S o MM aire

Journal littéraire

Michel crépu 9 Le Goff, Bridges, Bac, Montherlant... grand entretien

didier Sicard 17 La fin de vie en question Michel crépu et annick Steta étudeS, reportageS, réflexionS

alexandre Moatti 37 « De la démocratie génétiquement modifiée. » Vision de la science par les milieux d’ultragauche henri pigeat 46 Entretien et antonin durand Médias et bien commun Bruno le Maire 49 Entretien annick Steta et Michel crépu La droite a un devoir d’audace annick Steta 60 À quoi servent les entrepreneurs ? alexandre duval-Stalla 66 Chateaubriand et Malraux : deux anti-destins face à l’histoire Marin de viry 84 Houellebecq sur Mars antoine poncet 89 Écrire ma sculpture pourquoi Jane auSten eSt la Meilleure

Jean-pierre naugrette 97 Lire Jane Austen aujourd’hui ? iSaBelle Bour 101 Jane Austen victorienne ? laurent folliot 108 Jane Austen, de la sensibilité à la scénographie caMille fort 114 Chacune cherche son Darcy

2 mai 2013

Jean-Pierre Naugrette 121 Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey Hilary Mantel 129 Entretien et frédéric Verger « J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire » lucien d’Azay 136 Pénélope à Chawton Philippe Arnaud 144 identification du roman anglais • CRITIQUES • Livres Henri de montety 155 Un digne dictionnaire libéral du libéralisme pHILIPPE bARTHELET 159 Valère Novarina, le mangeur de verbe • Expositions Robert kopp 164 De Goya à Max Ernst : le romantisme noir Olivier Cariguel 171 La traversée du siècle de Georges-Emmanuel Clancier • Musique Mihaï de Brancovan 174 Anniversaires • Disques Jean-Luc Macia 177 Wagner, un bicentenaire et deux superbes chanteurs

• notes de lecture 181

Guy Dupré par Frédéric Verger, Pierre Jacquemot par Yves Gounin, José Carlos Llop par Charles Ficat, Jean-Pierre Ferrni par Charles Ficat, Nathanaël Dupré La Tour par Aurélie Julia, Cheon un-Yeong par Aurélie Julia, Frédéric Andrau par Olivier Cariguel, Olivier Bessard-Banquy par Olivier Cariguel, Henry Laurens par Jean-Pierre Naugrette, François Buot par Alexandre Mare.

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Éditorial Rendez-vous avec Jane Austen

l est très possible que le fait de consacrer un numéro de la Revue des Deux Mondes à Jane Austen soit considéré comme légère- Iment désinvolte. La planète n’est-elle pas en train d’exploser ? Les corrompus de tout poil ne sont-ils pas l’objet d’une colère universelle ? Margaret Thatcher, qui vient de mourir, ne continue-t-elle pas de ­tempêter d’outre-tombe, à la vue d’une Europe si incapable de parler haut et fort ? On ne sait si Mrs Thatcher était une lectrice des romans de Jane Austen. Les désordres subtils de la sensibility que la roman- cière d’Orgueil et Préjugés et Raisons et Sentiments a si bien su faire miroiter ont-ils eu une place au chevet de l’Iron Lady ? On peut pen- ser que oui, bien sûr et qui sait même si feu la Dame de Fer n’aura pas puisé dans l’arsenal psychologique des personnages « austeniens » quelques-unes de ses plus décisives cartes maîtresses ? C’est bien là toute la réussite, en un sens, de ce roman anglais qui continue d’enchanter les lecteurs à travers le monde en dépit de sujets en apparence surannés. Quoi ? Comment ? Ces émois du cœur, ces coins de jardin seraient plus forts finalement, plus dangereux que bien d’autres menaces jugées plus périlleuses ? Les romans de Jane Austen font leur chemin dans l’intimité des lecteurs parce qu’ils possèdent cette intelligence des sentiments, sans laquelle le monde est tout simplement indéchiffrable. Bien naïfs sont ceux qui croient que les graves problèmes de l’heure réclament des rapports de prétendus

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hauts fonctionnaires pour être analysés en profondeur ! La simple moue d’une jeune fille à un dîner de province nous renseigne mieux sur la marche de la planète. Le monde, parfois, se résume à un salon de thé, il suffit d’écouter. Il est vrai que la littérature française est bien équipée sur ce point, la Princesse de Clèves ayant donné le la. Mais notre chère cousine Jane demeure malgré tout irremplaçable. Dans ce numéro, Philippe Arnaud note avec justesse que le roman anglais dans son ensemble n’a pas eu à souffrir, comme en , d’une prétendue frontière entre un ancien et un « nouveau roman ». Le lecteur anglais est en ligne directe avec une époque qui, en effet, ne ressemble plus du tout à la nôtre. Quelle importance ? De même que les Mémoires de Saint-Simon continuent de nous instruire sur la nature humaine en plein milieu de la Galerie des Glaces, de même les bals de province de Mrs Austen continuent de nous renseigner sur les subtilités invisibles de la carte du tendre. Jean-Pierre Naugrette a été l’initiateur de ce dossier, en com- pagnie d’Isabelle Bour, Laurent Folliot, Camille Fort, Hilary Mantel, Frédéric Verger, Lucien d’Azay et Philippe Arnaud. Qu’ils soient tous ici remerciés de nous avoir donné rendez-vous, de si élégante façon, avec une telle « Soft Lady ». Bonne lecture, M.C.

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• michel crépu Le Goff, Bridges, Bac, Montherlant...

journal littéraire Le Goff, Bridges, Bac, Montherlant...

n michel crépu n

undi Petit déjeuner aux Deux Magots avec M. Nous parlons des Lromans récents. M. dit que « rien ne marche ». Je réponds que je n’ai lu aucun roman qui me « tienne ». Les seuls livres à m’avoir procuré récemment quelque plaisir sont des livres d’histoire, des biographies. Le récit de vie me tient lieu de roman. À la limite, je dirais volontiers que la biographie est devenue pour moi le roman même. Encore dois-je préciser que peu m’importe le degré de célébrité de la « vie » en question. Ainsi suis-je plongé en ce moment dans l’édition poche du Saint Louis de Jacques Le Goff paru « autrefois » en 1999 (1), mais j’eusse pu aussi bien donner en exemple l’extra- ordinaire ouvrage de E. Lucas Bridges : Aux confins de la terre, une vie en Terre de Feu (1874-1910), qui raconte l’exil missionnaire d’une famille d’évangélistes anglais (2). Ou bien, j’aurais pu encore évoquer l’épatant Journal 1920 de Ferdinand Bac (3) qui vient de paraître aux éditions Claire Paulhan. Je m’en tiendrai d’abord au Le Goff. 1 253 pages, index et cartes géographiques compris. Quand je dis « autrefois » à son sujet, je me comprends : je veux dire par là un temps où de tels ouvrages semblaient encore à portée d’effort humain, d’une seule plume. Son Saint Louis a demandé quinze ans

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de travail. Aujourd’hui nous aurions un « collectif » d’impuissants, mais sans doute suis-je injuste. Tout n’a pas été avalé par les moines copistes de l’École pratique des hautes études. Fabrice d’Almeida disait ce matin à la radio (sur France Culture) qu’il fallait tout de même encore compter avec ces historiens qui savent parler « large », rejoindre un public avide d’histoire, de destinées, de légendes. Il citait à l’appui les noms de Jean-Christian Petitfils, auteur d’un Jésus à grand succès, allant même jusqu’à citer le nom de Stéphane Bern, ce qui est quand même pousser le bouchon un peu loin, mais j’admets que l’hiver est long cette année. Il eût pu citer Alain Decaux, probablement le dernier à avoir donné rendez-vous aux Français sur ce mode. Dans le cas d’Alain Decaux, nous sommes autant en présence d’un conteur que d’un historien. Il a usé de l’écran de télévision comme d’un feu de cheminée. Avec lui, nous avons vécu nos dernières veillées. Cela dit, je ne voudrais pas que l’on se méprenne : le Saint Louis de Le Goff est extraordinaire parce qu’il est une véritable cathédrale de papier ; qu’il ait, au surplus, touché un large public est la cerise sur le gâteau. Les ouvrages de M. Bern, à grand succès semble-t-il, ne sont pas des cathédrales de papier. Ils n’ont même pas non plus le charme délicieux, incomparable, d’un G. Lenôtre, qui épluchait les vieux registres, en extrayant la substance miraculeuse de ces « petites histoires » comme un pêcheur qui ne s’intéresserait qu’au menu fretin qui tourbillonne sur les flancs du requin. Qu’ils plaisent à un large public (je parle de M. Bern) n’est pas contestable, c’est dans l’ordre implacable du mauvais goût contre lequel on ne peut rien. Qu’y puis-je si le « grand public » a mauvais goût ? Pourquoi le nier ? Ce n’est même pas ici affaire d’élitisme. C’est une sorte de loi biologique, c’est comme ça. On peut en souffrir, ce qui est mon cas, car il est toujours douloureux de constater que la beauté ne rentre pas dans ses frais, mais il faut offrir nos souffrances artistiques au Ciel, qui finira bien, avec un peu de chance, par nous le rendre au centuple. (X. me disait l’autre jour que si l’on ôtait l’aide de l’État aux opéras, aux théâtres, tout s’écroulerait dans la minute. C’est affreux de penser qu’il n’y a jamais assez de monde pour honorer le beau au point de pouvoir se passer des subsides ministériels : nous sommes avec le beau comme avec les indigents qui nous tendent la sébille dans la rue : nous voulons bien donner une pièce, mais

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pas deux. La part de gratuité absolue, « bataillienne », propre à l’art, nous fait peur : nous sommes devant cela de petits épargnants. Des parcimonieux du sublime.) Au demeurant, Le Goff n’est pas un grand écrivain de l’histoire. Il n’a guère de style, il ne cherche visiblement pas à en avoir. Il additionne ses données, exactement à la manière de mon oncle Michel, qui composait d’interminables puzzles, toujours plus difficiles. Cependant, il réussit à nous faire sentir la présence de l’homme Saint Louis. Par exemple, la scène du sacre (il a été sacré roi à 12 ans) vibre d’une solitude inouïe pour ce petit garçon, écrasé sous la chappe, dans la cathédrale de Reims qui n’est même pas terminée, comprenant à peine les détails liturgiques d’un événement dont il est le centre… À ciel ouvert, si l’on ose dire, scène prodigieuse. Même chose pour ce qui concerne les croisades, on sent l’air chaud, la maladie, l’annonce de la nouvelle de la mort de sa mère, Blanche de Castille, dont il a été si proche. Une relation mère-fils unique, mystérieuse. Peut-on se représenter cela ? Soudain, il n’y a pas une ligne de décrétale en latin, au bas d’un grimoire, qui ne me fasse vibrer. Je suis dans la stupéfaction : une figure légendaire de l’histoire de France me devient si proche, c’est comme si je l’entendais respirer. Quel roman pour me procurer une telle émotion ? Je ne vois pas. Et pourtant, c’est peu de le répéter, Le Goff n’a pas cherché à jouer la carte romanesque. Cela vient tout seul. C’est magique.

Mardi

Visite au cimetière de Picpus, où est enterré La Fayette. Mais ce n’est pas pour La Fayette que je suis venu. Il y a là deux fosses où demeurent les restes de 1 300 guillotinés de l’année 1794. Les deux fosses sont protégées par une grille qui ne s’ouvre pas. « C’est sacré », me dit le gardien. On voit simplement deux rectangles de gravier. Pour en savoir plus, il faut s’en retourner à l’église (construite par des oratoriens) où deux grandes plaques, de part et d’autre du chœur, nous donnent les noms et les professions des guillotinés. On compte environ 500 nobles. Pour le reste, ce sont de petites gens : couturière, cultivateur, menuisier, etc. Qu’ont-ils fait pour mériter de

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monter à l’échafaud ? Montherlant a écrit un beau texte sur ce lieu extraordinairement bouleversant : « le lieu le plus loin du monde » (il figure dansle Fichier parisien (4)). C’est exactement ça. Et encore, à l’époque de l’auteur de Port-Royal, il n’y avait pas ces immeubles qui enserrent désormais le cimetière, rendant encore plus forte la sensation d’étrangeté, de silence mystérieusement douloureux, sans rapport avec rien. J’aimerais recopier tous ces noms, autant de romans. Montherlant est venu ici en 1965. Il s’étonne de la blancheur des murs, se demandant si l’on peut prier dans une église « blanche ». Aujourd’hui, un gris sinistre a envahi les murs. Le gris n’incite guère non plus à la prière, je dois le dire. Pas plus que le blanc. Les noms des guillotinés sont toujours là, comme écrits d’une plume Sergent-Major.

Mercredi

Ferdinand Bac. Je recopie la quatrième de couverture :

« Petit-fils par la main gauche de Jerôme Bonaparte, Ferdinand Bac (1859-1952) fut élevé en Allemagne. Jeune homme, il choisit de vivre à Paris une existence de rapin, de “dessinateur de Fêtes galantes”. Puis il se fit mémorialiste et publia des ouvrages sur l’Allemagne romantique, ses Souvenirs d’exil (1919) et trois volumes des Intimités de la IIIe République (1935-1936). »

Voilà pour la notice de cet échantillon exceptionnel du « grand monde » tel qu’il constitue le fond de décor, la pâte même de la Recherche proustienne. Ce ne sont que séjours à Cannes, sur la Côte, au cap Ferrat, à Menton dans des maisons sublimes, habitées par des Rohan, des Broglie, des Ricci nés Montefiore, sans oublier la jeune nièce du pape Léon XIII. Reconnaissons que cette fameuse nièce, jamais en reste d’une soirée flambante, qui a toujours l’air de surgir comme dans un film de Lubitsch, voire d’un premier Lautner période Tontons flingueurs, est bonnement grandiose. Elle est la Françoise Sagan de ce salon mirifique où l’impératrice Eugénie est encore là. L’impératrice attend la fin. C’est Beckett en taffetas, ses clochards dansant le tango dans un parfum d’aiguilles et de cigales.

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Bac est un homme d’esprit, un esthète intégral mais pas plus : il ne met pas le pied au-delà d’une certaine frontière où commence pour lui le cauchemar de la modernité artistique. Il se méfie même de Claudel (qualifié drôlement par lui de « chef de la nouvelle école littéraire » ce qui nous renseigne au passage sur l’image que pouvait avoir Claudel à cette époque), c’est dire. Cela pèse un peu à la longue, tant de raffinement exquis, tant de volets fermés. Bac est mort en 1952, il a peut-être entendu, en se bouchant les oreilles, les premières chansons d’Elvis Presley. Son Journal est délicieux et limité : toute la différence qu’il peut y avoir entre un esthète et quelqu’un pour qui l’esthétique n’est qu’un point de départ pour monter plus haut, comme Charles du Bos l’a si ardemment voulu sa vie durant. Bac ne cherche pas à monter « plus haut », il n’y a pas d’enjeu existentiel dans cette vie, quoiqu’il témoigne à l’occasion d’une « conscience européenne » où pourrait presque flotter l’ombre d’un Klaus Mann – mais nous ne sommes qu’en 1920 : le pire à venir est encore caché. Les journées sont belles, le piano schumanien du soir est merveilleux et pour les matinaux, le lever du soleil sur la Corse au loin, comme une rose, est la langue du paradis. On éprouve ici presque avec irritation la douceur d’un monde parvenu aux plus extrêmes limites de l’harmonie (cela n’empêche pas, bien sûr, telle comtesse d’être horriblement malheureuse). Cela se sent au bout d’une heure de lecture ininterrompue. On se retire du salon avec respect, on prend la voiture avec la nièce du pape et l’on va écouter un peu de jazz (« musique de nègre », pour Bac), mais la nièce papale n’est point de cet avis.

Jeudi

Au New Morning, justement, pour écouter le Julien Daian Quintet (produit par Bonsai Music), épatante soirée qui n’a pas été sans me rappeler les riches heures seventies du Willem Breuker Kollektief, festival de cuivres, de chorus funky, qui ont fini par mettre le public en ébullition joyeuse, la scène envahie par les danseurs, tout cela merveilleusement sans fin. Un coup de téléphone m’apprend, au beau milieu de cette fièvre, que Jérôme Cahuzac a jeté l’éponge. Quelle solitude cela doit être pour cet homme si brillant, que nous

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avions eu l’occasion d’écouter lors d’un récent dîner de la Revue, peu de jours avant sa démission, prélude au désastre. Hier le brio devant des convives admiratifs, maintenant la honte. Je me souviens très bien de son brio : deux heures de discours sans notes, à la fois convaincant et incompréhensible à force de virtuosité technique. Ce que j’aimerais comprendre, à la loupe, c’est comment la logique du mensonge peut s’introduire au sein d’une telle virtuosité. Cela compléterait mes renseignements sur la nature humaine. DSK à côté, c’est du nanan. Curieux d’apprendre cela, ici, en pleine fête musicale. Un soir à Paris, en avril 2013. L’indignation, je ne l’éprouve pas d’abord, n’en déplaise au fantôme de Stéphane Hessel ; ce que j’éprouve avant tout, c’est une infinie tristesse. L’indignation, je l’entendrai tout à l’heure, à la radio, par la bouche de M. Gérard Filoche, membre du Parti socialiste depuis vingt ans, au bord des larmes. Larmes de colère et de désespoir. Il me semble que si quelqu’un a sauvé l’honneur d’être à gauche, ce soir-là, c’est lui.

1. Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1999, 1 280 pages. 2. E. Lucas Bridges, Aux confins de la terre. Une vie en Terre de Feu (1874-1910), préface de Jean Malaurie, Nevicata, 2010, 645 pages, 28,95 euros. 3. Ferdinand Bac, Livre-journal 1920, Éditions Claire Paulhan, 589 pages, 51 euros. 4. Henry de Montherlant, le Fichier parisien, Gallimard, 1974, 184 pages, 20 euros.

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• didier sicard

grand entretien

la fin de vie en question

n entretien avec didier sicard réalisé par Annick steta et michel crépu n

evue des Deux Mondes – Vous avez remis en décembre dernier au président de la République un rapport sur la fin de vie (1). RComment la loi française encadre-t-elle actuellement la fin de vie ? Quelles sont les différences qui séparent en la matière la légis- lation française des législations étrangères, par exemple celles de la Suisse, de la Belgique, des Pays-Bas ou de certains États américains ? Didier Sicard – Depuis environ treize ans, le législateur français s’est employé à redonner une place sinon à la parole du malade, du moins à l’expression de sa volonté. Ce repositionnement s’est exprimé par l’adoption de trois lois : la loi du 9 juin 1999 garantissant le droit à l’accès aux soins palliatifs, la loi Kouchner du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, puis la loi Leonetti du 22 avril 2005 (2). L’objectif de ces différentes lois était que le malade ne soit pas complètement « capturé » par la médecine. La loi Leonetti dit que le médecin doit écouter le malade en fin de vie. Il doit accepter de ne pas prodiguer de soins dont le malade ne veut pas, voire arrêter les soins. Et il ne doit pas envisager des soins qui seraient considérés comme une obstination déraisonnable. Pour matérialiser cette écoute du malade, le médecin peut recourir aux

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directives anticipées (3), voire à la personne de confiance (4) si le malade est inconscient. Son objectif majeur doit être de contrôler la douleur, quelles qu’en soient les conséquences. C’est là qu’intervient la notion de double effet : une thérapie destinée à soulager la douleur peut éventuellement abréger la vie, mais ce n’est pas son intention. La loi Leonetti ne dit pas que la médecine ne peut pas donner la mort. Entre une loi et sa lecture, il y a un espace considérable lié à la méconnaissance de la loi par la société, mais aussi par les médecins eux-mêmes qui se sentent peu concernés en dehors des situations de réanimation et de néonatologie. Les médecins n’aiment pas beaucoup que le législateur leur dise ce qu’il faut faire : ils sont persuadés que leur expérience et leur proximité avec le malade leur donnent une légitimité pour trouver la meilleure solution. La seconde faille de cette loi, c’est son usage par la société. À ses yeux, la loi Leonetti n’est pas destinée à lutter contre l’acharnement thé- rapeutique, mais à protéger les médecins du reproche qui pourrait leur être fait de ne pas avoir tout mis en œuvre pour sauver une vie. Étonnamment, la société a retenu de la loi Leonetti qu’elle inter- disait de donner la mort. Cette loi est donc méconnue, négligée et mal interprétée : elle n’a pas eu ­d’accompagnement pédagogique. Les directives anticipées sont une fiction : en pratique, elles ne sont quasiment pas utilisées. La personne de confiance en est une autre. Et la notion de double effet apparaît comme une grande hypocrisie alors que les doses permettant de soulager la douleur et de donner la mort sont très différentes. La loi Leonetti a eu plus de succès à l’étranger qu’en France. Des dispositifs similaires ont été adoptés par l’Espagne et par cer- tains pays d’Amérique latine, dont le Chili et l’Argentine. Elle est considérée comme une loi très équilibrée. Les pays du Benelux – les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg – n’ont pas d’équivalent de la loi Leonetti. Mais depuis 2002, ils autorisent les médecins à accé- der à la demande d’un malade voulant bénéficier d’une euthanasie. Celle-ci n’est pas légalisée mais « dépénalisée ». La culture médicale qui prévaut aux Pays-Bas est très différente de la nôtre. L’euthanasie y était pratiquée illégalement depuis 1973 dans un climat de grande tolérance. La société a fini par s’habituer au fait que la médecine pratique des euthanasies. Il a fallu attendre 2001 pour que soient inscrites dans la loi les conditions auxquelles un malade peut bénéfi-

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cier d’une euthanasie : être atteint d’une maladie incurable, deman- der une euthanasie et faire enregistrer cette demande par un second médecin. Les euthanasies font l’objet d’un rapport annuel d’éva- luation par l’une des cinq commissions régionales compétentes. La plupart des euthanasies ont lieu à domicile. La Belgique a adopté le modèle hollandais en 2002, au terme d’un débat parlementaire un peu houleux. La culture flamande est très proche de la culture hol- landaise : les Flamands ont imposé cette pratique aux Wallons, qui étaient beaucoup plus réticents. En 2012, sur 1 450 euthanasies prati- quées en Belgique, il y en a eu 1 250 en Flandre en 200 en Wallonie. Quant au Luxembourg, il n’a pas voulu se distinguer en la matière des autres pays du Benelux. En Suisse, c’est radicalement différent : il n’y a ni équivalent de la loi Leonetti ni loi sur l’euthanasie. J’ai rencontré le secrétaire général du ministère de la Justice à Berne, qui était per­sonnel­ ­lement extrêmement hostile à toute pratique euthanasique. Il m’a dit que « la Suisse est un pays à part en Europe : les citoyens ont le pou- voir. Par votation dans le canton, ils peuvent demander que n’im- porte quelle pratique sociale ait force de loi, en particulier dans le domaine de la santé ». Des citoyens du canton de Vaud et du canton du Valais ont lancé des votations demandant que le suicide assisté soit autorisé. Ils fondaient leur demande sur une loi vieille de cent ans qui dit que l’aide au suicide pour des motifs non égoïstes n’est pas condamnable. Cela a permis à ces deux cantons d’auto- riser quelques associations, dont Exit et Dignitas, à proposer leurs services pour des suicides assistés. Mais la loi suisse n’autorise en aucune façon l’euthanasie ou l’aide au suicide. La Suisse elle-même est presque plus anti-euthanasique que la France. Dans ces deux cantons, les associations pour le droit à mourir dans la dignité ont « pris en main » les suicides assistés. Ce n’est absolument pas le cas des hôpitaux. Mais dans le canton de Vaud et dans le canton du Valais, les hôpitaux, les maisons médicalisées, religieuses ou non, les services de soins palliatifs sont obligés, si les malades en font la demande, d’accepter qu’une mort par suicide assisté puisse surve- nir dans leurs locaux. À l’hôpital de Lausanne, dont j’ai rencontré le responsable des soins palliatifs, il y a eu deux cas depuis 2005. Quand un malade est aidé à mourir, sa chambre d’hôpital devient son domicile : l’hôpital fait comme s’il sortait.

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Dans les pays que je viens d’évoquer, la fin de vie se passe généralement à domicile. Ce n’est pas le cas en France, où l’on meurt majoritairement à l’hôpital. Quand on a un problème médical urgent aux Pays-Bas ou en Belgique, on ne va pas à l’hôpital : on va voir son médecin traitant. Les services d’urgence n’ont pas le monopole dont ils disposent en France. La médecine y est restée beaucoup plus individualisée, plus libérale, moins hospitalière. L’euthanasie telle qu’elle existe au Benelux se produit dans une autre culture médicale que celle qui prévaut en France. Aux États-Unis, le suicide assisté est autorisé dans quelques États : l’Oregon, le Montana et l’État de Washington. Les citoyens de ces États ont adopté par référendum voilà six ou sept ans la possi- bilité de bénéficier d’un suicide assisté. En 2012, le Massachusetts a écarté par référendum cette possibilité. Là encore, ce n’est pas l’État qui s’en occupe : c’est une association de médecins qui a « pris en main » cette façon de mourir. En Suisse, Exit et Dignitas program- ment le suicide assisté pour une date donnée. On s’assure théori- quement que la personne est en fin de vie et on lui demande de réitérer sa demande. Mais on ne cherche pas à savoir si elle est seule, un peu désespérée, isolée du monde… À la date fixée, Exit arrive à 9 heures du matin et demande au malade de confirmer qu’il souhaite mourir. Le malade prend alors deux comprimés d’anti-émé- tique. À 9 h 30, on lui dit que l’effet du médi­cament préparatoire fait qu’il a peu de chances de vomir. On met sur sa table de chevet une forte dose de barbiturique diluée dans un peu de jus d’orange ou de jus de pomme. Son absorption entraîne l’inconscience en deux minutes environ ; la mort survient dans un laps de temps compris entre trente minutes et vingt-quatre heures. Le fait qu’une équipe ait été mobilisée, qu’elle arrive, qu’une maison ait été louée – cela se passe rarement à domicile – place le malade dans une sorte de chaîne de responsabilités. J’ai rencontré lors de ma mission des per- sonnes qui m’ont dit ne pas vouloir être « parjures » à ce moment-là. Quand on a décidé d’avoir recours au suicide assisté, la situation est un peu héroïsée. En Oregon, c’est différent. Lorsqu’une personne présente les marqueurs d’une maladie mortelle à brève échéance, qu’il n’existe pas de possibilités de soins et qu’elle demande de façon réitérée à bénéficier d’un suicide assisté, elle peut obtenir une ordonnance et commander le produit dans une pharmacie. Mais

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plus de la moitié des personnes concernées mourront sans avoir jamais pris le produit. En Suisse, l’organisation du suicide assisté fait qu’il y a une date exécutoire. Quand on est engagé dans le proces- sus, on ne veut pas être lâche. Les familles sont quelquefois hostiles au projet de suicide assisté de leur proche, mais les associations ne veulent pas entendre parler des problèmes familiaux du demandeur. Au Benelux, l’euthanasie est réalisée par injection directe d’un pro- duit anesthésiant ; vingt ou trente secondes après celle-ci, le curare produit son effet mortel en moins d’une minute. L’avantage de ces dispositifs, c’est qu’ils permettent de parler de la mort. Les personnes savent qu’elles peuvent demander un suicide assisté mais qu’elles pourront aussi éventuellement le repor- ter. Cela leur donne le sentiment de ne pas être dépendantes de la médecine : elles gardent un certain pouvoir sur leur vie. Le suicide assisté et l’euthanasie concernent moins de 10 000 personnes par an : 60 à 70 personnes par an dans l’Oregon, 1 250 en Belgique, 4 500 en Hollande, une centaine au Luxembourg, moins de mille en Suisse. Si l’on transpose les chiffres du Benelux à la France, où se produisent chaque année 450 000 décès, on peut estimer qu’il y aurait entre 12 000 et 15 000 suicides assistés ou eutha- nasies par an.

L’expression du désir de mourir

J’ai recueilli le témoignage d’un médecin interniste suisse, le docteur C. Au début du mois de décembre 2012, l’une de ses patientes, âgée de 70 ans, l’a appelée pour lui dire qu’elle avait pris contact avec Exit et que sa mort était programmée pour le 25 jan- vier 2013. Cette patiente n’avait pas de maladie grave ; mais elle y voyait mal, ne pouvait plus lire, avait des douleurs partout et n’avait plus personne dans sa vie. Le docteur C. lui a dit qu’elle passerait la voir, ce qu’elle a fait un peu plus tard. Après avoir réitéré son désir de mourir le 25 janvier, la patiente parle d’autre chose et se détend peu à peu. Au bout d’une demi-heure, elle lui dit : « Docteur, je suis tellement touchée que vous soyez venue me voir. Je pensais que je n’intéressais plus personne. En tout cas, il ne faudra pas oublier de me vacciner contre la grippe au mois de janvier. » Ce médecin

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m’a dit que sa patiente n’avait plus exprimé le désir de mourir : elle avait fait ça en quelque sorte pour lancer un appel. Le problème, c’est que l’on prend les gens au mot. Il est très difficile de savoir comment la société peut répondre à ce type de demande. Un membre de l’Association française pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), qui avait réussi à se procurer le produit uti- lisé pour les suicides assistés, l’avait envoyé à une femme qui l’avait demandé. Cette femme avait pris le produit vers 14 heures, alors qu’elle était seule chez elle. Son petit-fils, qui devait aller en classe, est arrivé à ce moment-là alors qu’il aurait dû revenir à 17 heures. Il trouve sa grand-mère râlant et appelle le Samu. On la transfère à l’hôpital et on découvre rapidement qu’elle a pris ce produit. Elle s’en est parfaitement sortie. Quinze jours après, elle a réécrit au membre de l’ADMD qui lui avait procuré le produit et lui a demandé de lui envoyer une nouvelle dose. Il a refusé de le faire une ­deuxième fois. Lorsqu’une date est fixée pour un suicide assisté, refuser de prendre le produit létal peut apparaître comme une provocation. La mort peut mettre longtemps à survenir. C’est dur pour l’entourage. Les personnes qui ont une apnée du sommeil, c’est-à-dire qui ont des moments d’arrêt respiratoire la nuit et dont l’organisme est habi- tué à ne pas respirer, ont quelquefois une tolérance extraordinaire à ces produits ; leurs râles peuvent être extrêmement anxiogènes pour l’entourage. Quand elle est provoquée par suicide ou par euthanasie, la mort d’un individu peut être source d’effroi et d’angoisses absolu- ment terribles. Les enfants de personnes âgées peuvent accepter le désir d’en finir exprimé par leur parent : ils peuvent le comprendre parce qu’ils ont 60 ans quand leur père ou leur mère en a 90. Mais les petits-enfants et les arrière-petits-enfants ne le comprennent pas : pour eux, la mort est naturelle. Les petits-enfants peuvent s’effon- drer à cette occasion. Ils vont garder toute leur vie le sentiment qu’ils n’étaient pas suffisamment importants pour que leur grand-père ou leur grand-mère veuille continuer à vivre. La mort d’un individu met en cause la mort et la vie des autres.

Revue des Deux Mondes – Lors de la campagne pour l’élection présidentielle, François Hollande avait proposé que tout malade en phase terminale puisse bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité. En juillet 2012, il vous a confié une

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mission de réflexion sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Comment avez-vous constitué cette commission de réflexion et comment a-t-elle conduit ses travaux ? Didier Sicard – J’ai été très étonné que le président de la République, que je ne connaissais pas, me confie cette mission. Je ne pensais pas avoir une légitimité particulière pour m’en emparer, mais je l’ai acceptée avec le sentiment que c’était une mission de confiance. Le président de la République m’a donné toute liberté pour la conduire. Il n’a pas prononcé le mot « euthanasie », mais il m’a demandé de faire une évaluation de l’application de la loi Leonetti et d’aller au-devant des Français pour savoir quel était leur sentiment sur la question de la fin de vie. J’ai pris cette demande au mot, c’est-à-dire que j’ai constitué une commission de personnes libres. On m’a reproché d’avoir choisi des personnes sinon hostiles à l’euthanasie, du moins assez modérées sur ce sujet. J’ai souhaité que la mission ne comprenne ni représentants des religions, ni membres de l’ADMD, ni représentants des institutions, ni francs-maçons – les- quels sont largement favorables à l’euthanasie. Je n’ai pas cherché à former une commission représentative de l’état d’esprit des Français. Il m’a semblé qu’il serait extrêmement difficile d’aller au-devant des Français tout en mettant la commission en situation conflictuelle : je n’ai pas eu envie de me battre sur deux fronts. Et j’en ai tiré un grand bénéfice car les personnes avec lesquelles j’ai travaillé ont été exceptionnelles. Elles m’ont apporté leur contribution et m’ont ouvert des portes. Pendant cinq mois, nous avons travaillé vingt- quatre heures sur vingt-quatre avec un engagement total et une grande liberté d’esprit. J’avais pris le parti de m’appuyer sur trois axes : les débats publics, les auditions et les visites. Je suis allé aux débats publics avec beaucoup d’angoisse. J’avais décidé d’organiser des débats aux quatre coins de la France : nous avons commencé par Strasbourg, puis nous sommes successivement allés à Montpellier, Lille, Clermont-Ferrand, Nantes, Grenoble, et enfin au Havre. J’avais également envisagé de faire un débat à Paris. Le proces- sus était toujours le même. J’arrivais le matin à 10 heures avec deux ou trois membres de la commission. Je m’efforçais d’avoir au préalable un échange avec les journalistes locaux. Les débats se déroulaient dans un lieu impersonnel : la mairie, une faculté

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de sciences humaines… Il y avait généralement entre deux cents et quatre cents personnes. Je craignais un peu que les débats ne soient capturés par les représentants des religions ou pertur- bés par un mot d’ordre. Mais j’ai eu l’agréable surprise de ren- contrer des citoyens français extraordinairement responsables. Je les faisais travailler : je leur donnais les éléments de la réflexion ­commandée par François Hollande et je leur demandais ce qu’ils envisageaient pour eux-mêmes, ce que signifiaient pour eux les directives anticipées, etc. Ils travaillaient en petits groupes entre 10 h 15 et 12 h 45. Ils faisaient ensuite une pause pour déjeuner. Entre 14 heures et 16 h 30 ou 17 heures, ils me restituaient le fruit de leur discussion par l’intermédiaire du rapporteur nommé par chaque groupe. Ce qui est très étrange et que les maires, qui étaient quelquefois présents, ne ­comprenaient pas, c’est que nous avons réussi à faire travailler les gens un samedi sur ce sujet alors qu’ils n’avaient aucun bénéfice à en tirer : ils étaient sim­ plement là pour parler entre eux. Deux choses m’ont frappé. La première, c’est que les gens avaient retrouvé la notion de citoyen du XVIIIe siècle : ils avaient la possibilité de s’exprimer en toute liberté et de parler à quelqu’un qui se ferait le rapporteur de leur sentiment. La seconde, c’est leur « jubilation. » Plusieurs personnes m’ont remercié, avec des larmes dans les yeux, d’avoir eu la possibilité de s’exprimer dans l’espace public sur des expériences intimes. J’avais la chance d’avoir avec moi une jeune étudiante de qui saisissait à la vitesse de l’expression orale les dires des uns et des autres, ce qui me permettait de ne pas prendre trop de notes. Mon rôle était de relancer la discussion, non de donner mon état d’esprit ou de faire partager mes convictions. Les citoyens ont eu le sentiment d’être débarrassés de la langue de bois institutionnelle. Ils n’avaient pas à répondre favorablement ou défavorablement à un mot d’ordre. Mais ils exprimaient dans l’espace public quelque chose qui devrait avoir une importance dans le rapport que je devais remettre. Je pense que si je n’avais pas fait ce rapport, ils ne seraient pas venus. À une ou deux exceptions près, je n’ai jamais entendu de quolibets ou de paroles agressives : les trois mille ou quatre mille personnes que j’ai rencontrées ont exercé leur responsabilité citoyenne.

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Les propositions de la commission

Quelques jours avant la date du débat que j’avais prévu à Paris, je suis allée à Caen. Alors là, c’était l’opposé : tout l’establishment était là – Jean Leonetti, le préfet, les représentants des religions, les médecins des soins palliatifs, le président de l’Agence régionale de santé (ARS), une brochette de « sachants » qui ont fait des discours pendant deux heures dans une salle prévue pour trois cents ou quatre cents personnes alors que mille quatre cents étaient venues. Cela ne servait absolument à rien : il y a eu deux ou trois questions sans aucun intérêt. Et c’était exactement l’opposé de ce que vou- lais. Je me suis dit qu’à partir du moment où les médias donnaient un écho à ces « débats citoyens » et que de nombreux médecins voulaient venir assister au débat prévu à Paris, il serait absolument ingérable de me retrouver trois jours avant la remise du rapport avec deux mille personnes dans un amphithéâtre de l’université Diderot qui compte 182 places. Je n’avais par ailleurs aucun moyen finan- cier. Il m’est arrivé de payer les frais généraux de repas. La ministre des Affaires sociales et de la Santé m’avait d’ailleurs prévenu très crûment en me disant : « Vous n’aurez rien. » Cette mission, je l’ai faite grâce à l’engagement de neuf personnes qui ne se sont jamais plaintes ; mais nous n’avions guère que notre bonne volonté. La chance que j’ai eue, c’est d’avoir cette stagiaire de Sciences Po : c’est grâce à elle que j’ai pu faire ce rapport. Je n’ai rien coûté à l’État. Marisol Touraine m’avait affirmé que les préfets m’ouvriraient des portes. J’ai sollicité l’aide logistique des préfets et des directeurs des ARS, mais je ne leur ai pas demandé d’être présents ou de faire des discours aux citoyens. Et je pense que les représentants des institu- tions se sont vexés parce que je ne leur donnais pas l’occasion d’être présents. Ils m’ont fait payer ma liberté : « Il veut notre intendance mais il ne veut pas qu’on soit sur le devant de la scène : eh bien qu’il se débrouille ! » C’est le sentiment que j’ai eu en permanence – sauf à Lille, où Martine Aubry nous a reçus, à Nantes, où l’adjointe de Jean-Marc Ayrault nous a reçus à déjeuner, et à Montpellier, où le cabinet du maire nous a également invités à déjeuner. C’était plus drôle que préoccupant, car j’avais la chance d’avoir une commission extrêmement généreuse de son temps.

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Revue des Deux Mondes – Quelles sont les propositions qui ont été faites par la commission au terme de sa réflexion ? Didier Sicard – Dans l’ensemble, la commission a essayé de se mettre à distance de ce que j’appelle les « positions posturales », qu’elles soient institutionnelles, religieuses, médicales ou associa- tives. Il nous a semblé que la question de la fin de vie ne pouvait pas être traitée par des slogans : « la mort comme je veux » ou « tu ne tueras point ». Les positions antagonistes avaient été jusqu’alors davantage le fruit de slogans réducteurs que d’une véritable pensée. J’ai été frappé par la richesse de la parole des citoyens et j’ai tenté de la restituer telle que je l’ai entendue. Le premier point que soulevaient les citoyens, c’était le sen- timent que la présence concrète de la mort était gommée dans la société contemporaine : elle ne devait pas venir troubler les vivants. La mort traditionnelle, il faudrait s’en débarrasser comme on se débarrasse des vieilles lanternes. La médecine se sent quant à elle totalement démunie face à la mort parce que la société lui a confié la performance, l’excellence et la promesse de guérison. Étant donné que la fin de vie ne mobilise pas de moyens sophistiqués et coû- teux – pas de prothèse, de scanner, d’IRM ou de chimiothérapie très compli­quée –, la médecine se sent totalement déresponsabili- sée : elle n’arrive pas à aborder cette question en termes purement humains, comme si elle avait oublié sa fonction archaïque d’aide à son prochain et avait concédé le monopole de la mort aux soins palliatifs. Or il n’y a que mille cinq cents lits de soins palliatifs en France : ils ne concernent que 2,2 % des décès. La médecine ne peut pas se débarrasser de la mort en la confiant aux soins pallia- tifs, même si ces derniers sont l’occasion d’une réflexion de grande qualité. C’est comme si le malade ne retrouvait la possibilité de s’exprimer que lors de la période où il bénéficie de soins palliatifs. La médecine curative dit savoir ce qui est bon pour les individus. Elle s’emploie à vaincre le cancer, le sida, la tuberculose, à faire des opérations vasculaires, de la neurostimulation cérébrale, du dépis- tage préimplantatoire. Elle se propose d’aider à bien vivre et à bien vieillir. Au moment de la mort, la médecine est incompétente parce qu’elle a quitté le domaine où elle était puissante. Les médecins ont le sentiment que la mort est un échec ; cela suffit à expliquer la fuite de la médecine devant la mort. Ce phénomène est aggravé par le fait

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que nous avons une culture de l’urgence et que le médecin généra- liste est dessaisi de ses responsabilités : quand on a un malaise, ce n’est pas le médecin généraliste qu’on appelle, ce sont les pompiers ou le Samu (le 15). La culture du 15, c’est celle de l’urgence et de la réanimation. Quand je suis allé voir les pompiers, ils m’ont présenté les principes qui régissent leur intervention : « Quand nous sommes appelés à domicile et que nous nous trouvons en présence d’une personne décédée, nous faisons tout de même des gestes de réa- nimation. Sinon on nous dira que nous ne servons à rien. Nous ne réanimons pas dans trois cas seulement : quand la tête est détachée du corps, quand le corps est en putréfaction avancée ou quand le corps est en rigidité cadavérique depuis plusieurs heures. » Dire qu’il n’y a rien à faire entre en contradiction avec la mission des pompiers. Ils voudraient avoir une réflexion sur le sujet, mais leur direction leur dit : « Ne pensez pas : on vous appelle, vous réani- mez. » Ce système fait que les hôpitaux ont le monopole de la fin de vie. Quand les pompiers ou les médecins du Samu interviennent et qu’ils par­viennent à réanimer une personne, ils l’envoient à l’hôpi- tal – et à l’hôpital, on continue. L’idée même qu’une personne âgée ou malade en a assez et voudrait mourir tranquillement, dans un climat de paix et de sérénité, avec des médicaments permettant de rendre la mort aussi douce que possible, est en totale contradiction avec la culture médicale française. Il y a une espèce de trio infernal : déni de la mort, monopole de l’hôpital et disparition du médecin ­généraliste. J’ai dit au président de la République qu’il fallait procéder à un changement culturel majeur : la médecine doit considérer que la mort fait partie de la vie et que c’est un moment particulièrement important. Un être humain qui quitte la vie doit être entouré de res- pect et de calme. La fin de l’existence ne doit pas être transformée en une sorte de téléfilm où on va mourir trois heures après avoir été intubé, radiographié, perfusé, agité, sur un brancard… La véritable indignité de la mort, c’est de mourir dans un service d’urgence entre des gens qui ont consommé trop d’alcool, d’autres qui ont mal au ventre, des sportifs qui ont une entorse – et comme la médecine ne peut rien faire, d’être abandonné sur un brancard et de mourir seul parce que la famille n’a pas accès aux urgences. L’indignité de la mort me semble résider dans ce mélange d’acharnement thérapeu-

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tique interdit par la loi et d’indifférence à la fin de l’existence d’un être humain. On est scandalisé quand une femme accouche dans la rue, mais que l’on puisse mourir dans la rue n’a jamais scandalisé personne. La fin de vie doit être l’occasion d’une réflexion en profon- deur qui fasse appel aux directives anticipées. En France, les direc- tives anticipées sont une fiction. Dans les autres pays européens, ce sont des documents très bien faits qui sont remplis avec le médecin et présents dans les dossiers de tous les malades. Ils permettent d’indiquer­ ce que vous voulez et ce que vous ne voulez pas s’il vous arrive tel ou tel accident. La dignité de la fin de vie, c’est le regard que l’on porte sur elle. Ce n’est pas forcément l’euthanasie. J’ai tenté de desserrer les mâchoires de l’euthanasie – dont je ne suis pas sûr d’ailleurs que François Hollande soit réellement partisan – et des soins palliatifs. En France, passer du curatif au palliatif signifie que le malade perd tout espoir. Entrer dans un service de soins palliatifs, cela veut dire que la médecine abandonne le projet de soin curatif. C’est très angois- sant. Nous avons proposé d’anticiper l’échec du traitement et la survenue de la mort dès l’annonce d’une maladie grave. Le malade pourrait prévoir son parcours de fin de vie de la même façon que l’on programme une chimiothérapie. Anticiper permettrait d’éviter une improvisation tragique au dernier moment. Notre rapport a montré que cette situation de déni sociétal, de déni de la médecine, de capture hospitalière de la mort, de tout-curatif et de césure très marquée entre le curatif et le palliatif était aggravée par deux facteurs. Le premier, c’est l’absence totale de formation médicale sur le sujet : en dix ans d’études, il n’y a pas une heure de cours sur ce que sont l’obstination déraisonnable, l’acharnement thérapeutique, le refus de soins ou la manière d’ai- der quelqu’un qui veut mourir. Il y a quelques heures de cours sur le traitement de la douleur, mais il est essentiellement vu sous l’angle de la pharmacovigilance : ne pas donner trop de médica- ments, ne pas trop habituer les malades aux médicaments contre la douleur, prendre garde aux dangers de la morphine, etc. On est beaucoup plus rigoureux sur la manière d’administrer un traite- ment antibiotique en perfusion pour soigner une infection urinaire que sur la façon d’administrer de la morphine à une personne

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qui souffre. Dans certains hôpitaux, le personnel soignant passe son temps à dire aux malades : « Appelez-nous si vous avez mal, on vous donnera de la morphine. » Le problème n’est pas que les patients aient mal ; le problème, c’est de les empêcher d’avoir mal. Il faut donc mettre en œuvre une stratégie très offensive. Le second facteur aggravant, c’est le désordre institutionnel. Les insti- tutions publiques et privées se regardent en chiens de faïence et se montrent plutôt hostiles les unes à l’égard des autres. L’institution publique ne souhaite pas trop que le privé intervienne. J’ai plaidé pour que les agences régionales de santé (ARS) rassemblent les différentes structures de soins au service de la personne, qu’elles soient publiques ou privées, religieuses ou laïques. J’ai auditionné des personnes de très bonne volonté qui disaient toujours avoir la meilleure réponse mais qui ne supportaient pas les réponses des autres. La défense de la structure intéresse bien davantage que la protection des personnes.

Un constat d’indifférence

Les conclusions de notre rapport sont très simples. Nous avons été profondément choqués par l’indifférence à l’égard des personnes en fin de vie. Elle prend sa source dans l’insuffisance de la formation médicale, qu’elle soit initiale ou continue, et dans le caractère purement économique de la médecine curative. Quand on propose une chimiothérapie à 100 000 euros, tout le monde trouve ça très bien – même si elle est absolument inutile. On peut faire des économies gigantesques sur des dépenses inutiles dont on considère en France qu’elles ne sont pas évaluables. Nous avons souhaité par ailleurs que l’on redonne toute sa place à la mort. Il faut faire connaître la loi Leonetti et les directives anticipées en disant aux Français comment procéder et en consentant un effort d’accompagnement pédagogique. Quand une personne est en fin de vie et qu’elle exprime au médecin le souhait d’en finir parce qu’elle en a assez des traitements, la médecine ne doit pas dire que ce n’est pas sa responsabilité. Une sédation terminale lente, sur vingt-quatre heures, doit pouvoir être mise en route à la demande des personnes. Il faut que ce soit une sédation confortable, pas une

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euthanasie au sens de l’injection brutale d’un médicament qui tue. La médecine ne doit pas se défausser. Laisser quelqu’un sans man- ger ni boire pendant plusieurs jours a quelque chose d’épouvan- table pour la personne et pour son entourage. À partir du moment où la personne le demande, que c’est indiqué clairement dans un dossier, que l’on a demandé à un autre médecin ce qu’il en pen- sait, il ne faut pas qu’il y ait une sorte d’interdiction culturelle au fait de l’aider à mourir : il n’y a pas d’immoralité à demander un suicide assisté. La médecine peut assumer cette fonction sans qu’il soit nécessaire de légiférer. Contrairement à ce que nous pensions, et contrairement à ce que m’avait dit Robert Badinter, l’assistance au suicide est pénalisable en France. De nombreux éléments laissent penser qu’un médecin qui donnerait un produit létal à un malade se retrouverait devant les tribunaux, voire en cour d’assises. Si on autorise le recours au suicide assisté, il ne faudra pas faire comme la Suisse : il faudra que l’État prenne ses responsabilités et que le suicide assisté constitue une possibilité accordée en fonction de critères médicaux, que la pharmacie des hôpitaux soit capable d’envoyer le produit et que la médecine, même si elle ne l’administre pas, puisse s’assurer qu’il n’est pas utilisé à des fins non médicales. Aucun pays au monde n’a encore confié à l’État cette responsabilité. Quant à l’euthanasie directe par injection de curare, elle nous a semblé porteuse d’une violence symbolique extrêmement forte. Son caractère radical nous a paru peu compatible avec l’organisa- tion de la médecine en France. Non qu’elle soit immorale : nous ne nous sommes pas placés sur le plan religieux ou moral, mais sur le plan de la solidarité existant au sein d’une société. Nous avons intitulé notre rapport « Penser solidairement la fin de vie » parce que nous avions constaté en Belgique, aux Pays-Bas et en Suisse que la revendication des personnes de pouvoir accéder à leur propre mort, donnée, néglige la capacité d’une société à venir en aide à ces personnes. Venir en aide par une sédation terminale me paraissait ne rien avoir en commun avec une euthanasie au sens que les Pays- Bas donnent à ce terme. Être au chevet d’une personne et l’aider à mourir peut être un acte de charité. En revanche, exécuter une personne me semble être un geste violent, incompatible avec les valeurs de solidarité.

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Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous de la décision de François Hollande de préparer un projet de loi pour le printemps 2013 afin d’encadrer la fin de vie ? Didier Sicard – Je n’étais pas favorable à une nouvelle loi pour des raisons culturelles et législatives. Dans son introduction au pro- jet de Code civil de 1802, Portalis a écrit que « moins on fera de lois sur les comportements de société, mieux cela vaudra ». Je pense que l’indifférence qui entoure la fin de vie en France est si marquée que légiférer sur la question de l’euthanasie constituerait un facteur aggravant. Aucune loi ne pourra par ailleurs encadrer véritablement la fin de vie. En Belgique, il y a ainsi eu vingt-neuf projets d’exten- sion de la loi sur l’euthanasie depuis 2002. On peut craindre, même si c’est évidemment un fantasme, que la France ne profite de la situation économique actuelle pour diminuer les dépenses de soins liées au grand âge : les personnes malades ou âgées risqueraient- elles de demander à mettre fin à leur existence par dignité ? Les questions posées par le président de la République au Comité consultatif national d’éthique me semblent aller dans le sens de notre rapport (5). Je ne pense pas qu’il ait envie de légiférer sur l’euthana­ sie.­ Mais il existe un militantisme extraordinairement radical et étrangement agressif en faveur de l’euthanasie. Ceux qui s’opposent à l’euthanasie sont indignes : les héros sont ceux qui euthanasient. Cette héroïsation de ceux qui demandent la mort et des médecins qui la donnent m’a paru étrangement réductrice. J’ai fait faire des sondages très intéressants dans les maisons de retraite et dans les hôpitaux. Ce qui ressortait des déclarations des per- sonnes en fin de vie qui avaient été interrogées, c’était le sentiment d’être dépossédées de leur mort. Elles ne demandent pas qu’on mette fin à leur vie : elles demandent qu’on les écoute. C’est cela qui, en France, me paraît être le problème majeur. Quand 95 % des Français se disent favorables à l’euthanasie, cela veut dire qu’ils veulent prendre le taureau par les cornes parce que personne ne les écoute. Mais l’euthanasie reste une réponse inadaptée à la situation du mal mourir en France. Les citoyens français ne s’expriment pas dans l’espace public : il faut aller les chercher. J’ai reçu des centaines de lettres dont les auteurs me racontaient les conditions épouvantables dans lesquelles l’un de leurs proches était mort à l’hôpital. La façon dont on est traité

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à l’hôpital est indigne. Aux yeux des Français, l’euthanasie et le sui- cide assisté sont les seules manières de mourir dignement. Je pense pour ma part que l’immense majorité des 450 000 personnes qui meurent chaque année en France ne bénéficient pas de l’attention que justifie leur état. Je ne sais pas dans quelles conditions je vais mourir, mais je voudrais que la médecine ne se contente pas de me dire : « On ne peut rien faire, rentrez chez vous. » J’ai dit au président de la République que l’état de la médecine en France rendrait très problématique l’introduction de l’euthana­ sie,­ qui est une façon violente de mourir. Concentrer l’attention sur ceux qui voudraient mettre un terme à leur existence risquerait d’avoir des conséquences extrêmement graves pour les autres. Le corps médical se diviserait par ailleurs entre partisans et adversaires de l’euthanasie. En Belgique et aux Pays-Bas, les malades demandent à leur médecin s’il est ou non favorable à l’euthanasie ; s’il y est opposé, ils en changent. La médecine française dans son ensemble est très hostile à l’eutha­nasie. Elle n’a pas beaucoup réfléchi à la mort. Il est très étrange que l’ordre des médecins ait été absent de la réflexion menée par notre commission et ait peu réagi. Pourtant il a, quelques semaines après la remise du rapport, proposé que l’aide à mourir fasse partie de la continuité des soins, ce qui traduit une remarquable évolution. La médecine se sent peu concernée par la fin de vie. Sa position se résume à dire qu’elle ne donne pas la mort. Or la médecine donne la mort tout le temps.

Revue des Deux Mondes – C’est ce que révèlent les données publiées en décembre dernier par l’Institut national d’études démogra- phiques (Ined). L’analyse d’un échantillon de 15 000 décès a montré que près de la moitié d’entre eux avaient été précédés d’une décision médicale ayant pour conséquence éventuelle d’abréger la vie... Didier Sicard – Il y avait aussi 3,1 % d’actes visant à mettre délibérément fin à la vie du patient. La médecine a depuis tou- jours un rapport étroit avec la mort. Mais elle doit agir dans le respect des personnes. La médecine doit pouvoir aider une per- sonne qui veut mourir à mettre un terme à son existence, mais pas de façon violente.

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1. Commission de réflexion sur la fin de vie en France, Penser solidairement la fin de vie, rapport au président de la République remis le 18 décembre 2012, La Documentation française, 2013. 2. Adoptée le 22 avril 2005, la loi Leonetti cherche à empêcher « l’obstination déraisonnable » et les traitements « n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie » en favorisant les soins palliatifs. 3. Prévues par la loi Leonetti, les directives anticipées sont un document écrit par lequel une personne fait connaître ses désirs quant aux questions relatives à sa fin de vie, en particulier sur la question de l’arrêt ou de la limitation des traitements. 4. La loi du 4 mars 2002 prévoit que toute personne majeure peut désigner une personne de confiance qui sera consultée au cas où elle-même serait hors d’état d’exprimer sa volonté et de recevoir l’information nécessaire à cette fin. 5. Le président de la République a saisi le Comité consultatif national d’éthique sur trois pistes d’évolution ouvertes par le rapport de la commission Sicard : 1) « Comment et dans quelles conditions recueillir et appliquer des directives anti­ ci­pées émises par une personne en pleine santé ou à l’annonce d’une maladie grave, concernant la fin de sa vie ? » 2) « Selon quelles modalités et conditions strictes permettre à un malade conscient et autonome, atteint d’une maladie grave et incurable, d’être accompagné et assisté­ dans sa volonté de mettre lui-même un terme à sa vie ? » 3) « Comment rendre plus dignes les derniers moments d’un patient dont les traitements ont été interrompus à la suite d’une décision prise à la demande de la personne ou de sa famille ou par les soignants ? »

n Didier Sicard est professeur émérite de médecine à l’université Paris-Descartes et a été chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin. Il a présidé le Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008.

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• Alex andre Moatti

• henri Pigeat

• bruno le maire

• a nnick steta

• Alex andre duval-stalla

• ma rin de viry

• a ntoine poncet

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“de la démocratie génétiquement modifiée” Vision de la science par les milieux d’ultragauche

n alexandre moatti n

e la démocratie génétiquement modifiée » : loin d’être une simple allégorie, c’est bien une altération voire une perver- “dsion de la démocratie par la technologie que voient divers mouvements qui, s’inscrivant dans une mouvance d’ultragauche, ont été qualifiés de néoanarchistes ou de post-situationnistes (1). Les actions les plus visibles auxquelles ces mouvements ont pris part en France sont les arrachages de cultures d’OGM, de Montpellier en 1998 à Colmar en 2010, ou la perturbation du débat public sur les nanotechnologies, à Grenoble ou à Orsay en 2009 et 2010. Mais c’est là le sommet de l’iceberg, et ces manifestations, parfois présentées avec empathie, sont fondées sur une construction théorique et dialectique de remise en cause radicale de la science contemporaine. Même si elles sont portées par un nombre restreint d’individus ou de mouvements, les idées présentées ici (2) sont un marqueur significatif des relations entre la science et la société, ou entre la science et la démocratie – car elles sont amplifiées médiati quement et par ailleurs sont diffusées, certes édulcorées, largement en dehors

37 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche des cercles où elles prennent naissance. On est d’ailleurs tous un peu anarchistes… ce qui n’est pas une boutade : on peut être d’accord avec certaines idées exprimées par ces mouvances ; en revanche, prises dans leur globalité, elles reposent sur une redou- table construction idéologique.

Le véritable ennemi

Ces mouvements sont assez divers mais sont liés entre eux par leurs écrits – ils partagent par ailleurs à peu de chose près la même vision. Nous y incluons René Riesel, théoricien de l’arrachage­ d’OGM aux côtés de José Bové, l’équipe des Éditions de l’Encyclopédie des nuisances (Jaime Semprun), Bertrand Louart et son Bulletin critique des sciences, des techniques et de la société industrielle, représentants d’une génération issue des combats de Mai 68, ainsi que le mou- vement grenoblois Pièces et main-d’œuvre ou le groupe Oblomoff, collectif de jeunes chercheurs et ingénieurs de recherche. Leur construction théorique est basée sur le fait que la techno­ logie aurait de nos jours remplacé la politique. La politique est deve- nue une simple technique – pratiquée par tous les partis de la même manière, et inversement la technique tient lieu de politique aux par- tis. On croyait l’esprit capitaliste cynique, il n’est en fait que scienti- fique, dit le groupe Oblomoff dans le tract intitulé « De la démocratie génétiquement modifiée », avec le sens des formules (3) et de la rhétorique propre à ces mouvances politiques, ce fameux « style insurrectionnel » prôné par Guy Debord (4). Ces groupuscules stigmatisent leurs voisins de la gauche radicale ou de l’extrême gauche classique, qui en seraient restés à l’ennemi­ traditionnel, le capitalisme. Or, le vrai ennemi, c’est bien la science et la technologie, qui sont devenues la religion du capi- talisme. « L’administration des choses a remplacé le gouvernement des hommes », clame Riesel en écho à un Saint-Simon finalement exaucé : nous sommes à présent gouvernés par des technocrates – voire, dans un raccourci, par des « technarques ». Est ainsi rappelée et amplifiée la proximité sémantique entre technologie et techno- cratie, l’une étant décrite comme étant le ressort du pouvoir exercé par l’autre.

38 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche

La même attitude est développée contre l’écologie, qui serait une forme de collaboration au système : « L’écologie scientifique est deve- nue le programme des États. » L’annonce d’une catastrophe écologique comme celle du réchauffement climatique est utilisée par les pouvoirs en place pour effrayer et mieux continuer à soumettre les individus. Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable : ce titre de l’Encyclopédie des nuisances est tout un programme – la sou- mission durable fait pendant au développement durable, c’est en fait la poursuite de la soumission, la continuation de la soumission par d’autres moyens. D’ailleurs la population, qui n’en peut mais, ingère facilement ce nouveau catastrophisme : si à la violence des temps actuels répond celle du climat, après tout, pourquoi pas ? La distinction entre recherche publique et recherche privée, pré- sentée comme chère à la gauche traditionnelle, est ici balayée : arra- chage de plants Monsanto ou de plants du Cirad (5), même combat. Et c’est « au nom de la raison » que se font ces arrachages, contre le rationalisme technologique. La raison scientifique, celle du progrès de la recherche, n’est qu’une parodie de raison ; elle est ramenée au rang d’un « rationalisme » opposé à une raison qui devient, elle, incarnée par ces mouvements activistes. Cette raison pro domo est chargée d’une valeur morale – comme la raison scientifique l’est pour ceux auxquels ils s’op- posent – mais d’une valeur morale forcément supérieure : les arrachages d’OGM ralentissent ou arrêtent la recherche, cependant « le temps perdu pour la recherche est du temps gagné pour la conscience » (6). Le groupe Oblomoff va plus loin encore dans la théorisation : il explique « pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique » – c’est le titre de son ouvrage (7), en référence et par opposition au mouvement Sauvons la recherche de 2004-2008, mouvement « dirigé par d’anciens trotskistes », nous précisent les auteurs, anonymes. Le pseudonyme Oblomoff correspond à un personnage de roman du Russe Gontcharov (1812-1891) qui passe le plus clair de son temps au lit. L’image est utilisée par le groupe de jeunes chercheurs pour recommander l’« indolence » plutôt que « l’activisme scientifique » à ses membres : que les chercheurs surtout ne fassent rien, afin que le déferlement technologique ralentisse. Il faut aussi en finir avec le « mythe de la science pure », cher au « progressisme politique ou social, c’est-à-dire à la mentalité de gauche », écrit René Riesel (8), qui d’ailleurs dénonce la parenté entre progres-

39 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche sisme social et progressisme scientifique. Car la science pure est parfois mise en scène par le système lui-même, comme un alibi : ainsi en est-il de la « science médiatique », celle du Big Bang, du LHC (9), de la station Mir, etc. Ces programmes sont financés alors qu’ils sont totalement hors du domaine économique, ce qui constituerait donc un paradoxe, mais seulement apparent : car cette science pure sert d’alibi, elle permet de recrédibiliser la science dans sa globalité, de créer des « scientifiques purs », pratiquant justement ce dernier bastion de « science pure » créé pour l’occasion, scientifiques au-dessus de tout soupçon et mobilisables médiatiquement – une autre version de l’idiot utile, en somme ?

Les champs d’OGM comparés à des camps de concentration

La science contemporaine est aussi la cible d’un film anxio- gène, Un siècle de progrès sans merci, diffusé sur La Cinquième il y a quelques années, avec le soutien du Centre national du cinéma et du ministère de la Recherche. La physique théorique y est présen- tée comme la source des maux du XXe siècle, qui commence avec la constante de Planck, « clef de la domination technico-industrielle au cours du siècle » : cette constante universelle n’est pas le fruit du hasard, mais résulte « des recherches des empires les plus puissants pour assurer leur domination ». À cause d’elle, les électrons ne gra­ vitent plus paisiblement autour des noyaux, mais sont en permanence « excités » ou « stimulés » – référence au laser (10). D’ailleurs « ceux qui maîtrisaient les flux d’électrons prirent le contrôle du monde » : celui qui possède la science possède la force. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas simplement pour ces mouvements de dénoncer l’imbrica- tion de la science et de l’effort de guerre, ou de la technologie et du consumérisme, il s’agit de faire de la physique la clef d’explication des horreurs du XXe siècle : « soudain, tout s’explique », comme le dit Jean Druon, auteur de ce film. On peut même parler de principe de causalité négative à pro- pos d’une telle vision de la science : tout est expliqué par une cause présentée négativement. Après la guerre, les méthodes contraceptives ont permis à la femme d’être plus libre de son temps, nous rappelle- t-on. Mais c’est pour mieux insister sur le fait que, si l’émancipation de

40 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche la femme dans les années cinquante a ainsi été favorisée par « le sys- tème », c’est d’abord et avant tout parce que l’industrie électronique, aux États-Unis ou au Japon, avait besoin de l’habileté manuelle des femmes, les fameuses transistor girls : dans un raccourci analogue à celui de la constante de Planck (on la doit aux aciéries d’armement), c’est à l’industrie électronique et à ses besoins en personnel et en croissance qu’on doit la pilule contraceptive. L’électronique conduit à l’informatique et à Internet – un des outils, avec les puces, de fichage des populations. « Cette machinerie a ôté tout sens aux signes qu’elle véhicule », « celui qui se connecte à une base de données devient lui-même une donnée de la base », lit-on dans ces fameuses phrases-miroir, ou chiasmes. Pour Pièces et main-d’œuvre, c’est l’ère de la « tyrannie technologique » (11) – le mot « tyrannie » est à prendre ici non à un quelconque sens figuré, mais au sens fort d’un pouvoir tyrannique. Internet est le nouvel outil de domination : « La bourgeoisie numérique a pris la place de la bour- geoisie industrielle. » Est dénoncée aussi « la numérisation succes- sive de pans entiers de la réalité » (livres, archives audiovisuelles) : « Bientôt il n’y eut plus que des 0 et des 1 avec lesquels compter. » D’ailleurs le serpent de mer de la résistance à l’abstraction mathéma- tique apparaît quand Oblomoff dénonce « les équations hors de pro- pos » de la science moderne, ou quand Riesel déplore que « la science cherche à toute force à faire entrer la réalité dans le modèle par une accumulation de formules mathématiques ». Physique, informatique et mathématiques, la biologie est elle- même remise en cause dans cette contestation radicale de la science contemporaine. La vie est réduite au vivant et par là même chosi- fiée : le vivant n’est qu’un gigantesque ordinateur dont le génome serait le programme – et on appelle cela « du génie génétique ! » (Bertrand Louart, par ailleurs membre du groupe Oblomoff). La biologie moderne est une imposture comparable au darwinisme : car Darwin, en fait, n’est qu’un valet du libéralisme et du capita- lisme naissants à son époque. La théorie de la sélection naturelle est « peut-être vraie », mais ce qui est certain, c’est que « l’Homo ­œconomicus est soumis à la sélection naturelle darwinienne » : c’est en ce sens que Darwin a raison. Il a fait ce qui lui avait été demandé, à savoir remplacer une croyance par une autre, la religion par la foi en la science, la foi dans le progrès, progrès forcément sélectif.

41 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche

Darwin est venu à point nommé pour jouer un rôle idéologique programmé par le libéralisme britannique, celui de « poser les bases d’une métaphysique du conflit (12) ». Poussée jusqu’à son plein épanouissement, cette dénoncia- tion extensive d’un darwinisme social amène à une dérive idéolo- gique tangible dans la lecture de l’histoire du XXe siècle – en fait à une forme de révisionnisme historique. Ainsi peut-on lire que « la politique d’extermination nazie dans les années trente et qua- rante n’a été que l’aboutissement logique d’une doctrine alors fort répandue (13) » (Bertrand Louart) ; ou encore, « depuis les années quarante et ses divers camps de concentration, on constate que le progrès réclame des lieux toujours moins étroits pour se frayer sa voie […] l’expérimentation scientifique se fait maintenant grandeur nature ». Les champs d’OGM contemporains sont ainsi comparés sans vergogne aux camps de concentration, sachant que ces der- niers ne sont que l’aboutissement des théories darwiniennes. C’est, somme toute, implacablement cohérent avec l’idée maîtresse suivant laquelle science et technologie ont remplacé la politique, et avec la relecture dialectique de l’histoire que s’imposent les concepteurs de cette idée : finalement, le mal absolu, ce n’est pas le nazisme et son idéologie ; le mal absolu, c’est bien la science. Le même type de dérives se retrouve dans les écrits d’Oblo- moff, où au détour d’un paragraphe consacré aux technologies de la santé, leurs collègues scientifiques sont accusés de « jouer aux Eichmann ». La formule, à la fois violente et oxymorique ( comment peut-on jouer à être Eichmann ?) est assénée sans explication aucune – figure rhétorique s’adressant aux initiés du mouvement, déjà rom- pus à sa dialectique, et pour eux à peine allégorique. L’idée d’un complot mondial réunit elle aussi les tendances les plus extrêmes, à droite comme à gauche, même s’il existe des variantes. Les mouvements néoanarchistes décrits ici récusent pour- tant résolument cette étiquette : ils dénoncent « le complot de la théorie du complot », en s’en prenant notamment au sociologue Pierre-André Taguieff – comme si c’était lui l’inventeur de cette théo- rie multiséculaire ! Ainsi Pièces et main-d’œuvre nous livre à nou- veau un raccourci saisissant : « Et voilà comment, croyant contester la mainmise de Monsanto sur les semences […], c’est la persécution du capitaine Dreyfus que vous recommencez (14). »

42 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche

Triomphe du négatif

Il ne reste plus grand-chose de la science moderne – un champ de ruines – dans les attaques conjuguées de ces divers groupuscules. Y a-t-il quelque chose de positif qui soit avancé ? René Riesel propose de revenir aux savoir-faire d’antan, ceux des « paysans » contre ceux des « agriculteurs », ceux des artisans contre ceux des industriels. Il s’agit de reproduire, c’est-à-dire non de produire à l’identique comme le fait notre industrie moderne, mais de ­re-produire, à savoir produire à nouveau, réapprendre à produire en réinvestissant ces métiers de la tradition. Toujours dans sa théorisation dialectique et fidèle à son passé (ou au passé ?), Riesel se propose d’être « conservateur au sens révolutionnaire du terme ». Le groupe Oblomoff propose quant à lui de renoncer à la science moderne en revenant non à une science d’avant 1900, mais à une science d’avant Galilée, d’avant la mathéma- tisation du monde, à une « science contemplative » – s’agirait-il d’une vision thomiste ou scolastique contemporaine ? En fait rien n’apparaît vraiment en positif dans ces visions de la science et de l’industrie – ce terme est d’ailleurs trop lié, dans ces visions, au positivisme de Comte et à la science triomphante. La négativité est revendiquée, comme le montre le titre de la collection « Négatif ! » des Éditions L’Échappée (collection dirigée par Pièces et main-d’œuvre) : « Négatif ! Comme on dit “non ! je ne marche pas !” [...] Parce qu’on ne peut qu’être contre tout, parce qu’il n’y a rien de bien dans une société négative dès son principe [...] Négatif ! Comme l’envers, la réalité et la révélation des apparences pseudo-positives. » Pièces et main-d’œuvre conclut un de ses prospectus par : « Il faut vivre contre son temps, c’est tout. » On peut lire ailleurs : « Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent est sans issue (15). » Comme l’in- dique Isabelle Sommier (16), les mouvements d’ultragauche ont « une vision très pessimiste voire apocalyptique de la société ». Elle est pré- sente chez des personnes jeunes, de haut niveau d’études, voire ayant fait des études scientifiques pour certains. Cette vision est délivrée non sans panache – style châtié, références littéraires, ironie situation- niste, rhétorique et slogans qui font mouche. On retrouve aussi cette vision, de manière beaucoup plus édulcorée et moins cristalline, dans des mouvances écologiques ou altermondialistes bien plus vastes que le noyau d’activistes ici

43 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche décrit. Pour qui s’intéresse aux rapports actuels entre la science et la société, ou à la diffusion d’une culture scientifique, cette vision de la science comme étant la source même des maux de notre société ne laisse pas d’interpeller : elle est à la racine de la vision négative qu’ont de la science, de manière plus ou moins consciente, un cer- tain nombre de nos concitoyens. Mais ces derniers sont rarement conscients de la globalité apocalyptique de cette vision, lorsque leur est présentée, dans le flot de l’écume médiatique, l’action de saccage de champs d’OGM ou de réunions de débat public sur les nano- technologies. Parfois perçue de manière sympathique, vaguement écolo, telle celle de trublions de foire ou de bretteurs à moustaches gauloises, cette action – cet activisme – est sous-tendue par une redoutable construction idéologique et théorique qu’il paraît utile de faire connaître plus largement. On retrouve cette vision, à l’inverse cette fois-ci poussée à l’extrême, dans des mouvements anarchistes passant à l’acte ter- roriste contre des êtres humains. Ce type d’idées est peu étudié, et moins encore dans une filiation historique sur les cinquante dernières années. Dans les années quatre-vingt en France, les ter- roristes d’Action­ directe s’en sont pris non à des hommes poli- tiques mais à des polytechniciens, qu’ils considéraient comme les représentants d’une « technostructure » prétendument déten- trice du pouvoir effectif : l’ingénieur général de l’armement René Audran (assassiné en janvier 1985) ou le président-directeur géné- ral de Renault Georges Besse (assassiné en novembre 1986). Le mathématicien américain Theodore Kaczynski (connu sous le nom d’Unabomber), auquel les mouvements décrits ici rendent réguliè- rement hommage, a envoyé des colis piégés à des chercheurs, des professeurs d’informatique notamment – il y eut plusieurs bles- sés et deux morts en 1994 et 1995. Très récemment, en mai 2012, un groupe nommé « cellule Olga » d’une Informal Anarchist Federation a revendiqué un attentat (tir dans les jambes) contre Roberto Adinolfi, président d’une entreprise nucléaire italienne : la lettre de revendication au Corriere della Sera était truffée d’une rhétorique anti-science et décrivait Adinolfi comme « un des nom- breux sorciers de l’atome » (17). Cet attentat faisait suite à divers envois de colis piégés à des laboratoires de recherche ou entre- prises en Suisse ou au Mexique, au cours de l’année 2011. Plus que

44 études, reportages, réflexions “De la démocratie génétiquement modifiée” : vision de la science par les milieux d’ultragauche jamais, il apparaît utile de comprendre l’idéologie sous-jacente à ce type d’activisme, d’en prévenir certains agissements mais aussi sans doute d’en affronter les causes.

1. Pour le premier terme : Dominique Lecourt, Humain, post-humain, PUF, 2003. Pour le second terme : Isabelle Sommier, « Une vision apocalyptique de la ­société », le Monde, 26 novembre 2010. 2. On trouvera une analyse d’autres instrumentalisations idéologiques de la science dans mon ouvrage Alterscience. Postures, dogmes, idéologies (Odile Jacob, 2013). Le présent article est issu d’une conférence tenue à l’université Paris-VII le 21 juin 2011 dans le cadre du colloque « Sciences, vérité et démocratie » organisée par le Centre Georges-Canguilhem. 3. En sus du slogan qui sert de titre au présent article, les OGM (organismes ­génétiquement modifiés) sont déclinés, pour ce qui concerne les nanotechnologies, en OAM (organismes atomiquement modifiés) – elles sont aussi parfois appelées « nécrotechnologies ». 4. Guy Debord (1931-1994), fondateur de l’Internationale situationniste. 5. Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le déve- loppement, établissement public de recherche agronomique. 6. René Riesel, Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au Cirad le 5 juin 1999, suivi de divers documents relatifs au procès de Montpellier, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2001. 7. Oblomoff, Un futur sans avenir : Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, Éditions l’Échappée, 2009. 8. René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2008. 9. LHC, large hadron collider, grand équipement du Cern à Genève. 10. Laser, light amplification by stimulated emission of radiation (amplification de la lumière par émission stimulée de rayonnement). 11. Cédric Biagini, Guillaume Carnino, Celia Izoard et Pièces et main-d’œuvre, la ­Tyrannie technologique. Critique de la société numérique, Éditions l’Échappée, 2007. 12. Bertrand Louart, « Aux origines idéologiques du darwinisme », 2010. 13. « L’imposture historique de la techno-science », texte rédigé en soutien à René Riesel à l’occasion de l’assemblée-débat du 22 novembre 2001 à Montpellier, www.piecesetmaindoeuvre.com, consulté le 19 septembre 2012. 14. Pièces et main-d’œuvre, Terreur et Possession. Enquête sur la police des popu- lations à l’ère technologique, Éditions L’Échappée, coll. « Négatif ! », 2008. 15. Comité invisible, l’Insurrection qui vient, Éditions La Fabrique, 2007. 16. Le Monde, 26 novembre 2010. 17. Leigh Philips, « Anarchists attack science », Nature, n° 485, p. 561. n Alexandre Moatti est ingénieur en chef des mines au Conseil général de ­l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET), et chercheur associé à l’université Paris-VII Denis-Diderot.

45 études, reportages, réflexions

médias et bien commun

n entretien avec henri pigeat réalisé par Antonin durand n

amais peut-être au cours de leur histoire les médias n’ont vu leur ­position aussi profondément remise en cause qu’aujourd’hui du fait Jde la révolution technique qui s’opère depuis quinze ans. Certains n’hésitent pas à comparer les conséquences de la numérisation des ­réseaux et du trai­tement de l’information à celles de l’apparition de l’écriture. Les débats et les réflexions ne manquent pas sur les aspects techniques et économiques du phénomène. Les conséquences sociales, culturelles et anthro­pologiques de la mutation ne sont pas moins importantes. Si, comme le souligne Hannah Arendt, « la polis est la mise en commun des paroles et des actes », les médias­ et l’information qu’ils diffusent sont clai- rement indispensables à chaque individu comme à la communauté dans son ensemble. Pour réfléchir à cette face anthropologique de la mutation média- tique, le Collège des bernardins a ouvert en septembre dernier, à l’initia- tive d’Henri Pigeat, un séminaire intitulé « Médias et bien commun ». Une première restitution de ces travaux interviendra dans un colloque public le 25 mai prochain, pour répondre à la question : « Le système médiatique actuel répond-il aux exigences du bien commun ? »

46 études, reportages, réflexions Entretien Médias et bien commun

evue des Deux Mondes ­– Que voulez-vous apporter de nouveau dans ce colloque ? RHenri Pigeat ­– La première originalité de cette rencontre est de confronter le regard de praticiens des médias – journalistes, dirigeants de presse – avec celui d’universitaires travaillant sur les médias et leur rôle dans la Cité – des philosophes, mais aussi des sociologues et des anthropologues –, et des représentants de la société civile. Le Collège des bernardins est à cet égard unique, en permettant une approche interdisciplinaire qui aurait été plus difficile dans un cadre universitaire classique, où les divisions académiques ont tendance à fragmenter la réflexion. C’est dans cet esprit qu’a été construit le programme de notre colloque, avec deux tables rondes qui regrou- peront chacune un journaliste, un philosophe et un représentant du monde politique ou un chef d’entreprise. Il s’agira d’abord de poser les attentes de la Cité à l’égard des médias, puis d’évaluer jusqu’à quel point le nouveau système médiatique en train d’émerger est de nature à servir ces exigences et le bien commun.

Revue des Deux Mondes ­– Les bouleversements technologiques et économiques que traverse actuellement la presse ne menacent-ils pas son existence et sa fonction au sein de la cité ? Henri Pigeat ­– L’irruption de l’Internet a profondément trans- formé à la fois les modèles économiques de la presse, qui étaient déjà précaires, et la fonction des médias dans la Cité. La rapidité de la diffusion de l’information rend presque caduque la notion d’exclusivité. La forte réactivité du public par le biais des réseaux sociaux et des commentaires peut éloigner le journalisme de sa mis- sion initiale d’enquête et de vérification pour en faire un simple relais ; c’est le principal danger du journalisme en ligne, dont tout le travail se fait devant un écran. Plus généralement, Internet a rendu plus poreuse la définition même de média : Google est devenu un acteur majeur du système médiatique alors même qu’il ne produit aucune information. Certains réseaux sociaux apparaissent à bien des égards comme des concurrents gratuits des agences de presse dans la mise à disposition des faits… Le journalisme a perdu une grande partie de ses prérogatives et doit désormais composer avec de nouveaux acteurs qui remplissent une partie de ses missions sans avoir ni le titre, ni la formation, ni la déontologie journalistique.

47 études, reportages, réflexions Entretien Médias et bien commun

Revue des Deux Mondes ­– Dans le flot d’informations qui nous parviennent et parfois nous submergent, comment les médias ­peuvent-ils rester des références pour le public et une base pour le bien commun ? Henri Pigeat ­– La question de la recherche de la vérité du fait demeure la base du métier de journaliste ainsi qu’un pilier du bien commun. Cette vérité du fait, qui diffère de la vérité philo­sophique ou de la vérité révélée auxquelles nous avons eu l’occasion de la confronter au cours de notre séminaire, consiste à traduire une réalité en mots et en images d’une manière aussi impartiale et objective que possible, sinon neutre. Dans un monde où chacun peut désormais s’adresser directement au public pour lui faire part de « sa » vérité, la fonction journalistique est plus que jamais néces- saire pour discerner le vrai du faux et pour extraire le fait d’une communication qui sert parfois d’autres intérêts que ceux du bien commun.

Revue des Deux Mondes ­– Quels peuvent être les débouchés ­pratiques d’une telle réflexion ? Henri Pigeat ­– Il ne s’agit pas d’établir un code des bonnes pratiques comme il en existe des dizaines. Non que ces codes ne soient d’aucune­ utilité – les conventions qui les rédigent sont sou- vent l’occa­sion de débats de grande qualité –, mais les recomman- dations qui en découlent se révèlent souvent inadéquates dès lors qu’on essaie de les appliquer aux difficultés pratiques rencontrées par les journalistes. Notre réflexion se situe en amont de ces ques- tions, dans la relation entre les médias et la Cité. En France, plus que dans d’autres pays, la pensée des rapports entre médias et bien commun passe le plus souvent par la forme de l’interdiction. Chez nous, la liberté est instituée par la loi, avant d’être un attribut naturel de l’individu. Loin de vouloir établir de nouveaux interdits, notre ambition est de contribuer à éclairer la place des médias dans une société en mutation, à préciser leur apport au bon fonctionnement de la démocratie.

n Ancien président de l’Agence France presse, Henri Pigeat est président du Centre de formation des journalistes.

48 études, reportages, réflexions

la droite a un devoir d’audace

n entretien avec bruno le maire réalisé par annick steta et michel crépu n

evue des Deux Mondes – Votre nouveau livre, Jours de pouvoir (1), retrace le parcours et montre le quotidien du ministre de Rl’Agriculture que vous avez été de 2010 à 2012. On vous voit à maintes reprises aller à la rencontre des citoyens, que ce soit dans le cadre de vos fonctions ministérielles ou dans la circonscription dont vous êtes l’élu. Que vous inspire l’opinion assez largement négative qu’ont les Français des responsables politiques ? Bruno Le Maire – Comment voulez-vous qu’il en soit autre- ment ? Aux yeux des Français, les hommes politiques sont devenus des guignols, au sens propre du terme : nous nous agitons sur des tréteaux avec des battes en bois, nous nous donnons des coups, cela fait beaucoup de bruit, mais cela ne change absolument rien à la réalité de la vie des gens. Et que dire du mensonge de l’ancien ministre du Budget, qui provoque un écœurement profond chez nos compatriotes ? Pour une majorité de gens, les hommes politiques n’ont plus prise sur la réalité. Ils ne cessent de parler, mais les délo- calisations se poursuivent, les fermetures d’entreprises continuent, l’emploi est en baisse, le chômage augmente, le pouvoir d’achat des classes moyennes se détériore, la paupérisation du pays s’accentue.

49 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace

C’est l’un des éléments-clés du livre que je viens de publier : nous sommes dans la situation d’un alpiniste qui est sur une paroi très raide et qui sent que les prises sont en train de lâcher. Il y a bien entendu des solutions à cela. La première d’entre elles, que je défends depuis des années, c’est une révolution démo- cratique dans un pays qui est devenu une aristocratie, avec ses pri- vilèges, ses atouts et ses castes. Il faut casser ce système qui ne marche plus. Prenons un exemple très concret : nous sommes le dernier pays en Europe où l’on peut rester fonctionnaire après avoir été élu député ou sénateur. Je trouve cette situation scandaleuse. J’ai démissionné de la haute fonction publique parce que je considère que l’on ne peut pas être à la fois membre de la haute fonction publique, donc garant de l’indépendance de l’État, et élu, donc par- tisan. C’est la raison pour laquelle je propose que tout fonctionnaire élu à l’Assemblée nationale ou au Sénat remette sa démission de la fonction publique. Ma deuxième proposition consiste à limiter à trois le nombre de mandats nationaux successifs. Il faut favori- ser le renouvellement de l’Assemblée nationale et du Sénat ainsi que leur ouverture à des gens plus jeunes et venus d’horizons plus divers. Être député pendant quinze ans ou sénateur pendant dix- huit ans, c’est suffisant. Une troisième proposition consiste à inter- dire le cumul entre un mandat de maire et un mandat de député ou de sénateur pour que les élus se consacrent véritablement à leur fonction de maire, de député ou de sénateur. On me dit que l’inter­ dic­tion du cumul des mandats rompra la proximité entre les élus et les citoyens. C’est une vraie réflexion, mais je ne crois pas que cela soit exact : je pense que l’on peut très bien garder cette proximité en étant simple conseiller municipal et député ou sénateur. La consé- quence du cumul des mandats, c’est que les hommes politiques sont débordés. Or ce qui rompt le plus la proximité entre les hommes politiques et les gens, c’est le manque de temps. Cela aussi, mon livre le montre : nous courons sans cesse aux quatre coins de la France et partout sur la planète, sans jamais avoir une seconde pour nous – c’est-à-dire jamais une seconde pour les autres. Ma quatrième proposition consiste à réduire de 577 à 400 le nombre de députés à l’Assemblée nationale. Ayons moins d’élus, mais des élus disposant de vrais moyens de contrôle du gouvernement et de vrais moyens de proposition. Si nous voulons vraiment reprendre prise sur la réa-

50 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace lité, nous devons d’abord réaliser cette révolution démocratique. Il faut que nous changions nous-mêmes si nous prétendons encore changer la réalité. C’est un point absolument capital.

Revue des Deux Mondes – Dans un article que vous avez publié dans le Débat à l’automne 2012, vous avez écrit que « la droite répu- blicaine a perdu tout pouvoir en France » (2). Comment analysez- vous cet échec de la droite ? Bruno Le Maire – Je refuse les analyses qui font de le seul responsable de la défaite de 2012. Elles nous empêchent­ d’analyser les dix dernières années que la droite a pas- sées au pouvoir et de faire l’aggiornamento qui est devenu indis- pensable. La réalité, c’est que la droite s’est habituée au pouvoir et a considéré qu’il n’était plus vraiment nécessaire de défendre une doctrine, des idées, des convictions fortes. Sur de nombreux sujets, nous avons donc entretenu des illusions au lieu d’aller au bout de nos idées et d’essayer de faire basculer le pays du côté de la moder- nité, de la valorisation de ses atouts pour réussir dans la mondiali- sation, de la réalité des échanges économiques et politiques. Nous devons à présent rompre avec ces illusions. La droite a considéré qu’il était normal qu’elle soit au pouvoir. Elle s’est installée ainsi dans une sorte de confort intellectuel. Nous ne nous sommes pas demandé si ce que nous faisions répondait réellement aux besoins du pays ou à la demande de nos électeurs. Nous avons pensé que nous pouvions prendre des décisions contra- dictoires avec les promesses que nous avions faites ou faibles par rapport à nos engagements et que cela passerait comme une lettre à la poste. Eh bien ça ne passe pas. Quand vous dites en 2007 aux producteurs agricoles que vous allez les défendre et que vous alour- dissez ensuite les règles avec le Grenelle de l’environnement, ça ne passe pas. Quand vous dites que vous allez supprimer les 35 heures et que vous ne les supprimez pas, ça ne passe pas.

Revue des Deux Mondes – Est-il possible aujourd’hui d’être de droite en France ? Bruno Le Maire – Je pense surtout qu’il faut être du côté de la France et être capable de prendre la mesure de la gravité de la situa- tion dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui. Ce qu’attendent non

51 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace seulement nos électeurs, mais aussi une majorité de Français, c’est un changement radical. Un autre modèle est possible, un autre modèle est nécessaire pour retrouver le sens de la démocratie, valoriser nos atouts économiques, garantir la protection des plus faibles. C’est le sens du discours que je porte : révolution démocratique, révolution économique. Nous sommes dans une situation comparable à celle de 1945. Les ajustements et les petites réformes ne suffisent plus : il faut refonder notre système économique et social. Continuer à faire grossir un État-providence qui n’a plus les moyens de verser des allocations et des subventions, ce n’est plus possible. Faire croire que l’emploi vient de la puissance publique et sera créé par la puis- sance publique, c’est un mensonge. Faire croire que la démocratie pourra rester vivante avec le fonctionnement aristocratique que j’ai décrit, c’est un autre mensonge. Tout cela doit être refondé de A à Z. Et le rôle de la droite, c’est d’opérer cette refondation. C’est pour ça que je suis inquiet quand je vois la droite se crisper, s’arc-bouter sur un certain nombre de dogmes, refuser de penser le lendemain. Pensons le lendemain. Essayons de réfléchir à une doctrine pour demain. Oui, je continue à dire qu’il faut tenir compte du niveau de revenus dans le versement des allocations familiales. Je sais bien que ça ne plaît pas. Mais nous devons penser de manière ouverte, en réfléchissant au sens des politiques publiques : quel est le sens d’une politique familiale qui verse autant à celui qui gagne beau- coup qu’à celui qui gagne peu ? Quelle est son équité ? En 2011, la majorité à laquelle j’appartenais a refusé de suivre ma proposition de réforme en profondeur de l’indemnisation du chômage sous pré- texte que c’était trop dangereux. Aujourd’hui, chacun s’accorde à reconnaître que l’indemnisation du chômage en France n’incite pas suffisamment au retour à l’emploi : pourquoi ne pas l’avoir reconnu plus tôt ? La droite doit penser à l’avenir de la France. Elle ne doit pas réfléchir uniquement par rapport aux dogmes et aux certitudes toutes faites.

Revue des Deux Mondes – Dans Jours de pouvoir, vous montrez le rôle que vous avez joué dans la préparation du projet de l’UMP pour l’élection présidentielle de 2012. Vous avez voulu inscrire dans ce projet certaines des idées que vous portez aujourd’hui. Mais vous n’êtes pas arrivé à convaincre vos amis politiques de proposer aux

52 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace

Français les réformes que vous jugiez nécessaires. Pourquoi n’êtes- vous pas arrivé à faire passer ces idées dans le contexte de la cam- pagne pour l’élection présidentielle ? Est-ce l’une des causes de l’échec de la droite en 2012 ? Bruno Le Maire – L’échec de la droite en 2012 a selon moi deux causes principales. Il y a eu en 2007 une parole exceptionnelle qui a fait rêver les Français : celle de Nicolas Sarkozy, que la droite a suivi. Mais l’action a été en retrait par rapport à ce qui avait été pro- mis. Il y a eu diverses raisons à cela, dont la principale est la crise de 2008 : cette crise a tout bouleversé et rendu plus difficiles des déci- sions pourtant nécessaires. La seconde cause de notre échec, c’est qu’il n’y a rien de plus difficile que de se renouveler quand on est au pouvoir. L’homme politique est psy­cho­lo­gi­quement, structurelle- ment, physiquement prisonnier du pouvoir qu’il exerce. Or pour se renouveler, il faut prendre de la distance par rapport au pouvoir que l’on détient et disposer d’une capacité critique. C’est incroyablement difficile. Soit votre adversaire fait des erreurs majeures, et vous êtes réélu (c’est ce qui s’est passé aux États-Unis : Barack Obama a gagné l’élection présidentielle de 2012 parce que les républicains ont com- mis de graves erreurs de stratégie). Soit vous ne parvenez pas à vous renouveler, et vous n’arrivez pas à convaincre les électeurs. C’est ce qui nous est arrivé. C’est pour cela que je continue à porter un projet de renouveau radical avec la même conviction. Je pense que la condition du retour au pouvoir de la droite réside en sa capacité à promouvoir des idées nouvelles, radicales et fortes. Je peux com- prendre qu’il y ait eu des blocages lorsque nous étions au pouvoir. En septembre 2011, je ne me suis pas révolté quand les idées que je proposais pour le projet 2012 ont été refusées par la majorité. J’ai simplement constaté que ce n’était pas le choix de la majorité, point. Ma famille politique a majoritairement estimé que tout cela était trop audacieux : dont acte. J’ai adopté une autre méthode : à la fin de l’année 2011, j’ai essayé de rassembler les positions des uns et des autres. Mais maintenant que nous sommes dans l’opposition, nous avons un devoir d’audace, nous avons un devoir de renouvellement. C’est parce que nous sommes dans l’opposition et que la France va aussi mal que nous avons le devoir de tenir un discours radical. C’est la condition, sur tous les sujets, pour que nous retrouvions une certaine crédibilité auprès des Français.

53 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui explique selon vous que vous soyez à ce point seul dans votre propre camp à défendre cette ligne ? Bruno Le Maire – Ma solitude est une solitude de plus en plus nombreuse ! Je suis rejoint par des députés et des sénateurs. Lors de mes déplacements dans les fédérations, je constate que de nom- breux militants adhèrent à ce discours de renouveau. La question des allocations familiales est venue sur le devant de la scène. La Cour des comptes a consacré à l’indemnisation du chômage un rapport de 300 pages dans lequel elle montre qu’il faut réformer le système. Tout le monde pense aujourd’hui qu’il faut réformer l’indemnisation du chômage. Je le dis depuis un an et demi ! Tant mieux si les esprits bougent. Ce que je souhaite, c’est que nous ne manquions pas les occasions qui se présentent. La droite aura une occasion formidable en mars avec le projet de loi sur l’interdiction du cumul des mandats. Elle peut choisir de rester une fois encore arc-boutée sur ses certitudes et sur ses dogmes. Si elle fait ça, les Français ne l’écouteront pas. Elle peut aussi en profiter pour dire que ce projet est insuffisant, que le cumul des mandats n’est pas la question décisive et qu’il faut aller encore beaucoup plus loin parce qu’un renouveau démocratique beaucoup plus profond est néces- saire. Montrons clairement aux Français que la modernité est de notre côté et que le conservatisme est du côté des socialistes.

Revue des Deux Mondes – La bataille pour la présidence de l’UMP, qui a eu lieu à la fin de l’année 2012, illustre de façon assez forte ce que vous dites des hommes politiques : les Français ont eu le sentiment d’assister à un spectacle... Bruno Le Maire – Cela a été un spectacle lamentable. Les plaies sont en train de se refermer, mais cette bataille a laissé des traces. Il faudra du temps pour les effacer. Les choses sont très simples : quand il n’y a pas de batailles d’idées, il y a des batailles de personnes. Revenons donc à des débats de fond, et surtout, soyons capables de dire clairement aux Français qui nous sommes. De ce point de vue-là, la droite républicaine française doit selon moi échapper à deux écueils. Le premier écueil, c’est celui de la synthèse. Je m’y suis heurté quand j’étais responsable du projet pour l’élection présiden- tielle. On a des centristes, des libéraux, des gaullistes, des bonapar- tistes, des girondins, et on essaie de faire la synthèse entre tous ces

54 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace courants. Et finalement, on produit un projet totalement illisible, de l’eau tiède. Le second écueil, c’est celui des slogans. Nous agitons des slogans et nous radicalisons notre discours pour faire plaisir à une partie de notre électorat ou de nos militants. Et ce faisant, nous mettons la droite française dans un ghetto. Dire que nous pourrions priver les enseignants du droit de grève, cela peut plaire à certains. Mais nous savons que nous ne le ferons pas et que nous ne sommes pas crédibles. Cela braque par ailleurs contre nous toute une partie du corps électoral qui pourrait nous rejoindre : il y a des enseignants qui seraient prêts à voter pour nous. Plutôt que de faire des slogans ou une synthèse molle, essayons de construire une nouvelle doctrine de droite républicaine. C’est un travail auquel nous ne nous sommes pas attelés depuis dix ans. Nous étions tellement engagés dans la conquête du pouvoir que nous n’avons pas réfléchi aux questions de doctrine. Aujourd’hui, faisons-le, et faisons-le collectivement.

Revue des Deux Mondes – La personnalité de Jacques Chirac ne le portait pas à la bataille d’idées. Avec Nicolas Sarkozy, dont la personnalité est aux antipodes de celle de Jacques Chirac, il n’y en a finalement pas eu davantage... Bruno Le Maire – Il y a eu une vraie bataille d’idées en 2007. Il y a eu alors un vrai clivage gauche-droite et une vraie redéfinition de ce qu’était la droite, autour notamment de la valeur travail.

Revue des Deux Mondes – Selon vous, aurait-il fallu abroger tout de suite les 35 heures ? Bruno Le Maire – Je pense que, symboliquement, cela aurait été un signe très fort. Mais nous avons reculé. Il faut bien reconnaître par ailleurs que nous n’avons pas été aidés par un certain nombre de par- tenaires sociaux, très réticents à l’idée d’abroger les 35 heures.

Revue des Deux Mondes – Ne pensez-vous pas qu’il y a une bataille d’idées majeure que la droite n’a pas véritablement livrée : celle de la construction d’une doctrine économique cohérente et capable de répondre aux besoins du pays ? Bruno Le Maire – Bien sûr que si. C’est l’un des sujets-clés. Il faut que nous construisions une doctrine économique qui soit tota- lement distincte de celle de la gauche et qui redonne un espoir au

55 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace pays. J’ai une conviction très simple : la France a autant sinon davan- tage d’atouts que l’Allemagne pour réussir dans la mondialisation. Ce qui permet aujourd’hui de réussir dans la mondialisation, c’est l’ingéniosité, la qualité des produits, la conceptualisation. Toutes ces ­qualités-là, nous les avons. Mais la décision politique entrave les entre- preneurs et l’économie française. C’est à nous de construire un projet qui remette l’esprit d’entreprise au cœur du pacte social, qui remette la liberté au cœur du pacte social – liberté d’entreprendre, liberté de créer des richesses, liberté d’exercer son talent –, et qui permette de simplifier la vie de chacun. Tout est compliqué : les formulaires, les feuilles de paie, les déclarations aux Urssaf, les contrôles de l’inspec- tion du travail, les licenciements, les recrutements… Cette complexité est décourageante. Nos concitoyens ont des talents innombrables. Les ouvriers français ont des compétences. Les salariés français ont de l’ingéniosité. Mais le mot qui exprime le mieux l’état d’esprit actuel des Français, c’est le découragement. C’est à nous de montrer que ce pays a encore des atouts et qu’il pourra les faire valoir si nous sommes capables de construire une doctrine économique nouvelle, fondée sur la responsabilité des acteurs, la liberté d’entreprendre, l’innovation, la simplification et la stabilité des règles. Au-delà de la simplification du droit, de l’allégement des réglementations et de la simplification de la vie des entreprises, nous devons nous poser une question essentielle : le rapport au reste du monde. Considérons-nous que le reste du monde consti- tue une chance ou représente une menace ? Si la droite entonne le refrain « le monde est une menace », nous ne progresserons pas. Nous ne ferons que reprendre un discours de gauche. On peut toujours parler de protectionnisme européen : très bien, mais qui en veut ? Avec quels partenaires nous mettrons-nous d’accord sur l’augmentation des droits de douane qu’implique la mise en œuvre d’un protectionnisme européen ? L’Allemagne ? Non. Le Royaume- Uni ? Jamais. L’Italie ? Non. L’Espagne ? Non. Ne vendons pas aux gens des chimères. Je crois en revanche à la réciprocité des règles commerciales : voilà une vraie bataille à livrer. Nous ne pouvons pas demander à nos producteurs industriels ou agricoles de respec- ter des règles sociales ou environnementales strictes, et ouvrir tout grand nos frontières à des produits qui ne respectent aucune de ces règles : c’est injuste, et dangereux pour nos intérêts économiques.

56 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace

Revue des Deux Mondes – Lorsqu’on se remémore la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, on a l’impression que Nicolas Sarkozy a été élu parce qu’il donnait le sentiment de pouvoir déver- rouiller la situation... Bruno Le Maire – J’ai suivi cette campagne de très près. Nicolas Sarkozy a su trouver de nouveaux mots. Alors même qu’il était membre du gouvernement, il communiquait totalement différemment de Jacques Chirac. Dans Des hommes d’État, j’ai beaucoup insisté sur les échanges entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy parce qu’ils étaient selon moi extrêmement révélateurs de vraies différences poli- tiques. Nicolas Sarkozy en 2007 a redonné espoir dans la politique. Il a agi le plus possible, mais cet espoir a été déçu par la violence de la crise. Ce qui m’intéresse maintenant, c’est l’avenir. Qu’est-ce qui peut permettre à la droite de l’emporter face à François Hollande, qui est habile, qui cumule tous les pouvoirs, et qui sera difficile à battre pour cette simple raison ? Il nous faut tout d’abord une doctrine claire en matière démocratique, économique, mais aussi en matière euro- péenne. Nous devons pouvoir dire qui nous sommes et ce que nous proposons. Oui, nous sommes du côté des entrepreneurs. Oui, nous sommes du côté de la liberté. Oui, nous sommes du côté de la simpli- fication administrative. Oui, nous sommes favorables au recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes. Oui, nous sommes du côté du tra- vail. Il faut que nous disions les choses aussi clairement que ça et que nous en tirions les conséquences. Si nous sommes du côté de la pro- duction, nous ne rajoutons pas des normes environnementales plus strictes que les normes européennes sur le dos des industriels ou des agriculteurs. Mais c’est difficile à assumer. Il nous faut en deuxième lieu une gouvernance démocratique, parce que c’est ce qui nous a fait le plus cruellement défaut. Comment arriverons-nous à mettre en œuvre ce que nous proposons ? Comment nous y prendrons-nous ? C’est un sujet auquel la droite ne réfléchit pas assez. Le renouveau démocratique que je propose est l’une des réponses à cette ques- tion : les responsables politiques ne répondront pas à la question du « comment » s’ils ne sont pas capables de changer les règles de recru- tement de la fonction publique et des élites politiques. Il nous faut en troisième lieu comprendre à quel moment de l’histoire française nous sommes. Le pari que je fais et qui structure mes choix politiques, c’est que nous sommes à un moment de crise dont les seuls équivalents

57 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace dans l’histoire récente sont 1945 et 1958. Nous sommes en 1957. Nous sommes arrivés au point où tout ce que nous avions construit par le passé est épuisé. Voilà trois ou quatre ans, on pouvait encore par- ler de « modèle social français ». Aujourd’hui, la situation du système de protection sociale est tellement dégradée qu’il n’est plus possible d’employer sérieusement cette expression : on sait que ce « modèle social » prend l’eau de toute part. La politique ne peut plus se résumer à créer des protections et des droits supplémentaires. Cela ne peut plus être notre mode de raisonnement. Laissons la gauche persévérer là-dedans. La droite doit raisonner en termes de responsabilité, de prise de risque, de liberté individuelle. C’est un changement total de conception de la vie politique et de nos choix politiques. Et il n’y a que cela pour faire gagner la droite. Nous avons besoin d’une vraie révolution de notre modèle économique, démocratique et social.

Revue des Deux Mondes – Les Français continuent d’attendre de l’État qu’il les protège tout au long de leur existence. Cette demande de protection s’est encore accrue sous l’effet de la crise économique qui frappe l’Europe depuis cinq ans. Comment faire pour que vos concitoyens comprennent que vous ne prônez pas la rupture pour la rupture, mais que l’évolution du monde exige de mettre en œuvre les réformes que vous proposez ? Bruno Le Maire – C’est une question capitale. Mon discours ne consiste pas à dire que nous allons tout abattre. Il est révolutionnaire au sens étymologique du terme : je veux remettre les choses à leur juste place. L’État ne va pas accompagner les citoyens français de la première à la dernière heure de leur vie. Il ne va pas pourvoir à tous leurs besoins. Je refuse cet État qui promet tout et qui ne tient rien. Je refuse d’aller voir les salariés de Peugeot à Aulnay et de leur dire : « Moi, je vais garder Aulnay ouvert » – et puis Aulnay ferme tout de même. Je refuse cet État qui est actionnaire de Renault mais qui ne peut pas empêcher cette entreprise de délocaliser une partie de son activité. Je n’aime pas le mensonge. Je préfère renforcer les moyens de l’État dans les domaines où ils sont vraiment nécessaires – la police, la sécurité, la justice, l’éducation – et faire le pari de la responsabilité des citoyens en matière économique. La seule chose que demandent non seulement les chefs d’entreprise, mais aussi les artisans, les commerçants et les salariés, c’est un minimum de sta-

58 études, reportages, réflexions Entretien La droite a un devoir d’audace bilité et de lisibilité sur la politique économique et les orientations fiscales du gouvernement. L’affaire des « pigeons », qui est symbo- liquement lourde, montre bien qu’il y a des limites au n’importe quoi fiscal. Vous ne pouvez pas taxer à 66 % les plus-values de ces- sion de valeurs mobilières faites par des gens qui ont investi toutes leurs économies dans la création d’une entreprise et qui ont pris des risques : ce n’est pas possible. C’est cette révolution-là qu’il faut faire. Je veux prouver qu’elle permettra aux Français de reprendre leur destin en main. Elle nous permettra aussi de retrouver de la souveraineté. Quand un État continue à dépenser de l’argent public en veux-tu en voilà, sa souveraineté s’affaiblit. Mais quand il réduit la dépense publique, le déficit et la dette, il retrouve des marges de manœuvre. La révolution consiste à arrêter de dépenser tou- jours plus d’argent public en faisant croire aux gens que c’est ce qui garantit notre souveraineté et à leur faire comprendre que nous la préserverons en réduisant la dépense publique et en retrouvant des comptes équilibrés. C’est l’inverse de ce qui a été fait au cours des trente dernières années. La révolution consiste également à dire que ce n’est pas en rajoutant des normes et des règles que l’on protège les citoyens : c’est au contraire en acceptant de prendre des risques, en acceptant l’initiative individuelle, en acceptant la recherche, en acceptant l’innovation, en acceptant tout ce qui permet de créer des emplois et de la richesse. C’est une vraie révolution politique. Et je crois qu’elle est devenue absolument nécessaire.

1. Bruno Le Maire, Jours de pouvoir, Gallimard, 2013. 2. Bruno Le Maire, « Pour un renouveau de la droite républicaine », le Débat, ­septembre-octobre 2012, numéro 171, p. 47-58.

n Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’École nationale d’administra- tion, Bruno Le Maire est député de l’. Il a été secrétaire d’État aux Affaires euro- péennes de 2008 à 2009, puis ministre de l’Agriculture de 2009 à 2012. Il a ­publié plusieurs essais, dont le Ministre (Grasset, 2004), Des hommes d’État (­Grasset, 2008) et Jours de pouvoir (Gallimard, 2013). Il est également l’auteur d’un ­roman, ­Musique absolue. Une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard, « L’Infini », 2012).

59 études, reportages, réflexions

à quoi servent les entrepreneurs ?

n annick steta n

e langage courant confond fréquemment la notion de chef d’entre­prise et celle d’entrepreneur. Or peu de chefs d’en- Ltreprise ont été, sont ou seront des entrepreneurs au sens que l’analyse économique donne à ce terme. Seuls peuvent pré- tendre à ce titre ceux qui révolutionnent l’industrie dans laquelle ils exercent­ ou qui participent à la création d’un nouveau sec- teur d’activité. L’inventeur du Coca-Cola, John Pemberton, a fait œuvre d’entrepreneur : en produisant à partir de 1886 une bois- son gazeuse qui s’est rapi­dement imposée aux États-Unis avant de conquérir le reste du monde, il a créé le marché des sodas au cola. Le développement des technologies de l’information et de la communication est indissociable de l’apparition d’une myriade de game changers : Steve Jobs, l’un des fondateurs d’Apple ; Bill Gates, l’un des créateurs de Microsoft ; Jeff Bezos, qui a lancé Amazon ; ou encore Mark Zuckerberg, qui a fait d’un site Internet initialement réservé aux étudiants de Harvard le réseau social le plus populaire du monde.

60 études, reportages, réflexions À quoi servent les entrepreneurs ?

La notion d’entrepreneur émergea au début du XXe siècle grâce à Joseph Schumpeter. Dans son Histoire de l’analyse économique (1954), l’économiste autrichien note que ce terme fut employé pour la première fois par l’auteur de l’Essai sur la nature du commerce en général (1755), le banquier irlandais Richard Cantillon. Il rappelle également que l’un des principaux économistes classiques français, Jean-Baptiste Say, fut « le premier à assigner à l’entrepreneur […] une place définie dans le schéma de l’analyse économique ». Selon Say, l’entrepreneur est une sorte d’intermédiaire entre le savant qui produit la connaissance et l’ouvrier qui l’applique à l’industrie. Pour Cantillon, l’entrepreneur est celui qui veut tirer un avantage des différences entre l’offre et la demande : il est disposé à acheter à prix certain et à vendre à prix incertain. Adam Smith, qui avait lu Cantillon, n’a pas repris cette idée. Les économistes classiques parta- gèrent sur ce point la cécité du père de leur discipline. Ils ne parvin- rent donc pas à expliquer pourquoi tous les producteurs ne se com- portent pas de la même manière. Les économistes néoclassiques se heurtèrent à la même difficulté. L’analyse économique néoclassique ignore la fonction d’entrepreneur : elle ne connaît que celle de pro- ducteur. Évoluant dans un environnement certain ou dans un envi- ronnement risqué, c’est-à-dire dans une situation où les possibilités futures sont connues et probabilisables, le producteur néoclassique cherche à maximiser son profit en mettant en œuvre une technique de production existante. La notion d’entrepreneur fut précisée et développée par Schumpeter dans sa Théorie de l’évolution économique (1911) et dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942). Pour lui, l’en- trepreneur est celui qui introduit de nouvelles techniques de pro- duction, de nouvelles méthodes d’organisation ou un nouveau produit :

« [...] le rôle de l’entrepreneur consiste à réformer ou à ­révolutionner la routine de production en exploitant une invention ou, plus généralement, une possibilité technique inédite (production d’une marchandise nouvelle, ou nouvelle méthode de production d’une marchandise ­ancienne, ou ­exploitation d’une nouvelle source de matières premières ou d’un nouveau débouché, ou réorganisation d’une branche industrielle, et ainsi de suite). La construction des chemins de fer dans ses premiers stades, la production d’énergie électrique avant la Première Guerre mondiale, la vapeur et l’acier,

61 études, reportages, réflexions À quoi servent les entrepreneurs ?

l’automobile, les entreprises coloniales fournissent des exemples frappants d’une vaste catégorie d’affaires qui en comprend une quantité innombrable de plus modestes – jusqu’à celles consistant, au bas de l’échelle, à faire une réussite d’une saucisse ou d’une brosse à dents d’un type spécifique.(1) »

Il évolue dans un environnement incertain, c’est-à-dire dans lequel les possibilités futures ne sont pas probabilisables (2). Dans sa Théorie de l’évolution économique, Schumpeter précise qu’un individu peut agir comme producteur tout au long de son existence et se comporter en entrepreneur à un moment donné :

« […] à nos yeux, quelqu’un n’est, en principe, entrepreneur que s’il exécute de nouvelles combinaisons – aussi perd-il ce caractère s’il continue ensuite d’exploiter selon un circuit l’entreprise créée – par conséquent il sera aussi rare de voir rester quelqu’un toujours un entrepreneur pendant les dizaines d’années où il est dans sa pleine force que de trouver un homme d’affaires qui n’aura jamais été un entrepreneur, ne serait-ce que très modestement […]. Être entrepreneur n’est pas une profession ni sur- tout, en règle générale, un état durable […]. (3) »

Le progrès technique dont l’entrepreneur est porteur est source de gains individuels et collectifs. En mettant en œuvre une inno- vation, l’entrepreneur crée un monopole d’innovation également appelé monopole schumpétérien : il devient le seul producteur d’un nouveau produit ou le seul bénéficiaire d’une nouvelle technique lui permettant de diminuer ses coûts de production. L’entrepreneur permet au consommateur de disposer de produits nouveaux ou de payer des prix moins élevés : ces gains constituent une justification de la rente de monopole dont il bénéficie temporairement. Le mono- pole d’innovation ne dure que le temps nécessaire à l’adaptation des entreprises aux nouvelles conditions de marché ainsi créées : si l’entreprise leader veut conserver son rang, elle doit réinvestir ses profits afin de rester innovante. Selon Schumpeter, l’inconvénient associé à l’existence d’un monopole, c’est-à-dire la restriction de la production, est plus que compensé par les avantages procurés par la recherche supplémentaire que permettent de financer les profits réalisés. Afin de stimuler l’innovation, les pouvoirs publics permettent aux entreprises de protéger leurs innovations de la concurrence au moyen de brevets. Un brevet est un instrument juridique accordant

62 études, reportages, réflexions À quoi servent les entrepreneurs ?

à un inventeur le droit exclusif d’utiliser, de produire ou de vendre une invention durant une période de temps donnée. Cette idée est ancienne. Six siècles avant notre ère, les Grecs protégeaient pendant un an les nouvelles recettes de cuisine. Quant à la République de Venise, elle utilisait dès le XVe siècle l’équivalent des brevets modernes (4). Le système de brevets octroie à l’inventeur un monopole temporaire lui permettant de s’approprier une partie des revenus de son invention. La limitation dans le temps est un aspect essentiel des réglementations encadrant les brevets. Lorsque la durée de vie d’un brevet est courte, les entreprises peuvent s’approprier les rémunérations liées à leurs innovations durant une période rela­ti­vement brève : les incitations à innover sont moins fortes que si les innovations étaient protégées pour une longue période. Le choix de la période de validité du bre- vet doit permettre de trouver un juste milieu entre les intérêts des consommateurs et la rémunération des investissements en recherche et développement. Le problème de la détermination de la durée de vie optimale d’un brevet, qui équilibre encouragement à l’innovation et prolongation de la situation de monopole de l’entreprise innovante, a été étudié par William D. Nordhaus (5). Selon lui, une durée de vie de dix-sept ans permettrait de réaliser 90 % de la valeur maximale du surplus du consommateur associé à une innovation. Le progrès technique contribue à la croissance économique. Schumpeter soutient que l’essence du développement réside dans l’innovation et que les monopoles sont les ressorts de l’innovation dans une économie capitaliste :

« […] le niveau d’existence contemporain des masses s’est précisé- ment amélioré durant la période où les grosses affaires étaient relativement libres de toute entrave. Si nous dressons la liste des éléments qui entrent dans le budget d’un ouvrier moderne et si nous observons, à partir de 1890, l’évolution de leurs prix, non pas en termes monétaires, mais en termes d’heures de travail nécessaires pour les acheter […], nous ne pou- vons manquer d’être frappés par l’allure du progrès qui, compte tenu de l’amélioration remarquable des qualités, paraît avoir été plus rapide qu’il ne l’avait jamais été auparavant. […] Et ce n’est pas tout. Dès que, entrant dans le détail, nous considérons chacun des articles de consommation pour lesquels le progrès a été le plus frappant, cette piste ne nous conduit pas au seuil des firmes travaillant dans des conditions de concurrence relativement libre, mais bien à la porte des grandes sociétés […] et un soupçon héré- tique s’insinue dans notre esprit, à savoir que, loin de comprimer le niveau d’existence, l’action des entreprises hors série l’a bien plutôt rehaussé. (6) »

63 études, reportages, réflexions À quoi servent les entrepreneurs ?

À travers sa théorie de l’entrepreneur, Schumpeter a mis en évidence l’importance du rôle du progrès technique et l’existence d’un processus dit de « destruction créatrice » auquel il associe une analyse simultanée de la croissance économique et des fluctuations de l’activité. Dans la situation d’équilibre chère à l’école néoclas- sique, l’économie se reproduit à l’identique année après année. C’est l’entrepreneur qui introduit de la dynamique dans le système : pro- venant des impulsions produites par les innovations, la croissance est un phénomène irrégulier. Les cycles économiques trouvent­ leur origine dans l’apparition de vagues d’innovations successives :

« C’est à ce genre d’activités que l’on doit primordialement attri- buer la responsabilité des “prospérités” récurrentes qui révolutionnent ­l’organisme économique, ainsi que des “récessions” non moins récurrentes qui tiennent au déséquilibre causé par le choc des méthodes ou produits nouveaux. (7) »

Les modèles explicatifs de la croissance économique forgés lors de la seconde moitié du XXe siècle accordent une importance majeure au progrès technique. Dans le modèle développé par Robert Solow, le taux de croissance à long terme de l’économie est égal à la somme du taux de progrès technique et du taux de croissance de la population. Les deux déterminants de la croissance économique à long terme sont des variables exogènes (8). Les travaux de nom- breux économistes contemporains, au nombre desquels figurent Paul Romer, Gene Grossman, Elhanan Helpman, Philippe Aghion et Peter Howitt, ont permis d’expliquer l’origine du progrès technique et d’en faire un facteur endogène (9) de la croissance économique. Selon ces auteurs, le progrès technique résulte d’une activité de recherche et développement donnant aux entreprises qui s’y livrent un certain pouvoir de monopole. Contrairement à une entreprise opérant sur un marché parfaitement concurrentiel, le monopole peut rester dans une phase de rendements croissants parce que le prix auquel il vend son produit est supérieur à son coût marginal. Le taux de croissance peut ainsi rester positif en longue période. L’analyse économique néoclassique était obsédée par la recherche de l’équilibre. Si Schumpeter passait, en son temps, pour un économiste hétérodoxe, c’est essentiellement parce qu’il avait délibérément rompu avec cette obsession afin de comprendre ce qui

64 études, reportages, réflexions À quoi servent les entrepreneurs ?

mettait l’économie en mouvement. La théorie de l’entrepreneur et la mise en évidence du rôle de l’innovation dans l’évolution de l’acti- vité économique sont les produits de cette quête. Comme Keynes, Schumpeter est un économiste du déséquilibre. Mais ainsi que l’a souligné Jean Arrous, « si, depuis la publication par Keynes, en 1936, de la Théorie générale, la science économique a largement été key- nésienne, les défis [du monde contemporain] ne cessent de nous rapprocher des préoccupations de Schumpeter » (10).

1. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Éditions Payot, 1990, p. 180. 2. La distinction entre risque et incertitude a été établie en 1921 par Frank Knight dans Risk, Uncertainty and Profit. 3. Joseph Schumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le pro- fit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Éditions Dalloz, 1999, p. 112. 4. Paul A. Samuelson et William D. Nordhaus, Économie, 18e édition, Economica, 2005, p. 195. 5. William D. Nordhaus, Invention, Growth, and Welfare. A Theoretical Treatment of Technological Change, Cambridge, MIT Press, 1969. 6. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit., p. 114-115. 7. Idem, p. 180. 8. Une variable est exogène lorsque ses valeurs sont tirées de l’observation. Une variable exogène est explicative, mais non expliquée par le modèle. 9. Une variable est endogène lorsque ses valeurs sont déterminées par le ­modèle lui-même. Une variable endogène est à la fois explicative et expliquée par le ­modèle. 10. Jean Arrous, la Pensée économique contemporaine, tome III, les Théories de la croissance, Seuil, coll. « Points économie », 1999, p. 24.

n Annick Steta est docteur en sciences économiques.

65 études, reportages, réflexions chateaubriand et malraux deux anti-destins face à l’histoire

n alexandre duval-stalla n

« Après Napoléon, néant : on ne voit venir ni empire, ni religion, ni barbares. La civilisation est montée à son plus haut point, mais civilisation matérielle, inféconde, qui ne peut plus rien produire, car on ne saurait don- ner la vie que par la morale. On n’arrive à la création des peuples que par les routes du ciel, les chemins de fer nous conduisent seulement avec plus de rapidité à l’abîme. » François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe

« Le christianisme me semble être l’école d’où viennent toutes les sensations grâce auxquelles s’est formée la conscience que l’indi­vidu prend de lui-même. » André Malraux, la Tentation de l’Occident

ace aux bruits et aux fureurs de leurs époques, François-René de Chateaubriand et André Malraux, seuls face à la tragédie de Fl’existence, ont choisi l’histoire pour anti-destin. Pour la vivre. Pour l’écrire. Comme seul salut à la conscience aiguë qu’ils avaient du crépuscule de leur temps.

« Ce qui nous distinguait de nos maîtres, à 20 ans, c’était la présence de l’histoire. Pour eux, il ne s’était rien passé. Nous, nous commençons par des tués. Nous, nous sommes des gens dont l’histoire a traversé le champ, comme un char… (1) »

66 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

La révolution française pour Chateaubriand, la Grande Guerre pour Malraux. Deux bouleversements qui, longtemps, ont résonné de leurs tumultes et de leurs fracas sur le siècle qu’ils avaient engendré. Avec deux réponses différentes. Chateaubriand se détache d’un monde qui lui est étranger : « Chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étran- ger. (2) » De son côté, Malraux s’engage dans le siècle avec le désir véhément de transformer le monde : « L’histoire comme obsession et comme cauchemar achève avec Malraux de culminer dans notre ciel à la manière d’un soleil noir. (3) » À l’étroit dans la littérature, qui, pourtant, assurera leur gloire, Chateaubriand et Malraux ne résistèrent pas à la tentation de la poli- tique. Chateaubriand fut le premier « intellectuel » (même si ce terme ne viendra qu’avec l’affaire Dreyfus) à occuper des fonctions politiques et Malraux fut finalement le seul « intellectuel » à réussir en politique (4). Cette tentation a déclenché l’ire de leurs contemporains. Les accusations de mythomanie, d’orgueil démesuré ou d’emphase ridi- cule n’ont pas manqué de la part de médiocres qui ne leur pardon- naient pas d’être différents et, finalement, sur des hauteurs qu’ils n’atteindraient jamais. Le parallèle de leurs vies révèle des résonances et des disso- nances. Depuis leur enfance jusqu’à leur vocation d’écrivain. Mais la réalité est que Chateaubriand comme Malraux ont vécu leur vie comme un roman qui a fini par se confondre avec leur mémoire.

Parallèle de deux vies

Naître « Qu’il est laid ! (5) » Dans leur enfance, Chateaubriand et Malraux ont, tous les deux, souvent entendu cette réflexion de leur mère à leur égard. Le premier en a conçu une certaine mélancolie « née […] de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’im- prévoyance et de la joie. (6) » Le second, une détestation de son enfance : « Presque tous les écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne. (7) »

67 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

Chateaubriand est né romantique. Avec un grand sens de la tragédie :

« Je résistais, j’avais aversion pour la vie. […] J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bour- rasque annonçant l’équinoxe d’automne empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent raconté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon ber- ceau une image de mes destinées. (8) »

D’une famille d’aristocrates bretons, donc frondeurs, dont il conservera sa vie le caractère, Chateaubriand ne s’est pas consolé de ne pas avoir été aimé par ses parents. Souffrant de leur indifférence et de leur insensibilité. Manquant cruellement de la tendresse mater- nelle. Question d’époque. Souffrant aussi de la préférence marquée pour l’aîné, chargé d’assurer le nom et le rang des Chateaubriand que le père avait mis tant d’énergie à rétablir. Malraux est né adulte : « Je n’aime pas ma jeunesse : la jeu- nesse est un sentiment qui vous attire en arrière. Je n’ai pas eu d’enfance. (9) » Sans doute, les relations qu’il a eues (ou n’a pas eues) avec sa mère ont profondément marqué son enfance, comme l’explique Clara Malraux :

« Sa mère, par je ne sais quel sadisme issu de ses déceptions conju- gales et justifié par l’idée qu’on se faisait en ce temps de l’éducation, ne cessait de lui répéter qu’il était laid, ne fût-ce que parce que ses oreilles décollées déparaient son visage. (10) »

À tel point qu’André Malraux a non seulement occulté son enfance, mais l’a finalement rejetée. La maladresse de sa mère à son égard s’explique sans doute par ses blessures intimes (perte d’un enfant, divorce), qu’elle a toujours conservées pour elle. Après la sépa- ration de ses parents, André Malraux reste avec sa mère. Ils rejoignent l’épicerie tenue par sa grand-mère maternelle, Adrienne, et sa tante, Marie, en banlieue parisienne, à Bondy, au 16, rue de la Gare. André Malraux souffre de sa condition de « fils de l’épicière ». Elle ne corres- pond pas à la vision romanesque qu’il se fait de sa condition sociale.

68 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

Dans la solitude et l’oisiveté de leur enfance, Chateaubriand et Malraux ont imaginé et rêvé leur vie. Ils n’ont eu de cesse de la réaliser. Dépassant de loin toutes leurs espérances. À la démesure de leurs ambitions.

Écrire Chateaubriand ressentit sa vocation de poète au cours d’une promenade furieusement romantique :

« Ce fut dans une de ces promenades que Lucile, m’entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit : “Tu devrais peindre tout cela.” Ce mot me révéla la muse, un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c’eût été ma langue naturelle ; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c’est-à-dire mes bois et mes vallons ; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature. J’ai écrit longtemps en vers avant d’écrire en prose. (11) »

Néanmoins, cette ambition ne s’est réellement épanouie qu’aux premiers jours de la Révolution. Ses lectures avaient com- blé l’ennui de son adolescence oisive. Développant ses rêveries et son imagination. Cadet sans avenir, il lui fallait trouver un emploi à sa vie. À Paris, à la veille de la Révolution, il fréquente les salons littéraires qui l’impressionnent, même si plus tard, il en mesurera la vacuité. C’est en 1789 qu’il embrasse définitivement la carrière littéraire. Bien que confuse, sa vocation se métamorphose pendant son exil, face au tumulte de la Révolution et à la nécessité de vivre. Très tôt, André Malraux ressent sa vocation d’écrivain :

« Bien avant 16 ans, je voulais devenir écrivain. Mais nous étions per- suadés, mes camarades et moi, qu’un écrivain, comme un grand peintre, devait être maudit. Il fallait qu’il crève de faim, dans les traditions du sym- bolisme et de Baudelaire. Dans mes espoirs, le sentiment de la révolte l’emportait de loin sur une aspiration à la notoriété. (12) »

C’est en avril 1921 qu’André Malraux publie son premier livre : Lunes en papier, illustré par Fernand Léger. Il le dédie à Max Jacob. Plus de quarante années après, André Malraux en livrera sa propre critique : « J’ai écrit Lunes en papier à 20 ans : une gloire de café. (13) » Mais dans certains passages perce déjà le futur André Malraux :

69 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

« Le monde […] ne nous est supportable que grâce à l’habitude que nous avons de le supporter. On nous l’impose quand nous sommes trop jeunes pour nous défendre. (14) »

Le monde les appelle. Chateaubriand part en Amérique à la recherche de son grand livre d’aventure, Malraux part en Asie à la recherche d’aventures qui deviendront de grands livres.

Dépenser Trop souvent, pour les écrivains, l’argent est une plaie. Il est aussi fréquemment le moteur contraint et nécessaire de l’exercice de leur art. Chateaubriand n’a pas échappé à cette fatalité. Cadet sans for- tune, il a couru toute sa vie après l’argent. Non en homme ­d’argent, ce qu’il n’était pas ; il aurait été riche. Mais, pis, en homme de dépenses, qui l’ont conduit plus d’une fois à la ruine. Ce fut aussi le prix de sa liberté et de sa gloire :

« Si j’étais riche, il est bien clair que mon rôle serait fini dans la vie et que je deviendrais un “gentleman farmer” dans toute la force du mot. J’ai en horreur les livres, la gloriole et toutes les sottises du monde. »

La lecture de sa correspondance montre ses soucis perma- nents à assurer les dépenses :

« Oh ! Argent que j’ai tant méprisé et que je ne puis aimer quoi que je fasse, je suis forcé d’avouer que tu as pourtant ton mérite : source de la ­liberté, tu arranges mille choses dans notre existence, où tout est difficile sans toi. Excepté la gloire, que ne peux-tu pas procurer ? Avec toi on est beau, jeune, adoré ; on a considération, honneurs, qualités, vertus. Vous me direz qu’avec de l’argent on n’a que l’apparence de tout cela : qu’importe, si je crois vrai ce qui est faux ? Trompez-moi bien et je vous tiens quitte du reste : la vie est-elle autre chose qu’un mensonge ? Quand on n’a point ­d’argent, on est dans la dépendance de toutes choses et de tout le monde. […] Sans argent, nul moyen de fuite, on ne peut aller chercher un autre soleil, et, avec une âme fière, on porte incessamment des chaînes.(15) »

Comble de cet asservissement, Chateaubriand finira par vendre en viager les Mémoires d’outre-tombe :

« La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge m’a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été obligé d’hypothéquer ma tombe. (16) »

70 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

La fortune de Malraux est différente. Sa première banquière s’appelait Clara. Ils se sont mariés. Avec une dot en prime. À l’été 1923, après avoir parcouru le monde, Clara et André sont ruinés. Les placements boursiers d’André Malraux sur des valeurs mexicaines se révèlent catastrophiques. Mais il ne se démonte pas et répond à une Clara angoissée : « Vous ne croyez tout de même pas que je vais travailler. (17) » Il a 21 ans. Au contraire, il lui propose un « casse » archéologique :

« Nous allons dans quelque petit temple du Cambodge, nous enle- vons quelques statues, nous les vendons en Amérique, ce qui nous permet- tra de vivre ensuite tranquilles pendant deux ou trois ans. (18) »

Idée farfelue, idée malrucienne. Son second banquier fut Gaston Gallimard. Après le Goncourt de la Condition humaine, André Malraux ne rencontrera plus de problèmes d’argent, malgré un train de vie conséquent. La nécessité pécuniaire a conféré à Chateaubriand une acuité particulière pour décrire la métamorphose des sociétés démocra- tiques où seul prime l’intérêt :

« L’esprit mercantile commence à les envahir ; l’intérêt devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers États s’entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la liberté pro- duit de l’or, une république industrielle fait des prodiges ; mais quand l’or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l’indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l’industrie. (19) »

Si l’argent n’a pas de place dans les écrits de Malraux, c’est que face à la condition humaine, la richesse ne vaut rien.

Aimer Chateaubriand comme Malraux se sont montrés discrets sur leurs amours. Chateaubriand était plus un rêveur de femmes qu’un Don Juan. L’Enchanteur a connu Mme du Belloy, Delphine de Custine, Natalie de Noailles, Cordélia de Castellane, Hortense Allard. Et sur- tout Pauline de Beaumont, Mme de Duras et Mme Récamier. Sans oublier sa femme, Céleste.

71 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

« Ce que voulait M. de Chateaubriand dans l’amour, c’était moins ­l’affection de telle ou telle femme en particulier que l’occasion du trouble et du rêve, c’était moins la personne qu’il cherchait que le regret, le souvenir, le songe éternel, le culte de sa propre jeunesse, l’adoration dont il se sentait l’objet, le renouvellement ou l’illusion d’une situation chérie. Ce qu’on a appelé de l’égoïsme à deux restait chez lui de l’égoïsme à un seul. Il tenait à troubler et à consumer bien plus qu’à aimer. On nous a assuré que, quand il voulait plaire, il avait pour cela, et jusqu’à la fin, des séductions, des grâces, une jeunesse d’imagination, une fleur de langage, un sourire qui étaient irré- sistibles […] Pourtant il n’était pas de ceux qui portent dans l’amour et dans la passion la simplicité, la bonté et la franchise d’une saine et puissante nature. Il avait surtout de l’enchanteur et du fascinateur. (20) »

Jalousie et lucidité de Sainte-Beuve… Malraux aimait la tranquillité d’une vie conjugale. Clara pendant près de vingt ans, Josette pendant sept ans, Madeleine pendant plus de vingt années, Louise quelques mois, et Sophie quelques années. Les unes après les autres. Ou presque. Autant pour Chateaubriand les femmes sont un public à séduire ; autant pour Malraux, si leur présence est charmante, elle n’est pas nécessaire. Il y a d’ailleurs peu de femmes dans ses romans.

Croire Chateaubriand est un croyant à la recherche du sacré perdu. Malraux un agnostique qui a le sens du sacré. Tous les deux s’accor- dent sur la nécessité du sacré dans nos sociétés. L’un comme écrin du monde, l’autre comme force créatrice. Après les foudres laïques de la Révolution, Chateaubriand, « devenu chrétien », ne se résout pas à la « disparition » de la religion. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand se fait l’apôtre d’une nouvelle traduction du christianisme comme armature du monde en rappelant ce que le monde moderne doit à la civilisation chré- tienne. À la fois sa liberté, sa poésie et son humanité : « Le chris- tianisme est la pensée de l’avenir et de la liberté humaine. (21) » Sans doute tiraillé toute sa vie dans une quête intérieure de la foi, Chateaubriand est resté fidèle à cette idée que le christianisme est nécessaire au monde car il apporte la vraie liberté. Après Nietzsche, Malraux ne se résout pas à la disparition du sacré. Il se distingue par son obsession de la transcendance, par la

72 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire dimension métaphysique de son œuvre : « La tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin. » Et cette tragédie est d’autant plus forte que non seulement André Malraux est agnos- tique, mais que la mort des siens peuplera sa vie :

« Certes, il est une foi plus haute : celle que proposent toutes les croix de villages, et ces mêmes croix qui dominent nos morts. Elle est amour et l’apaisement en elle. Je ne l’accepterai jamais ; je ne m’abaisserai pas à lui demander l’apaisement auquel ma faiblesse m’appelle. Europe, grand cimetière où ne dorment que des conquérants morts et dont la tris- tesse devient plus profonde en se parant de leurs noms illustres, tu ne laisses autour de moi qu’un horizon nu et le miroir qu’apporte le désespoir, vieux maître de la solitude. (22) »

Dans cette quête, il donne au romancier une place unique :

« Je crois que depuis que la chrétienté a disparu en tant qu’armature du monde, le romancier, après le philosophe, est devenu un homme qui pro- pose – qu’il le veuille ou non – un certain nombre de modes de vie, et qui les propose en fonction d’un élément irréductible étroitement lié à la fonction littéraire, en fonction d’une dimension particulière qui n’existe pas dans la vie. […] Nous prenons conscience des autres hommes par des moyens qui ne sont pas ceux par lesquels nous prenons conscience de nous-mêmes. (23) »

Avec ses écrits sur l’art, il fait redécouvrir le sacré aux hommes par la double métamorphose qui s’opère dans l’objet sacré pour devenir une œuvre d’art. L’âme nourrit alors l’art lui redonnant une force esthétique unique. Héritiers de la civilisation chrétienne, Chateaubriand répond à la question de la vie par la liberté et Malraux par l’art. Avec l’immor- talité comme horizon, comme salut, comme grâce.

De la politique À l’étroit dans la littérature, Chateaubriand et Malraux ne résistent­ pas à la tentation égotiste de la politique. Au moment où s’ils s’engagent pleinement dans cette nouvelle carrière, Chateaubriand comme Malraux sont au faîte de leur renommée intellectuelle. Considérés comme les premiers écrivains de leur génération, ils ont renouvelé la littérature par leur style et par leur force créatrice à un moment d’aridité littéraire. Ils sont célébrés comme tels par leurs pairs avant d’être méprisés pour leurs engagements politiques.

73 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

En 1804, Chateaubriand s’engage une carrière politique en se mettant au service de Napoléon à l’ambassade de France à Rome. En 1945, Malraux devient ministre du général de Gaulle. Caution catho- lique pour Napoléon. Caution de gauche pour de Gaulle. Chateaubriand est le premier « intellectuel » à vouloir jouer un rôle politique. Avant lui, d’autres écrivains avaient eu des « idées ­politiques », conseillé les princes ou participé à l’orchestration des pas- sions politiques de leur temps. Mais aucun ne s’était engagé en poli- tique. Les formes de l’engagement de Chateaubriand sont multiples : essayiste, journaliste, diplomate, ministre membre influent d’un parti politique, parlementaire pendant près de quinze ans. L’engagement politique de Chateaubriand est marqué par la Révolution, l’émigration et l’exil. Pendant la première partie de sa vie d’adulte, de 1787 à 1814, Chateaubriand fut réticent à s’engager en politique, qui lui semblait alors un univers violent. Il avait assisté avec un vrai effarement les premières années de la Révolution. D’abord spectateur, il vit son rôle politique moins comme un engagement qu’une ambition. Ses livres sont des essais qui critiquent et proposent. Premier secrétaire d’am- bassade en 1803 à Rome, il démissionne dès 1804 de son poste de chargé d’affaires à Sion, dans le Valais, après l’exécution du duc d’En- ghien. Il attendra 1815 et le retour des Bourbons pour être nommé ministre d’État chargé de l’Intérieur et pair de France par Louis XVIII. Pour un an avant d’être exclu. En 1821, retour en grâce et nomina- tion comme ministre plénipotentiaire à Berlin. En 1822, il est nommé ambassadeur à Londres, puis ministre des Affaires étrangères avant d’être « chassé » en 1824. En 1828, il est nommé au poste d’ambassa- deur à Rome avant de démissionner en 1829. Bref, à peine cinq ans de carrière politique dans des postes de représentation :

« Deux époques bien différentes divisent naturellement ces produc- tions successives de neuf années. À la première époque, après les Cent Jours, je faisais l’éducation constitutionnelle des royalistes, je combattais la faction buonapartiste, qui cherchait à réveiller la faction révolutionnaire ; et j’essayais d’arrêter les gouvernements sur la pente démocratique où ils s’étaient placés. À la seconde époque, les positions étaient changées : les buonapartistes et les révolutionnaires n’existaient plus ; les royalistes avaient obtenu la victoire par la Charte, mais beaucoup d’hommes que j’avais ralliés aux libertés légales les avaient trahies… J’étais obligé d’avertir les gouvernements des dangers de l’absolutisme, après les avoir prémunis contre l’entraînement populaire. »

74 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

Dans sa carrière politique, Chateaubriand a dû « combattre la bêtise, dans les uns, l’ignorance du siècle, dans les autres, le fana- tisme, dans ceux-ci, l’astuce, dans ceux-là, la duplicité dans d’autres, et, dans presque tous, l’ambition, l’intérêt, les haines politiques… ». Vacuité d’une vie politique. Les engagements politiques de Malraux furent aussi nombreux : journaliste, romancier, combattant, résistant, ministre. Dans les années vingt, après son malheureux pillage archéologique au Cambodge, André Malraux est assigné à résidence à Saigon. Alors que lui-même vit l’humiliation du procès, il découvre le sort réservé aux Amanites. Cette prise de conscience, qu’il exprima grâce, notamment, à la paru- tion de journaux vite interdits, sera le véritable tournant de sa vie. Clara Malraux écrit :

« Nous nous étions affrontés aux hommes et aux événements, nous avions été modelés par les hasards de l’expérience provoquée puis subie et nous revenions en Europe possesseurs d’un langage qui n’était plus tout à fait celui des autres… L’homme auquel je m’étais remise tentait enfin, avec ses armes propres, de dominer le monde qui jusque-là lui avait résisté et auquel il allait, par l’écriture, imposer sa vision. [...] Je ne le savais pas encore et cependant j’en étais sûre : nos aventures indochinoises, au pittoresque si précisément daté, allaient aboutir à de grands livres qui leur donneraient un sens. (24) »

André Malraux n’a pas changé le sort des Indochinois, mais le sort des Indochinois a profondément changé André Malraux (25). En 1925, sur le paquebot de retour, il commence à écrire les premiers chapitres de la Tentation de l’Occident, ne détachant plus son œuvre de ses engagements politiques. Il ne quittera plus le combat politique. D’abord contre le colonialisme, puis contre le fascisme, s’engageant en Espagne très tôt, et dans la Résistance, plus tardivement. Et enfin, au service du général de Gaulle. Pour la première fois dans l’histoire, le romancier mêle son destin à une légende historique. Ministre d’État, chargé des Affaires culturelles. Dix ans d’exercice du pouvoir. Deux ambitions mènent Chateaubriand et Malraux. Chateaubriand combat pour les libertés, notamment celle de la presse :

« Dans chacune de mes trois carrières je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; litté- rateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me

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suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie. (26) »

De son côté, Malraux porte une haute exigence de la condi- tion humaine :

« Dans la création romanesque, la guerre, les musées, vrais ou ima- ginaires, la culture, l’histoire peut être, j’ai retrouvé une énigme fondamen- tale […]. Ce qui m’intéresse dans un homme quelconque, c’est la condition humaine. (27) »

La politique est une affaire de rencontre. Qu’elle soit ratée ou réussie, elle détermine une carrière, un avenir, une ambition. Chateaubriand et Malraux ont été les premiers à rencontrer des Français de leur époque, ce qui a bouleversé leurs vies, jetant le premier dans l’oppo­si­tion sans concession, le second dans la fidélité sans faille. Chateaubriand a raconté sa rencontre avec Napoléon :

« J’étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréa- blement ; je ne l’avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore aucune charlatane- rie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. Le Génie du christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n’eût pas été ce qu’il était, si la muse n’eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d’inspiration et d’action : l’une enfante le projet, l’autre l’accomplit. Bonaparte m’aperçut et me reconnut, j’ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s’ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s’arrête- rait à lui ; il avait l’air d’éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m’enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : “Monsieur de Chateaubriand !” Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m’aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Égypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que

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continuer une conversation déjà commencée entre nous. “J’étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’orient ?” Bonaparte s’inter- rompit, et passant sans transition à une autre idée : “Le christianisme ? Les idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l’infâme.” Bonaparte incontinent s’éloigna. »

Et Napoléon de conclure :

« Vous vivez trop avec des lettrés et des savants. Ce sont des ­coquettes avec lesquelles il faut entretenir un commerce de galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa femme ni son ministre. (28) »

Louis XVIII ne sera pas en reste : « Gardez-vous de faire entrer un poète dans vos conseils ! » La grande rencontre est manquée avec Napoléon. Louis XVIII compte peu dans notre histoire. Il n’y avait pas de place pour deux ego dans le monde de l’Empereur. La rencontre de Malraux et du général de Gaulle est moins solennelle, plus fraternelle. « D’abord le passé… » sont les premiers mots adressés par le général de Gaulle à André Malraux. Première rencontre. Il est 11 heures du matin, le mercredi 18 juillet 1945, au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, à Paris. Sans s’embar- rasser ni de circonlocutions ni de formules de politesse, le Général s’attaque directement à l’essentiel : André Malraux et ses engage- ments passés. D’abord surpris (« Surprenante introduction »), André Malraux commence alors par expliquer la raison profonde de son engagement :

« Je me suis engagé dans un combat pour, disons, la justice sociale. Peut-être, plus exactement : pour donner aux hommes leur chance… »

Puis, il enchaîne en expliquant ses combats dans les années trente contre le fascisme :

« J’ai été président du Comité mondial antifasciste avec Romain ­Rolland, et je suis allé avec Gide porter à Hitler – qui ne nous a pas ­reçus – la protestation contre le procès de Dimitrov et des autres prétendus ­incendiaires du Reichstag. »

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André Malraux poursuit en parlant de la guerre d’Espagne pendant laquelle il a combattu aux côtés du gouvernement républi- cain espagnol à la tête d’une escadrille de volontaires contre les mili- taires du général Franco, en prenant bien soin d’ailleurs de préciser qu’il ne s’est jamais compromis avec les communistes de Staline :

« Puis il y a eu la guerre d’Espagne, et je suis allé me battre en ­Espagne. Pas dans les Brigades internationales, qui n’existaient pas encore, et auxquelles nous avons donné le temps d’exister : le Parti communiste réfléchissait… »

Enfin, André Malraux termine par son engagement dans la Résistance au sein de la Brigade Alsace-Lorraine et par une profes- sion de foi :

« Puis il y eu la guerre, la vraie. Enfin est arrivée la défaite, et comme beaucoup d’autres, j’ai épousé la France… (29) »

Le coup de foudre est réciproque entre les deux hommes. Débute alors une amitié indéfectible sur les hauteurs pendant plus de vingt-cinq années. Il y a de l’indocilité dans la carrière de Chateaubriand et de la fidélité dans celle de Malraux. D’une manière diamétralement opposée, les Chênes qu’on abat répond au De Buonaparte et des Bourbons. André Malraux a sans doute perçu ce qu’il manquait à Chateaubriand pour l’accomplissement de son propre destin : le dia- logue avec Napoléon. Le général de Gaulle l’a également compris au moment de sa rencontre avec Malraux. Occasion unique d’un dialogue entre les deux enfants terribles de la France : la politique et la littérature (30). Alliance contre-nature de l’action et de la pen- sée, de l’optimisme et du scepticisme, du mensonge et de la vérité, de l’obscurité et de la clarté, de l’ambition et de la passion. Ce n’est pas Napoléon qui manque à Chateaubriand, mais Chateaubriand qui manque à Napoléon. La liberté de presse pour le premier. La culture pour tous pour le second. Maigre bilan face au Consulat et à l’Empire ou à la France libre et à la Ve République. Conscient de cette inanité, Chateaubriand et Malraux s’en remettent à l’essentiel : la littérature pour écrire des mémoires qui n’en sont finalement pas.

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Des Mémoires d’outre-tombe aux Antimémoires

Les Antimémoires répondent aux Mémoires d’outre-tombe. Moins par imitation que par confrontation. Deux mises en scène. L’une d’une vie intérieure. L’autre d’une vie publique. L’individualité de l’un, la fraternité de l’autre. Chateaubriand a souligné toute la singularité des mémoires :

« Le Français a été dans tous les temps, même lorsqu’il était bar- bare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l’ensemble des objets, mais il ­observe curieusement les détails, et son coup d’œil est prompt, sûr et ­délié : il faut toujours qu’il soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparaître tout à fait. Les mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : “J’étais là, le roi me dit… J’appris du prince… Je conseillai, je prévis le bien, le mal.” Son amour-propre se satisfait ainsi ; il étale son esprit devant le lecteur, et le désir qu’il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d’histoire il n’est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s’enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage ; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice. »

Les mémoires de Chateaubriand sont une introspection qui se confond avec une épopée. Elles s’intitulent d’abord Mémoires de ma vie. Les premières lignes sont rédigées en 1809 :

« J’écris principalement pour me rendre compte de moi à moi- même… Je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expli- quer mon inextricable cœur. (31) »

En mars 1831, les Mémoires deviennent les Mémoires d’outre- tombe. Ce changement de nom marque aussi celui de l’ambition littéraire de Chateaubriand :

« Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, repré- sentée dans mes Mémoires, […] l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ;

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j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont abor- der les générations nouvelles. (32) »

Une œuvre de quarante-cinq années. Sans interruption, mais avec des évolutions. Après 1830 et un nouvel exil, son double est sa postérité. Cette épopée porte la marque du dialogue de Chateaubriand dans son introspection de son être avec le monde :

« Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit […]. En dedans et à côté de mon siècle, j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.(33) »

Aux trois moments qu’établit Chateaubriand de sa vie :

« Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voya- geur ; depuis 1800 jusqu’en 1814 […], ma vie a été littéraire ; depuis la Restauration jusqu’à aujourd’hui, ma vie a été politique. »

À ces trois vies répondent­ trois histoires : l’Ancien Régime et la Révolution, l’Empire­ et la Restauration. Par son œuvre et par sa vie, Chateaubriand a mêlé son destin personnel à celui de la France et du monde. Mémoires d’outre-tombe poursuit une triple quête : celle d’un homme et de son unité, celle du sens de l’histoire et celle d’une poétique nouvelle :

« Par un bizarre assemblage, deux hommes sont en moi, l’homme de jadis et l’homme de maintenant : il est arrivé que la langue française ­ancienne et la langue française moderne m’étaient naturelles ; une des deux venant à me manquer, une partie du signe de mes idées me manquait ; j’ai donc créé quelques mots, j’en ai rajeuni quelques autres ; mais je n’ai rien affecté ; et j’ai eu soin de n’employer que l’expression spontanément survenue. »

Chez Malraux, pas d’introspection. Tout son être et sa conscience refusent le dévoilement de son moi, ce « misérable petit tas de secrets » que Malraux abhorre, lui qui déchirait chaque jour dans son agenda la page de la veille. Pourtant, Malraux s’est confronté très tôt à la question des mémoires. Dans les Conquérants, Garine s’interroge : « Quels livres valent la peine d’être écrits, hormis les mémoires ? » Pendant la guerre, avec les Noyers de l’Altenburg,

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Malraux estime que le genre des mémoires est dépassé, sans valeur littéraire ou historique nouvelle. Enfin, avec les Antimémoires, il créé une forme singulière de mémoires, qui n’en sont pas en ce qu’elles ne sont pas des confessions, ainsi qu’il l’explique dans le premier chapitre :

« Lawrence ne veut être ni heureux ni grand : il veut être. Et il croit plus important pour lui d’être un homme que d’être un individu. Le goût de la différence est alors remplacé par celui d’une intensité déterminée : il s’agit d’être homme – le plus possible. (34) »

Pour Malraux, les mémoires sont avant tout l’écriture d’un destin, ainsi que l’écrit Gaëtan Picon :

« Malraux n’a pas cessé d’écrire ses mémoires : il semble qu’il n’a pas d’autre sujet que sa propre vie, et qu’il lui faille vivre avant d’écrire, et pour écrire. (35) »

Les Mémoires d’outre-tombe sont une introspection. Les Antimémoires, une interrogation du monde. Chez Malraux, l’action précède l’écriture, qui en est le sujet. Chez Chateaubriand, l’écri- ture succède à l’action sans en être le sujet. Pour Chateaubriand, on devient soi par une introspection en se retirant du monde. Pour Malraux, on devient homme par la confrontation avec le monde. Chateaubriand dialogue, quand Malraux interroge (36) :

« Chateaubriand voulait faire son portrait, non pas comme Rousseau, sur le terrain de : “je tente quelque chose qui n’a jamais été tenté et ne le sera jamais”, mais sur le terrain de “comment suis-je ?”. Disons qu’il y a une certaine part d’interrogation métaphysique à laquelle on a fini par ne plus attacher une très grande importance, parce que la réussite artistique de Chateaubriand a mis le style au premier plan, mais il y avait tout de même le “que suis-je ?” qui n’est pas du tout de même nature. Or, j’estime pour moi que se pose une question absolument différente de toutes les questions qui ont été posées jusqu’ici, et qui est liée à la naissance de notre civilisation. Mon problème, c’est : qu’est-ce que la vie peut répondre aux questions fondamentales posées par la mort ? Que signifie la présence de l’homme sur la terre ? (37) »

D’une certaine manière, Malraux est l’anti-Chateaubriand. Même si par leurs mémoires, le mémorialiste et l’antimémorialiste, si attaché à la mise en scène de leur vie, ont trouvé une esthétique qui portait leur voix au-delà des silences pour l’un et de la mort pour l’autre.

81 études, reportages, réflexions Chateaubriand et Malraux Deux anti-destins face à l’histoire

Le 24 octobre 1947, à l’heure du thé, à Colombey, le général de Gaulle parle de Chateaubriand :

« L’an dernier, j’ai relu lentement les Mémoires d’outre-tombe […] C’est une œuvre prodigieuse… Il pose sur l’avenir un regard profond… En fait, il avait presque tout vu… y compris les bolcheviks… et puis, je sens comme lui : essentiellement, voyez-vous, Chateaubriand est un déses- péré… mais jusque dans son désespoir il fait face, il se redresse de toute sa taille. (38) »

Ces mots auraient pu également s’adresser à Malraux. Opposant à Napoléon et fidèle du général de Gaulle, Chateaubriand et Malraux auront été deux écrivains engagés en quête d’action. Leurs destins se sont réalisés dans la conscience aiguë qu’ils avaient du crépuscule de leur siècle. À la vie roman- tique de Chateaubriand répond celle, romanesque, de Malraux. Aux Mémoires d’outre-tombe répondent les Antimémoires. Comme le fil d’une histoire française qui ne se rompt jamais parce que les rêves des Français sont plus grands que leurs défaites.

Cet texte est dédié à Mme Madeleine Malraux et à son fils, Alain Malraux, en sou- venir d’une heureuse visite à la Vallée-aux-Loups, la maison de Chateaubriand, à Chatenay-Malabry, qui a, par la suite, donné lieu à une conférence, qui fut le point de départ de cet article, à l’invitation de M. Bernard Degout, directeur de la Maison de Chateaubriand, et de Mme Gisèle Caumont, responsable du service des publics, qui m’ont accueilli avec une extrême et attentive gentillesse.

1. Cité in Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, Le Seuil, coll. « Points histoire », 1976, p. 9. 2. François-René de Chateaubriand, Voyage en Italie, in Œuvres romanesques et voyages, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1969, 11 décembre 1803. 3. Julien Gracq, Préférences, José Corti, 1961, p. 96-97. 4. À l’exception notable de Vaclav Havel à l’étranger. 5. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1947, p. 30. 6. Idem, p. 38. 7. André Malraux, Antimémoires, in Œuvres complètes, tome III, Gallimard, ­« ­Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 6. 8. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, op. cit., p. 17-18. 9. Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, op. cit., p. 12. 10. Clara Malraux, Nos vingt ans, Grasset, coll. « Les cahiers rouges », 2006, p. 81.

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11. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., tome I, p. 30. 12. André Malraux dans la revue l’Événement, août 1967. 13. Idem. 14. André Malraux, Lunes en papier, in Œuvres complètes, tome I, Gallimard, « Bi- bliothèque de la Pléiade », 1989, p. 24. 15. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, op. cit., p. 30. 16. Idem, p. 2. 17. Clara André Malraux, Nos vingt ans, op. cit., p. 88. 18. Idem. 19. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., tome I, p. 277. 20. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Mes chers amis, Grasset, coll. « Les cahiers rouge », 2006, p. 120-121. 21. Idem, p. 468. 22. André Malraux, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 111. 23. Idem, p. 287. 24. Clara Malraux, les Combats et les jeux, Grasset, 1969, p. 241-242. 25. Selon la formule de Jean Lacouture. 26. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 935. 27. André Malraux, Antimémoires, op. cit., p. 12 et 15. 28. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, op. cit., p. 490-491. 29. André Malraux, Antimémoires, op. cit., p. 90-91. 30. Avant que le football ne vienne malheureusement tout bouleverser. 31. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome I, op. cit., p. x. 32. Idem, p. 1046. 33. Idem, p. 1045. Repris par Michel Crépu, in le Souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand, Grasset, 2011, p 10. 34. André Malraux, « Préface à l’Amant de Lady Chatterley », in Œuvres ­complètes, tome VI, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 234. 35. Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, Le Seuil, 1953, p. 14. 36. Reprenant la formule de Jean-Albert Bédé in De Chateaubriand à André Malraux, Cahiers de l’Association internationales des études françaises, 1969, n° 21, p. 213. 37. Cité in Roger Stéphane, André Malraux, entretiens et précisions, Gallimard, 1984, p. 152-153. 38. Cité in Philippe de Saint Robert, De Gaulle et ses témoins. Rencontres histo- riques et littéraires, Bartillat, 1999, p. 28.

n Alexandre Duval-Stalla est avocat en droit des affaires et en droit pénal. Il est également l’auteur des biographies croisées suivantes : André Malraux-Charles de Gaulle : une histoire, deux légendes et Claude Monet-Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères (Gallimard, coll. « L’infini », 2008 et 2010). Il publiera prochainement François-René de Chateaubriand-Napoléon Bonaparte : une his- toire, deux gloires.

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houellebecq sur mars

n Marin de viry n

ichel Houellebecq vient de publier Configuration du -der nier rivage (1), un très beau recueil de poèmes. Faire revivre Msocialement la poésie est en soi un très beau résultat. Je sais : d’autres poètes existent, solides, sérieux, beaux, importants. Le nou- veau, c’est que des poèmes seront lus au-delà du cercle habituel des amateurs. Je ne crois pas que le succès et la diffusion soient des détails de l’histoire littéraire. Venant de l’interviewer, et repensant à mes autres entretiens passés avec lui, je me pose une question simple : à quoi servent ces entretiens ? La réponse à cette question est en deux parties, me semble- t-il : une partie ne sert à rien, et l’autre servira plus tard. Celle qui ne sert à rien correspond à l’écume du temps, à l’immédiateté agitée, à l’immanence nerveuse du temps médiatique. Il y a une actualité – la sortie d’un livre d’un auteur célèbre en l’espèce –, laquelle réclame que l’écrivain s’explique, s’avance, se manifeste, incline sa fierté à gesticuler sous les feux de la rampe, obéisse aux maquilleuses, aux attachées de presse, aux animateurs de plateaux télévisés, à son éditeur, le tout avec les inévitables frottements d’amour-propre que

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produit la concentration de tous ces gens réunis autour du même événement. Ces étincelles sont le sel de la vie mondaine (je parle du monde dont Satan est le prince, pas du beau monde). Je note qu’à l’échelle de l’histoire littéraire, c’est nouveau : personne n’aurait songé à frapper à la porte du château de madame de Staël pour lui poser, au nom du public, des questions sur son dernier roman. C’est directement Napoléon qui toquait à la porte. C’est potentiellement plus lourd de conséquences personnelles pour l’auteur, mais c’est plus chic, aussi. L’esprit critique existait – et comment ! – mais pas le public prétendument avide d’« actu ». Ce que l’on peut dire de l’œuvre, dans un entretien pour un magazine, n’a apparemment que peu d’écho immédiat, car au fond le public de ce temps médiatique n’existe pas par lui-même, il est comparable à un coup de vent, un feu de paille, l’apparition d’un loup-garou en plastique dans un train fantôme, un tsunami ectoplasmique : il produit plus de peur que de mal, par construction. Un bon témoignage de son irréalité est le contenu du commentaire moyen posté sur Internet. Un jet de bombe dans un jeu vidéo : ça fait « boum » et ça ne fait rien. À chaque fois que Michel Houellebecq m’accorde un entretien, votre serviteur en prend pour son grade sur Internet : complaisant, fasciné, loboto- misé, corrompu, inexistant, ridicule, inculte, roulé dans la farine. Et encore, je ne note que ce qui relève du langage soutenu. On pro- pose aux rédactions qui m’emploient de me virer tout de suite, là, maintenant, et de livrer ma tête dans un carton à chapeau au public affamé d’actu, en tout cas à son segment méchant et vengeur. C’est charmant. Parfois, des chevaliers blancs montent courageusement au créneau pour me sauver. Rien ne se passe, naturellement. Ni viré ni lu. C’est amusant, d’ailleurs, que ce soit moi et non Houellebecq qui en prenne plein le nez, dans ces ruelles mal famées du cyber- monde qu’on appelle « vos commentaires » ou « vos réactions ». Mais cessons de nous plaindre, et revenons à lui. L’important, pour que le vide médiatique angoissé de son vide soit un peu calmé, c’est que l’auteur dise quelque chose, qu’il réponde quand on lui tend un micro, qu’il soit là, lui, en personne, prêt à recevoir la lumière ; et non son souvenir, son esprit, ou son œuvre. Je suspecte Michel Houellebecq de s’en foutre complètement, de ce cirque qui consiste à multiplier par dix mille son quart d’heure wharolien à chaque fois qu’il publie un livre, mais de le dominer parfaitement. Il

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connaît par cœur la ligne de partage entre la réception immédiate, la réception-consommation si je puis dire, la réception-engloutissement­ de l’entretien qu’il est en train de réaliser, et la réception qui en sera faite par des lecteurs que la littérature intéresse vraiment. Il répond aux entretiens à la fois en stratège des médias et en Petit Poucet de l’histoire littéraire : il sème des cailloux qui permettront plus tard de retrouver son chemin. Comme stratège du « moment vide » mais d’une bruyante nécessité (il faut bien que Paris s’agite), il utilise deux techniques. La première est de se tenir au bord de la défaillance, un peu comme si le micro tendu allait recueillir son dernier sou- pir. Il entretient le suspense sur un possible effon­drement brutal de sa santé physique, par exemple en se servant sans désemparer de gevrey-chambertin pendant l’entretien, et/ou en ménageant de longs silences qui peuvent être soit l’expression intimidante d’une réflexion intense, soit les signes avant-coureurs d’un accident vas- culaire cérébral. Naturellement, le préposé au média se régale, tout en vérifiant d’un œil inquiet que le défibrillateur à usage public est bien accroché au mur. La seconde technique consiste à provoquer une petite catastrophe. Par exemple, à traiter Prévert de con, Picasso de nul, ou alors dire qu’il préfère la version abrégée des Misérables de Victor Hugo, bien meilleure à son goût que sa version intégrale, etc. Son interlocuteur, qui voit déjà les agrégés – mais aussi les femmes, les sociaux-démocrates, les formalistes, les romantiques, ou les amateurs de Picasso, c’est selon – devenir rouges de colère et envoyer des mails indignés à la rédaction, se frotte les mains. Bref, qu’il expire ou qu’il provoque, Houellebecq est un excellent client. On peut s’arrêter là. Ce n’est pas très intelligent mais c’est possible. Dans le genre qui s’arrête vite, justement, Éric Naulleau (à moins qu’il n’ait évolué depuis) ne voit en Houellebecq qu’un dépressif agressif, c’est-à-dire un mâle occidental en perdition, un personnage de Coetzee, un humilié qui fantasme une revanche inter- dite, un petit Blanc à la ramasse, un minus impérialiste ; et ne voit en son œuvre que l’implosion de haine du frustré de service. Cet axe interprétatif simplet produit un imaginaire efficace pour un public impressionnable. On peut alors, par exemple, décrire Houellebecq en écrivain affalé sur son canapé, comme un de ces personnages des Frustrés de Claire Brétecher, dont on n’aperçoit qu’un genou qui dépasse de la ligne horizontale de l’assise, et un bras qui pend,

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au bout duquel un index trempe dans un pot de tarama premier prix. Lamentable, ma bonne dame ! On se croirait au festival d’Avi- gnon ! L’auteur s’est lui-même décrit à peu près de cette manière dans la Carte et le Territoire : un homme au visage pâle abusant de la charcuterie sous cellophane dans un rez-de-chaussée envahi de cartons non défaits. Si on va par là, on pourrait s’emparer en priorité d’une série de poèmes de son nouveau recueil, série qui s’intitule « Mémoires d’une bite », et mettre en scène cet abominable écrivain veule qui grommellerait (car il grommelle en écrivant des vers, c’est officiel) : « Mmmmmmm (l’auteur grommelle)… qu’est-ce qui rime avec « bite » ? Mmmm… mythe… mmmm… durite... mmmm… sun- nite… mmmm… c’est bon ça, yeah… je crois que je vais appeler ce poème “Interdit aux femmes et aux chiens”, yeah » (rien de tout cela n’est vrai, mais on pourrait l’imaginer, il suffit d’être idiot). Vous voyez l’horrible spectacle ? Il est vrai qu’une certaine conception de l’hygiène littéraire bien représentée par Éric Naulleau, et parfaitement en phase avec les possibilités techniques offertes par les médias contemporains, c’est- à-dire un apaisement ultrarapide de la tension pour super-couillons, grâce à l’appui sur la touche « j’aime » ou « j’aime pas », entraîne le désir de mettre ces poèmes, et son auteur, dans une machine à laver le linge, température et essorage réglés au maximum, une grosse dose d’eau de Javel en plus de la lessive. Mais il ne faut pas confondre la critique littéraire avec une laverie automatique : la littérature ne traite pas de cette sorte de crasse qu’on peut détacher en choisissant le bon programme. Et donc, je me dis que cette lecture facebookée, tweettée, flippée, existentiellement réduite à une réaction dans le vide, une étincelle dans le néant, n’a aucune importance. Je me dis qu’en 2300, dans l’antenne martienne de l’université de Princeton, des séminaires sur la littérature d’expression française auront lieu, et que des étudiants s’appuieront sur ces entretiens – les miens et beau- coup d’autres – pour comprendre la contribution de la littérature à l’intelligence de l’histoire des esprits, voire de l’esprit tout court. Et ce qui frappera ces générations futures, c’est que Houellebecq a ressenti la nécessité de passer par-dessus le XXe siècle pour apporter quelque chose de neuf. C’est vrai que ce XXe, vu de Houellebecq comme de Mars en 2300, est atrocement décevant, quel que soit le

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point de vue que l’on prenne. Pour un catholique, c’est la meilleure performance de Satan, tous siècles confondus. Pour un communiste, il a déshonoré sa pensée. Les ours blancs, privés des ressources que le froid leur procurait, n’ont rien pour le défendre. Les capitalistes ont leur utopie d’efficience du marché dans le baba. De fausses révolutions, de vrais massacres. Des vecteurs d’absurdité comme s’il en pleuvait. La chair s’est attristée, et les livres se sont multipliés sans rien améliorer. Les intellectuels se sont ridiculisés ; c’est une période où le seul métier recommandable est agriculteur. Un cloaque de ter- reur et d’ennui dans l’histoire du temps. Des pensées dangereuses, inutiles. Des œuvres d’art louches, cyniques et morales à la fois. Quelque chose de sadique, de sanglant, et de profondément raté. Houellebecq saute par-dessus, ne veut rien savoir. Sa patrie, c’est le XIXe, et singulièrement le XIXe lyrique. En termes marxistes, je dirais que c’est la patrie de la qualité, avant qu’elle ait disparu de la surface de la terre, recouverte par la plus-value. Ce recueil pourrait s’intituler : « L’ombre portée de la qualité perdue ». Dans les Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine, il est question d’une sorte de paroi de verre, de membrane translu- cide qui sépare ceux qui sont au paradis de ceux qui n’y sont pas. C’est à ce vieux thème de la communauté visuelle des damnés, des âmes du purgatoire et des élus que j’ai pensé en lisant ce recueil. Houellebecq est un homme du XXe siècle qui regarde le paradis du XIXe sans pouvoir le rejoindre.

1. Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage, Flammarion, 2013.

n Marin de Viry est l’auteur de Pour en finir avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), du Matin des abrutis (Lattès, 2008), de Tous touristes (Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2010), de Mémoires d’un snobé (Pierre-Guillaume de Roux, 2012).

88 études, reportages, réflexions

écrire ma sculpture

n antoine poncet n

n matin, par quelque hasard heureux et alors que j’entrai dans l’atelier encombré, j’éprouvais l’étrange familiarité du lieu et Uj’observais les sculptures avec attention. Le jour pénétrait à ­l’intérieur des formes, irriguait de clarté les courbes des marbres et les contours des bronzes. La lumière donnait à ces formes le caractère de l’évidence. L’impression était forte et les mots absents, impression de devoir garder pour moi cette réalité incommunicable, impression que le tumulte des idées restera au seuil des phrases. Entamer une causerie, parler de l’ami à l’ami, du sculpteur au lecteur. Dire, écrire. L’exercice m’est peu connu car j’ai toujours préféré modeler la terre plutôt que manier le verbe. Je comprenais pourtant la nécessité de l’exercice, il pouvait apporter une lumière nouvelle, une lumière limpide qui préciserait le sens de ma sculpture. Cette lumière, identique à celle du jour qui pénètre, saurait peut-être guider le spectateur vers l’espace de mes rêves devenus formes, vers ces concrétions nées de la contingence, vers ces recherches que je poursuis depuis l’année 1942.

89 études, reportages, réflexions Écrire ma sculpture

Cette lumière, à la fois diaphane et aveuglante, tendre et vio- lente, je la guette depuis mon enfance, certain de son importance, de son aptitude à toucher les regards et les cœurs. L’art est sacré, assurément, et mon grand-père Maurice Denis a su renouveler ses formes, lui qui œuvra pour les églises. Mon père, peintre, verrier et mosaïste, le fit aussi, différemment. Deux conceptions distinctes, volontiers divergentes, devant l’œuvre d’art, mais deux conceptions qui ne cessent encore aujourd’hui d’irriguer l’esprit de l’homme que je suis devenu. Mon père sut faire de moi un ouvrier, son collabo- rateur manuel, un garçon heureux de participer à la réalisation de vitraux et de mosaïques destinés aux églises, à ces lieux susceptibles d’élever les âmes. Il y a de la joie d’avoir ainsi œuvré pour l’art spirituel. Mais aussi, et encore plus, beaucoup de reconnaissance envers ces deux êtres qui surent m’apporter par leur exemple l’amour de l’art. L’adolescent que j’étais observait, travaillait, mûrissait à l’ombre de ces deux familles, dans l’atmosphère chaude et parfois dramatique de l’atelier. Il fallait que je prenne un chemin et que celui-ci fût le bon. Quitter ses rêves pour se heurter au réel, pour se forger soi-même. Mais comment accéder à soi, tracer sa propre voie ? Il fallait renoncer à la peinture, écrasante, pour trouver une autre forme, un autre médium, un autre outil, mon outil. Il fallait sans tarder m’éloigner des destins sillonnés, et donc de l’art reli- gieux. Il me fallait exprimer ma croyance laïque, celle en un monde assagi, métissé, humaniste et humain, en un œcuménisme un peu naïf mais joyeux, voire jubilatoire. Il me fallait guetter l’occasion, et d’une certaine manière espérer le hasard. Ce hasard se présenta le jour où un camion militaire nous livra un chargement de glaise. Il mettait à mes pieds ce que j’attendais : un matériau et une technique inconnus. C’est avec ardeur, sous les encouragements de mon père, que je travaillais la terre, la pétrissais, tâchant de faire une « sculpture » – car tel était le mot. Une sculpture que je voulais libre et qui n’emprunterait rien au passé. Ce fut Don Quichotte montant Rossinante qui surgit sous mes doigts fiévreux. Le dimanche soir, mon père me donna son assen­ timent en ces termes : « Tu ne retournes pas au collège. » Il fallut un consentement joyeux de ma part pour qu’il décrochât son téléphone

90 études, reportages, réflexions Écrire ma sculpture

et murmurât ces mots indélébiles : « Allô, Maine ? Peux-tu prendre Antoine dans ton atelier ? C’est depuis aujourd’hui un sculpteur. » Je partis le lundi à Zurich. Elle, c’était Germaine Richier, artiste reconnue, élève d’Antoine­ Bourdelle, celui auquel je dois mon prénom. L’atelier, c’était un espace magnétique : il y avait un poêle au centre pour réchauffer le modèle, un corps recouvert de points bleus comme autant de repères anatomiques que les élèves devaient reporter dans la terre, il y avait des travaux sur les sellettes, des allumettes fichées dans la glaise, toute cette poésie, cette logistique curieuse, ce nouveau monde. Ce fut inoubliable. Puis vinrent de nombreux ricochets, de Germaine Richier vers Casimir Reymond, Ossip Zadkine, Constantin Brancusi, Henri Laurens, Robert Couturier, Marcel Gimond, et enfin Jean Arp. Arp auquel je dois tant, Arp dont je fus le confident, le chauffeur, le témoin, le collaborateur. Arp qui m’offrit, peut-être malgré lui, la clef des champs, de la liberté, de la fantaisie, de l’humour, de la sculpture. Arp qui m’accompagna intensément sur ce chemin, à la fois cicérone et ami. Auprès de lui, je me détachai du poids de la figuration, j’oubliai les modèles. Je m’aperçus que les formes les plus simples, les surfaces les plus lisses, les courbes les plus pures débordent de vie, d’une vie intérieure, d’une vie qui palpite et irrigue­ jusqu’aux pointes, jusqu’aux limites. La simplicité, la sensualité, la poésie et le rêve. Après ces instants fondateurs, il me faut passer sur les années et taire leur tumulte pour revenir au présent, à la présence. Et notamment à ma femme Florence, ma seconde naissance, celle qui habite chacun de mes jours, chacune de mes minutes. Celle qui nous vaut des noces de diamant et des journées resplendissantes. C’est elle, Florence, qui assure la continuité du chemin, d’un chemin insubmersible et irréfléchi, pris par amour – comme un acte de foi laïque, là encore. C’est elle qui guide mes pas, leur assure droiture et détermination. Le chemin, je le fis en sculpture presque sans y penser, je m’y essaie aujourd’hui par l’écriture. Manière de rappeler que les formes sont mobiles, que la langue peut être modelée et sculp- tée ? La lumière recherchée et la clarté désirée peuvent-elles naître de la plume ? Peuvent-elles en surgir comme du maillet ou de la gouge ? Pouvoir écrire, pouvoir lire et relire ce récit des ombres et des lumières du métier de sculpteur.

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Toujours le sens se dérobe, échappe, achoppe. Le sens n’est jamais donné, jamais acquis, il fuit alors même qu’on croit le fixer. Ainsi la terre ou le marbre qui, tandis que je les travaille, me soufflent à l’oreille cette question obsédante : « Suis-je plus qu’un objet ? » Autrement dit, suis-je plus que ce que je suis ? Ne suis-je qu’une matière inerte, un bloc ébauché, une idée pétrifiée ? Est-ce une question d’outil, de matériau, d’intention, de désir ? Car sans doute faut-il, avec la plume comme avec le ciseau, dégrossir la forme pour faire affleurer le sens. Douceur de l’écriture, repos du ciseau et du burin, du geste qui fait, qui œuvre. Le travailleur manuel devenu scribe, décidé à poursuivre différemment le sens. Relire, relier, suturer les formes, encore mais diversement. Essayer de tirer la sève, de la faire apparaître, avec moins de sang et de sueur. Fouiller dans la mémoire, scruter les racines, en capturer le suc, en saisir les leçons, en faire de vertes feuilles. Que le passé innerve l’avenir. Essayer par la plume de triturer sa mémoire, sa vérité, ses cer- titudes, sans niveau d’eau, rendre plane la beauté. Sans fil à plomb, faire qu’elle tienne malgré tout. Tâcher, avec cette simple plume exhumée d’un tiroir, d’arracher à mes silences quelques aveux. Faire surgir la forme du hasard. La forme pure et simple, débarrassée des oripeaux de la norme. La forme insensible aux effets réalistes, aux profils préconçus. Comme peut l’être une sculpture et, je l’espère intimement, ma sculpture. Écrire, c’est pétrir. Y revenir, s’y reprendre. Troquer la terre contre les feuilles froissées, celles qui jonchent l’atelier, bonnes à jeter, preuves de l’hésitation, de la reprise, du repentir. Idées avor- tées, heurtées contre une matière résistante. Attendre ce moment rare, si rare, où le courant électrise le sang, où passe un peu de l’âme, où la lumière filtre. Soleil inusuel qui peut, à lui seul, éclaircir bien des ciels, trouer bien des nuages, comme si le rai de l’inspira- tion pouvait tant. Et il peut tant. Le mystère. Certains jours, sans le vouloir, l’ouvrage prend le bon chemin, simplifiant le travail. La joie. Je retiens l’essentiel, la matière vibre sous mes doigts, je bouillonne avec raison, le sang coule dans les veines de la forme. Le courant électrise l’extrémité des arêtes, une âme s’infiltre au plus profond de l’objet, les rêves flous des nuits passées paraissent dans l’esquisse entamée. Moment rare.

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Continuer en oubliant les objets inutiles, les formes arthritiques, les modèles sacrifiés après avoir été malaxés et rejetés, oubliés. Avant la nuit retrouver du courage, remettre l’ouvrage sur le métier. Espérer qu’il en sera de même pour écrire. La plume, travail solitaire quand la sculpture réclame d’autres forces, des collabora- teurs variés, des artisans aguerris – fondeurs, praticiens, marbriers. La sculpture comme un compagnonnage, l’écriture comme une soli- tude. Essayer tout de même de faire seul, de dire seul, loin des réserves timides, des prétextes inconvenants. Essayer, là aussi, de trouver la forme juste, exacte, précise, efficace, effilée. Le mot qui dit un peu du mystère de la création. Un mot inattendu, hasardé, lancé sur la page. Exercice de haute voltige, tentative vertigineuse, à la fois inquiétante et délicieuse, véritable défi à la retenue, aux lois de la gravité afin d’exprimer. Il y a la lassitude parfois, il y a l’arthrose aussi. Tous ces maux qui empêchent. Échardes portées à l’obstination, à cet entrain que l’on aimerait inébranlable, que l’on croit intact, identique à celui de la veille et à celui de l’avant-veille. Lenteur n’est pas paresse. La lenteur n’est pas ennemie, elle est persévérance, quiétude assumée, raison gardée. Lenteur du travail du marbre, lenteur du bronze qu’il faut fondre, lenteur de la plume qui, pour chercher le mot, préfère l’expectative à la biffure. Lecteur, sois indulgent avec celui qui essaie, qui s’essaie. Consi­ dère la flamme mise à l’ouvrage comme la seule marque qui vaille. Les mains. Elles créent, malaxent, me contestent parfois. Me contredisent même, rétives à se laisser dominer, à traduire les désirs et les délires, à prendre acte de mes prétentions. Ce sont elles qui me guident, grâce à elles je féconde la terre, j’y ensemence l’acte sen- suel de la création. Mes yeux les regardent, avec envie parfois. Mes mains les remercient, souvent. Ces mains indociles qui aujourd’hui se couvrent de rides, moins fatiguées qu’usées par le travail, et par la vie. Elles font. L’œil. Le soir, il caresse le travail du jour. Il parcourt la sur- face fluide, presque liquide de ces œuvres inquiètes, arrachées à l’angoisse­. Il les contemple avec joie, avec espoir même ; je me plais à le croire. Il se love contre les pleins et les déliés, toutes ces formes vallonnées par le hasard, l’erreur ou la maladresse. Oui, c’est cela, il veille.

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Le cerveau. Il piétine, il trébuche, il se reprend, il avance, recule. Il agrippe les possibles, imagine l’improbable, envisage l’impen­sable. Il s’égosille, tente des cris, des audaces. Il réfléchit moins qu’il fléchit sous les coups de butoir des mains, sous ces coups de burin qui mettent en œuvre. Les mains plus véloces que le cerveau, par nature assujetti aux mots, à une langue d’après les mots. Il tente. Le cœur. Il faut le tailler, le brutaliser, comme un bloc de marbre. Mettre à mal son innocence, lui faire cracher du sens, lui soutirer des formes. Le cœur comme une citadelle enfin prenable, mais féroce, il brûle. À ce corps démembré s’agrège de l’impalpable, toute une mécanique ineffable et invisible. La spiritualité évidemment, la nais- sance, la mort, la proximité de ces deux dernières – la violence, la douleur, la vie. Des mots insolubles. Des états indissolubles, indi- cibles. Le reste est bavardage. La sculpture s’arrête quand la forme ne peut plus s’amenuiser. L’écriture cesse quand rien ne peut être retranché que le silence.

n Antoine Poncet est artiste, sculpteur, membre de l’Académie des beaux-arts ­depuis 1993. Présente dans les principaux musées américains et européens, l’œuvre ­d’Antoine Poncet figure également dans de nombreuses collections particulières.

94 pourquoi jane austen est la meilleure

• Jean-pierre naugrette

• isabelle bour

• laurent folliot

• camille fort

• j ean-pierre naugrette

• hilary mantel

• lucien d’Azay

• philippe arnaud

pourquoi jane austen est la meilleure

Lire Jane Austen aujourd’hui ?

n jean-pierre naugrette n

n 2013, au Salon du livre de Paris, il y avait un stand Jane Austen. Entendons-nous bien : la romancière ne s’était certes Epas déplacée d’Angleterre pour signer ses romans – ce qui eût provoqué une émeute compréhensible –, mais il y avait un stand exclusivement consacré à des réécritures romanesques de son œuvre, avec sur un écran des projections de ces adapta- tions qui ont ces vingt dernières années largement contribué à la faire redécouvrir, aussi bien en France qu’outre-Manche, dans cet « anglais BBC » si beau à entendre. La prolifération de ces réécri- tures a cependant quelque chose de suspect. On sent la formule, et une fois aperçu le livre d’une certaine Amanda Grange, Mr Darcy’s Diary (2007), qui récrit Orgueil et Préjugés du point de vue de Darcy – première phrase : « Lundi, 1er juillet. Ai-je fait ce qu’il fallait en installant Georgiana à Londres, je me demande ? » – on s’interroge sur ces Abigail Reynolds, Sharun Lathan, Rebecca Collins ou ces Linda Berdoll qui se servent des canevas et des canons austeniens pour proposer leur énième version à un public friand de littérature à l’eau de rose. Là où les adaptations à l’écran ont eu le mérite

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de nous inviter à relire Austen, la littérature « para-­austenienne » risque bien de travestir l’original, et de nous en détourner : une forme de conformisme s’installe, car rien n’est moins à l’eau de rose que Jane Austen. Une autre piste, plus sérieuse, m’est donnée par une amie – appelons-la Brigitte, et non Bridget – friande des romans de Jane Austen, qu’elle trouve avec délices en librairie ou dans les vide- greniers. Médecin et journaliste de profession, elle est cultivée, anglophile, cinéphile – elle a vu toutes les adaptations de la BBC – et associe volontiers l’univers de Jane Austen à une certaine forme d’anglicité, qui, pour nous autres Français, a le charme de l’exo- tisme : les scones, le thé, un feu dans la cheminée, un gros fauteuil en chintz, etc. Pour elle, Jane Austen est « confortable ». Si elle réserve des surprises, ce sont, dit-elle, des « surprises attendues ». L’expression mérite qu’on s’y arrête. On sait que le mot « surprise » est essentiel chez Marivaux : il connote de légères perturbations de l’âme et du cœur, mais il peut tout aussi bien renvoyer à un moment de déstabilisation. Héritière du XVIIIe, Jane Austen (1775- 1817) pratique volontiers le marivaudage. Alors qu’on a tendance, comme le montre dans ce dossier Isabelle Bour, à la confondre avec une victorienne, elle se situe dans le prolongement d’une certaine élégance, d’une répression innée des sentiments, prati- quant une ironie souvent assassine, héritière qu’elle est du wit, cet esprit de repartie qui repose sur l’amour des formules décapantes, que la narratrice, omnisciente, assène volontiers au détour d’une phrase. Comme le dit Isabelle Bour : « L’essentiel du roman auste- nien, c’est bien la voix narrative. » Il y a du tongue-in-cheek chez Austen, cette expression que les Anglais utilisent pour qualifier l’ironie à fleur de peau, ou plutôt de langue et de phrase : la lire suppose un minimum d’effort pour en saisir les subtilités, l’ironie qui pointe à tout moment. Une fois qu’elle est perçue, on peut en effet en « déguster » la prose tel un scone ou un cream tea, mais la confiture serait d’oranges amères… (Rares sont les romanciers du XIXe qui appellent autant les métaphores culinaires ou gustatives : impossible à propos de George Eliot, par exemple). Je m’aper- çois aussi que Brigitte a mis « confortable » entre guillemets. Le prétendu « confort » austenien est en effet sans cesse menacé par l’inconfort des situations et des sentiments, mais aussi, et peut-être

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surtout, des phrases – ce que les adaptations à l’écran ne sauraient reproduire, même si elles peuvent en retranscrire les dialogues. Premier grand paradoxe d’Austen : au sein d’un univers apparem- ment « confortable » où les jeunes filles ne pensent qu’à se marier « confortablement », où les situations semblent héritées de la comé- die au point qu’on attend le happy end traditionnel, au sein d’une langue plutôt classique de facture, l’inconfort point (au sens du punctum de Barthes : il point, il pique, il fait mal) à chaque instant. Si le roman austenien fait l’objet d’autant de réécritures, dont le phénomène Bridget Jones est sans doute le plus célèbre, c’est sans doute parce qu’il repose, comme le montre Camille Fort, sur des bases sentimentales et sociologiques assez aisément transpo- sables à notre époque. Si « l’homme est l’avenir de la femme », si la jeune fille actuelle, comme celle du début du XIXe, n’a de cesse que de trouver « son Darcy », si le roman peut se réduire à celui du mariage (autre trait hérité de la comédie du XVIIIe siècle, et qui commence à s’effriter à l’époque suivant celle d’Austen, dite victo- rienne), alors notre époque est austenienne, ne serait-ce que parce qu’elle s’en remet, trop facilement sans doute, à « la dictature des clichés ». Là encore, apparaît le danger d’une codification. Si notre temps est à l’affichage compulsif des sentiments, des désirs et des pulsions, les personnages d’Austen, romancière qui « décrit fort peu » et préfère esquisser plutôt que peindre (y compris la nature, qu’elle enferme volontiers dans des parcs), se situent plutôt dans ce que Laurent Folliot appelle joliment « la vigilance muette de la conscience ». Plutôt que sur le « sentiment », associé aux excès du romantisme et donc gentiment mais fermement évacué comme tel, l’univers romanesque d’Austen repose sur la « sensibilité » – mot pré- sent dans le titre anglais, Sense and Sensibility, que la traduction française par Raison et Sentiments évacue. Alors que le sentiment est du domaine de l’expression, et peut relever, comme Laurent Folliot le montre, d’un « sentimentalisme » que Jane Austen abhorre, la sen- sibilité est du ressort de l’être. Le sentiment est tourné vers l’autre, la sensibilité relève du soi. On peut ressentir ce qu’on veut à l’égard de quelqu’un, mais n’est pas sensible qui veut. C’est dans cette marge de manœuvre (au sens des « grandes manœuvres ») étroite, entre l’affichage qui débouche souvent sur le mariage – ne pas afficher équivaut, chez l’homme, et de plus en plus chez la femme moderne,

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à rester célibataire –, et le ressenti qui a pour vocation de rester subliminal, que s’inscrit le projet austenien. On peut en trouver des avatars récents dans les séries télévisées anglaises, comme Downton Abbey, où le monde aristocratique des années dix à trente, codifié à l’extrême jusque dans l’étiquette des sentiments, est miné de l’inté- rieur par l’émergence d’une sensibilité féminine capable de braver les interdits sociaux : ainsi, l’une des filles de Lord Grantham va jusqu’à épouser le chauffeur de la maison, qui est un nationaliste irlandais, un comble (d’ailleurs, elle en sera punie, puisqu’elle meurt en couches). Une autre n’hésitera pas à gagner sa vie en faisant du journalisme, et à tomber amoureuse du patron de son journal. On voit bien que le roman austenien, contrairement à ce que la prolifération des réécritures actuelles laisserait supposer, pas plus que la comédie du XVIIIe, ne saurait se réduire à la formule com- mode de la résolution finale du mariage, où les sentiments finissent­ par s’accorder aux codes matériels des contrats en bonne et due forme, par lesquels l’honneur et l’avenir financier des bonnes familles est sauf : ce qui compte, en définitive, c’est moins le cadastre du domaine que la carte du tendre, moins la musique de chambre des sentiments que les subtiles discordances de la sensibilité.

n Jean-Pierre Naugrette, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur de littérature anglaise à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, et membre du ­comité de ­rédaction de la Revue des Deux Mondes. Spécialiste de R. L. Stevenson et ­d’Arthur ­Conan Doyle, il est également traducteur et romancier. Dernières traductions ­parues : Edith Wharton, Kerfol et autres histoires de fantômes (Le Livre de poche, 2011), ­Joseph Conrad, Un sourire de la fortune (Circé, 2010). Il a publié en 2012 un cin- quième roman, Exit Vienna (Le Visage Vert), et Edward Hopper. Rhapsodie en bleu, aux Nouvelles Éditions Scala.

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jane austen victorienne ?

n isabelle bour n

ans son numéro du 26 octobre 2012, le magazine féminin Elle publiait, à la rubrique « Amour », un article intitulé « Joue-la Dcomme Jane Austen », dont le sous-titre précisait : « Pour trou- ver l’âme sœur, mieux que Meetic, il y a la méthode victorienne ! Comme dans Raison et Sentiments, renouez avec la séduction à l’ancienne et l’amour vintage. Happy end garanti. Démonstration. » L’article proposait une série de cinq problèmes, succinctement évo- qués – par exemple, « l’incapacité à se décider » – puis juxtapo- sait « l’approche victorienne » du problème, « dans les romans de Jane Austen », et « la transposition en 2012 ». Étaient ainsi promus la patience, le réalisme financier et psychologique (« ne misez pas tout sur l’amour »), le choix d’un mari dans un cercle de relations restreint et de préférence d’un homme qui aspire à la paternité. Des publications moins frivoles font aussi de Jane Austen une victorienne. Ainsi le Figaro, dans ses pages littéraires, pro- posait-il le 2 septembre 2004 un compte rendu d’une édition de ­l’Abbaye de Northanger (1818) où Austen était qualifiée d’« éminente ­victorienne ». Or Jane Austen, née en 1775, mourut en 1817, soit

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exactement vingt ans avant l’accession de Victoria au trône d’Angle- terre. Victoria, d’ailleurs, n’était pas encore née à cette date-là et ce qu’on entend par victorianisme ne fut constitué qu’autour du milieu du XIXe siècle. À de nombreux égards, Austen appartient plus au XVIIIe siècle qu’au siècle suivant. Pourquoi donc cette erreur, pour- quoi cette tendance à tirer Austen vers un univers qui, socialement et culturellement, n’était pas le sien ? Au premier chef parce que la plupart des Français connaissent mal l’Angleterre du XVIIIe siècle. Tout au plus peuvent-ils peut-être placer Robinson Crusoë de Daniel Defoe dans ce siècle ; ils n’ont jamais entendu parler de George III et de son fils le prince de Galles qui fut régent, de 1811 à 1820, lorsque son père eut perdu la raison. Les trois premières décennies du XIXe siècle sont considérées en Grande-Bretagne, au moins en termes culturels, comme constituant la Régence : la littérature, la mode, l’architecture et la décoration intérieure présentent une certaine homogénéité au cours de cette période, qui est celle de la maturité de Jane Austen. Les Français ne connaissent guère la Régence anglaise, qui, esthétiquement, est sou- vent néoclassique ; en revanche, ils ont entendu parler de la période victorienne, qu’ils associent à la prospérité économique, à l’empire triomphant, à la répression des sentiments et à l’hypocrisie. Vus de loin, le monde rural des romans de Jane Austen, ses personnages qui appartiennent à la gentry (la bonne bourgeoisie terrienne), ses intrigues centrées sur le mariage peuvent sembler appartenir à l’An- gleterre victorienne, qui, pour les Français, est un peu l’Angleterre éternelle, avec ses vertes collines et ses vieilles dames en dentelles. Dans le même supplément littéraire du Figaro, la critique évoque « la petite musique de Jane Austen, ses ladies désargentées, ses tea times burlesques, sa rugueuse campagne anglaise, ses interminables journées pluvieuses rythmées par l’unique question qui occupait les jeunes filles anglaises », le mariage. Pointe ici un autre problème : beaucoup de critiques actuels n’ont pas lu Jane Austen, ou ont lu l’un ou l’autre des six romans canoniques, mais il y a fort long- temps, bien avant la dernière adaptation filmique ou télévisuelle d’un roman du corpus austenien. Ce sont en effet ces adaptations qui ont donné lieu à la plu- part des articles consacrés à Jane Austen au cours des vingt der- nières années. L’exception est la publication en 2000 du premier

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volume de la « Pléiade » consacré à Austen. (Le second volume, qui est prêt, est toujours à paraître.) Un critique, dans le Figaro littéraire du 12 octobre 2000, à l’occasion de la sortie de ce volume, parle des « paysages dignes des plus beaux Constable » que l’on trouverait dans ces romans. Or, l’imagination d’Austen est très peu visuelle ; ses romans ne contiennent presque aucune description de lieux, de paysages – ou de personnages. Les critiques suppléent donc par leur répertoire encyclopédique d’images de l’Angleterre à l’absence ­ de souvenirs visuels de leur lecture passée. Ou bien encore, ils attri- buent aux romans d’Austen des caractéristiques de versions filmées récentes. Le critique du journal le Monde, le 22 décembre 2004, déclare avec candeur : « Tout le monde n’a pas lu Orgueil et ­Préjugés, mais qui a échappé au phénomène Bridget Jones, où se croisent également des versions contemporaines des personnages d’Aus- ten ? » Tout le monde n’a pas lu Emma non plus. Sinon, comment pourrait-on en résumer l’intrigue en disant que ce roman conte « les mésaventures sentimentales d’une jeune villageoise romantique » ? Emma Woodhouse est la fille du notable d’un village, elle n’est pas « romantique » et ne connaît pas de mésaventures sentimentales, puisqu’elle ne découvre qu’à la fin du roman qu’elle est amoureuse de M. Knightley. Il faut ne pas connaître ce roman pour en dire, comme le fit une journaliste des Échos le 28 mai 1997 : « Il avait fait la joie de générations de petites Anglaises. » Libération, quant à lui, dans un article du 19 octobre 2000 consacré au volume de « la « Pléiade », écrit : « Par son côté peste littéraire, la jeune Anglaise du XVIIIe siècle […] annonce les vieilles Anglaises du XXe. Ses propo- sitions subordonnées sont perverses. » Autrement dit, Jane Austen n’est pas si éloignée que cela d’Agatha Christie et de P.D. James. Ainsi, en l’absence de connaissances historiques sur l’Angle- terre de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, d’un bagage scolaire qui aurait fourni une certaine familiarité avec le monde des romans d’Austen et, surtout, avec son écriture, on donne souvent de cette romancière une image profondément déformée. L’enquête en rien systématique qu’on peut mener auprès d’un certain nombre de lecteurs assez cultivés confirme cette difficulté à appréhender Austen. Austen ne visualise pas les lieux de ses romans, on l’a dit : pour ses contemporains, cela était inutile ; quant aux Britanniques du XXe et du XXIe siècles, ils sont relativement familiers de l’univers

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visuel de la Régence. Ils ont lu au moins un roman de Jane Austen au lycée et savent, en outre, quelles sont les grandes caractéristiques thématiques, narratives, rhétoriques et stylistiques de son œuvre. Un anglophone aura donc plus de mal à passer à côté de l’humour et, surtout, de l’ironie d’Austen qu’un francophone. Car l’essentiel du roman austenien, c’est bien la voix narra- tive et le jeu entre les voix des personnages et la voix du narrateur ménagé par un emploi subtil et, à l’époque, totalement nouveau, du discours indirect libre, qui rend compte, à la troisième personne, des paroles et des pensées des personnages, permettant au narra- teur d’en faire un commentaire sans adopter la position magistrale du narrateur à la Balzac. On prendra comme exemple la célèbre première phrase d’Orgueil et Préjugés, dont on pourrait proposer la traduction suivante :

« C’est une vérité universellement admise qu’un célibataire nanti d’une belle fortune doit vouloir prendre femme. » (« It is a truth universally acknowledged, that a single man in posses- sion of a good fortune, must be in want of a wife. »)

Le roman peut sembler s’ouvrir par une maxime un peu pom- peuse, mais il ne s’agit pas réellement d’un énoncé gnomique, du fait de la présence de l’auxiliaire modal « doit ». Cet auxiliaire reflète les pensées et les propos de parents qui ont des filles à marier ; on peut l’interpréter de deux manières : il peut indiquer soit la forte probabilité soit l’obligation. La proposition subordonnée complétive fait donc entendre la voix de personnages qui vont être introduits dans le récit, personnages qui spéculent sur les souhaits d’un jeune homme fortuné et aiment à penser qu’il veut se marier ; mais on entend aussi dans cette proposition la voix du narrateur qui prend ses distances par rapport aux visées matrimoniales de parents prêts à fondre sur un « bon parti », ménageant une ambiguïté sémantique et transformant un énoncé déclaratif – la « vérité » – en énoncé nor- matif. La critique française a mis longtemps à percevoir l’ironie d’Austen. En 1882, Eugène Daurand Forgues écrivait dans la Revue britannique : « Son œuvre est le triomphe de l’impersonnalité, ce grand dogme de notre école contemporaine. » Théodore Duret fut le premier, en 1898, dans la Revue blanche (livraison de mai à août),

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à s’aviser que les personnages d’Austen avaient souvent leur idio- lecte et qu’on entendait une voix narrative bien spécifique qui, de par la polyphonie intrinsèque au discours indirect libre, gouverne l’interprétation : « Elle narre, et alors c’est elle qui se tient en scène, avec sa façon propre de raconter. » Si cet amateur éclairé, homme politique et journaliste, l’un des défenseurs précoces de l’impres- sionnisme, fut le premier à caractériser la spécificité du roman aus- tenien, presque quatre-vingt-dix ans après la parution de ce corpus, en anglais et en français, il n’est pas surprenant qu’elle échappe encore à beaucoup de lecteurs français. D’autant qu’Austen, comme Flaubert plus tard, choisissait chaque mot avec soin, pesait chaque phrase, chaque subordonnée. Cela ne rendait pas la tâche aisée aux traducteurs. Comme l’écrivait Julien Green d’Austen dans son jour- nal, le 3 août 1956, « on peut dire qu’elle est presque inconnue en France, parce que les traductions ne peuvent qu’épaissir et alourdir cette prose si légère et si fine ». Certes, une traduction ne peut jamais être ni un calque ni un équivalent parfait de l’original, mais les romans d’Austen résistent particulièrement à la traduction. Pendant la plus grande partie du XIXe siècle, on se préoccupait peu de rendre compte du détail du texte lorsqu’on traduisait de la prose narrative. C’était plus vrai encore pour Austen, que l’on considérait comme un auteur de romans de mœurs ou de romans sentimentaux ; on n’hésitait pas à élaguer le texte. Au XXe et au XXIe siècle, la « résistance » à la traduction a d’autres causes : pour bien traduire Austen, il faut peser chaque mot comme l’auteur, tenter de suivre les méandres du discours indi- rect libre. Les traducteurs littéraires, qui doivent gagner leur vie, n’en ont pas le temps. Il faut aussi que le traducteur s’approprie l’œuvre, pour donner à sa traduction l’homogénéité de ton de l’ori- ginal ; cette appropriation ne peut toujours se faire. L’esthétique de l’euphé­misme et de la connotation d’Austen, le jeu sur les voix multiples résistent ainsi au traducteur. Pour des raisons presque identiques, elles résistent au lecteur. Si on lit Austen comme on lirait Balzac ou madame de Staël, qui était sa contemporaine, on passera à côté de l’essentiel – et l’on s’ennuiera ou bien on y verra une certaine mièvrerie sentimentale. Car il est vrai qu’il ne se passe pas grand-chose dans les romans d’Austen : la vraie histoire, chez elle, c’est l’écriture ; c’est cette voix

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qui ne cesse de se mêler aux voix (mentales) des personnages pour commenter implicitement les comportements et les jugements. Si l’on ne prête pas attention à cette voix, on attend le rebondisse- ment suivant et l’on est déçu, ou bien on n’est sensible qu’à l’intri- gue sentimentale. On comprend donc pourquoi Austen n’a trouvé de vrai public en France que parmi les gens dotés d’une solide culture littéraire, qui savent repérer les marques d’ironie, ainsi que l’humour et la satire. Le grand public cultivé est parfois rebuté : nombre de personnes qu’on a pu interroger sont venues à Austen par des versions filmées de ses œuvres : ayant aimé le feuilleton de la BBC consacré à Orgueil et Préjugés (1995) ou Raison et Sentiments (1995), le film d’Ang Lee (l’un et l’autre ont été montrés plusieurs fois sur diverses chaînes de télévision), ils ont lu un roman, et soit ne l’ont pas terminé, soit n’ont pas souhaité en lire un autre. Les reproches principaux sont que l’action avance trop lentement et que les valeurs morales et sociales, les convenances, qui gouvernent le monde des romans d’Austen sont trop pesantes ; elles paraissent datées et absurdes. Il n’est pas rare aussi que des spectateurs voient des films dont le scénario est fondé sur un roman d’Austen et ne le sachent pas, ou ne mémorisent pas le nom de l’auteur, qui ne fait pas partie de leur bagage culturel. La critique ne les aide pas, puisque une adaptation n’est pas toujours présentée comme telle. La brève présentation du filmClueless , dans le Monde du 11 avril 1996, ne mentionne pas qu’il s’agit d’une adaptation actualisée d’Emma. Autre facteur qui tient les lecteurs français éloignés des romans d’Austen : elle est perçue comme un auteur pour « jeunes filles » et pour « femmes », comme un auteur de romans sentimen- taux. Cela n’est pas entièrement faux. Austen reprenait un certain nombre des schèmes du roman sentimental, qui était le genre dans lequel les romancières de son époque étaient censées s’ex- primer ; mais elle n’a cessé de remettre en cause les conventions du roman de la sensibilité. Certes, Orgueil et Préjugés, son roman le plus connu outre-Manche comme chez nous, voit le mariage d’une jeune femme désargentée avec un riche propriétaire terrien, mais les intrigues secondaires présentent le mariage sous un jour beau- coup plus sombre, et la trame amoureuse se double d’un appren- tissage douloureux de l’humilité morale et intellectuelle. Dans les

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autres romans, l’intrigue amoureuse principale est plus sombre et la complexi­fi­ca­tion de l’écriture d’Austen, qui manie la langue, en particulier le discours indirect libre, avec une subtilité croissante, mettent à distance les schèmes du roman sentimental. Les lecteurs français qui aiment Jane Austen et sont sensibles à son écriture la relisent fréquemment, comme le font les Britanniques. Certains la lisent en anglais – c’était le cas de Julien Green. On peut penser qu’en France, JaneAusten restera un auteur pour lettrés, alors qu’en Grande-Bretagne c’est la romancière la plus prisée du grand public, en 2013 encore. Pour ces lecteurs lettrés, l’anglicité d’Austen (que soulignaient les critiques français dès les années 1810) n’est pas liée à un univers moral empreint, de manière passablement sché- matique et anachronique, de stéréotypes victoriens, ni à des pay- sages verdoyants et pluvieux ; son anglicité est caractérisée par des intrigues au rythme lent, par une langue qui manie constamment ­l’euphémisme et par un ton ironique qui constitue un commentaire de l’action à la subtilité inépuisable.

n Isabelle Bour est professeur d’études anglaises du XVIIIe à l’université Sorbonne- Nouvelle Paris-III. Elle a consacré trois chapitres à la réception des romans de Jane Austen en France et en Suisse dans l’ouvrage dirigé par Anthony Mandal et Brian Southam, The ­Reception of Jane Austen in Europe (Londres, Continuum, 2007).

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n laurent folliot n

a renommée de Jane Austen, qui demeure à ce jour l’un des auteurs classiques les plus lus du monde anglophone, n’est pas Lsans présenter quelques paradoxes. Elle repose sur l’attrait, pour le grand public, des costumes, des rituels et des belles demeures d’une époque (celle de la Régence, au début du XIXe siècle) où se concentrerait une certaine anglicité intemporelle ; mais elle tient aussi à l’affection que voue ce même public à des héroïnes parfois frondeuses, voire proto-féministes, qui – telle Elizabeth Bennet dans Orgueil et préjugés, la plus célèbre d’entre elles – n’hésitent pas à affirmer leur indépendance contre les conventions de leur temps. Le statut canonique de son œuvre a été consacré par la critique la plus exigeante et la plus exclusive, et le sévère moderniste F. R. Leavis lui donnait, dans les années quarante, la place d’honneur au sein de la « grande tradition » du roman anglo-américain ; mais sa popularité repose sur un large public d’amateurs passionnés – qu’on appelle parfois, en anglais, les janeites – pour qui le suspens et le caractère des personnages comptent autant que les nuances de la phrase. La recherche universitaire plus récente, de son côté, n’a cessé d’osciller

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entre une Austen devancière de Virginia Woolf, recherchant dans l’écriture sa liberté de femme, et une Austen conservatrice, héritière des satiristes du XVIIIe siècle, livrant discrètement bataille contre les défaillances et les affectations de la modernité. Le dernier point a de quoi surprendre, en France surtout, ceux qui seraient tentés de ne voir dans ces romans que du sentiment (thème souvent perçu, évidemment, comme féminin entre tous). Or la profondeur et la complexité de l’œuvre de Jane Austen reposent pour une bonne part sur le sens qu’on choisit de donner à ce terme. S’il faut entendre par là le sentimentalisme ou la sentimentalité, la tendresse à outrance et les fictions à l’eau de rose, alors rien n’est plus éloigné d’Austen, dont la pénétration se teinte fréquemment d’une causticité acerbe. La récente biographie de Claire Tomalin (1) campe une enfant précoce, imprévisible et garçonnière, qui pastiche les effusions du roman à la mode et invente, à l’intention d’un de ses frères, des historiettes volontiers sardoniques ou macabres ; plus tard, jeune femme dont la vocation de célibataire commence à se préciser, elle peut écrire d’une voisine qui a fait une fausse couche qu’elle a dû « poser les yeux par mégarde sur son époux ». C’est cette ironie assassine, désormais contenue et disciplinée, qu’on retrouve sous la plume de la romancière adulte, dont l’œuvre est consacrée pour partie à tourner en dérision les complaisances d’une société qu’elle ne trouve que trop portée aux extases de la sensibility – autrement dit, de ce sentimentalisme exacerbé qui, des émois du roman gothique aux épanchements des eudémonistes, domine largement la dernière partie du XVIIIe siècle. Le sensation- nel et le larmoyant ne sont pas seulement, pour Jane Austen, des falsifications de la bonne littérature (qu’on pense à la parodie de Mrs. Radcliffe qui donne une part de son piquant à l’Abbaye de Northanger) ; ils procèdent d’un culte dangereux du moi et de ses affects, qui fait passer les caprices de l’individu avant ses devoirs envers la communauté. Cette méfiance envers les transports et les désordres de la sensibility a partie liée, en un sens, à la réaction antijacobine qui triomphe en Grande-Bretagne au temps des guerres napoléoniennes. Mais elle est d’une portée plus générale dans une œuvre qui, malgré l’étroitesse d’horizon qu’on lui a tant imputée, s’inscrit nettement dans l’histoire d’une Angleterre en pleine muta- tion. Austen défend la valeur solide contre le primat des apparences,

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la stabilité des usages contre le goût de la nouveauté, le sens des responsabilités et le contrôle des pulsions contre la gratification hédoniste. La « sensibilité », chez elle, tient à la fois du snobisme et de la subversion. Les vilains de ses romans, les séducteurs et les intrigantes, sont impulsifs autant que rusés, égoïstes parce qu’égo- tistes. Qu’ils soient vulgaires ou sophistiqués, ou les deux à la fois, ils incarnent à des degrés divers la décadence d’une gentry – la classe des propriétaires terriens – que tentent le profit facile et les dissipations de la mode, et qu’aveuglent les impératifs d’une « dis- tinction » vidée de son sens ; c’est ainsi que l’étourdi Tom Bertram est « plein de gaîté, et doué de toutes les dispositions généreuses d’un fils aîné, qui ne se sent né que pour la dépense et le plaisir ». Aussi l’écriture de Jane Austen, avec son allure égale, son attention aux nuances, ses transitions subtiles entre discours inté- rieur et narration objective, est-elle toujours une instance de juge- ment et de régulation. Elle reproduit dans l’ordre stylistique le nécessaire apprentissage de la sagesse (modération et lucidité) que ses héroïnes doivent accomplir dans l’ordre du récit, et David Lodge a pu justement noter qu’une phrase non terminée était toujours, chez Austen, l’indice d’un manquement éthique. Discipline des sen- timents, discipline du discours : il y a bien, en ce sens, un certain conservatisme du roman austenien, qui se manifeste, de manière exemplaire, dès Raison et Sentiments, où la patience et le dévoue- ment d’Elinor Dashwood balancent les ardeurs potentiellement des- tructrices de sa sœur Marianne, ou encore dans Mansfield Park, livre militant, inconfortable même, qui oppose la réserve et la fer- meté morale de Fanny Price, la petite parente pauvre, aux déviances diverses de ses cousins et de leurs amis londoniens. Ajoutons que ce refus de l’émotion facile faisait, aux yeux des contemporains, la vrai- semblance et la nouveauté de l’œuvre ; Walter Scott notait ainsi, dès 1816, qu’Emma présageait une rupture du roman moderne (novel) avec le spectaculaire et le pathétique qui avaient jusque-là caracté- risé la romance. Mais un tel portrait de l’artiste en moraliste distante, pour conforme qu’il soit aux enjeux historiques de son œuvre, ne suffit pas à expliquer le prestige non démenti du roman austenien. Et il faut ajouter, bien entendu, que cette ennemie du pathos en est aussi une maîtresse, que cette contemptrice de la sensibility lui a donné

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un élan nouveau dans les lettres anglaises. Remarquons d’abord que les positions d’Austen ne sont jamais figées ; la fluidité de l’écriture, chez elle, va de pair avec la profondeur d’une œuvre dont la for- mule ne cesse de se renouveler sous son uniformité apparente, où chaque roman ressemble au précédent tout en en prenant discrè- tement le contrepied, où principes et préférences sont sans cesse remis à l’épreuve des complications de l’expérience. Peu de temps avant sa mort, elle écrit avec humour, dans la première version de Persuasion, qu’elle est « presque au désespoir touchant les questions de morale », et elle refuse, en définitive, de sacrifier l’épaisseur de l’existence à la clarté des préceptes. Ses romans font, malgré tout et en une tension constante, la part de l’affect, qu’il faut d’ailleurs savoir défendre contre la pression sociale lorsque celle-ci repose sur des fondements erronés : l’ambition, l’égoïsme, la cupidité. Aussi est-ce une forme foncière de sensibilité, entendue cette fois comme perception avivée, déchirante même, des conflits et des occurrences révélatrices de la vie en commun, qui donne à ses œuvres leur réso- nance et leur relief. C’est ainsi que la comédie sociale du roman austenien, qui tend à juxtaposer le bavardage de la conversation au silence plus ou moins contraint de l’héroïne, se double fréquemment d’une pointe d’émotion difficilement réprimée. Rester à sa place, ne rien laisser paraître, observer les convenances alors qu’on n’aimerait rien tant que d’être ailleurs, telle est l’une des épreuves auxquelles les jeunes femmes de Jane Austen sont le plus caractéristiquement confrontées (une autre est de devoir écouter les avances ou les demandes en mariage de jeunes gens que rien, au fond, ne saurait recommander). Lizzie Bennet doit endurer les débordements perpétuels de sa mère et de ses sœurs cadettes, dont la vulgarité agressive doit, croit-elle, la discréditer auprès de l’homme qu’elle aime, ou alors il lui faut supporter les politesses méprisantes des riches sœurs Bingley, ou les soliloques pontifiants de la noble Lady Catherine de Bourgh ; c’est ce supplice prolongé qui donne sa dynamique à Orgueil et Préjugés, et qui fait des affirmations d’indépendance de l’héroïne d’authen- tiques moments de libération. Un même silence, une même souf- france sont au cœur de la plupart des romans d’Austen. On pense à Elinor Dashwood, qui garde le secret de sa déconvenue amoureuse parmi les allusions pesantes de son entourage et les criailleries des

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petits Middleton ; ou à Fanny Price, contrainte de taire l’attachement interdit qu’elle voue à son cousin Edmund, et essuyant sans bron- cher les constantes brimades de l’odieuse tante Norris. Cette vigi- lance muette de la conscience, c’est aussi la modernité romanesque de Jane Austen. Fanny, que son tourment n’empêche pas de perce- voir la douleur plus égoïste de sa cousine Julia, et de « connecter » en son for intérieur les sentiments conflictuels des uns et des autres, préfigure directement l’art narratif de Henry James. Redéfinie de la sorte – on pourrait dire : mise en sourdine –, c’est bien une certaine forme de sensibility qui confère leur carac- tère mémorable aux grands moments de l’écriture austenienne. Elle se manifeste, en particulier, dans l’atmosphère, ou la tonalité, que suffisent à établir quelques subtiles notations de temps et de lieu. On sait qu’Austen décrit fort peu ; dans l’Abbaye de Northanger, elle se moque d’ailleurs de l’engouement contemporain pour le pit- toresque, cette quête un peu maniaque de la nature arrangée en tableaux qui occupe tant les classes oisives du début du XIXe siècle. Là où Charlotte Brontë ou George Eliot ne dédaigneront pas de peindre avec les mots, elle se borne, tout au plus, à esquisser. Mais ses scènes décisives sont presque toujours unifiées, harmonisées, par la présence d’un décor, ou même d’une simple lumière, dans lesquels les dialogues et les mouvements de ses personnages, leurs ardeurs ou leurs erreurs, prennent place avec l’infaillibilité choré- graphique du grand art venant à bout des frustrations de l’exis- tence. Bornons-nous à rappeler quelques exemples célèbres. Dans Mansfield Park, les terrains de Sotherton, parterres, promenades et bosquets, se muent, à mesure que passe l’après-midi, en une version ironique des forêts enchantées de la romance, où les Bertram, les Crawford et les Rushworth se poursuivent, se ratent ou s’évitent au gré de leurs égarements. Emma atteint son premier point d’orgue, à la fin du premier volume, lors de la soirée de Noël chez les Weston, tandis que la neige qui n’en finit pas de tomber retarde le départ de hôtes impatients, et que les plates attentions du révérend Elton envers l’héroïne se font toujours plus alarmantes ; plus tard, c’est sous le grand soleil de juillet – Austen écrit seulement : « la journée était fort belle » – que l’excursion à Box Hill tourne au malaise géné- ral, et que le flirt désinvolte d’Emma avec Frank Churchill se traduit par une surenchère de plaisanteries inconsidérées qui meurtrit, bru-

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talement mais silencieusement, deux personnes de leur compa­gnie. Citons enfin, dans Persuasion, la belle promenade le long de la Manche, à Lyme Regis, au cours de laquelle Anne Elliot se sent peu à peu renaître sous les cieux gris et sereins de l’automne, avant que la journée ne tourne au drame lorsque Louisa Musgrove, qui s’amuse à sauter du haut de la jetée dans les bras du capitaine Wentworth, manque son coup et tombe, inconsciente, sur le sol. Ce sont de telles scènes qui, simultanément, invitent et déjouent l’adaptation cinématographique. On ne voit pas quel tra- velling rendrait sobrement le mouvement crépusculaire qui porte Marianne Dashwood, mal remise de sa passion pour Willoughby, vers les confins trop humides des jardins de Cleveland, et qui la fera passer tout près d’une fièvre mortelle. À moins, peut-être, d’aller chercher un éventuel cinéma austenien un peu plus loin qu’on ne fait d’habitude. Si le succès de Coup de foudre à Bollywood (2004) a été perçu comme une manifestation éclatante de l’actualité de la romancière anglaise, il serait sans doute tout aussi pertinent de revoir le magnifique Des jours et des nuits dans la forêt de Satyajit Ray (1969), où un lumineux après-midi de marivaudage bien élevé, sur le gazon tout britannique d’une belle propriété du Bihar, laisse soudain percer la souffrance qu’imposent à une jeune veuve intel- ligente et réservée les codes de la bonne société bengalie : il n’est pas interdit d’y trouver un écho, lointain mais exact, de l’univers inépuisable de Jane Austen.

1. Claire Tomalin, Jane Austen, passions discrètes, traduit par Christiane Bernard et Jacqueline Gouirand-Rousselon, Autrement, 2008.

n Laurent Folliot est ancien élève de l’ENS, agrégé d’anglais, maître de conférences en littérature britannique à l’université Paris-IV. Il est également traducteur chez Rivages.

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chacune cherche son darcy

n camille fort n

t tu sais quoi ? Malcolm et Elaine Darcy seront là. Avec Mark. Tu te rappelles Mark Darcy, n’est-ce pas, ma chérie ? C’est “Eun avocat très en vogue. Il gagne un argent fou. Divorcé. On ne se mettra pas à table avant huit heures. » Dès la page 16 du Journal de Bridget Jones (1), l’indice s’impose­ sans grande subtilité : il est des noms qu’on ne présente plus au lecteur et Darcy est du nombre. Au XXe siècle, où l’étiquette a évolué, le « Mr » qui le précédait pour désigner son appartenance à la gentry (la noblesse non titrée) s’est infléchi en simple prénom, mœurs démocratiques obligent ; mais sa fortune personnelle n’a rien perdu de son charme, ni son standing de son éclat. Aussi le lec- teur ne s’y trompe pas : voici une mère qui, si elle n’a pas lu Orgueil et Préjugés (2), partage l’opinion arrêtée de Mrs Bennet quant à l’im- pératif catégorique cosmique selon lequel un homme jeune et riche est prédestiné à rechercher une épouse (quand bien même la précé- dente l’aurait trompé deux semaines après les noces). Le décor est posé ; la dinde au curry du Nouvel An apprêtée, comme autrefois la « soupe blanche » au veau et aux amandes promise à Lydia Bennet et

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à ses sœurs par l’hospitalier Mr Bingley ; la première rencontre peut avoir lieu, et déjà le lecteur pressent qu’elle sera un fiasco puisque le célibataire éligible se nomme Darcy. On connaît, sinon la chanson, du moins la trame qui suivra : il ne la trouve pas à son goût, elle le trouve arrogant, succombe passagèrement aux propos séducteurs d’un bellâtre manipulateur, jusqu’à l’explication finale qui permettra à chacun d’y voir clair dans son cœur et au couple de se former envers et contre le préjugé vaincu. Le succès mondial du roman de Helen Fielding, publié en 1996 avant d’être porté à l’écran par Sharon Maguire cinq ans plus tard, ne tient sans doute pas uniquement à cette trame parallèle. Il est probable qu’en France, où la traduction d’Arlette Stroumza parut la même année, un certain nombre de lecteurs ont savouré les aventures de Bridget au pays des célibattantes (singletons, en anglais) sans relever les clins d’œil et les mises en abyme relatifs au roman de Jane Austen. La spectatrice de 2001 que j’étais n’avait pas non plus reconnu en Colin Fielding, l’acteur chargé d’incarner Mark Darcy, celui qui avait immortalisé Mr Darcy pour la BBC en 1995, et dont les mimiques austères avaient fait rêver Bridget (et dix millions de spectateurs britanniques, selon les statistiques de la BBC). Ni Austen ni Fielding n’ont été les premières à conter l’histoire d’une jeune fille qui, parce qu’elle ne correspond pas aux critères de beauté, de rang ou d’élégance dictés par leur époque, se voit mise au ban avant d’attirer le regard du prince par-delà les appa- rences (et réciproquement). On doit toutefois à Jane Austen, comme à Charlotte Brontë avec Jane Eyre, d’avoir soustrait Cendrillon au merveilleux et réinscrit le conte dans un contexte où le triomphe de l’héroïne ne tient plus à l’intervention ex machina d’une bonne fée, ni à la vertu récompensée, mais à un bras de fer passablement complexe entre les forces socio-économiques prévalentes et le droit des individus, homme et femme, à connaître le bonheur. En 1996, s’agit-il encore du même bonheur ? Là est la question, et la réponse semble de prime abord affirmative. Dans un cadre qui demeure celui de la comédie réaliste, déplacée de la campagne à la grande ville mais toujours focalisée sur une petite communauté (Bridget et ses proches), l’héroïne reconduit le postulat dominant à l’époque d’Austen : l’homme est l’avenir de la femme, et à plus de 30 ans, il ne fait pas bon être vieille fille. Tous les moyens sont passés

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en revue pour attirer et retenir l’objet masculin, de la toilette de guerre aux bons petits plats ou à l’indifférence feinte. La crainte obsession- nelle de Bridget est bien de ne pas trouver chaussure à son pied : « Finirai dévorée par mon berger allemand malgré tous mes efforts » – un sort qui, on l’espère, aura épargné la Miss Bates d’Emma, chef de file de ces infortunées, exposée à la solitude et à la précarité en l’absence d’un soutien de famille masculin. Or Miss Bates, qui n’est « ni jeune, ni belle, ni riche, ni mariée » – un quadruple handicap aux yeux d’Emma, qui redoute de partager un jour son sort – éprouve, paradoxalement, une sérénité quasi épicurienne. Il lui suffit de jouir de l’estime amicale que lui vouent ses amis, et de savoir qu’elle satis- fait au devoir d’état en s’occupant de sa mère âgée. Comme le fit Jane Austen en refusant sur le tard un mariage avantageux pour conserver sa liberté, dût-elle l’enchaîner au foyer parental et faire d’elle la « tante célibataire » qu’on retrouvera dans les récits de Dickens. Cette sérénité profondément louable, au point d’éclipser les ridicules du personnage, est bien ce qui fait défaut au roman de Fielding, lequel frappe par l’absence de célibataires heureuses. Seule l’énergique Sharon, l’amie féministe de Bridget, résiste inlassa­ ­ blement à la pression culturelle qui, aujourd’hui comme hier, presse les jeunes trentenaires de trouver l’âme sœur. Si les arguments ont changé – plus besoin de pallier l’absence de revenus en dénichant un bon parti –, la pression reste étonnamment similaire, et le discours culturel assené aux femmes par le biais des médias inchangé : pour vivre heureuses, vivons casées. Alors qu’elles jouissent d’opportu- nités professionnelles inimaginables pour leurs consœurs de 1810, réduites dans le meilleur des cas à se faire gouvernante comme Jane Fairfax dans Emma, ou demoiselle de compagnie (autant dire facto- tum) comme Fanny Price dans Mansfield Park, Bridget et ses amies ne trouvent dans leurs métiers respectifs que sujet à se plaindre. Il est intéressant à cet égard de voir Fielding déplacer le sentiment d’étouffement et l’absence d’espace privé, qui marquaient l’espace domestique dans Orgueil et Préjugés (seul Mr Bennet s’est ménagé un sanctuaire dans sa bibliothèque), dans la sphère du bureau en open space, où Bridget ne peut dissimuler longtemps ses déboires amoureux. Employée dans une maison d’édition dirigée par le séduisant Daniel Cleaver, l’avatar de George Wickham, elle démis- sionne une fois trompée par ce dernier pour rejoindre une chaîne

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de télévision spécialisée dans les faits divers… où elle ne trouvera à s’épanouir qu’à une occasion, lorsque Mark Darcy lui ménage un entretien exclusif avec une de ses clientes. Socialement émancipée, financièrement autonome, clamant haut et fort sa liberté de célibat- tante, Bridget n’en promène pas moins un incommensurable spleen ontologique, que peut seul combler l’horizon du couple, et pas le moindre : celui qui « habite une grande maison sur Holland Park et part aux Caraïbes pour un oui ou pour un non. Oui, Bridget et Mark. Bridget et Mark Darcy. Les Darcy ». À trois siècles de distance, Bridget ventriloque le rêve de Mrs Bennet pour sa seconde fille : « Une maison à Londres ! Tout ce qu’il y a de plus charmant ! Dix mille livres de rente ! Oh, Seigneur ! » La dot du prince charmant continue de faire battre les cœurs : sans doute ne manquait-il qu’un yacht privé dans la corbeille.

“J’aurais dû écouter ma mère”

Lorsque les filles finissent par épouser l’ambition des mères, rien d’étonnant à ce que les mères partagent leurs frustrations. Car l’un des meilleurs ressorts comiques du récit tient à ce que le scan- dale qui provoque l’intervention salvatrice de Darcy, la gratitude admirative de Bridget, et scelle l’entente cordiale entre eux n’arrive plus par la sœur, mais par la mère. Bridget n’ayant qu’un frère, c’est à Mrs Jones qu’il revient de se laisser enlever par un séduisant aigre- fin, doublé d’un escroc qui manque ruiner sa famille et la perdre de réputation. L’adultère aggrave ici l’irresponsabilité et l’égoïsme qui marquaient déjà le personnage d’Austen en sa démission mater- nelle : Mrs Jones ne manifeste pas plus de remords à son retour que Lydia Bennet après son mariage à la sauvette, et, de retour au bercail, se montre déjà prête à récidiver. Il y a là un intéressant brouillage des démarcations, auquel ne songeait guère Austen, dont les matrones savent reconvertir en cupidité matérielle leur appétit charnel, vite canalisé dans le devoir de produire un héritier, et trou- vent au besoin dans l’hystérie un exutoire à la frustration. Dans le Journal de Bridget Jones, les mères ne se projettent plus dans les filles ; ce sont les filles qui ne savent plus à quel modèle se vouer, tant la quête hédoniste n’a pas d’âge. Les femmes mûres dont le

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mariage s’est révélé infidèle au principe de plaisir n’hésitent plus à s’en ouvrir, telle Magda, qui a pourtant une grande cuisine avec « huit bocaux différents pour les pâtes ». Aussi se ­rejoignent-elles, toutes générations confondues, dans leur vénération pour Darcy et Elizabeth, cette icône du couple idéal, alliant jeunesse, beauté, rentes et amour, que leur apporte la BBC. Bridget, consciente de revivre jusqu’à un certain point les atermoiements de son héroïne préférée, ne se pose toutefois guère la question de son chemine- ment intérieur, ni des sacrifices qu’Elizabeth a dû imposer à son orgueil et à son indépendance de jugement. Chez son héritière, la prise de conscience se condense en une phrase, la dernière et la plus cynique au vu du contexte : « J’aurais dû écouter ma mère. » Ce qui absorbe son intérêt, c’est l’image, le support iconique qui nourrit ses fantasmes de spectatrice et prend un tel ascendant que Bridget s’horrifie de découvrir une photographie des acteurs, Colin Firth et Jennifer Ehle, alors unis à la ville comme à l’écran. La confusion est inévitable : « Une horrible photo, Darcy et Elizabeth en vêtements de ville, dans les bras l’un de l’autre sur une pelouse : elle blond platine et tailleur pantalon de lin, lui en polo rayé et veste de cuir avec une moustache genre lacet de chaussure. Apparemment, ils couchent déjà ensemble. C’est absolument répugnant. » Derrière le recours humoristique à la métalepse, c’est à l’ascen­dant de l’image dans notre culture postmoderne que Fielding nous invite à réfléchir, comme Austen mettait ses lectrices en garde contre la fascination du cliché dans Northanger Abbey, où la jeune Catherine se laisse griser par ses lectures sensationnelles au point d’en plaquer les motifs gothiques sur la réalité qui l’entoure. Dans Orgueil et Préjugés, toutefois, l’image se voyait rédimée : c’est en contemplant un portrait de Darcy au naturel, réalisé dans l’intimité de Pemberley, qu’Elizabeth en vient à remettre en cause la fausse image nourrie par un récit trompeur (celui de Wickham, qui sait en conter aux dames) à laquelle elle a trop vite prêté foi. Le récit est un piège dont l’image peut tirer, si tant est qu’elle se fasse le fidèle reflet de son objet, au lieu de se substituer à lui. Mais au XXIe siècle, peut-on encore se fier au mimétisme sans tomber dans la confusion où se complaît Bridget, lorsque, chargée d’interviewer « Colin Firth » dans la suite du récit, elle s’obstine à lui répéter envers et contre ses dénis qu’il est le portrait craché de Mr Darcy ?

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Entre normes et représentations, fiction et réalité, clichés et reflets, il n’est guère plus facile de s’y retrouver aujourd’hui qu’hier. Les normes, certes, ont changé, et il est amusant de voir Fielding exposer à la fois la dictature de l’image et le soupçon qu’elle inspire, lorsque les personnages les plus conservateurs cherchent à lui opposer une culture lettrée. On note ainsi que si les deux héroïnes subissent un même interrogatoire sur leurs goûts littéraires de la part des deux héros (Mark Darcy exaspère Bridget en lui demandant constamment ce qu’elle a lu récemment, comme Mr Darcy agaçait Elizabeth en lui parlant livres pendant une contredanse), le ton n’est plus le même. Elizabeth se récriait, assurant n’être pas une « grande lectrice » et refusant l’étiquette de pédante qu’on cherchait à lui imposer, et qui convenait mieux à sa sœur Mary, lectrice obsessionnelle et étiolée. Le trait premier d’Eliza- beth n’est ni la lecture ni l’acquisition du savoir, mais une vivacité qui passe par la danse, la marche à pied, et le contact avec autrui, première source d’expérience. Austen se méfie du fétichisme appliqué à l’objet livre, que dénoncera à son tour l’héroïne de son dernier récit, Anne, en affirmant à qui lui cite les anciens qu’elle « n’autorisera pas les livres à prouver quoi que ce soit ». Au XXe siècle, Bridget, lorsqu’elle tente d’adopter la même position, se voit snobée impitoyablement par ses collègues. Parce qu’elle travaille dans une maison d’édition huppée, elle est censée posséder une culture livresque qu’elle n’a pas et ne cherche pas à acquérir, préférant les adaptations télévisées aux récits. Elle se voit rétorquer « qu’on devrait demander aux gens de prouver qu’ils ont lu les grands classiques avant de les autoriser à regarder les adaptations à la télévision ». C’est oublier que les « grands classiques » d’Austen ont été eux-mêmes décriés de leur temps au regard d’une hiérarchie similaire entre lectures nobles et passe-temps populaires : c’étaient après tout des romans, ce genre encore récent, considéré comme une sous-littérature frivole, superficielle, bon pour un lecto- rat féminin en mal de sensations fortes. Austen elle-même n’a jamais contesté le caractère populaire de ses œuvres, ni leur capacité à se laisser traduire en images : ne s’est-elle pas amusée un jour à traquer dans une exposition de peinture les portraits de Jane et d’Elizabeth Bennet, telles qu’elle se les représentait mentalement ? De l’icône à l’idole, de la dictature des clichés à la traversée des apparences, de l’image-écran au modèle télévisuel, le parcours reste semé d’embûches. Bridget le suit pourtant jusqu’au bout, comme

119 pourquoi jane austen est la meilleure Chacune cherche son Darcy

Elizabeth avant elle. Si tant de lectrices sympathisent de nos jours avec ces deux personnages, c’est aussi parce que les normes sur ce que doit être une « dame de bon ton » (Austen) ou une « jeune épouse très tendance » (Fielding) sont aussi implacables, et aussi difficiles à concilier avec le désir d’être valorisée pour soi-même. Au-delà de la curiosité pour une époque révolue, ses mœurs et ses modes, ce qui noue une clandestine fraternité entre Bridget, Elizabeth, et leur public enthousiaste, c’est l’idéal romantique, celui d’une rencontre entre deux êtres capables de s’élire en toute lucidité, par-delà faux-semblants et conventions artificielles. Quitte (tant est l’ironie douce de nos temps postmodernes) à ce que ce triomphe de l’authenticité s’impose par le biais du jeu d’acteur. C’est parce que l’Elizabeth de la BBC émeut tant Bridget que celle-ci, à son école, parvient à identifier en Mark Darcy une âme d’élite, quoique affublée d’un épouvantable chandail jac- quard. Plus qu’une nostalgie des temps passés, dont Austen ne cache ni les travers ni les injustices, ce qui nous porterait aujourd’hui vers elle, ce serait une promesse d’avenir. Elle a la hardiesse de croire que le dialogue est possible entre homme et femmes, qu’il y a, quoi qu’en dise Lacan, « du rapport » entre les sexes, dès lors que chacun(e) met en œuvre ses facultés critiques et s’efforce de voir l’autre pour ce qu’il est, non ce qu’il passe pour être. Le Journal de Bridget Jones peut passer à bien des égards pour une caricature de cette trame, tant son héroïne demeure l’esclave des codes et protocoles, manquant rater de peu son idylle pour un brushing trop prolongé alors qu’Elizabeth se moquait bien de paraître devant Darcy en jupons crottés. Du moins réfléchit-il, fût-ce dans un miroir biaisé, l’attrait qu’exercent encore sur nous ces récits ironiques, sans concession, mais d’un optimisme infrangible.

1. Helen Fielding, le Journal de Bridget Jones, traduit par Arlette Stroumza, Albin Michel, 1998. 2. Jane Austen, Orgueil et Préjugés, traduit par Laurent Bury, Garnier-Flammarion, 2010.

n Camille Fort est ancienne élève de l’ENS, agrégée d’anglais, professeur de lit- térature et de traduction à l’université de Picardie Jules-Verne. Elle a consacré une monographie à l’écrivain William Golding (Dérives de la parole, L’Harmattan, 1998) et dirigé récemment un numéro d’Études anglaises sur les fictions policières contemporaines.

120 pourquoi jane austen est la meilleure

UN ÉTAT D’ÉQUILIBRE MINÉ PAR L’INQUIÉTUDE De Mansfield Park à Downton Abbey

n jean-pierre Naugrette n

« Rien dans la vie n’est sûr. » Mrs Patmore, dans Downton Abbey.

n a parfois peine à croire que Jane Austen (1775-1817) est l’exacte contemporaine des grands romantiques, et même de OMary Shelley. Alors que la période où elle vit, écrit, est à l’ou- verture vers l’autre, vers les grands espaces, Austen, née dans un presbytère du Hampshire, dont l’horizon semble s’être limité à une poignée de villes anglaises, choisit de mourir d’anémie à l’âge de 42 ans, clôture l’espace anglais, et par une série de torsions ironiques, tord gentiment le cou au romantisme ambiant. Là où ses prestigieux contemporains comme Coleridge, Wordsworth, Shelley, Byron ou Scott exaltent les puissances du moi au sein d’un large espace (la région des Lacs en Angleterre, l’Écosse, la France révolutionnaire, les Alpes et le sublime, l’Italie et la beauté, la Grèce en lutte, etc.), Austen, elle, avec une précision toute clinique, restreint sciemment l’espace, encadre les sentiments, pour développer un moi qui vise

121 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey avant tout le confort matériel, qu’il soit financier ou sentimental, avec le genre qu’elle inaugure par excellence, celui du marriage novel, le roman de mariage, qui perdure jusqu’à aujourd’hui sous des formes diverses, et avec un succès non démenti.

Le parc contre la nature

Comme celle d’Orgueil et Préjugés (1813), célèbre dans le monde entier, et amplement utilisée ou commentée (1), la première phrase de Mansfield Park (1816) est de ce point de vue édifiante. On nous parle d’une certaine Miss Maria Ward, de Huntington, dotée de « seulement sept mille livres », qui a eu, il y a trente ans de cela, « la bonne fortune de captiver Sir Thomas Bertram, de Mansfield Park, dans le comté de Northampton, et d’être ainsi élevée au rang d’épouse de baronet, avec tous les conforts et les conséquences d’une coquette maison et d’un ample revenu ». Le ton est donné, qui s’appuie sur des formulations à la fois factuelles et demi-ironiques, trait saillant du phrasé austenien qui préfigure l’approche balza- cienne du roman et du monde : héritée de la comédie anglaise du XVIIIe siècle, l’œuvre d’Austen annonce, en miniature, la Comédie humaine. Avant même qu’on nous développe le caractère ou les éventuels sentiments de Miss Ward, il y a ce pedigree originel, ces « seulement sept mille livres », handicap qu’elle a réussi à surmonter par le mariage. Le roman austenien, c’est l’expression des sentiments liée à la rédaction d’un contrat de mariage ou au relevé d’un compte en banque. Dis-moi combien tu possèdes, je te dirai si tu as droit d’avoir un cœur. En anglais, la cure d’un prêtre se dit living, comme le fait de vivre. À l’époque, on l’achetait, ce qui impliquait d’avoir un mini- mum de capital. Nombre des romans d’Austen représentent de jeunes gens dont la vocation ecclésiastique est dépendante d’un parent ou d’une parente susceptible de bien vouloir donner ou prêter la somme requise. La notion même de « gentillesse » est souvent liée à une largesse financière, comme au début de Raison et Sentiments (1811) où la famille Dashwood, dont la situation matérielle est deve- nue intenable, est opportunément invitée par un parent à quitter Norland Park, dans le Sussex, pour venir résider à Barton Cottage,

122 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey dans le Devonshire. Dans ces conditions, le rapport à la nature est sensiblement modifié par rapport à l’ouverture romantique. Une fois installée, la famille tente bien des « excursions », mais ces sorties dépendent du courrier matinal, qui peut apporter les mauvaises nou- velles, ou bien du temps qu’il fait : au début du chapitre xiii, on se demande ainsi doublement quel est le lien avec le monde extérieur. Heureusement, les nouvelles du colonel Brandon sont bonnes, et la matinée s’annonce plutôt « favorable », bien qu’il ait plu toute la nuit, d’ailleurs, nous dit-on, les nuages sont en train de se disperser dans le ciel, et le soleil fait de fréquentes apparitions. C’est un uni- vers où l’on contemple le monde extérieur depuis un salon, avec un feu de cheminée, on y prend le petit déjeuner ou le thé – on entend le tintement des cuillers. On peut faire des travaux de cou- ture, ou bien, comme dans Mansfield Park, y répéter une pièce de théâtre, théâtre dans le roman que Charlotte Brontë reprendra dans Jane Eyre (1847). C’est bien un monde hérité du XVIIIe siècle, où la conversation piece est le genre pictural à la mode. Il y a peut-être, comme dans Mr and Mrs Andrews de Gainsborough (1749, Londres, National Gallery), quelques nuages noirs à l’horizon, mais ce qui compte, c’est le portrait des époux et l’image des blés au premier plan, gages de fidélité conjugale et de richesse matérielle : certains historiens de l’art ont même décrypté la forme des gerbes de blé comme indiquant des méthodes de moissonnage modernes, pro- messe d’innovation technologique. Austen inscrit elle aussi, dans ces « conversations », une domestication de l’espace naturel, la réduction des champs par les récoltes, des prairies par des promenades, du ciel menaçant par le choix après tout délicieux et consenti de res- ter à l’intérieur. Le roman anglais du XIXe est moins psychologique qu’atmosphérique. Aller à la fenêtre, c’est surtout voir le temps qu’il fait. Pour le beau temps, la langue austenienne (2) recourt volontiers à l’expression « open weather », littéralement « temps ouvert », qui permet les sorties. En l’occurrence, une sortie rituelle (et non sau- vage) prend principalement l’aspect d’une partie de chasse. On peut certes s’aventurer au dehors, mais c’est à ses risques et périls, comme au chapitre xix de Raison et Sentiments, où deux sœurs, Marianne et Margaret, sortent dans les collines malgré un fort vent du sud-ouest qui souffle en bourrasques, et la pluie qui se met à tomber en rafales. Lorsque Marianne, qui incarne les « senti-

123 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey ments » du titre, se tord la cheville en tombant, elle est sauvée par un « gentleman » portant un fusil et flanqué de deux chiens - d’ar rêt. On voit bien, à travers cette foulure, comment s’opère littéra- lement et symboliquement la torsion austenienne. Loin de pour- suivre l’excursion de ses deux personnages dans les intempéries, la romancière imprime une torsion qui fait basculer la scène en arrière, vers l’irruption d’un personnage qui semble tout droit sorti du tableau de Gainsborough, c’est-à-dire du siècle précédent. C’est lui, Willoughby, qui ramène la jeune fille dans ses bras, à la maison. Brève excursion, promenade interrompue, courte scène romantique pour mieux revenir aux fondamentaux de la « raison » incarnée par la sœur Elinor, qui finit par triompher. Toute l’entreprise austenienne peut se résumer à l’évacuation patiente, systématique, parfois cruelle, des « sentiments » au profit de la « raison » qui doit logique- ment prendre leur place. L’Abbaye de Northanger (1818) introduit une jeune fille, dont la première phrase du roman, aussi ironique que les précédentes, nous dit que « Personne ayant vu Catherine Morland dans son enfance n’aurait pu supposer qu’elle fût née pour être une héroïne. » Son problème vient principalement, comme elle l’avoue elle-même au chapitre xiv, qu’elle a lu toute l’œuvre d’Ann Radcliffe, et notamment les Mystères d’Udolphe (1794). À Northanger, elle va tout naturellement se croire dans un roman gothique : dès qu’elle entend un craquement du plancher, elle pense qu’il s’agit d’un fantôme. Lorsqu’elle trouve un morceau de papier dans le tiroir d’une commode, elle croit qu’il s’agit d’un vieux parchemin – c’est une facture de blanchisserie. Il y a là du Hitchcock avant la lettre : dans Soupçons (1941), Lina (Joan Fontaine) pense également – à tort – que son mari (Cary Grant) l’empoisonne.

Roman policier et saga familiale

Ce resserrement austenien de l’espace est tout naturelle- ment propice à l’émergence de fictions policières, comme l’a très bien compris­ P.D. James avec son dernier roman, La mort s’invite à Pemberley (3), qui poursuit Orgueil et Préjugés en le tirant vers une forme de huis-clos que n’aurait pas reniée Agatha Christie. Austen incarne de ce point de vue une forme canonique d’angli-

124 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey cité : prendre le thé à heure fixe, jouer aux cartes devant la chemi- née, faire une promenade dans le parc sont autant d’occupations apparemment frivoles qui peuvent parfaitement cacher, à défaut de sentiments, des ressentiments profonds pouvant aller jusqu’au meurtre. Selon W.H. Auden dans son essai « Le presbytère cou- pable » (Harper’s Magazine, mai 1948), le roman policier – anglais par excellence – requiert foncièrement une « société en vase clos » et notamment un groupe géographique dans lequel les liens sont étroits : c’est ce qu’incarne le « village à l’ancienne » qu’on trouve dans les romans d’Austen, dont la version policière irait d’Agatha Christie à P.D. James, en passant par la série télévisée anglaise de Inspecteur Barnaby (4). Ainsi le château, ou la demeure seigneu- riale, devient-il le lieu privilégié d’une action qui se focalise autour d’un meurtre, comme dans le film de Robert Altman Gosford Park (2001), qui tisse l’intrigue policière autour des liens potentiellement antagonistes, en réalité très serrés, qui existent dans l’aristocratie britannique entre maîtres et serviteurs, dans le contexte du début des années trente – ici, novembre 1932. Comme déjà dans la Règle du jeu de Jean Renoir (1939), auquel le film d’Altman fait clairement allusion, le motif du week-end à la campagne est retravaillé dans le sens d’une analyse au microscope des relations entre le monde des serviteurs dans la cuisine et celui des maîtres dans les étages supé- rieurs : le rôle-clé tenu par le majordome, ou butler, joué par Alan Bates est celui de pivot entre les deux mondes. Il faut dire qu’entre- temps le roman de Kazuo Ishiguro, les Vestiges du jour (1989), porté à l’écran par James Ivory (1993), a fait du butler ce personnage qu’Ishiguro, né au Japon, qualifiait d’exotique (5). La peinture des mœurs anglaises sur fond de considérations financières, qui était le propre des romans d’Austen, devient ainsi susceptible d’adaptations qui ne sont pas seulement cinématogra- phiques : elles relèvent plutôt de mutations génériques, avec un soubassement commun, la description minutieuse de la société dans ses petits travers et ses enjeux profonds, sur un fond historique donné. L’autre aspect de l’héritage d’Austen aujourd’hui s’incarne ainsi dans la série d’ITV Downton Abbey, dont le scénariste n’est autre que Julian Fellowes, le même que celui de Gosford Park. On y retrouve l’actrice Maggie Smith, de nouveau dans le rôle de la comtesse douairière, créature du XIXe qui semble égarée dans le

125 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey

XXe mais plus aiguisée qu’il n’y paraît, qui distille ses remarques ironiques ou ses aphorismes à son fils, Lord Grantham (Hugh Bonneville), dont la préoccupation principale, outre aller se pro- mener avec son labrador beige dans le parc de son château, est de chercher à sauver le domaine de Downton – après le naufrage du Titanic en 1912, qui le prive d’héritiers directs, après des déboires financiers, après la guerre de 1914-1918, qui soldee leXIX siècle, avec, surtout, le monde moderne qui rattrape le monde ancien à toute vitesse. Dans le droit-fil de The Servant de Joseph Losey (sur un scénario de Harold Pinter, comme pour le Messager), les enjeux de classe au sens large – y compris sexuels – sont principalement vus à travers les rapports entre maîtres et serviteurs (6). Comme dans l’Abbaye de Northanger, le château, avec ses escaliers, ses cou- loirs, ses passages tortueux, est un lieu potentiellement inquiétant, qui pourrait celer des squelettes dans les placards, mais point de fantômes ici, les secrets sont plutôt ceux du cœur. Parfois, la série réussit à concentrer intrigue policière, internationale et sentimentale en un seul épisode, comme celui du fringant diplomate turc, Kemal Pamuk (Theo James), retrouvé nu et mort dans la chambre même de la jeune Lady Mary (Michelle Dockery), avec les risques de scandale qu’on peut imaginer (saison 1, épisode 3) – heureusement évité de justesse, même si les domestiques, dont l’une a surpris le transfert nocturne du corps, n’en pensent pas moins. Ils ont deviné, mais ils ne diront rien. Le succès phénoménal de la série d’abord diffusée en 2010 – on attend avec impatience la saison 4 pour l’automne –, qui lui a valu un Emmy Award en 2011, a plusieurs causes. D’une part, elle possède une qualité artistique qui dépasse les images un peu floues deGosford Park. La caméra caresse picturalement des objets, simples ou précieux, tel pot de fleurs (dans le générique, un pétale tombe comme pour marquer le passage du temps), telle nappe, tel tableau de maître ou tel rayonnage de bibliothèque en noyer. Les acteurs, du marmiton au seigneur, sont excellents, parfois au bord du pastiche – juste ce qu’il faut d’humour et d’ironie. Même le labra- dor et les chiens de meute jouent comme il faut. D’autre part, les conditions mêmes du tournage reflètent les enjeux de la série : alors que les scènes de la cuisine sont filmées en studio, celles concernant les maîtres sont tournées sur place, au château de Highclere, dans

126 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey le Berkshire – là où est né Lord George Carnavon, le découvreur avec Howard Carter du tombeau de Toutankhamon en 1922 – qui paraît-il a été sauvé grâce au tournage, comme si la fiction avait un effet direct sur la réalité : Oscar Wilde disait que c’est la vie qui imite l’art, et non l’inverse. Surtout, la série donne à voir, dans une tranche historique retraçant une saga familiale dans le genre Dynastie des Forsyte, un monde clos perpétuellement menacé par l’irruption du monde extérieur : par le biais du courrier qu’on ouvre le matin, souvent porteur de mauvaises nouvelles, par celui d’une excursion ou d’une partie de chasse qui tourne mal, ou bien encore par celui d’un nuage qui assombrit le ciel, véritable métaphore des tracas du temps qu’il fait. Un monde austenien, en somme (7), avec ses contradictions et ses ambiguïtés. Certes il semble confortablement clôturé, retranché dans un réseau de certitudes morales et sociales, adossé à l’idéologie de la petite ou grande propriété terrienne, obsédé par le mariage comme moyen de résoudre les difficultés de toute sorte (Lady Mary épousera Mr Crawley non seulement parce qu’il est l’héritier­ indirect de Downton, mais parce qu’il applique des méthodes de gestion permettant de sauver le domaine de la ruine : comme le Mr Andrew de Gainsborough, il innove). Mais toute pré- cipitation, toute perturbation – financière, internationale, sentimen- tale ou climatique – semble pouvoir le déstabiliser à tout moment. Comme dans une nature morte hollandaise lue par Claudel, « il y a à la fois immobilité et mouvement, un état d’équilibre miné par l’inquiétude » (8). Ce monde-là est résolument clos, rigide, charmant, fragile, exotique, c’est-à-dire anglais.

1. Voir la première phrase du Journal de Bridget Jones et l’article de Camille Fort. Pour un commentaire de la première phrase d’Emma, voir David Lodge, l’Art de la fiction, traduit par Michel et Nadia Fuchs, Payot & Rivages, 2009, chapitre i, « Le début ». 2. David Lodge se livre à une analyse serrée du vocabulaire de Mansfield Park dans Language of fiction, London, Routledge and Kegan Paul, 1966. « Manières », « devoir », « jugement », etc. 3. P.D. James, La mort s’invite à Pemberley, Fayard, 2012. 4. Voir Jean-Pierre Naugrette, « Petits meurtres dans la campagne anglaise », ­Revue des Deux Mondes, L’Angleterre sur écoute, octobre-novembre 2011. 5. Voir Jean-Pierre Naugrette, « Le roman anglais et l’histoire : les Vestiges du jour », in l’Histoire et le roman aujourd’hui, Fondation Singer-Polignac, 2005.

127 pourquoi jane austen est la meilleure Un état d’équilibre miné par l’inquiétude. De Mansfield Park à Downton Abbey

L’exemple donné par Ishiguro de l’exotisme anglais tient dans la question posée par le majordome : « Vous avez sonné, monsieur ? » 6. Voir l’article de Veronica Horwell, « The servant question », le Monde diploma- tique, version anglaise, janvier 2013. La partie de cricket qui oppose « le village » au « château » dans l’épisode 8 de la saison 3 provient tout droit de la même partie dans le Messager, avec les mêmes enjeux sociaux. 7. Un site Internet intitulé « Jane Austen’s World » comporte ainsi des renseigne- ments sur Downton Abbey. 8. Paul Claudel, la Peinture hollandaise et autres écrits sur l’art, Gallimard, coll. « Idées/arts », 1967, p. 125.

n Jean-Pierre Naugrette, ancien élève de l’École normale supérieure, est profes- seur de littérature anglaise à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, et membre du ­comité de ­rédaction de la Revue des Deux Mondes. Spécialiste de R. L. Stevenson et ­d’Arthur ­Conan Doyle, il est également traducteur et romancier. Dernières traductions ­parues : Edith Wharton, Kerfol et autres histoires de fantômes (Le Livre de poche, 2011), ­Joseph Conrad, Un sourire de la fortune (Circé, 2010). Il a publié en 2012 un ­cinquième roman, Exit Vienna (Le Visage Vert), et Edward Hopper. Rhapsodie en bleu, aux Nouvelles Éditions Scala.

128 pourquoi jane austen est la meilleure

“J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire”

n entretien avec hilary mantel réalisé par Frédéric verger n

ucun lecteur digne de ce nom n’a jamais été réconforté par un ­roman de Jane Austen. Son projet pourrait s’appeler “Contre “A­l’illusion”. » Ainsi, dans un article fameux (1), Hilary Mantel s’atta- quait aux austénites asthéniques, ces amateurs de porcelaine et de téléfilms sentimentaux qui déforment selon elle le visage de l’écrivain, répandent un ersatz qui se substitue dans l’imaginaire à la Jane réelle, celle du texte. Pour elle, l’intérêt de l’œuvre réside dans son acidité, sa méchanceté même, et la dimen­sion satirique y possède le mordant, la cruauté impitoyable des grands maîtres du genre, comme Juvénal ou Swift. Il est même comique de consta- ter qu’elle soit souvent considérée comme une apologiste du mariage heu- reux alors que, selon Mme Mantel, on n’en trouve aucun dans son œuvre et qu’elle le présente toujours comme une « transaction brutale ». Cette défense de Jane nous offre l’occasion de présenter à nos lec- teurs Hilary Mantel, encore méconnue en France, et pourtant l’un des écri- vains les plus importants de la littérature britannique contemporaine. Depuis A Place of Greater Safety, consacré à la révolution française, son œuvre romanesque est partagée entre des romans « modernes », souvent influen- cés par des épisodes de sa propre vie, et des romans historiques. Appréciée

129 pourquoi jane austen est la meilleure Entretien “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire” depuis longtemps par la critique, elle est devenue véritablement célèbre avec ses deux derniers ouvrages, Wolf Hall et Bring Up the Bodies (2) (dont la recension a été publiée dans le numéro de janvier dernier de la ­Revue des Deux Mondes), qui ont remporté un succès public et critique considérable au Royaume-Uni et aux États-Unis. Chose exceptionnelle, Hillary Mantel a remporté le Booker Prize pour chacun d’entre eux en 2009 et en 2012. La traduction française du premier, Dans l’ombre des Tudor, paraît aux Éditions Sonatine.

evue des Deux Mondes – Votre premier roman historique (3) était consacré à la révolution française. Était-ce cette période parti- Rculière qui vous intéressait ou le genre lui-même ? Hilary Mantel – J’ai écrit mon premier livre simplement parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire. Je m’étais inté- ressée à la révolution française et l’avais un peu étudiée à l’école quand j’avais 14 ans. Lorsque j’ai quitté l’université, où je faisais des études de droit, je suis tournée vers les sujets qui m’intéres- saient et me suis mise à lire toutes les biographies de personnages de la Révolution qui me tombaient sous la main. Et peu à peu mes lectures sont devenues de plus en plus sérieuses et systématiques. Je me disais : « J’aurais pu passer ma vie sur ce sujet. Pourquoi ne suis-je pas devenue historienne ? J’ai manqué le coche. Mais je pourrais peut-être écrire un roman ? » Et, pour ainsi dire, j’ai dérivé dans l’écriture. J’ai commencé à prendre des notes qui sont devenues des scènes, des dialogues. Peu à peu est née une fasci- nation pour ces hommes jeunes qui ont renversé tout un monde, et le désir de savoir, ou du moins de s’interroger sur ce que l’on aurait ressenti si l’on s’était trouvé à leur place. Un romancier est un spécialiste de l’imagination des mondes intérieurs d’autrui mais les romans en anglais sur la Révolution que je trouvais met- taient en scène la famille royale, l’aristocratie, c’étaient des romans ­vulgaires, sentimentaux, plein d’effets faciles, et qui représentaient mal ce qui s’était passé. Les histoires de ces révolutionnaires me semblaient plus intéressantes et je voulais savoir s’il était possible de rester fidèle à la vérité tout en recréant le drame et l’intensité fiévreuse de l’époque.

130 pourquoi jane austen est la meilleure Entretien “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire”

Revue des Deux Mondes – Le XVIIIe siècle semble vous intéresser. Pourquoi ? Hilary Mantel – À vrai dire, c’est le XVIIIe tardif qui m’intéresse, à partir de 1760, l’époque où beaucoup de ces révolutionnaires sont nés. Le travail de recherche finit par créer une forme de familiarité, on se sent « chez soi » dans une époque. Pendant longtemps, quand je visitais une grande demeure, un musée, une ­galerie, mon œil cherchait instinc- tivement tout ce qui se rattachait à ce XVIIIe tardif et ignorait le reste. Et l’art, la musique du XIXe me semblaient d’une lourdeur insuppor- table, pleins d’une surexpressivité qui avait l’air de vouloir me clouer le bec. C’est un choix esthétique, si vous voulez. J’aimais la pureté de la ligne néoclassique. Et même la mode, la mousseline et le lin plutôt que le brocart, la simple ceinture, le naturel du vêtement féminin une fois abandonnés la poudre à cheveux et ces énormes paniers qui se prenaient dans les portes. On s’imagine toujours la recherche comme une étude approfondie de traces documentaires, mais il existe d’autres formes de traces, des traces culturelles, et le romancier doit recréer son propre goût sur un modèle ancien. Bref, on se sent chez soi. Il existe un certain ordre dans ce désordre, une logique qu’on finit par apprécier. J’ai écrit un roman, The Giant, O’Brien (4), qui se passe en Angleterre et en Irlande au début des années 1780. Il est différent du roman sur la Révolution ou des romans sur les Tudor parce qu’il n’est que vaguement rattaché à des faits authentiques. Il se déroule dans les bas-fonds de Londres, dans le monde des criminels et des monstres de foire. Dans ce cas-là, ce qui m’attirait, ce n’était pas (on s’en doute) la dimension esthétique, mais plutôt comment une cer- taine impulsion révolutionnaire s’était trouvée détournée ou arrêtée. Je me suis toujours demandée non pas pourquoi les Français avaient fait une révolution mais pourquoi les Anglais ne l’avaient pas faite. L’Irlande de cette époque me fascine également. La façon dont ses énergies ont été canalisées dans le sectarisme religieux.

Revue des Deux Mondes – Comment vous est venue l’idée d’un roman sur Thomas Cromwell ? C’est l’époque ou le personnage qui vous a intéressée ? Hilary Mantel – Thomas Cromwell, c’est l’un de ces person- nages qu’on trouverait intéressant dans n’importe quel contexte, mais il l’est particulièrement à la lumière de son époque. Son par-

131 pourquoi jane austen est la meilleure Entretien “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire” cours me fascine : comment, dans cette société stratifiée, hiérarchi- sée, il a tracé son chemin, comment ce fils de maréchal-ferrant est devenu earl. J’ai longtemps voulu écrire ce roman mais j’étais trop prise par mon amour pour le XVIIIe. J’ai dû attendre de pouvoir dire à mon éditeur que le prochain roman demanderait du temps. Il me fallait trouver mes marques dans un monde nouveau, apprendre à y marcher sans trébucher. Il y a encore tant de choses que j’ignore. Quant à Thomas Cromwell lui-même, des pans entiers de sa vie sont inconnus, ils n’ont laissé aucune trace, et cela stimule l’imagination.

Revue des Deux Mondes – Cromwell n’est pas toujours présenté comme un homme juste ou agréable et pourtant le lecteur éprouve une grande sympathie, une empathie à son égard. Quel genre d’iden- tification émotionnelle avez-vous voulu créer ? Hilary Mantel – Je pense que si un romancier se donne du mal pour que le lecteur voie les choses au travers du regard du person- nage, l’empa­thie naîtra. La gageure consiste à toujours se demander ce qu’on aurait fait à sa place. C’est un homme de son temps, un cour- tisan, un politicien, un survivant. Il est brutal mais pas davantage que la plupart des acteurs de ce grand théâtre qu’est la cour de Henry VIII. Il n’a pas toujours été bien traité par l’histoire populaire, qui le pré- sente comme le méchant. Je devais modifier la vision que s’en fait le lecteur, combattre les préjugés, mais sans déformer la vérité. J’ai été honnête, j’aurais même pu me montrer encore plus compré­hen­sive à son égard en restant fidèle à la vérité historique. On le voit apparaître dans les documents : son inventivité, sa profonde intelligence pra- tique, sa nature entreprenante, son optimisme, et ses éclairs ­d’humour sardonique qui m’ont surprise car sur son portrait par Holbein il n’a pas l’air d’un homme capable de rire. Je n’ai pas eu besoin de l’in- venter pour l’aimer. Seulement de fendre l’amas de préjugés pour remonter aux sources.

Revue des Deux Mondes – En tant qu’auteur de romans histo- riques, vous arrive-t-il d’être partagée entre l’inspiration et le respect de la vérité ? Hilary Mantel – C’est la vérité des faits qui m’inspire. L’Histoire est si variée, souvent si surprenante, que je n’éprouve pas le besoin de la déformer. Rien de ce que je pourrais inventer ne serait aussi

132 pourquoi jane austen est la meilleure Entretien “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire” intéressant que la vérité que je découvre. L’enchaînement des évé- nements est souvent fragmentée, informe, insatisfaisant d’un point de vue dramatique ; l’art ne consiste pas à leur donner une forme par le mensonge, mais à rendre votre fiction si souple qu’elle les épouse sans les déformer.

Revue des Deux Mondes – Comment travaillez-vous ? Chacune de vos scènes est remarquable à la fois de spontanéité et de concen- tration, la préparez-vous dans un scénario ou l’improvisation au moment de l’écriture joue-t-elle un grand rôle ? Hilary Mantel – Je pense mes scènes comme les scènes d’une pièce. C’est comme si on les jouait devant moi. Avant d’en écrire une, je passe en revue l’ensemble des témoignages, des sources en prenant bien soin de noter les contradictions. Puis, ces divergences bien en tête, je rassemble les personnages et ils essaient de les résoudre. Et il se trouve que, la scène achevée, on comprend mieux les choses qu’au début. Il me faut « observer » les personnages sur ma scène intérieure. Parfois, ce n’est pas ce qu’ils disent qui est important, mais la façon dont ils bougent. J’étudie le langage du corps de ces êtres imaginaires. Souvent ce qui sort de leur bouche me surprend. En réalité, bien sûr, c’est mon propre inconscient qui me surprend. Je suppose que j’ai assimilé mon matériau à un niveau si profond que j’en comprends l’esprit, même si manquent certains faits, si des aspects demeurent mystérieux. D’ordinaire, la première version saisit ce qu’il y a d’important. Mais je réécris pour plus de concision, de clarté, d’élégance, pour rendre le dialogue plus aigu, m’efforcer de trouver le mot juste à chaque fois et d’éliminer le superflu.

Revue des Deux Mondes – Bien que vos ouvrages soient très dif- férents des leurs, on a le sentiment que vous pourriez vous sentir proche d’auteurs comme Penelope Fitzgerald (pour sa capacité à rendre le passé vivant) et Muriel Spark (à cause du thème de l’éner- gie et de l’amour de la vie liés mystérieusement à quelque chose de terrible et d’effrayant)... Hilary Mantel – C’est un point très intéressant. On me compare à Muriel Spark depuis mes débuts mais, bien que j’admire beaucoup certains de ses livres, je ne peux pas dire qu’elle m’a influencée

133 pourquoi jane austen est la meilleure Entretien “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire” puisque je ne l’ai lue qu’une fois que ma personnalité littéraire était déjà formée. Il est assez drôle d’entendre pendant des années qu’on rend hommage à des histoires qu’on n’a pas lues, même si je sais bien qu’on n’a pas besoin d’avoir lu un auteur pour tirer profit du goût qu’il a contribué à former. Nous avons en commun le catholi- cisme, bien qu’elle soit une convertie et que je sois née catholique et aie perdu la foi dans mon enfance. Elle a passé du temps en Afrique lorsqu’elle était jeune, comme moi. Je pense que ce que nous avons en commun, c’est un certain type d’humour et un intérêt pour la dimension métaphysique des choses. J’ai bien connu Penelope Fitzgerald et j’adorais l’écouter par- ler. J’étais fascinée quand elle racontait qu’elle écrivait le roman d’abord et faisait le travail de recherche après. Elle exagérait peut- être un peu mais elle était amusée quand des lecteurs lui écrivaient pour corriger une erreur alors que moi – même si je sais qu’elles sont inévitables – je me sens humiliée si j’ai déformé la vérité. Je crois que son approche sereine était à l’opposé de la mienne, mais elle fonctionnait très bien pour elle.

Revue des Deux Mondes – En vous lisant, on éprouve le sentiment que le roman historique est une sorte de métaphore, de concentration parfaite de ce qu’est écrire une histoire. Êtes-vous d’accord avec ça ? Hilary Mantel – J’essaie de m’emparer d’une histoire – disons celle de Thomas Cromwell – pour examiner toutes les histoires. À cet égard, mes fictions historiques sont toujours conscientes d’elles- mêmes. Elles savent que la vision qu’elles présentent n’est qu’une vision possible, que derrière ma représentation d’un homme ou d’une femme réels se pressent toutes les représentations imaginées par d’autres auteurs, un peu floues, leurs silhouettes débordant der- rière elle, comme des fantômes. Essayer de raconter l’histoire d’une vie permet à l’écrivain d’explorer le travail de la mémoire, souvent plein de difformités et d’erreurs, et comme il s’agit de vies documen- tées, on explore aussi l’évolution de la mémoire historique. Ce qui fixe mon intérêt, c’est ce gouffre qui sépare le sujet historique et l’écrivain, l’espace entre eux et nous, un espace pal- pitant d’ironie : nous savons comment l’histoire va finir et pas eux. On me demande souvent comment il est possible de conserver la tension et l’attrait dramatique d’un récit alors que le lecteur sait très

134 pourquoi jane austen est la meilleure EntrEtiEn “J’ai écrit mon premier livre parce qu’il n’existait pas et que j’avais envie de le lire” bien, par exemple, qu’Ann Boleyn va mourir. Mais ce qui confère sa cohérence à une culture, c’est la répétition d’histoires que tout le monde connaît, que ce soit les contes ou ces grands récits qu’une nation se raconte à elle-même. Si l’histoire est assez forte, convain- cante, archétypale, le public n’est pas gêné par l’aspect répétitif : il est seulement sensible au pouvoir ou à l’impuissance de la nouvelle version à susciter une émotion. L’aspect dramatique, palpitant appa- raît dès qu’il se dit, stupéfait, « cela aurait pu se passer autrement ». Et c’est précisément ce que nous faisons tous lorsque nous repen- sons à nos vies : « Si seulement,… » « Et si… ». Alors, à ce moment précis, toutes les histoires n’ont font plus qu’une.

1. Hilary Mantel, « Not ‘Everybody’s Dear Jane’ », New York Review of Books, 5 février 1998. 2. Hilary Mantel, Wolf Hall et Bring Up the Bodies, Fourth Estate, respectivement 2009 et 2012. Les Éditions Sonatine doivent publier la trilogie sous le titre général le Conseiller. Le premier tome, Dans l’ombre des Tudor, paraîtra en mai 2013. 3. Hilary Mantel, A Place of Greater Safety, Viking, 1992. 4. Hilary Mantel, The Giant, O’Brien, Picador, 2007.

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identification du roman anglais

n philippe arnaud n

dentifier le roman anglais ? On risque fort, comme le héros d’Identification d’une femme, de Michelangelo Antonioni, qui Icherche une femme sans la trouver, de passer à côté du sujet. Jorge Luis Borges, qui a été professeur de littérature anglaise pen- dant vingt ans à la faculté de philosophie et de lettres de l’université de Buenos Aires, disait que la littérature anglaise était la plus riche du monde. Si on considère que le roman anglais est né au XVIIIe siècle, qu’est-ce qui rapproche Fielding, Sterne, Swift, Defoe, Wilde, Stevenson, Lawrence, Orwell, Woolf, Joyce, Waugh, pour ne citer que les auteurs les plus importants ? On considère souvent Fielding comme le « père » du roman anglais ; Dominique Fernandez, dans l’Art de raconter (1), écrit que Defoe est « le père du roman moderne ». On pourrait ajouter un troisième géniteur : Swift, ce qui fait au moins trois pères, situation originale même par les temps qui courent, et qui complique encore un peu plus cette question de l’identification, ou de la reconnaissance, du roman anglais.

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Ajoutons une question, que pose Virginia Woolf dans The Common Reader (2) : les Français peuvent-ils comprendre la littéra- ture anglaise ? En 1923, dans un texte sur Ulysse, T.S. Eliot note que Joyce, au moment de la sortie de son livre, est accusé de « diffamer l’hu- manité ». Il observe que Thackeray, au XIXe siècle, reprochait déjà à Swift de « diffamer l’humanité ». Orwell, après la guerre, sera éga­lement accusé de « diffamer l’humanité ». Curieuse accusation, souligne Eliot. Diffamer, dit-il, c’est produire de fausses pièces à conviction. Il demande : « Est-il possible de diffamer l’humanité ? » Il ajoute avec humour : « Voilà une belle controverse pour société de philosophes. » Et l’on pourrait se demander quelle est cette « humanité » – ou cette religion de l’humanité – à laquelle les écri- vains anglais, de Swift à Joyce, en passant par Sterne, Fielding, Stevenson, Lawrence, Woolf, Orwell, Waugh, ont toujours opposé une résistance farouche, opiniâtre, instinctive, avec semble-t-il quelque raison. En France, notre mémoire collective tourne depuis soixante ans, en ellipse, autour de deux foyers, Vichy, Londres. En Angleterre, c’est une autre histoire, et pour cause. « Le problème de la littérature, c’est celui des mémoires », dit Sollers (3). C’est très vrai, de Saint- Simon à Proust, en passant par Chateaubriand – on pourrait ajouter Céline à la liste des mémorialistes. Encore faut-il que la mémoire ne devienne pas un boulet. On peut noter que l’Angleterre n’a pas connu après la Seconde Guerre mondiale un épisode plus ou moins contraint comme celui du Nouveau Roman. Rappelons que le Nouveau Roman se voulait le roman du présent (Robbe-Grillet), de l’« instant présent » (Sarraute). Si l’histoire et la littérature s’ignorent à ce point en France, force est de constater que cela n’a pas été le cas en Angleterre. Qui d’autre qu’un Anglais pouvait écrire la Ferme des animaux et 1984 ? Au XXe siècle, l’Angleterre a sauvé l’honneur de l’Europe, pas seulement militairement ou politiquement, mais littérairement. Elle a su préserver la culture libérale qui est la nôtre depuis cinq cents ans. On peut penser que la littérature y est pour quelque chose. Et l’on devrait hésiter, de ce côté-ci de la Manche, à consi- dérer l’épithète « libéral » comme une injure. Mais il est vrai que les mots manquent pour qualifier la dévastation capitaliste en cours de

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la planète, et notre effroyable époque. « Libéral » n’est pas un gros mot. Le socialiste Orwell se disait libéral. « Notre société demeure, au sens large, libérale », écrivait-il en 1946, pour s’en réjouir. Il ajoutait : « Il est probable que si la culture libérale venait réel- lement à disparaître, l’art littéraire périrait avec elle. » Il faut lire absolument cet essai d’Orwell, intitulé Où meurt la littérature, sur la liberté de création, sans cesse menacée (4). C’est Wilde qui disait : « Désormais, les Anglais et les Américains n’ont plus rien qui les distingue, sauf la langue, natu- rellement. » S’il y a une spécificité du roman européen, le roman de Grande-Bretagne et d’Irlande y occupe une place éminente. Il n’y a pas de littérature anglaise qui serait dissociée de la littéra- ture européenne. Dans Qu’est-ce qu’un classique ? publié en 1944, T.S. Eliot écrit : « L’Europe est un tout, la littérature européenne est un tout. (5) » Un écrivain doit posséder un « sens historique », affirme-t-il. « Un écrivain doit écrire avec le sentiment que toute la littérature européenne, depuis Homère, et englobée en elle, toute la littérature de son pays, coexistent en une durée unique. » Eliot avait une haute idée de la littérature. Il disait, par exemple, qu’il y avait des livres « malfaisants ». Il expliquait la raison de la pro- digieuse variété de la littérature anglaise par le fait qu’il n’y avait pas de « classique » anglais, et qu’on ne pouvait pas dire que l’an- glais s’était jamais affirmé complètement dans l’œuvre de tel ou tel poète classique.

Une méfiance justifiée

Le XVIIIe siècle est anglophile. Le XIXe siècle est anglo- phobe. Stendhal ne pardonne pas aux Anglais l’infamie de Sainte- Hélène. Il est sévère envers la civilisation anglaise, mais il vénère Fielding. « L’Angleterre est l’antithèse de la France », affirme Renan. Le positiviste Taine, professeur de philosophie, auteur d’une monumentale Histoire de la littérature anglaise, trouve le rire des Anglais « pas franc » ; le rire des Anglais, écrit Taine, ne ressemble pas « au bon rire de Molière » ; la littérature anglaise est « à demi littéraire », etc. On enseignait cela aux jeunes gens, au XIXe siècle.

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Baudelaire, lui, souligne la violence du comique anglais. « Pour trouver du comique féroce et très féroce, il faut passer la Manche », écrit-il. On retrouve ce comique à notre époque chez les Monty Python. On ne peut pas dire que Nietzsche fasse preuve d’une grande clairvoyance à l’égard des Anglais, « race peu philosophique », à laquelle manque « la vraie puissance intellectuelle » et « la profon- deur du regard et de l’esprit » d’un Hegel ou d’un Schopenhauer – que Nietzsche dit détester par ailleurs. Mais toute la philosophie anglaise n’est-elle pas justement animée par cette méfiance, justifiée, envers la « puissance intellectuelle » et la prétendue « profondeur d’esprit » ? Cela étant dit, Nietzsche salue l’humour anglais, et Sterne. Rendons-lui cette justice. Goethe rend de nombreux hommages à Sterne. Mais Goethe est un homme du XVIIIe siècle. En 1903, Tolstoï écrit un pamphlet contre Shakespeare. À tra- vers lui, c’est l’Angleterre qu’il vise. Ce texte est emblématique de l’incompréhension – le mot est faible – de l’écrivain russe pour la culture anglaise. Pour Tolstoï, le mérite de Shakespeare est inexis- tant. Shakespeare n’a aucun génie, « aucun sens esthétique », il n’est pas un artiste ; il est immoral, irréligieux, c’est un amuseur qui a avili le théâtre ; « il n’est pas sérieux ». Tolstoï fait le même reproche d’ab- sence de sérieux à Bernard Shaw. À propos de ce texte, il faut lire la « réponse », qui date de 1947, de George Orwell, qui déci­dément était sur tous les fronts à cette époque-là (6). Pour Orwell, c’est sur- tout l’aversion de Tolstoï pour Shakespeare qui est intéressante. Il écrit : « Ce que [Tolstoï] déteste le plus, c’est une sorte d’exubérance, une tendance à prendre je ne dis pas du plaisir, mais de l’intérêt, à la réalité changeante de la vie. » Pour l’écrivain russe, « la littérature doit consister en simples paraboles […] où le plaisir et la curiosité ne doivent avoir aucune part ». Orwell ajoute : « La réaction [de Tolstoï] est celle d’un vieillard irascible qu’importune un enfant turbulent. “Pourquoi t’agites-tu ainsi sans répit ? Ne peux-tu rester comme moi tranquillement assis ?” D’une certaine façon, le vieillard a raison, mais l’ennui est que l’enfant éprouve ainsi à dépenser son énergie un plaisir que le vieillard ne peut plus connaître. » Et ceci : « Tolstoï eut de toute façon rejeté l’idée même d’appré­ cier la poésie pour sa texture, c’est-à-dire de l’apprécier comme une sorte de musique. »

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Dans l’Art du roman (7), Virginia Woolf étudie les différences entre le roman anglais et le roman russe. Ce texte de Woolf sur « le roman moderne » est extraordinaire. Il a été publié pour la première fois en 1919, dans le supplément littéraire du Times. Dans tout écri- vain russe, il y a un « saint », dit-elle. Mais le roman russe nous plonge dans « une interrogation sans espoir, qui nous emplit d’une désola- tion profonde, et finalement une amère rancune ». Les romanciers russes voient plus loin que nous, dit encore Woolf. « Mais peut-être voyons-nous quelque chose qui leur échappe. » Il y a en nous « la voix d’une antique civilisation qui semble avoir nourri en nous l’ins- tinct de nous réjouir et de lutter, plutôt que souffrir et comprendre­ ». Ici, on retiendra les deux verbes « se réjouir » et « lutter », to enjoy and fight. Ce pourrait être la devise du roman anglais. Woolf ajoute : « Le roman anglais, de Sterne à Meredith, porte témoignage de la délectation naturelle que nous trouvons dans l’hu- mour et le comique, dans la beauté de la terre, dans les activités de l’intelligence et dans la splendeur du corps. » Rire, humour, joies de la nature, plaisirs de l’intelligence et du corps… Est-ce que ce n’est pas la meilleure définition du bonheur de lire, ou d’écrire ? Pascal Aquien, auteur de la préface des Œuvres d’Oscar Wilde dans la « Pléiade » (8), souligne que, encore aujourd’hui, « Wilde passe pour un homme de surface ». Oui, il y a une légèreté de l’esprit­ anglais, qui prouve que l’on peut être profond sans être épais. De même que l’on peut être amusant tout en étant sérieux. C’est Chesterton qui disait : “Sérieux” n’est pas le contraire d’“amu- sant” ; le contraire d’“amusant” est seulement “pas amusant”.» On dit un jour à Samuel Johnson, auteur du Dictionnaire de la langue anglaise de 1755, que l’Académie française, avec ses quarante membres, avait enfin publié son dictionnaire. Réponse de Johnson : « Quarante Français pour un Anglais, c’est une juste proportion. » Même le nationalisme peut être humoristique, en Angleterre. Il paraît qu’aujourd’hui 95 % des Français sont anglophobes (9). C’est peut-être vrai, mais les Français lisent désormais Swift, Stevenson, Lawrence, Austen, Woolf, Waugh, Orwell, sans parler des contempo- rains… Et le Tristram Shandy de Sterne ! Grâce, en particulier, à la magnifique traduction de Guy Jouvet, parue en 2004(10) . Bizarre, entre parenthèses, ce reproche fait à Jouvet de « surtraduire » Sterne, alors que l’on ne peut que le sous-traduire, comme Joyce, d’ailleurs. Passons.

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“L’âme a peu de sens de l’humour”

La religion, la morale. Finalement, c’est toujours le même reproche que l’on fait aux écrivains. Ils ne sont pas moraux. Ils sont irréligieux. Ce sont des diffamateurs. Mais la littérature n’est pas morale. Elle exige une autre morale, une « hypermorale », disait Bataille. Voltaire remarque, dans ses Lettres anglaises, que, dans un pays « qui paraît si étrange à une partie de l’Europe », on n’a pas trouvé étonnant qu’un doyen de cathédrale (Swift) écrive un conte drolatique sur la religion (le Conte du tonneau). Voltaire ajoute : « On n’entendra jamais bien en France les livres de l’ingénieux docteur Swift. » Les Français, devenus entre-temps laïques, seraient-ils, comme les Russes, très coincés sur les questions de religion ? Voltaire notait que les Français avaient une « sévérité chrétienne » qui était une vraie « barbarie gothique ». Virginia Woolf, toujours à propos des Russes préoccupés de leur « âme », notait délicieusement que l’âme est antipathique au lec- teur anglais. « L’âme a peu de sens de l’humour et nul sens comique. » La vraie culture se moque de la culture. Joyce le démontre encore au XXe siècle, et c’est pourquoi il est le plus grand écrivain de son temps. La vraie nature se moque également de la nature. L’esthétique naturaliste n’est pas tout le roman. À répéter que le roman dit la vérité, que le romancier doit « faire vrai », qu’il a un devoir de sincérité, etc., on finit par oublier aujourd’hui que l’art de raconter une histoire (le fameux story telling), est aussi un art de mentir. C’est ce que dit Oscar Wilde dans le Déclin du mensonge : « C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui- même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. » À méditer à l’heure de l’autofiction triomphante. La mauvaise poésie est issue de sentiments authentiques, dit encore Wilde. On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments. La phrase n’est pas de Gide, mais de Stevenson. Beaucoup de romans aujourd’hui se veulent sincères, et ne sont que pathétiques. Il faut lire les écrits de Stevenson sur la littérature « réaliste », heureu- sement réédités. Ils sont d’une troublante actualité (11). La sincérité est un leurre. Sterne se moque de la sincérité ; pour lui, seule la vérité compte, souligne Guy Jouvet, qui rappelle que Byron – qui détestait Sterne – reprochait à celui-ci son hypocrisie, alors que Sterne est sans doute le moins hypocrite de tous les hypocrites (12).

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On connaît la phrase de Warburton : « Nous avons tous assez de force pour supporter les souffrances d’autrui. » Reprise chez Sterne, cela donne : « Je souhaite que l’on puisse supporter les mérites de certaines gens avec la même indifférence. » Reprise chez Wilde, qui pompe ici outrageusement : « N’importe qui peut sym- pathiser avec les souffrances d’un ami. Sympathiser avec ses succès exige une nature très délicate. » Ainsi va la littérature. On pourrait sans doute montrer que Stevenson, Wilde, Joyce – ne parlons pas de Lewis Carroll – n’ont cessé de lutter contre la vogue croissante du réalisme et du naturalisme, c’est-à-dire de la plate imitation de la nature. Une histoire du roman anglais, héritier de la grande tradition du roman européen inaugurée par Rabelais et Cervantès, pourrait s’arrimer à ce bout-là. Orwell ou Waugh, eux aussi, ont cette résistance instinctive au pathétique naturaliste. D’Evelyn Waugh, on peut lire, pour s’en convaincre, The Loved One (le Cher Disparu), le grand roman de la passion nécrophile, qui est désormais celle du spectacle télévisuel dans lequel nous baignons (13). Sur les rapports entre Orwell et Waugh, il faut lire également le livre, non encore traduit en fran- çais, de Davis Lebedoff, The Same Man (14). Pour cet Américain de Minneapolis, Orwell et Waugh, très dissemblables en apparence, se ressemblent beaucoup. « Le génie anglais, écrivait Voltaire, res- semble […] à un arbre touffu planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, et croissant inégalement avec force. Il meurt si vous voulez forcer sa nature, et le tailler en arbre des jardins de Marly. » Borges, lui, soulignait la solitude et l’individualisme des écri- vains anglais. Dans un essai sur Blake, il remarquait que chaque écrivain anglais est seul dans la littérature de son temps. C’est peut- être pour cela qu’ils nous touchent autant.

1. Dominique Fernandez, l’Art de raconter, Grasset, 2006. 2. Virginia Woolf, l’Art du roman, Points, 2009. 3. Cité par Michel Crépu in la Confusion des lettres, Grasset, 1999. 4. George Orwell, in Tels, tels étaient nos plaisirs, et autres essais, Ivréa, 2005. 5. T.S. Eliot, Essais choisis, Seuil, 1999. 6. George Orwell, « Lear, Tolstoï, et le Bouffon », in Tels, tels étaient nos plaisirs, et autres essais, op. cit. 7. Virginia Woolf, l’Art du roman, op. cit.

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8. Oscar Wilde, Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996. 9. Charles Dantzig, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Grasset, 2009. 10. Laurence Sterne, la Vie et les opinions de Tristram Shandy, Éditions Tristram, 2004. 11. Robert Louis Stevenson, in Essais sur l’art de la fiction, « Petite Bibliothèque », Payot, 2007. 12. Guy Jouvet, « Laurence Sterne, l’assassinat du pathétique », in la Nouvelle Revue française, n° 572, janvier 2005. 13. Evelyn Waugh, le Cher disparu, traduit par Dominique Aury, Robert Laffont, 1949. 14. David Lebedoff, The Same Man, George Orwell and Evelyn Waugh in Love and War, Random House, 2008.

n Philippe Arnaud est professeur de philosophie à Paris. Il a enseigné notamment pendant dix-sept ans au Centre de formation des journalistes, à Paris, et à l’univer- sité Paris-XIII. Il a récemment publié Suites anglaises, de Swift à Joyce, Stevenson, Orwell et quelques autres (Arléa, 2012).

143 pourquoi jane austen est la meilleure

pénélope à Chawton

n lucien d’Azay n

o become acquainted or not to become acquainted ? Avoir des relations ou ne pas en avoir ? Voilà la grande affaire des T romans de Jane Austen, la question qui tourmente ses per- sonnages, à l’aune de laquelle ils se jaugent les uns les autres. Ou encore, sur le mode opérationnel : comment (re)faire connaissance avec quelqu’un ? C’est-à-dire, plus explicitement : comment entrer en relation avec quelqu’un qui pourrait jouer un rôle dont dépendra notre existence ? Le problème se pose quasiment à chaque page. C’est le ressort de toutes ses intrigues, d’ailleurs fort simples et par- faites comme n’importe quelle partition de Mozart. Et c’est aussi, en dépit de leur contexte provincial et domestique, ce qui rend ses romans si attachants et si passionnants. Quoi de plus universel que les rapports entre les êtres humains ? Quoi de plus romanesque que les enjeux de ces rapports ? Ne passons-nous pas l’essentiel de notre temps à tisser des liens et à les défaire ? Dans la société pré-victorienne que Jane Austen décrit mali- cieusement dans ses romans, et où elle baigna tout au long de sa vie, un individu se définit avant tout par son acquaintanceship (ou

144 pourquoi jane austen est la meilleure Pénélope à Chawton

son set of acquaintance), autrement dit par le cercle de ses connais- sances, son éventail de relations, son club, son clan, son « party », comme elle dit souvent : le monde est une galaxie de constella- tions indépendantes, chaque étoile emportant jalousement dans son orbite les planètes qui lui sont dues, dans la hantise d’un téles- copage parfois, hélas, inévitable. De fait, les personnages de Jane Austen apparaissent toujours au sein d’un réseau, qu’il s’agisse de leurs acquaintances (connaissances), de leurs relatives (proches parents), de leurs connections (relations), de leurs friendships (ami- tiés), de leurs relationships (liaisons), de leur attachments, de leurs engagements, ou de leur intercourse (rapports) – ce dernier mot, au singulier, ayant pris de nos jours une connotation sexuelle que la romancière n’avait sans doute pas prévue et qui pimente davan- tage son univers, si besoin était. Un monde où l’on n’existe qu’en fonction de son réseau social, où l’on trie sans cesse ses connais- sances sur le volet, où l’on présente son cénacle d’élus comme un sauf-conduit, où l’apparence, la countenance, les manières et, bien entendu, le patrimoine sont indispensables, sous peine de se voir reléguer au néant, cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ? Entrez dans n’importe quelle librairie de Londres (à commen­ cer par les chaînes, comme Waterstone’s, qui ont ruiné et éliminé, à coups de discount, les libraires indépendants, jugés par ailleurs « éli- tistes ») et demandez où sont rangés les six romans de Jane Austen (outre un volume de correspondances et ses fameuses Juvenilia, miscellanées jubilatoires d’ébauches de jeunesse) ; vous en trou- verez un rayon complet : pas moins de dix-sept éditions, poche ou grand format, ordinaires ou luxueuses, reliées et cousues, avec de belles couvertures en tissu stylisé, sont disponibles à l’heure où j’écris (en février 2013). On vous dira qu’elle fait l’objet d’un culte deux fois séculaire, ce qui n’explique pas qu’on la lise encore si passionnément (à preuve, Walter Scott et Lord Byron, ses contempo- rains, qu’on vénère comme des saints mais qu’on ne lit plus guère), ou bien que ses romans ont été adaptés avec succès au cinéma, alors qu’il ne s’agit là que de corollaires parmi d’autres. Dans la capitale du capitalisme, c’est-à-dire des activités bancaires, de la spéculation et des assurances, la vérité semble plus évidente. Si les romans de Jane Austen sont toujours des best-sellers (vingt millions d’exem- plaires d’Orgueil et Préjugés, toutes langues confondues, depuis

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sa parution il y a exactement deux siècles, en 1813), c’est que le monde qu’elle dépeint – les coteries étriquées et bien-pensantes de la gentry pendant la Régence anglaise (1810-1820) – ressemble à s’y méprendre aux communautés libérales-libertaires contemporaines, telles qu’elles transparaissent sur Facebook par exemple. On y retrouve la même urgence, la même emprise et la même obsession du réseau social, et toute l’excitation qu’il suscite, si banale, si souvent frivole, mais si humaine et si incontournable une fois qu’on est pris dans ses rets. Le génie de Jane Austen est d’avoir su joyeusement caricaturer la société dont elle faisait par- tie, et d’en avoir exploité le système à des fins romanesques (c’est la Princesse de Clèves, si l’on veut, mais en plus sobre et en plus spirituel). Le principe de ses romans touche à la racine même de la vie en société, une fois que la question des besoins vitaux a été éliminée : on travaille peu chez Jane Austen ; l’intrigue sociale est l’apanage d’oisifs – nantis, rentiers, pasteurs mondains ou militaires à la retraite. Il est vrai qu’au point de vue des relations humaines, l’indigence ne se prête guère à la variété littéraire, mais l’on peut en dire autant de l’amour et de la volonté de pouvoir, assez rarement originaux. Bref, une fois le décor planté, the important thing is to play one’s game well : l’important, c’est de tirer son épingle du jeu et de mettre tous les atouts dans son jeu (mariage = combinaison de cartes maîtresses). Jane Austen est un avatar d’Arachné. La tisseuse lydienne, simple mortelle, avait osé rivaliser avec Athéna, déesse de l’intelli- gence, des arts et de la guerre, qui la défia de faire mieux qu’elle. La toile d’Athéna représentait tous les dieux de l’Olympe ; celle d’Arachné Zeus et toutes ses maîtresses. Il va de soi que le roman érotique l’emporta sur l’arbre généalogique ; alors la déesse détruisit l’ouvrage d’Arachné et l’accula à se pendre, avant de la réincar- ner en araignée, suspendue à son fil, pour qu’elle puisse tisser de nouvelles toiles. L’histoire de Jane Austen, romancière-fileuse, com- mence également par une frustration : à 20 ans, elle est contrainte de renoncer à un jeune Irlandais dont elle est amoureuse (Thomas Lefroy) parce que leurs deux familles les empêchent de se marier (il dépend de son oncle, qui le destine à une carrière d’avocat ; sep- tième enfant d’un pasteur, elle est recluse à domicile, dans une bour- gade du Hampshire). Ainsi s’achève sa « vraie » vie sentimentale.

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C’est comme si ses ovaires se changeaient aussitôt en glandes sérici­ gènes. Suspendue à son fil, à jamais vierge, cette épeire diadème passera le reste de sa vie à retisser la trame de cet amour perdu à travers des liens romanesques. Presque tous les chapitres des romans arachnéens de Jane Austen commencent par le nom d’un personnage. Elle les jette un à un dans sa toile et observe méticuleusement comment ils s’en sortent, mais elle finit toujours par les secourir. La situation de départ peut être élémentaire : une ville de province pleines de filles nubiles où débarquent des fils aînés de famille riches et célibataires Orgueil( et Préjugés) ; ou bien le contraire : une veuve et ses trois filles s’ins- tallent à la campagne, où s’ennuient des célibataires en villégiature (Raison et Sentiments). Il peut aussi s’agir d’un dispositif à thèse, comme celui du « raccommodage » dans Persuasion (qui aurait pu s’intituler Réconciliation), que l’auteur examine sur toutes les cou- tures (peut-on renouer avec un homme qu’on a rejeté huit ans aupa- ravant et l’épouser ?). Ou encore d’un pastiche : le roman noir dans Northanger Abbey. À partir de ce patron, la trame se tisse naturelle- ment ; elle consiste à élaborer les fils qui relient les personnages (l’es- sence même du roman) en les cousant à des motifs de paysages ou de scènes domestiques (peints sur le vif, encore que Jane Austen ait manifestement la peinture de Hogarth, de Reynolds, de Gainsborough et de Constable, son contemporain, à l’esprit). Çà et là, la romancière épingle une broche, pareille à un camée ; caricature en relief, fine- ment ciselée et haute en couleur, qui tend au type : l’entremetteuse (Emma), le valétudinaire (Henry Woodhouse), la pupille-Cendrillon (Fanny Price), le fat narcissique (Sir Walter Elliot), le nigaud obsé- quieux (William Collins), la fausse âme charitable (Mrs Norris), etc. – chacun se révélant surtout par sa manière de parler (chaque type donne lieu à un pastiche). Une fois les rapports établis, Jane Austen les tend, les fronce ou les relâche, mais ce qu’elle préfère, c’est les inverser (la répulsion se convertit en attraction, et réciproquement). Ainsi emploie-t-elle tout son talent à les faire évoluer pour son propre plaisir et pour celui du lecteur, quitte à s’infliger des contraintes quasi arbitraires pour susciter des rebondissements. Nabokov affirmait qu’un grand romancier doit être un homme de métier (craftsman), un éducateur (teacher) et un enchanteur (enchanter). Un bon romancier fait aussi figure de pentathlonien,

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puisqu’il lui faut maîtriser à la fois la narration, la dramaturgie, la psychologie, la poétique et le style. Tous les champions ont une discipline de prédilection. Pour Jane Austen, si un roman découle des liens entre les personnages, elle l’envisage comme un steeple- chase. C’est pourquoi, si attentive qu’elle soit à la vie intérieure de ses héroïnes, les obstacles l’intéressent davantage encore que les sentiments (Stendhal : « Lamiel n’était attentive qu’aux obstacles que les héros rencontraient dans leurs amours »). Les obstacles sont les pierres de touche des personnages et de leurs rapports. L’orgueil, les préjugés, mais aussi les va-et-vient entre les lieux, les distances, les astreintes, relégation ou confinement (so many circumstances), et dès lors les transports et les communications infléchissent le cours du roman, tout en fournissant quantité de parenthèses ou d’apar- tés, propices à la comédie. Les lettres, par exemple, s’appliquent à la trame comme des morceaux d’une autre étoffe, mais elles ne sont pas cousues par-dessus ; elles s’intègrent au tissu, dont elles peuvent modifier le maillage. Notre romancière est aussi patiente et minutieuse qu’une couturière. Son tissage tantôt se resserre, tantôt se distend, à la faveur de nuances notamment ; c’est le rôle de la raison et de la sensibilité, ou d’un état qui préside au désir, l’attente par exemple (celle de Frank Churchill, dans Emma, qui se fait jus- tement désirer). D’ailleurs, Jane Austen n’hésite pas à inventer les accidents les plus improbables et les plus rocambolesques pourvu qu’ils lui permettent d’examiner le pli que prennent les rapports entre ses personnages, de s’attarder sur la naissance, l’évolution ou le bou- leversement d’un lien, de faire tomber les masques et de révéler à un protagoniste, et par conséquent au lecteur, qu’on se leurrait sur le compte d’Untel, qui n’était pas celui qu’il paraissait être. À moins qu’elle ne retende carrément sa toile pour redistribuer les affections ou pour mettre les liens à l’épreuve dans un autre contexte. Ainsi l’épisode-charnière, mais si ostensiblement tiré par les cheveux, de la chute de Louisa Musgrove dans Persuasion : ce n’est évidem- ment pas cet accident absurde qui nous importe, ni sa vraisem- blance, mais ses conséquences (déterminantes) sur l’entourage de la jeune femme et sur les protagonistes. Il n’est pas rare que, dans l’impatience de faire franchir une nouvelle étape à une relation, Jane Austen, à défaut de joker ou de deus ex machina, déplace ses

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personnages à un endroit où ils se rencontrent aussitôt par hasard (dans ses romans, les coïncidences sont du reste trop fréquentes pour être plausibles, mais on les accepte comme une convention scénographique). Ou bien elle recourt au coup de théâtre le plus rudimentaire : Untel déboule sur scène à l’improviste comme s’il surgissait des coulisses, au moment exact où un rebondissement se révélait nécessaire (ces situations sentent le procédé dans Orgueil et Préjugés). Il lui arrive aussi de trouver des dispositifs plus ingénieux qui exaltent la nature même des rapports en les mettant en relief, comme la délicieuse mise en abyme de Mansfied Park : en montant la pièce d’Elizabeth Inchbald, Lovers’ Vows (Serments d’amoureux), les personnages dévoilent du même coup leur jeu à travers les rôles qu’ils s’attribuent. Parmi tous les liens potentiels, le mariage est bien entendu l’enjeu fondamental, l’alliance par excellence. Certains personnages de Jane Austen (les plus caricaturaux) ne pensent qu’à la quête du gendre : Mrs Jennings dans Raison et Sentiments (« Elle venait de marier la cadette depuis quelques mois, et n’avait plus rien à faire que de marier le reste du monde ») ou Mrs Bennet dans Orgueil et Préjugés (« L’affaire de sa vie était de chercher à marier ses filles ; ses loisirs les nouvelles et les visites »). Pour les parents, qui en décident moins souvent que la bienséance l’exigerait, le mariage signifie créer un lien indissoluble avec une autre famille, et étendre son domaine par cette alliance ; pour les hommes, cela équivaut à une dot, à l’as- surance d’avoir un foyer et une progéniture qui assure leur postérité (et la transmission de leur patrimoine s’ils ont un fils) ; et pour les jeunes femmes, c’est avant tout une maison, un domaine, un patro- nyme et un homme qui vous entretienne, vous et vos enfants : « Sans avoir d’ailleurs une trop haute opinion des hommes ni du mariage, elle n’avait jamais songé qu’à s’établir [Charlotte Lucas dans Orgueil et Préjugés] ; c’était le seul parti honorable pour une fille bien née, mais guère riche, et si incertain qu’on fût d’y trouver le bonheur, c’était le meilleur préservatif contre le besoin. » L’idéal du couple, c’est que l’homme et la femme soient bien assortis (well matched), au point de vue social surtout, et, accessoirement, au physique et au moral. Are they a good match ? l’expression revient sans cesse dans les romans de Jane Austen dès que des personnages se fréquentent, tant la hantise de la mésalliance les travaille. L’enjeu est de taille. Et

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si l’amour passe souvent au second plan, c’est qu’il est sinon super- flu, du moins miraculeux(1) . Le mariage est en soi un happy ending qui satisfait la plupart des lecteurs parce qu’ils sentent instinctive- ment, comme le remarque Somerset Maugham à propos d’Orgueil et Préjugés, qu’« un homme et une femme ont rempli leur fonction biologique en s’accouplant ». D’où les calculs, les manèges, les manigances, les stratagèmes, les feintes pour arriver à ses fins, et la comédie si réjouissante et si mozartienne qui en découle. Tous les paramètres sont évalués : condition, âge, rentes, relations, etc. La quête du bon parti (eligible bachelor) est une partie de cartes où l’on s’empresse de montrer son jeu, ou plutôt ses atouts, dans l’espoir d’être « prise ». Au point de ne plus faire attention à ses propres émotions, comme Emma, qui tombe amoureuse de George Knightley sans s’en rendre compte. L’objet de l’amour se confond avec sa fonction. Plus il coïncidera, de part et d’autre, avec la fonction qu’il doit remplir, plus l’assortiment paraîtra réussi. Il est par conséquent remplaçable, s’il vous échappe (et récipro- quement : George Wickham, dans Orgueil et Préjugés, n’aspire qu’à se caser). À côté de ces personnages irrémédiablement intéressés, qu’ils le soient ouvertement (Henry Crawford dans Mansfield Park ou, pire encore, William Collins dans Orgueil et Préjugés) ou qu’ils se camou- flent (William Elliot dans Persuasion), il y a les purs, les très fleur bleue, ceux qui ne s’amourachent pas par commodité, mais qui tom- bent amoureux d’un être en vertu de sa singularité, pour ce qu’il est ou parce que c’est lui, exclusivement. Alors l’amour coule de source comme une réaction chimique sous l’effet d’un catalyseur : « They were gradually acquainted, and when acquainted, rapidly and deeply in love » (« Ils firent peu à peu connaissance, et ayant fait connaissance, ils s’éprirent rapidement et profondément l’un de l’autre ») – Anne Elliot et le capitaine Frederick Wentworth dans Persuasion (Stendhal a ce regard analytique dans De l’amour, d’ailleurs parfaitement contem- porain de ce roman (2)). C’est bien sûr pour ceux-ci que penche le cœur de Jane Austen, même si les personnages qui « manœuvrent » ou qui cachent leur jeu se prêtent davantage à sa verve parodique et lui permettent de dénoncer les préjugés de sa classe. Avec cela, la question sexuelle est toujours esquivée ou astucieusement escamotée parce que tabou et périlleuse (3), mais, contre toute (dés)espérance, comme dans l’espace public isla-

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mique, elle n’en est pas moins présente à l’esprit, d’une manière plus insidieuse et plus obsessionnelle, en particulier quand il est question de good [or bad] match et surtout d’elopement (fugue amoureuse). Au contraire du camp naturiste, où l’anatomie dans ce qu’elle a de plus bestial est exposée à la vue, au point de susciter un constat clinique qui contrarie le désir en stérilisant l’imagination, l’univers de Jane Austen, apparemment chaste, n’élude les fantasmes que pour mieux préluder à leur subjec- tivité absolue, entière liberté étant laissée au lecteur d’y greffer les siens comme ça lui chante. (Le côté si peu érotique, si peu romantique, et délibérément dégrisant de l’« autofiction » contem- poraine, glaciale, désenchantée, aseptisée, voire lugubre, tient du diagnostic, du pronostic, si ce n’est de l’autopsie : on ne s’émer- veille guère, ni ne rêve, dans un bloc opératoire, scalpel et néon.) Au reste, l’érotisme n’est qu’un vecteur du rapport « amoureux » parmi d’autres, et il n’est pas prouvé qu’il soit le plus important à long terme (on peut s’en passer), ni qu’il cautionne la péren- nité du bonheur conjugal, comme l’a bien compris la sage Elinor Dashwood (Raison et Sentiments), l’héroïne qui ressemble le plus à Jane Austen. Dans ce monde matérialiste et prudent, où l’on ne se fait guère d’illusions sur l’amour charnel, la perspective d’accéder à une classe supérieure à la sienne, de bénéficier d’une rente jusqu’à la fin de ses jours, et surtout de vivre dans une belle maison, avec des domestiques et tous les accessoires à l’avenant, est beaucoup plus excitante ; mais l’idéal, c’est de vivre en par- faite intelligence. Les prêtres prétendent que parmi les trois vœux qu’ils doivent prononcer quand ils entrent en religion, l’obéis- sance (c’est-à-dire la dépendance) est le plus difficile à endurer ; vient ensuite la pauvreté. La chasteté, au fond, est celui dont on s’accommode le mieux, pour peu que l’on réussisse à convertir le désir en un sentiment ou en une qualité tout aussi exaltante (la joie ou la bonté par exemple). En réalité, le monde apparemment si pudibond de Jane Austen est irrigué par le désir sous sa forme la plus éthérée, c’est-à-dire l’humour, ou plus exactement l’es- prit (wit). Chez elle, il surgit toujours avec délicatesse, au détour d’une incise ou d’une parenthèse (souvent didascalique) : c’est ce que Nabokov appelle la « fossette particulière » (special dimple) de Jane Austen.

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Et l’esprit circule d’autant plus vivement que ce monde est corseté, circonscrit et conditionné par la société en vase clos qui fut l’unique champ d’observation de la romancière, mais un ter- rain d’études universelles sur la nature des rapports humains. Ce qui frappe, quand on visite le cottage où elle passa les huit der- nières années de sa vie, à Chawton (Hampshire), c’est l’étroitesse du pupitre en acajou (un guéridon, en fait) sur lequel elle écrivait. On imagine cette femme élancée et gracieuse devant ses morceaux de papier pliés et repliés dans tous les sens, et couverts de sa large écriture à l’encre brune, pareille à Pénélope tissant et défaisant inlas- sablement sa toile pour tenir les prétendants en respect. Mais les toiles de Jane ne sont pas vaines, et ce n’est d’ailleurs ni le retour de son Ulysse (Thomas Lefroy, depuis longtemps marié) ni le succès ni la postérité qui la motive ; elle écrit comme on brode, au tambour, pour le plaisir de broder, avec autant d’application et de tendresse qu’une dentellière. Ainsi, jadis, à la lueur des bougies, les femmes se racontaient-elles des histoires en cousant.

1. Si heureux qu’ils soient d’avoir vaincu tous les obstacles qui empêchaient leur mariage, Elinor Dashwood et Edward Ferrars, à la fin de Raison et Sentiments, « n’étaient ni l’un ni l’autre assez amoureux pour penser que trois cent cinquante livres de rente suffiraient pour vivre dans l’aisance ». 2. Autres points communs avec Stendhal : Jane Austen écrit avec un plaisir émi- nemment contagieux et elle se délecte à écraser les mots sous l’italique. 3. Le colonel Brandon en expose les redoutables conséquences dans Raison et Sentiments en racontant à Elinor Dashwood que sa pupille a été séduite et abandonnée, une fois enceinte, par le séducteur (John Willoughby) qui a séduit ­Marianne, la sœur d’Elinor.

n Lucien d’Azay est écrivain. Ses livres les plus récents sont le Faussaire et son double, vie de Thomas Chatterton (Les Belles Lettres, 2009), Trois excentriques anglais (Les Belles Lettres, 2011, Prix de la Revue des Deux Mondes 2012), Sur les chemins de Palmyre (La Table Ronde, 2012) et Dictionnaire insolite de Venise (Cosmopole, 2012).

152 critiques

• henri de montety

• philippe Barthelet

• ro bert kopp

• olivier cariguel

• mihaï de brancovan

• jean-luc Macia livres critiques

n henri de Montety n Un digne dictionnaire libéral du libéralisme

e directeur du volume nous invite à découvrir la « variété de la pensée libérale » en s’appuyant sur près de 300 entrées rédigées par 65 contributeurs (1). Le libéralisme est-il une doctrine politique ? LRatissons large, commençons par les entrées « Extrême gauche » et « Extrême droite ». La défense et illustration du libéralisme est virulente, et la critique des extrêmes si véhémente qu’elle déteint presque sur la droite et la gauche stricto sensu (du reste, aux entrées « Droite » et « Gauche », on souligne explicitement que le libéralisme n’est ni de droite ni de gauche…). À propos de l’extrême droite, on parle de Mussolini, du nazisme, du Front national français, mais on ne dit rien sur les libertariens américains – en fait, il faut aller chercher une entrée spécifique sur le libertarianisme, présenté comme une doctrine au développement historique sinueux tournant

livres autour de l’« État minimum », dont l’anarcho-capitalisme est une des formes. Quant au mouvement Tea Party, il faut se rendre à l’entrée « Conservatisme américain » pour le trouver. En s’attachant à la défense des valeurs judéo-chrétiennes, ce dernier refuse de séparer la liberté et la vertu. « La droite américaine se reconnaît sponta- nément dans ce credo qui satisfait rarement les intellec- tuels »… L’extrême gauche, quant à elle, est soupçonnée de calcul tactique, avec son « libéralisme sociétal » ; on se demande si ce jugement ne pourrait pas être étendu à la gauche tout court. Le (vrai) libéralisme serait-il donc une troisième voie, ni de droite ni de gauche ? Sur la « troisième voie », on 1. Mathieu Laine (dir.), trouve quelques mots à l’entrée « Social-démocratie ». Dictionnaire du L’exposé y est d’une grande sobriété, à la limite de la libéralisme, Larousse, 2012. sécheresse –, il en émane pourtant une certaine sym-

155 critiques

pathie pour Jaurès : partisan de « l’égalité réelle » contre « l’égalité formelle de la société bourgeoise ». Comment cela est-il possible ? L’entrée suivante offre une explica- tion. Son titre : « Socialisme libéral ». Oui, le socialisme peut être libéral… Il s’agit bien sûr du socialisme à la française, non marxiste, dont Proudhon fut un inspi- rateur. Proudhon ? Voyons voir ce que l’on dit à l’en- trée « Anarchie ». Le discours est ambigu, l’auteur feint d’abord d’écarter les conceptions « péjoratives », puis se lance dans une critique acerbe de l’anarchie et enfin déclare avec James Buchanan et Ludwig von Mises que « l’anarchie n’est idéale que pour des hommes idéaux », tout en terminant sur la réalité pragmatique du principe de coopération sociale non étatique du self-­ enforcing contract. Dieu reconnaîtra les siens… L’entrée « Anarchie » et plusieurs autres renvoient à l’homme livres politique, journaliste et économiste Yves Guyot (1843- 1928), qui bénéficie de vingt-huit citations dans l’en- semble du dictionnaire, c’est-à-dire presque autant que Jean-Baptiste Say et beaucoup plus que d’autres person- nalités du libéralisme français. Yves Guyot, sans doute injustement oublié, fut à la fois le premier dreyfusard et, pendant vingt ans, le « chef incontesté du mouvement libéral » sur le plan économique (voir aussi sa vie de famille, décrite avec un détachement très spirituel !). À l’entrée « Jean-Baptiste Say », on apprend la contribution de ce dernier à la théorie économique (rien moins que la source subjective de la valeur, la loi des débouchés, à l’origine de la politique de l’offre, et l’inclusion des biens immatériels dans l’économie. Cocorico !). Jean-Baptiste Say était protestant. Est-ce important ? Lisons l’entrée « Protestantisme ». Qui aime bien châtie bien, n’est-ce pas ? Son auteur commence par énumérer certaines ten- dances de la Réforme qui se situent « aux antipodes du libéralisme ». Mais c’est pour mieux souligner qu’une « réalité fondamentale s’impose : protestantisme et libé- ralisme entretiennent bien des affinités ». Revenons à Say, dont on dit qu’il fut à l’origine de l’école écono- mique autrichienne (Hayek, Mises). Une page plus loin,

156 critiques l’entrée « Scolastiques espagnols » a de quoi surprendre. C’est Friedrich Hayek lui-même qui aurait affirmé que « les principes fondamentaux du libéralisme écono- mique trouvent leur origine non pas dans les Lumières écossaises […], mais au siècle d’or espagnol […] ayant réinterprété la pensée de saint Thomas d’Aquin à partir du postulat de la justice et de la morale ». Décidément, ces sciences économiques sont pleines de mystères… À propos, voyons le christianisme. Cela commence dans l’incertitude. On oppose tour à tour le mode de vie « socialiste » de Jésus et son enseignement libéral, la charité volontaire et le partage imposé des richesses. Finalement, c’est la parabole des talents qui semble offrir une solution, dont les deux issues sont également plaisantes : soit « que l’économie est la résultante d’une société aux vertus chrétiennes […], soit qu’elle aide les hommes à se perfectionner moralement. » En réalité, les livres choses ne sont pas si simples, car l’Église de Rome est faite d’hommes « mortels et pécheurs ». D’un extrême à l’autre… « L’Église n’a de cesse de répéter qu’il n’y a qu’une seule route à suivre : celle prise par les saints. » Comment cela se traduit-il sur le plan économique ? On n’en saura pas plus… D’ailleurs, il n’y a pas d’entrée « Catholicisme ». En revanche, il y a bien une entrée « Doctrine sociale de l’Église ». L’Église et les libéraux sont d’accord sur des concepts fondamentaux comme la dignité et la responsabilité des hommes, le rejet des millénarismes en raison de l’imperfection humaine. De plus, l’Église admet la plupart des fondements du capita- lisme libéral (la propriété privée, l’entreprise, le marché, le profit, les échanges internationaux). « D’où viennent les difficultés pour l’Église à accepter le libéralisme et pour les libéraux à accepter la doctrine sociale ? » À vrai dire, la réponse manque de clarté, puisqu’on y évoque des concepts transgresseurs comme la subsidiarité ou des idées qui divisent un des deux camps en présence plutôt que d’affirmer les divergences entre les deux (comme l’État, l’éthique…). On termine sur la loi natu- relle, qui devrait sans doute réconcilier tout le monde.

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Cette lecture du Dictionnaire du libéralisme est subjec- tive. On pourra aussi choisir des parcours plus conven- tionnels (« Benjamin Constant » ou « Adam Smith », « Utilité marginale », « Main invisible »…) ou plus proches de l’actualité (« Développement durable », « Déficit et dette publiques », « Retraites », « Islam », « Identité »…). Gageons que sous tous les angles, il apparaîtra comme un digne dictionnaire libéral du libéralisme. n livres livres

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n philippe barthelet n Valère Novarina, le mangeur de verbe

anger la mort… Enfant, m’a dit la Mort, tu M’as brûlée la bouche avec ton charbon, et tout le poids de tes montagnes m’est passé “M dans les veines. » Joë Bousquet, « À prix d’ombre ».

Au XIIe siècle, on l’eût appelé Valerius Comestor ; naguère, un ami de jeunesse lui objectait ses maîtres d’autrefois : « Alors, ce n’est plus Artaud et Bataille ? » à quoi il repartit : « Non, maintenant, c’est Bossuet et La Fontaine. » Ce n’était pas tout à fait juste : maintenant, c’est Bossuet et La Fontaine, mais c’est aussi Artaud, et Bataille, et encore madame Guyon, saint François de Sales, Joseph de Maistre et Cingria, combien d’autres… Artaud donc, puisqu’il fut, pour Valère Novarina, l’un de ses premiers intercesseurs, qui note dans son Cahier

livres du retour à Paris (août-septembre 1946) : « Pourquoi écrire ? Il y a un langage non imprimé avec lequel je mangerai l’imprimé. Ce langage est inscrit dans le corps sans lettres. » Que le théâtre est une Cène, il serait bien frivole de ne pas considérer ce jeu de mots que nous offre le français, car il y a un jeu de la langue, dont le dramaturge est le premier spectateur : à quoi jouent les mots, puisqu’ils jouent en effet, et qui jouent-ils, sinon ce masque que l’on appelle homme et qui nous étouffe, et dont tout le théâtre de Novarina est le sacrifice libé- rateur ? Mais non, c’est un sacrifice de théâtre, on ne brûle que des marionnettes ; l’homme n’est pas vivant, c’est un masque, un simulacre, et « il est temps mon fils d’aban- donner nos simulacres », Tempus est fili mi ut præter- mittantur simulacra nostra. L’injonction du Seigneur

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Amour au début de la Vita nova – Vita novarina ? – pre- mier mot du théâtre rendu à lui-même. Les écorces mortes, les klippoth de la Kabbale, il faut bien secouer pour qu’elles tombent, et l’homme avec elles : libération, soit la délivrance de l’oppression, laquelle est affaire de souffle, contraint, empêché : retrouver le souffle, cette « panoramie respiratoire » par quoi « l’homme ouvre tout le temps » (la Quatrième Personne du singulier, § 33 (1)) – « plus rien à voir avec la mémoire plate », celle des écorces et des simulacres, celles de l’homme soi-disant – mais que dit-il, cet homme qui s’empêche, qui ne veut plus rien savoir d’angélique ni d’animal, quelle fausse parole morte et mortifère dont tout le théâtre de Valère Novarina est un joyeux brasier, un feu de joie ? « Je n’ai jamais réussi à croire la parole uni­quement livres humaine » (§ 41) ; et plus loin : « Acheiropoïète ? Débusquer ce qui est non fait de main d’homme dans le travail du langage. » (§ 47.) La logique du souffle est la logique même du théâtre : « Il n’est pas de vérité sans passage par matière et par chair (par la matière de la chair). La désincarnation est le premier signe du men- songe. » (§ 59.) « Dématérialisation » tout aussi bien, son synonyme à la mode, qui a toute la mort devant lui. Ce que nous rappelle le théâtre, par quoi il est irrempla- çable, c’est la présence réelle, cette étrange redondance – étrange pour nous autres habitués aux simulacres humains –, que notre théologie dans sa timidité s’est répétée, redite en la nommant, comme si la présence pouvait être autre chose que la réalité elle-même… L’incarnation du Verbe : on ne peut rêver plus scan- daleuse audace, plus évidente simplicité : « Le messie, χριστος, λογος, est aussi la logique de l’univers, nature comprise. » (§ 32.) Qu’est-ce que le Christ ? Celui qui mange, et qui se laisse manger. L’art paléochrétien appelle « phago­ phanies » le Christ qui se manifeste en mangeant, à Cana, 1. Valère Novarina, la à Emmaüs, le soir de la multiplication des pains et des Quatrième Personne du singulier, POL, 2012. poissons et par-dessus tout le soir de la Cène. L’acteur,

160 critiques qui a dépouillé les apparences inhumaines de l’homme, ­l’acteur rendu au souffle, à cette mort et à cette résurrec- tion traversées à chaque moment, à chaque mouvement du souffle, retrouve tout, mange tout selon l’injonction du prophète (Ézéchiel, II, 9) : « Fils de l’homme, mangez tout ce que vous trouverez ; mangez ce livre, et allez parler aux enfants d’Israël » (Fili hominis, quodcumque inveneris, comede ; comede volumen istud, et vadens loquere ad filios Israel). Tout ce que vous trouverez, ce livre : « La langue est devant. Ne pas oublier que les mots nous précèdent. » (§ 23.) Valère Novarina ne l’oublie jamais, cette présence réelle de la langue qui nous précède, nous éclaire : que les mots sont nos éclaireurs et nos garants, et qu’on ne peut parler sans faire, du même mouvement, ce que le vieux catéchisme appelait un acte d’espérance. Par le langage, « l’homme se souvient de tout » (l’Envers de l’es- livres prit (2)). « Le langage sait de source. » Savoir de source, c’est savoir déjà, c’est miséricordieusement devancer. Le langage nous prévient, ensemble nous avertit et nous précède, il prend la peine pour nous de nos pensées, il les pense avec nous, avant nous, plus loin que nous : le Moyen Âge appelait la semaine sainte « la semaine pei- neuse », et c’est bien la passion du langage, la passion du Verbe, qui est au principe du théâtre. « L’artiste n’est jamais un créateur, mais simplement un témoin qui se souvient un peu plus tôt » (l’Envers de l’esprit). « Un peu plus tôt » : le poète dramatique est le témoin de ce devancement du langage, par quoi l’homme est à jamais inadéquat à sa parole, pour la louange autant que le blasphème, et cet écart à jamais le protège : le langage est un sauf-conduit. Dieu a créé l’homme pour avoir à qui parler ; pour avoir un répondant. L’homme est celui qui répond au Dieu qui lui parle. Θεος ην ο Γογος, Deus erat Verbum, ce qu’on traduit à l’envers : « … et le Verbe était Dieu », mais ce renver- sement n’est qu’une attestation de synonymie, et toutes choses ont été faites par lui, omnia per ipsum facta sunt, 2. Valère Novarina, l’Envers de l’esprit, παντα δι αντον εγενετο… Il y a donc dans toute chose POL, 2009.

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quelque chose du Verbe créateur, une trace, chaque chose comme un indice de cette création verbale, logique, christique, c’est par quoi « la philologie ouvre ses portes sur la nature » (Lumières du corps, § 421 (3)), la philologie ou l’amour du Verbe. Le devancement du poète dramatique, qui retrouve tout marqué du Verbe, créé et consacré par lui, et alors pourquoi écrire ? « Parce que le langage vous frappe de stupeur et que l’on est resté parfois des semaines entières interdit. » (§ 65.) Stupeur joyeuse – et les per- sonnages de Valère Novarina s’enivrent de langage, ils n’en ont jamais assez, ils n’en reviennent pas : ils vien- nent de l’homme, de l’idole humaine déchue, ils sont passés outre la tentation de faire de cette déchéance même une nouvelle idole – le nihilisme, son impos- ture et son confort ; et puis ils se retrouvent, entre eux, livres parce qu’entre eux il n’y a rien, pas de dialogues, de simples monologues croisés, rien qui empêche le lan- gage de sourdre, dans la merveille toujours renouve- lée de sa présence. C’est l’émerveillement qui les fait parler, c’est l’exultation que cet émerveillement en eux provoque qui nous fait rire. Valère Novarina auteur comique – comme Cingria, comme Claudel. « Le comique n’est pas de surface, comme on croit [...] Il va au plus profond de la lan- gue dans son abîme (son sans-fond) de destructions et reconstructions : il sourd une énergie renversante » (l’Envers de l’esprit). « Renversant », le mot revient, pour qualifier Joseph de Maistre : « le Docteur ren- versant », et d’abord pour définir le théâtre : « le théâtre est un lieu qui s’édifie devant nous pour ren- verser l’idole humaine. Son efficace, sa virulence, sa force, reposent sur une attente de la transfiguration ». Le renversement appelle un autre mot, contigu, encore plus chargé de poudre : « réversibilité ». « Il y a un moment où tout le langage peut être entendu comme un théâtre de réversibilité » (Lumières du 3. Valère Novarina, corps, § 360). Joseph de Maistre, encore, à travers Lumières du corps, POL, 2006. son premier lecteur, Baudelaire ; et surtout ce dogme

162 critiques admirable de la réversibilité des mérites, application quotidienne de cette communion des saints qui est le nom du christianisme dans le ciel. Valère Novarina appelle le christianisme « une comédie renversante » : rien de tragique en lui, « l’incarnation est le carnaval du monothéisme ». Un comique, en effet, et renversant, qui vise la parodie de la parodie ; moins comique qu’héroïcomique, au vrai, comme on ne sait plus l’être, par défaut de simplicité angélique animale, au moins depuis les baroques, eux-mêmes derniers sur- geons un peu timides des mystères du Moyen Âge, ceux d’Arnoul Gréban par exemple, poète et musicien, qui offrit en passant son Pantagruel à Rabelais (trente-cinq mille vers et deux cent vingt-quatre personnages pour son Mystère de la Passion, quatre-vingt mille et quatre cent quatre-vingt-cinq pour le Triomphant Mystère des

Actes des apôtres : avis aux critiques généalogistes). livres L’héroïsme du comique consiste à ne pas avoir honte de faire rire, de traverser le rire comme une dernière appa- rence contraire. Valère Novarina appelle l’Acte inconnu « une messe pour marionnettes » : le mystère des marion- nettes célèbre à sa façon, à leur façon le mystère du langage. La pièce se clôt par un repas de paroles, « un repas où les douze personnages ne mangent que des mots, mais où Richard Pierre (l’Envers du drame) mange en vrai ». L’envers du drame, c’est la remise debout de la Création, au bout du comique, de l’autre côté de la mort car « nous avons affaire à la résurrection par ce qu’elle est en nous, par ce qu’il y a, au fond du corps, un envers de l’esprit – souffle qui trépasse, se renverse et respire ». S’il y a une parole vive aujourd’hui, en France et en fran- çais, elle est dans ces trois petits livres, brûlants comme des charbons. n

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n Robert Kopp n De Goya à Max Ernst : le romantisme noir

oulignons-le d’entrée de jeu : l’exposition que pré- sente le musée d’Orsay jusqu’en juin de cette année, L’ange du bizarre : le romantisme noir de Goya à Max Ernst, est une réussite éclatante. Tout y concourt : Ala nouveauté de la thématique, l’ouverture de celle-ci sur deux siècles de création européenne – du Sturm und Drang allemand au surréalisme français, en passant par le gothic revival anglais, Goya, Füssli, Khnopff, Max Klinger, Munch, Kubin et bien d’autres –, la pluridisci- plinarité jouant sur les différentes expressions artistiques incluant notamment le cinéma, l’accrochage subtil pro- posant de nombreux rapprochements inattendus, la par- faite mise en scène, enfin, de Hubert Le Gall, qui a su transformer l’ensemble en un opéra fabuleux. Conçue par Félix Krämer pour le Städel Museum de Francfort, où elle a remporté un succès remarquable, remodelée par Côme Fabre pour le musée d’Orsay, l’expo­si­tion n’est plus la même. Le constater n’est pas porter un jugement ; il ne s’agit pas de privilégier l’une au détriment de l’autre, mais de noter des différences qui reflètent les cultures muséographiques des deux pays. Or, celles-ci ne tiennent pas d’abord à quelques accents qui ont été déplacés – ainsi, une importance plus grande est accordée, à Paris, au symbolisme français et l’impasse est faite sur quelques romantiques allemands jugés mineurs, ou encore l’intégration bien plus forte à Orsay du cinéma, considéré comme un art à part entière. Elles sont davantage fondées dans l’idée même que les organisateurs et le public se font d’une exposition de ce type de ce côté-ci du Rhin ou de l’autre. Partant, elles expositions traduisent des spécificités culturelles qu’il n’est pas inu- tile de relever ; une meilleure connaissance de l’autre

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– à commencer par celle de sa langue, de ses pratiques culturelles et donc de sa mentalité – est sans doute la base la plus solide pour une coopération quelle qu’elle soit. (Notons au passage que dans ce domaine – comme dans beaucoup d’autres – les déclarations d’inten­tion du traité de l’Élysée sont restées lettre morte. Si l’on a timi- dement célébré son cinquantenaire, on s’est bien gardé de dresser un bilan.) En Allemagne, les expositions thématiques sont fré- quentes ; en France, elles sont rares. Ainsi, le thème de la nuit et de l’irrationnel a été – au cours des vingt dernières années – au centre de toute une série de manifestations de qualité tant à Munich qu’à Weimar, Nuremberg, Francfort, Zurich, Vienne et ailleurs (la liste en a été fort utilement dressée dans la bibliographie des catalogues du Städel et du musée d’Orsay). En France, en revanche, durant toutes ces années, un Jean Clair a dû batailler ferme pour enfin faire admettre par la Réunion des musées nationaux son projet Mélancolie, génie et folie en Occident (2005), dont le succès parisien a été plus que confirmé à Berlin. Et seul le musée de Strasbourg s’est aventuré dans l’exploration de la pro- blématique qui est ici la nôtre : L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte, 1750-1950 a rencontré un fort intérêt auprès du public et de la critique (de même que lors de sa deuxième étape, à Berne). Or, quand les conservateurs allemands se lancent dans des parcours transversaux, c’est généralement avec un certain souci d’exhaustivité. Aussi leurs accrochages sont-

ils plus souvent fait pour l’esprit que pour les sens. C’est expositions que l’art de la scénographie leur est largement étranger. Aucun d’eux ne penserait à faire figurer le nom d’un scénographe dans un catalogue, sans doute par crainte de manquer de sérieux. On comprendra mieux ainsi qu’en retrouvant au musée d’Orsay les tableaux d’abord réunis à Francfort, le visiteur a l’impression de voir une exposition différente. La manifestation qui, aux bords du Main, s’inscrivait naturellement dans une tradition muséographique bien établie, crée à Paris l’événement,

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voire la surprise, ne fût-ce qu’en faisant éclater – fort heureusement – les cadres chronologiques d’une insti- tution cantonnée dans la seconde moitié du XIXe siècle. On ne répétera jamais assez que les dates de 1848 et de 1914 en art ne font pas sens. Comme ce fut le cas de Mélancolie, redevable à la grande enquête de Fritz Saxl, d’Erwin Panofsky et de Raymond Klibansky, ou encore d’une autre exposition de Jean Clair, la Grande Parade, pour partie inspirée d’un livre de Jean Starobinski (Portrait de l’artiste en saltimbanque), le « romantisme noir » a d’abord été une thématique étudiée par les littéraires. C’est le grand angliciste et comparatiste de l’université La Sapienza de Rome, Mario Praz (1896-1982), qui en a lancé l’idée – mais non l’expression – dans un livre fondateur, la Carne, la morte e il diavolo nella letteratura roman- tica, publié pour la première fois en 1930. C’est dans le sous-titre de la traduction allemande, intervenant en 1963 seulement, qu’apparaît le terme de « schwarze Romantik ». Il a été repris par la traduction française, en 1977, et s’est généralisé depuis. S’opposant à l’histoire des idées telle que la pratiquait Benedetto Croce dans le sillage de Hegel, en faisant se suivre classicisme, romantisme, symbolisme comme autant de styles caractéristiques d’une époque, Mario Praz s’est attaché aux persistantes résurgences de quelques figures romantiques et décadentes – Méduse, Satan, le divin marquis, la belle dame sans merci, Byzance –, dont il traque les métamorphoses dans les littératures

expositions européennes sur une période longue, qu’il refuse de fragmenter en -ismes successifs, c’est-à-dire de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. Toutes ces figures ont en commun d’exprimer la face nocturne de l’existence, de se s’aventurer dans les zones d’ombre du psychisme humain, de cultiver l’ambivalence et l’ambiguïté, et ceci à une époque qui prétend privilégier les Lumières et de faire avancer l’huma­nité. Elles sont autant de contrastes apportés à l’imagerie de la perfectibilité et du mythe du progrès.

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En effet, l’intérêt à peu près simultané d’écrivains anglais, français, allemands, italiens pour le rêve, le cau- chemar, les apparitions de toutes sortes, les revenants, les figures fantastiques, les morts-vivants, les sorcières, les succubes, les vampires, les magiciens, est rigou- reusement contemporain du culte de la raison et des Lumières. Les Night Thoughts d’Edward Young, traduites par Letourneur, puis illustrées par Blake, paraissent dans les mêmes années 1740 que les premiers textes maté- rialistes de La Mettrie et de Diderot. C’est également l’époque des Carceri de Piranèse. Le Château d’Otrante d’Horace Walpole, un des premiers récits fantastiques, prisé par les romantiques autant que par les symbolistes et les surréalistes, date de la même année 1764 que le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Et la Critique de la raison pure de Kant paraît alors que Füssli expose le Cauchemar (1782). Il était ainsi tentant de suivre, en peinture, ce courant qui, en littérature, sous-tend toute la seconde moitié du XVIIIe siècle et court, à travers le romantisme, le symbolisme et le décadentisme jusqu’au surréalisme. André Breton et ses amis ont en effet été de grands lecteurs de gothic novels, de romans noirs et de textes de Sade. Des figures étudiées par Mario Praz, Satan est sans doute celle qui a le plus souvent sollicité peintres, dessina- teurs, graveurs. Le ciel s’est progressivement vidé tout au long du XVIIIe siècle et Satan a fini par pendre la place de Dieu. Le meilleur des mondes, voué grâce aux sciences et aux techniques à un progrès matériel irrésis-

tible, semblait mal fait aux yeux de beaucoup d’autres. expositions La révolution française, bouleversant l’Europe tout entière, avait provoqué plus de déception encore qu’elle n’avait suscité d’espoir. La foi en la raison avait de quoi être sérieusement ébranlée. Le problème du mal était plus que jamais à l’ordre du jour. Il devait obséder les peintres autant que les poètes. Ainsi Füssli, tournant apparemment le dos à l’histoire de son temps pour se réfugier dans un monde imaginaire, nourri de mythes anciens et modernes, n’a pas laissé

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moins qu’une cinquantaine de tableaux inspirés par le Paradis perdu de Milton. Cette œuvre fondatrice à la fois des Lumières et du romantisme, avait été traduite en allemand par un de ses amis zurichois, Johann Jakob Bodmer ; Chateaubriand l’avait adapté en français pen- dant son exil anglais ; John Martin et William Blake y puisaient leur inspiration et Baudelaire trouvait dans la tête de Satan sa définition du beau. Delacroix, à son tour, prendra la direction de l’enfer, en s’embarquant sur la Barque de Dante, puis en transpo- sant les aventures de Faust et de Méphistophélès dans une série de gravures. Dante, Shakespeare et Goethe prenaient la place de Milton. Victor Hugo partageait les mêmes admirations, précédé ou suivi par Ary Scheffer, Louis Boulanger ou Jean-Jacques Feuchère. Quant au grand cinéaste expressionniste Friedrich Wilhelm Murnau, il n’a pas seulement repris la fable de Faust, il a illustré presque tous les thèmes du romantisme noir : ses films fourmillent de diables, de monstres, de fantômes, de vampires. C’est un vrai plaisir de les voir au milieu de Blake, de Goya, de Füssli. Font cortège à Satan les diablesses, les sorcières et les vampires. Goya est, avec Füssli et Blake, ici encore le grand initiateur du romantisme noir. La planche 43 du cycle des Caprices en définit parfaitement la probléma- tique : « Le songe de la raison engendre des monstres ». Ne serait-ce pas plutôt le sommeil de la raison ? En effet, Goya, à travers quelque quatre-vingts planches, à peu près contemporaines de la révolution française,

expositions explore en rêve toutes les horreurs et les monstruosi- tés dont l’imagination humaine est capable. La série, postérieure d’une quinzaine d’années des Désastres de la guerre, suggère que ce n’est pas seulement en ima- gination, hélas ! que l’humanité est capable du pire, mais bien dans la réalité. Chacun reconnaîtra ses frères dans les fameux tableaux représentant des scènes de cannibalisme (prêtés par le musée de Besançon). De même que chacun reconnaîtra dans Sade de pos- sibles humains.

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Les ombres des Lumières s’épanouiront avec le roman- tisme. L’effroyable désormais aspire au sublime. C’est le cas chez Géricault peignant, en vue du Radeau de la Méduse qui ramènera définitivement l’enfer sur terre, des membres déchiquetés et des têtes de condamnés à mort. À l’avenir, le monstrueux fera partie de l’art. Il était déjà arrivée en littérature avec Sade, dont les petits roman- tiques puis Baudelaire, avant les surréalistes, étaient des lecteurs assidus. Si l’imagination l’emporte sur la raison, c’est pour le meilleur et pour le pire. Victor Hugo obéira à la dictée de la bouche d’ombre aussi bien qu’à celle des tables tournantes. Pour beaucoup, le ciel est bien moins peuplé que l’enfer ; il semble même aussi désert que certains paysages de Caspar David Friedrich. Le deuxième temps fort de cette exposition est consa- cré aux symbolistes, de Gustave Moreau à Odilon Redon, de Félicien Rops à Lucien Lévy-Dhurmer et à Paul-Élie Ranson. Mais aussi de Böcklin à Franz von Stuck, Edvard Munch, Mucha et Kubin. Ce ne sont plus les Lumières qui sont en cause, mais le positivisme scientifique et l’idée démocratique. Sans parler des conventions morales de la société bourgeoise. Si la contestation emprunte toujours certaines images à Dante, à Shakespeare et à Milton, les mythologies orientales et nordiques fournissent égale- ment aux artistes avides de liberté un réservoir de figures contestataires. Tout comme l’Antiquité tardive ou la Bible. Font désormais partie du cortège la Méduse et le Sphinx, Cléopâtre et Salomé, à moins que ce soit la mort elle- même qui invite au bal. À travers le romantisme et le

symbolisme, c’est toute une imagerie baroque de la danse expositions macabre et du memento mori qui ressurgit. C’est au moment même où dadaïstes et surréalistes constatent la faillite de la civilisation européenne dans la Grande Guerre, menée au nom des valeurs de cette civilisation, que Mario Praz mène son enquête. Une manière de dénoncer les forces obscures à l’œuvre dans l’Italie d’alors. Les paysages angoissants et déso- lés de Max Ernst ne le cèdent en rien à ceux de Carl Gustav Friedrich, de Thomas Ender ou de Carl Blechen

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un siècle plus tôt. Ils sont peints avec la même acri- bie. Et Masson, Klee ou Bunuel expriment à leur tour l’horreur du monde moderne et les abysses de l’âme humaine. Ce n’est pas par hasard enfin que c’est dans les années trente que le Frankestein de Mary Shelley, qui date de 1818, connaît un regain d’actualité, notamment au cinéma grâce à James Whale. Le sous-titre du livre, le Prométhée moderne, prend une signification particuliè- rement sinistre à l’époque où, en Allemagne et en Union soviétique, l’ambition était de créer un homme nouveau, avec les résultats que l’on connaît. Autre sujet d’une exposition de Jean Clair (Les années trente. La fabrique de « l’homme nouveau »), montrée en 2008 au musée des Beaux-arts du Canada, à Ottawa, mais que Paris n’a pas voulu accueillir. Raison de plus de féliciter Guy Cogeval d’avoir fait un sort particulièrement brillant au « roman- tisme noir ». n expositions expositions

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n Olivier Cariguel n La traversée du siècle de Georges-Emmanuel Clancier

eorges-Emmanuel Clancier demeure notre dernier grand témoin du siècle dernier (1). Il est né le 3 mai 1914 dans une famille limousine de paysans, d’arti­sans et d’ouvriers porcelainiers (2). À l’approche de ses 100 Gans, une exposition conçue et présentée à la bibliothèque francophone multimédia de Limoges couronne – enfin – l’itinéraire et l’œuvre humaniste de ce poète, roman- cier, ancien journaliste à Radio Limoges et au Populaire 1. Mention spéciale pour l’éditeur, critique du Centre, élu en 1976 président du PEN Club français et directeur fondateur dévoué à la défense des écrivains menacés et détenus de la Quinzaine littéraire le centenaire Maurice dans le monde. Ultime figure de la génération de la poésie Nadeau. Nadeau n’a cependant pas fréquenté de la Résistance, l’ami de Jean Blanzat, Pierre Emmanuel, les mêmes écrivains et Max-Pol Fouchet, André Frénaud, Eugène Guillevic, Robert poètes que Georges-­ Emmanuel Clancier. Margerit, Jean Rousselot, Claude Roy, Pierre Seghers et Jean 2. Exposition Georges- Tardieu a gardé une étonnante vitalité dans sa conversation. Emmanuel Clancier, passager du temps, « Jouisseur de la surprise d’être », ce « ravi dont la constante du 26 mars au 11 mai 2013 à la bibliothèque est la bonté » (Pierre Seghers) s’est maintenu, la poésie che- francophone multimédia villée à l’âme, au fil de notre catastrophique XXe siècle aux de Limoges. Entrée libre et gratuite. Catalogue de deux guerres mondiales qui marquèrent l’enfant puis le l’exposition : Georges- Emmanuel Clancier, poète débutant qui publia son premier recueil en 1943, passager du temps, sous le Paysan céleste (3). Les poèmes qui le composent furent la direction d’Étienne Rouziès et Olivier écrits entre l’été 1937 et fin 1940. Première œuvre – de for- Thuillas, préface de Pierre mation –, elle est composée de deux parties, « D’un ciel » et Bergounioux, Éditions La Table ronde. « D’une terre », qui soulignent une division du monde clas- 3. Georges-Emmanuel Clancier, le Paysan sique et se termine sur une note finale pleine de soleil dans céleste, coll. « Sous le les mots : « L’espoir est cette jeune fougère qui m’envahit » signe d’Arion », Robert Laffont, 1943, rééd. (dernier vers du poème « Espoir » écrit en novembre 1940). « NRF Poésie », Galli- mard, 1984, préface de En réponse il écrira dans un poème de Journal parlé Pierre Gascar. (Éditions René Rougerie, 1949) : « Le chant que je porte Le volume comprend aussi les recueils Chan- est ce signe de soleil / Enseveli au cœur des monstres. »

sons sur porcelaineexpositions , La poésie est un refuge, un ballon d’oxygène dans une Notre Temps et Écriture des jours. époque tragique. « L’appel des jardins et des routes arrache

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le poète aux cités, aux maisons et l’incite à dénombrer aux hommes des richesses qui n’attendaient qu’eux », écrivait René Bertelé à propos de Clancier dans son Panorama de la jeune poésie française (Laffont, 1943). Depuis combien de temps n’avions-nous pas entendu une définition limpide de la poésie ? Bien des sentences savantes et théoriques ont encombré notre mémoire. Clancier, au fil de son allocution lors de l’inauguration de l’exposition, nous fait revenir à la source de l’instant poé- tique sans pulvériser un écran de fumée théorique. « La poésie est la floraison suprême de la lucidité. Le poète s’efface pour voir aussi loin que possible au sein de lui- même. » Dans le grand cycle romanesque le Pain noir qui lui permit de conquérir un très large public, il applique cette ligne de conduite qui a inspiré son écriture de romancier. Traduit en dix langues, adapté à la télévision par Françoise Verny et Serge Moati, le Pain noir parut en 1956 (4). Le succès se confirma avec les trois volets suivants : la Fabrique du Roi (1957), les Drapeaux de la ville (1959) et la Dernière Saison (1961). Cette suite intime racontait la vie de Catherine Charron, double littéraire de la grand-mère de l’écrivain, et de Marie-Louise Reix, fille de modestes métayers chassés de leurs terres devenue 4. Publié aux Éditions ouvrière à Limoges. Peinture de la condition paysanne de Robert Laffont. Le film comprenait huit 1870 au début de la guerre froide, de l’exode rural, des épisodes de cent minutes luttes syndicales et du monde ouvrier, les quatre tomes entièrement tournés en Limousin. Ils ont été forment un roman universel qui allie réalisme natura- diffusés pendant l’hiver 1974-1975. liste et invention poétique. Avant celui de Clancier, Henri 5. Mentionnons deux Troyat avait publié un grand roman paysan, les Semailles recueils poétiques disponibles en format

expositions et les moissons (cinq tomes de 1953 à 1958) dont l’action poche aux Éditions de La Table ronde : se situait sur le plateau de Millevaches. Clancier voulait ­Georges-Emmanuel essayer de rattraper ce qu’on ne pouvait pas rattraper, le Clancier, l’Éternité plus un jour et Terres temps qui file, sans faire de hiérarchie entre les choses de ­mémoires. Enfin, signalons deux nouvelles qui ont prétendument de l’importance et celles qui n’en inédites, la Roue suivi de ont pas. L’écrivain fait revivre les émotions enfouies, les Tuer, qui comptent parmi ses premiers écrits retrou- moments que l’on croit inutiles alors qu’ils sont essentiels vés par hasard en 2011. Le recueil est édité par les à notre équilibre, et les liens avec « le sentiment du trésor Amis du Pays de Bugeat. caché » qu’il puise en Limousin (5). La lecture de Proust Contact et commande : www.clancier-bugeat.fr. auquel l’initia un jeune professeur (Jean Le Bail) au lycée

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Gay-Lussac à Limoges l’avait beaucoup touché durant sa jeunesse. L’autre expérience initiatique de sa vie est celle de la tuberculose, qui le frappe en classe de philosophie. Une affection redoublée d’un secret, parce que sa mère et sa grand-mère avaient décidé de la cacher. L’espace intérieur et littéraire de Clancier, petit-fils d’un savetier de Châlus par son père, est dominé par la tour, monument de pierre et d’histoire riche de mystères. Son corollaire est l’enfance, monde-source de l’imagination du poète. « La poésie est cet enfant, cet homme qui plonge dans sa nuit intérieure, y redevient pareil à l’enfant qu’il a été, naïf, émerveillé, à peine encore séparé du monde et de ses mystères » (la Poésie et ses environs). Il publie avant la guerre ses premiers poèmes dans la revue marseillaise les Cahiers du Sud et animera après la Libération la revue Centres créée avec Robert Margerit et René Rougerie. Dans sa très belle préface au catalogue de l’expo­si­tion, Pierre Bergounioux retrace, avec un art de la synthèse qui dégage l’essentiel, le socle de « notre petite patrie » limou- sine à travers les siècles d’où s’est levée toute l’œuvre de Georges-Emmanuel Clancier, qui écrivit avec son fils Sylvestre la Vie quotidienne en Limousin au XIXe siècle (1977) dans la célèbre collection des Éditions Hachette. Décisive, l’impulsion de son œuvre est profondément terrienne. Et « tout se joue dès l’origine », dès l’enfance, écrit Bergounioux, qui poursuit : « Mais le grand passé, les ombres muettes dont [Clancier] est peuplé le hèlent. Il se tourne donc vers la forme la plus ample qui leur est assortie et publie en 1956 le Pain noir. » Habité par les

ombres qui l’éclairent, Georges-Emmanuel Clancier est expositions resté un éternel jeune homme auteur de trois livres de mémoires uniquement consacrées à sa jeunesse. Il défie le temps par son entreprise autobiographique, qu’il pour- 6. Un film de Martine suit toujours (il vient de terminer l’année… 1947). Dans le Lancelot, produit par film documentaire Georges-Emmanuel Clancier passager Jérôme Animer. Une coproduction Leitmotiv du temps (6), il commente à 99 ans d’une phrase mer- Production et France 3 Limousin, 2013. veilleuse les stations de la machine à remonter le temps L’interview de Georges- où il se réfugie : « C’est comme si je tenais après-coup le Emmanuel Clancier est menée par son fils journal que je n’ai pas eu le temps d’écrire. » n Sylvestre.

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n mihaï de Brancovan n Anniversaires

icentenaire de la naissance de Richard Wagner oblige, la Bastille reprend les quatre ouvrages de la Tétralogie dans la production montée en 2010 et 2011 ; d’abord séparément, puis, en fin de saison (1), réunis en ce Bqui sera le premier cycle complet du Ring à l’affiche de l’Opéra de Paris depuis 1957. En revoyant, trois ans plus tard, l’Or du Rhin et la Walkyrie, j’ai eu l’agréable sur- prise de constater que Günter Krämer avait sensiblement modifié ses mises en scène, très critiquées lors de leur création ; s’il ne les a évidemment pas métamorphosées en d’authentiques chefs-d’œuvre, du moins a-t-il réussi à en gommer les aspects les plus irritants et à les rendre plus cohérentes. Peu de vrais changements dans l’Or du Rhin, mais nombre d’idées nouvelles et originales, de détails qui retiennent l’attention alors qu’en 2010 ils passaient inaperçus ou, tout simplement, n’existaient pas : inquiets de voir les géants s’emparer des pommes d’or leur assurant une jeunesse éternelle, les dieux tentent, subrepticement, de

musique les mettre à l’abri ; traités en esclaves par Alberich, les Nibelungen poussent un cri de joie lorsque celui-ci est emmené, ligoté, par Wotan et Loge ; nul­lement terrifiée par les géants, Freia (Edith Haller) semble, au contraire, plus que sensible aux avances du tendre Fasolt (Lars Woldt). Tant Peter Sidhom (Alberich) que Kim Begley, un Loge déguisé en clown, sont des acteurs de grand talent, qui donnent une réelle présence à leur person-

1. L’Anneau du Nibelung nage. Il reste que l’on n’est pas davantage convaincu sous la direction de aujourd’hui qu’il y a trois ans par l’apparition, en gigan- Philippe Jordan. L’Or du Rhin (18 juin), la Walkyrie tesques lettres gothiques, du nom « Germania » (allusion (19 juin), Siegfried (23 à la pharaonique capitale qu’Albert Speer, l’architecte­ de juin) et le Crépuscule des dieux (26 juin 2013). Hitler, rêvait de bâtir à la place de Berlin) au moment

174 critiques où les dieux commencent à gravir les innombrables marches de la structure en tubulures d’acier qui tient lieu de Walhalla. Bien plus importantes, les modifications apportées à la Walkyrie touchent jusqu’aux décors (Jürgen Bäckmann) – ceux des actes I et III ont changé du tout au tout, et plutôt en mieux, même si la beauté n’est (volontai- rement) toujours pas de mise chez Günter Krämer. Le massacre perpétré pendant le prélude au premier acte a un peu perdu de sa sauvagerie, Hunding (Günther Groissböck, voix noire à souhait) entre seul en scène, ses hommes de main ne se montrant que beaucoup plus tard, lorsque leur maître enjoint à Siegmund de se pré- parer pour la lutte qui les opposera le lendemain ; on ne regrettera pas la suppression de l’interminable repas qu’on leur servait précédemment et qui perturbait le récit de l’infortuné Wälsung de bruits de couverts et de déglutition. À la fin de l’opéra, Brünnhilde s’endort sur l’un des gradins les plus hauts du Walhalla, là même où musique la réveillera le baiser de Siegfried, et non plus sous la table (!) sur laquelle gît Siegmund, mort. Même rema- niée, la Chevauchée reste, hélas ! assez ridicule avec ces Walkyries-infirmières en train de laver et de ressusci- ter les cadavres nus de guerriers tués au combat tan- dis qu’un groupe d’hommes masqués, en combinaison blanche, exécutent un « ballet » aussi énervant qu’inutile, mélange de mouvements saccadés d’automate, de tics et de pas totalement absurdes, d’essence vaguement mili- taire ; au deuxième acte, les jeux des Walkyries avec les pommes d’or ne valent guère mieux. Aucune faiblesse, en revanche, dans l’interprétation musicale, magnifique de bout en bout grâce tant à un orchestre au sommet de sa forme, puissant et trans­ parent tour à tour, emmené avec fougue et finesse par un Philippe Jordan si familier du Ring qu’il peut diriger la Walkyrie sans partition, qu’à une distribu- tion d’une qualité, d’une homogénéité rares. J’ai eu la chance d’entendre­ les deux chanteurs qui alternaient en Wotan : le Letton Egils Silins dans l’Or du Rhin, Thomas

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Johannes Mayer dans la Walkyrie ; l’un et l’autre pos- sèdent la voix, l’autorité, l’intelligence, sans parler de l’endurance qu’exige ce rôle d’une complexité hors du commun. Cette Walkyrie nous réservait, en outre, trois découvertes de taille : la Sieglinde passionnée, très fémi- nine, à la voix claire et souple de la Viennoise Martina Serafin, qui fait parfois penser à Leonie Rysanek ; la Brünnhilde d’une belle vaillance de l’Anglaise Alwyn Mellor, plus à l’aise dans l’aigu que dans le grave ; enfin, le Siegmund de l’Australien Stuart Skelton, émouvant et héroïque à la fois. La spectaculaire robe rouge de Fricka sied à merveille à Sophie Koch, comme toujours admi- rable ; affublées, elles, de vilaines tenues blanches, les huit sœurs de Brünnhilde ont moins d’allure, mais sont vocalement exemplaires. Parallèlement à ces représentations wagnériennes, l’Opéra rendait hommage à Verdi – né, lui aussi, en 1813 – en reprenant son ultime chef-d’œuvre, Falstaff, dans la production pleine d’esprit, d’entrain, d’imagina- musique tion de Dominique Pitoiset (mise en scène), Alexandre Beliaev (décors) et Elena Rivkina (costumes) ; on la retrouve avec d’autant plus de plaisir qu’elle a été trop longtemps absente des affiches de Bastille. Nous ne sommes certes plus à l’époque de Shakespeare, mais bien en Angleterre, comme en témoignent ces façades en brique rouge, ces escaliers métalliques, ces

enseignes. Le vrai miracle, c’est qu’au dernier tableau disques le vieux chêne peint à même le mur s’illumine progres- sivement, devient phospho­ ­rescent, prend vie : un effet magique, d’une grande ­poésie. Autour du Falstaff jovial, subtil, naturellement ventripotent d’Ambrogio Maestri était ­réunie une formidable équipe d’acteurs-chanteurs : Svetla Vassileva, Alice aussi élégante vocalement que scéniquement, Marie-Nicole Lemieux, irrésistible en Mrs Quickly, son rôle fétiche, la jeune et séduisante Elena Tsallagova, Nannetta à la voix d’une pureté cris- talline, ainsi que Paolo Fanale (Fenton) et Artur Rucinski (Ford). Daniel Oren dirige avec verve et panache un orchestre conciliant brio et raffinement.n

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n jean-luc macia n Wagner, un bicentenaire et deux superbes chanteurs

ls sont nés tous deux à quelques mois d’écart en 1813. Eux, dont on célèbre donc la même année le bicentenaire, vont dominer le monde de l’opéra du XIXe siècle. Avec Mozart, ils sont sans doute les plus Ijoués aujourd’hui dans les théâtres lyriques. Totalement contemporains, Verdi et Wagner vont pourtant appartenir à deux univers opposés. Le premier a porté à son zénith l’art du bel canto : héritier de Rossini, de Bellini et de Donizetti, il est resté fidèle à la primauté de la mélodie mais il a su dépasser la superficialité de ses prédécesseurs pour renforcer progressivement la vraisemblance drama- tique de ses ouvrages et aboutir à un style d’une puissante modernité grâce à Otello et Falstaff, au point d’être accusé par certains de péché de « wagnérisme ». L’Allemand a commencé en se fondant sur le grand opéra à la française, genre Meyerbeer (auquel Verdi sacrifiera aussi avec Don Carlos) pour créer un art totalement germanique. Wagner s’est vite débarrassé du carcan structurel des opéras de son temps (récitatifs, airs, grandes scènes) pour aboutir disques à un discours continu fondé sur la scansion de la lan- gue allemande avec la volonté de retourner à l’esprit des grandes sagas nordiques. Deux autres points forts dans sa pratique : Wagner écrivait lui-même ses livrets fondés sur des légendes médiévales ou scandinaves, parvenant ainsi à une symbiose exceptionnelle entre le texte et la musique. Et il a surmonté les contraintes de l’harmonie pour abandonner peu à peu toute référence à la tonalité et voyager au cœur des dissonances dans un but expres- sif. Réservant Verdi pour plus tard, examinons aujourd’hui le cas Wagner pour, à partir de récentes publications, tordre le cou à un lieu commun : la fin des chanteurs wagnériens. Certes dans les années quatre-vingt et quatre-

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vingt-dix, les carrières frénétiques des stars de l’opéra ont abouti à une pénurie des grandes voix de ce type. Mais la tendance s’est inversée et plusieurs interprètes au format idéal ont émergé ces dernières années. Deux en particulier ont capté notre attention. Par chance, on les trouve réunis dans le premier volet d’une nouvelle intégrale de la Tétralogie réalisée à Saint-Pétersbourg par Valery Gergiev. Plutôt que de commencer par le pro­ logue, l’Or du Rhin, le chef du Théâtre Mariinsky a choisi de graver la Walkyrie (1) et c’est une immense réus- site. La direction survoltée de Gergiev, d’une théâtralité ébouriffante, un orchestre aux mille couleurs, un ­casting approprié et une magnifique prise de son suffiraient déjà à saluer l’événement. Mais c’est bien la présence de Jonas Kaufmann et de Nina Stemme qui fait tout le prix de ce coffret. Le premier, qui excelle aussi dans l’opéra italien, est le ténor wagnérien du moment. Doté d’une voix qui semble sans limite, d’un timbre chaud qui rap- pelle assez le grand Jon Vickers d’il y a trois décennies, disques d’un magnétisme émotionnel incontestable, il campe un Siegmund d’anthologie, d’un héroïsme jamais univoque mais aux envolées cinglantes (sa tenue forte sur Velse nous fait frissonner) et à la psychologie réellement incar- née. À ses côtés, la soprano suédoise donne toutes ses dimensions au rôle de Brünhilde, tout en éclats puis- sants, vraie Walkyrie conquérante, mais aussi en bles- sures poignantes. Ses face-à-face avec Wotan sont d’une vigueur dramatique sans égale aujourd’hui. Ajoutons que René Pape, impeccable Wotan, et Anja Kampe, fré- missante Sieglinde, s’élèvent presque à leur niveau. C’est cette Walkyrie qu’il vous faut. Jonas Kaufmann s’est fait remarquer à Bayreuth avec remarquable Lohengrin malgré une mise en scène contes- table. Il nous donne un échantillon de ses exceptionnelles capacités dans un récital consacré à des extraits des opé- ras de Wagner (2). Le métal de sa voix, le clair-obscur de son timbre, le débit volubile de sa parole, jamais ver- 1. 4 SACD Mariinsky beuse, toujours prégnante, nous valent un récital inouï. MAR0527. 2. CD Decca 478 5189. Écoutez la poésie hallucinée du chant de la forêt de

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Siegfried, la véhémence torturante du récit de Tannhäuser, le surnaturel légendaire de celui de Lohengrin ou encore ­l’appel de Siegmund (aussi beau qu’avec Gergiev), et l’air de Walther dans les Maîtres chanteurs pour savourer le talent et le génie du ténor allemand. Cerise sur le gâteau, les Wesendonck Lieder, pourtant destinés à une voix de femme, chantés avec un charme et une nostalgie à se damner. Le number one, c’est bien lui. Accompagnement adéquat de Donald Runnicles. Autre bonheur, Nina Stemme participe à la grande intégrale des opéras de Wagner entreprises par Marek Janowski dont nous avons déjà rendu compte ici. La Suédoise est la meilleure Isolde actuelle. Elle illumine donc l’enregistrement de Tristan und Isolde (3) avec sa vaillance inentamée, ses aigus d’airain, son engagement dramatique jamais occulté pour achever par une « Mort » glaçante qui survole les harmonies incandescentes de la partition. Bien sûr, Stephen Gould est un Tristan fragile, parfois dépassé mais toujours touchant, bien sûr tous disques ses partenaires ne volent pas aussi haut, mais sa presta- tion et la solide direction de Janowski nous comblent. On retrouve Nina Stemme bouleversante dans le rôle d’Elisabeth d’un Tannhäuser (4) enlevé avec la même tonicité par le chef allemand, dont le respect du style wagnérien est bien connu. Dans le rôle-titre, Robert Dean Smith déçoit au début par ses écarts de justesse mais il se rattrape ensuite (sans égaler Kaufmann) grâce à sa sincérité et sa solidité vocale. Surtout, toutes les grandes scènes d’ensemble sont traduites ici avec une puissance et un foisonnement spectaculaires. Le rendu sonore de ces deux coffrets semble insurpassable dans son réalisme et sa dynamique. Profitant du bicentenaire, les firmes de disques ont édité plusieurs coffrets consacrés aux opéras de Wagner à des prix alléchants. Les amateurs d’exhaustivité se ­rallieront à celui édité par Universal en 43 CD (5) qui ­comprend 3. 3 SACD Pentatone PTC5186 404. même l’ouvrage de jeunesse Rienzi et quelques perles 4. 3 SACD Pentatone incontournables comme le Lohengrin de Solti, le Tristan PTC5186 405. 5. 43 CD Deutsche légendaire de Carlos Kleiber, les Maîtres ­chanteurs Grammophon 4790 502.

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­d’Eugen Jochum et un Parsifal hors du commun avec l’inattendu Placido Domingo. Le reste (le Ring de Levine !) n’est pas au même niveau mais l’ensemble tient la route. Un chef a marqué l’épopée wagnérienne de l’ère stéréo­ phonique : Georg Solti. Bonne idée donc d’avoir ras- semblé son Ring fondateur et ses autres gravures en un coffret de 36 CD (6). À la crème des chanteurs wagné- riens des années soixante et soixante-dix s’ajoutent des prises de son spectaculaires, bien dans le style Decca. Reste enfin le Festival de Bayreuth, où longtemps a brillé le chant wagnérien. Au début des années soixante, à l’époque de Wieland Wagner, petit-fils du compositeur, quelques grandes interprétations marquantes ont été enregistrées par Philips. Elles ne sont pas faciles à déni- cher aujourd’hui mais le Net permet tout : alors si vous y trouvez le Ring fastueux de Karl Böhm, le Tannhäuser et le Vaisseau fantôme de Wolfgang Sawallisch, n’hésitez pas. Vous entrerez de plain-pied dans la légende wagné- rienne avec une génération de chanteurs aujourd’hui disques disparue et jamais vraiment remplacée.

Et aussi... Carl Maria von Weber fut, avec son Freischütz, un pré- curseur de Wagner. Mais c’est dans l’art plus intimiste de la musique de chambre que nous vous invitons à péné- trer. Weber a conçu dans sa jeunesse des Sonates pour pianoforte avec violon obligé, composées et dédiées aux amateurs. A priori des pages modestes et sans prétention mais en fait une série de vignettes aux mélodies atta- chantes, aux parfums pittoresques et aux effets variés. La violoniste Isabelle Faust s’y est attaquée sans pré- tention mais en cherchant à en rendre tous les charmes et les affects (7). Cela nous vaut, avec la complicité du pianiste Alexander Melnikov, des moments de pure beauté, enlevés et souvent jouissifs comme la sidérante « espagnolade » de la 2e sonate. Le jeu d’Isabelle Faust est un enchantement, nourri d’une verve craquante. Le 6. 36 CD Decca 4783 707. Quatuor avec piano op. 18 complète ce disque délassant 7. CD Harmonia Mundi HMC902108. qui nous fait découvrir un Weber inattendu. n

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• guy dupré • C heon un-Yeong Les Manœuvres d’automne Adieu le cirque ! Frédéric Verger A urélie Julia

• P ierre Jacquemot • Frédéric Andrau Économie politique de l’Afrique Monsieur Albert. contemoraine Cossery, une vie Y ves Gounin O livier Cariguel

• José Carlos LLop • Oi l vier Bessard-Banquy (dir.) Dans la cité engloutie Les Mutations de la lecture C harles Ficat O livier Cariguel

• Jean- Pierre Ferrini • H enry laurens Un voyage en Italie Histoires orientales C harles Ficat Jean- Pierre Naugrette

• N athanaël Dupré La Tour • f rançois buot Au seuil du monde Gay Paris. Une histoire du Paris A urélie Julia interlope entre 1900 et 1940 A lexandre Mare notes de lecture

n Récit exprime le charme secret, un peu Les Manœuvres d’automne pervers, du bizarre, seule figuration Guy dupré possible du mystérieux attrait éro- Bartillat, coll. « Omnia » tique de la mort. Les ombres tristes 244 p., 13 e de ses personnages de militaires aux biographies compliquées d’anges ou Guy Dupré a publié en 1953, à de souteneurs à la Genet, ce narra- 24 ans, Les fiancées sont froides, teur du Grand Coucher qui semble roman étrange, envoûtant, qui le un personnage de Jacques Perret fit d’emblée reconnaître comme un grimé par Bataille expriment bien le « grand écrivain », un styliste incom- caractère ambivalent de l’œuvre de parable. Ce coup d’éclat a eu son ce Faulkner du faubourg Saint-Ger- cortège d’ombres : la mélancolie main, qui tient de la nostalgie clas- de celui qui, triomphant au premier sique et de goût surréaliste pour le essai, semble craindre de ne plus kitsch des cimetières, du Géricault distinguer le miracle de la facilité. revisité par Hans Bellmer. Ressortent en collection de poche deux ouvrages également admi- n frédéric verger n rables, le Grand Coucher (la Table ronde), son second roman, et les n Essai Manœuvres d’automne (Bartillat), Économie politique de l’Afrique tapis de réminiscences et de portraits contem­po­raine où passent les ombres de Breton et Pierre JACQUEMOT de Weygand, de Green et de Gracq, Armand Colin, coll. « U » de De Gaulle et de Mitterrand. La 456 p., 30 e beauté de ces deux ouvrages tient à l’étrange mélange qui constitue la Pierre Jacquemot a eu une carrière poésie particulière de Dupré : une étonnante à mi-chemin de l’université vision historique de la décomposi- et de la diplomatie. Profil rare au tion de la France telle que la reflète ministère des Affaires étrangères, où l’histoire de son armée, qui a la les ambassadeurs sont pour la plu- cohérence, l’élégance et le chic de part issus de l’ENA ou de l’Inalco, la « coupe réactionnaire », mais que Pierre Jacquemot est économiste. berce une sorte de lyrisme ironique Après un doctorat d’État en sciences du bizarre, comme s’il ne prenait économiques et une thèse en écono- pas cette vision tout à fait au ­sérieux mie appliquée, il rejoint le cabinet de ou plutôt comme si la parodie, Jean-Pierre Cot en 1981. Expérience l’incongruité, parfois même le gro- marquante pour ce jeune coopérant tesque qu’elle contenait recelaient la passé par le catholicisme social qui vérité essentielle des choses. Dupré y voit l’occasion, après deux séjours promène son regard sur l’histoire de au Sénégal en Algérie, de poser les France, de l’affaire Dreyfus au putsch bases d’une relation Nord-Sud débar- des généraux, comme Breton sur les rassée du paterna­lisme gaullien. Dès étalages hétéroclites de boutiques lors, il enchaînera les postes sur le obscures. Le lyrisme de la prose continent : conseiller économique

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d’Abdou Diouf au Sénégal, patron sont au cœur des problématiques de de la coopération française à Oua- l’économie du développement, c’est gadougou et à Yaounde, il devient toujours en sollicitant les outils de la le tout-puissant directeur du déve­ sociologie, de l’anthropologie, de la lop­pement de la rue Monsieur en politique. Ainsi du chapitre consa­ 1997 avant de voir ses compétences cré à la sécurité alimentaire dont il reconnues par sa nomination à la tête montre qu’elle dépend autant sinon des ambassades de France à Nairobi­, plus des infrastructures de transport Accra et enfin Kinshasa. que de la révolution verte. Ou de Cette riche carrière administrative n’a ses développements éclairants sur pas interrompu une fertile production le système éducatif où est dénoncée intellectuelle. En compa­gnie de son la priorité donnée à l’université sur compère Marc Raffinot, Pierre Jacque- l’éducation primaire. mot n’a cessé d’écrire sur l’économie Toujours bienveillant, jamais du développement. Caché sous le complai­sant, Pierre Jacquemot porte pseudonyme de Pierre Cappelaere, sur l’Afrique un regard qui évite à la il a livré des chroniques très vivantes fois les naïvetés de l’afro-optimisme de ses affectations au Kenya, au et le cynisme de l’afro-pessimisme. Ghana et au Congo. L’originalité de sa Son manuel, qui remplit un vide cri- réflexion vient de ce qu’elle se nour- ant dans la littérature en langue fran- rit à ces deux sources : les outils de çaise, fera date. l’économie sont mobilisés au service de l’action diplomatique, l’épreuve n yves Gounin n de la réalité permet de valider ou d’invalider des théories qui, sans elle, n Essai resteraient stériles. Dans la cité engloutie C’est dans cet esprit que Pierre Jac- José Carlos Llop quemot a rédigé cet impressionnant Traduit de l’espagnol par Jean- traité d’économique politique afri­ Marie Saint-Lu caine. Il s’inscrit résolument dans une Éditions Jacqueline Chambon démarche interdisciplinaire. Comme 320 p., 23,50 e le résume bien Abdou Diouf dans sa préface : « Économiste de formation, Après plusieurs romans situés à Pierre Jacquemot ne tombe pas dans Palma de Majorque, sans que la l’économisme. » Il ne s’agit pas selon ville soit expressément nommée, lui d’une science abstraite faite de José Carlos Llop consacre à la capi- chiffres et d’équations. On ne com- tale majorquine, qui est aussi sa ville prendrait rien à l’économie africaine, de naissance, un essai inspiré où nous dit-il, si on ne prenait en compte il tente de recréer un univers enfui, les trajectoires singulières et plurielles qu’il s’agisse de sa propre vie ou d’un de ses États (chapitre i), le cadre insti- passé mythique marqué par les visi­ tutionnel (chapitre ii), les défis de la teurs illustres qui y ont séjourné. Il gouvernance (chapitre iii), le facteur mêle l’histoire de sa vie à la forme démographique (chapitre iv). d’une ville dont il épouse l’évolution. Même lorsqu’il traite des sujets qui Dans la cité engloutie constate la dis-

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parition d’un monde, certains ciné- Brodsky pour Venise. Après la lec- mas ou cafés, mais ce récit ne som- ture de Dans la cité engloutie, on bre pas pour autant dans la plainte ne marchera plus dans les rues de nostalgique. Il restitue le climat intel- Palma avec le même regard. lectuel bien particulier de cette ville qui a su accueillir jadis le cardinal de n charles ficat n Retz et au XXe siècle Borges, Jünger, Morand ou Camus. Avec franchise, n Roman le sort des xuetas, ces juifs convertis Un voyage en Italie au catholicisme et qui ont conservé Jean-Pierre Ferrini une place particulière dans la société Arléa majorquine, est rappelé. Une place 94 p., 16 e de choix est réservée à Joan Miró et bien sûr à l’écrivain anglais Robert Jean-Pierre Ferrini a composé des Graves, dont Llop trace un puissant essais remarqués sur Courbet et portrait : « Quand je sortais du lycée, Pavese, où se reflétait une veine au printemps, il y avait des jours où autobiographique. Il nous livre cette se promenait dans Palma un homme fois Un voyage en Italie, présenté coiffé d’un chapeau d’Indien navajo, sous la forme d’un roman. Il s’agirait un foulard rouge autour du cou et un plutôt de voyage dans une certaine cabas suspendu à l’épaule. […] Cet Italie, puisque c’est à Ferrare que se homme était Robert Graves. Et c’était cristallise la tourmente conjugale des dans cette présence que j’entrevoyais personnages, qui restent finalement la poésie comme forme de vie, en arrière-plan par rapport à la ville quelque chose que je n’ai jamais elle-même. Avec ses enceintes, son retrouvé avec la même intensité chez passé brillant sous la Renaissance, les poètes qui ont croisé ma vie. » ses gloires qui hantent l’esprit du nar- De nombreux écrivains majorquins, rateur, Ferrare apparaît bien comme comme Llorenç Villalonga, tra- l’héroïne véritable du roman – ville versent également le livre, qui rap- que l’on peut facilement découvrir pelle aussi combien le climat libéral à bicyclette puisqu’il en est souvent régnant aux Baléares différait du question. Vers elle se tour­nent toutes reste de l’Espagne franquiste, sans les pensées du héros, bien davan- doute parce que Majorque est une tage que vers sa femme, cantonnée île et qu’« une île est déjà, en soi, un à un rôle fantomatique, qu’il essaie destin ». L’auteur assiste aussi dans de retenir mais dont on saura si les années soixante à l’explosion peu. Sans doute cela vaut-il mieux, de la culture rock sur l’île, dévoil- car au lieu de sombrer dans la chro- ant une affinité particulière pour nique d’un amour qui se défait, Fer- Creedence Clearwater Revival – les rini nous entretient du Jardin des « Cridens » disait-on dans sa famille. Finzi-Contini de Bassini, du cinéma À sa manière, érudite et délicate, d’Antonioni (l’Avventura, Blow-up, Llop fait pour Palma ce que Cavafy la Notte) ou de Rossellini (Voyage et Durrell­ ont fait pour ­Alexandrie, en Italie) avant que le narrateur ne Orhan Pamuk pour Istanbul ou retourne à la bibli­othèque du ­palazzo

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Paradiso, Via delle Scienze, relire les l’infini, plus il se verrouille ; plus il œuvres fondatrices de l’Arioste et du observe le flux d’informations, plus Tasse. Dans ces poèmes, il découvre il s’endort. À quand le sursaut ? À des analogies avec sa propre situa- quand l’éveil ? tion au point qu’un jeu de correspon- Un jeune cadre d’entreprise saute dances s’établit entre le commentaire d’un train à l’autre ; entre deux et le récit. rendez-­vous, quatre hôtels et six Ce premier roman exhale un charme communications téléphoniques, il étrange, marqué par un désir d’Italie surfe sur le Net, avidement : il lui faut qu’expriment le portrait de Monica vérifier ses mails pour se sentir indis- Vitti en couverture et la douzaine pensable ; il lui faut une occupation d’illustrations qui ponctuent les vingt-quatre heures sur vingt-quatre. chapitres. À la fin du roman, on Résultat ? Les anxiolytiques cumulés n’est pas tout à fait sûr que la crise aux insomnies provoquent l’ulcère. soit résolue, malgré l’espoir du nar- La sonnette d’alarme est stridente : le rateur. De cette descente en enfer, malade a 34 ans. La sentence médi- passage obligé, il ressort cependant cale déclenche un choc traumatique : une renaissance du héros grâce à sa l’homme pressé doit suspendre son passion pour la littérature et les arts. vol ; il décide de franchir les portes Tout voyage en Italie remplit cette d’un monastère bénédictin. Là, placé fonction initiatique, bénéfique pour au seuil du monde, il réfléchit. Privé l’âme et le corps. Jean-Pierre Ferrini de sa tablette et de son iPhone, nous en offre une variation person- l’Homo digitalis se familia­rise avec nelle. la solitude et le vide ; il apprend le silence et découvre la durée. Petit n charles ficat n à petit, les questions émergent : qu’apporte la diffraction temporelle n Récit si ce n’est l’émiettement du moi ? Où Au seuil du monde per­ce­voir la beauté dans le morcel- Nathanaël Dupré la Tour lement continu ? De quelle façon Le Félin parvenir à l’unité spirituelle lorsque 148 p., 11 e l’existence ne cesse de fragmenter l’âme ? Au cœur d’un espace clos, Produire, être rentable, maximiser le trentenaire accède à la liberté ses performances, battre des records, absolue. s’évader, se distraire, courir, sur- Nathanaël Dupré la Tour nous livre tout ne jamais perdre une minute : un soliloque fait d’écoute intérieure nous nous reconnaîtrons tous dans et de vigilance au réel. Avec cette le scénario. Il est étrange de se lais- exhortation à réintroduire l’éternité ser enfermer si rapidement dans ce dans l’instant pour pouvoir redeve- genre de prisons aux murs invisibles. nir lumière, l’auteur s’inscrit dans la La fuite en avant nous permet-elle lignée de tous ces poètes qui nous d’évacuer la question fondamentale invitent à « réenchanter » le monde. du sens ? Plus l’homme galope, plus il reste immobile ; plus il convoite n aurélie julia n

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n Roman d’envisager un avenir « normal ». Le Adieu le cirque ! choix s’arrête sur Haehwa, une jeune Cheon Un-yeong fille délicate tourmentée par le sou- Traduit du coréen par Seon venir d’une passion amoureuse. De Yeong-a et Carine Devillon retour en Corée, la cellule familiale Serge Safran Éditeur se recompose autour de la nou- 288 p., 18,50 e velle venue ; les uns et les autres s’apprivoisent ; une joie simple Les lumières se sont éteintes au s’installe, fugitive. Lorsque la mère départ des acrobates. Le public décède, le tableau se craquelle et le attend. Un flot de paroles se libère destin se précipite : consumé par des dans le noir comme pour calmer sentiments défendus, le frère cadet les tensions : le spectacle des lan- fuit sa belle-sœur et se livre à la ceurs de couteaux et des assiettes contrebande entre la Corée du Sud chinoises a crispé les sens. Après et la Chine ; l’époux, jusqu’alors si quelques secondes, les projecteurs bon, se transforme en un animal vio- se braquent sur le corps enroulé lent ; blessée dans son être, Haehwa d’une fillette vêtue de voiles. Du s’échappe par une nuit glaciale. Les plafond pend une étoffe vaporeuse. liens qui s’étaient noués petit à petit Aux notes d’une flûte, la frêle créa- entre les personnages se défont. Sus- ture déplie ses bras et déroule son pendus au-dessus du vide, les corps dos : elle semble naître à la vie. Ses finissent par tout lâcher. En plaçant mains se lovent dans le tissu puis ses protagonistes sur le fil instable l’agrippent. La sylphide s’élève dans de la vie, Cheon Un-yeong nous les airs. Exécutés avec lenteur, ses pose cette question : l’existence est- gestes disent l’élégance et la grâce. elle finalement autre chose qu’un Parvenue tout en haut, l’âme céleste numéro d’équilibriste ? s’immobilise puis se jette dans le vide : seul son pied retenu par un n aurélie julia n voile la sauve de l’écrasement. La scène liminaire d’Adieu le cirque ! n Biographie préfigure l’intrigue d’une belle Monsieur Albert. Cossery, une vie œuvre romanesque à la tonalité Frédéric Andrau sombre et poétique. Éditions de Corlevour Deux frères coréens se rendent en 300 p., 19,90 e Chine : l’un porte les séquelles d’une grave électrocution : il est handicapé Publiée à l’enseigne d’une maison de la voix ; l’autre traduit en mots d’édition au nom de whisky écossais, les désirs de l’infirme ; depuis plu- la tentative biographique du jour- sieurs années, ce drôle de couple naliste Frédéric Andrau consa­crée à vit dans un rapport de dépendance Albert Cossery entretient avec sym- et d’étouffement. Un jour, la mère pathie la notoriété de cet Égyptien appelle une agence matrimoniale et parmi les plus célèbres de Paris. On organise un voyage de rencontre : connaît le mythe Cossery­. L’homme une épouse permettra au benjamin a vécu près de soixante ans à La

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­Louisiane, un hôtel de Saint-­Germain- recueil de cinq nouvelles paru en des-Prés. Son art de la paresse, son 1941. Le plus fameux, Mendiants existence de dandy syba­ri­tique, ses et orgueilleux, avait été adapté en amitiés littéraires (Henry Miller, Cio- bande dessinée par le dessinateur ran, la faune germanopratine de Golo et l’ensemble de ses écrits avait l’après-guerre) ­continuent de sus- fait l’objet d’un doctorat en 1990. citer la curiosité. Quant à Cossery, Belle rançon pour un auteur qui l’« esprit frappeur » selon son compa- nous disait écrire une phrase par jour triote Georges Henein, il a écrit en maximum. Ou bien était-ce une par tout et pour tout huit livres. Chacun, semaine ? Et aujourd’hui l’exercice à l’exception du dernier, les Cou- d’admiration de Frédéric Andrau leurs de l’infamie, a au minimum été (auquel il manque une biblio­gra­ édité chez trois éditeurs différents. phie et des percées profondes dans Ce champion de la réédition fut l’œuvre d’Albert, trop survolée) fait révélé par Edmond Charlot, premier revivre une figure à contre-courant. éditeur de Camus, puis redécou- Une vie de pharaon qui souhaitait vert par Joëlle Losfeld au seuil des sauver de jeunes âmes afin de les années quatre-vingt-dix. Elle réveilla détourner d’un parcours tout tracé et une œuvre en sommeil, qui jouis- des précipices de l’ennui. sait toutefois de la ferveur d’initiés. Elle l’emmenait dans les librairies de n olivier cariguel n province où Albert faisait un tabac. On se souvient des files d’adolescents n Essai au Salon du livre qui achetaient plu- Les Mutations de la lecture sieurs exemplaires de ses romans. Olivier Bessard-Banquy (dir.) Elle lui décrocha un portrait d’une Presses universitaires de Bordeaux, page dans le Monde. Il y eut bien un coll. « Les Cahiers du livre » phénomène Cossery. La saison deux 240 p., 20 e (le reve­nant) fut la plus surprenante. Les jeunes lecteurs étaient séduits Quel est le malaise dans la civilisa- par le souffle de révolte diffusé dans tion de la lecture ? La recherche en ses romans pleins d’humour, de déri- mode zapping sur Internet, la vague sion, de dynamite intellectuelle et des produits numériques (applica- de personnages irréguliers. « Parmi tions, livres) et notre dépendance les écrivains vivants de ma connais- tactile à l’écran marquent-elles la sance, aucun ne décrit de manière « mort lente d’un modèle de civili- plus poignante ni plus implacable sation, d’approfondissement de soi l’existence des masses humaines par la plongée dans le meilleur de la les plus englouties », écrivait Henry production humaine » ? Ce discours Miller. C’est le règne des mar­gi­naux, ambiant ne résiste pas à l’épreuve des prostituées, des enfants des des faits. Malgré un titre général peu rues, d’un philosophe devenu men- alléchant, le livre collectif les Muta- diant, de la foule des petits métiers tions de la lecture bat en brèche les du Caire, des « hommes oubliés de idées toutes faites et les nuance. Il Dieu », titre de son premier livre, un donne la parole à des profession-

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nels du livre (éditeurs, libraires, spé­ Musso. La clientèle des librairies est cia­listes de l’édition électronique, majoritairement féminine. Le modèle sociologues) sous forme d’entretiens de l’honnête homme humaniste et d’études éditoriales. Fruit d’un tra- a vécu. Il est remplacé par la fille vail mené avec des étudiants inscrits d’Ève championne de la lecture. au pôle Métiers du livre à l’IUT N’oublions pas aussi que le livre Michel-de-Montaigne à Bordeaux, il a déclenché des phénomènes de rassemble les signes contradictoires société avec la saga Harry Potter et d’affaissement et d’embellie de la le manifeste Indignez-vous !. Cette lecture aujourd’hui. Le constat est le part d’imprévisible, cyclique, est un suivant : les gros lecteurs sont en voie signe rassurant. de disparition, les lecteurs moyens­ se maintiennent, les non-lecteurs pro­ n olivier cariguel n gressent. La lecture ne baisse pas en soi, mais la lecture savante ou lettrée n Essai est en régression. Il est vrai, selon Histoires orientales François Gèze, directeur des éditions HENRY LAURENS La Découverte, que le modèle utili- L’Orient des livres, Sindbad- tariste de rapport à la connaissance, Actes Sud, L’Histoire à l’écrit et au livre en particulier s’est 154 p., 22 e imposé dans les années quatre-vingt. En même temps, la lecture s’est Nous sommes chroniquement sous- féminisée au point que « les femmes informés, et manquons cruellement sont les garantes de la culture et de de mises en perspective historique la lecture en général », n’hésite pas et géographique. Comment com- à écrire l’étudiante Joanna Thibout- prendre les grands enjeux géo- Calais. Et ce constat dépasse le genre, politiques du moment – printemps en perte de vitesse aujourd’hui, arabes, Moyen-Orient, Mali, etc. – de la « chick litt » (littérature pour sans connaître­ la géopolitique de ces poulettes) introduit par le Journal régions, et les origines des conflits­ ? de Bridget Jones d’Helen Fielding. Spécialiste du Moyen-Orient, titu- Un éditeur grand public de poche laire de la chaire d’histoire contem- comme Pocket conçoit, explique ­ poraine du monde arabe au Collège son directeur général adjoint Fran- de France, Henry Laurens a eu la çois Laurent, ses couvertures de bonne idée de rassembler ses articles livres de fiction en les féminisant par publiés dans la revue l’Histoire, à la rondeur d’une typographie pré- laquelle il collabore depuis vingt ans. férée à des caractères trop rigides, à Comme pour répondre à certaines des polices de caractères trop aus- de nos interrogations, et comme tères ou angu­leuses. En poussant pour raviver le plaisir d’apprendre l’analyse, on peut estimer que la lit- remontant à nos années d’école, les térature sentimentale incarnée par douze essais ici rassemblés sont par- Katherine Pancol et Anna Gavalda fois présentés sous forme de ques- a déteint sur les autres écrivains tions : « Qu’est-ce que l’Orient ? », à succès Marc Lévy et Guillaume « Napoléon a-t-il créé l’Égypte

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moderne­ ? », « Qu’allaient donc faire belle surprise. Le titre en trompe- les Britanniques en Irak ? ». On l’œil pourrait suggérer qu’on va apprend ainsi que la notion d’Orient nous parler de la période récente, est née il y a près de deux mille ans : celle de la guerre du Golfe et de il faut remonter à l’opposition entre l’invasion de l’Irak. En réalité, il les Grecs et les Perses pour trouver retrace, dans une stricte perspective « un premier répertoire, qui oppose historique, les étapes d’une colonisa- la barbarie à la civilisation, le despo- tion de cette région qui abonde en tisme à la liberté, l’Asie à l’Europe ». pétrole. On apprend au passage que Hérodote le confirme : les Perses l’administration britannique était divi- s’attribuent l’Asie, considérant que sée entre les « Anglo-Indiens », con- l’Europe et les peuples grecs sont « un sidérant que les indigènes devaient monde distinct ». Inutile de dire que rester sous tutelle, et les « Anglo- la thèse d’Edward Saïd dans son livre Égyptiens » dépendant du Foreign l’Orientalisme (1978), selon laquelle Office, partisans d’un « système de l’Orient n’existe pas, que ce sont les gestion souple et indirect avec la Occidentaux qui l’ont inventé, est mise en place rapide de gouverne- plutôt mise à mal par ce rappel limi­ ments locaux ». Le célèbre T.E. Law- naire… Laurens, lui, préfère parler rence, dit Lawrence d’Arabie, faisait de l’Orient au pluriel, « des Orients », partie de ces derniers. La mention ce qui sonne comme un rappel du de la prise de Bassora en 1914 suf- verbe « désorienter » : tant la notion fit à faire comprendre que l’invasion doit éclater au profit d’une pluralité récente de l’Irak a sans doute les qui renvoie à la multiculturalité – des mêmes enjeux. peuples, des langues, des dialectes, des religions, etc. Les enjeux colo- n Jean-Pierre Naugrette n niaux sont bien sûr présents dans ces études, comme dans la ques- n Essai tion du canal de Suez, inauguré en Gay Paris. Une histoire du Paris 1869 et nationalisé en 1956 : cette interlope entre 1900 et 1940 « voie de passage entre la mer Rouge françois buot et la Méditerranée » a fait l’objet de Fayard rivalités entre les puissances euro- 312 p., 22 e péennes, les Britanniques le consi- dérant comme intouchable à cause Sans doute pourrions-nous y voir une de leur accès privilégié aux Indes. parenthèse de liberté, ou du moins Les Britanniques s’intéressent très tôt, un moment de grande tolérance dès le XVIIIe siècle avec l’East India – de celle qui aura tendance à dis- Company, au golfe dit « persique », paraître. L’essai, très docu­menté, de et donc au futur Irak : d’abord pour François Buot (biographe par ailleurs­ assurer la sécurité du commerce, de René Crevel, Tristan Tzara, Hervé bientôt pour le pétrole. Guibert et Alain Pacadis) permet de Sur ce point, l’article inti­ revenir sur l’histoire, folle et sou- tulé « Qu’allaient donc faire les vent joyeuse­, de Paris du début du Britanniques­ en Irak ? » réserve une XXe siècle jusqu’à la période sombre

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de la Seconde Guerre mondiale. Un mais surtout le regard progressiste Paris où, contrairement à ce que l’on et tolérant qui avait fait de Paris une croit le plus souvent, la notion de capitale des libertés. communauté homosexuelle n’existe pas, ou peu. Un Paris gay, par­fai­ n alexandre mare n tement à l’aise et intégré qui s’invite au grand jour dans les nuits fauves de la capitale, des bals populaires aux fêtes somptueuses, des bouges de la rue de Lappe aux plus luxu- eux hôtels particuliers. Les écrivains raconteront ces atmosphères inter- lopes ou fastueuses : René Crevel, Jean Cocteau, Jean Lorrain, Francis Carco… Bien sûr l’essai de Fran- çois Buot raconte les music-halls, les grandes figures du milieu, les aven- tures, les tours de passe-passe mais va au-delà. Il s’agit aussi et surtout d’une histoire d’un Paris littéraire, politique et nocturne. Il n’est pas exagéré, écrit Buot, de parler de cette période comme d’un âge d’or, d’une parenthèse enchantée. La consulta- tion des archives de la Préfecture de police de Paris témoigne que les pratiques sexuelles dites « déviantes » ont la cote dans toutes les classes de la société et que, de fait, l’idée que cette décadence ne concerne qu’un petit monde per­vers, oisif et fortuné est complètement erronée : « Paris est un grand bordel assez réjouis- sant. » On comprendra alors que cet âge d’or se termine à la veille de la Seconde Guerre mondiale en entraînant une remise en question de la liberté sexuelle et de la tolérance envers celles et ceux qui, désormais, se regroupent en une communauté obligée de faire face à une homo- Erratum : la note sur Charlotte Delbo phobie galopante. Ce changement de Violaine Gelly et Paul Gradvohl (progressif) entraînera des con- (Fayard), publiée dans le numéro d’avril séquences notables et changera de la Revue des Deux Mondes (p. 187), non seulement le monde de la nuit, a été rédigée par Frédéric Verger.

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n proust et l’amérique

On fête cette année le centenaire de Du coté de chez Swann. L’occasion de se demander comment Proust a été reçu et lu en Amérique, monde qui lui était totalement étranger. avec ioanna Kohler, adam GopniK, daniel mendelsohn, stephen G. breyer, emily eells, marGot Gray, mireille naturel, John updiKe, alexandre mare et la reproduction de six carricatures parues dans The New Yorker. n Grand entretien Garbriel de broGlie, le rôle de la politique dans l’histoire de la Revue des Deux Mondes. n également au sommaire, l’esprit des haïkus par madoKa mayuzumi n et aussi, les chroniques de marin de viry, Jean-luc macia, mihaï de brancovan, annicK steta, frédéric verGer, le journal littéraire de michel crépu...

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