkine, Modigliani, De Chirico, L

é n i Léger, Magritte, Soutine, Miró, Klee, et bien d’autres encore. Et sa fréquentation des milieux de h p u a l’art, son amitié avec les peintres, ses relations multiples, jointes à son entregent et à ses dons de D e L

o persuasion, lui avaient permis d’obtenir, plus en sollicitant des dons de la part des artistes, des t o h

P marchands et des collectionneurs qu’en les acquérant sous forme d’achats, vu les possibilités Jean Leymarie (17 juillet 1919 - 9 mars 2006) financières modestes dont il disposait, nombre d’œuvres qui donnaient au Musée de Grenoble est historien d'art. Né à Gagnac dans le Lot le une place unique, reconnue par le monde de l’art, en matière d’art moderne. 17 juillet 1919, dans une famille paysanne, il Lorsque le jeune Jean Leymarie arrive en 1949 à la direction grenobloise (il a alors tout poursuit des études de lettres à Toulouse juste 30 ans), dans un contexte d’après-guerre qui veut donner à la gestion des musées une ri - puis à Paris. Après guerre, il commence une gueur qui jusqu’alors n’était pas vraiment de mise, la présence d’Andry-Farcy, qui n’entend pas carrière dans les musées. Il est successive - quitter son poste, rend la succession particulièrement délicate. Mais la disparition de celui-ci en ment conservateur du Musée de Grenoble de 1950 laisse Jean Leymarie libre de ses mouvements. Tout en reconnaissant l’apport inestimable 1949 à 1955, directeur du Musée National de l’action de son prédécesseur, il élabore une autre politique d’acquisitions, qui tient compte à d’Art Moderne de 1968 à 1973 et directeur de la fois des contraintes budgétaires qui lui sont imposées, mais qui choisit surtout de se porter l'Académie de France à Rome de 1977 à 1984. sur des œuvres importantes, et acquises pour leur importance même, plutôt que vers des talents Enseignant dans les universités suisses de neufs non encore cautionnés par leur réception future, qu’Andry-Farcy préférait pour sa part pri - Lausanne et de Genève, il publie de nom - breux ouvrages sur l'histoire de l'art. Il reste, vilégier, laissant l’avenir faire le tri. au côté de son prédécesseur grenoblois Par rapport au nombre important d’œuvres acquises par son prédécesseur, de très inégale Andry-Farcy, comme l'un de ceux qui ont im - valeur (sur les plus de 50 sculptures que celui-ci avait fait entrer au musée, peu ont résisté à posé la peinture et la sculpture de la pre - l’épreuve du temps, et seules quelques pièces signées Duchamp-Villon, Lipchitz, Maillol, mière moitié du XX e siècle dans les musées Rouault, Servranckx ou Zadkine sont encore exposées), Jean Leymarie restreint donc fortement français. les acquisitions nouvelles. Mais celles-ci procèdent d’un choix longuement mûri, qui assure la pertinence des acquisitions, à la fois quant à leur qualité propre mais aussi par rapport aux manques dont souffrait une collection qu’Andry-Farcy ne s’était pas soucié de compléter de façon rationnelle. À cet égard, le nouveau directeur porte un regard attentif à la sculpture de la première moitié du XX e siècle, dont les acquisitions ont été jusque-là très disparates et qui constitue une lacune évidente du fonds grenoblois. Parmi les 56 acquisitions qu’il fait durant

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 35 AUTOUR DE L’EXPOSITION ACQUISITIONS

À gauche : les six années où il est en poste, à côté des dessins (26), des peintures (18, dont Le Songe d’une nuit Picasso, Femme nue debout , 1945. Bronze, d’été de Chagall, L’Homme à l’orange d’André Masson et la Composition grise et rouge de Roger Bissière) 14 x 7 x 3,4 cm. et des objets d’art (2), dix sculptures entrent dans les collections du musée. Et non des moindres. Dépôt du Musée National d’Art Moderne au Musée de Grenoble. A commencer par La Cage . Jean Leymarie connaît de façon personnelle Alberto Giacometti. Ins - © Succession Picasso tallé à Paris dans les années d’après-guerre, il y a fait la connaissance de nombreux artistes, parmi lesquels Braque et Picasso, mais aussi Giacometti, avec lequel il amorce une relation forte, qui l’amènera en 1969, trois ans après la mort de celui-ci, à organiser une grande exposition consacrée à A droite : Henri Laurens, Bouteille de rhum , son œuvre à l’Orangerie. Une confidence, rapportée dans une interview qu’il donne à ce moment-là 1916-1917. Bois et tôle polychromes, 28,5 x 25,5 x 19 cm. sur France Culture, précise ses liens particuliers et privilégiés avec l’artiste : « Je n’ose pas dire que j’étais Collection Musée de Grenoble. son ami, j’étais son interlocuteur. Je l’ai connu dès son retour de Suisse, à la fin de la guerre et je l’ai vu © ADAGP, Paris jusqu’à la veille de sa mort ; et j’ai l’impression de n’avoir jamais vraiment existé, sur tous les plans, que du - rant mon dialogue avec lui. » Cette fréquentation permanente et complice avec l’homme et son œuvre explique le désir qu’il a très vite d’acquérir pour le Musée de Grenoble une de ses pièces. L’occasion s’en présente en juin 1951, lorsque parmi les œuvres que Giacometti réunit lors de la première exposition qu’organise son nouveau marchand Aimé Maeght, figure précisément cette œuvre récente, particulièrement emblématique de sa manière et de ses recherches, qu’est La Cage . Les relations de Jean Leymarie avec l’artiste amènent ce dernier, ainsi que le directeur de la galerie, à abandonner la part qui leur revient et à céder l’œuvre bien en dessous de sa valeur affichée de 500 000 francs, au seul prix des dépenses de fonte, soit 175 000 francs. La Ville de Grenoble va, malgré ces conditions plus qu’avantageuses, mettre plus d’un an à acquitter la facture, qui n’est défi - nitivement réglée qu’en décembre 1952, date à laquelle l’œuvre entre donc la collection du musée. Cette première acquisition réalisée, Jean Leymarie la complète par d’autres, d’œuvres importantes susceptibles de donner au fonds de sculptures une légitimité représentative. C’est ainsi qu’il suggère à la Ville l’achat de quatre bronzes de Picasso, trois Femmes nues debout , de 1945, et une Main aux doigts repliés de 1948. Là encore, grâce à Picasso lui-même et à la galerie Louise Leiris qui le représente, les deux consentant une forte remise sur l’ensemble des quatre pièces, les œuvres sont proposées à un prix nettement moindre que leur valeur estimée. Mais la Ville, pour des raisons financières, ne suit pas, et Jean Leymarie doit faire appel au ministère qui se porte acquéreur, en vue d’un dépôt au Musée de Grenoble, où elles sont effectivement déposées en 1953.

36 • Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure L’année suivante, c’est la même galerie Louise Leiris qui offre à Jean Leymarie la possibilité, qu’il recherche, d’acquérir une œuvre d’Henri Laurens : la Bouteille de rhum , de 1916-1917, une des rares constructions cubistes de l’artiste. Giacometti lui-même était très sensible à l’art de Laurens, en particulier par ce rapport à l’espace qui en est un des axes forts : « De ces sculptures de Laurens, écrit-il dans un article de Labyrinthe, en 1945 , on n’approche jamais tout à fait, il y a tou - jours un espace de dimension indéfinissable qui nous en sépare, cet espace qui entoure la sculpture et qui est déjà la sculpture même. » L’agencement rigoureux des volumes et des matériaux, dans les élé - ments découpés dans le bois et la tôle qui constituent la Bouteille de rhum , donne la mesure de cet espace inhérent à l’œuvre, tout autant que la polychromie de la peinture qui assurent son À gauche : enveloppe extérieure. En soulignant ce rapport à l’espace et la distance que l’œuvre elle-même Henri Laurens, Femme à la mandoline ,1922. induit, on voit bien que Giacometti met l’œuvre de Laurens en résonance avec les préoccupa - Terre cuite,15,2 x 12 x 19 cm. tions qui sont les siennes dans sa propre sculpture. Jean Leymarie, pour sa part, convaincu de Collection Musée de Grenoble. l’importance de Laurens, fait entrer en 1954 trois autres de ses sculptures dans les collections : © ADAGP, Paris trois terres cuites de 1921-1922, Femme à la chemise, Femme à la mandoline et Femme nue debout . Une dernière sculpture fait l’objet d’un achat en 1954, pour laquelle là encore l’écho joue A droite : Henri Matisse, Tête de avec la manière dont procède Giacometti. Il s’agit de la quatrième Tête de Jeannette , appartenant Jeannette IV, 1911. à une série de cinq que Matisse sculpte entre 1910 et 1913. La série se caractérise par un travail Bronze, 61 x 22 x 26 cm. d’approfondissement, visant, d’une pièce à l’autre, à détacher la sculpture de la reproduction du Collection Musée de Grenoble. modèle pour arriver à une forme qui s’éloigne du réalisme pour acquérir sa propre autonomie © Succession Henri Matisse de représentation. La première tête est exécutée d’après le modèle, Jeannette Vaderin, une voi - sine de l’artiste, et en garde l’empreinte forte. La deuxième, là encore faite d’après modèle, sup - prime les éléments de base servant d’appui à la tête, prenant ainsi une première distance avec la simple imitation du réel. La troisième traite le visage par grandes masses ayant chacune leur au - tonomie, trait que la quatrième version – celle acquise pour le Musée de Grenoble – pousse plus loin encore, jusqu’à déformer chaque élément de la coiffure et du visage, sans pour autant les disjoindre de façon cubiste, mais en gardant une unité d’ensemble rendant cohérente chaque partie autonome, dans un syncrétisme tout classique qui garde au visage une dyna - mique expressive. Les séries, chères à Giacometti, procéderont de même, dans une recherche formelle poussant toujours plus avant son travail. En se fixant l’absolu comme horizon.

Beaux Quartiers - Hors série Alberto Giacometti, Espace, Tête, Figure • 37 AUTOUR DE L’EXPOSITION MÉCÉNAT La Fondation Alberto et Annette Giacometti a restauré La Cage de 1950 Photos David Richalet David Photos

Quelques photos (détails) de La Cage avant son départ en restauration du Musée de Grenoble. . l’occasion de l'exposition, la Fondation Alberto et Annette horizontaux de la cage étaient tordus, la figurine en pied était légère- Giacometti a exceptionnellement offert au Musée de Gre- ment pliée, et l’on constatait la présence de quelques fissures sur les Anoble de prendre gracieusement en charge la restauration barreaux et au pied de la figure. La restauration mise en œuvre par la de La Cage. Acquise par le musée en 1952, cette œuvre majeure Fondation a permis de rectifier ces déformations, d’éliminer les traces conçue par l’artiste en 1950 est une sculpture en bronze peint repré- des anciennes restaurations (retouches, repeints), et de procéder à un sentant un buste d'homme sur socle et une figurine. Placés sur une nettoyage (dépôts de poussières et de micro-organismes) afin de resti- sellette qui les isole du sol, ces deux éléments sont inscrits dans une tuer la polychromie initiale telle qu’elle se présentait du vivant de « cage » qui dessine un espace virtuel délimité par quelques traits, for- l’artiste. mant ainsi tout à la fois un cadre en volume et une scène de théâtre. La restauration a également été l’occasion d’une étude comparée En bronze rehaussé de peinture à l'huile par l'artiste, l’œuvre a de l’œuvre possédée par le Musée de Grenoble avec l’épreuve apparte- nécessité une restauration menée parallèlement par un restaurateur nant à la collection permanente de la Fondation, témoignage d’un état spécialisé en sculpture et par un restaurateur de peinture. L’opération plus tardif de l’œuvre (1966). de restauration a permis de restituer avec exactitude l’aspect d’origine La grande expérience de la Fondation en matière de restauration de l’œuvre du vivant de l’artiste, connu par la documentation. de tous les types d’œuvres de Giacometti a été acquise grâce à un im- Au cours de son histoire, La Cage de Grenoble avait déjà subi trois portant travail de conservation-restauration, réalisé depuis 2004 sur restaurations successives, dans les années 1980, 1990 puis 2000 plus d'un millier d'œuvres des collections de la Fondation (sculptures (notamment suite à un sinistre lié au transport). Elle présentait avant en terre, plâtre et bronze, dessins et estampes, peintures), ainsi que sur cette opération quelques déformations mineures: les montants des œuvres appartenant à des tiers.

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AUTOUR DE L’EXPOSITION INSTITUTION A propos de la Fondation Alberto et Annette Giacometti

Alberto et Annette Giacometti dans l’atelier (1951). Photo Alexander Liberman. Getty

NSTITUTION PRIVÉE reconnue d'utilité publique, créée par décret tulaire de neuf marques communautaires et françaises. Depuis le gouvernemental en décembre 2003, la Fondation Alberto et 1er janvier 2012, la fondation gère elle-même sa part des droits sur IAnnette Giacometti a pour but la protection, la diffusion et le l’œuvre, les écrits et l’image de l’artiste en France et à l’étranger. Avec rayonnement de l’œuvre d'Alberto Giacometti. La Fondation est la lé - les autres ayants droit de l'artiste, dont la Alberto Giacometti-Stiftung, gataire universelle d’Annette Giacometti (1923-1993), veuve de l’ar - la Fondation a fondé en 2004 le Comité Giacometti, qui délivre des tiste. Elle possède la plus grande collection permanente au monde des certificats d'authenticité. La Fondation supervise aussi, au nom du œuvres d'Alberto Giacometti, soit plus de 5 000 œuvres. La fondation Comité, les restaurations d'œuvres de tiers authentifiées par les se consacre à la conservation et au rayonnement de ses collections experts. Elle dispose des ressources scientifiques et documentaires (dessins, peintures, estampes plâtres, tirages de bronzes), et mène une indispensables à la conduite d’une restauration de qualité, respec - action de mise en valeur de son œuvre à l'échelle internationale tueuse du droit moral de l’artiste. (organisation d’expositions monographiques et thématiques, prêts et La Fondation a son siège à Paris et est présidée par Olivier Le Grand dépôts dans des musées français ou étrangers, publication d'ouvrages depuis décembre 2011. Jacques Vistel, conseiller d'Etat honoraire, en faisant mieux connaître l’œuvre d'Alberto Giacometti) . Elle établit le est le président d’honneur. La Fondation est dirigée par Véronique catalogue des œuvres authentiques de l'artiste, commencé par sa Wiesinger, conservateur en chef du patrimoine au ministère veuve, progressivement mis en ligne sur la base de données AGD : Al - de la Culture. berto Giacometti Database. La fondation est co-titulaire du droit moral et titulaire majoritaire Fondation Alberto et Annette Giacometti, 8, rue du Grenier Saint-Lazare, des droits patrimoniaux d'Alberto Giacometti (5/8 es ); elle est seule ti - 75003 Paris. Tél. : 01 44 54 52 44. www.fondation-giacometti.fr

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AUTOUR DE L’EXPOSITION PRATIQUE Pour en savoir plus

L’exposition est ouverte du vendredi 9 mars au À entendre dimanche 9 juin 2013, chaque jour sauf le mardi et le mercredi 1 er Les Amis du Musée de Grenoble proposent deux conférences autour mai. Horaires : 10h-18h30. Tél. : 04 76 63 44 44. de l’exposition (Informations pratiques et tarif : 04 76 63 44 29) : Internet : www.museedegrenoble.fr • Lundi 8 avril à 14h30 : Sculpteurs à Montparnasse autour de Giaco - Tarif unique 8 €. Gratuit tous les jours pour les moins de 26 ans, et metti, par Gilbert Croué, historien de l'art. pour tous le premier dimanche de chaque mois. • Mercredi 10 avril à 19h30 : Alberto Giacometti, Espace, tête, figure , pré - Audio-guide en français, parcours commenté autour de 20 œuvres sentation de l'exposition par Guy Tosatto, directeur du musée. majeures de l’exposition, 2 €. Visites guidées de l’exposition chaque samedi et dimanche à 14h30 À écouter (sauf le 1 er dimanche de chaque mois). Tarif 3 € (plus droit d’entrée). s Une journée au musée : Musée en musique propose dimanche Réservation : 04 76 63 44 44. 24 mars à partir de 11h de prolonger la découverte de l’exposition avec une présentation illustrée et un programme musical qui entre en réso - À lire nance avec l’œuvre de l’artiste. Au programme : • 11h - Concert L’Homme qui marche par François Raulin, piano et mbira. Entre écriture et improvisation, le pianiste de jazz François Rau - lin s’inspire des œuvres de Giacometti pour proposer un dialogue visuel et sonore au piano et à la mbira, instrument africain ancestral dont les sonorités métalliques évoquent le bronze des sculptures pré - sentées dans l’exposition. Tarif : 17 € - adhérent 13 € - réduit et clé 8 €. • 12h15 - Brunch. Tarif : 10 €, sur réservation. • 15h – Présentation illustrée de l’exposition par Dany Philippe- Devaux, attachée de conservation, et Bernadette Lespinard, musico - logue. Une présentation à deux voix pour préparer la visite de l’exposi - tion et découvrir les œuvres au programme du concert du Quatuor Johannes. Tarif : adulte 8 €, jeune 4 €. • 17h30 - Concert par le Quatuor Johanes. Les musiciens rendent hommage à Giacometti avec des œuvres des compositeurs Darius Mil - haud et Erik Satie, contemporains de l’expérience surréaliste de l’artiste. Ce programme sera complété par le Quatuor de Frank Martin, et un quatuor de Philip Glass dont le procédé répétitif évoque l’étirement de l’espace et du temps et le mouvement figé des silhouettes hiératiques du sculpteur. Tarif : 25 €, adhérent 20 €, réduit et clé 11 €. Forfait Une Journée au musée : deux concerts achetés donnent droit à En 200 pages, le très documenté catalogue de l’exposition propose un une entrée libre à la conférence. Réservations : 04 76 87 77 31. parcours commenté des œuvres présentées au musée, ainsi qu’un texte sBrèves musicales , du lundi 15 au samedi 20 avril (sauf le mardi) de de Véronique Wiesinger, co-commissaire de l’exposition, sur le par - DR 12h15 à 13h30. Avec les étudiants du Conservatoire régional de cours artistique et intellectuel de Giacometti. D’autres séquences du musique de Grenoble. Informations : 04 76 63 44 44 catalogue s’intéressent aux sculpteurs héritiers de Giacometti, au rôle de Jean Leymarie, le conservateur du Musée de Grenoble qui fit l’ac - À voir quisition de La Cage , et à la restauration de cette œuvre par la Fonda - Un homme parmi les hommes : Alberto Giacometti , de Jean-Marie Drot. tion Giacometti. Une biographie et une bibliographie complètent Documentaire de 52 mn, 1963 (Ina DVD). Salle de séminaire. l’ouvrage. Alberto Giacometti, Espace, tête, figure. Coédition Actes Sud - Musée de Grenoble - Fondation Alberto et Annette Giacometti. 32 €. À faire Participez aux ateliers de dessin pour tous chaque samedi et dimanche À suivre de 12h30 à 14h (sauf premier dimanche du mois). A partir de 12 ans, ... Le guide disponible sur smartphones qui permet d'avoir accès à l'in - adolescents, adultes. tégralité de la visite audioguidée de l’exposition. L'application est pro - Ateliers pour les enfants de 6 à 7 ans et de 8 à 11 ans le mercredi de posée sur l'App Store et sur Google Play pour un montant de 1,79 €. 14h30 à 16h30 (selon calendrier). Et pendant les vacances de prin - temps du lundi 22 au vendredi 26 avril, de 10h à 12h pour les 6/7 ans et de 14h30 à 16h30 pour les 8/11 ans. Réservations pour ces activités : 04 76 63 44 44.

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