UNE NOUVELLE PLANTE PROTOCARNIVORE PAEPALANTHUS BROMELIOIDES SILV. (ERIOCAULACEE) DU BRÉSIL

José Eugénio Cortes FIGUEIRA, Joao VASCONCELLOS-NETO* et Pierre JOLI­ VET**

Les plantes carnivores classiques, au nombre de 500 espèces environ, sont toutes - si l'on excepte 160 champignons - des Phanérogames dicotylédones appartenant à 9 familles et à 6 ordres différents. Ces plantes utilisent des dispositifs variés pour capturer des insectes, allant des pièges actifs (du type «piège à loup » des Dionaea et , ou pièges à succion des ) aux pièges passifs (urnes des , gouttelettes adhésives des , nasse des ). Presque toutes ces plantes, sauf les des tépuys vénézuéliens sécrètent leurs propres enzymes digestives qui leur permettent d'absorber ensuite les nutriments d'origine animale. On peut retracer de façon très plausible l'évolution de ces pièges végétaux. Certaines plantes ont des poils collants, telles certaines Solanacées ou les Sa/via des pays tempérés, ou certains Vellozia, Barbacenia ou Lavoisieria du Brésil par exemple. Ces poils glutineux se trouvent principalement sur les pétioles et engluent les fourmis et autres intrus avant qu'ils n'atteignent la fleur. Les insectes capturés meurent sur place. De là à les digérer, il n'y a qu'un pas qui n'est pas souvent franchi. On qualifie ainsi de protocarnivores les plantes qui possèdent nombre de caractéristiques des véritables plantes carnivores, tels les appâts visuels ou olfactifs, ou un « réservoir » central pour collecter les proies, mais auxquelles manquent un certain nombre de caractères fo ndamentaux, tels que les enzymes digestives. Tel est le cas des Catopsis des mangroves de Floride et des des tépuys du Vénézuéla. Ces Broméliacées attirent des proies par tous les artifices habituels, mais ce sont des bactéries qui remplacent les enzymes absentes et prédigèrent les proies pour la plante. C'est à cette catégorie qu'il faut aujourd'hui aj outer une plante extraordinaire isolée sur une montagne brésilienne, le Paepalanthus bromelioides Silv. de la famille des Eriocaulacées (Fig. l et 2). Seule parmi les nombreuses espèces du genre, elle ressemble aux Broméliacées, nourrit quantité d'araignées et autres arthropodes avec des proies qu'elle attire en réfléchissant les rayons ultraviolets, et digère les restes du fe stin de ses commensaux dans un réservoir de liquide grâce à des bactéries qui y vivent.

* Departamento de Zoologia, Universidade Estadual de Campinas, CP 6109, CEP 13081-970, SP, Brasil (auquel toute correspondance doit être adressée). ** 67 boulevard Soult, F-75012 Paris.

Rev. Eco/. (Terre Vie) , vol. 49, 1994.

- 3 Figure 1. - Paepalanthus bromelioides, une Eriocaulacée brésilienne, est associée aux termites Nasutitermes. Les rosettes fa vorisent la capture de l'eau et des substances nutritives. Serra do Cipo, Minas Gerais, Brésil. (Photo J. Vasconcellos.)

La Serra do Cipo où vit cette plante est un massif isolé, dont l'altitude varie de 800 à 1 300 rn , situé à 120 km au Nord Est de Belo Horizonte, capitale de l'Etat du Minas Gerais. Ce massif fa it partie d'un ensemble qui s'étend jusqu'au sud de l'Etat de Bahia, la Serra de Espinhaço. Par beaucoup de côtés ce massif ressemble morphologiquement aux tépuys : socle précambrien et cambrien surmonté de quartzites et de grès sédimentaires quasi indatables. Mais les tépuys forment des isolats montagneux dans la région tropicale du bassin de l'Orénoque, alors que la Serra do Cipo est une île semi-désertique au milieu du cerrado travaillé par l'érosion. La saison des pluies y dure 7 à 8 mois et les brouillards nocturnes y compensent partiellement le déficit hydrique (Guilietti et al., 1987 ; Rizzini, 1976) en saison sèche. Trois Drosera minuscules, et une autre espèce plus grande, y poussent aussi sur les rochers ou le sable humide. On y note aussi 4 Genlisea et 10 Utricularia. Différentes espèces végétales ou animales peuvent se ressembler par conver­ gence quand elles habitent dans des milieux, similaires ou non, mais soumis à des pressions sélectives identiques. Le manque d'eau et la carence de nutriments sous des climats sévères furent probablement les principaux facteurs qui favorisèrent la carnivorie chez les Broméliacées, qu'il s'agisse d'épiphytes ou d'espèces vivant sur

- 4- Figure 2. - La même plante. Coupe à travers les racines et la termitière. Le réservoir est rempli d'eau durant la saison sèche et les surfaces fo liaires sont couvertes d'une substance mucilagineuse, empêchant la sortie des animaux capturés. (Photo J. Vasconcellos.) des tourbières surélevées. Il en est résulté un renforcement de certaines fonctions permettant l'absorption des nutriments et sels minéraux et leur utilisation par la plante. Chez les Broméliacées en rosettes, myrmécophiles ou carnivores, épiphytes ou non, l'absorption des substances nutritives de proies prédigérées ou d'excreta de fourmis s'effectue passivement grâce à ces sortes de poils absorbants que sont les trichomes. épiphyte et les deux Brocchinia des tépuys B. reducta et B. hechtioides utilisent l'odeur et la réflexion des rayons ultraviolets comme moyen d'attirer leurs proies, et possèdent toutes un réservoir de liquide au centre de leur rosette foliaire - réservoir profond, vertical, et à parois cireuses pour retenir l'eau. L'absorption des substances nutritives se fait au niveau de la surface des feuilles et/ou par les trichomes Des bactéries participent à la décomposition des débris (Benzing, 1986 ; Benzing, 1987 ; Givnish et al., 1984 ; Thompson, 198 1). Paepalanthus bromelioides semble endémique à la Serra do Cipo. Elle se rencontre dans des prairies ouvertes à sol sableux et oligotrophe (Guilietti et al , 1987). Elle ressemble beaucoup à une Broméliacée, avec ses feuilles en rosette étroitement accolées et le grand nombre de trichomes hydrophiles à leur base (Castro, 1986). Son réservoir conique retient l'eau de pluie et celle provenant de la

5 - condensation du brouillard, même en saison sèche. L'eau est maintenue à l'intérieur du réservoir grâce aux substances mucilagineuses sécrétées par la plante, qui réduisent probablement l'évaporation. Les surfaces foliaires adaxiales sont poudreuses et absorbent partiellement l'ultraviolet. La plante produit de nombreuses inflorescences et sa rosette à feuilles multiples entraîne des différences d'insolation, d'où une hétérogénéité des températures, généralement plus faibles que celles du milieu ambiant (Figueira, 1989). L'architecture de Paepalanthus bromelioides et le grand nombre de ses inflorescences peuvent résulter de pressions évolutives favorisant le recueil de l'eau etfou de nutriments pour compenser l'aridité et la pauvreté du milieu. Dans les montagnes tropicales, la possibilité de réfléchir les radiations ultraviolettes peut avoir une grande importance, car elle évite des dommages importants aux tissus foliaires (Robberecht et al. , 1980). C'est aussi à la réflexion des ultraviolets que l'on attribue l'attraction des insectes par les pièges des plantes carnivores (Joel et al. , 1985). Certes la réflexion des U.V. par le sol sableux (Frohlish, 1983) ne fait probablement guère ressortir par contraste la rosette de Paepalanthus bromelioi­ des, mais ceci ne semble guère gêner les insectes en vol qui s'orientent à vue. Au contraire, en prairie dense, la rosette contraste certainement avec la végétation environnante. Les nombreuses inflorescences et le microclimat qui les entoure attirent nombre d'insectes et autres arthropodes qui viennent y récolter du pollen ou simplement se réfugier dans la rosette. Certains prédateurs chassant à l'affût utilisent par ailleurs ces plantes pour y chasser leurs proies. C'est le cas pour les sud-africains (Roridulacées), mais si Roridula capture des proies, elle est incapable de les digérer, et leurs débris sont rejetés autour de la plante. Chez Paepalanthus, c'est le microclimat qui parait conditionner l'activité des prédateurs ; nombreux en effe t sont les refuges favorables à l'intérieur des grandes rosettes. Des araignées Thomisides blanches et l'hémiptère Apiomerus y chassent les insectes à la recherche de pollen dans les inflorescences. D'autres araignées, comme Alpaida quadrilorata et Argiope argentata tissent leurs toiles au dessus de la rosette, capturant ainsi au vol beaucoup d'insectes désirant s'accoupler ou se reposer sur les inflorescences (Fig. 3). Entre les feuilles de la rosette elle même, c'est l'araignée Latrodectus geometricus qui construit une toile, petite et irrégu­ lière, qui capture les insectes, araignées, petits scorpions et autres arthropodes qui profitent du microclimat favorable (Figueira et Vasconcellos-Neto, sous presse). Cette araignée peut même parfois obturer partiellement l'orifice du réservoir central. Les sacs ovigères de cette espèce sont eux-mêmes suspendus en haut de ses parois. Enfinune autre araignée de la famille des Anyphenidées cherche ses proies en chassant entre les feuilles de la rosette. L'activité continue de tous ces prédateurs pendant une grande partie de l'année peut être avantageuse pour la plante qui intercepte leurs excreta et restes de proies dans sa rosette. Comme c'est le cas pour certaines plantes myrmécophiles (Janzen, 1974), cela avantagerait Paepalanthus bromelioides par rapport aux Broméliacées qui se bornent à récolter passivement les débris animaux ou végétaux. Le liquide mucilagineux qui se trouve dans le réservoir lubrifie ses parois, agit comme mouillant et empêche les insectes tombés dans le piège de s'enfuir. Ce liquide a un pH acide (entre 3, 5 et 5, 2) et contient des fragments animaux. Il devient cependant limpide par la suite, ce qui suggère une dégradation, voire une digestion de ces restes. Des larves de Diptères nématocères pourraient cependant se développer impunément dans ce liquide (Figueira, 1989).

6 - Figure 3. - L'intérieur de la rosette de fe uilles montrant le réservoir central et les toiles d'araignées. Les rosettes ouvertes de P. bromelioides peuvent provoquer chez la plante des pertes de substances nutritives par débordement. Cependant, l'arrangement serré des fe uilles du réservoir revêtues de la substance mucilagineuse empêchent la perte de liquide accumulé au centre. Pendant la saison des pluies, le liquide qui déborde est récolté par la termitière en dessous de la rosette, ce qui permet finalement l'absorbtion par les racines de la plante. (Photo J. Vasconcellos.)

Comme cela se produit chez les Broméliacées (Benzing, 1987), les rosettes ouvertes de Paepa/anthus bromelioides favorisent le stockage de l'eau et des substances nutritives, mais elles sont exposées à l'insolation et aussi aux pertes par débordement. Mais les nutriments peuvent également être absorbés par les racines, grâce aux termitières de Nasutitermes souvent associées à cette plante, qu'elles soulèvent littéralement au dessus du sol (Fig. 2). Paepa/anthus bromelioides semble donc posséder certaines particularités des plantes carnivores classiques, mais pas toutes. Elle profitede l'assistance de « ses » prédateurs associés pour la capture des proies. Le revêtement mucilagineux des parois de son réservoir central rend difficile la sortie des animaux qui tombent éventuellement à l'intérieur. Comme chez certaines Broméliacées (Bradshall et Creelman, 1984) la digestion des restes animaux dans le réservoir est probable­ ment due à des bactéries, et l'absorption des nutriments se fait sans doute à travers la surface des feuilles et/ou grâce aux trichomes. Tous ces caractères permettent de ranger probablement cette Eriocaulacée dans la même catégorie que les Bromé­ liacées saprophytes et certaines autres plantes protocarnivores (Benzig, 1986 ; Benzig, 1987 ; Givnish et al., 1980). Paepalanthus bromelioides représente probablement l'un des stades évolutifs qui ont conduit à l'apparition de l'épiphytisme, de la protocarnivorie et de la carnivorie chez les Broméliacées et les autres plantes spécialisées dans l'utilisation des déchets animaux. Le genre Paepa/anthus comprend plus de 250 espèces

7 néotropicales, dont 41 sont présentes sur la Serra do Cipo. Aucune autre ne présente le même aspect qu'elle, sauf peut-être P. robustus Silv. qui ressemble aussi à une Broméliacée, mais sans réservoir central. Les autres espèces (Fig. 4) ont de grandes tiges avec des inflorescences axillaires en capitules. On a parfois qualifié les Eriocaulacées de «Composées des Monocotylédones », car le capitule a la même structure dans les deux familles, mais celles-ci appartiennent à des Sous-classes différentes d'Angiospermes !

Figure 4. - Une autre espèce non carnivore de Paepalanthus de la Serra do Cipo, sympatrique de P. bromelioides. (Photo P. Jolivet.)

SUMMARY

Paepalanthus bromelioides Silvestri (Eriocaulaceae) from the Cerro do Cipo, Brasil, is a new protocarnivorous mimicking , and sharing with three of them (Catopsis berteroniana, Brocchinia reducta and B. hechtioides) carnivorous tendencies : U.V. reflexion by leaves, central tank, lubricating and wettable liquid, absorbing trichomes, acid pH of water within the tank, etc .. However, prey digestion is apparently carried out by bacteria only, as in the above mentionned Bromeliaceae. A complex arthropod assemblage lives between the leaves, within tank water, and in the inflorescences.

- 8 REFERENCES

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