N°62 FÉVRIER 2015 4€ la revue mensuelle du NPA

La Grèce et Syriza entre espoirs, obstacles et contradictions

Belgique : gouvernement Sur les manifestations impopulaire, remontée des Une nouvelle page s’écrit du 11 janvier luttes et impasse syndicale au Burkina Faso sommaire Illustration de couverture : Le 22 janvier 2015 à Athènes, lors du meeting de clôture la campagne d’. Reuters/ Yannis Behrakis. EDITORIAL S’ABONNER Henri Wilno P3 PAR CHEQUE Comprendre ce qui se joue en Grèce à l’ordre de : NSPAC 2, rue Richard-Lenoir - 93100 Montreuil Cedex France et DOM-TOM ACTUALITE Tarif standard Yann Cézard Sur les manifestations du 11 janvier P4 Julien Salingue Ne pas s’interdire de réfléchir, agir pour ne pas subir P6 Revue mensuelle 6 mois 22 euros 1 an 44 euros Revue + Hebdo 6 mois 50 euros 1 an 100 euros

Céline Caudron Tarif jeunes/ chômeurs/ Belgique Gouvernement impopulaire, remontée des luttes et impasse syndicale P9 précaires Paul Martial Burkina Faso Une nouvelle page s’écrit P12 Revue mensuelle 6 mois 18 euros 1 an 36 euros Revue + Hebdo 6 mois 38 euros 1 an 76 euros DOSSIER Etranger Joindre la diffusion au 01 48 70 42 31 ou par mail : Jean-Philippe Divès http://[email protected]. Syriza et le nouveau gouvernement face à leurs contradictions P15 PAR PRELEVEMENT AUTOMATIQUE En complétant et retournant la formule publiée dans l’hebdomadaire et également disponible sur : http://www.npa2009.org/content/abonnez-vous François Sabado Grèce : un tournant possible en Europe ! P17

Emil Ansker Syriza et les anticapitalistes : état des lieux avant bouleversement P19 Tarif standard

Panos Kosmas Revue + Hebdo 25 euros par trimestre Que s’est-il passé lors du comité central et du « congrès permanent » de Syriza ? P23 Tarif jeunes/ chômeurs/ OKDE-Spartakos Déclaration face aux élections du 25 janvier P24 précaires Revue + Hebdo 19 euros par trimestre Eric Toussaint Et si Syriza prenait au mot l’UE et auditait la dette de la Grèce ? P26 L REPÈRES Joseph Daher Afrique du Nord et Moyen-Orient Les processus révolutionnaires pris dans l’étau des forces réactionnaires P29 LECTURES l’Anticapitaliste la revue mensuelle du NPA Pierre Levi Frölich sur la Première Guerre mondiale et l’Allemagne P34 FOCUS Comité de rédaction : Yann Cézard, Henri Clément, Jean-Philippe Divès Ornella Chesnutt Après la révocation de Yann Le Merrer Construire un mouvement national (chargé de l’édition), Denis Godard, Jihane Halsanbe, contre la répression P36 Antoine Larrache, Ugo Palheta, François Sabado, Henri Wilno Pour contacter la rédaction : [email protected]

Gérant et directeur de la publication : Ross Harrold

Diffusion : 01 48 70 42 31 – [email protected] Dans la manifestation parisienne du 26 janvier 2015 contre la loi Macron, le cortège du CLIC-P, Comité de liaison intersyndical du commerce de Paris. Photothèque rouge/Milo. Administration : 01 48 70 42 28 2, rue Richard-Lenoir 93108 Montreuil Cedex

Commission paritaire : 0519 P 11509

Numéro ISSN : 2269-370X

Société éditrice : Nouvelle Société de presse, d’audiovisuel et de communication SARL au capital de 3 500 € (durée 60 ans)

Tirage : 3 000 exemplaires

Maquette et impression : Rotographie, Montreuil-sous-Bois Tél. : 01 48 70 42 22 Fax : 01 48 59 23 28 Mail : [email protected] Edito N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 03 Comprendre ce qui se joue en Grèce PAR HENRI WILNO

La victoire de Syriza est un évènement extrêmement celle-ci reste largement à construire pour des raisons positif. Elle va permettre de desserrer l’étau de l’austérité complexes : limites du syndicalisme grec, manque qui a provoqué une chute du niveau de vie de la population d’enracinement militant de larges secteurs de Syriza, grecque sans guère d’exemple en-dehors de périodes de sectarisme du KKE dont la direction souhaite au fond que guerre. Au niveau européen, elle constitue une défaite pour rien ne change pour préserver son pré-carré les gouvernements de droite et de gauche qui ne cessent de bureaucratique, et aussi poids de la crise et de la misère qui répéter qu’il n’y a pas d’alternative à l’austérité et à la pousse de larges secteurs populaires à reporter leurs destruction des acquis sociaux. Au-delà, l’Histoire reste à espoirs sur un parti ou un homme providentiels. écrire. Pour comprendre ce qui est train de se jouer en Grèce, LE FACTEUR DÉCISIF : LA MOBILISATION outre la crise lancinante des économies européennes, il De plus, Syriza arrive au gouvernement dans le contexte de faut prendre en compte deux paramètres : la nature de la crise d’un capitalisme internationalisé et financiarisé et Syriza et les circonstances de son arrivée au pouvoir. Syriza dans un pays enserré dans l’Union européenne. Pour faire est une construction composite. Jusqu’à une date récente, des réformes, il faut donc plus de radicalité que ce n’était le plus une confédération de courants qu’un parti. En effet, cas à l’époque antérieure. Cela peut tendre à favoriser les Lautour de composantes issues du communisme grec et en courants prétendument « raisonnables » qui poussent à rupture avec le sectarisme du KKE (PC grec), se sont édulcorer encore plus le programme de Syriza et à risquer agglomérées diverses organisations venues de l’extrême d’embourber le gouvernement grec dans des négociations gauche. sans fin avec l’Union européenne. L’alliance avec le parti souverainiste ANEL ne sera pas non plus sans incidence RÉFORMISME ET SOCIAL-LIBÉRALISME Dans l’immédiat, les premières mesures sociales du Le centre de gravité de Syriza est le réformisme mais il gouvernement Tsipras vont dans le sens d’une remise en existe une habitude erronée d’utiliser le terme cause des reculs imposés par les gouvernements du PASOK « réformiste » pour désigner aussi bien les PS français, (socialiste) et de la droite sous la férule de la Troïka. espagnol, portugais, etc. Le PS de Hollande est bien issu du En conclusion, l’Histoire n’est pas encore écrite : tout réformisme mais n’est plus réformiste : ses réformes sont dépendra du mouvement populaire et aussi de la capacité en fait des « contre-réformes » qui démantèlent les droits d’initiative des courants de gauche, révolutionnaires ou sociaux. Le PS est devenu social-libéral. Syriza a un radicaux, dans et hors de Syriza. Pour ce qui nous programme qui va dans le sens de la satisfaction des concerne, aider les Grecs passe par la lutte pour nos aspirations populaires, même s’il a été édulcoré par la propres revendications. S’il y avait un vrai mouvement direction Tsipras dans la période récente. contre la loi Macron, Hollande mettrait moins d’énergie à Le deuxième paramètre de la situation est constitué par les faire pression sur Syriza (il a souligné immédiatement au circonstances de l’arrivée au pouvoir. Les exemples nouveau gouvernement grec que les « engagements » français, tant en 1936 que 1981, montrent que ce qui est devaient être respectés). Mais une action de solidarité plus décisif, c’est la mobilisation de « ceux d’en bas ». En 1936, directe sera aussi nécessaire : il faut lutter contre la la mobilisation ouvrière s’est déclenchée de façon propagande anti-grecque ; il faut dénoncer les pressions largement spontanée. Dans les années 1970, après la de l’Union européenne ; la France est des créanciers de la signature du programme commun de la gauche, les Grèce, elle doit renoncer à cette dette. Quelle que soit notre directions syndicales n’ont plus eu comme perspective que analyse des limites de Syriza, nous devons nous garder de canaliser la combativité vers les élections et ensuite vers d’une posture passive, celle du commentateur qui dira le soutien au gouvernement. Le futur du gouvernement ensuite « on vous l’avait bien dit », car une défaite du Syriza dépendra donc de la mobilisation populaire. Mais peuple grec serait aussi notre propre défaite. o Le 25 janvier au QG de Syriza à Athènes, lors de l’annonce des sondages sortie des urnes. DR. | 04 Actu Sur les manifestations du 11 janvier PAR YANN CÉZARD

Les gigantesques manifestations qui ont sillonné le pays ce jour-là, en réaction à deux attentats ignobles, peuvent laisser perplexes. Comment saisir leur portée, et les motivations, forcément diverses malgré l’apparent unanimisme, de ces millions de manifestants ?

Dans la manifestation du 11 janvier 2015 à Cherbourg. Photothèque rouge/Franck Houlgatte.

e souci, bien sûr, c’est que chacun cette France-là que nous ont montré ad classistes ». Elles ont souvent donné cède à la tentation d’y voir ce qu’il nauseam les télévisions : un peuple qui l’impression d’être des manifestations a envie d’y voir. A ce petit jeu, les dit des choses généreuses, mais au de la petite-bourgeoisie blanche, de Lplus forts sont le pouvoir lui-même, as- garde-à-vous derrière ses chefs qui eux gauche et de droite. A Paris, dans cer- sisté de l’essentiel de la classe poli- n’ont rien de généreux. Le gouverne- tains coins de la gigantesque manifes- tique et des grands médias. On nous a ment veut ainsi reprendre la main, et tation, celle-ci prenait même des airs donc montré une grande vague dite fait comme si ces millions de gens, qui de « manif pour tous » (un paradoxe « républicaine », l’union nationale ont juste défilé, plus ou moins confusé- pour Charlie Hebdo !), et là se concen- contre le terrorisme. Des Français fiers ment, « contre le terrorisme » ou « pour traient le délire patriotique et les ova- d’être Français, qui aiment leurs poli- la liberté », avaient manifesté pour le tions à la maréchaussée. ciers, les applaudissent et les em- pouvoir. Et d’invoquer cet « esprit du 11 Ailleurs, c’était au contraire la mani- brassent, unis comme jamais – et at- janvier » pour justifier tout et n’importe festation de la petite-bourgeoise de tention, hein, pas racistes, au contraire, quoi… gauche, qui n’avait sans doute que pas d’amalgame ! – dressés contre la faire de défiler (ou pas) derrière le bal monstruosité terroriste, pour les liber- « ESPRIT, ES-TU LÀ ? » des vampires international qui formait tés démocratiques, pour la liberté d’ex- En réalité, la « vérité » de ces manifesta- la tête du cortège, une foule viscérale- pression. Unis avec le chef de l’Etat et tions est bien évidemment contradic- ment attachée à la liberté d’expression ses prestigieux invités internationaux. toire. Il y a cependant quelques évi- et d’opinion. Nombreux étaient d’ail- Drapeaux tricolores et marseillaises à dences, à rappeler pour empêcher les leurs ceux qui, dès les premiers ras- gogo, mêlés aux hommages à Charlie. mythes de s’enraciner. semblements du mercredi soir, préci- C’est ce que Le Monde, dans une de ces Dans beaucoup de villes, à commencer saient qu’ils voulaient aussi condamner Unes éminemment idéologiques dont par Paris, les manifestations étaient tout amalgame raciste. il nous accable souvent, a appelé « L’es- étonnamment (vu le nombre considé- Un sondage de l’institut Harris (« qui prit du 11 janvier ». Ce sont les images de rable de gens concernés) peu « inter- vaut ce qu’il vaut », comme on dit pour Actu N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 05 s’excuser d’en citer) nous dit que 24 % jamais à court de démagogie non plus. une sorte de racisme culturel bon teint. des sondés déclarent avoir manifesté En attendant, le 11 janvier, les foules ne Un autre nom, plus hypocrite, de la (chiffre supérieur à la réalité !), 54 % sont pas descendues dans la rue pour haine des Arabes. avoir voulu le faire sans le faire, 22 % réclamer des mesures contre les Arabes Mais pas seulement : peu à peu se dis- carrément ne pas avoir voulu manifes- et les Musulmans, une guerre néocolo- tille dans les consciences l’idée que ter. Or les réfractaires sont 36 % parmi niale de plus, des lois liberticides… l’Islam serait une religion spécifique- les sondés sympathisants du FN, 28 % Mais, comme le disait Noam Chomsky ment réactionnaire, particulièrement chez les sympathisants UMP, qui sont à propos de toutes ces guerres impéria- hostile aux femmes (il y a pourtant donc surreprésentés dans cette catégo- listes qui ont été menées au nom et concurrence en ce domaine sur le mar- rie. Quant aux participants réels ou avec l’assentiment de la majorité des ché mondial des religions, malheureu- proclamés de la manifestation, on populations des pays riches, « l’opinion sement !), singulièrement réfractaire trouve une surreprésentation des 50 publique ça se fabrique ». Et en la ma- aux idéaux démocratiques. Une petite ans et plus (29 % des 50-64 ans), da- tière il y a péril en la demeure. Hol- musique se fait toujours plus insis- vantage de cadres que d’ouvriers (27 % lande, Valls et leurs collaborateurs ins- tante : les générations passées ont lut- contre 20 %), plus de diplômés (32 % tallent peu à peu un climat malsain, té pour imposer dans la société fran- des personnes les plus diplômées). sécuritaire, paranoïaque, fait d’inter- çaise la laïcité, le principe de l’égalité L’institut en conclut que la population rogations et d’insinuations perma- des femmes et des hommes, la tolé- manifestante « est très nettement de nentes sur le malaise des banlieues, le rance couplée à une totale liberté gauche. 42 % des sympathisants des par- douteux civisme de la jeunesse, le tout- d’opinion et d’expression. Ces progrès tis de gauche indiquent avoir manifesté fout-le-camp moral, la démocrati- ne sont-ils pas maintenant menacés contre 16 % de ceux UMP. (…) C’est donc co-compatibilité de « l’Islam » (en gé- par les nouveaux Français, les immi- une population plutôt aisée, insérée et de néral, celui qui n’existe qu’en grés de culture musulmane, qui n’ont gauche qui est descendu massivement fantasme). C’est la rengaine déjà trop pas assimilé ces métamorphoses dans la rue, et une autre, à droite – voire à connue de l’identité (ici « républi- culturelles et politiques, et par leurs l’extrême-droite – qui volontairement n’a caine » pour faire bonne mesure) de la enfants et petits-enfants surtout, qui pas voulu manifester. » France en péril. C’est le vieux délire de sont à tout jamais nos concitoyens, On peut trouver cela rassurant. Sous la l’autorité, censé nous faire oublier mais mépriseraient les femmes, croûte de l’union nationale au fumet l’austérité. Il y a de fortes nuances n’écouteraient pas la parole républi- forcément très droitier, mise en avant entre les démagogies, du FN au PS. caine des enseignants, ne « s’assimile- de façon outrée par les médias, il y Mais une surenchère s’est indiscuta- raient » pas en n’assimilant pas ces avait, en partie, la mobilisation de « la blement accélérée depuis les mas- progrès démocratiques que l’on ap- gauche ». C’est cependant aussi le re- sacres des 7 et 9 janvier. pelle communément, en France, la flet d’une ligne de faille entre une par- « République » ? N’a-t-on pas trop re- tie des classes populaires (d’un côté les PÉRIL EN LA DEMEURE culé ces dernières années ? Eté trop to- immigrés et leurs enfants et petits-en- Ce pouvoir peut-il faire endosser aux lérant ? fants, d’un autre côté des travailleurs manifestants le contraire de ce qu’au Ce discours, qui tient à distance toute sympathisant avec FN) et une partie moins certains pourraient avoir dési- réflexion sur les inégalités sociales, les du mouvement ouvrier, qui appelant ré ? Pas sûr. Gageons que beaucoup ne discriminations racistes, les humilia- ou pas à la manifestation d’union na- se laisseront pas si bêtement tirer tions culturelles que la « République » tionale du 11 janvier, tente globalement d’une manif « pour la liberté » vers le ne saurait voir et auxquelles elle ne fait de joindre la défense de la liberté d’opi- ralliement à l’autorité-austérité, parce rien, tenu par une meute de politiciens nion et d’expression et le rejet des dé- que les peuples ne sont pas des vaches et d’écrivaillons qui n’ont pas toujours magogies racistes. qu’on tire par l’anneau qu’on leur met le style provocateur, mal-pensant, ou- Au vu de l’étrange façon dont la gauche dans le pif. Pas si bêtes, les manifes- vertement raciste, d’un Zemmour ou exerce le pouvoir, l’institut se pose du tants peuvent bien tout de même faire d’une Le Pen, est évidemment une coup une question fort judicieuse : la différence entre l’union nationale de mise en demeure, de plus en plus op- « Cette population manifestante est-elle Hollande-Valls et leur union à eux, po- pressante, faite aux « Musulmans » et prête à tout accepter au nom de l’union pulaire, humaine voire « républi- en fait tout particulièrement à une nationale ? » Les réponses des sondés caine » s’ils veulent. fraction de la jeunesse de la classe ou- n’ont rien d’éclairant, puisqu’ils sont Pas sûr donc. Mais possible quand vrière française. Elle peut imprégner pour tout ce qui apparait (fallacieuse- même. D’autant qu’il y a désormais désormais une partie de la population ment) « raisonnable » : « assurer une une sorte de porosité d’une partie des qui se veut de gauche, l’entraîner sur la meilleure éducation civique dans les classes populaires et de la petite-bour- pente glissante d’une certaine hostili- écoles pour mieux transmettre les valeurs geoisie de gauche à la démagogie té, qui pourrait se « décomplexer », à fondamentales de la France », durcir la contre ceux d’entre nous qui sont « is- l’égard des jeunes prolétaires arabes loi « contre les personnes qui auraient pu sus de l’immigration ». C’est même une ou africains. participer à des camps d’entraînement au fonction de « l’islamophobie » de notre Mais rien n’est joué bien sûr. A condi- djihad », « mieux contrôler les réseaux so- époque, qui n’est pas une innocente tion bien sûr de saisir ces contradic- ciaux »… Ce qu’ils accepteront, et même déclinaison de l’anticléricalisme et de tions, refuser l’union nationale, réclameront, dépend évidemment de la lutte, toujours d’actualité, contre les s’adresser, aussi, à la majorité de ceux l’évolution du climat et de la propa- idées réactionnaires distillées peu ou qui ont voulu « marquer le coup » face gande entretenus par le gouvernement, prou par la plupart des discours et ins- à ces massacres en se mobilisant dans l’UMP et le FN, le système médiatique titutions des diverses religions. C’est la rue. o | 06 Actu Tueries à Charlie Hebdo et porte de Vincennes Ne pas s’interdire de réfléchir, agir pour ne pas subir Les tueries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ne doivent pas nous empêcher de réfléchir. Bien au contraire, elles ont ouvert une période de questionnements et de doutes chez des millions d’entre nous, auxquels il faut apporter des réponses, quand bien même celles-ci ne sont pas dans l’air du temps et ne sont pas consensuelles, afin d’éviter que d’autres n’imposent leurs réponses guerrières, sécuritaires et racistes.1 LES ASSASSINS NE SONT PAS DES nal et international) dans lequel ils évo- dont les politiques favorisent le déve- IRRESPONSABLES luent, et donc de déresponsabiliser la loppement des courants « jihadistes », Au sujet des tueries elles-mêmes, deux France et ses politiques. Il s’agit en re- participation à des interventions mili- discours apparemment opposés se font vanche de comprendre, à la lumière du taires qui renforcent ces courants, etc.). face, qui ont toutefois un point com- discours et du positionnement poli- Il s’agit plutôt de souligner que la France mun : celui de déresponsabiliser les as- tiques des frères Kouachi et d’Amedy a, en réalité, emboîté le pas aux Etats- sassins. Le premier de ces discours est Coulibaly, que ces derniers se pensent, Unis de George W. Bush dès septembre celui qui domine chez les élites politi- rationnellement, en guerre contre une 2001 (guerre en Afghanistan, législation co-médiatiques : les tueurs sont certaine France, et qu’ils se considèrent, « antiterroriste ») et fait sienne, sans des « fous », des « monstres », des « bar- rationnellement, en situation de légi- bares », et rien ne peut expliquer ration- time défense. En témoigne cette décla- nellement leurs actes. Le second dis- ration de Coulibaly dans sa vidéo pos- cours vient de certains acteurs thume : « Vous attaquez le Califat, vous antiracistes et/ou anti-impérialistes : attaquez l’Etat islamique, on vous at- les tueurs sont le produit des politiques, taque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne intérieures et extérieures, de la France, rien avoir en retour ». et l’on peut comprendre (sans les justi- fier) les tueries comme une conséquence LA FRANCE (RE)DÉCOUVRE QU’ELLE de ces politiques. EST EN GUERRE Le premier de ces discours exploite L’une des causes de la sidération qui a l’émotion légitime suscitée par la vio- touché de larges secteurs de la popula- lence des tueries pour censurer toute tion, y compris les cercles militants, réflexion et toute tentative d’explica- est la (re)découverte de cette vérité : tion. Le second discours, duquel je me oui, la France est en guerre. Une guerre sens plus proche, présente toutefois le qui ne dit pas toujours son nom, une même défaut que le premier : il « ou- guerre dont on discute peu dans les as- blie » que les tueurs sont des sujets qui semblées, dans les médias et plus gé- ont réfléchi et agi, et non de simples néralement dans l’espace public, une sous-produits passifs du racisme et de guerre contre des ennemis pas tou- l’impérialisme. A certains égards, on jours bien identifiés, une guerre asy- L’indispensable combat contre l’islamophobie, s’approche ici dangereusement des métrique, mais une guerre tout de nouveau visage du racisme anti-arabe… DR. thèses complotistes, qui voient les as- même. Les récentes tueries l’ont rap- sassins comme de simples marionnettes pelé de manière brutale à qui l’ignorait, toutefois le dire, la rhétorique et la poli- des grandes puissances. Or les tueurs refusait de le voir ou l’avait oublié : la tique du « choc de civilisation ». ont un discours (voir leurs interviews et France est en guerre, la guerre fait des Voilà près de 14 ans que la France était vidéos, dans lesquelles ils parlent de la morts, et les morts ne se comptent pas en guerre sans l’assumer. Si les tueries Syrie, de l’Iraq, des offenses faites aux toujours chez l’adversaire. de Charlie Hebdo et de la porte de musulmans en France et dans le monde, Contre qui la France est-elle en guerre ? Vincennes ont provoqué une telle sidé- etc.) ; un corpus théorique (voir notam- Selon les discours et les périodes, contre ration et un tel malaise, c’est aussi parce ment l’article publié par Mediapart2) ; le « terrorisme international », contre le que nombreux sont ceux qui ont, en des références organisationnelles (État « jihadisme », contre la « barbarie inté- quelques heures ou en quelques jours, islamique, Al-Qaeda dans la péninsule griste », etc. Ce texte n’a pas vocation à brutalement digéré ces 14 ans d’histoire arabique). discuter de ces dénominations impré- récente : « Nous y sommes nous aussi, et Pourquoi insister sur ce point ? Il ne cises, des généralisations abusives il est finalement logique que nous ne s’agit évidemment pas de considérer les qu’elles impliquent et des paradoxes soyons pas épargnés ». Après les Etats- tueurs indépendamment du contexte qu’elles sous-tendent (alliances à géo- Unis (11 septembre), l’Etat espagnol (at- politique, économique et social (natio- métrie variable, soutien à des régimes tentats de Madrid en 2004), la Actu N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 07

Ne pas s’interdire de réfléchir, agir pour ne pas subir PAR JULIEN SALINGUE Grande-Bretagne (attentats de Londres qui n’ont rien à voir avec du chauvi- qui génère structurellement inégalités, en 2005), etc., c’est la France qui est rat- nisme. Derrière l’union, il y a des pos- exploitation et violence, qui sont néces- trapée par son histoire, récente et ac- tures et des discours divergents, voire saires. tuelle, et qui est, par la force des choses, contradictoires : pour certains (partis Les débats qui s’annoncent sur l’école, contrainte de se regarder dans un mi- institutionnels, éditorialistes et intel- sur la prison, sur la laïcité, sur la législa- roir et de se questionner : pourquoi lectuels mainstream) les tueries sont le tion antiterroriste, etc., ne poseront pas « nous » ? signe que « notre modèle » est attaqué et les véritables enjeux, à savoir les condi- qu’il faut le défendre ; pour d’autres (de tions matérielles (qu’elles soient écono- UNION NATIONALE ET UNION Plénel3 à Mélenchon4 en passant par ces miques, sociales ou politiques) qui ont RÉPUBLICAINE enseignants et universitaires qui ont permis au discours réactionnaire et Divers communiqués, textes et articles publié des tribunes5 et billets de blog6), violent d’Al-Qaeda et de Daech d’être ont pointé la tartufferie de « l’union na- les tueries sont le signe que « notre mo- entendu par certains jeunes qui sont tionale » et l’hypocrisie qui l’accom- dèle » dysfonctionne et qu’il faut le nés, ont grandi et ont été socialisés en pagne. D’autres ont souligné les dan- questionner. France, et de les convaincre de passer à gers d’une telle « union » et Je suis de ceux qui pensent qu’il n’existe l’acte. Ce sont ces conditions matérielles l’instrumentalisation qui pouvait en pas de modèle républicain « à la fran- (misère et relégation sociale, ghettoïsa- être faite, qui en est déjà faite. C’est çaise » qui pourrait réellement garantir tion, racisme structurel, oppression donc sur un autre point que je souhaite- liberté et égalité pour tous et nous pré- identitaire, stigmatisation et humilia- rais insister ici : celles et ceux qui ont munir de telles violences. Cela ne signi- tion individuelle et collective, etc.) qu’il répondu à l’appel à l’union ne l’ont pas fie pas pour autant dénigrer ou rejeter faut mettre en question, ainsi que tous en bloc les aspirations « ré- les discours qui les accompagnent, les publicaines » des uns et des légitiment ou les instrumentalisent. autres : non, les millions de Cela signifie notamment combattre ce personnes qui sont descen- qui, dans le discours dominant, appa- dues dans les rues ne sont raît pourtant comme une évidence : la pas, ni objectivement ni religion n’est pas un facteur de la radica- subjectivement, de fieffés lisation des jeunes « jihadistes », mais réactionnaires. Bien au un vecteur de leur radicalisation. Les contraire, elles posent sou- études empiriques réalisées le confir- vent des questions perti- ment : « la colère contre l’injustice, la su- nentes et légitimes, que l’on périorité morale, la sensation d’avoir une pourrait résumer comme identité et un but, la promesse de l’aven- suit : « Comment avons- ture, et la volonté de devenir un héros ont nous pu engendrer de tels toutes été constatées dans les études de monstres ? ». cas. La religion et l’idéologie servent de vé- hicules pour une mentalité «nous contre APPORTER DES RÉPONSES eux» et de justification à la violence contre RADICALES ceux qui représentent «l’ennemi», mais La situation actuelle, quand elles ne sont pas le carburant de la radica- bien même elle favorise le lisation ».7 pouvoir en place et les dis- cours réactionnaires, n’est S’UNIR SANS CONTOURNER LES SUJETS donc pas une situation dans QUI FÂCHENT nécessairement fait par patriotisme ou laquelle les anti-impérialistes et les an- Il s’agit donc de saisir le réel dans sa chauvinisme exacerbé. Pour nombre tiracistes sont désarmés. Les millions complexité et son dynamisme, et de re- d’entre eux, il s’agit en réalité d’affir- qui ont été abasourdis, s’interrogent et fuser tout raccourci simplificateur : les mer un attachement à certains prin- refusent de se retrouver dans la rhéto- tueurs ne sont ni de simples « fous », ni cipes et certaines valeurs (liberté, éga- rique de la « défense » de « notre mo- de simples « victimes ». Ils sont des ac- lité), qui devraient être garanties par le dèle » et de « nos valeurs » ne sont pas teurs politiques à part entière qui se re- « modèle républicain ». condamnés au silence, et des réponses vendiquent d’une guerre et d’une vision L’union nationale est en effet, à bien radicales peuvent être apportées. Des du monde qui est tout autant celle de des égards, une union républicaine, réponses radicales tout d’abord au sens Daech que celle de nombre de nos gou- avec laquelle elle ne se confond pas. Il où l’entendait Marx lorsqu’il écrivait vernants : civilisation contre civilisa- ne s’agit pas nécessairement de dé- « [qu’]être radical, c’est prendre les choses tion, identité contre identité, violence fendre la France parce qu’elle est la par la racine ». Des réponses radicales, contre violence. Dire cela, ce n’est pas France. Il s’agit souvent de défendre un également, dans la mesure où ce sont certain modèle de société, au nom de aujourd’hui des changements profonds, valeurs et de principes émancipateurs, et donc la remise en cause d’un système | 08 Actu

d’un ressentiment violent contre un l’offensive en cours. Mais pour faire « modèle » qui n’est qu’une machine à face à la tempête, il s’agit de garder le stigmatiser et à fabriquer des inégalités. cap et de ne rien concéder sous la pres- Il faut donc le dire haut et fort : chaque sion de l’émotion ou de la sidération. tracer un trait d’égalité entre les deux contrôle au faciès, chaque violence poli- Toute réponse sécuritaire, stigmati- « camps » : ce sont les politiques ra- cière, chaque discrimination, chaque sante ou aveugle aux réalités écono- cistes, coloniales et guerrières des pays acte ou propos islamophobe, chaque ex- miques, politiques et sociales de la occidentaux qui sont la condition de pédition militaire au nom d’une supé- France de 2015 est non seulement possibilité du développement de l’ad- riorité civilisationnelle… accroit ce res- condamnée à échouer mais, qui plus versaire « jihadiste », pas l’inverse. sentiment et offre aux courants est, un pas supplémentaire vers les tue- Saisir le réel dans sa complexité, c’est « jihadistes » de nouveaux candidats ries de demain. 14 ans de « guerre également comprendre, et affirmer, que potentiels. Non, tous ceux qui éprouvent contre le terrorisme » n’ont apporté, les récentes tueries ne sont pas les pre- ce ressentiment ne passent pas à l’acte : aux quatre coins du monde, que davan-

Image de propagande de Daech. Notre camp est celui des combattants et combattantes kurdes qui résistent à ces « gangs d’assassins ». DR.

mières traductions de cette guerre sur mais c’est parmi eux que se recrutent la tage de guerres, d’oppression, de dis- le territoire français. La guerre a depuis plupart de ceux qui passent à l’acte. criminations et de violences : il est longtemps commencé, contre les Ainsi, la nécessaire unité pour riposter temps de passer, radicalement, à autre pauvres, contre les musulmans, contre à l’offensive raciste et sécuritaire ne chose. o les jeunes des quartiers populaires. Les doit pas se faire en sacrifiant deux élé- 1 Ce texte a été publié d’abord, le 19 janvier, sur le blog de l’auteur, http://resisteralairdutemps.blogspot.fr/ facteurs de radicalisation des frères ments essentiels, quand bien même ils 2 http://www.mediapart.fr/journal/ Kouachi et d’Amedy Coulibaly ne sont ne font pas consensus (c’est le moins international/170115/plongee-dans-les-lectures-des- djihadistes-des-attentats-de-paris pas à chercher uniquement dans la poli- que l’on puisse dire) : la lutte contre 3 http://essonneinfo.fr/91-essonne-info/72304/edwy- tique étrangère de la France, mais aussi l’islamophobie sous toutes ses formes plenel-tariq-ramadan-bretigny/ 4 http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-luc- (et avant tout) dans sa politique inté- (en intégrant à cette bataille l’idée melenchon-sur-l-attentat-de-charlie-hebdo-il-faut- rieure. On pourra ainsi se pencher un qu’un autre racisme, l’antisémitisme, se-serrer-les-coudes-382850.html 5 http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/15/ instant sur « l’enfance misérable des n’est pas une « réponse » mais un poi- notre-societe-a-produit-ce-qu-elle-rejette- frères Kouachi »8 ou remarquer, non sans son tout aussi odieux) ; le combat im- aujourd-hui-comme-une-monstruosite- infame_4557235_3232.html intérêt, que le meilleur ami de Couliba- placable contre les expéditions guer- 6 http://www.chouyosworld.com/2015/01/14/mes- ly a été tué par un gardien de la paix lors rières françaises (en nous souvenant eleves-un-drame-et-des-mots/ 9 7 http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/ d’un braquage en 2000 , et que le même notamment des slogans dans les mani- jan/14/the-role-of-islam-in-radicalisation-is-grossly- Coulibaly s’était singularisé, en 2010, festations qui avaient suivi les atten- overestimated?CMP=share_btn_fb 8 http://reporterre.net/L-enfance-miserable-des-freres en dénonçant les conditions de déten- tats de Madrid : « Vos guerres, nos 9 http://www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/ tion à Fleury-Mérogis10. En d’autres morts », « Les bombes de l’Iraq ont explo- attentats-coulibaly-blesse-par-un-policier- et-son-ami-tue-a-combs-il-y-a-15- termes, on peut dire (sans l’excuser) sé à Madrid », etc.). ans-15-01-2015-4448933.php que cet attentat est un attentat français Les antiracistes et les anti-impéria- 10 http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/01/12/ quand-amedy-coulibaly-denoncait-les-conditions- et l’expression (horriblement déformée) listes ne sont pas condamnés à subir de-detention-a-fleury-merogis_4554689_3224.html Actu N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 09 Belgique : gouvernement impopulaire, remontée des luttes et impasse syndicale PAR CÉLINE CAUDRON

Fin 2014, le front commun syndical a lancé en Belgique un plan d’action d’une ampleur inédite ces trente dernières années. Après une manifestation de plus de 120 000 personnes en novembre, le mouvement est parvenu à paralyser la Belgique tous les lundis du mois de décembre à travers des grèves tournantes provinciales puis une grève générale nationale. Retour sur ce mouvement d’ampleur.

e plan d’action de 2014 a démon- vices publics et les emplois qui vont Ainsi, parce qu’elle se met au diapason tré l’impressionnante force de avec, chasser encore plus énergique- des attaques austéritaires des gouver- frappe du mouvement syndical ment les étrangers, maintenir les cen- nements du sud de l’Europe et parce Ldans un pays « du nord » de l’Europe. trales nucléaires ou encore renforcer les qu’elle cherche à pousser les organisa- De quoi retrouver confiance à l’heure politiques sécuritaires. tions syndicales hors-jeu pour encore où la guerre de classes n’est pas (en- Mais l’objectif était aussi, clairement, mieux démanteler le système de sécuri- core ?) à l’avantage des travailleurs et de raboter sérieusement les sphères de té sociale et déséquilibrer durablement travailleuses en Europe. Mais, dès le pouvoir et d’influence du mouvement le rapport de forces, l’offensive qui a lendemain de la grève nationale, les syndical qui restent, en Belgique, parti- lieu en Belgique depuis 2011 et qui s’in- premiers signes d’un atterrissage forcé culièrement larges. Comme l’avait déjà tensifie aujourd’hui dépasse largement se manifestaient déjà. fait le gouvernement Di Rupo, le gou- toutes celles que ce pays a connu ces 70 L’objectif des directions syndicales1 à vernement Michel a de nouveau dernières années. l’initiative du mouvement était resté li- contourné la concertation sociale en mité: obtenir de la part du gouverne- s’octroyant le droit de décider unilaté- UN PLAN D’ACTION AMBITIEUX POUR ment une marche arrière sur quatre ralement de la fixation des salaires ou UN OBJECTIF DÉCEVANT points essentiels, pour ouvrir la des dispositifs de fin de carrière, me- Outre le fait – non négligeable – que le concertation sociale à travers laquelle sures pourtant traditionnellement sou- Parti socialiste est désormais dans sont traditionnellement tempérés les mises à la décision collective de la l’opposition au gouvernement fédéral, rapports de classe depuis la 1945. tripartite patronat-gouvernement-syn- et que la base syndicale réclamait de- Mi-janvier 2015, alors qu’ils avaient an- dicats. Comme l’avait déjà fait le gou- puis longtemps un plan d’action sé- noncé un probable nouveau plan d’ac- vernement Di Rupo, le gouvernement rieux qui dépasse les inutiles actions tion pour les prochaines semaines et Michel a continué à rogner les instru- symboliques comme les grèves de 24 que le gouvernement n’avait pas reculé ments qui permettent aux syndicats de heures ou les manifestations-prome- d’un iota, les représentants syndicaux compter sur 3,5 millions d’affiliés en nades organisées sous le gouverne- ont rencontré les patrons et le gouver- excluant de plus en plus de travailleurs ment précédent, la menace d’une perte nement pour évaluer les marges de et travailleuses sans emploi du droit radicale d’influence est sans doute ce concertation possibles et, sur cette aux allocations de chômage. En Bel- qui a achevé de pousser les directions base, la poursuite ou non du mouve- gique, les caisses de chômage sont en syndicales à passer à l’offensive avec ce ment. La montagne n’a pourtant accou- grande partie gérées par les syndicats plan d’action ambitieux. ché que d’une souris. qui assurent le paiement de leurs affi- Mais, dès le début, l’objectif principal liés, ce qui leur amène une proportion était avant tout de pouvoir ouvrir la L’ENJEU DE L’ÉPREUVE DE FORCE non négligeable d’adhérents. concertation sociale et, à cette fin, de Si le gouvernement fédéral précédent2 Enfin, avec « Michel erI », un pas supplé- faire reculer le gouvernement sur dirigé par Elio Di Rupo (PS) avait large- mentaire est franchi. Il s’agit désor- quatre points essentiels. Il s’agissait ment pavé le chemin depuis 2011, mais de saper aussi les instances de d’obtenir : 1) le maintien et le renforce- l’équipe3 du libéral Charles Michel (MR) négociation collective des conditions ment du pouvoir d’achat par la liberté installée en 2014 a sorti le bazooka pour de travail, puisqu’il est question à de négocier et la suppression du saut finir le travail de sape des acquis so- terme de supprimer les barèmes et de d’index ; 2) une sécurité sociale fédé- ciaux. En octobre, l’accord gouverne- les remplacer par une rémunération rale forte ; 3) un investissement dans la mental annonçait une série de mesures basée sur la productivité ou les compé- relance et des emplois durables en ce aussi imbuvables les unes que les tences, ce qui, au passage, approfondi- autres pour diminuer les salaires, s’at- ra encore certainement l’écart salarial taquer aux pensions, détruire les ser- entre hommes et femmes. |10 Actu

mouvement a été suivi avec toujours leurs précaires ou sans emploi, sans plus de force, d’enthousiasme et de dé- contact avec des délégations syndi- termination, jusqu’au point culminant cales, avaient du mal à être informés compris des services publics de qualité ; de la grève générale nationale du 15 dé- des rendez-vous et des actions prévues. 4) une justice fiscale. Il n’a jamais été cembre. Malgré quelques confronta- Sur les piquets, la détermination était question dans l’esprit des directions tions avec des non-grévistes qui vou- claire et nette : pas question de plier syndicales d’oser la confrontation avec laient forcer les blocages et malgré un après le 15 décembre. Mais les interro- ce gouvernement de droite et encore acharnement médiatique impression- gations sur la suite des actions res- moins d’en réclamer la démission. nant pour décrédibiliser le mouve- taient nombreuses. Sans espaces de Les quatre balises du front commun se ment, l’opinion publique est restée as- discussions sur les perspectives tac- concentrant sur les éléments les plus sez favorable à ce plan d’action qui tiques et stratégiques du mouvement, impopulaires du plan gouvernemental, rencontrait les préoccupations d’une la plupart des grévistes disaient at- le message a fait mouche auprès de la large partie de la population. tendre les consignes des directions population qui, le 6 novembre, s’est A certains endroits, des initiatives inté- syndicales... et c’est évidemment là massivement mobilisée à travers une ressantes ont été prises. Par exemple, à que le bât a blessé. manifestation nationale qui a rassem- Charleroi, un quartier général de grève blé plus de 120 000 personnes. Malgré de la casse en fin de parcours, rapide- Dans la manifestation du 6 novembre 2014 à Bruxelles. DR. ment montée en épingle par les médias pour discréditer l’ensemble du mouve- ment, le succès de cette première ac- tion a été indéniable. Déjà en partie mobilisés contre les me- sures du gouvernement régional fla- mand, les manifestants sont venus en nombre du nord du pays, évaporant ainsi les craintes d’un déséquilibre ré- gional à travers une mobilisation es- sentiellement francophone. En outre, le cortège rassemblait largement plus que les syndicalistes actifs, avec des jeunes, des professions libérales ainsi que la présence remarquée de Hart Bo- ven Hard (« Le cœur, pas la rigueur »), un mouvement rassemblant le monde culturel, intellectuel et associatif contre les mesures d’austérité en Flandre. Le plan d’action était ainsi lancé par un coup d’envoi bien moti- vant. Quelques semaines plus tard s’ouvrait a été mis en place en front commun ET PUIS...? le round des grèves régionales tour- pour les deux journées de grève, une Tandis que le gouvernement, qui s’est nantes. Chaque lundi, du 24 novembre fois à la CSC et l’autre à la FGTB, fait généralement abstenu de commen- au 8 décembre, des provinces franco- sans précédent dans cette ville où les taires sur le plan d’action, confirmait phones et néerlandophones ont été à rivalités entre les deux principaux syn- dès le lendemain de la grève nationale tour de rôle paralysées par une grève dicats sont historiques. A Anvers, le que les mesures d’austérités seraient régionale interprofessionnelle qui, sur- secteur Administrations publiques de maintenues, les directions syndicales tout à travers les perturbations du rail la FGTB a mis en place un comité d’ac- se sont précipitées autour de la table entièrement à l’arrêt, avaient aussi un tion, où les militants, les membres de avec les patrons, déclarant ouvrir une impact important sur l’ensemble du l’exécutif et les secrétaires se sont réu- trêve pour laisser une chance à la pays. Zonings industriels, aéroports et nis pour préparer les actions de concertation, avant de décider mi-jan- sorties d’autoroute bloqués par des pi- grève. A l’initiative de Hart Boven Hard vier d’une suite éventuelle des actions. quets, transports en commun complè- et de Tout autre chose (équivalent fran- Ensemble, ils ont conclu un «mini-ac- tement à l’arrêt, écoles et administra- cophone du premier, lancé quelques cord », entériné par le gouvernement, tions publiques fermées ou fortement semaines plus tard), des tours des pi- portant sur la concrétisation d’une sé- au ralenti, peu de candidats au travail, quets à vélo ont été organisés dans plu- rie de mesures décidées sous la législa- très peu de monde sur les routes... sieurs villes. ture précédente. Les piquets étaient nombreux, en front Cependant, de manière générale, l’or- Il n’en fallait pas plus pour que le Pre- commun et souvent assez bien garnis ganisation de la grève s’est faite de ma- mier ministre se vante d’avoir déposé avec des syndicalistes chevronnés nière largement décentralisée et assez la paix sociale sous le sapin... ce qui n’a mais aussi – même si plus rarement – aléatoire. Les grévistes sont en grande d’ailleurs pas été démenti pendant la de simples affiliés. Chaque semaine, le majorité restés chez eux et les travail- période des fêtes de fin d’année, Actu N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 11 puisque personne n’a débordé les que la dépendance électorale du Cd&V exemple appui sur Hart Boven Hard et consignes syndicales, pas même dans par rapport à la base du syndicat chré- Tout autre chose. Or ces deux initia- les secteurs les plus combatifs qui tien, le MR comme seul parti franco- tives, pour importantes qu’elles soient, avaient pourtant déposé un préavis phone, les provocations de la NVA … se limitent à fédérer les résistances so- pour couvrir les actions éventuelles. Une chute du gouvernement ne résou- ciales. Elles n’ont pas pour vocation de En s’accrochant à la demande d’une drait évidemment pas tout mais elle construire une alternative politique et « vraie concertation » et sans ouvrir de permettrait d’éviter dans l’immédiat encore moins anticapitaliste. En entre- nouvelle perspectives d’actions au l’application toutes ses mesures imbu- tenant la confusion, le PTB, fort de ses moins aussi ambitieuses que celles de vables et, surtout, cette victoire conso- huit élus, se pose de fait comme l’incar- novembre-décembre, les directions liderait l’unité des travailleurs et tra- nation à lui seul du relais politique des syndicales risquent de dilapider la vailleuses, du Nord et du Sud. Elle mouvements sociaux et syndicaux, re- combativité engrangée par des cen- améliorerait donc leur rapport de fermant ainsi – pour l’instant – le dé- taines de milliers de militants. La dé- forces dans le combat contre le déman- bat tactique et stratégique sur l’émer- moralisation sera à la mesure des es- tèlement de la Sécu, et dissiperait les gence d’une nouvelle gauche poirs soulevés. nuages de fumée « confédéralistes » anticapitaliste en Belgique. Pourtant, il est évident que ce gouver- que De Wever – le président de la NVA nement de droite dure n’a rien à concé- – répand à gros jet autour de cet enjeu. DU POTENTIEL der. Les partis de la majorité, NVA en Avec ses 3,5 millions d’affiliés, le mou- tête, ont besoin de (se) prouver qu’ils UNE ALTERNATIVE POLITIQUE À vement syndical a démontré qu’il a la sont capables de faire très mal au CONSTRUIRE force nécessaire pour gagner face à ce monde du travail en bousculant l’oppo- Faire tomber le gouvernement Michel, gouvernement... à condition de renon- sition des syndicats. Contrairement à mais pour mettre quoi à la place? Les cer à l’illusion d’une « issue concertée » ce que veulent (laisser) croire les direc- autres partis dans l’opposition au fédé- que tentent d’imposer – pour l’instant tions syndicales, il n’y a donc quasi- ral qui étaient au pouvoir dans la légis- avec succès – les directions syndicales ment pas de marges de manœuvre dans lature précédente et/ou qui le sont tou- qui refusent de perdre leur influence. le contexte actuel. La droite peut éven- jours dans les régions, comme les Mais le mouvement syndical a la possi- tuellement faire miroiter quelques me- socialistes et les verts, appliquent eux bilité d’aller encore plus loin. Il aurait sures marginales, comme l’introduc- aussi les politiques austéritaires, la force nécessaire pour élaborer et tion d’un impôt sur les même s’ils le font différemment. Lors d’imposer une politique qui réponde à plus-values (compensé par une nou- de la campagne électorale de mai der- l’urgence sociale et écologique. Un pro- velle réduction des cotisations patro- nier, une dynamique intéressante gramme répondant aux aspirations des nales à la Sécu !), mais elle ne peut pas s’était ouverte pour travailler à la affiliés, discuté dans des milliers de ré- reculer sur l’essentiel des mesures in- construction d’une alternative antica- unions de base, aurait infiniment plus clues dans la déclaration gouverne- pitaliste – du moins du côté franco- de légitimité démocratique que le pro- mentale. phone – à travers les listes PTB-GO! gramme que les partis de cette coali- (Gauche d’Ouverture)4 qui ont permis tion ont rédigé en secret, avec des me- FAIRE TOMBER LE GOUVERNEMENT EST l’élection de huit députés de gauche au sures qui ne figuraient même pas à leur POSSIBLE ET NÉCESSAIRE parlement fédéral, à Bruxelles et en programme électoral. Il y a là un poten- Puisque le « modèle belge de concerta- Wallonie. C’était en tout cas le souhait tiel explosif qui permet de garder es- tion » est mort, le syndicalisme, à tous des syndicalistes de gauche ralliés à poir pour inverser la vapeur. o les niveaux des organisations, a be- l’appel que la FGTB de Charleroi avait soin d’une stratégie alternative. Une lancé le 1er mai 20125. 1 La CSC (syndicat chrétien majoritaire au niveau national et en Flandre avec 1,7 millions d’affiliés), la stratégie d’unité dans la lutte jusqu’au Malheureusement, dès le lendemain FGTB (syndicat socialiste majoritaire en Wallonie avec retrait des principales mesures d’aus- des élections, et malgré un bilan posi- 1,5 millions d’affiliés) et la CGSLB (syndicat libéral avec 275 000 affiliés) sont les trois syndicats représentatifs térité du gouvernement. Une stratégie tif de la campagne, le PTB a décidé uni- qui prennent part à la concertation sociale en Belgique. pour gagner, pas pour « se concerter ». latéralement d’enterrer la dynamique 2 Coalition de six partis francophones et néerlandophones (socialistes PS et SP.A, libéraux MR et Les quatre demandes du front com- du PTB-GO! sans lequel il n’aurait Open VLD et sociaux-chrétiens CDH et CD&V) mun ne peuvent pas être satisfaites au- pourtant pas gagné autant d’élus. L’ar- 3 Le gouvernement issu des élections fédérales du 25 mai 2014 est composé du parti libéral francophone (le trement qu’en faisant tomber cette gument principal est que l’étiquette MR) et de trois partis néerlandophones : les sociaux coalition. Ne pas le faire, c’est se PTB-GO! serait trop radicale pour per- chrétiens (CD&V), les libéraux (Open VLD) et les nationalistes (NVA). condamner en tant que syndicats à mettre de rassembler largement la 4 Listes de rassemblement autour du PTB (organisation perdre (ce qui reste de) la capacité de gauche – y compris jusqu’aux mili- d’origine maoïste, la plus importante dans le paysage de la gauche radicale belge) avec le Parti communiste et la peser sur les choix politiques. Dans ce tants les moins droitiers du PS et des Ligue communiste révolutionnaire, soutenues par une cas-là, d’autres mesures suivront : Verts – dans la résistance aux mesures série de personnalités gauche et de secteurs syndicaux. 5 Issu d’une structure régionale représentant contre les conquêtes sociales, bien sûr, austéritaires. Il faudrait éviter les divi- quelques 100 000 affiliés, cet appel à rassembler à mais aussi contre les organisations sions, y compris dans les rangs syndi- gauche du PS et d’Ecolo, pour traduire politiquement les revendications anticapitalistes portées par le syndicales elles-mêmes. caux, ce qui justifie pour le PTB son mouvement syndical, a résonné comme un coup de Et gagner est possible. Le plan d’action appui de fait à la ligne majoritaire des tonnerre au sein du syndicat qui reste encore largement inféodé au PS. Les listes PTB-GO! étaient perçues par a largement démontré la force du mou- directions syndicales qui mène pour- ces militants syndicaux comme la première étape de vement syndical. Et, en même temps, tant droit dans le mur concrétisation de cet appel qui a rallié d’autres secteurs syndicaux dont la Centrale des employés de la CSC de le gouvernement a quelques sérieux Il faudrait aussi travailler à un nouvel Charleroi, et qui suscite toujours aujourd’hui des débats points faibles politiques à titiller, tels outil rassembleur, prenant par importants. | 12 Actu Une nouvelle page s’écrit au Burkina Faso PAR PAUL MARTIAL Curieuse ironie du sort, en 1984 Blaise Compaoré mettait fin a l’expérience révolutionnaire de Sankara, un tournant pour le Burkina Faso mais aussi pour l’Afrique. 27 ans plus tard, en tentant comme ses pairs de s’accrocher au pouvoir, il a déclenché une immense mobilisation qui n’a pas seulement mis à bas son régime, mais ouvert une nouvelle perspective pour le Continent. ’est en 1995 que le journaliste d’in- de choix : annoncer de manière prématurée Sankara dans les années 1980, Blaise Com- vestigation Norbert Zongo a mis en qu’il s’arrêterait fin 2015 comme la Constitu- paoré rencontra lors d’un voyage en Côte évidence les responsabilités de tion le prévoyait aurait fait de lui «un ATT d’Ivoire sa femme Chantal Terrasson, très CFrançois Compaoré, frère du président, [Amadou Toumani Touré] bis». Personne ne proche de Houphouët-Boigny, le chef d’or- dans le meurtre de son chauffeur. Le jour- l’aurait plus suivi et le risque d’un coup des chestre africain de la Françafrique. Beau- naliste fut exécuté et sa mort maquillée militaires, qui se seraient peut-être sentis pri- coup d’ailleurs pensèrent que cette idylle, grossièrement en accident. Cet assassinat vés de sa protection après son départ, aurait qui déboucha quelques mois après sur un mit des dizaines de milliers de personnes été permanent. »1 mariage, n’était pas fortuite. Toujours est-il dans la rue et la mobilisation, si elle ébran- la son régime, prouva aussi que Compaoré, après son coup d’état sanglant contre Tho- mas Sankara, n’hésiterait pas à continuer à faire couler le sang de son peuple pour défendre son clan et son pouvoir. Mais parallèlement, des luttes de grande ampleur n’ont jamais cessé de se produire, souvent menées par les organisations de la société civile, notamment les syndicats qui, à plusieurs reprises, ont organisé des manifestations contre la vie chère à l’époque où le Continent était en proie aux émeutes de la faim en 2008. Mais il est certain que 2011 fut un message des plus clairs sur la fin de l’ère Compaoré. En effet, on assistait à cette époque à une rébellion de l’ensemble de la société. Au départ, un lycéen de Koudougou était arrê- té et tabassé à mort dans une gendarmerie. Les jeunes descendirent dans la rue et furent victimes d’une répression violente qui, loin de décourager la population, la renforça dans sa volonté d’exprimer son indignation. Quelques semaines plus tard, c’est le régiment de sécurité présidentielle, l’épine dorsale du régime, qui se mutinait. La gravité de la situation était telle que Compaoré dut s’enfuir de Ouagadougou, la capitale, vers la ville de Pô et ne revint que lorsque la situation se fut calmée. Les observateurs ont vu dans cette mobili- sation le début de la déchéance d’un ré- « Blaise, dégage. Compaoré, cancer du Burkina. » DR. gime à bout de souffle. Une autre hypothèse, plus prosaïque, est que Compaoré prit de plus en plus ses dis- COMPAORÉ, LE FAUX NEZ DE LA FRANCE que Compaoré, encouragé par son entou- tances avec Sankara, jusqu’à le renverser Pourquoi, dans une telle situation, Com- rage a cru que le passage en force lui réus- par un coup d’Etat et se mettre au service paoré s’est-il obstiné à rester au pouvoir ? sirait de nouveau. En effet, sa trajectoire de l’occident, en premier lieu de la France. Le rédacteur de Jeune Afrique, qui l’a ren- est ponctuée non seulement de coups de Arrivé au pouvoir, il fut rapidement mêlé à contré dans son exil ivoirien se risque à force, mais aussi de reniements et de trahi- toute sortes d’affaire. La plus sordide est, une explication : « Compaoré n’avait guère sons. Plus proche compagnon de Thomas sans conteste, son soutien à Charles Taylor Actu N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste| 13

qui, à la tête de milices d’enfant soldats, après les accords de Ouagadougou, la prise fication de la Constitution : le référendum Une nouvelle page s’écrit au Burkina Faso mit à sac deux pays, le Liberia et la Sier- de pouvoir de Ouattara lequel, en retour ou le changement par l’Assemble natio- ra-Leone, qui paient encore les consé- d’ascenseur, lui offrit l’exil. nale à une majorité des trois cinquièmes. quences de ces conflits notamment avec Idem pour la crise au Mali, où Compaoré C’est vers cette voie que s’orienta Compao- l’épidémie de la fièvre Ebola. Charles Tay- soutint le MNLA, tout en jouant les média- ré, l’idée étant d’additionner les voix des lor, pour financer ses guerres qui lui ont teurs entre l’Etat malien et les mouvements députés de son parti et celles de l’AFD/RDA valu d’être condamné pour crime contre armés, même s’il s’est fait ravir ce rôle plus (un parti qui se définit comme libéral). l’Humanité, exploitait les mines de dia- tard par la diplomatie algérienne. A chaque C’est pour empêcher cela que les manifes- mants. Compaoré s’est inséré dans ce tra- crise, par l’entremise de Compaoré, la tants envahirent l’hémicycle afin d’éviter fic et servit d’intermédiaire pour le finan- France pouvait intervenir dans les crises tout vote. cement de l’UNITA, une milice angolaise africaines en imposant ses solutions. Deux jours plus tôt, l’opposition et la socié- soutenue par les Etats-Unis et l’Afrique du Voilà donc un homme qui se parait des ha- té civile avaient convoqué une manifesta- Sud à l’époque de l’apartheid. bits de faiseur de paix même si certains lui tion contre la réforme constitutionnelle. Peu à peu il a enfilé un costume plus pré- ont contesté ce rôle, comme Louise Har- On parla d’un million de personnes dans sentable, celui de médiateur, mais tou- bour, présidente du très influent think- les rues. Si cela peut paraître exagéré, cette jours en service commandé pour la France. tank anglophone International Crisis manifestation est certainement la plus im- Au Togo, il parvint à maintenir au pouvoir Group, qui déclarait à l’International He- portante que le pays ait jamais connu. Le le fils du dictateur Eyadema, en Maurita- rald Tribune : « M. Compaoré, qui a été mili- lendemain, à l’occasion d’une grève géné- nie il obtint les « accords du Sénégal » qui taire, meneur d’un coup d’Etat et parrain poli- rale prévue de longue date contre la vie entérinaient le coup d’Etat contre le pre- tique de Charles Taylor [ex-chef rebelle et chère, les populations s’emparèrent de mier président démocratiquement élu de ancien président du Liberia, actuellement cette échéance et les heurts se firent vio- jugé pour crimes contre l’humanité, NdlR], lents. La dynamique était telle que le re- n’est pas l’homme le plus fiable pour prêcher trait du changement de Constitution n’était la démocratie et [favoriser] le pouvoir civil » plus la revendication principale. Désor- mais, les manifestants n’exigeaient qu’une TROIS JOURS QUI ÉBRANLÈRENT chose : le départ de Blaise Compaoré. LE BURKINA L’isolement de Compaoré s’est amplifié à L’ABSENCE D’ALTERNATIVE POLITIQUE tel point qu’en 2013, une crise profonde Les dirigeants des partis politiques, tous ébranla le parti gouvernemental, Congrès sans exception, ne s’étaient pas préparés à pour la démocratie et le progrès (CDP), l’éventualité de la démission de Compaoré, quand de nombreux cadres ayant accom- ce qui explique l’imbroglio qui s’en est sui- pagné Compaoré depuis sa prise de pou- vi et la prise du pouvoir par les militaires. voir le lâchèrent pour former une nouvelle Cette situation illustre la faiblesse de l’op- organisation, alors qu’il s’échinait à chan- position politique. Les deux principaux ger la Constitution. Le pouvoir en place partis de l’opposition viennent du sérail de suite à cette hémorragie n’avait plus l’ancien régime. Le Mouvement du peuple d’autre choix que de payer des gens pour pour le progrès (MPP) de Kaboré rassemble qu’ils assistent aux meetings – et encore, des cadres du CDP, créé depuis seulement les témoignages indiquent que si les jeunes un an. Ses dirigeants ont toujours eu une empochaient bien l’argent, ils désertaient pratique politique aux antipodes de la dé- les meetings organisés par le parti au pou- mocratie et de la probité. Ils ont entériné voir. tous les coups tordus du pouvoir et, même La presse s’était fait l’écho de la pression de si la rédemption est toujours possible, ils la diplomatie française pour lui trouver ne peuvent être une vraie alternative. une porte de sortie honorable. Le poste de L’Union pour le progrès et le changement président de la francophonie fut évoqué, (UPC) est dirigée par Zéphirin Diabré qui mais refusé tout net par l’intéressé.2 Une fut le monsieur Afrique de la multinatio- lettre signée de Hollande l’enjoignit de ne nale française AREVA. Quand on sait l’im- pas changer la Constitution mais rien n’y portance stratégique pour le France du fit, d’autant qu’en face le clan qui entourait nucléaire, on comprend que Diabré n’est Compaoré faisait pression, soucieux de pas prêt à mettre en danger une quel- préserver sa rente financière. En effet, conque parcelle de l’ordre international et cette clique avait fait main basse sur l’es- du pouvoir de la France sur son pré-carré sentiel de l’activité économique du pays, à africain. Revendiquant une économie libé- ce pays. l’image d’Alizéta Ouédraogo, « la belle- rale, sa politique ne peut qu’aggraver la si- Mais surtout, Blaise Compaoré réussit le mère nationale » qui a construit sa fortune tuation sociale du Burkina, en proie tour de force d’être juge et partie prenante dans les cuirs (grâce à une loi lui accordant comme les autres pays dominés aux dans les conflits. Ce fut le cas pour la Côte le monopole de la vente dans le pays !) et d’Ivoire, en soutenant la rébellion armée étendu son emprise économique sur l’im- de Ouattara tout en proposant un accord mobilier et les infrastructures. de paix à Laurent Gbagbo, ce qui permit, Deux possibilités s’offraient pour la modi- | 14 Actu

Les premières mesures prises par le gou- sa, les mobilisations commencent à ap- vernement de transition vont dans le bon paraître et à prendre de l’ampleur contre sens, notamment au niveau de la justice les révisions constitutionnelles. Au conséquences des Accords de partenariat avec la réouverture d’enquêtes sur l’assas- Tchad, l’émergence d’une organisation économique (APE) nouvellement signés. sinat de Thomas Sankara et de Norbert qui rassemble une grande partie de la so- Véritable quintessence du libéralisme, ces Zongo, la volonté de demander l’extradi- ciété civile, appelée « Trop c’est trop », a APE permettront aux multinationales tion de Compaoré, la mise à l’écart des pi- lancé des mobilisations contre la pénurie d’écouler leurs produits en détruisant le liers du régime, mais aussi l’audit sur les de carburant pour les populations, fruit tissu économique des pays pauvres. Le contrats miniers. Il est difficile de faire la de spéculations des proches d’Idriss Burkina Faso a déjà fait l’amère expé- part entre la volonté de tourner la page des Déby. rience de Monsanto pour l’exploitation du militaires, qui ont gardé la main sur le Mais le cas le plus symptomatique est coton génétiquement modifié, qui a eu un pouvoir en occupant les principaux postes peut-être celui du Gabon, fief de la Fran- effet néfaste pour les paysans, sans parler régaliens (en premier lieu la primature – çafrique. Après la mort d’Omar Bongo des risques environnementaux. premier ministre – mais aussi les minis- son fils a pris le pouvoir grâce à une inver- Du coté des forces progressistes on re- tères de la défense, de l’intérieur et des sion des résultats électoraux. Depuis, une trouve les sankaristes. Longtemps divisés, mines) et la pression de la rue qui reste ex- très grande partie de la population le ils se sont partiellement réunifiés au sein trêmement mobilisée. considère illégitime. Ce qui est nouveau, de l’UNIR PS. Cette formation a édulcoré c’est la volonté de l’opposition de se re- son discours politique et s’est concentrée ONDE DE CHOC AU NIVEAU DU CONTINENT grouper. Ainsi le Front de l’opposition essentiellement sur les élections. A côté, le Toujours est-il que l’expérience burkinabé pour l’alternance envisage désormais Parti communiste révolutionnaire vol- et les premiers pas de la transition encou- comme seule voie possible celle d’une ré- taïque reste dans une clandestinité totale. ragent la lutte des populations et opposi- volution, après avoir écarté celles des Si ses militants sont influents dans le syn- tions dans les autres pays africains élections et d’une Convention nationale dicat CGT-B ou dans le Mouvement burki- confrontés au même problème de dicta- souveraine avec le pouvoir en place.3 nabè des droits de l’Homme et des peuples teurs qui se maintiennent au pouvoir. L’opposition gabonaise ne nous avait (MBDHP), cette organisation – de par sa Le débat dépasse largement le cadre des guère habitués à une telle radicalité et les pratique militante – s’interdit de pouvoir changements de Constitution et se foca- récentes mobilisations, qui sont répri- construire un parti de masse capable d’in- lisent sur la vraie question : ne plus subir mées férocement par le pouvoir, montrent fluencer le cours des choses. De plus, la les diktats d’un pouvoir illégitime qui que ce ne sont pas des mots en l’air. sous-estimation de la combativité des prend des allures dynastiques. C’est le cas La révolution au Burkina n’a pas seule- masses du Burkina l’a empêché d’avancer au Togo où depuis 1963 les populations ment renversé un régime, elle montre que une alternative politique au moment de n’ont connu au pouvoir que la famille la seule voie pour en finir avec les dicta- l’insurrection. Gnassingbé : Eyadema d’abord, celui-là tures reste les mobilisations et l’organisa- Cette situation explique en partie l’émer- même qui assassina le père de l’indépen- tion des populations, tout en levant un gence d’organisations de la société civile dance du pays, Silvanus Olympio, cou- sentiment dangereux pour les dictateurs : militante, comme le « Balai citoyen » fon- pable de velléités d’indépendance vis-à- l’espoir. o dé par deux chanteurs, l’un de rap et vis de la France ; puis son fils Faure, arrivé l’autre de reggae. Cette association a ren- au pouvoir par les massacres et la peur. 1 http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2809p029. contré un grand succès parmi la jeunesse Mais de nouveau les manifestions et mee- xml0/blaise-compaore-armee-burkinabe-isaac- du Burkina et s’est engagée dans des com- ting reprennent, les dirigeants de l’opposi- zida-crise-burkina-faso-2014-burkina-faso- burkina-faso-blaise-compaore-sa-version-des-faits. bats sociaux, sur les questions des cou- tion mettant en avant l’expérience du Bur- html pures d’énergie et d’accès aux soins. Elle a kina. Un groupe d’extrême gauche a tenté 2 http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2792p024. xml0/blaise-compaor-opposition-burkinab-pr- joué un rôle central dans la mobilisation et de mettre en place un Balai citoyen togo- sidentielle-burkina-faso-2015burkina-blaise- a été la première à exiger le départ de Com- lais. compaor-il-faudra-bien-partir-un-jour.html 3 http://www.afriquesenlutte.org/afrique-centrale/ paoré. Aux Congo Brazzaville et Congo Kinsha- gabon/article/extraits-du-congres-de-paris-pour Oser lutter, savoir vaincre ! n 1984 Thomas Sankara, alors sons et produisons ce que nous voulons soutenues par la Chine ou les Sovié- jeune capitaine, prit le pouvoir et consommer »), combattre la dette (« La tiques (« Nous ne pouvons laisser à nos tenta une des expériences so- dette ne peut pas être remboursée parce seuls ennemis d’hier et d’aujourd’hui le cialesE les plus avancées en Afrique. En que d’abord si nous ne payons pas, les monopole de la pensée, de l’imagination Haute Volta, pays sahélien enclavé de 17 bailleurs de fonds ne mourront pas. et de la créativité » ). millions d’habitants qui sera rebaptisé Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, Sankara fut assassiné en octobre 1987, Burkina Faso, Burkina pour intégrité en c’est nous qui allons mourir. Soyons-en lors du coup d’état de Compaoré soute- Mooré et Faso pour pays en Dioula, le sûrs également »), réduire le pouvoir des nu par les caciques de la Françafrique. Che africain mit en place des structures chefs traditionnels et promouvoir l’éga- Si l’ordre néocolonial était restauré, de pouvoir populaire (« Nous préférons lité entre les hommes et les femmes l’espoir d’une autre Afrique se répan- un pas avec le peuple, à dix pas sans le (« Un homme, si opprimé soit-il, trouve un dait : tuez Sankara, des milliers de peuple »), entreprit de défendre la sou- être à opprimer : sa femme »). Une tenta- Sankara naîtront ! o veraineté alimentaire (« Vivons afri- tive de socialisme vivant, loin des cari- cains, consommons ce que nous produi- catures de dictature en mal d’idéologie Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 15 Syriza et le nouveau gouvernement face à leurs contradictions PAR JEAN-PHILIPPE DIVÈS La victoire électorale du 25 janvier 2015 soulève de grands espoirs, mais les obstacles sont redoutables et les contradictions patentes. Notre solidarité avec les travailleurs et le peuple grecs est totale. Elle n’inclut pas un soutien à la politique de la direction de Syriza ou à son gouvernement de coalition avec les Grecs Indépendants. ’est à l’exposition internationale s’en remet au résultat des « négocia- n’est envisageable et que les engage- de Thessalonique, en septembre tions » qui ont commencé avec les ments pris doivent être tenus. D’autres dernier, qu’Alexis Tsipras avait créanciers. en Europe (comme le gouverneur de la Cprésenté son programme de gouverne- La dette de l’Etat grec se monte au- Banque de France, Christian Noyer) ont ment, combinant mesures d’urgence jourd’hui à 321 milliards d’euros. Elle en revanche affirmé que cette dette de- sociale et plan de relance keynésien. représente 175 % du PIB, contre 125 % vrait faire l’objet d’une renégociation ; Au lendemain de l’élection du 25 jan- en 2010, avant le début des mémoran- ils ont reçu le renfort de poids de… Ba- vier, il a confirmé la mise en application dums. Depuis cette date, le PIB s’est rack Obama. d’une série de ces engagements. No- contracté de 25 %, avec à la clé un ap- Se dessinent ainsi deux scénarios pos- tamment le relèvement du salaire mini- pauvrissement général de la population sibles. Dans le premier cas, sauf une (a mum à son niveau d’avant les mémo- et le développement de situations de priori improbable) capitulation en rase randums d’austérité, soit 751 euros misère insoutenables. campagne du gouvernement Tsipras, mensuels (contre 510, 586 ou 644 euros Depuis sa restructuration intervenue celui-ci pourrait se trouver contraint au selon l’âge et le statut marital) ; le réta- en 2012, cette dette est détenue pour « Grexit », la sortie de la Grèce de l’euro. blissement d’un treizième mois pour les l’essentiel par des institutions euro- Cette hypothèse inquiète les représen- retraites inférieures à 700 euros men- péennes et internationales : 142 mil- tants les plus lucides de la finance mon- suels ; l’abolition d’une taxe immobi- liards pour le Fonds européen de stabi- dialisée, comme la revue The Economist lière spécialement injuste ; la réintégra- lité financière, 53 milliards pour les qui alertait fin janvier sur les consé- tion de 2000 fonctionnaires licenciés, Etats de la zone euro, 27 milliards pour quences imprévisibles de « l’intransi- dont les femmes de ménage de l’admi- la Banque centrale européenne, 32 mil- geance allemande ». Dans le second cas, nistration des finances qui ont mené liards pour le Fonds monétaire interna- on aboutirait à un accord qui verrait la depuis un an et demi une lutte emblé- tional. Grèce obtenir quelques marges de matique... A quoi s’ajoute l’annonce de Le nouveau gouvernement a évalué le manœuvre limitées, sinon sur le mon- l’arrêt de la privatisation du port du Pi- financement de ses mesures d’urgence tant de sa dette, du moins sur les délais rée et de la compagnie nationale d’élec- à 12 milliards d’euros annuels. Il a an- et modalités de remboursement (qui tricité. noncé qu’il comptait pour cela sur des pourraient être « indexés sur la crois- ressources issues de la lutte contre sance ») ainsi que sur les taux d’intérêt. LA CONTRAINTE DE LA DETTE l’évasion fiscale et la contrebande, ainsi Les négociations se mènent dans le se- Toutes ces mesures, par-delà une por- que sur une réaffectation des fonds pro- cret des hautes sphères. La participa- tée qui reste malgré tout limitée face à venant de l’Union européenne. Le pre- tion des travailleurs et du peuple grecs l’ampleur de la « crise humanitaire » mier volet ne pouvant se concrétiser au n’y est ni requise, ni désirée. Durant la (selon le terme employé par les diri- mieux que dans un délai d’un ou deux campagne électorale, Tsipras et son geants de Syriza eux-mêmes), sont bien ans, tout dépend en réalité d’un accord équipe avaient diffusé le message apai- éminemment positives. Le grand pro- (et des condition d’un accord) avec l’UE sant selon lequel une exclusion de la blème est que leur financement, donc et la troïka. Grèce de l’euro était totalement impos- leur effectivité et a fortiori leur pérenni- sible, l’Allemagne et l’UE seraient né- té, ne sont nullement assurés. DEUX SCÉNARIOS cessairement contraintes d’accepter un Ils ne le sont pas car les caisses de l’Etat L’idée – certes illusoire, et qui avait es- accord respectant la volonté démocra- sont vides (celui-ci de dispose au- sentiellement des fins de propagande – tique de son peuple. jourd’hui que de moins de 2 milliards d’une conférence internationale sur la Il ne s’agit pas seulement de l’attitude de liquidités), et que tout dépend en dette ayant été vite abandonnée, le nou- typique de dirigeants réformistes qui conséquence du bon vouloir de l’Union veau gouvernement a demandé à ses craignent par-dessus tout l’interven- européenne et de la troïka. La direction créanciers de disposer d’un délai tion directe et incontrôlée des masses. de Syriza a en effet écarté par avance jusqu’à la fin mai afin de présenter ses Plus profondément, il s’agit d’un choix toute décision « unilatérale » d’annula- propositions. politique : celui de défendre jusqu’au tion même partielle de la dette, ou de Angela Merkel, relayée par le président moratoire sur le paiement des intérêts de la Commission européenne, Juncker, qui plombent le budget national. Elle répète qu’aucune réduction de la dette | 16 Dossier

anti-République de Macédoine, ainsi mier ministre et actuel dirigeant de ce que pro-russe (et en l’occurrence parti, a affirmé qu’il soutiendrait cette pro-Poutine), comme l’ont montré les candidature si elle était présentée par premiers pas de la nouvelle diplomatie Syriza grecque vis-à-vis de la crise ukrai- bout le cadre de l’Union européenne et nienne.1 LA NÉCESSITÉ DE L’INDÉPENDANCE de l’euro, auxquels la direction de Syriza Pendant sa campagne électorale, Alexis Sans même parler à ce stade de socia- s’affirme indéfectiblement attachée, et Tsipras avait insisté à de multiples re- lisme, il n’y aura pas de satisfaction des de ne rien faire non plus qui entre en prises sur le fait que son but était un revendications ouvrières et populaires contradiction avec un système capita- liste qu’il faut juste rationnaliser et rendre plus « humain ». Le vice-premier ministre et numéro deux du gouverne- ment, Ioannis Dragasakis, assure ainsi que son action vise à « renforcer les banques, améliorer leur position et plus gé- néralement développer notre économie ». C’est la raison pour laquelle, même en Allemagne, des voix commencent à s’élever pour dire que finalement, sous certaines conditions, Syriza pourrait être « une chance pour la Grèce ». « Si les Grecs, avec Tsipras, balaient la corrup- tion, ne créent plus d’emplois de complai- sance dans l’administration et imposent réellement les plus riches, alors les Alle- mands, avec Merkel, doivent faire des concessions sur les taux d’intérêts, le réé- chelonnement de la dette et les investisse- Panos Kamménos et Alexis Tsipras DR. ments. C’est dans l’intérêt de tous » pou- vait-on lire le 27 janvier dans la gouvernement non de gauche ou des sans des mesures radicales contre la Süddeutsche Zeitung, parmi d’autres opi- gauches, mais de « salut national ». dette, donc sans une confrontation avec nions similaires. « L’objectif de Syriza n’est pas de prendre l’UE et la troïka. Ce qui, à son tour, po- une revanche historique de la Gauche, serait la question d’une prise de LE SENS DE LA COALITION mais de former un gouvernement pour contrôle publique des banques et des Dès lors, on comprend mieux l’alliance tous les Grecs », déclarait-il ainsi dans principales entreprises du pays. formée avec le parti de droite souverai- son meeting du 21 janvier 2015 à Patras. Bien sûr, il faudrait défendre y compris niste des Grecs Indépendants (ANEL se- Position réitérée lors du premier conseil le gouvernement d’Alexis Tsipras si ce- lon son acronyme) dont le chef, Panos des ministres du nouveau gouverne- lui-ci faisait l’objet d’attaques violentes Kamménos, est devenu le nouveau mi- ment, où il s’affirmait prêt à « verser son de la droite et de l’extrême droite, de nistre de la Défense. Comme le signale sang » pour restaurer « la dignité des l’UE et de la troïka. Ce n’est cependant l’organisation DEA (la tendance d’ex- Grecs ». pas le tour que prennent actuellement trême gauche au sein de Syriza) dans sa Dans la même veine, le nouveau mi- les événements. Les anticapitalistes et déclaration du 28 janvier, cette « déci- nistre (« rock and roll ») des finances, révolutionnaires grecs, dans et hors Sy- sion de la direction de Syriza (…) n’était pas Yanis Varoufakis, déclarait à l’occasion riza, ont d’autant plus besoin de se si- une nécessité au regard du résultat des de sa prise de fonctions que « si aucun tuer en totale indépendance vis-à-vis élections, puisqu’il y avait la possibilité accord n’est trouvé avec la troïka (…) la de ce gouvernement, comme de la poli- qu’un gouvernement de Syriza gouverne mort est préférable », en citant comme tique de la direction de Syriza. par lui-même en demandant au parlement exemple le choix du dictateur Metaxás C’est le choix que tous maintiennent ‘’un vote de tolérance’’ ». « L’accord de coa- qui, en 1940, avait refusé de se sou- (contrairement, hélas, au Courant de lition avec ANEL met en danger le projet mettre au diktat de Mussolini alors gauche de Syriza, entré au gouverne- politique d’un gouvernement de gauche », même que la Grèce se trouvait en situa- ment avec notamment son principal di- ajoute le même texte. tion de grande infériorité militaire face rigeant, Panayotis Lafazanis, comme Ce n’est pourtant pas une totale sur- aux forces de l’Axe. ministre de la restructuration produc- prise. Les contacts entre Tsipras et Mais les tendances à l’union nationale tive). Leur tâche s’annonce lourde et Kamménos, qui remontent à 2012, pourraient aller encore plus loin. Le complexe. Plus que jamais, tenons-nous avaient débouché, le 22 mars 2013, sur nom proposé par Alexis Tsipras pour à leurs côtés. o l’annonce (alors non suivie d’effet) de la occuper le poste – à pourvoir rapide- formation d’un « front social et politique ment – de président de la République 1 On peut rappeler aussi que Syriza avait intégré dans ses commun pour aider Chypre ». Par-delà les est celui de l’actuel commissaire euro- listes pour ces élections deux députés sortants élus en 2012 pour ANEL (ainsi que deux transfuges du PASOK, le différences qui sont évidentes, ils ont péen (à l’immigration), Dimitris Avra- parti social-libéral en totale déconfiture). L’une au moins, en commun un fond de nationalisme, à mopoulos, qui appartient la Nouvelle l’avocate assez connue Rachil Makri, a ainsi été réélue. Ces inclusions avaient suscité dans les rangs de Syriza des tonalité anti-allemande, anti-turque, Démocratie. Antonis Samaras, l’ex-pre- protestations dont la presse s’était faite l’écho. Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 17 Grèce : un tournant possible en Europe ! PAR FRANÇOIS SABADO

Les prochaines semaines seront décisives en Grèce et en Europe. Si se confirme une défaite d’ampleur des partis de droite et une victoire de Syriza, lors des prochaines élections législatives, la lutte contre les politiques d’austérité pourrait basculer du côté des peuples.1

ien sûr, une victoire électorale de La gauche radicale grecque est le pro- gouvernement grec. C’est dans ce la gauche grecque ne suffira pas, duit de l’accumulation de toute cette cadre que les dirigeants de l’UE pour- mais cela montrera qu’on peut expérience sociale et politique. Sa vic- ront utiliser ce qui reste de la gauche Bcommencer à bloquer les politiques toire est possible, mais rien n’est joué. traditionnelle libérale ou sociale-libé- d’austérité et à inverser le cours des D’abord, parce que la droite n’a pas dit rale : les restes du Pasok, le mouve- choses. C’est un des maillons faibles son dernier mot. La droite grecque ment des socialistes de Papandréou, de la chaîne des politiques d’austérité reste forte, avec une base sociale et po- ou les restes de Dimar (Gauche démo- qui peut craquer. litique. Nouvelle Démocratie est une cratique), en particulier si la direction La Grèce a été un des pays où les at- formation ultra-réactionnaire. Elle in- de Syriza s’engage dans la formation taques capitalistes néolibérales se sont tègre en son sein des éléments se- d’un gouvernement de coalition qui re- appliquées avec le plus de brutalité : le mi-fascistes provenant de Laos, force cherche un accord avec les dirigeants revenu moyen disponible a chuté de d’extrême droite. Elle a des liens cou- de l’UE. Les puissants d’Europe combi- 35 % entre 2009 et 2013, le chômage dé- pables avec les néonazis d’Aube dorée neront confrontations et manœuvres, passe les 28 % –plus de 50% parmi les et des secteurs de l’appareil d’Etat mi- affrontements et pressions pour impo- jeunes de 15 à 24 ans –, les services pu- litaire et policier. Même si ce n’est pas ser une politique, en continuité avec le blics sont détruits, les salariés mais une menace immédiate, le spectre du gouvernement actuel, en espérant aussi des secteurs de la petite bour- coup d’Etat militaire continue à hanter faire capituler la direction de Syriza et geoisie ont été terriblement appauvris. les arrière-cours de la vie politique donc conduire à la catastrophe. Ce que Le pays a été saigné. grecque. Il faut aussi compter avec une certains appellent déjà « la parenthèse C’est le rejet, par la société grecque, de presse qui se déchaîne contre la de Syriza » ! cette politique barbare qui a débouché gauche, les travailleurs, les immigrés. Beaucoup de choses se jouent au- sur la crise politique actuelle Mais la Enfin, n’oublions pas que cette droite jourd’hui au sein d’une Syriza à la croi- spécificité de la crise grecque, c’est le peut bénéficier de l’appui total de l’es- sée des chemins. Le « bureau présiden- rôle central qu’occupe Syriza. sentiel du patronat grec, des bourgeoi- tiel » et Alexis Tsipras – la direction de En fait, on ne peut comprendre la « dy- sies européennes et de la troïka. Son Syriza – multiplient les déclarations namique » Syriza sans prendre en choix, c’est la confrontation directe contradictoires : rejeter les « mémo- compte la profondeur destructrice de la contre Syriza et la gauche grecque. randums » de la troïka, arrêter de crise économique, accompagnée de payer les intérêts de la dette et suppri- l’effondrement d’un des piliers du sys- UNE DIMENSION EUROPÉENNE mer une grande partie de cette dette, tème politique grec traditionnel (le Pa- La crise grecque peut avoir des consé- mais en même temps rechercher un ac- sok, mouvement socialiste grec), la quences économiques sur la situation cord avec les dirigeants de l’Union eu- crise historique de la droite, le recul du de l’Europe dans la tourmente finan- ropéenne qui, pour continuer leurs KKE (PC) qui est passé de 13,1 % des cière, monétaire et bancaire, mais le prêts, exigent l’application des poli- voix en 1989 à 4,5 % en juin 2012. Un « risque » le plus important, c’est la tiques budgétaires, la baisse du niveau KKE ultra-sectaire. contagion sociale et politique. La Grèce de vie du peuple grec et la destruction Cette mutation de l’échiquier politique a une place stratégique dans tout le des services publics. est surtout la résultante de la résistance dispositif militaire de l’OTAN, et une À cette étape, ce qui domine la cam- sociale aux attaques des classes domi- crise ouverte en Grèce aura des consé- pagne de Syriza, ce sont les engage- nantes et de l’Union européenne. Près quences sur le plan des rapports de ments du programme de Thessalo- de 30 journées de grève nationale, sans forces internationaux. Une défaite des nique : ramener les salaires et les compter les luttes partielles dans un politiques d’austérité peut redonner retraites à leur niveau d’avant la crise ; grand nombre de secteurs, ont scandé confiance aux millions de travailleurs retour aux conventions collectives les rythmes de la situation sociale et qui ont été durement éprouvés ces der- d’avant-crise ; retour à un seuil mini- politique du pays. Les différentes com- nières années. Il est donc décisif pour mum de revenu imposable à 12 000 eu- posantes de Syriza, leurs membres les dirigeants européens de tout faire ros ; suppression des taxes sur le fioul dans les syndicats – en relation, sou- pour que l’expérience échoue. de chauffage. Ces mesures, si elles sont vent, avec des militants de la coalition Cette détermination populaire conduit appliquées, auront une signification Antarsya –, le mouvement étudiant, le certaines fractions bourgeoises et des mouvement anti-fasciste, etc., sont les élites européennes à indiquer la possi- vecteurs de ces mobilisations. bilité de négociation avec un nouveau | 18 Dossier

la conciliation avec les classes domi- conquête du gouvernement, ce n’est nantes et l’UE. Le rejet des mémoran- pas la conquête du pouvoir. dums, des diktats budgétaires de l’UE, Syriza peut soit devenir une force an- pour le peuple grec et au-delà en Eu- le non-remboursement de la plus ti-néolibérale et anticapitaliste – en rope : l’austérité peut être bloquée. grande partie de la dette, premières construisant un front de gauche, de C’est pourquoi ce double discours va mesures d’un gouvernement anti-aus- bas et en haut –, soit, face aux terribles vite se heurter à la politique des classes térité, sont les questions où va se jouer pressions qu’elle va subir, ouvrir la dominantes, en Grèce et en Europe : la confrontation avec l’UE, mais elles voie à un gouvernement de gestion so- soit on accepte les diktats de l’UE, et ne pourront se consolider sans une po- cial-libérale. Le role des révolution- l’expérience sera défaite, soit on reste litique qui dès le départ casse toutes naires n’est pas de dénoncer par anti- fidèle au cap de la lutte contre l’austéri- les attaques antisociales imposées au cipation les trahisons de demain, il est té, en appelant à la mobilisation, et il y peuple grec depuis quatre ans dans le de tout faire pour que l’expérience Sy- a la possibilité d’un rebond domaine des salaires, de la santé, du riza aille le plus loin possible, dans la social. Il sera difficile DR. d’échapper à cette alterna- tive. « Pas un seul pas en arrière », c’est le mot d’ordre des camarades de la « plateforme de gauche » de Syriza.

PAS UN PAS EN ARRIÈRE… Pour obtenir que le mot d’ordre « Pas un pas en ar- rière » se concrétise avec plus de force, il doit prendre appui sur une politique uni- taire, de l’ensemble de la gauche grecque, de Syriza mais aussi du KKE et d’An- tarsya. Au sein même du KKE, les doutes se multi- plient sur l’orientation ul- tra-sectaire de la direction. Quant à Antarsya, elle est divisée sur l’opportunité d’une alliance avec un cou- rant « national-commu- niste » – le plan B d’Alava- nos. La gauche grecque, Syriza et droit au travail et au logement, qui satisfaction des revendications popu- Antarsya ont une responsabilité parti- commence à prendre des mesures anti- laires. culière dans la construction d’un pro- capitalistes, d’incursion dans la pro- Une bataille décisive s’engage en jet unitaire, qui dépasse ces organisa- priété capitaliste, nationalisation des Grèce, mais tous les peuples d’Europe tions, mais peut rassembler des banques, et de certains secteurs clés sont concernés. Le peuple grec ne doit syndicalistes, des associatifs, des éco- de l’économie, réorganisation de l’éco- pas rester isolé. Il faut empêcher les logistes. nomie pour satisfaire les besoins so- gouvernements de l’Union européenne L’enjeu est clair, décisif : il faut battre ciaux élémentaires. de continuer à imposer leurs diktats, la droite et l’extrême droite grecques et Pour imposer ces solutions, la mobili- refuser toute ingérence, tout chantage. tout faire pour que la gauche, dont Sy- sation sociale, le contrôle des travail- C’est au peuple de décider de ses riza est la principale composante, leurs sur leurs propres affaires, l’au- propres affaires. Il faut, avec les asso- gagne ces élections. Nous ne sommes to-organisation et l’autogestion sociale ciations, le mouvement syndical et pas neutres. Nous sommes contre la sont indispensables. Enfin la conquête toutes les organisations, dresser, dans droite et pour Syriza, afin de créer une du gouvernement, dans un cadre par- tous les pays européens, un mur de so- dynamique sociale et politique pour lementaire, dans des circonstances ex- lidarité avec le peuple grec, contre les un gouvernement de gauche, qui doit ceptionnelles peut être un premier pas politiques de la droite et de la troïka. s’efforcer de réunir toutes les forces dans la voie d’une rupture anticapita- C’est aussi la tâche des révolution- prêtes à rompre avec la politique d’aus- liste mais, là aussi, celle-ci ne peut se naires de renforcer leurs liens avec la térité et lutter contre les pièges du na- confirmer que si un gouvernement an- gauche révolutionnaire grecque pour tionalisme chauvin. ti-austérité crée les conditions pour un favoriser les convergences et les avan- Ce gouvernement doit être un gouver- nouveau pouvoir s’appuyant sur des cées unitaires. o nement des gauches et non un gouver- assemblées populaires, dans les entre- 1 Cet article a été écrit dans la semaine précédant le scrutin nement d’union nationale qui prépare prises, les quartiers et les villes, car la du 25 janvier. Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 19 Syriza et les anticapitalistes : état des lieux avant bouleversement PAR EMIL ANSKER

La nouvelle situation politique qui vient de s’ouvrir va, dans un sens ou un autre, produire de grands changements au niveau de la gauche antilibérale comme anticapitaliste et révolutionnaire. Dans la continuité de son article d’il y a un an (revue l’Anticapitaliste n° 51 de février 2014), notre correspondant à Athènes fait ici le point sur les débats et oppositions au sein de Syriza comme de la coalition anticapitaliste Antarsya.

SYRIZA, DE 2012 AU PROGRAMME tion du parti. La plateforme de gauche la population (estimée à 300 000 foyers) DE THESSALONIQUE (30 % des voix dans ce congrès) avait l’accès aux services essentiels (électrici- Propulsée au premier plan de la vie poli- alors défendu quatre amendements, té, alimentation, chauffage, soins, loge- tique grecque lors des législatives de tous rejetés. Le premier affirmait l’objec- ment garanti…). Le deuxième axe vise à mai-juin 2012, à l’aune des grandes mo- tif stratégique d’un gouvernement de relancer l’économie réelle en réformant bilisations populaires, du mouvement gauche, fermant la porte à toute alliance le système fiscal au bénéfice de la frange des places et des grèves générales (2010- hors du KKE et d’Antarsya. Le second de la population écrasée par les impôts 2012), Syriza a en deux ans et demi opéré posait comme engagement la nationali- et les dettes (l’infâme taxe immobilière sa mue de force de contestation en parti sation de toutes les entreprises et biens ENFIA serait supprimée), en stimulant de gouvernement, ce qui s’est traduit par publics privatisés depuis le début de la l’activité bancaire d’investissement et quatre faits majeurs. crise, ainsi que de celles ayant un carac- en relevant le salaire minimum au ni- Tout d’abord, l’accentuation de son rap- tère stratégique (transports, énergie…), veau d’avant-crise (soit 751 euros). Le port utilitariste au mouvement social, en particulier la totalité des banques. Le troisième consiste à rétablir les relations faisant de celui-ci une pure force d’ap- troisième amendement avançait la né- de travail (détruites par l’abrogation des point à sa stratégie parlementaire. cessité de sortir de la zone euro. Le qua- conventions collectives), à créer 300 000 Constatant le reflux du mouvement mal- trième posait la nécessité de plus de dé- emplois (principalement dans le public gré l’existence de nombreux foyers de mocratie dans le parti. et le secteur coopératif), à améliorer l’in- contestation, Syriza n’a rien fait pour Le compromis final était cependant as- demnisation du chômage. Le dernier doter ceux-ci de perspectives de succès, sez satisfaisant aux yeux de la plate- point porte sur l’assainissement de l’Etat trahissant la grève des enseignants en forme de gauche, en ce qu’il actait en fait (par la décentralisation et plus de démo- mai 2013, puis traînant des pieds dans la le droit de tendance, retenait la nécessi- cratie directe) et du système médiatique mobilisation de l’ERT (l’entreprise au- té de nationaliser toutes les banques et afin de le défaire de l’emprise des capita- diovisuelle publique, fermée par le gou- toutes les entreprises privatisées, in- listes (ce qui n’est pas le moindre des vernement). En second lieu, la transfor- cluait des mesures permettant d’affron- chantiers). mation de la coalition en parti, dans le ter la crise humanitaire, prévoit le rat- Parmi les manques flagrants : rien sur but d’y limiter l’expression de voix dis- trapage des salaires… Sur la question les banques, pas de retour sur toutes les cordantes et de conforter la légitimité de monétaire, le congrès affirmait que le privatisations. Sur l’emploi public, on y la majorité présidentielle. Troisième élé- programme était réalisable dans le avance la réintégration des fonction- ment saillant de cette période, la série de cadre de la zone euro, mais qu’en cas de naires mis en disponibilité (prélude à déplacements d’Alexis Tsipras à l’étran- chantage, toutes les voies seraient envi- leur licenciement), mais non la création ger, visant à rassurer les différents sagées pour assurer sa réalisation. Ce de nouveaux postes. Et pas un mot sur centres de pouvoirs capitalistes sur la que résumait la formule « aucun sacri- leur consolidation, ces postes pouvant démarche de Syriza (rencontre avec fice pour l’euro ». Compulsé dans un do- être des contrats de cinq mois sans assu- Schaüble – le ministre allemand des fi- cument d’une centaine de pages, le pro- rance sociale. nances – à Berlin, discours de l’Institut gramme de 2013 est pour la plateforme Brookings et de l’université du Texas, de gauche l’engagement de référence de AVANT LE VOTE, DE NOUVEAUX discours à l’Institut Ambrosetti). Enfin, Syriza. ASSOUPLISSEMENTS l’édulcoration drastique du programme En septembre 2014, à la Foire Internatio- Après l’annonce par Samaras de la tenue de Syriza, aboutissant aux engagements nale de Thessalonique, Alexis Tsipras a des élections, un comité central de Syri- de Thessalonique. Ce dernier point, cependant présenté un nouveau pro- za a été convoqué pour le 3 janvier, suivi étroitement lié à la question des al- gramme, beaucoup plus succinct, struc- d’un congrès exceptionnel, composé des liances, a été âprement disputé entre la turé en quatre points. délégués au congrès de 2013, venus de majorité et la plateforme de gauche. Le premier, consacré au traitement de la Un premier ajustement avait été opéré crise humanitaire, vise à fournir gratui- en juillet 2013, lors du congrès de fonda- tement à la fraction la plus appauvrie de |20 Dossier

« citoyens » et aux « démocrates » ; la tion des politiques mémorandaires, ce- formule de « gouvernement de gauche » lui-ci se trouverait vite étranglé par la contre celle de « gouvernement de salut contradiction entre sa logique de rené- toute la Grèce. Lors du CC, la plateforme social ». gociation de la dette (qui pouvait être la de gauche s’est opposée à la majorité sur Plus inquiétant, la petite musique de la position de Samaras lui-même il y a la question des alliances. C’est la possi- « continuité de l’Etat », des « engage- quelques années) et la poussée popu- bilité d’ouvrir les listes de Syriza à des ments de l’Etat », apparaît dans cer- laire. Hypothèse qui pose la question du forces de la social-démocratie qui était alors en jeu, ainsi qu’un assouplisse- ment encore plus accentué du pro- gramme. Alors que la plateforme de gauche s’ap- prêtait à déposer un amendement sus- ceptible d’être majoritaire contre la posi- tion de Tsipras, celui-ci a accepté d’exclure toute alliance avec Dimar1, et que le programme s’en tienne aux enga- gements de Thessalonique. Ce qui n’em- pêcha pas que plusieurs personnalités issues du bloc mémorandaire soient in- tégrées aux listes de Syriza. Sur la base de cet accord, Panagiotis Lafazanis (principal dirigeant de la plateforme de gauche) retira son amendement et fit vo- ter le texte majoritaire. Dans la foulée, le congrès était réuni pour applaudir l’in- tervention de Tsipras, retransmise en direct à la télévision. Le projet stratégique demeure ainsi plus qu’incertain. Les engagements de Thes- salonique sont un programme d’urgence destiné à lutter contre l’extrême misère DR. (ce que tous attendent dans le contexte social actuel), ainsi qu’à jeter quelques taines interventions, et laisse accroire rôle des anticapitalistes dans l’émer- bases pour une relance keynésienne. qu’une partie des mesures prises dans le gence d’un agenda politique indépen- Mais ils seraient loin de permettre un re- cadre des mémorandums pourrait ne dant de celui du futur gouvernement et tour à la situation d’avant la crise. Avec pas être abrogée. Certains n’hésitent dans l’approfondissement du processus la proposition de ramener le salaire mi- d’ailleurs pas à déclarer que seules les de rupture. nimum à 751 euros, l’époque où Alexis mesures annoncées ces derniers mois Tsipras pouvait dire « nous ne serons pas ont valeur d’engagement. Et il n’est pas L’ESPACE ANTICAPITALISTE DANS la génération à 700 euros » semble loin- d’avenir envisagé hors de la zone euro et SYRIZA taine. de l’UE. La plateforme de gauche, on l’a vu, a Ce programme repose par ailleurs sur De là découlent deux interprétations réussi en certaines circonstances à frei- un scénario budgétaire dans lequel 11,3 possibles du programme de Thessalo- ner le recentrage gestionnaire de Syriza, milliards d’euros seraient entièrement nique : un horizon thérapeutique indé- même si elle n’en a pas inversé le cours couvert par les recettes propres de l’Etat, passable visant à soulager le peuple des général. Hétérogène, elle n’a pas évolué en attendant l’aboutissement des négo- pires effets des politiques d’austérité, vers un fonctionnement intégré, les ac- ciations sur la dette. La stratégie consis- sans perspective d’aller plus loin ; ou un cords entre dirigeants continuant d’en tant à ne pas se mettre sous la coupe de tremplin visant à redonner confiance régler la marche. Depuis l’été 2014, sa nouveaux créanciers s’entend bien (sur- aux classes populaires et à les remobili- tactique a consisté à se rapprocher de la tout si plus personne ne prête), mais cet ser. Cette seconde logique est bien sûr majorité et à éviter les manifestations de exercice d’équilibre budgétaire relève celle de la plateforme de gauche qui y désaccords publics, afin de ne pas affai- toujours du carcan néolibéral… voit un catalyseur vers la revendication blir le parti ou faciliter les attaques à son Aux glissements successifs vers le des engagements originaux de Syriza, endroit. Attitude consensuelle facilitée moins-disant programmatique s’est c’est-à-dire notamment l’appropriation par le fait que certains secteurs de la ma- ajoutée la coexistence au sein du parti publique des secteurs stratégiques (à jorité, inquiets des mouvements droi- de deux rhétoriques : celle du « renver- commencer par les banques) et la répu- tiers de l’entourage présidentiel, ont rué sement » contre celle de la lutte contre la diation pure et simple de la dette. dans les brancards ces derniers mois. « crise humanitaire », du « redresse- Si la victoire de Syriza conduisait effecti- Au CC de janvier, alors que les désac- ment productif » et de la « croissance » ; vement à une remobilisation de la classe cords s’aiguisaient autour de la question les appels à la « gauche » et au « mouve- ouvrière et de la jeunesse, exigeant de des alliances, une majorité alternative a ment ouvrier » contre les appels aux Tsipras qu’il aille au bout de la destruc- failli se former autour des amendements Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 21 de Panagiotis Lafazanis avec le soutien est difficile d’évaluer les gains en noto- nombreux militants, les AG locales du courant ANASA2. Risque écarté par la riété et en crédibilité du Red Network d’Antarsya réunirent environ 2000 vo- direction au prix d’une concession. De depuis 2012. En dépit de la présence sys- tants, dont 65 % votèrent pour l’alliance sorte qu’à ce jour, la plateforme de tématique des deux députées de DEA avec Alavanos, 35 % se prononçant gauche n’est jamais véritablement appa- dans toutes les mobilisations sociales, le contre ou s’s’abstenant (les abstentions rue comme une opposition interne, mais devant de la scène médiatique a été oc- concernaient surtout la minorité du plus comme un aiguillon critique. cupé par d’autres personnalités5, et à NAR, qui marquait ainsi son désaccord). Membres de la plateforme de gauche, les une échelle de masse les différences La gauche anticapitaliste s’est donc pré- organisations trotskystes DEA, Kokkino entre sous-composantes de la plate- sentée aux élections dans le cadre d’une et APO s’étaient groupées en 2012 dans forme de gauche ne sont pas connues. campagne Antarsya-MARS, sur la base le Red Network (Rproject). Parvenant à de l’intégralité du programme d’Antar- se maintenir contre l’interdiction statu- LES CONTROVERSES STRATÉGIQUES sya. Environ 300 candidats provenaient taire de la double appartenance, DEA est D’ANTARSYA d’Antarsya, une cinquantaine du Plan la dernière composante de Syriza à ap- Depuis un an, la coalition d’extrême B. Alavanos lui-même n’était pas candi- paraître encore publiquement en tant gauche est divisée sur la perspective dat. Bien que la campagne a été large- que telle, bien qu’en interne les anciens d’un « front commun » avec le Plan B, le ment perçue comme celle d’Antarsya, réseaux comptent encore. Célébrée par mouvement anti-euro d’Alekos Alava- ces développements semblent confir- un chaleureux meeting internationa- nos, ancien dirigeant du KKE et prédé- mer l’émergence de deux stratégies au liste, la fusion Kokkino/DEA a eu lieu en cesseur de Tsipras à la tête de Syriza. sein la coalition. décembre. Réduite à quelques dizaines L’an dernier, l’alliance avec le Plan B D’un côté, les althussériens (ARAS et de militants, dont une partie empêtrée pour les élections européennes avait ARAN) font du MARS un cadre de colla- dans la gestion d’une municipalité de la achoppé sur trois points : le refus d’Ala- boration durable au même titre qu’An- banlieue d’Athènes3, Kokkino a choisi vanos d’envisager la rupture avec le tarsya, évoluant vers des conceptions d’intégrer DEA, dont les effectifs doivent cadre politique de l’UE ; son point de vue assez proches de celles du Courant de avoisiner les 300 personnes. très droitier sur l’immigration ; son re- gauche de Lafazanis au sein de Syriza, L’espace anticapitaliste de Syriza se ré- fus de la dissolution des pires corps de la c’est-à-dire un programme de « salut so- duit désormais pratiquement à DEA, le répression d’Etat (MAT). N’ayant pas cial » plus radical que celui de Syriza Red Network n’ayant pas émergé comme réussi à percer lors des élections et per- mais très teinté de social-patriotisme. pôle d’organisation de militants radi- dant en dynamique, Alavanos est alors D’un autre côté, les trotskystes (SEK et caux. La multiplicité des niveaux d’in- quelque peu revenu de sa croisade an- OKDE) veulent maintenir l’acquis pro- tervention entre organisation, réseau, ti-euro. En juillet 2014, une majorité grammatique et stratégique de la coali- plateforme et parti peut l’expliquer, ain- s’était dessinée dans Antarsya (autour tion ; quand au NAR, la question est po- si que le caractère artificiel d’un réseau du SEK, du NAR et de l’OKDE-Spartakos) sée de son attitude à moyen terme. Pour ne rassemblant plus que DEA et APO (un pour tirer un bilan positif de la tactique le prochain congrès d’Antarsya (dans très petit groupe). Bien que la récente fu- électorale suivie aux européennes. un mois), l’OKDE-Spartakos a pour sion témoigne d’une dynamique posi- A l’automne, ARAS, en pointe dans le perspective la constitution avec le SEK tive, il s’agit qualitativement d’une opé- rapprochement avec le Plan B, lançait d’un courant anticapitaliste, internatio- ration à somme nulle dans l’optique de une initiative commune avec Alavanos, naliste et révolutionnaire, s’appuyant la construction d’un pôle anticapitaliste. le PAMES, dont elle faisait un véritable sur les 35 % de la dernière conférence Le prochain défi pour faire vivre ce pôle cadre d’intervention autonome. Elle nationale. Auparavant, aucune position sera de lui assurer une présence parle- était bientôt rejointe par ARAN6, qui pri- défendue par les seuls trotskystes mentaire, alors que le nombre de dépu- vilégiait une tactique de conviction des n’avait dépassé les 26 %, ce qui té- tés de Syriza devrait considérablement forces d’Antarsya, en particulier du moigne d’un questionnement straté- progresser. Du côté du Red Network, NAR. Trois plateformes étaient présen- gique important chez les « non encar- cinq candidats étaient en lice4. Le sys- tées à la conférence nationale d’Antar- tés » et dans une partie du NAR. tème électoral grec ne permet pas la ré- sya, le 28 novembre 2014. La majorité L’essentiel de la discussion reste à me- partition de positions éligibles à l’avance (NAR, SEK, OKDE-Spartakos) débarras- ner, et la configuration nouvelle issue entre partis ou courants. Dans chaque sait le texte de la référence au « front des élections y aura une influence dé- circonscription, un nombre de candi- commun » et adoptait un programme en terminante. L’enjeu est le maintien et le dats nettement supérieur aux nombre de dix points incluant les éléments rejetés renforcement d’une force anticapita- places éligibles est inscrit sur les bulle- par Alavanos. liste indépendante dont l’audience reste tins de vote, de sorte qu’en plus du choix Le 19 décembre, le PAMES devenu MARS qualitativement supérieure à celle d’un (partisan) du bulletin, chaque électeur déclarait accepter sans réserve le pro- pur cartel de petites formations. Forgée doit cocher les noms de quelques candi- gramme en dix points d’Antarsya, sans d’abord par des recompositions dans le dats (quatre en général). Ce système fa- s’expliquer sur son revirement. Le mouvement étudiant et syndical, Antar- vorise généralement les personnalités congrès national d’Antarsya, tenu fin sya a acquis dans les combats de ces disposant d’une forte notoriété, ce qui décembre, devait définir dans l’urgence dernières années l’image positive de brouille les rapports de forces. C’est ain- une tactique électorale. Le SEK et ceux qui ne lâchent rien, qui poussent si qu’aux élections européennes de 2014 l’OKDE-Spartakos y ont rejeté l’alliance le Red Network n’a pas obtenu de dépu- avec le Plan B (MARS), tandis que le té, les électeurs optant pour des person- NAR, divisé, se prononçait finalement nalités plus connues médiatiquement. Il pour. Malgré les Fêtes et l’absence de

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conversations. 1 Dimar, Gauche démocrate, est une scission sociale-libérale de Syriza qui a soutenu les premiers Ce qui se passera dans les premiers mémorandums et participé au gouvernement jusqu’en jours suivant le 25 janvier sera une juin 2013. 2 ANASA regroupe l’organisation eurocommuniste les luttes à leur terme, et qui ne sont te- première indication de l’effet de la AKOA, le groupe ROSA (militants du Réseau pour les nus dans leur discours par aucune res- victoire électorale. Il est significatif droits politiques et sociaux) et des militants provenant de Kokkino. ponsabilité vis-à-vis du système, notam- qu’aucune force politique n’ait eu de 3 Aris Vassilopoulos, militant de Kokkino, aujourd’hui de ment sur la question migratoire. plan concernant le premier soir, et DEA, a été élu maire de Nea Philadelphia aux dernières élections municipales, à la tête d’une liste de Syriza. Au-delà d’un résultat électoral très mo- qu’aucun mot d’ordre particulier de Il a hérité de l’épineux dossier de la construction d’un deste (40 000 voix, un peu plus de 0,6 mobilisation n’ait circulé7. Les mani- stade pour le club de l’AEK, et est depuis confronté à des tentatives de déstabilisation et d’intimidation de la part %), qui s’explique par l’extrême polari- festations qui ne manqueront pas du patron de ce club (grand armateur par ailleurs). sation, l’écho de la campagne a montré d’avoir lieu seront le produit d’une 4 Elena Psarrea (APO) a été élue dans le Péloponnèse et Dimitra Ioanna Gaitani (DEA) réélue sur le fil à que ce crédit n’est en rien entamé. De- réaction spontanée de la population. Thessalonique. Christos Stavrakakis (DEA) a en revanche main, l’utilité et la responsabilité d’un Lors du meeting central de la Place été battu, tout comme le dirigeant de DEA Antonis Ntavanellos. Le 26 au matin, Maria Bolari, la seconde tel courant pourra être cruciale afin de Omonia, le 22 janvier, Alexis Tsipras députée sortante de DEA, se retrouvait en première place ne permettre aucune stabilisation de la a appelé le peuple à manifester et à sur la « liste d’attente » d’Athènes. 5 L’avocate Zoï Konstantopoulou, par exemple, est situation sociale et de maintenir une dy- revendiquer dès le jour de la victoire. souvent apparue au sein du groupe parlementaire de namique combative à gauche du gouver- Positif, cet appel ne signifie pas que Syriza comme incisive vis-à-vis du gouvernement et n’hésitant pas à manifester des désaccords avec la nement. Syriza prépare son accession au pou- majorité de son groupe. voir sous des auspices particulière- 6 ARAS et ARAN (dont un dirigeant est Panagiotis Sotiris, venu récemment à Paris) sont des groupes « althussériens » QUELLE DYNAMIQUE SOCIALE AU ment militants. D’autant que ce parti, issus du KKE et formant ce qui est souvent considéré comme LENDEMAIN DES ÉLECTIONS ? malgré une augmentation du nombre « l’aile droite » d’Antarsya. L’aile « gauche » étant constituée du SEK (membre de la tendance internationale du SWP Chacun s’accorde à reconnaître que de ses adhérents (il en revendique britannique) et de l’OKDE-Spartakos (section officielle de la le climat de ces élections n’a pas l’in- 40 000), n’a toujours pas acquis de- IV° Internationale), tandis que le « centre » est occupé par le NAR (Nouveau courant de gauche), l’organisation la plus tensité de celles de 2012. Prédomine puis 2012 d’assise populaire signifi- importante de la coalition, qui tire ses origines d’une scission la volonté de se débarrasser de Sama- cative8. Pour comprendre la situation de l’organisation de jeunesse du KKE. 7 A l’initiative du SEK, les militants Antarsya dans le syndicat ras et consort, sans savoir exacte- sociale et politique à venir, il s’agira de l’ERT avaient proposé une occupation des locaux de la ment ce qu’il faut attendre de la suite. plus que jamais de savoir lire les rap- radiotélévision publique, afin de marquer la victoire de la gauche d’une empreinte combative et symbolique. Cette La fréquentation des meetings de Sy- ports de forces à l’œuvre dans les proposition avait été rejetée par les tendances syndicales riza a été comparable à celle des cam- profondeurs de la société, au-delà de la ND et du PASOK, ainsi que par celle de Syriza dans le syndicat du secteur. pagnes précédentes, les rassemble- des résultats électoraux et de la re- 8 Significativement, si des transfuges du PASOK ont pu le ments du KKE et d’Antarsya présentation parlementaire. Car c’est rejoindre sur le plan parlementaire, la tendance syndicale EMEIS, aile ouvrière du PASOK qui s’est détachée de celui-ci également. La question de la majorité le mouvement social et populaire qui en opposition aux mémorandums, n’a pas rejoint le courant absolue nourrissait l’essentiel des détient en définitive la clé. o syndical de Syriza.

DR.

Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 23 Que s’est-il passé lors du comité central et du « congrès permanent » de Syriza ? PAR PANOS KOSMAS Le comité central puis le congrès permanent (composé des délégués au congrès de 2013) avaient été convoqués le 3 janvier 2015 pour adopter les listes de candidats et le programme de Syriza en vue de l’élection du 25 janvier. Nous reproduisons ici un article tiré du n° 327 (7 janvier 2015) du journal de DEA, « Gauche Ouvrière ».1

ace à une bataille décisive décrite 10 novembre, nous avons eu droit à une du discours de Tsipras révèle une pro- dans SYRIZA, toutes tendances « soupe » bâclée de 130 pages, pour fina- fonde modification : « Nous protégeons le confondues, par des termes tels que lement aboutir aux points qu’A. Tsipras système bancaire dans le cadre de la BCE et « guerre »F ou « affrontement », la révision a présenté dans son discours. Le congrès garantissons les dépôts des citoyens grecs. » de… l’arsenal du parti, lors des travaux du permanent lui-même a été annoncé sans Quant aux privatisations et à la recons- CC et du congrès permanent qui a suivi, que le CC le décide (contrairement aux truction (socialisation) des entreprises et présente des aspects positifs mais aussi de statuts), ni même le bureau politique du organismes publics, il n’en a pas été fait nombreux points noirs. parti. Et tandis qu’A. Tsipras poussait et une seule fois mention ! Les aspects positifs tiennent dans la parvenait à éviter un vote du CC, afin de C’est dans ces conditions que nous mar- confirmation des engagements program- faire du congrès permanent une mani- chons vers la grande aventure politique matiques fondamentaux, sur quatre festation festive d’ouverture de la lutte des élections, de la très probable victoire points essentiels (en dépit des « arrondis- électorale, tard dans la soirée du samedi électorale et du gouvernement de Syriza sements d’angles » du discours de Tsi- la direction centrale imposait de facto la avec une « balance » incertaine entre le pras) : premièrement, l’abolition du mé- tenue d’un vote indicatif pour l’adoption… danger et l’opportunité. Une « balance » morandum n’a rien à voir avec la du programme de gouvernement. qui sera déterminée dans la lutte elle- négociation avec les créanciers, elle est le Ces pratiques, non seulement portent at- même, par les forces vives politiques et « droit du peuple grec ». Deuxièmement, la teinte à toute idée de démocratie dans le sociales qui lui donneront en conscience réalisation des engagements de la Foire parti, non seulement humilient et son caractère décisif. Au cours de la internationale de Thessalonique inter- rabaissent des cadres du parti qui malgré marche aux élections, et au-delà de celles- viendra immédiatement et n’est pas non la neige étaient descendus de toute la ci. plus liée à la négociation avec les créan- Grèce à Athènes pour se trouver confron- ciers. Troisièmement, fin de la Troïka et tés à cette procédure douteuse, mais elles P.S. : il a été révélé que le slogan « L’avenir des mémorandums sans prolongation du révèlent l’imposition de pratiques ren- a commencé » (qui trônait sur la bande- régime mémorandaire. Quatrièmement, voyant à la période de dégénérescence so- role centrale du congrès permanent) est la négociation avec les créanciers ne ciale-libérale du PASOK en machine élec- un plagiat du spot électoral du Pasok aux concerne que la dette et l’accord de prêt, torale caporaliste. élections de 2000, qui avait Simitis4 pour l’objectif étant l’annulation de la plus acteur principal. La portée politique et grande partie de la dette. 2. ALLIANCES. Le grand fait positif de la symbolique de ce choix n’est certaine- Mais au-delà, le bilan n’est absolument dispute interne sur cette question est que ment pas sans importance de la part de pas encourageant… le danger d’intégration sur les listes de certains. o Syriza d’éléments dirigeants de Dimar, 1 L’auteur est membre du comité central de Syriza et de la direction de DEA. Article traduit du grec et annoté par Emil 1. DÉMOCRATIE DANS LE PARTI. Le CC groupe qui constitue un maillon impor- Ansker. a été convoqué après plus de trois mois, tant du centre gauche social-libéral, a 2 Louka Katseli : ancienne députée et ministre Pasok sous le premier gouvernement mémorandaire de Georges il n’était donc pas « moins une », mais été tenu en échec. Mais dans le même Papandreou, exclue de son parti en 2011 pour avoir refusé de « plus une ». Au-delà du point de cristal- temps, ont été imposés les choix de la voter le second mémorandum. Odysseas Voudouris : député Pasok proche de Papandreou, fervent défenseur du premier lisation majeur qu’est la constitution des direction centrale concernant l’ouverture mémorandum, vote contre le second mémorandum, est exclu listes (où la direction centrale a poussé aux cadres de différents « cercles » du du Pasok et rejoint Dimar en 2012. Theodoros Parastatidis : élu député Pasok en 2009, réélu en 2012, vote le premier par tous les moyens au renversement Pasok (Accord social de Louka Katseli, mémorandum puis s’oppose aux deux suivants et est exclu du des décisions de congrès), la question du Voudouris, Parastatidis, mais aussi groupe parlementaire du Pasok. Theodora Tzakri : députée de 2 longue date et ancienne ministre Pasok, elle vote la motion de bouleversement du programme de Syriza Tzakri) , ainsi que des cadres du centre- censure proposée par Syriza contre le gouvernement Samaras sur des points centraux a été posée. Bien droit (Makri, Giatagana)3. en novembre 2013 et est exclue du groupe parlementaire du Pasok. que – paraît-il – depuis deux ans des 3 Rachel Makri : députée des Grecs Indépendants (Anel, centaines de cadres s’occupent de la for- 3. PROGRAMME. En-dehors des aspects souverainiste de droite), exclue en octobre 2014. Chrysoula Giatagana : députée Anel, démissionne du groupe mation du programme gouvernemental positifs évoqués plus haut, il y eut d’im- parlementaire en mai 2014. et bien que le plan qui en découle devait portantes modifications ou omissions. L’ensemble des députés cités sont candidats pour Syriza en janvier 2015. être présenté au CC et discuté depuis le Sur les banques notamment, la position 4 Kostas Simitis :dirigeant du Pasok et premier ministre de 1996 à 2004, principal artisan de l’adaptation de la Grèce aux critères de Maastricht et de l’euro.

|24 Dossier Déclaration électorale de l’OKDE-Spartakos (janvier 2015) « Une nouvelle fissure s’est ouverte, ne la laissons pas combler »

Nous ne pouvons publier ici que des extraits de cette déclaration, dont manquent ainsi des passages importants. Le texte complet doit paraître prochainement dans la revue « Inprecor ». Il a été traduit du grec par Emil Ansker.

Encore un gouvernement du capital, en preinte du redressement des luttes, le gou- réels des travailleurs dès le premier ins- l’occurrence la coalition ND-Pasok, qui vernement s’est trouvé obligé de fuir l’af- tant (…) s’écroule bien avant la fin de son mandat. frontement et d’ouvrir lui-même la porte La raison (…) n'en est pas l’incapacité des de sortie (…) LA GAUCHE GOUVERNEMENTALE NE partis du système à restaurer les profits du SUFFIT PAS capital, c’est l’échec de Samaras et Venizé- SELON QUEL CRITÈRE VOTONS-NOUS ? (…) A mesure que Syriza s’approche du los à conclure les négociations avec la Troï- La chute du gouvernement a ouvert une ka, car ils savaient qu’ils ne pourraient pas nouvelle fissure dans la domination poli- faire passer les nouvelles mesures dont ils tique de la classe capitaliste. Nous ne de- avaient besoin, étant incapables de sup- vons pas laisser combler cette fissure. porter un nouvel affrontement central Nous ne devons pas retourner à la norma- avec le mouvement ouvrier. lité. D’autres luttes, coordonnées, auto-or- En dernière analyse c’est la colère sociale ganisées, sont nécessaires (…) et la pression du mouvement qui a fait Mais pour que puissent se concrétiser les tomber le gouvernement, comme elle a fait énormes possibilités qui s’ouvrent à tomber les précédents gouvernements l’émancipation des opprimés et des tra- mémorandaires de Papandreou et Papadi- vailleurs, il faut une réponse politique. Il mos. Le mouvement ouvrier ne s’est peut- doit devenir compréhensible que la pa- être pas hissé aux niveaux de la période tience « en attendant que les conditions 2010-2012, et il a sans doute encore de mûrissent » et la remise de nos espoirs nombreux obstacles à surmonter, mais les entre les mains d’un futur gouvernement états-majors gouvernementaux savent qui apportera la solution, ne peuvent nous bien à quelle vitesse peut se déclencher conduire qu’à l’échec. La gauche réfor- une explosion générale, et ce que cela vou- miste du parlement et les bureaucraties drait dire. des fédérations syndicales ont de très sé- A l’été 2013 la lutte de l’ERT a privé la coali- rieuses responsabilités dans la relative tion gouvernementale de Kouvelis et de passivité qui a régné après la période des Dimar, et l’a considérablement affaiblie. grandes grèves, des occupations de bâti- DR. Le mouvement antifasciste de l’automne ments publics et du mouvement des 2013, suite à l’assassinat de Pavlos Fyssas places, bien que les luttes n’aient pas ces- par Aube Dorée, a contraint le gouverne- sé. pouvoir, elle multiplie les gages envers le ment à traîner les nazis en justice et à ces- Aucun gouvernement, même de gauche, système et le capital. En deux ans, des ser les pourparlers de coopération avec ne peut nous offrir quoi que ce soit sans grands mots sur la mise en pièces des mé- eux. Les luttes des travailleurs du public que nous ne le revendiquions, car dans sa morandums on est passé à la logique de qui ont bloqué les soi-disant évaluations, crise le capitalisme n’a rien à donner (…) négociation avec la Troïka. Du « aucun sa- c’est-à-dire les licenciements massifs, ont Pour que l’offensive contre les travailleurs crifice pour l’euro », nous sommes passés ridiculisé Mistotakis et mis en furie la soit repoussée, le système doit aujourd’hui à « tout faire pour sauver l’euro ». Des pro- Troïka. Les occupations des lycéens et les être ébranlé dans ses fondations, et être messes de redistribution des richesses, mobilisations étudiantes de l’automne ont renversé. aux engagements très modérés de Tsipras rappelé le gigantesque soulèvement étu- C’est sur la base de ces critères que doivent à Thessalonique, où chaque mesure en fa- diant de 2006-2007. La lutte des réfugiés voter les militants et les militantes du veur des travailleurs dépend désormais syriens a montré que les immigrés mouvement, et pas dans la logique du de la croissance, des crédits européens n’étaient pas disposés à subir passivement moindre mal. Il faut une gauche anticapi- (comment donc négocier quand on est dé- la politique raciste de l’Etat grec et de l’UE. taliste indépendante, qui poussera les pendant de cela ?) et de la gestion des Les mobilisations de masse en soutien au luttes jusqu’au bout, et ne posera pas de comptes de l’Etat. Plus rien sur l’expro- gréviste de la faim Nikos Romanos ont limites au nom du « réalisme » ou du priation du grand capital, l’expropriation conduit le gouvernement, qui craignait « consensus national ». Il faut une opposi- des banques, rien sur l’annulation unila- une nouvelle insurrection semblable à tion combative et ouvrière, qui ne laissera térale des mémorandums, ne reste que la celle de décembre 2008, à l’échec. Compte pas de délai de tolérance à un éventuel gestion de la pauvreté (…) tenu de l’accumulation de mouvements gouvernement de gauche, mais combattra La direction de Syriza jette des ponts vers d’ampleur ces dernières années et de l’em- de façon intransigeante pour les besoins des fractions du capital, national et inter-

Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 25 Déclaration électorale de l’OKDE-Spartakos (janvier 2015) « Une nouvelle fissure s’est ouverte, ne la laissons pas combler »

national. Elle échange chaudement avec Le KKE, de son côté, tente avec sa rhéto- Une gauche radicalement différente du ré- le SEB [la Confédération patronale, NdTr], rique de gauche de regrouper une frange formisme parlementaire est nécessaire, promet à l’Eglise que celle-ci conservera des travailleurs déçue à juste titre par Syri- une gauche anticapitaliste et révolution- les immenses richesses amassées au cours za. Mais en réalité son orientation poli- naire. Une gauche qui ne s’isolera pas des de siècles d’oppression des couches popu- tique n’est pas si différente. Il est en fait autres courants dans le cadre des luttes, laires, discute avec les banquiers et entre- focalisé sur son renforcement électoral et qui croira dans les capacités autonomes preneurs européens (…) Dans le cadre du le soutien aux menées de sa direction bu- des masses, mais qui ne fera pas cadeau regain de tension inter-impérialiste entre reaucratique (…) Les grandes phrases sur de son indépendance politique et organi- les Etats grecs et trucs à Chypre, la direc- le « pouvoir populaire » traduisent seule- sationnelle à la première occasion. Pour tion de Syriza a déclaré que les questions ment le fait que le KKE n’est pas disposé à que les anticapitalistes d’Antarsya nationales appelaient le consensus, c’est- mener des luttes mettant réellement en puissent jouer ce rôle, il faut qu’une straté- à-dire l’unité avec les capitalistes, les ar- cause le pouvoir des capitalistes. Les re- gie révolutionnaire moderne soit élabo- mateurs et les banquiers (…) vendications qu’il met en avant sont mo- rée, une stratégie indépendante du capital dérées et élémentaires (petites augmenta- et de son Etat. Il faut que les chantages et tions, baisse de l’âge de départ à la retraite, les pressions pour des alliances vers la etc.). Son comportement de diviseur dans droite soient repoussés. Il faut que soient les mouvements démontre un profond ignorées les sirènes des solutions faciles, pessimisme quant à la capacité des tra- reposant sur une monnaie nationale ou un vailleurs à s’auto-organiser, à lutter pour « redressement productif » national, sans vaincre (…) renversement des rapports de classe (…) o Un programme transitoire de rupture avec le capitalisme est nécessaire • Abolition unilatérale des mémorandums et de toutes les lois mémorandaires. • Annulation de la dette, loin de la logique de la « négociation » avec les banques et les créan- ciers. • Expropriation de toutes les banques, sans indemnisation des banquiers, et mise en place d’une banque publique, sous le contrôle des travailleurs. • Expropriation des grandes entreprises, sans indemnisation des capitalistes, et fonctionne- ment sous contrôle ouvrier. • Occupation et autogestion des entreprises qui ferment. • Interdiction des licenciements, réembauche immédiate des licenciés du public, remise en marche intégrale de l’ERT sous statut d’autogestion. • Réduction du temps de travail, avec augmentation des rémunérations, comme seule solu- tion pour faire disparaître le chômage. • Augmentation des salaires au niveau des besoins réels des travailleurs, et pas sur la base des marges comptables et des lois du marché. • Taxation importante des profits, expropriation des biens de l’Eglise et des grands capitalistes. • Coopératives de petits agriculteurs et soutien à ceux-ci de la part de la banque publique • Régularisation de tous les immigrés et réfugiés, pleins droits politiques et sociaux, ouverture des frontières pour tous les travailleurs. • Désarmement de la police, dissolution des MAT et de toutes les unités spéciales de police, abolition des lois de terreur et des prisons spéciales. • Liberté syndicale dans l’armée. • Dissolution de l’Aube Dorée, assemblées antifascistes de masse partout. • Affrontement anticapitaliste et désengagement intégral de l’euro et de l’UE, lutte internationale pour leur dissolution. • Sortie de l’OTAN et de chaque mécanisme impérialiste. • Aucune tolérance envers l’agressivité impérialiste de l’Etat grec, dissolution de l’axe réactionnaire Grèce-Chypre-Israël, solidarité internationaliste des travailleurs turcs et grecs comme seule solution aux rivalités pour la Zone économique exclusive. • Egalité et pleins droits pour la minorité turque de Thrace, liberté en matière de culte et d’enseignement, reconnaissance des autres minorités dans l’espace grec. • Pour une nouvelle internationalisation socialiste des Balkans, de l’Europe, de la Méditerranée. • Pour la protection de l’environnement, des espaces publics et des biens communs. • Pour les droits des femmes et l’auto-organisation du mouvement féministe. • Pour les droits des LGBTI. • Pour un gouvernement des travailleurs eux-mêmes, responsable devant leurs assemblées générales. • Pour l’auto-direction, l’auto-organisation et le pouvoir des travailleurs. Ce programme doit et peut être adopté par la frange la plus militante du monde du travail, à commencer par la gauche anticapitaliste. L’OKDE-Spartakos lutte pour une telle orientation politique, et sur cette base appelle les militant-e-s à se regrouper dans Antarsya.

|26 Dossier Et si Syriza prenait au mot l’UE et auditait

la dette de la Grèce ? PAR ERIC TOUSSAINT

Depuis l’annonce des élections du 25 janvier 2015 en Grèce, la possibilité que Syriza sorte victorieuse des urnes et forme un gouvernement est présentée comme une menace à l’opinion publique internationale, en particulier celle de la zone euro. Pourtant, ceux qui tirent la sonnette d’alarme savent parfaitement que Syriza a annoncé qu’elle ne suspendrait pas le paiement de la dette et ne sortirait pas de l’euro une fois au gouvernement.

yriza propose une renégociation mai 2013 par l’Union européenne, concer- et les organisations pertinentes de la socié- de la dette au niveau européen et nant les pays soumis à un plan d’ajuste- té civile » à l’élaboration du « programme souhaite que la Grèce reste dans la ment structurel ? En font partie la Grèce le d’ajustement macroéconomique ». Raison de zoneS euro. En revanche, Syriza s’engage à Portugal et Chypre, notamment. plus pour les associer activement à l’audit. mettre fin aux mesures injustes et antiso- Le point 9 de l’article 7 prescrit aux États ciales prises par les gouvernements précé- sous ajustement structurel de réaliser un LA NÉCESSITÉ D’UN AUDIT dents et la troïka. audit complet de la dette publique afin Voici quelques éléments clés qui pour- Cette campagne sur les supposées me- d’expliquer pourquoi l’endettement a aug- raient être mis en lumière par la réalisation naces que représente Syriza vise à intimi- menté de manière exagérée et afin de déce- DR. der les électeurs grecs afin qu’ils renoncent ler des irrégularités. Voici le texte complet : à leur droit au changement. Elle vise égale- « Un État membre faisant l’objet d’un pro- ment, en cas de victoire de Syriza, à dresser gramme d’ajustement macroéconomique réa- une partie de l’opinion publique euro- lise un audit complet de ses finances publiques péenne contre la Coalition de la gauche ra- afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont dicale grecque afin d’éviter que, dans la entraîné l’accumulation de niveaux d’endette- foulée, Podemos en Espagne puisse gagner ment excessifs ainsi que de déceler toute éven- les élections à l’automne 2015. D’autres sur- tuelle irrégularité. »1 prises pourraient également survenir dans Le gouvernement grec d’Antonis Samaras d’autres pays comme le Portugal, la Slové- s’est bien gardé d’appliquer cette disposi- nie, Chypre, si les citoyennes et citoyens tion du règlement afin de cacher à la popu- considéraient que cela vaut la peine d’es- lation grecque les véritables raisons de sayer de remplacer une politique ultra- l’augmentation de la dette et les irrégulari- conservatrice désastreuse par une poli- tés qui y sont liées. En novembre 2012, le tique de gauche. parlement grec dominé par la droite avait Les dirigeants européens et les grands rejeté la motion déposée par Syriza pour la groupes privés qui les soutiennent savent création d’une commission d’enquête sur que la majorité de la population de la zone la dette, avec 167 voix contre, 119 pour et 0 euro tire un bilan négatif des politiques qui abstention. sont menées ces dernières années et Il est clair qu’à l’issue d’une victoire électo- cherche à reporter sa voix vers des forces rale de Syriza, un gouvernement qui se qui proposent le changement. Une victoire mettrait en place sous sa conduite pourrait de Syriza en Grèce représenterait une parfaitement prendre au mot l’Union euro- grande menace pour les partis tradition- péenne en constituant une commission nels, tant les conservateurs que les « socia- d’audit de la dette (avec participation ci- listes », redoutant une contagion qui pour- toyenne) afin d’analyser le processus d’en- rait gagner l’Espagne. dettement excessif de la Grèce, de déceler La dette réclamée à la Grèce représente de probables irrégularités et d’identifier 175% de la richesse nationale produite en des parties illégales, illégitimes, ou une année et constitue un fardeau insoute- odieuses de cette dette. nable pour le peuple grec. La participation citoyenne est fondamen- tale dans un processus d’audit qui se veut UN RÈGLEMENT PEU CONNU… rigoureux et indépendant. Or il faut relever Que se passera-t-il si Syriza, une fois au que dans le règlement de l’UE mentionné de l’audit. gouvernement, décidait de prendre à la plus haut, à l’article 8, il est recommandé La dette grecque qui représentait 113 % du lettre l’article 7 d’un règlement adopté en de faire participer les « partenaires sociaux PIB en 2009, avant l’éclatement de la crise

Dossier N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 27 grecque et l’intervention de la troïka, qui leur secours en cas de problème. ont octroyé des prêts à la Grèce pour un to- détient quatre cinquièmes de cette dette, a Comme indiqué plus haut, l’audit montre- tal de 53 milliards d’euros, le FMI, la BCE, la atteint 175 % du PIB en 2014. L’intervention ra que le plan de soi-disant sauvetage de la Commission européenne, etc.) ont-ils res- de la troïka a donc été suivie d’une très Grèce mis au point par les instances euro- pecté le principe d’autonomie de la volonté forte augmentation de la dette grecque. péennes avec l’aide du FMI a en réalité ser- de l’emprunteur, à savoir la Grèce, ou ont- A partir de 2010 et jusqu’en 2012, les crédits vi à permettre aux banques des quelques ils profité de sa détresse face aux attaques octroyés par la troïka à la Grèce ont servi pays européens qui ont un poids décisif spéculatives des marchés financiers pour très largement à rembourser les princi- dans les instances européennes de conti- lui imposer des contrats qui vont à l’en- paux créanciers de la Grèce jusqu’à cette nuer à recevoir des remboursements de la contre de son propre intérêt ? Ces prêteurs période, à savoir les banques privées des part de la Grèce, tout en transférant leur ont-ils imposé des conditions léonines, no- principales économies de l’Union Euro- risque sur les Etats à travers la troïka. Ce tamment en exigeant des taux de rembour- péenne, à commencer par les banques n’est pas la Grèce qui a été sauvée, mais sement exagérés ?3 Les 14 Etats membres françaises et allemandes2. Environ 80 % une poignée de grandes banques privées qui ont chacun octroyé un prêt bilatéral à de la dette grecque étaient en 2009 possé- européennes, implantées principalement la Grèce ont-ils respecté les dispositions lé- dés par les banques privées de sept pays de dans les pays les plus forts de l’UE. gales et constitutionnelles de leur pays et l’Union européennes. A elles seules, en Les banques privées européennes ont ain- celles de la Grèce ? 2009, les banques allemandes et fran- si été remplacées par la troïka, devenue le Il s’agit également d’auditer l’action du çaises possédaient environ 50 % du total principal créancier de la Grèce à partir de FMI. Nous savons qu’au sein de la direction des titres de la dette grecque. la fin 2010. du FMI plusieurs directeurs exécutifs (le Un audit de la dette grecque montrera que L’audit analysera la légalité et la légitimité Brésilien, le Suisse, l’Argentin, l’Indien, les banques privées européennes ont très de ce plan de sauvetage. Est-il conforme l’Iranien, le Chinois, l’Egyptien) avaient fortement augmenté leurs crédits à la aux traités de l’UE (notamment l’article 125 fait part de leur plus grande réserve à Grèce entre fin 2005 et 2009 (les crédits ont qui interdit à un Etat membre de prendre l’égard du prêt accordé par le FMI en affir- augmenté de plus de 60 milliards d’euros, en charge les engagements financiers d’un mant notamment que la Grèce ne serait pas passant de 80 milliards à 140 milliards), autre Etat membre) ? La procédure euro- capable de le rembourser vu les politiques sans tenir compte de la capacité réelle de la qui lui étaient imposées4. Le gouverne- ment grec a-t-il, en collusion avec le direc- teur général du FMI de l’époque, demandé à son administration en charge des statis- tiques de fausser les données exactes afin de présenter un bulletin de santé financier tellement mauvais que cela permettait au FMI de lancer un plan de sauvetage ? Plu- sieurs hauts fonctionnaires grecs l’affir- ment. La BCE a-t-elle outrepassé de manière grave ses prérogatives en exigeant du par- lement grec qu’il légifère sur le droit de grève, la santé, le droit d’association, l’édu- cation et sur la réglementation des niveaux de salaire ?

CONFORMITÉ AUX TRAITÉS ? En mars 2012, la troïka a organisé une res- tructuration de la dette grecque qui a été présentée à l’époque comme un succès. Rappelons que Georgios Papandreou, pre- mier ministre, avait annoncé début no- vembre 201,1 à la veille d’une réunion du G20, son intention d’organiser pour février 2012 un référendum sur cette restructura- tion de la dette grecque préparée par la troïka. Sous la pression de la troïka, ce réfé- rendum n’a jamais eu lieu et le peuple grec s’est vu retirer le droit de se prononcer sur les nouvelles dettes. Les grands médias ont relayé le discours selon lequel la restructu- ration permettait de réduire de 50 % la dette grecque. En réalité, la dette grecque

Grèce à rembourser. Les banques ont agi péenne normale de prise de décision a-t- de manière aventureuse, convaincues que elle été respectée ? Les prêteurs publics en les autorités européennes viendraient à 2010 (c’est-à-dire les 14 Etats membres qui |28 Dossier

l’article 152 du traité sur le fonctionnement de constituent des régressions manifestes de l’Union européenne et l’article 28 de la charte l’exercice des droits humains fondamen- des droits fondamentaux de l’Union euro- taux et une violation caractérisée d’une

est plus élevée en 2015 qu’en 2011, l’année DR. qui a précédé la grande annulation de soi-disant 50 %. L’audit montrera que cette opération de restructuration qui consti- tuait une vaste supercherie était liée à un approfondissement des politiques qui sont contraires à l’intérêt de la Grèce et de sa population. L’audit devra aussi évaluer si les condi- tions strictes imposées par la troïka à la Grèce, en échange des crédits qui lui sont apportés, constituent une violation carac- térisée d’une série de traités et conven- tions que sont tenus de respecter les pou- voirs publics tant du côté des créanciers que du côté de l’emprunteur. Le professeur de droit Andreas Fischer-Lescano, com- missionné par la Chambre du travail de Vienne5 a démontré de manière irréfu- table que les programmes de la troïka sont illégaux en vertu du droit européen et du droit international. Les mesures définies dans les programmes d’ajustement aux- quels la Grèce a été soumise et les poli- péenne ». L’audit doit aussi vérifier si le pas- série de traités. D’importantes irrégulari- tiques concrètes qui en sont la consé- sage suivant du règlement est respecté : tés peuvent être identifiées. En consé- quence directe violent une série de droits « Les efforts d’assainissement budgétaire quence, la commission chargée de l’audit fondamentaux tels que le droit à la santé, à énoncés dans le programme d’ajustement pourra émettre un avis argumenté sur la l’éducation, au logement, à la sécurité so- macroéconomique tiennent compte de la né- légalité, l’illégitimité, voire la nullité de la ciale, à un salaire juste, mais aussi la liber- cessité de garantir des moyens suffisants pour dette contractée par la Grèce auprès de la té d’association et de négociation collec- les politiques fondamentales, comme l’éduca- troïka. o tive. tion et la santé publique. » Il s’agit aussi de Tous ces droits sont protégés par de nom- vérifier si est appliqué ce principe fonda- 1 Règlement (UE) n° 472/2013 du Parlement européen breux textes juridiques aux niveaux inter- mental du règlement : « Conformément à et du Conseil du 21 mai 2013 relatif au renforcement de la surveillance économique et budgétaire des États national et européen, tels la Charte des l’article 9 du traité sur le fonctionnement de membres de la zone euro connaissant ou risquant de droits fondamentaux de l’Union euro- l’Union européenne, l’Union doit prendre en connaître de sérieuses difficultés du point de vue de leur stabilité financière http://eur-lex.europa.eu/legal- péenne, la Convention européenne des compte, dans la définition et la mise en œuvre content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.L_.2013.140.01.0001.01. droits de l’Homme, la Charte sociale euro- de ses politiques et actions, les exigences liées FRA 2 C. Lapavitsas, A. Kaltenbrunner, G. Lambrinidis, D. péenne, les deux Pactes de l’ONU sur les à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la Lindo, J. Meadway, J. Michell, J.P. Painceira, E. Pires, J. droits humains, la Charte de l’ONU, la garantie d’une protection sociale adéquate, à Powell, A. Stenfors, N. Teles : « The eurozone between austerity and default », Septembre 2010, www. Convention de l’ONU sur les droits de l’en- la lutte contre l’exclusion sociale, ainsi qu’à researchmoneyand finance.org/index.php/publication/ fant, la Convention de l’ONU relative aux que le droit à un niveau élevé d’éducation, de eurozone-reports/33-second-rmf-report-pn-the- eurozone-crisis-eurozone-between-austerity-and- droits des personnes handicapées, mais formation et de protection de la santé hu- default Voir aussi Eric Toussaint, « Grèce-Allemagne : aussi les conventions de l’Organisation In- maine. » qui doit à qui ? (2) Créanciers protégés, peuple grec sacrifié », publié le 8 octobre 2012, http://cadtm.org/ ternationale du Travail (OIT) qui ont le sta- Il s’agit de mettre en regard ce qui précède Grece-Allemage-qui-doit-a-qui-2 tut de principe général du droit (PGD). La avec le rapport d’évaluation de la mise en 3 Les taux exigés qui étaient de 4 à 5,5 % en 2010- 2011 ont été ramenés à environ 1 % en 2012 suite aux liste des articles violés par les memoranda œuvre du deuxième programme d’ajuste- protestations qui s’élevaient de différents endroits imposés à la Grèce, que dresse méticuleu- ment structurel publié en avril 2014 par les (y compris du gouvernement irlandais qui s’était vu également imposé un taux très élevé à partir de la fin sement le professeur Fischer-Lescano, est services compétents de l’UE dans lequel 2010) . En abaissant fortement les taux, les 14 Etats ont impressionnante et engage la responsabi- les auteurs se félicitent de la réduction de de fait reconnu que les taux antérieurement exigé étaient exagérés. lité juridique des entités formant la troïka 20 % des emplois dans la fonction publique 4 Voir les révélations faites par le Wall Street Journal : ou mises en place par elle (le Mécanisme grecque6. Dans un encadré intitulé les http://blogs.wsj.com/economics/2013/10/07/imf- document-excerpts-disagreements-revealed/ Voir européen de stabilité, par exemple). « succès du programme économique d’ajuste- également : http://greece.greekreporter.com/2013/10/08/ ment », on peut lire que les réformes du secret-imf-report-shows-greek-bailout-worries/ 5 Voir son rapport « Human Rights in Times of Austerity D’IMPORTANTES IRRÉGULARITÉS marché du travail ont permis de réduire le Policy », publié le 17 février 2014, disponible sur http:// L’audit devra vérifier si, comme le prescrit salaire minimum légal et que www.etui.org/content/downloa...).pdf 6 European Commission, Directorate-General for le règlement (UE) n° 472/2013 du Parlement 150 000 emplois sont supprimés dans l’ad- Economic and Financial Affairs, The Second Economic européen et du Conseil du 21 mai 2013 men- ministration. Adjustment Programme for , Fourth Review – April 2014, p. 3, Voir http://ec.europa.eu/economy_finance/ tionné plus haut, le « programme d’ajuste- L’audit devrait pouvoir montrer clairement publications/occasional_paper/2014/pdf/ocp192_en.pdf ment macroéconomique respecte pleinement que les mesures dictées par les créanciers Le rapport comporte 304 pages. Repères N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 29 Afrique du Nord et Moyen-Orient Les processus révolutionnaires pris dans l’étau des forces réactionnaires PAR JOSEPH DAHER Cela fait maintenant plus de quatre ans que les processus révolutionnaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont débuté, et même s’ils ne sont pas terminés, leurs objectifs ini- tiaux (démocratie, justice sociale, et égalité) n’ont jamais paru plus éloignés. La réaction sous toutes ses formes a engagé sa contre-offensive. Pourtant les aspirations à la liberté et à la justice restent entières, et les mobilisations se poursuivent. es deux forces majeures qui se régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Et pression et la mort de plus de 850 ma- sont distinguées et dominent la en deuxième position arrivait le mou- nifestants au cours des 18 jours du scène politique de la région sont vement islamique réactionnaire soulèvement populaire ayant provo- Lles représentants des anciens régimes d’En-Nahda. qué sa chute, en février 2011. Les fils de autoritaires, d’un côté, les forces isla- Moubarak, Alaa et Gamal, accusés miques fondamentalistes et réaction- EGYPTE d’avoir détourné ou facilité le détour- naires dans leurs diverses compo- Le retour au pouvoir des représentants nement de plus de 125 millions de santes1, de l’autre. En Tunisie, par des anciens régimes ne se limite pas à livres égyptiennes (environ 14 millions exemple, la formation arrivée en tête la Tunisie, c’est un phénomène régio- d’euros), ont également été acquittés. des législatives d’octobre dernier et nal. En Egypte, l’ancien dictateur Hos- Les accusations qui pesaient sur sept ayant ensuite remporté les présiden- ni Moubarak a été blanchi, le 29 no- hauts responsables de la sécurité, dont tielles de novembre-décembre 2014 est vembre 2014, des deux chefs l’ex-ministre de l’Intérieur de Mouba- Nidaa Tounes (l’Appel de la Tunisie), d’accusation portés contre lui : la cor- rak, Habib al-Adly, ont été abandon- qui représente les intérêts des anciens ruption et surtout son rôle dans la ré- nées… Le régime de Sissi cherche en

En Egypte, les mobilisations ne cessent pas… DR. |30 Repères

mé n’a pas fait une autocritique pro- populaire syrien, qui ont en premier fonde de son passage au pouvoir et de lieu combattu, en payant un lourd tri- ses politiques autoritaires et contre-ré- but, l’expansion des forces djihadistes volutionnaire. Depuis la chute de Mor- en Syrie, tandis que le régime Assad effet à réhabiliter l’ancien régime auto- si, le mouvement a même renforcé son les laissait s’étendre et concentrait sa ritaire de Moubarak et consort en discours communautaire religieux répression contre les forces popu- poursuivant les mêmes politiques. agressif envers la minorité chrétienne laires, civiles comme armées, démo- Depuis l’arrivée au pouvoir de Sissi, au copte, en l’accusant de toutes sortes de crates et progressistes du pays. moins 1400 partisans des Frères mu- complots et d’être le principale respon- La situation humanitaire et politique sulmans ont été tués et plus de 15 000 sable de la chute des Frères musul- catastrophique en Syrie n’a pas empê- sympathisants de cette organisation mans au pouvoir, tout en refusant ché la continuation de résistances po- ont été emprisonnés. Le rôle contre-ré- d’apporter son soutien aux demandes pulaires, même affaiblies, dans diffé- volutionnaire des Frères Musulmans a sociales et aux nombreuses grèves de rentes régions de Syrie contre déjà été abordé dans le passé, mais travailleurs réprimées par le pouvoir. l’autoritarisme des forces d’Assad et cela ne doit pas nous empêcher de dé- Le seul mot d’ordre et slogan des Frères des groupes islamiques réactionnaires noncer les exactions et crimes du ré- musulmans, adressé à ses partisans, le et djihadistes. Des manifestations po- gime de Sissi contre les membres de la retour de Morsi, est loin des objectifs pulaires massives ont eu lieu début confrérie, car cela constitue des viola- de la révolution (démocratie et justice janvier dans la banlieue de Damas, à tions de droits démocratiques de sociale). Beit Sahem, contre le comportement bases. Rester silencieux face à ces autoritaire de Jabhat Al-Nusra, tout en crimes, ce serait laisser le champ libre SYRIE chantant des slogans contre le régime à la contre-révolution et trahir des Dans le cas de la Syrie, alors que dans Assad. Dans les régions « libérées » principes de bases de défenses de droit le passé la solution d’un régime autori- démocratiques. taire sans Assad et avec quelques sec- Le pouvoir égyptien ne s’est d’ailleurs tions de l’opposition syrienne (libé- pas arrêté aux Frères Musulmans, raux et Frères musulmans) proche des mais s’en est pris aux membres de l’op- Etats occidentaux et des monarchies position libérale et de gauche, incarcé- du Golfe, mais non représentative des rant de nombreux militants, notam- révolutionnaires syriens, était favorisé ment pour avoir enfreint une loi par les diverses forces impérialistes in- controversée qui limite le droit de ma- ternationales et régionales, au- nifester. Début janvier 2015, le minis- jourd’hui ces dernières s’accordent à tère de la Justice du régime de Sissi a dire qu’Assad pourrait finalement res- également ordonné la saisie des biens ter et être un allié dans la soi-disant « d’un certain nombre de membres des guerre contre le terrorisme ». Le ré- Socialistes révolutionnaires, du Mou- gime Assad serait dont blanchi de tous vement du 6 avril et de la Jeunesse les crimes et destructions causés par pour la justice et la liberté, dans une ses forces armées et milices locales ou liste de 112 personnes accusées d’ap- étrangères. On peut d’ailleurs consta- partenance à une organisation terro- ter que l’intervention en Syrie des Etats riste. Cette mesure est fondée sur une occidentaux, mené par les Etats-Unis décision antérieure du pouvoir mili- avec la collaboration de certaines mo- taire considérant les Frères musul- narchies du Golfe, n’a pas eu beaucoup mans comme un groupe terroriste. d’effets sur le terrain et n’a pas empê- Shaima el-Abbagh, militante de l’Alliance populaire socialiste, assassinée par la police égyptienne le 24 La contre-révolution incarnée par le ché l’avancée des forces djihadistes, janvier 2014. DR. régime de Sissi ne cesse d’avancer, particulièrement de l’Etat Islamique et avec le soutien résolu de l’Arabie saou- de Jabhat al Nusra (branche d’Al Qaeda dite et des monarchies du Golfe, et en Syrie). En Iraq et en Syrie, malgré la d’Alep, des groupes révolutionnaires même officiellement du Qatar. Ce der- reprise de Kobané, ces forces djiha- ont lancé un appel à la grève générale nier, soutien du mouvement des Frères distes maintiennent une grande partie contre le kidnapping de personnels musulmans en Egypte et ailleurs, et de leurs territoires. médicaux par les forces de Jabhat Al qui accueille toujours des respon- De même, il y a toujours un refus des Nusra. Dans le quartier de Al-Wa’er à sables de ces derniers, a exprimé son divers soi-disant « amis » de la révolu- Homs, des manifestations se sont te- soutien au régime de Sissi, le 9 dé- tion syrienne d’aider politiquement et nues avec des slogans demandant la cembre 2014 dans le cadre d’une confé- soutenir militairement les compo- chute du régime. Il faut savoir égale- rence du Conseil de coopération du santes démocratiques et populaires de ment que durant le mois de décembre, Golfe, suite aux pressions exercées par l’Armée syrienne libre (ASL) et les les « nettoyeurs » des régions « libé- les différentes monarchies du Golfe. Il groupes kurdes du PYD (PKK syrien), rées » d’Alep ont manifesté et protesté reste à voir néanmoins si cela se trans- qui ont combattu et combattent le ré- contre les retards de paiement et la formera en pratique par un soutien ac- gime Assad et les forces islamiques ré- baisse de leurs salaires par la Coalition tif au régime de Sissi. actionnaires. Il faut d’ailleurs rappeler nationale des forces de l’opposition et En même temps, le mouvement des que ce sont ces deux composantes de de la révolution syrienne (opposition Frères musulmans sévèrement répri- l’ASL et PYD, en plus du mouvement syrienne proche des monarchies du Repères N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 31

Golfe et des Etats occidentaux). pas constituer une institution « natu- festants hostiles au régime. Les ser- relle » de la cité musulmane. vices de sécurité du royaume conti- TUNISIE L’arrivée au pouvoir d’En-Nahda nuent de réprimer violemment la En Tunisie, comme dit précédemment, n’avait pas fait cesser les violences plupart des manifestations populaires, les deux forces arrivées en tête des lé- contre les opposants, comme on avait tandis que des « élections » législatives gislatives sont Nidaa Tounes, représen- pu le constater avec les assassinats po- ont eu lieu il y a quelques mois, com- tant les intérêts des anciens régimes de litiques. De nombreuses attaques ont plètement boycottées par l’opposition Bourguiba et de Ben Ali, et le mouve- été menées par les milices, considérés dans son ensemble qui remettait en ment islamique réactionnaire En-Na- à la solde d’En-Nahda, appelées « li- cause le manque de transparence et de hda, qui a été au pouvoir depuis oc- gues de protection de la révolution » démocratie. tobre 2011 en alliance avec le Congrès (LPR), ainsi que par des groupes sala- Le nouveau parlement est donc com- pour la République (CPR) et Ettakatol, fistes. Différents mouvements poli- plètement inféodé au pouvoir en place. considérés à l’époque comme des par- tiques et sociaux ont été visés : des Le chef du principal parti d’opposition tis « sociaux-démocrates ». meetings politiques du Front populaire chiite bahreïni (le parti conservateur Nidaa Tounes apparaît alors comme le ou de ses composantes, ainsi que al-Wefaq, qui demande une monarchie choix le plus attrayant aux yeux des or- d’autres militants et associations (dont constitutionnelle et non la chute du ré- ganisations patronales tunisiennes, les artistes empêchés de se produire gime), cheikh Ali Salmane, a été arrêté des chancelleries occidentales et des pour « violation des principes isla- fin décembre et se trouve toujours en institutions financières internatio- miques »). Sans oublier l’attaque des détention. Malgré des protestations nales. De son côté, En-Nahda s’est em- LPR contre le siège de l’UGTT à Tunis, très ponctuelles et peu audibles, les ployé au pouvoir à continuer les poli- avec bâtons, couteaux et bombes à gaz, Etats occidentaux continuent de soute- tiques économiques et sociales causant plus d’une dizaine de blessés nir le régime des Al Khalifa, particuliè- le 4 décembre 2012, 60ème anniver- rement les Etats-Unis dont la 5ème saire de l’assassinat du leader et fon- Flotte est basée sur place. Washington dateur du mouvement syndical tuni- considère sa base militaire au Bahreïn sien, Farhat Hached. Cette violence comme le principal contrepoids aux ef- s’était accompagnée d’un durcisse- forts présumés de l’Iran pour dévelop- ment de la répression étatique contre per ses forces armées et menacer le les opposants, en particulier de nom- Golfe. breux syndicalistes arrêtés à plusieurs Au Yémen, la solution qui avait été né- reprises du fait de leurs activités syn- gociée par l’Arabie Saoudite et les dicales. Etats-Unis en 2011, consistant à main- Avant de devoir quitter le pouvoir, tenir le régime en place en y associant En-Nahda et ses alliés avaient voté un d’autres forces politiques, tout en budget d’austérité et des politiques an- poussant vers la sortie le dictateur Ali tisociales et antipopulaires. Les nou- Abdullah Saleh, a été laminée par la velles mesures fiscales ouvertement prise de la capitale, Saana, par les mili- défavorables aux couches moyennes et ciens houthis (rebelles chiites) en sep- populaires ont été le détonateur d’un tembre 2014. Les houtistes contestent large mouvement de contestation, pro- la place laissée aux partisans de Saleh voquant non seulement l’arrêt de ces dans le « gouvernement de consen- mesures, mais aussi la démission for- sus » issu de la solution négociée, ainsi cée du président du gouvernement, que l’immunité qui a été garantie au l’islamiste Ali Laarayeidh. président déchu. Ils revendiquent l’at- tribution à la minorité houthie de por- BAHREÏN, YÉMEN ET LYBIE tefeuilles ministériels dans un gouver- Dans d’autres pays, les processus en- nement composé en majorité de ultralibérales de l’époque Ben Ali. clenchés en 2011 traversent également sympathisants du parti sunnite Al-Is- En-Nahda s’est en outre engagé avec des situations difficiles. Au Bahreïn, le lah, la branche yéménite des Frères un zèle certain à respecter les engage- régime monarchique des Al Khalifa musulmans. ments de la Tunisie envers l’Union eu- continue de réprimer les principales Les conquêtes territoriales des ropéenne, le FMI et la Banque mon- organisations d’opposition et les mili- houthistes ont été facilitées par la fai- diale, pour se voir accorder de tants, avec le soutien des monarchies blesse de l’Etat depuis le soulèvement nouveaux prêts dépassant plusieurs du Golfe qui accusent, de manière de 2011, sur fond de problèmes sociaux milliards. En même temps, les syndi- mensongère, l’Iran de soutenir les ma- et économiques profonds. Le pays est cats combatifs et les demandes des tra- nifestants et de vouloir faire un coup maintenant en proie à des conflits mili- vailleurs sont considérés comme ayant d’Etat.2 taires entre forces politiques rivales, été parfois excessifs. Y compris l’Union La monarchie des Al Khalifa n’a cessé ainsi qu’à des manifestations popu- générale des travailleurs tunisiens d’instrumentaliser les tensions com- laires. La crise s’est encore aggravée (UGTT), selon Ghannouchi (le chef munautaires contre les chiites, très récemment lorsque des miliciens d’En-Nahda) dans une interview de grandement discriminés au niveau po- juillet 2014 où il l’accusait en outre litique et social, pour diviser les classes d’être un héritage de la France et de ne populaires et décrédibiliser les mani- |32 Repères

de Misrata et des islamistes, et contrô- listes ont pu être constatés dans les lant Tripoli, l’autre reconnu par la com- élections législatives tunisiennes, munauté internationale et siégeant à comme à travers la répression des houthistes ont pris d’assaut le com- Tobrouk, près de la frontière égyp- Frères musulmans en Egypte. Cela ne plexe du palais présidentiel et encer- tienne. veut pas dire que les affrontements clé la résidence du Premier ministre Des discussions se sont ouvertes le 14 entre ces deux forces n’ont pas laissé dans la capitale. janvier à Genève sous l’égide de l’ONU, de place à des alliances et collabora- Un des principaux points d’achoppe- pour tenter de mettre en place une ces- tions à des moments donnés. Il faut se ment est l’opposition, mêlée à des sation des hostilités entre les différents rappeler qu’après la chute de Mouba- questions tribales et communautaires acteurs politiques. De nombreuses mi- rak, le mouvement des Frères musul- (avec les Houthistes, issus d’un cou- lices armées se sont développées sans mans en Egypte a entretenu des rant du chiisme, contre des groupes contrôle, imposant leurs lois dans cer- bonnes relations et même collaboré islamistes sunnites dont certains se taines régions. Le sud du pays est ainsi avec les dirigeants de l’armée, jusqu’au

Après quatre mois de combats acharnés, les défenseurs de Kobané sont parvenus à chasser les bandes de Daech. DR.

réclament d’Al Qaeda), entre le projet le théâtre d’affrontements tribaux renversement de Morsi en juillet 2013. d’un Etat fédéral comprenant six ré- dans le cadre d’une lutte d’influence De plus, lorsque les Frères Musulmans gions, convenu en janvier 2014 au pour le contrôle de la contrebande dominaient le parlement et occupaient terme d’une conférence de dialogue dans le désert. La Lybie n’a pas retrou- la présidence, ils n’avaient pas remis national, et celui de la milice d’Ansa- vé de gouvernement stable depuis la en cause le pouvoir politique et écono- rullah proche des Houthis qui veut un chute du dictateur Kadhafi en octobre mique de l’armée, ni dénoncé son rôle Etat formé de deux régions. 2011 et est passé sous la coupe de mi- répressif contre le mouvement popu- En Lybie, le pays est en proie à lices d’ex-rebelles qui se disputent les laire, par exemple durant les 18 jours l’anarchie et à des affrontements vio- territoires de ce vaste pays désertique du soulèvement de 2011 ou lors des lents entre forces politiques rivales. Il et riche en pétrole. crimes de Maspero en Novembre 2011 existe officiellement dans le pays deux contre les manifestants coptes. Au ni- gouvernements et deux parlements OPPOSITIONS ET COLLABORATIONS veau économique, les Frères musul- parallèles, l’un proche des miliciens Les oppositions entre représentants mans s’inscrivaient dans la ligne des de Fajr Libya (Aube de la Libye), consi- des anciens régimes et forces isla- politiques néolibérales de l’ère Mouba- dérée comme une coalition de milices miques réactionnaires et fondamenta- rak, critiquant uniquement le népo- Repères N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 33 tisme et la corruption du régime. Cela sebsi, alors Premier ministre après la à utiliser un discours visant à diviser ne les a pas empêchés de collaborer chute du dictateur Ben Ali, mais aussi, et opposer les classes populaires sur avec certaines figures du monde des par la suite, conseiller en charge des des bases communautaires reli- affaires, proches du régime Mouba- affaires sécuritaires auprès de son suc- gieuses, ethniques, de genre, régiona- rak.3 Leur programme politique et éco- cesseur, l’islamiste Hamadi Jebali. Au- listes, etc. nomique encourageait le démantèle- paravant, sous Ben Ali, Essebsi avait Les différences politiques qui ont ment accéléré des services sociaux de notamment été chef de cabinet du mi- choisi et choisissent de soutenir l’une l’Etat au profit d’un rôle accru du sec- nistre de l’Intérieur, ainsi que secré- de ces deux forces contre-révolution- teur privé et des associations de chari- taire d’Etat à l’Environnement. En-Na- naires, en la présentant comme le tés religieuses. hda s’est déclaré prêt à « coopérer choix du « moindre mal », font en fait En Tunisie, Nidaa Tounes et En-Nahda pleinement » avec lui. le choix de la défaite et du maintien du ont collaboré à de nombreuses reprises Le baron des affaires et soutien système injuste dans lequel vivent les dans le passé et n’ont pas caché leurs d’En-Nahda, Mohammed Frikha, avait classes populaires de la région. Le rôle intentions de le faire dans l’avenir. déclaré auparavant que l’UTICA (le des révolutionnaires n’est pas de choi- Dans une interview d’octobre 2014, Ra- syndicat patronal tunisien) avait pro- sir entre différentes fractions de la ched Ghannouchi n’excluait pas la posé aux différents partis, dont En-Na- bourgeoisie et de la contre-révolution, possibilité de travailler avec Nidaa hda, d’intégrer des hommes d’affaires soutenues par différents acteurs impé- Tounes et ajoutait que c’est le parti dans leurs listes, en précisant qu’il rialistes ou sous-impérialistes. Il faut En-Nahda qui avait empêché l’adop- existait un certain consensus sur la en particulier souligner à cet effet les tion de la loi d’immunisation de la ré- ligne économique, notamment entre deux centres de la contre-révolution volution, qui aurait permis à des per- En-Nahda, Nidaa Tounes et d’autres régionale que sont l’Arabie saoudite et sonnes ayant appartenu à l’ancien tels que Afek (parti ultralibéral). ses alliés du Golfe d’un côté, qui sou- régime de se présenter aux élections. A tiennent les forces des anciens ré- la suite de la victoire de Nidaa aux lé- CONTRE LES DEUX VARIANTES DE LA gimes, et de l’autre le Qatar qui sou- gislatives, le vice-président d’En-Na- CONTRE-RÉVOLUTION tient les forces islamiques hda, Abdelfattah Mourou, déclarait Ces deux acteurs, les représentants des fondamentalistes. qu’il n’était pas contre le fait qu’En-Na- anciens régimes et les forces isla- Le rôle des courants progressistes est hda fasse partie du prochain gouver- miques réactionnaires et fondamenta- de s’opposer aux différentes forces de nement. Le leader du mouvement Ni- listes, sont des ennemis acharnés des la contre-révolution et de construire daa Tounes et candidat à la présidence objectifs initiaux des processus révo- un front indépendant de ces deux de la République, Béji Caïd Essebsi, a lutionnaires. Les mouvements popu- formes de réaction. Les forces progres- d’ailleurs fait savoir que le mouvement laires, militants et groupes portant ces sistes doivent s’inscrivent sur des En-Nahda n’est pas un ennemi, et a objectifs ont d’ailleurs été attaqués par bases démocratique, sociales, anti-im- même indiqué que si l’intérêt suprême ces deux forces. périalistes, s’opposant à toutes les de l’Etat l’exige, Nidaa n’hésitera à au- Il s’agit de deux forces contre-révolu- formes de discrimination et travail- cun moment à former un front avec tionnaires, par-delà les différences lant à un changement radical de la so- En-Nahda. entre leurs discours. Les représen- ciété, dans une dynamique par en bas Lors des premières séances du nou- tants des anciens régimes se pré- qui fasse des classes populaires l’ac- veau parlement tunisien, cette colla- sentent comme des défenseurs du mo- teur du changement. boration a été remarquée. Le seul vote dernisme, des sauveur de l’unité de la Face à ces affrontements ou collabora- intervenu le 2 décembre concernait patrie et des champions de la lutte tions entre les forces de la réaction, ne une suspension de séance de 48 contre le « terrorisme ». Les forces is- choisissons pas une des formes de la heures, pour laisser davantage de lamiques réactionnaires et fondamen- réaction. Il faut soutenir, construire et temps à Nidaa Tounes et En-Nahda talistes se présentent de leur côté organiser une alternative populaire et pour négocier entre eux et/ou récupé- comme les garantes de la religion isla- radicale pour les objectifs initiaux des rer chacun des alliés. Le Front popu- mique, de la morale, de l’authenticité révolutions : la démocratie, la justice laire a été le seul groupe parlementaire de l’identité islamique et arabe, tout sociale et l’égalité. o à s’y opposer, rejoint uniquement par en faisant le lien avec la « Ummah » quelques députés indépendants. Lors (communauté des croyants ou « Na- 1 Cet ensemble s’étend des mouvements des Frères de la deuxième séance, le 4 décembre, tion ») islamique. musulmans aux différents groupes djihadistes. Ces forces ne sont bien sûr pas similaires, des différences Nidaa et En-Nahda ont à nouveau voté Ces deux discours, certes divergents majeures existent entre elles, mais elles partagent une ensemble pour les postes à pourvoir. en apparence, ne doivent pas nous position contre-révolutionnaire face au mouvement populaire et aux objectifs de la révolution. Ghannouchi a déclaré fin décembre faire oublier que les deux mouvements 2 La population du Bahreïn est à majorité chiite, que Nidaa Tounes n’était pas le repré- partagent un projet politique très si- tandis que la famille régnante Al-Khalifa est sunnite. 3 Le président Morsi avait par exemple invité à sentant de l’ancien régime et qu’il avait milaire : limiter et réprimer les droits faire partie d’un voyage en Chine Mohamed Farid confiance en Caïd Essebsi, qui faisait démocratiques et sociaux, tout en Khamis, patron d’Oriental Weavers et alors membre du bureau politique et parlementaire du Parti partie de la révolution. cherchant à garantir le système de national démocratique (PND), l’ex-parti au pouvoir Le nouveau Premier ministre, Essid, production capitaliste et à continuer du temps de Moubarak. Un autre membre du bureau politique du PND, réputé proche du fils de l’ancien représente en grande partie cette les politiques néolibérales qui ap- président, Gamal Moubarak, participait également à convergence d’intérêts. Il avait été mi- pauvrissent les classes populaires de la délégation : Sherif Al-Gabaly, membre du conseil d’administration de la Fédération égyptienne des nistre de l’Intérieur en 2011, dans le la région. De même, ces deux forces industries et patron de Polyserve, un groupe spécialisé gouvernement intérimaire de Caïd Es- contre-révolutionnaires n’hésitent pas dans les engrais chimiques. |34 Lectures Frölich sur la Première Guerre mondiale

et l’Allemagne PAR PIERRE LEVI

es éditions Sciences marxistes historique de la constitution de la nation dans le courant de la guerre). continuent leur méritoire effort de allemande (comme italienne, au Dans les autres pays, la SD s’aligna sur traduire les textes de Paul Frölich, demeurant), que se déclenchèrent les ses gouvernements, à l’exception des avecL une qualité éditoriale remarquable mécanismes qui aboutiront à la guerre. bolcheviks et de la SD serbe. La IIe (notes de bas de page très éclairantes, Or, face à ces revendications impéria- Internationale s’effondra dans le chronologie très détaillée, excédant listes, la réponse du mouvement ouvrier social-patriotisme. Le 4 août, la guerre largement les quatre années de guerre, et de la IIe Internationale fut particuliè- commençait. index biographique des personnes rement ambiguë, puisque si se dévelop- Frölich aborde dans un chapitre particu- citées). Ce livre constitue une première pa au sein du SPD un courant ouverte- lier sa dimension proprement militaire. édition en français. Dans le projet initial ment social-impérialiste (résolution Dès avant le déclenchement du conflit, de Frölich, il devait comporter plusieurs Maurenbrecher-Hildebrand en 1911, le rapport de forces militaire n’était pas volumes, mais seul le premier, celui qui partiellement reproduite page 41), la en faveur des empires centraux. Avec nous est donné à lire, a été terminé. position générale de la social-démocra- l’offensive de la Marne brisée à l’au- Pour indiquer l’importance de ce livre tie (SD) était que la colonisation partici- tomne 14 (examinée en détail dans le dans la bibliographie consacrée à cette pait globalement d’un processus de chapitre 6), la perspective de la défaite période, on ne peut qu’évoquer (la civilisation des indigènes. Kautsky, le était annoncée pour l’Empire germa- multiplicité des documents reproduits théoricien de la SD s’opposait par nique. A l’intérieur du pays, c’était le en moins), le livre d’Alfred Rosmer, Le exemple aux soulèvements coloniaux au début de l’Union sacrée (la Burgfrieden, mouvement ouvrier durant la Première nom de leur caractère putschiste : paix sociale). Pour la social-démocratie Guerre mondiale (ed. d’Avron, 2 volumes). « Autant nous comprenons ces rebellions et et les syndicats qui lui étaient liées, L’ambition de Frölich en publiant ce nous sentons proches des rebelles, autant l’objectif clairement affiché était de livre, en 1924, était de fournir un manuel la social-démocratie ne saurait les encoura- sauvegarder les organisations1 : « Le de référence sur la Première Guerre ger, tout comme elle ne saurait encourager parti et les syndicats sauvaient leurs mondiale, écrit du point de vue proléta- des putschs sans issue du prolétariat en organisations et sacrifiaient le prolétariat » rien. Comme il l’explique dans son Europe » (cité pages 46-47). (page 119). avant-propos, il faut se méfier plus que tout de l’objectivité de l’histoire : « Nous LES RESPONSABILITÉS DE LA GUERRE AU NOM DE L’INTÉRÊT NATIONAL n’avons évidemment pas aspiré à cette Face au danger de guerre, la réponse de Les grèves furent combattues par les méprisante objectivité qui n’est qu’une la SD résidait dans la perspective du syndicalistes au nom de la défense de formule servant à enjoliver les plus lâches désarmement international, avec un l’intérêt national. Les plus faibles furent dissimulations. » appui à peine voilé aux activités de la particulièrement sacrifiés, en particulier Triple alliance (France, Royaume-Uni, les femmes qui entrèrent en masse sur le UN LIVRE ENGAGÉ ET SCIENTIFIQUE Russie et leurs colonies respectives). marché du travail dans des conditions C’est donc un livre engagé que propose Dans cet environnement, Frölich de travail et de salaire déplorables. Le l’auteur, mais dont le caractère scienti- assume courageusement l’idée que son prolétariat fut complètement militarisé à fique repose sur une volumineuse pays (ou plutôt l’alliance des Empires partir de 1916 (Hilfdiensttgesetz, loi sur le documentation. L’ouvrage se compose allemands et austro-hongrois) portait la service auxiliaire patriotique). de quinze chapitres, plus un seizième responsabilité la plus grande dans le La social-démocratie théorisa cette mise qui fait office de conclusion et qui porte déclenchement de la guerre. Mais ce en esclavage des travailleurs comme la sur le bilan de la guerre, tant du point n’est pas seulement le gouvernement réalisation du « socialisme de guerre », matériel et humain que du point de vue impérial qui était le grand coupable. Le tandis que certains médecins se fai- politique. La phrase conclusive indique parti social-démocrate portait aussi une saient les apôtres d’une alimentation parfaitement les objectifs politiques que lourde responsabilité. pauvre en graisse, justifiant la nourri- Frölich tire de cette sanglante bouche- Finalement, au sein de la fraction SD au ture aux navets pour les bambins. Plus rie : « Guerre civile contre la guerre ! » Parlement, 78 députés se prononcèrent la guerre durait, plus s’accroissait une Mais, avant d’arriver à cette ultime pour les crédits de guerre, 14 contre véritable famine (dont rend bien compte phrase, il développe de manière (plus 1, qui était absent au moment du la littérature. Cf. Ernst Glaeser, Classe passionnante l’attitude de la social-dé- vote). Les adversaires des crédits de 1902, Les nuits rouges, notamment). mocratie (puis de l’opposition naissante, guerre ne furent pas autorisés à émettre Si la social-démocratie appuyait de puis croissante en son sein) face à la un vote indépendant, si bien que leur manière toujours plus forte l’effort de guerre, face au développement de adoption se fit à l’unanimité du groupe guerre, un courant de gauche en son l’impérialisme allemand. En effet, c’est parlementaire social-démocrate, la sein s’en détacha rapidement. La figure du fait de la frustration des intérêts des discipline de parti l’emportant sur les la plus connue en était Karl Liebknecht capitaux allemands face au partage désaccords, y compris pour les plus qui, lors du second vote sur les crédits colonial du monde, fruit du retard résolus (qui formeront le Spartakusbund de guerre vota seul (contre l’avis de Rosa Lectures N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste | 35

Luxemburg) contre les crédits de guerre. guerre, très fragmentée (du fait de sociaux démocrates. Cela conduisit à la Liebknecht profita également de son l’histoire de la constitution de l’Etat scission au sein de la SD, avec l’appari- Frölich sur la Première Guerre mondiale statut de parlementaire pour interpeller allemand unitaire). A Spartacus, il faut tion de l’USPD (social-démocratie le parlement et construite une opposi- ajouter l’ISD (Internationale Sozialis- indépendante) en avril 1917. Frölich a tion au sein du groupe parlementaire. Le tische Deutschland) autour de Borchardt des mots très durs pour ce parti, et l’Allemagne résultat fut que le statut protecteur de et les Linksradikalen de Brême, avec la centriste, hésitant, timoré. Liebknecht fut suspendu et qu’il se personnalité de Johan Knief. Les Des pages très intéressantes sont trouva envoyé au front. Mais ses efforts réunions internationales des opposants consacrées aux conséquences du ne furent pas vains car, le 15 avril 1915, à la guerre tenues à Zimmerwald, puis déclenchement de la révolution russe et paraissait le premier numéro de Die Kienthal, permirent une décantation des négociations de Brest-Litovsk, sur Internationale, journal dirigé par Rosa politique au sein de la social-démocra- des aspects peu connus des menées Luxemburg et Franz Mehring, qui allait tie. sécessionnistes à l’instigation des devenir le centre de ralliement au Tandis que l’effort de guerre redoublait, troupes allemandes dans les pays Spartakusbund (la Ligue Spartakiste). le constat fait par la bourgeoisie de baltes. l’impossibilité de réaliser militairement Mais le front intérieur craque : en DÉCANTATIONS À GAUCHE toutes les conquêtes souhaitées entraîna janvier 1918, une grève éclate en Mais la Ligue Spartacus n’était pas la le développement d’un courant compo- Allemagne, ainsi qu’à Vienne, tandis seule composante de l’opposition à la site d’annexionnistes, ralliant les que le maréchal Ludendorff lance l’offensive finale début 1918. L’apport des forces américaines, plus de 600 000 hommes parfaitement équipés qui débarquent (sur le comportement des soldats américains, on lira le fabuleux roman de W. March, Compagnie K, Gallmeister, 2013), brisent cependant l’assaut. « La grande offensive victorieuse, qui devait amener la ‘’paix par l’épée’’, a donc conduit à la défaite décisive de l’Allemagne et à la paix de Versailles » (page 253). Cette défaite fut d’ailleurs accentuée (en prenant des allures catastrophiques) par la volonté de briser la révolution à l’Est, qui priva le front de l’Ouest de troupes nécessaires : « Le désir fou de conquêtes, le pillage de la Russie et la lutte contre la révolution ont, sur le plan militaire, cassé les reins à l’Allemagne » (page 256). Tandis que l’Empire s’effondrait, les sociaux-démocrates intégrèrent le gouvernement de transition du prince de Bade, tandis que la révolution grondait dans le pays. Le récit de Frölich s’arrête au moment où les marins se révoltent et lancent le mouvement des conseils à travers toute l’Allemagne. Extrêmement détaillé, parfaitement documenté, ce livre constitue une référence, à notre connaissance, indépassée à ce jour (en français du moins), sur l’attitude de la gauche durant la période de la Première Guerre mondiale. Il y a tout à parier qu’il deviendra un ouvrage de référence. Une série de documents et de notices biographiques le complète. o

1 Frölich rapporte une déclaration de Otto Braun, membre du comité directeur du parti, affirmant qu’il fallait sauver les 20 millions de marks investis dans Paul Frölich, « Impérialisme, guerre et lutte de classes en Allemagne, les entreprises du mouvement ouvrier allemand et les 1914-1918 », Paris, Sciences marxistes, 2014, 346 pages, 22 euros. 11 000 permanents qui y étaient employés (page 118). |36Focus N°62 FÉVRIER 2015 l’Anticapitaliste Après la révocation de Yann Le Merrer Construire un mouvement national contre

la répression PAR ORNELLA CHESNUTT

Yann Le Merrer, au premier plan avec le micro, en 2012 devant le tribunal de Nanterre, à l’occasion d’une première répression antisyndicale des postiers du 92. Photothèque rouge/Milo.

ann Le Merrer, secrétaire dépar- traîner suffisamment de grévistes dans un responsable syndical fonction- temental adjoint de SUD Activi- six communes pour atteindre un naire pour des raisons militantes tés postales 92, a été révoqué de nombre permettant d'avoir un impact. n’était pas arrivé depuis 1951, quand Yla fonction publique par décision de la Chaque jour, ils se déplaçaient sur di- deux postiers responsables de la CGT direction de La Poste en date du 9 jan- vers centres, non seulement dans le 92 avaient été exclus de la fonction pu- vier 2015. Le jour même où elle organi- mais aussi à Paris, jusqu’à Aubigny blique pour avoir signé une pétition sait partout des minutes de silence en dans le Cher ou à Tours. en faveur de la paix entre les peuples réaction aux tueries de Charlie Hebdo et Cette stratégie de regroupement, qui d’Allemagne de l’Est et de France. Ils de l’Hyper Cacher... au nom de la liber- cherche à surmonter l’émiettement en avaient fini par être réintégrés… en té d’expression. L’hypocrisie est totale. de multiples centres, métiers et statuts, 1981. Yann a été révoqué officiellement pour s’appuie sur une arme essentielle : la Le problème que pose la révocation de « intrusions répétées pendant les heures prise de parole, autrement dit l’AG sur Yann est simple : s’il n’est pas réinté- de service dans plusieurs établissements le tas. Dans une entreprise où la taille gré, cela signifie que plus personne postaux, ayant nui au bon fonctionne- moyenne des établissements est de 16 n’est à l’abri, y compris dans la fonc- ment des services, en totale contravention salariés, elle est la seule possible si l'on tion publique. avec les modalités d'exercice du droit syn- veut faire plier les patrons. C’est pour La réaction militante a été plus large dical (récidive) (...) prises de parole non cela qu’ils cherchent à briser une des que lors de précédentes procédures autorisées dans plusieurs établissements équipes syndicales qui la met en pra- disciplinaires ou pénales contre des de La Poste (récidive) ; refus d'obéissance tique, et que Yann a été révoqué. syndicalistes postiers. Ce n’est pas aux ordres émis par des responsables hié- Les procédures de licenciement de dé- seulement la fédération SUD-PTT qui rarchiques en vue de réglementer l'organi- légués syndicaux sont devenues mon- a réagi, mais également la CGT-FAPT. sation du service et d'assurer le bon fonc- naie courante à La Poste. Dans le seul Le rassemblement local du 20 janvier tionnement de leurs établissements ; Haut-Rhin, près de cinquante procé- à Nanterre a réuni près de 300 per- refus de quitter les locaux en dépit des in- dures avaient été engagées contre des sonnes. Un milieu militant plus large jonctions ; absence d'information préa- délégués syndicaux au premier se- qu’à l’accoutumée se sent concerné lable des directeurs d'établissements à mestre 2014. Alors que la majorité des par le sort de Yann. Il est possible de l'occasion de ses venues. » agents sont désormais contractuels de fédérer les équipes militantes frap- Ce qui est visé, c'est la forme de lutte droit privé, les sanctions et licencie- pées par la répression dans le monde qui consiste à regrouper les salariés ments de responsables syndicaux se du travail et dans les mouvements so- d’un établissement pour prendre la pa- sont accélérés ces dernières années. La ciaux. Regrouper les militantes et mi- role et la leur donner. Lors de la grève Poste s’attaque maintenant à un mili- litants concernés, défendre le droit à de 173 jours des postiers du 92, c’est en tant qui bénéficiait du statut de fonc- s’exprimer, à s’organiser, à manifes- allant prendre la parole dans d’autres tionnaire. L’Etat, actionnaire majori- ter et à faire grève sera décisif pour centres que les grévistes de Rueil, point taire, est évidemment impliqué. préparer les confrontations sociales de départ du mouvement, ont pu en- C’est un « tabou » qui saute : révoquer qui nous attendent. o