Ir UU 1--(M 2e ?vtnesfre L'avènement de l'Empire 1998

Maurice Schumann (1911 -1998) Charles DELAMARE

1890-1990: une nouvelle guerre de Pierrede BOISDEFFRE. Cent Ans ? (2) René PUCHEU • Nkolas Demain quelles retraites? BREJON de LAVERGNEE. JeanYves CHEVALLIER

Budapest 1956 : Janos BOOR • Eugène «le commencement de la fin» SUJANSZKI • Christian

SAVÈS • Jean AUBRY Nazisme et communisme Emile POULAT . Philippe Semaines sociales 1997 : les migrants 5ENART Marc DARMON. René FOCH • François Catholicisme et modernité AZAR . Vincent LALOY.

Jean CHELINI Arts et lettres - Notes de lecture

année 1 DN N° 320 30 F

DOSSIERS ET ETUDES

L'avènement de l'Empire p. 2 par Charles DELAMARE

Maurice Schumann : l'homme aux deux fidélités p. 7 par Pierre de BOISDEFFRE 1890-1990 : une nouvelle guerre de Cent Ans ? (2) P. 10 par René PUCHEU

Quelles retraites pour demain ? Plaidoyer pour une appmche éthique p. 22 par Nicolas BREJON de LAVERONÉE

Budapest 1956: «le commencement de la fin» p- 35 La Révolution hongroise de 1956, hier et aujourd'hui p. 36 par Jean-Yves CHEVALLIER Témoignages sur la Révolution hongroise de 1956 p. 45 par Janos BOOR et Eugène SUJANSZKI

Nazisme et communisme face à l'exigence éthique p. 51 par Christian SAVES «Les migrants, défi et richesse pour notre société» p. 55 par Jean AUBRY

Catholicisme et modernité: la qpête spirituelle de l'homme p. 58 d'aujourd'hui fait-elle peur à l'Egtise ? par Emile POULAT ARTS ET Ltu IRES La Vie littéraire p. 63 par Philippe SÉNART

Disques p. 76 L par Marc DARMON NOTES DE LECTURE

Le grand échiquier- l'Amérique et k reste du monde de Zbigniew Brzezinski par René FOCH p. 80 Le Livre noir du communisme. Crimes, lerreur, répression, sous la direction de Stéphane Courtois p. 84 par René PUCflEU Le siècle des intellectuels de Michel Winock par René PIJCHEU p. 87 Principes de la concurrence d'Alain Bienaymé par Charles DELAMARE p. 89 Hongrois et Juifs, histoire millénaire d'un couple singulier (1000.1997) de François Fejtô P. 90 par François AZAR Dans le clair-obscur du monde de Robert Rochefort P. 95 pai Vincent LALOY Visages de femmes au Moyen-Age par Jean CHÉLINI p. 96

Comité de Direction : Henri BOURBON -Jean ALJBRY 133, bis rue de l'université - 75007 PARIS C.C.P. Paris 14.788-84 N - Tél. 01 53 59 20 60 Abonnement annuel :120 F- Abonnement de soutien: de 150 F à 200 F L'avènement de l'Empire par Charles DELAMARE

epuis le 25 mars et l'admission des onze que le Saint-Empire. En même temps, elles pays de la Communauté dans le futur limitent l'étendue des prérogatives étatiques du D «Euroland», le processus d'inclusion de nouvel organisme. De ce fait, celui-ci ne pourra ces derniers dans une nouvelle configuration pas être autre chose qu'un Empire libéral. politique est engagé. Elle sera définitivement Grande nouveauté encore pour les Français qui établie le 1er janvier 1999. A partir de ce jour n'ont commencé à goûter à un tel système nous vivrons dans un Empire. qu'entre 1866 et 1870 La réunion d'Etats nationaux perpétuellement excités les uns Les Français seront étonnés d'entendre cette contre les autres au sein de ce qu'on appelait par affirmation. Le souvenir historique qu'ils antiphrase «le concert européen» ne peut pas conservent d'un tel système est lié étroitement à servir de référence au nouvel ensemble. Il a une personnalité sortant de l'ordinaire, comme fallu deux guerres d'anéantissement et cinquan- Napoléon I", ou vivant du souvenir de la pre- te ans de palabres pour nous débarrasser du legs mière, comme Napoléon III. Dans les deux cas, empoisonné que nous avait laissé le XIX siècle, il s'agissait de dictatures, qui n'avaient le «siècle des nationalités». d'Empire que le nom. Cette forme étatique se caractérise au contraire par l'absence de C'est seulement au sein du libéralisme que concentration des pouvoirs. Le Saint-Empire a l'on peut supprimer les interférences du pouvoir été dirigé, et bien sporadiquement, pendant neuf dans la société civile, c'est-à-dire les intrigues cents ans par une commission, composée de tendant à réserver des avantages indus, sans rap- sept Princes électeurs, et par une Diète qui n'a port avec les fruits du travail et de l'initiative, à pratiquement jamais cessé de siéger à ceux qui par ruse ou par force faisaient jouer en Ratisbonne avec une inefficacité universelle- leur faveur les leviers politiques. Même si, en ment reconnue. L'Empereur était un titre, pas fin de compte, la défense de ces intêrêts particu- une autorité. liers aboutissait à des conflits qui souvent se retournèrent contre leurs instigateurs. La caractéristique principale de l'Empire est de se présenter comme un tout vis-à-vis de l'ex- La monnaie unique est le signe du renonce- térieur. Son poids fait la preuve de son existen- ment de la part de onze organisations étatiques à ce, pas son action. Dans cet ensemble on obéit à la possibilité de tromper leurs voisins en faisant (les règles communes de bienséance, ce qui mine, dans des dévaluations dites compétitives, n'empêche pas de se disputer et même, autre- de s'adapter à des nécessités dont elles étaient fois, de se faire la guerre, mais sans trop de sau- l'organisateur. Les pleureuses qui sanglotent sur vagerie. L'Empire de l'union Européenne sera la disparition de la «souveraineté monétaire» plus pacifique mais moins tolérant que certains manquent singulièrement d'information. Les de ses prédécesseurs. Les nécessités du monde gouvernements ont déjà perdu au profit des moderne, l'expérience nationale de ses diverses «marchés'> mondiaux le pouvoir de manipuler composantes, la pratique du Traité de Rome leur monnaie. Désormais toute manoeuvre de ce laissent présager une organisation moins lâche type est dénoncée à l'instant même sur les ordi- nateurs des traders du monde entier. Elle est confié. Une telle assertion sonnera comme une aussitôt sanctionnée. Elle est contrebalancée par provocation chez les hommes politiques persua- un prix à payer non seulement dans l'immédiat dés de se dévouer corps et âme au bien public. mais aussi dans l'avenir. Confiance signifie Au bien public, c'est vrai, mais tel qu'il était constance. conçu dans le cadre étroit des Etats-nations. L'Empire de l'Union Européenne ne sera pas, Certes, les procédures budgétaires sont rigou- pour autant, exempt de conflits. L'attention reuses. Ceux qui les détournent à leur profit ne générale se porte actuellement sur la technique sont qu'une poignée par rapport à la grande du fonctionnement de la monnaie unique. De masse des élus. Mais l'inspiration qui procède à multiples discussions, objections, lamentations la répartition des dépenses publiques ne corres- s'élèvent à ce sujet. On peut parier que les pro- pond pas souvent à la logique d'une bonne éco- blèmes subsistant seront résolus au mieux. Il est nomie, c'est-à-dire libérale. Celle-ci considère plus intéressant de s'attacher à deux autres que l'équilibre le plus favorable à l'épanouisse- questions recouvertes d'un voile d'indifférence, ment de chaque individu est déterminé par le jeu malgré l'imminence de leur apparition. La pre- le plus libre possible (mais contrôlé sur le plan mière consiste à se demander comment la de l'honnêteté et de la régularité) des offres et concurrence va se déployer à l'intérieur de des demandes. Ce n'est pas blâmer les hommes l'Union. La seconde, quel est le rôle que les engagés dans le grand jeu démocratique que de nations continueront à jouer dans le nouvel rappeler qu'ils se préoccupent en premier lieu ensemble. des groupes auxquels la plus ou moins grande bienveillance publique peut apporter plus ou La concurrence inter-européenne moins de satisfactions, parce que celles-ci se L'euro entraîne beaucoup d'avantages. Ceux reflètent dans les votes qui sont exprimés à de sur lesquels on a insisté depuis six ans, parce multiples occasions. Votes qui constituent la que la monnaie unique mettra fin à des distor- légitimité de la classe politique pour parler sions absurdes, à des étranglements comptables noblement, son fonds de commerce pour dire les épuisant le temps et la patience des entrepre- choses crûment. neurs. On entend déjà leur soupir de soulage- La concurrence intra-européenne va modifier ment. Ceux dont on parle moins apparaissent profondément cette manière de voir et d'agir. principalement quand on regarde de l'extérieur. Les nations s'analysent selon la formule d'Alain L'euro va rassembler des moyens capitalistiques Bienaymé (1) en des «blocs de facteurs» (popu- considérables. Il commence à les amasser dans lation, équipements collectifs, transferts entre les Bourses du Continent. L'assise financière classes sociales..). Au nom de la défense des dont il disposera aura deux effets rapides. D'une avantages acquis (ou supposés acquis) grâce à part, chacune des banques centrales n'aura plus cette concentration de moyens, les gouverne- à freiner en permanence l'expansion de son éco- ments, pour raffermir leur pouvoir, avaient ten- nomie pour maintenir le haut niveau de réserves dance (et l'ont toujours) à opposer le bloc dont que nécessitait l'étroitesse de sa base en devises. ils étaient responsables aux autres de types sem D'ores et déjà certains pays ont mis en vente blable. La pacification qu'apporte l'Union par une partie importante de leur stock d'or, dont l'euro dénoue, en large partie, les lièns qui l'utilité n'est plus démontrée, la stabilité moné- entouraient chaque bloc. Les entreprises s'op- taire étant désormais garantie par l'Union. poseront directement aux autres entreprises D'autre part, les marchés financiers européens dans un climat de concurrence de plus en plus alimentés par une épargne qui a perdu l'espoir et loyale. On est encore loin du compte. Il subsis- la pratique des plus-values engrangées sur la te partout des procédures par lesquelles les Etats dépréciation monétaire placeront une masse aident à l'exportation leurs champions natio- croissante de disponibilités à long terme au ser- naux, depuis «les crédits-protocole» jus4u'aux vice des innovateurs, des inventeurs, des explo- interventions directes de gouvernement à gou- rateurs en produits nouveaux. Enfin, l'euro imposera aux différentes instances politiques (t) Alain BIENAYMÉ - Principes de concurrence, EdiL une gestion sérieuse de l'argent qui leur est Economica. vernement, sans compter le graissage de pattes à d'hui va certes se trouver modifié en profon- tout va. Ces pratiques, déjà fortement atténuées deur. Mais il restera fondamental. Loin de dis- grâce à l'action de la Commission de Bruxelles, paraître comme le déplorent les nostalgiques sont condamnées à disparaître au sein de des «neiges d'antan» ces entités vont s'affirmer l'Empire. Celui-ci fait sienne la définition de la comme les constituants de cette Europe des compétitivité que donne l'American Council of Nations, réclamée autrefois par le Général de Competïtiveness, citée par Alain Bienaymé. La Gaulle. La mise en place de la monnaie unique compétitivité d'un pays est «son aptitude à pro- obligera les partisans d'une construction fédéra- duire des biens et services correspondant à la le à modifier de leur côté la tactique suivie par demande solvable des citoyens, aptitude qui se eux depuis Jean Monnet. Elle consistait à intro- fènde sur les performances de productivité et duire des doses de communautarisme par étapes permet d'élever le pouvoir d'achat des salariés, successives grâce à des réformes présentées tout en respectant les règles de la concurrence comme nécessaires techniquement et aseptisées libre et loyale et les autres obligations interna- politiquement. L'objectif final restait la tionales du pays>'. La pratique va rejoindre la construction d'un ensemble institutionnel que théorie. les promoteurs de l'idée européenne n'imagi- naient guère fonctionner autrement qu'un Etat- Parmi les Onze il y a des différences sensibles nation, tant ils étaient pénétrés de ce modèle de niveau de vie. Elles ne peuvent plus être dis- d'organisation. Les transformations qui vont simulées par le voile des taux de change rafisto- dérouler leurs conséquences à partir de 1999 ne lé par des ajustements périodiques. L'euro don- pourront pas être traitées en catimini par une nera à tout moment à tous exactement les autorité supranationale. Aucun organisme ne mêmes indications sur la cherté des produits et s'apparentera à un gouvernement national. Les sur le coût du travail, de Dublin à Messine. Si réformes feront l'objet d'accords internationaux l'espace culturel européen était homogène on entres les Onze, puis entre les X..., qui auront assisterait aux migrations rapides des salariés force de loi sur le territoire de chacun des vers les centres de meilleure rémunération à membres du nouvel Empire. Le fait que son l'instar des capitaux qui vont se porter vers les départ soit donné à Onze et non pas à Quinze points de profit maximal. Mais il est difficile de illustre d'ailleurs clairement la manière précau- quitter son petit Liré ou le cocon de sa langue tionneuse dont les Etats-nations s'engagent dans maternelle. On exagère pourtant la stabilité des un processus qui devient ensuite irréversible. barrières de langues et de traditions. Elles L'abandon d'une souveraineté monétaire de cèdent lorsque l'avantage comparatif dépasse un plus en plus illusoire dans un monde financière- certain nivcau, comme on le constate tous les ment unifié n'enlève pas aux Etats leur respon- jours avec l'immigration africaine, sans parler sabilité dans leurs deux autres modalités d'ac- de celle des Espagnols ou des Portugais. Les tion principales celle qui a pour but d'assurer mécanismes libéraux tendront à égaliser les la sécurité de leurs ressortissants et celle dont conditions de la concurrence dans tout l'objet est de tisser entre eux les mailles de la l'Empire. Les niveaux de vie se rejoindront un solidarité. Mais, dans l'un et l'autre cas, l'entrée jour. Mais la période de transition sera plus ou dans l'Empire entraînera des changements qui moins longue. Elle révèlera les problèmes qui ne sont encore qu'à peine entrevus au niveau restent du ressort des Etats-nations. Elle les des gouvernements et encore moins ressentis accentuera. Tel est le côté périlleux de l'unifica- par l'opinion publique. tion européenne. La sécurité a deux faces : celle qui se présen- te à l'extérieur, l'étranger, et celle qui regarde l'intérieur. Il est évident que les relations exté- Le rôle nouveau des nations rieures doivent être réajustées à la réalité des Dans un Empire, les nations perdurent et besoins de sécurité. Sur le plan militaire, le sys- même se fortifient, comme l'a montré l'exemple tème de l'Alliance atlantique, auquel adhérent de la Double Monarchie austro-hongroise. Le presque tous les autres membres de l'Unipn rôle qu'elles ont joué en Europe jusqu'à aujour- Européenne, a profité à la quoi qu'on ait dit, pendant la guerre froide. Libre à elle de sant.s à ces évolutions que ces demiers ne sont maintenir à grands frais une autonomie plus que rarement en mesure de prévoir. Education et théorique (de jour en jour) que réelle. La sup- formation continue donneront les seules pression du service militaire obligatoire est une réponses durables à la globalisation. étape vers la dénationalisation souhaitable du Dans l'Empire, les Bats continueront à jouer système de défense. Sur le plan diplomatique, un rôle déterminant. Un des principaux consiste les représentations chez les Onze n'ont plus de à soutenir les réformes permanentes de structu- raison d'être, sinon de maintenir des postes re que le libre-échange et le mondialisme impo- nécessaires au bon déroulement des carrières au seront avec une force croissante. «Celui qui ne Quai d'Orsay. En dehors de l'Union transforme pas à temps ses modes de produc- Européenne il apparaîtra de plus en plus néces- tion, celui-là est puni par le jeu de la concurren- saire de coordonner, plus activement que ce ce mondiale)> (2). n'est déjà le cas, les politiques à l'égard des étrangers au nouvel Empire. Faute de quoi, les Une attitude dynamique signifie que la réfor- fissures s'introduiraient clans ce bel édifice. Des me de l'Etat Providence ne peut plus être diffé- fissures où grouilleraient les parasites. rée. Si l'on veut maintenir ses principaux acquis, il faut procéder à son adaptation face à En revanche, la sécurité intérieure a besoin une réalité radicalement différente de celle pré- d'être notablement renforcée, dans le cadre des valant en 1945. lI ne s'agit plus d'écrémer la accords de Schengen, pour faire face à la mafia fleurette qui monte sur le lait de la croissance supranationale, aux poussées migratoires et à la pour la distribuer aux bonnes oeuvres. La tâche subversion anarchique opposée à la pacification de l'Etat n'est plus celle d'un grand répartiteur inter-européenne. La connaissance de milieux du bien-être. Elle s'identifie à celle d'un chef différents nécessite un enracinement profond d'entreprise placé en face des contraintes de la dans les réalités nationales en même temps que concurrence. Mais un chef de l'entreprise socia- s'avère de plus en plus indispensable la collabo- le, le garant de la cohésion humaine. Au sein de ration entre les divers agents de sécurité au l'Empire européen chaque nation sera jugée par niveau de la Communauté. C'est à cette double les acteurs économiques, aussi bien par les condition que l'Union Européenne assurera son entreprises autochtones que par celles débar- étanchéité maximale face au crime organisé. A quées des lointains ambitieux, aussi bien par les l'exemple des Etats-Unis, qui ont créé le FBI travailleurs spécialisés que par les techniciens pour surmonter les divisions des Etats fédéraux, de l'innovation. Jugée d'après l'harmonie socia- il est nécessaire de mettre en place un organis- le qui régnera autour des centres de production. me spécifique de sécurité commune. L'art des Jugée d'après les facilités que chaque nation responsables consistera à marier l'indispensable apportera au développement des initiatives et coordination inter étatique avec la connaissance d'après le coût que représenteront les services innée des problèmes locaux. publics pour les entreprises installées sur le ter- La deuxième fonction relevant de la nation, ritoire de cette souveraineté. Si le jugement est celle de solidarité, devra également se redé- négatif, on passera à côté dans un Etat plus équi- ployer en tenant compte des impératifs de l'eu- libré, accommodant, et tout aussi européen. De ro. L'accroissement de productivité qui découle- même que l'on choisit de plus en plus souvent ra de l'intensification de la concurrence entraî- une voiture pour ses qualités intrinsèques et non nera des perturbations dans l'équilibre déjà fra- pour l'origine de la marque, de même la locali- gile de l'emploi. De toute manière, la globalisa- sation dans telle ou telle nation sera déterminée tion accentue la pression sur les structures de par la comparaison entre les charges existantes production. Les coûts humains des progrès tech- et les services rendus par l'appareil étatique et niques ne peuvent pas être laissés au débit d'in- social correspondant. Les gouvernements sont dividus aussi mal préparés à en supporter les soumis à une concurrence qui ira en s'exacer- conséquences qu'à faire face aux transforma- bant. Il ne servira de rien d'avancer des argu- tions de leur activité. En même temps, les Etats (2)Eric GUNDLACH e' Peter NUNNENKAMP. Fmnkfliner auront pour mission de préparer leurs ressortis- Ailgemeine Zeitung du 04/04/98. ments sentimentaux, si ceux-ci ne sont pas dou- l'aventure qui s'amorce et qui promet d'être blés par une stricte étude de rentabilité écono- glorieuse. Quel est le coût et le rendement des inique et sociale. La France ne part pas avec un services publics 7 Quelle est l'efficacité d'une handicap majeur comme on le croit trop sou- Education nationale qui produit, bon an, mal an, vent. Les autres Etats de l'Union ont chacun environ 20% de jeunes atteints d'illettrismejus- leurs avances et leurs retards. Ce qui est impor- qu'à la fin de leur vie ? Quelle est l'utilité du tant, c'est de bien prendre conscience de la nou- statut d'entreprise nationalisée pour velle donne et de s'y préparer sans états d'âme. l'Aérospatiale ou Air France 7 N'est-ce pas un La mise en place de l'euro doit inciter les res- préjugé qui les rend immobiles au moment où ponsables gouvernementaux à faire face, à tous leurs homologues bougent frénétiquement 7 les niveaux, à cette révolution copernicienne. Quel est le coût d'une pléthore de dignitaires L'économie ne se trouve plus à leur service. Ce élus dont les compétences se croisent stérile- sont eux désormais qui doivent se mettre à la ment à des niveaux administratifs datant de la disposition des producteurs engagés dans le traction hippomobile 7 Quelle est la nécessité combat concurrentiel. S'ils ne le font pas, ils se des prescriptions médicales établies sans trouveront bien vite à la tête d'un pays vidé de contrôle de prix 7 A quoi servent les déplace- sa substance, déserté par ses élites, colonisé par ments en colonnes par trois des courtisans gou- des voisins plus audacieux et surtout plus libres vernementaux en Chine ou en Inde derrière le de leurs mouvements. Maintenir le pourcentage grand maquignon. Ces questions et bien des dépenses publiques à plus de 50 % du PIB d'autres sont posées depuis des années dans équivaut Ù condamner la moitié du pays à la notrepays sans qu'un véritable effort ait été régression et au chômage, si la répartition des accompli pour mettre fin à des abus que l'on ressources ainsi prélevées ne répond pas aux croyait sans conséquences graves, les uns com- meilleurs critères d'efficacité, y compris sociale pensant les autres, l'argent passant d'une poche et sociétale. à l'autre. Depuis cinquante ans, à part la création des A partir du 1rjanvier 1999, l'action de chaque Régions, aucune réforme de l'Etat et des Etat, partie de l'Empire, subira le Matie, thecel, Collectivités publiques n'a été accomplie en pharès inscrit autrefois sur le mur du palais France. Le temps est venu de procéder à des babylonien. La gabegie, la dissipation des fonds transformations structurelles qui auront pour but publics, le mauvais rendement des services éta- de doubler au moins la productivité de services, tiques ou nationalisés, tout cela pèsera lourde- où cette notion n'est même pas encore perçue ment sur la compétitivité des créateurs d'em- comme évidente I Il est encore rare d'entendre plois, tout cela aura un prix. Il sera payé par le un tel langage. C'est pourquoi il convient de consommateur soumis à une trop lourde TVA, saluer la lucidité, même si elle est critique, d'un restée nationale. Il sera assumé par le travailleur Louis Viannet, secrétaire général de la COT, dont les revenus sont amputés par les déborde- lorsqu'il écrit «L'instauration de l'euro, conju- ments de la Sécurité Sociale. Il grignotera le guée avec la concurrence mondiale, nécessitera niveau de survie du retraité chargé de résorber des politiques rigoureuses, notamment en l'exédent des dépenses engagées sans résultat tnatière de flexibilité du travail, d'harmonisa- probant pour les chômeurs. tion fiscale et de réforme des sytèmes de protec- tion sociale» (3). L'Union Européenne n'est pas Mane, thece4 pharès pesé, jugé, condamné, un distributeur de crèmes glacées. Il est urgent tel est le mot d'ordre qu'inscrit aujourd'hui d'en prendre conscience. l'euro sur tous les murs des palais nationaux. Qui saura lire cet avertissement 7 Veillons au salut de l'Empire Une révolution culturelle Charles DELAMARE L'avènement de l'Empire à la suite de celui de l'euro oblige tous les acteurs politiques à suivre (3) Louis vIANNEr. «Euphorie.., à risques».- Le Monde. et à soutenir les acteurs économiques dans 17/03/98. Maurice Schumann: l'homme aux deux fidélités par Pierre de BOISDEFFRE

remière image de Maurice Schumann, il y et de la construction européenne. La création du a aujourd'hui cinquante ans François Rassemblement du Peuple Français (RPF), son PMauriac, «disciple usurpant la place du triomphe aux élections locales d'octobre 1947 Maître>', remet la cravate de la Légion d'hon- mettent le feu aux poudres. Rares sont ceux qui, neur à Marc Sangnier. On tend l'oreille, car la comme Maurice Schumann, souhaitent mainte- voix de Mauriac est cassée, celle de Sangnier, chevrotante. Mais soudain, un coup de clairon réveille l'assistance. C'est Maurice Schumann, jeune, impétueux, vibrant, dont la voix, lors- qu'elle venait jusqu'à nous, trois ans plus tôt, nous disait que la patrie n'était pas morte. Maurice Schumann vient de fonder, avec d'autres, le Mouvement Républicain Populaire (MRP). C'est, dit-on, le Parti de la Fidélité, il se reconnaît en de Gaulle, et de Gaulle (bien plus proche, en sa jeunesse, du Sillon que de l'Action Française) compte sur lui pour arracher la France à l'ornière du parlementarisme, style 1W République. Ici, il y a malentendu. Si les électeurs du MRP font confiance à de Gaulle, les militants suspectent son prétendu «bonapar- tisme». Ils rêvent d'un «travaillisme à la fran- çaise'> dont certains ont dessiné les contours dans la Résistance. Un «socialisme humaniste» est leur horizon. Le mot de «grandeur», cher au Général, leur est suspect. Son départ, le 21 janvier 1946 (départ bien aventuré, il le reconnaîtra lui-même), laisse nir des passerelles entre les gaullistes et la d'abord les MRP orphelins. Mais ils se ressai- démocratie d'inspiration chrétienne. Pour avoir sissent vite. Et s'éloignent de celui que leurs suivi de Gaulle, des hommes comme Edmond chefs tiennent pour un nationaliste attardé, Michelet, comme Louis Terrenoire, comme Léo adversaire de la réconciliation franco-allemande Hamon, se verront exclus du MRP. Ce ne fttt pas le cas de Maurice Schumann. Sa qua loyalement le Traité de Rome qui, grâce au fidélité au Général était intacte mais elle n'enta- redressement économique et financier opéré par mait pas son sens des responsabilités. son gouvernement en 1958, put entrer en Impossible de laisser les socialistes en tête-à- vigueur, contre toute attente, à la date prévue du tête au gouvernement avec des communistes qui I" janvier 1959. lI négocia sans complaisance, recueillent alors près de 30 % des suffrages et ne avec nos partenaires tandis qu'il forgeait avec le doutent pas (l'Armée rouge occupant la moitié Chancelier Adenauer la réconciliation franco- (le l'Europe) de faire de la France une démocra- allemande. Il y eut cependant une pierre tie populaire Rien plus tard, le fondateur du d'achoppement. Au printemps 1962, j'assistais, Mouvement Républicain Populaire pensait à I'Elysée, à la conférence de presse où de encore que le MRP, en participant au tripartis- Gaulle, sarcastique, se gaussa des maximalistes ilie, avait «sauvé la démocratie». De plus, le de l'Europe et de leur «volapuk intégré». Pierre MRI' avait apporté à notre politique une dimen- Pflimlin était blême et, le 16mai1962, il entraî- sion européenne et une composante familiale na dans son départ ses quatre collègues du MRP, qui lui faisaient défaut. dont Maurice Schumann, désolé comme en 1946, une chance avait été manquée et le Restait la Cotistitution de la IV' République, Général allait être privé d'une composante inlassablement dénoncée par de Gaulle, molle- démocratique indispensable à son action. La ment approuvée par le MRP qui espérait dérive technocratique de laV' République com- l'amender. Le régime lui-même allait faire nau- mençait. frage non pas sur sa politique européenne, mal- gré l'échec de la Commission Européenne de De Gaulle, impavide, poursuivait sa route. A Défense (CED), ni sur le redressement écono- Bruxelles, face à l'incompréhension de ses par- nuque, largement amorcé dès les années cin- tenaires du Bénélux, il opposait la politique de quante, mais sur son incapacité à émanciper les la <(chaise vide» (il n'avait toujours pas digéré peuples d'Outre-Mer il était trop faible pour l'échec du Plan Fouchet). A l'automne 1962, gagner la guerre, trop faible aussi pour l'arrêter. triomphant du «Carteldes Non» (auquel partici- Ce fut Mendès France qui mit fin à la guerre pa le MRP), il faisaitadopter par le peuple d'Indochine, et de Gaulle à celle d'Algérie. l'élection du Président de la République au suf- frage universel qui allait devenir la pierre angu- En niai 1958, le coup d'Etat d'Alger jeta le laire de la Ve République. Le MRP était désor- trouble. l3eaucoup de parlementaires, socialistes mais dans l'opposition. Pierre-l-lenri Teitgen ou démocrates, se refusaient à ramener le poussa la candidature de qui mit Général au pouvoir avec le concours des <(préto- de Gaulle en ballottage en 1965. De son côté, riens». Maurice Schumann fut de ceux qui François Mitterrand avait entrepris sa longue acceptèrent le principe de la participation du marche vers l'Elysée qui allait le poser en ras- MRI> au gouvernement de Gaulle formé un sembleur de la gauche et en rénovateur du parti mois plus tard, et dans lequel entrèrent effecti- socialiste. vement, en tête, plusieurs de ses membres. Des hommes comme Pierre Pflimlin, Maurice Schumann restait partagé entreses et même Guy Mollet participè- deux fidélités. Il continuait à voir en de Gaulle rent Ù [élaboration de la nouvelle Constitution. le père de la patrie et le restaurateur des institu- En quelques semaines, de Gaulle remit l'Etat tions. Mais il voulait que la majorité s'élargît et républicain debout. Président de la Commission que la France s'engageât plus nettement dans la des Affaires Etrangères de 1958 à 1967, à l'ex- construction d'une Europe politique. Il devait ception d'un bref passage en 1962 dans le l lui revenir - entre-temps (1967), il était redeve- gouvernement Pompidou, Maurice Schumann nu, le MRP s'étant sabordé, «ministre du participait Ù l'oeuvre de redressement. «Pourvu Général» - de présider, en sa nouvelle qualité de qu'il ne casse pas l'Europe», avait dit du Ministre des Affaires étrangères (de 1969 à Général . Mais de Gaulle appli- 1973) à cette réorientation quand Pompidou prononça le Nihil obstat à l'entrée de la Grande- : était gaulliste, le père ne l'était pas encore, et Bretagne dans la Communauté européenne. Ce quand il le devint, Claude avait pris ses dis- jour-là, son coeur, resté gaulliste, s'unit à sa rai- tances. Ainsi vont les destinées... son, européenne et chrétienne. Toujours la Grande et belle vie que celle-là Si vivre double fidélité consiste à se battre pour de grandes causes, Ilarrive que l'échec ouvre des portes. Celui Maurice Schumann se sera battu jusqu'à la fin de Maurice Schumann aux élections législatives de sa longue vie, surmontant l'épreuve qui, un du Nord lui ouvrit celles de l'Académie françai- moment, le priva de la parole et de la vue. Non se. Il lui permit aussi d'écrire les livres auxquels moins que de Gaulle, il aimait tout ce qui est il songeait depuis longtemps La mort née de grand, parlant au nom de la France libre à l'heu- leur propre vie, Un certain 18 juin, Le Concerto re du combat, révérant Péguy, et en ut majeur, Bergson ou le retour de Dieu. Ces Gandhi. Son père, le joaillier du Marais, aurait dernières années, nous l'avons vu constamment été fier de voir, dans la cour des Invalides, sa sur la brèche, animant des colloques, écrivant dépouille revêtue du drapeau tricolore, saluée dans la Revue des deux Mondes et dans France- par deux Présidents de la République, Forum, présidant l'Association des Ecrivains l'Académie française et les Corps constitués. catholiques. Un mois avant sa mort, à la Juste adieu pour une vie sans tache Sorbonne, nous dialoguions encore sous l'égide d'André Séailles pour évoquer le souvenir de François et de Claude Mauriac quand le fils Pierre de BOISDEFFRE

Georges Vedel à l'honneur

France-Fo ru in est particulièrement heureux d'adresser de chaleureuses félicitations à l'un de ses plus anciens, de ses plus fidèles et de ses plus prestigieux amis, le grand juriste Gcorges Vcdel qui, le même mois (mai 1998), a reçu du président Jacques Chirac les insignes de Grand Croix de la Légion d'Honneur et, au terme d'une «élection de maréchal», a été appelé à occuper à l'Académie française le fauteuil de l'historien d'art René Huyghe.

Agrégé de droit public, tout en ayant acquis une solide formation de philosophe, il a formé au droit administratif et au droit constitutionnel des générations d'étudiants, à Poitiers, à Paris, et dans lesdivers Instituts d'Etudes politiques. Ses manuels, en ces deux matières, sont des classiques. Ses articles et ses avis, constamment sollicités, ont toujours fait autorité. Ses compétences, reconnues en France comme à l'étranger, quels que soient les clivages politiques, l'ont naturellement conduit à exercer de multiples fonctions et responsabilités notamment à Paris lI-Assas, au Conseil économique et social, au Centre d'études des revenus et des coûts, au Conseil constitutionnel... Aussi avions-nous été particulièrement sensibles à son témoignage de soutien et à ses voeux pour notre revue, publiés dans notre numéro du 40' anniversaire. j 1890-1990 Une nouvelle Guerre de Cent Ans?

(2 partie)

par René PUCHEU

L'article de René Pucheu comporte une introduction et trois chapitres: «La «Grande Guerre» ? Surprenante f», «Le Ré-embrasement ? Irrésistible f», «L'espoir P Foudroyé f». L 'introduction et le premier ont été publiés dans notre précédent numéro. Cette 2' partie contient les deux derniers.

LE RÉ-EMBRASEMENT ? IRRÉSISTIBLE!

«lias les armes, Citoyens! Vive la République nue» (T. 14/11). Non sans complications sup- allemande f Vive la République universelle f» plémentaires «Nous sommes devant une lançait L'Humanité, datée du 12 novembre Allemagne que nous ne connaissons pas et qui 1918. ne se connaît pas elle-même» (T.l2/l 1). «L 'armistice est signé. Gloire aux années de Deuxième souci «L'Angleterre et la paix» la République f Gloire à la France des civils qui (T. 15/11), et l'on n'affichait pas une tranquille n tenu malgré la réputation d'inconsistance et assurance du jeu des Anglais. de légèreté qu'elle s 'était faite à elle-même avec Troisième inquiétude «Le problème russe un absurde plaisir f Gloire aux alliés qui, de subsiste» (T. 26/12), avec des complications lui leur sang mêlé au nôtre, ont scellé une amitié aussi. «Le bolchevisme n'est pas un ennemi éternelle f» lisait-on dans Le Temps, daté du comme les autres. Il fait une guerre nouvelle - même 12 novembre. ou du moins, car rien n 'est nouveau sous le Ainsi, à chacun son lyrisme Mais lyrisme à soleil, une guerre telle qu 'on n 'en a pas vu grands flots, comme il était naturel depuis les guerres de religion. Il ne dresse pas patrie contre patrie... Il est la négation de la Très vite, toutefois, on revint à la pesanteur des choses. «La joie n'exclut point la réflexion» patrie et de la prospérité» (T. 26/12). (T. 12/11). Le bolchevisme 7 Dans L'Huma, aussi, on en Première constatation «L'Allemagne conti- débattait ferme ces mêmes semaines. Léon Blum et d'autres tenaient à distinguer socialis- E me et bolchevisme. décomposition: voilà ce qu'il est impossible de perdre de vue... » En somme, dès fin 1918, te scénario des pro- chaines décennies prenait forme. A croire qu'il - la mise en scène de sa signature avait été n'y avait pas eu, te Il du onzième mois à 11 redoutablement humiliante « Du fond de la heures, de cessez-le-feu. Plus exactement, que Galerie des Glaces, Muller et Dell, de noir ce cessez-le-feu qui avait plongé les Français et habillés, avaient comparu devant les représen- les Françaises dans un moment d'enthousiasme tants de vingt-sept peuples réunis. Dans le inoubliable, n'avait été qu'une grande illusion même lieu.., l'Empire allemand avait.été pro- clamé. Il y revenait pour s'entendre déclarer à «Aucun des maux dont I 'Europe avait souf- la fois coupable et légitime, intangible et crimi- fen, aucune des tendances dangereuses qui neL., peut-être pour beaucoup des assistants et avaient, chacune pour sa pan, contribué à la des juges, était-ce une jouissance de voir le catastrophe n 'avait été purgé parla catastrophe redoutable Empire de Gùillaume I! humilié ou même n'y avait trouvé une atténuation dans la personne d'un intellectuel socialiste et durable» (J. Romains, le 7octobre). d'un avoué de province... «Qu'est-ce que Muller Le feu n'avait pas cessé. Il ne s'étatt. pas et Dell pouvaient engager ? Le traité de éteint. Il était rentré sous terre. Il y couvait sous Versailles mettait en mouvement des forces qui les cendres, réapparaissant de-ci de-là, à travers échappaient déjà à la volonté de ses auteurs... » guerres - dans l'Est, au Proche-Orient, dans te Et Bainville de conclure en une formule défi- Rif, en Espagne, etc. -' émeutes, révolution- nitive «Une paix trop douce pour ce qu'elle a naires ou non, grèves - en Inde, en Egypte, en de dur». Indochine, aux Philippines, etc. Dès 1927, dans un discours-choc, prononcé à Comme pour l'attiser et lui permettre un jour Tannenberg, le Maréchal-Président Hindenburg ou l'autre de tout réembraser encore plus de fit énergiquement savoir que l'Allemagne reje- fond en comble que durant les années 14-18, il tait toute culpabilité. bénéficia de trois brûlots majeurs : des vain- queurs sans génie, des individus déracinés, des les torpillages anglo-saxons: désirs et des démons d'apocalypse. Le plus insidieux fut le «wilsonnisme». «Les principes du président Wilson déstabilisèrent l'ancien monde, dominé par l'Europe, aussi des vainqueurs sans génie puissamment que les propagandistes de Lénine» a souligné Pierre Miquel. C'est le moins qu'on puisse dire Cette Le plus spectaculaire fut la médiocrité des vainqueurs se manifesta, notam- ( venue du Sénat Etats-Unis 19 mars ment par: des rejetant, le 1920, le traité de Versailles. le drame de Versailles Les gouvernements de leurs Gracieuses Dès 1920, dans un livre fameux et qui le reste, Majestés britanniques se chargèrent des autres. Les conséquences politiques de la paix (Ed. Jusqu'en 1935, l'Allemagne bénéficia de leurs Fayard), Jacques Bainville avait clamé haut et préférences. fort la dangerosité du Traité de Versailles, consi- «Bien des choses chancellent... Il y a en dérant que Angleterre comme en Allemagne comme à - ses dispositions étaient techniquement irréa- Moscou des gens qui songent à une alliance listes puisqu'elles laissaient sauve la puissance dont la France ferait les frais» s'alarmait-on, de l'Allemagne face à une Europe Centrale en dans Le Temps (02-03/01/1922), quand 1922 miettes «Il n 'existe plus sur le continent commençait. européen de grande puissance pour nous aider que couvait, que les premières à établir un équilibre que la puissance germa- Alors le feu nique rend nécessaire. Et cette masse est la plus flammes resurgissaient, ils ne se soucièrent guère de jouer les pompiers, ces chers Anglo- homogène et organisée au milieu d'une vaste Saxons mais c'est Maginot qui nous a dotés d'une année défensive, impmpre à secourir nos auxi- - la Grande Retraite française liaires polonais et tchèques. «Pour les Français, c'est un jour de renais- sance... Relevons la tête!» (T. 12/II/1918). n 'est pas tel ou tel gouvernement qui Hélas Ce fut raté I On ne releva pas la tête nous a fait perdre la suprématie stratégique en On avait trop donné Eumpe, c 'est le peuple français tout entier qui Pour sauver la face les hommes politiques n'a pas voulu la conserver. En 1924, il a voté contre la Ruhr, en 1928 pour Briand, en 1932 firent de beaux discours : «Devant les champs pour le désarmement... (in La Décomposition de de bataille de la Marne, jurons d'obtenir justi- 1 'Europe Libérale. Ed PIon, 1941). ce» dit M. Poincaré dans un discours énergique et modéré (L'intransigeant 11/09/1922). Impressionnant et peu contestable constat. Comment expliquer cet affaissement français ? Bof «A certains moments de l'histoire, il ne reste rien àfaire. Voilà tout. Qu'à attendre stoï- Dans l'écheveau des facteurs, tirons-en deux quement, si l'on peut ... » ( Jerphanion, 1933, in - l'effet de l'épuisement physique, venu du H. B. V.). grand fauchage des générations «actives». Aux La mémoire collective tend à faire de Vichy le morts s'ajoutèrent les blessés 300.000 mutilés commencement de l'histoire contemporaine. et 2.000.000 d'hommes souffrant d'une invali- Les années 20 et 30, elle ne les évoque que dité d'au moins 10 %. La «saignée» avait été mythiquement. Soit à travers quelques moments d'autant plus affaiblissante que le taux de nata- légendaires, tels les années folles, l'Exposition lité était peu élevé (dans la période 1906-10 Coloniale (1931), les congés payés (1936). Soit 20,2 %o en France en Allemagne 31,6 %o). tt travers quelques figures glorieuses, tels En plus, les destructions de biens 289.000 Georges Carpentier, Josephine Baker, Mermoz. maisons rasées, 442.000 endommagées. Soit à travers des figures noires tels Landru, Violette Nozières, Stavisky. Soit en chantonnant, D'où l'aspiration dominante et ardente que la par exemple, J'ai deux amours, Parlez-moi Grande Guerre ait été la der des der. d'a,;iour Marinella, Y a d'la joie, Tout va très Voilà d'où jaillirent le nihilisme (de Céline) bien, Madame la Marquise et, plus décisivement, la vivacité des pacifismes Reste que, sous ces beaux et bons moments, il toutes catégories pacifisme de conviction y avait l'exténuation française. (intransigeant chez Giono, insinuant chez Giraudoux, chrétien chez Sangnier), et les La Grande Retraite ! C'est ainsi que Bertrand échos favorables réservés au pacifisme tactique de Jouvenel a nommé cette attitude, dont il a été (du PCF). le témoin D'où, enfin, ce pacifisme larvé, mou, généra- «En 1925, la France occupe des positions ter- lisé imprégnant toutes les familles politiques - ritoriales et juridiques qui assurent sa prépon- même celles dites nationales - et s'exprimant à dérance en Europe. En 1930, lei positions ont longueur de dimanche, au fil des inaugurations été évacuées, la prépondérance perdue, la sécu- de monuments , aux morts et de congrès avec ité sera bientôt menacée... - - banquets des Anciens Combattants, acteurs clés «...Et l'on se demande « ... qui ést respon- de ces années d'entre-deux guerres sable ?»

- - venue de la même sensation d'épuisement, vhine question. l'émigration des intellectuels, pasde corps mais 1-lerriot qui a décidé l'abandon de la Rulfr niais d'esprit, dûe au sentiment de décadence cest Tardiez, qui a décidé l'évacuation de la de la France. Rhénanie. C'est IJriand qui a désolidarisé la France de la Pologne et de la Tchécoslovaquie, «La France a été la tête de la moitié du

12 monde. Pendant cinq ans, la France a été le lieu Parmi tous les tourbillons qui déstabilisèrent capital de la planète... Notre champ a été piéti- les individus, on signalera, plus spécialement, né.. Nous n 'avons pas couché seuls avec la trois remue-ménage qui les bouleversèrent ou Victoire» (Drieu La Rochelle in Mesure de la les impressionnèrent France, 1922). Dès lors, la vie est ou vient d'ailleurs: Berlin, le remue-ménage des monnaies Rome ou Moscou. L'espoir se nomme Europe, Révolution. Pas France On découvrit l'inflation et même, en Allemagne, I'hyperinflation. Pour ces généra- Ainsi, quand vient la minute de vérité, le 7 tions ce fut une nouveauté. On assista à la mars 1938, ce jour où Hitler fait entrer ses débâcle du mark, à la bataille du franc. Ces tor- troupes en Rhénanie, la France regarde, ébahie nades diminuèrent le niveau de vie des salariés, et percluse appauvrirent les propriétaires immobiliers. On assista, aussi, à la volatilisation de l'emprunt «Rarement, les responsables d'une puissance russe. qui se voulait encore grande eurent une occa- sion comparable d'influer sur le destin de leur Comment faire crédit après ces tornades ? patrie et du monde... » Symptomatiques ces lignes (Temps, 3février remarque mélancoliquement Raymond Amn. 1935) : «La jeunesse a commencé à douter de De fait, ce soir-là les jeux étaient faits. La son avenir.. Beaucoup d'avenues sont bou- «Grande Retraite» française était devenue chées... Mais comment repmcher d'autre part «intraitable» (Jerphanion), irrésistible. aul anciennes générations de ne pas céder la place, de s 'accrocher; désespérément aussi, aux postes qu'elles occupent ? C'est qu'il n 'y a plus ...des individus déracinés de havres sûrs pour l'homme qui, cependant, aurait dû gagner son repos... On a touché au Tandis que les doctes déploraient - Valéry ? patrimoine et l'on a créé une vie instable, au Bien sûr Mais d'autres aussi : «Nous assistons jour le jour; infiniment décevante...» au déclin de l'Europe» écrivait, en 1920, le Après 1930, à l'instabilité monétaire s'ajouta, célèbre géographe A. Demangeon -, les femmes évidemment, la crise et ses longues files de chô- et les hommes quelconques se sentaient déraci- meurs. nés - on ose emprunter ce mot à Maurice Barrès - et flottant à tous vents. Le chômage ? Absurde C'est que ce que l'on nommait l'après-guerre «A l'heure où ces lignes s'impriment des fut une période «chahutée». hommes souffrent de la famine pendant que d'autres hommes détruisent du blé, du café, des Dans Le Temps daté du 2-3 janvier 1922, on légumes ou des fruits pour conjurer le péril du lisait «L'année s'est achevée sur une impres- chômage engendré par la surproduction» sion d'incertitude sociale, d'hésitations morales (Illustration 13/02/1932). et pour ainsi dire de tâtonnements politiques... » Certes, il y eut de bonnes années. «L'année 1928 n'a pas été mauvaise pour la société fran- le remue-ménage venu de la garçonne. çaise» (Temps 01/01/1929). Durant les «années d'illusion» il y eut des Quand même, à peu de moments toute inquié- nouveautés qui amusèrent: le whisky, les cock- tude cessa «Voilà onze années qu'a sonné le tails, le «nouveau culte du soleil» (Il. 1928) canon de l'armistice et nous en sommes encore sur à rechercher notre équilibre bouleversé par le la Côte d'Azur. grand cataclysme» (in Le Temps du Il y eut une mode qui ébranla : les cheveux 01/01/1930). courts, coiffés «à la garçonne»:

13 D'autant qu'elle allait donner naissance à une dans les casinos des plages de famille, sous sulfureuse héroïne de roman, La garçonne, ima- l'oeil indulgent des parents. il est vrai qu'il y a ginée par Victor Margueritte. Dans la lignée de plusieurs charleston... Mais c'est l'authentique l'ouvrage de Léon Rhum la pratique du mariage, charleston, dans sa bestialité simiesque qui y était critiquée. En plus, y était préconisé le exalte la griserie du Paris nocturne..,» (I. 1926) droit des jeunes filles à faire, comme les gar- Grisant, ce grand retour du rythme. Cette çons, avant le mariage, des «expériences». ivresse des Années folles, pas très rassérénante Le livre eut un succès immense (750.000 ex). ni stabilisante, mine de rien Mais brr quel tollé L'auteur en fut radié de la Tourneboulés par ces nouveautés et par mille Légion d'honneur autres modifiant l'univers quotidien, fût-ce mer- Bref, le style garçonne fit choc veilleusement - les cmisières Citm&n, la TSF, «Les belles chevelures, pour la plupart, sont etc. - l'homme quelconque fut pris d'un besoin tombées sous le ciseau égalitaire et implacable» angoissé de sécurisation et de réenracinement. constatait rudement L'illustration (1926) non salis admettre que «l'âge de l'hygiène et de l'automobile ne pouvait se satisfaire de l'esthé- la nostalgie de la communauté tique de la chaise à porteur». Il va demander à la société de le rassurer. Quant au Temps, il ironisait à moins qu'il ne Celle-ci en branle-bas et en marche vers la fût agacé : «Les femmes n 'ont plus les cheveux longs et les idées courtes. C'est exactement le société de masse dès avant la guerre - sous l'ef- contraire. Elles se coiffent en garçons... et elles fet de l'industrialisation et de l'urbanisation - pensent leurs idées se sont allongées démesu- était comme prédisposée à l'enserrer dans les mailles du ré,nent ... » ( 14/07/1922). «protectorat social» (B. de .Jouvenel). Et les cris des grands libéraux, tel Quoiqu'il en fût, le trouble était introduit dans Elie Halévy dénonçant «l'ère des tyrannies», le rapport mascuhinlféminin. Donc, au plus inti- n'empêcheront pas cette évolution. me des individus En plus, l'homme quelconque aspire à adhé- rer de manière nouvelle aux sociétés. - le remue-ménage suscité par le retour du L'insécurité venue des bouleversements multi- rythme dimensionnels d'une part, le coude-à-coude dé- hiérarchisant des tranchées, d'autre part - «unis comme au fmnt», va-t-on répétant-périment la Certes, les manifestations de Dada et des participation politique formelle à la mode XIX' Surréalistes intriguèrent, voire inquiétèrent. siècle. La pulsion oriente vers une intégration Mais ce fut le déferlement du jazz et des nou- affective, fusionnelle. velles danses venus d'Amérique qui firent impression. L'homme de masse, en cette première version des années 20-30, a besoin d'être enveloppé. Il On les adopta. Mais pas toujours sans un sen- n'a pas besoin de plus de société mais de com- timent d'entrer dans l'inconnu. Barrès, en visite munauté. au liaI nègre, crut y percevoir «quelque chose qui dit «non» à la civilisation occidentale D'où la propension aux défilés, aux rassem- (13105/1921). Moins catégoriques mais embar- blements. D'où le développement de nouveaux rassées ces lignes-ci types de groupements, différents des partis poli- «Charleston, charleston... La frénésie a tra- tiques - même quand ils en gardaient l'appella- versé l'Atlantique. Elle a envahi l'Angleterre, la tion -. Ce qui les soudait ce n'était pas «l'esprit France, l'Eumpe. Le nègre prend sa revanche. Comité (électoral) - c'était ce que J. Romains - C'est de lui que vient la gesticulation... Elle encore ? eh oui - a nommé l'esprit de bande: s'est installée partout. Pendant cet été, les «Qu 'est-ce que c 'est ? un certain sentiment de jeunes gens et les fillettes même s'y évertuaient, camaraderie, de chaleur, l'enthousiasme d'agir

14 ensemble, de comploter ensemble; l'idée que la qu' émerge la «terre d'allégresse». bande forme un corps privilégié qui a ses Ce désir, la «Grande Guerre» et ses suites règles, ses devoirs.., qui a ses limites. Au-delà, l'avaient exacerbé. Une telle tuerie pour rien, commence le monde extérieur.. Il y a aussi le voire pour déboucher dans un monde pire, secret, l'orgueil collectif, un plaisir d'aristocra- l'avait transformé en haine de la tie... A côté de ça, le reste, c'est-à-dire la poli- société et de sa classe dirigeante : les bourgeois. tique à l'ancienne mode, paraît évidemment aux nouvelles générations quelque chose de froid, Mais restait aussi, non moins vivante, la sorte d'abstrait, de conventionnel... » (T 23 - d'effroi suscité par l'avènement d'un monde Naissance de la bande). désenchanté soumis aux seules lois écono- miques. Etrange cette horreur de l'économie Dans le système totalitaire, Hannah Arendt a fortement analysé le lien de cet homme de «Il y a une tyrannie à laquelle nous ne pour- masse - version communautaire se laisserait-on rons jamais nous soumettre, c'est celle des lois à écrire - avec les deux grands totalitarismes. économiques. Car; étant donné qu'elle est com- plètement étrangère à notre nature, il nous est impossible de progresser sous elle... On a ou ...des désirs et des démons d'apocalypse non le sens de la hiérarchie des valeurs» fait dire Ernst Von Salomon à un de ses héros (in Les A ce point, une question mérite dêtre formu- Réprouvés). lée: la logique dure et rude de l'univers du poli- Certes, un marxiste n'aurait pas employé les tique, les bouleversements des• choses et la mêmes mots. Il eût dénoncé le capitalisme. déstabilisation des mentalités suscitérpar les Mais, au fin fond, sous l'horreur du capitalisme, changements sociétaux auraient-ils été des n'y avait-il pas la même hantise de la déposses- braises suffisantes pour le ré-embrassement des sion du vouloir humain et de la réification. flammes guerrières ? ...Ou bien, y fallut-il, en Quelles qu'en soient les sources, ce désir plus, d'autres circonstances ? d'apocalypse, dans les années 30, hantait tous On incline à parier que, comme en 14, la les camps. fureur des désirs des coeurs fut incendiaire. Mais J. P. Maxence, militant de la Droite Extrême aussi que deux démons - au sens dostoïevskien (pour dire brièvement), en témoignait (in du mot - soufflèrent sur le feu. Histoire de Dix ans. (9allimard 1938): «A lafin de 1930, pas un esprit non prévenu, sous la barbarie, un désir fou pas un homme libre qui acceptât le monde tel qu'il était, pas un qui ne voulût par une révolu- «J 'attends les Cosaques et le Saint-Esprit» tion efficace et profonde le changer.. » gueulait le «fou de Dieu», Lion Bloy, tonitruant Henri Lefebvre, philosophe marxiste et mili- sur la Belle Epo que tant ex-communiste, atteste de même (in La C'est probablement le mot de passe du Somme et le reste. 1959) siècle «Le romantisme révolutionnaire des années Incontestablement, tous les militants, tous les 1840-1848 et des années 1920-1928 avaient eu intellos - grands, moyens et petits - n'attendirent comme élément commun le refus total et la pas les Cosaques. Toutes et tous n'espérèrent conviction qu'un monde neuf allait cMmen- pas voir le Saint-Esprit revenir. cer... L'idée d'un homme entièrement nouveau... d'une révolution totale... » Mais l'immense majorité ne cessa de brûler ou, au moins, d'être tracassée du désir fou de Emmanuel Mounier, de son côté, n'était pas changer la vie en faisant basculer le monde dans moins révolutionnaire: une vie nouvelle, du désir fou de débarrasser le «La moisissure du monde moderne est si monde de cette «terre de détresse» pour avancée, si essentielle, que l'écroulement de

15 toute sa masse vermoulue est nécessaire à la hommes terribles que l'on cherche à suggérer venue de jeunes pousses ... » qu'ils sont du pareil au même Ou que les deux font la paire I et sus au désordre établi I Ici, polémique exclue I Aussi bien, les règles Ces citations ne sont qu'indicatives. En ces de méthode, proposées par J.-P Faye (in Le années Julien Benda pouvait bien dénoncer «la siècle des idéologies) nous paraissent raison- trahison des clercs». L'immense majorité se nables et justes. mobilisait par désespoir ou au nom de «l'es- poir» pour une révolution ou une autre. Il n'est pertinent ni de confondre ni de Les uns l'attendaient de ces «fleuves de confronter en bloc, ni de mettre en parallèle ces torches, de tambours... (de) tous les démons de deux meneurs et leurs idéologies. Simplement, que l'on la musique déchaînés» (Brasillach), on ne peut que constater qu'il y a entre eux des entendait d'Allemagne,- le plus grand nombre, points de contact. Certains, sans surprise. de «cette grande lueur à l'Est». D'autres paradoxaux. Certains, superficiels. Le désir qui sous-tendait ces engagements D'autres, plus profonds. était si irrésistible que toutes les argumentations Au demeurant, il est hors de ces propos-ci de rationnelles, tous les témoignages inquiétants s'attarder sur Lénine et sur Hitler. n'y avaient pas la moindre prise. Il ne s'agit que de signaler que c'est parce Voici dix mots de Drieu La Rochelle qui en qu'ils étaient «possédés» eux-mêmes par le disent long sur cette explosion de l'irrationnel désir d'apocalypse qu'ils en furent les excita- qui court du commencement à la fin de la teurs hallucinants. Guerre de cent ans moderne

«Aller à Dieu, aller au Diable, il faut s'en - En grands témoins de Lénine, on n'appelle- aller,..» ra que des témoins directs. Même si Soljenitsyne Comment ne pas entendre ce cri déchirant, en mériterait citation. écho au cri quasi - originel -' cité plus haut - de Premier entendu, Maxime Gorki. Il nous rap- Léon Bloy «J'attends les Cosaques et le Saint- porte qu'alors qu'il écoutait les sonates de Esprit». Beethoven, Lénine dit:

Oui mais... néanmoins I Toute la force des «Je ne connais rien de plus beau que choses, toute la fureur des âmes auraient-elles I 'Appassionnata... C 'est une musique surhu mai- suffi à ré-embraser le monde, sans deux ne. Mais, je ne puis l'entendre, ajouta-t-il, sans homiiies pour les capter, les captiver et les avoir envie de caresser la tête des hommes qui, mettre en oeuvre ? vivant dans un enfer sordide, peuvent créer tant Bien sûr, beaucoup d'historiens résistent - de de beauté. Or, aujourd'hui on ne peut caresser moins en moins fermement, toutefois - à recon- la tête de personne : on nous dévorerait la main. naître un rôle décisif aux héros individuels dans il faut taper sur les têtes... Taper impitoyable- le déroulement de l'Histoire ment, bien que, dans l'idéal, nous soyons oppo- sés à toute violence... » Quand même, qui oserait soutenir que le XX' siècle eût été ce qu'il fut si n'avaient pas existé, Bons Sou vanne (cf. Staline) confirme cette au moins, Vladimir Illitch Oulianov, dit Linine, implacabilité. «Faisant allusion aux abus des et Adolf Hitler? «faux communistes»..., (Lénine) écrit en 1921 «Nettoyer tout cela par la terreur jugement immédiat, peine de mon sans réserve»... Un an - un désir enflammé par des «démons» après, le ton s'aggrave : «Il s'agit de mitrailleuses pour les gens qui s'appellent chez nous menchevik... » S'il vous plaît Veuillez raison garder I Ce n'est pas parce que l'on nomme ensemble ces Nicolas Berdiaev éclaire (cf. Les sources et le rr; sens du communisme russe. Ed. 1935-36) les moi, je décidai de me lancer dans la poli- paradoxes de l'auteur de la Révolution tique... » d'Octobre Pour venger l'Allemagne 7 Pas seulement, à «Révolutionnaire jusqu aux moelles, Lénine... lire ses entretiens avec H. Rauschning (in Hitler a défendu une conception totale, sans y souffrir m'a dit. 1939): la moindre fissure... Lénine est un absolutiste, il «Ce qu 'il me faut ce sont des révolutions. J'ai croit à une vérité absolue... Il ne croyait pas à fait de la doctrine de la révolution la base de ma Ihomme, mais il désirait organiser la vie de politique... telle sorte qu'elle fût meilleure pour tous, qu'il n 'y eût plus d'exploiteurs et d'exploités... Il «Le national-socialisme est plus qu 'une reli- admet tous les moyens qui doivent mener au but. gion c 'est la volonté de créer le surhomme... LE bien, selon lui, c'est la Révolution, le mal ce «J'ai vu l'homme nouveau. Il est intrépide et qui la contrarie.., il en vient à admettre la cruauté...». crueL J'ai eu peur devant lui... » Et H. Rauschning d'observer : «Hitler trem- blait d'une ardeur extatique». - Hitler ? Difficile de traiter d'Hitler ! Quel massacreur insensé En outre, bien plus com- plexe que Lénine Enigmatique au point d'en - Lénine, Hitler 7 Pas le même combat, assu- rément 1. être insaisissable, malgré l'abondance des recherches. Un point de contact cependant. L'un et l'autre Hitler ? pantin ou monstre ? Hitler «maître du étaient décidés à réaliser, sans pitié, par le feu et Il? Reich» ou «dictateur faible» 7 On n'en finit le sang si utile, le grand désir du siècle : régé- plus d'en débattre (cf. Jan Kershaw. Qu'est-ce nérer le monde, créer une humanité nouvelle. que le nazisme ?). Humanité nouvelle ? Humanité sans classe, Toutes ces questions sont intéressantes. selon le premier. Humanité de race pure de sei- Parions qu'Hitler a existé et que, sans lui, le gneurs, selon le second. national-socialisme n'aurait pas «fonctionné» Pour les deux, le rite de passage purificatoire de la même manière. Plus précisément, il est et sacrificiel était l'extennination. Par goulag ou hautement probable que l'antisémitisme d'ex- par Auschwitz ou autres camps. termination a été décidé par Hitler lui-même.

A en croire Modris Eksteins «ce n'est que si ...et l'apocalypse vint! l'on comprend l'expérience du front qu'on peut comprendre le national-socialisme... Hitler se Face à ce désir de «révolution», à branches considérait comme.., la personnification de cette antagonistes, le désir de démocratie, un tantinet force anonyme qui avait été libérée, puis façon- essoufflé, fut bien forcé de se réveiller. née par la guerre». L'épreuve par le feu devint fatale. Ses pre- De fait, dans Mein Kampf, il déclare haut et mières flammes jaillirent en Espagne (juillet fort 1936). Puis l'embrasement déferla sur la «La guerre fût le temps le plus inoubliable et Pologne (septembre 39), sur le Danemark et la le plus sublime de mon existence terrestre... Norvège (avril 40), sur la France (mai 1940), Aujourd'hui encore, je n'ai pas honte de dire dans le ciel d'Angleterre, sur les Balkans (avril que (début août 14), emporté par une exaltation 41) sur les steppes soviétiques (juin 41). impétueuse, je tombai à genoux... Je remerciai Jusqu'au Pacifique qui prit le feu (décembre le ciel de m'avoir donné de vivre cette époque... 41)...

«(En novembre 19)8), j'eus à nouveau un Une première dans l'Histoire 1 Jamais l'espè- éblouissement... Depuis le jour où je m'étais ce humaine n'avait vécu une guerre si totale et tenu devant la tombe de ma mère, je n 'avais si planétaire I Ah l'homme « ... ni ange... ni plus pleuré. Mais, là, je ne pouvais plus résis- bête... monstre incompréhensible... » s'effarait ter... Misérables et honteux criminels / Quant à Blaise Pascal!

17 L'ESPOIR? FOUDROYÉ!

Six ans durant, la planète brûla. Hécatombes trop long de l'expliquer par le menu. On ne peut (Stalingrad 700.000 tués Dresde 135.000 que procéder sommairement. morts civils, etc.). Holocaustes la furie guer- Le fait est certain trois hommes portèrent rière culminant à Hiroshima ( 71.000 morts) et à l'estocade à l'URSS Nagasaki (80.000 morts). - un écrivain de génie le dissident Soljenitsyne. Spécialement avec son oeuvre Parla suite, le feu fut mis en réserve L'Archipel du Goulag (1974), - horreur t un homme d'Eglise le pape polo- Les accords entre vainqueurs - à Yalta, à nais Wojiyla qui osa lancer un mobilisateur Posidam - ne furent pas plus géniaux que ceux «N'ayez pas peur» et défier le système sur ses de Versailles. Coup de chance Deux facteurs terres-satellites (2juin 1979), permirent d'éviter un troisième embrasement du - humiliant (pour le régime soviétique) le nionde. Président Reagan, en lançant (23 mars 1983) le La puissance destructrice du feu nucléaire fut programme JDS (autrement dit guerre des source de prudence. On le vit bien, lors de la étoiles). crise de Cuba (1962). Comme quoi «le pire Assurément ces initiatives, si audacieuses n'est pas, toujours, sûr». qu'elles fussent, n'auraient pas suffi si l'URSS En plus Staline fit davantage peur aux n'avait pas été, déjà, proche de l'implosion. Anglais et, surtout, aux Américains que Lénine Bizarre ? Sous plusieurs biais, incontestable- et l'Allemagne des années 30. ment t Cela n'empêcha pas, toutefois, la guerre de Parmi toutes les analyses développées pour continuer sous d'autres modalités guerre de expliquer cet étrange naufrage, on a, précédem- Corée, blocus de Berlin, guerres subversives ment, rendu compte ici même (France-Forum, (sur tous les continents), guerres de décolonisa- juillet-septembre 1995) de la thèse de Martin rio,:, le tout sous couvert d'une coexistence Malia (dans La Tragédie soviétique - Seuil, pacifique. 1995). Pour ce spécialiste de l'histoire russe, cette implosion était inscrite dans ce qu'il appelle le - Mais la guerre finit par finir ! «code génétique du communisme» - plus préci- sément, dans le choix léniniste de réaliser le Peut-être ce grand jeu de cache-cache guerre socialisme intégral par la dictature d'un parti. chaude/guerrp froide, guerre ici/coexistence La fin vint de ce «péché originel» (cf pp. 562 et ailleurs, durerait-il encore si, à la longue, il stes). Lénine avait imaginé et fondé une «parto- n'avait été essoufflant. Tellement que l'un des cratie idéocratique». D'un même mouvement, protagonistes n'y tint plus III craqua. Au point Lénine avait accouché de l'URSS et creusé sa de couler. tombe. Le 25 décèmbre 1991, l'URSS, c'était fini Ni Staline, ni Khrouchtchev, ni Gorbatchev ne Pas par capitulàtion, comme le Troisième pouvaient conjurer la force logique irrésistible Reich !'Par implosion! des choses

La Guerre de Cent Ans moderne ne se termi- «On ne se refait pas» t affirme un proverbe de na vraimènt pas comme celle d'antan Elle finit la rue plus drôlement. Le combat cessa faute de com- Bien sûr t on aimerait scruter de plus près ce bùttants, en quelque sorte fait extraordinaire - au sens fort du qualificatif - Pourquoi donc ce final insolite ? Il serait bien que fut l'implosion de l'URSS t

18 - l'apocalypse ? quel bilan ? - l'énormité du prix du sang: Aussi important, toutefois, est de s'interroger Encore qu'il soit difficile d'évaluer les «pertes sur le bilan de l'aventure de l'homme à travers humaines», en leur totalité. Grosso modo: la Guerre de Cent Ans moderne. - souvenez-vous la Guerre de 14 quelque Actif? Passif? quel versant l'emporte? 40.000.000 de vie fauchées, Idiot de vouloir ainsi: cbmptabiliser ? Plutôt - la Guerre de 39 : au combat ou à cause des sommaire, à franchement avouer combats : 50.000.000 de tués, Eclairant, toutefois Pourvu que l'on ne pren- • dont en Europe : 16.000.000 (Pologne ne pas l'exercice trop au pied de la lettre 5.800.000, 14 % de la population - Yougoslavie: 1.600.000...), Je sais, je sais Chaque chose a plusieurs • dont en URSS : 17.000.000 (10 % de la biais, croyait avec raison Montaigne. Donc, il y population), a eu du positif dans cette nouvelle Guerre de • dont en Chine : 2.200.000, Cent Ans! • dont au Japon: 1.500.000. Je suis, au demeurant, sûr que bien des teil- • A ajouter à ce martyrologue les morts des hardiens garantis bon teint, et d'autres, n'en terreurs idéologiques finiraient pas de m'inventorier les avancées de - 25.000.000 sous la terreur nazie, - l'espèce à-travers ces orages les plus déchaînés - 100.000.000 sous les terreurs communistes De fait, le progrès technique a été accéléré. (si l'on suit les évaluations de Stéphane -Dans tous les domaines. N'en soulignons que Courtois dans Le Livre noir du communisme). trois exemples symptomatiques Il n'est, ainsi, pas impossible que la Guerre de - la conquête de la lune (en 1969) aurait-elle Cent Ans moderne ait fait mourir de l'ordre de eu lieu si tôt, sans les recherches sur les V2 des- 250.000.000 d'hommes et femmes. tinés au pilonnage de Londres? Sans compter les blessés, les handicapés, les - - le «nucléaire civil» aurait-il été si rapide- veuves et veufs, les orphelins, les déchirements pent exploitable sans l'impératif du nucléaire moraux d'une part, les destructions de tous qnilitaire ? Eût-il mieux valu, pour l'honneur de ordres, d'autre part. Terrible t - l'humanité, qu'il tarde davantage ? On peut le - l'atteinte à l'honneur de l'Homme - soutehir t Auschwitz, le Goulag, Nagasaki, la - /a découverte de la pénicilline, des antibio- Révolution culturelle ont inscrit dans la mémoi- tiques, a été précipitée par le nombre de blessés re collective de «l'espèce» humaine des hontes, !oicrr des déshonneurs, qui mettront du tenips à- se Parjilleurs, ces années de barbarie ont accé- cicatriser et qui, dans le présent; sont soutce de léré dès progrès humains. Limitons-nous à en séismes idéologiques. ' . 1 rappler trois Voire d'une mise en examen d Idmodèrnité- --l'émancipation des femmes a été facilitée par ou, du moins, de certains de sbs asjicts. lai'mobilisation des mâles, Il n'est pas certaii qu'à la 'manière de .jan I des peuples colonisés a été Baechler, il soit pertiiient de tehir 'cette apoca -I lypse pour une parenthèse, poui 'uh accident déckhchée par la Guerre de 14, rendue irrésis- dans l'évolution vers la liberté, la rationalité ... » tible par la Seconde Guerre, (in La Grande parenthèse. Essai.ur un accident - dé même, la création de l'Etat d'Jsraêl, cet de l'Histoire. Ed. Calman-Lévy 1993). événement majeur du siècle et des siècles des Pendant cette Guerrede CentA'ns, il - 'est siècles. - - passé quelque chose de -plus- -profond. - Pas un Au passif? On doit, notamment, inscrire trois simple incident de parcours, cètt& aventure fré- <(coûts>) effarants nétique t - - - , - -

'g lefoudroiement de l'espoir à accepter tous les sacrifices, toutes les De fait, plusieurs générations de militants et contraintes. L'honnêteté y est vertu. La délin- quance, le vol, tels que nous les connaissons, d'intellectuels éprouvèrent l'impression de recevoir un coup d'assommoir quand ils appri- s'ils existent, ne sont ni visibles, ni vantés. Notre rent que le drapeau rouge, à faucille et marteau, «petit débrouillard», notre «Français malin», si était retiré de la circulation qu'il était soit mis sympathique et si redoutable, ne pourrait être au placard, soit stocké au magasin des épaves un héros en Union soviétique... Il ne pouvait en aller autrement. L'acquis est énonne. Surtout l'acquis écono- mique... Le bilan économique de l'URSS n'en D'une part, non seulement «la révolution est pas moins positif. Le communisme s 'était socialiste soviétique aura été la grande aventu- fixé pour objectif de moderniser le pays ; il l'a, re utopique des Temps modernes» mais, plus à peu près, accompli ... ». profondément, «1 utopie qu'octobre (avait) mise au pouvoir était la propriété idéologique com- (Certes, il y a des faiblesses. ?otamment, on mune des Temps modernes, et l'expérimentation n'assiste pas, au contraire, à la suppression pro- était conduite non seulement pour la Russie gressive de l'Etat et du pouvoir politique. Il est mais pour l'humanité tout entière» (Martin vrai.., quand même ... ). Malia). « ... Lénine écrivait: «Le camarade Staline est Assurément, cette monopolisation de l'utopie trop brutal. Brutal, il lefi1t. Peut-être l'oubliera- occidentale par l'URSS peut paraître surprenan- t-on un jour et l'Histoire ne connaîtra que le te. L'autre révolution, «la révolution à l'Ouest», rassembleur des terres et des peuples slaves. comme la nommait Jean Fourastié, est suscep- Son règne n 'en aura pas moins été marqué par tible d'étonner mais, c'est un fait, l'Amérique a trente ans de terreur.. » fait rêver, elle n'a pas été porteuse, en ce temps- Sacré Pierre Mauroy Car invraisemblable - là, de l'espoir (collectif). mais vrai -, ces compliments - antérieurs au D'autre part, «jusqu 'à la fin, la soviétologie fameux «globalement positif» de Georges n'a voulu voir qu'une Union soviétique.., dont Marchais - sont de sa plume ou de celle de ses le bilan était «globalement positif» tant et si scribes (dans Héritiers de l'avenir (Ed Stock), bien que «le paradoxe suprême de I 'expérimen- en collaboration avec Franz-Olivier Giesbert, tation soviétique est que jamais auparavant Lucien Rioux. Ed. Stock 1977; Livre de poche dans l'histoire occidentale un échec aussi 1981, p. 260-2). monumental n'a eu un aussi irrésistible succès» A gauche, l'URSS était, irrésistiblement, une (id.). idole Comme de bien entendu, les soviétologues Inévitablement, la désacralisation ne va pas n'étaient pas seuls aveugles. Les idéologues sans mal. D'autant que la chute de l'idole s'as- l'étaient non moins. Ainsi qu'en témoignent ces sortit du triomphe du capitalisme honni que appréciations-ci, émises en 1977 l'on tenait (cf. le diagnostic de Pierre Mauroy) «Le système capitaliste... a amorcé sa déca- pour agonisant. Du coup, elle s'effectue dans dence... La décadence atteint même les pays une sorte d'hébétude généralisée qui se mani- capitalistes dits évolués où les valeurs morales feste par deux tendances. s'effondrent... Notable d'abord, que chez les ex-révolution- «Chose curieuse, ces valeurs rejetées par les naires, il n'y a plus d'héritiers de l'avenir On sociétés occidentales, l'Est les reprend peu à ne voit, on n'entend que des veufs de l'avenir. peu en charge... Depuis que la certitude de lendemains-qui- «En 1975, je suis allé en URSS... J'ai rencon- chantent est tombée avec le mur (de Berlin) tré la foi,lenthousiasme qui avaient marqué pour le bi-centenaire de 1789 - est-ce un clin l'école de la Ï!!' République. Ce peuple a soif de d'oeil du destin ? -' nuit sur le futur La Gauche savoir. Il veut apprendre et, pour cela, il est prêt est muette. Plus de modèle de société à propo-

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-4 ser Seulement, un modèle à défendre: le capi- mie, condamnés à en ralentir les effets sans talisme rhénan / avoir prise sur leurs causes. L'histoire apparaît d'autant plus souveraine que nous venons de Ça ne fait pas rêver. En plus, le modèle est perdre l'illusion de la gouverner» fatigué Heureusement qu'il y a toujours possi- (Commentaire, hiver 97-98). bilité, pour enjoliver les discours, de hausser la Cette tonalité domine, ce me semble, l'épi- voix sur les «droits de l'homme» logue des quelque 700 pages que Michel Winock Remarquable, ensuite que, faute de vues ou de a couvertes pour parcourir Le siècle des intel- mythes prospectifs, on se défausse sur le passé. lectuels (Seuil, 1997). On multiplie les réquisitoires contre Vichy. Pas de triomphalisme dans le bilan. C'est heu- Comme si, pour tranquilliser sa mauvaise reux. Les intellos - de Barrès à Sartre - n'ont pas conscience d'avoir été aveugle sur le Goulag, toujours été géniaux. Il leur est même arrivé pour dissimuler que l'on n'a plus aucune idée d'être légers politique, porteuse d'avenir, il fallait noircir, et Reste que la morosité, non sans clairvoyance, encore et toujours noircir la France des «années de ces pages - sur le paradoxe de l'intellectuel noires». dans une société démocratique, notamment - est Par ailieurs, on instruit, à retardement, le pro- bien dans l'air désenchanté de cet Après-Guerre cès des basses oeuvres du communisme. Les 850 de CentAns! pages inventoriant et analysant les «crimes, ter- reuc répression» dans «Le Livre noir du com- munisme» (Ed. R. Laffont 1997), s'inscrivent dans cette démarche. Mais où est donc passé Pmméthée ? Mais, dans ce procès, il y a des pleurs et des Dans les années 1890 il avait profité de la grincements de dents Les voix sont fort dis- peur du désenchantement de la société par le cordantes. bourgeois pour instiller à l'homme, en D'où ce débat prolixe au fil des revues, dans Occident, le désir fou de faire advenir le paradis les colonnes du Monde et de Libé. Sur le res- sur terre. ponsable de tous les maux ? Staline ? Lénine 7 Marx ? Sur le «degré de connaturalité» (pour «Ce qu'il y a de meilleur dans la conscience écrire comme A. Besançon) entre bolchevisme moderne, c'est le tourment d'infini» prétendait et national-socialisme. Georges Sore!. Or la Guerre de Cent Ans moderne a prouvé que le meilleur n'ést pas tou- Certes, ces débats ne sont pas sans importan- ce. Oui mais... quand même 1 quelle tristesse jours sûr. Née de désirs pmméthéens, la Guerre de Cent L'enjeu de demain étant, assurément, de gar- ans moderne les a liquidés. Elle laisse derrière der le tourment d'infini avec la conscience que elle des querelles de notaires le chemin vers l'infini ne passe pas par le Poli- tique.

mélancolie et après 7 Désacraliser le et la Politique sans les déva- luer ne serait-ce pas la «morale» de cette hallu- Il parlait juste, François Furet, en évoquant, cinante aventure ? dans une lettre à l'historien allemand Ernst Si le XXI' siècle la comprend, il démentira Nolte (janvier 1997), «la toile de fond mélanco- Alain Finkielkraut : on ne pourra parler de lique de cette fin de siècle» I' «inutilité du XK siècle». «Nous voici enfermés dans un horizon unique de l'histoire, entraînés vers !'un{formisation du monde et l'aliénation des individus à l'écono- René PUCHEU

21 Quelles retraites pour demain? Plaidôyer pour une approche éthique par Nicolas BREJON DE LAVERGNÉE

(inc société sans morale? reconnaissent ni fondement objectif ni valeur à la conscience morale. Le conformisme ambiant vec le déferlement actuel des «affaires» est de mépriser la morale, de la considérer notre société semble découvrir avec stu- comme une vieillerie dépassée dont l'homme peur qu'elle ne peut pas vivre sans A «évolué» (7) et «libéré» (?) n'a plus besoin. Le morale, Que révèlent ces affaires ? tout simple- trait est-il forcé 7 une preuve suffira l'admira- ment une nouvelle hiérarchie des valeurs fondée tion dont Bernard Tapie a fait l'objet lorsque ses sur le «chacun pour soi» et un goût immodéré «affaires» ont été dévoilées, et dont il fait enco- de l'argent - du profit, disent les économistes. Mais si, effectivement, il n'y a rien à dire sur la re l'objet à l'heure actuelle. rationalité du postulat néoclassique selon lequel La levée de boucliers (2) qu'a suscitée la l'entrepreneur cherche à maximiser son profit, venue du pape Jean-Paul II en France (sep- l'économiste doit laisser la place au moraliste tembre 1996) est aussi une parfaite illustration (ou au politologue) qui nuancera le propos de la raison pour laquelle les Français sont l'efficacité, oui, mais pas n'importe comment, brouillés avec la morale le rejet n'est pas tant pas sans morale individuelle et sociale. celui de l'Institution - à preuve le succès consi- Certains rétorqueront que la morale sociale dérable d'audience du pape que bien des chefs existe, qu'elle est traduite dans les lois «Tu ne d'Etat doivent lui envier - que des valeurs tueras pas, tu ne voleras pas ... ». Seulement, ce qu'elles prône. A l'évidence, le message ne n'est pas la loi qui «fait» la morale, mais les passe plus. Depuis l'encyclique de Paul VI, individus, guidés par leur conscience indivi- f-fu,nanae vitae, les médias ont réduit l'ensei- duelle et par la morale ambiante que la société gnement social de l'Eglise à la morale sexuelle diffuse à travers ses membres les plus éminents alors qu'elle est d'une richesse et d'une cohé- et les plus exposés au regard du peuple (classe rence exceptionnelles (même pour les non- politique, grands dirigeants d'entreprises pri- croyants). Peu admettent que notre morale vées et nationales, directeurs des médias ... ). sociale républicaine est directement inspirée par la morale judéo-chrétienne, alors que c'est une Force est de constater que la démission a été évidence qui apparaît de la simple juxtaposition générale, tant au niveau de la morale individuel- le que de la morale sociale. D'un côté disparais- entre les «lois» de Moïse (les dix sent quasiment les lieux traditionnels où une Commandements) et de Jésus (lés Béatitudes) et éducation adéquate habituait dès le plus jeune les déclarations des droits de l'homme et du âge l'enfant à la connaissance et à la pratique citoyen (celles de 1789. et de 1793 davantage des vertus morales famille, école, église ou (I) Je ne veux évidemment pas faire injureà tous tes éducateurs temple, patronage, scoutisme, mouvements de qui se dévouent pour ta jeunesse, mais souligner seulement que jeunes divers (I); de l'autre s'est développée en beaucoup de «mouvements» de jeunes et de systèmes de fornsation sont en crise.., à commencer par la formation dispensée dans les France une sorte de pensée unique, issue large- «petits séminaires». ment du mouvement étudiant de mai 1968, et (2)C'est le cas de te dire nos mentalités n'ont pas beaucoup façonnée par des courants philosophiques qui ne évolué depuis l'ère des Paladins

'iii que celle de 1795). Si la société civile continue pistes nous conduirait une approche éthique du à tirer sur l'ambulance, c'est son propre cadavre système des retraites 7 qu'elle conduira au cimetière. Il est urgent de réagir. C'est l'intérêt de ces Une société solidaire 7 «affaires» que d'obliger la société à se poser la question taboue de la morale car elle découvre Un des principes de base de la pensée sociale qu'on ne peut pas vivre sans morale, à défaut de l'Eglise (5) (qu'elle partage avec la morale d'être convaincue qu'une vie sans morale n'est républicaine française) est la solidarité, qui se pas digne de l'homme. C'est ce qu'exprimait le justifie de deux manières d'une part «l'émi- grand naturaliste Théodore Monod «Face à la nente dignité» de la personne humaine, créée à montée des menaces, il faudrait que l'homme l'image de Dieu, exige que la société permette à s'hominise rapidement. S'il fait trop de sottises, chaque membre de gagner un revenu minimum il risque de disparaître» (3). C'est aussi ce que d'autre part, au nom de la justice sociale, des disait Saint Augustin «Deviens ce que tu es», situations différentes (de revenu, de patrimoine, c'est-à-dire profondément homme ; et Jean-Paul de charges ... ) doivent être traitées de façon dif- Il d'enchaîner «Ce n'est qu'en se dépassant férente. C'est sur ces deux piliers que repose le que l'homme devient pleinement humain». système français de protection sociale qui orga- Les moyens pour se dépasser, l'homme les a à nise la solidarité entre les jeunes et les per- sa disposition. C'est l'enseignement social de sonnes âgées, entre les malades et les bien-por- l'Eglise qui peut les lui fournir. Mais, dira le tants, les travailleurs et les chômeurs, les céliba- sceptique la France se déchristianise, elle a taires et les familles nombreuses... perdu confiance dans les réponses du christia- Le système s'est constitué petit à petit par nisme. «Le christianisme n'a pas échoué, mise en commun des risques sociaux liés à la rétorque Monod, mais il n'a pas encore été personne, tandis que les risques sur les biens essayé. Pendant deux mille ans, on n'a pas relevaient de l'assurance privée. C'est ainsi que pensé assez à ce qui fait le coeur de l'Evangile, des institutions publiques ou parapubliques, c'est-à-dire les Béatitudes et le Sermon sur la étrangères au marché, ont pris en charge les montagne. Utopie 7 Pour moi, l'utopie n'est pas accidents du travail (loi de 1898), les retraites l'irréalisable, mais l'irréalisé. L'utopie d'au- (6) (loi de 1910), la maladie, le chômage et l'in- jourd'hui sera peut-être la réalité de demain» validité (lois de 1930 et de 1945). Le système (3). Cela est vrai dans bien des domaines le s'est développé régulièrement depuis 1945 pour dernier exemple en date est la remise des dettes atteindre, fin 1995, avec ses 2.414 milliards F aux pays les plus pauvres, demandée par Jean- plus d'un tiers du revenu brut disponible des Paul II aux pays riches au nom du principe de ménages (36 %). - «la destination universelle des biens», traitée d'utopiste par les médias et les banquiers, et C'est sans doute parce qu'il commence à mar- appliquée en premier par François Mitterrand... quer des signes de faiblesse que des critiques se qui s'en est adjugé la paternité (4). font jour, et de plus en plus insistantes <(Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage» I Pour Un domaine intéressant de réflexion sur la la spécialiste B. Majnoni d'Intignano, nous base de principes éthiques nous est fourni par la vivons dans une «société à irresponsabilité illi- réforme du système des retraites en France. D'une façon générale le débat sur «l'épargne- retraite» (nom donné au nouveau système de retraite par capitalisation) n'est pas neutre il (3) Le Mondedu 18mars 1997. (4) Cf. N. BREJON DE LAvERGNÉE. Approche éthique de est trop grave pour être laissé aux techniciens l'endettement international. Fronce-Forum, mal-juin 1990. car il renvoie à des conceptions divergentes de (5) Cf. N. BREJON DE LAvERONÉE. Trotté d'Economie l'ordre social. Quelle est l'origine de la réfor- Politique, chap. 5. Etlipses, Paris. 1995. me 7 Répond-elle au but recherché 7 Ne met- (6) En réalité la retraite par répartition s été instaurée à la suite de la faillite des systèmes de capitalisation qui étaient la règle avant elle pas à mal l'originalité du modèle social 1945. Deux gueres mondiales et des assureurs peu scrupuleux français fondé sur la solidarité 7 Sur quelles avaient ruiné des millions d'épargnants.

23 mitée» (7) pour F. Ewald, «dans une «société quelques réformes allongement progressif de assurantielle où, dès qu'il y a un problème, on la durée de cotisation (jusqu'à 40 ans) ; diminu- en fait un risque que l'on socialise» (8). tion du montant des pensions par rapport aux Pourquoi pas, après tout, si elle peut se le per- salaires.., mais elles ne sont pas à la hauteur du mettre et s'il existe un consensus à son égard ? problème. Mais au fait, quel est le problème ? Mais le peut-elle encore ? Le système de pourquoi le système craque-t-il de toutes parts 7 retraites par capitalisation est-il réformable pour être pérennisé ? Un système alternatif par capi- talisation ne va-t-il pas mettre à mal la protec- La nouvelle donne tion sociale qui, selon le mot de Jacques Chirac, La pérennité de la retraite par répartition est est une pièce essentielle du «patrimoine» natio- soumise par construction à l'évolution du rap- nal 7 port actifs occupés/retraités, qui dépend elle- même de deux variables aléatoires démogra- phique et économique. Or les perspectives éco- La retraite «à la française» est-elle condam- nomiques et démographiques sont née 7 défavorables la doctrine officielle (pour ne pas Très schématiquement, les systèmes de retrai- dire la pensée unique) surestime beaucoup les te en France fonctionnent sur le mode de la facteurs économiques en invoquant de façon répartition qui consiste pour les actifs à financer permanente l'idée de «crise», tandis qu'elle par leurs cotisations actuelles les pensions sous-estime les facteurs démographiques en les actuelles des retraités. Le régime général est ali- plaçant au second plan et, surtout, en ne prenant menté par des cotisations obligatoires. En outre aucune mesure significative pour redresser la le salarié peut, s'il le désire, cotiser à une retrai- barre. te complémentaire, ce qui lui permettra, le moment venu, de percevoir un supplément de revenu. Les organismes principaux chargés des Les mutations économiques et sociales retraites complémentaires des salariés du sec- Elles concernent tous les facteurs qui contri- teur privé sont l'ARRCO et l'AGIRC. D'autre buent à la moindre croissance de la masse sala- part il existe des régimes spéciaux pour les riale, puisque c'est elle qui détermine les res- agents de l'Etat, financés par l'impôt et les coti- sources des régimes de retraite et principale- sations. ment 1) un taux de croissance moyen du PIB A l'évidence, les retraites par répartition s'es- de 2,2 % l'an depuis 1973 contre 4,3 % sur la soufflent. Entre 1990 et 1993, les dépenses période 1950-73 2) une réduction sensible de sociales ont progressé de plus de 6 % par an, la croissance du pouvoir d'achat du taux de puis de 3 % en 1994 et de 4 % en 1995, soit salaire et de celle des effectifs salariés. beaucoup plus que le PIB. Dans cet ensemble, la On se trouve alors dans un cercle vicieux le part des régimes de retraite obligatoires et des chômage de plus de trois millions de personnes préretraites est prépondérante (36,4 % du bud- encourage l'entrée de plus en plus tardive des get social de la nation) et ne fait qu'augmenter jeunes dans la vie active et réduit les cotisations (5 % par an en moyenne depuis 1990). L'année des caisses de retraite. De plus les mutations du 1990 semble être une année charnière, celle monde du travail sont la dernière en date des d'tuie prise de conscience d'une crise inévitable menaces les emplois précaires (CDD, du système de retraite par répartition le gou- CES ... ) ( 9) se multiplient, contribuant à la bais- vernenient Rocard prépare un Livre blanc sur se du salaire et donc des cotisations, tandis que les retraites et prend des mesures fiscales impor- les entreprises utilisent à fond toutes les formes tantes pour inciter les actifs à développer la pré- voyance individuelle par le biais de l'assurance- (7) Cf. son ouvrage La prowc, ion sociale, Le Livre de Poche, 2e d., 1997. vie. Le succès est foudroyant en dix ans, ce (8) F. EWALD est philosophe, direcieur de recherche au CNR5 sont 2.400 milliards F qui sont accumulés. Le cf. Le Monde du 29 ouffl. 1997. gouvernement Balladur, quant à lui, entreprend (9) (Contrais à durée déterminée, contrats emploi-solidarité,..)

24 de rémunération défiscalisées et nettes de d'hypothèses concernant les trois variables charges sociales en faveur des cadres supérieurs démographiques principales le taux de fécon- qu'elles souhaitent fidéliser. Le climat est à la dité, l'epérance de vie, le solde migratoire. peur neuf salariés sur dix se disent <(inquiets)> C'est ce qu'a fait le Central Bureau voor de sur le montant des pensions dans les dix à quin- Statistiek des Pays-Bas pour la période 1995- ze ans à venir (sondage Sofres de février 1997) 2050 et pour les quinze Etats membres, sur la et ceux qui le peuvent augmentent leur taux base de trois cheminements (haut, moyen et bas) d'épargne en répondant massivement aux incita- (10). Parmi les 27 possibilités, cinq ont été rete- tions fiscales liées à l'ouverture d'un plan d'as- nues ainsi le scénario bas retient des valeurs surance-vie. Les autres consomment les miettes basses pour les trois indicateurs démogra- - c'est-à-dire pas grand chose - et l'un dans phiques. De plus deux scénarios extrêmes sont l'autre, chacun gère la pénurie au mieux de ses envisagés celui du vieillissement minimal intérêts. Le grand Adam Smith est pris en (fécondité haute, espérance de vie basse, solde défaut la recherche de l'intérêt personnel ne migratoire élevé) et celui inverse du vieillisse- conduit certainement pas àla réalisation de l'in- ment maximal. térêt général. Les résultats pour la France sont éloquents Il semble bien, pourtant, qùe le problème des - le scénario «haut» est le seul dans lequel la retraites resterait maîtiisable si la perspective population croisse jusqu'en 2050. Or sa proba- d'un choc démographiqûe ne venait se greffer bilité de survenance est infime comment ima- sur le ralentisseniént'de la croissance écono- giner que le taux de fécondité remonte à 2,1, miqu& sinon par une sorte de prise de conscience socia- le quasi miraculeuse etiou une politique en faveur des mères au foyer qui devrait rompre Le vieillissement démographique de la France radicalement avec celle suivie actuellement ? Le Il nedh&pàs d'aujourd'hui. Jusqu'au milieu premier résultat est donc clair : la population du X iècle, c'est surtout la baisse de la fécon- totale va décroître (Il). dité.qui a produit ce vieillissement 1,65 enfant - dans tous les cas de figure, la population des pr femme contre 2,1 à 2,9 entre 1945 et 1970. 50 ans et plus augmente au détriment de celle Puis l'allongement de la durée de vie a pris le des moins de 50 ans. D'où un second résultat relais l'espérance de vie à la naissance aug- le vieillissement démographique va se pour- mente d'un an tous les cinq ans environ. suivre. L'immigration peut en théorie ralentir le vieillis- Les incidences sur la protection sociale sont sement général mais les calculs de l'Institut évidentes mais faut-il encore les chiffrer. En ne national d'études démographiques (INED) retenant que le volet «retraite», les mesures montrent que l'effet est faible. compensatrices qu'il faudrait prendre en 2045 Le vieillissement démographique ne constitue pour annuler l'effet du vieillissement anticipé donc pas une nouveauté, ce qui aurait dû entraî- sont les suivantes ner une prise de conscience politique. Mais au - une majoration du taux de cotisation d'assu- classique <(gouverner, c'est prévoir», nos socié- rance vieillesse variant de 32 % selon le scéna- tés opposent «l'ennemi, c'est la réalité». Ce qui rio «vjeilmin» à 57 % selon le scénario «vieil- est nouveau, en revanche, c'est que l'intensité max» ; le scénario central donne 47 %. du vieillissement va s'accroître énormément à partir de 2005-20 10 lorsque parviendront à la - une baisse des pensions par rapport aux soixantaine les générations du baby-boom, salaires variant entre 31 % et 48 %, le scénario beaucoup plus nombreuses que leurs devan- central donnant 42 %. cières, mais beaucoup moins fécondes qu'elles. (10) CL Central Bureau voor de Statistiek. Observatoire démo- Pour éviter les approximations (et les scéna- graphique européen. Eurostat, cité par A. PARANT. Population et sociétés, bulletin de I'INED. février 1997. rios catastrophes, manipulateurs d'opinion), il (Il) Plus ou moins tardivement selon les hypothèses, mais dès est utile d'effectuer des projections sur la base 2003 dans le scénario 'bas».

25 - une augmentation de l'âge de départ en années 80, les entreprises de main-d'oeuvre ont retraite variant entre 6,3 et 11,7 années, le scé- massivement transféré leurs problèmes d'effec- nario central donnant 9.6 années. tifs sur les caisses d'assurance vieillesse en organisant les départs à 55 ans. En privilégiant - une croissance du nombre d'actifs de 73 % comme indicateur le taux de chômage (nombre (scénario central) par progression des taux d'ac- de chômeurs en % de la population active) et tivité (essentiellement féminins) ou par recours non le taux d'emploi (nombre d'actifs occupés à l'immigration. en % de la population totale), les pouvoirs La question est alors posée peut-on sauver le publics ont compliqué le parcours social des système en jouant au fil du temps sur la cotisa- âges et durci - au lieu de les adoucir - les condi- tions, la durée d'activité, le montant des pen- tions de passage d'une étape à l'autre (13). sions versées... ? Conséquences immédiates en France, à l'heu- re actuelle, la proportion de salariés actifs dans les tranches d'âge élevé (55-65 ans) est la plus Quelles réformes ? faible d'Europe. Conséquences à moyen terme Au vu des résultats de la simulation, les pos- en 2015, entre 1,5 et 2 actifs cotiseront pour un sihilités de réforme semblent très limitées. La retraité, alors qu'en 1930 le rapport était de première solu non (hausse des cotisations) équi- quatre pour un, en 1950 de cinq pour un et en vaut à une diminution d'un quart de la produc- 1997 de 2,5 pour tin. La charge financière qui tion par actif, soit - 0,5 % par an, qu'il faudrait incombe aux actifs occupés devient intolérable prendre sur une croissance déjà molle de 2 à ils doivent financer les jeunes, les chômeurs et 2,5 % par an, bien établie depuis 25 ans. Le les retraités. retour à une croissance du type (

26 réglant tien sur le fond, en appellent d'autres moins vingt ans, la CGT s'est alliée à la CETC, tout aussi inefficaces ou le «plan Juppé» de à la CGC et à F0 pour s'y opposer. Ils redoutent 1995 qui promit, mais en vain, de ramener le que ce système - présenté comme complémen- déficit de la Sécurité sociale de plus de 55 mil- taire - supplante les régimes de retraite par liards en 1994 et 95 à 16 en 1996 et de dégager répartition. Les partis politiques de gauche, au un excédent de 12 milliards en 1997, alors que nom de la solidarité, ont également été plutôt le déficit s'est accru de 80 milliards supplémen- critiques et le PS n'a pas dissimulé sa volonté taires ; ou l'inanité des promesses électorales d'abroger la loi Thomas. Les partis de droite, au (mai 1997) du Parti socialiste qui compte venir nom de la responsabilité, ont soutenu le projet. à bout du déficit par une relance de la croissan- Les financiers (assureurs, banquiers), dont on ce et la création d'emplois publics. comprend bien les préoccupations profession- nelles, n'ont pas caché que cette amorce En résumé la France vieillit, la France riche d'épargne par capitalisation pouvait représenter épargne et réduit sa consommation, ta France le début d'une révolution financière. Craignant pauvre consomme les miettes. Du même coup la pour leur monopole, les organismes de retraite croissance n'est plus assez forte pour réduire le par répartition, I'ARRCO et l'AGIRC (17) ont chômage et le modèle français original, fondé protesté contre le projet qui généralise encore sur ta solidarité, est mis à mal par la «crise» éco- davantage la franchise de cotisations. Quant au nomique et par le vieillissement démogra- simple citoyen, il n'a pas dû y comprendre phique, tandis que des incantations présiden- grand chose sauf, peut-être, que, s'il voulait une tielles rassurent le bon peuple en affirmant que meilleure retraite, la charge lui en incombait la protection sociale est une pièce essentielle du désormais. «patrimoine'> national. La loi Thomas sur les plans d'épargne-retraite (PER), qui crée la Chacun, au fond, a réagi avec ses tripes, son retraite par capitalisation, aurait-elle la préten- idéologie ou ses intérêts corporatistes, ce qui est tion de régler les problèmes ? Ou, à tout te humain mais insuffisant. Seule une vision juste moins, va-t-elle dans le bon sens et éclairée de l'homme et de la société permet de prendre le recul nécessaire pour porter un jugement serein sur la loi Thomas ; les critères La retraite par capitalisation «à la françai- éthiques de l'Eglise catholique vont nous y se» aider, auxquels il faudra adjoindre des critères économiques. Devant l'insuffisance manifeste des replâ- trages successifs (15) et l'impossibilité de créer Appréciation éthique de la retraite par capi- de nouveaux régimes complémentaires de talisation répartition, la seule solution envisagée par le La différence fondamentale entre les deux gouvernement Juppé a été de créer un troisième systèmes de retraite est que la retraite par répai -- étage de retraite fondé sur la capitalisation. La loi Thomas, du nom du député qui l'a proposée, (15) Notons que ta «réfunne» Balladur de 19932 été marquée par a donc créé en février 1997 le ( (PER) facultatif, il s'adresse aux qua- été quasi exclusivement alimenté par des rapports d'experts et que les régimes spéciaux et complémentaires nom pas été touchés cf. torze millions de salariés du secteur privé qui F. KE55LER, Analyse comparative des réformes récentes du droit peuvent ainsi se constituer un capital dont ils des pensions de retraite en France et en Allemagne, in Les retraites, ouvrage cultectif sous la dir. de B. cOCHEME et F. LEGRO5, A. obtiendront le remboursement, en partie sous COLIN, 1995. Le gouvernement Juppé n'a pas fait mieux en 1995, forme de capital, en partie sous forme de rente sa tentative de réfunne de la sécurité sociale et du régime des retraites ayant été préparée dans le plus grand secret cl déclenchant (16). fin 1995 un conflit social sans précédent depuis 1968. Quand les hommes politiques comprendront-ils que cette méthode du secret est Tout au long du débat législatif, chacun ajoué détestable et qu'on ne peut entreprendre des réformes qui touchent prnfundément les gens sans leur accord son rôle. Les syndicats ont dénoncé les «fonds (16) Le projet d'épargne-retraite ne concerne donc pa.s les tala- de pension" (que ta loi appelle plan d'épargne- dés du secteur public dont les retraites sont financées par l'impôt et retraite ou PER) comme une tentative de les cotisations des secteurs privé et public. Il n'est pas dans notre propos d'entrer dans les détails techniques de la loi Thomas. démantèlement du système des retraites par (17) Respectivement chargés des retraites complémentaires des répartition et pour la première fois depuis au cadres et des non-cadres.

27 tition réalise une solidarité entre les générations dont la gestion est forcément très rigide - ce que et entre les différentes catégories de population, chacun peut faire soi-même 7 Allons plus loin tandis que la retraite par capitalisation est un du fait du caractère facultatif des plans système individualiste, laissant à chacun, dans d'épargne retraite (PER), le système par capita- la mesure de sa capacité d'épargne, la responsa- lisation va affranchir les salariés du tutorat de la bilité de se constituer (ou non) sa retraite. représentation syndicale et paritaire et, de plus, lorsque les syndicats seront associés à la gestion Dans le cas d'espèce, l'opposition est trop des fonds, ils seront contraints d'exprimer non brutale car il n'est pas dans l'intention du légis- pas leurs exigences, mais la demande des sala- lateur de remplacer un système par un autre, riés. Ils pourront trouver là une nouvelle légiti- niais de les laisser coexister. L'esprit des décla- mité. rations de Jacques Barrot était bien que la Fiance fût le lieu d'un modèle social original, Au plan macroéconomique, les avantages de avec ttne vraie solidarité nationale sur les la retraite par capitalisation ne semblent pas non risques essentiels et, pour le reste, des incita- plus négligeables. Pour Claude Leclerc (chef du tions de tous ordres en vue de responsabiliser département rémunérations, retraites et prévi- chacun. Ni-ni : ni le camp du libéralisme anglo- sions de la direction des ressources humaines de saxon, iii celui du collectivisme, mais la coexis- Total) la création du plan d'épargne-retraite va tence des régimes généraux obligatoires, des donner aux responsables du personnel un instru- compléments contrôlés et réglementés, et des ment de gestion supplémentaire, dans la mesure stir-complénients libres mais avantagés fiscale- où la loi Thomas prévoit que les entreprises ment. complètent les versements des salariés (l'abon- dement). On peut s'attendre à ce que ceux-ci se Il apparaît alors clairement que les régimes de sentent davantage impliqués par les résultats des retraite par capitalisation donnent au système entreprises le PER devient un atout important global de retraite un peu de souplesse en res- pour la cohésion de l'entreprise et donc pour la pectant, davantage que les régimes par réparti- concurrence internationale. tion, les principes éthiques fondamentaux de liberté et de subsidiarité Les chefs d'entreprise voient dans le PER un moyen de stabiliser leur actionnariat tout en ren- - la liberté c'est celle qui est liée à la libre forçant leurs fonds propres, ce qui va dynamiser disposition de son patrimoine. Il existe dans la les marchés boursiers : l'apport serait d'environ réalité une très grande diversité de projets de 30 à 40 milliards de F par an, estiment les plus retraite individuels et les régimes par capitalisa- réalistes. tion sont assez souples pour respecter cette diversité. D'autre part la plus grande «justice» En contrepartie, les entreprises qui auront des régimes par répartition, invoquée par ses monté des fonds de pension vont devoir défenseurs, n'est pas automatiquement assurée: déployer plus de transparence dans leur gestion, elle dépend de l'équité de la répartition des coti- ce qui permettra des choix éthiques intéressants. sations entre actifs, ainsi que de la juste propor- C'est ce qui se passe aux USA où les syndicats, tion entre les cotisations et le versement des représentés au conseil de surveillance qui a les pensions. Est-il juste que 20 % des cotisations pleins pouvoirs de gestion de ces fonds, se sont tic donnetit pas de points de retraite 7 Est-il battus pour éviter des investissements jugés équitable qu'une femme qui s'est arrêtée de tra- politiquement douteux (Afrique du Sud) ou vailler pour élever des enfants ne bénéficie pas pour régler des problèmes sociaux (18). de retraite 7.., D'autres possibilités d'emploi des fonds de - la subsidiarité <(il faut retenir parmi les pension existent, qui illustrent parfaitement droits fondamentaux celui qui appartient à chaque personne humaine d'être et de demeurer normalement la première responsable de son (18) Les fonds de pension (ex. le college Reliremenl Equilies Fund) peuvent aussi utiliser leurs participations dans certaines entre- entretien et de celui de sa famille» (Mater et prises pour s'opposer à des mesures jugées inéquitables, comme Magistra,.'6O). Pourquoi donc confier à l'Etat - Disney qui licencia son directeur général M. Oviiz avec un chèque de 100 millions de dollars.

28 l'idée du pape Jean-Paul II selon laquelle plan éthique peuvent être obtenus de multiples «même le choix d'investir en un lieu plutôt que autres façons. dans un autre, dans un secteur de production I - Les défauts intrinsèques plutôt qu'en un autre, est toujours un choix moral et culturel» (Centesimus annus, §36). A moyen terme, il n'est pas impossible que le Ainsi se développent actuellement des produits plan d'épargne-retraite cannibalise le plan particuliers, dits solidaires ou éthiques, qui per- épargne-entreprise qui recueille aujourd'hui mettent soit de participer à une oeuvre de solida- l'intéressement et la participation des salariés rité sociale, soit de respecter certains critères en 1995, 17.500 entreprises (1,7 %) employant moraux dans le choix des placements. C'est 4,7 millions de salariés (27 %) avaient un accord ainsi que le Comité catholique contre la faim et de participation et ont versé 15 milliards de F à pour le développement (CCFD) a été le premier leurs employés. Cependant la loi Thomas n'a à lancer en 1983 un fonds commun de place- pas suscité sur le moment un grand enthousias- ment solidaire baptisé Faim et Développement, me «Il faut être vigilant avec la culture profon- il fonctionne selon un principe simple les de d'une entreprise», déclare le directeur des sommes placées rapportent un bénéfice et le relations sociales de Rhône-Poulenc. «Les sala- souscripteur ne conserve que ce qui est néces- riés sont habitués au plan d'épargne-entreprise saire pour couvrir l'inflation, le solde étant lais- et il faut reconnaître que cet outil présente de sé au CCFD qui finance ses activités caritatives. nombreux avantages», même si les versements Les sommes en jeu ne sont pas négligeables, demeurent modestes. Faim et Développement a reversé 85 millions de francs depuis sa création. D'autre part le risque est grand que l'épargne- retraite entre en concurrence avec les hausses de Oh compte aujourd'hui une quinzaine de pla- salaires, ce qui entraînerait des distorsions entre cements solidaires (19). La majorité sont des rémunérations du secteur privé. En effet, pour fonds de partage comme Faim et profiter de l'avantage fiscal, les entreprises Développement. Une minorité sont des fonds seront tentées de remplacer les augmentations éthiques, l'objectif étant alors d'investir en res- de salaires par des versements sur l'épargne- pectant certains critères moraux (comme par retraite de leurs employés (20). Pour les caisses exemple d'éviter d'avoir à traiter avec des socié- de retraite, cette stagnation de la masse salaria- tés d'armement, des laboratoires pharmaceu- le ne ferait que précipiter la crise financière des tiques ou des produits de luxe). systèmes de répartition. En France actuellement Si la capitalisation respecte les principes de 8 % de la masse salariale échapperait déjà aux liberté et de subsidiarité, en revanche elle viole cotisations. Faut-il craindre une «évasion de celui de solidarité, ce qui la condamne en tant charges» généralisée à la faveur des fonds de que régime unique de retraite, mais non en tant que régime complémentaire. Aussi la question (19) Mais ils se développent. L'association Habitai et reste posée est-elle justifiée économiquement Humanisme, dont l'objectif es' l'insertion par te logement de per- sonnes défavorisées, a aujourd'hui 800 souscripteurs, compte tenu parlant 7 peut-elle résoudre durablement le pro- des changements dc conjoncture, certains promoteurs de fonds soli- daires songent à diversifier leurs placements. Habitat et Humanisme blème de l'avenir de nos retraites 7 N'a-t-elle par exemple a lancé fin octobre 96 la première assurance-vie «soli- pas en définitive plus d'inconvénients que daire» en partenarial avec la compagnie Avis (filiale de la Dresdner Batik) de là à passer aux fonds de retraite, il n'y a qu'un pas vile d'avantages 7 franchi. Autre exemple le fonds Insertion Emploi, créé en 1994 à l'initiative de ta CFDT 90 % de l'épargne sont gérés de manière éthique et 10% sont investis dans les entreprises d'insertion qui lut- tent contre le chômage, indique P. Douniol du Centre national des Appréciation économique de la retraite par caisses d'épargne. On retrouve l'idée d'un investissement «en direct» pour soutenir les activités des associations, au lieu d'un capitalisation simple partage des bénéfices. L'enjeu est d'arriver à mobiliser les comités d'entreprise (une cinquantaine ont souscrit au fonds du La retraite par capitalisation présente un cer- crédit mutuel France-Emploi), l'épargne salariale, les mutuelles et les caisses de retraite. Cf. Le Monde du 9 mars. tain nombre de défauts intrinsèques. De plus (20) C'est un peu ce qui s'est passé aux Etats-Unis «Les patrons elle ne résout pas les problèmes nés de la avaient utilisé les fonds de pension, à l'époque de la gueere de corée, «crise>' économique et du vieillissement démo- pour contoumer le blocage des salaires qui venait d'&re institué» (selon Jim Bain', responsable du lobby de la centrale syndicale graphique. Enfin les avantages qu'elle a sur le AFL-CIO à Washington).

29 pension ? Sans doute pas, d'autant que l'avanta- sérieux garde-fous. Sur des sujets aussi sen- ge fiscal est plafonné ; mais, dans la conjonctu- sibles que la sécurité des fonds des épargnants, re de concurrence généralisée et forte, c'est un le contrôle va devenir un élément aussi décisif élément supplémentaire qui s'ajoute à la ten- que la performance (22). dance à la baisse du coût du travail à terme Au total, la loi Thomas reporte le risque sur le cette déliscalisation, avantageuse pour l'entre- salarié, car le régime mis en place est à cotisa- prise certes, peut se révéler un inconvénient tions définies (il sait ce qu'il verse), mais non à pour la nation. prestations définies (il ne sait pas ce qu'il tou- 2 - Les prnh/èmes économiques et démogra- chera). La France aurait pu s'inspirer de l'expé- phiques rience d'autres pays où la prise de risque sur les marchés est assumée par l'employeur. La capitalisation obéit à la logique des mar- chés financiers, dans la mesure où les fonds Il est évident, d'autre part, que la capitalisa- récoltés sont placés en valeurs de long terme et, tion ne résoud pas durablement le problème de pour le cotisant, bloqués pendant trente à qua- la baisse des retraites due au vieillissement rante ans. Cela introduit un triple risque démographique. Pour que le rachat des titres accumulés sous forme de PER se fasse bien, il - risque de rendement la capitalisation est est nécessaire qu'il y ait une demande solvable une épargne-retraite mais non une assurance- importante, i.e. soit un nombre d'acheteurs de retraite et donc l'épargnant n'est jamais sûr de plus en plus important (ce qui n'est pas le cas, récupérer intérêt et capital les fonds de pension même si on raisonne au niveau européen) (23), ne pourront verser des prestations que si leurs soit des acheteurs de plus en plus riches (ce qui placements rapportent le rendement futur est de plus en plus improbable, étant donné la escompté. Cela n'est possible que si les marchés nouvelle donne de la croissance). financiers sont équilibrés. Or ils sont de plus en plus volatils, soumis aux flux erratiques des (21) L'épargne acquise par le salarié dans son PER reste bloquée jusqu'à ta retraite. La «tonic» peut être effectuée de deux façons capitaux, à la spéculation et aux faillites qui soit tous forme de rente, avec possibilité de reversion au conjoint ou aux enfants soit sous forme de capital et de rente, le montant du n'épargnent pas même les sociétés les plus pres- capital reversé ne pouvant excéder ni 20 % des droits acquia, ni 75 % tigieuses. du plafond de la 5écurité sociale, soit 123480 F en 1997. cependant, la sortie pourra se faire exclusivement en capital si le en effet montant de la rente annuelle est inférieure à une valeur fixée par - risque de perte en capital arrêté ministériel. l'épargne-retraite pourrait elle-même provoquer (22) La part que les fonds de pension doivent consacrer aux des chocs financiers majeurs que va-t-il se pas- actions est l'objet d'un débat: d'un côté, les actions sont les produits les plus renubles à long terme et sont donc à conseiller aux jeunes ser le jour où les retraités voudront céder leur épargnants. De l'autre, les obligations, notamment d'Etat, garantis- capital pour financer leur retraite? (21) Soit les sent un capital et sont moins soumises aux aléas des marchés finan- ciers, De plut, les Etata veulent faire financer par les futurs retraités actifs, moins nombreux qu'eux et déjà ponc- leurs déficits publics et leurs entreprises nationales ainsi ils pros- tionnés, ne disposeront pas des liquidités per - crivent, dans leur réglementation, les obligations et actions étran- gères sous prétexte qu'elles font courir un risque de change excessif mettant d'acheter leurs biens à un prix satisfai- ce ne sera plus le cas au sein de l'union européenne. Les sant et les prix s'effondreront ; c'est la thèse de Américains, quant à eux, choisissent actuellement la performance 60 % des fonda sont investis en actions (contre 45 % seulement en G.F. Dumont. Soit, comme le remarque J. 1990). Les salariés américains ont cependant droit à deux retraites, une première équivalente à un certain % du demier salaire, une Bichot, «le rachat porte sur des actifs suréva- seconde qui dépend de la performance de l'épargne-retraite consti- lués, dont le prix baissera ultérieurement tuée par le salarié. Ex. chez Gillette : la retraite de base est d'envi- ron 50% de leur dernier salaire; s'y ajoute un plan d'épargne-retrai- lorsque la bulle spéculative éclatera, ce qui te sur lequel les salariés peuvent verserjusqu'à 15 % de leur salaire. signifie que les entrants seront grugés par les L'entreprise abonde les versements des salariés de 50 %, mais en versant exclusivement des actions Gillette. Evidenunent, la retraite sortants... le phénomène de la génération sacri- finale dépendra de l'évolution du cours de l'action Gillette or il se peut se manifester en capitalisation comme trouve qu'il aété multiplié par douze en dix ans, trois fois mieux que fiée le Dow Joncs, c'est un risque. Actuellement, les salariés ont ten- en répartition>). dance à investir une part de plus en plus importante de leur salaire- retraite en actions de leur propre entreprise, alors que la règle pro- - risque de gestion Robert Maxwell, ex- dentielle imposée aux fonds d'investissement traditionnels est de ne pas dépasser 10 % de leurs actifs sur une seule société. On mesure magnat de la presse britannique, avait pioché mal les multiples tentations que déclenchera le PER, transformant allègrement dans l'épargne-retraite de ses sala- des nsilliona de salariés en millions de spéculateurs. riés pour financer ses déficits et masquer ses (23) Les Euts-Unis pour leur part font financer une partie de leurs retraites par les Japonaia en leur vendant des titres dEtat. Mais opérations frauduleuses ; d'où la nécessité de cela ne devrait pas durer.

30 3 - Les qualités éthiques et les avantages éco- mise en place d'une retraite par capitalisation ne nomiques de la capitalisation peuvent être obte- mérite pas les foudres des syndicats et des par- nus par d'autres modalités d'épargne. tis politiques de gauche, ni les louanges des par- lementaires de droite. Le choc est davantage Pour certains, le PER est un produit d'épargne idéologique (26) et psychologique qu'écono- de plus et non pas un produit de retraite. Il inté- mique, mais l'on ne peut en attendre une solu- ressera donc au premier chef ceux qui ont les tion au problème des retraites en France. moyens de profiter de la défiscalisation (24), c'est-à-dire - et une fois de plus - les salariés favorisés. La loi Thomas est donc perçue L'heure des vrais diagnostics et des vraies comme un cadeau fiscal supplémentaire qui ne solutions peut résoudre le problème des retraites. La condition nécessaire au versement des C'est d'autant plus vrai que d'autres produits retraites est la création de richesses et, pour que d'épargne existent et remplissent très bien leur celle-ci soit suffisante, il faut ou bien que le rôle de «poire pour la soif» au moment de la nombre d'actifs dépasse nettement celui des retraite en premier lieu l'immobilier (d'où le inactifs, ou bien que le déséquilibre soit com- succès de l'épargne-logement avec 866 mil- pensé par la croissance de la productivité. On liards d'encours fin 1996), l'assurance-vie retrouve les deux volets économique et démo- (1.916 milliards F d'encours) et le plan graphique évoqués au début, mais avec un chan- d'épargne populaire (583 milliards F d'encours gement de la grille de lecture utilisée par la pen- fin 1996) qui permet, contrairement aux autres sée dominante. produits d'épargne, de toucher une rente totale- ment défiscalisée. D'autres produits existent, mais de portée limitée les plans d'épargne- La crise, quelle crise ? entreprise (170 milliards d'encours), les fonds Madelin pour les travailleurs non salariés non La lecture de lacrise» qu'en fait la pensée agricoles et, pour les fonctionnaires, un méca- unique nous paraît totalement erronée. Affirmer nisme de retraite supplémentaire qui s'apparen- qu'il y a crise, c'est dire que c'est un mauvais te à celui prévu par la loi Thomas, mais dont moment à passer et que l'on peut prendre des l'encours est faible (30 milliards). mesures de politique économique pour en sortir. Or il est de plus en plus probable, étant donné Pour toutes ces raisons, un grand nombre de que toutes les tentatives pour venir à bout du spécialistes prédit un avenir très modeste au chômage et des déficits publics ont échoué, que PER (25) dont la création ne s'imposait pas nous ne sommes pas en crise mais en mutation. réellement. L'explication économique est Depuis 1973, le PIB a augmenté de 70 % et le simple : lorsque le ((ménage» a un emploi et taux de croissance s'établit durablement à 2,3 % touche un revenu, son plan de en moyenne annuelle, soit autant qu'au XIX' consommation/épargne porte sur sa durée de vie siècle, mais sur une masse de richesses autre- espérée. Au début de sa vie active, il privilégie- ment plus importante. Nous assistons en fait à ra la consommation (en particulier de biens une quatrième révolution technique fondée sur durables) et, s'il en a les moyens, contituera une le traitement informatique de l'information épargne de précaution liquide ; s'il est très pré- (texte, image, son) qui en fait désormais le fac- voyant, il ouvrira un plan d'épargne-logement en vue d'acheter sa résidence principale. Vers la (24) Cu les versements effectués au titre du PER seront déduc- quarantaine, son souci sera de financer les tibles du revenu imposable du salarié. études supérieures de ses enfants. Viendra enfin, (25) J. BICHO'I' a calculé que, pour assurer une pensinn moyen- ne de 2.000 F par mois aux Français âgés de 60 ans et plus, il fau- mais assez tard, celui de se constituer une drait affecter à ces fonds la totalité des valeurs mobilières, des plans épargne supplémentaire de retraite. En résumé, d'épargne et de l'assurance-vie, soil plus de 7.000 milliards F. plus un salarié est jeune, moins il se sent concer- (26) On peut lire dans le pmgramme de L. Jospin «Le plan Juppé visait, sans la moindre concertation (vrai), à remettre en cause né par sa retraite. la retraite (faux). Les fonds de pension votés par la droite vont gra- vement déstabiliser les retraites par répartition (faux) et accentuer les On comprend, dans ces conditions, que la inégalités entre Français (légèrement peut-être)».

31 leur le plus intluent de l'activité économique. 1-lutton (dans son livre The State we 're in) décrit Cette «explosion» de l'information planétaire a la société américaine comme une société à trois deux conséquences principales vitesses: 30 % de précarisés, 30 % de défavori- sés et 40 % de priviligiés. En Prance, nous n'en - elle réduit le monde à un simple clavi t sommes pas loin (29). Un pays peut-il durable- informatique, modifie l'environnement des ment survivre si l'exclusion (et la précarité) des entreprises, favorise l'émergence d'un nouveau pauvres vont croissant ou même se stabilisent lien horizontal entre les individus (quelle que au niveau d'aujourd'hui 7 Evidemment non. soi( leur appartenance), provoque ce que Comme le dit G. de Gaulle-Anthonioz, prési- Kenichi Ohinae appelle un nouveau «melting dente d'ATD-Quart Monde : «Nous pensons pot» (27), substitue les Etats-régions comme qu'il faut aller plus loin, en particulier dans le acteurs (le la croissance économique planétaire recours à la solidarité nationale». aux organisations nationales ou internationales bureaucratiques (ce que l'on commence à voir A court terme, ce qu 'il y a à partager, ce sont en Fiance avec le phénomène de «métropolisa- les privilèges. Par deux fois les gouvernements lion») de droite (MM. Balladur et Juppé) ont voulu réformer les régimes spéciaux de retraite des - elle libère enfin le travail de la machine mais agents de l'Etat ; mais ils y ont renoncé finale- crée de la précarité et de l'exclusion car les ment, sous la pression des cheminots. Or la mentalités n'ont pas évolué assez vite. Toute situation des régimes de retraite des fonction- notre société a été fondée sur le travail, structu- naires et des agents des entreprises publiques ide par le travail et le salariat ; le statut social est n'est pas tenable à long terme (30). Une mise lié au travail notre religion est celle du travail aux normes sur le régime des salariés du secteur jusqu'à il y a peu, l'homme travaillait toute une privé est nécessaire et possible, à condition de vie (37,5 ans), cotisait au prorata et touchait une ne pas agir dans la précipitation ni dans le retraite régulièrement revalorisée. Il n'est pas secret. On ne réalise pas une réforme de cette facile de changer d'habitude ni de mentalité. ampleur contre les intéressés. Aujourd'hui ce scénario appartient au passé et Etant donné la faible incitation que la réduc- le modèle de développement doit se transfor- tion/suppression des charges a sur la création mer. Les maîtres-mots - qui répondent aux d'emplois, une deuxième réforme pourrait transkrmations évoquées plus haut - sont consister à réintroduire les charges patmnales décentralisation, ouverture et partage. (maladie et retraite) dans les salaires. Les pro- Décentralisation pour s'adapter à l'écono- fits, mesurés par des indicateurs comme le taux mie planétaire, les Etats-nations devront à plus ou moins long terme déléguer aux nouveaux centres de croissance que sont les Etats-régions (27) K. OUMAE. De l'Eiai-nation aux Eial.v'régiona, Dunod, tiie autonomie opérationnelle, réelle et accrue. 1996.

Ouverture l'Afrique pourrait donner à la (28) cela nécessiterait une modification radicale de la politique actuelle d'aide de la France. La morale y trouverait son compte au France une chance d'exister mondialement même titre que l'intérêt cf. S. BRUNEL, Le gaspillage de l'aide publique, seuil, 1993. fitire de l'Afrique un véritable marché, c'est lui (29) selon l'office statistique des Communautés européennes, donner à terme un immense champ d'expansion l'Europe des Quinze compterait cinquante-sept millions de pauvres qui pourrait égaler le rôle que joue l'Amérique (vivant en dessous du seuil de pauvreté) un tiers de ceux-ci travaille (les bas salaires), un autre tiers est à la retraite et le tiers restant est latine pour les USA ou l'Asie pour le Japon. Et soit inactif (19 %), soit au chômage (13 %). Cité par I.e Monde, 18 tout le monde trouverait avantage à ce que mai 1997. l'Afrique devienne enfin un solide partenaire (30) c'est le cas d'autres pays comme l'Italie par exemple. Massimo d'ALEMA. secrétaire du Parti de la gauche démocratique, économique, au lieu d'un continent sous perfu- déclarait te 19 mai que «te pays ne peut se permettre de payer des sion (28). retraites aux fonctionnaires qui ont cinquante ou cinquante-deux ans, qu'elles sont indéfendablea pour une gauche qui ne doit pas renoncer aux principes d'égalité ni défendre les privilèges corpora- Partage enfin : c'est l'urgence de court terme, tistes». On retrouve les mêmes principes éthiques dans la doctrine au moment où, ô paradoxe, l'Etat se délite sous sociale de l'Eglisc. En Erance il faudrait avoir le courage d'aligner le régime de retraite des nouveaux fonctionnaires sur le régime les coups de boutoir de l'ultralibéralisme. W. général, sans toucher cependant au statut de ta fonction publique.

32 de profit ou la part des profits dans la valeur tant car elle n'apporte pas de solution aux ten- ajoutée, n'ont jamais été aussi élevés que main- dances de long terme de l'économie française, à tenant la hausse est régulière depuis 1974 de savoir un taux de croissance économique dura- là à dire que les entreprises sont les grandes blement trop faible pour résorber le chômage et gagnantes de la «crise».., il n'y a qu'un pas (31). un vieillissement démographique qui affaiblit dangereusement le rapport actifs/inactifs. On peut enfin remarquer. mais la liste des réformes possibles n'est pas épuisée, que la Economiquement, la retraite par capitalisation véritable inégalité concernant les retraites est apparaît comme un produit nouveau d'épargne celle liée.., à l'espérance de vie à quoi sert longue, défiscalisée, entrant en concurrence d'accumuler une retraite si l'on meurt à soixan- avec des produits similaires, intéressant plutôt te ans 7 Cela pose le vrai problème des inégali- les classes privilégiées et risquant, en suscitant tés, devant les soins et devant la mort. une épargne supplémentaire, de réduire encore davantage la croissance et l'investissement. Le volet démographique - C'est toute une Idéologiquement, elle apparaît comme une solu- thèse qu'il faudrait pour démontrer que la cause tion intrinsèquement individualiste et libérale, principale des maux dont souffrent nos sociétés puisqu'elle confie en partie le règlement du pro- occidentales (et maintenant le Japon) est le blème des retraites à l'initiative des personnes et vieillissement démographique. Le grand absent aux ajustements du marché, ce qui est confotine des débats électoraux. Sauvy avait bien noté, en à la philosophie sociale de l'Eglise prônant la son temps, qu'une population vieille a bien des liberté et la subsidiarité. Son seul inconvénient - chances d'avoir un esprit vieux n'est-ce pas le mais il est de taille - est qu'elle donne une cas actuellement, où les entrepreneurs ont un réponse individuelle à un problème collectif: à visage de rentiers plutôt que de «preneurs de court terme un grave problème d'exclusion et de risques» schumpetériens, crispés sur leurs sur- précarité ; à long terme un grave problème profits et leurs pouvoirs, peu enclins à embau- démographique. cher des jeunes ou à leur faire confiance dans la gestion des affaires publiques 7 Avant d'être La question n'est donc pas tant de choisir un sociale, la fracture est générationnelle. régime au détriment d'un autre. Il convient plu- tôt de faire cohabiter les deux régimes, celui de Pour en revenir à la démographie, un raison- la répartition pour la nécessaire solidarité entre nement o contrario montre que les grandes les générations et les classes sociales et pour vagues de croissance économique et de «renou- assurer à tous une retraite minimale décente, et veau», que ce soit au Moyen-Age ou au XIX' celui par capitalisation pour permettre à chacun siècle, sont liées à une croissance démogra- de se prendre en main. phique forte. Beaucoup de mesures s'imposent pour transformer la «culture de mort» actuelle Mais il convient surtout de ne pas prendre la en «culture de vie» mais, pour le sujet qui nous capitalisation pour une solution miracle et donc concerne, il est urgent de mettre en place une de ne pas être trop généreux sur ses avantages politique familiale (promise par le candidat fiscaux, d'autant qu'elle n'est pas sans risque Chirac mais non respectée par le président sur la croissance et la cohésion sociale (32). A çhirac) favorisant la natalité ainsi que le libre vrai dire, la seule solution pérenne au finance- choix entre le travail et l'éducation des enfants.

Conclusion: quel modèle de société voulons- (31) Franchi par J.K GALBRAITU qui'h'hésite pas à affirmer que les financiers qui nous gouvernement préfèrent le chômage à nous? l'inflation qui, loin dc les gêner, renforce leur pouvoir en rendant plus docile la main-d'oeuvre et en confortant la stabilité des prix. GALBRAITH rend également les excès de la spéculation le princi- pal responsable des dysfonctionnements du système capitaliste. Cf. La création par le «plan Juppé» en 1995 de la son dentier ouvrage Pour une société meilleure un pn,grwnme retraite par capitalisation, à côté de la retraite pour l'humanité, trad.l.M. Béhar, seuil, 1997.' par répartition, a déclenché une bataille d'idées (32) Le risque existe aussi au niveau individuel car le salarié sait cc qu'il verse mais ne connaît que peu avant le départ à la retraite ce qui manifeste le clivage idéologique traditionnel qu'il est en droit de toucher. L'avantage est que l'épargne constituée en France droite-gauche. Elle n'en méritait pas accompagne le salarié s'il quitte l'entreprise ou bien peut être Irans- férée sur un autre plan existant.

33 nient des retraites est l'essor démographique, la me de retraite «à l'anglaise» et pour un système reprise de la natalité conditionnant l'essor éco- de santé «à l'américaine». Cet avis d'un démo- nomique et donc les retraites : c'est dire qu'il graphe (35) résume bien la substance l'ensei- n'y a pas de solution avant cinquante ans (les gnement social de l'Eglise et s'impose au nom enfants qui ne sont pas nés depuis 30 ans ne naî- de l'équité inter-générationnelle. troni jamais (33)) et que l'Etat retrouve toute son importance pour mettre en oeuvre une poli- tique familiale active et provoquer une révolu- Nicolas BRUJON de LAVERGNÉE ticn des mentalités, afin que le pays «se tourne plus vers la jeunesse que vers la vieillesse» (M. d'Alema) (34). (33) Dans Le vieillissement dans les pays de l'OCDE. Un ddfi fondamental pour- la politique. Etudes de politique sociale, n' 20, Quant au court-moyen terme, les catégories 1996, l'OCDE invite tous les pays à analyser les mesures prises ici favorisées (en termes de revenus, patrimoine, ou là pour contrecarrer les effets du vieillissement et à s'inspirer des plus exemplaires. Enfin stabilité de l'emploi, espérance de vie ... ) (34) N'est-il pas proprement scandaleux que l'UNAF ait dû sai- devront sacrifier de leur confort et de leurs pri- sir le conseil d'Etat pour obliger l'Eut à respecter ses engagements vilèges pour le bien commun. En faire l'écono- (loi des finances 1994) en matière de revalorisation des allocations familiales de 1995 mie équivaudrait à terme à opter pour un systè- (35) A. PARANT (note 9), p' 31.

Les livres de nos collaborateurs et amis

Jean-Marie PELT François BAYROU «Le jardin de l'âme» «Ils portaient l'écharpe blanche» Ed. Fayard Ed. Grasset

Michel DRANCOURT Semaines Sociales, 1997 «[entreprise de l'antiquité à nos jours ,) «[immigration, Défis et richesses»

PUF col!. Major Bayard Editions / Centurion

Pierre de BOISDEFFRE .Jean-Luc DOMENACH «Le lion et le renard)' «L'Asie en danger» Ed. du Rocher Ed. Fayard

34 Budapest 1956 «Le commencement de la fin»

Depuis quelque temps, diverses institutions, parmi Soviétique, dans les <(démocraties populaires>', en lesquelles / 'Association pour la Conununauté Culturelle France même, au parti communiste et dans les milieux Européenne, présidée par 0111es MARTINET, et intellectuels, notamment parmi les «compagnons de l'institut d'Etudes et d'Education Européennes, présidé route» du P.C. Les interventions de J.M. Domenach, de par notre ami et collaborateur, Jean-Yves F. Fejtô, de C. Fiterman, de G. Parkas, entre autres, CHEVALLIER, se sont attachés à consacrer périodique- contiennent à cet égard maintes révélations intéres- ment un grand colloque à l'étude d'un moment impor- santes, en particulier sur l'évolution de J.-P. Sartre. tant de l'histoire européenne. C'est ainsi que des per- Comme l'a noté Cilles Martinet, après la révolution sonnalités représentatives des divers pays concernés - hongroise, le masque a été arraché, il n'a plus été «pos- universitaires, essayistes, journalistes, hommes poli- sible pour l'Union soviétique de faire croire qu'elle était tiques,... - ont, au cours des dernières années, échangé le pays de la démocratie véritable». leurs témoignages et leurs réflexions sur l'Europe du Mais un des grands intérêts de ce colloque a été aussi XIX' siècle ou sur les conséquences des Traités de donner à entendre le témoignage de Hongrois ayant (Versailles et les autres) qui ont conclu la Première joué un rôle dans cet événement de portée considérable. Guerre mondiale. France-Forum, associé à ces initia- Avec l'aimable autorisation de ses organisateurs, nous tives, n'a pas manqué de faire écho à ces travaux (n° avons reproduit ci-après ceux de Janos BOÔR et 311-312 - juillet-septembre 1996). d'Eugène SUJANSZKI. Fin 1997, sous le titre «1956: le commencement de la Le premier, né à Budapest en 1932, a quitté la Société fin» (édition assurée par l'Association pour la de Jésus en 1961 avant d'être ordonné. Après des études Communauté Culturelle Européenne on peut se procu- de philosophie, physique et mathématiques, il enseigne rer le volume à l'institut culturel hongrois de Paris), ont la philosophie des sciences à la Faculté philosophique été publiés les Actes de la dernière en date de ces ren- des Jésuites de Munich. il est le rédacteur en chef de la contres, qui a eu lieu au Sénat les 28 et 29 octobre 1996 revue hongroise MERLEG (Bilan), théologique, philo- pour le 40' anniversaire du soulèvement hongrois. La sophique et culturelle, et préside l'Association des jour- participation des Instituts culturels hongrois, autrichien nalistes catholiques hongrois. et polonais, de nombreux organismes tels que le Forum du futur (Jacques Baumel) ou la Fondation Jean Jaurès, Eugène Sujanszki, né à Budapest en 1929, après des celle parmi beaucoup d'autres, de personnalités aussi études à lEcole militaire de Nagyvarad, a été combat- diverses, du côté français, qu'Alain BESANÇON, tant volontaire sur le front en 1944 et 1945 et prisonnier Stéphane COURTOIS, Pierre DAiX, Jean-Marie et des troupes soviétiques. Il doit interrompre ses études de Jean-Luc DOMENACH, Gabriel PARKAS, l'ancien pharmacie après avoir refusé d'adhérer au «Mouvement ministre communiste Charles FITERMAN, André de la Jeunesse communiste». il organise un groupe de FONTAINE, Pierre HASSNER, Dominique Moisi, résistance clandestine et fuit la Hongrie après le soulè- Edgar MORIN, Joseph ROVAN, Paul THIBAUD,... et le vementde 1956. il reprend ses études en France, devient rôle éminent joué par notre ami et collaborateur chimiste et fonde en France dès 1957 l'Association des François FEJTÔ dans l'organisation et le déroulement combattants hongrois de la liberté. - du colloque comme lors de la publication de ses Actes Ces deux récits sont précédés d'une étude sur les ori- flrantissaient la qualité et la richesse des informations, gines lointaines de la révolte de 1956, spécialement réà- mises en perspective et jugements, rassemblés à cette lisée pour France-Forum par Jean-Yves CHEVALLIER occasion, sur les épisodes caractéristiques de cette révo- qui a pris une part active à la préparation de ce colloque, lution, ses causes, ses conséquences, en Union et présidé sa dernière séance. , - La révolution hongroise de 1956 hier et aujourd'hui par Jean-Yves CHEVALLIER «Mon mal vient de plus loin... »

une pause tactique devant Varsovie insurgée (août- septembre 1944). C'est par ces mots arrachés au plus secret de son fime que Phèdre, à l'acte I, scène IV, de la pièce de L'Allemagne est prise dans un étau. Front de Racine qui porte son nom, commence le récit de l'Est, front de l'Ouest, sans oublier le front italien son amour fatal pour Hippolyte. Dès lors, la tragé- comme on avait tendance à le faire à l'époque en die n'est plus que l'implication et le déroulement parlant de l'ouverture d'un «second front», pour de cette mortelle passion. évoquer le débarquement à l'Ouest, alors que la Sur un autre plan, celui de l'histoire, ce qu'on a guerre se déroulait aussi en Italie, depuis le débar- tout de suite appelé, fort justement, «la tragédie quement en Sicile de l'été 1943. Et la stratégie hongroise», l'insurrection de Budapest d'octobre à adoptée pour amener ces armées des différents novembre 1956, mérite, à notre sens, d'être expli- fronts à obtenir la victoire sur l'ennemi, dont il a quée en remontant à des causes plus lointaines que été dit et redit, depuis la conférence de Casablanca celles retenues habituellement. Là aussi le mal entre Churchill et Roosevelt de janvier 1943, venait de plus loin. Il venail. en effet, originaire- qu'elle résulterait de la capitulation sans condi- ment du déséquilibre des alliances des vainqueurs tions de l'Allemagne et de ses alliés, notamment dc 1945, Américains et Anglais d'une part, l'italie, est porteuse de déséquilibre. Soviétiques de l'autre. Aucun Etat de l'Europe Cette exigence irrévocable de capitulation sans continentale n'avait eu droit à la parole dans la conditions, qui est une exigence personnelle de préparation de la victoire et de l'après-guerre le Roosevelt, pourrait susciter pas mal d'observa- déséquilibre dont nous parlons, tenait dès lors tions et elle fait l'objet d'enquêtes et de critiques moins aux différences de poids des armées en pré- dont un livre comme celui d'Anne Armstrong (I) sence qu'aux disparités de leur conduite et de constitue un bon inventaire. Cependant en exami- l'ordre de la bataille. En effet, à partir de la réussi- ner le bien ou le mal fondé, en supputer les consé- te avérée du débarquement en Normandie (percée quences serait faire diversion à notre propos d'Avranches, fin juillet 1944), la libération du actuel. La capitulation sans conditions a été énon- continent par les Alliés occidentaux ne cessera de cée comme une règle de guerre ne varietur et l'on s'étendre, malgré la défense acharnée des doit reconnaître qu'elle s'imposait bien à une coa- Allemands, jusqu'à leur arrivée devant le Rhin, à lition hétérogène, qui pouvait être tentée, surtout la frontière même de l'Allemagne, dans les der- dans les derniers mois de la guerre, par des retour- niers jours de mars 1945. Là vont se préciser les nements plus ou moins politiques. divergences politiques et stratégiques entre les conceptions de Churchill et de Montgomery, dési- Il s'agit là d'une logique de l'action et de l'ac- reux de pousser l'offensive «le plus à l'Est pos- tion guerrière que Clemenceau avait pratiquée lui sible», et d'abord en direction de Berlin, et celles aussi (dans des circonstances d'ailleurs beaucoup d'Eisenhower visant à détruire totalement la puis- moins favorables) quand il s'écriait devant la sance militaire allemande en coopération avec l'al- Chambre des Députés, au lendemain de la paix de lié de l'Est,' la Russie soviétique dont les armées Brest-Litovsk en 1917 <(je fais la guerre». avdnccnt depuis l'été 1944, tel un rouleau com- presseur, sur un front allant de l'isthme de Carélie (t) Capitulation sans conditions (tnconditional sun'ender) au sud des Balkans, mais non sans avoir effectué Presses de ta cité, 1962.

30 Une telle logique, dont, encore une fois, on ne front pour arrêter sa marche en avant. Tertio, en discute pas la raison et le pragmatisme, implique Europe, le front devait se trouver aussi à l'Est que une stratégie de guerre sans concession, laissant possible. Quarto, Berlin était l'objectif primordial toute liberté à l'offensive sans ménagement contre et véritable des armées anglo-américaines. Quinto, un ennemi qui ne vous ménage pas non plus. Il la libération de la Tchécoslovaquie par les troupes n'est pas interdit de penser que l'exigence de capi- américaines et l'entrée de celles-ci à Prague revê- tulation sans conditions a pu exercer sur l'esprit de taient une importance considérable. Sexto, les Hitler - joueur mais «mauvais perdant», comme l'a puissances occidentales devaient participer à l'oc- bien montré Joachim Fest, un de ses biographes - cupation de Vienne et même de l'Autriche, au un effet dévastateur. Logiquement, au terme d'une moins sur un pied d'égalité avec la Russie sovié- guerre totale, on doit s'attendre à ce que la défaite tique. Septimo, il fallait mettre un frein aux préten- le soit aussi. tions agressives du Maréchal Tito envers l'italie. Mais, même en se donnant la victoire totale Enfin et surtout, il fallait régler tous les grands comme un impératif, un meilleur discernement problèmes opposant l'Orient et l'Occident en dans la façon de l'obtenir n'aurait-il pu être recher- Europe, avant que les années de la dénwcratie ché 7 Autrement dit, n'y a-t-il pas eu de la part des eussent fondu, ou les Alliés occidentaux, cédé la Alliés occidentaux, et de la part de Roosevelt, le moindre partie des territoires qu'ils avaient maître du jeu et stratège impérieux de la Guerre conquis ou plutôt, on n'allait pas tarder à pouvoir Mondiale, des erreurs et des fautes qui ont fait l'écrire, libérés de la tyrannie totalitaire» (4). qu'au lendemain d'une victoire totale (les capitu- Ces «points décisifs de stratégie et de politique» lations allemandes des 8 et 9 mai 1945) l'état de sont devenus, avec le temps, «des points d'histoi- l'Europe était tel qu'il justifiait le titre donné par re» et l'on peut mesurer aujourd'hui ce qu'il en a Churchill au tome 6 de ses Mémoires: Triomphe et été de la résistance à l'impérialisme soviétique. Tragédie (2) ? Triomphe, la victoire obtenue sans Churchill reconnaissait, dans le même texte, qu'il la moindre concession au vaincu, dont les armées avait fallu deux ans pour que cette hégémonie se ont été non seulement défaites mais détruites et heurte à une volonté aussi puissante que la sienne dont le territoire est entièrement occupé par les (la doctrine Truman et le plan Marshall ont de vainqueurs. Tragédie, parce que le grand allié 1947) (5) : deux années pendant lesiiuelle's'furent «libérateur» de l'Est se révèle conquérant, à pied mis en place les régimes communistes dans les d'oeuvre pour dominer, asservir toute cette partie pays occupés par l'Armée rouge. de l'Europe centrale et orientale pour laquelle Une meilleure stratégie militaire et politique des l'Angleterre et la France étaient entrées en guerre: Anglo-Américains dans la conduite de la phase ((La destruction de la puissance militaire de finale de la guerre finale eût-elle pu atténuer les l'Allemagne, écrit Churchill, avait provoqué une malheurs de l'Europe centrale et orientale pendant transformation radicale des rapports entre la le temps nécessaire à l'éveil d'une conscience Russie communiste et les démocraties occiden- politique mieux avertie chez les Alliés occidentaux tales. Elles avaient perdit l'ennemi commun qui et principalement chez les Américains 7 était à peu près leur seul trait d'union. A partir de ce moment, l'impérialisme russe et la foi commu- Il est vraisemblable que le containment eût limi- niste ne virent et n'assignèrent plus de limites à té en partie l'expansion soviétique en Europe de leur progression.et à leur hégémonie ultime» (3). l'Est inaugurant une hégémonie qui allait perdurer Au mois de mars 1945 (Yalta avait eu lieu en pendant quarante-cinq ans. février), Churchill, conscient de la menace sovié- Est-ce à dire, toutefois, que dans ces conditions, tique sur l'Europe, envisage aussitôt «les points décisifs et pràtiques de stratégie et de politique» (2) 61. PIon. qu'il faudrait arrêter pour contenir - déjà - cette (3) Triomphe et Trugédie, p. 112. Quelques lignes plus haut on pouvait lire «je me déplaçais au milieu de foules hurlant leur joie, menace. je m'asseyais à une ubte sdonsé des félicitations et des bénédictions venant de tous les pays dc ta Grande Alliance, te coeur douloureux et «Primo, écrit-il, la Russie soviétique était deve- l'esprit accablé de pressentiments». nue un ,danger mortel pour le monde libre. (4) Ibid, p. 112-113. Secundo, il fallait créer, sans retard, un nouveau (5) Ibid. p. 112.

37 en Hongrie, par exemple, un régime communiste et en mesure d'intervenir en Grèce, l'un des ne se fût pas installé au lendemain de son occupa- domaines réservés de la politique extérieure bri- tion par l'Armée rouge 7 (Budapest n'était pas tannique. Préparée par le général Alexander, sou- désigné par Churchill au nombre des points déci- tenue par le général Juin, vainqueur en Italie au sifs et stratégiques qu'il fallait tenir). Nous ne le printemps 1944, cette offensive vers le '1'rol reste- prétendons absolument pas, mais nous pensons ra à l'état de projet et le débarquement en qu'avec un containmen: commencé plus tôt, dès le Provence d'août 1944 lui fut préféré. printemps 1945 (le passage du Rhin avait eu lieu On est en droit de penser que ce fut une premiè- dans les derniers jours de mars), l'emprise sovié- re faute politico-stratégique dans la conduite de la tique sur les pays de l'Est eût été moins étendue et guerre contre l'Allemagne hitlérienne, mais c'était cela n'aurait pas été sans conséquences à l'heure une faute au niveau de la conception ou des pro- notamment de la déstalinisation. jets. Plus grave sera la faute - ou l'erreur - quand il s'agira de l'exécution du plan de la dernière bataille livrée en Allemagne. Les historiens sont d'accord pour constater que les Alliés Anglais et La guerre contre l'Allemagne que l'Angleterre Américains avaient la possibilité d'aller au-delà de avait été seule à mener pendant toute une année, de l'Elbe et d'atteindre les buts stratégico-politiques l'armistice franco-allemand de juin 1940 à l'at- que constituaient Berlin, Prague et Vienne. «A par- taque de Hitler contre la Russie, le 22 juin 1941 tir du 1er avril, écrit l'un deux, Pierre Miquel, (sans oublier toutefois la Grèce et la Yougoslavie commence la bataille d'Allemagne le 2, les dix- agressées pendant cette période par l'italie, puis huit divisions allemandes de Model sont enfer- par l'Allemagne venant à l'aide de son alliée) mées dans la Ruhr par les P' et 9' armées améri- n'avait pu être que défensive. Les Etats-Unis s'y caines. Bradley, avec trois armées, reçoit alors trouvant impliqués après l'attaque de Pearl l'ordre de foncer, non sur Berlin, mais vers le Harbour, et voyant bientôt les Japonais conquérir centre de l'Allemagne selon l'axe de progression une partie de l'Asie du Sud-Est et des îles du Erfurt, Leipzig, Dresde. Il doit rejoindre l'Année Pacifique, décidèrent néanmoins de porter leur rouge sur l'Elbe. Les Français, avec Devers, mar- principal effort militaire en Europe où la Russie cheront sur l'Autriche, cependant que les Anglais, soviétique tenait l'Allemagne en échec. Ainsi, au nord, prendront les postes de la Belgique. l'ennemi numéro un serait attaqué sur deux fronts. Pourquoi cet abandon de Berlin 7... Continuons On s'occuperait du Japon après. «Le 14 avril, Model ayant refusé de se rendre>', la «poche» de la Ruhr est pilonnée par l'aviation et En fait, comme nous l'avons rappelé, il y aura coupée en deux par les forces alliées qui font, d'un trois fronts en Europe, le deuxième ayant été créé coup, 310.000 prisonniers. Model s'est suicidé, avec le débarquement américain en Afrique du mais 30 généraux figurent parmi les captifs. Les Nord de novembre 1942. Mais on sait qu'à l'origi- Alliés n'ont donc aucune raison de ne pas lancer, à ne ce front méditerranéen n'entrait pas dans les leur tour, une offensive sur Berlin ils en ont les vues de l'Etat-Major américain qui donnait la pré- moyens militaires. Mais il leur manque la volonté férence au débarquement en Europe. Si cette opé- politique» (6). On peut expliquer ces fautes straté- ration n'eut lieu qu'en juin 1944, relativement tard giques, qui sont en réalité des fautes politiques par rapport aux plans initiaux, c'est qu'elle était la dont la responsabilité se situe au plus haut niveau. plus risquée et Churchill, quant à lui, avait tout fait Le 14 avril 1945, la «volonté politique» qui diri- pour la différer, préférant une attaque de geait la guerre était depuis deux jours éteinte. l'Allemagne par le Sud de l'Europe, suivie d'une Roosevelt était mort et Churchill ne le remplaçait offensive sur Vienne, à l'exemple de la campagne pas. La stratégie d'Eisenhower, commandant d'Italie de Bonaparte en 1796. Il est évident que suprême, était de détruire les forces ennemies et de cette stratégie (même si on pouvait se rappeler que remporter une victoire militaire, sans autres consi- Churchill avait été l'instigateur en 1915 de la mal- dérations, notamment politiques. Il n'avait pas heureuse expédition des Dardanelles) avait aussi reçu d'ordre à cet effet de celui qui avait autorité un but politique qui était de ne pas laisser l'Armée rouge seule puissance occupante dans les Balkans (6) La Seconde Guerre Mondiale, p. 589, 592, Ed. Fayard. sur lui le Président des Etats-Unis ou même le paux buts des Alliés occidentaux, Anglais et général Marshall, chef d'Etat major, qui conduisait Américains en tête, qui se présentaient face aux la guerre du même point de vue technico-militaire, Etats totalitaires comme «les Grandes comme on le leur avait probablement enseigné à Démocraties» mais les Grandes Démocraties West-Point. A moins que ces grands chefs n'aient étaient flanquées d'un Etat dont le totalitarisme commis une erreur d'appréciation sur les véri- était comparable à celui de leur principal ennemi. tables intentions de l'ennemi, en redoutant que les La guerre, certes, et l'état de guerre transfor- dernières forces militaires allemandes ne se ment presque nécessairement un Etat démocra- regroupent dans le réduit alpin, comme dans le tique en «dictature». Mais il y a dictature et dicta- donjon d'un château-fort, hypothèse courante à ture le président Roosevelt n'avait pas le pouvoir l'époque, mais dont on peut supposer qu'elle d'empêcher le Congrès d'exercer ses droits consti- n'était pas retenue par les services de renseigne- tutionnels et il était soumis à réélection. Quant à ment du commandement allié. Churchill, il devait rendre des comptes au Ces erreurs stratégiques sont imputables à un Parlement et, après Yalta, ce fut pour lui loin d'être défaut de vision - et de volonté - politiques. facile... Enfin, l'on sait comment il perdit les élec- Churchill, lucide et qui avait l'esprit européen, n'a tions législatives de juillet 1945 et dût, en pleine pu ni peut-être su faire partager le point de vue conférence de Potsdam céder sa place de Premier opposé. Il s'y emploiera de nouveau auprès de Ministre à Clément Attlee. Si ce n'est pas cela la Truman et même, en 1946, auprès de l'opinion démocratie, qu'est-ce donc? américaine avec le discours de Fulton. Mais d'une certaine façon il était trop tard et la guerre froide Mais, chez les malheureux peuples de l'Europe allait prolonger la deuxième guerre mondiale jus- centrale et orientale pris entre l'Allemagne et la qu'à ce que l'effondrement du communisme, dont Russie, l'une et l'autre capables de s'entendre à l'insurrection hongroise de 1956 est un des pro- leur détriment, il aurait fallu, pour introniser cette dromes, vienne mettre un terme à ce qui aura été démocratie libérale et fondée sur le droit, l'assortir une aventure de l'impérialisme russe. de garanties plus réelles que le seul droit d'entrer dans la grande famille des Nations-Unies, même si ce n'était pas négligeable. Dans de telles situations Il' après la guerre de 1939-1945 comme après celle de 1914-1918, on atteint vite, il est vrai, les limites La faute diplomatique est du même ordre et du Droit. L'histoire de l'Europe de l'entre-deux- recoupe la faute stratégique. C'est une faute poli- Guerres a été celle d'une succession de pertes de tique que l'on peut situer à la même période, dans garanties. Il serait fort instructif d'en démêler les premiers mois de l'année 1945, en particulier l'écheveau on y verrait, par exemple, la France dès la conférence deYalta du 4 au 11février 1945, perdre autant de garanties qu'elle en donnait sans entre Churchill, Roosevelt - déjà bien malade - et être vraiment certaine de pouvoir les assurer, alors Staline, puissance invitante. qu'aurait dû prévaloir la recherche d'un équilibre Cette erreur a été de ne pas s'assurer fermement prenant en compte toutes les Puissances. En 1945, de la légitimité des régimes qui seraient mis en dans les derniers mois d'une guerre dont l'issue ne place dans les pays libérés de la domination alle- laissait aucun doute, une nouvelle carte de mande par l'Armée rouge, et de leurs gouverne- l'Europe allait être dessinée dans laquelle ments satellites. En disant légitimité, nous enten- l'Allemagne, occupée dans sa totalité par ses dons bien légitimité démocratique, non pas qu'il quatre vainqueurs, serait divisée en quatorze zones n'y en ait jamais eu d'autre, mais parce que c'était et son territoire, fortement entamé à l'Est, parce celle-là qu'il était convenu de restaurer dans les que, dès Yalta, Staline avait tracé le premier trait pays de l'Europe centrale et orientale, dont cer- tains, comme la Pologne et la Tchécoslovaquie, (7) Si ta frontière occidenlale (avec l'Allemagne) de la Pologne avaient été recréés après plusieurs siècles par les fut à peu près délimitée par le Traité de Versailles, sa frontière orien- tale le fui par le Traité de Riga, en 1921 au lendemain de la guerre traités de Versailles, Saint-Germain et Trianon (7). polono-nasse dc 1920. Quant à la Tchécoalovaquie, dont l'indépen- La restauration, voire l'instauration, de la démo- dance avait été proclamée à Prague dès le 28 octobre 1918, elle pnt part aux Traités de paix de saint Germain et de Trianon - dont on sait cratie et de l'état de droit avait été l't?n des princi- combien ils furent dommageables à l'ordre de paix européen.

39 de cette nouvelle carte de l'Europe en marquant au moment où, après la mort du tyran, le desserré fermement la frontière orientale de ta Pologne. ment du joug stalinien dans les pays du glacis pou- vait laisser espérer une libération - laquelle, à Il est habituel d'évoquer ((le partage de défaut, se fera attendre plus de trente ans. I' Europe» qui aurait été décidé entre les trois grands Alliés lors de cette conférence. En réalité, IV Yalta fut d'abord et principalement l'acceptation On ne refait pas l'histoire, pas plus qu'on ne par Roosevelt et Churchill de la frontière entre la refait sa vie passée. Mais on peut toujours prendre Russie et la Pologne imposée par Staline de façon conscience, c'est-à-dire mieux connaître, recon- prioritaire. Ce fut ensuite, toujours concernant la naître et comprendre. Ce faisant, on pourra tou- Pologne, l'acceptation, elle aussi imposée par jours dire si j'avais su Mais il sera bon de se Staline, du gouvernement de Lublin, gouverne- demander aussitôt pourquoi je n'ai pas su ou sou- ment satellite, pour ne pas dire fantoche, composé vent, pourquoi je n'ai pas voulu savoir. Pourquoi, de membres du parti communiste polonais par exemple, le président Roosevelt, grand homme dévouésl' URSS comme il en existait alors par- d'Etat et grande figure de l'histoire, n'a-t-il pas su, tout en Europe et dans le monde. Yalta, ce fut donc et, encore moins, voulu savoir, alors que les la détermination de la carte politique de l'Europe moyens d'information ne lui manquaient pas, que orientale et centrale à partir d'une ligne - la ligne Staline, «l'oncle Joe», était un redoutable tyran ? Curzon, très proche de la ligrïe Ribbentrop- Molotov d'août et septembre 1939- qui, déplaçant Pour le savoir il faudrait entamer une autre la l'rontière de la Russie et de la Pologne, contrai- recherche portant sur les mentalités et l'esprit du gnait aussi à déplacer la frontière occidentale de siècle, complaisant au progressisme dans tous ses celle-ci sur la ligne Oder-Neisse - Neisse occiden- aspects. Il faudrait revoir, par exemple, la série tale, précisons-le - malgré les réserves formelles cinématographique des (

40 Roosevelt ne s'intéressait guère à la carte politique Témoignage, Yalto hier... car Jean Laloy, diploma- de l'Europe et qu'il aurait été l'initiateur du «par- te de carrière et russophone, avait été à Yalta tage» du continent et de ce qu'on appellera plus comme, trois mois plus tôc il avait accompagné le tard dans un esprit entaché de neutralisme «la poli- général de Gaulle et , ministre des tique des blocs». La réalité est moins simple et Affaires étrangères, à Moscou. Testament, Yalta l'on aurait tort de prendre pour argent comptant aujourd'hui et demain... l'auteur à la fin de sa vie une explication du genre de celle proposée par le entrevoit l'avenir de l'Europe se dessiner avec des sociologue et historien Laszlo Nagy. «Il ressort», traits qui ne seront plus tout-à-fait ceux dans les- écrivait-il, en effet, non sans une apparente naïve- quels cette conférence avait enfermé toute une par- té, dans un livre publié en 1968 lors du «printemps tie de l'Europe pendant quarante-cinq ans. Pour de Prague», «que Staline accordait personnelle- lui, aujourd'hui (c'est-à-dire en 1988), l'échec du ment une grande importance à la définition sans communisme qui se profile à l'horizon de l'histoi- équivoque des buts de guerre. C'est lui qui soule- re devrait permettre une action diplomatique, va, dès 1941, d'une manière systématique, devant c'est-à-dire politique, qui pourrait être d'autant ses interlocuteurs occidentaux, le problème d'un plus efficace qu'on aura su «tirer les leçons de remaniement, aussi inévitable, qu'indispensable, Valta». Aujourd'hui, il y a en effet du nouveau le de la carte. Apparemment, Churchill partageait le tisocialisme sciebtifique», s'inspirant de Marx et goût du Géorgien pour ce genre de conversation. jnis,en oeuvre par Lénine, apparaît à tous, non seu- Roosevelt préférait avoir recours à des formules lement comme, dépourvu de caractère «scienti- aussi vagues que rétablissement des libertés, droits fique, mais tout simplement comme inefficace, des petites nations, assistance aux peuples qui ont incapable daccomplir les promesses des grands tant souffert»... (8). fondateurs. Honni dans tous les pays européens où L. Nagy fait sans doute allusion à l'entretien il a été introduit de force après 1945, il devient entre Staline et Churchill, lors du voyage de ce rapidement une pure tyrannie dans les pays sous- dernier à Moscou en octobre 1944, au cours développés où il a pu prendre,pied.» (Yalta p. 161). duquel les deux hommes discutèrent des zones res- Dès lors, il ne s'agit pas du tout, dit Jean Laloy, en pectives d'influence des Russes et des conclusion de son livre écrit à l'époque des Britanniques dans les Balkans et en Grèce. réformes tentées par Gorbatchev d'envisager «une Churchill avait exprimé cela en inscrivant des nouvelle conférence de Yalta»... Il s'agit de voir si pourcentages sur un bout de papier qu'il remit à l'évolution en cours en URSS, qui est loin d'être Staline en lui demandant tout de même s' il ne trou- parvenue à son terme et dont on ne connaît pas vait pas un peu cavalier, de la part d'hommes encore le sens profond, peut donner quelque chanT d'Etat, de disposer ainsi du sort des peuples sans ce à un règlement européen, progressant par étape les consulter. En tout cas, la suite des événements dans le maintien de l'équilibre actuel des forces, devait prouver, en Roumanie et en Grèce, par mais orienté vers autre chose qu'un statu quo pré- exemple, que les attributions respectives de 80 % parant une division, à la fois malsaine et dange- avaient été bien comprises, ici par les Russes, là reuse (ibid, p. 172)... A défaut de réfléchir à ce qui par les Britanniques. Rien, certes, n'obligeait pourrait et devrait se passer (dans ce qu'on appe- Churchill à confesser cette diplomatie secrète et cynique et le résultat fut, qu'à l'exception des poli- tiques et des historiens avertis, l'opinion interna- (8) Démocraties Populaires. Du bloc sovién que au communisme des patries - Ed. Arthaud, 1968, P. 34-35. tionale n'a cessé d'attribuer au soi-disant «partage cet ouvrage avait le mérite de prendre acte de l'échec de la doc- de Yalta» le pourcentage de Moscou. D'autre part, trine marxisle-léniniste dans les régimes imposés depuis vingt-cinq ans dans les pays de l'Est euroen et d'envisager une issue à cette s'agissant d' «ouvrages de témoins directs», sur histoire. «Le communisme des patries., dans lequel nous verrions l'action diplomatique des trois grands Alliés de la plutôt une formule sans beaucoup de signification, en était peut-être une. Quoi qu'il en soit, la conclusion de ce travail important nous guerre contre l'Allemagne hitlérienne, on ne sau- paraissait déjà, à l'époque, excellente «nans les démocraties popu- rait trouver plus authentique témoin - parce que laires européennes, le défi communiste nous apparait comme it*vss- cablement dépassé par cette histoire au nom de laquelle il fut lancé. présent - et de mieux informé que Jean Laloy (bien Le défi n'est ni communiste, ni capitaliste, ni soviétique, ni att.éri- connu des lecteurs de Fronce-Forum), auteur d'un cain. L'avenir appartient au système social politico-économique qui parviendra à concilier les exigences, apparemment contradictoires Yalta hier; aujourd'hui, demain, paru en 1988 (9). de la pmspédté. de la justice sociale et de la liberté.» (p. 364). Un témoignage qui voulait être un testament. (9) Ed. Rotiert Laffont, 1988.

41 lait «l'Autre Europe» et l'URSS) on risque de Il semble cependant que, pour Jean Laloy, au perdre toute maîtrise sur les événements, les bons terme de son analyse magistrale, le mal venait de s'ils se confirment, les mauvais si l'on veut pou- plus loin dans le temps, de la fin de l'année 1941 voir leur opposer une résistance efficace - non lorsque les Anglo-Américains ont conclu avec la pas Sortir de Yalta, mais lirer les leçons de Russie soviétique une alliance à des conditions Yalta! (ibid, p. 173). Or, pour tirer les leçons obscures ou équivoques sur trop de points. Leur d'une chose, il convient d'abord de la bien réelle faiblesse vis-à-vis de Staline engendrait une connaitre dans sa réalité objective et souvent com- certaine complaisance. On retrouvera ce «com- plexe. C'est à quoi s'était employé Jean Laloy plexe>' tout au long de l'histoire de l'Europe dans dans son livre, montrant avec une parfaite clarté ce la seconde moitié du XX' siècle. qu'a été Yalta, ce qui l'avait précédé et ce qui l'a suivi. Son jugement est que, si Roosevelt surtout et Churchill aussi ont manqué de clairvoyance (10), LTÀ il était difficile de mieux faire en février 1945, lors La réédition (complétée) du livre de notre ami et de la Conférence de CriSe, puisque «de juillet collaborateur François Fejtô, La Tragédie 1941 jusqu'à 1945, Staline n'avait jamais rencon- Hongroise: 1956(11), à l'occasion du quarantiè- tré de résistance ferme à ses projets concernant la me anniversaire de l'insurrection de Budapest (23 Pologne, projets qui permettaient pourtant de pres- octobre-4 novembre 1956) écrasée par l'armée sentir la nature de sa politique, aussi bien dans les soviétique avec la complicité des «staliniens» du pays voisins de l'URSS, ennemis ou amis, qu'en parti communiste hongrois, est un important servi- Allemagne». «De 1941 à 1944, ajoute Jean Laloy, ce rendu à l'établissement de la vérité sur cet épi- l'absence d'un second front a paralysé les diri- geants occidentaux. Ils n'ont jamais osé rappeler à sode extraordinaire de l'histoire de la Hongrie, de l'histoire du communisme et de l'histoire de Staline qu'en mai-juin 1940, il n'y avait pas de second front à l'Est de l'Europe, ni surtout que, à l'Europe contemporaine. Il faut savoir, en effet, partir de décembre 1941, le front du Pacifique était que ce livre, publié pour la première fois aussitôt un second front préservant l'URSS de toute mena- après ces événements, avait eu le mérite singulier ce japonaise sur les provinces soviétiques de fournir à un public français, profondément ému d'Extrême-Orient. Il est difficile de comprendre ce par cette tragédie, l'explication dont il avait que Roosevelt et Churchill craignaient exacte- besoin. Cette explication tient en un mot, celui que ment. Eux-mêmes, sans doute, n'auraient pu le l'on retiendra de la préface, prudente mais sincère, dire. Mais, étant donné le précédent d'août 1939, de J-P. Satire : la vérité. La vérité sur la tragédie l'éventualité d'un mauvais coup de Staline ne pou- hongroise de 1956 ne pouvait se découvrir qu'à travers l'analyse de tous les changements et expé- vait être totalement éliminée.» (ibid, p. 156-157). Ce jugement, qui est, encore une fois, celui d'un riences politiques réalisés durant ces onze et diplomate professionnel et d'un esprit remar- presque douze années chargées de toutes les quable dans les premiers mois de 1945, semble contradictions inhérentes à une «démocratie popu- conforter notre thèse qui situe l'origine des mal- laire» dont le gouvernement agissait sous l'autori- heurs qui ont frappé I' «Autre Europe» après ta té d'un parti unique obéissant à Moscou. Comme Seconde guerre mondiale: c'est à cette époque en l'écrit François FejtÈ5, l'insurrection nationale hon- effet qu'il aurait fallu, d'une part, pousser

42 puis durant la guerre froide» (La Tragédie hon- ne plus se réclamer d'eux. La fusion des deux par- groise p. 27). En d'autres termes (cf le chapitre I tis ouvriers (1948), le procès Mindsenty (janvier «Naissance d'une démocratie populaire») les 1949) organisé à seule fin de désarmer la résistan- Etats et nations de l'Europe de l'Est étaient, si l'on ce de l'Eglise - seul organisme indépendant et peut dire, condamnés à devenir des démocraties résistant dans lequel, en dehors des réactionnaires populaires au sein d'un équilibre européen dans invétérés, des éléments oppositionnels nullement lequel la Russie soviétique victorieuse de anti-démocratiqûes, mais privés de tout autre l'Allemagne, autre puissance hégémonique, pre- moyen d'exprimer leur désapprobation à l'égard nait une place prépondérante. On peut même pen- de la «soviétisation» rapide du pays, avaient uni ser, selon F. Fejtô, que «la plupart des pays de leurs espoirs -, enfin les élections de mai 1949, l'Europe centrale, et particulièrement la Hongrie, auxquelles aucun parti d'opposition ne fut autorisé se trouvant à la Libération dans un état d'efferves- à participer, marquent les principales étapes de cence frôlant la guerre civile, celle-ci aurait été cette évolution politique.» (lbid, p. 35-36). empêchée par la présence des troupes sovié- Avec les chapitres Il et III, relatifs au procès tiques». «En effet, ajoute F. Fejtô, les régimes Rajk et à la soviétisation accélérée de la Hongrie d'après en Europe centrale se sont presque tous qui s'ensuivit, on va de 1949 à 1953, année de la établis sur ce que j'appellerais un refoulement de mort de Staline et de la déstalinisation. On lira la guerre civile. Un refoulement, oui, car la révo- l'histoire de ces années d'oppression avec le senti- lution politique et sociale aurait éclaté sans la pré- ment de l'horreur et de l'absurde. Le 4juillet 1953, sence de l'armée russe. L'histoire nous apprend Imre Nagy est nommé Président du Conseil, que ce refoulement de 1945, n'attendait qu'une cependant que Mathias Rakosi, stalinien, reste occasion pour se manifester de nouveau.» (ibid, secrétaire général du Parti. L'expérience Nagy va p. 33). donc, une nouvelle fois, être «contrecarrée». «A Cela veut dire encore que la révolution politique partir de l'été 1953, écrit F. Fejtô, toute la vie poli- et sociale était àfaire, qu'elle eût été opportune et tique et économique de la Flongrie porte le sceau que «la population dans sa grande majorité, loin de l'ambiguïté inhérente à une direction au sein de d'être acquise au fascisme, était manifestement laquelle deux tendances, celles du réformisme et mûre pour l'adoption d'une forme d'Etat et d'éco- du conservatisme stalinien continuent à s'affron- nomie démocratique, dans le sens occidental de ce ter». Nagy avait «contre lui la plupart des hauts terme» (ibid, p. 34). Voici, nous semble-t-il, les fonctionnaires du Parti qui craignaient que la libé- données bien établies du drame hongrois. Dès lors, ralisation entamée par le nouveau gouvernement on suivra l'enchaînement des péripéties de l'his- ne débordât rapidement les cadres qui lui étaient toire politique, mais aussi économique et sociale, fixés» (ibid, p. 190-191). Rakosi dont il faut lire le telle que la présente Fejtô dans les cinq premiers portrait physique et moral (p. 202.204) parvint à chapitres de son livre, le Vie et dernier, «La révo- faire quitter la pouvoir à imre Nagy (mars 1955), lution éclate», relatant la révolution de 1956. mais ne put éviter la réhabilitation de Laszlo Rajk, réclamée à la fois par l'opinion et à l'extérieur par La clef de cette histoire de 1945 à 1956, qui Tito, que ce procès avait visé naguère tout spécia- explique l'échec de la révolution économique et lement. Même si Rakosi essaya de la présenter sociale attendue dès 1945 et écrasée par la Russie et le P.C. hongrois en 1956, c'est justement le comme une initiative du parti communiste dans le cadre de la déstalinisation, cette «réhabilitation comportement du parti communiste qui fausse tout prononcée par la Cour Suprême, se basant sur une du début à la fin pour parvenir au pouvoir et le gar- résolution du Parti» (ce système judiciaire vaut der, bien entendu sous la direction de Moscou, «Divide et Impera» toute la politique des com- d'être rappelé), allait être le détonateur de l'insur- rection de Budapest d'octobre et novembre 1956. munistes en Hongrie, depuis 1945, s'est inspirée de ce principe. Pour consolider leur mainmise, ils C'est alors qu'intervient ce que l'auteur appelle ont contraint tous leurs partenaires de la coalition dans son chapitre V, Prélude à l'insurrection, «la à «s'épurer», jusqu'à ce que les masses aient perdu révolte des intelligences», terme qui désigne un entièrement confiance en eux, ou plutôt jusqu'à ce élément de population plus vaste que celui des que celles-ci fussent suffisamment intimidées pour seuls «intellectuels», dont la tradition révolution-

43 naire est connue et dont le modèle reste le grand et le sens du bien commun avant celui du pouvoir poète Alexandre Pciùf't. auteur de 1848 dans le et de l'idéologie du Parti en 1945, comme inonde - Le printemps des Peuples, ouvrage publié ministre de l'Agriculture du gouvernement provi- en 1948 (Ed. de Minuit) lequel faisait suite à une soire, et en 1953, on vient de le voir, comme biographie d'fIenri Heine, intellectuel révolution- Président du Conseil. En 1956, à l'heure où la naire, lui aussi, niais d'abord poète. né en réhabilitation de Laszlo Rajk, victime d'un mons- Rhénanie (prussienne), il y a deux cents ans trueux procès typiquement stalinien en 1948 était (1797), exilé à Paris où il mourut en 1856 et où il exigée par la population de Budapest et marquait est enterré. Ceci dit, l'homme et le héros national le commencement de la révolution anti-commu- (le cette Révolution (cl'. Chap. V. La Révolution niste et anti-soviétique. il semblait être vraiment éclate) fut i ncontestablenient I mre Nagy. l'homme de la situation (12).

Il aurait pu être «le créateur d'un modèle de socialisme, pluraliste et national, stable et effica- ce» (Histoire des Démocraties populaires - T. II, p. 247 - Ed. du Seuil) - le réalisateur, pourrait-on dire, du rêve du socialiste indépendant qu'a tou- jours été François FejtÉi, auteur en 1980 de La social-démocratie quand même (13).

VI

François Fejtô avait donc toutes sortes de motifs de souhaiter une commémoration digne et en quelque sorte solennelle de la révolution hongroi- se de 1956. C'est pourquoi il aura été l'initiateur du Colloque des 28 et 29 octobre 1996, qui s'est tenu à Paris, au Sénat, sous la présidence de René Monory et la présidence d'honneur des présidents de la République française et de celle de Hongrie.

Cette commémoration à Paris où l'émotion, il y a quarante ans, avait été très forte, a donné lieu à une sorte de grand examen de conscience auquel ont prit part les milieux politiques, religieux, intel- lectuels, médiatiques... qui éprouvaient le besoin de revenir sur cet événement capital de l'histoire contemporaine de l'Europe pour en mieux juger I3tidtipesl 1956 «un souvenir inoubliable» (E. Sujanszki) aujourd'hui, quand ce n'était pas pour en accepter le jugement. Ainsi des quelques communistes Pou t' Fra nçt i s Fej t 6. il est au coeur de cette t ra- français dont on lira, dans les Actes du Colloque, gédie parce qu' il u sti comprendre le peuple insur- avec des sentiments mêlés, les «analyses» et gé et osé proposer au monde la voie de I' i ndépen- «confessions politiques», parfois surprenantes, clance nationale (qui n' aurait pas exclu cependant celles-ci n'important pas moins que celles-là à la d'accepter par réalisme géopolitique, une certaine vérité de cette histoire. n'me (I' lit erdépe nia nce. Mais la commémoration de la Révolution hon- Communiste d'origine (il avait passé à Moscou les années (lc la guerre), niais discrètement, semble-t-il, comme F. Fejtô tient à le faire obser- (12) F. Fejtd - Ponrait d'tmre Nagy. un communiste qui a choisi le peuple, introduction au livre d' loire Nagy - Un communisme qui ver. lmre Nagy s'était nmntré par deux fois à la n'oublie pas l'homme (Et Pion 1957). F. Fejtô a été l'instigateur hauteur de sa tûche d'homme d'Elat. ayant le souci des obsèques solennelles dure Nagy à Budapest en 1988. (13) Est Robas Laffont

44 groise de 1956 ne concernait pas, loin de là L que de leur révolution de 1956, un certain désenchan- les communistes, quels qu'aient été à ce sujet leurs tement et comme une attente. Mais de quoi 7 Déjà, déchirements, et le vaste règlement de comptes en succombant le 4 novembre 1956, les Hongrois auquel le soulèvement de 1956 avait donné lieu en en avaient appelé à l'Europe. Hongrie entre lmre Nagy et les Rakosi, Gerô... Cet Aujourd'hui encore, c'est peut-être à l'Europe événement a eu un caractère national très pronon- de reprendre pour elle la question Que faire de France-Foru,n cé que a voulu rappeler en repro- /956? duisant le témoignage de deux Hongrois, MM. Janos Boor et Eugène Sujansky, qui durent prendre En 1956, le monde, l'Occident en premier tieu, le chemin de l'exil après l'échec de l'insurrection en était resté à l'émotion. Il y manquait l'action le 4novembre 1956. secourable (15). C'était, dans la rage et le déses- poin la non-assistance à personne en danger. Et maintenant, une question inattendue, soudai- Aujourd'hui c'est, pensons-nous, l'action pour la ne, posée dans le numéro de février de la revue paix et l'union de l'Europe qu'il faut mener Etudes (14) par M. Bela Farago, Hongrie que ensemble. faire d'octobre 1956 ?, va nous permettre de conclure. Jean-Yves CI-IEVALLIER

Que faire d'un événement passé, dont il reste pourtant quelque chose, puisque telle est la nature (14) Etudes, Février 1997. On lira aussi dans le même numéro de l'histoire 7 Déjà, nous l'avons vu, Jean Laloy La Hongrie pose 1990 de Thomas Molnar, dont on retiendra surtout avait demandé, à sa manière «Que faire de Yalta la dernière partie intilulée Le Miracle, malgré tout aujourd'hui, en 1988 7». M. Bela Farago a consta- (15) A défaut d'une action militaire (qu'avait pourtant laissé espérer Radio Free Europe) une action diplomatique énergique eût té comme beaucoup d'autres une certaine morosi- élé possible de la part des Etats-Unis. cela ressort très nettement du té de la part des Hongrois dans la commémoration chap. 22 La Ilongrie art soulèrement dans I 'Europe du livre récent d'Henry Kissinger Diplomatie (Fayard, 1996),

Deux témoignages sur la Révolution hongroise de 1956

JANOS BOÔR staliniens.

Il y a quarante ans, j'étais étudiant en phy- En 1955, j'écoutais avec enthousiasme la nou- sique et mathématiques à l'Université Lorand velle oeuvre patriotique de Zoltan Kodaly, le Ebtvôs de Budapest, et en même temps secrète- ( gnaient. Nous avons remis la garde du bâtiment avec le gouvernement de Janos Kadar, parvenu au soldat de métier, et moi même, en compagnie au pouvoir. Ces tentatives n'ont pas réussi. de Turchanyi et Lieszkovszki, avec une voiture tout terrain de l'armée, nous sommes montés Avec une amiejuive,je distribuais cette décla- faire un rapport au Palais primatial de Buda ration sur les boulevards, et les passants qui avec des sacs contenant une petite partie des nous entouraient reconnaissaient le rôle positif archives de l'Office. Plus tard, seuls quelques des Juifs hongrois dans la révolution. Je n'ai vu, fragments en ont été publiés. au cours de ces journées, aucune manifestation antisémite, bien au contraire. Sur l'ordre de mes Le cardinal, me fixant de son regard perçant, supérieurs, j'ai quitté la ilongrie, le 8décembre. donna d'une voix amicale l'ordre que le bâti- Ainsi, quand la milice découvrit notre dépôt ment, autrefois un institut Ward, soit de nou- d'armes dans l'Institut d'Astronomie et qu'elle veau destiné à la formation des catéchistes et me chercha juste avant Nol, dans la rue Raday que les documents restent réunis dans l'Office j'étais déjà heureusement en Autriche. pour être plus tard intégrés dans les archives de Turchanyi avait été condamné à perpétuité, l'archidiocèse. Il désirait que ces documents Kuklay, à dix ans de prison. servent à faire le bilan du passé de l'église, à dévoiler les trahisons, niais devant un tribunal canonique, dans le sens de «privilegium fori». Ce qui, à ce jour, n'a pas été fait. EUGÈNE SUJANSZKI Le 4 novembre, après le début du deuxième assaut soviétique, je continuais mon travail dans Je ne suis pas un historien, donc mon témoi- le comité révolutionnaire de la faculté. Des pay- gnage contient uniquement ma propre participa- sans nous apportaient gratuitement de la nourri- tion aux événements de 1956 et mes expé- ture. riences personnelles vécues dans les années qui précédèrent la révolution. Je ne prétends pas que Une fois avec mon camarade de cours, Janos mes opinions, mes appréciations personnelles Dér, professeur de mathématiques à l'université sur les événements soient les bonnes, et détien- technique (mort en 1996), nous avons transpor- nent la vérité historique. Loin de là L'analyse, té un poste transmetteur émetteur militaire la recherche de la vérité historique, les conclu- caché dans des sacs de charbon de la cave d'une sions, c'est le travail des historiens. Par contre, prostituée de la rue Conti le long de la rue je vous promets que mon témoignage sera sin- Rakoczi où patrouillaient des chars soviétiques, cère et sans arrière-pensée. jusqu'à l'institut d'Astronomie de l'Université. Le comité révolutionnaire de la faculté voulait Pour moi il y a deux périodes bien distinctes ainsi avertir les syndicats de cheminots du les années d'avant 1956 et celles d'après 1956. départ des trains de déportation des étudiants en La révolution hongroise avait une telle force

47 d'attraction pour I' unification morale, idéolo- haitée, qui doit être basée sur le respect des gique, politiqtie du peuple hongrois, que la divi- droits de l'homme, ne se réalisait pas dans mon sion droite - gauche a complètement disparu à pays, j'ai décidé d'entrer dans la résistance clan- l'automne 1956. Moi-même j'ai été un sujet de destine contre le régime pro-soviétique stali- ce phénomène. Beaucoup de gens que je consi- nien. Je considérais le parti communiste hon- dérais, avant 1956, comme mes ennemis, à grois comme un appareil administratif et poli- cause (le leur rôle dans le parti communiste, sont cier au service des colonisateurs soviétiques, et devenus pendant la révolution mes camarades comme un instrument local dans l'immense révoltit ionnaires, lues compagnons de route, car machine que représentait l'impérialisme rouge ils se sotit ralliés au soulèvement populaire pour conquérir le monde. Pendant la guerre froi- contre l'occupant soviétique et. même après son de, je considérais les démocraties occidentales, écrasement, ils sont restés fidèles aux objectifs groupées dans l'Alliance Atlantique, comme de et au contenu idéologique de notre révolution, et vraies amies politiques, idéologiques et en ont accepté les graves conséquences pour eux morales. Par contre, l'Union Soviétique stali- et pour leur famille. nienne et en général le totalitarisme furent pour moi de vrais ennemis. Ici, je dois faire une Mais ,je commence mon témoignage avec les remarque. Connaissant mes convictions très années d'avant 1956. Dans mon cas, ce ne sont idéalistes, si le totalitarisme hitlérien avait pas les événetitents qui m'ont entraîné au fur et gagné en Europe, je me serais également révol- à mesure sur la route de la révolution armée té contre lui. contre le totalitarisme communiste, mais, conscieniinent, je me suis préparé à cela bien avant 1956. Mon seul guide fut na conviction Donc je regarde le gouvemement du régime t'enne, nies conceptions idéologiques et philoso- communiste, le gouvernement de cette fameuse phiques (le cette époque, bien que je n'aie «République populaire», comme un gouverne- jainai s appartenu à aucun parti politique ni dans ment illégal, maintenu par l'armée rouge et le le p:tssé, ni maintettant. Par contre, j'ai été et je K.G.B. soviétique contre la volonté du peuple stus toujours très attaché à la liberté démocra- hongrois. Alors, je vous dis sincèrement, excu- tique, Ù l'indépendance nationale et à la justice sez-moi pour l'expression , <(je me foutais tota- sociale basée sur la solidarité des citoyens. lement de ce qui se passait à l'intérieur de ce parti pro-soviétique détesté». Ses variations J 'avais quinze ans quand la guerre s'est termi- internes entre les différentes tendances m'ont iée. Idéaliste qui croyais à la valeur des mots laissé indifférent. Pour moi Rajk n'était pas un j'avais dmSjà, tout jeune, de l'aversion institictive héros de la liberté, un combattant de la démo- pour tout ce qui est totalitaire et cruel. J'ai été cratie, mais uniquement une victime de son clmoqtié par la cruauté des extrêmes droites vers propre parti totalitaire. Afin d'obtenir la liberté, la fin (le la guerre et par l'attitude barbare de la démocratie pour mon pays, dès 1949, je ne l'ut-niée rouge vis-à-vis de la population. Par voyais pas d'autre issue que la révolte armée. conséquent, je n'ai jamais considéré les soldats C'est pour cela que j'ai commencé à organiser soviétiques comme des libérateurs, mais uni- un réseau clandestin. quenient cotume de nouveaux occupants qui ont chassé les anciens occupants - c'est-à-dire, la terrible Gestapo qui fut remplacée par l'aussi Bien entendu, je croyais naïvement à une terrible N.K.V.I). qui s'appellera plus tard intervention militaire de l'Alliance Atlantique M.V.D. puis K.G.B. Pour moi, en 1945, les vrais en cas de révolte des Hongrois. Nous avons libérateurs avaient été les troupes américaines, envisagé, projeté même, une attaque contre le anglaises et françaises. Même cinquante ans bâtiment de la radio de Budapest. Mais hélas la après, je regrette infiniment que la libération de police nous a découverts, malgré nos précau- mon pays du totalitarisme hitlérien n'ait pas été tions, et quelques mois avant l'éclatement de la faite par les alliés occidentaux. révolution, nous étions arrêtés. - Api ès 1945, après une courte période d'es- Ici je dois remarquer que ma vie fut sauvée poir, quand j'ai vu que la démocratie tant sou-

48 indirectement par Khrouchtchev, car sa déstali- - «Vous parlez de quelle tension intérieure 7 nisation a déclenché, en Hongrie aussi, une très Le peuple est avec nous, vous ne voyez pas forte libéralisation du régime, par conséquent l'immense foule qui défile depuis des années, le les tribunaux populaires ont suspendu provisoi- 1er mai, en applaudissant notre République rement la peine de mort dans les procès poli- Populaire et notre Parti». tiques pendant cette courte période avant la Je répondis: révolution. Bien entendu, dans la prison, seul, isolé complètement, je n'étais pas au courant de - «Monsieur le Capitaine, dans cette immense ce changement politique important. Seulement, foule qui défile le le mai, il y a plusieurs mil- j'ai été étonné que l'on ne m'exécute pas. liers de Sujanszki avec les mêmes convictions D'autant plus que, parmi les membres de notre que les miennes». groupe de résistance arrêté avant nous, avec qui C'est une coïncidence curieuse que, quelques nous avions le contact, trois furent pendus mois après cette conversation, l'allumette secrètement, en juillet 1955, Lorand Désaknai, nécessaire pour l'explosion fut allumée par la Ferenc Jakab, lstvan Széchenyi. police politique elle-même quand, le 23 octobre, elle a tiré sur la foule devant le bâtiment de la Je voudrais vous raconter une petite conversa- Radio. Car le peuple hongrois vivait déjà bien tion très curieuse, qui s'est déroulée entre un avant 1956 dans une atmosphère pré-révolution- officier de la police politique et moi au cours naire, tellement le régime totalitaire pro-sovié- d'un interrogatoire, quelques mois avant l'écla- tique était détesté. Mais le détonateur, la petite tèment de la révolution. A ce moment-là toutes flamme d'une allumette, manquait pour l'explo- les preuves étaient déjà dans leurs mains et les sion. C'est aussi un fait paradoxal de l'histoire procès-verbaux furent transmis au procureur. que l'occasion favorable fût offerte par Sur un ton, à ma surprise beaucoup moins sévè- Khrouchtchev lui-même avec sa déstalinisation re que d'habitude, il me dit la chose suivante surprenante qui a affaibli momentanément tous «Sujanszki, vous étiez bien naïf si vous avez les régimes communistes derrière le rideau de pensé sérieusement qu'avec un groupe de trente fer, mais, dans le cas de la Hongrie, c'est deve- dii quarante hommes, même bien armés, vous nu catastrophique, car le peuple hongrois, je le auriez pu faire éclater un soulèvement général répète depuis plusieurs années, vivait déjà dans dontre notre République Populaire, en attaquant une ambiance pré-révolutionnaire, anti-sovié- le bâtiment de la Radio. Si vous aviez déclenché tique, anti-totalitaire et pro-occidentale. cette attaque, vous et votre groupe auriez été Moi, quand j'ai été libéré de la prison par les anéantis en trente minutes, et personne n'aurait insurgés, au lieu de rentrer chez moi dans le Y rien su ni en 1-longrie ni à Budapest. Vous ne arrondissement, où je vivais avec ma mère, je vs rendez pas compte de la force armée que suis allé place Corvin pour me joindre à un ndus possédôns». groupe d'insurgés. Puis je participai aux com- bats contre les Soviétiques jusqu'au 9 Voilà ma réponse novembre, où ils furent le plus violents. A partir du 4 novembre, les troupes soviétiques se sont $Monsieur le Capitaine, allumez une allu- battues contre nous, comme dans une vraie mèDe dans une pièce, cette petite flamme va guerre, avec des préparations d'artilleries, sui- sindre en quelques secondes quand elle arri- vies des assauts répétés de groupes de choc vfàau bout de l'allumette. Par contre, si vous d'infanterie bien entraînés pour les combats de laiz échapper le gaz de la cuisinière, quand la rues, afin d'investir des pâtés de maisons tenus propdrtion de mélange avec l'air sera suffisante, par les insurgés. Les chars et les colonnes d'as- il selproduit une explosion terrible qui détruira saut servaient comme couverture de feu pour les tout l'appartement. Alors nous avons voulu être fantassins. Quelquefois, les combats se dérou- cette petite allumette, quand la tension dans le laient d'un étage à l'autre. C'est que la métho- pays devient explosive». de de combat des troupes soviétiques contre les Le capitaine se mit à rire insurgés hongrois n'était plus la même après le

49 4 novembre que dans les premières phases de la lités que je continue à respecter, bien que ni révolution. l'une ni l'autre n'aient joué aucun rôle direct dans l'éclatement de la révolte armée l'une est - Quand la place Corvin est tombée le 9 le cardinal Mindszenty, car, au poste où le des- novembre, je ne suis pas rentré chez moi, car la tin l'a placé, il s'avéra le meilleur patriote hon- police politique hongroise, accompagnée par les grois du vingtième siècle l'autre est le com- soldats soviétiques me recherchait dès le milieu muniste de longue date Imre Nagy, car, quand il du mois de novembre. Je tue cachais tout en gar- a fallu choisir dans un moment crucial, le 4 (18111 quatre mitraillettes avec chargeurs pour le novembre 1956, entre l'intérêt de son parti et cas où, si l'Occident venait à notre aide, les celui du peuple hongrois, il a su écouter son combats reprendraient. Hélas L cette aide n'est coeur et choisir le peuple, acceptant de mourir pas venue. Alors j'ai dû fuir la Hongrie pour sur la potence des représailles pro-soviétiques éviter la pendaison. Etant donné que j'étais plutôt que renier les objectifs de notre révolu- recherché partout, c'est seulement avec de faux tion. Ces sentiments de respect apparemment papiers que j'ai pu atteindre la zone-frontière et paradoxaux sont caractéristiques de l'état d'es- arriver sur le territoire autrichien, la nuit du 28 prit de 1956. Aux yeux des insurgés hongrois novembre 1956. l'honnêteté, la sincérité, la qualité de coeur Je garde un souvenir inoubliable de l'ambian- d'une personnalité comptaient beaucoup plus ce et de l'état d'esprit exceptionnel et noble de que sa couleur politique ou sa place dans la hié- la Révolution hongroise. De cette époque tra- rarchie sociale. gique de notre histoire émergent deux personna-

50 Nazisme et communisme face à l'exigence éthique par Christian SAVÈS

a publication, très médiatisée (trop peut- base d'une argumentation qu'il convient de être ... ) de l'ouvrag&ollectif, coordonné reprendre, avant que d'en procéder à l'examen Let dirigé par Stéphane Courtois, sur les critique et à la réévaluation. Pour eux, les crimes crimes du communisme, a déclenché dès sa du nazisme se trouvaient contenus, en substan- parution une véritable tempête de protesta- ce, dans le livre publié par Hitler, en 1934, sous tions (1). Preuve, s'il en est, que la question n'a le titre de «Mein Kampf» (3). Il s'ensuit que le toujours pas perdu sa forte connotation idéolo- nazisme était un projet intrinsèquement criminel gique, apte à recréer de toute pièce un climat ou, si l'on préfère, criminel par essence. Au titre passionnel et à revigorer ce fameux clivage droi- des circonstances aggravantes, il n'a guère cher - te-gauche qui avait pourtant perdu de sa super- ché à faire mystère de ses intentions réelles. Par be. En raison de la forte charge émotionnelle contre, le communisme relève, lui, d'une toute qu'il continue à véhiculer, même après la dispa- autre logique, d'une enchaînement causal diffé- rition de l'Union Soviétique, le phénomène n'en rent. Il se veut d'abord une doctrine de libéra- garde pas moins une tonalité attractive ou répul- tion de la majorité du genre humain, quand le sive, selon les analyses et, surtout, les sensibili- nazisme s'affiche comme une doctrine raciste, tés de chacun... rejetant dans les ténèbres la majorité des Si prédestination il y a, ce livre noir du com- hommes. Pour eux, le communisme c'était, his- munisme était, à n'en pas douter, placé sous le toriquement, cette «grande lueur à l'Est» signe de la polémique. De fait, il n'était pas qu'évoqua jadis l'écrivain Romain Rolland. encore sorti en librairie que l'équipe rédaction- Marx et Engels, considérés comme les inspira- nelle étalait déjà au grand jour ses dissensions. teurs d'une idéologie de combat et du processus Le journal «Le Monde», sous la plume d'Ariane révolutionnaire qu'elle appela de ses voeux, ne Chemin, ne manqua pas de relayer puissamment sauraient pour autant être tenus pour directe- cette polémique naissante (2). En réalité, les co- ment responsables des exactions commises par auteurs entendaient contester la préface du livre la suite (rendons-leur cette justice). Mais, après noir du communisme, rédigée par Stéphane la Révolution d'Octobre, et avec le facteur per- Courtois dans une perspective très critique. missif de la guerre civile, la machine s'est Pour Stéphane Courtois, les faits sont têtus et, emballée, partant en une succession de déra- dans leur brutalité, conduisent immanquable- pages non contrôlés qui sonnèrent vite le glas ment le chercheur à s'interroger sur la nature du des espoirs révolutionnaires. La Révolution a parallélisme observé entre les crimes du com- commencé par dévorer ses propres enfants, munisme et ceux du nazisme. Or, Jean-Louis avant de se retourner contre les forces vives de Margolin et Nicolas Werth ont reproché au la nation, qu'elle devait ensuite saigner à blanc coordonnateur de considérer la dimension cri- avec le stalinisme. Ces intellectuels en minelle comme l'une des dimensions propres à concluent que I' «idée communiste» (dixit l'ensemble du système communiste, ainsi qu'il François Furet) était bonne en soi, porteuse l'a écrit dans son texte. (I) Le livre noir du communisme crimes, terreurs e, répressions, publié sous la direction de Scéphane COURTOIS Paris, Roben De longue date, les communistes et, plus lar- Laffont, 1997. gement, les intellectuels de gauche sympathi- (2) Ariane CHEMIN Les divisions dune équipe d'historiens du communisme journal «Le Monde» du vendredi 31 octobre 1997, sants ainsi que les «compagnons de route» ont p28. refusé avec véhémence cette assimilation des (3)Adolf HITLER Meut Kompf ; Paris, Nouvelles Enlions crimes du nazisme et du communisme, sur la Latines, 1934 (pour la induction française).

51 OEespérance... et qu'elle le reste aujourd'hui («Nazisme et communisme, également crimi- encore ; seule la praxis politique sur laquelle nels)>), il n'hésitait pas, au risque de déplaire à elle a débouché, dans sa manifestation la plus certains, à relever la proximité, et même la tératologique qui soit (le stalinisme), doit être parenté des idiosyncrasies nazie et communiste. dénoncée avec une extrême fermeté pour avoir Les propos qu'il tenait à cette occasion ont ici dévoyé le modèle et, in fine, fait rejaillir le dis- droit de cité «il y a un accord assez général, au crédit politique sur l'idée communiste dans son moins entre les historiens membres de l'institut, ensemble. sur le degré de co-naturalité entre le communis- me de type bolchevique et le national-socialis- Il se trouve qu'un tel argumentaire, maintes me. Je trouve heureuse l'expression de Pierre Ibis ressassé, est aux antipodes de la démarche Chaunu des jumeaux hétérozygotes. Ces deux scientitique et proprement historique, et doit idéologies ont pris le pouvoir au XX siècle... être réfuté sur la forme et sur le fond. Le sujet Les deux doctrines proposent des «idéaux éle- restant sensible, les esprits sont prompts à vés)>, propres à susciter le dévouement enthou- s'échauffer et à perdre tout sens de la mesure, siaste et des actes héroïques. Cependant, elles toute contenance, cultivant alors une subjectivi- dictent aussi le droit et le devoir de tuer... C'est té de rétiexion qui n'a plus grand chose à voir pourquoi, aux yeux de ceux qui sont étrangers avec cette objectivité historique qu'évoquait au système, nazisme et communisme sont cri- Raymond Aron (4). minels. Egalement criminels 7 Pour avoir étudié Pernicieux, l'argumentaire l'est en ce sens l'un et l'autre, et connaissant les sommets en qu' il privilégie une approche schizophrénique intensité dans le crime du nazisme (la chambre de la réalité historique, dissociant la théorie à gaz) et en extension du communisme (plus de (l'idée communiste) de la pratique (le bolche- soixante millions de morts), le genre de perver- visme et les crimes qu'il a engendrés). Cette sion des âmes et des esprits opérée par l'un et démarche est viciée au départ dans la mesure où par l'autre, je crois qu'il n'y a pas lieu d'entrer elle lente de disculper l'idée, de minimiser son dans cette discussion dangereuse, et qu'il faut implication dans le processus révolutionnaire, répondre tout simplement et fermement oui, en rejetant la responsabilité de la dérive ulté- également criminels. Ce qui nous pose question rieure sur Staline ou en l'imputant à des erreurs est ceci comment se fait-il qu'aujourd'hui, politiques. L'intérêt majeur de cette méthode c'est-à-dire en 1997, la mémoire historique les vient de ce qu'elle permet de relégitimer les traite inégalement, au point de sembler oublier fondements du communisme, d'en sanctifier à le communisme 7... L'amnésie du communisme nouveau l'idée en faisant état d'une différence pousse à la très forte mémoire du nazisme et de nature avec le nazisme. Dès lors, l'accusation réciproquement, quand la simple et juste de criminalité érigée en système politique (le mémoire suffit à les condamner l'un et principe totalitaire) peut et doit rejaillir sur le l'autre)> (5). seul nazisme, lavant le communisme des der- L'analyse et les conclusions d'Alain niers soupçons. Pourtant, c'est contre un sem- Besançon sont partagées par d'autres historiens, blable discours, à ce point répandu qu'il relève eux-aussi spécialistes de la Russie Soviétique. désormais de la vulgate, qu'il faut pour des rai- Dominique Venner est l'un de ceux-là, qui sons de morale et de conscience, au nom des caractérise l'utopie communiste par sa préten- valeurs démocratiques, personnalistes, qui sont tion à incarner l'Histoire, son messianisme les nôtres, englober nazisme et communisme conquérant, l'un et l'autre désavoués après des dans la même réprobation. décennies de tyrannie sanglante et de cruautés Alain IJesançon, directeur d'études à l'Ecole (4) Raymond ARON construisit son projet philosophique initial (les Hautes Etudes en Sciences Sociales et autour dc la philosophie de I' Histoire, sa thèse de Doctorat, aoule- soviétologue renommé, s'est du reste employé à nue à la Sorbonne en 1938. s'intitulait : «Introduction à la philoso- phie dc l'Histoire» et elle avait pour sous-titre: «Essai sur les limiles ce travail salutaire de clarification, voire de de l'objectivité historique», c'est par la philosophie de l'Hisloire démystification. Dans un article paru juste avant que Raymond Aron s'intéressa très tôt au nazisme et au communis- me. la sortie du livre de Stéphane Courtoiset dont le (5) Alain BESANÇON : Nazisme et communisme, également cri- titre était délibérément non équivoque minels journal «Le Monde» du mercredi 22 octobre 1997, p, 17.

52 sans nom (6). Mais, prévient-il, si l'idée com- «Livre noir» sonne comme un réquisitoire. muniste est morte, la pratique communiste sur- L'auteur dresse un scandaleux parallèle entre vit un peu partout, notamment en Russie. Le communisme et nazisme et évoque l'idée d'un communisme n'a pas été renversé par une révo- tribunal de Nuremberg pour juger les respon- lution conquérante ; il s'est auto-détruit, il a sables». Ce sont là les quelques mots par les- implosé. Ceci étant, les métastases qu'il n'a pas quels il introduit son propos. Bien entendu, il ne manqué de laisser, dans le corps social, ne le manque pas l'occasion s'offrant à lui de réac- rendent que plus dangereux. Même aujourd'hui, commoder à sa façon l'argument préféré des sa capacité de nuisance ne doit pas être sous- défenseurs du communisme lorsque pèse sur lui estimée. Refuser l'assimilation des crimes du l'accusation de convergence criminelle avec le nazisme et du communisme ne fait ni plus ni nazisme «Autre absent le facteur humain. moins que décupler la capacité de nuisance de Faut-il redire, après tant d'autres, que les mili- ce dernier, pour le présent et l'avenir, en recou- tants communistes adhéraient à un projet qui se vrant d'un voile opaque ce qu'il a été intrinsè- voulait universel et libérateur ? Que cet idéal ait quement et, surtout, ce qu'il a fait. A terme, il ne été dévoyé ne retire rien à leurs motivations. faudrait pas que le silence sur ses forfaits se Elles suffiraient à elles seules à les différencier fasse le complice efficace de l'oubli ; car l'oubli de leurs adversaires nazis dont le programme est à son tour, tôt ou tard, le complice des éter- affiché consistait à soumettre à une race décla- nels recommencements. Ce qu'il faut éviter, par rée supérieure des peuples tenus pour inférieurs dessus tout, c'est que la loi du silence, cette et condamnés à l'asservissement quand ils sole d' «omertà>', que d'aucuns tentent d'impo- n'étaient pas voués à l'extermination. Un nazis- ser sur le passé du communisme, vaille un jour me acceptable pour l'humanité n'est pas conce- ou l'autre absolution de ses crimes. Plus que vable il y a contradiction dans les termes». Le jamais, l'historien a ici un devoir dont il lui problème de M. Perrault, c'est qu'il ne prète pas appartient de s'acquitter, non pas dans sa suffisamment d'attention à la réversibilité de ses dimension pédagogique, mais bien davantage propos. dans sa double dimension, civique et éthique le Pour ma part, j'entends lui laisser l'entière devoir de mémoire. responsabilité d'écrire que l'idéal dévoyé ne retire rien aux motivations des militants com- Hélas nombre d'intellectuels hexagonaux, qui furent des ( du com- munistes. Les conditions tragiques dans les- quelles cet idéal a été dévoyé ont fini par dis- munisme, ceux qui ont été de simples sympathi- créditer durablement les motivations (sur les- sants, ou qui, en tout cas, revendiquèrent leur quelles, à mon avis, continue de peser une part engagement «à gauche», continuent d'appré- d'ombre qu'il faudra bien dissiper un jour ou hender l'Histoire à travers le prisme déformant l'autre ... ). Dans la mesure où de telles motiva- de l'idéologie. C'est ainsi que, dans «Le Monde tions persistent aujourd'hui, au mépris des faits, Diplomatique» de décembre 1997, GiIles le discrédit ne devrait être que plus grand. Perrauli repart en croisade pour tenter de déli- Lorsqu'il en vient à citer et à commenter la vrer la terre sainte (rouge) des infidèles qui ont, phrase suivante de Stéphane Courtois, «la mort à ses yeux, l'incommensurable tare de faire tou- de faim d'un enfant de koulak ukrainien délibé- jours dans l'anti-communisme «primaire et vis- rément acculé à la famine par le régime stalinien céral». Le discours qu'il tient est édifiant, en ce vaut la mort de faim d'un enfant juif du ghetto sens qu'il reste très caractéristique (et donc de Varsovie acculé à la famine par le régime représentatif) de l'état d'esprit, des penchants nazi.», son raisonnement devient spécieux. idéologiques et affectifs de toute une génération de penseurs (7). A lui seul, le titre de l'article (6) Dominique VENNER a publié un ouviage capital, conaacré à la guelTe civile rosse (1917-1921): Les Blancs et les Rouges; Paris, annoncedéjà la couleur «Loin de l'Histoire, Pygmalion, 1997. Voir en ce sens son interview par le mensuel «La une opération à grand spectacle communisme, Une» (n» 14 - janvier 1998, p. 14). l_e titre, un rien provocateur, donné à celui-ci en indisposera plus d'un : La Fronce reste la fille les falsifications d'un livre noir». Le contenu ne amie d'un communisme mari. - déçoit pas; il est largement à la hauteur du titre (7) Cilles PERRAULT : Communisme, les falsifications fun «Le bilan des crimes du communisme établi par livre noir; «l_e Monde Diplomatique», n» 525 - décembre 1997, pp. 22-23. Les citations qui suivent soni reproduites à partir de ce docu- l'historien français Stéphane Courtois dans son ment.

53 Perrault écrit «la comparaison ne vaut rien car manque quelque chose de primordial une l'enfant ukrainien survivant à une famine cir- expérience personnelle de la souffrance, d'une constancielle avait une vie devant lui, alors que souffrance comparable, transformée en l'enfant juif rescapé de la faim n'avait pour ave- conscience comme aurait dit Malraux. Etablir nir que la chambre à gaz de Treblinka». une hiérarchie entre ces victimes du totalitaris- Stéphane Courtois évoquait en effet la mort de me nazi et du totalitarisme communiste, sur la faim d'un enfant de koulak ukrainien délibéré- base de considérations idéologiques, nous ren- ment acculé à la famine drait forcément odieux et indécents. Ce serait faire une injure injustifiée à leur mémoire. Il Manifestement, Cilles Perrault n'a pas daigné lire le livre de Vassili Grossman, Tout passe, nous appartient seulement de nous incliner, en silence et avec respect, devant leur souffrance dans lequel ce grand écrivain procède à une des- commune. Oui, nazisme hitlérien et communis- cription saisissante, parfois à la limite du soute- me soviétique sont également criminels et il nable, du grand génocide ukrainien par la faim, convient de les réunir pour que, dans la mémoi- au début des années trente (8). Avec un courage re collective, ils soient associés aux grandes dont il fallait oser faire preuve, à l'époque et dans le contexte où il a écrit, Grossman n'hési- ignominies de ce siècle finissant. Voilà ce qu'il convient de dire au nom du devoir de vérité, de tait pas à assimiler les crimes du nazisme et ce devoir de vérité «inconditionnel du point de ceux du communisme «Huit cents grammes de pain (pour les ouvriers), mon Dieu, est-ce ima- vue de l'éthique absolue», selon l'heureuse ginable 7 Mais, pour les enfants des paysans, expression du grand sociologue Max pas un gramme. C'est comme les Allemands qui Weber (12). ont fait mourir les enfants juifs dans les L'écrivain américain Saul Bellow, Prix Nobel chambres à gaz vous n'avez pas le droit de de littérature, avait tenu un jour ce propos, qui vivre, vous êtes des juifs... Mais là, c'est impos- résume à la perfection toute l'idiosyncrasie sible à comprendre : Soviétiques contre communiste : «Des trésors d'intelligence peu- Soviétiques, Russes contre Russes... et le pou- vent être investis au service de l'ignorance voir qui est ouvrier et paysan... alors pourquoi, quand le besoin d'illusion est profond» (13). A pourquoi cette persécution à mort 7» (9). l'évidence, nombre d'intellectuels hexagonaux Si le doute subsistait encore dans l'esprit de n'ont toujours pas renoncé à ce besoin d'illu- M. Perrault, je l'invite par ailleurs à lire d'une sions, compte-tenu de l'investissement affectif seule traite le récit proprement hallucinant de et idéologique que représentait pour eux le com- Zazouhrine, publié en français sous le titre Le munisme. Le communisme a été (et reste dans tchékiste (10). L'auteur s'y livre à un réquisitoi- une certaine mesure) çet «opium des intellec- re implacable de la «terreur rouge» et la fait tuels» (14) qu'évoquait Raymond Aron, il y a revivre avec une puissance d'évocation rare- plus de quatre décennies. ment rencontrée. Témoin oculaire direct de cette Christian SAVÈS terreur, il s'efforce d'en restituer l'horreur, dans toute son intensité, sa densité. Il s'agit de l'un (8) vassili GROSSMAN Tout passe Paris, Presses Pocket, 1986 (rééd.). Une première édition dccc texte est parue aux éditions des premiers témoignages littéraires sur la natu- Julliard-L'Age d'Homme en 1984. L'organisation de cette famine, re du pouvoir soviétique, témoignage que la ses grandes étapes ont été relatées par Bons Martchenko dans un article tout simplement intitulé Le génocide ukrainien ; Revue Tchéka (devenue par la suite N.K.V.D.) ne pou- «L'Est Européen» n» 194 d'avril-juin 1984. pp. 3 et suivantes. vait pardonner à Zazoubrine. Celui-ci avait osé (9) Vasaili GROSSMAN Tout passe; op. cit., p- 159. commettre des réflexions aussi séditieuses que (10) ZAZOUBRINE Le Tchékiste ; Paris, Christian Bourgois cette phrase du père de Sroubov, juste avant son Editeur, 1990 (traduction française). exécution «Le bolchevisme est un phénomène (Il) Ibidem, p24. pathologique passager, une crise de rage dans (12) Max WEBER : Le Savant et le Politique ; Paris, Union Générale d'Edttaons - collection 10118, 1982 (rééd,), avec une pré- laquelle la majorité du peuple russe est actuelle- face de Raymond Aron, p. 171, ment tombée» (Il). (13) La citation de Saul BELLOW est reproduite par François FURET dans sa grande synthèse historique: Le passé d'une illusioa Nous ne disposons pas du droit d'évaluer, de (Essai sur l'idée communiste au XX' siècle) ; Pans, Roben Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p- 146. peser les souffrances des uns et des autres, au (14) Raymond ARON : L'opium des intellectuels ; Paris, trébuchet de nos options idéologiques. Il nous calmann-L.évy/Libersé de l'esprit, 1955.

54 «Les migrants, défi et richesse pour notre société» par Jean AUBRY

el a été le thème traité et débattu du 21 au recensement (1990), soit 7,5 % de la population 23 novembre 1997 par les Semaines totale. On a calculé qu'en l'absence totale d'im- TSociales de France qui, on le constate migration, au cours des dernières décennies, la une fois de plus, marchant avec allégresse au France compterait aujourd'hui 10 à 12 millions canon, n'hésitent pas à se saisir de sujets qui d'habitants de moins. Mais le flux annuel, sous sont au coeur des perplexités, des peurs, des l'effet d'une législation dissuasive, a diminué de souffrances et des tensions de notre société. moitié de 1990 à 1995 (50.000 contre 100.000) Hier, c'était la mondialisation. Demain - à la fin et, d'après une étude comparative de l'OCDE de cette année et en 1999 -, ce seront «La démo- portant sur l'année 1994, le taux de la popula- cratie aujourd'hui» et ((Confrontation de la foi tion immigrée aurait été ramené à 6,3 % en et de la société». La diversité et la qualité des France (contre, par exemple, 8,6 % en intervenants, les responsabilités et engagements Allemagne qui, l'année précédente, avait enre- des participants venus de toute la France, gistré un flux annuel plus de dix fois supérieur à conduisent à recommander une lecture attentive celui constaté en France) - alors qu'en 1920, la France était probablement dans le monde le pre- des actes de cette session. (1) mier pays d'immigration. Quelques lignes de force quant à l'orientation Inutile d'insister sur ce que tout le monde sait. des réflexions et des conclusions échangées et L'origine géographique des immigrés s'est formulées à cette occasion méritent d'être mises beaucoup modifiée. Les motifs de l'immigration en lumière, car généralement inspirées par une aussi : il y eut des périodes où l'incitation au volonté délibérée tout à la fois de reposer sur transfert était surtout collective, à l'initiative une analyse lucide et approfondie des réalités et tantôt du pays d'origine, tantôt du pays d'ac- de s'enraciner au plus profond des enseigne- cueil, la décision est aujourd'hui le plus.souvent àtlaquelle ments de la tradition se rél%rent expli- individuelle, et l'immigration clandestine dès citement et statutairement les Semaines lors plus importante que naguère. Sociales, qui ne sont pas une institution de l'Eglise catholique, mais entretiennent des rela- Mais, ce qui surprendra davantage, socio- tions étroites avec la hiérarchie de l'Eglise de logues, responsables d'association, aumôniers France, toujours représentée à ses sessions. au contact avec les migrants et présents sur les lieux où ceux-ci se rencontrent ou cohabitent Pour appréhender aussi concrètement que avec des Français de souche s'accordent pour la possible la situation, experts et hommes de ter- plupart à constater que la majorité des per- rain ont été mis à contribution. Il ne s'agissait sonnes d'origine maghrébine nées en France pas seulement en effet de produire et commen- cessent de pratiquer l'arabe, ne manifestent ter des chiffres et des faits, certes indispen- aucun désir de revenir dans leur pays d'origine, sables, tantôt pour étayer, tantôt pour infirmer et que ce serait une erreur de raisonner en ou relativiser des opinions reçues, mais aussi de termes de «comnunautés face-à-face». Force témoigner d'expériences vécues. est cependant de reconnaître que les creusets L'importance de la population immigrée n'est traditionnels d'intégration (école, entreprise, ... ), pas contestable 4,2 millions (étrangers et natu- (I) Limmigration. Déns et richesses - session 1997 des ralisés d'origine étrangère) lors du dernier semaines sociales de France - Bayard éditionalCenturion

55 du fait notamment du chômage, ne fonctionnent mot retenu pour définir le thème de cette ses- plus, contrariant ainsi la «sortie par le haut» des sion non pas «l'immigration», mais «les immigrés. Aussi l'opinion est-elle de plus en migrants». plus sensible aujourd'hui aux souffrances et aux Vocabulaire révélateur d'une volonté de situer problèmes d'une cohabitation difficile, même la réflexion bien au-delà des vicissitudes si, objectivement, plus que de l'immigration, les conjoncturelles. (Qui d'ailleurs pourrait assurer, unes ct les autres sont la conséquence de l'ac- au regard d'une évolution démographique à croissement de la pauvreté. Elle est aussi de plus moyen terme hélas trop prévisible, que le bon en plus sceptique quant aux aspects positifs, fonctionnement de notre économie, dont, pourtant maintes fois observés en France aujourd'hui déjà, certains secteurs ne maintien- comme en d'autres pays, de l'arrivée dans les nent leur activité qu'en employant, quasi-exclu- domaines économique, scientifique, artis- sivement, de la main-d'oeuvre immigrée, n'exi- tique,.., d'hommes venus d'une histoire et d'une culture différentes, et dont la décision même gera pas un jour de faire de nouveau appel à d'émigrer a été la manifestation d'une énergie et nombre de travailleurs étrangers ?) L'ambition, d'un courage peu communs. Il n'empêche les tout autre, des Semaines était, en se référant à la réactions négatives et les passions suscitées par tradition judéo-chrétienne, de rappeler les fon- l'immigration, qui ne relèvent pas toutes du fan- dements des devoirs incombant en permanence tasme, sont une réalité sur laquelle les hommes et en tout état de cause au pays d'accueil. de terrain n'ont pas été, tout au long de cette D'entrée de jeu, jean-Marie Delarue, ancien session, les derniers à appeler l'attention. Ils ont délégué interministériel à la Ville, a cité, en en conséquence recommandé, tous ceux en exergue à sa conférence sur le «bilan des poli- charge d'action et de responsabilité en ces sec- tiques récentes à l'égard de l'immigration», ce teurs, prudence et discernement, et, à plusieurs mot de l'écrivain Le Clézio, constatant, au reprises, de la manière la plus claire, mis en terme d'entretiens avec des Amérindiens garde contre le risque social et politique que «avant de les connaître, j'étais indifférent feraient courir des initiatives, certes d'inspira- depuis que je les connais, je suis différent». Et tion généreuse et apparemment favorables à peu importe en définitive qu'ait été proposée à l'intégration - telle la reconnaissance aux immi- la méditation des Français accueillant des grés stables du droit de vote aux élections muni- migrants cette réflexion d'un «étranger» en cipales -' mais qui, à coup sûr donneraient au contact avec des «autochtones'>. L'essentiel est Front national une trop belle occasion de se ren- d'exorciser la peur de «l'étrangeté», sans doute forcer. Avertissements donnés - rappelons-le - à l'origine de l'absence regrettable de véritable quatre mois avant les scrutins régionaux et communication avec les migrants. (Quelqu'un, départementaux de mars 1998. par exemple, a fait remarquer qu'ils n'étaient Ainsi, tout en comprenant dans la phase éco- pratiquement jamais interviewés par les nomique actuelle la nécessité de pratiquer une médias). Message que refuseront d'entendre, en «politique du robinet» limitant les flux d'immi- tant de secteurs déshérités, ceux persuadés qu' gration - constance profonde de toutes les dis- «en France, aujourd'hui, on n'est plus chez positions législatives des dernières années, les nous». modifications apportées successivement par Et pourtant notre ami Jean Boissonnat, prési- chactuic des «lois Pasqua, Debré, Jospin et dent des Semaines Sociales, avait tenu à le rap- autres» n'ayant été en définitive que margi- peler dès l'ouverture de la session «la France riales-, on a bien sûr insisté pour que la lutte et est diversité» selon la définition du grand histo- les sanctions, inévitables, contre l'immigration rien Jean Febvre, citée par Fernand Braudel clandestine, respectent toujours la dignité dans «L'identité française». D'autres l'ont humaine. On a du même coup déploré que le d'ailleurs souligné, l'identité se construit, et législateur, absorbé par la régulation des flux cette construction n'est jamais achevée. migratoires, ait négligé l'immense domaine des conditions sociales à offrir aux immigrés régu- Mais il appartenait au philosophe Paul Ricoeur liers. Attitude que laissait prévoir le choix du de creuser plus profond encore. Il ne faut pas

56 hésiter à «découvrir l'autre, au risque de décou- Sciences Sociales, et Mohanirned Arkoun, pro- vrir sa propre étrangeté à soi». Le devoir d'ac- fesseur émérite à l'Université de Paris III, sur cueil de l'étranger, d'hospitalité, est au coeur de «la laïcité et le dialogue inter-religieux», les la tradition judéo-chrétienne, depuis les on- efforts restant à accomplir pour atteindre à l'in- ginesavec l'expérience initiale de l'exil («Vous telligence des nouvelles problématiques de nos avez été étrangers au pays d'Egypte» - sociétés d'aujourd'hui. Lévitique, 19-34), jusqu'à l'apocalypse La réalité de l'islam est bien différente de («J'étais étranger, et vous m'avez accueilli... l'image que nous en avons. L'islam des fonda- J'étais étranger, et vous ne m'avez pas mentalistes est un islam conjoncturel, lié à un accueilli ... » - critère essentiel du Jugement der- nier dans Matthieu, 25). Pascal, dans la même ensemble de circonstances politiques, écono- ligne, méditait sur la condition de l'homme, miques, sociales... En fait, la théologie de «perdu dans un canton de l'univers». Et Paul l'islam est plurielle. Mais, théologiquement Ricœur d'insister sur la nécessité de mettre au «protestant», l'Islam est politiquement «catho- jour l'étrangeté qui est en soi. Le jugement dans lique», ce que, ni dans un cas ni dans l'autre, le Matthieu, plus qu'une frontière entre les bons et professeur Arkoun ne considère comme une les méchants, trace celle qui sépare en nous- qualité. même ce qui est appelé à être consumé et ce qui Pour Danièle Hervieu-Léger, dans une France est appelé à être magnifié. qui se découvre pluri-religieuse, pluri-culturel- Rude exigence qui rejoint l'admonestation le, comment désormais vont se construire les des évêques de France, conjurant les politiques concepts socio-religieux ? Tout est remis en d'éviter de fabriquer des lois qui ne soient que cause le statut de la vérité, les concepts d'au- la traduction, au niveau le plus bas, du consen- torité, de laïcité, la capacité d'intégration de la sus des citoyens. Sans méconnaître toutefois la République. Une réflexion scientifique sur le nécessité de prendre en compte toutes les souf- fait religieux est plus indispensable que jamais, frances et en se défiant notamment de propos dont Mohammed Arkoun déplore qu'elle soit fracassants. Une partie seulement des votes absente chez les musulmans. Front national sont liés à une idéologie indéfen- En raison de son importance et de sa portée, dable, tandis que d'autres le sont à une souf- qui dépasse de loin le domaine des rapports france réellement éprouvée. inter-religieux, ce dialogue justifie un examen A l'Eglise d'aujourd'hui en tout cas de approfondi de sa version écrite dans l'ouvrage prendre en compte la diversité des cultures, de précité. Il pose déjà nombre des questions favoriser l'échange entre elles - manière de qu'auront vraisemblablement à affronter les témoigner de sa catholicité. Aux Eglises d'assu- deux prochaines sessions sur la «Démocratie» et mer, en ces temps de mondialisation, la passion sur «Foi et société». de l'unité au sein du genre humain. En somme, contrairement à ce qui avait été Les organisateurs des Semaines auraient pu, imprudemment annoncé après l'effondrement en arrêtant là l'exercice, se satisfaire d'avoir de l'Union Soviétique, l'histoire, loin d'être donné l'occasion à 1.500 ou 2.000 militants de finie, se prolonge, plus dérangeante et déroutan- reprendre conscience, trois jours durant, de ces te que jamais, continuant sans répit à nous hautes exigences, avant de regagner les divers confronter à de nouveaux défis et à de nouvelles terrains de leur action intellectuelle ou sociale, énigmes. Nous n'aurons jamais fini d'avoir, remplis de l'ardeur nouvelle communiquée par pour mieux l'humaniser et le civiliser, à com- un brain storming d'une telle qualité et d'une prendre l'étrangeté d'un monde qui se refuse à telle dimension. Mais ils ont voulu pousser plus l'immobilité. loin la réflexion en ne les laissant pas repartir sans leur faire entrevoir, dans une dernière séan- ce, consacrée à un dialogue singulièrement décapant entre Danièle Hervieu-Léger, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Jean AUBRY

57 Catholicisme et modernité la quête spirituelle de l'homme d'aujourd'hui fait-elle peur à l'Eglise ?

par Emile POULAT

Ce texte, inédit, a été rédigé par Emile Poulat au lendemain d'un colloque auquel il avait partici- pé en septembre 1996 et que présidait le cardinal Poupard. Il aborde un sujet dfflcile à l'élucidation duquel nul, qu'il se situe dans ou hors de l'Eglise, qu'il se réclame de telle ou telle confession ou n'appartienne à aucune, ne saurait être indifférent. «Qu'est-ce que la modernité ?», «quels rapports convient-il d'entretenir avec elle ?», ces questions sont au coeur de nos interrogations sociales, poli- tiques, philosophiques d'aujourd'hui. Et il faut savoir gré à ceux qui, avec des approches différentes, et dans divers domaines, - comme l'ont déjà fait plusieurs auteurs d'articles dans France-Forum ou Danièle Hervieu-Léger, à la dernière session des Semaines Sociales de France dont le présent numé- w rend compte - acceptent d'avancer quelques éléments de réponse.

a peur est un sentiment fort, qu'il est clas- Cette épure simplificatrice est loin d'être sique d'attribuer à son adversaire pour se satisfaisante, même si, depuis deux siècles, ce Ldonner du courage. Elle est un sentiment clivage ne cesse de revenir, entretenant entre humain, individuel ou collectif, mais toujours catholiques une querelle jamais vidée autour de personnel. Celui qui l'éprouve perd ses moyens, ce grand discriminant historique : l'avènement mais d'abord perd la tête. Jean Delumeau s'est de la «société moderne» et des «libertés modernes» dans la foulée de la Révolution fran- fait l'historien de la peur en Occident. Pour ma çaise ou, plus généralement, de cette immense part, j'ai préféré prendre les choses par la tête secousse (1775-1815) qui a balayé l'Europe plutôt que par le foie. Et si des hommes d'Eglise aussi bien que les Amériques et que, pour cette connaissent la peur, je n'ai jamais pensé que raison, on a parfois nommée la Révolution «l'Eglise» y soit accessible. Il faut revenir au atlantique. vrai problème, non les états d'âme des combat- tants, mais la réalité et la dureté du combat, avec Cette révolution n'a pas épargné l'Eglise, en ses enjeux. ce double sens qu'elle l'a destituée de sa posi- tion antérieure et l'a placée en situation défensi- C'est un lieu commun et une évidence reçue ve. De privilégiée, ayant autorité, elle se trouve, l'Eglise catholique a condamné et refusé la en conscience et en doctrine, obligée de réagir modernité, avec une intransigeance intraitable, elle devient réactionnaire par opposition au au moins jusqu'h Vatican Il. Ainsi s'est affirmé parti du mouvement et du progrès. ce modèle historique que les historiens italiens Intérieurement, elle est entraînée dans un vaste les premiers ont nommé catholicisme intransi- débat intellectuel qui la déchire: le rapport entre geant. A celui-ci s'opposaient les esprits conci- la réforme de l'ordre ancien et l'affirmation de liants ou modérés portés à un accommodement, principes nouveaux, ces «erreurs modernes» Ù un «ralliement», à un apaisement minori- dont Pie IX dressera le catalogue dans son tztires d'écoles différentes regroupés sous l'éti- Syllabus de 1864. quette d'un catholicisme libéral. Un catholicisme légitimiste liera ainsi le trône

58 et l'autel, le passé politique et la vérité religieu- donc de favoriser l'essor du papalisme, de se, la restauration de ce qui fut avec le modèle Grégoire XVI jusqu'à nous. de ce qui doit être en France, on parlera d'ul- La papauté n'avait gardé bon souvenir ni du tras. A l'autre bout, un catholicisme libéral, qui XVIII' siècle, éclairé, ni même du XVII' siècle, fut loin de se limiter Ù la politique, entendra absolutiste. Ni Pie VI condamnant la tourner la page et, sans sacrifier ni les droits de Constitution civile du clergé (1791), ni Pie VII l'Eglise ni les enseignements de la foi, faire saluant la démocratie ne se sont montrés très droit au nouvel ordre établi dans les faits. Pour nostalgiques de l'Ancien Régime. Pie IX, hosti- ces catholiques «libéraux», il faut laisser les lé au Risorgimento, a toujours été beaucoup morts enterrer leurs morts, leur préférer l'amour plus aimé par les Italiens que son successçur, de son temps et de son pays. Léon XIII. Sollicitée par les ultras et par les

Pie IX, le pape du Syllabus (1846-1878) Léon XIII, le pape du «ralliement» et du catholicisme social (1878-1903) Entre les deux partis, la lutte était frontale et toute discussion impossible. Du moins, c'était Libéraux, la papauté n'a pas cherché entre eux à simple. Si l'histoire ne s'est pas réduite à cette dessiner une voie moyenne, mais elle s'est trou- exclusion mutuelle, c'est que libéraux et ultras vée placée devant un problème redoutable de tenaient profondément à un catholicisme tradi- discernement et d'application. tionnel qui n'était ni ultra ni libéral et qui pre- En bref, le Saint-Siège pouvait consentir aux nait ses directions à Rome. Les guerres de reli- réformes qui instituaient l'ordre nouveau (à gion entre catholiques et protestants avaient preuve éclatante, le concordat français de 1801), abouti au principe cujus regio ejus religio qui tout en condamnant les principes nouveaux qui fera triompher en Europe le régalisme le sou- légitimaient cet ordre. Les réformes étaient du verain est le chef temporel de la religion du pays domaine contingent on pouvait en penser du et, en pays catholique, l'autorité du pape se bien et les juger inopportunes ou risquées on limite au spirituel. En France, ce sera la décla- pouvait en penser du mal et s'y résigner au nom ration gallicane du clergé (1682). La Révolution de considérations supérieures. La condition était aura cet effet paradoxal de tuer le régalisme et

59 qu'elles ne fassent pas méconnaître les prin- Thomae», puis sous la houlette de Léon XIII qui cipes ou qu'elles ne se transforment pas en en fit la charpente de I' «ordo rerum futurus» qtlestions de principe. dans l'esprit social catholique.

Des libéraux forgeront vers 1860 la fameuse 2) La mise en oeuvre conflictuelle de ce dis- distinction entre la thèse et l'hypothèse des cernement en acte. - Jefferson, qui mit en forme théologiens classiques la jugeront malencon- les principes dont se réclamait la Déclaration lieuse piusque la thèse est toujours abstraite et d'Indépendance américaine (1776), rappelait qn'ù la supposer parfaitement réalisée quelque toujours - à ses amis français en particulier - pari sur terre, cette situation concrète reste une l'immense intervalle qui sépare la théorie de la «hypothèse». La chrétienté de l'histoire n'a réalité. Il leur répétait que, même aux Etats- jamais été qu'une hypothèse la thèse, c'est la Unis où se rencontraient toutes les circonstances chrétienté de la théologie, c'est-à-dire une théo- favorables, ni les principes de la Déclaration, ni logie politiqtie fondée sur la distinction et l'arti- les articles de la Constitution, n'avaient pu être culation des «deux pouvoirs». C'est cette théo- appliqués intégralement. «Le gouvernement du logie que sapent au fondement les «idées peuple par le peuple» n'était qu'une étoile iiuidernes» issues des Lumières et l'oeuvre de polaire sur laquelle il fallait se guider, et non un sécularisation qui en découle. Dès lors, la gran- plan préfabriqué. A sa manière, l'Eglise catho- (le querelle de la modernité se déploie sur trois lique va vivre, à travers ses certitudes et ses plans distincts niais indissociables. incertitudes diviseuses, cette tension entre une I)Un conflit interne au catholicisme. - Sous foi que tous disent partager, un idéal d'action l'appztrence, même dans ses phases les plus historique en plusieurs versions, et l'apprécia- ttigtis, même dans les confusions et flottements tion personnelle des nécessités ou des opportu- nés de la polémique, l'opposition n'est pas une nités du moment. dichotomie entre ceux qui acceptent et ceux qui 3) La présence d'un corps étranger, d'un tiers refusent «la modernité», ce mot abstrait étran- ennemi. - Tout ce procès catholique réfléchis- ger ati vocabulaire catholique jusqu'à une date sant et agissant se déroule non dans un vide toute récente (trois ou quatre décennies). Elle aseptique, mais dans un environnement hostile est un travail de discernement, à la façon dont se qui ajoute sa pression spécifique surie cours des résout un cas de conscience, entre ultras, intran- débats. A l'anticléricalisme de droite et de sigeants et libéraux. Elle est interprétation gauche (qui peut aller jusqu'à l'athéisme) contradictoire d'une situation historique, de ses répondent, du côté catholique, un antilibéralis- enjeux théoriques et matériels. Elle est à la fois me couplé à un antisocialisme, c'est-à-dire une casuistique et herméneutique, associée à une double fin de non-recevoir. Catholicisme, libé- tiientalité, jamais réduite à une idéalité intempo- ralisme, socialisme, voire anarchisme, l'intran- relIe. sigeance est alors la chose la mieux partagée, Ses enjeux, nobles ou terre-à-terre, lui sont une caractéristique commune à tous, dans les essentiels ils sont le lieu réel du débat, qui rapports sociaux et plus encore dans les idées n'est jamais purement répétitif, qui intègre à professées. chaque étape les données de la situation. Ces La difficulté est bien qu'il est difficile d'isoler detix siècles d'histoire sont pleins de joutes à la «la modemité» comme une entité et de tout y façon de celles qui opposèrent au XVI' siècle réduire. Il faut toujours revenir sur le terrain, au Las Casas et Sepulveda. Tous deux s'affron- quotidien, avec ses disparités et ses niveaux. taient au nom des exigences de leur foi telles Devant l'offensive, ouverte ou feutrée, les qu'ils en jugeaient devant une situation inédite. catholiques font bloc derrière le pape, pas assez La tûche délicate et obligée de l'historien est ici au gré des uns, trop pour les autres, tandis que (le suivre, au IiI du temps, les déplacements de leur réaction justifie un renforcement de l'hosti- la controverse dont les auteurs ont rarement lité. conscience si l'on veut une analogie, cf les aventures du thomisme au cours de plusieurs Les débats approximatifs proliferent par siècles qui se sont voulus «ad mentem Sancti exemple autour de la liberté de conscience et de

60 l'inquisition. La méfiance engendre la rumeur et donner sens à une activité humaine qui en est le fantasme. Une littérature étonnante prolifère, dépourvue... Ils n'ont ni à condamner ni à rallier sous le signe du soupçon et du complot. la «modernité», mais, dans son creuset, à passer Plusieurs pays d'Europe et d'Amérique latine par l'épreuve radicale qu'elle leur impose, connaîtront un véritable Kulturkatnpf. Ceux qui inédite dans l'histoire de l'humanité. s'efforcent de négocier une transaction faisant La plupart y sont à l'aise aujourd'hui et, tout droit aux deux camps, et qui estiment qu'il faut en restant critiques à son égard, ils savent en bien apprendre à vivre ensemble dans une socié- profiter sans pour autant la produire. Ils s'y sont té divisée de convictions, se trouvent pris dans acculturés sans réussir cette inculturation dont la tenaille de cette double excommunication: ils parlent volontiers. Ils la servent ils ne la Des ultras aux intégristes, on ne voit guère de dirigent pas et n'en influencent pas le cours. filiation continue, tout comme des libéraux aux Depuis un demi-siècle, il y a eu suffisamment progressistes. Plutôt s'agit-il d'une situation qui de chrétiens à occuper des places décisives dans perdure et reproduit dans des circonstances nou- la politique et l'économie pour qu'on ne s'illu- velles les mêmes cas de figure. De toute façon, sionne plus à ce sujet. le débat n'est pas hamlétien, w be or flot w he, être ou ne pas être de son temps. Chacun est de Le grand axe d'une histoire contemporaine de son temps, mais il est bien des manières de l'Eglise devrait être non l'exaltation des efforts l'être dans une société qui ne marche pas à accomplis par les catholiques - qui ne doivent l'heure universelle, mais, plus souvent, à celle pas être sous-estimés ou niés, quelle que soit de son clocher. Sinon, il faudrait passer par pro- leur orientation -' mais l'examen des obstacles fits et pertes tout ce qui ne suit pas, les derniers qu'ils ont rencontrés. L'histoire de l'antirnoder- paysans qui résistent désespérément à la poli- nué catholique, c'est équivalemment l'histoire tique agricole commune et les ouvriers dont n'a de l'antirnodernis,ne catholique, une dimension pas besoin la restructuration industrielle. A ce qui n'a encore trouvé sa place dans aucune des jeu, on tombe vite sous le sarcasme de Péguy savantes Histoires religieuses dont nous dispo- «Ils louent sous le nom de moderne ce qu'ils sons. condamnent sous le nom de capitaliste». On ne peut, catholique, célébrer la sécularisation et Pour le meilleur et pour le pire, la «moderni- déplorer ses effets bulldozer sur le détachement té» a transformé notre vie quotidienne et notre religieux de la jeunesse et l'effondrement de la horizon culturel comment demeurer étranger à culture religieuse. tout cela ? Comment ne pas admirer ce prodi- gieux déploiement du génie humain 7 Mais La division des catholiques est le résultat de comment aussi ne pas s'interroger sur son coût, cette situation à laquelle aucun des trois grands sur ses promesses non tenues, sur ses illusions. courants n'a su porter remède et que leur union, Beaucoup, aujourd'hui, n'y croient plus ils se régulièrement souhaitée, n'aurait pas mieux disent ou on les dit postmodemes. Mais ces maîtrisée. Leurs espérances, qui furent grandes postmodernes sont aussi des postchrétiens. La et tenaces, ont toutes été déjouées. Leurs échecs, qui furent nombreux et lourds, les ont toujours difficulté passe au degré supérieur. Ce n'est en rien un «retour». La croyance à un retour du surpris. Parmi eux, les racines de l'antirnoderni- religieux après son éclipse repose sur une igno- té courent profond et loin, encore aujourd'hui, et non sans de fortes raisons dont la nature est de rance historique si le XIX' siècle et même le n'être en rien suffisantes. premier XX' siècle ont été modérément catho- liques, voire chrétiens, ils ont été puissamment Les chrétiens n'ont aucune raison de désespé- religieux (I). La modernité n'a cessé de produi- rer, s'ils ne confondent pas la vertu d'espérance re du religieux et sa négation, qui fut elle-même avec les formes données à leurs espoirs recon- parfois très religieuse, tandis que l'activisme quérir le monde, refaire chrétiens nos frères, moderne des catholiques contribuait à cette instituer une nouvelle chrétienté ; ou bien pro- «déchristianisation» qu'ils entendaient com- phétiser la catastrophe. Ou, plus récemment, (I) voir mon critique et mystique. eh. VII «Nouveaux christia- inculturer la foi dans le monde de ce temps, nismes et religion de l'humanité» (Paris, centurion, 1984). battre. Paradoxe majeur de notre époque. Il ne faut rien schématiser ou caricaturer ni du Pour faire bref, la modernité est ce qui succè- passé révolu, ni des difficultés présentes. Est-ce de à la catholicité, chacune avec son horizon une banalité de rappeler qu'au principe de la d'universalité. Elle a été, elle continue d'être modernité, il y a une révolution du sujet, une tille immense révolution qui ne s'est pas faite en émergence de la conscience - préparée de un jour et dont la progression s'est accélérée longue date par les siècles chrétiens -, une affir- sous nos yeux, sans trop se soucier de savoir où mation d'autonomie de l'homme, le triomphe elle nous emmène. Longtemps, chrétiens et du sehs privé 7 Est-ce une banalité de rappeler socialistes se sont accordés pour ne pas donner que la grande nouveauté dans l'histoire humai- cher (le son avenir. Elle est, en fait, la seule des ne depuis deux cents ans, ce n'est pas, comme révolutions qui ait réussi, imposant sa loi au on le dit improprement, «la liberté de conscien- monde entier. Tous en rêvent et s'y soumettent. ce» - Fénelon célébrait déjà sans être contredit Elle est devenue notre horizon indépassable. «l'impénétrable retranchement de la liberté du Une sociologie de la modernité ne doit pas se limiter à ses valeurs, à ses contradictions, à sa coeur» -' mais la liberté publique de conscience thématique : elle doit être une sociologie de son pour tous sans aucune exception 7 Mais alors dynamisme conquérant et à ce jour invaincu, qui comment ne pas voir ses deux corollaires le a digéré ou balayé toutes les critiques, fussent statut de la vérité et le critère de l'objectivité, la les plus fondées. Aucune critique, aucun échec, gouvernabilité des sociétés et le problème du aucune impasse ne l'a jamais arrêtée. pouvoir? Comment la révolution libérale n'au- Pour l'Eglise romaine, qui n'a jamais eu le rait-elle pas été combattue comme «un crime de monopole (le l'antimodernité, c'était une ques- lèse-vérité et de lèse-société» 7(2). Ce n'est pas tion de survie devant un bouleversement qui la là une mauvaise querelle, ni une querelle mineu- prenait de court et dont elle ne pouvait mesurer re. ni l'ampleurç

62 La Vie Littéraire par Philippe SÉNART

André Le Gali Corneille. - La guerre de 1870 et la Correspondance de Flaubert. - Un auto-por- trait de Verlaine, par Pierre Lepère. - Michel Mourlet : Ecrivains de France. - Pierre Gaxotte Le blasphème du professeur Piton. - Jacques Benoist-Méchin : Le rêve le plus long de l'Histoire. - Yves Berger Le Monde après la pluie. - Jacques Chessex L'Imitation. - Daniel Boulanger Talbard. - Jacques de Bourbon-Busset Alliance. - Pierre de Boisdeftre: Le Lion et le Renard.

« ar un bonheur qu'on peut apprécier, la vie Il y ale roman d'un jeune homme que l'on dit de Pierre Corneil!e est à peu près incon- pauvre, qui a longtemps rêvé dans sa province à nue», écrivait le professeur Octave Nadal une jeune fille entrevue à sa fenêtre, et qui, las dans sa thèse. Robert Brasillach a écrit dans les de plaider à la Table du Roi où il a été nommé années 36 la vie de Corneille «poétique, pitto- avocat, prend un jour la patache de Paris pour y resque et vivante», dont Sainte-Beuve avait dit faire jouer des pièces de théâtre écrites en qu'elle restait à faire, mais cette vie, oeuvre d'un cachette, selon la mode du jour, très galantes et romancier, poétique et pittoresque certes, ne très embrouillées, mais il invente au hasard de vivait que de la vie d'un roman, le roman de ces jeux le personnage qui le rendra célèbre, et l'amitié entre deux jeunes gens que trois siècles il campe sur La place royale, titre de l'une de séparaient, mais qui partageaient dans le clair ces comédies très parisiennes, gonflant ses matin d'un Paris à conquérir les mêmes goûts et biceps, un athlète de la volonté. C'est Alidor, les mêmes passions. Brasillach faisait de parfait maître de soi, tout cède à sa loi. De la Comeille «le précurseur hardi et génial, anti- comédie, changeant de genre, il passera à la tra- bourgeois, anti-capitaliste (?), anti-parlementai- gédie pour s'y proclamer, Alidor devenu re, du fascisme moderne», et il jouait, avec ses Auguste, (

63 tique en est le principal intérêt. «La tragédie, ne coïncide pas exactement avec la politique du c'est la politique», dira Napoléon. «La poli- Cardinal. Richelieu a écrasé l'aristocratie. Il tique, c'est la tragédie», disait Corneille. C'est condamne Montmorency à mort. En condam- sur ce thétre que, désormais, se joue sa vie. nant à mort Horace, Corneille ne déclarait-il pas déjà que le roi Tulle se privait d'un soutien 7 Entre 1636, date du Cid, et 1640, date «De grands serviteurs sont la force des rois». d'Horace, il s'est produit chez Corneille un Pour Corneille, en 1641, la menace ne vient pas revirement qu'il a nommé lui-même un change- de Condé, mais de la jacquerie en Normandie. ment visible et qu'il rapporte avec reconnais- «Le pire des Etats, c'est l'Etat populaire». sance Ù Richelieu. «Ce changement visible Corneille propose à la monarchie, contre la qu'on remarque dans mes ouvrages, écrit-il, démocratie, l'alliance de l'aristocratie. C'est un deptus que j'ai l'honneur d'être à votre homme du temps de Louis XIII. Dans son aspi- Eniinence»... Corneille est à Richelieu. Est-ce ration au repos, il en aime encore la turbulence, pour se fture pardonner d'avoir écrit avec Le l'exubérance, toutes les vertus baroques. Il y a Cid. l'année même où les Espagnols faillirent dans l'aristocratie une réserve de forces. Il faut entier dans Paris, une pièce collaborationniste les canaliser au service du roi, ne pas les tarir. où lotit respirait l'amour de l'Espagne 7 Est-ce Corneille, pour assurer sa tranquillité, veut une parce qu'il a entendu l'appel du grand Cardinal monarchie appuyée sur les Grands. Emilie, dans à toutes les énergies que la victoire a pu démo- Cinna, est certes possédée du démon de la biliser 7 Avec Horace et Cinna, Corneille, nou- République, comme le dit Guez de Balzac, veau noble, entre au service. «Vis pour servir mais, convertie à Auguste qui l'éblouit, elle lui l'Etat» crie à son fils le vieil Horace qui lui fait apporte du fond de l'Histoire romaine toute la grûce. Dans Cinna, deux ans après la naissance provision d'énergies dont un Pouvoir, trop froid de celtu qtii sera Louis XIV, Corneille crée en et trop abstrait aux yeux de cette jeune fille Auguste la figure du Roi médiateur et réconci- romanesque, a besoin. Le réactionnaire, en liateur, symbole du compromis national entre Corneille, est séduit par Emilie. les lbrces qui se sont opposées vainement et dont seul est exclu le Baroque, allié de Désormais, cependant, la monarchie est l'Ennemi. La France, lasse des troubles, aspire sauve. Même Prusias, type de mauvais roi, au repos. Et, dit Tacite, «la patrie pouvait-elle en faible et gémissant, tirera, en pleine révolte, du trouver ailleurs que dans la monarchie 7». sentiment profond de sa légitimité, des leçons Corneille, en refaisant l'Histoire de Rance sous irréfutables. Mais, la paix faite, l'ordre assuré, le couvert de l'Histoire de Rome, élabore dans que restera-t-il à dire à Corneille 7 M. Georges Couton, dans son essai sur Corneille et la tragé- son théûtre, d'Horace à La mort de Pompée et à die politique, peut écrire qu'alors «la tragédie Nicomède joué en pleine Fronde des princes, la politique d'idées est morte» et qu' «il va se doctrine dc la légitimité monarchique. développer maintenant une tragédie politique- Conjurations, guerre civile, guerre étrangère, ment à courte vue et qu'on appellerait plus &est, écrit M. Le GalI, l'arrière-fond de l'oeuvre volontiers politicienne que politique». Othon est (le Corneille. C'en est la substance même, et le parfait exemple de cette tragédie politicienne. d'elle, il extrait le remède. On considère géné- On vit, dans cette pièce où la corruption et l'in- raleiuent China où il exalte la puissance royale trigue s'étalent, un moment de la Ve comme le porche du Grand Siècle. Corneille République. Mais, dans cet Etat où l'aristocratie prophétise Louis XIV. Cependant, le temps des manque avec ses vertus, Corneille exprime troubles n'est pas fini, et c'est l'année même où encore une leçon hautement politique. Dans China est joué qu'éclate la Révolution Surena, la dernière de ses pièces où, à soixante- d'Angleterre, et l'on criera bientôt dans les rues neuf ans, on l'entend pousser ce soupir «reve- (le Paris que «la monarchie est trop vieille». Il y nons à l'amour», qui le ramène à sa jeunesse et a dans China, sous l'appel à la médiation du à ses espérances, mais ce n'est que pour exalter Prince, une nostalgie aristocratique que M. Le le renoncement que la traduction de l'imitation Gall décèle justement, mais dont il faudrait affi- lui a enseigné, dans Surena, le héros cornélien ner l'analyse. C'est que la politique de Corneille s'immole à l'amour, certes, mais aussi au Bien

64 commun. Il aime mieux mourir que de risquer non encore estampillée celle-là, et Pierre de porter atteinte à l'intérêt de l'Etat. Surena Corneille. S'il y a un secret dans cette vie dont plus que héros, plus qu'amant, est le parfait la scène a été le théâtre, ne serait-ce pas la citoyen. Corneille, au moment où il se réfugie connivence entretenue avec les desseins histo- dans la mort et où il n'écarte peut-être pas tout riques de la Providence ? à fait la tentation du Néant, se ressaisit pour nous rappeler que «l'Etat demeure». Le théâtre de Corneille, jusqu'au bout, aura été un théâtre ** de salut public. Il y a ce «jusqu'au bout'>, ce denier quart Le tome IV de la Correspondance de Haubert d'heure de la politique cornélienne. Mais il y a publiée par M. Jean Bruneau (2) s'ouvre sur eu dans Polyeucte son «au-delà». Comédie de l'année 1869. Il se termine en 1875. Haubert dévotion comme en jouaient les élèves des mourra en 1880. On attend donc encore un volu- Jésuites dans leurs collèges, dit M. Le GaIl. me. Le premier avait été occupé en grande par- Certes. Mais Polyeucte est dans le théâtre de tie par le voyage en Orient avec Maxime du Corneille, échappant à toute rhétorique scolaire, Camp. Ayant constaté que «l'Orient n'existe le dépassement de la politique en métaphysique, plus» et que «Constantinople vaut Yvetot», le passage de la cité terrestre à la cité céleste. Haubert n'a plus eu qu'un désir, vivre «calfeu- «Rome, a écrit Péguy, a été le soubassernent tré» à Croisset. Les deuxième et troisièrne matériel et la charpente charnelle du rnonde volumes de cette Correspondance, c'est la nar- chrétien». Rome chef-lieu de l'Empire, mais ration de cette vie calfeutrée, toute donnée à une tête de la catholicité et coeur de la foi Tout le oeuvre sur laquelle Flaubert sue sang et eau en théâtre de Corneille, toute l'Histoire romaine poussant des rugissements. En 1866 avait com- mise par Corneille en tragédies aboutit à ce mencé sa correspondance avec George Sand mystère sacré. Polyeucte est l'apothéose, la qu'il appelle «chère Maître», ce qui devrait ravir consécration du théâtre de Corneille. M. la ministre Ségolène Royal (ou Royale), mais Georges Lavelli a mis en scène il y a quelques qu'il appelle aussi «chère maître adoré», mélan- années à la Comédie Française un Polyeucte geant dans ce cas le genre des qualificatifs, le décatholicisé. «Polyeucte impuissant à résoudre substantif demeurant seul masculin. On ne dit la crise qu'il a déclenchée», disait le malheu- pas plus «maîtresse» que «ministresse». 1869 reux Lavelli impuissant, lui, à la comprendre. est une année où l'on meurt «effroyablement» Rossini, Berryer, Lamartine, Mérimée. Haubert Autre grande date dans le théâtre de met en terre son ami Bouilhet. «Je ne sentirai Corneille, Affila, soulignée à juste litre par M. plus désormais le besoin d'écrire parce que Le GalI. C'est le passage de l'histoire de Rome j'écrivais spécialement pour un être qui n'est à l'histoire de France qui la prolonge et la conti- plus». Il n'en termine pas moins L'Education nue. «Après Attila, holà !»... Mais non sentimentale qui reçoit un accueil très froid. Corneille exprime dans cette tragédie, où a surgi Sainte-Beuve meurt à son tour. Trente mille per- de l'agonie des empires Mérovée, porteur de la sonnes suivent son convoi. «Avec qui mainte- promesse française, écrit M. Le GalI, «la nant causer littérature ?». La mort de Théophile conviction irréductible d'une émergence provi- Gautier, après celle de Jules de Goncourt, lais- dentielle dans l'Histoire». Après Polyeucte, sur sera Haubert complètement désemparé. Il n'a un autre plan, seconde intervention de la plus pour amis chers que George Sand et Providence dans le théâtre de Corneille. C'est Tourgueniev, mais ils sont loin. pour désigner à son horizon dans un autre «au- delà», mais temporel, le successeur de Mérovée, Haubert n'a jamais été plus «calfeutré» dans Louis XIV, «empereur en son royaume». son Croisset. Il ne lit pas les journaux. Inconnue, la vie de Corneille, disait Octave «J'éprouve à l'encontre des journaux un dégoût Nadal ? M. André Le Gail rappelle dans les pre- physique radical. J'aimerais mieux ne rien lire mières pages de son livre le lien existant entre Charlotte Corday, autre «sainte de la Patrie», (2) Gallimard (Colt. L. Pléiade).

[SI du lotit que de lite ces abominables canés de sans cela il tombera» disait Napoléon à son cou- papier. On fini tout ce qu'on peut pour leur don- sin Plomplon. Jules Simon était monté à la tri ner de l'importance. On y croit et on en a peur. bune du Corps législatif pour répondre à ceux Voilà le al». II vilipende le suffrage universel qui réclamaient des armes <(Nous voulons une «aussi bête (lue le droit divin». «Où nous a-t-il armée qui n'ait pas l'esprit militaire». Emile conduits 7» demande-t-il à George Sand dans 011ivier demandait avec candeur <(Qui nous une lettre du 17 août 1870. Poser la question, à menace 7... L'armée allemande est essentielle- cette date, c'est y répondre à la guerre Elle est ment défensive. Nos véritables alliés, ce sont la l'événement Inaleur de cette correspondance. justice et la sagesse. Nous ne ferons pas de la Les hommes de notre génération sont peut- France une caserne». Lorsqu'il entrera dans le ministère, celui qui a déclaré la guerre, il n'y être les derniers à se souvenir de la guerre de 1870. EnFants, nous lisions dans les Contes du mettra pour condition que «l'abandon de la lundi d'Alphonse Daudet L 'enfant espion et La réforme militaire». Pourtant, ceux qui bêlaient à denuère c/asse. Ma grand-mère racontait com- la paix croyaient maintenant que la guerre était ment, i la lin des vacances, rentrant en pension «inévitable» et qu'elle était «fatale». Napoléon ù Avignon, elle avait appris la capitulation de III pensait sur ce point comme Emile 011ivier Napoléon III à Sedan dans la petite ville de qui écrivait «Si nous nous battons avec les Quissac où la diligence s'était arrêtée pour Prussiens, nous serons battus. Cependant la changer les chevaux. Tout le monde pleurait. A guerre est indispensable, et elle aura lieu>'. Le Marseille, il y avait un monument aux mobiles. cousin Plomplon disait «Si la Prusse donne à Chaque année, les anciens combattants de 70 l'empereur l'occasion de la guerre, il la saisira». allaient y déposer des fleurs. Fils des vainqueurs L'occasion, ce fut la dépêche d'Ems. Thiers de 1918 qui avaient vécu leur jeunesse dans avait pu prétendre que l'occasion était mauvai- l'espoir de la Revanche, nous avions avec eux se, qu'il s'en présenterait une meilleure, que vengé Sedan et repris Strasbourg. Nous igno- l'Europe ne nous approuvait pas, que la Russie rions alors que nous allions connaître un autre laissait les mains libres à la Prusse. On ne le crut Sedan et que nous serions précipités, nous aussi, pas. Au maréchal Leboeuf, la France criait dans une guerre mal préparée. Demain, Paris «Maréchal nous voilà 1», et le maréchal l'assu- serait déclarée ville ouverte, il n'y aurait pas rait qu'il ne manquait pas à l'armée un bouton cette li>is de siège, ni d'année terrible, mais il y de guêtre, mais les officiers d'état-major aurait quatre années longues et grises où les plus n'avaient même pas une carte de la frontière grands ennenus de la France seraient, comme dans leur paquetage. Le ministre Gramont ton- l'écrivait la Gazette de Berlitz en 1871, les nait «la guerre, la guerre tout de suite». Les Français eux-mênoes. Entre 1870 et 1939, on journaux en remettaient «Si la Prusse ne veut dirait qu'il ne s'est rien passé. En 1966, nous pas se battre, nous l'y forcerons à coups de cros- lisions pour en rendre compte dans notre feuille- se dans le dos». Le Gaulois, journal des salons, ton (le Combat le livre de Georges Roux sur la se cambrait en retroussant ses moustaches «Si guerre de 1870 (3), il ne nous apprenait rien que nous devions supporter cet affront, plus une nous ne sachions, niais il nous rajeunissait terri- femme au monde ne consentirait à donner son bleiuent. Nous étions peut-être en 1870 ou en bras à un Français». Thiers demande qu'on 1866, mais certainement en 1939, voire en réfléchisse encore. «De la réflexion, coupe le 1936, l'année charmante et un peu folle où, au député Birotteau, quand on est insulté, mon- son (le l'accordéon, le Peuple défilait en deman- sieur, on ne doit pas réfléchir». A-t-on vraiment dant le Pain, la Paix, la Liberté. L'Allemagne besoin de réfléchir, quand Emile 011ivier, la allait annexer l'Autriche, mais Michelet ne main sur son coeur célèbre, proclame à la face serait plus là pour célébrer comme en 1866, du pays «Notre cause est juste parce qu'elle est après Sadowa, ((la victoire de la belle culture confiée à l'armée française». Mais l'année fran- protestante sur la barbarie catholique», et çaise n'attaque pas, elle ne songe pas à faire Napoléon III n'était pas là, non plus; pour pro- clamer qu' il fallait «consolider» Bismarck (ou Hitler). «Il faut donner de la force à Bismarck, (3) Fayard.

66 repasser le Rhin aux Prussiens à coups de cros- être le Bourgeois lui-même épais et stupide se dans le dos, elle voudrait bien que ce soit Cependant, il y a chez Flaubert de la fierté. Il l'ennemi qui attaque, car elle ne sait trop où il préOEre l'anéantissement de Paris à sa reddition. est, les officiers n'ont pas de canes, le général «Rien de pire que l'invasion». Le seul reproche Michel, à Belfort, cherche sa brigade et télégra- qu'il adresse à la Çommune, c'est d'avoir phie au ministère de la guerre pour qu'on la lui détourné contre elle, contre la révolution, la trouve. 1870-1939, non, il ne s'est rien passé haine que le Français devait garder au seul entre ces deux dates. Toutes les illusions ont été Prussien. Il a honte de la France, il ne mettra soigneusement conservées dans la naphtaline et jamais plus les pieds en Allemàgne, il écrit à son elles sont remises en service avec les guêtres ami Tourgueniev qu'il se fera naturaliser russe. bien boutonnées du maréchal Leboeuf. L'histoire recommence avec les mêmes acteurs. «Daladié», en provençal, ne signifie-t-il pas George Sand à qui il veut apprendre la haine, «olivier sauvage» ? s'emploie à calmer ce furieux. George Sand juge la République, comme Lamartine en 1848, Comment Haubert a-t-il réagi à la guerre 7 On «idéale et prématurée». Elle ne veut que la Paix. aurait pu penser qu'elle lui serait l'occasion de Gambetta qui continue la guerre est un «charla- crier encore plus fort contre la «bêtise univer- tan». Le temps n'est plus où l'on peut se battre selle». Pour Flaubert, la patrie, c'était «là où avec des faux et des bâtons, Hugo qui crie aux l'on est bien», un endroit tranquille où l'on peut Français : «Les Prussiens sont six cent mille et écrire sans être dérangé. Or, il l'est, et il vous êtes trente millions. Levez vous et soufflez - découvre soudain que l'on peut avoir «mal à la sur eux», n'est qu' «un pauvre d'esprit en proie patrie». Il écrit à Maxime du Camp, le 24 août à des nerfs de femmelette». George Sand réagit, 1870, qu'il veut se battre et que cette idée lui à Nohant, en terrienne. Elle découvre que la donne «presque de la gaieté». A la princesse France n'est pas une idée, mais une réalité. Mathilde, le 7 septembre, après Sedan: «Ce qui La terre ne ment pas... George Sand se dresse me rassure, c'est que personne ne songe à la contre la Commune que Flaubert excusait paix. Si les Prussiens arrivent jusqu'à Paris, ce sera formidable. Toute la France s'y portera. presque. «Paris est devenu un repaire de bandits Paris sera anéanti plutôt qu'humilié. Nous les de toutes les nations, opprimant un troupeau de vaincrons, nous leur ferons repasser le Rhin couards et d'imbéciles». La répression ne tambour battant. Plutôt se faire tuer que céder. Il l'émeut pas. «Ils l'ont voulu». N'ose-t-elle pas veut «manger du Prussien». Il est jusqu'au bou- écrire «il eût mieux valu pour l'honneur de tiste. Un duel à mort est engagé. A Croisset, Paris qu'il eût subi l'occupation prussienne et Haubert organise une milice. «Je passe mon que la Commune n'eût pas régné»? Le réaliste temps à exercer mes hommes, à prendre moi- Haubert est passé avec armes et bagages au même les leçons d'un militaire, à patrouiller la romantisme, quand la romantique George s'est nuit». C'est la défense de Tarascon par Tartarin. convertie au réalisme. Mais la colère de Haubert Il accueille tous les bobards. Bazaine a noyé (est-ce sous l'effet apaisant des mandements de vingt-cinq mille Prussiens dans la Moselle. la bonne dame de Nohant 7) retombera vite. Le «L'armée de la Loire n'est pas une blague. Il est 24avril 1871, il écrit à la princesse Mathilde, sa passé à Rouen depuis deux jours cinquante confidente «La guerre de Prusse m'a fait ver- mille hommes». Mais, quelques jours après, il ser tant de larmes et m'a rendu si désespéré que écrit «On nous berne avec l'armée de la Loire. je suis maintenant fort blasé sur les émotions Où est-elle ?». Il n'empêche que la victoire doit patriotiques». Le 3 mai «Pendant huit mois, rester au Droit. Paris doit tenir, on se battra j'ai étouffé de honte, de rage, de chagrin. J'ai jusque dans les rues, on fera une sortie qui sera passé des nuits à pleurer comme un enfant... A «terrible». Malheureusement, il manque un force d'avoir fait bouillir mon fiel, il s'est pétri- chef, l'homme pour nous sauver. Haubert (qui fié. Je crois que je suis devenu pour les malheurs l'eût dit, qui l'eût cru 7) réclame l'homme pro- publics à peu près insensible. Je tire le drap videntiel. Avoir consacré toute sa vie, toute son mortuaire sur la face de la France. Qu'elle roule oeuvre à fustiger le Bourgeois et, tout d'un coup, désormais dans la boue et le sang, elle est finie».

67 Est-ce parce qu'il a honte d'avoir lui aussi jours d'autrefois. Ils baignent dans une vapeur donné de la voix à un certain moment dans le lumineuse. «Sur ce fond, quelques femmes concert de la Bêtise universelle et, en particulier, aimées se détachent, de chers fantômes me ten- dans celui de la Bêtise française que Flaubert dent les bras». C'est, disparue et retrouvée, réin- sonne ainsi le glas de la France 7 Mais il lui carnée dans la madame Arnoux de L'Education trace vite un programme d'avenir, et il répète sentimentale, Elisa Schlesinger. Elle l'appelle qu'il hait la démocratie (elle n'a d'autre but que de Trouville. Il lui écrit le 6 novembre 1871 d' «élever le prolétaire au niveau de la bêtise du «Je n'irai pas vous rejoindre sur cette plage où bourgeois»), et il réclame comme Renan un je vous ai connue et qui, pour moi, porte tou- gouvernement de «mandarins», une aristocratie jours l'empreinte de vos pas». Elle a laissé dans de savants. ((La révolution française, écrit-il, toute la vie et dans toute l'oeuvre de Flaubert doit cesser d'être un dogme, il faut qu'elle une trace ineffaçable. Un cri s'échappe de la rentre dans la science>'. Il ajoute «La Politique geôle de Croisset «O pauvre Trouville !». On petit devenir une science positive». Maurras est l'entendra longuement, on n'entendra peut-être à peine né dans son lointain Martigues, et il que lui dans cette immense correspondance parte déjà comme lui. Il parle comme Auguste grondant de tant de tumultes. Comte et comme Joseph de Maistre qu'il a en horreur. Celui-ci n'a-t-il pas dit en son temps que le royalisme devait désormais être «scienti- ** tique». La Révolution ou le Roi 7 Science d'abord Flaubert est bien de cette fin de siècle M. Pierre Lepère a placé sous le signe de cette où l'on publiera partout, de la Sorbonne jusque mauvaise étoile, L'Etoile absinthe (4), la vie de dans la petite presse des chefs-lieux d'arrondis- Verlaine. Le poète lui-même est censé l'écrire. sement, que ce sont les «herr professors» qui ont Journal 7 Confession 7 Rêverie 7... Le 6 octobre gagné la guerre. 1895 (dix-neuf heures), 24 rue Descartes, sur la montagne Sainte Geneviève, dans l'immonde Il s'enferme cependant dans sa solitude de chambre partagée avec Eugénie Kantz, où il est Croisset et il a l'impression qu'il est dans cette en train de pourrir de la gangrène de sa jambe et société «républicaine et militaire» un «fossile», où il n'a plus que trois mois à vivre, Verlaine «un individu qui n'a plus de raison d'être dans évoque en mangeant les tranches de lard le inonde». George Sand, maternellement, le qu'Eugénie ne sait jamais roussir à point la ren- morigène dans une lettre du 16 octobre. 1872 contre avec Rimbaud à la fin de l'été 1871, 14 «Vivre en soi est mauvais. Il n'y a de plaisir rue Nicolet, chez les parents de sa femme, où le intellectuel que la possibilité d'y rentrer quand «bateau ivre» est venu s'amarrer au léger esquif on en est longtemps sorti, mais habiter toujours verlainien et qu'il entraînera dans un ténébreux ce moi qui est le plus tyrannique, le plus exi- naufrage. «Je me redirai ma vie en rouge, sau- geant, le plus fantasque des compagnons, non, il tant allègrement maints épisodes, ralentissant au ne faut pas. Je t'en supplie, écoute-moi. Tu fais, contraire mon pas quand je voudrai faire durer d'un coeur tendre et indulgent, un misanthrope ce qui a fui trop vite. Ce sera désormais mon tra- de parti pris, et tu n'en viendras pas à bout. Tu vail jusqu'à la fin». Le pauvre poivrot, sacré enfermes une nature exubérante dans une prince des poètes et qui reçoit dans son galetas geôle». Paul Valéry venu lui apporter l'hommage de la C'est dans cette geôle, c'est dans la solitude, jeunesse, revit, dans les affres et les délices, la répond-il, que je peux «me trouver le mieux». Il «parade sauvage», I' «opéra fabuleux» auxquels en monte, au milieu des hoquets de la colère mal l'a fait participer le «fils du soleil», le «voleur comprimée, des soupirs de tendresse. Il y a les de feu» illuminant de sa torche incendiaire la lettres à Léonie Brainne, jeune et jolie veuve, sinistre aventure. «C'est le soleil, ce rival, qui qui l'assure de son «immense amour» et dont le m'a volé Rimbaud» écrit Lepère-Verlaine. portrait placé sur son bureau en face de son lit le Après le passage de l'ange exterminateur, que fait rêver, «L'avenir, dit-il pourtant, n'est plus pour moi un rêve>. Flaubert se retourne vers les (4) Nil Editions 38, rue Croix-des-Petits-Champs - Paris I

68 reste-t-il de Verlaine 7 Le poète de Sagesse en que sur justification de qualités d'âme et d'es- 1881. M. Pierre Lepère ramasse la couronne prit mettant le récipiendaire hors du commun. dérisoire du Sacre pour en coiffer non ce poète, Un mot à la mode est, aujourd'hui, celui de mais avec un geste de grande tendresse, celui «valeurs>'. On en a la bouche pleine. Quand qui vendait ses sonnets dans les bistrots du manquent les idées, il est plus facile de faire Quartier latin pour un verre d'absinthe ou celui référence aux «valeurs>'. Ce sont de ces «choses qui, à Coulommes, dans la propriété ardennaise vagues>' qui horrifiaient Paul Valéry. M. Michel achetée par sa mère, guettait derrière les haies Mourlet charge ce mot passe-partout d'un sens les garçons du pays et roulait sous la table au très précis. «Rien ne vaut», avait inscrit de café du Bardo. Etait-ce là, dans la boue et la Gaulle quittant le pouvoir en 1969 sur la page de sciure de bois, la vie «en rouge» traversée par garde de ses Mémoires offerts à l'ambassadeur l'astre de Rimbaud ? Etait-ce là la vie en bleu d'irlande dans le pays de qui il trouvait refuge. que le prisonnier de Mons avait entrevue dans le Si I... Vaut ce qui est droit, pur, noble. Les «écri- ciel calme par la lucarne de son cachot 7 C'est vains de France» auxquels M. Michel Mourlet a le poète de Parallèlement, des Chansons pour consacré son livre se reconnaissent dans un elle et dAmouc «Je fus mystique et ne le suis moment et un pays où règnent l'égalitarisme, plus». C'est pourtant dans un linceul pieux que l'uniformité, une bassesse générale, ils sont la dernière phrase de L'Etoile absinthe roule le nobles. De ces portraits à leur peintre «se faune de M. Lepère. «Seigneur des humbles et répand, pour reprendre Sainte-Beuve, un reflet, des vaincus, dans une heure, dans un jour, je une teinte qui donne à l'ensemble une certaine vous verrai en face. Béni soit votre nom dans émotion», celle à laquelle le lecteur est appelé à cette redoutable attente". Le prêtre qui a admi- participer. nistré Verlaine a pu dire à François Porché M. Mourlet, pour la lui faire comprendre, cite «Monsieur, c'était un chrétien". Chateaubriand «Il y a des espèces de vérités qui disparaissent dans le monde moral, comme il y a des races d'animaux qui périssent dans le ** monde physique. On n'en recueille que de curieux débris bons à placer sous verre dans un M. Michel Mourlet a réuni sous ce titre, cabinet d'histoire intellectuelle>'. Les écrivains Ecrivains de France (5), des «portraits litté- chers à M. Mourlet ont allumé leurs flambeaux raires» Anouilh, Chardonne, Bernanos, à ces vérités en train de disparaître. Ils témoi- Cocteau, Déon, Dupré, Laurent, Fraigneau, gnent encore pour une civilisation, mais pour Giraudoux, Montherlant, Dutourd, Perret, combien de temps 7 Ils pourraient tous s'écrier Toulet.. Un choix dans lequel s'implique son comme Le Maître de Santiago de Montherlant: auteur. «Est-ce de la critique que nous faisons «Les derniers, nous sommes les derniers. Quelle en esquissant ces portraits 7>' pourrait-il deman- force dans ce mot de derniers qui s'ouvre sur le der comme Sainte-fleuve dans son «portrait» de néant sublime !« Le livre de M. Mourlet res- Madame de Charrière. Il aurait pu répondre semble au cabinet d'histoire intellectuelle de comme lui qu'il n'a choisi cette «forme particu- Chateaubriand, lI y accroche ses portraits lière" où il mêle sous les feux croisés de l'his- comme en un refuge contre la montée des périls toire et de la critique, la biographie et le com- auxquels nos enfants, sinon nous-mêmes, mentaire d'oeuvre, que pour «produire nos n'échapperont pas. M. Mourlet les recense avec propres sentiments sur le monde et la vie>'. C'est une rare lucidité. Le principal n'est-il pas celui- que M. Michel Mourlet est critique, mais aussi ci le cosmopolitisme 7 Hier, chez Valery moraliste, dans la filière de Sainte-Beuve à Larbaud, «privilège d'une élite intellectuelle et Roger Judrin qui a écrit des Moralités litté- voyageuse», il est aujourd'hui «devenu, dans la raires (6). Moraliste, il établit entre lui-même et dégradation et la perversion des mots, synony- les écrivains dont il brosse les portraits une rela- me de déracinement, de métissage culturel, c'est tion de sympathie, mieux, de connivence, dans un réseau de fidélités à une certaine idée de la (5) Tredaniel. littérature et de la beauté où l'on n'est admis (6) Gatlimard la forme mondialiste et grand-bourgeoise de la Piton enseignait cela dans les premières années massification égalitaire, idéal actuel des sociétés de la IV. Une caricature de Sennep s'étalant évoluées : le retour à l'indifférencié primordial alors sur les murs du métro assurait qu'elle du troupeau dont tout l'effort des hommes avait n'était qu'une «fausse couche». Elle s'éteignit à été de sortir depuis qu'ils marchent debout)>. peine pubère. Pierre Gaxotte raconte dans une Qui, demain, dans l'abâtardissement de notre autre de ses chroniques comment il reçut dans langue, pourra lire et comprendre Giraudoux, son bureau de la me Froidevaux (XIV') une fée Toulet, Larbaud, Chardonne, Fraigneau... ? M. venue de la Lorraine, d'où l'avaient chassée les Michel Mourlet nous a fait respirer (une derniè- comités radicaux-socialistes, pour enquêter sur re l'ois 7), au-dessus du marécage où notre l'opinion politique des Parisiens. Elle n'avait époque patauge avant d'y disparaître (rien à voir rencontré dans les arrondissements chics de avec le «néant sublime> de Montherlant), ce qui Paris que des hommes de gauche. Prospectant a pu nous tenir en vie, une grâce humaine. Il des quartiers plus modestes, elle interrogea son nous donne encore un instant de bonheur. compatriote Gaxotte : «Connaissez-vous un homme de droite ?» <(Oui, moi». Etonnant les fées et les prophètes, il a pu, durant trente ans, dans le journal du Rond-Point où l'on a dû l'ac- E3 cueillir par pitié (ou par goût du pittoresque) Pierre Gaxotte est de ces «écrivains de s'offrir le luxe réactionnaire de donner ses avis France» que M. Mourlet a placés dans son pré- sur le train des choses qu'il voyait passer de sa cieux «cabinet». Il est l'auteur du Siècle de fenêtre avec curiosité, mais trop impécunieux Louis XV et de La Révolution française, deux pour avoir jamais pu y monter. Blasphèmes ou maîtres livres dont l'on s'est aperçu à l'occasion facéties, ses avis 7 On en jugera. de la célébration du bicentenaire de 1789 qu'ils «J'aime les petits écrits sur les grandes avaient contribué à faire de celle-ci un fiasco choses» a confié un jour Gaxotte à son ami le intellectuel. Mais ce normalien, reçu premier à musicien Henri Sauguet. Il défend, en ayant l'agrégation d'histoire, n'est pas considéré par l'air de pirouetter, la liberté, la civilisation, les sorbonnards de sa corporation comme un l'ordre, le langage. «Dans vingt ans ou trente, véritable historien Quand on lui demandait écrit-il, les Français sauront-ils encore leur quel est celui de ses livres qu'il préférait, langue 7». C'est ce qui le préoccupe le plus. On «L'Histoire de l'Allemagne», répondait-il. Elle enseigne aujourd'hui que «le langage est une a eu un succès prodigieux outre-Rhin, en contrainte sociale obligeant les enfants à nom- France, elle n'a pas eu un seul compte-rendu dans les revues savantes. Historien et journalis- mer les choses avec des mots qu'ils n'ont pas te, Pierre Gaxotte a été avant la guerre le rédac- choisis». Ils choisiront leurs députés et on leur teur en chef de C'andide mais aussi de Ric et imposera les mots dont ils se servent tous les Roc. Après la guerre, il collabore à des journaux jours. Guerre à l'héritage 1 Il faut libérer l'en- féminins (Elle) et à des journaux financiers. fant de sa langue. Chacun doit inventer son Dans ceux-là, il nous dit qu'il était «préposé au sabir. Demain, la Tour de Babel Pierre Gaxotte rayon des facéties impertinentes et des para- cite le charabia des pédants d'université, les pre- doxes». Est-ce ce rayon que Le Figaro lui confia miers à donner l'exemple. Il propose un remède. à sa première page, durant plus de trente ans, de «Si j'avais l'honneur d'enseigner notre langue à 1949 Ù 1982? Les articles tirés de ce rayon sont la jeunesse, je donnerais à mes élèves, chaque réunis en librairie sous le titre Le blasphème du semaine, une version de français en français, professeur Piton et autres chroniques (7). Quel c'est-à-dire que je leur demanderais de traduire est ce blasphème 7 M. Piton enseignant l'histoi- dans un langage simple un morceau de discours re des Institutions démocratiques au Collège de officiel, un article de technocrate, un catalogue France professait que «les républiques fondées de peinture abstraite ... » Pierre Gaxotte cite en par les républicains ont été moins solides que exemple du bon style le Formulaire des officiers les républiques fondées par les monarchistes». Ainsi la 111e qui a atteint soixante-dix ans. M. (7) Fayard.

Will de police judiciaire par M. Lambert, professeur chie universelle dont l'Ordre mondial risque de à l'école supérieure de police. Un chef-d'oeuvre n'être demain que la grimace. «Il naît, écrit de précisionet de.clarté Pierre Gaxotte est pes- Benoist-Méchin, avec Alexandre le Grand dans simiste. Il a pourtant des solutions simples pour la plaine d'Hécatompylés, il reparaît avec César tout. Pour éduquer les enfants, commencer par et Cléôpâtre à Alexandrie, il ressuscite avec rééduquer les parents. Contre le désordre géné- Julien, l'adorateur du Soleil, avec Frédéric Il de ralisé, «rétablir le règne des lois'>, solution Hohenstaufen, la stupeur du monde, avec empruntée, celle-là, à un cacique de la Bonaparte, en Egypte. avec Lyautey l'africain, République, Georges Mandel. Il suffisait d'y avec Lawrence d'Arabie... Rêve unique que penser. l'Histoire poursuivrait à travers des hommes différents». Pessimiste, Gaxotte qui ne cesse de proclamer comme le perroquet de Bainville dans le conte C'est un rêve poétique dans le sens où poésie Jaco et Lori «ça finira mal'> 7 Il reste gai. On signifie création. La marche à l'Orient de tous compare cet homme du XVIIIt siècle qui ne ces rêveurs d'empire est une marche aux lisait plus à la fin de sa vie, pour se tenir au cou- «sources du Soleil». Elle conduit par des songes rant de l'actualité, d'autre journal que L'Année à une réalité qu'ils veulent faire surgir du désert. littéraire de Fréron (comme Léon Bloy, les Lyautey, le dernier d'entre eux, s'élançant, Epîtres de Saint Paul), on le compare à Voltaire jeune lieutenant, à la tête de son peloton, dont il al'accent aigu, à Diderot dont il avait la comme dans une trouée lumineuse, écrivait à volubilité, à Rivarol dont il a le sens du raccour- son père «Le grand maître triomphe, le soleil ci et, comme lui, en trois mots, il met chaque roi du désert, il n'y a plus rien entre ses rayons chose à sa place. Il a écrit «Seuls les pessi- ardents et l'immensité sans aucune borne mistes sont gais parce qu'ils sont seuls à avoir visible, toute embrasée et nue, sans un buisson, de bonnes surprises». Gaxotte ne croyait plus en sans un arbre, sans un accident quelconque qui rien, désabusé, mais non désespéré - «le déses- puisse rappeler le fini'>. C'est au-delà des poir en politique est une sottise absolue>' disait limites du monde connu, dans une aspiration à son maître Maurras - il n'avait pas renoncé à l'infini, qu'Alexandre le Grand et ceux qui l'ont «être surpris». Il n'a jamais écrit au demeurant, suivi à la poursuite d'étoiles filantes, ont voulu dans son oeuvre que sur les surprises de s'avancer. Cent soixante-sept jeunes gens, sortis l'Histoire. Voltaire, Diderot, Rivarol, il faudrait des plus grandes écoles, escortaient Bonaparte aussi lé comparer à Marivaux, metteur en scène s'embarquant pour l'Egypte, prêts à mettre leurs d'autrés «surprises». pas, du Caire à l'Indus, dans ceux de leur cama- rade Alexandre parmi eux, l'ancêtre de Jacques Benoist-Méchin, un astronome pour déchiffrer les oracles du ciel. ** Ce grand rêve, celui-là même que Benoist- Jacques Benoist-Méchin, chargé de mission Méchin refaisait à Bassorah, s'est «chaque fois par le président Pompidou dans le Proche- effondré et achevé, dit-il, en désastre». Est-ce Orient, a fait à Bassorah sur le Golfe Persique, à que l'Empire du monde, est-ce que l'unité de l'endroit où, en 1942, comme le lui confia le l'Humanité n'est pas un rêve blasphématoire 7 général Warlimont, trois armées allemandes Ce rêve finirait l'Histoire, c'est le rêve éternel devaient faire leurjonction pour marcher sur les de l'Homme qui, du haut de sa tour de Babel, Indes, le rêve fabuleux d'où sortiraient sous le veut atteindre à Dieu et lui ravir sa souveraine- titre Le rêve le plus long de l'Histoire, sept té. Ceux qui l'ont fait ont été frappés par la colè- grands livres consacrés à Alexandre, Cléôpâtre, re de Dieu. «Tu as vaincu. Galiléen», s'est écrié Julien l'Apostat, Frédéric de Hohenstaufen, Julien l'Apostat au moment d'expirer, percé par Bonaparte, Lyautey, Lawrence aujourd'hui un javelot, sur le seuil de l'Orient tentateur et réédités (8). Quel est ce rêve 7 La fusion de interdit. l'Qccident et de ['Orient, «ces deux moitiés d'un monde éclaté>', la réalisation de la monar- (8) Perrin.

71 Il y a dans le rêve de l'Histoire célébré par ces territoires calcinés, des déserts ensevelis Benoist-Méchin cet esprit de démesure que les sous la cendre. Il a traversé dans L'Attrapeur Grecs nommaient l'ubris et qui, méprisant toute d'ombres des forêts fantomatiques, des pay- limite, est attentatoire à l'ordre divin. Julien sages lunaires où jusqu'à la pierre se dissout l'Apostat aurait pu échapper au châtiment qu'il pour retourner en poussière. Mais, de la mort, devait encourir pour l'avoir violé, dans le bref M. Yves Berger veut faire surgir la vie, une vie moment de sa vie où, à Lutèce, il a reçu de d'avant la Faute, celle du Paradis terrestre. Les Constance le titre de César et où il a organisé cinq parcs nationaux des Etats-Unis à travers une fulgurante campagne contre les Barbares lesquels, de Yosemite à Yellowstone, il nous a d'outre-Rhin. Hissé sur le pavois par les Gaulois entraînés dans L 'Attrapeur d'ombres sont une comme, plus tard, Clovis par ses guerriers image de ce paradis. Yves Berger nous y a fait francs, il ne lui a manqué jue l'onction du assister, en nommant les choses par un verbe Seigneur. Julien n'a pas eu son Saint Rémi. Il tout neuf, à la création du Monde. Sa phrase ace aurait fondé cette monarchie dont Mérovée pouvoir. Un souffle la gonfle, la porte en avant apparu dans l'Attila de Corneille a été l'intro- sur la houle de l'immensité, aspirée par l'abso- ducteur et où le Roi n'est empereur que dans lu, rythmée par le mouvement même d'une son royaume. genèse. L'Amérique, dans l'oeuvre de M. Yves Berger, est le lieu privilégié de ces opérations magiques. ** Le Sud, chez M. Berger, c'est l'Ouest, c'est le Far-West de ses lectures d'enfant. C'est aussi Le Monde a mal tourné, et il faut le recom- mencer ou en découvrir un nouveau. C'est, bien vers l'Ouest que le petit groupe d'hommes exprimée dans toute son oeuvre, la constante rescapé du Monde après la pluie marchera obsession de M. Yves Berger. Mais changer le inlassablement, à la suite d'un Indien, Indien de monde, c'est au prix de quelle catastrophe ? Le cirque surpris par la fin du monde dans l'accou- Monde après la pluie la raconte (9). Sur une trement emplumé dont il s'était revêtu pour son terre dévastée par un brutal et incompréhensible spectacle, Indien de pacotille, mais qui retrouve phénomène cosmique (que s'est-il passé 7 ne dans le grand bouleversement de la Nature l'ins- fait que répéter M. Yves Berger), sur une terre tinct divinatoire de sa race à la recherche et à calcinée, creusée de trous et recouverte de l'écoute de signes. L'un de ces signes sen cendres, il n'y a plus ni jour, ni nuit. Le soleil, curieusement la découverte de camions G.M.C. dans un ciel disparu, est froid et immobile. Le temps a suspendu son cours. Un homme, resca- abandonnés par l'armée américaine, ceux-là pé de cette catastrophe, est là, néanmoins, pour mêmes que le petit Yves avait vus arriver à témoigner de la fin du Monde. «Il est toujours Avignon, dans Les Matins du Nouveau Monde, difficile d'échapper à la littérature», note M. porteurs des messages de la Libération. Le Yves Berger. Le Monde après la pluie est une «rêve américain» Soudain, dans cette marche à variante des apocalypses que les écrivains et les l'Ouest, le cri de Christophe Colomb (dont le poètes ont été nombreux à mettre en scène. journal de bord n'a cessé d'inspirer Yves Mais les apocalypses n'ont pas de sens, sans Berger) lorsqu'il a mis pied il y a cinq cents ans les genèses. Assisterons-nous dans Le Monde aux 11es Bahamas (. L'herbe après la pluie à une genèse ? M. Yves Berger dans le désert se met à pousser, le vent souffle. donnera-t-il une chance aux survivants de son On a vu le même miracle se produire dans des apocalypse 7 La Terre dévastée n'est plus qu'un romans de Claude Simon, L'Herbe, Le Vent, désert, mais le désert, dans l'oeuvre de M. revivifier un monde de mines et de cendres, tirer Berger, est toujours le théâtre de miracles. Ainsi, une genèse de l'Apocalypse. Le Monde après la nous a-t-il été donné de découvrir, dans pluie, c'est, tout d'un coup, l'arc-en-ciel, une LAttrapeur d'ombres, une Amérique massacrée renaissance colorée et douce, le Paradis retrou- par les Américains, immense cimetière où il n'y vé! a plus ni plantes, ni animaux, ni Indiens. M. Berger revient sans cesse dans ses romans vers (9) Grasset.

72 M. Yves Berger, dans Immobile dans le cou- Le Suisse Jacques Chessex a écrit dans son der - rantdufleuve, rêvait de recommencer l'Histoire nier roman (10) une «imitation)) de Benjamin du Monde à l'âge du paléozoïque, il y a six Constant (même désir de Dieu, même besoin cents millions d'années. Nous sommes ici dans des femmes, même passion du jeu), non pour lui le néolithique, il y a seulement six mille ans. Ce demander le moyen de se fortifier, mais pour n'est qu'un petit bond en arrière, suffisant pour mieux se défaire d'une vie qui n'est, dans la pré- reprendre, dans la splendeur de la nature encore jouissance de la mort, qu'une lente et puante inviolée, l'aventure humaine. Mais, dans ce décomposition. Elle s'achève dans une maison paradis, où sont les hommes ? On les cherche. de santé, comme, dans un précédent roman de Ils apparaîtront soudain derrière un rideau M. Chessex, L-a mort du juste, celle d'Aimé d'arbres, pour décocher une flèche mortelle au Boucher, placée elle aussi sous l'invocation de dernier des survivants de la catastrophe, celui Benjamin Constant, l'auteur d'Adolphe, dans la qui, revenu de loin, a voyagé à rebours du temps même impuissance de l'hygiène helvétiqùe à en quête d'origines heureuses. ( s'écrie Jacques-Adolphe dans sa vrent plus rien, des mots sans emploi. «Regarde maison de santé, à la fin de sa triste vie. ce chaos, depuis que les mots ont quitté les Benjamin Constant, «une nature subtile et com- choses» a dit M. Yves Berger dans Le Sud. Elles pliquée», a dit Sainte-Beuve que n'aime pas M. meurent désormais de n'avoir plus de sens. Chessex. Compliqué et subtil, son livre. Il se C'est dans ce chaos que M. Yves Berger veut termine (ou ne se termine pas) sur cette exhorta- remettre de l'ordre, par le pouvoir créateur d'un tion tardive. Peut-elle démentir tout- le passif Verbe souverain. Il est parti, dans son oeuvre, à d'une vie perdue d'avance à un jeu d'enfer? la redécouverte et à la reconquête du Monde par le langage. «Rien n'échappe au langage>) a-t-il dit. Les mots «ramènent» les choses... Ils leur rendent la vie, les restituent dans la grâce. Le ** Verbe, chez M. Berger, a, dans sa toute-puissan- M. Daniel Boulanger, romancier protéiforme, ce impérialiste, cette vertu libératrice. aurait-il, avec Talbard (I I), écrit un roman poli- cier 7 On assiste dans la petite ville jurassienne ** de ce nom à une «épidémie>) de vols de porte- «Benjamin, mon maître, mon ami qui peut me feuille. La coupable est vite pressentie et démas- fortifier, ai-je réglé ma vie selon ce qui conve- quée. Il n'y a donc pas de

73 dans ce contexte 7), on assiste ici à la répétition qu'un domicile de passage. Il y reste, parisien, générale d'une pièce de théâtre où les gens du un étranger. Toujours à la recherche de limites, pays sont appelés à faire la figuration. La voleu- les pouvait-il trouver dans la Campagne du Lion se, engagée par une petite annonce du journal autour de laquelle il a tracé une barrière de peu- local, ne fait que répéter son rôle. A l'insu de ses pliers, arbre d'ile-de-France 7 Qu'il relise Sans victimes 7 Peut-être. On n'a pas dû encore les la muraille des cyprès de Maurras Voilà, affranchir. Ils jouent, eux, vrai. M. Daniel autochtone, une limite nette, précise et dure. M. Boulanger, dans ce roman écrit en trompe-l'oeil de Bourbon Busset s'enracine mal dans une dans une perspective pirandellienne, entre réali- terre qui manque de mollesse, et il cède, une té et théâtre, joue le vrai et le faux. Dialoguiste, fois de plus, à l'appel des lointains. Il se méta- scénariste, metteur en scène, saltimbanque, en morphose, pour mieux éprouver la joie d'être plus, sur la corde raide où il fait ses grâces, il ailleurs, en nuage ou en oiseau. Il a été, en des reste romancier. C'est-à-dire créateur de vérité. contes précédents, pétrel, albatros, il devient Il y a dans Talbard une petite société de notables frégate, faucon, et, d'un coup de sa baguette prise sur le vif. C'est, net et précis, une peinture magique, il transforme Laurence, compagne de la Jouhandeau, mais arrangée en douceur à la son aventure, en nuée, en tourterelle, en avocet- Max Jacob, avec la touche colorée et poétique te. M. de Bourbon Busset a toujours eu besoin de P.J. Toulet. II y a toute une cartographie de d' «exister à deux». Il y a dans quelques jolies rues, de places, de cafés, un paysage. C'est dans pages de ce conte tout un concert d'oiseaux, et le paysage que Toulet met sa'touche. «Talbard... dans ce concert, dans cette volière, on distingue des h-plats de bleu, de blanc, de laque vert-noir moins bien le chant à deux voix de M. de pris dans une résille de traits géométriques enru- Bourbon Busset. Dans le plein ciel où il réussit bannés d'une ondulation argentée». Un mélange à s'élever, d'un coup d'aile libérateur, c'est de rigueur et de fantaisie La description de encore pour chercher des limites, loger dans Talbard en trois ligne, est celle d'une ville l'infini le fini, comme il aime à le répéter. Mais, «amène». Naguère, Ursacq, en Auvergne, dans symbole de l'infini, le nuage a-t-il des le roman de ce nom où nous promenait M. contours 7 Il y a sur la tombe d'Ignace de Boulanger, était, pascalienne et grise, une ville Loyola cette inscription «La marque du divin «grave». Amateur de petites villes françaises est de faire tenir le maximum dans le mini- (son oeuvre en présente une jolie collection de mum». C'est le mystère de l'incarnation. C'est cartes postales), M. Daniel Boulanger dote cha- la crèche provençale. Mais, dans le ciel proven- cune d'un caractère. C'est la façon de ce saltim- banque d'être aussi moraliste. çal, il n'y a pas, ou peu, de nuages. Nous avons vu au début de ce livre M. de Bourbon Busset attendant Laurence, durant qu'elle fait ses courses, dans le charmant petit jardin de ** Draguignan, «cité raisonnable». Il continuait Jacques de Bourbon Buiset a écrit dans ses d'y chercher le sens de l'univers, quête com- mencée, dit-il, à l'âge de treize ans et qui est Cotites pour Laurence, doncAlliance (12) est le dernier et qui ne sont que le prolongement de loin d'être terminée. C'est dans cet enclos muni- son journal intime dans l'infini où il continue de cipal où il a enfermé un temps sa pensée, à l'abri converser avec sa femme, qu'il a «la hantise des des vertiges sidéraux, ramenée de ses «loin- lointains», qu'il est toujours «en quête d'un che- tains», que nous préférons, plus près de nous, le min pour aller plus loin». Alliance nous ramène retrouver. en Provence, à Salerne, dans cette Campagne du Lion qu'il a habitée pendant quinze ans avec Laurence. Il y respire, dit-il, l'air de son passé. «Un passé à deux, donc encore vivant». Est-ce un retour des «lointains» vers le «proche» 7M. ** de Bourbon Busset s'émerveille de cette Provence, mais pour lui exotique, où il n'a élu (12) Gallimard.

74 M. Pierre de Boisdeffre a rapporté dans son L'homme de tradition et l'homme de progrès livre Le lion elle Renard (13) un étonnant pro- se disputent en M. de Boisdeffre. C'est le véri- pos de François Mitterand il espérait occuper table débat de ce livre. Mitterand et de Gaulle un jour une entière page du dictionnaire où de n'y sont que des prétextes à mettre d'accord Gaulle n'aurait droit qu'à un paragraphe. M. de avec lui-même l'auteur de Le Lion et le Renard. Boisdeffre fait dialoguer dans ce livre le général L'entreprise est difficile, quand le jeu d'où M. de Gaulle et Mitterand en tenant entre eux la de Boisdeffre essaye de tirer son épingle est partie égale. Mais, dans ce débat où ces deux brouillé, de Gaulle, avec sa croyance dans l'évo- hommes illustres, tant on les a déjà fait parler, lution, dans le sens de l'Histoire, dans les fatali- ne nous réservent plus aucune surprise, c'est tés irréversibles, représentant le Mouvement, le l'arbitre qui devrait nous intéresser. Progrès, Mitterand, avec ses fidélités ter- riennes, la Tradition. Il y a une affiche électora- le célèbre où l'on voit la figure de François Il y a deux hommes en M. Pierre de Mitterand se profiler sur un horizon de coteaux Boisdeffre, le petit-fils du général de Boisdeffre, modérés où pointe un clocher la force tran- chef d'état-major de l'armée française au temps quille. Ce n'est pas une affiche gaulliste. De de l'affaire Dreyfus, aristocrate, catholique et Gaulle n'a jamais dressé sa statue qu'au centre royaliste, l'arrière-petit-fils du docteur Jules de furieux orages. A une idée romantique de la Néraud, dit «le Malgache'>, bourgeois de la France est opposée ainsi cette image paisible. Châtre, grand ami de George Sand, libre-pen- Douce France De Gaulle a voulu en exalter la seur et républicain, M. de Boisdeffre qui passa dure grandeur. Il y a un mot étranger à son lan- auprès de ses camarades de l'E.N.A. pour un gage la tendresse. François Mitterand a évo- (, a en son temps adressé Renard, leurs discours s'entrecroisent, sans se une Lettre aux hommes de gauche (14) dans fondre. M. Pierre de Boisdeffre y cherche des laquelle il écrivait notamment «Une part de résonances communes pour en dégager l'impos- l'espérance humaine reste liée à l'existence de sible unité dont il rêve et où il pourrait réconci- la gauche... Une gauche qui donnerait aux lier l'idée et l'image de cette France qui a bercé Français le sentiment qu'elle est prête à faire du sa jeunesse. Le Lion 'e: le Renard, qu'il ne faut neuf et du raisonnable obtiendrait sans coup pas prendre pour le livre-bilan d'une expérience férir leurs suffrages», mais il doit se rappeler politique, a l'accent poétique d'une complainte. que Charles de Chaulle écrivait à quinze ans un début de roman où l'Europe avait déclaré la guerre à la France et où il conduisait avec le Philippe SÉNART général de Boisdeffre une campagne libératrice. Il y a donc entre les Boisdeffre et de Gaulle des (13) Le Rocher. liens historiques. (14) AIbin Miche!.

75 Disques par Marc DARMON

Ludwig van BEETHOVEN: Grandes OEuvres Christ au Mont des Oliviers est tout à fait bien- Chorales : Mi&s'a Solemnis, Messe en lit, trois venue dans le cadre de ce coffret. Cantates, Le Cl: ris: au Mont des Oliviers Quant aux deux messes, elles sont intégrées dans ce coffret dans des interprétations radicale- I coffret 5 CD Deutsche Grwnmophon 453- ment opposées. L'interprétation de Gardiner sur 798-2 instrument d'époque de la Messe en Ut de Deutsche Granimophon édite une magistrale Beethoven avait été unanimement fêtée lors de sa «Edition Beethoven» proposant tout son oeuvre parution. Gardiner présente cette messe comme en vingt coftrets ccmprenant un total de quatre- le «chaînon manquant)> entre la Grand-Messe en vingt-sept disques. Parfaitement présentés et Ut de Mozart et la Missa Solemnis. En revanche, documentés, ces coffrets offrent souvent des la grande Missa Solemnis est présentée dans la interprétations de tout premier plan. Citons à titre version avec grand orchestre symphonique, diri- d'exemple les Symphonies dans l'interprétation gée par Levine (avec Domingo, Jessye (le Karajati (1962-63), les Sonates pour piano par Norman, ... ). KempiT et les Sonates pour piano et violon par Le coffret dans son ensemble est une brique Martha Argerich et Gidon Kremer. importante de toute discothèque beethovénienne. Le coffret 19, consacré aux grandes oeuvres Nicolat MEDTNER 2' Concerto pour chorales, est passionnant car il associe la très piano, Quintette avec piano célèbre Missa Solemnis à des pièces moins connues (Le Christ au Mont des Oliviers, la Konstantin Scherbakov, piano : Orchestre Messe en Ut) et à des redécouvertes absolues (les Symphonique de Moscou, Dir Igor Golovschin trois Qzntates). I CD NAXOS 8.553390 l..es deux premières Cantates ont été écrites Il y a la même progression entre Medtner et par un Beethoven de vingt ans (1790) à l'occa- Rachmaninov qu'entre Rachmaninov et sion de la mort de l'empereur Joseph Il et du cou- Tchaïkovski. En effet, on a l'impression que la ronnement de Leopold Il (ce couronnement fut musique de Medtner constitue l'ultime étape aussi l'occasion du Concerto du couronnement dans l'évolution de la musique romantique et vir- (le Mozart). Le jeune chef Christian Thielemann, tuose pour piano. La richesse et la quantité des (lui s'était ddjÙ distingué par de superbes enre- idées musicales, l'énorme virtuosité exigée du gistrements de Pfitzner (Deutsche pianiste, le romantisme extrême, et même le sen- Gramitiophon), en donne une interprétation timentalisme, de ses partitions en font une expé- brillante et éniottvante qui fait regretter qu'elles rience inoubliable pour l'auditeur. ne soient jamais jouées. Ce disque, qui devrait bientôt être disponible séparément, est une mer- De sept ans plus jeune que Rachmaninov, veille pour les ainateurs de Beethoven. Medtner (1880-1951) était également un grand ami de celui-ci, et lui dédia son Deuxième La Cantate «du Congrès», composée à l'occa- concerto pour piano. Comme pour sion dtt Congrès de Vienne (1814) est sans doute Rachmaninov, le second concerto de Medtner est une oeuvre moins riche, dont le caractère de cir- l'oeuvre qui est devenue la plus célèbre de son constance se fait trop sentir. Néanmoins, l'enre- auteur. Ce concerto, d'une structure classique en gistrenient de Myutig-Whun Chung, réalisé pour trois mouvements, est une pure merveille. cette édition, est tout à fait remarquable. Par ailleurs, la réédition de la version plus ancienne Depuis l'enregistrement de Medtner lui-même, nais jamais dépassée de B. Klee de l'oratorio Le seul G. Tozer avait ressuscité les trois concertos

16 de Medtner dans une publication qui avait fait me, ces parutions intéresseront aussi bien, on l'a grand bruit en 1992 (éditée chez Chandos). On dit, passionnés et novices. ne peut imaginer interprétation plus différente que celle qui figure sur la nouvelle parution Naxos, couplée avec le sommet de la musique J.S. BACH: Le Clavier Bien Tempéré de chambre de Medtner, le Quintette avec piano. En effet Scherbakov et Golovschin met- Jeno JANDO, piano tent l'accent sur la verve et l'esprit de danse qui sont contenus dans cette musique. Du coup ce 2 boîtiers de 2 CD NAXOS 8.55379617 concerto prend une nouvelle dimension ludique, Le Clavier Bien Tempéré est un recueil en festive et entraînante, ce qui le rend encore plus deux livres de quarante-huit préludes et fugues, accessible. Sans aucun doute, ce disque à prix dans l'ensemble des 24 tons possibles (Do très réduit permettra à tous ceux qui n'avaient majeur, Do mineur, Do dièse majeur, Do dièse pas fait l'expérience Medtner, guidés par G. mineur,.., jusqu'à Si mineur), composés pour Tozer, de se faire conquérir par cette musique. Il instrument à clavier non spécifié. Leur interpré- s'agit réellement d'une des redécouvertes les tation aux instruments à clavier d'époque (cla- plus importantes de cette fin de siècle. vecin évidemment, mais aussi clavicorde ou orgue) est bien sûr justifiée, mais le piano moderne permet d'offrir une palette de couleurs Le Petit Dictionnaire de l'Orgue et de nuances qui enrichissent encore l'oeuvre et la rendent plus accessible. Les versions célèbres Un livre + 2 CD Harmonia Mundi au piano de Richter, Glenn Gould (Sony), Guida HMB59000516 (!'hilips) ou même E. Fischer (EMI) sont autant de visions différentes de la façon d'interpréter La nouvelle collection «Passerelle» cette oeuvre protéiforme. d'Harmonia Mundi est une initiative extrême- ment utile. Elle est composée de livres illustiés Jeno Jando est un des pianistes qui enregistre chacun par des exemples musicaux répartis sur le plus pour Naxos, label dont on a souvent deux disques compacts. Ce qui lui vaut d'être vanté à la fois la qualité éditoriale (technique mentionnée dans cette rubrique est le double d'enregistrement et textes de présentation), intérêt suivant. Tout d'abord les disques d'illus: l'originalité du répertoire et, bien sûr, le prix, tration se suffisent à eux-mêmes et sont déjà environ le tiers du prix habituel. Jando a notam- passionnants sans le support du livre qu'ils metit été remarqué dans les sonates et la accompagnent. Mais aussi, et surtout, ces musique de chambre de Beethoven ainsi que les ouvrages s'adressent aussi bien au néophyte qui sonates et les concertos de Mozart (Naxos, découvre un domaine musical qu'au mélomane déjà). Ce pianiste hongrois vient d'achever son qui veut approfondir ses connaissances. enregistrement au piano des deux livres du Clavier Bien Tempéré, après avoir laissé passer Les premiers volumes parus sont consacrés à plusieurs années entre les enregistrements du la «redécouverte de J.S. Bach», la «compréhen- second livre et du premier livre, qui lui a deman- sion de la musique baroque» et à l'orgue. Cette dé plus de temps avant d'être parfaitement dernière publication, intitulée «Le petit «apprivoisé>). Son interprétation vivante, fluide Dictionnaire de l'Orgue illustré», est constituée mais résolue, contrastée, respecte parfaitement d'un livre très détaillé sur le fonctionnement et les différences de climat entre les quatre-vingt- les jeux des orgues, ainsi que sur les formes des seize pièces, si bien que l'enregistrement peut pièces pour orgue. Il est illustré par deux aussi bien s'écouter comme un tout que comme disques compacts, l'un présentant des exemples un ensemble de «miniatures» de caractères dif- musicaux d'une quarantaine de jeux différents férents. Une très bonne introduction à ce que (bombarde, clairon, bourdon..), et l'autre près certains considèrent comme «l'Ancien de vingt-cinq exemples de formes de pièces Testament» de la littérature pour piano, le ... ). pour orgue (fantaisie, toccata, passacaille «Nouveau Testament» étant constitué par les 32 Erudition sans pédantisme, sans intellectualis-

77 Sonates de Beethoven, autre recueil où J. Jando tard. s'était distingué. Bien sûr, tout n'est pas original dans ces com- positions. On reconnaît même des relents de J.S. BACH: Les 6 Suites Anglaises Bach présents ici ou là, qui seraient pris pour pastiches ou hommages chez un compositeur Gustav LEONHARDE Clavecin plus âgé. Mais l'invention mélodique et ryth- / boîtier de 2 CD SONY «SEON» SB2K62949 mique, l'enthousiasme et la vivacité de ces parti- Sony réédite le catalogue SEON, qui s'était tions, en font une des musiques des plus illustré dans les années 70 dans la redécouverte agréables à écouter, même si on a conscience de de la musique «ancienne» (comprendre ne pas y trouver toute la profondeur de pièces «baroque'>) interprétée par des pionniers, Gustav contemporaines (derniers Quatuors et Sonates de Leonhardt, Frans Bruggen, Anner Bylsma, les Beethoven, par exemple). Si on a reproché à Kuijken... Parmi ceux-ci, le grand claveciniste Mendelssohn, d'ailleurs injustement, sa trop Gustav Leonhardt, par son rôle à la fois de théo- grande facilité d'écriture, l'absence de tout ricien, d'interprète au clavier (clavecin, mais «pathos» et d'hyper-romantisme dans ses com- aussi clavicorde et orgue) et de chef d'orchestre, positions, ces reproches n'ont pas de sens pour tient un rôle à part. les Symphonies de jeunesse en question, compte tenu de leur contexte d'écriture et de leur absen- G. Leonhardt a enregistré les trois cycles de ce totale de prétention. Suites pour clavier de Bach, les 6 Suites Anglaises, les 6 Suites Françaises et les 6 L'Orpheus Chamber Orchestra avait enregistré Partitas. Moins souvent jouées que les deux (0G) les Symphonies n° 8 à 10, publiées dans un disque qui est une excellente introduction aux autres cycles, les Suites Anglaises méritent pour- tant la même notoriété. La succession de danses compositions de jeunesse de Mendelssohn. Les (Courante, Gigue, Allemande, Sarabande, trois disques Naxos permettent, eux, de disposer de l'ensemble de ces Symphonies dans une inter - Bourrée, Gavotte, Menuet .... ) que sont ces suites est l'occasion d'une musique riche et presque prétation qui équivaut à celle des Orpheus, dans savante. Leur interprétation au piano adonné lieu une prise de son d'une présence rare. à des enregistrements magnifiques (Ivo Ces disques sont bien plus qu'une curiosité. Pogorelich. chez 0G, pour les 2e et Y Suites, Par l'enthousiasme communicatif qu'ils procu- Glenn Gould, chez SONY, pour l'intégrale). Plus rent, ils offriront un plaisir à goûter avec autant austère mais plus authentique, l'interprétation au (ou aussi peu) de scrupules que des sucreries. clavecin dispose d'une discographie moins riche que les Partitas ou les Suites Françaises. C'est pourquoi l'on conseille sans hésiter ce coffret à Ludwig van BEETHOVEN: Leonore prix réduit, où Leonhardt, sur un très bel instru- ment, enregistra il y a vingt-cinq ans une inter- H. MARTINPELTO, F HAWL4TA, C. OELZE, prétation qui fit date. K. BEGLEX M. BEST Monteverdi Choir; Orchestre Révolutionnaire F. MENDELSSOHN : Symphonies pour et Romantique, John Eliott GARDINER cordes n ° I à 13 Un coffret 2 CD A rchiv (DG) 453 4612 Northerm C/zamber Orchestra, Dut Nicholas WARD Leonore, ou le tiomphe de l'amour conjugal est le titre sous lequel Beethoven publia et fit 3 CD NAXOS 8.553161162163 représenter son unique opéra en 1805. Ce n'est Avant d'écrire ses 5 grandes Symphonies (dont qu'en 1814 que, remanié, l'opéra s'appellera les Symphonies «Italienne» et «Ecossaise»), le Fidelio. Mais entre-temps la situation politique à jeune Felix Mendelssohn, alors entre 13 et 15 Vienne (en 1805 l'Autriche était occupée par les ans, composa ces 13 Symphonies pour cordes, troupes napoléoniennes) et les idéologies poli- véritables petites merveilles, esquisses pour le tique et philosophique de Beethoven ont changé. célèbre Octuor op. 20 composé deux ans plus L'opéra a suivi l'évolution de la pensée de

78 Beethoven pendant cette période l'intrigue Don Giovanni romantique s'est changée en allégorie politique, W.A. MOZART: le personnage charnel Leonore s'est transformé Bryn TERFEL, Renée FLEMING, Mn MURRAY, en symbole Fidelio, et l'opéra est devenu un Michele PERTUSI hymne épique d'une portée équivalente à la Neuvième Symphonie et à la Missa Solemnis. Orchestre Philhannonique de Londres, Dir. Sir Georg SOL?'! On ne joue plus guère Leonore dans sa version originale, et pourtant l'oeuvre mérite qu'on la 3 CD DECCA 455-500-2 représente, et qu'on l'enregistre, sans tenir compte de ce qu'elle deviendra après les mul- La discographie de Sir Georg Solti a été souvent tiples révisions qu'y apportera Beethoven. Sa vantée dans ces colonnes (chez DECCA depuis cin- construction est d'ailleurs plus cohérente dans la quante ans), et principalement pour les oeuvres version de 1805 que dans celle de 1814(3 actes lyriques. Nous ne reviendrons donc pas sur les réus- pour Leonore au lieu de 2 pourRide!io). Il ne faut sitesque sont ses enregistrements des grands opéras pas penser que les modifications sont fondamen- de'Verdi, Wagner, Mozart et Richard Strauss. Pour tales. Notons principalement que les rôles de parfaire cet ensemble, Sir Georg nous devait de Marzelline et Pizarro sont plus développés en réenregistr&. Don Giovanni et Tristan et Isolde. 1805, que le premier air de Florestan a été com- Faute de trouver la distribution adéquate, le projet plètement réécrit pour la version de 1814 et toujours repoussé de Tristan n' aura pas vu le jour qu'un magnifique duo LeonorefMarzelline a été avant la disparition du maestro. En revanche, le supprimé. L'enregistrement qui paraît aujour- Don Giovanni de Mozart a été enregistré, en public, d'hui présente donc plusieurs numéros nouveaux dans une distribution idéale. Cet enregistrement par rapport aux enregistrements habituels de «testament» clôture avec magnificence une carrière Fidelio, dont le duo Leonore/Marzelline et l'air qui s'identifie avec l'histoire de la musique enregis- de Florestan. trée. Cet enregistrement nous montre une distribu- Comme toujours, la prise de son, présente et tion plus légère qu'à l'habitude, plus théâtrale transparente, permet de tout saisir des intentions du aussi. Les timbres originaux des instruments chef et de ses chanteurs. La beauté de la voix de anciens, ceux du magnifique Orchestre Renée Fleming, Donna Anna pour l'éternité, l'élé- Révolutionnaire et Romantique de Gardiner, gance de Bryn Terfel en Don Giovanni et la cocas- contribuent également à donner une sensation de nouveauté totale à l'écoute de ce coffret. Un serie de Michele Pertusi en Leporello, l'émotion exemple parmi cent, prenez le magnifique duo suscitée par le chant d'Ann Murray, Donna Elvira Leonore/Rocco à l'entrée de la cellule de écorchée vive, seront conservées à jamais dans une Florestan et comparez-le à l'interprétation de qualité de son qui n'est pas près d'être dépassée. Hildegard Behrens et Hans Sotin dans l'enregis- Une des grandes originalités de cet enregistre- trement de Fidelio de Solti (DECCA) injuste- ment est l'ambiguïté née de l'interchangeabilité des ment décrié, son seul défaut étant de privilégier deux chanteurs de Don Giovanni et de son valet. la beauté du chant et du son au dépend de la théâ- Bryn Terfel est aussi un grand interprète de tralité, parti pris tout à fait défendable pour un Leporello, Michele Pertusi pourrait tout à fait chan- enregistrement. On a l'impression d'entendre ter le séducteur, cela s'entend et rend très intéres- deux morceaux différents, l'équilibre orchestral santes les scènes de l'échange des femmes et du étant beaucoup plus léger chez Gardiner, et les chanteurs, - surtout Franz Hawlata, excellent - cimetière. préférant presque chuchoter plutôt que donner Solti l'architecte, le démiurge, mène son équipe à leur voix à pleine puissance. brides abattues, construit une réelle cathédrale Ce coffret, magnifiquement documenté, ne sonore et structure admirablement ce qui n'est pas fera pas double emploi avec les enregistrements le plus équilibré (deux actes !) des opéras de de Fidelio de votre discothèque. Il passionnera Mozart. Un coffret de la même qualité que les enre- tous ceux qui aiment l'unique opéra de gistrements désormais mythiques de la Tétralogie Beethoven et qui en découvriront ainsi la version (récemment rééditée avec une plus-value sonore sur- originale dans l'interprétation idéale pour soute- prenante), les Maîtres Chanteurs, Elektra ou La nir constamment leur intérêt. Femme sans Ombre. Bravo Maestro, et adieu

79 otê de

Le grand échiquier L'Amérique et le reste du monde de Zbigniew Brzezinski

Zbigniew Brzezinski, fils d'un ambassadeur de retirer ses troupes. Ce fut pour l'URSS une de Pologne, devenu citoyen américain, est de défaite majeure et le commencement de la fin. ces intellectuels comme l'Amérique en produit Rarement investissement aussi. limité entraîna qui alternent les phases conceptuelles et les de telles conséquences. périodes d'action. Dans Le grand échiquier Zbig dresse un Déjà, dans son premier livre Altemative to tableau du monde et de ses principaux acteurs, partition>', il cherchait une alternative pacifique les Etats-Nations. Comme le remarque dans la Ù la fracture de l'Europe. Un autre Polonais, le préface de l'édition française (I) Gérard pape Jean-Paul Il devait par la suite y contribuer Chaliand, directeur du Çentre d'étude des puissamment, et certains se sont même deman- conflits, il ne s'agit pas ici de synthèses hasar - dé si Brzezinski, devenu entre-temps Securiiy deuses comme celles que risque Samuel P. Ad*'isor du Président Carter, n'avait pas joué un I-luntington sur «Le choc des civilisations>) (2). rôle dans son élection... Propres à stimuler la réflexion, celles de notre auteur savent aussi guider l'action. Il s'agit d'un Quoi qu'il en soit, il est une décision dont état des lieux complet dressé par un homme Zhig, comme l'appellent tous ses amis, reven- d'étude et d'action qui aune connaissance pré- dique hautement la paternité. C'est celle que prit cise et personnelle des pays qu'il décrit. C'est Carter sur ses conseils d'aider les Afghans à ainsi que l'auteur consacre quelques-unes de ses résister à l'armée russe, comme l'Union pages les plus fortes à la disparition de ce qui Soviétique avait aidé les Vietnamiens en son était le plus grand Etat de la planète, «laissant temps. On peut voir sur une photo d'époque une sorte de trou noir au centre du continent Zhig, venu inspecter au Pakistan les conditions eurasien». En l'espace de deux courtes dans lesquelles les arnes étaient acheminées. semaines, à la fin de 1991, l'Union Soviétique La photo est prise à la frontière, au Khyber Pass, était dissoute. Elle laissait à sa place un Etat et le National Security Avisor pointe un fusil russe de 150 millions d'habitants cependant que d'assaut vers les montagnes d'Afghanistan. On les autres Républiques, représentant elles aussi ne saurait être plus explicite. 150 millions d'habitanS, affirmaient à des L'Amérique fournit d'ailleurs beaucoup plus degrés divers leur sôuveraineté et leur indépen- que des fusils d'assaut. Elle distribua aux moud- dance «les Russes qui, moins encore que le jahidin afghans des fusées Stinger capables reste du monde, n'avaient eu les moyens de d'abattre les hélicoptères soviétiques et privè- pressentir la fin proche déFUnion, découvraient rent ainsi les Russes de leur arme principale. (I) Bayant Ediiloos. 1997. Finalement, le gouvernement soviétique décida (2) Odile Jacob, 1997.

80 soudain qu'ils n'étaient plus les maîtres d'un L'Ukraine constitue cependant l'enjeu essen- empire transcontinental. Désormais, leur pays tiel. Le processus d'expansion de l'Union euro- était refoulé aux limites dont il était sorti dans péenne et de l'OTAN est en cours. «A terme, un passé déjà lointain. Dans le Caucase, il s'ar- l'Ukraine devra déterminer si elle souhaite rêtait aux frontières du début du XIX' siècle, en rejoindre l'une ou l'autre de ces organisations. Asie centrale, à celles fixées au milieu du même Pour renforcer son indépendance, il est vraisem- siècle, et - plus douloureux encore - il retrouvait, blable qu'elle choisira d'adhérer aux deux insti- à l'Ouest, les dimensions atteintes à la fin du tutions, dès qu'elles s'étendront jusqu'à ses règne d'lvan le Terrible, en 1584». frontières et à la condition que son évolution intérieure lui permette de répondre aux critères Ce fut une décolonisation éclair. de candidature'>. A l'Est, même si les frontières de la Zbig Brzezinski, on le voit, a une conception Fédération de Russie n'ont pas été modifiées, particulièrement dynamique du développement «la puissance économique chinoise, nourrie par des différentes institutions européennes et atlan- l'énergie de son milliard 200 millions d'habi- tiques qui structurent l'Europe occidentale et, tants, est en train d'inverser les termes de demain, l'Europe centrale dans laquelle il clas- l'équation historique entre les deux pays». se déjà l'Ukraine. L'Etat russe n'est pas seulement dépossédé de sa mission impériale «en s'efforçant de com- Sur l'état de l'Europe le jugement de Zbig est bler le retard impressionnant qui sépare la d'un cruel réalisme : «une Europe vraiment Russie des régions plus développées de européenne n'existe pas. C'est une vision d'ave- l'Eurasie, les tenants de la modernisation (et nir, une idée et un but ce n'est pas une réalité. leurs conseillers occidentaux) s'appliquent à le L'Europe de l'Ouest a certes réussi à mettre sur priver de son rôle économique de créateur, de pied un marché commun, mais son unité poli- propriétaire et de redistributeur des richesses tique est encore dans les limbes. S'il fallait en sociales. Rien de moins qu'une révolution poli- fournir une preuve, son absence continue tout au tique». «Mais les institutions clés du pouvoir long de la guerre en ex-Yougoslavie en serait la soviétique - même affaiblies et frappées par la plus cruelle. Pour le dire sans détour, l'Europe démoralisation et la corruption - n'ont pas dis- de l'Ouest reste dans une large mesure un pro- paru. A Moscou, sur la place Rouge, le mauso- tectorat américain et ses Etats rappellent ce lée de Lénine, toujours en place, symbolise cette qu'étaient jadis les vassaux et les tributaires des résistance de l'ordre soviétique. Imaginons un anciens empires». instant une Allemagne gouvernée par d'anciens Mais notre auteur, loin de se satisfaire de cet gauleiters nazis, se gargarisant de slogans état de choses, le juge malsain, «pour démocratiques et entretenant le mausolée l'Amérique comme pour les nations euro- dHitler au centre de Berlin ... >). péennes)). Dans la décomposition de l'ancien Etat sovié- Pour l'Amérique, l'Europe est une tête de tique trois Etats possèdent une importance par- pont géostratégique fondamentale. Pour les ticulière l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan et Européens, l'auteur décrit avec une grande sub- l'Ukraine, ceux que l'auteur appelle les Etats tilité et beaucoup de sympathie les efforts fran- chtalyseurs. «L'Azerbaïdjan indépendant offre à co-allemands dans lesquels la France, suivant l'Ouest un corridor d'accès au bassin de la une heureuse formule, vise «la réincarnation» Caspienne, à ses richesses énergétiques, et à de sa grandeur passée et l'Allemagne «une l'Asie centrale. Dominé, ce pays isolerait l'Asie rédemption». centrale du monde extérieur, qui deviendrait aldrs sensible aux pressions politiques russes en La réunification allemande a changé la posi- faveur d'une nouvelle intégration. tion relative des deux partenaires mais non leur L'Ouzbékistan, le plus dynamique et le plus engagement européen ni le caractère irrempla- peuplé des pays d'Asie centrale, serait l'obs- çable du couple franco-allemand. Sa remise en tacle majeur à une restauration du contrôle russe cause «marquerait un retour en arrière et équi- sur la région». vaudrait à une catastrophe pour la position amé-

81 ricznne sur le continent». année, le chancelier allemand - en dépit de son soutien marqué au président Bons Eltsine - s'est Celte position, Brzezinski la définit avec clar- engagé plus avant en déclarant «L'Ukraine té «le problème central pour l'Amérique est de tient en Europe une place que personne ne peut hûtir une Europe lhndée sur les relations franco- discuter ( ... ). Son indépendance et son intégrité allemandes, viable, liée aux Etats-Unis, et qui territoriale ne souffriront pas de remise en ques- élargisse le système international de coopéra- tion». Aux Etats-Unis, les hautes sphères gou- tion démocratique dont dépend l'exercice de vernementales qualifient désormais la relation l'hégémonie globale de I 'Amérique». avec l'Ukraine de «partenariat stratégique, uti- l'rois conclusions en découlent lisant à dessein la dénomination en vigueur pour les relations américano-russes>. - L'Amérique «doit affirmer qu'elle est prête à reconnaître à terme l'Europe comme un pair Tout ceci, pour Zbig, est la suite logique de sur le plan international. l'élargissement progressif de l'OTAN et de l'Union Eurbpéenne.. - Il Faut être préparé à l'idée qu'une Europe unie aura tille identité propre, en particulier sur Dans cette optique toutes les tentatives des le plan politique et militaire. Cela exige de s'ae- Russes pour rétablir leur influence sur leurs columoder progressivement des conceptions anciennes possessions asiatiques doivent être françaises concernant la distribution des pou- fermement contrées et, par exemple, les voirs au 5cm (les institutions transatlantiques. anciennes Républiques Soviétiques riches en pétrole doivent avoir la possibilité de l'achemi- - Enlin une implication énergique et détermi- ner vers les marchés extérieurs à travers la née est indispensable pour aider à la définition Turquie, l'Iran, ou vers la Chine sans être obli- (les liniites de l'Europe et pour régler des pro- gées de passer par les pipelines russes, ce qui les blènies sensibles, surtout pour la Russie, tels soumettrait aux pressions de Moscou. que le statut souhaitable dans le Système euro- péen (les Républiques Baltes et de l'Ukraine». Pour la Russie, après avoir longuement analy- sé et démonté les différents scénarios qui s'of- Dans cette optique Zbig attache une grande frent à elle, notre auteur arrive à la conclusion importance Ù ce que l'on appelle le triangle de que la seule issue possible est celle d'un replie- Weiivar, du nom de la ville où, pour la premiè- ment sur elle-même, d'un ressourcement com- re lois, Français et Allemands décidèrent de parable à celui que réalisa Kemal Ataturk à la flure participer la Pologne à quelques-unes de tête d'une Turquie débarrassée de son histoire. leurs décisions communes. Si la Russie choisissait la voie de la démocrati- N'oubliant pas ses origines polonaises et les sation et de la modernisation elle pourrait avoir rapports anciens entre la Pologne et l'Ukraine, des relations plus organiques avec l'Europe Zhig, se projetant hardiment dans l'avenir, envi- «En retour, cette nouvelle étape mettrait à sage que cette dernière soit cooptée comme par- l'ordre du jour la fusion du système de sécurité tenaire privilégié et n'hésite pas à écrire «en transatlantique avec un système eurasien trans- 2010 la collaboration franco-germano-polono- continental. Dans les faits, la question de l'ad- ukrainienne pourrait devenir la colonne verté- hésion formelle de la Russie ne devrait pas se - hrake géostratégique de l'Europe». poser avant longtemps. C'est précisément pour quoi il ne faut pas lui fermer les portes». Cici est siins (Joute bien loin des préoccupa- Comme on le voit la vision de notre auteur se tions trançaises actuelles, mais il faut noter avec veut hardiment prospective. l3rzezinski (lue «l'Amérique et l'Allemagne ont, dès le niilieu de la décennie, pris fermement Prospective mais nullement angélique. En position en faveur de Kiev. En juillet 1996, le l'état actuel des choses l'hégémonie américaine secrétaire d'Etat américain à la Défense parlait s'exerce par un véritable maillage planétaire (le l'importance, à ses yeux inestimable, de l'in- d'institutions diverses au centre duquel se tient dépendance ukrainienne pour la sécurité et la l'Amérique «Son pouvoir s'exerce par le dia- stahilité en Europe». En septembre de la même logue, la négociation permanente et la recherche

82 d'un consensus formel, même si, en dernière Mais, nourri d'histoire, Zbig sait que la puis- analyse, la décision émane d'une source sance relative de l'Amérique est appelée à décli- unique: Washington, DC. Telle est la règle du ner, ne serait-ce que parce que les Etats-Unis jeu, à l'image de la politique intérieure améri- verront diminuer leur part de la production caine». mondiale : actuellement de l'ordre de 30 %, elle pourrait tomber à 20 % d'ici la fin du siècle, et Cette situation de fait que notre auteur décrit 10 à 15 % vers 2020. sans vergogne doit, pour durer, s'adapter et, nous l'avons vu, à terme il pense que Par ailleurs l'Amérique est une démocratie et l'Amérique devra s'orienter vers un partenariat ilest peu probable que le peuple américain soit véritable avec l'Europe et une relation apaisée disposé à supporter les coûts financiers et éven- avec une Russie qui, s'étendant sur dix fuseaux tuellement humains qu'entraînerait toute tentati- horaires, reste le plus grand Etat du monde. ve pour assurer le maintien de la paix dans cette Malgré cela la Russie doit se rendre à l'éviden- immense zone. «La démocratie exclut toute ce et en tirer les conclusions qui s'imposent mobilisation impériale». l'Europe et la Chine la surpassent toutes deux Ainsi s'agit-il pour l'Amérique de développer sur le plan économique. de véritables partenariats avec une Europe plus Cette Chine, Zbig ne la voit pas devenir une unie, avec une Chine prédominante à l'échelon puissance globale mais certainement la puissan- régional, avec une Russie postimpériale tournée ce prédominante de I 'Asic Orientale. Il note que vers l'Europe. la Chine et l'Amérique ont des intérêts com- Par la suite on pourrait aller vers une structu- muns : limiter la liberté d'action de la Russie en re de coopération mondiale. «Le succès géostra- Asie Centrale, avoir la liberté d'accès aux res- tégique que cela représenterait serait le legs de ources pétrolières de cette région. Il préconise l'Amérique en tant que première, seule et der- (in rapprochement progressif avec la Chine et nière superpuissance de caractère véritablement par exemple de l'inviter à participer au sommet international». annuel du 07 comme cela se fait maintenant Au terme de cet exposé aussi solide que pour la Russie. brillant nous devons nous interroger. Même si rQuant au Japon, son passé et la présence de la l'on pense que la Russie ou la Chine ont en effet Çhine l'empêchent de devenir un pouvoir régio- intérêt à s'engager dans la voie ainsi jalonnée nal dominant et ses récents revers économiques par cet ouvrage, rien ne nous garantit que la ont montré ce qu'il fallait penser des prévisions Russie ou la Chine de demain verront leurs inté- extravagantes qui annonçaient le dépassement rêts de cette manière - et d'ailleurs combien de dq,ia puissance américaine par la sienne. Mais, fois a-t-on vu des Etats agir contrairement à piôtégé par l'Alliance américaine, il peut deve- leurs intérêts. nir un leader mondial dans le développement Pour ce qui est de l'Europe, si nous avons une économique et le maintien de la paix, un peu vision alternative, il n'est que temps de la déve- comme le Canada, mais avec une influence et lopper. Si nous n'en avons pas, examinons le des moyens bien supérieurs. système mondial tel qu'il est, la place réelle de notre pays dans ce système et demandons-nous Ainsi s'achève ce tour d'horizon. Il n'est pas si la meilleure façon de défendre nos intérêts et plaiiétaire. Il est centré sur le continent eurasien de faire passer notre message n'est pas en effet cat,'pour, notre auteur, «l'Eurasie reste l'échi- de nous orienter avec nos alliés européens vers uier sur lequel se déroule la lutte pour la pri- un véritable partenariat Europe-Etats-Unis. nïauté mondiale». Mais soyons réalistes. Sur cene route le véri- DtL le proche avenir iL ne voit pas quel Etat table obstacle n'est pas américain. Il est en pourrâit disputer aux Etats-Unis une primauté nous. C'est notre incapacité actuelle à imaginer fondée sur les quatre dimensions de la puissan- des institutions européennes qui nous permet- ce: militaire, économique, technologique et cul- tent au siècle prochain de participer avec les tiirelle. Etats-Unis au dialogue des continents.. René FOCH

83 de Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Le Livre noir du communisme Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Crimes, terreur, répression Karel Bartosek, jean- Louis Margolin

Il est des livres qui passent inaperçus, comme et si bien que ce Livre Noir ne peut pas être saisi lettres à la poste. Ce ne sont ni les moins assu- hors de ce champ conflictuel. Ces débats sont rés de durer ni les moins importants. Il en est, au une des dimensions du livre. contraire, qui ((font des histoires", qui font des Pas très important (du point de vue d'une vagues. Ce ne sont pas, forcément, les moins recension bibliographique), mérite mention, intéressants. D'autant que le débat ou les empoi- tout de même ce livre mit le feu au Palais- gnades qu'ils provoquent sont, dans la plupart Bourbon. Bref, le mercredi 12 novembre 1997,. des cas, révélateurs de quelque chose de l'esprit le Premier Ministre, interpellé sur ce Livre Noir, du temps. Précisément, ce appartient Livre Noir fut poussé dans les cordes par François Bayrou. à cette seconde catégorie. Et Lionel Jospin, fut acculé à la faute. Il n'hési- ta pas à s'ériger en défenseur du communisme Un livre «à histoires» français (Libé. 13107197). A travers un discours ahurissant, on le surprit jetant le masque. Sous la belle âme kantienne perça l'idéologue à rémi- Pourtant, quand parut (en 1995) le désormais fameux François Furet, «Le passé d'une illu- niscences troskytes - sous le moralisateur, le skm, essai sur l'idée communiste au XX' siècle» cynique. Cet après-midi-là, ce livre, écrit pour désacraliser le communisme, désacralisa le jos- - duquel, incontestablement, ce Livre noir est né pino-socialisme I Effet inattendu Positif -, on entendit force louanges et peu de cris. Au pire quelques chuchotements. Mais n'était-ce Plus essentiellement, ce «pavé dans point normal 7 Comme les clercs des temps l'Histoire» (Libé. 11101197), flanqua la zizanie anté-conciliaires, les intellos sont obligés de au C.N.RS. Les querelles entre intellos, cher- révérence garder quand parlent leurs grands cheurs et historiens n'y furent pas combat pontifes I Droite-Oauche Les empoignades mirent aux prises les ex (ex-staliniens, ex-gauchistes) et les A la publication, en revanche du Livre Noir, hérétiques de longue date souvarinistes, trots- quel tollé 1 Il est vrai que François Furet (mort kistes, etc. Et l'on assista même - fait plutôt rare dans l'entre-deux) n'était plus là pour couvrir de - à des règlements de comptes publics, au fil des son autorité et avec son art et sa manière ce pas- gazettes et des émissions. sif de I idée communiste au XX' siècle. 11 est cer- tain aussi que c'est une chose de lire l'histoire A vrai dire, pas simple de comprendre ce de la plus grande illusion du siècle, et c'en est tohu-bohu I une autre d'en lire la comptabilité sanglante, Pour décrypter le flot des interventions, chiffre des cadavres à l'appui. publiées notamment dans Le Monde, Le Monde Cependant, il est vrai, aussi, que, comme Diplomatique (celui-ci ultra virulent I) et Libé, l'écrivait Georges Suffert avec sa verve inimi- etc, aux sons des argumentaires stéréotypés et table, «ce qui stupéfie, c'est l'étonnement..., répétitifs, il faudrait avoir le code. Il faudrait chamaillerie sans grande importance... » (Fig. être ce que Champollion fut aux hiéroglyphes 07/II/97). Attitude partagée, avec plus de C'est un monde, ces tribus modération, par Lourent Joffrin (Libé 11/11): Sous ce biais, ce n'est pas, probablement, un «Ce qui frappe, encore et loujours, c'est l'in- hasard si (comme l'a signalé Historia) Le Livre vraisemblable refus de savoir... Car ce qui est là Noir a été publié sous la direction de Charles sytztliéusé.. avait été, bribe par bribe, chapitre Ronsac, animateur, dès les années 25, d'un par chapitre, révélé...». Cercle Marx et Lénine que fréquentèrent les En tout état de cause, que de grincements de Surréalistes, Souvarine, Pierre Naville, Gérard dents, que de discours aigres ou virulents I Tant Rosenthal et plus tard Raymond Queneau,

84 Georges Bataille, la philosophe Simone Weil) tions de crime contre l'humanité «s'appliquent à de nombreux crimes commis sous Lénine et Il faudrait, non moins, analyser, de très près, surtout sous Staline» 17), car «le génocide les grandes manoeuvres historiographiques (p. de classe» rejoint le «génocide de race» la déchaînées par l'ouverture de certains fonds mort de faim d'un enfant de koulak ukrainien d'archives à Moscou, voire place du Colonel délibérément acculé à la famine par le régime Fabien (à Paris). Déjà, avant le Livre Noir, le stalinien «vaut» la mort de faim d'un enfant juif livre Aveux des Archives. Prague-Paris-Prague du ghetto de Varsovie acculé à la famine par le (Ed. Seuil, 1996) de Karel Bartosek avait pro- régime nazi» non sans ajouter toutefois que «ce voqué une belle bataille. constat ne remet nullement en cause la .'singu- Esprit (janvier 1997, p. 173-183) donne d'in- larité d'Auschwitz» (p. 19). téressants éclairages sur ces querelles de cher- Expliquant les causes de «l'occultation de la cheurs. Stéphane Courtois a, de son côté, dimension criminelle du communisme» (p. 21), dénoncé «une cabale d'historiens d'extrême- il ne va pas, non plus, sans provocation. gauche pour sauver la mythologie soviétique», une sorte de «révisionnisme en habits rouges» En plus, dans la quarantaine de pages finissant (in Valeurs Actuelles, 08/11/97). l'ouvrage - intitulées Pourquoi 7 - Stéphane Courtois ne faiblit pas. Ainsi «Par un effet de Ça suffit pour ce qui concerne le bruit Et le propagande, les communistes ont réussi à faire livre dans tout ça 7 Que dit-il 7 croire que leur démarche était universelle, pre-

nant en compte l'humanité toute entière ... » ( p. Un livre ou un champ clos ? 821). Voilà des propos totalement subversifs A vrai dire, la singularité de ce livre sur le communisme (846 pages) est, bel et bien, que, Malheur à l'homme par qui le scandale arri- «dressé par un collectif d'historiens, (ce) bilan ve Du coup, Stéphane Courtois a été voué à global et scientifique de quatre-vingts ans de tenir rôle de l'âne de la fable, «ce pelé, ce communisme» (Libé 11/11) est non seulement galeux ... ». Les autres co-auteurs courant les «à plusieurs voix» mais à partitions discor- médias toutes catégories pour crier, tel des vio- dantes, au moins peu ou prou. Bel exemple, ce lés, que tout cela est plus compliqué. Si com- «collectif», de la fragilité des «collectifs» chez plexe, M'sieurs, Dames les intellos «Le Livre noir du communisme n 'est pas une Ainsi s'affrontent, d'une part, les contribu- somme définitive, encore moins une Bible» (I- tions de Stéphane Courtois (au nom de trois) et, L. Margolin et N. Werth in Le Monde, 14111197). d'autre part, les textes des autres sur l'URSS, «Non, l'idéologie communiste n 'est pas seule les démocraties populaires, le communisme en responsable» (N. Werth - Nouvel Obs., 20- Asie, le communisme dans le Tiers-Monde. 26/11/97), «Les crimes sont certes une compo- sante essentielle mais le mensonge qui a permis Ni dans les pages liminaires ni dans ses l'occultation de la terreur me paraît plus cen- conclusions Stéphane Courtois, ce disciple tral que le crime lui-même. Il y a eu des d'Annie Kriegel, ne recourt aux circonlocutions moments où le crime en tant que crime de masse précautionneuses. Ses «choix sont fracassants, était central, nais ce sont des courts moments c'est le moins qu'on puisse dire» (cf. Daniel 32-33, 36-38...» (N. Werth-L'Huma, 07/11). Lindenberg - Esprit, janvier 1998). Très pénible, ces querelles Il y traîne des Dans la trentaine de pages de présentation, relents de stalinisme A croire que les Ex c'est Stéphane Courtois enfonce le clou fermement. comme les curés I Ça ne défroque jamais totale- Pour justifier son titre - Les crimes du commu- ment nisme - il comptabilise haut «le total approche la barre des cent millions de morts» (p. 14). Reste que la contribution de N. Werth, sur «l'exercice de la violence d'Etat en URSS», Il pousse loin, puisque, selon lui, les défini véritable livre dans le livre (240 pages I) est impressionnante. Comme l'a relevé Jorge Ceux qui, horrifiés par la cruauté de l'illusion, Semprun (in fournal du Dimanche, 16111/97) ne se contentent pas d'en prendre acte et dési- son titre est impitoyable, «Un Luit contre son rent l'exposer au pilori. Ils crient commu- peuple. Violences, répressions, terreurs en nismes et communistes, responsables et cou- Union soviétique». Autrement dit, de décosa- pables quisarion en dékoulakisation, de la création par Ceux qui s'accrochent à l'illusion et, faute de Lénine, le 9 août 1918, du premier camp de pouvoir en cacher l'histoire, tentent d'en sauver concentration (p. 85) à l'empire des camps (p. la mémoire. Ils vont suggérant ou soutenant 226 et svtes), une société fut prise en otage par «Ah 'que l'utopie était jolie !Ah 'que les mili- un Parti. N. Werth rejoint Martin Malia (La tants étaient purs et radieux ! Peut-être un brin Tragédie soviétique. Ed. Seuil, 1995). responsables 7 Pas coupables !» Cette entreprise monstrueuse étant désormais établie, il est, politicologiquement, intéressant Au delà du débat et des empoignades d'en radioscopier avec méthode le «fonctionne- ment» comme fait N. Werth, en s'efforçant Quant au lecteur, Le Livre et le dossier (de d'analyser les causes, motifs et déroulement des presse) refermés, il est partagé entre deux mou- cycles successifs premier cycle «léniniste» vements de l'âme. (1917-1922) - tiens Lénine n'est pas innocent le sentiment d'un mystère qui lui échappe importante cette constatation -' cycles stali- niens (1927-33; 1936-38; 1940...). «Dans son «Itinéraire» (Gallimard, 1996), Octavio Paz notait, pour conclure une page N. Werth croit pouvoir affirmer que tous ces analysant le rôle des communistes en Espagne, crimes n'ont pas dérivé d'un dessein conçu, que «rarement, on aura vu tant de bonnes rai- maîtrisé et inscrit dans le long terme» 295). (p. sons conduire tellement d'âmes vertueuses à Ouais... peut-être. Surtout N. Werth ne serait-il commettre un si grand nombre d'injustices. pas effrayé par ses propres analyses ? Admirable mystère abominable». Autre morceau de choix la quatrième partie «Ce mystère-là, qu'on peut sortir de son du Livre (200 pages), dominée par les contribu- cadre espagnol, qu'on peut légitimement uni- tions de fean-Louis Margolin. Le titre en est versaliser; n 'est pas pris en compte par le Livre Communismes en Asie entre «rééducation et Noir dont le propos était différent. Si on n'es- massacre». Il y est insisté sur les spécificités du saie pas de l'éclaircir; pourtant, même les véri- communisme dans l'Asie sinisée, notamment. tés de ce travail demeureront relativement Spécificités venant du fait que ces commu- inopérantes. » (f. Semprun, JD 15111). nismes se sont greffés sur des mouvements d'émancipation nationale. Surtout du fait qu'en - le sentiment que les tribus de chercheurs, Chine l'Etat ne s'est jamais constitué séparé de historiens, intellos sont un phénomène humain la société, et que, dans ce contexte, l'important quelque peu étrange fut la diffusion dans la société de nonnes iden- Encore n'avons-nous pas évoqué les querelles tiques de morale civique. D'où la place faite à la sur une autre question brûlante la comparaison, «rééducation». Pourquoi se donner la peine de possible ou impossible - épistémologiquement, tuer si l'on peut efficacement termriser 7 (p. méthodologiquement, ontologiquement etc -' 700). A certains moments, la méthode faillit opportune ou inopportune politiquement - à réussir «Là où la révolution russe ne réussit cause de Le Pen et d'autres - entre nazisme et pas à briser le fossé entre «eux» et «nous», la communisme. Révolution culturelle put faire croire un moment que... » (p. 700). Oui mais... les massacres vin- Ce point est traité par ailleurs dans ce même rent quand même numéro (Christian Savès - Nazisme et commu- nisme face à l'exigence éthique), p. 51. Au long de certaines pages de ce Livre noir et des mille-et-une querelles, il apparaît que deux René PUCHEU camps s'opposent. Ed. Robert Laffont, 1997

M. Le siècle des intellectuels dc Michcl Winock

Voici la Grande Parade de la Haute comique se cache sous le docte. Ainsi, sérieux Intelligentsia (franco-française) du Siècle. (de ton) garanti.

Mise en scène, distribuée, présentée par Du coup, stop au persiflage 1 Mettons-nous au Michel Winock, ancien élève de l'Ecole diapason. Tentons de faire dans le sérieux Normale Supérieure, Professeur d'histoire Même si la grosseur du livre oblige à une recen- contemporaine à Sciences Po, membre des sion impressionniste. comités de rédaction des revues L'Histoire et Or, donc, incontestablement, ce livre est Vingtième Siècle, depuis leur création, long- important. Par suite de deux circonstances. temps chroniqueur à L'Evénement du Jeudi, auteur d'une quinzaine d'ouvrages - le premier, D'abord, parce que l'auteur étant où iL est, les Histoire de la revue Esprit (1930-1950) - Ed. vues qu'il présente sont révélatrices de la Seuil. 1975 -, le plus récent Dictionnaire des manière de penser d'une partie de la Haute historiens français (codirigé avec Jacques Intelligentsia sur son passé lointain et immédiat. Julliard - Ed. Seuil, 1996). A quelques variations près, cela va desoi C'est dire la qualité de la compétence et la Ensuite, on parie que ce livre - d'ailletir il place dans le <(pouvoir intellectuel» doit être conçu dans ce dessein -, va servir de quasi-bréviaire à la M.1. (Moyenne Cette grande «revue» de la H.I. se déroule en Intelligentsia) et à la B.l. (Basse Intelligentsia). trois actes - les années Barrès les aimées Par profs, enseignants, formateurs, etc, il façon- Gide les années Sartre - et 62 séquences. Plus, nera, sinon les petites têtes blondes, du moins épilogue à suspens, la fin des intellectuels ? En les futures têtes d'oeuf, les futurs ou actuels supplément, quarante pages d'annexes trois journalistes et bien d'autres cahiers photos, une chronologie 1894-1997. Cette circonstance rend singulièrement Près de 2.000 grandes ou moyennes figures fâcheux certaines lacunes et oublis. En particu- des microscomes intellos successifs, interpré- lier, le parti-pris anti-catholique - pas surpre- tées, nominées ou évoquées. De Jeanne d'Arc nant, il court, déjà, dans des livres précédents de (versions et figuration XX' siècle) à Max Gallo. Michel Winock - est notable. Le tout couvrant 696 pages bien tassées Jacques Maritain est traité par dessus la Gigantesque ? Oui I Et avec les limites du jambe. Ses prises de position sont citées. Mais genre. Les grandes fresques ne permettent pas pas un mot sur sa philosophie de l'histoire, de faire dans la nuance notamment. Pourtant, elle eut d'importantes Pour vous donner une idée ramassée du par- retombées politiques cours. Première scène de début on est en Quelques grands théologiens, qui participè- décembre 1897, à Neuilly, Barrès et Léon Blum rent au débat public intensément, ne sont pas conversent, gentiment, sur Dreyfus. Dernières mentionnés Exemple notoire le Père scènes on est à Paris, le 10 mai 1981, sur la Danièlou. Les interventions d'Etienne Borne Place de la Bastille, Alain Finkielkraut se laisse sont superbement ignorées I aller à chanter (sous la pluie, je suppose) l'internationale. A quelques jours de là, les 13- Ça doit être cela que l'on appelle la «laïcité 16mai1981, à Paris, à la Maison de la Chimie, ouverte» Stop I Il vaut mieux rigoler I on tient colloque sur le stalinisme français. Quant au rôle de la revue Esprit sous l'impul- Il va de soi que cette ((revue» n'est pas conçue sion de J.-M. Domenach, c'est peu dire que de pour les heures de divertissement - malgré constater qu'il est minimisé. Dommage Mais quelques scènes quasi bouffonnes mais involon- inévitable Les historiens sont des hommes. Ils tairement I Dans le monde des intellos le ont donc des passions I Le Siècle des intellectuels est-il, par ailleurs, individuels, l'intellectuel a rarement agi avec important de par la nouveauté et l'originalité sérieux. Quand il s'est contenté de crier, ce fut, des informations qu'il apporte 7 souvent, bon - de Zola à Bernanos - Quand il a prétendu penser la politique, ce fut léger, le A franchement - voire impertinemment - plus souvent Parfois farfelu avouer, j'en suis rien moins que certain. J'aperçois peu l'avancée que ce livre volumi- En tant qu' «intellectuels» - je n'écris pas en neux fait faire à la connaissance des <(tribus» tant que créateurs, artistes et philosophes - ces d'intellectuels. deux monstres sacrés André Gide et Jean-Paul Satire paraissent, en bien de leurs initiatives, A titre de circonstance atténuante, on doit pitoyables. remarquer que, désormais, les intellos n'en finissent plus de parler d'eux-mêmes, de se faire Les deux chouchous de Michel Winock - étudier, ausculter, analyser. Que de livres sur ces Roger Mai-tin du Gard et François Mauriac - gens ont été, déjà, ici recensés. Dès lors, les rachètent-ils l'intellectuel? En partie innovations sont difficiles. D'où cette impres- D'où vient que, vu de près, l'intellectuel sion de compilation et de déjà lu auquel il est déconcerte? C'est qu'il y a malentendu sur l'in- difficile d'échapper, très souvent. tello. On l'imagine angélique et il est humain. Du coup, plus gravement, les héros paraissent Surtout, on imagine que ces hommes, maîtres un brin fatigués. du «savoir» dans un domaine ou un autre, fonc- D'autant que Michel Winock n'a pas la plume tionnent «à la raison». Or, ils se meuvent à l'af- épique. Il peine à les revivifier. Il n'a pas, non fectivité, voire à l'irrationnel. plus, la plume polémique. Au lieu de griffer, il Ainsi, quand l'intellectuel prend une position, préfère gommer ou manier le laconisme. Ainsi, c'est souvent contre un de ses pairs qui lui est ça manque de piquant et de piment Il n'a pas, hostile ou auquel il est hostile. Par ailleurs, il non plus, le coup de crayon portraiturant, cam- apparaît que qui veut mettre l'intellectuel en pant un personnage ou un épisode. branle ne doit presque jamais le convaincre Tant et si bien que les intellos défilent sous politiquement, il faut le persuader. J'aurais aimé nos yeux. Nous les voyons ou apercevons. Mais, compter le nombre de fois où revient dans ce en définitive, sauf exception, nous ne sommes livre le mot séduction I pas mis en mesure de les «rencontrer» dans leur Voilà pourquoi, l'épilogue de Michel Winock dramatique. C'est pourquoi, j'ai parlé de ((gran- est tristounet. Il est intitulé interrogativement de parade» Lafin des intellectuels 711 aurait pu être titré Oui mais... Ne faut-il pas aller plus loin 7 «peut-on être intellectuel 7», puisqu'on y lit cette petite phrase capitale, qui donne à penser, Au fin fond, cette impression de l'intellectuel- et qui est, sans doute l'apport essentiel de ce marionnette, ressentie en enfilant ces longues livre pages est-elle vraiment l'effet du genre et du style du livre, de mon mauvais esprit ou ne cor- «Le paradoxe de l'intellectuel vient de ce que respond-elle pas à la pensée profonde de Michel le pouvoir dont il peut disposer lui est donné Winock ? par sa renommée l'exercer au profit d'une grande cause humaine renforce en retour sa Pas sflr ni certain que Michel Winock aime réputation. Il n 'échappera jamais à cette l'intello! contradiction... » (p. 619). A lire ce même livre sur les intellectuels, Passe encore, si cette contradiction ne susci- après tant d'autres - l'un des plus proches étant tait que nuage sur la pureté des démarches. Et Le Passé d'une illusion de François Furet - que la justesse des vues était, quand même, au comment ne pas éprouver du désenchantement rendez-vous, au-delà I Le Siècle des envers ce type humain 7 Intellectuels ne permet pas de fonder cette Car tout au long de ce siècle, en ses avatars hypothèse.

88 Miche! Winock n'aurait-il pas écrit une sorte ne date pas du temps de l'Affaire!) -j'avancerai de Livre noir des Jnte!lectue!s ? Exagéré ? J'en que ce livre aurait pu s'annoncer comme((La conviens, je l'avoue. désacralisation de l'intellectuel. La crise d'un Plus modérément, en songeant au titre de Paul pouvoir spirituel laïque dans la France de lafin Bénichou, Le sacre de l'écrivain (1750-1830) - des Temps modernes». qui analyse «! 'avènement d'un pouvoir spirituel René PUCHEU laïque dans la Prance moderne (comme quoi, soit rappelé en passant, l'avènement des intellos Ed. Le Seuil, 1997

Principes de la concurrence d'Alain Bienaymé

Le titre du livre a sans doute fait s'éloigner Dans sa deuxième partie, intitulée ((Vers un des centaines de lecteurs potentiels. Les monde aux frontières fluides», Bienaymé plon- pauvres ! Ils ne savent pas ce qu'ils perdent. Ils ge dans la modernité, dans l'actualité le monde ont eu l'impression, fausse, d'avoir affaire à un entier entre en concurrence par toutes les portes manuel kantien du temps de Louis-Philippe. Ils et fenêtres de nos entreprises. Chacun de recher- s'en sont détournés, craignant l'ennui abscons. cher alors, l'auteur en tête, les secrets de la com- Il s'agit au contraire d'un des livres les plus pétitivité. Notre professeur nous met en garde actuels que l'on puisse imaginer. La concurren- contre l'autosatisfaction, excrétion mentale que ce ? mais c'est l'Empire de l'euro qui se lève à les Français secrètent comme la vésicule, la notre horizon bile. Les actifs immatériels, si longtemps négli- gés, deviennent déterminants. Ils renouvellent la Les Français y entrent avec la même naïveté problématique de la concurrence. Les avantages qu'ils sont partis en 14. Heureusement, comme comparés décrits par Ricardo sont morts. Vive le rappelle Christian Barbusiaux en citant les avantages compétitifs s'écrie l'auteur. Mais Bienaymé, dans sa préface, ((la libre concurren- où se situent-ils ? A l'échelle de la nation ? Plus ce n'est pas un vecteur de mort, c'est un ferment qu'on ne le dit. Mais le jeu mondial interfère de de vie». Nos compatriotes, protégés trop long- plus en plus. Il altère le sens de la responsabili- temps par des Tartuffe de cet «ultra-libéralisme» té qui constituait le fondement du libéralisme. que l'on ne saurait voir, vont se trouver plongés en plein milieu de ce qui fait l'objet du livre et Alors, dans sa troisième partie, Bienaymé de leur exécration. insiste sur le fait que notre système (et il n'en existe plus aucun autre) a pour condition pre- Dans une première partie qui résume de façon mière un ordre public instituant et faisant res- claire les grands principes de l'économie poli- pecter les règles de la concurrence. Quelles tique, l'auteur ne plane pas seulement dans la sont-elles ? Les décrire est l'objet du chapitre 8. théorie. 11 touche terre assez rudement quand il Le droit européen en donne l'essentiel. La Cour explique que l'optimum économique issu de la de Justice de Luxembourg s'est érigée en arbitre fiction de la concurrence pure et parfaite est dont l'efficacité va croissant, mais celle-ci a inaccessible en notre monde (il a failli écrire encore beaucoup de ptogrès à réaliser, tant la «en ce bas monde»). Pour lui, la régidité abs- construction européenne a musé en chemin, dis- traite de ce principe s'applique à «une société traite qu'elle était par les remugles de l'Histoire. artificielle aux moyens limités et strictement subordonnés aux capacités et aux volontés indi- Le grand bain froid de la concurrence mon- viduelles». Elle n'existe plus, si elle a jamais diale risque de bouleverser très vite les vieilles existé. Les entreprises elles-mêmes ne consti- et pernicieuses habitudes. Les règles du jeu doi- tuent pas non plus des centres de décision plei- vent désormais être aussi établies clairement à nement indépendants. l'étage de l'Organisation Mondiale du

89 Commerce. Les politiques de concurrence éco- des soins multiples pour exhaler tout son par- noniique ottverte nécessitent le déploiement fum pendant toute l'année. Elle définit un d'une diplomatie d'un type très différent de <(mode d'interaction des hommes en société qui, celui que pratiquait M. de Norpois chez Proust. à l'expérience, est l'un des plus propres à assu- mer leur épanouissement». Bienaymé insiste, pour terminer, sur la dis- tinction entre la concurrence et la libre concur- La concurrence ne serait-elle pas la grande rence. La première résulte d'une croissance soeur de la démocratie 7 naturelle, sauvage, à la manière de l'églantine, Charles DELAMARE couverte d'épines et fleurissant sporadique- nient. La seconde, la libre concurrence est une Ed. Economica construction de l'esprit. Telle la rose, elle exige

Hongrois et Juifs, histoire millénaire d'un couple singulier (1000-1997) de François Fejtô

Le dernier ouvrage de François FejW est dance à romantiser - ou à refouler - le mode de beaucoup plus ambitieux que le titre ne le laisse vie ancestral. Et cette inquiétude s'avère com- imaginer. Les questions qu'il soulève, questions municative. Il n'est donc pas surprenant que obsédantes pour nous, sont pour la plupart irré- Juifs et Hongrois se soient, à une étape privilé- solues, petit-être insolubles. Elles dépassent lar- giée de leur histoire, reconnus au miroir l'un de gement le cadre de la Hongrie et du judaïsme, l'autre. Aux beaux temps de l'idylle judéo-hon- même s'il est d'abord question de répondre à la groise, l'imaginatif rabbin Samuel Kohn ira jus- question ((Qu'est-ce que le Hongrois 7», ((Qui qu'à faire de tous les Hongrois des crypto-juifs, est Hongrois 7», à laquelle se superpose tout au descendants d'une tribu khazare convertie au long de l'histoire de la Hongrie la question VIII' siècle au judaïsme. ((Qu'est-ce que le Juif en Hongrie 7», ((Qui est En Hongrie, avec plus d'intensité que partout Juif 7» (p. 32). A ces questions, l'histoire ne ailleurs en Europe, le destin des Juifs sera insé- fournira que des réponses provisoires, instables, parable de celui de son peuple d'élection. Plus qui doivent souvent plus à la mythologie qu'à la que partout ailleurs, l'effort des Juifs pour s'as- vérité. La réponse du poète et romancier, similer massivement à la nation hongroise ira MihÙly Babits, ((nous sommes un creuset de jusqu'au refoulement de la conscience juive. races», rédigée en 1939, restera longtemps inau- L'échec de la Hongrie à se constituer en Etat- dible. Il s'agit enfin d'une histoire interminable. nation au XIXe sera aussi un échec juif. Si l'on remonte aux origines de la 1-longrie, au Le récit ordonné de cet épisode constitue le IXe siècle, Juifs et Hongrois partagent une ori- fondement du livre de François Fejtô. Il s'agit ginalité celle d'être des peuples ((déplacés» en de la constitution au XIX' siècle d'un véritable Europe. De fut, leur sort sera toujours menacé, ((contrat social», selon la formule de Victor en dépit de la christianisation, dès le XI' siècle, Karàdy, entre l'aristocratie hongroise, d'origine du Royaume de Saint Etienne. Il est vrai que la terrienne, et l'élite juive, traditionnellement Hongrie sera aussi l'un des pays où la Réforme rompue au commerce et à l'artisanat. Aux s'implantera durablement. La géographie qui a termes de ce contrat, lui même hérité de placé la Hongrie aux confins de l'Orient et de l'Aufkliirung et du despotisme éclairé des l'Occident exercera également un rôle détermi- l-Iabsbourgs, les Juifs se voient accorder un droit nant, notamment lors du long intermède de la de cité élargi en échange de leur assimilation - domination ottomane (1526-1699). on dit aussi alors de leur «régénération» - et de Cette personnalité complexe se traduit tant leur contribution au développement écono- chez les Juifs que chez les Hongrois par une ten- mique de la Flongrie.

90 La fragilité de la nation hongroise dans l'em- Celle-ci ne sera définitivement acquise que lors pire des Habsbourgs impose ce compromis. La du «compromis historique» de 1867 qui accorde «Hongrie historique» est en effet un territoire à la Hongrie un statut de parité avec l'Autriche multiethnique, multilingue et multiconfession- au sein de l'Empire. nel où les Magyars sont minoritaires et ne doi- Toutefois, si l'élite juive souhaite ardemment vent leur suprématie qu'à leur statut hérité de la libéralisation des structures de l'Empire, elle l'ère féodale. Les grandes familles aristocra- demeure très attachée au Monarque. Sa position tiques hongroises, les Kàrolyi, Batthyànyi, est celle d'une double fidélité à l'Empire et au Esterhàzy comprennent très tôt l'avantage Royaume, le libéralisme de l'un faisant contre- qu'elles peuvent tirer, pour développer leurs poids à l'autoritarisme de l'autre. Les souve- domaines, des Juifs, polyglottes et bons com- rains de Vienne joueront en effet le rôle de pro- merçants. De plus, les Juifs, en s'assimilant, tecteurs des minorités lorsque les dirigeants apprennent le magyar et renforcent ainsi une hongrois pratiqueront une politique de plus en communauté linguistique toujours menacée par plus outrancière d'assimilation. la présence d'une forte communauté allemande (les Souabes) dans les villes de Hongrie. Dès L'assimilation des Juifs hongrois n'est pas lors, humanisme et utilitarisme sont insépara- allée sans déchirements elle a provoqué un blement liés «l'émancipation des Juifs était schisme au sein de la communauté entre «néo- une nécessité imposée par la modernisation éco- logues» et «orthodoxes», rendant plus délicate nomique et sociale des sociétés européennes la «réception» de la religion juive à l'égal du plutôt que le résultat d'un projet politique inspi- christianisme - celle-ci ne sera acquise qu'en ré par les philosophes du siècle des Lumières» 1895 -. D'autre part, le succès des Juifs dans (Jacques Le Rider, p. 61). tous les secteurs dynamiques de la société pro- voque comme en Allemagne, vers 1880, une Ce mouvement émancipateur connaîtra tout poussée de fièvre antisémite - le terme date de au long du XIX' siècle des limites le comte 1882 -' non plus seulement fondée sur des pré- Istvàn Széchenyi, réformiste anglophile, expri- jugés chrétiens, mais sur des théories racistes. Si me ainsi son inquiétude «le Juif est .plus intel- le point de départ remonte à la grande crise éco- ligent et plus travailleur que le Hongrois, leur nomique de 1873, l'antisémitisme devient rapi- émancipation pourrait, certes, faire progresser dement, surtout en milieu allemand, une notre économie, mais au détriment de l'identité, «Weltanschauung», un paradigme expliquant le de la spécificité de la race hongroise» (p. 65). Il monde. Cet antisémitisme «moderne» n'est est vrai que la situation plus favorable d'ailleurs pas incompatible avec l'influence qu'ailleurs des Juifs en Hongrie s'accompagne chrétienne (1). Comme le souligne François d'un fort courant d'immigration de 1787 à Fejtô, il surgit en Allemagne dans les., milieux 1910, le nombre de Juifs passe de 83.000 (1 % chrétiens sociaux. En Hongrie, c'est la dénon- de la population totale) à 910.000 (6 %). A ciation d'un crime rituel qui est à l'origine de Budapest, que le bourgmestre antisémite de l'affaire de Tiszaeszlàr. L' antisémitisnie trouve- Vienne, Lueger, qualifiera de «Judapest», la part ra toutefois des combattants acharnés dans l'éli- des Juifs atteindra 23 % de la population en te des patriotes hongrois - tel le juriste et dépu- 1910. Ces Juifs, venus de Bohème-Moravie, de té Kàroly Eôtvis -. Le président du Conseil, Galicie, de Transylvanie, s'assimilent rapide- Kàlmàn Tisza, voit surtout dans l'agitation anti- ment à la communauté hongroise. Ceci les dis- sémite de 1883 un facteur de trouble et de pré- tingue fortement de la culture autonome du judice pour la bonne image de la Hongrie «car «Yiddishland». L'élite juive des villes com- que signifie, en effet, le mot antisémite ? A la prend parfaitement que son émancipation totale vérité il signifie rapine. Il est un immense dan- est liée à celle de la Hongrie. En 1849, environ ger social qui peut déchirer toute la société» 20.000 Juifs s'enrôlent dans la Honvéd, l'armée patriotique engagée contre l'Autriche et menée (I) Antisémitismes religieux et racial peuvent se relayer. Après par le héros de l'indépendance, Lajos Kossuth. l'expulsion des Juifs d'Espagne, la persécution prit pour cible les Le demier acte du gouvernement révolutionnai- Juifs converlis «nouveaux chrétiens» au nom de ta «limpieza de sangre» (Cf. l'article du Pr. Yosef H. Yenjshalami, paru dans Esprit re avant son exil sera l'émancipation des Juifs. en 993).

91 (p. 135). Symbole de cet âge d'or, la bourgeoisie juive exerce un rôle prépondérant dans tous les sec- Le fiut que la vague antisémite ait relative- teurs moteurs de la société 40 à 60 % des com- ment épargné la Hongrie - alors que les merçants, banquiers, industriels, professions pogromes ravagent la Russie - n'est pas pour libérales sont juifs. Son enrichissement permet à rien dans le légitimisme des Juifs de Hongrie. son tour le développement d'une culture urbai- Alors que le régime se ferme de plus en plus, ne, d'un nouvel urbanisme. Dans le domaine passe du patriotisme au nationalisme, du libéra- culturel, les Juifs ont également pris une place Usine au conservatisme, les Juifs améliorent leur importante - presse, revues, cinéma naissant assimilation. Certaines familles fortunées, ano- mais aussi poésie et lettres hongroises. Par son blies, accèdent au seuil du pouvoir. Les conver- «avidité culturelle» l'intelligentsia juive contri- sions, les mariages mixtes se développent, sur- bue à la reconnaissance de ces symboles de la tout entre membres de l'élite, chacun apportant culture hongroise que sont Endre Ady, Zoltan ses atouts dans le jeu social. Kodàly, Bela Bartok (2). François Fejttï relève que «la meilleure illus- Cependant le «contrat social» a atteint ses tration de la confiance qu'avait la grande majo- limites. Vers 1900 il devient un marché de rité des Juifs de Hongrie - du haut en bas de dupes. Les aristocrates libéraux se trouvent pris l'échelle sociale - dans l'irréversibilité de son au piège du succès de leur projet modemiste. Ils adoption par la nation hongroise a été sa réac- ne peuvent se résoudre à tirer les conséquences tion fhce au mouvement sioniste» (p. 145). Il politiques du développement économique et s'agit d'un signe d'autant plus probant que social du pays. La démocratisation les effraie. Théodor Herzl était né à Budapest où il com- Elle supposerait l'abandon des privilèges de inença ses études, avant de partir pour Vienne. Il l'aristocratie dans l'administration, la justice, y avait pourtant dans la situation des Juifs en l'armée, une réforme agraire. Elle pourrait diaspora qu'exprimait Herzl une dimension pro- entraîner une fédéralisation du pays dans un phétique qui n'épargnait pas les Juifs hongrois contexte de réveil des nationalités. L'échec de la «l'assimilation, disait-il, est une impasse dans démocratie en Hongrie tient également à la fai- laquelle le Juif abandonne sa religion, sa cultu- blesse numérique de la classe moyenne dans un re antique, son respect de soi, sans recevoir en pays resté fondamentalement agricole, et au échange une adoption authentique, une réelle légitimisme viscéral de la bourgeoisie juive qui égalité des chances, une véritable liberté. Herzl se croit ainsi protégée de l'antisémitisme. ne voyait à cette règle que deux exceptions Ce blocage va se résoudre dans la guerre, sou- l'Angleterre et la Hongrie. Mais ce n'est là haitée par les éléments conservateurs, mais qui qu'une question de temps. Croyez-moi, déclara- va accélérer leur déclin. En 1918, la Hongrie, t-il au Congrès sioniste de Bâle en 1887, le des- sortie vaincue du conflit, s'effondre. La tin rattrapera les Juifs hongrois également, il les République est proclamée le 15 novembre 1918. l'rappera d'autant plus durement, d'autant plus Les troupes de l'Entente occupent le territoire férocement, que cela leur arrivera plus tard, hongrois qui est amputé des 2/3 au profit des alors qu'ils se sentiront encore plus en sécurité nouvelles nations tchécoslovaque, yougoslave, qu'à présent. Il n'y a pas moyen d'y échapper» roumaine. La décomposition de l'armée et de (146). l'Etat rend impossible une stabilisation le 21 L'approfondissement de la synthèse judéo- mars 1919 est instaurée «la République des hongroise se poursuivra effectivement jusqu'en Conseils» dirigée par un révolutionnaire com- 1914. C'est «l'âge d'or de l'assimilation», muniste d'origine juive, Béla Kun. Ce sursaut même si Gyula Zeke compare ce processus «à réformateur, sans assise sociale suffisamment tin jeu de cartes où l'on trouve deux inscrip- large, ne survivra pas au chaos économique et à tions sur I 'endroit on lit, il est bon d'être ses contradictions internes. D'une certaine Magyar, et sur l'envers, il est bon de ne pas être fiuçon, les Juifs, dont beaucoup se sont jetés avec ./saf. Beaucoup de Juifs changent ainsi leurs (2) Cette viejuive riche et brillante dans les villes ne doit pas faire noms Klein devient Kis, Blum se change en oublier l'existence dun prolétariat juif cl surloul des communautés orthodoxes du nord-est. Numériquement, elles représenlenl encore Virg, Weiss en Fehér... plus de la moitié des Juifs de Hongrie en 1900.

92 enthousiasme dans le mouvement révolution- chaînement des responsabilités qui y conduit. Il naire, paieront pour l'effondrement de la suffit de remarquer avec François Fejtô que l'as- Hongrie. La contre-révolution, très sanglante, servissement des Juifs hongrois, engagé par des dégénère en pogromes que le Régent Horthy Hongrois, allait de pair avec l'asservissement de n'arrêtera que très tardivement sous la pression la Hongrie par Hitler. L'actuel président de la internationale. République, Arpàd Gôncz, résistant antinazi et C'est un régime «national-chrétien», autori- anticommuniste, dira cinquante ans plus tard taire, qui s'installe pour toute la durée de que «l'Holocauste des Juifs de Hongrie était l'entre-deux-guerres. Le contrat qui unissait les dirigé contre la Hongrie» (p. 329). La responsa- Juifs à la Flongrie est remis en cause, même s'il bilité des déportations qui se précipitèrent dans n'est pas tout à fait effacé. Le régime est en fait l'ultime phase du conflit est clairement établie un compromis entre des tendances fascisantes et «elles furent exécutées par les Allemands avec conservatrices. En dépit de la vague de persécu- l'aide des forces de l'ordre hongroises, placées sous la direction d'officiers antisémites tions de 1919, de la loi sur le numerus clausus de 1922, les Juifs qui demeurent en l-longrie - notoires, et, surtout, avec la collaboration de la beaucoup ont émigré (3) ou oiit été rattachés gendarmerie ( ... ). Aussi nombreux que soient les aux noûvelles nations - demeurent profondé- cas isolés témoignant de la solidarité, voire de ment attachés à la Hongrie et refusent la protec- l'héroïsme de certains Hongrois à l'égard des tion que leur assurerait le statut de minorité Juifs, il serait insensé de penser, ne fusse qu'un nationale protégée par le droit des Traités. instant, que les persécutions ont scellé l'union des Juifs et des Hongrois, comme elles ont La période de «consolidation», sous l'égide effectivement scellé l'union des Juifs et des du chef de gouvernement Istvàn Bethlen, se Danois, des Juifs et des Hollandais, des Juifs et poursuivra jusqu'en 1930. François Fejtô la des Italiens. C'est cela qui compte, tout te reste qualifie de «néobaroque», avec son mélange de n'est que littérature, c'est-à-dire anecdotes» velléités restauratrices et de pragmatisme. Plus (Istvàn Bibo, p. 329-335). symptomatique des périls à venir est la nouvel- le définition restrictive, ethnique, de leur natio- Environ 700.000 Juifs magyars avaient dispa- nalité qu'adoptent beaucoup de Hongrois. Toute ru en 1945, alors que 100.000 avaient survécu une génération sera élevée dans l'idée de l'in- dont 115' émigreront en lsraèl. Ce sauvetage in compatibilité des caractères juifs et hongrois. extremis d'une partie des Juifs de Budapest Dans ce contexte, l'antisémitisme devient un n'est le fruit que de personnalités relativement instrument politique efficace. En fait, c'est la isolées, du mouvement sioniste hongrois, et des politique extérieure, tout entière tournée vers missions étrangères. l'objectif de révision des Traités, qui précipite le La déportation des Juifs ne fera après 1945 destin des Juifs de Hongrie. Avec l'accession l'objet d'aucune expression de deuil ou de d'Hitler au pouvoir, la Hongrie se rapproche de repentir. «Avec l'entrée des Russes, la partie l'Allemagnedont elle partage au moins un juive du problème est close la libération des objectif essentiel. L'agitation antisémite connaît Juifs est accomplie. Commence la partie plus un développement ininterrompu à partir de 1938 difficile, la libération des chrétiens», constate et devient pour les gouvernements successifs un Sàndor Màrai (p. 335). La particularité de la gage de bonne volonté vis-à-vis des nazis. Hongrie d'après 1945 est de compter encore une Engagé dans la collaboration avec l'Allemagne, forte minorité juive. Mais celle-ci vit un phéno- le régent Horthy ne sauvegardera que les appa- mène d'auto-répression. Beaucoup de Juifs, rences de plus en plus minces d'une politique cherchant à échapper à une introspection dou- indépendante. Lorsqu'il cherchera à s'en déta- loureuse, s'engagent dans un régime dont l'ins- cher, en 1944, il provoquera par sa politique piration peut de loin chercher ses sources dans brouillonne l'entrée des troupes allemandes qui le messianisme juif. Aux yeux de Moscou, en scelle, avec l'arrivée en Hongrie d'Adolf Eichmann, le sort des Juifs hongrois. (3) La dispora des Juifs de Hongrie constitue un chapitre à part de cette histoire avec ses céI&rits le cinéaste (Jeorges cukor, les Il n'est pas question ici d'exposer les élé- photographes Robert Kappa. Moholy-Nagy, Kertdsz. Brassai, les écrivains Die Wiesel et Arihur Koestler. le chef d'orchestre Oeorg ments de cette marche vers la Shoah, ni l'en- Solti...

93 revanche, la principale faiblesse des commu- parition prévisible du racisme» 7(4) (p. 399) nistes hongrois est de compter trop de person- Il existe au coeur du livre de François Fejtô, nalités d'origine juive (Ràkosi, Gerô, Farkas, une réflexion qui pourrait éclairer et rassembler Révai, Péter). Ces dirigeants, ultra-staliniens, les éléments épars de cette question. En 1917, n'hésiteront pourtant pas à couvrir des agisse- alors que l'histoire des Juifs hongrois se trouvait ments antisémites lorsqu'ils pourront leur être à un tournant, la poétesse et romancière Anna utiles. C'est aussi des rangs de l'intelligentsia Lesznai, qui est issue d'une famille juive ano- juive que naîtra la contestation du pouvoir abou- blie de la gentry provinciale, a exposé très clai- tissant h la révolution antitotalitaire de 1956. rement la situation des Juifs assimilés ((le pro- Celle-ci sera authentiquement libérale et cher- blème juif, écrit-elle, existe même quand une chera à se démarquer de tout ce qui aurait pu personne d'origine juive est assise toute seule rappeler l'ancien régime horthyste et notam- entre les quatre murs de sa chambre, à huis clos. nient son antisémitisme. La sortie progressive Il n'existe pas seulement dans les rapports entre de l'ère Kàdàr - «le communisme du Goulash» tel ou tel individu et la société magyare. La gra- - sera là encore une transition vers une vie poli- vité du problème vient de ce que le Juif se sent tique plus apaisée, où des intellectuels juifs ((juif)> pour lui-même ( ... ). Etre Juif, écrit-elle, trouveront une place éminente. Il semble désor- c'est un état d'âme particulier, pathologique- mais acquis que la question juive n'est plus un ment.troublé, un système nerveux constamment ressort politique efficace les populistes antisé- irrité par l'instabilité de sa situation)> (pp. 209- mites en feront les frais aux élections de 1994. 211). Sa pensée fait écho à ((l'imperceptible- Une vie juive en Hongrie est-elle possible ment autre» par lequel Vladimir Jankélevitch après la Shoah et le communisme ? François définissait le judaïsme. Cette «névrose juive», Fejtô note tout d'abord le haut degré d'assimila- après avôir fait des Juifs hongrois les victimes tion atteint par les quelque 100.000 Juifs hon- consentantes de leur assimilation, explique sans grois (dont 90 % résident à Budapest). Si ceux- doute leur paralysie devant la montée de l'anti- ci subsistent en tant que Juifs, c'est moins sémitisme. comme groupe communautaire que comme Il n'est pas indifférent d'observer que, désor- porte-parole de valeurs universelles qui sem- mais, l'intégration des Juifs dans la société ne blent de plus en plus largement adoptées par la va pas sans une certaine affirmation du judaïs- société qui les entoure. «Le problème juif en me. 11 est vrai que l'apparition de l'Etat d'Isral 1-longrie est en réalité un problème hongrois. Si a rendu caducs certains aspects de l'antisémitis- la société évolue résolument en direction de la me. Il faut (provisoirement) conclure avec démocratie de type occidental, ce que nous François Fejto en citant l'écrivain et journaliste espérons, alors nous pourrons régler tous les Gyôrgy Konràd qui exprime ce nouveau point problèmes sociaux, dont le problème juif, paisi- de vue décomplexé ((Comme fils du peuple blement et raisonnablement» (Imre Kertész, juif, je fais partie de la société et de la nation p. 400). En ce sens, le destin des Juifs hongrois hongroise et j'ai passé la plus grande partie de rejoint celui des autres communautés occiden- ma vie parmi les Hongrois juifs et chrétiens. tales «les mariages mixtes, le déclin des pra- Comment ne me considérerais-je pas comme tiques religieuses comme la circoncision, la bar- Hongrois ? Suis-je les deux 7 A la fois Juif et niitzwah, comportent le pire danger celui de Hongrois 7 Oui, je suis l'un et l'autre. Ce serait l'extinction du peuple juif». (G. Friedman un mensonge existentiel que de fondre les deux p. 398). en une seule identité» (p. 400). Aussi la résolution de la tension entre Juifs et François AZAR Hongrois se teinte d'amertume. Cette fusion est-elle d'ailleurs irréversible 7 Ne faut-il pas (4) Tout au long de celte histoire, je n'ai pu m'empêcher de pen- plutôt retenir l'expérience de Léon Poliakov qui ser au sort des Juifs parfaitement hellénist de la cit6 grecque juge l'antiséniitisme interminable «je suis d'Alexandrie dont ils reprtsentaient environ 30% de la population. En 38 ap. J.c., ils firent victimes d'dmeutes et sgheuoïsés» par les revenu de ces illusions. Je crois que cela ne s'ar- Grecs. L'un de leurs rabbins. Philon d'Alexandrie, par ailleurs phi- rête jamais. Il y a des hauts et des bas, des losophe grec reconnu, dut partir en Ambassade plaider leur cause auprès de I'EmpercurCaligula.. le sujet possible d'un livre sur Juifs réniissions et des flambées de violence,- des es Grecs phases de stagnation... mais il n'y a pas de dis- Ed. Bailand, 1997. «Dans lé clair-obscur du monde» de Robert Rochefort

Comme parfois les ouvrages de valeur, ce l'image de celle d'un Bourbon-Busset pour témoignage de Robert Rochefort n'a guère sus- Laurence. Et cet ancien directeur de cabinet de cité, semble-t-il, l'attention de la critique. Et Robert Schuman, consacrant dans La Cmix un pourtant l'on doit à l'auteur une fervente bio- article aux lettres de Françoise à Robert, les graphie de Robert Schuman dont il fut, de comparait à un <(véritable trésor». Matignon au Quai d'Orsay, l'attentif collabora- Inspecteur général de l'administration, teur. Rochefort est naturellement amené à rejoindre Ces éphémérides, qui couvrent la période de Schuman. Ce fut le rapprochement de deux 1935 à 1994, révèlent une personnalité où l'hu- âmes soeurs. La description de ce «saint poli- milité rejoint une profonde spiritualité. La rela- tique» attaché non pas à réaliser des <(coups>), ce tion de ses lectures ou de ses rencontres compo- qui est fugitif, mais à construire une oeuvre se un parcours où apparaissent , durable, malgré l'instabilité institutionnelle de Jean Monnet, Julien Green, Marthe Robin, la IV', témoigne de l'ambition d'une conviction, Joseph Czapski, Louis Massignon, Igor à l'inverse de toute espèce de préoccupation de Stravinski et tant d'autres plus obscurs, comme carrière. L'apport d'un Robert Schuman paraît, le clochard de son quartier avec lequel sur l'Europe, d'une autre ampleur que celle d'un Rochefort entretient un dialogue qui n'est pas De Gaulle pour la simple raison que le premier insignifiant. s'est employé à réaliser ce que l'autre s'est ingénié à fragiliser. Ses observations sur la jeunesse des années quarante semblent rejoindre celles que l'on peut D'autres pages, sur l'attachement aux racines lire sur la génération d'aujourd'hui : <(Elle n'a des Deux-Sèvres, au cimetière de campagne qui aucune curiosité intellectuelle, elle vient suivre entoure une église de village dont le dépouille- les cours comme l'on va au bureau et juste en ment consacre la grandeur, révèlent une âme vue des diplômes. Elle est vulgaire de ton, d'al- sensible, lucide sur l'éphémère de la vie, dési- lure, de sentiments, veule, lâche. Le vol a pris reuse cependant de laisser une marque tangible une extension considérable dans les établisse- par-delà la mort: «Le journal, écrit-il, est mani- ments». Et l'Algérie de 1998 paraît n'avoir rien festation du désir de durer, de se survivre, que ce à envier à celle de 1958 où l'on tranche le sein soit dans ses enfants, dans une oeuvre, une mai- d'une femme avant de découper, sous ses yeux, son, l'arrangement d'un jardin. Tout cela est son nouveau-né. éphémère, à peine plus d'écrire notre nom sur le sable». Ces pages, tourmentées mais chaleu- Mais la grande épreuve, c'est la disparition reuses, survivront à tant de publications qui ne accidentelle de son jeune fils François dont paraissent qu'à la lueur du coup qu'elles frap- «l'adorable sourire, après chacune de ses pent. Peut-on s'autoriser un léger regret ? Un bêtises, faisait fondre le coeur». Sa petite soeur index des noms pour plus de 500 pages aurait de trois ans aimait à se recueillir sur sa tombe été de bonne venue. où, du doigt, elle désignait «Fafa». La présence de cet enfant trop tôt ravi à l'affection des siens est là, éternelle la permanence du souvenir, où Vincent LALOY la nostalgie de ce qui ne sera jamais plus domi- ne, est une leçon de fidélité. Le second grand malheur est la maladie lancinante qui conduit à Nouvelles librairie de France (36, avenue des Ternes, la mort de la femme de Rochefort, Françoise, à (7'). 512 pages. laquelle l'attache une inépuisable tendresse, à

95 Visages de femmes au Moyen Age de Régine Pernood

Au moment où Régine Pernoud disparaît, le Pieux avec leur père Bemard de Septimanie, Zodiaque publie son dernier ouvrage, un magni- un Manuel qui montre l'étendue relative de ses lique recueil, Visages de femmes au Moyen Age connaissances et son sens maternel de la péda- (I). II clôture et synthétise très bien l'oeuvre de gogie (2). Une chanoinesse de grande lignée cette médiéviste, marseillaise d'origine - après Hrostwitha écrivit au X' siècle huit comédies, sa licence à la Faculté d'Aix, elle avait consacré sept drames et les exploits en vers de l'empereur sa thèse à l'histoire du Port de Marseille -,qui a Othon la, le Grand L'abbesse du Mont-Sainte- toujours su allier l'érudition de la chartiste à la Odile, Herrade de Landsberg, a rédigé pour ses volonté de rendre accessibles au grand public soeurs une véritable encyclopédie illustrée, Le les richesses du lointain Moyen Age. Souvent Jardin des délices (h'onus deliciarum), à la fin critiquée par les historiens de l'Ecole des du XII' s. I-lildegarde de Bingen, visionnaire, Annales, attachés d'abord aux réalités écono- musicienne et scientifique, écrivit Sci vias iniques et sociales, raillée pour sa fidélité reli- (Connais les voies du Seigneur), Le livre des gieuse ou son genre démodé, Régine Pernoud a mérites, Le livre des oeuvres divines, des traités réussi à atteindre et à fidéliser un public qui, jus- de médecine pratique et une innombrable cor- qu'à elle, ne s'était guère intéressé au Moyen respondance avec les grands de ce monde, à Age, commencer par le pape et l'empereur Frédéric Barberousse. En dix chapitres, Régine Pernoud montre l'émergence dc la femme dans la société médié- Admirablement illustré, le recueil met singu- vale, les reines bien sûr Clotilde et Radegonde, lièrement en valeur le rôle de la femme, mais, tuais aussi les autres. Le Moyen Age a compté chose curieuse, Régine Pemoud, qui a beaucoup des femnies médecins. Elles ont disparu lorsque écrit sur Jeanne d'Arc, n'en parle pas, pas plus les universités se sont développées au XIII' que d'Aliénor d'Aquitaine ou de Blanche de siècle leur fréquentation était interdite aux Castille, car elle ne franchit pas la frontière du femmes. L'auteur s'attache à une femme XII' siècle : cette réserve faite, le livre demeure peintre, une moniale, Edé, qui avec son socius, d'un très grand intérêt. le moine Emeterius, a illustré le plus bel exem- Jean CHÉLINI plaire de l'Apocalypse de Beatus de Liebana, manuscrit achevé à Gérone en 975. (I) Régine PERNOUD, Visages de femmes au Moyen Age, Zodiaque, 26 p., 178 planches couleur. Cet ouvrage est Retenons les très beaux chapitres de la fin, sur le premier de la nouvelle collection Visages du Moyen Age. le rôle culturel des femmes médiévales. En 842, (2) DHUODA - Liber n,anualis, édition critique de Pierre Ohuoda écrivait pour l'éducation de ses fils Riché, Le Cerf, 1975, collection Sources chrétiennes, Bernard et Guillaume, restés à la cour de Louis n' 225.

Franco-Forum a été créé en 1957 par É. Borne, H. Bourbon, J. Fontanet. J. Lecanuet et M-P. Simonnet 0e 1957 à 1993 chaque numéro de Frarice-Forum a comporté les «Propos du temps» d'Étienne Borne.

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96 «Si la démocratie est la vérité de la politique et s'il faut une philosophie à la démocratie, cette philosophie ne peut être qu'un humanisme intégral. Et l'humanisme n'est intégral que s'il est personnaliste. » Etienne Borne

«On ne décide pas de là vérité d'une pensée selon qu'elle est à droite ou à gauche, et encore moins selon ce que la droite ou la gauche décide d'en faire.» Albert Camus'