Sciences du jeu

9 | 2018 Du ludique au narratif. Enjeux narratologiques des jeux vidéo

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sdj/894 DOI : 10.4000/sdj.894 ISSN : 2269-2657

Éditeur Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education

Référence électronique Sciences du jeu, 9 | 2018, « Du ludique au narratif. Enjeux narratologiques des jeux vidéo » [En ligne], mis en ligne le 28 mai 2018, consulté le 04 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/sdj/ 894 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdj.894

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SOMMAIRE

Dossier thématique

Présentation Sébastien Genvo

La Focalis-action : Des savoirs narratifs aux faires vidéoludiques Hugo Montembeault et Bernard Perron

Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression Sébastien Allain

Entre jeux épisodiques et séries télévisées, l’émergence de formes de narration vidéoludique inédites ? Marida Di Crosta

Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ? Rémi Cayatte

L’immersion fictionnelle au-delà de la narrativité Gabrielle Trépanier-Jobin et Alexane Couturier

Aux frontières de la fiction : l’avatar comme opérateur de réflexivité Fanny Barnabé et Julie Delbouille

La mise au jeu mise en récit Présentation du SHAC (Système Historico-Analytique Comparatif) pour la documentation des configurations de l’expérience ludique dans l’histoire du jeu vidéo Carl Therrien

Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de compositions ludofictionnelles sous le modèle EST Vincent Mauger

Ludoformer Lovecraft : Sunless Sea comme mise en monde du mythe de Cthulhu Julien Bazile

Mise en scène du choix et narrativité expérientielle dans les jeux vidéo et les livres dont vous êtes le héros Patrick Moran

Les jeux qui bifurquent : narration non-linéaire et spatialisation de l'intrigue. Le cas du Tactical RPG Sébastien Wit

La triple narrativité du MMORPG à travers la pratique du roleplay Géraldine Wuyckens

L’Histoire dans le jeu vidéo, une généalogie narrative problématique ? Le cas de la guerre d’Espagne (1936-1939) et de sa ludicisation Marc Marti

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Varia

Apprendre avec le jeu numérique Minecraft.edu dans un dispositif interdisciplinaire en collège Leticia Andlauer, Florence Thiault et Laure Bolka-Tabary

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Dossier thématique

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Présentation

Sébastien Genvo

1 Parler de narration lorsque l’on parle de jeu incite généralement à raconter l’histoire de la constitution du champ des game studies ou de l’émergence d’une discipline qui serait consacrée à l’étude du jeu, la ludologie. Il est alors usuel de rappeler le rejet du « paradigme narratif » qui a prévalu lors de ces deux moments, formalisé par exemple par Gonzalo Frasca dans un texte intitulé « Simulation versus Narrative : introduction to ludology » (Frasca, 2003) ou encore par Jesper Juul dans le premier numéro de la revue en ligne Game Studies (2001). Rappelons en effet que l’utilisation de notions issues de la narratologie a prévalu lorsqu’il s’agissait de mener les premières recherches sur les jeux vidéo comme forme d’expression fictionnelle, notamment à travers l’ouvrage Hamlet on the Holodeck : The Future of Narrative in Cyberspace de Janet Murray (1997), portant sur les nouvelles formes de fiction à venir. En étant rapproché du cinéma, du théâtre et de la littérature, le jeu vidéo se trouvait alors inclus dans un ensemble plus large lui permettant d’être davantage accepté sur le plan institutionnel.

2 Néanmoins, plusieurs réflexions menées au début 2000 sur la nécessité de développer une approche renouvelée et distincte des jeux vidéo visaient conjointement à l’autonomisation académique d’un champ de recherche et à sa reconnaissance. C’est ce constat que fait quelques années plus tard Jesper Juul (2009) en soulignant que la ludologie pouvait initialement être comprise comme une étude des jeux (« study of games ») qui n’accepte pas d’être une sous-catégorie d’un autre domaine (étude des médias, études narratives, etc.). Ceci a conduit les premiers textes relevant de cette approche à s’opposer à des paradigmes théoriques prévalant pour l’étude d’autres objets. Si Juul souligne que l’opposition entre ludologie et narratologie s’est adoucie au fur et à mesure des années, le point important selon lui est que cela a permis la constitution d’un champ structuré autour des études des jeux vidéo (« studies »).

3 À ce titre, plusieurs réflexions ont rapidement nuancé les prises de position initiales, parfois de la part même des acteurs ayant initiés le débat (voir par exemple le billet de Jesper Juul sur son blog datant de 2004 intitulé The definitive history of games and stories, ludology and narratology1). Dans un chapitre de son livre Avatars of Story consacré à la question, Marie-Laure Ryan (2006) insiste notamment sur la nécessité de considérer

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que la notion de narration s’étend bien au-delà du seul fait de raconter à quelqu’un quelque chose qui est arrivé et avance que les jeux se rapprochent notamment de la narration par l’intermédiaire de la fiction, en ce que les narrations littéraires ou cinématographiques de fiction reposent sur le fait de faire-croire, tout comme peuvent le faire les jeux vidéo. Cette proximité entre fiction et jeu avait notamment aussi été souligné par Jean-Marie Schaeffer (1999, p. 234) qui définit le jeu comme une « compétence intentionnelle complexe » fictionnelle, acquise à un âge très précoce, qui tire profit d’une structuration mentale précablée, caractérisée par le fait que le joueur fait comme si ce qu’il faisait était autre.

4 Selon Ryan, la narration est un type de signification qui irrigue une large variété d’artefacts culturels, la posture affirmant que les jeux et les histoires seraient opposés traduirait davantage un manque de compréhension de la nature même de la narration : « pour un narratologue (ou tout du moins un narratologue de l’école cognitiviste), capturer un monde fictionnel qui évolue dans le temps sous l’action d’agents intelligents est tout ce qu’il faut à un artefact sémiotique pour remplir les conditions sémantiques de la narrativité – et aucun ludologue ne niera que les mondes ludiques présentent ces caractéristiques » (2006, p. 288, notre traduction).

5 En définitive, en lieu d’une opposition ou incompatibilité entre différents modèles, les confrontations initiales ont fait apparaître une complémentarité d’approches (Murray, 2005 ; Neitzel, 2005), voire un enrichissement mutuel. Comme nous l’avions proposé par ailleurs (Genvo, 2009), la narratologie peut par exemple fournir plusieurs cadres théoriques permettant d’analyser et décrire des éléments spécifiquement ludiques, pour peu que l’on élargisse l’acception de la notion de narration au-delà de la transmission d’une histoire préétablie, comme le suggère Ryan. On peut également considérer que les réflexions narratologiques sur le jeu encouragent à revisiter le rôle du récepteur dans la production du sens au sein d’une narration, en plaçant différemment le point focal sur la structure de jeu ou sur le joueur, qui serait parfois à investir comme auteur d’intrigues ou de récit de jeu (Marti, 2014). Cela invite de fait à repenser les articulations qui peuvent exister entre histoire, narration et récit. Enfin, comme le remarquait initialement Janet Murray, il est indéniable que les jeux vidéo servent de source d’inspiration pour concevoir plus largement ce qu’elle nommait alors les « cyberfictions ». Aujourd’hui, la façon dont on raconte par le jeu sert de modèle à d’autres formes médiatiques, comme les webdocumentaires. La frontière entre fiction numérique interactive et jeu se veut parfois ténue, comme le montre le récent Her story (Barlow, 2015). Ce jeu, axe son concept sur la reconstitution d’une histoire fragmentée à partir d’une base de données vidéo et laisse le récit à la charge du joueur. Cet exemple amène aussi à prendre en considération l’inventivité dont font preuve certains jeux contemporains pour se détacher du modèle narratif cinématographique qui a souvent prévalu dans le médium, afin d’explorer pleinement les spécificités vidéoludiques en tant que forme narrative, en se fondant notamment sur le concept de narration spatialisée développée par Henry Jenkins (2004). On pense par exemple aux récents succès critiques de productions telles que Gone Home (Fullbright, 2013) ou (Campo Santo, 2016).

6 On peut donc affirmer que ces fondations théoriques sont aujourd’hui présentes pour élaborer d’autres questionnements et approfondir l’enrichissement mutuel du jeu et de la narration, en se fondant sur différents points de convergence, comme cela a été le cas avec la mobilisation des théories de la fiction. Il ne s’agit pas pour autant de

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s’interdire de confronter les modèles issus des sciences du jeu ou de la narratologie pour redéfinir les acquis de l’un ou l’autre champ. Car comme on l’a vu, les confrontations peuvent parfois être particulièrement fécondes sur le plan théorique. De la sorte, la mise en relation du narratif et du ludique laisse ouvert de nombreuses questions, qui sont autant de pistes pour approfondir les réflexions. Comme le rappelle Raphaël Baroni (2017) au sujet des enjeux contemporains de la narratologie, même si « au cœur de la narrativité, on trouverait l’aptitude des êtres humains à se transporter imaginairement dans les lieux, des temps ou des expériences distincts de l’expérience directe du réel » (p. 224), il faut faire la distinction entre un artefact culturel produit intentionnellement dans un but déterminé (celui par exemple de faire œuvre de narration) et les compétences cognitives qui permettent de produire ou d’interpréter cet artefact. Cette remarque tend à nuancer une approche de la narration qui se voudrait avant tout cognitiviste, où le récit serait un mode incontournable d’organisation de la mémoire et des expériences des évènements (Bruner, 1991), le risque de cette approche étant de généraliser à outrance le concept de narration, de le simplifier et de lui faire perdre sa spécificité. On le voit, tout l’enjeu est de questionner l’acception et l’étendue de la notion de narration et la façon dont cette (re)définition permet de comprendre et d’analyser les phénomènes ludiques, qu’ils présentent ou non une vocation narrative. De la même façon, Baroni rappelle que si la narratologie peut continuer à servir d’autres disciplines, « il serait dangereux de la réduire à un simple outillage heuristique, dans la mesure où l’on oublierait son caractère évolutif et les débats épistémologiques et méthodologiques qui continuent de la traverser » (p. 227).

7 Le présent dossier a pour vocation de contribuer aux débats épistémologiques et méthodologiques qui peuvent naître d’une mise en relation entre jeu et narration. Pour ce faire, il propose en premier lieu des articles faisant dialoguer des notions, cadres théoriques, concepts issus de ces deux domaines. C’est le cas par exemple de l’article de Hugo Montembeault et Bernard Perron qui revisite l’un des concepts phares de la narratologie, la focalisation, à travers l’éclairage des utilisations qui en sont faites dans les études sur les jeux vidéo et en mettant l’accent sur l’expérience du joueur. Autre notion phare mise en tension avec les apports des recherches vidéoludiques, la métalepse sert de point focal de réflexion pour Sébastien Allain qui montre comment celle-ci se décline à travers de multiples formes et fonctions dans les jeux vidéo et permet de penser l’articulation entre phénomènes ludiques et narratifs. En se fondant notamment sur la notion de métalepse, Marida Di Crosta éclaire également le rapprochement progressif qu’effectuent certains jeux vidéo vers le modèle narratif de la série audiovisuelle, alors que le modèle privilégié était jusqu’alors cinématographique. Ces réflexions permettent selon nous de montrer la diversité des ancrages narratifs de l’objet vidéoludique et la multiplicité des façons de raconter à travers ce médium. C’est ce dernier point que développe l’article de Rémi Cayatte, à travers la mobilisation d’une autre notion issue de la narratologie, celle de la dualité des temps du récit et de la chose-racontée, la vocation de son texte étant d’unifier différentes manières de penser la construction du récit vidéoludique. De la sorte, revisiter les acquis de la narratologie éclaire sous un nouveau jour les modes de signification des formes vidéoludiques. Cela est peut-être dû au fait que jeu et narration entretiennent des similarités à travers l’immersion fictionnelle qu’ils engagent. Néanmoins, les procédés permettant d’atteindre cette immersion dans un jeu sont multiples et ne se réduisent pas à des composantes narratives. L’article de Gabrielle Trépanier-Jobin et Alexane Couturier montre la complexité de ces facteurs et invite à

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penser au-delà du narratif, qui peut toutefois servir de point de départ à une réflexion plus englobante. En sens inverse, des notions courantes dans les études sur les jeux vidéo peuvent également servir de base pour interroger le fait narratif et les phénomènes fictionnels. C’est ce que proposent Fanny Barnabé et Julie Delbouille par la figure de l’avatar, qui est pour le joueur un véhicule, une « enveloppe pilotable » (Amato et Perény, 2013), vers le monde fictionnel. Cette première partie se clôt ensuite par deux articles permettant d’intégrer des avancées théoriques issues de réflexions ludo-narratives dans un cadre méthodologique et analytique. S’inspirant à la fois des acquis de la ludologie et de la narratologie transmédiale, Carl Therrien propose un système qui vise à réaliser des analyses pointues des différentes configurations ludiques de manière uniforme. Cela montre à quel point confronter/conjuguer narratologie et ludologie peut être fécond pour analyser les multiples formes de jeu. Enfin, Vincent Mauger présente à partir d’un socle de réflexion équivalent un outil plus opérationnel, utile à la conception fictionnelle, à la scénarisation interactive et au design de jeu vidéo à forte teneur narrative. On constate qu’ici la recherche comme la création profitent d’une mise en relation du fait ludique et narratif.

8 Nous l’avons souligné, les formes de la narration vidéoludique et ses enjeux ne cessent de se diversifier et de se complexifier. Le présent numéro souhaite également donner un aperçu de cette complexité et de cette multiplicité à travers des articles qui développent un point de vue détaillé sur une étude de cas particulier. Cela permet conjointement de mettre en évidence la portée heuristique d’un rapprochement entre narratologie et ludologie. L’article de Julien Bazile, qui mène une étude du jeu Sunless Sea (, 2015), montre comment cette œuvre mène une remédiation qui maintient une forme d’équivalence et de continuité sémantique entre une source, le mythe de Cthulhu, issue des romans de H.P. Lovecraft, et une œuvre vidéoludique. Il s’agit de voir le mythe de Cthulhu comme une matrice de laquelle émerge des univers fictionnels, le jeu vidéo devenant dans cas une « mise en monde ». Cette mise en monde ludique d’une source narrative s’exprime généralement par la création d’une forme de contingence que va explorer le joueur, fréquemment mise en œuvre à travers à un système de choix narratifs. Cette narrativité n’est pas néanmoins le seul apanage du jeu vidéo et se retrouve aussi dans un genre littéraire qui fonde précisément son intérêt sur un rapprochement entre jeu et narration, à travers les « livres dont vous êtes le héros ». C’est notamment avec le concept d’expérientialité, issu de la narratologie cognitive, que Patrick Moran éclaire ce que les jeux vidéo ont de commun avec ce format littéraire. Les procédures de bifurcation du récit sont aussi au centre de la réflexion de Sébastien Wit, qui consacre un article aux jeux de rôle tactiques, ceci à travers une approche qui veut s’inscrire dans une forme de « narratologie transmédiatique ». Le jeu de rôle est également une forme ludique centrale lorsque l’on souhaite penser la généalogie du jeu vidéo quant à ses procédés narratifs et Géraldine Wuyckens propose notamment un cadre d’analyse pour les différentes formes de narrativités des jeux de rôles en ligne massivement multi-joueurs. Enfin, pour clore ce numéto et inviter le lecteur à poursuivre les travaux qui y sont menés, l’article de Marc Marti ouvrira certainement le champ des possibles en ce qu’il explore de pistes généalogiques encore peu abordées dans les études vidéoludiques. Ce texte propose d’étudier les formes de représentations de l’Histoire, en mettant en éclairage les procédures de ludicisation de la narration historiographique, à partir de l’étude du cas de la guerre civile espagnole.

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9 Comme on peut le constater, la diversité disciplinaire et thématique présentée par ce dossier montre que loin d’être évacuée à la suite des premiers débats ayant eu lieu au début des années 2000, la corrélation entre phénomènes ludiques et narratifs constitue à présent un terreau particulièrement fécond pour faire naître de nouvelles perspectives de recherche au sein des études vidéoludiques et narratologiques, les deux domaines étant à présent inévitablement imbriqués lorsque l’on considère les formes de production fictionnelle contemporaines.

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NOTES

1. « L’histoire définitive des jeux et des histoires, de la ludologie et de la narratologie » (notre traduction).

AUTEUR

SÉBASTIEN GENVO Université de Lorraine

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La Focalis-action : Des savoirs narratifs aux faires vidéoludiques

Hugo Montembeault et Bernard Perron

1 À l’occasion d’une remise en perspective des relations entre le narratif et le ludique souhaitée par ce numéro de Sciences du jeu, il apparait incontournable d’aborder et de questionner l’un des concepts phares de la narratologie : la focalisation. Après un survol des théories littéraires et cinématographiques qui ont fondé l’utilisation du concept, nous allons examiner leurs applications en études vidéoludiques afin d’apporter des clarifications et des ajustements conceptuels. Nous souhaitons proposer une compréhension de l’expérience vidéoludique narrative qui tienne compte : 1) des stratégies de design intégrant la transmission de devoir-faire et de pouvoir-faire dans un cadre narratif et 2) de la manière dont le joueur apprend, comprend et s’approprie ces stratégies afin de réguler l’actualisation de ses vouloir-faire et de ses savoir-faire à travers sa jouabilité. Pour mieux aborder ces derniers aspects, nous estimons pertinent de les définir en termes de focalis-action.

Les foyers de la théorie

2 On se souvient que pour Gérard Genette, qui introduit la notion en études littéraires dans son « Discours du récit » de Figures III (1972), la focalisation s’intègre à la sous- catégorie de la perspective, distinction faite par le narratologue entre le mode (« qui voit ? ») et la voix (« qui parle ? »). C’est dans son Nouveau discours du récit en 1983 que Genette définit plus clairement sa pensée : Par focalisation, j’entends donc bien une restriction de « champ », c’est-à-dire en fait une sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience... L’instrument de cette (éventuelle) sélection est un foyer situé, c’est-à-dire une sorte de goulot d’information, qui n’en laisse passer que ce qu’autorise sa situation… (Genette, 1983, p. 49).

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3 À partir de ce modèle, Genette propose trois types de focalisation (Genette, 1972, p. 206-208) que l’on peut résumer de la sorte : 1. La focalisation zéro (Narrateur > Personnage) : le récit dans lequel le narrateur « omniscient » en sait plus et en dit plus que n’en savent aucun des personnages. 2. La focalisation interne (Narrateur = Personnage) : le récit dans lequel le narrateur dit uniquement ce que sait tel ou tel personnage et où tout est filtré par la conscience de celui- ci. 3. La focalisation externe (Narrateur < Personnage) : le récit dans lequel le narrateur en sait moins que le personnage et où il est impossible pour le premier de pénétrer la conscience du second.

4 Cette définition et cette typologie ont été reprises et révisées à maintes occasions. Mieke Bal a notamment été l’une des premières à critiquer ce système en études littéraires. Elle insiste sur l’importance de repenser le concept autour d’un « centre d’intérêt » superposant une opinion ou une attitude subjective face aux contenus narratifs sélectionnés, présentés et visualisés (Bal, 1977, p. 119). Chez Bal, voir, c’est aussi concevoir. La focalisation apparaît ainsi comme une opération autonome de mise en discours qui comporte ses propres figures, niveaux et instances. Dans ce modèle, il y a « un focalisateur, qui n’est pas le narrateur […] mais qui n’est pas non plus le focalisé » (Bal, 1977, p. 119). Le focalisateur peut être situé à l’intérieur (donc interne) ou à l’extérieur de la diégèse (externe). Pour sa part, le focalisé correspond à l’événement, le lieu, l’action, le personnage, l’objet, etc., qui est perçu par un focalisateur. Cette distinction entre le sujet de la vue (le focalisateur) et l’objet de la vue (le focalisé, « perceptible » lorsque présenté de l’extérieur ou « imperceptible » lorsque présenté depuis son intérieur) est au cœur de la contribution de Bal à l’étude de la focalisation.

5 En voulant étudier les images et les sons du septième art, les narratologues ont à leur tour dû apporter d’autres nuances. Pour Jean-Paul Simon (1983), c’est la correspondance entre le point de vue de la caméra et l’identité du foyer narratif (personnage, narrateur ou instance invisible) qui permet de déterminer si la focalisation est interne, externe ou si le récit est non-focalisé. Inspirée de Bal, la pensée de Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Pierre Sorlin (1984) détermine quant à elle le mode de la focalisation en fonction de l’interdépendance entre la caméra qui voit et les contenus narratifs qui sont vus. Si le travail de la caméra est omniscient, libre de toutes contraintes et sans intentions claires de manipuler l’information visuelle, il s’agit de focalisation zéro. Si l’activité perceptive et l’information narrative apparaissent comme étant délibérément régulées par la caméra elle-même (ses cadrages, ses mouvements, ses angles, ses effets optiques, etc.), la focalisation est nommée interne-caméra. Finalement, le récit devient en focalisation interne si l’articulation de la caméra est reliée à l’activité perceptive d’un personnage.

6 Dans L’Œil-caméra : entre film et roman, Jost (1987) différencie de son côté trois modes de régulation de l’information narrative. Il conserve le terme « focalisation » pour désigner la manière dont le récit du méga-narrateur (chez Gaudreault) ou grand imagier (chez Laffay) distribue les savoirs narratifs entre le spectateur et les personnages. La grande différence tient à la focalisation zéro qui est vue comme une focalisation spectatorielle puisque le récit donne un avantage cognitif au spectateur qui en sait plus que les personnages. Jost introduit ensuite les termes « ocularisation » pour caractériser la relation entre ce que la caméra montre et ce qu’un personnage est censé

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voir ainsi que « auricularisation » pour le « point de vue » sonore. Ces notions seront qualifiées de zéro lorsque le visuel ou le sonore sont gérés par l’omniscience du grand imagier. Jost parle d’ocularisation/auricularisation : 1) interne primaire du moment que l’image ou le son apparaissent comme étant filtrés par le corps d’un personnage sans avoir recours au contexte formel du film pour trancher sur la question et 2) interne secondaire dès l’instant où l’ancrage de l’image et du son dans la subjectivité d’un personnage dépend d’une contextualisation des procédés formels du montage image et du montage son.

7 Enfin, et de manière fort intéressante pour notre perspective, André Gardies pense la focalisation en termes de « pouvoir ludique » : « En ce sens, la focalisation, dès lors qu’elle a pour fonction de régler mon savoir diégétique, apparaît comme l’un des arguments majeurs d’un échange ludique » (1988, p. 144). Cet échange relève selon lui d’une « stratégie de l’énonciation » qui implique une relation de « partenaire- adversaire » (p. 139) entre le spectateur et ce qu’il nomme l’énonciateur ; Gardies fait même directement référence à l’agôn de Roger Caillois pour développer sa réflexion.

8 Lorsque Bernard Perron s’intéresse à la focalisation, il constate que les précédentes théories sont trop liées à la typologie et à la « transcendance d’une instance locutrice ou narratrice qui conditionne[nt] les travaux de Genette » (Perron, 1991, p. 27). Il remarque que le couplage exclusif entre la focalisation et la narration pose problème. Dans un médium audiovisuel comme le cinéma, la manipulation des savoirs narratifs dépend inévitablement d’une régulation de l’information visuelle, sonore et narrative. Or, il est inutile de démultiplier et de complexifier les typologies en dissociant entre autres localisation et monstration (chez Gardies) ou encore ocularisation, auricularisation et focalisation (chez Jost). Puisque vision, audition et narration sont toujours imbriquées et manipulées dans un film, le cadre de la focalisation est plutôt fixé par des opérations d’attribution spectatorielle qui dépendent de l’acte de « lecture » et de la sagacité du spectateur à être sensible aux procédés de focalisation. Pour remettre en cause la toute-puissance d’un narrateur omniscient ou d’une caméra envisagée comme instance privilégiée de régulation des contenus narratifs, Perron s’inspire de la théorie de l’énonciation impersonnelle de Christian Metz (1991) et du cognitivisme. Il s’éloigne ainsi de l’idée d’une délégation des foyers de perception pour envisager la question à partir de l’instance spectatorielle et de sa compréhension de l’histoire. Dans cette perspective, c’est le spectateur qui attribue le cadre la focalisation.

9 La pertinence de recourir à la notion d’attribution – et d’effectuer un retour théorique en arrière de 25 ans – prend tout son sens lorsqu’il devient difficile de savoir d’emblée à qui le narrateur aurait délégué la responsabilité d’un sous-récit. Par exemple, dans Mission : Impossible (Brian De Palma, 1996), l’agent Ethan Hunt (Tom Cruise) et son chef de mission Jim Phelps (John Voight) qu’il pensait mort se retrouvent dans un café londonien et discutent de l’opération avortée à Prague, opération ayant suivi le générique d’ouverture. Des retours en arrière audiovisualisent les événements passés – notamment l’un de ceux-là sous deux angles différents et selon deux versions distinctes – sans qu’il soit possible lors d’un premier visionnement de les imputer de façon irréfutable à Hunt ou à Phelps puisque les retours au présent, eux, alternent entre les deux personnages (Figure 1).

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Figure 1

Un retour en arrière dans Mission : Impossible (Brian De Palma, 1996) amorcé par l’agent Ethan Hunt (cadre jaune du haut) et clos dans le temps présent par son chef de mission Jim Phelps (cadre jaune du bas).

10 La construction narrative de cette confusion spectatorielle au sujet de l’identification du personnage responsable de la sous-narration entraîne des conséquences sur la compréhension de l’histoire et l’interprétation du récit enchâssé. D’une part, si le spectateur attribue ces retours en arrière à Phelps, c’est que celui-ci pense aux circonstances véridiques qu’il est encore en train de taire à son interlocuteur et que par conséquent, il relance sa tromperie. D’autre part, si le spectateur les attribue à Hunt (alors que des images viennent contredire ce qu’il dit à Phelps), cela signifie que ce dernier prend conscience de la supercherie dont il a été la victime et que cette découverte pourra être déterminante quant à ses actions futures. En clair, c’est la manière dont le spectateur assigne le foyer de la perception (Hunt ou Phelps) qui permet d’établir le statut narratif (vérité ou mensonge) des événements remémorés dans cette séquence de Mission : Impossible. C’est pour cette raison que Perron propose de réfléchir l’attribution de ce foyer à partir de diverses configurations qui peuvent renvoyer à trois origines distinctes : soit à une origine implicite que le spectateur attribue à une conscience abstraite (donc une « focalisation » ; focalisation sans adjectif ou déterminant puisque tout est toujours focalisé sinon il n’y aurait pas de récit filmique), soit à une origine explicite ou anthropomorphisée hors de la diégèse (le réalisateur ou le configurateur de la focalisation) ou finalement à un personnage dans l’univers du récit (le focalisateur).

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Pour mieux focaliser la théorie narratologique du jeu vidéo

11 Sans surprise, c’est la typologie genettienne et les propositions de Bal qui dominent l’application du concept de focalisation dans les études du jeu vidéo. Il en résulte un ancrage encore beaucoup trop axé sur les instances narratives subsumant l’ensemble de la sélection, de la présentation et de la vision des contenus vidéoludiques. Nous allons nous limiter à des tenants narratifs pour amorcer notre réflexion avant de poursuivre vers des aboutissants vidéoludiques.

12 Michael Nitsche, l’un des premiers théoriciens à s’y référer, va utiliser la focalisation dans l’optique de Bal pour analyser les jeux narratifs en 3D. Selon lui, la focalisation en jeu vidéo ne peut pas être qu’une simple « copie » de celle empruntée aux traditions cinématographiques. Puisque la caméra interactive « détachée » donne la possibilité au joueur de diriger son regard où il le souhaite, Nitsche (2005, p. 4) associe une importante part de la focalisation à la configuration audiovisuelle de l’espace. C’est un argument qu’il reprend intégralement dans son livre Video Game Spaces : Image, Play and Structure in 3D Worlds (2008). L’architecture, la disposition d’indices visuels et la mise en cadre de l’espace (cadrage, recadrage, mouvement, effet optique, etc.) influencent ainsi la sélection de l’information narrative parce qu’elles agissent comme des « attracteurs » ou des « opportunités perceptuelles » (Nitsche, 2005, p. 4 et 2008, p. 152) qui aiguillent la manipulation de la caméra virtuelle.1

13 Tout en laissant de côté l’idée du focalisé, il différencie les focalisateurs interne et externe. Il donne l’exemple de Super Mario 64 (Nintendo, 1996) et note : « Les joueurs contrôlent à la fois Mario, l’acteur [performer] de toutes les actions pertinentes dans le monde du jeu, et le focalisateur externe qu’est Lakitu » (Nitsche 2005, p. 2). Cette observation soulève des interrogations dans la mesure où le personnage de Lakitu est visualisé à plusieurs reprises dans la diégèse de Super Mario 64 (Figure 2 – image du haut). Plus encore, la petite tortue s’adresse directement à Mario lors du tutoriel portant sur l’utilisation de la « Lakitu Cam ». Or, si l’on joue le jeu des instances narratives, cette caméra fictionnelle que tient Lakitu figure comme focalisateur interne au sens de Bal ; et non pas comme focalisateur externe tel que le dit Nitsche2 (Figure 2 – image du bas).

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Figure 2

Dans Super Mario 64 (Nintendo, 1996), Lakitu en focalisateur interne.

14 Suivant les propositions de la narratologue, qu’occulte finalement ce dernier, il est aussi nécessaire d’indiquer que les apparitions de Lakitu à l’écran durant le tutoriel font de ce personnage un focalisé perceptible, dévoilant ici à l’existence d’un autre focalisateur qui est cette fois externe ; autrement, à qui attribuer le point de vue lorsque le joueur voit Lakitu filmer Mario durant le tutoriel ? Par ailleurs, dès l’instant où le foyer de la perception est repositionné dans l’objectif de la « Lakitu Cam » et que le joueur reprend le contrôle de ladite caméra, il peut osciller entre l’attribution de la présentation de l’information à la petite tortue (focalisateur, interne suivant la théorie de Bal), à lui-même comme configurateur de la focalisation contrôlant Lakitu, ou au deux à la fois, entre autres parce que Mario reste visible à l’écran et qu’en incarnant le fameux plombier, le joueur finit par oublier que la caméra virtuelle est diégétisée (comme le fait d’ailleurs Nitsche). Cette dernière observation pointe vers une distinction commune en jeu vidéo qui est claire sur le plan visuel, mais ambivalent sur le plan de l’expérience ; c’est-à-dire celle entre les jeux à la troisième personne et ceux à la première personne.

15 Suivant la réflexion de Tamer Thabet dans Video Game Narrative and Criticism : Playing the Story : « Le joueur de jeux à la troisième personne n’est pas un personnage-focal [focal- character] et ne peut être qu’un focalisateur externe puisque l’illusion visuelle qui le place dans le corps du personnage n’est pas créée » (Thabet, 2015, p. 42). Quant aux jeux à la première personne, le joueur « occupe l’espace et perçoit à travers les yeux et les oreilles du protagoniste ; il ou elle fait l’expérience de l’histoire à la place du protagoniste et de manière générale devient le protagoniste » (Thabet, 2015, p. 43). Au premier abord, cette dichotomie a du sens. Elle peut toutefois être revisitée, ce vers quoi pointe une autre remarque de Thabet à propos des jeux à la première personne,

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mais qui reste applicable à l’incarnation d’un personnage dans d’autres régimes de vision : Contrairement aux formes traditionnelles de fiction, dans lesquelles nous lisons ou regardons le conflit d’un protagoniste et d’un antagoniste et dans lesquelles notre réaction ne se produit que dans nos esprits plus ou moins empathiques, dans la fiction des jeux, le conflit est plus concrètement le nôtre dès lors où nous nous trouvons à l’intérieur du corps du protagoniste. Ainsi, l’histoire devient une expérience personnelle qui nous renseigne [tells] beaucoup plus sur nous-mêmes que sur le protagoniste (Thabet, 2015, p. 43).

16 Dès l’instant où le joueur a un sentiment de présence à l’intérieur de l’univers du jeu, la distinction entre les focalisateurs externe et interne devient plus floue et brouille au passage le statut même de sujet de la focalisation ; et ce, peu importe le régime de la vision. C’est pour cette raison qu’il est courant que se chevauchent différentes relations d’attribution du foyer de la perception. Le sentiment d’être « là » et de se sentir personnellement concerné par les événements est en effet un état ressenti à la première personne, non pas dans le sens narratif et visuel, mais bien dans le sens psychologique. Nous rejoignons ici la théorie cognitiviste d’Edward Branigan.

17 L’auteur de Narrative Comprehension and Film reconnaît trois principaux types de narration ou d’agentivité (agency) : « un narrateur formule des affirmations au sujet de [offers statements about] ; un acteur/agent agit sur ou est celui sur lequel on agit ; et un focalisateur fait l’expérience de » (Branigan, 1992, p. 105). En ce sens, la focalisation reste « une tentative de représenter la conscience de [quelque chose] » (p. 106) et « se prolonge à l’expérience plus complexe d’objets : penser, se souvenir, interpréter, s’étonner, craindre, croire, désirer, comprendre, se sentir coupable » (p. 101). Pour Branigan, on ne peut pas traiter le focalisateur comme un seul instrument de distribution du savoir narratif ou comme une instance égale à un narrateur ; il faut plutôt le définir comme un « expérimentateur ». Afin de traduire la possibilité que le personnage-acteur puisse devenir et être un focalisateur, Branigan (1992, p. 106). fait chevaucher ces deux sphères d’agentivité (l’acteur et le focalisateur) dans le cadre d’une figure (n° 25). Adapté au jeu vidéo, on comprend que le joueur se situe précisément à l’intersection de ces deux sphères. Peu importe la perspective visuelle (première ou troisième), le joueur ne voit pas simplement l’univers du jeu par l’entremise de son personnage-joueur, visible ou non, il s’y conçoit comme « centre d’intérêt » et comme expérimentateur. Ne serait-ce que par la seule exploration de l’espace vidéoludique fictionnel, le joueur se transporte par la force de l’imagination dans un autre monde et se retrouve au cœur de l’expérience des événements. Par exemple, dans un jeu vidéo d’épouvante à la troisième personne, plus que le personnage-joueur, c’est souvent davantage lui qui a peur ou qui est terrorisé. Dans ces conditions, en tant qu’expérimentateur du jeu, le joueur est fréquemment amené à se considérer lui-même, et non pas son personnage, comme focalisateur dont la sélection de l’information dépend entièrement de ses compétences perceptivo-cognitives et sensorimotrices. À cet instant, son personnage-joueur est envisagé comme un focalisé perceptible ou imperceptible (dans le cas des jeux à la première personne).3 Évidemment, les cinématiques changent la donne. En retirant le contrôle au joueur, elles repositionnent ce dernier en tant que spectateur, lui rappelant l’existence de configurations de la focalisation mises en place par le système du jeu ou par le concepteur de jeu s’il peut anthropomorphiser ce dernier.

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18 Les bases d’une telle approche expérientielle de la focalisation dans le contexte du jeu sont posées par le travail de Gordon Calleja qui s’y réfère de manière très générale lorsqu’il développe son concept d’alterbiographie qui renvoie à la construction active d’une histoire en cours qui se développe grâce à l’interaction avec la topographie du monde du jeu, les habitants, les objets, les règles de jeu et la physique qui est codée. Les alterbiographies sont générées par le joueur qui adopte une attitude narrative à l’égard de l’interprétation de certains signes représentationnels et des opérations mécaniques qui les animent (Calleja, 2009, p. 5).

19 Sans se référer explicitement à la notion d’attribution, le modèle de Calleja aborde la focalisation comme une « restriction de champ » adopté par le joueur et qui détermine l’interprétation narrative des propriétés formelles du jeu. La contribution de l’auteur à l’étude de la focalisation réside dans le fait que ce travail interprétatif dépend du sujet alterbiographique que le joueur situe comme « centre d’intérêt ». Pour Calleja, il existe trois sujets alterbiographiques : les miniatures (plusieurs personnages localisables à différents endroits dans le monde du jeu comme dans un jeu de stratégie en temps réel), l’entité (que contrôle le joueur dans des jeux à la première et la troisième personne) et le soi (c’est-à-dire le joueur lui-même) (Calleja 2011, p. 125-126). L’actualisation d’une alterbiographie dépend alors du choix de focalisateur. Dans le cas du jeu de stratégie en temps réel par exemple, si le joueur décide d’actualiser l’alterbiographie des unités de combat sur le champ de bataille (miniatures), il produira un récit tout autre que s’il adopte le point de vue d’un général de guerre en surplomb (entité) ou encore son propre point de vue de joueur (soi). Le brouillard de la guerre (fog of war) peut alors être lu comme le résultat d’une topographie n’ayant pas été explorée soit par les miniatures, soit par le joueur lui-même, ou même par l’entité quand il s’agit d’un commandant lors d’une campagne de Starcraft (Blizzard, 1988). Suivant cette perspective, la construction d’un bâtiment, qui peut prendre des heures en temps fictionnel contrairement à quelques secondes en temps de jouabilité, pointe vers cette multiplicité des récits alterbiographiques selon l’agent de la focalisation sélectionné pour interpréter les événements ludo-narratifs et les interactions de jeu.

20 L’avancée conceptuelle de Calleja demeure malheureusement encore négligée par les théoriciens de la focalisation en jeu vidéo. L’application somme toute problématique de la focalisation genettienne en études vidéoludiques qui est effectuée par Fraser Allison permet de réaffirmer l’importance de l’expérience et de l’attribution dans la transposition théorique. Mirror’s Edge (EA DICE, 2008), une hybridation entre le jeu de plateforme et le jeu d’action-aventure qui se joue en perspective à la première personne, constitue l’objet d’étude principal de l’auteur dans « Whose mind is the signal ? Focalization in video game narratives » (Allison, 2015). L’histoire prend place dans un environnement urbain contemporain et le joueur incarne Faith, une messagère professionnelle dont le travail consiste à livrer des informations secrètes et des colis illégaux. Allison s’attarde entre autres au travail de la musique. Au cours des moments où Faith se fait remarquer par les policiers, des fusillades ainsi que des courses- poursuites ont lieu. Ces situations sont toujours accompagnées d’une musique extradiégétique très rythmée et haute en décibels. Représentant selon Allison (2015, p. 11) « la montée d’adrénaline » chez Faith, le déclenchement de la musique « peut être considéré comme un élément de focalisation interne [car] il communique ou met l’accent sur l’état émotionnel [du] personnage ». Or, jusqu’à preuve du contraire, puisque Faith n’entend pas cette musique extradiégétique, il semble étrange de

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l’évaluer dans l’optique de la focalisation, même interne (puisqu’il s’agit davantage d’une question d’énonciation). Or, si l’on joue le jeu du raisonnement narratologique et que l’on reprend le modèle de Jost pour continuer à transposer les modèles cinématographiques, on aurait plutôt affaire à une focalisation « spectatorielle » (le joueur en sait plus que le personnage) en ocularisation interne primaire (voyant par l’entremise des yeux du personnage) et en auricularisation zéro (par l’écoute d’une musique « hors de la diégèse » non filtrée à travers la subjectivité du personnage). Ce n’est donc pas l’expérience de Faith qui est davantage dramatisée, mais bien celle de celui qui joue. Durant ces séquences interactives d’action, le joueur s’attribue plus explicitement le rôle de focalisateur et l’alterbiographie est davantage la sienne.

21 Ailleurs dans son article, Allison s’intéresse au système de guidage spatio-narratif nommé le « Sens urbain », un mode de visualisation qui applique une texture rouge foncé sur les objets de l’environnement de jeu nécessaires à la navigation optimale. Cette mécanique de jeu est en fait, suivant Genette, « une sorte de goulot d’information ». Dans la perspective d’Allison, ce « Sens urbain » est attribué à l’attention que Faith porte aux éléments importants de l’espace en tant qu’experte de la pratique du parcours ; il serait question de focalisation interne. L’auteur poursuit son raisonnement en indiquant que la possibilité de désactiver le « Sens urbain » (c’est-à- dire de retirer le surlignage en rouge du parcours idéal) entraîne un renversement : « [Désactiver le “Sens urbain”] augmente la difficulté pour le joueur, mais cela fait également basculer la focalisation de la vision du personnage expert vers une focalisation externe plus neutre, car le joueur est obligé de remplacer les motifs mentaux du personnage par les siens » (Allison 2015, p. 10) (Figure 3).

Figure 3

Images de Mirror’s Edge (EA DICE, 2008) avec le « Sens urbain » activé (en haut) et désactivé (en bas).

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22 Or, pour montrer à nouveau le flottement d’une approche genettienne basée sur la délégation du foyer de la perception par une instance narrative, on constate qu’il est tout aussi plausible de relier l’activation du « Sens urbain » à la focalisation zéro (le narrateur en montre plus que n’en voit/sait réellement Faith) et sa désactivation à la focalisation interne (le narrateur montre à travers les yeux experts de Faith). Ce faisant, relier le « Sens urbain » de Mirror’s Edge à la focalisation interne et son retrait à la focalisation externe comme le fait Allison n’est recevable que si le joueur impute à Faith le rôle de focalisateur au seul personnage. Si le joueur attribue le tracé rouge au processus abstrait de la focalisation ou encore au travail des concepteurs de jeu, ce code de couleur apparaîtra comme une marque du système de jeu ou comme une configuration de la focalisation. Enfin, s’il s’impute à lui-même la décision d’activer ou de désactiver cette signalisation colorimétrique, il peut se considérer comme le configurateur de la focalisation. D’ailleurs, rien dans le tutoriel ne dit que c’est Faith qui voit les éléments en rouge ; c’est bien le joueur qui est interpelé et sa vision qui est dirigée vers lesdites opportunités interactives (Figure 4).

Figure 4

Écran du tutoriel de Mirror’s Edge (EA DICE, 2008) introduisant le « Sens urbain ».

23 Face à ces différentes possibilités d’attribution du foyer de la perception, on constate qu’Allison aborde exclusivement les éléments de focalisation dans une perspective narrative sans tenir compte de leur statut ludique en tant que système de guidage spatio-narratif destiné au joueur. En interprétant le « Sens urbain » dans l’optique du personnage, le théoricien lie ce savoir à la dimension narrative : c’est Faith qui sait et qui voit de la sorte. En contrepartie, il néglige la fonction purement vidéoludique de ces éléments. Ceux-ci véhiculent bien, et peut-être d’abord, des informations nécessaires à la jouabilité beaucoup plus qu’à l’histoire du personnage. En reprenant les termes de Thabet, ces éléments nous renseignent beaucoup plus sur le joueur que sur la protagoniste. En effet, la décision de désactiver le « Sens urbain » est un choix de joueur-expert et non pas de joueur-novice qui a quant à lui davantage besoin de se faire guider. Or, pourquoi un joueur-expert s’approchant davantage du niveau d’habileté de Faith ne verrait-il plus le surlignage rouge puisqu’il s’agit précisément, selon Allison,

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d’une marque d’expertise ? Dans cette situation, un paradoxe se pose : le tracé rouge est justifié par les compétences spécialisées de Faith, là où pour le joueur, c’est l’absence du tracé rouge qui témoigne de son haut niveau d’expérience. Il serait plus cohérent que le code de couleur se dévoile graduellement au fil de ses innombrables essais-erreurs, notamment parce que les connaissances savantes du joueur devraient l’amener à lire l’environnement comme l’experte Faith.

24 Ce passage par Allison montre qu’appliquer à la lettre la théorie de Genette fait à tout prendre entrave à une théorisation qui prend aussi en compte la spécificité de la focalisation dans le jeu vidéo. Comme pour Allison, Jonne Arjoranta (2015) priorise dans « Narrative Tools for Games : Focalization, Granularity, and the Mode of Narration in Games » les effets de production de sens narratif au dépend des informations de nature ludique. Les types genettiens de la focalisation sont à nouveau récupérés pour différencier les degrés d’identification au(x) personnage(s). Pour Arjoranta, la vue isométrique des jeux de stratégie en temps réel qui permet au joueur de scruter la région de son choix est en focalisation zéro. Cependant, le « brouillard de la guerre » découle selon lui partiellement de la perception des troupes sur le terrain et cette focalisation devient externe4 ; les informations ici transmises au joueur-commandant s’expliquent en termes diégétiques par l’utilisation des technologies de la communication ou encore par l’usage de la magie par lesdites troupes. Arjoranta (2015, p. 6) souligne ainsi que « la focalisation externe est typique des jeux vidéo : l’histoire est racontée de la perspective du protagoniste central, mais à partir d’un point de vue comportemental, sans accès à la conscience du personnage ». Bien qu’il ne se réfère pas au modèle de Jost, il précise qu’il est concevable d’agir et d’incarner le protagoniste à la première personne (donc en ocularisation interne primaire) sans connaître sa « perspective mentale » (en focalisation externe). Toutefois, son exemplification finit par démontrer qu’il ne semble pas entrevoir qu’il soit possible de vivre l’inverse à la troisième personne et d’être au chevauchement de la position d’acteur et de focalisateur. Effectivement, Arjoranta étudie rapidement les séquences de rêverie de Max Payne (Remedy 2001) pour expliquer que la focalisation externe est cette fois-ci « filtrée par les émotions du personnage ». Mais face aux effets oniriques (distorsions optiques, filtre rouge, taches de sang sur les murs, architecture irréaliste et nombreux recadrages automatisés produisant une tension entre enfermement et égarement), n’est-il vraiment pas plus juste de dire que l’expérience des traumatismes intérieurs se joue en focalisation interne et en ocularisation interne secondaire puisque la subjectivité de l’image est créée par tous ces effets ?5 Arjoranta partage exactement l’opinion de Nitsche (2005, 2008) qui propose la même analyse. Trop centrés sur la caméra comme foyer de perception, les deux théoriciens restent insensibles à l’attribution évidente des séquences de rêve à Max Payne. Qui plus est, avec la voix « je » utilisée par le détective conjointement à la construction d’une histoire racontée entièrement sur le mode des retours en arrière, l’attribution du « centre d’intérêt » de cette séquence de jeu entière relève de manière on ne peut plus claire de la subjectivité de Max : à la fois comme narrateur, acteur et focalisateur.6

25 Jamais Arjoranta n’explicite les aboutissants vidéoludiques de ses analyses. Cette absence est aussi saillante lorsqu’il examine la « Kill Cam » dans le jeu de tir à la première personne Call of Duty : World at War (Treyarch, 2008). Il souligne que le basculement dans le regard de l’ennemi ainsi que la visualisation de la mort du personnage-joueur depuis son extérieur génèrent des effets de dissociation,

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d’impuissance et de détresse. De façon surprenante, l’auteur limite ses conclusions à l’idée que ce « changement de perspective de dernière minute rappelle [au joueur] que le personnage en est un parmi d’autres, jetable aussitôt qu’il devient inutilisable » (Arjoranta, 2015, p. 11). Arjoranta passe ainsi complètement à côté de l’importance de la « Kill Cam » et de la reprise vidéo du point de vue de l’ennemi comme mécanique permettant de tirer des leçons de jouabilité telles que réévaluer l’échec, se relocaliser à un poste moins à la vue, anticiper la riposte et prévoir de nouvelles tactiques de jeu. Il s’en tient plutôt à l’idée que le travail de la focalisation à l’œuvre ici sert simplement à créer des effets de désincarnation desquels le joueur « pourrait déduire quelques indices sur ce qui aurait changé la situation s’il avait perçu pendant quelques secondes le monde depuis les yeux de son tueur » (Arjoranta, 2015, p. 11). Encore une fois, la focalisation est abordée majoritairement dans l’optique de la relation des personnages et de leurs regards alors que l’exemple de la « Kill Cam » montre que celle-ci est aussi intimement liée à l’expérience du joueur et à l’élaboration de savoirs qui ne se limitent pas qu’au narratif.

La focalis-action dans le jeu vidéo

26 Puisqu’à la base la notion de focalisation réfère à la régulation des savoirs, son application dans le cadre du jeu vidéo ne peut pas se limiter à la seule étude du « discours du récit ». Il demeure évident que nous devons tenir compte de la jouabilité. Nous l’avons noté avec Branigan, en plus d’être expérimentateur, le joueur demeure aussi un acteur/agent qui agit et sur lequel on agit. Il est par conséquent difficile de faire l’économie d’un examen approfondi, non plus des seuls savoirs narratifs audiovisualisés, mais aussi des connaissances qui permettent d’agir et d’aiguiller l’action. Par exemple, le « Sens urbain » de Mirror’s Edge peut, tel que l’explique Allison, être pensé dans le sillage de la focalisation et renvoyer à la personnalité de Faith comme experte du parcours. Du reste, ce dispositif de guidage spatio-narratif vise d’abord le joueur puisqu’il désigne la route à emprunter et dit au joueur où aller ; de la même manière que les interfaces qui agissent comme goulot d’information guident le champ des interactions.7 Ce raisonnement nous conduit alors à proposer une distinction entre deux types de focalisation dans les jeux vidéo narratifs : d’une part, la focalisation à valeur narrative et empruntée à la tradition littéraire et cinématographique – apprendre entre autres qu’un personnage était ou n’était pas un traître sans que cela n’ait d’incidence sur ce que le joueur a dû faire, comme c’est le cas dans Resident Evil (Capcom, 1996), Half-Life 2 (Valve, 2004) ou Metal Gear Solid 3 : Snake Eater (Konami, 2004) – et d’autre part, ce que nous allons appeler la focalis-action qui concerne la régulation des informations et des savoirs à valeur actionnelle. Nous sommes donc enclins à désigner comme un focalis-acteur, à l’image de l’interacteur [interactor] ou du spect-acteur d’œuvres interactives, l’agent situé à l’intersection des sphères d’agentivité associées par Branigan à l’acteur et au focalisateur. Comme nous l’avons noté, le joueur qui a peur dans un jeu d’épouvante à la troisième personne, ou qui panique lors d’une séquence de combat dans un jeu d’action, se pose en focalis- acteur et l’alterbiographie est davantage la sienne.

27 Afin de bien comprendre les diverses ramifications de la focalis-action, il nous faut à présent expliciter les « modalités du faire ». En littérature et en cinéma, ces modalités sont de l’ordre de la perception et de la cognition. Le lecteur doit se concentrer sur ce

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qu’il lit ; le spectateur est tenu de porter attention à ce qu’on lui montre ; et dans un cas comme dans l’autre, il est fondamental de pouvoir comprendre les informations narratives pour suivre le récit. Il n’en demeure pas moins que ne pas saisir un détail, rater un indice ou attribuer au mauvais personnage le foyer de la perception n’empêche pas de poursuivre la lecture ou le visionnement. L’interactivité explicite du jeu vidéo demande quant à elle des efforts non-triviaux de participation, qui sont perceptivo-cognitifs et sensorimoteurs. Suivant le modèle sémiotique de la jouabilité inspiré de A.J. Greimas et proposé par Sébastien Genvo (2009, p. 145), il est nécessaire d’analyser le devoir-faire et le pouvoir-faire au sein des différentes séquences narratives canoniques composant un jeu, de sorte à décrire la façon dont une structure encourage à adopter une attitude ludique (“vouloir-faire”) en se fondant sur certains savoir-faire.8

28 Il va de soi que le jeu délimite toujours des devoir-faire puisque le joueur doit effectuer des actions incontournables pour progresser. Cette nécessité s’articule inévitablement autour d’un ensemble restreint de pouvoir-faire dans la mesure où certaines conduites sont possibles ou encouragées alors que d’autres sont proscrites. Suivant Genvo, c’est la structure du jeu qui est responsable de véhiculer ces deux modalités. Celles-ci devraient idéalement orienter le joueur sur un vouloir-faire propre aux règles et à la structure du jeu. Cette volonté fait appel à des habiletés préalables ou à développer à partir desquelles il deviendra possible de répondre aux conditions de réussite. Pour cette raison, Genvo situe cette fois le vouloir-faire et le savoir-faire du côté du joueur. En conséquence, et c’est l’intérêt du modèle, les modalités du faire s’articulent de manière cyclique. Du côté de la structure de jeu, la focalis-action sélectionne, présente et audiovisualise des devoir-faire et des pouvoir-faire alors que du côté du joueur, elle signifie une autorégulation de ses vouloir-faire et de ses savoir-faire.

29 L’exposé de notre concept exige également de tenir compte des positions. En plus des éléments de mise en scène (cadrage, décor, éclairage, jeu d’acteur, etc.), la focalisation au cinéma se déduit suivant Jost à la fois en fonction de considérations pour le point de vue (oricularisation) et pour le point d’écoute (auricularisation) (Gaudreault et Jost, 1990, p. 137). Or, pour penser la focalis-action, nous devons porter notre attention sur une troisième position identifiée par Britta Neitzel dans « Narrativity in Computer Games » : « Le point d’action décrit la position à partir de laquelle l’action peut être effectuée et comment elle le sera » (Neitzel, 2005, p. 238). C’est bien la dimension actionnelle qui est mise de l’avant ici. Au demeurant, Nitsche fait allusion à cette dimension. Il remarque que dès lors qu’il est possible de manipuler la caméra interactive, [la focalisation] aide les joueurs à comprendre toute situation de jeu donnée, à contextualiser l’événement [et] à créer des stratégies pour y remédier et interagir avec lui. De cette façon, le processus de compréhension, de planification et d’action positionne le moment narratif de la focalisation au cœur du jeu, comme un moyen puissant de s’engager dans l’espace de jeu (Nitsche, 2008, p. 154).

30 Une fois que ce rapprochement est effectué, Nitsche n’en explore pas les aboutissants (car ultimement, comment la focalisation est-elle impliquée dans la compréhension et la planification actionnelle ?). Allison note quant à lui que la focalisation est également apparente « dans les affordances pour l’action que celle-ci donne au joueur… » (Allison, 2015, p. 6). Par contre, la réflexion annonce de nouveau que la focalisation communique des affordances au joueur alors que l’analyse se cantonne plutôt à comprendre comment celles-ci éclairent la focalisation interne attribuable à Faith dans Mirror’s Edge.

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Comme l’interprète Allison, les contrôles du jeu favorisent les mouvements durant les parcours tout en rendant la manipulation d’armes désavantageuse (il n’est pas possible de changer d’armes ou de la recharger et sa possession déclenche des confrontations en plus de ralentir les déplacements de Faith). Dans son raisonnement, cela « concorde avec l’expérience du personnage dont les buts et les motivations n’impliquent pas de violence » (Allison, 2015, p. 12) et s’aligne sur le registre de la focalisation interne. Dans ce cas, le devoir-faire et le pouvoir-faire viennent encadrer un vouloir-faire qui donne préséance à l’actualisation d’un vouloir-faire et d’un savoir-faire non-violents ; bien que le joueur puisse tout de même décider d’engager des conflits armés. Notre approche souhaite approfondir ces avenues théoriques qui ne sont jamais réellement empruntées et insister sur le trajet de la focalisation vers l’action, et non pas l’inverse.

31 Des moments-clés de Resident Evil VII : biohazard (Capcom, 2017)9 permettent d’illustrer de fort belle façon la direction conceptuelle que nous prenons ici. Au cours du jeu, le personnage-joueur peut visionner quatre cassettes VHS dont le contenu est jouable. Ce contenu présente des espaces qui seront ensuite réexplorés par le joueur. Au deuxième passage, ce dernier bénéficie désormais des indices que l’on peut concevoir comme des devoir-faire et des pouvoir-faire ayant été audiovisualisés au moment où lesdites cassettes ont été jouées. Le joueur devra ensuite cibler les vouloir-faire et les savoir- faire qui permettront sa progression. Dans la première cassette, c’est en tant que caméraman filmant l’entrée d’une petite équipe de tournage dans une maison soi- disant abandonnée que le joueur se voit montrer l’emplacement d’un levier donnant accès à un passage secret dans l’une des pièces de la maison (savoir). S’il peut toujours, par sa connaissance des modalités d’exploration d’un tel jeu d’action-aventure (savoir- faire), découvrir (pouvoir-faire) le levier sans avoir vu la cassette (et attribuer la révélation de cette cachette à une configuration de la focalis-action), il devra absolument passer par ce passage (devoir-faire) et vouloir l’emprunter (vouloir-faire) pour continuer. Dans la troisième cassette, incarnant à la première personne la victime d’un casse-tête qui mène inévitablement à la mort par le feu, le joueur obtient le code – l’une des informations ludiques les plus canoniques – qui lui permet de résoudre le puzzle lorsqu’il s’y frotte à son tour plus tard. Connaître le code (savoir) permet au joueur de préciser l’ordre de ses actions afin d’effectuer celle (pouvoir-faire) qui lui donne la chance d’éviter l’incendie et de sortir vivant du lieu (devoir-faire). Alors que les informations sélectionnées, présentées et audiovisualisées dans ces cassettes sont doublement diégétisées par le visionnement jouable, leur fonction première est de divulguer des savoirs, des devoir-faire et des pouvoir-faire essentiels à la réussite du joueur. Ce dernier « joue » lesdites cassettes en sachant que ce sont à la fois des moments de focalisation narrative – puisqu’il en apprend sur de précédentes victimes – et de focalis-action vidéoludique.

Perspective sur le savoir et le concevoir interactionnel

32 La distinction entre les attitudes propositionnelles et interactionnelles constitue une autre manière d’expliquer la pertinence de réfléchir à la focalis-action. Jean Châteauvert appelle « attitude propositionnelle » ces « opérations d’un degré second » engendrant une « modalisation du contenu des propositions » (1996, p. 69) qui déterminent les conditions d’interprétation des procédés énonciatifs et narratifs attribuables à un narrateur ou à un personnage. En lien avec les attitudes subjectives

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accentuées auparavant par Bal, les attitudes propositionnelles se traduisent par des assertions telles que : je désire que (p)/, je rêve que (p)/, j’affirme que (p)/, j’hallucine que (p), je raconte que (p)/, je documente que (p)/, etc. C’est pourquoi on peut affirmer suivant Châteauvert que « l’analyse de la focalisation rejoint celle de l’énonciation et se conjugue comme un repérage des différents points de vue et attitudes qui colorent un discours » (Châteauvert, 1996, p. 28). Dans l’exemple de Max Payne que donne Arjoranta, l’ensemble des effets optiques dénote une attitude propositionnelle relevant du rêve et de l’intoxication du focalisateur qu’est Max.

33 Force est de constater que dans un jeu vidéo, la modalisation du contenu des propositions ne se déploie pas uniquement sur le plan narratif, mais aussi et surtout sur le plan de mandats et/ou de conditions de jouabilité. Afin d’étudier les opérations de modalisation de contenus destiné à orienter l’action, Hugo Montembeault a introduit le concept d’attitudes interactionnelles en s’appuyant sur les théories de Châteauvert. Ces attitudes correspondent aux modalités du faire que le joueur est en mesure d’attribuer à des sujets, des objets, des contextes ou encore des configurations formelles de jeu. En ce sens, « [l]a détermination d’une attitude interactionnelle fixe alors les conditions d’interprétation et d’interactions vis-à-vis des éléments énonciatifs » (Montembeault, 2014, p. 84-85). L’élaboration de ces attitudes repose sur la capacité du joueur à induire à partir des éléments de jeu des devoir-faire et des pouvoir-faire ainsi que les vouloir- faire et les savoir-faire qui sont sollicités. La relation entre la focalis-action et les attitudes interactionnelles est alors double. D’une part, parce que les devoir-faire et les pouvoir-faire doivent inévitablement être sélectionnés, présentés et audiovisualisés par le système de jeu. D’autre part, parce que la jouabilité du joueur est toujours le résultat d’une configuration (ou autorégulation) de ses savoir-faire et de son vouloir-faire. Afin d’argumenter ce rapprochement conceptuel, nous allons nous concentrer sur l’étude des Spiderbugs, des insectes rampants mi-araignée et mi-scorpion introduits dans le niveau huit du jeu Metro : Last Light (4A Games, 2013).

34 Dans le niveau en question, le personnage-joueur incarné à la première personne, Artyom, accompagne un personnage non-joueur, Pavel, qui le guide dans les tunnels abandonnés du réseau souterrain du métro. À un moment, les deux acolytes doivent utiliser un vieil ascenseur dont la cage en grillage métallique laisse voir la périphérie. Durant la montée vers le plancher supérieur, le bruit du mécanisme éveille les Spiderbugs. Agressés par la cacophonie, ceux-ci grimpent sur les parois horizontales de la cage d’ascenseur de sorte que le joueur n’a d’autre choix que de tirer sur leur abdomen (Figure 5).

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Figure 5

Encagé dans l’ascenseur, le joueur de Metro : Last Light (4A Games, 2013) apprend que c’est dans l’abdomen qu’il doit tirer pour tuer les Spiderbugs.

35 Après les avoir éliminés, Pavel s’exclame : « Tu vois leur ventre ? C’est le seul point vulnérable ! Leur armure sur leur dos est trop dure ». On comprend qu’ici, la réplique informative (savoir) s’adresse tout autant au joueur qu’à Artyom. L’ascenseur opère ainsi une restriction du champ actionnel et constitue un dispositif visuo-spatial et sonore. Cette stratégie de design localise les dialogues de Pavel à proximité du point d’écoute, produit le vacarme souhaité (une forme de savoir), régule les déplacements et le champ de vision du personnage (pouvoir-faire) et dirige la mécanique du tir sur l’abdomen des mutants (devoir-faire). Cette configuration de la focalis-action fait directement office de goulot d’information à propos de l’attitude interactionnelle des mutants ; à savoir que ces derniers sont non seulement sensibles aux bruits, mais aussi que leur point faible se situe au niveau de l’abdomen.

36 Plus loin dans la mission, Artyom et Pavel arrivent devant un couloir bloqué par plusieurs toiles d’araignée. Pavel improvise une torche à l’aide d’un morceau de bois qu’il enflamme avec son briquet. Cette torche lui permet de brûler les toiles d’araignée qui obstruent le passage. En progressant de façon linéaire dans le couloir sombre, des Spiderbugs surgissent sur le chemin des personnages. Dans les premiers affrontements, le joueur n’a qu’à rester auprès de Pavel qui neutralise les mutants à l’aide de sa torche et des toiles d’araignée environnantes qu’il enflamme (pouvoir-faire). Le joueur saisit à cet instant que les Spiderbugs profitent de l’obscurité pour foncer sur leur proie alors que la lumière les effraie (savoir). La disposition architecturale – par endroit en cul-de- sac et par endroit linéaire – ainsi que l’utilisation que fait Pavel du feu et des toiles d’araignée pour éliminer les Spiderbugs forment une configuration de la focalis-action (Figure 6).

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Figure 6

Dans Metro : Last Light (4A Games, 2013), Pavel, le personnage non-joueur, enflamme une toile d’araignée afin de souligner l’importance du feu (image du haut) et repousse un Spiderbugs à l’aide de sa torche (image du bas).

37 Celle-ci rend intelligible les attitudes interactionnelles associées au briquet, aux toiles d’araignée et aux monstres, permettant au joueur de concevoir les modalités du faire. D’un côté, l’action de Pavel communique des pouvoir-faire à propos du briquet. C’est une source d’éclairage pour s’orienter, mais aussi un outil utilisé soit pour repousser directement les Spiderbugs, soit pour brûler les toiles d’araignée pour accommoder la vision, dégager la voie et incendier les mutants. D’un autre côté, lesdites toiles d’araignée offrent des pouvoir-faire et s’ouvrent à des vouloir-faire. Bien que cela demande plus d’habileté d’exécution (savoir-faire), le joueur peut choisir de brûler les Spiderbugs avec synchronisme afin de propager du feu sur les créatures et d’éviter de gaspiller des munitions.

38 La focalis-action se veut ainsi une stratégie de design régulant l’information vidéoludique par le biais du narratif permettant au joueur d’élaborer des attitudes interactionnelles. De surcroît, et c’est un aspect fondamental qui a été étonnamment passé sous silence par les études du jeu vidéo, elle est un outil d’analyse pour comprendre comment le joueur, en s’attribuant le rôle de focalis-acteur, régule lui- même ses propres vouloir-faire et savoir-faire. L’articulation de la jouabilité dépend directement de la manière dont, d’une part, le joueur conçoit ses devoir-faire et ses pouvoir-faire et, d’autre part, gère ses savoir-faire et ses vouloir-faire. C’est lui qui est entièrement (parce que sans l’aide de Pavel) responsable de la configuration de l’information visuelle, sonore et actionnelle lorsqu’il affronte seul les mutants. En effet, c’est lui qui décide de brûler les toiles d’araignée pour faciliter sa vision et sa navigation ou encore de les conserver pour neutraliser les Spiderbugs sans dépenser de

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munitions. C’est au joueur que revient la gestion de son émission sonore en choisissant de courir bruyamment, de marcher silencieusement, d’utiliser discrètement son briquet ou encore d’employer son arme à feu ; ce qui aura une incidence directe sur la quantité de Spiderbugs à éliminer. C’est bel et bien le focalis-acteur qui détermine comment manipuler l’emplacement de son point d’action et de sa source d’éclairage, soit en fonçant rapidement vers les Spiderbugs pour les éclairer aussitôt avec le briquet, soit en reculant dans l’obscurité en direction d’une toile d’araignée pour amener les créatures à foncer vers le personnage-joueur juste avant de mettre le feu à ladite toile.

39 La fonction même des tutoriels narrativisés (au début ou au cours du jeu) est de toute évidence de l’ordre de la focalis-action puisque la présentation des savoirs est dirigée vers les devoir-faire et les pouvoir-faire. De même, l’intérêt de consulter une soluce (walkthrough) écrite ou filmée (par un Let’s player par exemple) de Metro : Last Light repose sur le repérage des configurations de la focalis-action attribuables au joueur- expert comme focalis-acteur. Un joueur-novice pourra alors mieux saisir la manière d’éliminer les Spiderbugs. Ne disposant pas des compétences nécessaires pour remarquer les configurations de la focalis-action orchestrées par le design de jeu et concevoir les attitudes interactionnelles qui en découlent, ce dernier se tourne en fait vers les récits alterbiographiques de joueurs-experts.

Le pouvoir intrinsèquement ludique de la focalis- action

40 Si, pour Gardies (1988), la focalisation au cinéma confère un pouvoir ludique à l’énonciateur (et, préciserons-nous, au réalisateur ou au cinéma lui-même), il convient alors de conclure en insistant sur le pouvoir à l’évidence frontalement ludique de la focalis-action. Ce pouvoir étant tenu d’assurer un équilibre entre l’intelligibilité et la difficulté des échanges ergodiques entre le jeu et le joueur, nous devons souligner – en suivant la réflexion de Gardies – que la focalis-action repose à la fois sur une relation de confrontation et de coopération. Qu’il soit articulé pour faciliter ou complexifier l’action, le jeu se déploie autour de la régulation des modalités du faire. Sur le plan du design, cela concerne l’intégration et la communication des devoir-faire et des pouvoir- faire par l’entremise du narratif. Du point de vue du joueur, ce pouvoir se conçoit plutôt dans la régulation de ses vouloir-faire et de ses savoir-faire qui détermine comment son activité perceptivo-cognitive et sensorimotrice sera exécutée. Cette dimension personnalisée et personnalisable de la jouabilité renvoie au foyer des configurations de la focalis-action qui est attribué au joueur comme focalis-acteur. L’expérience vidéoludique est en fait toujours filtrée par l’attitude subjective du joueur compris comme « centre d’intérêt » et non pas uniquement par le design de jeu, la caméra virtuelle ou les personnages.

41 L’étude du pouvoir ludique de la focalis-action à travers les stratégies de design et les stratégies de jouabilité indique que celle-ci est une affaire de restriction ludonarrative et actionnelle qui ne relève pas simplement du jeu, mais aussi et surtout du joueur. En révélant l’activité d’attribution des savoirs et de configuration des faires du joueur comme focalis-acteur, nous avons souhaité expliciter la relation bidirectionnelle entre l’action et la focalisation. Cette ouverture conceptuelle pose les jalons d’une théorie de la focalisa(c)tion plus affranchie de ses origines littéraires et cinématographiques, tout en étant en mesure d’examiner cette part de l’expérience reposant sur une production

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émergente et procédurale de l’information et de l’action vidéoludiques. Il y a toujours du jeu ainsi qu’une dimension aléatoire dans le jeu.

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NOTES

1. Toutes citations d’origine anglophone utilisées dans ce texte ont été traduites par nous. 2. La figure 1 de l’article de Nitsche (2005) montre même Lakitu derrière le plombier dans le reflet d’un miroir ; par équité pour Nitsche, notons qu’il a retiré ce passage dans son ouvrage (Nitsche, 2008). Nous l’introduisons toutefois dans notre propre figure 2 pour conserver l’exemplification du propos. 3. Pour Genette (1983, p, 48), « il n’y a pas de personnage focalisant ou focalisé : focalisé ne peut s’appliquer qu’au récit lui-même… ». En développant cette ligne de pensée sur le plan philosophique, et si jouer c’est toujours être joué (Gadamer), nous pouvons affirmer que le joueur demeure toujours le focalisé du jeu dans la mesure où le système ne cesse de suivre, de mesurer et de s’adapter à ses actions et à ses décisions. D’un autre côté, le joueur est aussi toujours en train de focaliser le jeu (son objet de la focalisation) par sa jouabilité. De nouveau, la distinction entre focalisant ou focalisé demeure un fait d’attribution. Au bout du compte, c’est littéralement une question de perception. 4. Puisqu’il ne nomme pas en toutes lettres ce type, nous le déduisons de son argumentation. 5. Et si l’on appliquait le cadre d’analyse proposé par Arsenault, Côté et Larochelle (2015), nommé le « Game FAVR » (Framework for the Analysis of Visual Representation in Video Games), il pourrait s’agir soit d’ocularisation externe zéro ergodique (soit un point de vue transparent qui favorise la jouabilité), soit d’ocularisation externe joueur tangible (une médiation visuelle dont les effets appuient et/ou intensifient les événements se déroulant dans l’espace de jeu). En fait, les auteurs évoquent la notion de focalisation, mais privilégient celle d’ocularisation afin de mieux caractériser les divers régimes graphiques du jeu vidéo et adaptent par le fait même le concept de Jost en proposant d’autres types (p. 105-109). Pour étudier l’intelligibilité des dimensions ergodiques ou interactives de l’image, les auteurs s’intéressent donc au rôle de la médiation visuelle, et non pas de la fiction, (p. 93). Mais dès lors que l’on considère l’importance de ladite fiction vis-à-vis la transmission et l’intelligibilité des modalités du faire vidéoludique, force est de constater que le concept de focalisation reste incontournable. En effet, la narration interactive véhicule couramment (de manière plus ou moins ostentatoire) des savoirs nécessaires

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à la réalisation des objectifs et, comme nous l’avons montré, il paraît difficile d’évacuer le rôle du joueur dans l’attribution du foyer de la perception. 6. Nitsche (2005, 2008) développe aussi cet argument contestable lorsqu’il s’intéresse à Prince of Persia : The Sands of Time (Ubisoft, 2003). 7. Proposés par le design et parfois reconfigurables par le joueur, les interfaces relèvent toujours d’une régulation du savoir et du faire, d’où leur relation directe avec ce que nous allons nommer la focalis-action. Qu’elles soient matérielles (contrôleur, haut-parleur, écran, etc.), ou logicielles (jauge de vie, nombre de munitions, carte ou radar interactif, inventaire, etc.), diégétisées ou non-diégétiques, les interfaces sont toujours le site d’une sélection, d’une présentation et d’une audiovisualisation de l’information ludonarrative. 8. Les traductions sont tirées d’un acte de colloque non-publié mis en ligne par Genvo (2008), mais nous renvoyons à la pagination de la version publiée (2009) en anglais qui comporte des petites reformulations. 9. Contrairement aux principaux jeux de la franchise qui se joue à la troisième personne, ce septième opus se déroule entièrement à la première personne (qui plus est en réalité virtuelle via la PlayStation VR).

RÉSUMÉS

Cet essai porte sur l’un des concepts phares de la narratologie, à savoir la focalisation. Après un survol des théories littéraires et cinématographiques, en commençant évidemment avec l’introduction de la notion par Gérard Genette, il s’agira d’exposer son utilisation en études du jeu vidéo et de souligner les faiblesses ainsi que les contresens d’une application trop ancrée dans une perspective narrative. C’est en mettant l’accent sur l’expérience du joueur, en considérant non seulement le point de vue et le point d’écoute mais aussi le point d’action, et en tenant compte des « modalités du faire » qui encadrent et induisent la jouabilité, qu’une importante nuance sera proposée. En effet, il demeure tout aussi fondamental de s’intéresser à la régulation des informations diégétiques à valeur actionnelle par le design de jeu qu’à la manière dont le joueur lui-même utilise ses savoir-faire. Ces phénomènes qui seront définis en termes de focalis- action.

This essay deals with one of the key concepts in narratology, namely the focalization. It will present a quick overview of the theories in literary and film studies, starting with Gerard Genette who first introduced the notion. It shows how it was used in video game studies in order to underline the weaknesses and narrow interpretations of an application too strongly rooted into a narrative approach. Nuances are then proposed through an emphasis on the player experience, a consideration not only for the point of view and the point of listening, but also for the point of action and, finally, an account of the « modalities of doing » that frame and guide . In fact, it is fundamental to question the regulation of diegetic information with an action value by the game design, alongside how the player himself uses his own knowledge and know-how. Those phenomenons will be defined in terms of focaliz-action.

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INDEX

Keywords : focalization, narratology, gameplay, video game, film, literature, knowledge, know- how Mots-clés : focalisation, narratologie, jouabilité, jeu vidéo, film, littérature, savoir, savoir-faire

AUTEURS

HUGO MONTEMBEAULT Université de Montréal

BERNARD PERRON Université de Montréal

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Métalepses du récit vidéoludique et reviviscence du sentiment de transgression

Sébastien Allain

1 La maturité d’un média se mesure en partie dans sa capacité à être réflexif, à se remettre en question et à briser les schémas canoniques qui l’ont d’abord institué. Littérature, théâtre, cinéma et bande dessinée ont tous vu l’éclosion de formes narratives dites « nouvelles », « modernes », « transgressives ». Parmi ces transgressions narratives, la figure conceptuelle de la métalepse a été observée dans chacun de ces domaines. Elle souligne la manière dont des niveaux narratifs normalement étanches se retrouvent alors reliés, allant jusqu’à l’interpénétration du monde raconté et du monde depuis lequel on raconte. En sa présence, l’expérience vécue s’apparente à un « jeu captivant » (Genette, 2004a) où la « suspension volontaire d'incrédulité » (Genette, 2004b, p. 23) – pacte de lecture classique pour la fiction – laisse place à une « simulation ludique de crédulité » (p. 25). Si la métalepse est un jeu en soi du point de vue de l’acte narratif, elle participa bien souvent aussi à renouveler l’interaction proposée aux lecteurs ou spectateurs. Mais là où la narration produisait une interaction symbolique, l’interaction au sens propre du jeu vidéo actualise désormais la narration. Avec le champ des récits interactifs, la métalepse devient donc omniprésente. Est-elle dès lors à reléguer dans les outils narratifs conventionnels ? Est- elle devenue purement fonctionnelle ? Une de ses formes ne pourrait-elle pas au contraire signer la modernité du jeu vidéo ?

2 Pour répondre à ces questions, deux hypothèses sont avancées : (H1) la popularité de certaines transgressions narratives connues pour les précédents médias masque la diversité de celles spécifiquement proposées par le jeu vidéo ; et (H2) si la métalepse veut à nouveau offrir un sentiment de transgression, son omniprésence dans le jeu vidéo lui impose de renouer avec la narration. La méthodologie employée pour valider la première hypothèse consistera à confronter les définitions théoriques de la métalepse à une transgression très discutée pour le jeu vidéo notamment par des amateurs, journalistes, concepteurs de jeux vidéo : celle du « 4e mur ». Pour

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appréhender la seconde hypothèse, quelques exemples parmi la vingtaine de jeux de notre corpus seront plus particulièrement convoqués pour s’attacher aux possibles destinataires de l’effet de transgression : plutôt que viser directement le joueur, il s’agira d’utiliser l’interaction ludique pour viser le récit et les personnages eux-mêmes, avant d’envisager un réfléchissement vers le joueur. Par ce biais, quelques métalepses souligneront leur capacité à articuler ludique et narratif, et à revisiter leur nature transgressive, cette fois au service d’un récit vidéoludique.

Le concept de métalepse

Aux origines

3 Quel que soit le domaine dans lequel il était décrit, le principe de métalepse a provoqué un sentiment de transgression à quiconque l’observait. Qu’il s’agisse de rhétorique, linguistique, philosophie, ou d’arts comme la littérature, le théâtre ou le cinéma, la métalepse remet en question la logique instaurée, à toutes fins de surprendre, déranger, inquiéter parfois, amuser le plus souvent. Genette décrivit le principe au début des années 1970 dans le champ littéraire, avant de l'étendre au cinéma comme « toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique [N-1] dans l'univers diégétique [N-2] (ou de personnages diégétiques [N-2] dans un univers métadiégétique [N-3], etc.) ou inversement » (Genette, 2007, p. 244) (voir Figure 1). Par ces intrusions, la métalepse remet ici en question la « frontière mouvante, mais sacrée entre deux mondes : celui où l'on raconte et celui que l'on raconte » (p. 245). Avec les années, la définition a été complétée pour considérer qu’il y a aussi métalepse lorsque « le passage d'un “monde” à l'autre se trouve, de quelque manière, masqué ou subverti » (Genette, 2004b, p. 117). Dès lors les mondes concernés peuvent tout aussi bien être du même niveau narratif ou concerner le niveau extratextuel (N 0) sur lequel se situe le lecteur1.

Figure 1 : Niveaux narratifs basés sur l’ordonnancement de Genette (2007)

Quelques critères distinctifs

4 De nombreux critères ont progressivement vu le jour pour distinguer les métalepses entre elles, qualifiant notamment leur incidence dans le monde commun, leur localisation dans la temporalité du récit, leur fréquence et durée, leur orientation et direction, ainsi que leur type. Les trois derniers critères seront développés ici.

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Orientation et direction

5 L’orientation précise si le franchissement se fait horizontalement entre deux mondes d’un même niveau narratif (ex. B et C de Figure 1) ou verticalement entre des niveaux narratifs enchâssés (ex. A et B). Dans ce cas, Cohn (2005) propose de distinguer les métalepses par leur position : les « métalepses extérieures » regroupent toutes celles qui se produisent « entre le niveau extradiégétique et le niveau diégétique, c’est-à-dire entre l’univers du narrateur et celui de son histoire » (2005, p. 122), alors que les « métalepses intérieures » se situent au sein d’une histoire et de récits enchâssés. Le terme « extérieures » peut porter à confusion au sens où il ne va pas jusqu’à intégrer le niveau extratextuel (N 0). Il a par contre l’avantage de marquer l’espace de médiation (N-1) où siègent le narrateur et le narrataire (représentant symbolique du lecteur). Pour plus de précision, l’usage sera ici de qualifier la position en désignant le niveau d’origine de la transgression et celui de destination. Préciser l’origine et la destination a l’avantage de qualifier dans le même temps la direction, soit descendante ou ascendante, autrement appelée mouvement « intramétaleptique » ou « extramétaleptique » par W. Nelles (cité par Pier, 2005, p. 252), ou encore résumée par Genette comme le fait « d’entrer dans le cadre » ou de « sortir du cadre » (Genette, 2004b, p. 80).

In verbis, In corpore

6 Autre critère pour distinguer les métalepses, deux « types » principaux ont été stabilisés en narratologie (Ryan, 2004, 2005). Le premier regroupe les métalepses « rhétoriques » qui produisent un acte de communication ou de représentation sans déstabiliser les histoires. Par exemple, deux personnages du monde B pourront évoquer un personnage du monde C ; quand bien même les protagonistes ne sont pas censés connaître l’existence d’un monde fictionnel parallèle à leur propre monde, les états de ces mondes ne seront pas affectés. Comme le dit Ryan, « l’opération n'a rien de contaminant, car elle respecte la différence des niveaux [ou espaces]. Elle ouvre une petite fenêtre sur un autre monde, mais elle la referme aussitôt » (2005, p. 207). Ce type regroupe également la notion de « pseudo métalepse » ou « quasi métalepse » où la transgression n’est que feinte, à la manière d’une illustration en trompe-l’œil (Ryan, 2004) ou du regard vers la caméra décrit par Mitry (cité par Kronström, 2001). Avec l’exemple du regard vers la caméra a priori lancé en direction du spectateur, celui-ci sera a posteriori récupéré par l’univers du film (diégétisé) par une explication rationnelle : le spectateur comprendra quelques instants après, par le montage ou la mise en scène, que le regard s’adressait en fait à un personnage hors-champ, bord- cadre (Vernet, 1988, p. 12). Il n’y a donc qu’un soupçon de transgression.

7 Le second type de métalepses ne s’arrête pas au clin d’œil ou à l’aparté in verbis vu précédemment. Les métalepses dites « ontologiques » créent cette fois des circulations in corpore de personnages entre les niveaux narratifs. En littérature par exemple, un romancier pourra alors commenter sa narration en étant lui-même au cœur de l'action. Il y a ici transgression ontologique, car il ne peut logiquement pas écrire et commenter l'histoire qu’il est en train de vivre, sans quoi il s'invente lui-même. Autre exemple au cinéma, avec La rose pourpre du Caire (Allen, 1985), où Cécilia spectatrice du monde A n’est pas censée pouvoir traverser un écran de cinéma pour rejoindre Tom Baxter,

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personnage d’un film constituant le monde B, et réciproquement. Par ces interpénétrations et contaminations, ce second type de métalepse s’apparente souvent au genre fantastique et plus largement à tout récit voulant souligner une part d’irrationalité.

Tableau 1 : Synthèse des critères retenus pour la métalepse narrative

Critère Déclinaisons Exemples

Rhétorique (quasi/pseudo-) Deux personnages du monde B / Rationnelle évoquent un personnage du monde C.

Type Ontologique Deux personnages du monde B / Non rationnelle font irruption dans le monde C. (fantastique)

Horizontale Voir exemples pour « Types ». Orientation Verticale Voir exemples pour « Position ».

Le narrateur (N-1) fait irruption dans le Extérieure Positon monde A. (si orientation verticale) Un personnage du monde A fait irruption dans Intérieure le monde B.

Descendante (mouvement Voir exemples pour « Position ». Direction intramétaleptique) (si orientation verticale) Ascendante Un personnage du monde B évoque ou rejoint (mouvement le monde A. extramétaleptique)

Métalepse et récits interactifs

8 Longtemps cantonnée aux médias dits « linéaires », avec des interactions symboliques ou imaginaires, la métalepse a trouvé de nouvelles formes dans les récits interactifs. Pour Di Crosta (2009), les interfaces offrent désormais au joueur la possibilité d’interagir avec l’histoire, de « faire irruption dans le contexte de production de la narration » (Di Crosta, 2009, p. 144). En troquant cycliquement sa position de « lecteur » (N 0), il peut endosser soit celle réservée jusque-là au « narrateur » (N-1), soit celle d’un personnage (niveau N-2 et inférieurs). En effet, quand le lecteur est représenté par un avatar, il peut descendre en personne « incarner » le rôle offert au sein du monde fictionnel. À ces formes de métalepses descendantes, initiées par le joueur, répond une forme ascendante suggérée par Ryan (2005) dans le contexte de l’intelligence artificielle : la boucle de rétroaction. Chaque changement d’état narratif remontant d’un système pour se traduire en données interprétables sur le niveau extradiégétique peut être considéré comme une métalepse ontologique ascendante (affichage de scores,

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retour de force, etc.). En conséquence, à chacune de ses interactions, le joueur choisit d’actualiser un récit tout autant qu’il produit une histoire.

Briser le 4e mur

9 Si le concept de métalepse est encore assez peu utilisé dans le domaine du jeu vidéo stricto sensu, il est une expression qui surgit immanquablement dès lors que l’on s’intéresse à ses transgressions narratives : celle du « 4e mur ». Mais d’où vient cette expression ? Est-elle tout à fait adaptée ? Et plus que tout, ne masque-t-elle pas derrière une bannière la diversité des propositions spécifiques au jeu vidéo ?

Du théâtre à la BD

10 L’origine du « 4e mur » se situe au XIXe siècle dans un théâtre qui cherchait le réalisme et la vraisemblance. Le principe consista pour les comédiens à faire comme si la scène n’était plus seulement bordée de murs à l’arrière et sur les côtés, mais également sur la partie qui s’offre au public. Coupés métaphoriquement du monde commun, les comédiens ne devaient en aucun cas s’adresser au public, sous peine de briser ce mur imaginaire et dans le même temps la suspension d’incrédulité accordée par le public. Le contrepied fut pris au début du XXe siècle avec Brecht qui considéra que le théâtre devait être ouvert sur les problématiques du monde et dans l’interpellation du public, pour le conduire vers un jugement critique et une prise de conscience. L’expression « 4e mur » fut reprise au cinéma où l’approche réaliste prohiba à nouveau tout regard vers ou à la caméra, qu’il s’agisse d’ailleurs de fictions ou de documentaires. Le 4 e mur s’apparentait alors tout autant à la caméra qu’à l’écran du spectateur qu’il ne fallait ni désigner ni rappeler à l’esprit. Il fallut attendre la nouvelle vague pour voir les contre- exemples se multiplier, dont celui mémorable de Belmondo alias Michel Poiccard dans À bout de souffle (Godard, 1960), prenant à partie le public en se tournant ostensiblement vers la caméra, provoquant surprises et remises en question. Comme le souligne Beaulieu (2015), l’acte de briser le 4e mur est « brutal, souvent surprenant, rarement gratuit ». Sur les mêmes codes d’interpellation, avec un ton plus léger, la bande dessinée a elle véhiculé l’expression avec l’emblématique personnage de Deadpool depuis les années 90.2

Un 4e mur au jeu vidéo ?

11 Et le domaine du jeu vidéo s’est lui aussi emparé de l’expression. Toutefois, l’on comprend déjà combien celle-ci a évolué d’un média au suivant. Au-delà du vocable (mur), il s’agit de vérifier si l’on parle toujours de la même transgression. Pour s’en convaincre, des exemples d’usage ont été ici sélectionnés et analysés. Dans une première phase, ceux-ci ont été recherchés via le moteur grand public Google, en croisant les expressions « 4e mur / 4th wall » et « jeu vidéo / video game ». L’objectif était d’amasser des descriptions textuelles ou illustrations sous forme de vidéos ou d’images. La démarche ne prétendait pas à l’exhaustivité et visait les exemples déjà discutés et considérés comme acquis par la communauté. Six synthèses ont été retenues sur les dernières années pour la densité de leurs exemples, une cinquantaine à elles toutes, issus d’une quarantaine de jeux. Les auteurs sont des amateurs,

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journalistes, concepteurs et/ou enseignants en jeu vidéo (D’Argenio, 2016b ; GamingBolt, 2016 ; Griffiths, 2016 ; Owen, 2013 ; WatchMojo.com, 2014 ; Young, 2016). À ces synthèses se sont ajoutés deux articles, à mi-chemin entre billets de blogues et articles académiques, où les exemples cités recoupent ceux précédemment répertoriés, accompagnés d’une réflexion avancée sur le sujet (Conway, 2009 ; Turcev, 2014). Une réduction du corpus a ensuite été opérée avec comme critère l’intelligibilité. Ont été retenus les exemples qui bénéficiaient soit de descriptions croisées et concordantes entre auteurs, soit d’une explication ou illustration univoque. Le corpus ainsi restreint regroupa 22 exemples parmi 20 jeux.3

12 Restait à vérifier chaque fois s’il s’agissait bien de la fameuse transgression du 4e mur. Dans la continuité du court historique qui précède, l’expression « briser le 4e mur » s’apparente au sens strict à une métalepse rhétorique ascendante prenant son origine auprès d’un personnage diégétique (niveau N-2 ou inférieur), et ayant pour destination un interlocuteur sur le niveau extratextuel (N 0), en sa qualité précisément de lecteur, spectateur ou ici joueur. Suivant cette définition, ne restent alors plus que 7 exemples en lice, soit un tiers seulement du corpus restreint. À titre indicatif, l’analyse du corpus complet livre une proportion analogue. Quelques exemples et contre-exemples sont donnés ci-dessous, basés sur les descriptions des auteurs.4

Les exemples

13 De la BD au jeu vidéo, le personnage de Deadpool conserve sa caractéristique principale : s’adresser au lecteur. Avec sa version vidéoludique (High Studios, 2013), il fait référence au fait d’être dans un jeu, se plaint du scénario et des dialogues, ou encore souligne au joueur la chance qu’il a de faire équipe avec Deadpool. Si chacune de ces interventions prises isolément constitue des exemples en soi, nous reviendrons plus loin sur le fait que le jeu dans son ensemble reposant sur ces transgressions ironiques, il fait finalement plutôt figure de contre-exemple. Autre exemple avéré, celui-ci ponctuel avec Metal Gear Solid (Konami, 1998) où le personnage de Psycho Mantis défie le joueur de poser sa manette, pour lui démontrer sa puissance télé kinésique en la faisant se déplacer (par vibration). Dernier exemple parmi les plus cités, (Sonic Team, 1991), le personnage phare de l’enseigne , se montre impatient, regarde le joueur et tape du pied lorsque celui-ci n’interagit pas pendant plusieurs secondes sans avoir mis le jeu en pause. S’il n’y a pas de texte prononcé ici, l’exemple se range aussi dans le cas de métalepses rhétoriques brisant le 4e mur.

Les contre-exemples

14 Deadpool donne également l’occasion de pointer un contre-exemple lorsque le personnage-joueur rejoint soudainement le niveau de l’interface pour se saisir d’éléments comme les jauges de points et les utiliser comme armes contre ses adversaires. Si la métalepse est toujours ascendante, la transgression fusionne le niveau intra diégétique (N-2) avec le niveau extradiégétique (N-1), et non pas le monde commun (N 0). Idem avec Monkey Island 2 (Lucasfilm Games, 1991) où le personnage- joueur a l’occasion de téléphoner au service support de Lucasfilm Games pour progresser dans l’énigme. La métalepse est alors ascendante et ontologique, avec un niveau d’origine métadiégétique (N-3), et un niveau de destination intra diégétique

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(N-2), sur lequel se trouve le développeur étant censé avoir donné vie au jeu. Un autre cas analogue est repérable dans la série des Pokémon (Game Freak, 1996) 5 où le personnage pourra rencontrer toute l’équipe qui a conçu le jeu. Dernier contre- exemple, de nombreux éditeurs se sont ingéniés pour protéger leurs ventes en liant le jeu à un code. Dans le cas de Metal Gear Solid (1998) et StarTropics (Nintendo R&D3, Locomotive Corporation, 1990), le joueur doit comprendre que le jeu lui glisse des indices au sein des dialogues entre personnages, pour qu’il se réfère à ce qui est inscrit sur la boite du jeu ou le fascicule original. Cet aspect allusif marque bien là aussi une différence avec l’interpellation ou l’aparté directement adressé correspondant au principe de briser le 4e mur. Pour ces deux jeux, si transgression d’une frontière il y a, elle est ontologique et descendante, faisant qu’un code passe du niveau extratextuel (N 0) au niveau (N-2), permettant de débloquer la suite de l’histoire. En somme, ces exemples communément rattachés au principe du 4e mur s’en départissent pour révéler une diversité de transgressions possibles.

Tableau 2 : Synthèse des exemples et contre-exemples cités

Description du jeu Description de la métalepse 4e mur

Moment Nom du jeu Date Studio Position Niveaux Direction Type Confirmation concerné

Prise à partie du joueur par High Moon Deadpool Deadpool 2013 Ext. -2 0 Asc. ⇡ Rhét. Oui Studios (interventions considérées isolément)

Deadpool se saisit High Moon Deadpool 2013 d'élément de Ext. -2 -1 Asc. ⇡ Onto. Non Studios l'interface pour combattre

L'interpellation Metal Gear 1998 Konami du joueur par Ext. -2 0 Asc. ⇡ Rhét. Oui Solid Psycho Mantis

Saisie d'un code indiqué Metal Gear 1998 Konami sur la boite Ext. -2 0 Desc. ⇣ Onto. Non Solid pour débloquer le récit

L'appel téléphonique Monkey Lucasfilm entre le 1991 Int. -3 -2 Asc. ⇡ Onto. Non island 2 Games personnage et la figure du développeur

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Rencontre du personnage Pokémon 1996 Game Freak avec l'équipe Int. -3 -2 Asc. ⇡ Onto. Non du jeu qui l'a créé

Sonic the L'impatience 1991 Sonic Team Ext. -2 0 Asc. ⇡ Rhét. Oui Hedgehog de Sonic

La contrariété Galactic affichée du Cafe, Stanley narrateur 2013 Everything Ext. -1 0 Asc. ⇡ Rhét. Non Parable envers les Unlimited actions du Ltd joueur

Saisie d'un Nintendo code à révéler R&D3, StarTropics 1990 par l'eau pour Ext. -2 0 Desc. ⇣ Onto. Non Locomotive débloquer le Corporation récit

Un concept à bout de souffle

15 Conway (2009) a été le premier à juger le principe de 4e mur insuffisant pour décrire les interactions possibles entre jeu et joueur. Toutefois, plutôt que de l’abandonner, il cherche à le rapprocher du « cercle magique » décrit par Huizinga ([1938] 1988), en proposant l’idée d’un « mur circulaire » capable de se contracter autour de la stricte diégèse ou de s’élargir jusqu’à englober joueur, matériel, manuels, boites et tout ce qui peut servir l’univers du jeu. Il ne parle dès lors plus de « briser » le 4e mur, mais de le « relocaliser » afin de faire varier l’immersion. La proposition de Conway peut se résumer dans le passage d’un 4e mur historiquement conçu comme une métalepse rhétorique venant d’un personnage à une métalepse ontologique permettant au monde commun (N 0) d’être annexé par la diégèse (N-2). Le problème à l’évidence est de brouiller le principe originel en voulant l’étendre à tout prix. Par ailleurs, comme le fait remarquer Turcev (2014), le « cercle magique » peut évidemment entourer le joueur sans même attendre d’évènements qui signifient l’annexion du monde commun, car « le joueur est par défaut inclus » dans ce cercle lorsqu’il joue. Et pour ces évènements ayant attrait au monde commun, le concept de « métalepses dispositives » proposé la même année par Bouchardon (2009) semble tout indiqué pour décrire l’extension de la fiction : les éléments extratextuels cités par la diégèse – comme un site internet pour résoudre une énigme, ou l’utilisation de SMS pour déclencher la suite du récit – étendent le « dispositif de lecture » et la fiction qui l’habite.6 C’est alors le contrat narratif qui s’en trouve enrichi, devenant « plus dense, parfois plus exigeant, à mesure que les ressources non diégétiques se multiplient » (Turcev, 2014). Nul besoin donc de se référer encore au 4e mur.

16 Orienté dans la seule direction ascendante et visant directement le joueur (N 0), le « 4e mur » semble insuffisant pour théoriser le jeu vidéo. Par ailleurs, les exemples avérés

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de 4e mur transgressent-ils encore quelque chose ? Ne se contentent-ils pas trop souvent de copier ce qui a pu marcher un temps pour un autre média ? À ces exemples narratifs peuvent s’ajouter des exemples esthétiques soulignant la présence de l’écran si ce n’est du « mur » : de nombreux effets de projections de salissure, de peinture ou de reflets de lumière sont répertoriés. Or, dès qu’ils ne sont pas justifiés par la présence de lunettes, d’un pare-brise ou d’une vitre dans la diégèse, ils soutiennent certes l’idée de la présence d’une caméra et de propriétés physiques réalistes qui la ferait être entachés (Conway, 2009), mais ils soutiennent surtout le simulacre d’une caméra qui n’existe plus en tant que telle pour ce média.7 Alors que l’inventivité des jeux vidéo tendrait à les distinguer des anciens médias et du cinéma dont il est un proche parent (Blanchet, 2008), le maintien de ce concept dans les exemples répertoriés traduit de fait une attente de la communauté. Les contre-exemples initialement regroupés sous le seul principe du 4e mur ont l’avantage de permettre de prendre conscience des transgressions sous-jacentes : en mettant en valeur différents niveaux narratifs, c’est autant d’autres formes qui se dévoilent déjà. La renommée du principe du 4e mur permet de confirmer notre première hypothèse (H1) qui avançait que la popularité de certaines transgressions narratives connues pour les précédents médias masque la diversité de celles spécifiquement proposées par le jeu vidéo.

Reviviscence du sentiment de transgression

17 Si la métalepse s’avère un outil conceptuel extrêmement discriminant pour l’analyse, on peut encore s’interroger sur ce qu’il reste de son potentiel transgressif auprès du joueur, et le cas échéant de la manière de le renouveler. La question de son potentiel sera abordée d’un point de vue pragmatique et historique, avant de souligner quelques jeux vidéo exemplaires et d’y adjoindre les jeux dits sérieux. Enfin, la réponse concernant le potentiel de la métalepse s’attachera à ce que le joueur ne soit plus le destinataire premier de la transgression, comme avec le 4e mur, mais un destinataire second, par l’entremise d’un effet mimétique et empathique.

Banalisation d’une figure ?

18 Le caractère transgressif de la métalepse est-il en voie d’extinction ? Tout d’abord, sur le plan pragmatique et suivant les définitions données dans la partie Métalepse et récits interactifs, toute interaction du joueur, qu’elle intervienne sur l’histoire ou dans l’histoire lorsque celui-ci incarne un personnage, ou toute boucle rétroactive (feedback), relève d’une forme de métalepse. Dès lors, cette forme fonctionnelle est tellement omniprésente qu’elle est pour le moins banalisée. Paradoxalement, c’est désormais son absence qui produit une transgression du domaine vidéoludique : il suffira que le jeu retire momentanément le contrôle au joueur, l’empêchant de s’immiscer dans l’histoire ou de la voir s’actualiser, pour qu’apparaisse une rupture dans le contrat tacite de « lecture ». L’exemple donné par Conway (2009) avec Sonic en est une illustration : Sonic impatient laissera le joueur démuni lorsqu’il finira par sauter dans le vide, le privant du contrôle et de la suite de l’histoire. En somme, si la métalepse a trouvé un nouveau terrain avec le jeu vidéo, le caractère transgressif des formes purement fonctionnelles s’y est rapidement épuisé.

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Sur le plan historique, bon nombre d’auteurs indiquent pour la littérature que des apparitions répétées dans une œuvre seraient une autre source d’affaiblissement, finissant par l'établir comme nouvelle convention, en perdant toute énergie paradoxale : « Rien ne s’use plus vite que le sentiment de transgression » (Genette, cité par Schlickers, 2005, p. 166). À l’instar du cinéma, les périodes les plus propices au sentiment de transgressions métaleptiques pourraient être conditionnées par l’âge du média considéré : le temps de son émergence tout d’abord, où la grammaire narrative est en pleine adaptation par rapport à ce qui est connu par ailleurs, où les conventions de lecture ne sont pas établies et les effets de perception pas encore anticipés ; puis bien après avec la phase de renouvèlement, avec un retour sur les codes établis, un travail d’auto référence et de réflexivité – travail appelé en introduction de ce texte « modernité ».8

Du jeu vidéo réflexif au jeu sérieux

Figure d’exception pour le jeu vidéo

19 En matière de réflexivité, sont à relever Deadpool – déjà cité pour ses références permanentes au fait d’être dans un jeu – et deux productions conçues par Davey Wreden : The Stanley Parable (2013) 9 et The Beginner’s Guide (2015) 10. The Stanley Parable dont il sera essentiellement question ici est une puissante mise en abyme (Barnabé et Dozo, 2015) où le jeu est au cœur d’une critique croisée entre l’acte de développer un jeu et l’acte d’y jouer. Concrètement, un narrateur omniprésent commente chacun des choix du joueur, les lui reprochant parfois, à toutes fins de mettre en lumière la conception de jeu (game design), sa logique et ses écueils. Comme l’analyse l’équipe du Gamelab (2015), le jeu produit ainsi une critique globale du jeu vidéo, avec un accent particulier sur ce qui apparaît parfois comme une trop grande linéarité. Concrètement, le joueur a vocation à déplacer un personnage à la 1re personne dans des bureaux désertés – métalepse ontologique descendante purement fonctionnelle –, alors que le narrateur est essentiellement cantonné à raconter cette pérégrination, via une métalepse rhétorique ascendante qui a pour origine le niveau extradiégétique (N-1) et pour destination le joueur (N 0). Pour le dire autrement, il y a deux types de métalepses à l’œuvre avec d’un côté interaction et de l’autre récit. Mais par ce récit précisément, le joueur comprendra que la liberté apparente de ses interactions est intégralement cadrée par l’environnement et les conditions organisées en amont par le concepteur. En résumé, l’histoire spatialisée préalablement écrite conduit l’interaction du joueur et parallèlement cette interaction déclenche le récit. Deadpool et les jeux de Davey Wreden font figure d’exception, en ce sens où la métalepse n’est ni seulement fonctionnelle, ni utilisée de manière ponctuelle, mais inscrite au cœur de la jouabilité (gameplay) pour articuler histoire, interaction et récit. Comme le dit Turcev (2014) pour Deadpool, ces exemples nous mettent enfin « face à la particularité interactive de la construction du récit dans le jeu vidéo ». Cette inscription dans la jouabilité implique que la fréquence de la métalepse soit élevée, s’écartant là encore de l’effet de « briser le 4e mur », lequel n’existe que dans la rareté.

Jeu sérieux et impératif réflexif

20 Sans comparaison possible du point de vue de l’audience médiatique, la déclinaison utilitaire du jeu vidéo nommé jeu sérieux ou se doit nécessairement

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d’apporter une réflexivité pour assurer sa visée d’apprentissage. De précédents travaux ont exploré le potentiel des métalepses, avec notamment des regards caméra déclenchés par l’interaction (Allain et Szilas, 2012), ainsi qu’une mise en abyme particulière qui lie par des métalepses choix du joueur et actes du personnage (Allain, 2013a, 2013b). EHPADSG (Dæsign, 2012)11, l’un des jeux spécifiquement construits autour de ces principes met en scène un « avatar » d’un genre particulier : s’il ressemble au joueur (métier, fonctions) et partage les mêmes buts, il se distingue de l’avatar traditionnel en manifestant une autonomie de pensée. La position classique du joueur souhaitant « piloter » le personnage à la 3e personne est déstabilisée lorsque celui-ci lui se retourne pour adresser des commentaires sur les choix entrepris. La transgression cherche ici à mettre en question les présupposés du joueur, à le faire progresser dans sa réflexion en provoquant une distanciation et des déstabilisations cognitives ciblées. Elle cherche aussi à renforcer les liens entre les mondes, autrement dit à mieux transférer les apprentissages dans le quotidien. En outre, le personnage annoncera qu’il porte la parole d’une équipe d’experts, hors du jeu, qui a réfléchi aux bonnes pratiques qu’il convient d’appliquer. Cette entreprise de déstabilisation et de rapprochement du réel validée expérimentalement pour le jeu sérieux (Allain, 2013) répond en partie au questionnement de Giner (2017) s’interrogeant sur la manière dont le jeu vidéo et ses formes « persuasives » ou « expressives » peuvent « susciter la réflexivité chez les joueurs et les joueuses et […] l’orienter vers ce qu’ils vivent dans leur vie quotidienne » (p. 167). Aux finalités évoquées plus haut indiquant que la métalepse peut surprendre, déranger, inquiéter, ou amuser s’ajoute donc celle de conduire l’apprentissage.

Réfléchissement de la transgression

De l’effet transitif à l’effet miroir

21 Les jeux vidéo cités comme exceptions semblent au sommet de leur art, tant ils sont capables d’intégrer une réflexion et une mise en interaction de la nature du support jeux vidéo : la dimension fonctionnelle y est à la fois récupérée et discutée par le récit. Toutefois, deux limites sont à relever. La première est le côté systématique du procédé, dont l’énergie paradoxale s’affaiblit avec la répétition comme évoquée précédemment. Il semble alors que l’effet de transgression se maintienne moins à l’échelle du jeu qu’à l’échelle du domaine vidéoludique, ces productions affichant une singularité. La seconde limite est que ces exemples fonctionnent sur un mode que l’on peut qualifier de « classique » : dans la veine du 4e mur, la remise en question des structures canoniques vise encore à surprendre le joueur de manière frontale. L’effet recherché leur est directement et uniquement destiné.

22 En contrepoint, il est dès lors intéressant d’investir une autre perspective, en délaissant l’ambition d’un effet transitif et en explorant des récits interactifs dans lesquels la transgression serait d’abord perçue par les personnages eux-mêmes : si les métalepses fonctionnelles ne surprennent plus le joueur et si leur répétition épuise les autres, le récit interactif a par contre tout le loisir de simuler la transgression au sein du monde vidéoludique, avant que celui-ci n’agisse par mimétisme et empathie sur le joueur. De ce point de vue, les jeux vidéo évoqués jusque-là laissent le champ libre, presque complètement en friche12 : avec les jeux de Davey Wreden, la chose est entendue, car il n’y a aucun personnage pouvant assurer un relai diégétique ; le joueur ne pourra déceler une transgression vécue depuis l’univers du jeu. Avec Deadpool, l’arrogance du

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personnage principal le place dans une position surplombante par rapport au joueur, mettant Deadpool à l’abri de toutes surprises ; de plus les autres personnages ne semblent pas concernés par les choix directs du joueur. Il faut donc aller au-delà.

Propositions d’effets miroir

23 Pour entrevoir la possibilité de ces effets miroir, plusieurs modèles seront décrits succinctement ci-dessous, en commençant par l’idée d’un jeu où le personnage joueur (PJ) sera le seul à ignorer l’existence du joueur, à la manière du film Truman Show (Weir, 1998) où la vie du héros est orchestrée par un réalisateur de télé-réalité dont il n’a pas conscience. De manière analogue au film où certains comédiens s’offusquent du sort réservé au personnage principal par le réalisateur, des personnages non-joueurs (PNJ) manifesteront leur désapprobation en regard des choix et interventions du joueur au sein de l’univers fictionnel (métalepses descendantes).

24 Dans la continuité, en préservant l’idée que les PNJ contestent les incursions du joueur, une autre proposition repose sur la négociation des objectifs et moyens pour les atteindre entre le PJ et le joueur : les PNJ pourront vivre cette négociation comme une transgression dont serait porteur le PJ (métalepse ascendante) ou comme l’ingérence du joueur dans leurs vies (métalepse descendante). La participation du joueur au jeu s’en trouvera mise en question, en soi source de jouabilité.

25 À mi-chemin entre ces deux premières propositions, les personnages pourront mimer l’attente et l’écoute d’au moins certaines interventions du joueur, un peu à la manière de Sonic lors des pauses prolongées suivant les buts individuels de chacun des personnages, les choix du joueur en tant que transgressions par rapport au monde dans lequel ils évoluent (métalepses descendantes) seront vécus soit comme des actions facilitatrices et tolérées, soient comme des ingérences et contredites.

26 Comme dernière proposition, il s’agit de s’enfoncer dans les tréfonds du récit avec des métalepses ontologiques en position intérieure (niveau N-2 et inférieurs) à l’orientation verticale ou horizontale : le personnage guidé par le joueur (ou des PNJ) transgressera des niveaux ou espaces narratifs, se rendant dans des histoires imbriquées ou parallèles. Suivant le niveau de conscience du PJ, lui ou des PNJ pourront s’effarer de ces franchissements in corpore venant bousculer leurs objectifs ou leurs conceptions existentielles des mondes dans lesquels ils évoluent.

Recherche sur le long terme

27 Nul doute que certaines de ces propositions de modèles ont déjà plus ou moins pris forme dans des jeux. C’est partiellement le cas avec Secret of Evermore (Squaresoft, 1995), où un prophète explique au héros qu'il n’est qu’un pantin, piloté par des forces supérieures (quasi métalepse). C’est aussi partiellement le cas avec Assassin’s Creed II (Ubisoft, 2009)13 lorsque que Minerva (PNJ) se détourne d’Ezio (PJ), pour s’adresser face caméra au joueur ; jusque-là, simple rupture classique apparentée au 4e mur, mais Ezio réagit ensuite avec surprise, regardant autour de lui et disant : « De qui [à qui] parlez- vous ? Je ne vois personne d’autre ici… ». Si par hasard la métalepse rhétorique ascendante de Minerva ne surprenait pas directement le joueur, elle est redoublée par la surprise du PJ, et ainsi réfléchie auprès du joueur qui s’identifie au moins partiellement à lui. Le développement de ces perspectives non plus sur une séquence de fin de jeu comme ici, mais sur la longueur du jeu, est encore à rapporter. Les exemples

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cités ayant été répertoriés de manière incidente en explorant le principe du 4e mur, il est probable qu’une recherche orientée ouvrirait un vaste champ d’analyse.

28 Si les premiers modèles présentés ci-dessus sont encore sommaires, ils ouvrent un nombre important de combinaisons en croisant les seuls critères distinctifs de position, orientation, direction et les différents niveaux ou espaces concernés. Et que dire si s’ajoutent la localisation dans la temporalité du récit, la fréquence et la durée ?14 Les modèles ont donc vocation à se multiplier et s’affiner.15 Le travail à conduire est d’autant plus monumental qu’il aura à intégrer la sphère récemment ouverte par le transmédia, les projets en réalité alternée (ARG), les jeux en réalité virtuelle (VR) et ceux en réalité augmentée (AR). Pour l’heure et considérant le présent corpus, par ses qualités mimétiques et empathiques, par son interactivité, et par la puissance de la mise en abyme, le jeu vidéo est en capacité d’utiliser la métalepse pour que le joueur soit le destinataire second de transgressions qu’il a initiées. Cette approche fait écho au principe « d’expressivité » du jeu vidéo au sens où « l’expressivité provient à la fois des procédures induites par la structure du jeu et des actions menées par le joueur » (Genvo, 2013, p. 128). Ces propositions font aussi écho aux aspirations D'Argenio (2016a) espérant que « des studios AAA tenteront de faire un jeu où vous, le joueur, serez une partie importante de l'univers du jeu »16. Plus largement, elles répondent à la critique qu’il esquissait en parlant d’un « 5e mur » séparant de plus en plus la dimension interactionnelle de la dimension narrative, expliquant que « nous ne jouons plus l'histoire de nos plus grands jeux [mais] qu’elle nous est racontée ». En l’occurrence, les modèles présentés ouvrent des perspectives à la fois de l’ordre du théorique et de la conception pour tresser ensemble ludique et narratif. Ils répondent à notre seconde hypothèse (H2) qui avançait que l’omniprésence de la métalepse dans le jeu vidéo lui impose de renouer avec la narration si elle veut offrir à nouveau un sentiment de transgression.

Conclusion

29 Si les métalepses sont consubstantielles au jeu vidéo, elles se cantonnent bien souvent à actionner le plan ludique pour assurer des transactions les plus transparentes possible entre le joueur et l’univers fictionnel. Pour celles qui se veulent plus transgressives, notre analyse a montré qu’elles se sont trouvées confondues sous l’expression « briser 4e mur », laquelle regroupe au mieux des formes éculées pour solliciter la mémoire collective des communautés, ou regroupe au pire des simulacres vidés de sens. Occupant encore un large espace médiatique, cette expression souvent convoquée à tort a mis dans son ombre des transgressions bien plus novatrices et spécifiques au média. Or, la transgression d’un genre ou d’un domaine ne réclame pas nécessairement une forme spectaculaire : c’est son effet sur les destinataires qui prime et celui-ci peut prendre des chemins détournés, jusque dans les tréfonds des niveaux narratifs. De vastes champs de créations et d’analyses sont à poursuivre. Bien sûr, tous les jeux vidéo n’ont pas vocation à renouveler le domaine et tous ne cherchent pas à conduire une narration. Pour les autres toutefois, des formes alternatives de métalepses sauront renouveler le sentiment de transgression, pour le mettre au service de la jouabilité ou pour le mettre plus largement au service du jeu vidéo et ses lettres de noblesse. Dès lors, le joueur n’est plus forcément le destinataire premier de ces métalepses, mais il est à la fois à l’initiative du point de vue fonctionnel et destinataire second du point de vue

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du récit. Et si ce ne sont les jeux de loisir et de divertissement qui souhaiteront bénéficier de ces micro révolutions, misons que les jeux pour se former ou développer son esprit s’y attarderont.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Par convention, le terme « texte » englobe tout aussi bien un écrit, un film, une pièce de théâtre ou un jeu vidéo. De la même manière, le terme « lecteur » s’étend aussi aux spectateurs et aux joueurs. 2. https://www.mdcu-comics.fr/news-0020598-commencer-les-comics-commencer-les-comics- deadpool.html

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3. Le corpus restreint est disponible en ligne à l’adresse suivante : www.apt-a.com/uni/ metalepsis-of-video-game.html 4. L’ensemble des conclusions est disponible en ligne aux côtés du corpus. 5. La série Pokémon a donné lieu à un recensement impressionnant à l’adresse suivante : http:// bulbapedia.bulbagarden.net/wiki/Breaking_the_fourth_wall 6. On mentionnera une contribution voisine avec Harpold (2007) et la « recapture » des éléments issus ou périphériques au jeu pour les intégrer au dispositif. 7. Ces mises en scène persisteront-elles encore avec des jeux utilisant des masques de réalité virtuelle ? 8. Pistes dégagées lors de la journée d'étude sur la métalepse, organisée par Nicolas Szilas, en présence de Marie-Laure Ryan, Urs Richle et Sébastien Allain, le 6 avril 2011, à Genève. 9. Des descriptions, de nombreux extraits audio et une analyse sont disponibles à partir de la 38e minute dans le podcast Profil Ludique, S01E03, « Le walking simulator : Jeu ou non-jeu ? » https:// soundcloud.com/profil-ludique/profil-ludique-s01e03-jeu-ou-non-jeu-telle-est-la- question#t=38:02 10. Voir les descriptions et l’analyse de The Beginner’s Guide par Giner (2017). 11. Voir la comparaison entre la version classique et la version collaborative à partir de 1 minute 20 secondes http://dai.ly/xqmozt 12. À l’évidence puisqu’ils visent une métalepse ascendante et non descendante. 13. Séquence disponible à cette adresse https://youtu.be/jpJ0lvC_ka4?t=2m12s 14. La rencontre à l’École Normale Supérieure entre Mathieu Triclot et Martin Lefebvre en janvier 2016 a listé une série de jeux réflexifs qu’il serait intéressant de qualifier suivant ces critères. Voir vidéo en ligne intitulée Méta-jeu - Quand le jeu vidéo réfléchit sur lui-même, https:// www.youtube.com/watch?v=GOhEMNzdI2o 15. Ce constat préfigure l’ouverture d’une base de données participative, communautaire et internationale pour assurer la classification des exemples venus aussi bien du monde amateur, que du monde du game design ou du monde académique. Les personnes souhaitant s’associer au projet peuvent se manifester à l’adresse suivante : http://www.apt-a.com/uni/metalepsis- db.html 16. Le lecteur appréciera ici la métalepse rhétorique employée par D'Argenio pour « vous » interpeller.

RÉSUMÉS

Parmi les transgressions narratives, la métalepse s’est déployée sur tous les médias, jusqu’à occuper une place prépondérante dans les récits vidéoludiques. Désormais, son omniprésence interroge la possibilité qu’elle produise encore un quelconque sentiment de transgression. Serait- elle à reléguer dans les usages conventionnels du jeu vidéo ? Cette contribution s’appuiera sur plusieurs disciplines (études littéraires, cinématographiques, narratologiques, ludologiques, communicationnelles et didactiques) pour mettre de côté les métalepses purement fonctionnelles du jeu vidéo et s’attacher à différentes formes articulant ludique et narratif. Après avoir présenté le concept de métalepse dans une première partie, la seconde partie s’intéressera à une transgression dite du « 4e mur ». Expression fréquemment utilisée, il s’avèrera qu’elle est non seulement héritée des médias antérieurs – et donc peu spécifique au jeu vidéo –, mais surtout

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qu’elle masque une diversité de procédés. Sur la base d’un corpus d’une vingtaine de jeux, la dernière partie valorisera des métalepses trop peu mises en lumière, si ce n’est impensées. En dépit de leur faible popularité actuelle, celles-ci pourraient bien renouveler le sentiment de transgression d’antan, tout en participant à la modernité du média jeu vidéo.

Among the narrative transgressions, the metalepsis has spread over all the media, until occupy a prominent place in video games. Henceforth, its omnipresence questions about the possibility that it still produces any sense of transgression. Would it be relegated to the conventional uses of video games? Based on several disciplines (literary, cinematography, narratology, game studies, communication and didactic studies), this contribution will put aside the purely functional metalepsis of video games to focus on different forms which articulate playful and narrative. After presenting the concept of metalepsis in the first part, the second one will discuss a transgression known as the “fourth wall”. It will be shown that this frequently used expression is not only inherited from previous media – and therefore not specific to video games – but that it masks above all a variety of processes. From a corpus of twenty games, the last part will focus on some metalepsis not well-known, if not thought out. In spite of their current low popularity, these metalepsis could well renew the feeling of transgression while participating in the modernity of the video games.

INDEX

Mots-clés : métalepse, transgression, narratologie, quatrième mur, jeux sérieux, modernité, expressivité, empathie Keywords : metalepsis, transgression, narratology, fourth wall, serious games, modernity, expressiveness, empathy

AUTEUR

SÉBASTIEN ALLAIN Université Savoie Mont-Blanc, laboratoire LLSETI

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Entre jeux épisodiques et séries télévisées, l’émergence de formes de narration vidéoludique inédites ?

Marida Di Crosta

1 Depuis le début des années 2010, le succès des productions vidéoludiques sérielles du studio Telltale Games (Sam and Max, The Walking Dead, Minecraft) ou de jeux indépendants tels Undertale (Toby Fox, 2015) fait apparaître un certain rapprochement du modèle narratif propre aux fictions sérielles audiovisuelles. La place considérable qu’occupent les séries télévisées dans nos cultures et sociétés, les mutations qu’elles induisent dans les pratiques d’écriture ou les modes de production, diffusion et réception, a eu pour effet d’influencer de maintes façons l’esthétique et les modalités narratives de certains jeux vidéo. Sur le plan économique, ce rapprochement tient à plusieurs facteurs, liés principalement à l’essor de l’offre de jeux mobiles pour téléphone intelligent et tablette, ainsi qu’à l’évolution des modèles d’affaires et des modes de distribution-diffusion de contenus vidéoludiques téléchargeables (les DCL, pour Download Content ), depuis l’apparition des plateformes d’édition-distribution numérique telles en particulier. Mais l’impact et l’attractivité de la dimension sérielle dont témoigne, entre autres, l’émergence de jeux épisodiques (du genre pointer-et-cliquer le plus souvent) semblent dépasser les stratégies économiques et les logiques industrielles de surexploitation de franchises qui caractérisent d’ordinaire le développement de jeux vidéo dérivés de la série télévisée à succès.

2 L’affranchissement du modèle narratif cinématographique affiché par des productions vidéoludiques aussi éloignées que Life is Strange (Dontnod Entertainment, 5 épisodes, 2015) et Quantum Break (Remedy Entertainment, 2016), participerait d’un mouvement plus généralisé de rapprochement de la culture et de la créativité des concepteurs de jeux au modèle narratif et esthétique des fictions sérielles télévisées.

3 Le cas de The Walking Dead apparaît à cet égard emblématique. Alors qu’une adaptation en jeu de tir à la première personne développée par Terminal Reality a été un échec commercial et critique (The Walking Dead : Survival Instinct, 2013), la transposition ludique sérielle et épisodique réalisée par le studio Telltale Games obtient un succès

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retentissant dès la première saison de 2012. Quelques années plus tard, l’extension en deux volets et dix épisodes numériques de l’univers de Batman (Batman : A Telltale Series en 2016 et Batman : The Enemy Within en 2017) témoigne d’un affranchissement ultérieur des contraintes liées à l’exploitation d’une franchise culte vers la création des formes narratives vidéoludiques innovantes, à la fois fragmentaires et augmentées. Dan Connors, le directeur du studio, a déclaré s’être inspiré des séries télévisées Mad Men (AMC, 2007-2015) et Game of Thrones (HBO, 2011-présent) pour essayer d’égaler leur capacité à développer les arches narratives de personnages en un laps de temps restreint (Marsh, 2015). Pionnier de la production vidéoludique épisodique, Telltale Games réalise une première tentative d’adaptation sérielle de bande dessinée (Bone : Out of Bonville, 2005), avant de se lancer dans le développement des titres de la franchise Sam and Max. Il s’agit d’une sorte de redémarrage (reboot) des transpositions en jeu d’aventure en pointer-et-cliquer de la BD créée par Steve Purcell, les trois volets de la série s’inscrivant dans la lignée du jeu vidéo sur CD-ROM Sam and Max Hit The Road développé par LucasArts en 1993. Co-financées par la plateforme GameTap, disponible à l’achat en ligne à une fréquence mensuelle régulière, dès sa première « saison » − Sam and Max Save The World (6 épisodes, 2006-2007) −, cette version particulières des aventures numériques des détectives anthropomorphes Sam le chien et Max le lapin marque une étape fondamentale dans l’émergence du modèle narratif et économique du jeu numérique épisodique. Une stratégie narrative et commerciale qui ne cessera de s’affirmer au cours des années successives, allant jusqu’à transposer en version fragmentaire le jeu vidéo à succès avec Minecraft : Story Mode (Telltale Games, 8 épisodes, 2015-2016). Le discours d’accompagnement met encore davantage l’accent sur le rapprochement de la fiction sérielle télévisuelle, cet opus récent étant promu comme « une série télévisée jouable basée sur votre jeu préféré »1. Pour autant, sur le plan des choix narratifs et représentationnels, la question se pose (et mérite d’être approfondie dans des analyses ultérieures) des rapports entre cette « série jouable » non seulement aux séries d’animation non interactives, mais aussi aux animes et aux machinimas.

4 Mais le studio californien n’a pas l’apanage de la création vidéoludique sérielle, comme le montre par exemple le succès de la création originale française Life is Strange (Dotnod, 2015). Lors de la sortie du premier épisode, les concepteurs du jeu épisodique déclarent que s’être inspirés des films indépendants Juno (Jason Reitman, 2007) et The Virgin Suicides (Sophia Coppola, 1999) pour le sujet et l’esthétique (Audureau, 2016). Mais c’est dans des fictions sérielles télévisées telles Twin Peaks (1990-91) et Veronica Mars (2004-2007) et plus généralement dans l’approche scénaristique d’une chaîne comme HBO, qu’ils ont trouvé un modèle d’écriture. A propos de l’influence des séries télévisées sur la création vidéoludique, Michel Koch, l'un des co-réalisateurs du jeu, a expliqué que pour parvenir à développer le rythme, la structure narrative et les relations entre les personnages, il a du s’approprier la méthode de narration propre à l’écriture audiovisuelle sérielle où raconter une histoire en entier requiert cinq à douze épisodes (Marsh, 2015). Malgré les nombreuses contraintes productives que cela implique, le format vidéoludique sériel permet de dérouler une histoire dans le temps, voire de la raconter à un rythme plus lent.2

5 Observé à travers le prisme de la temporalité, de la modularité, du système de représentation et de la fragmentation épisodique de contenus audiovisuels, même le jeu « unitaire » indépendant Her Story (Sam Barlow, 2015), considéré de façon unanime comme un exemple très réussi de film interactif, pourrait révéler des emprunts importants à la culture, aux éléments constitutifs (genres, univers, personnages) et aux

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structures narratives temporelles propres aux séries télévisées d’enquête policière basée sur les archives d’images et l’interrogatoire enregistré par vidéo caméra, de Cold Case à The Closer : enquêtes prioritaires. Par ailleurs, de par la solidité du scénario, l’utilisation optimale de la FMV et une jouabilité aussi simple que puissante (de l’ordre du moteur de recherche), Her Story n’est pas sans rappeler The X-Files Game (HyperBole Studios, 1998), l’une des premières transpositions en jeu vidéo d’une série télévisuelle à succès sur laquelle nous reviendrons.

6 Centré sur l’histoire d’une femme (l’actrice Viva Seirfet) accusée d’avoir tué son mari, le scénario du jeu permet de reconstituer l’arc à la fois de l’histoire et du personnage par le biais d’une sorte de dédoublement de la chronologie (timeline). En visionnant les séquences d’événements de la vie de cette femme, de son enfance jusqu’au meurtre de son conjoint, le joueur est censé reconstituer l’ordre chronologique des faits, recomposant le tableau général à partir des fragments s’imbriquant au fur et à mesure avec une précision grandissante. En même temps, il reconstruit l’ordre dans lequel l’histoire a été racontée à la police durant l’été 1994, à l’aide d’indices visuels tels que les changements de tenues et coiffures de la jeune femme. Créateur du jeu Silent Hill : Shattered Memories (Climax Studios, 2009), Sam Barlow avait déjà pu y mettre en place des formes d’exploration des possibles liées à la capacité du joueur à reconstituer différents points de vue de la même histoire.

7 Pendant que du côté des jeux vidéo les concepteurs d’histoires (Story Designer ou Narrative Designer) puisent leur inspiration dans les fictions sérielles, du côté du médium télévisuel certaines œuvres vidéoludiques font l’objet de transpositions en série télévisée (d’animation le plus souvent). Que ce soit dans le cadre du cas le plus répandu des jeux adaptés de séries culte ou dans le dépassement même de ce cadre, la question des influences réciproques entre jeux vidéo et séries télévisées semble se prêter à interroger sous un angle nouveau l’opposition/conjonction du narratif et du ludique. Qu’est-ce qui émerge de la rencontre du jeu et de la série ? Y-aurait-il des spécificités propres au format et à la narration sérielle permettant de déceler dans certains jeux vidéo des généalogies narratives jusqu’à présent peu explorées ? De quelle façon la fragmentation et la modularité inhérentes à la sérialité influencent la dimension temporelle de la narration vidéoludique – à l’intérieur de l’univers diégétique du jeu aussi bien que lors du hiatus entre deux épisodes (Life Is Strange) ou deux saisons (la série de The Walking Dead développée par Telltale Games) ?

8 Âge d’or des séries oblige, il importe d’élargir et de réactualiser le cadre théorique de la narratologie applicable à l’étude de jeux vidéo. L’ouverture de ces outils et catégories analytiques aux champs des théories du scénario, de l’adaptation intermédiale et des approches narratives transmédiatiques pourrait alors favoriser la mise en adéquation cohérente avec des approches méthodologiques à ces objets d’étude sériels. Par ailleurs, ces derniers interrogent, entre autres, le genre pointer-et-cliquer, sa fonction et ses effets sur le plan scénaristique aussi bien qu’au niveau des critères d’appréciation des jeux numériques épisodiques de la part de la critique et des publics.

9 Ce programme d’envergure est devenu depuis quelques mois l’un des axes structurants d’un travail de recherche que l’on espère collectif, la sérialité constituant en effet l’un des traits saillants de la fiction audiovisuelle contemporaine − narrative et ludique, linéaire ou interactive, connectée ou hors ligne. Le but n’est pas d’établir une typologie rigide, mais de définir des critères suffisamment rigoureux pour permettre d’organiser les productions bi-médiatiques existantes en fonction du type de relation qu’elles

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entretiennent. Sans prétendre à une classification exhaustive, nous nous efforçons de rendre compte de la diversité des configurations telles qu’elles se sont produites depuis les années 1990.

10 Circonscrite ici à trois catégories et quelques cas de figure emblématiques, l’illustration des intersections possibles entre jeux et séries ainsi que des configurations narratives hybrides qui en découlent sera abordée à partir d’adaptations vidéoludiques marquantes de série télévisées à succès. Elle se poursuivra avec un exemple de cas inversé d’adaptation de jeu vidéo en série télévisée, avant de s’achever par l’évocation de Défiance (SyFy, Trion Worlds, USA, 2013-2016), une expérience singulière de narration hybride coordonnée. Notre objectif est, à chaque étape, d’essayer de dégager quelques traits saillants concernant des modalités narratives ludiques à caractère sériel.

De l’adaptation de séries télévisées en jeu vidéo

11 Précisons d’emblée que la relation entre jeux et productions sérielles est à plusieurs égards loin d’être nouvelle ou même récente. Depuis les années 1960 déjà, le terme media mix désigne au Japon la façon dont les images destinées aux enfants s’appuient sur les interactions « convergentes » et ubiquitaires entre différents supports et formats – manga, dessin animé jeux vidéo et jeux de cartes en particulier, jusqu’à se transformer aussi en figurines, jouets, friandises et autocollants (Brougère, 2008 ; Steinberg, 2012). Par ailleurs, le terme transmédia a été employé pour la première fois par Marsha Kinder dans un ouvrage paru en 1991 à propos d’une forme particulière de mise en circulation de contenu narratif fictionnel destiné aux enfants (l’univers et les personnages des Tortues Ninja) à travers les médias (BD, séries animées, figurines, jeux vidéo, etc.), telle qu’elle est orchestrée par les acteurs des différentes industries concernées. Pour Marsha Kinder la façon dont la télévision d’une part et les jeux vidéo d’autre part façonnent une forme double de sujet spectatoriel, entre une réponse relativement passive face au contenu télévisuel et l’interactivité à la fois permise et requise par le jeu, permet d’expliquer en partie le succès inouï des « supersystèmes commerciaux d’intertextualité transmédia » construit autour de ces personnages. Cela s’apparente à une forme d’« interactivité consumériste » qui placerait l’ensemble des supports médiatiques mobilisés à l’intérieur d’un même « supersystème » consolidé où se combinent jeu et travail, réalité et fiction (Kinder, 1991, p. 3).

12 Destinée à un public plus âgé, limitée à deux formes-supports, la relation entre jeu et série, toute aussi ancienne et constante que le media mix japonais, se limite pendant longtemps au cadre de l’adaptation. Au même titre que les productions cinématographiques à succès, la grande majorité des séries télévisées connues par le grand public ont fait l’objet de transpositions en jeu vidéo. Dans ce contexte, la série télévisée constitue l’œuvre source, ou, pour le dire avec les termes de la narratologie genettiene, l’hypotexte. Par imitation ou par transformation, toutes les œuvres dérivées de ce texte antérieur, par imitation ou par transformation, acquièrent par conséquent le statut d’hypertextes (Genette, 1982). Pour l’auteur de Palimpsestes cependant, il existe outre l’hypertextualité quatre autres formes possibles de relations transtextuelles (intertextualité, paratextualité, métatextualité, architextualité). Il s’agit de classes ouvertes et perméables, avec recoupements réciproques.

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13 Moins hypertexte que paratexte (Gray, 2010), le cas de figure du jeu vidéo conçu comme produit dérivé de la série (TV-tie-in videogame) représente l’exemple le plus répandu et le plus étudié de relation transtextuelle intermédiale entre ces deux formes audiovisuelles (Elkington, 2009 ; Clarke, 2013 ; Gray, 2014).

14 Dans cette catégorie s’inscrivent des jeux vidéo aussi disparates du fait de leurs modalités de jeu, système de représentation et plateforme que les séries desquelles ils sont tirés, celles-ci variant par genre, durée et temporalité, modes et niveaux narratifs ou systèmes de représentation (dessins animés, live-action etc.). A titre d’exemple, on peut citer The Simpsons : Hit&Run (Radical Entertainment, 2003), Alias The Game (Acclaim Cheltenham et Super Happy Fun Fun, 2004), The Sopranos : Road to Respect (7 Studios, 2006) ou encore Desperate Housewives (Liquid Entertainment, 2006).

15 Toutefois, comme pour les adaptations vidéoludiques d’origine filmique, le jeu inspiré de la série télévisée est le plus souvent un produit opportuniste peu attractif ou décevant tant pour les joueurs que pour les passionnés de la série (certains appartenant parfois aux deux catégories). Il obéit à des logiques industrielles verticales d’exploitation multisupport d’un contenu/univers narratif diégétique – un IP (acronyme en anglais de propriété intellectuelle). Ainsi les analyses développées dans le cadre des travaux universitaires cités ne distinguent pas véritablement le type d’œuvre source. Qu’il s’agisse d’adapter un film ou une série télévisée, les contraintes budgétaires et artistiques imposées par les détenteurs de la licence restreignent sensiblement la marge de manœuvre des studios de développement de jeux sous- traitants.

16 Sur le plan de la narration et de la représentation, il s’agit le plus souvent d’un procédé plus au moins créatif et réussi de « mise en interactivité » des éléments constitutifs de la série télévisée, titre, décors, personnages et bande son en particulier. Par ailleurs, comme Michael Clarke le rappelle, les développeurs de jeux, au même titre que les autres réalisateurs de produits culturels, s’appuient largement et de façon récursive sur les conventions assez strictes du genre choisi pour le produit dérivé (2013, p. 100). Mais à la différence du cinéma et des fictions sérielles télévisées, dans le domaine des productions vidéoludiques, le genre ne se définit pas en fonction de la thématique, mais à partir de son système de jeu. Dès lors, c’est au niveau de la logique des actions qu’il devient possible de trouver des correspondances éventuelles entre le genre de la fiction sérielle télévisuelle et celui du jeu vidéo. Cependant, en raison des conventions narratives et représentationnelles propres au système de jeu associé, l’inscription dans un genre établi ayant pour effet de prédéterminer la marge de création-variation possible ainsi que le public cible éventuel. Par conséquent, au final, ces jeux basés sur une licence de fiction sérielle sont tous d’une part tributaires des éléments visuels et narratifs inhérents au mode de fonctionnement des séries et du média télévisuel, et d’autre part, sur le plan de la jouabilité et des mécaniques ludiques, rentrent majoritairement dans des genres ludiques préexistants (2013, p. 99). Alias The Game est un jeu d’infiltration à la troisième personne, 24 : The Game (Guerrilla Cambridge, 2006) un jeu de tir à la troisième personne et Lost : Via Domus (Ubisoft, 2008) un jeu d’aventure à la troisième personne en sept épisodes. Ce dernier a été développé à partir de YETI, le moteur de jeu initialement conçu pour la version Xbox 360 d’un des titres de la licence Tom Clancy.

17 La transposition de l’intrigue et des arches narratives de la série au sein d’un système de jeu et des formes expressives ludiques d’un genre inédit impliquerait un travail

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important de design, d’écriture scénaristique et de développement. Ce sont des contraintes que les studios de jeux peuvent difficilement respecter dans le cadre du modèle économique du produit dérivé et des délais serrés de sa mise en marché.

18 Comme le souligne Jonathan Gray dans l’un des rares travaux sur le sujet, c’est indiscutablement en raison de ces contraintes financières et artistiques que ce genre de jeux vidéo a acquis une assez mauvaise réputation auprès des joueurs mais aussi de développeurs et des prescripteurs ̶ critiques, blogs de particuliers, revues spécialisées (Gray, 2014 p. 54). Cependant, l’amélioration des moyens de production à elle seule ne suffit pas à garantir une transposition vidéoludique de qualité ̶ l’immersion spatiale dans l’environnement du jeu non plus. Le défi créatif, narratif et technologique que soulèvent ces productions tient à leur capacité à restituer dans le jeu l’expérience de la série.

19 Pour que cela se produise, le sentiment d’immersion dans l’espace du jeu se doit d’être doublé par des formes d’immersion temporelle , les deux faisant partie des critères adoptés par les critiques de jeux pour distinguer une « bonne » adaptation vidéoludique d’une « mauvaise » (d’après l’étude menée par Gray d’une soixantaine de critiques listées dans ). Dès lors, on peut considérer la pertinence de la notion de « chronotopes » introduite par le théoricien de la littérature Mikhaïl Bakthine.

20 Il s’agit d’une sorte de système spatio-temporel particulier qui caractérise chaque production narrative (Bakthine, 1978). Or, dans la plupart des adaptations vidéoludiques, la dimension spatiale prime sur les autres. En d’autres termes, le topos s’y trouve bien plus développé que le chronos (Gray, 2014, p. 63). Mais plus qu’une simple accumulation de faits spatiaux et temporels, pour Bakthine le chronotope est une dimension de la narration qui aide à identifier les valeurs principales d’une œuvre fictionnelle. Il concerne l’appréhension, sur un plan existentiel, du monde extérieur suivant la configuration et la fonction l’espace-temps dans le cadre de cette dernière. Si l’étude du chronotope renvoie à la question de la perception du monde telle qu’elle émane de l’œuvre, il convient alors d’étudier comment cette perception est connectée à l’expérience des personnages – joueurs et non joueurs. En d’autres termes, d’une part la série télévisée devrait permettre à l’univers du jeu de se déplier ultérieurement dans un espace-temps méta – à la fois autre et corrélé – où joueurs et personnages se rencontreraient. Et d’autre part, de façon symétrique, le programme vidéoludique ouvre la série à l’exploration des possibles.

Aux frontières du ludique

21 Si l’histoire de ces pratiques de transposition de fictions sérielles télévisuelles remonte aux années 1970 et 1980, au moment de la création des premiers jeux informatisés basés sur l’univers de la série Star Trek (Gene Roddenberry, NBC, USA, 1966-69), la prépondérance de la dimension temporelle propre à la forme narrative sérielle apparaîtra plus nettement vers la fin du XXe siècle, lors de la transposition ludique interactive de l’univers et des personnages de la série télévisée à succès The X-File (Chris Carter, Fox, USA, 1993-2002).

22 Entre les deux, on trouve l’adaptation « minimaliste » sur Atari 2600 de la série humoristique M*A*S*H* (Larry Gelbart, CBS, USA, 1972-1983).3 Développé par Fox Video Games, le jeu éponyme (1983) comporte deux missions, chacune se déroulant dans un décor distinct. La première consiste à recueillir via un hélicoptère pixélisé le plus grand

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nombre possible d’icônes anthropomorphes représentant les soldats blessés sur le champ de bataille. Sorte de transposition numérique en deux dimensions du jeu de société Docteur Maboul, la deuxième mission consiste à enlever les éclats d’obus du corps d’un soldat allongé sur une civière tout en évitant de le tuer. Les éléments empruntés à la série se limitent ici au titre, au décor stylisé d’un hôpital militaire de campagne et à la version mono en arrière-plan sonore de Suicide is Painless, la chanson créée pour la bande son du film d’Altman ayant également servi de générique à la série (Clarke, 2013, p. 106).

23 L’évolution de la technologie aidant, la production transtextuelle The X-Files Game (HyperBole Studios, 1998) se révèle bien plus significative. En raison de son système de représentation d’abord, puisque le jeu est le résultat d’un tournage cinématographique réalisé à Seattle avec des acteurs en chair et os par Greg Roach, PDG et directeur artistique de HyperBole Studios, la société de développement du jeu. Le nombre considérable de séquences en FMV () ̶ environs 80 % du contenu du programme ludique réuni sur sept CD-ROM –, a poussé certains critiques à considérer cette production moins comme un jeu vidéo que comme un très long épisode interactif (Wood, 2004). Les séquences audiovisuelles sont de haute qualité pour l’époque, et ce malgré la réduction de la fenêtre d’affichage au mode cinémascope. A la qualité éminemment cinématographique des images « homologiques » captées par la caméra et du jeu de comédiens impliqués en majorité dans la série télévisée correspond par ailleurs la qualité des prestations vocales postsynchronisées (l’enregistrement en studio des dialogues par ces mêmes comédiens, une fois le montage des séquences terminé). A cet égard, bien que fugace ̶ la production du jeu coïncidant avec la réalisation de l’adaptation cinématographique de la fiction sérielle4 ̶ la participation dans leur propre rôle des protagonistes de la série Gillian Anderson et David Duchovny contribue ultérieurement au succès et à la légitimation, aux yeux des fans, de cette transposition ludique. Au même titre que le film, le jeu vidéo est un produit dérivé de la série télévisée censé surfer sur la vague du succès de cette dernière, tout en le corroborant.

24 Relativement à cette logique d’exploitation des franchises et d’approche verticale de la production, soulignons que l’éditeur de ce programme vidéoludique non seulement appartient au même conglomérat médiatique que la chaîne de télévision et la société de production 20th Century Fox, mais il était déjà à l’origine de l’adaptation de M*A*S*H* quinze ans plus tôt.

25 Autre particularité notable, si l’histoire du jeu est une idée originale de Chris Carter, le créateur de la série, et Frank Spotnitz, l’un des scénaristes attitrés de la série télévisée, le scénario de The X-Files Game a été élaboré presque entièrement par Greg Roach. Son approche narrative informatisée et le nombre d’options proposées au joueur ont donné lieu à un document de conception de mille pages, ainsi qu’un découpage technique pour les prises de vue (shooting script) de plus de 748 pages, correspondant à six heures de tournage dédiées au jeu (Vandenberghe, 1999).

26 En raison des contraintes de production, l’histoire est axée sur la disparition des agents Fox Mulder et Dana Scully. Constitutive du moteur narratif de ce jeu du genre pointer- et-cliquer, la quête sera menée par Craig Willmore, le jeune agent du FBI qu’incarne le joueur. Ce dernier dispose d’une panoplie complète d’outils de travail pointus, de l’appareil photographique numérique aux lunettes de vision nocturne en passant pour un assistant personnel numérique. Il fera ensuite équipe avec Mary Astadourian, une

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détective de la police de Seattle, et l’évolution de la relation entre les deux partenaires professionnels donnera lieu à une sous-intrigue.

27 En forme de main au début, le curseur change d’aspect suivant son emplacement à l’écran. Seul moyen d’action, il permet de passer du mode histoire au mode dialogue, ainsi que d’actionner, récolter, ouvrir et agrandir les objets environnants. L’exploitation importante de la dimension audiovisuelle dans ce jeu est due à la technologie FMV Virtual Cinema développée ad hoc par Hyperbole. A cela vient s’ajouter l’utilisation sur le mode conversationnel du logiciel d’intelligence artificielle UberVariables régissant les orientations que les décisions spécifiques à chaque joueur peuvent donner en fonction de trois axes (Paranoïa, Perte, ou X-Track).

28 The X-Files Game parvient à élargir l’univers de la série par l’introduction d’un nouveau personnage principal tout en respectant le ton et le style de l’œuvre source. Les références à la mythologie de la série télévisée y sont nombreuses, l’intrigue du jeu impliquant des formes de vie extraterrestres capables de s’incarner dans des êtres humains. Malgré la variété des supports de « la ronde de jeux et des jouets » (Brougère, 2008) commercialisés à partir de la série de Chris Carter ̶ The X-Files ayant été « adaptée » également en jeu de cartes, flipper, jeu de société et jeu d’investigation semi-coopératif ̶ , il ne s’agit pas d’une production relevant du media mix propre au contexte japonais.

29 En revanche, l’ensemble de ces différents éléments d’extension diégétique permet de définir comme « proto-transmédiatique » cette approche narrative, et ce, malgré l’impossibilité pour les fans de l’époque de partager leurs quêtes, commentaires, découvertes ou de contribuer au développement de l’expérience en diffusant des contenus autoproduits via Internet et les médias socio-numériques. De façon significative, les passerelles scénaristiques qui rendent possible l’imbrication entre fiction sérielle audiovisuelle et fiction vidéoludique s’appuient sur la dimension temporelle de l’histoire. Ainsi, par exemple, au cours du jeu la date « avril 1996 » s’affiche à différents endroits, situant l’épisode ludique interactif très exactement entre l’épisode 70 : La Visite (Avatar, diffusé le 7 mars 1996) et le 72 : Hallucinations (Wetwired, diffusé le 27 avril). Dans la ligne de temps de la série, cela correspond à la période qui suit la toute première apparition de l’huile noire, cette forme de vie extraterrestre exhumée des profondeurs de l’océan Pacifique lors de la Seconde Guerre mondiale à même de s’introduire dans le corps humain et d’irradier toute personne à proximité pour en provoquer la mort. A la différence de maintes adaptations vidéoludiques de séries télévisées, The X-Files Game parvient à inscrire la temporalité de son histoire à l’intérieur de la ligne du temps de la série, ouvrant par ce travail scénaristique d’harmonisation de la chronologie diégètique des nouvelles possibilités au développement de formes d’interaction narrative entre les deux médias.

Des jeux aux séries, la « desinteractivation » du contenu

30 A côté de ce premier cas de figure le plus répandu, on peut citer le cas symétrique des jeux vidéo ayant donné lieu à des séries diffusées à la télévision. Au même titre que les films adaptés de jeu – de Lara Croft : Tomb Raider (Simon West, 2001) à Assassins’ Creed (Justin Kurtz, 2016) – le procédé opéré est inversé. Il s’agit de « désinteractiviser » le jeu

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vidéo (l’hypotexte) pour en tirer une transposition sérielle linéaire, une forme de fiction audiovisuelle narrative non ouverte à l’interactivité.

31 Dans sa célèbre étude sur les jeux de type et les fertilisations intermédiales croisées entre œuvres vidéoludiques et cinématographiques, Tanya Krzywinska note à quel point ce type d’adaptations cinématographique entretient une relation intertextuelle relativement superficielle avec les jeux qui les ont inspirés (tributaires à leur tour des films appartenant à ce genre particulier). Cela apparaît peu surprenant en regard de l’impossibilité avérée à recréer dans la salle cinématographique l’expérience interactive spécifique à la forme-dispositif vidéoludique. Pour la chercheuse britannique, ce courant du film-adapté-du-jeu vient fermer le cercle des formes de circulation possibles entre jeux et films (Krzywinska, 2002).

32 Cependant, du côté du cas de figure des adaptations de jeux en séries télévisées l’histoire des allers-retours entre médias et formes narratives semble connaître de nouveaux rebondissements. En raison de la façon dont elle multiplie les incursions (cross-overs) d’un média/cadre pragmatique de réception à l’autre, le cas particulier de la série d’animation franco-américaine Les Lapins Crétins (Rabbids Invasion, Ubisoft Motion Pictures, Nickelodeon, France Télévision, 156 ép., 2013-2014) paraît emblématique de ces aller-retours du ludique au narratif épisodique. Cette production sérielle télévisée est tirée des productions interactives vidéoludiques qui constituent déjà une œuvre dérivée (spin-off) de l’un des jeux de la franchise Rayman créée par Michel Ancel et lancée par Ubisoft en 1992. Après avoir donné lieu à leur tour à une série de jeux « dérivés », les aventures de ces « personnages secondaires » de l’univers diégétique de Rayman à la mémoire limitée et à la nature invasive sont « désinteractivisées » et adaptées en format court à la télévision (des « pastilles » de 7 minutes) pour deux saisons consécutives. De surcroît, l’année suivant la première diffusion, la série est adaptée en forme vidéoludique () sous le titre de Les Lapins Crétins Invasion : La Série télé interactive (2014). Sorti sur console (, Xbox 360 et PS4), le contenu issu de cette « mise en interactivité » ultérieure comporte vingt épisodes interactifs et des centaines d’activités destinées au jeune public.

33 La liste des dérivations s’allonge à nouveau en 2015 avec la sortie d’un deuxième jeu tiré de la série (tirée du jeu dérivé du jeu sériel Rayman) cette fois pour terminaux mobiles : Les Lapins Crétins Appisodes : La Série télé interactive. Pour autant, la première apparition (à l’époque pré-transmédiatique) de ces personnages loufoques dans le jeu vidéo Rayman contre les lapins crétins (Michel Ancel, Ubisoft, Gameloft, 2006) n’avait pas été conçue dans le but de générer des « extensions diégétiques ». Alors que le succès auprès du public a fait de l’exploitation multisupport des Lapins Crétins un cas aussi précoce qu’emblématique de narration transmédiatique.

34 Cette tendance à diffuser de façon plus au moins coordonnée des volets de contenu diégétique vidéoludique original et épisodique sur d’autres supports et canaux de diffusion dépasse progressivement le cas typique de la bande annonce pour donner lieu à d’autres formes de paratextes. C’est le cas de l’une des premières extensions « sérielles » réalisée autour de la licence Assassin’s Creed. En octobre 2009, peu avant la mise en marché du deuxième opus des aventures de Desmond Miles, Ubisoft diffuse sur YouTube et, en France, sur la chaîne NRJ 12, Lineage (Ubisoft, Hybride Technologies, FR- CA, 2009), une mini-série vidéo en quatre épisodes d’environ douze minutes. Située dans la ville de Florence à l’époque de la Renaissance, la série raconte les faits et gestes

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de Giovanni Auditori, un Assassin au service de Laurent de Médicis chargé de démasquer un complot ayant déjà coûté la vie du Duc de Milan.

35 Sur le plan communicationnel, la mini-série se trouve dès lors remplir plusieurs fonctions inhérentes à la fois au contenu narratif et à l’implication des joueurs- spectateurs. L’effet recherché avec Lineage est de promouvoir le nouveau jeu tout en rétablissant par le biais du narratif le lien affectif avec les joueurs à l’occasion du lancement du deuxième et très attendu « épisode » de la d’Assassin’s Creed. Cette hybridation symbolique de ludique, de narratif et de sériel amorce une tendance aussi forte que controversée au marketing furtif (Stealth Marketing) qui caractérisera la plupart des expériences de narration transmédiatique contemporaines. Sur le plan narratif et scénaristique, Lineage constitue une préquelle d’Assassin’s Creed II, dont le héros est le fils même de Giovanni. Son père éliminé par les conjurés, Ezio Auditori entreprend son initiation à l’art de ses ancêtres en vue de la vengeance. Le dernier épisode se déroule ainsi à l’intérieur même du jeu, dans une sorte de continuum spatio- temporel où se dissout la séparation du ludique et du narratif.

36 L’expérience d’Agent Origins lancée début 2016 par Ubisoft se situe à mi-chemin entre campagne de lancement d’un nouveau jeu et diffusion de contenus audiovisuels. Elle repousse ultérieurement les limites dans le même ensemble de paratextes sériels. Le 19 janvier 2016 l’entreprise française de jeux vidéo décide de faire équipe avec trois créateurs reconnus de YouTube pour la diffusion sur Internet d’Agent Origins, une série de quatre courts métrages reliés au nouveau jeu Tom Clancy’s The Division (Massive Entertainment et Red Storm Entertainment, 2016). Produit par CorridorDigital, en collaboration avec RocketJump et devinsupertramp, Agent Origins est une préquelle dont l’histoire est développée dans l’univers du jeu. Comme le titre l’indique, chaque épisode rend compte de l’histoire préalable (back-story) des quatre différents agents de « La Division » qui seront les protagonistes de l’univers diégétique ludique.

37 La question des rapports entre narration transmédiatique et marketing, matériel narratif promotionnel et univers diégétique se complexifie. Elle demande à être étudiée dans une perspective critique en croisant plusieurs approches, des Etudes du jeu vidéo aux techniques de scénarisation télévisées et multisupport, jusqu’aux formes récentes de marketing par l’intermédiaire d’« Influenceurs » issues des pratiques de YouTubeurs à succès.

38 Cependant, au-delà du caractère promotionnel et économique de ces pratiques de production dérivées, ces échanges multiples et croisés entre les différentes formes fictionnelles audiovisuelles témoignent d’une certaine accélération des interactions ̶ médiatiques, narratives et culturelles ̶ entre formes vidéoludiques et formes télévisées. Tant les formes et les formats que les pratiques productives, les modalités narratives et les plateformes de diffusion semblent ainsi faire l’objet d’un rapprochement certain, durant ces deux-trois dernières années, entre les jeux et le média « télé-visuel », ce terme étant pris au sens originaire de vision à distance aussi bien que celui de diffusion en direct (live stream).

39 En témoigne l’essor phénoménal, ces dernières années, de Twitch.Tv, avec des pics d’audience vertigineux (32 millions de « spectateurs » lors de la diffusion des finales du championnat de League of Legends en 2014) qui lui ont valu son rachat par Amazon la même année. Cela confirme ce rapprochement intermédiatique, tout en attestant de la valeur et du potentiel stratégique inhérents au développement de l’offre de contenus vidéoludiques d’ordre sériel et télévisuel (diffusés/accessibles en direct).

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Des séries de jeux

40 Par ailleurs, la dimension sérielle est étroitement liée au développement et à la commercialisation d’univers et de personnages de jeux vidéo, souvent déclinés en séquelles ou reboot. Nombreux sont les jeux s’inscrivant dans cette catégorie, de Super Mario à Angry Birds, en passant par Myst, Zelda, Final , Bioshock ou encore Assassin’s Creed. Dans le cadre d’expériences pionnières de la saga en trois vagues et six titres de Tex Murphy (Acces Software, 1989-91 ; 1994-98 ; Microsoft, 2014), la dimension narrative est plutôt développée, tant au niveau des dialogues que des relations entre les personnages.

41 Du point de vue de l’écriture sérielle, le cas de Tex Murphy (1994-1998) apparaît comme l’un des plus réussis. L’arrivée du scénariste Aaron Conners à côté du concepteur de jeux Chris Jones coïncidant avec la création d’un univers interactif en 3D, c’est à partir d’Under a Killing Moon (Access Software, 1994) que les aventures vidéoludiques du détective Tex Murphy connaissent un véritable succès commercial5 Tex Murphy : Overseer (1998), le cinquième volet de la saga, se termine de façon typiquement feuilletonesque sur un suspense. Alors que Tex et Chelsee Bando, la femme dont il s’est langui au cours des neuf ans et trois jeux, échangent enfin leur premier baiser à la fin de leur premier rendez-vous amoureux, la chance du détective tourne, le laissant face à la mort. Il s’agit de l’un des moments de suspense (cliffhangers) les plus longs de l’histoire – mais pas autant que celui de Twin Peaks –, car on n’obtiendra la suite promise à la fin ouverte du jeu (« To be continued ») qu’au bout de quinze ans. Ce personnage de détective à mi-chemin entre Bogart et Deckard (le protagoniste de Blade Runner) se trouvera en effet « mis au placard » après l’acquisition d’Acces Software par Microsoft en 1999. Il fera l’objet d’un rachat de droits de la part de ses propres créateurs Jones et Conners en 2008, lorsque ces derniers partiront pour fonder un nouveau studio indépendant à Centerville, Ohio (Horiouchi, 2012). Sauvé par ses concepteurs et par ses fans, Tex Murphy reviendra sur le marché grâce à une campagne de financement collaboratif pour une dernière (à ce jour) enquête de la série, Tesla Effect (Big Finish Game, 2014).

42 Bien que les deux fictions sérielles constituent deux dispositifs médiatiques non comparables, Tex Murphy partage avec Twin Peaks cette forme narrative épisodique et cette temporalité dilatée propre à la sérialité. Le degré élevé d’implication du public dont les deux profitent permet de dégager une autre similarité, d’ordre plus général. Au même titre que certaines formes de fiction interactive non ludiques, les jeux vidéo partagent avec les séries télévisées cette forme particulière et quelque peu paradoxale de relation avec leurs « narrataires » : intense et suivie, en même temps qu’épisodique et intermittente.

Le défi de Défiance

43 Dans le cadre de l’étude des différents types d’interaction à l’œuvre entre jeux vidéo et séries télévisées de science-fiction, l’expérience de Défiance ( Defiance, SyFy, Trion Worlds USA, 2013-2016) occupe une place à part. Il s’agit en effet du cas de figure assez rare (le premier, à notre connaissance) où le jeu vidéo est conçu en même temps que la fiction sérielle télévisuelle.

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44 Développé de façon coordonnée par la chaîne de télévision Syfy et par l’éditeur de jeux vidéo Trion Worlds, Défiance se compose d’un jeu de tir en ligne à la troisième personne massivement multijoueur (MMO) relié à une série télévisée de 13 épisodes de 43 minutes. L’histoire se déroule dans un futur proche. Dévastée par une longue guerre contre les envahisseurs Votans (alliance regroupant plusieurs « races » d’extraterrestres), la Terre est devenue le théâtre peu hospitalier de la cohabitation forcée des derniers survivants du conflit, aliens et humaines. Si la région entourant la baie de San Francisco est désormais une zone de conflit dangereuse et ingouvernable où des pilleurs se battent pour récupérer de déchets d’arches extraterrestres tombant du ciel, la ville minière de Défiance, érigée sur les vestiges de Saint-Louis (Missouri) et protégée par une barrière d’énergie, connaît pendant une quinzaine d’années une paix relative. La nouvelle maire, Amanda Rosewater (Julie Benz), souhaitant que cela continue, est amenée à composer avec les intérêts très divergents de ses administrés, des McCawleys et des Tarrs (des Casthitans) en particulier. Alors qu’en cette année 2046 la tension monte entre les deux familles rivales, Joshua Nolan (Grant Browler), un ancien officier d’élite de l’armée terrienne, arrive en ville accompagné d’Irisa (Stéphanie Leonidas), sa fille adoptive d’origine Irathienne. Lorsqu’un des McCawleys est tué, Nolan offre ses services à la communauté, moyennant des avantages. Ce qui conduit à un complot bien plus vaste dans le but d’envahir Défiance.

Un jeu et une sérié interconnectés

45 Le jeu et la série constituent les deux volets de l’histoire se déroulant dans le même univers diégétique futuriste dont ils partagent un certain nombre d’éléments constitutifs (personnages, armes, moyens de transport etc.). En adoptant une forme narrative sérielle partagée, le projet de Défiance vise à rendre possible des échanges entre les deux volets, les événements se produisant dans le cadre de la série ayant un impact sur le jeu et inversement.

46 Envisagée dès 2009, annoncée au salon E3 en 2011, cette production hybride est proposée au public en avril 2013 accompagné par le slogan « Watch the show, play the game, change the world » (« Regarde la série, joue au jeu, change le monde »). Dans les mois qui précédent la mise sur le marché de Défiance, un climat d’attente et de curiosité s’instaure auprès des publics (incluant chercheurs et professionnels). Cela tient à l’engouement généralisé et surmédiatisé vis-à-vis de la narration transmédiatique d’une part et d’autre part à la campagne promotionnelle massive menée par la chaîne SyFy. La rencontre entre jeu vidéo et télévision, jouabilité et narration sérielle opérée par Défiance promettait ainsi de concrétiser un certain nombre de possibilités inédites résultant des approches transmédiatiques. D’autant que, malgré la montée en puissance des publics, force est de constater le manque cruel à l’époque de productions « phare » ou tout au moins réussies de narration distribuée multisupport ̶ et ce, en dépit des discours d’escorte parfois bonimenteurs tenus sur les pratiques de circulation d’un média-plateforme à l’autre et l’impact de l’approche transmédiatique. En France, on commence à peine à réaliser les conséquences négatives pour le marché de l’échec cuisant d’Alt-Minds (Lexis Numérique, Orange, FR, 2012), le jeu épisodique transmédiatiatique produit par des professionnels partisans de la « fiction totale ».

47 Le cloisonnement persiste donc au sein des industries culturelles entre les filières de production audiovisuelle (Maigret, 2013). Dans le cadre d’une approche

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transmédiatique coordonnée de la production, ce fonctionnement en silos constitue l’un des obstacles majeurs, à la mise en place de modalités narratives inédites, issues précisément de formes de collaboration entre cultures et pratiques productives hétérogènes.

48 Certes, des expériences pionnières de jeux en réalité alternée (ARG) reliés à une série télévisée avaient réussi à ouvrir la voie à la création de passerelles scénaristiques réussies entre ludique et narratif dans un cadre sériel télévisuel – à l’instar de Re- Genesis (Xenophile Media, Movie Central/The Movie Network, CA, 2006) La Vérité sur Marika (Company P, SVT, Suède, 2007) ou, en France, Plus belle la vie sur surveillance (France Télévision, Telfrance Série, FR, 2012). Mais la coordination de la production d’un jeu vidéo et d’une série, de la conception d’un jeu et de l’écriture scénaristique sérielle requiert des efforts et des moyens de toute autre ampleur, compte tenu des coûts et des années-personne qu’implique le développement d’un jeu vidéo de tir en ligne massivement multijoueur ou l’étirement sur plusieurs saisons de la fiction sérielle télévisée. Au final, pour la mise en place de Défiance, la chaîne de science-fiction a investi 40 millions de dollars dans la production de la fiction télévisuelle, mais plus de 60 millions de dollars pour le développement du jeu relié (Graser, 2013).

49 Dès lors, on comprend que l’arrivée de Défiance en 2013 ait acquis dans ce contexte de collaboration entre acteurs du marché en principe éloignés, la valeur d’un pas en avant significatif vers le décloisonnement des industries. Pour autant, comme la suite le montrera, du fait du choc des cultures et des intérêts parfois divergents, le partenariat entre la chaîne SyFy et l’éditeur de jeux Trion Worlds sera marqué par des tensions. Celles-ci se situeront en amont comme en aval des étapes de diffusion- commercialisation.

50 En dépassant le cadre habituel du produit-jeu dérivé de la série, le projet Défiance s’efforce d’hybrider deux formes distinctes et souvent opposées de fictions, mais aussi de dispositifs médiatiques, systèmes représentationnels et activités de réception. Mon analyse vise à documenter quelques exemples des passerelles scénaristiques conçues pour connecter les deux médias/formes audiovisuelles. Pour y parvenir, elle emploie le mot anglais Interplay (interaction) pour désigner de façon plus spécifique la notion de « zone d’intersection » où se « joue » leur rencontre, sur le plan de la dimension narrative et symbolique aussi bien que des contraintes éditoriales et technologiques des conditions de production et de réception.

L’interdépendance du design narratif et ludique et du modèle économique

51 Avant d’aborder la question de l’Interplay dans le scénario du jeu et de la série Défiance, il convient cependant de rappeler pour les besoins de l’analyse, le caractère quelque peu artificiel de l’extrapolation de la dimension narrative du faisceau de facteurs et paramètres qui détermine, voire surdétermine, ce genre de partenariats (et, a fortiori, les décisions prises en cours de développement). D’autant plus que, comme les expériences transmédiatiques précédentes l’ont montré, le contexte productif actuel (au même titre que les politiques de communication) est caractérisé par une interdépendance accrue sinon inédite entre stratégies narratives, médiatiques et économiques.

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52 Au-delà des défis créatifs et narratifs, les conditions de la production, mise sur le marché et appréciation de Defiance se trouvent donc étroitement liées à la conjoncture économique, historique et socio-culturelle contemporaine. Ainsi il faudra veiller à remettre cette collaboration dans le contexte du début des années 2010. D’une part, on assiste à la saturation du marché du jeu de rôle en ligne massivement multijoueur (Graser, 2013). Le modèle économique de l’abonnement mensuel qui a transformé le MMO en un genre attractif pour l’industrie après le succès démesuré de World of Warcraft (Blizzard Entertainment, USA, 2004) fait preuve désormais d’un essoufflement avéré. C’est aussi le cas de Rift (Trion Worlds, USA, 2011-2013), la franchise de jeux de rôle en ligne massivement multijoueur précédente de l’éditeur de jeux californien qui, après avoir généré des ventes importantes en 2011 et 2012, parvient au bout de la surexploitation en 2013. Jusqu’alors vendu sur abonnement, le contenu vidéoludique sera du reste proposé en mode gratuit le mois suivant le lancement de Défiance.

53 D’autre part, côté télévision, il s’agit pour la chaîne SyFy de trouver un moyen pour pallier le long hiatus de l’intersaison, soit les neufs mois suivant la diffusion des treize épisodes de la première saison. Par ailleurs, créée par Rockne S. O’Bannon (dont la chaîne a diffusé en 1999 la très appréciée série Fairscape), Défiance est censée renouer le lien avec les nombreux téléspectateurs déçus par l’offre appauvrie de contenu de science-fiction depuis la fin des quatre saisons de Battlestar Galactica (Ronald D. Moore, Sky One, SyFy, R-U, USA-CA, 2004-2009), alors que l’identité de SyFy est entièrement basée sur ce genre.

54 En élargissant la focale, on peut également constater qu’au cours des trois ans de déroulement de Défiance, d’autres événements à caractère conjoncturel plutôt significatifs se sont produits, à l’instar de l’acquisition en exclusivité par Amazon des droits de la série télévisée pour son service VOD Prime Instant Video en juin 2014. Ce qui constitue un indicateur de la teneur des stratégies du géant de la vente par Internet, mais aussi des mutations, à la fin de la diffusion de la deuxième saison de la série, de l’offre et des pratiques spectatorielles de « visionnage boulimique » (binge-watching) et de télévision de rattrapage.

55 Ou encore, on peut remarquer, toujours en juin 2014 et à propos de l’évolution des pratiques des publics et d’une certaine « convergence » entre jeux, télévision et Internet, le lancement en livestream via Twitch.Tv de The Opposite of Hallelujah (le premier post-épisode vidéoludique de la saison deux de Défiance).

Scénariser l’Interplay

56 En dépassant le cadre habituel du produit-jeu dérivé de la série, le projet Défiance vise à hybrider deux formes distinctes et souvent opposées de fictions, mais aussi de dispositifs médiatiques, systèmes représentationnels et activités de réception. De quelle façon le jeu et la série seraient entrelacés ? Quelles passerelles scénaristiques ont été prévues pour permettre les aller-retours d’un niveau diégétique à l’autre ?

57 L’une de difficulté que soulève la coordination des deux formes tient aux deux systèmes de représentation respectifs, comme en témoignent les anecdotes souvent savoureuses venant ponctuer les présentations du projet à la presse et aux professionnels. Les archives vidéo de la conférence que Nick Beliaff, vice-président de Trion Production, et Marc Stern, président de la chaîne Syfy ont donnée en 2013 au D.I.C.E. Summit de Las Vegas (le rassemblement annuel des chefs d’entreprises de jeux vidéo) permettent d’en

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découvrir un certain nombre.6 Par exemple, lorsque les développeurs de Trion se rendent chez SyFy pour montrer non sans fierté, après des longs mois de travail, le nouveau rendu algorithmique de l’eau, Mark Stern déclare tout en brandissant une bouteille d’eau qu’à la télévision aussi on est capable de reproduire l’eau à l’écran, et ce par une simple prise de vue. Dans le même registre, les équipes de Trion réagissent avec affolement à la volonté de Stern d’introduire des chevaux comme moyen de déplacement à l’intérieur de l’espace diégétique pour appuyer le côté de nouvelle frontière à conquérir. Trion penche plutôt pour des véhicules volants, mais Syfy oppose son veto. La taille et la forme des personnages posent également problème. Pour la production de la fiction sérielle télévisuelle, il faut que les personnages ne soient ni trop grands ni déformes, pour qu’ils puissent être incarnés par des comédiens en chair et en os lors du tournage des épisodes de la série. Le manque d’indications concernant l’aspect, la garde-robe et les accessoires est source des difficultés notables pour l’organisation de la production de télévision, à commencer par le casting des interprètes.

58 Un certain nombre de conflits et difficultés sont réglés quelques mois après le début de la collaboration avec la définition d’un nouveau poste dans l’équipe. Un responsable de la mythologie (Mythology Curator) est ainsi chargé d’assurer la liaison pendant la production entre les deux environnements de production de Défiance. La diffusion synchronisée mais légèrement décalée aménage une longueur d’avance aux joueurs de sorte qu’un laps de temps de deux semaines s’écoule entre le début et l’évolution de l’histoire à l’intérieur du jeu et le début de la série télévisée. Deux semaines s’écoulent entre le début et l’évolution de l’histoire à l’intérieur du jeu et le début de la série télévisée. Le premier étant mis en ligne le 2 avril, la diffusion par SyFy du premier épisode de la série télévisée démarre le 15 avril (diffusée le lendemain même en France). En effet, bien que le jeu en ligne et la série partagent nombre d’éléments du même univers diégétique, la chronologie de l’histoire varie du jeu à la série.

59 A cet égard, sur le plan scénaristique le début du jeu correspond à « l’histoire préalable » (ou back-story) de la série. Ainsi des personnages tels Joshua et Irisa sont d’abord introduits dans l’environnement du jeu (la baie de San Francisco), avant d’apparaître dans les décors de la série (la ville de Défiance). Il s’agirait donc en quelque sorte du cas inversé, des expériences d’Ubisoft Lineage et Agent Origins déjà citées, où la narration épisodique est pourvoyeuse de l’histoire préalable des héros du jeu qu’incarnera le joueur.

60 L’avance dans la chronologie dont profite le jeu sert ainsi à « planter le décor », en jargon de scénariste. Située plus en amont de la ligne de temps de l’histoire, sa fonction correspond à celle du pilote en deux épisodes par lequel démarre la série.Entre les deux, on assistera au passage de Joshua et Irisa d’un média/support à l’autre. En enjambant de façon synchronique la frontière entre les deux volets de l’histoire, ces personnages produisent un type singulier de métalepse.

61 Il ne s’agit pas du cas de figure de la « métalepse interfacée » (Di Crosta, 2009) où le destinataire fait une irruption symbolique dans l’univers diégétique à travers des actions symboliques. Ce n’est pas non plus un exemple de la « métalepse dispositive » (Bouchardon, 2009) où les limites de l’univers diégétiques sont transgressées par les renvois ponctuels, à l’intérieur d’un récit hypertextuel, à l’utilisation d’éléments du réel (tels les sites Internet de médias d’information).

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62 Comme Sébastien Allain et Nicolas Szilas le soulignent, dans le premier cas de métalepse on passe du réel du spectateur à la fiction du film actable, alors que dans le deuxième cas c’est le mouvement inverse ̶ de l’univers fictionnel au monde réel qui est pointé (Allain & Szilas, 2012). Un mouvement qui sera désigné dans ces dernières années par le terme de ludification ().

63 Cette figure de la métalepse des personnages est certes transmédiale, car ces derniers dépassent les limites du média ludique interactif connecté pour s’incarner dans les personnages de la série télévisée. Elle est également aspectuelle-représentationnelle, puisque lors de cette traversée d’un écran à l’autre, des modèles en images numériques tridimensionnelles s’incarnent Mais ces deux formes fictionnelles audiovisuelles partagent le même univers diégétique, le même monde imaginaire, de sorte que les personnages ne franchissent pas le quatrième mur pour faire irruption dans le monde réel et le fictionnaliser et le narrativiser (comme le ferait un ARG).

64 Il en va autrement pour la poignée d’avatars qui se verront représentés dans la série télévisée. En effet, une fois les personnages fictionnels de Nolan et Irisa passés d’un écran à l’autre (le 15 avril), un défi est lancé aux joueurs par Trion (Defiance : Most Wanted). Le pilleur d’arches qui gagnera le plus de points lors des poursuites ludiques effectuées entre le 29 avril et le 12 mai 2013 sera récompensé par l’apparition de son avatar à l’intérieur d’un décor particulier de l’un des épisodes à venir de la série.

65 En d’autres termes, le personnage qu’incarne le joueur dans le jeu en ligne sera à son tour incarné par un comédien de télévision dont l’apparence et les attributs matérialisent la représentation de son double identitaire vidéoludique qu’il a lui même construit. On pourrait dès lors constater l’émergence d’une figure inédite particulière de métalepse du personnage – la métalepse intermédiale de l’avatar.

66 Pendant ce temps, des événements épisodiques, au sens de ponctuels, se produiront dans l’environnement du jeu. L’une des fonctionnalités les plus appréciées par les novices tient précisément à sa capacité à changer de manière impromptue certains détails du jeu d’une semaine à l’autre. Une nouvelle « mission épisodique » est soudainement confiée au joueur, signalée par l’apparition d’une étoile à la place du point d’exclamation habituel au dessus de la tête de l’EGO – l’EnviroGardien Online. Cet implant basé sur une Intelligence Artificielle extraterrestre est capable de transformer un Pillarche aux premières armes en un héros puissant. En fusionnant avec le corps de son hôte (le joueur), l’EGO parvient à en réveiller les pouvoirs cachés.

67 Ce « contenu épisodique » et ces éléments dynamiques se déroulent en corrélation avec les évènements de l’épisode hebdomadaire de la série, de façon à la fois intermittente et sérielle. Dans le cadre du jeu, la dimension épisodique se trouve ainsi reliée à celle feuilletonesque propre à la narration sérielle télévisuelle.

Face à Terriens et Votans, deux communautés bien distinctes de fans ?

68 Par ailleurs, une série de cinq minisodes - Défiance, The Lost Ones - est diffusée sur le site officiel de la série à l’été 2014 afin de meubler l’intersaison des deux premières saisons. L’histoire est censée relier le final de la première saison au début de la deuxième autour de la disparition d’Irisa et des dangers courus par Joshua Nolan dans sa quête.

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L’occasion de fournir des détails ultérieurs sur l’histoire préalable de ces deux personnages, en même temps que de garder le contact avec les fans de la série.

69 Assez répandu dans le domaine des séries télévisées aussi bien que des jeux, le recours à ce type d’expédient montre une fois encore l’importance de la dimension temporelle dans la relation d’interdépendance croissante – affective, culturelle et économique – entre publics et productions fictionnelles élargies. Mais elle peut également être lue comme le signe d’une séparation somme tout assez nette entre les publics des deux médias. Managée par les équipes de la chaîne, la communauté des Vo-fans réunit les fans de la série, alors que chez Trion Worlds on s’adresse aux joueurs en les appelant Pillarches (traduction d’Ark-hunters).

70 En octobre 2015, Syfy annonce sa décision d’arrêter la production de la série télévisée à la fin de la troisième saison. Après les résultats d’audience remarquable obtenus par la première saison (le pilote a réalisé des records d’audience pour la chaîne en France comme en Amérique du Nord), la série perd nombre de ces (jeunes) téléspectateurs dans le passage brutal du créneau de diffusion en 2014 du lundi soir au jeudi (deuxième saison), puis au vendredi l’année suivante.

71 Ce changement de stratégie de diffusion n’est pas sans conséquences vis-à-vis de l’implication du jeune public cible rarement devant le poste de télévision (ou l’écran de l’ordinateur) les soirs de week-end. Un rapport Nielsen révèle les chiffres de l’audience de l’épisode final de la troisième saison diffusé le 28 août 2015 : presque 2 millions de téléspectateurs, entre visionnage en direct et en rattrapage – alors qu’ils étaient environ 3,2 lors du tout premier épisode. Face à cette perte d’audience, engagée dans le lancement de nouvelles séries (12 Monkeys, Aftermath, Incorporated), la chaîne du groupe NBCUniversal ne produira pas une quatrième saison de Défiance. La nouvelle est relayée le lendemain même par Kevin Murphy, le showrunner de la série, dans un dernier tweet adressé aux amateurs de la série – les Vofans. La réponse de ces derniers sera aussi prompte qu’unanime : « Brisés, mais pas vaincus » (Andreeva, 2015). Du côté Trion Worlds, un communiqué est mis en ligne ce même 16 octobre 2015. Intitulé « Un adieu de tout cœur à la série Défiance de SyFy », il rend chaleureusement hommage aux scénaristes, artistes, producteurs et comédiens de l’équipe de production télévisuelle, tout en rappelant le caractère inédit de cette collaboration particulière.

Sérialité, narration temporalisée et métalepse des personnages

72 L’analyse de ces quelques cas emblématiques de trois différentes catégories de productions ludiques et sérielles – l’adaptation vidéoludique de série télévisées à succès ; la transposition en série télévisée d’un jeu vidéo ; la création d’une expérience singulière de jeu relié à une série - a permis de souligner l’importance de la fragmentation et du format épisodique feuilletonnant au sein de ces productions. Ainsi l’hypertexte vidéoludique de The X-Files constitue l’extension-prolongement dans l’espace-temps chronotopique des valeurs existentielles de l’hypotexte (l’œuvre-source télévisuelle).

73 L’étude narratologique de Défiance a montré que cette configuration particulière de l’ Interplay s’appuie ici sur la métalepse transmédiatique – du média vidéoludique au média télévisuel – et transdiégetique – d’une histoire préalable se déroulant dans la

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baie de San Francisco dans un temps passé à une autre histoire, successive, racontée par la série et ayant pour décor la ville de Défiance – d’un certain nombre de personnages récurrents (dont les joueurs). Par ailleurs, relativement aux développements futurs de cette étude, l’analyse approfondie des séries réalisées par Telltale Games et Dontnod permettrait d’interroger le genre pointer-et-cliquer et les relations éventuelles qu’il entretient avec le format épisodique et la narration vidéoludique. Mais cela renvoie également à la nécessité d’élaborer des approches théoriques et analytiques spécifiques à l’étude des adaptations vidéoludiques. Les productions de Telltale Games en particuliers se prêtent en effet à des études de cas visant à définir, si elles existent, les différentes caractéristiques du travail d’adaptation en jeu vidéo épisodique d’œuvres-sources hétérogènes − du film à la série télévisée au titre de bande dessinée et jusqu’au jeu vidéo « unitaire » (stand-alone) de Minecraft.

74 Malgré les difficultés importantes que soulèvent les interactions entre formes sérielles télévisées et jeux vidéo, la sérialité semble être devenue une composante commune, sinon incontournable, de la fiction audiovisuelle contemporaine, linéaire aussi bien qu’interactive. Structurés en épisodes comme des séries télévisées, certains jeux vidéo parviennent à exploiter de façon semblable les ressorts de cette temporalité autre pour construire une relation plus étroite entre le contenu vidéoludique et les joueurs.

75 Cette relation si particulière avec le rythme, la fréquence et la temporalité de la narration ̶ suivie et intermittente à la fois – qui caractérise plusieurs formes audiovisuelles contemporaines paraît alors émerger comme l’un des traits d’union permettant de connecter média télévisuel, médias numériques et jeux, sur le plan technologique aussi bien que diégétique-symbolique. Mais ce caractère suivi facilite ultérieurement les échanges avec les destinataires, permettant de réajuster au cours même du développement de l’expérience vidéoludique certains éléments de l’histoire (personnages, décors, situations) et de la narration (point de vue, structure, temporalité) en fonction des retours de ces derniers.

76 Appréhender un certain nombre d’interactions du ludique et du narratif à l’aune de la sérialité permettrait alors de saisir ces objets dans leur temporalité – dans la durée (de vie) et dans la répétition (d’usage) – tout en les réinscrivant dans une vision plus élargie des pratiques socio-culturelles des publics, concepteurs et prescripteurs.

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NOTES

1. Je traduis ainsi la description en anglais qu’on peut lire sur le site Web du studio : « Minecraft : Story Mode is like a playable television show based on your favorite game ».

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2. Cf. https://www.theguardian.com/technology/2015/apr/26/life-is-strange-episodic-video- game-dontnod 3. Série qui est à son tour adaptée du film éponyme réalisé par Robert Altman en 1970 tiré du roman de Richard Hooker (1968). 4. Il s’agit du film The X-Files : Fight the Future (Rob S. Bowman, 20th Century Fox, USA, 1998). 5. Cf. Gallagher (2013) « Chris Jones and Aaron Conners, game designers », The Gameological Society, 11 septembre, http://gameological.com/2013/09/interview-tex-murphy-creators/. 6. Cf. http://www.dicesummit.org/dice_summits/2013-dice-archive.asp

RÉSUMÉS

Cet article aborde la question des apports inhérents à l’opposition/conjonction de ludique et narratif du point de vue des rapports qui peuvent s’établir, sur le plan de la conception et de l’écriture scénaristique, entre les jeux vidéo et les séries télévisées. L’hypothèse avancée ici est que certains jeux récents se rapprochent davantage du modèle narratif sériel propre à cette autre forme narrative audiovisuelle. La place considérable qu’occupent les séries dans nos cultures et sociétés, les mutations qu’elles induisent dans les pratiques d’écriture ou les modes de production, diffusion et réception, a eu pour effet d’influencer de plusieurs façons l’esthétique et les modalités narratives des jeux vidéo. Si la dimension sérielle amène à repenser les articulations possibles entre jeu et histoire, ainsi qu’entre jouabilité et narrativité, elle interroge aussi directement l’incidence éventuelle du genre pointer-et-cliquer, ainsi que prépondérance de la dimension spatiale de la narration vis-à-vis de la dimension temporelle.

This paper aims to address the question of the contributions within the opposition/conjunction of gaming and narrative from the point of view of the relations that can be established, in terms of story design and script writing, between video games and TV shows. The hypothesis advanced here is that the detachment displayed by a certain number of recent games from the film narrative model would be linked, among other things, to a growing rapprochement with the TV series’ narrative form. The outstanding importance that series have gained in our cultures and societies, the multiplied mutations that they induce within the writing, production, distribution and reception practices are influencing the aesthetics and the narrative modalities of video games. If the serial dimension leads to the rethinking of the possible articulations between game and story, as well as between ludic activity and narrative production, it also directly questions the potential impact of the point-and-click genre and the preponderance of the spatial dimension of the narrative with respect to the temporal dimension.

INDEX

Keywords : chronotope, episodic narrative, hypotext, interplay, metalepsis, seriality, transtext Mots-clés : chronotope, narration épisodique, hypotexte, interplay, métalepse, sérialité, transtexte

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AUTEUR

MARIDA DI CROSTA Université Lyon III Jean Moulin

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Temps de la chose-racontée et temps du récit vidéoludique : comment le jeu vidéo raconte ?

Rémi Cayatte

Le texte narratif, comme tout autre texte, n'a pas d'autre temporalité que celle qu'il emprunte, métonymiquement, à sa propre lecture. (Genette, 1972, p. 78)

1 Dans ses Essais sur la signification au cinéma Christian Metz (2013, p. 30-31) proposait de considérer le récit comme une séquence « deux fois temporelle » dans laquelle, en plus de la présence d’un début et d’une fin, s’observerait une dualité entre « le temps de la chose-racontée » et « le temps du récit ». En matière de jeux vidéo, ce principe de dualité narrative a fait l’objet d’une certaine remise en question, en particulier par Jesper Juul (2005) et Britta Neitzel (2005). Ces deux chercheurs ont chacun mis en avant une proposition qui s’oppose autant qu’elle s’appuie sur celle de Metz : la simultanéité de la chose-racontée et du récit – plus spécifiquement de l’« histoire » et de la « narration » pour Juul (2005, p. 223) et de l’« histoire » et du « discours » pour Neitzel (2005, p. 237). Cette proposition commune sera le point de départ du présent article qui vise à mieux comprendre les processus de narration à l’œuvre dans le jeu vidéo, ainsi que le rôle du joueur dans ceux-ci.

2 François Jost, cherchant à explorer « comment l’image raconte ? », (Jost, 1983, p. 192) traçait la frontière « entre raconter et voir » (p. 195). Le présent article cherche à reproduire cette démarche et à tracer la frontière entre raconter et jouer, afin de pouvoir répondre à la question suivante : « comment le jeu vidéo raconte ? ». Nous commencerons par remettre en question la simultanéité de la narration vidéoludique mise en avant par Juul et Neitzel, dans le but de proposer une manière différente d’aborder les spécificités de la narration par le jeu vidéo. Il ne s’agira pas ici d’occulter les spécificités ludiques du dispositif pour le considérer uniquement narrativement, mais, au contraire, d’en penser les particularités narratives en s’appuyant sur ces spécificités ludiques.

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3 Pour ce faire, nous nous pencherons tout d’abord sur ce qui a pu amener Juul et Neitzel à rapprocher, jusqu’à la superposition, les temps de la chose-raconté et du récit. Pour matérialiser les frontières entre jouer et raconter et entre récit et intrigue, nous prolongerons les réflexions de Sélim Krichane (2014) sur le « récit-cadre » pour y inclure davantage d’éléments ludiques et extra-ludiques. Nous chercherons ainsi à déconnecter les concepts de narration, de récit, et d’intrigue qui s’entremêlent dans les propositions de ces deux chercheurs, et ce en particulier à travers une réflexion sur l’aspect cybernétique (Wiener, 1961) ou cybertextuel (Aarseth, 1997) du jeu vidéo. Ceci nous permettra, pour finir, de proposer une manière différente d’envisager jeu et récit vidéoludique, et de relier les deux entités que sont le play et le game en nous appuyant sur la manière dont Gérard Genette a pu décrire le processus de la narration simultanée (Genette, 1972, p. 230-231).

Simultanéité de la narration vidéoludique ?

4 Plus que la dualité des temps du récit proposée par Christian Metz, déjà évoquée dans l’introduction de cet article, c’est l’application de cette notion au dispositif vidéoludique chez Jesper Juul et de Britta Neitzel qui nous intéresse ici. Lorsqu’il évoque Metz, Juul s’intéresse principalement à la notion de distance qui existe sur le plan du récit entre le « temps de l’histoire » et le « temps du discours ». Reformulant l’idée que la fonction du récit serait de « monnayer un temps dans un autre » (Metz, 2013, p. 31), il constate que « lire un roman ou regarder un film revient en majeure partie à reconstruire une histoire à partir du discours auquel l’on est confronté » (Juul, 2005, p. 222, notre traduction). L’idée d’une distance entre deux temps distincts est au cœur de la position tenue par Juul, qui aborde des dispositifs plus classiques pour préciser sa pensée quant aux récits vidéoludiques : Même si les films et les pièces de théâtre ne possèdent pas de temps grammaticaux pour indiquer les relations temporelles, ils véhiculent cependant le simple sentiment que même si le spectateur est en train de regarder un film, maintenant, ou que même si des acteurs jouent sur scène, les événements qui sont racontés ne se produisent pas maintenant. […] Lorsque l’on joue à un jeu vidéo d’action comme DOOM II (ID Software, 1994), il est difficile de déceler une distance entre les temps de l’histoire, de la narration, et celui du lecteur/spectateur [reading/viewing time]. […] Il est clair que les événements représentés à l’écran ne sauraient être passés ou préexistants [prior], puisqu’en tant que joueurs nous avons une emprise sur eux (Juul, 2005, p. 222, notre traduction).

5 Ce raisonnement aboutit à la proposition suivante : en matière de jeu vidéo, les temps de l’histoire, de la narration et du lecteur/spectateur seraient « simultanés [synchronous] ». Puisque les événements se déroulent au présent, le récit vidéoludique se déroulerait « maintenant ». Insistant sur l’importance de la notion de temps, Juul évoque pour soutenir cette proposition divers exemples, notamment le fait qu’un cycle jour/nuit dans EverQuest (Sony Online Entertainment, 1999) dure en réalité 72 minutes, et, plus généralement, l’idée selon laquelle ce serait la convergence des divers temps du récit dans l’instantané qui permettrait au joueur d’agir sur et dans une expérience de jeu (Juul, 2005, p. 223).

6 Avant de proposer notre propre manière d’envisager l’articulation des temps de la chose-racontée et du récit dans le jeu vidéo, notamment en s’appuyant sur les réserves qu’a pu émettre Henry Jenkins (2002), nous nous penchons désormais sur la manière

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dont Neitzel a pu chercher elle aussi à neutraliser la dualité des temps proposée par Metz. Après avoir rappelé le processus de rétroaction ou de feedback entre l’utilisateur et le programme au cœur de tout jeu vidéo, ainsi que la place particulière de cet utilisateur par rapport à un lecteur ou à un spectateur – ce sur quoi nous reviendrons par la suite – Neitzel avance une proposition similaire à celle de Juul : « […] les événements de l’histoire qui se déroule lorsque l’on joue, se développent simultanément avec le discours » (Neitzel, 2005, p. 237, notre traduction). En empruntant toujours certains termes à Gérard Genette (1972), elle poursuit en insistant sur cette simultanéité du récit qui se construirait au fil d’une expérience vidéoludique : Les jeux vidéo et un roman à narration intercalée [interpolated] diffèrent cependant en ce que les véritables actions, qui produisent le jeu vidéo et qui laissent des traces au niveau du discours, surviennent simultanément avec le discours et l’histoire. Il y a une simultanéité entre les actions du joueur, les actions narratives, et les actions au niveau de l’histoire. […] La différence entre les jeux vidéo et d’autres jeux est que l’enchaînement des actions peut être interprété comme une histoire, une histoire qui se déroule maintenant […] (Neitzel, 2005, p. 237, notre traduction).

7 Au-delà des similitudes qui s’observent chez Juul et Neitzel sur le plan de la simultanéité des différents temps du récit et l’expérience de ce récit par l’utilisateur, ainsi qu’au niveau de l’utilisation appuyée de « maintenant », Neitzel aborde également la place de l’utilisateur dans cette simultanéité. Ainsi, selon elle, à la différence du lecteur ou du spectateur, le rôle du joueur serait double : « en plus de sa tâche interprétative, le joueur est responsable de la création de l’intrigue [plot] » (Neitzel, 2005, p. 239, notre traduction).

8 Le fait que Neitzel fasse reposer la construction l’intrigue – au sens des liens de causalités reliant les différents éléments d’une histoire (Forster, 1949 p. 130) – sur le joueur nous permet d’aborder la mise en garde qui a pu être faite par Jenkins sur ce point. Pour ce dernier, il existe un risque de confusion lorsque l’on considère que les événements qui constituent un jeu vidéo se déroulent toujours au présent : « ceci revient à confondre histoire et intrigue. Les jeux vidéo ne sont pas plus bloqués dans un éternel présent que les films ne sont toujours linéaires » (Jenkins, 2002, p. 127, notre traduction). Bien que la critique de Jenkins soit originellement une réponse à la supposée impossibilité, selon Juul (1998 ; 2005), de retours en arrière (flashbacks) et de sauts en avant (flashforwards) vidéoludiques, elle nous apparaît particulièrement éclairante en ce qu’elle relie les problématiques de l’intrigue, du récit, du jeu, et de la temporalité.

9 La confusion contre laquelle Jenkins nous met en garde nous semble par ailleurs également présente chez Neitzel, pour qui « le programme [jeu] ne contient pas en lui- même une chronologie des événements […] » (Neitzel, 2005, p. 240). Or, selon nous, ceci revient effectivement à confondre intrigue et histoire. Pour faire un parallèle avec la lecture, si le joueur « joue son jeu » comme Barthes (1970, p. 15) « écrit sa lecture », ce dernier n’est finalement ni entièrement responsable de l’intrigue ni de la chronologie des événements, tout comme le joueur ne définit jamais entièrement et librement la nature et les liens de cause à effet entre les événements auxquels il est confronté.

10 Si certains jeux proposent des récits multilinéaires, conditionnés à divers déclencheurs qui peuvent dépendre ou non des actions du joueur, cette multilinéarité n’est pas, selon nous, synonyme de création d’intrigue de la part du joueur, tout au plus de sélection (consciente ou non) d’un parcours de jeu possible parmi plusieurs. Ainsi, dans Dark Souls 3 (FromSoftware, 2016), la présence ou non de certains personnages non-joueurs

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est conditionnée à l’accomplissement ou non de diverses actions par le joueur. Lorsque ces personnages n’apparaissent pas, ils ne peuvent donner diverses informations et missions au joueur, ce qui influence directement l’intrigue, au sens d’organisation logique des différents éléments du récit sur les plans de l’espace et du temps (Carr, 2006, p. 35-38). Par ailleurs la présence de certains personnages non-joueurs est mutuellement exclusive (Yuria et Yoel notamment) et de manière plus générale, il n’est jamais expliqué au joueur (sans le recours à des guides ou walkthroughs) les raisons pour lesquelles ces personnages apparaissent ou pas. Parce qu’il entretient un certain flou sur les conséquences des choix et des actions du joueur, Dark Souls 3 procure un exemple particulièrement éclairant du fait que l’intrigue vidéoludique, si elle peut dépendre du joueur dans une certaine mesure, peut tout aussi facilement lui échapper. L’intrigue particulière de ce jeu, ou plutôt les différentes intrigues possibles, bien que dépendant d’une actualisation par l’utilisateur (Baroni, 2010, § 12) sont néanmoins toujours fixes, décidées en amont avant même que le jeu ne soit lancé.

11 Il s’avère parfois difficile lorsque l’on aborde la question de la narration vidéoludique de s’y retrouver dans les distinctions qui sont régulièrement faites par divers chercheurs, notamment entre des termes et concepts comme le récit, l’histoire, l’intrigue et la narration. Il s’agit d’une entreprise d’autant plus difficile que la manière même d’aborder la question des différentes instances narratives à travers ces termes peut amener à des conclusions différentes1. Ainsi, bien que Juul et Neitzel cherchent à démontrer une même simultanéité narrative, ils tiennent tous deux des positions assez éloignées sur un spectre de l’étude du jeu qui irait de la « ludologie » à la « narratologie »2, et ils ne s’accordent pas sur la qualité narrative ou non du dispositif jeu vidéo. Dans le but de préciser notre propre pensée concernant la simultanéité ou non des temps de la chose-racontée et du récit en matière de jeu vidéo, il nous semble plus utile de proposer une façon plus simple d’aborder ces diverses distinctions. En somme, à une entreprise de définition de ces différentes notions et nuances, nous préférons une démarche de regroupement et de clarification. Nous nous proposons ainsi d’aborder la question de la narration vidéoludique sous l’angle plus général du figé et du dynamique, en nous appuyant sur le concept de « récit-cadre » proposé par Sélim Krichane (2014).

Récit-Cadre et Expérience-cadre

12 Dans « L’intrigue en trois dimensions », Sélim Krichane (2014),distingue « la présentation figée d’informations narratives » et « l’actualisation dynamique d’informations narratives », pour mieux pouvoir « questionner la place de l’intrigue dans les jeux vidéo des années 1990. » (§ 1-5) Pour lui, la présentation figée d’informations narratives dans le jeu vidéo, le « récit-cadre », comprend : L’ensemble des mentions écrites qui apparaissent au début ou à la fin d’un jeu, les dialogues déclenchés à des moments définis, les informations paratextuelles disponibles dans les manuels de jeu qui présentent le récit-cadre, ou encore les séquences audiovisuelles préprogrammées qui se déclenchent lors d’une partie (Krichane, 2014, § 6).

13 Il distingue ce « mode de présentation figé » de « l’actualisation dynamique d’un contenu narratif » qu’il décrit comme :

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L’enchaînement d’actions et d’événements ainsi actualisés dans une séquence de jeu, entre deux balises préprogrammées et scénarisées […]. L’actualisation dynamique d’informations narratives comprend ainsi : - Les micro-actions du joueur qui peuvent générer de micro-récits - Si l’on considère des séquences de jeu plus grandes, il peut s’agir d’une stratégie particulière mise en œuvre par un joueur pour répondre à un défi particulier […] (Krichane, 2014, § 12-15).

14 Cette frontière tracée entre le figé et l’actualisé peut se retrouver sous une forme ou une autre chez d’autres chercheurs, comme le rappelle Krichane lorsqu’il mentionne la « structure narrative duelle »3 des jeux vidéo évoquée par Dominic Arsenault (2006, p. 71), ainsi que les nuances proposées par Henry Jenkins (2002) entre récits « incorporés » ou « intégrés » d’une part, et « incarnés » ou « émergents » d’autre part. De la même manière, ce qui relève ici du figé et de l’actualisé peut être rapproché de la distinction faite par Roger Caillois entre les « deux pôles antagonistes » que seraient la paidia et le ludus, le premier renvoyant à un « principe […] de divertissement, de turbulence, d’improvisation libre […] », et le second aux « conventions arbitraires, impératives et à dessein gênantes » qui contrarient ce principe (Caillois, 1958, p. 48).

15 Le terme de récit-cadre employé par Krichane nous semble particulièrement bien exprimer la présence de possibilités narratives dès la conception d’un jeu, avant même qu’un utilisateur ne s’en empare. Précisons d’ailleurs que ces possibilités existent y compris en l’absence d’utilisateur. Ainsi, hypothétiquement, si personne n’avait jamais joué à Donkey Kong Country (Rare, 1994), cela ne changerait pas le fait que l’aventure du personnage de Donkey Kong commence lorsqu’il se rend compte du vol de sa réserve de bananes, et se termine, après de nombreuses péripéties, par son combat contre le voleur King K. Rool.

16 Dans l’optique de rassembler les diverses distinctions que nous avons mentionnées auparavant, nous nous inspirons du terme de récit-cadre employé par Krichane, et proposons de regrouper l’ensemble des appellations du « figé » narratif comme ludique sous le terme plus large d’expérience-cadre (figure 1). Ce que nous entendons par ceci est l’ensemble des manières dont une expérience vidéoludique – que ce soit narrativement, visuellement ou sur le plan ludique – a pu être pensée et conçue en amont de son utilisation et actualisation, ce que nous avons ailleurs pu appeler le cadrage d’une expérience de jeu (Cayatte, 2016a, p. 280). En face de cette expérience- cadre, nous regroupons ce qui dépend du joueur, autant aux niveaux narratifs que ludiques. Nous dénommons ce deuxième groupe la « procédure », au sens des manières dont le joueur procède à l’intérieur d’un espace de jeu (Cayatte, 2016a, p. 240). Nous choisissons le terme de procédure plutôt que d’actualisation pour traduire à la fois les stratégies employées par l’utilisateur dans la manière d’aborder une large séquence de jeu ou une expérience ludique dans son ensemble, et les tactiques auxquelles cet utilisateur a recours pour progresser de façon plus immédiate et improvisée. Notre utilisation du terme de procédure s’inspire de celle qui en est faite par Michel de Certeau (1990, p. XL) lorsqu’il évoque les « manières de faire » des utilisateurs.

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Figure 1 : Expérience-cadre et procédure

17 Nous avons également inclus dans notre regroupement les temps de la chose-racontée et du récit. En effet, la façon dont Krichane sépare le contenu narratif figé de son actualisation nous renvoie directement à la distinction temporelle proposée par Metz. Si Juul et Neitzel, s’inspirant de cette distinction, ont pu considérer la narration en matière de jeu vidéo comme survenant au présent, il s’agit selon nous tout autant d’une confusion possible entre intrigue et histoire, comme a pu le soulever Jenkins (2002, p. 127), qu’entre simultanéité et sentiment de simultanéité. En rapprochant la dualité de temps proposée par Metz et nos deux catégories d’expérience-cadre et de procédure, nous souhaitons matérialiser notre propre conception de la question : ces deux temps, s’ils peuvent sembler se superposer au premier abord, sont bien à considérer comme deux entités séparées.

18 Nous reprenons l’un des exemples sur lesquels s’appuie Juul dans « Games Telling Stories ? [les jeux racontent-ils des histoires ?] », celui du Pink Monster présent dans DOOM II, pour développer ce point de vue. Lorsqu’ilévoque le fait qu’un monstre rose s’en prend au joueur, c’est sur le registre de la représentation ; il accompagne d’ailleurs cette réflexion d’une capture d’écran. S’il est selon lui difficile de déceler une distance entre les différents temps de la narration, du jeu et de l’histoire, il est en revanche possible de trouver des « représentations » d’événements, qui sont à interpréter par l’utilisateur, et qui ne sauraient être au passé, puisqu’elles sont représentées « maintenant » (Juul, 2005, p. 222). Le choix d’accoler une capture d’écran à cette réflexion, de passer par une représentation figée plutôt que de relater ce qui a pu amener le joueur dans cette fâcheuse situation, illustre selon nous le problème qui existe à vouloir interpréter un processus temporel complexe comme étant réduit à une simultanéité. Si nous reprenons le même exemple, il nous semble pourtant facile de déceler une distance entre les différents temps évoqués par Juul.

19 Ainsi, l’existence même de cet antagoniste fait partie de ce que nous avons choisi de nommer l’expérience-cadre : elle a été décidée, conçue, et implémentée dans le logiciel de jeu avant que l’utilisateur ne s’y trouve confronté. Au-delà de la simple existence de

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ce monstre, toute une série de paramètres qui ne sont pas forcément immédiatement perceptibles par le joueur a également été décidée dans un temps qui ne saurait être le présent : les « points de vie » de la créature, son comportement (son intelligence artificielle plus ou moins agressive ou subtile), ce à quoi elle ressemble, etc. Comme dans l’exemple de Dark Souls 3 que nous avons donné précédemment, il revient en somme au joueur d’essayer de faire sens maintenant de choix de conception passés. Pour reprendre notre distinction entre expérience-cadre et procédure, pour procéder dans DOOM II, le joueur est confronté à des obstacles qui ont été placés sur sa route auparavant, un récit au présent comme « je suis confronté à un monstre rose » dépend donc entièrement des choix de conception antérieurs qui cadrent cette expérience de jeu.

20 Puisqu’il appartient à l’expérience-cadre, le monstre rose sera toujours au même endroit à chaque fois qu’un joueur s’aventurera dans le deuxième niveau de DOOM II, son comportement à la vue du joueur est immuable. C’est parce que les actions du joueur sont moins prévisibles que ce qui a été préparé par avance pour lui que de multiples récits différents sont possibles à partir de ce même invariant. Nous poursuivons dans la partie suivante cette réflexion sur le récit vidéoludique à travers le même exemple tiré de cette séquence de jeu de DOOM II. Nous nous attachons à souligner les liens existant entre expérience-cadre et procédure, entre chose-racontée et récit, ce qui nous amène à considérer le caractère cybernétique de la narration par le jeu vidéo, et non son éventuelle simultanéité, comme étant sa spécificité narrative première.

Cybernétique du récit vidéoludique

21 Si le combat du joueur avec le monstre rose évoqué par Juul ne dure potentiellement qu’un très court instant (qu’il soit victorieux ou non), cet instant n’équivaut pas à une synchronicité ni à une simultanéité. Pendant ce laps de temps, une boucle de feedback entre ce que perçoit le joueur sur son écran (output) et la façon dont le joueur y répond (input) prend place. Nous pouvons ainsi imaginer de multiples étapes différentes qui ont pu amener le joueur dans la situation décrite par Juul et reconstruire une telle boucle, par exemple : • Le joueur voit au loin le monstre rose ; • Il décide de fuir dans une direction ; • Il se retrouve pris au piège ; • Le monstre se rapproche ; • Le joueur décide de faire feu ; etc.

22 L’impression de simultanéité qui peut naturellement se faire ressentir lorsque l’on joue à des jeux à la jouabilité rapide comme DOOM II n’est précisément qu’une impression. C’est ainsi cette boucle de feedback, ce lien cybernétique (Wiener, 1961) ou cybertextuel (Aarseth, 1997) qui donne sa spécificité au récit vidéoludique, plutôt que la rapidité de l’actualisation à l’écran de ce lien et le sentiment de simultanéité qu’il peut procurer. Ainsi, lorsqu’il joue (play) l’utilisateur actualise des éléments figés, qu’ils soient narratifs ou ludiques (game), cette actualisation a un impact sur ce qui est présenté au joueur à l’écran, et avec quoi il interagit avec un périphérique de contrôle en retour. Nous ajoutons ces éléments au schéma que nous avons proposé précédemment :

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Figure 2 : Lien cybernétique entre cadre et procédure

23 Pour appuyer cette évolution de notre représentation initiale, considérons un exemple de situation de jeu dans lequel la boucle de feedback que nous évoquions juste avant est davantage perceptible. Dans le cas des jeux au tour par tour, le va-et-vient entre ce qui s’instaure entre l’utilisateur et le programme informatique qu’est le jeu vidéo est plus immédiatement perceptible. Dans le jeu de tactique XCOM : Enemy Unknown (Firaxis Games, 2012), le cœur du jeu consiste par exemple pour l’utilisateur à choisir la meilleure stratégie lorsqu’il déploie ses troupes dans un environnement virtuel parsemé d’ennemis qui en font de même. Le processus de dialogue entre l’homme et la machine qu’est XCOM : Enemy Unknow, et le récit qui se construit à mesure que ce dialogue s’instaure, se caractérisent difficilement par une simultanéité. D’une part, parce que le fonctionnement de ce jeu incite le joueur à une certaine réflexion et précaution dans la manière de procéder avec ce qu’il perçoit de l’espace de jeu (décors dans lesquels les personnages évoluent, comportement et emplacement des ennemis, etc.). D’autre part, parce que, à la différence de jeux comme DOOM II, chaque décision prise par l’utilisateur ou le programme informatique prend du temps à se matérialiser dans l’espace de jeu et à l’écran (en raison, par exemple, d’un temps de latence ou de chargement lorsque le programme représente à l’écran la position des différents personnages et ajuste sa stratégie en fonction de celle du joueur).

24 La spécificité narrative du dispositif vidéoludique tient davantage à son aspect ergodique4, et surtout cybernétique. Si un dialogue entre expérience-cadre et procédure s’instaure et se matérialise de manière plus immédiate dans jeu vidéo que dans le cas d’un film ou d’un roman, cela ne remet pas en question la dualité et de la distance entre les temps proposée par Metz. Ainsi, que le dispositif ludique « réponde » très rapidement à l’interaction de l’utilisateur, ou qu’il le fasse de manière moins immédiate, le fonctionnement cybernétique même sur lequel repose le jeu nous semble fondamentalement incompatible avec toute notion de simultanéité des temps de la chose-racontée et du récit.

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25 Le va-et-vient entre le jeu en tant qu’expérience encadrée par des règles (game) et la manière dont l’utilisateur procède en tenant compte de ces règles (play) dénote de la présence d’une construction ludique qui est intervenue avant l’interaction de l’utilisateur. Il en va de même pour ce qui relève de la dimension audiovisuelle de l’expérience vidéoludique, une dimension elle aussi source de narration. Si pour Stéphane Natkin (2004, p. 65) « ce qui caractérise un jeu, et plus généralement un système de réalité virtuelle, c’est le fait que l’image et le son doivent être fabriqués en temps réel, c’est-à-dire au rythme de la perception du joueur », c’est selon nous le fait que l’image et le son soient matérialisés plus que fabriqués en temps réels qui caractérise le jeu vidéo. La distinction entre fabrication (dans le passé) et matérialisation (dans le présent), si elle pourrait sembler triviale, nous semble au contraire être tout à fait essentielle. Elle nous donne l’opportunité d’insister à nouveau sur l’aspect préprogrammé et préexistant de ce qui fait le cœur d’une expérience de jeu, aussi bien sur les plans ludiques, qu’audiovisuels et narratifs.

26 Avant de poursuivre notre réflexion sur la manière dont le jeu vidéo raconte, il nous semble opportun de noter que certaines manières de présenter le processus de narration ludique comme lié avant tout à l’expérience-cadre, ou au contraire à la procédure, ont pu être entretenues par certains jeux (vidéo ou non). La série de livres- jeux Choose Your Own Adventure [Choisis ton aventure] (1979-1998), dont le titre même incitait au choix alors qu’il s’agissait davantage pour le lecteur-joueur de sélectionner parmi plusieurs parcours de jeu disponibles, est un bon exemple de ce type de polarisation. Le sous-titre de chacun de ces livres-jeux était le suivant : « vous êtes le personnage principal de l’histoire. Choisissez parmi 40 fins possibles », le nombre exact de fins possibles variant d’un ouvrage à l’autre de la série. Sous une forme certes moins développée que les jeux vidéo les plus récents, il s’agissait déjà de « vendre » une liberté narrative aux lecteurs/joueurs, et d’en appeler à leur créativité en évoquant des possibilités de construction de récits uniques, des possibilités spécifiques au fonctionnement interactif et ludique de ces livres écrits à la deuxième personne.

27 Cette manière de présenter l’acte de narration comme découlant principalement de l’acte de jouer nous apparaît trompeuse dans la mesure où elle présente la narration ludique comme reposant sur un seul des deux pôles que nous nous sommes attachés à séparer pour mieux explorer. À l’inverse, certains jeux comme Rimworld (Ludeon Studios, 2013) proposent une vision inverse de la narration (vidéo)ludique en la présentant comme étant uniquement du ressort du game. Il s’agit dans ce jeu de gestion de faire survivre un groupe de voyageurs spatiaux plus ou moins nombreux échoués sur une planète inconnue. Le tout prend fin lorsqu’il ne reste plus de survivants ou lorsque l’on parvient à faire s’échapper ces personnages vers d’autres cieux. Chaque partie de Rimworld est différente en raison de multiples paramètres de jeu qui sont sélectionnés par le joueur avant de commencer une partie, ou de manière plus dynamique, au fil du jeu et de manière semi-aléatoire, par le programme. Le joueur a cependant prise sur ces paramètres semi-aléatoires lorsqu’il choisit quelle intelligence artificielle sera le « conteur » [AI Storyteller] de la partie qui va commencer.

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Figure 3 : Choix du conteur dans Rimworld (avec l’aimable autorisation de Tynan Sylvester/Ludeon)

28 Ces conteurs sont au nombre de trois et sont nommés Cassandra « Classique », Phoebe l’Amicale et Randy « Hasard », le choix de l’un de ces derniers influence les défis qui sont proposés au joueur au fil de son parcours de jeu. Ces événements vont de l’apparition d’un vagabond qui se joint à la colonie, à l’attaque de pillards indigènes, en passant par la survenue d’un hiver volcanique. Alors que Cassandra « crée des évènements selon une courbe croissante de défis et de difficulté. », Phoebe « laisse beaucoup de temps entre les catastrophes pour […] développer sa colonie » et Randy « ne respecte pas les règles » et ne se soucie pas de créer « une histoire glorieuse ou un désastre complet » (Rimworld, 2013). Malgré cette fictionnalisation et personnalisation du comportement de « l’intelligence artificielle » mise en avant lors de la sélection d’un « conteur » dont les « choix affecteront l’histoire de votre colonie », il s’agit surtout, à ce moment du jeu, pour l’utilisateur, de sélectionner parmi trois niveaux de difficulté. Ces trois niveaux, dépersonnalisés, pourraient plus simplement se nommer « normal », « facile » et « difficile », la succession non plus partiellement mais complétement aléatoire d’événements affectant la colonie étant à considérer comme le plus difficile de ces trois modes de jeu.

29 Rimworld et la série Choose Your Own Adventure sont deux exemples de la façon dont la mécanique narrative ludique peut être présentée de manière partielle, soit en insistant sur l’apport du joueur en tant que narrateur, ou à l’inverse en présentant (littéralement) le système de jeu comme assumant principalement la « fonction récitante » (Laffay, 1964, p. 73) d’une histoire dans laquelle l’utilisateur n’a qu’une possibilité de narration marginale. Or, ceci nous

30 semble être aussi trompeur que les propositions qui font de cette mécanique narrative une construction simultanée des temps de la chose-racontée et du récit. Dans les deux

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cas, la manière dont est présentée la narration par le jeu ne rend pas compte de son aspect fondamentalement cybernétique.

31 Avant de conclure notre propos, nous nous proposons de revenir sur la notion de narration simultanée en jeu vidéo, pour mieux préciser notre pensée sur la temporalité du processus de narration par le jeu vidéo. Pour ce faire, nous aborderons la manière dont cette simultanéité a pu être envisagée dans des dispositifs plus anciens : le cinéma et le roman.

Narration par l’oscillation

32 Lorsque nous avons abordé la manière d’envisager la simultanéité des temps du récit vidéoludique proposée par Juul, nous avons signalé que par opposition au jeu vidéo, films et pièces de théâtre véhiculeraient selon lui le sentiment que « les événements qui sont racontés maintenant ne se produisent pas maintenant » (Juul, 2005, p. 222). Cependant, le sentiment de simultanéité de la construction du récit vidéoludique sur lequel les propositions de cet auteur se fondent a pu être ressenti par les utilisateurs d’autres dispositifs que le jeu vidéo, au cinéma notamment : Je tiens du reste à faire observer […] que tout est toujours au présent au cinéma, ce qui est le temps même de l’existence. Dans un roman, c’est-à-dire un récit, une suite de phrases se rapporte à des événements passés, irrémédiablement passés (Laffay, 1964, p. 18-19) Si, comme on l’a souvent dit, l’image mouvante ne connaît qu’un seul temps, le présent, il ne faut pas s’étonner qu’on dénie au cinéma le droit d’être un récit à part entière. En effet, devant la quasi-impossibilité d’introduire une distance entre l’activité racontante et le raconté, l’image semble passer par-delà le récit pour atteindre directement le réel (Jost, 1983, p. 199).

33 Ce qui est évoqué dans ces lignes n’est ainsi pas sans rappeler les propositions de Juul et Neitzel que nous avons pu citer au début de cet article. Suivant Jost, le fait de considérer que le cinéma puisse « parler du monde sans être un récit » est une illusion, voire une incompréhension (Jost, 1983, p. 200). Il poursuit ensuite sa réflexion sur le degré de présence du narrateur filmique et la « narration polyphonique » (p. 202). Pour ce faire, il s’appuie sur la manière dont Genette a pu considérer la narration simultanée, ce que nous faisons également en reproduisant ci- dessous ces réflexions : [Dans les narrations simultanées] la coïncidence rigoureuse de l'histoire et de la narration élimine toute espèce d'interférence et de jeu temporel. Il faut cependant observer que la confusion des instances peut fonctionner ici en deux directions opposées selon que l'accent est mis sur l'histoire ou sur le discours narratif. […] Tout se passe donc comme si l'emploi du présent, en rapprochant les instances, avait pour effet de rompre leur équilibre et de permettre à l'ensemble du récit, selon le plus léger déplacement d'accent, de basculer soit du côté de l'histoire, soit du côté de la narration, c'est-à-dire du discours (Genette, 1972, p. 230-231).

34 Ce qui est décrit ici comme un basculement possible « selon le plus léger déplacement d’accent » du côté de l’histoire ou du discours n’est pas sans lien avec les exemples de Rimworld et de la série de livres-jeu Choose Your Own Adventure que nous avons précédemment donnés. Dans ces deux systèmes de jeu, le fonctionnement de la narration qui prend place durant l’expérience vidéoludique est présenté à l’utilisateur comme reposant avant tout sur l’histoire ou sur le discours, sur l’expérience-cadre ou sur la procédure. Ainsi, la narration par le jeu pourrait être considérée comme plus ou

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moins « statique » ou « dynamique » suivant les jeux, pour reprendre les termes employés par Marc Marti (2014, § 57). Ce dernier propose par ailleurs de penser la narration par le jeu vidéo suivant des « prototypes narratifs » qui permettent de décrire des « degrés de narrativité » variables pour différents jeux, et surtout au sein d’un même jeu, dans différents « moments de jeu » (§2-4).

35 En gardant en tête cette possibilité de degrés de narrativité différents suivant les moments de jeu, nous proposons de considérer la narration vidéoludique comme une narration quasi-simultanée. Ce que l’ajout de ce préfixe nous permet de cristalliser, c’est le fait que les « basculements » décrits par Genette alternent régulièrement entre expérience-cadre et procédure, et s’apparentent davantage, en matière de narration par le jeu, à une oscillation constante entre histoire et discours, entre game et play. La narration par le jeu fonctionnerait ainsi « en deux directions opposées » (Genette, 1972, p. 231) non pas tant en fonction de différents types d’expériences de jeu qu’à l’intérieur de tout jeu vidéo, au niveau du dialogue cybernétique entre l’utilisateur et le programme informatique qui donne sa spécificité à ce dispositif.

36 Si nous avons déjà pu aborder la manière dont ces deux directions opposées sont perceptibles dans des jeux tactiques comme XCOM : Enemy Unknown, l’idée d’une narration vidéoludique se caractérisant par l’oscillation entre deux pôles narratifs nous semble être encore plus immédiatement perceptible dans le cas de jeux qui permettent à l’utilisateur d’utiliser une « pause active »5 pour suspendre cette oscillation. C’est par exemple le cas des séries de jeux Baldur’s Gate (BioWare, 1998-2001) et Icewind Dale (, 2000-2002) dont la jouabilité repose principalement sur l’utilisation habile de cette pause active.

37 La narration vidéoludique reposerait ainsi, en partie, sur le ou les concepteur(s) d’un jeu, ou plutôt sur un « personnage fictif et invisible » qui assume une « fonction récitante », tel un « meneur de jeu », un « grand imagier » ou un « maître des cérémonies » (Laffay, 1964, p. 78-82) dont les « marques d’énonciation » (Jost, 1983, p. 200) sont plus ou moins visibles (de manière diffuse, dans l’agencement d’un espace de jeu par exemple, ou à l’inverse de façon directe, comme dans l’apparition d’aides ou de consignes à l’écran). Ainsi, ce qui relève de l’expérience-cadre peut être plus ou moins contraignant et plus ou moins perceptible par l’utilisateur. La narration vidéoludique reposerait également sur le joueur, qui peut être considéré comme endossant un rôle d’auteur à travers son actualisation de divers (im)possibles narratifs6 (Marti, 2014, § 47-51), ou d’« auteur implicite [implied author] » (Neitzel, 2005, p. 240). Ceci étant dit, si Marti et Neitzel considèrent que c’est au niveau de l’intrigue que le processus d’auteurisation de l’utilisateur prend place (Marti, 2014, § 50-51 ; Neitzel, 2005, p. 240), l’apport du joueur nous semble être à considérer de manière plus vaste, ce que nous proposions à travers le choix du terme de procédure qui englobe davantage la complexité du rôle de l’utilisateur dans et face au jeu.

38 Cette dualité narrative du jeu vidéo est ainsi présente dans d’autres dispositifs dans lesquels, suivant les œuvres, la « fonction récitante » repose davantage sur un pôle ou un autre du dialogue entre producteur et consommateur de récit. Les degrés de narrativité proposés par Marti peuvent ainsi être envisagés dans d’autres dispositifs plus « classiques ». La spécificité de la narration vidéoludique repose cependant sur la possibilité, voire la nécessité, de faire porter alternativement cette responsabilité narrative sur un pôle puis l’autre, dans une dynamique d’oscillation cybernétique entre deux types d’auteurs : les concepteurs et les joueurs. Autrement dit, cette spécificité ne

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s’appuie pas tant sur l’un ou l’autre des deux pôles décrits ici comme ailleurs, mais sur la manière dont ces pôles sont reliés. Les caractéristiques de ce dialogue peuvent varier d’un jeu ou d’un genre de jeu à l’autre, ainsi qu’au fil d’une même expérience de jeu.

39 Sans vouloir dévoyer ces termes, nous proposons donc de mettre sur le même plan les notions de jouabilité (gameplay) et de narration vidéoludique, ces deux notions renvoyant selon nous à cette spécificité du récit vidéoludique d’être fondamentalement inscrit dans un mouvement de va-et-vient entre utilisateurs et concepteurs, entre game et play :

Figure 4 : Gameplay et narration vidéoludique

40 Ce vers quoi ce dernier schéma et cette dernière partie convergent nous incite à souscrire à l’idée d’une pluralité de la narrativité vidéoludique (Marti, 2014 § 57). Cette pluralité, si elle peut être mise en lumière par une étude des différentes stratégies de conception ou d’appropriation en matière de jeu vidéo (Cayatte, 2016b), nous semble tout aussi pertinente à appréhender en se penchant sur la manière dont la conception d’une expérience-cadre participe à définir une ou plusieurs procédures de jeu, et, à l’inverse, sur la manière dont ces procédures redéfinissent en même temps qu’elles explorent le cadre narratif et ludique de ce même système.

Conclusion

41 Au-delà de notre questionnement initial sur les temps de la chose-racontée et du récit en vidéoludique, et en particulier sur certaines propositions qui s’appuient sur cette distinction, nous avons voulu dans cet article rapprocher différents points de vue et terminologies employés pour aborder la question de « comment le jeu vidéo raconte ? ». À cette question, nous proposons la réponse suivante : le jeu vidéo raconte en instaurant un dialogue quasi-simultané entre les auteurs d’une expérience-cadre, et les joueurs, « auteurs » d’une ou plusieurs procédures de jeu. Par ailleurs, et de manière opportune, c’est également de cette façon que le jeu vidéo fonctionne et les spécificités

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ludiques du dispositif rejoignent ainsi ses spécificités sur le plan de la narration et du récit.

42 L’un des apports de cette approche du récit vidéoludique est de souligner le fait qu’il est possible de « reconstruire » une expérience-cadre à travers l’étude d’une procédure de jeu, sans avoir nécessairement besoin d’« ouvrir le capot » pour étudier le programme informatique sur lequel repose une expérience de jeu. De la même manière, l’étude du cadrage narratif et ludique pensé par les concepteurs et pour les joueurs permet de reconstruire le « joueur-modèle » (Genvo, 2008) qui a pu être pensé et défini en amont de l’utilisation d’un jeu, ce qui permet d’aborder la question de la jouabilité sans avoir nécessairement besoin de passer par une étude des usages d’un jeu. Ceci n’est possible qu’en raison de la spécificité cybernétique du jeu vidéo de reposer non pas tant sur les créateurs ou les utilisateurs que sur le dialogue dynamique (et non simultané) de ces deux instances.

43 Un autre apport de cette conception, que nous n’avons pas le loisir de développer dans cet article, est qu’elle peut tout à fait s’appliquer à la question du fonctionnement narratif et ludique du jeu vidéo à plusieurs. Qu’une expérience de jeu soit massivement ou non multijoueur, elle peut être étudiée à partir du dernier schéma que nous avons proposé plus haut. Pour ce faire, il suffit de multiplier les procédures, soit en conservant un seul pôle central qui serait celui de l’expérience-cadre, soit en multipliant également ce pôle, en fonction des spécificités du jeu étudié. Un jeu comme Defense of the Ancients (Eul et al., 2003-2014) constituerait ainsi un exemple de plusieurs procédures interagissant avec une seule et même expérience-cadre, alors que le fonctionnement plus général du mode multijoueur de Warcraft III (Blizzard Entertainment, 2002), de son éditeur de niveaux et de sa fonctionnalité en ligne Battle.net7, pourrait être pensé comme de multiples expériences-cadre interagissant avec de multiples procédures.

44 Enfin, et surtout, revenir sur la question de la chose-racontée et de l’histoire en matière de jeu vidéo nous a conduit à formuler une proposition qui permet de faire se rencontrer certaines manières de penser le jeu vidéo. Nous espérons avoir pu rapprocher les points de vue de ceux qui considèrent que l’utilisateur « joue un récit déjà partiellement écrit » (Letourneux, 2005, p. 205), et de ceux qui décrivent cet utilisateur comme quelqu’un qui « veut que le texte raconte son histoire » et qui « jouit de la certitude que sans lui, le récit n’existerait pas » (Clément, 2000). Loin d’être mutuellement exclusives, ces deux approches nous apparaissent comme interdépendantes et toutes deux fondamentalement liées aux possibilités de narration spécifiques au dispositif jeu vidéo.

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NOTES

1. Sur ce point, nous renvoyons à titre d’exemple le lecteur à l’exploitation par Espen Aarseth (1997, p. 112-114) du terme « intrigue » (en français dans le texte) qui diffère sensiblement de celle de « plot ». 2. Sur ces nuances et diversités d’approches, sur lesquelles nous ne souhaitons pas prendre position, nous préférons renvoyer le lecteur à Henry Jenkins (2002, p. 118-120) et Julien Rueff (2008, p. 148-149). 3. Ou « double structure narrative » dans la version originale. 4. Un « texte ergodique » requiert un effort de « lecture » non-trivial de la part de l’utilisateur, et contient matériellement les règles de son usage (Aarseth, 1997, p. 1 & 179). 5. Système de jeu qui permet à l’utilisateur d’arrêter à tout moment le déroulement « en temps réel » de l’action pour évaluer la situation et y réagir en conséquence, notamment en choisissant les actions que vont entreprendre les personnages qu’il contrôle lorsque cette pause active prendra fin. 6. Ce qui n’est pas sans rappeler le rôle d’anticipation du lecteur et la création de mondes possibles qui en découle, évoquée dans Lector in Fabula (Eco, 1985, pp. 203 & 226) 7. Dont Defense of the Ancients (DotA) est l’un des produits.

RÉSUMÉS

En abordant l’utilisation en études du jeu vidéo de la notion de dualité des temps du récit et de la chose-racontée proposée par Christian Metz (2013, p. 30-31), cet article propose une réflexion plus large sur la narration vidéoludique. La spécificité de celle-ci est d’instaurer un dialogue dynamique entre les concepteurs et les utilisateurs d’une expérience de jeu. L’enjeu premier de cet article est ainsi d’unifier différentes manières de penser la construction du récit vidéoludique – qu’elles portent avant tout sur le game ou le play – en un modèle simple.

Starting with a reflection on the application in game studies of Christian Metz’s consideration of the narrative as a double temporal sequence between the time of the thing told and the time of the narrative (2013, p. 30-31), this paper aims to address the issue of narration in video games as a whole. The specificity of this particular narration is here considered to be the establishment of a dynamic dialog between creators and users. The main concern of the paper is to unify various

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ways to tackle the question of video games’ narrative construction – whether they are mostly approaching this construction from a game or play perspective – into a simple model.

INDEX

Mots-clés : récit vidéoludique, simultanéité, expérience-cadre, procédure, cybernétique, cybertextualité Keywords : narration in video games, synchronicity, ludic framing, procedure, cybernetics, cybertextuality

AUTEUR

RÉMI CAYATTE Université Grenoble Alpes

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L’immersion fictionnelle au-delà de la narrativité

Gabrielle Trépanier-Jobin et Alexane Couturier

1 Dans l’industrie du jeu vidéo, l’immersion du joueur est l’un des effets les plus recherchés par les développeurs et un argument de vente de taille que les marketeurs n’hésitent pas à invoquer. Lorsque le mot « immersion » est employé pour faire la promotion des jeux, c’est plus souvent en référence à leur graphisme « kinoréaliste » et à la complexité de leur intelligence artificielle qu’à leur trame narrative engageante (Therrien, 2013). Depuis l’arrivée récente, sur le marché, des dispositifs de réalité virtuelle avec vision stéréoscopique à 360 degrés, l’immersion dans les jeux vidéo est plus que jamais associée à l’illusion de réalisme et à la saturation des sens (Therrien, 2017). Il ne faudrait cependant pas oublier que le sentiment d’immersion dans un jeu vidéo ne repose pas uniquement sur un appareillage technologique sophistiqué. Comme c’est le cas des lecteurs de romans et des spectateurs de films, les joueurs peuvent également s’immerger dans l’univers fictionnel d’un jeu.

2 Plusieurs chercheurs se sont déjà intéressés au rôle que jouent la dimension narrative et les personnages dans la construction d’une expérience vidéoludique immersive (Murray, 1997 ; Ryan, 2001 ; Calleja, 2011 ; Therrien, 2011 ; Arsenault, 2013 ; Georges, 2013 ; Therrien, 2013). Force est toutefois de constater que l’immersion fictionnelle dans les jeux vidéo est souvent étudiée en marge de l’immersion sensorielle et de l’immersion basée sur le défi. Pour bien comprendre la complexité du phénomène de l’immersion, il semble pourtant nécessaire de prendre en considération la possible coexistence de l’immersion fictionnelle avec ces autres formes d’immersion lors d’une expérience vidéoludique. Dans cet article, nous aimerions démontrer que l’immersion fictionnelle ne peut être étudiée qu’en fonction de la diégèse, du récit et des personnages. En prenant comme point de départ le modèle systémique de l’immersion développé par Calleja (2011), de même que le SCI-model d’Ermi et Mäyrä (2005), nous défendrons l’idée qu’il faut tenir compte de la manière dont le jeu crée un équilibre entre ses différentes dimensions (narrative, ludique, spatiale, kinesthésique) afin de favoriser l’engagement narratif, l’identification au personnage et, ultimement, l’immersion fictionnelle. Pour illustrer la pertinence d’une théorie sur l’immersion

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fictionnelle qui tienne compte de l’interaction complexe entre différentes dimensions d’un jeu, nous effectuerons une analyse détaillée du jeu d’aventure et d’exploration sous-marine à visée immersive Abzû (Giant Squid, 2016) en nous basant sur une approche ludonarrative.

Définitions et théories de l’immersion

Un terme polysémique

3 Comme l’explique Janet Murray dans Hamlet on the Holodeck, l’utilisation du mot « immersion » pour décrire le sentiment d’être transporté dans un environnement simulé repose sur un emploi métaphorique du terme « immersion » (du latin immersio), qui signifie littéralement être submergé dans un liquide (Murray, 1997, p. 98). L’auteure compare ce sentiment à celui qu’on peut éprouver lorsqu’on plonge dans l’océan et qu’on se retrouve soudainement entouré d’une réalité complètement différente. Abordée dans de nombreux champs d’études tels que la littérature, le cinéma et la psychologie, l’immersion revêt, au fil du temps et des technologies disponibles à une époque donnée, diverses significations qui en enrichissent le sens, mais en complexifient la définition et la compréhension de ses effets. Il existe d’ailleurs un important flou conceptuel et de nombreux débats terminologiques autour de cette notion polysémique.

4 Bien que les termes « immersion » et « présence » réfèrent globalement au même phénomène expérientiel, ils n’ont pas la même signification d’un champ disciplinaire à l’autre. En cyberpsychologie, le terme « immersion » réfère à la capacité d’une technologie à créer une forte illusion de réalité, alors que le terme « présence » renvoie à l’effet psychologique de cette technologie et au sentiment de transport dans un univers autre qui en découle lorsque l’usager arrive à oublier momentanément où il se trouve (Slater et Wilbur, 1997, p. 606). Cherchant à éviter le déterminisme technologique, les chercheurs en sciences humaines et sociales ont, pour leur part, tendance à utiliser le terme immersion pour référer à l’état psychologique qui consiste à se sentir « enveloppés et inclus dans un environnement avec lequel on interagit et qui procure un flot continu de stimulus et d’expériences » (Witmer et Singer, 1998, p. 227, notre traduction).

5 En études du jeu vidéo, la plupart des chercheurs envisagent l’immersion comme un état psychologique, mais la signification exacte du terme demeure imprécise, puisqu’il est utilisé pour référer à deux sentiments distincts. Ceux qui parlent d’immersion dans un jeu comme Tetris (Pajitnov, 1984), où le joueur doit contrôler des objets sans que sa présence dans l’environnement du jeu ne soit reconnue et où l’espace vidéoludique est entièrement visible à l’écran, la considèrent comme un sentiment d’« absorption dans une condition, action, intérêt, etc. » (Calleja, 2011, p. 26, notre traduction). Ceux qui discutent d’immersion dans un jeu comme Tomb Raider (Eidos Interactive, 1996), où l’espace est navigable et où le joueur est représenté, la conçoivent plutôt comme un sentiment de transport dans un univers autre (Calleja, 2011, p. 28, notre traduction). Alors que l’immersion comme transport peut être vue comme un synonyme de ce que les chercheurs en cyberpsychologie appellent « présence », on ne peut pas en dire autant pour le sentiment d’absorption, que certains chercheurs, comme Marie-Laure Ryan (2001, p. 9), n’incluent pas dans leur conception de l’immersion. L’immersion

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fictionnelle est généralement associée au sentiment de « présence » dans un univers diégétique, mais nous verrons qu’elle peut aussi, dans le cas des jeux vidéo, être étroitement liée au sentiment d’absorption lorsque l’histoire du jeu se présente comme un puzzle à reconstituer.

Le modèle holistique de Calleja

6 Cherchant à surmonter cette confusion autour du terme « immersion », Gordon Calleja propose d’utiliser le terme moins fortement connoté « incorporation » pour qualifier un état psychologique intense, mais fragile et intermittent, lors duquel la conscience du joueur et l’environnement du jeu ne font plus qu’un. Avec ce terme, Calleja entend référer à un phénomène double : l’assimilation de l’environnement du jeu dans l’esprit du joueur et l’incorporation [embodiment] du joueur dans l’univers du jeu, concourant tous deux à l’impression d’habiter les lieux. Étant donné la description qu’il fait du concept, l’incorporation ne s’applique qu’aux médias interactifs qui reconnaissent la présence du joueur dans l’environnement du jeu et lui confère une certaine agentivité (Calleja, 2011, pp. 169-173). Calleja avance aussi l’idée qu’un engagement simultané avec plusieurs dimensions du jeu est nécessaire à l’incorporation et que l’engagement avec chacune de ces dimensions implique que le joueur n’y porte plus consciemment attention (pp. 40-41). Lorsqu’un joueur commence une partie, son attention est souvent focalisée sur sa maîtrise des contrôles et sa familiarisation avec l’espace, ce qui rend l’incorporation difficile durant cette phase d’apprentissage (pp. 170-171).

7 Parmi les différents types d’engagements relevés par Calleja, on retrouve : l’engagement kinesthésique, qui concerne la maîtrise et l’intériorisation des contrôles ; l’engagement spatial, lié à la structure des lieux et à la familiarisation du joueur avec la géographie du jeu ; l’engagement narratif, qui concerne l’intérêt pour le récit scénarisé et l’histoire générée par les actions du joueur ; l’engagement affectif, référant aux émotions suscitées par le jeu ; l’engagement ludique, concernant les buts poursuivis par le joueur, ses possibilités d’actions, ses choix et les conséquences qui en découlent ; et enfin, l’engagement partagé, regroupant l’interaction, la coopération et la compétition avec d’autres joueurs – qui sera mis de côté dans le présent article puisque nous analysons un jeu solo (Calleja, 2011, pp. 43-44). Cette subdivision est utile pour étudier le phénomène de l’immersion, car elle permet de mieux comprendre comment les différentes dimensions d’un jeu (interface physique, spatialité, narrativité, jouabilité) peuvent susciter cet état psychologique. Il ne faudrait toutefois pas croire que ces dimensions agissent chacune indépendamment sur l’immersion du joueur. Comme l’indique Calleja, elles « sont expérimentées non pas isolément, mais toujours en relation les unes aux autres, la séparation étant ici fait à des fins d’analyse » (Calleja, 2011, p. 37, notre traduction). L’auteur reconnaît donc que les différentes composantes d’un jeu produisent des effets combinés sur l’immersion, même s’il étudie l’impact de chacune d’elles séparément dans son livre (chaque chapitre porte sur une composante en particulier).

8 Le modèle de Calleja servira de point de départ à notre réflexion parce qu’il prend à la fois en considération l’expérience subjective du joueur et les aspects formels du jeu, en plus d’admettre que plusieurs variables interagissent pour susciter l’incorporation. Contrairement à Calleja, nous préférons conserver le terme « immersion » pour nous référer tantôt au sentiment d’absorption, tantôt au sentiment

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de présence du joueur, selon le type d’immersion qui est expérimenté. Puisque Calleja étudie des jeux de rôle en ligne massivement multijoueur (MMORPGs) qui ont tendance à favoriser un engagement simultané avec toutes les dimensions d’un jeu, son modèle rend moins bien compte des jeux qui développent davantage certaines dimensions et misent sur un type d’immersion en particulier. Il exclut par ailleurs la possibilité même d’une « immersion fictionnelle » puisqu’il relègue le sentiment d’être transporté par l’histoire d’un jeu au statut d’« engagement narratif ». Pour toutes ces raisons, nous nous appuierons également sur le « SCI-model » développé par Laura Ermi et Frans Mäyrä (2005).

Le « SCI-Model » d’Ermi et Mäyrä

9 Dans leur texte « Fundamental Components of the Gameplay Experience : Analysing Immersion », Ermi et Mäyrä (2005) identifient trois types d’immersion possibles lors d’une expérience vidéoludique. L’immersion sensorielle repose sur le degré de vivacité des stimuli audiovisuels qui surpassent en intensité l’information sensorielle provenant du monde physique (Ermi et Mäyrä, 2005, p. 7). Elle est favorisée par la saturation perceptuelle, l’illusion de réalisme audiovisuel, la transparence du médium et l’isolation du joueur des stimuli provenant de son entourage (Therrien, 2014, p. 451). L’immersion imaginative – qu’Arsenault et Picard (2008) qualifient d’immersion fictionnelle – implique que le joueur se sente transporté dans la diégèse du jeu par le biais de l’histoire, des personnages et des représentations (Ermi et Mäyrä, 2005, p. 8). Elle repose sur la plausibilité de l’univers fictionnel, la crédibilité des personnages, la familiarité du spectateur avec les conventions employées, la cohérence des événements et le déploiement de stratégies visant à renforcer l’effet de tension, de choc, de tristesse, etc. (Therrien, 2014, p. 454). Ces deux types d’immersion ne sont pas exclusifs au jeu vidéo et peuvent survenir lors du visionnement d’un film ou d’une capsule de réalité virtuelle non interactive. Partant de l’idée que les règles et la jouabilité sont au cœur de l’expérience vidéoludique, Ermi et Mäyrä (2005, p. 7) ajoutent à ces deux sous- catégories de l’immersion une troisième qui est spécifique au jeu vidéo : l’immersion basée sur le défi. De manière similaire au concept de flow théorisé par le psychologue Csikszentmihalyi (1990), celle-ci prend forme lorsqu’un équilibre se crée entre les habiletés du joueur et le degré de difficulté des défis présents dans le jeu. Ce type d’immersion – qu’Arsenault et Picard (2008) appelle l’immersion systémique – repose, d’une part, sur la clarté des instructions et des buts à atteindre, sur la rétroaction du système et sur la nature engageante des mécaniques de jeu et se fonde, d’autre part, sur les habitudes vidéoludiques du joueur, sa compréhension des règles, sa dextérité et sa capacité à résoudre les défis cognitifs ou physiques proposés par le jeu (Therrien, 2014, pp. 452-453). Généralement, l’immersion sensorielle et l’immersion fictionnelle sont liées au sentiment d’être transporté dans un univers autre, alors que l’immersion basée sur le défi est associée au sentiment d’absorption dans une certaine condition se produisant lorsque nos ressources mentales sont tellement sollicitées par une tâche qu’on oublie, pour un instant, où l’on se trouve. Nous verrons toutefois que ces deux sentiments peuvent se confondre lorsque le joueur doit fournir un effort mental pour reconstituer l’histoire du jeu.

10 Le modèle d’Ermi et Mäyrä nous semble particulièrement intéressant parce qu’il prend à la fois en considération les composantes du jeu, les particularités du joueur et le contexte de jeu, mais aussi parce qu’il admet la possibilité d’un jeu qui privilégie

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l’aspect fictionnel ou encore la résolution de problèmes pour susciter l’immersion. Sa tripartition peut donner l’impression que les trois types d’immersion sont mutuellement exclusifs, mais comme les auteurs le mentionnent au passage, ils peuvent se mélanger et s’enchevêtrer de différentes façons (Ermi et Mäyrä, 2005, p. 8). Ermi et Mäyrä (2005, p. 11) expliquent que, dans certains jeux et genres vidéoludiques, une forme d’immersion prend le dessus sur les autres en raison du développement accru de certaines dimensions ; ce qui a d’ailleurs été confirmé par une étude d’Arsenault et Picard (2008). Dans le prolongement de leur modèle, nous tenterons de mieux comprendre comment l’immersion fictionnelle interagit avec les autres types d’immersion et comment les composantes de jeu autres que la narrativité et les personnages influencent l’immersion fictionnelle. Avant d’y arriver, il est toutefois nécessaire de résumer comment l’immersion fictionnelle est considérée dans les études du jeu vidéo.

L’immersion fictionnelle dans les jeux vidéo

11 L’immersion fictionnelle dont il est ici question est entendue dans un sens différent de celui que lui confère Jean-Marie Schaeffer. Dans son ouvrage Qu’est-ce que la fiction ?, le théoricien décrit l’immersion fictionnelle comme un état mental « biplanaire » lors duquel le joueur se laisse volontairement tromper par les illusions pour entrer dans la fiction, tout en maintenant une saine distance critique pour éviter d’acquérir de fausses croyances (Schaeffer, 1999, p. 190). Autrement dit, l’immersion fictionnelle consiste à se laisser prendre au jeu, tout en sachant qu’il ne s’agit que d’un jeu. Même si nous sommes d’accord avec Schaeffer pour dire que l’immersion fictionnelle implique de se laisser leurrer sans perdre tout jugement critique, nous ne concevons pas l’immersion fictionnelle comme porte d’entrée vers la fiction ni comme condition de son existence. L’immersion fictionnelle dont nous faisons mention fait référence à une forme d’expérience vidéoludique possible lorsque les conditions optimales sont réunies, autant du côté du jeu que du joueur.

Trois sous-catégories d’immersion fictionnelle dans les jeux vidéo

12 À la suite de Marie-Laure Ryan (2001), Arsenault et Picard (2008) subdivisent l’immersion fictionnelle dans les jeux vidéo en trois sous-catégories. Reliée à l’exploration spatiale, l’immersion diégétique – que Ryan nomme l’immersion spatiale – renvoie à l’impression d’être présent dans l’univers fictionnel d’un jeu et serait influencée par la qualité et la quantité des détails fournis dans cet espace (Arsenault et Picard, 2008, p. 12). La familiarité du joueur avec l’environnement du jeu contribuerait également à la naissance de ce sentiment. L’immersion narrative – que Ryan appelle l’immersion temporelle – réfère au sentiment d’être captivé par le récit et d’être impatient de connaître son dénouement. Elle serait liée aux stratégies narratives mises en place dans le jeu et au désir qu’a le joueur de faire progresser l’histoire (Ibid.). L’immersion identificatrice – que Ryan appelle l’immersion émotionnelle – surviendrait, pour sa part, lorsque le joueur a l’impression d’incarner son personnage ou lorsqu’il établit un lien d’attachement fort avec lui suscitant des émotions intenses et complexes (Arsenault et Picard, 2008, p. 13). Parmi les dimensions du jeu qui sont généralement associées à l’immersion fictionnelle, on retrouve la narrativité et les

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personnages. Ces deux dimensions comportent différentes variables censées influencer positivement ou négativement l’immersion fictionnelle.

Influence de la narrativité sur l’immersion fictionnelle

13 Le terme narrativité englobe traditionnellement les notions d’histoire, de récit et de narration, qui ne sont pas utilisées comme des synonymes : l’histoire est une série d’évènements qui touchent un ou plusieurs personnages et qui se déroulent dans un monde donné, le récit est l’organisation de cette histoire en un texte et le style dans lequel il est produit, et la narration, quant à elle, est le mode de communication du récit. (Arsenault, 2006, p. 19)

14 Ces distinctions n’ont toutefois pas la même pertinence pour le médium vidéoludique, dont l’histoire se déroule la plupart du temps ici et maintenant. Tel que le remarque Ryan (2006), les productions vidéoludiques ne sont pas des histoires au sens classique du terme, mais constituent des systèmes capables de générer du contenu narratif. Puisque le joueur a le double rôle de spectateur qui regarde l’histoire se dérouler sous ses yeux et d’acteur qui influence le déroulement de l’histoire, jouer une partie revient à actualiser « l’une des possibles histoires que permet le système » (2006, p. 281, notre traduction). Même lorsqu’un jeu comporte une seule trame narrative possible, le joueur doit performer des actions pour enclencher son déroulement. Comme l’explique Arsenault, le mode narratif d’un jeu se déploie toujours en fonction d’un algorithme qui est non seulement responsable de l’application des règles, mais aussi » de structurer l’enchaînement des contenus et d’informer le joueur sur ce qu’il advient du monde fictionnel et des actions qu’il entreprend » (Arsenault, 2006, p. 97). Dans bien des cas, le jeu vidéo est « extrinsèquement » narratif, au sens où il peut véhiculer un récit au moyen de techniques cinématographiques ou littéraires, et « intrinsèquement » narratif, au sens où les actions du joueur ont une portée narrative au sein de l’univers diégétique (pp. 97-98).

15 Pour rendre compte de ce phénomène, Calleja (2011, pp. 114-115) distingue l’histoire scénarisée du jeu (scripted narrative) de l’alterbiographie du joueur. L’histoire scénarisée est celle qui a été préalablement intégrée dans le code de programmation par les concepteurs du jeu et peut être véhiculée de deux façons distinctes. Dans un type de récit que Levine (2008) appelle le « push narrative », les informations sur l’histoire peuvent être imposées aux joueurs par le biais de cinématiques, d’actions contextuelles (quick time events), de textes ou de dialogues. Dans un type de récit que Levine (2008) nomme le « pull narrative », le joueur doit plutôt découvrir des informations dissimulées et disséminées dans l’univers du jeu pour les réorganiser en un tout cohérent et émettre des hypothèses sur l’histoire (cité dans Calleja, 2011, pp. 122-123). Même si, note Calleja, le récit à reconstituer implique le risque que certains joueurs passent à côté d’une partie du contenu narratif, ceux ayant pris le temps et fourni l’effort de chercher les éléments narratifs seront davantage investis dans l’histoire.

16 L’alterbiographie (aussi appelée narrativité expérientielle ou récit en devenir) est, quant à elle, l’histoire générée par les actions du joueur et continuellement actualisée dans son esprit de façon plus ou moins consciente (Calleja, 2011, pp. 115-117). Selon Jenkins (2004, p. 128), ces « récits émergents » (emergent narratives), qui prennent forme au fur et à mesure que le joueur entreprend des actions dans le monde fictionnel, ne sont pas prédéterminés par les concepteurs, mais demeurent limités par le design du

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jeu. L’alterbiographie est donc non seulement influencée par la capacité d’imagination du joueur, mais aussi par la marge de liberté qui lui est octroyée et par le degré d’ouverture du monde vidéoludique. Pour reprendre la terminologie de Chandler (2007), le développement d’une riche alterbiographie serait favorisé par une structure narrative « mythocentrique » ouverte dans laquelle le joueur peut poursuivre ses propres objectifs, plutôt que par une structure « logocentrique » linéaire et planifiée d’avance par les concepteurs (Chandler cité in Arsenault, 2014, p. 480). Au lieu d’envisager ces deux structures narratives comme des catégories binaires, indique Arsenault (2014), il faut les concevoir comme un continuum : une structure narrative n’est jamais entièrement fermée ou ouverte, mais se situe quelque part entre ces deux extrêmes d’une manière qui peut fluctuer au cours de la progression du joueur. Selon Calleja (2011, pp. 131-133), l’engagement narratif a plus de chance de se produire lorsque l’alterbiographie du joueur se marie bien avec les composantes de l’histoire scénarisée, lorsque cette dernière tient le joueur en haleine et lorsqu’elle l’intéresse suffisamment pour qu’il inclue ses éléments dans son alterbiographie.

Influence du personnage-joueur sur l’immersion fictionnelle

17 Comme le souligne Arsenault (2006, p. 6), c’est à travers le personnage-joueur que nous pouvons découvrir l’histoire d’un jeu, s’y immerger et participer à l’élaboration d’un récit interactif rendant l’expérience vidéoludique plus engageante. Tout comme les concepts d’immersion et de narrativité, les termes « personnage » et « avatar » sont polysémiques (Aldred, 2014, p. 356). Certains chercheurs appellent « avatar » la « représentation visuelle de la présence du joueur dans l’univers du jeu » et « acteur » le « personnage distinct du joueur, avec sa personnalité, ses caractéristiques et, jusqu’à un certain point, sa propre pensée » (Gard cité in Arsenault, 2013, p. 255). Dans les études du jeu vidéo, il est courant d’associer l’avatar aux jeux à la première personne dans lesquels le joueur vit lui-même les événements et l’acteur, aux jeux à la troisième personne dans lesquels le joueur se distingue de son personnage tout en le contrôlant (Arsenault, 2013). Comme le démontrent Arsenault (2013) et Therrien (2013), le point de vue (première ou troisième personne) n’est toutefois pas le seul facteur influençant la relation entre le joueur et son personnage, étant donné le déploiement d’une pluralité d’autres stratégies par les concepteurs. Les rapports entre un joueur et un personnage de jeu vidéo sont beaucoup plus complexes et se situent généralement quelque part sur un continuum entre deux postures distinctes, soit l’extension de soi et l’identification.

18 La posture de l’« extension de soi » (Therrien, 2013, p. 227) suppose que le joueur se projette dans le monde fictionnel du jeu par le biais d’un avatar qu’il perçoit comme un prolongement numérique de son corps. Pour expliquer cette relation entre le joueur et son avatar, Jessica Aldred (2014, p. 357) utilise la notion d’incarnation (embodiment) et explique que le joueur considère être le personnage (identify as), plutôt que de s’identifier à lui comme s’il s’agissait d’une entité séparée (identify with). L’extension de soi correspond à ce que Jean-Marie Schaeffer nomme la « virtualisation identitaire » ; une posture selon laquelle « le sujet fictionnel qui se déplace dans l’univers virtuel est en fait un double du joueur réel » (Schaeffer cité in Arsenault, 2013, p. 4). Selon Therrien (2013), cette posture est favorisée par des avatars « coquille vide » qui ont des traits caractéristiques peu développés (ou personnalisables) de même que des possibilités d’action étendues. Dans le même ordre d’idée, Arsenault (2013) associe cette

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posture aux « jeux à dominante avatorielle » qui minimisent l’altérité entre le personnage et le joueur. Selon Salen et Zimmerman (2004, pp. 453-455), le joueur qui se met à la place de son personnage demeure néanmoins conscient qu’il s’agit d’une entité fictive pouvant être contrôlée à sa guise telle une marionnette. C’est ce que les auteurs appellent la « double conscience du joueur ».

19 La posture de l’« identification » (Therrien, 2013, p. 227) suppose, quant à elle, que le joueur éprouve un lien d’attachement ou de l’empathie envers un personnage, tout en le considérant comme une entité distincte de lui. L’identification correspond à ce que Schaeffer appelle l’« allosubjectivité » ; une posture selon laquelle le joueur « s’identifie à un personnage fictif qui se déplace dans le monde fictionnel en accord avec les ordres que le joueur lui donne » (cité par Arsenault, 2013, p. 4). Selon Therrien, cette posture est favorisée par des « avatars caractérisés » dont la personnalité est prédéterminée par les concepteurs du jeu et dont les expressions ou réactions sont perceptibles à l’écran. Voir le visage expressif de l’avatar ou constater les dommages faits à son enveloppe corporelle a tendance à déclencher la peur, la tension ou l’empathie réflexe chez le joueur doté d’un système neuronal miroir favorisant la « contagion émotionnelle » (Grodal cité in Therrien, 2013, pp. 236-237). Puisque la majorité du temps, le joueur voit son avatar de dos, ce sont souvent les personnages non joueurs qui déclenchent ces émotions (Therrien, 2013, p. 238). Dans le même ordre d’idée, Arsenault (2013) associe cette posture aux jeux à dominante actorielle qui préservent les différences intersubjectives entre le personnage et le joueur. Bien évidemment, chaque joueur réagit différemment et peut osciller entre ces deux postures au cours de sa partie.

20 Ce qui complique également la donne, c’est que des stratégies compensatoires – qu’Arsenault (2013, p. 258) appelle des « marqueurs de subjectivation » – sont parfois utilisées pour renforcer la fusion identitaire dans les jeux à dominante actorielle. Parmi ces stratégies, on retrouve le protagoniste silencieux, le protagoniste amnésique qui découvre son histoire en même temps que le joueur, le récit de naissance ou d’enfance du personnage, la caméra qui fait voir ce que le personnage voit, le jet de sang qui éclabousse l’objectif, les boîtes de texte qui reflètent les pensées du personnage, etc. À l’inverse, des stratégies compensatoires – qu’Arsenault (2013, pp. 256-257) appelle des « marqueurs d’allosubjectivité » – sont parfois employées pour préserver l’altérité entre le joueur et le personnage dans les jeux à dominante avatorielle. Parmi ces stratégies, on peut compter le son de la voix du personnage, les passages fréquents de la caméra en troisième personne, les cinématiques, les reflets du visage de l’avatar sur des vitres ou des miroirs, etc.

21 Selon Therrien (2013), la présence vidéoludique est favorisée par un avatar caractérisé mis en scène selon des stratégies narratives qui, contrairement aux cinématiques, intègrent des possibilités d’action. Autrement dit, l’immersion fictionnelle dans un jeu vidéo a plus de chance de se produire lorsque le personnage-joueur a ses « préoccupations propres qui ne font pas simplement écho à la volonté de puissance qui anime le joueur » (Therrien, 2013, p. 245). De manière similaire, Arsenault (2013, p. 270) affirme que l’approche actorielle demeure la « clé de voûte » de l’immersion fictionnelle et le meilleur « allié » du joueur dans son expérience ludonarrative vidéoludique, même s’il restreint sa liberté de dire et de faire ce qu’il lui plaît. Pour susciter l’immersion fictionnelle dans un jeu vidéo, il peut néanmoins être profitable de créer un équilibre entre les approches actorielle et avatorielle, indique Arsenault. La

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liberté d’agir du joueur et sa capacité à exprimer ses préférences de jeu seront comblées par l’approche avatorielle, alors que l’approche actorielle renforcera la force émotive du récit. Pour donner lieu à un bon récit interactif et favoriser l’immersion fictionnelle, il serait donc préférable de « jouer sur les deux fronts », c’est-à-dire avoir « une mesure d’acteur dans l’avatar et une mesure d’avatar dans l’acteur » (Arsenault, 2013, p. 258).

Influence d’autres dimensions du jeu sur l’immersion fictionnelle

22 Au début des années 2000, il existait un important débat entre les narratologues, qui croyaient en la possibilité d’utiliser les concepts issus de la narratologie pour étudier les récits vidéoludiques (Murray, 1997), et les ludologues, selon lesquels il fallait inventer de nouveaux outils conceptuels pour étudier les récits interactifs des jeux vidéo (Aarseth, 1997 ; Frasca, 1999 ; Juul, 2001). Ce débat a eu un grand impact sur le développement subséquent des études du jeu vidéo et sur la manière d’aborder le concept de narrativité (Ryan, 2006, p. 275). Aujourd’hui, la plupart des théoriciens du jeu s’entendent pour dire que le monde fictionnel motive le joueur à atteindre les buts du jeu et que l’interactivité génère le récit plutôt que d’exclure sa possibilité d’existence. Ils reconnaissent, toutefois, que les jeux sont plus souvent centrés autour de la jouabilité qu’autour de l’histoire ; que le système de règles encadre les éléments fictionnels et leur confère un sens ; que le récit a une fonction différente dans les jeux et les médias traditionnels ; et que certains genres vidéoludiques sont axés sur la jouabilité alors que d’autres sont focalisés sur la narrativité (Calleja, 2011, p. 13 ; Arsenault, 2014, p. 476).

23 Depuis que le débat entre les ludologues et les narratologues est révolu, plusieurs auteurs s’efforcent de faire le pont entre les dimensions ludique et narrative d’un jeu vidéo. Dans Avatars of Story, Ryan (2006, p. 291) propose d’adopter une approche ludonarrative consistant à : concevoir l’histoire comme un moyen de faciliter l’apprentissage des règles ; se demander si le système de règles pourrait être lié à une histoire différente ; chercher à voir si les règles sont cohérentes avec le monde fictionnel, etc. Dans Half-Real, Juul (2005, p. 149) adopte également une approche ludonarrative pour étudier comment le système de règles confère un sens aux éléments fictionnels en donnant, entre autres, l’exemple du jeu Call of Duty IV (Infinity Ward, 2007) dans lequel le drapeau n’a pas la signification traditionnelle d’identité nationale et de patriotisme, mais plutôt celle de la victoire. Juul indique, par ailleurs, que les concepts d’espace vidéoludique, de design et de quête font le pont entre les règles et la fiction (Juul, 2005, p. 17 et 188). On pourrait en dire autant du concept d’alterbiographie (ou de récit émergent), qui rend bien compte du fait que les actions du joueur sur le plan ludique contribuent à l’élaboration de l’histoire. Arsenault (2013, p. 262) fait remarquer que le récit et l’avatar sont à la base de la jouabilité, car ils justifient et délimitent les possibilités d’actions du joueur de même que le répertoire de stratégies qu’il peut mettre à exécution, en plus de motiver ses actions. À la lumière de l’approche ludonarrative, il ne semble pas suffisant, pour étudier l’immersion fictionnelle, de concentrer uniquement son attention sur la structure narrative du jeu, sur ses cinématiques, sur le type d’avatar privilégié et sur le lien que le joueur est encouragé à tisser avec son personnage.

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24 Quelques auteurs ont déjà fait le pont entre l’immersion fictionnelle et les dimensions du jeu autres que la narrativité et les personnages. Le concept d’immersion diégétique, développé par Arsenault et Picard (2008, p. 12) à la suite de Ryan (2001), par exemple, prend en considération l’influence de la spatialité sur l’immersion fictionnelle : plus un environnement vidéoludique est riche en couleurs, en textures et en stimuli audiovisuels, plus il sera facile pour le joueur de croire au monde fictionnel. Ce concept laisse entrevoir la possible coexistence de l’immersion sensorielle et diégétique, dans la mesure où elles sont toutes deux favorisées par un environnement riche en détail. Dans sa thèse de doctorat, Therrien (2011, p. 79) avance l’idée que l’association des boutons de la manette à différents membres du corps de l’avatar (main, jambe, cou), tel que c’est le cas dans le jeu (Quantic Dream, 2010), aide le joueur à percevoir l’avatar comme une extension de son corps. Ce faisant, il met en évidence le rôle que peut jouer l’interface physique et les contrôles dans l’immersion identificatoire. En mentionnant les tracées en surbrillance, les flèches directionnelles et les cartes spationarratives qui indiquent au joueur dans quelle direction aller pour faire avancer sa mission et, par le fait même, l’histoire du jeu, Therrien (2011, p. 74 et 84) laisse entrevoir le rôle que peut jouer l’interface graphique dans l’immersion narrative. Lorsqu’il mentionne les jeux qui diégétisent la formation du joueur en intégrant les instructions aux répliques d’un personnage non joueur, par exemple, Therrien met également en évidence la possibilité d’entrer en immersion fictionnelle dès la phase d’apprentissage du jeu (p. 80). À la suite de Schaeffer (1999), selon qui l’immersion fictionnelle requiert une « attitude ludique » impliquant de « faire comme si », Genvo (2006, p. 6) défend l’idée que la jouabiltié (gameplay), soit l’actualisation des règles du jeu par le joueur, encourage cette attitude ludique. On pourrait aussi penser que la jouabilité influence l’immersion narrative lorsque les récompenses prennent la forme d’éléments narratifs comme : une cinématique, une rencontre avec un nouveau personnage ou l’accès à une nouvelle intrigue.

25 À notre avis, de nombreux autres éléments non narratifs peuvent influencer l’immersion fictionnelle dans un jeu vidéo. L’analyse du jeu solo Abzû nous permettra de mieux saisir l’impact de la dimension ludique, spatiale et kinesthésique sur la capacité du joueur à concentrer son attention sur l’histoire et sur les personnages pour mieux s’immerger dans l’univers fictionnel. Nous avons entre autres choisi ce jeu parce que sa visée immersive est clairement énoncée dans son paratexte. Ainsi peut-on lire dans la description du jeu sur la plateforme Steam : « Immergez-vous dans un monde débordant de couleur et de vie dans votre descente vers le cœur de l’océan ».

Analyse d’Abzû

26 Notre analyse ludonarrative du jeu Abzû s’inscrit dans une démarche exploratoire visant à proposer des pistes de réflexion sur les facteurs pouvant influencer l’immersion fictionnelle dans un jeu vidéo. Nous ne prétendons pas rendre compte de l’éventail des expériences qu’il est possible de vivre en jouant à ce jeu. Nous cherchons plutôt à évaluer son potentiel immersif en fonction de ses éléments constitutifs et de leur interinfluence, tout en sachant que ce potentiel immersif peut être actualisé ou non par les joueurs. Avant de procéder à l’analyse, nous avons constitué une grille regroupant différentes dimensions d’un jeu (narrativité, personnage, jouabilité, spatialité et contrôles) qui – selon les théories susmentionnées – sont censées

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influencer l’immersion en fonction d’une série de variables. Notre travail s’inscrit également dans une démarche inductive, puisqu’il s’agit d’identifier d’autres variables pouvant influencer l’immersion fictionnelle qui ne figurent pas dans la littérature sur le sujet. Enfin, l’analyse se fonde sur nos propres expériences avec le jeu et sur nos propres interprétations de son histoire. Une étude de réception serait donc nécessaire pour voir si le potentiel immersif d’Abzû s’actualise chez la majorité des joueurs et si notre conception de son histoire fait écho à celle d’autres joueurs.

Présentation d’Abzû et de sa visée immersive

27 Créé par le studio indépendant Giant Squid et édité par l’entreprise 505 Games en 2016, le jeu d’aventure et d’exploration Abzû invite les joueurs à s’immerger, au sens propre 1 comme au sens figuré, dans un monde sous-marin tridimensionnel riche en détails visuels et sonores. Présenté comme « une aventure sous-marine époustouflante qui évoque le rêve de la plongée », Abzû laisse au joueur le soin de deviner la quête du personnage principal au fur et à mesure qu’il progresse dans le jeu. La description du jeu sur la plateforme de distribution en ligne Steam évoque l’exploration de « paysages épiques » et la découverte d’écosystèmes marins. On y retrouve également des explications sur le titre du jeu qui veut dire, en sumérien, « l’océan du savoir » et qui laisse présager un univers fictionnel riche en significations.

Influence de la narrativité sur les différents types d’immersion

28 La structure narrative du jeu Abzû est davantage logocentrique que mythocentrique, sans être complètement fermée et linéaire. Le joueur peut temporairement dévier de la trame narrative principale, qui consiste à sillonner la mer afin de lui rendre son énergie bleue et restituer la vie sous-marine. Il peut, en effet, explorer les recoins de l’océan, ramasser des coquillages, s’agripper au dos des tortues, faire virevolter les bancs de poissons ou méditer sur des statues. La possibilité d’errer dans le jeu et d’interagir avec les robots et les créatures sous-marines (quoique de façon limitée) permet au personnage-joueur de développer une riche alterbiographie en phase avec l’histoire scénarisée, ce qui est théoriquement censé compenser la linéarité de la trame narrative principale et renforcer l’immersion fictionnelle du joueur.

29 La méthode par laquelle l’histoire intégrée d’Abzû est divulguée consiste en un astucieux mélange de récit imposé (push narrative) et de récit à reconstituer (pull narrative). En effet, une bonne partie du récit doit être recomposée au moyen d’une série d’indices dispersés ici et là dans l’environnement du jeu et auxquels le joueur doit porter attention pour élaborer des hypothèses sur l’histoire. Le jeu débute avec l’image d’un mystérieux personnage inanimé qui flotte au milieu de l’océan. Après avoir pris le contrôle de ce personnage, le joueur commence à nager dans l’environnement sous- marin sans trop savoir où il se trouve et où il doit se rendre. Lors de son passage dans un temple inondé, le joueur attentif et curieux remarquera les fresques qui tapissent les murs de l’édifice et prendra le temps de les observer. Il discernera alors les représentations énigmatiques des habitants d’une civilisation disparue, qui exploitent l’énergie bleue de l’océan pour ensuite la retourner à sa source, et supposera possiblement que ces habitants vivaient en harmonie avec la nature. Dans un autre temple inondé, il apercevra l’image d’une personne qui ressemble à son avatar et qui se

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tient devant une structure pyramidale recouverte de circuits électroniques et au pied duquel s’agenouillent les habitants de la civilisation disparue. Faute d’indices supplémentaires, le joueur ressortira probablement du temple avec plus de questions en tête que de réponses.

30 Arrivé à un endroit sombre et sans vie où s’entassent des centaines de structures pyramidales qui menacent de l’électrocuter, le joueur pourra être tenté de les concevoir comme des éléments perturbateurs de l’écosystème marin. Il pensera potentiellement que ces tétraèdres électroniques épuisent les ressources d’énergie bleue permettant à cet environnement de prospérer et pourra prêter aux concepteurs du jeu l’intention d’illustrer un conflit entre la machine et la nature. Après être entré dans une carcasse de métal labyrinthique où se trouve une sorte d’antichambre, le joueur aura la possibilité d’activer un hologramme qui révèle la composition interne de son personnage. En voyant son squelette de métal, il comprendra peut-être que l’avatar est un androïde et verra désormais le jeu comme l’illustration d’un combat entre la machine et la machine. Les fresques, les tétraèdres explosifs et l’hologramme sont autant d’indices permettant au joueur de reconstituer l’histoire du jeu et théoriquement censés favoriser l’immersion fictionnelle chez les joueurs qui y prêtent attention.

31 Certains éléments de l’histoire sont, pour leur part, imposés au joueur par le biais de cinématiques ou d’actions contextuelles (quick time events), dont celles mettant en scène un requin qui : mange le robot-guide du personnage-joueur d’un geste menaçant puis s’enfuit, se retrouve coincé sous un tétraèdre jusqu’à ce que l’avatar vienne le secourir, se fait électrocuter en même temps que lui par un tétraèdre explosif géant et meurt sous le regard abattu de l’avatar. Ces cinématiques contribuent à l’immersion fictionnelle identificatoire en suscitant de l’empathie réflexe envers le personnage- joueur et le requin, tout comme elles favorisent l’immersion narrative en piquant la curiosité du joueur et en lui donnant envie de connaître la suite de l’histoire. Puisque la cinématique mettant en scène la mort du requin laisse entrevoir le squelette de métal du personnage-joueur à travers sa combinaison de plongée déchirée sous l’impact de l’explosion, elle fournit également des indices sur sa nature d’androïde. Cet exemple démontre qu’une cinématique énigmatique peut faire partie du récit à reconstituer plutôt que du récit imposé lorsqu’elle fournit des clefs interprétatives. Vers la fin du jeu, plusieurs cinématiques visuellement grandioses, accompagnées d’une musique enivrante, font voir la nature qui se revitalise après la destruction des tétraèdres électroniques par le personnage-joueur. Ces cinématiques concourent non seulement à l’immersion fictionnelle en servant de clefs interprétatives pour élaborer des hypothèses sur l’histoire du jeu, mais également à l’immersion basée sur le défi en récompensant le joueur et à l’immersion sensorielle en déclenchant une orgie de couleurs, de sons et de formes.

Influence du personnage sur l’immersion fictionnelle

32 Pour prendre part à l’aventure que propose Abzû, le joueur doit contrôler, à partir d’un point de vue à la troisième personne, un personnage humanoïde mystérieux dont le nom, le genre et le récit de vie demeurent inconnus. Affublé d’un équipement de plongée noir et jaune d’allure futuriste, le personnage ne possède aucune personnalité prédéfinie et communique de manière limitée avec les robots et les animaux qui l’entourent par le biais d’ondes sonores indéchiffrables à l’oreille humaine. L’avatar

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n’est pas personnalisable : ses caractéristiques physiques et ses compétences ne peuvent pas être changées par le joueur. Pour reprendre les termes proposés par Therrien (2013), le personnage se situe à mi-chemin entre l’avatar coquille vide et l’avatar caractérisé. Le fait que l’on n’ait aucune information sur le personnage et que ce dernier puisse explorer l’environnement du jeu librement rapproche Abzû de ce qu’Arsenault (2013) appelle un jeu à dominante avatorielle. Toutefois, la perspective à la troisième personne, permettant de voir les réactions du personnage-joueur et de demeurer alerte face aux éléments pouvant porter atteinte à son intégrité physique, rapproche Abzû d’un jeu à dominante actorielle. Nous pouvons en outre remarquer la présence, dans le jeu, de marqueurs de subjectivation minimisant l’altérité entre le joueur et le personnage : le protagoniste est muet, a un visage peu expressif et semble découvrir son passé en même temps que le joueur. Sur le plan narratif, ces caractéristiques sont justifiées par le fait que le personnage soit un robot. Elles créent non seulement un mystère autour du personnage qui attise la curiosité du joueur, mais incitent aussi le joueur à projeter en lui sa propre personnalité et ses propres motivations.

33 Si l’on se fie à Therrien (2013) et Arsenault (2013), le protagoniste d’Abzû est donc un personnage idéal pour favoriser l’immersion identificatrice, parce qu’il se situe à mi- chemin entre les approches actorielle et avatorielle, offrant à la fois un point d’ancrage dans le récit et une certaine liberté d’action. Bien entendu, le joueur peut considérer l’avatar comme l’extension de son corps et de son regard dans le jeu, tout comme il peut s’en détacher et le percevoir comme un coéquipier pour lequel il ressent une certaine empathie. Il peut également osciller entre ces deux postures et même – pour des raisons extérieures aux composantes du jeu – n’en adopter aucune. Par ailleurs, le fait que le personnage soit un robot justifie certains aspects de la jouabilité qui influencent le plan narratif, de sorte qu’il soit plus facile pour le joueur de croire au monde fictionnel et de s’y immerger. En effet, sa nature d’androïde explique non seulement que l’avatar puisse rester sous l’eau sans bonbonne d’oxygène et communiquer avec les robots-guides par le biais d’ondes sonores, mais aussi qu’il ne meurt pas après s’être fait électrocuter par des tétraèdres et qu’il acquière la force de les détruire en leur fonçant droit dessus.

Influence de la dimension ludique sur l’immersion fictionnelle

34 La dimension ludique n’est pas très développée dans le jeu Abzû. Les obstacles empêchant la progression sont plutôt simples à franchir : lorsqu’une porte bloque le passage d’un lieu à un autre, le personnage-joueur n’a qu’à suivre les chaînes ou les aqueducs qui y sont reliés pour trouver les manivelles qui lui permettront d’activer son ouverture. Les blessures infligées à l’avatar par les tétraèdres explosifs et les punitions réservées au joueur qui n’a pas su les éviter sont quant à elles minimes. En effet, l’électrocution du personnage-joueur a pour seule conséquence de le paralyser pendant quelques secondes et ne laisse aucune trace visible sur son corps (sauf lors de la cinématique mettant en scène la mort du requin). Le joueur comprend rapidement qu’il peut se faire électrocuter à répétition sans véritables conséquences sur la santé de son avatar ou sur sa progression dans le jeu. La multiplication d’obstacles et de punitions aurait probablement détourné l’attention du joueur de l’environnement enchanteur et de l’histoire à reconstituer ; ce qui aurait nui à son immersion sensorielle et fictionnelle. Le fait que le joueur ne soit pas contraint par une limite de temps favorise

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également ces deux types d’immersion, en lui permettant de s’attarder sur les paysages à couper le souffle et de scruter les fresques des temples inondés. Enfin, le but principal du jeu est intrinsèquement relié au contenu narratif, soit détruire les tétraèdres électroniques pour restaurer la vie dans l’océan.

35 Pour toutes ces raisons, nous aimerions avancer l’idée que, dans Abzû, la dimension ludique n’est pas tant au service de l’immersion basée sur le défi qu’au service de l’immersion sensorielle et fictionnelle. La simplicité des défis et la clémence des punitions empêchent qu’une intense immersion basée sur le défi court-circuite la possibilité d’une immersion sensorielle et d’une immersion fictionnelle respectivement fondées sur la contemplation et la reconstitution de l’histoire.

Influence de la spatialité sur l’immersion fictionnelle

36 Bien que l’environnement du jeu ne soit pas photoréaliste, la richesse de ses détails, ses couleurs et ses formes stimule non seulement les sens du joueur d’une manière qui favorise l’immersion sensorielle, mais lui permet aussi de bien assimiler le monde fictionnel et de mieux comprendre l’histoire du jeu. Le contraste entre, d’une part, les lieux paisibles, larges, colorés et grouillants de vie dans lesquels le personnage navigue au début du jeu et, d’autre part, les endroits menaçants, étroits, sombres, inanimés dans lesquels s’entassent les tétraèdres explosifs, aide en effet à comprendre que ces structures pyramidales épuisent l’énergie bleue permettant à la faune et la flore sous- marines d’exister. La présence de barrières « naturelles » (récifs) agissant comme des murs invisibles justifie, sur le plan narratif, l’incapacité du personnage-joueur à explorer certains endroits et renforce la crédibilité du monde fictionnel. Lorsque l’environnement navigable n’est pas délimité par des récifs et que le personnage-joueur s’aventure trop loin, l’avatar est automatiquement ramené dans la bonne direction comme s’il était repoussé par le courant. Ces éléments aident le joueur à ne pas se perdre dans l’environnement sous-marin, tout en préservant l’impression de pouvoir explorer les lieux librement. Le fait qu’il y ait peu de risques de s’égarer favorise l’immersion sensorielle et fictionnelle, dans la mesure où le joueur n’a pas à détourner son attention de la beauté des paysages ou de l’histoire pour tenter de retrouver son chemin. Nous pouvons alors avancer l’idée que, dans Abzû, la spatialité favorise non seulement l’immersion sensorielle, mais également l’immersion diégétique et narrative du joueur.

Influence des contrôles sur l’immersion fictionnelle

37 À première vue, la dimension kinesthésique d’Abzû semble la seule qui fait obstacle à l’immersion fictionnelle, du moins pendant la période d’adaptation du joueur. Puisque les contrôles sont sensibles et contre-intuitifs2, il est difficile pour le joueur de se sentir en phase avec le corps de son avatar et, donc, d’entrer en immersion identificatrice. Le fait que le personnage semble reprendre conscience au début du jeu vient par contre justifier, sur le plan narratif, qu’il nage maladroitement et se cogne la tête au fond de l’océan durant un certain temps. Pour empêcher que les contrôles nuisent à l’immersion sensorielle et diégétique, l’environnement spatial des premiers tableaux est toutefois large, dépourvu d’obstacle et sillonné de courants marins unidirectionnels qui facilitent le déplacement du personnage et le poussent dans la bonne direction. Le personnage-joueur peut donc progresser rapidement et contempler le paysage même

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s’il nage encore maladroitement. Les morceaux du puzzle narratif à reconstituer et les tétraèdres à éviter ne se présentent pas au début du jeu ; ce qui laisse suffisamment de temps au joueur pour apprendre à nager. Les dimensions spatiale, narrative et ludique s’adaptent donc aux difficultés du jeu sur le plan kinesthésique. Ceci illustre bien à quel point c’est l’équilibre entre les différentes dimensions d’un jeu qui permet de générer une expérience immersive optimale. Puisque les contrôles sensibles rendent l’évitement des tétraèdres explosifs plus difficile et augmentent les risques d’électrocution, ils finissent éventuellement par contribuer à la contagion émotionnelle et au développement d’un sentiment d’empathie à l’égard du personnage, tout en aidant le joueur à réaliser que les tétraèdres explosifs nuisent à la vie sous-marine. En ce sens, les contrôles sensibles favorisent à long terme l’immersion identificatoire et narrative, en plus d’être au service de l’immersion basée sur le défi.

Influence de la narrativité sur l’immersion basée sur le défi

38 Nous avons vu que, dans Abzû, l’histoire du jeu doit faire l’objet d’une véritable reconstitution et élucidation de la part du joueur, à partir des bribes d’informations qu’il trouve sur son chemin et des cinématiques mystérieuses qui lui sont imposées. Le joueur concevra possiblement son personnage comme un androïde créé par les habitants d’une civilisation disparue pour revigorer la nature détruite par leur technologie. Puisque la provenance exacte des tétraèdres et du personnage-joueur n’est pas explicitée et que leur apparence futuriste contraste avec l’architecture mésopotamienne des temples inondés, le joueur préférera peut-être croire que le robot et les tétraèdres proviennent d’une autre planète et qu’ils ont envahi la terre pour exploiter son énergie bleue. Il pourra supposer que l’androïde a été conçu pour préserver l’équilibre avec la nature, mais qu’il a cessé de fonctionner pendant un certain temps. Dans un cas comme dans l’autre, il percevra potentiellement l’histoire du jeu comme une métaphore écologique de l’exploitation démesurée que les êtres humains font des ressources naturelles de la terre véhiculant le message suivant : il faut combattre les effets pervers de la technologie sur l’environnement au moyen de la technologie. Puisque l’histoire n’est pas clairement explicitée dans Abzû, il est également fort possible que le joueur élabore d’autres interprétations.

39 Nous aimerions suggérer que le processus constant de réflexion et d’interprétation nécessaire pour reconstituer l’histoire du jeu sollicite l’attention du joueur et mobilise ses ressources mentales de manière analogue à ce que font habituellement les défis et les puzzles dans les jeux vidéo. Plusieurs auteurs font des rapprochements entre le concept de jeu et le concept d’interprétation ; ce dernier pouvant être défini comme un processus dynamique par lequel un interprète confère un sens à un ensemble de signes. Ainsi, Salen et Zimmerman (2004, p. 374) avancent l’idée que « l’interprétation dans un jeu constitue l’acte de jouer ». Henriot (1989, p. 78) indique, pour sa part, que « [d]ans l’idée d’interprétation s’introduit celle de jeu » et Sicart (2009, p. 88) que « jouer est un processus herméneutique ». Nourrie par toute cette littérature, Bonenfant (2010, p. 225) n’hésite pas à affirmer que « Jouer, c’est interpreteŕ », mais « aussi s’approprier le sens du jeu ». Même si les règles du jeu sont fixes, il existe un libre jeu de leur interprétation que l’auteure appelle le « jeu du jeu » (p. 258 et 300).

40 Dans le prolongement des idées de ces auteurs, qui considèrent surtout le jeu comme le résultat d’une interprétation libre des règles par le joueur, nous aimerions avancer

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l’idée qu’un jeu peut aussi naître de l’interprétation libre d’un récit lorsqu’il se présente comme un puzzle à résoudre et comme le principal défi du jeu, tel que c’est le cas pour Abzû. Dans ce type de jeu, la narrativité n’est plus seulement une accroche (hook) qui pique la curiosité du joueur et l’embarque (lures) dans le jeu (Ryan, 2006, p. 286), mais aussi un élément qui stimule l’imaginaire du joueur, captive son attention et le force à réfléchir tout au long de sa progression dans le jeu. Nous aimerions donc suggérer que, dans Abzû, plusieurs éléments narratifs nourrissent la dimension ludique du jeu et concourent eux aussi à l’immersion basée sur le défi en plus de participer à l’immersion fictionnelle. Si, à première vue, Abzû semble privilégier l’immersion fictionnelle et sensorielle, le fait que la reconstitution de l’histoire du jeu présente une énigme à résoudre permet de générer une immersion basée sur le défi qui n’entre pas en concurrence avec l’immersion fictionnelle et l’immersion sensorielle.

Conclusion

41 Bref, dans Abzû, les dimensions ludique, spatiale et kinesthésique ne sont pas uniquement au service de l’immersion basée sur le défi et de l’immersion sensorielle, mais également de l’immersion fictionnelle. La simplicité des défis à surmonter, la faible menace qui pèse sur le personnage, l’absence de contrainte temporelle et la linéarité de l’environnement minimisant les risques de se perdre permettent aux joueurs d’enrichir leur alterbiographie en interagissant avec les créatures sous- marines, ainsi que de concentrer leur attention sur la reconstitution de l’histoire à partir d’une série d’indices. Quant aux contrôles difficilement maîtrisables, ils ne favorisent pas l’adoption d’une posture de type « extension de soi » au début du jeu, mais finissent par encourager l’empathie réflexe en maximisant les risques d’électrocution. L’analyse du jeu Abzû permet de constater que le contenu narratif et l’avatar d’un jeu vidéo ne sont pas les seuls éléments qui ont une incidence sur les possibilités d’immersion fictionnelle du joueur. Elle démontre aussi qu’inversement, la narrativité peut concourir à l’immersion basée sur le défi lorsque l’histoire du jeu se présente comme un casse-tête à résoudre, forçant le joueur à réfléchir pour élaborer des interprétations et déchiffrer le message véhiculé par le jeu.

42 Cet article visait à illustrer comment les diverses dimensions d’un jeu peuvent être simultanément mises au service de plusieurs types d’immersion. Il avait également pour objectif de démontrer que les catégories de l’immersion (sensorielle, fictionnelle, basée sur le défi, diégétique, identificatrice, narrative), élaborées par les théoriciens du jeu vidéo, sont utiles à des fins d’analyse, mais ne doivent pas masquer la complexité du phénomène de l’immersion en donnant l’impression qu’elles sont mutuellement exclusives, qu’elles se font nécessairement obstacle ou encore qu’elles opèrent en vase clos.

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NOTES

1. Ainsi, le jeu de plongée Abzû joue explicitement sur le sens premier du terme « immersion ». 2. Il faut pousser le manche (thumbstick) vers le haut pour aller vers le bas et vice versa. Le joueur peut toutefois modifier les paramètres du jeu pour inverser les contrôles.

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RÉSUMÉS

Cet article vise à mettre en lumière la manière dont les différentes composantes d’un jeu interagissent pour susciter l’immersion fictionnelle du joueur. En adoptant une approche ludonarrative et en s’inspirant du modèle holistique de l’immersion développé par Calleja de même que du SCI-Model d’Ermi et Mäyrä, nous chercherons à démontrer la complexité de l’immersion fictionnelle, qui a tendance à être masquée par la création de catégories et de sous- catégories de l’immersion. Notre objectif est double : montrer que les différents types d’immersion ne sont pas mutuellement exclusifs et expliquer comment les éléments non narratifs d’un jeu peuvent agir sur l’immersion fictionnelle. Pour illustrer ces idées et identifier différentes façons dont les effets combinés des composantes d’un jeu peuvent influencer l’immersion fictionnelle, nous effectuerons une analyse détaillée du jeu d’aventure et d’exploration Abzû, qui invite les joueurs à s’immerger – au sens propre comme au sens figuré – dans un monde sous-marin coloré et grouillant de vie.

This article is intended to show how game components interact to favor the player’s fictional immersion. With the help of a ludonarrative approach and in light of Calleja’s holistic model of immersion as well as Ermi and Mäyrä’s SCI-Model, we intend to demonstrate the complexity of fictional immersion, which tends to be masked by the creation of categories and subcategories of immersion. Our objective is twofold : showing that the different types of immersion are not mutually exclusive and explaining how non-narrative game elements can influence fictional immersion. To illustrate these ideas and to identify the many ways that combined effects of game components can impact fictional immersion, we will carry out an analysis of the adventure and exploration game Abzû, that is aimed to immerse the player – literally and figuratively – in a colorful underwater world teeming with marine life.

INDEX

Keywords : fictional immersion, video game, narration, character, gameplay, spatiality Mots-clés : immersion fictionnelle, jeu vidéo, narrativité, personnage, jouabilité, spatialité

AUTEURS

GABRIELLE TRÉPANIER-JOBIN Université du Québec à Montréal

ALEXANE COUTURIER Université du Québec à Montréal

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Aux frontières de la fiction : l’avatar comme opérateur de réflexivité

Fanny Barnabé et Julie Delbouille

Jeu, réflexivité et narration

1 Au sein des études du jeu vidéo (game studies) – et ce, depuis l’émergence du champ – les rapports entre jeux et joueurs sont, le plus souvent, décrits sous l’angle de l’immersion, de la projection ou de la fusion. L’idée que les joueurs s’« absorberaient » dans leur activité ou dans les œuvres ludiques qui la supportent est solidement installée dans les discours, et la notion d’immersion continue d’être l’un des objets privilégiés de la recherche dans ce domaine (Brown et Cairns, 2004 ; Ermi et Mäyrä, 2005 ; Arsenault et Picard, 2008 ; Therrien, 2011 ; Calleja, 2014 ; etc.). Étroitement liée aux notions – tout aussi complexes – de présence (Minsky, 1980 ; Akin, Minsky, Thiel et Kurtzman, 1983 ; Held et Durlach, 1992 ; Sheridan, 1992 ; Lombard et Ditton, 1997 ; etc.) et de flow (Csíkszentmihályi, 1990), l’immersion est généralement présentée, par défaut, comme l’état idéal que tout joueur devrait atteindre lorsqu’il entre en contact avec un univers virtuel. Par ailleurs, le terme d’immersion véhicule l’idée que cet engagement est atteint mécaniquement et passivement dès lors que le joueur interagit avec un système ludique (ce qui nie, entre autres, les phases d’apprentissage et d’appropriation nécessaires à l’appréhension de ces dispositifs).

2 L’omniprésence de cette notion ne va pas sans soulever un certain nombre de problèmes épistémologiques1. En particulier, la conception du jeu comme « plongée » dans un univers qui serait distinct du réel peine à s’articuler avec un autre concept transversal et structurant du domaine vidéoludique : celui de réflexivité. La réflexivité, en effet, caractérise autant l’expérience et l’attitude des joueurs (le play) que la structure des objets-jeux (les games).

3 D’une part, l’attitude ludique est régulièrement décrite, dans les écrits théoriques, comme découlant d’une nécessaire prise de distance vis-à-vis de l’activité en cours et comme relevant d’une pratique métadiscursive. On pensera notamment aux idées d’Henriot, qui fait de la conscience réflexive du joueur une condition de l’émergence du

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jeu : « si l’on pénètre dans le jeu au point de n’avoir plus de possibilité de recul et de désengagement, si l’on joue au point d’en venir à oublier qu’on joue, alors on se trouve aliéné : on ne joue plus » (Henriot, 1969, p. 88)2. On rappellera également les travaux de Bateson, selon lesquels une situation ne peut être reconnue comme ludique « que si les organismes qui s’y livrent sont capables d’un certain degré de métacommunication, c’est-à-dire s’ils sont capables d’échanger des signaux véhiculant le message : “ceci est un jeu” » (Bateson, 1977, p. 211). On pourrait encore citer, entre bien d’autres, l’ouvrage collectif de Frissen et al. (2015), dans lequel le jeu est défini comme une couche de signification venant se superposer à la réalité quotidienne – donc moins comme un espace isolé du réel que comme une médiation entre celui-ci et le joueur : « lorsque nous jouons, nous pouvons nous immerger avec enthousiasme dans le monde du jeu, tout en conservant une distance ironique envers notre comportement ludique, qui, justement pour cette raison, peut être qualifié de “ludique” » (Frissen et al., 2015, p. 19, notre traduction). Dans toutes ces théories, le jeu est conçu, en somme, comme un mode d’interaction « au second degré » avec le réel, où les actions réalisées et les objets manipulés ne sont plus des référents, mais des signes d’eux-mêmes : les joueurs font « comme si » ce qu’ils faisaient était autre3.

4 D’autre part, nombre d’œuvres vidéoludiques représentent (comme motif thématique) ou mobilisent (comme mécanisme formel) la réflexivité dans leur structure ou leur narration. Les étapes que sont les didacticiels concentrent, bien souvent, un grand nombre de procédés réflexifs. Dans ces passages, le jeu s’adresse directement au joueur (en déguisant parfois ce discours transgressif derrière des adresses à l’avatar) dans des expressions hybrides, mêlant fiction et geste empirique (telles que « appuie sur B pour courir », figure 1), afin d’expliciter sa propre organisation ludo-narrative, ses possibilités d’utilisation ou ses règles de manipulation. Les métalepses4, mises en abyme ou passages métadiscursifs sont, ainsi, loin de faire exception dans les structures vidéoludiques – ce qui est l’une des raisons poussant Ensslin (2015, p. 53) à envisager les jeux vidéo comme des « récits non naturels »5 par excellence. Pour une approche théorique du caractère « métaleptogène »6 du jeu vidéo, nous renvoyons également aux travaux de Ryan (2004).

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Figure 1

Extrait du jeu de rôle Pokémon Rouge Feu, dans lequel un personnage non-joueur (PNJ) adresse à l’avatar une phrase ne prenant sens que dans l’univers empirique du joueur (le « bouton B » n’existant pas dans l’univers fictionnel)

5 En servant de médiation entre le joueur et l’objet-jeu, l’avatar est l’un des principaux vecteurs de cette réflexivité intrinsèque des œuvres vidéoludiques. Alors qu’il prend bien souvent la forme d’un personnage fictionnel (ou, du moins, d’une icône diégétisée), il représente aussi le joueur qui le manipule et introduit, en conséquence, un élément empirique dans l’univers ludique. Il se rapproche, en cela, du fonctionnement des embrayeurs, ces signes linguistiques (comme les pronoms personnels, les adverbes de temps et de lieu…) dont une partie du sens ne s’active que lorsqu’ils sont assumés par un énonciateur donné (le terme ici peut ainsi renvoyer à des lieux différents selon l’instance qui l’énonce). De la même manière, l’avatar est un signe qui renvoie à certains contenus thématiques (ce n’est pas un « signe vide » : il a une apparence, des propriétés ludiques, un background fictionnel, etc.), mais qui représente aussi un joueur chaque fois singulier ; ce pour quoi Therrien (2006) qualifie l’énonciation vidéoludique de « système mixte, je-il ». En faisant se rencontrer deux plans de réalité distincts, l’avatar constitue donc ce que Genette (2004, p. 110) nomme un « opérateur de métalepse ». Plus encore, il cristallise l’existence de métalepses typiquement « interactionnelles » (Ensslin, 2011), c’est-à-dire de transgressions des seuils narratifs qui ne sont pas inscrites en tant que telles dans le récit, mais qui passent par l’action du joueur (nous en rencontrerons plus loin).

6 L’omniprésence des métalepses et mises en abyme dans les œuvres vidéoludiques, ainsi que le rôle de l’avatar dans ces procédés, interrogent la capacité des jeux à construire une narration. En effet, ces figures réflexives peuvent être envisagées comme les vecteurs d’une destruction du pouvoir de représentation de l’œuvre, puisqu’elles mettent en pause la construction d’un univers pour faire discourir le jeu sur lui-même (ou sur l’activité que le joueur est en train de mener). Nous verrons cependant, au fil de cet article, que la réflexivité peut aussi constituer le socle d’une narration à part entière. En partant de l’idée qu’« une figure est (déjà) une petite fiction »7 (Genette, 2004, p. 17), la métalepse peut effectivement être envisagée comme l’embryon ou l’esquisse d’un univers fictionnel tiers (ni tout à fait celui des personnages, ni tout à fait le monde empirique du récepteur), tandis que la mise en abyme peut constituer « une

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unité narrative minimale », une matrice capable de générer des univers (Raus, 2010, p. 474 et 36).

7 Il importe toutefois de souligner, au préalable, que la plupart des transgressions évoquées ci-dessus, en raison de leur récurrence dans les jeux, ne sont plus perçues comme telles : de la même manière qu’un spectateur de théâtre peut voir à la fois le personnage fictionnel et le corps du comédien sans être perturbé (Genette, 2004, p. 57), le joueur a intégré à sa compétence de récepteur la dualité ontologique de l’avatar et le double discours des didacticiels (entre autres). Les ruptures des seuils narratifs sont donc, pour beaucoup, devenues conventionnelles, « lexicalisées » (elles sont rentrées dans le « vocabulaire vidéoludique »). Certains jeux, néanmoins, sont si saturés de figures réflexives qu’ils en viennent à réactiver leur caractère transgressif, à constamment défamiliariser le joueur vis-à-vis des codes institués. En d’autres termes, si tous les jeux sont des « récits non naturels », certains sont plus « non naturels » que d’autres (Ensslin, 2015, p. 55) : ce sont trois exemples de ce type que le présent article propose d’étudier en parallèle.

Une étude de trois jeux réflexifs

8 Si de nombreux jeux mobilisent les mécanismes transgressifs susmentionnés (au point que ces derniers deviennent conventionnels), les œuvres que nous examinerons ici ont pour particularité de faire de la réflexivité le socle même de la narration. Il s’agit de Portal8 (Valve Corporation, 2007), jeu d’énigme en vue à la première personne dans lequel le joueur incarne Chell, une jeune femme se réveillant dans un laboratoire d’Aperture Science et étant utilisée comme cobaye par GLaDOS, une intelligence artificielle ; de The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013), jeu d’exploration en vue à la première personne où l’avatar, un employé de bureau nommé Stanley, voit chacune de ses actions commentée par un narrateur omniscient ; et enfin d’INSIDE (Playdead, 2016), jeu de plates-formes et d’énigmes en deux dimensions, où la narration se construit par la mise en scène et où le joueur peut contrôler, au-delà de son avatar principal, plusieurs personnages secondaires évoluant dans un univers dystopique. Régulièrement cités pour le discours qu’ils portent sur le médium vidéoludique, ces trois jeux ont effectivement en commun de mettre en abyme la relation entre le joueur et la machine, notamment par le biais de leurs avatars – et de leur relation respective avec GLaDOS dans Portal, avec le Narrateur dans The Stanley Parable, et avec les avatars secondaires dans INSIDE. Les personnages ne cessent d’y transgresser les seuils de la fiction pour s’adresser (explicitement ou implicitement) au joueur empirique – le construisant de facto comme joueur en train de jouer, et non uniquement comme participant à la diégèse. S’il s’exprime différemment d’un jeu à l’autre, ce métadiscours constitue cependant, dans les trois cas, le noyau et le cadre des mécanismes ludo- narratifs.

9 En outre, ces jeux sont marqués en filigrane par la problématique de l’illusion, qui ne cesse de façonner et d’ébranler les croyances du joueur. Dans Portal, la promesse constamment réitérée de GLaDOS de récompenser par un gâteau les succès du joueur est contredite par l’inscription « The cake is a lie », qui se répète d’un mur à l’autre du complexe d’Aperture Science9. Alors que l’intelligence artificielle ne délivre jamais la part de gâteau annoncée, construisant ainsi ses affirmations comme un mensonge, la

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scène finale du jeu plonge le joueur dans une salle contenant un forêt-noire – ce qui l’invite à remettre en question les certitudes acquises au cours de la partie.

10 Cette thématique de l’illusion traverse à plusieurs reprises l’univers d’INSIDE, comme en témoigne le rôle ambigu – entre adjuvants et opposants – endossé par les scientifiques qui surveillent le complexe dans lequel prend place l’action. Cette tension se cristallise particulièrement lorsque le joueur, contrôlant une masse de chair informe (le « Blob »), tente de fuir ce lieu : alors que les scientifiques semblent parfois aider le joueur, ils le poussent également à tenter d’attraper un cube suspendu, l’attirant ainsi au-dessus d’une trappe dont l’ouverture emprisonne le Blob dans une cuve remplie de liquide. Plus encore, lors de sa course chaotique au sein du complexe, le Blob chute lourdement dans une salle contenant une maquette : cette dernière montre un paysage en tous points semblable à celui que parcourt l’avatar dans la fin principale du jeu – suggérant dès lors que la fuite du Blob était potentiellement déjà anticipée par certaines instances de l’œuvre.

11 Cette figuration de l’illusion, qui questionne les croyances construites par le joueur au cours de sa progression, se matérialise aussi dans The Stanley Parable ; le jeu joue constamment sur la tension existant entre le positionnement annoncé du Narrateur (qui tente de raconter l’histoire d’un employé de bureau échappant au « contrôle mental » d’une entreprise qui le manipulait) et la construction effective de cette même narration au fil des actions du joueur (qui peut contrarier le déroulement de l’histoire en refusant de se plier aux injonctions du Narrateur).

Figure 2

Dans INSIDE, des scientifiques aux intentions indéchiffrables attirent l’avatar à l’aide d’une caisse afin de le piéger dans une cuve (dont il pourra cependant s’échapper par un interstice).

12 Au sein des œuvres, ces processus de questionnement du réel et de l’illusoire s’inscrivent dans un discours sur l’activité de jeu et sur le médium vidéoludique en général. Ce discours critique repose sur des mécanismes formels implicites (que nous allons détailler), mais aussi, à l’occasion, sur des citations intertextuelles explicites, par lesquelles les jeux renvoient les uns aux autres, et qui servent de marqueurs intégrant les titres dans un pan donné du champ vidéoludique. INSIDE rejoue ainsi la scène de la destruction du cube de voyage de Portal (sur laquelle nous reviendrons), lorsque le Blob que le joueur contrôle résout une série d’énigmes à l’aide d’un cube auquel il doit ensuite mettre le feu. The Stanley Parable, quant à lui, porte également un discours sur l’œuvre de Valve. Alors que le Narrateur – vexé que le joueur ne suive pas ses directives – décide d’envoyer l’avatar au sein de l’univers de Minecraft, il se ravise rapidement : « C’est beaucoup moins linéaire que ce que je voulais. Il me faut quelque chose de plus restrictif, quelque chose qui te fait sentir vraiment complètement insignifiant ». Le Narrateur plonge alors le joueur au sein de l’environnement de Portal, actant ainsi le

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métadiscours qu’il porte sur le jeu. Loin de ne constituer que de simples citations, ces exemples d’intertextualité mettent en lumière un mécanisme central pour notre propos : ces jeux ont la particularité de mettre en scène et de commenter le jeu sous toutes ses formes.

13 Le caractère profondément réflexif de ces trois œuvres invite, en d’autres termes, à envisager chacune de leurs composantes comme un commentaire métadiscursif portant sur leur propre structure, sur l’activité du joueur ou sur le jeu vidéo en général. Dans les limites de cet article, nous nous focaliserons sur deux dimensions du jeu glosées par ces titres : la relation du joueur avec la machine (le game, le système vidéoludique), d’une part, et la relation du joueur à l’avatar, de l’autre.

La relation joueur-machine mise en abyme : antagonisme, complicité et contrôle

14 Le jeu de notre corpus qui représente le plus explicitement l’opposition du joueur et de la machine est sans doute Portal. Les deux protagonistes qui s’y affrontent peuvent effectivement être vus comme des figurations de ces instances : Chell, personnage muet et sans agentivité propre (on ne la voit jamais agir indépendamment du contrôle du joueur), apparaît ainsi comme un « personnage d’avatar »10 référant, par métonymie, au joueur qui la manipule. Son nom évoque d’ailleurs directement le terme anglais shell, qui signifie « coquille » et qui désigne, en informatique, l’interface utilisateur d’un système d’exploitation. Ses attributs, en somme, l’identifient moins à un personnage fictionnel qu’à un outil manipulé par le joueur. GLaDOS, quant à elle, peut être interprétée comme une figuration du système de jeu : elle conçoit les salles de test, donne au joueur les indications nécessaires à la compréhension du gameplay, sanctionne sa progression (le félicitant à chaque réussite), etc. De plus, comme la machine, elle concentre en elle presque tous les rôles actantiels : elle est destinatrice (puisqu’elle confie à l’avatar la tâche de traverser toutes les salles en lui promettant un objet de valeur s’il y parvient, à savoir un gâteau), adjuvante (elle sert de didacticiel, au début de la partie), opposante (elle est responsable des obstacles rencontrés) et anti- sujet (elle est l’antagoniste à abattre pour terminer le jeu)11.

Figure 3

L’avatar Chell face à GLaDOS

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15 À travers la relation conflictuelle qui oppose ces deux personnages symboliques peut se lire, en filigrane, une mise en scène des tentatives obstinées du joueur d’échapper au contrôle du système ludique (en se soustrayant à la surveillance de GLaDOS par la destruction de ses caméras, notamment), de court-circuiter les limites des niveaux (en sortant du parcours de test) et de venir à bout du game (en détruisant GLaDOS). Le jeu se termine, cependant, par une mise en question de la victoire du joueur et par une réaffirmation du pouvoir de la machine : après l’explosion finale de l’antagoniste, Chell est en effet ramenée dans le complexe par une entité robotique, et le générique final du jeu est une chanson (intitulée Still Alive) présentée comme un rapport d’évaluation émis par GLaDOS suite au parcours de test. L’intelligence artificielle y affirme être « toujours en vie » et s’y présente comme définitivement victorieuse, réintégrant de ce fait toutes les actions du joueur comme faisant partie du « test », du parcours de jeu attendu. Par la caractérisation de ses personnages et par leurs rapports tant narratifs que ludiques, Portal montre donc une relation joueur-machine marquée par l’apprentissage (GLaDOS est, de prime abord, essentiellement un didacticiel) puis par le conflit (l’IA se mue en antagoniste que le joueur est invité à surpasser), mais par un conflit que le joueur ne peut, en définitive, jamais vraiment remporter.

Figure 4

Extrait de Still Alive, le générique de fin de Portal, dans lequel GLaDOS se présente comme victorieuse

16 Un dispositif similaire peut être observé dans The Stanley Parable : une représentation du joueur, Stanley12, y est opposée à une figuration, non plus du système ludique, mais de l’instance créatrice, le Narrateur. Comme GLaDOS, celui-ci sert, dans un premier temps, de guide au joueur : il décrit le cadre fictionnel et invite Stanley (et son hôte, à travers lui) à effectuer différentes actions. Si le joueur se conforme docilement à toutes ces injonctions, il assistera à une fin dans laquelle Stanley, ironiquement, prend conscience d’être le jouet d’un « contrôle mental » et parvient à s’en libérer en sortant du complexe dystopique où il travaillait pour atteindre un décor champêtre. Cette conclusion (qui n’est pas sans rappeler, par son esthétique, celle de Portal) est commentée par le Narrateur par des phrases telles que : « Oui ! Il avait gagné. Il avait vaincu la machine, s’était désentravé du contrôle de quelqu’un d’autre ». Celles-ci

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soulignent, en négatif, l’incapacité de l’avatar à se soustraire au contrôle du joueur, et celle du joueur à échapper au cadre posé pour lui par le jeu.

Figure 5

Si le joueur suit les indications du Narrateur, celui-ci contera une histoire dans laquelle Stanley prend conscience d’être manipulé par une entreprise malveillante et s’en échappe.

17 Toutefois, le joueur est rapidement invité à défier l’autorité de ce personnage extradiégétique et à découvrir divers parcours annexes, qui le mèneront à autant de fins possibles. Les éventuelles tentatives d’émancipation du récepteur agaceront le Narrateur qui, dans certains cas, en viendra à s’adresser directement au joueur pour lui reprocher de ruiner ainsi son histoire (nous en présenterons un exemple ci-dessous). Par ces adresses, le jeu met en scène et « narrativise » le principe même de la métalepse : The Stanley Parable raconte l’histoire d’un récit sans cesse interrompu par une instance extérieure à la diégèse (le joueur ou le Narrateur). La figure est donc bien, ici, la matrice d’une fiction. De plus, la fréquence de ces « sorties » de la fiction invite à les classer dans la catégorie des « métalepses ontologiques » (Ryan, 2004, p. 442) qui, par opposition aux saillances ponctuelles que sont les « métalepses rhétoriques », font s’interpénétrer et se contaminer deux plans de réalité, au point de gommer leurs frontières. Ce procédé produit moins un effet de transgression des seuils narratifs qu’un nivelage des plans de la fiction13 : l’univers dans lequel évolue Stanley, le niveau du Narrateur et le monde empirique du joueur14 convergent dans la pratique du jeu.

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Figure 6

Les nombreux plans diégétiques présents dans The Stanley Parable, ici recensés par Ensslin (2015, p. 66), sont si régulièrement en contact qu’ils s’interpénètrent

18 Ce faisant, l’artificialité de la « métafiction » ainsi créée est constamment rappelée. L’univers fictionnel de The Stanley Parable – décrit sur le mode d’un « récit à la deuxième personne » – n’existe pas en dehors de la partie (il n’est que discours) et Stanley – plus clairement encore que Chell – est conçu comme un « personnage d’avatar » : il n’a pas vocation de produire une illusion référentielle (il n’a pas d’agentivité ou de personnalité propres, en dehors de celles que le joueur et le Narrateur lui prêtent). Il est dépeint et reconnu, par les habitants de la fiction, comme étant avant tout une représentation manipulée à la fois par le joueur et le Narrateur, comme un jouet qu’ils se partagent. La relation entre le joueur et le système n’est donc pas uniquement montrée comme antagonistique : elle est aussi représentée comme marquée par la complicité. La construction en miroir de ces deux instances est explicitement résumée lors de l’apparition – dans la fin dite du « Musée » – d’une instance narratrice supérieure qui commente (d’une voix, cette fois, féminine) : « *rire* Oh, regarde ces deux-là. Ils veulent se détruire l’un l’autre. Ils veulent se contrôler l’un l’autre. Les deux veulent être libres. Est-ce que tu peux voir ? Voir qu’ils ont tous les deux besoin de l’autre ? ».

19 Dans INSIDE, enfin, la mise en abyme du rapport joueur-système passe, non plus par la confrontation du joueur avec un personnage symbolique, mais par la multiplication des avatars qu’il manipule au fil du jeu. Au départ, l’utilisateur incarne, en effet, un jeune garçon qui tente vraisemblablement d’échapper au contrôle et à la vigilance des membres d’une société totalitaire. Dans sa route inlassable vers la droite de l’écran, il sera toutefois amené, pour résoudre certaines énigmes, à prendre le contrôle – via l’utilisation d’un casque – de PNJ qui ne manifestent aucune volonté (voire aucune vie) en dehors de ces moments de possession.

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Figure 7

Pour progresser dans INSIDE, le joueur doit, par moments, connecter son avatar à un casque afin de diriger des PNJ sans cela inertes (à l’arrière-plan sur l’image)

20 Or, lors d’un puzzle fatidique placé assez tôt dans le jeu, le joueur est sommé de prendre le contrôle d’un de ces pantins et de le pousser à utiliser un casque, pour, à son tour, posséder un autre personnage. L’acte de manipulation mené par le joueur, en étant ainsi mis en abyme (il manipule un avatar, qui pilote un PNJ, qui en dirige un autre), est lui-même enchâssé dans la fiction. Ce jeu de miroir invite l’utilisateur à s’interroger une première fois sur l’existence d’une instance encore supérieure, dont il ne serait que l’instrument.

Figure 8

Dans cette énigme, l’avatar (en bas) contrôle un PNJ (en haut à droite) qui en pilote un autre (près du wagonnet)

21 Ce doute initial est renforcé quand, à la fin du jeu, le joueur découvre que l’objectif du parcours de l’avatar était de libérer une créature monstrueuse formée d’un amas de corps (le précédemment nommé « Blob »). Une fois sa tâche accomplie, le garçon est absorbé par ladite créature, qui devient dès lors l’avatar du joueur. L’événement donne sens au parcours fermé suivi par le premier avatar15 en suggérant qu’il n’était lui-même qu’un pantin contrôlé par le Blob. Cette suggestion est encore corroborée par une fin alternative accessible au début du jeu16, dans laquelle le jeune garçon débranche un casque de contrôle mental et s’affaisse ensuite, inerte, à la manière des PNJ

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contrôlables. Enfin, l’évasion du Blob est largement supervisée – on l’a dit – par les scientifiques qui arpentent le complexe d’où il provient.

Figure 9

Rencontre entre l’avatar-garçon et le Blob

22 La mise en abyme produite par ces emboîtements de prises de contrôle a pour spécificité d’être moins explicite que celles décrites précédemment : INSIDE ne s’adresse pas au joueur par des métalepses directes, ni ne représente ce dernier au sein du jeu. La mise en abyme qu’il opère échappe, en vérité, aux classifications traditionnelles : elle ne relève ni du contenu, de la narration (il n’y a pas, à proprement parler, de fiction dans la fiction), ni de la forme (elle ne passe pas par les dialogues, les images ou par d’autres signifiants), ni exactement de l’énonciation du jeu (la conception du jeu [game design] n’est pas représentée dans l’œuvre, comme l’écriture pourrait l’être dans un texte)17. Ce qui est réfléchi, ici, c’est le principe même de l’interaction : la manipulation de l’avatar par le joueur et la réponse du système à cette intervention sont mises en abyme dans l’action et par l’action. Partant de l’expression « métalepse interactionnelle », développée par Ensslin (2011) afin de décrire les formes de métalepses spécifiques aux médias numériques, on pourrait concevoir, pour décrire ce phénomène, une notion de « mise en abyme interactionnelle », qui ne dédoublerait plus tant l’œuvre ou l’histoire, mais les interactions du récepteur avec le système.

23 À travers cette mise en abyme proprement ludique (ou, du moins, propre aux médias interactifs), la relation joueur-machine dépeinte par INSIDE est marquée par la thématique de la prise et de la perte du contrôle : les manipulations en cascade, en annulant la distinction entre « joueur » et « joué »18, définissent l’activité vidéoludique comme sous contrainte et le joueur comme captif du système. La conclusion alternative du jeu, évoquée ci-dessus, parachève ce commentaire réflexif sur le médium : en raison de sa difficulté d’accès (il faut préalablement découvrir tous les secrets du titre pour y assister), elle peut, en effet, être interprétée comme étant la « vraie fin » (true ending) de l’œuvre. Or la scène montre l’avatar en train de débrancher le système de contrôle mental (rompant ainsi sa connexion avec le joueur, ce qui met fin à la partie) et, ceci, au tout début de la narration (la salle secrète se situe dans l’un des premiers environnements du jeu). Par cette mise en scène, INSIDE affirme que la seule échappatoire à l’emprise du système consiste tout bonnement à refuser d’y participer, à ne pas s’aventurer sur le parcours linéaire et pré-tracé : pour se libérer de l’enchâssement de contrôles dans lequel il est pris, le joueur est invité à éteindre le jeu.

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24 Il est intéressant de noter qu’une conclusion similaire est explicitement formulée par la Narratrice de The Stanley Parable qui, dans une supplique métaleptique au joueur, affirme que sa seule prise de contrôle possible réside dans l’arrêt du jeu : Est-ce que tu comprends, maintenant ? Comprends-tu que Stanley était déjà mort à partir du moment où il avait appuyé sur « commencer » ? [...] Mais écoute-moi, tu peux encore les sauver. Tu peux arrêter le programme avant qu’ils échouent tous les deux. Appuie sur « échap. » et clique sur « quitter ». Il n’y a aucun autre moyen de finir ce jeu. Tant que tu continues à avancer, tu seras en train de suivre le chemin de quelqu’un d’autre. Si tu arrêtes maintenant, ce sera le seul vrai choix que tu pourras faire.

25 Loin d’appeler le joueur à s’immerger au premier degré dans leur univers ou de le construire comme un acteur influent et intégré à leur diégèse, les trois jeux abordés ne cessent donc de souligner son impuissance et de le convier à stopper son activité – seule victoire possible face à la machine. De tels dispositifs mettent en doute la conception classique de la relation entre joueur et jeu, qui – dans la presse, les discours des joueurs, des chercheurs ou de l’industrie – est le plus souvent décrite en termes d’immersion fictionnelle, d’identification ou encore d’engagement. Les trois œuvres réflexives étudiées ici, au contraire, font de la déprise, de la distance et de l’antagonisme entre jeu et joueur leur thématique centrale et leur aboutissement (leur protagoniste tente, avec plus ou moins d’insuccès, de s’extraire d’une structure machinique). Une analyse de la figure de l’avatar permettra de montrer plus spécifiquement les ressorts de cette distanciation.

La relation joueur-avatar : l’Autre et son double

Figuration du dédoublement

26 Alors que d’autres jeux construisent une vision symbiotique et fusionnelle de la relation avatariale (dont l’aboutissement serait l’émergence d’une seule entité composée du joueur et de son corps virtuel), ces trois œuvres introduisent (chacune de façon singulière) un écart entre le joueur et l’avatar. Dans Portal, ce décalage passe, dès l’introduction, par la figuration d’un dédoublement. La scène initiale s’ouvre sur une chambre fermée, au sein de laquelle le joueur peut appréhender les possibilités offertes par son corps virtuel à travers la manipulation des quelques objets présents. La rupture avec cette bulle initiale se fait par l’ouverture du premier portail, qui marque l’entrée dans le jeu ainsi que la découverte par le joueur du reflet de son avatar – préfigurant, par un subtil jeu de miroirs, les potentialités que présente la démultiplication des portails. Cette vision, furtive mais incontournable, positionne l’avatar comme le premier (et longtemps le seul) personnage visible du jeu, jusqu’à l’apparition à l’écran de GLaDOS (en fin de parcours).

27 The Stanley Parable rejoue également un dédoublement entre le joueur et son avatar dès la scène introductive, lorsque le Narrateur prend la parole pour raconter l’histoire de Stanley : C’est l’histoire d’un homme appelé Stanley. Stanley travaillait pour une compagnie dans un grand immeuble, où il était l’employé 427. Le travail de l’employé 427 était simple : il devait s’asseoir à son bureau dans la pièce 427 et appuyer sur des boutons sur un clavier. Des ordres lui étaient délivrés par le biais d’un écran sur son bureau, lui indiquant sur quels boutons appuyer, pendant quelle durée, et dans quel ordre. C’est ce que faisait l’employé 427 chaque jour de chaque mois de chaque année, et

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bien que d’autres auraient considéré cet emploi comme un supplice, Stanley chérissait chaque moment où les ordres lui étaient délivrés, comme s’il avait été taillé sur mesure pour cet emploi. Et Stanley était heureux.

28 Ces quelques mots d’introduction mettent déjà en scène un jeu de miroir entre joueur et avatar : ce dernier est, en effet, dépeint comme le héros d’un récit autonome, mais cette indépendance annoncée se heurte immédiatement à l’ingérence – attendue – du joueur dans le fil de la narration. La différenciation des deux instances n’empêche cependant pas d’établir un parallèle entre leurs postures respectives : en amorçant l’histoire de Stanley, le récit du Narrateur se double d’une référence au joueur et à l’acte de jouer – le joueur devant, comme Stanley, « appuyer sur les boutons d’un clavier », « dans un certain ordre », « pendant une certaine durée ». L’enchâssement implicite des actions du joueur au sein de la narration est d’ailleurs confirmé par l’écran-titre, précédant le lancement du jeu : ce dernier représente une mise en abyme visuelle de plusieurs écrans d’ordinateur, incluant implicitement le moniteur physique du joueur et l’inscrivant ainsi au cœur de la fiction. Loin d’être anecdotique, cette figuration du dédoublement fait partie intégrante de la narration, comme en témoigne sa mise en scène (explicite, cette fois) dans une des fins du jeu19 : lorsque le Narrateur semble soudainement réaliser que le personnage déambulant à l’écran n’est pas Stanley, mais bien un joueur contrôlant le corps virtuel.

Figure 10

L’écran de lancement de The Stanley Parable comporte une mise en abyme visuelle des écrans d’ordinateur, incluant implicitement le moniteur du joueur

29 Cette combinaison de parallélismes et de différenciations entre joueur et avatar se répète, comme nous l’avons déjà souligné, au sein d’INSIDE : la mise en abyme du contrôle des personnages (par le biais d’un casque spécifique) fait référence au contrôle de l’avatar par le joueur au moyen d’un périphérique technique. Néanmoins, la multiplication des corps contrôlés contrarie toute possibilité d’« identification » du joueur et de son personnage. Dans les trois jeux envisagés, l’avatar est donc moins construit comme une « prothèse » (Klevjer, 2012 ; Delbouille, 2016) ou une marionnette que comme un miroir – figure réflexive par excellence, qui, à la fois, imite et oppose.

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L’avatar comme personnage ou comme corps disposable

30 En abandonnant une vision symbiotique de la relation avatariale pour opérer une distinction entre le joueur et le personnage qu’il incarne, ces jeux permettent d’introduire une réflexion sur le statut et la nature même de l’avatar (tant au sein du jeu que dans son interaction avec le joueur). Cette réflexion rejoint différentes conceptions du personnage jouable présentes au sein des sciences du jeu, et notamment deux axes définitoires de l’avatar particulièrement récurrents : l’avatar comme outil et l’avatar comme personnage. Si cette seconde conception hérite des études littéraires et cinématographiques, de nombreux auteurs adoptent une définition plus utilitariste de l’avatar, en tant qu’il « sert d’intermédiaire pour l’agentivité du joueur » (Klevjer, 2012, p. 18, notre traduction). Ainsi, lorsqu’il définit ce qu’est un avatar, James Newman le décrit comme « un ensemble d’aptitudes et de capacités » (Newman, 2002, p. 6, notre traduction) que le joueur peut employer au sein de l’univers du jeu.

31 Dans cette optique, certains théoriciens n’hésitent pas, tel que le souligne Klevjer (2012), à recourir à l’analogie du curseur. Fuller et Jenkins (1995), par exemple, soulignent à propos des avatars de jeux d’action-aventure qu’ils ne « devraient pas être confondus avec les personnages ou les protagonistes au sein d’une narration » (Klevjer, 2012, p. 18). Dans leurs écrits, le personnage jouable est défini comme « à peine plus qu’un curseur » (Fuller et Jenkins, 1995, p. 61, notre traduction) ; cette analogie entre avatar et curseur trouve aussi écho chez Ryan, lorsqu’elle affirme que « le curseur est la “forme minimale” des avatars à la troisième personne tels que Mario » (Ryan, 2001, p. 309, notre traduction). Le rapprochement entre personnage jouable et curseur doit cependant être interrogé : ce dernier n’appartenant pas à l’univers diégétique, il n’est généralement pas perçu par les différentes instances au sein de l’environnement du jeu. Cette frontière séparant l’avatar du simple curseur est d’ailleurs soulignée par Klevjer, lorsqu’il se penche sur les conceptions utilitaristes de l’avatar. Il affirme : [...] si nous reconnaissons que Lara Croft est effectivement une personnification du joueur, cela implique qu’elle sert non seulement d’intermédiaire pour la capacité du joueur à sauter ou à marcher, mais aussi qu’elle personnifie le risque pour le joueur de tomber dans le ravin. [...] Un curseur ne fait pas appartenir le joueur à l’environnement du jeu ou ne lui permet pas d’y être de la même manière (Klevjer, 2012, p. 18, notre traduction).

32 Ces deux conceptions théoriques de l’avatar (comme outil ou comme personnage) rejouent plus fondamentalement la distinction entre sujet et objet : aborder l’avatar à la fois comme instance narrative et comme moyen pour le joueur « d’être au monde du jeu » revient donc à attribuer à ce corps virtuel une nature double, à la fois sujet et objet – rejoignant ainsi le statut accordé au corps par Merleau-Ponty (1945). Cette dernière posture est particulièrement mise en évidence au sein de Portal, lorsque GLaDOS insiste sur le caractère disposable de Chell (dont le nom, comme nous l’avons déjà souligné, rejoint la définition de l’avatar en tant que « coquille vide », « place à prendre » par le joueur). L’antagoniste de Portal souligne constamment le danger pesant sur l’intégrité physique de l’avatar, mais également l’absence de préoccupation du joueur face à cette perte potentielle, transgressant ainsi un seuil fictionnel. Ses répliques (« Je vais vous tuer [...]. Vous vous en moquez, c’est ça ? » ; « Je ressens la douleur contrairement à vous ») ne prennent en effet sens qu’en tant qu’elles s’adressent au joueur et font référence au processus d’essai et d’erreur caractérisant traditionnellement l’acte de

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jouer. Cette référence à un processus courant dans le jeu vidéo (la succession des corps virtuels au fur et à mesure des morts de l’avatar) trouve une figuration alternative dans une scène d’INSIDE : suite à la noyade (scriptée et inéluctable) de l’avatar, le joueur reprend le contrôle du corps virtuel sans remplacement apparent de celui-ci (interrogeant ainsi sa qualité initiale de corps vivant).

33 Au-delà de l’intégrité du corps virtuel, cette réflexion sur la nature double de l’avatar marque, en filigrane, nombre des réflexions de GLaDOS dans Portal. Évoquant les effets secondaires potentiels des tests menés au sein d’Aperture Science, cette dernière souligne que les sujets tendent à percevoir les objets inanimés comme animés – faisant ainsi écho au caractère particulier de la relation entre joueur et avatar. Cette remarque prend sens au regard du statut conféré au cube de voyage : ce cube grâce auquel le joueur résout des énigmes, et qu’il doit ensuite incinérer dans une des scènes du jeu, est décrit par GLaDOS alternativement comme inanimé (« [...] le cube de voyage ne peut pas parler. Dans l’hypothèse où le cube de voyage vous parlerait, le centre d’enrichissement vous déconseille de l’écouter »), et comme vivant (« Nous avions même organisé une fête pour vous. [...] Nous avions même invité votre meilleur ami, le cube de voyage. Bien entendu, il a dû se désister comme vous l’avez tué »). L’oscillation constante entre le statut d’objet et de sujet que GLaDOS confère au cube de voyage semble ainsi mettre en abyme la relation avatariale elle-même : d’objet inanimé, le personnage jouable est progressivement investi d’une vie propre, y compris parfois en dehors de l’univers du jeu (comme en témoignent les prolongements narratifs et les détournements du jeu réalisés par la communauté de Portal).

Figure 11

Dans la chambre de test n° 17, le joueur doit incinérer le cube de voyage à l’aide duquel il vient de résoudre différentes énigmes afin de pouvoir poursuivre sa progression

34 La figure du dédoublement permet donc d’interroger le statut de l’avatar, en tant que médiation entre le jeu et le joueur. The Stanley Parable développe une réflexion dans la droite ligne de celle de Portal : alors même que Stanley est annoncé comme le personnage principal d’une narration, le jeu met en évidence, à plusieurs reprises, le caractère utilitaire du personnage jouable. Une des fins possibles du jeu figure la perte

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de contrôle par le joueur de Stanley, et la trajectoire inexorable de ce dernier vers une presse qui s’apprête à le broyer. Alors que les mâchoires métalliques se referment sur le corps de l’avatar, l’action semble se suspendre et le commentaire final du Narrateur laisse place à une seconde voix (celle de la Narratrice) qui annonce : « Et pourtant, dans quelques minutes, il allait redémarrer le jeu, de retour dans son bureau, bien en vie »20. Au-delà d’une mise en avant de l’instrumentalisation du corps virtuel, cette affirmation cristallise également un double mécanisme qui traverse les trois jeux sélectionnés : la fictionnalisation de l’action du joueur (puisque le fait de « redémarrer le jeu » est reconnu par une instance fictionnelle : il s’agit d’une métalepse « descendante » ; voir Pier, 2005) et l’incursion de la fiction dans le monde empirique du joueur (puisque la Narratrice s’adresse directement à lui, via une métalepse « ascendante » ; Pier, 2005). Ce double mouvement forme ce qu’Ensslin (2011) nomme une « métalepse convergente » et ouvre ainsi un espace tiers – ni tout à fait dans la diégèse, ni tout à fait empirique, une « métafiction » dont l’avatar est l’opérateur et le pivot.

35 Les différents exemples développés ne se contentent pas de souligner le dédoublement entre joueur et avatar, ou encore la réflexion que ce dédoublement permet d’initier sur la nature du personnage jouable. Plus fondamentalement, cette mise en scène de l’avatar en tant que figure de l’Autre, du double, confère à cette instance ludique une altérité suffisamment forte que pour qu’il puisse se faire le miroir du statut du joueur. En effet, la frontière qui se dessine entre joueur et avatar ne contribue pas ici à mettre en lumière les dissemblances entre ces deux entités. A contrario, elle renforce les parallèles récurrents que ces jeux établissent entre les actions de l’avatar et celles du joueur en train de jouer (comme lorsque le travail de Stanley reflète l’activité du joueur, ou que le sort du cube de voyage fait écho à la relation que le joueur noue avec son avatar) : les ressorts de la distanciation inhérente à ces jeux se mettent ainsi au service d’une réflexion sur l’acte même de jouer.

Conclusion

36 La réflexivité peut, on l’a vu, être identifiée comme une composante intrinsèque de l’activité ludique (par nature métacommunicative) et comme un motif classique des œuvres vidéoludiques (les métalepses sont intégrées au fonctionnement ordinaire de leur grammaire). Les trois jeux étudiés ici, cependant, dépassent cette utilisation non problématique des figures spéculaires en saturant leur narration de commentaires métadiscursifs, de transgressions des seuils narratifs et de jeux de miroirs. Plus encore, ils font de la réflexivité le socle de leur fiction (les trois titres peuvent être vus comme des mises en récit de l’activité du joueur, de ce qu’il fait quand il joue), voire de leur gameplay (dans le cas de The Stanley Parable, qui ne contient pas d’autre défi ludique que celui de comprendre le fonctionnement du jeu et d’en interpréter le sens). Au-delà de leurs différences manifestes de jouabilité, de narration, de ton ou d’esthétique, ces jeux reposent donc sur un mécanisme fondateur similaire : une mise en abyme du rapport joueur-machine présentant ces instances comme antagonistes, complices ou réversibles (l’une contrôle l’autre, et vice versa), et une représentation de la relation joueur-avatar marquée, non par la fusion, mais par le dédoublement et l’altérité.

37 La fiction ludique construite par ces œuvres invite à questionner la validité d’un paradigme théorique (évoqué en introduction) qui, aujourd’hui encore, domine les discours sur le médium vidéoludique et en détermine l’appréhension : celui de

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l’immersion. Qu’il s’agisse de l’industrie (où l’immersion est une promesse et un argument commercial), de la presse (où elle est un critère d’évaluation) ou de la recherche académique, les commentateurs envisagent bien souvent l’activité ludique comme une plongée dans un univers fictionnel21 et la relation du joueur à l’avatar comme tendant vers l’identification et la fusion. L’immersion, l’engagement, le sentiment de présence sont, ainsi, généralement postulés comme les horizons désirables de la pratique de jeu.

38 Une telle conception entre néanmoins en tension avec les théories – évoquées dans l’introduction – qui définissent plutôt l’attitude ludique comme réflexive, distanciée et « au second degré ». Elle est, en outre, clairement à l’opposé de la représentation que les trois œuvres étudiées ici donnent du jeu. D’une part, celles-ci n’intègrent pas le récepteur à leur diégèse : elles le rappellent constamment à son statut de joueur, en s’adressant à lui comme à une instance extérieure à la diégèse. Elles le convient, non à s’immerger dans leur narration, mais à tenter d’en prendre le contrôle et, ultimement, à se déprendre du jeu (la seule victoire possible étant de ne pas jouer). D’autre part, ces jeux mettent en doute le caractère symbiotique, fusionnel de la relation du joueur avec son avatar : loin de constituer une seule entité, ceux-ci sont régulièrement distingués, dédoublés dans la fiction – cette altérité autorisant dès lors l’avatar à se faire le miroir de la posture du joueur et de l’acte de jouer.

39 En mobilisant le mécanisme de la mise en abyme, qui est « vouée à instaurer des seuils narratifs » (Raus, 2010, p. 214), les trois titres vidéoludiques multiplient les cadres, les frontières, les niveaux, les degrés. Ils nient ainsi l’illusion d’immédiateté parfois attribuée au jeu et rendent visibles les nombreuses médiations qui jalonnent l’appropriation du jeu par le joueur. Ces œuvres « non immersives » n’en sont pourtant pas moins ludiques, et elles n’en sont certainement pas moins des narrations.

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NOTES

1. Ceux-ci sont au cœur de l’article de Barnabé, Delbouille et Dozo (à paraître). 2. Pour une explicitation détaillée de l’usage de la notion de « distance » chez Henriot, voir Bonenfant (2013). 3. Voir, à ce sujet, l’adaptation des idées de Schaeffer (1999, p.162) par Genvo (2011, p. 76). 4. « J’entends par métalepse (Figures III, p. 243) toute espèce de transgression, surnaturelle ou ludique, d’un palier de fiction narrative ou dramatique, comme lorsqu’un auteur feint de s’introduire dans sa propre création, ou d’en extraire un de ses personnages » (Genette, 1982, p. 527). 5. Les récits non naturels (unnatural narratives) sont ceux qui « violent de façon flagrante [...] les conventions des formes narratives standard […]. Les récits non naturels suivent, en outre, des

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conventions fluides, changeantes, et créent de nouveaux patrons narratologiques dans chaque œuvre. En somme, les récits non naturels produisent une défamiliarisation des éléments fondamentaux de la narration » (Richardson, 2011, p.34 ; cité par Ensslin, 2015, p.47-48, notre traduction). 6. Terme utilisé par Genette (2004, p.120) à propos des séries télévisées. 7. « Une fiction n’est en somme qu’une figure prise à la lettre et traitée comme un événement effectif, comme lorsque Gargantua aiguise ses dents d’un sabot ou se peigne d’un gobelet, ou lorsque Mme Verdurin se décroche la mâchoire pour avoir trop ri d’une plaisanterie […] » (Genette, 2004, p. 20). 8. Signalons que nous nous limiterons, dans cette analyse, au premier opus de la série : sa suite, Portal 2, aborde effectivement d’autres thématiques que celles qui nous occupent ici. 9. La bande dessinée Lab Rat (diffusée par Valve en 2011 pour faire la transition entre Portal et Portal 2) révèle que les inscriptions que le joueur peut trouver sur les murs du complexe scientifique ont vraisemblablement été laissées par Doug Rattmann, un chercheur d’Aperture Science ayant échappé aux pulsions meurtrières de GLaDOS et ayant contribué au réveil de Chell. La bande dessinée aborde également le thème de l’illusion et de la confusion entre réel et fiction, à travers la schizophrénie du protagoniste et les tentatives de GLaDOS d’en tirer parti pour le convaincre que sa mort n’a pas d’importance (puisque rien n’est réel). Voir : Portal 2 : Lab Rat sur Official Portal 2 Website. http://www.thinkwithportals.com/comic/?l=fr. 10. L’expression est adaptée du travail de Raus (2010, p.66), pour qui les mises en abyme peuvent construire des « personnages de personnages ». 11. Pour plus de détails sur les jeux énonciatifs à l’œuvre dans Portal, voir Barnabé (2017). 12. Nous détaillerons au point suivant le rapport entre le joueur et cet avatar. 13. Pour reprendre une opposition établie par Meyer-Minnemann et Schlickers (2010). 14. À ces plans s’ajoute, en outre, celui de la Narratrice secondaire qui apparaît dans l’une des fins, sur laquelle nous reviendrons. 15. Celui-ci fuit inlassablement vers la droite de l’écran, en ignorant parfois d’autres issues présentes dans le décor (un escalier, une porte à l’arrière-plan, etc.). Ces passages sont rendus inaccessibles au joueur par le fait que le jeu est en deux dimensions, mais ils n’en sont pas moins visibles : le contraste entre les informations visuelles fournies par les décors et les (im)possibilités définies par le gameplay souligne avec force le caractère dirigiste de la route tracée par le jeu. 16. À condition d’avoir trouvé et débranché quatorze générateurs dissimulés dans l’œuvre. 17. Cette tripartition renvoie à la typologie des mises en abyme établie par Dällenbach (1977 : 123). 18. Propriété classique de la mise en abyme, qui confond le regardant et le regardé en enchâssant plusieurs représentations (Raus, 2010, p.27). 19. Celle dite de « L’histoire détruite ». 20. Dans le original du jeu, la Narratrice qualifie explicitement Stanley de « réceptacle disposable » (disposable vessel), faisant ainsi directement écho à la conception récurrente du personnage jouable comme coquille vide. 21. Voir, pour illustration, les travaux de Brown et Cairns (2004), Ermi et Mäyrä (2005) ou encore Calleja (2011).

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RÉSUMÉS

Que ce soit en tant qu’activité (play) ou qu’objet (game), le jeu vidéo est marqué par la réflexivité : le jeu requiert l’adoption d’une attitude distanciée, métacommunicative, et les œuvres vidéoludiques multiplient les procédés métadiscursifs (métalepses, mises en abyme et autres jeux de miroirs). Cette parenté entre réflexivité et jeu se cristallise tout particulièrement dans la figure de l’avatar : en faisant se rencontrer un joueur empirique et un personnage fictif, ce dernier assure une fonction d’embrayeur. La fréquence des figures réflexives dans les jeux et la centralité du rôle de l’avatar dans ces procédés questionnent la manière dont le jeu vidéo peut construire une narration. En effet, ces figures peuvent être envisagées comme les vecteurs d’une destruction du pouvoir de représentation de l’œuvre, puisqu’elles mettent en pause la construction d’un univers pour faire discourir le jeu sur lui-même. Afin de mettre au jour les mécanismes de ces ruptures des seuils de la fiction et leur fonction dans l’articulation du jeu et de la narration, le présent article analysera ces mécanismes formels dans trois jeux distincts : Portal (Valve Corporation, 2007), The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013) et INSIDE (Playdead, 2016).

Whether considered as an activity (play) or as an object (game), video games are marked by reflexivity: playing requires the adoption of a distanciated and metacommunicative attitude, and video games use a plethora of metadiscursive processes (metalepsis, mise en abyme and mirror effect). This connexion between reflexivity and game is particularly clear when considering the avatar: by bringing together an empirical player and a fictional character, it works as a deixis. The frequency of reflexive figures in video games and the avatar’s pivotal role in these processes question the way video games can build a narration. Because they can interrupt the construction of the fictional world in order to generate a discourse on the game itself, these figures could indeed be seen as disrupting the figurative power of the game. In order to shed some light on the mechanisms behind the transgression of the boundaries of the fictional world and their function in articulating the game and the fiction, this paper will analyze these formal mechanisms through three distinct games: Portal (Valve Corporation, 2007), The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013) and INSIDE (Playdead, 2016).

INDEX

Keywords : reflexivity, avatar, mise en abyme, metalepsis, immersion, INSIDE, Portal, The Stanley Parable Mots-clés : réflexivité, avatar, mise en abyme, métalepse, immersion, INSIDE, Portal, The Stanley Parable

AUTEURS

FANNY BARNABÉ Université de Liège

JULIE DELBOUILLE Université de Liège

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La mise au jeu mise en récit Présentation du SHAC (Système Historico-Analytique Comparatif) pour la documentation des configurations de l’expérience ludique dans l’histoire du jeu vidéo

Carl Therrien

Remerciements : L’auteur tient à remercier Isabelle Lefebvre et Philippe Bédard, qui ont largement contribué à la mise à l’épreuve du système. Ces travaux ont été financés par le Fonds de Recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC).

1 Sur une couverture désormais célèbre du Time paru en août 2015, Palmer Luckey flotte sur une plage idyllique affublé de son casque Oculus.1 L’équipe du magazine l’affirme sans ambages : les dispositifs de réalité virtuelle sont sur le point de changer le monde. Dès janvier, 2016 est sacrée « l’année de la réalité virtuelle » par , et le respecté magazine Kill Screen lance en mars de la même année un projet satellite dédié entièrement au phénomène VR (Versions). Bien avant les campagnes marketing de la Wii ou de la Kinect qui martelaient une variation du slogan « vous êtes le contrôleur », la communauté vidéoludique a été fascinée par l’idée d’une éventuelle interaction plus naturelle entre joueur et machine ; qu’on songe aux nombreuses interfaces véhiculaires proposées par les jeux d’arcade dès l’époque électromécanique, à l’introduction de la métaphore « glisser-déposer » et de la souris, ou encore au UForce (Broderbund) en 1987. Un article de Computer Gaming World prophétise dès 1990 que plusieurs genres vidéoludiques pourraient évoluer vers un point de vue à la 1ère personne contrôlé de manière naturelle (Wilson, 1990).

2 L’idéal de la réalité virtuelle a été mis en relation avec de nombreuses pratiques médiatiques qui évoluent depuis l’Antiquité. Dans Virtual Art, Oliver Grau recense une myriade de dispositifs qui accaparent le champ visuel sur 360 degrés ; ces « espaces imagés immersifs », depuis les chambres de paysage romaines jusqu’au Panorama, tentent d’annihiler le concept de cadre (Grau, 2003). Marie-Laure Ryan présente, dans Narrative as Virtual Reality, les techniques de narration romanesque plus mimétiques qui occultent la présence de l’intermédiaire langagier, en s’inspirant notamment des théories de Percy Lubbock (Ryan, 2001). L’idée d’un « sensual turn » en sciences humaines qui réhabilite l’étude de sens « mineurs » comme le toucher (The Deepest

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Sense, Classen, 2012) évoque la dimension polysensorielle / multimodale associée au rêve de la réalité virtuelle. De nombreux chercheurs s’attachent à recenser les efforts millénaires qui s’enchaînent afin de concrétiser toujours un peu plus une machine à illusion paradoxale : alors que l’innovation technologique permet d’occulter certaines dimensions du dispositif, elle suscite une technophilie qui ne manque pas de raviver la conscience de la médiation et l’évaluation de son efficacité mimétique relative.

3 L’histoire fantasmée du jeu vidéo occupe une place privilégiée dans cette quête millénaire de l’immédiateté. En 2006, Rune Klevjer prédisait dans sa thèse de doctorat que l’arrivée des interfaces gestuelles comme la Wiimote risquait de remettre fortement en question le principe de l’avatar écranique : dans une simulation où vous pouvez effectuer les gestes en « main propre », quelle utilité pour cet intermédiaire spécifiquement vidéoludique ? Comme le note Jessica Aldred (2014), une conception de l’avatar comme extension transparente de soi n’est pas nouvelle dans le monde du jeu vidéo. Kristine Jørgensen (2013) souligne également – entretiens à l’appui – la pérennité du désir de transparence chez les concepteurs d’interfaces vidéoludiques, malgré les nombreux indices qui nous incitent à mettre en doute le gain immersif allégué. Par ailleurs, les ouvrages fondamentaux de Jesper Juul tendent à singulariser l’expérience ludique par son caractère plus immédiat et viscéral, où l’interaction avec des « vraies règles » mène à une expérience « à demi réelle » (Half Real, Juul, 2005) et véritablement tragique pour le joueur (The Art of Failure, Juul, 2013).

4 Est-ce que l’expérience vidéoludique épouse progressivement l’idéal de l’interaction naturelle qui s’incarne aujourd’hui dans les visiocasques de HTC, Oculus et Sony ? Dmitri Williams (2016) a récemment exprimé des doutes quant à cette histoire fantasmée ; William Audureau (2017) du Monde note pour sa part que les ventes des dispositifs de réalité virtuelle tendent à stagner et que les éditeurs de jeu vidéo révisent leurs prévisions et investissements à la baisse. Alors que le désir d’immédiateté semble effectivement expliquer une partie de l’évolution du média, cette explication peine à rendre compte du phénomène dans son ensemble. Dans le cadre d’une expérience ludique, les avancées mimétiques se conjuguent avec de nouvelles couches de médiation susceptibles de maintenir l’intérêt du joueur. La mise au jeu est affaire de configuration de l’expérience. Comme en rend compte Paul Ricœur (1984) dans le tome II de Temps et récit, sous-titré La configuration du temps dans le récit de fiction, la mise en récit s’attache à configurer l’expérience humaine du temps en minimisant les discordances. Pour notre part, nous chercherons dans ce présent article à mieux comprendre comment le jeu configure l’investissement cognitivo-moteur du joueur de manière à maximiser certaines potentialités.

5 La mise en récit et la mise au jeu ne sont pas posées ici de manière antagonique, mais bien en continuité. Des liens évidents surgissent par ailleurs entre cette introduction et les tribulations de la discipline narratologique, notamment en ce qui concerne l’intégration des arts dits mimétiques comme le théâtre. Dans la première édition de son dictionnaire de narratologie, Gerald Prince (1987) spécifiait que les arts de la scène produisent une expérience « directe » et ne peuvent ainsi pas être considérés comme des récits. N’en déplaise à certains ludologues qui ont cité ce passage pour justifier la mise à l’écart de théories narratologiques, Prince retire cette précision de la réédition (revue et augmentée) du dictionnaire en 2003. Tout le pari de la narratologie transmédiale repose sur la démonstration des différentes possibilités de configuration des événements représentés qui émergent dans une variété de pratiques médiatiques, y

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compris les plus mimétiques comme le cinéma (Gaudreault, 1999) et même de la simulation ludique. Cette posture conciliante est défendue par Marie-Laure Ryan dès Avatar of Story: « literary theory already accepts dramatic enactment, or mimesis, as an alternative to representation, or diegesis. My suggestion, then, is to regard simulation as a legitimate member of the paradigm that includes these two modes » (Ryan, 2006, p. 189). Ce défi d’unification du ludique et du narratif sera également le nôtre tout au long de cet article, compliqué (de manière réflexive) par la question plus englobante de la mise en récit de ces différentes configurations dans le cadre de l’historiographie vidéoludique.

6 L’historien du jeu vidéo ne dispose que de peu d’outils pour rendre compte de l’évolution des configurations ludiques. Comment mettre en récit la mise au jeu ? Nous verrons que pour créer un outil d’analyse équilibré, il est utile de puiser à la fois dans les écrits spécifiques aux games studies et dans les acquis de la narratologie transmédiale sur les modes de représentation de l’action et la mise en récit de l’agir humain. Il serait naïf de penser représenter équitablement toutes les configurations ludiques générées au cours de l’histoire du jeu vidéo à travers un système analytique généraliste. Comme cet article le démontrera, il est cependant possible de créer un système comparatif permettant de rendre compte d’une très grande variété de configurations ludiques de manière cohérente. Dans une étape ultérieure, un tel système servira à encoder plusieurs centaines de jeux dans une base de données afin de visualiser les phases d’émergence, d’évolution et d’hybridation de différentes formes ludiques.

7 Le SHAC (Système Historico-Analytique Comparatif) résulte d’un travail de formalisation effectué dans un premier temps à partir de corpus spécifiques ; ce travail a été adapté et bonifié afin de refléter une plus grande variété d’expériences vidéoludiques. Les catégories et concepts en place ont été confrontés à un corpus beaucoup plus large grâce à l’expérience collective des chercheurs et étudiants impliqués dans le projet. En parallèle, une recension des écrits pertinents qui ne cessent de paraître en études du jeu a été effectuée. Les concepts utiles émergeant de ces deux étapes de travail ont été intégrés dans des catégories englobantes ; certains concepts ont été créés pour combler les lacunes révélées par cette opération. Dans un premier temps, l’article évalue la faisabilité d’une étude historique comparative à partir de plusieurs modèles formalistes ou ontologies du jeu. Dans un deuxième temps, il présente les cinq catégories conceptuelles intégrées au système comparatif. Enfin, une dernière section démontrera l’efficacité du système à l’aide de quelques études de cas.

Le jeu vidéo, en essence(s)

8 Comment peut-on définir l’expérience vidéoludique et en isoler les éléments les plus pertinents pour effectuer des comparaisons historiques ? Selon Stephen Kline, Nick Dyer-Whiteford et Greig de Peuter (2003), la compréhension idéale d’une telle expérience devrait tenir compte des interactions entre trois circuits : l’innovation technologique, la culture ludique et la mise en marché. Au cœur du circuit culturel, la notion de jouabilité (gameplay) et les variations innombrables des formes/activités ludiques occupent bien entendu une place importante. Dans Gameworld interfaces, Kristine Jørgensen (2013) souligne l’importance d’une approche centrée sur la

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jouabilité (gameplay-centric) et définit la notion de manière à mettre l’accent sur l’interaction entre joueurs et designers : La jouabilité est un système émergent qui est constitué à travers l’interaction entre le joueur et le jeu […] Il ne s’agit pas de quelque chose que l’on peut créer explicitement, mais les designers peuvent faciliter un certain type de jouabilité en créant des types de mécanismes ludiques précis et le contexte où ces derniers opèrent (Jørgensen, 2013, p. 33, notre traduction).

9 D’emblée, on pourrait souligner le caractère paradoxal d’un projet de documentation de l’expérience vidéoludique qui s’intéresse avant tout aux différents objets ludiques. Comme le note Jesper Juul (2009, p. 9), il est un peu illusoire de penser étudier joueurs et jeux en vase clos. Graeme Kirkpatrick (2015) affirme pour sa part dans The Formation of Gaming Culture que la relation entre les habitudes des joueurs et les jeux devrait être conçue comme un enchevêtrement réflexif. C’est donc dire que l’étude de l’objet et de la prolifération d’un même type d’objet à un moment précis de l’histoire peut nous renseigner sur l’expérience du jeu.

10 Depuis l’avènement des études vidéoludiques, plusieurs concepts englobants ont été proposés afin de disséquer et catégoriser l’expérience interactive. On pensera d’emblée à la distinction de Jesper Juul (2002) entre les jeux d’émergence – auxquels la définition de Jørgensen semble se référer – et les jeux de progression, ou encore à la « rose des vents » de l’interactivité de Marie-Laure Ryan qui définit les directions cardinales en fonction des combinaisons de deux dyades (perspective interne / externe ; agentivité ontologique / exploratoire ; Ryan, 2006, p. 107-116). La valeur heuristique de ces concepts est indéniable. Cependant, de telles distinctions demeurent trop générales pour effectuer une inspection historique. L’analyse relèverait l’ensemble de ces catégories pour chaque jeu étudié, rendant impossible toute observation historique. Afin de pouvoir effectuer des distinctions significatives dans la configuration de l’expérience ludique, il est nécessaire de se rapprocher des mécanismes de jeu évoqués par Jørgensen dans sa définition.

11 À l’opposé de cette abstraction englobante, l’étude formelle des jeux vidéo repose sur la reconnaissance des aspects les plus pointus associés aux expériences ludiques. L’un des premiers ouvrages majeurs en ce sens a été rédigé par Staffan Björk et Jussi Holopainen (2004). Patterns in Game Design recense plusieurs douzaines de « motifs » qui déterminent la jouabilité. Une contribution récente de Björk et Petri Lankowski (« Formal Analysis of Gameplay ») propose une approche encore plus pointilliste : les auteurs soutiennent qu’un jeu peut être analysé en énumérant tous les éléments liés à diverses catégories (« composantes », « actions des composantes », « actions du joueur » et « objectifs »). Les auteurs reconnaissent d’emblée les limitations d’une telle approche : « Plusieurs jeux contemporains sont trop immenses pour être décrits complètement » (Björk et Lankowski, 2015, p. 27, notre traduction). En effet, même l’analyse d’un jeu relativement simple comme Plants vs. Zombies (Popcap Games, 2009) se révèle imposante avec cette méthode. Plus récemment, Juul a développé une approche aussi minutieuse pour l’inspection des motifs dans le cadre d’une « ontologie générique » (Juul, 2016). L’acuité de son analyse historique est remarquable, mais repose sur des douzaines de motifs spécifiques à un seul genre (le jeu de tuiles à assembler).

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12 Une énumération aussi précise des actions potentielles et autres éléments de design rend improbable la réalisation d’un système comparatif universel. Encore ici, Björk et Lankowski se révèlent parfaitement conscients des limitations : Même si quelqu’un peut imaginer un vocabulaire qui serait suffisamment englobant et expressif pour être appliqué à tous types de jeux […], il serait difficile d’avoir une vue synoptique compréhensive d’un tel vocabulaire. De plus, appliquer ce système de manière consistante nécessiterait beaucoup de travail superflu (Björk et Lankowski, 2015, p. 24, notre traduction).

13 Une autre approche a été mise de l’avant à l’Université de Washington à la même époque : le groupe GAMER propose de récupérer le vocabulaire foisonnant développé par la communauté vidéoludique (Lee et al., 2014). Une liste de près de 60 étiquettes génériques a été élaborée et organisée en fonction de six termes plus généraux : « action », « puzzle », « jeu de rôle/role-playing », « simulation », « jeu de tir/shooter » et « traditionnel/traditional ». Plusieurs de ces termes possèdent des contours flous et reposent sur un savoir implicite qui varie historiquement. Cette perméabilité est rendue évidente par quelques-unes des définitions du groupe qui seraient très certainement contestées par d’autres membres de la communauté ; par exemple, le terme « aventure » est une sous-catégorie de « action », alors que « shooter » et ses sous-genres se méritent une catégorie distincte. Malgré ces critiques, il est indéniable que le vocabulaire générique permet de désigner rapidement un groupe d’objets suffisamment stable ; ces étiquettes communes seront utilisées tout au long de l’article de manière à exemplifier les aspects de la jouabilité ciblés par le SHAC.

14 Afin de conceptualiser un système qui est à la fois assez synthétique et précis pour analyser l’évolution du design ludique sur plusieurs décennies, un ensemble de composantes essentielles qui se situent entre les deux extrêmes présentés ci-haut se révélerait idéal. Plusieurs intermédiaires existent et sont présentés comme des systèmes de briques fondamentales ou encore des ontologies ludiques. Comme nous pouvons le constater sur le site de classification des jeux créé par les chercheurs de Ludoscience (Alvarez et al., 2007), il est difficile de trouver un équilibre adéquat. Les auteurs proposent une série de dix briques qui rendent compte des objectifs et des moyens pour réaliser ces derniers (par exemple : créer, naviguer, tirer, etc.). La porosité du système émerge clairement lorsque des exemples spécifiques sont mentionnés. Par exemple, la notion d’évitement est illustrée à partir du jeu de course Need for Speed, et « détruire/destroy » ratisse beaucoup plus large que la simple élimination des ennemis dans un jeu de tir ; « les pions dévorés par Pac-Man peuvent être considérés « détruits », tout comme les points de passage dans un jeu de course » (Alvarez et al. 2007, notre traduction). Le caractère vague de ces catégories rend le système peu commode pour une étude historique comparative ; la plupart des jeux étudiés seraient associés à la majorité des briques.

15 En 2005, José P. Zagal, Michael Mateas, Clara Fernández-Vara, Brian Hochhalter et Nolan Lichti formulent les prémisses du Game Ontology Project. La segmentation originale fait écho à plusieurs des catégories présentes dans les systèmes présentés ci- haut (interface, règles, objectifs, entités, etc.). Mais au lieu de multiplier les concepts, ce projet propose un mouvement vers l’abstraction et la synthèse de mécaniques similaires. Par exemple, considérons l’organisation suggérée de la catégorie « posséder/to own » :

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Tableau 1 : Exemple issu du Game Ontology Project (Zagal et al., 2005)

Des regroupements similaires ont été effectués de manière à créer le système présenté dans cet article. Ce faisant, l’analyse comparative peut s’effectuer plus aisément aux dépens d’un certain degré de précision. Alors que la méthode de Björk et Lankowski permettrait de distinguer entre de multiples mécaniques de navigation (gauche, droite, en haut, en bas, escalader, etc.), il serait difficile de créer un vocabulaire constant pour l’analyse de centaines de jeux, et presque impossible de ficher de manière uniforme les jeux à partir plusieurs douzaines de termes. Comme nous le verrons dans la prochaine section, le SHAC repose dans un premier temps sur l’identification des figures d’interactivité, c’est-à-dire des composantes de l’agir humain qui sont modélisés et intégrés au système ludique. L’étude des « figures » en histoire de l’art relève l’émergence et la résurgence de différents types de personnages, de poses ou de scènes, et il s’agit bel et bien du sens que nous désirons accoler à ce terme dans le cadre de cette étude. Les jeux vidéo proposent différents « rôles » en fonction de l’intégration cumulée, et plus ou moins concrétisée par l’interface, de dimensions spécifiques de l’agir humain.

Le Système Historico-Analytique Comparatif

Figures d’interactivité

16 Dans La sémantique structurale, Algirdas Julien Greimas (1966) explicite sa quête d’une méthode d’analyse textuelle afin de dénicher les structures sous-jacentes de l’organisation sémantique qui caractérisent les cultures humaines. Il a notamment cherché à déduire des structures encore plus synthétiques à partir de l’analyse formaliste du conte merveilleux russe effectuée par Vladimir Propp. Greimas voulait découvrir ce qui se cache « en dessous » du niveau superficiel de la manifestation linguitique. De manière similaire, les figures d’interactivité intégrées au système ont été définies grâce à l’inspection de nombreuses manifestations textuelles, qu’il s’agisse de l’évocation des mécaniques au cœur des jeux eux-mêmes, dans les manuels d’instructions ou encore sur les boîtiers. Observons par exemple la deuxième page de la carte de référence du premier Ultima (édition Apple II, 1981). Certains assemblages sémantiques émergent spontanément pour tout locuteur anglophone : « attaquer / attack » et « tirer / fire » se réfèrent à des confrontations violentes, « jeter un sort / cast », « prendre / get » et « déposer / drop » supposent une gestion d’outils ou de ressources, et « entrer / enter » fait écho aux commandes de navigation présentées sur la page suivante (les directions cardinales). Quels sont les assemblages sémantiques les plus utiles afin de réduire le nombre de mécaniques à analyser, tout en maintenant un niveau de granularité qui reflète de manière adéquate les différentes configurations qui apparaissent dans certains jeux et ont été imitées par d’autres ? Après une série de décisions difficiles, dix figures ont été retenues (tableau 2).

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Tableau 2 : Figures d’interactivité

Figure Mécaniques et défis liés.

déclenchement d’une modification de l’environnement / d’une technologie Activation présente dans l’environnement

Gestion d’agents orientation du comportement d’entités partiellement autonomes

Appréhension recherche active d’information à travers l’exploration sensorielle ou cognitive

Interaction expression verbale ou corporelle qui vise un échange social entre deux entités sociale de l’univers

modification de structures de l’univers (espaces, outils, personnages) par Développement assemblages, ajouts ou modifications

manipulation d’un instrument ludique, ou d’un mécanisme qui s’autonomise Instrument par rapport à la diégèse

Navigation déplacement d’une entité dans l’espace virtuel

Neutralisation pacification, affaiblissement ou annihilation d’une menace active

protection d’une intégrité (physique, psychologue, sociale, technologique) Préservation contre une menace active par l’évitement, le changement de statut, la réparation, etc.

Gestion de acquisition et dépense de ressources, d’équipements, d’outils ou d’agents ressources comptabilisés par le système

17 Il faut d’emblée insister sur la nature arbitraire de cette segmentation et de ces assemblages. Plusieurs choix ont été effectués de manière à préserver un certain équilibre en fonction d’une représentation de l’histoire du jeu vidéo déjà intériorisée par les chercheurs impliqués dans le projet. À partir de notre prémisse méthodologique (l’assemblage sémantique), il aurait été possible notamment de viser un niveau de synthèse plus élevé. Selon Greimas, l’une des structures sémantiques les plus fondamentales réunie des opposés sémiques directs. À cet égard, « neutralisation » et « préservation » (définis comme deux attitudes opposées envers une menace active) auraient pu être réunis sous un seul concept (« gestion de la menace », par exemple). Cependant, l’existence d’un genre qui mise sur les mécaniques de préservation (le jeu « furtif ») et la prolifération de ces mécaniques dans les jeux d’action contemporains nous incitent à singulariser cette composante. À l’opposé, il aurait été possible de subdiviser longuement la figure « gestion de ressources » pour référer de manière plus précise à la collecte et à la dépense, ou encore de distinguer entre les outils et les ressources de type « monnaie » ; après tout, certains genres semblent miser grandement sur certaines de ces composantes. Or, une telle granularité aurait déséquilibré le système ; des segmentations similaires pourraient être effectuées pour la figure de la navigation, et par conséquent le nombre de concepts utiles risquerait d’exploser.

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18 Le SHAC ne doit pas être conceptualisé comme une ontologique vidéoludique, à moins d’envisager une ontologie soumise à une large part d’arbitraire et de variation historique. L’avantage premier des figures est de permettre une segmentation de l’expérience ludique offerte par un jeu, afin de préciser chacune de ces composantes avec d’autres catégories conceptuelles. Il semble en effet beaucoup plus facile de se référer à la composante « navigation » ou « neutralisation » d’un jeu que d’évoquer des règles ou éléments de design plus abstraits. Le SHAC se fonde sur la superposition d’autres concepts sur chacune des figures pertinentes de manière à développer une plus grande acuité analytique.

Implémentation systémique : l’interface stratifiée

19 À partir de la segmentation d’un jeu en fonction des figures d’interactivité présentées ci-dessus, il est possible d’indiquer rapidement quels domaines de l’agentivité humaine ont été modélisés d’une manière plus concrète par le système ludique. Il serait possible notamment de suivre l’intégration progressive – ou l’absence de progrès ! – des interfaces naturelles associées à la réalité virtuelle pour chaque figure dans l’histoire du jeu vidéo. Dans cette sous-section, nous présenterons des concepts qui permettent de mieux cerner le degré de concrétisation (et/ou d’abstraction) des différentes figures dans le système ludique, plus spécifiquement au niveau de l’interface.

20 L’ouvrage de Kristine Jørgensen sur les interfaces vidéoludiques constitue l’une des rares contributions spécifiques qui peuvent nous guider dans la définition de catégories pertinentes. L’une des principales thèses défendues par Jørgensen vise à problématiser l’idéal de la réalité virtuelle tel qu’il a été présenté au début de cet article. À partir de la critique de l’« immersive fallacy » (raisonnement fallacieux fondé sur une conception naïve de l’immersion) proposée par Katie Salen et Eric Zimmerman (2004, p. 451), l’auteure avance une critique de l’idéal de transparence dans le design d’interface vidéoludique. Comme elle le souligne, « Engendrer l’impression que l’interaction avec le jeu est une activité immédiate n’est pas désirable ni réalisable si l’on souhaite que l’expérience demeure ludique » (Jørgensen, 2013, p. 35, notre traduction). Le paradigme de design qui intéresse Jørgensen pourrait être nommé « fonctionnaliste » en vertu de son insistance sur l’efficacité de la rétroaction prodiguée aux joueurs (p. 6, 21, 36). Néanmoins, cette critique de la transparence et de son caractère fallacieux constitue un garde-fou essentiel dans l’élaboration d’un système analytique équilibré.

Première strate : l’interface de manipulation

21 Dans un souci de clarté et d’efficacité, Jørgensen ne s’intéresse pas directement aux instruments de manipulation à l’extérieur de l’écran. L’intégration de cette dimension qui évolue constamment pose en effet un problème logistique important ; des douzaines d’interfaces uniques ont été créées dans l’histoire du jeu vidéo, voire des centaines si l’on considère l’ensemble de la production en arcade. Cependant, plusieurs concepts généraux qui figurent dans l’ouvrage se retrouvent couramment dans la littérature scientifique, par exemple dans l’inspection du jeu d’aventure proposée par Clara Fernández-Vara (2008, 2011). Afin de préciser les définitions, nous intégrerons les concepts au sein d’un continuum qui s’inspire du travail de Torben Grodal et Andreas Gregersen (2009), et qui s’articule entre les pôles de l’isomorphie motrice et de la

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manipulation symbolique (p. 70). Dans le contexte du SHAC, quatre concepts utiles ont été retenus (tableau 3).

Tableau 3 : Typologie des interfaces de manipulation

22 En soi, l’utilisation de ces concepts mènerait à des résultats plutôt triviaux dans le cadre d’une analyse comparative. D’une manière superficielle, tout jeu édité sur la console Wii de Nintendo pourrait être associé à une interface « corporelle ». Il est important de souligner que ces concepts doivent toujours être utilisés de manière à préciser la nature de l’interface telle qu’elle se réalise en fonction d’une figure spécifique. Par exemple, « interface corporelle » devient un descripteur pertinent pour la figure de la neutralisation si le jeu implique l’exécution de mouvements liés au combat par le joueur. Les systèmes de réalité virtuelle contemporains intègrent de manière inégale la captation des mouvements pour la figure de la navigation et doivent par conséquent se rabattre sur des solutions plus classiques (interfaces génériques ou écraniques). À l’opposé, il existe aussi des configurations en apparence plus isomorphes qui deviennent parfaitement symboliques en dehors de leur figure de prédilection ; alors que l’utilisation d’un pistolet pour les séquences de neutralisation dans Mad Dog McCree (American Laser Games, 1991) constitue un exemple parfait d’interface techno- mimétique pour cette figure, l’arme permet également d’effectuer une sélection pour naviguer l’espace (en tirant sur l’enseigne de la destination voulue) entre les séquences de tir.

23 La catégorie » écranique » pourrait être considérée redondante par rapport aux interfaces génériques dans la mesure où les configurations WIMP (« Windows », « Icons », « Menus », « Pointers ») sont très communes dans l’histoire du jeu vidéo. Le concept permet néanmoins de les singulariser. Une interface écranique, qu’elle soit iconique ou textuelle (ou un savant mélange des deux registres), ne fait pas qu’ajouter des « boutons » et des options à une interface matérielle ; elle nécessite un décodage visuel et/ou textuel supplémentaire en plus d’une implémentation manuelle. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que plusieurs scénarios vidéoludiques semblent bonifier le statut mimétique des interfaces de manipulation en apparence génériques ou écraniques : un jeu de tir véhiculaire, même lorsqu’il se déroule dans une perspective externe en défilement bidimensionnel, confère au levier directionnel un aspect techno-mimétique plus évident ; les divers éléments du WIMP peuvent être intégrés à l’univers par le biais d’interfaces informatiques fictives, comme le système d’exploitation qui gère les caméras et les dispositifs de sécurité dans l’eXpérience 112 (Lexis Numérique, 2007) ou les implants cybernétiques dans de nombreux jeux cyberpunk comme System Shock 2 (Irrational games, 1999). Une notation du SHAC – « évocation diégétique » – permettra de rendre compte des configurations où une interface de manipulation apparemment plus symbolique est en partie « aspirée » par l’univers ludique.

24 Même lorsqu’une figure est concrétisée à travers une interface corporelle ou techno- mimétique, les configurations ludiques ne sont pas toutes égales sur le plan de

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l’isomorphie motrice. Au paroxysme de la fascination pour les capteurs de mouvement/ motion controls provoquée par la Nintendo Wii, la communauté a réalisé qu’un grand nombre de titres pour la console pouvaient être maîtrisés à l’aide de gestes miniatures et que ces derniers étaient sans doute préférables à bien des égards (Klevjer, 2006, p. 163 ; Grodal & Gregersen, 2009, p. 73). À la lumière de ces observations, il apparaît évident que la première strate d’interface ne parvient pas à rendre compte de plusieurs choix de design intéressants dans la configuration de l’expérience ludique.

Deuxième strate : arrimer l’action

25 Afin de bien définir les catégories pertinentes pour cette deuxième strate, la notion de mapping proposée par Grodal et Gregersen (2009) servira de fondement essentiel. Le mapping désigne le lien entre une action primitive (action P) effectuée sur l’interface, puis une action virtuelle (action V) intégrée au système ludique. Le terme ne possède pas d’équivalent direct en français. Le substantif « arrimage » provient du domaine de l’ingénierie navale et signifie « disposer méthodiquement et fixer solidement » une cargaison sur un véhicule (Larousse). Ce terme a été choisi dans la mesure où il fait écho à plusieurs métaphores courantes (véhiculaire, immersive) utilisées pour parler de l’expérience vidéoludique. Comme le souligne les auteurs : Les arrimages d’action sont souvent arbitraires dans la mesure où l’on pousse des boutons avec notre pouce afin de sauter ou de bouger un bras virtuellement […] Mais nous pouvons aussi dire qu’ils procurent un minimum d’arrimage naturel dans la mesure où l’application de force au niveau de l’action P peut correspondre à l’application de force dans l’environnement virtuel (Grodal et Gregersen, 2009, p. 71).

26 L’intégration de scènes d’action élaborées dans un système de jeu engendre logiquement chez les concepteurs une motivation pour maximiser l’investissement moteur des joueurs. Mais rien ne force un tel choix de design, et en effet des actions virtuelles spectaculaires peuvent être déclenchées par des actions P relativement minimales. Cinq configurations typiques de l’arrimage ont été identifiées de manière à préciser notre analyse de la jouabilité ; elles peuvent toutes être définies en fonction de leur position relative sur le même continuum isomorphisme / symbolisme présenté ci- dessus, et en précisant la relation qui unit action P et action V (Tableau 4).

Tableau 4 : Typologie de l’arrimage

27 Les deux premiers concepts permettent de distinguer entre les systèmes qui font pleinement usage d’une interface corporelle et ceux qui favorisent l’intégration fonctionnelle de gestes miniatures. La perte relative d’intérêt pour les contrôles gestuels dans le design de jeu contemporain semble indiquer un certain biais pour les arrimages plus symboliques qui perdure dans l’histoire du jeu vidéo. Plus avant, il est essentiel de rappeler que des arrimages isomorphes ont été intégrés pour d’autres figures bien avant le développement de la Wiimote, de Kinect et du casque Oculus. Par exemple, l’utilisation de la souris sur Macintosh et Commodore 64 a permis de concrétiser la gestion de ressource (manipulation d’items en inventaire) avec un

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arrimage métonymique dans des jeux célèbres comme Déjà Vu (Icoms, 1985) et (Lucasfilm, 1987). Les actions P effectuées sur la souris évoquent clairement les manipulations virtuelles, mais la limitation du geste à une surface 2D suppose une réduction partielle de l’engagement moteur ; le tout s’apparente donc à un geste miniature.

28 Le troisième concept – l’arrimage synchronique – émerge des réflexions de Rune Klejver et se situe au centre de notre continuum. Il réfère à l’un des designs interactifs les plus fondamentaux dans l’histoire du jeu vidéo : la réalisation des actions V est synchronisée avec les manipulations actuelles du joueur sur l’interface, mais ces manipulations ne sont pas caractérisées par une quelconque similitude au niveau de l’engagement moteur. En dépit de cette association symbolique, un arrimage synchronique confère à l’expérience une dimension tangible selon Klevjer, et cette dimension se révèle centrale dans sa définition de l’avatar en tant qu’extension- prothèse corporelle du joueur (Klevjer, 2006, p. 124). Dans le contexte du jeu d’action, il est fort probable que le joueur perçoive le déclenchement des coups de poing ou coups de pieds d’une manière tangible considérant la rapidité d’exécution de ces actions V et l’intensité ininterrompue. Par ailleurs, certaines actions effectuées par le truchement de micro ellipses – nous reviendrons sur ce type de rétroaction dans la partie suivante – risque également d’être perçues de manière synchronique ; la navigation « case par case » dans les jeux de rôles à la Eye of the Beholder (Westwood, 1991) constitue un exemple typique de cette configuration. Le caractère synchrone a par ailleurs joué un rôle décisif pour attiser la fascination envers le jeu vidéo au tout début ; elle est liée de manière étroite à la notion vague de « temps réel » qui souligne la capacité d’un système à rafraîchir rapidement la représentation audiovisuelle.

29 L’arrimage cumulatif est aussi caractérisé par une relation temporelle très forte ; il se réfère plus spécifiquement à l’intégration d’une séquence d’actions P savamment chorégraphiée qui doit être complétée afin de déclencher une action virtuelle. Cet arrimage peut devenir très exigeant au niveau de l’activation motrice, notamment dans le cas des jeux de sport qui demandent au joueur de remuer vigoureusement un levier de gauche à droite pour provoquer une accélération. Miguel Sicart (2008) évoque ce scénario sur les mécaniques de jeu, soulignant au passage que cette configuration est typiquement implémentée dans les jeux de combat (et désigné dans la communauté par une terminologie spécifique, comme les « combos » ou attaques spéciales).

30 Klevjer oppose la relation avatariale prothétique à la notion de personnage jouable contrôlé de manière indirecte ; il mentionne à cet égard l’exemple typique des jeux d’aventure « pointez et cliquez ». Comme nous l’avons souligné plus haut, ce type de contrôle – effectué avec l’aide d’une souris – a été utilisé pour modéliser certaines figures comme la gestion de ressources dans la logique de l’isomorphie motrice. Il faut néanmoins admettre que la plupart des figures intégrées dans les jeux d’aventure classiques relâchent le lien expérientiel entre action P et action V. Les figures de l’interaction sociale, de la navigation ou de l’activation environnementale sont déclenchées par le joueur, mais ces actions tendent à être complétées automatiquement par le système sans que l’on exige du joueur de préciser son intervention. Le lien entre l’action P et une action V (ou une série d’actions V) est circonscrit à la simple pression d’un élément sur l’interface ; en ce sens, l’arrimage entre les deux actions survient de manière résolument « ponctuelle ». En plus des situations associées au « pointez et cliquez » et au design « tour par tour » bien connues dans le domaine du jeu d’aventure

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et de stratégie, ce type d’arrimage se retrouve désormais fréquemment dans les jeux d’action. Dans les fameux segments d’actions contextuelles (Quick Time Event), une interface écranique apparaît au moment opportun afin de guider la performance du joueur, et une simple pression déclenche des séquences d’actions virtuelles abracadabrantes. Ici, la disparité entre l’effort fourni et l’effort représenté atteint son paroxysme ; nous nous situons clairement à l’extrémité symbolique de notre continuum. Cependant, la prochaine section démontrera que la rétroaction fournie au joueur via le dispositif vidéoludique permet d’augmenter encore plus cette disparité.

Troisième strate : la rétroaction

31 Comme nous venons de le constater, les concepteurs de jeu vidéo disposent de plusieurs stratégies pour arrimer les manipulations actuelles effectuées par le joueur avec les actions virtuelles en intégrant une certaine part d’isomorphie motrice. Mais le design vidéoludique a aussi engendré des stratégies pour modéliser ces actions d’une manière désincarnée, et cette abstraction des gestes peut mener à une contraction assez radicale de l’expérience. Par nécessité technologique et ingéniosité ludique, le jeu vidéo a développé de nombreuses stratégies afin de représenter les variations d’état provoquées par le joueur et les autres agents avec une grande économie de moyens. Dans le cadre d’un jeu de gestion à la Sim City (Maxis, 1989) ou de stratégie guerrière, la rétroaction qui renseigne le joueur sur les actions V réalisées peut se révéler particulièrement synthétique. Cette section présente les différentes stratégies de représentation qui oscillent entre la récupération d’un savoir-faire narratif développé dans les pratiques littéraires et cinématographiques, et un prolongement de ce savoir- faire par le truchement d’accessoires associés plus clairement à une tradition ludique.

32 Dans Gameworld Interfaces, la thèse fondamentale défendue par Jørgensen stipule que la totalité du monde ludique perçu agit à titre d’interface, même si ce terme se réfère plus communément aux différents indicateurs qui viennent communiquer au joueur les variations d’état dans le système ludique. Comme le note la chercheuse : Pour apparaître aussi attrayants que faire se peut, plusieurs jeux imitent un style visuel cinématographique et tentent de dissimuler l’information issue du système à l’intérieur de l’environnement virtuel, soulignant ainsi la fonction d’interface du monde ludique (Jørgensen, 2013, p. 19, notre traduction).

33 Mais ce type de rétroaction peut se révéler laborieux : « dans une situation de jeu, il est souvent nécessaire d’utiliser des signaux plus explicites que ce que le monde ludique en soi peut offrir, ce qui entre en conflit avec l’idée de la transparence » (Jørgensen, 2013, p. 35, notre traduction). Entre ces modes de rétroaction diégétiques et signalétiques, nous pouvons imaginer un continuum qui prolonge en partie la dyade isomorphisme/ symbolisme proposée par Grodal et Gregersen. Il nous apparaît plus utile d’inscrire les différents concepts intégrés dans ce volet du SHAC au sein d’un continuum établi à partir des travaux de Percy Lubbock, véritable pierre d’assise de la discipline narratologique ; il s’agit des stratégies narratives du showing et du telling.2 Dans le cadre d’une narratologie transmédiale, les concepts de Lubbock peuvent se transposer aisément à d’autres pratiques médiatiques sans trop en dénaturer le sens. Ils évoquent par ailleurs la dyade présentée par Jørgensen (diégétique/signalétique) dans le domaine du jeu vidéo.

34 Comme le soulignait Jørgensen, les univers ludiques peuvent se déployer d’une manière très « cinématographique » ou monstrative. Mais ces univers ne se livrent pas de la

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même manière et avec la même intensité tout au long de l’histoire du jeu vidéo. Les canaux sensoriels utilisés (visuel, auditif, tactile) et le degré de concrétisation des variations d’état constituent des éléments intéressants à documenter. En effet, ces variations peuvent être signifiées avec une grande économie de moyens, notamment par le truchement d’une ellipse visuelle. Qu’on songe à la collecte de munitions ou de pouvoirs qui deviennent actifs sur-le-champ dans les jeux d’action. La rétroaction elliptique/synthétique caractérise aussi la navigation d’une mappemonde dans le jeu de rôle classique, ou le développement d’unités dans le jeu de stratégies ; seuls les états initiaux et terminaux ou alors quelques étapes d’animation s’affichent en succession afin de concrétiser l’action. Cette manipulation (commune dans plusieurs traditions picturales, du triptyque à la bande dessinée) intègre dès lors une part de telling assez évidente. Il est aussi essentiel de noter que la narration verbale occupe une place toujours importante au sein du paysage vidéoludique, notamment dans le jeu de rôle et de stratégie ; des voix s’élèvent (intra ou extradiégétiques) ou un texte apparaît pour confirmer la progression d’une compétence ou la construction d’une unité.

35 Alors que Jørgensen intègre l’ensemble de l’univers représenté à la notion d’interface, elle prend soin également de souligner que les éléments signalétiques qui se superposent à l’univers 2D ou 3D ne sont pas simplement extradiégétiques ; ces éléments contribuent en fait à donner un accès privilégié à certains aspects de la diégèse grâce à un répertoire de conventions plus ou moins arbitraires. Tout comme la rétroaction diégétique, les différents indicateurs d’état (santé physique et mentale, ressources en inventaire, etc.) et systèmes de guidage spatio-narratifs (radar dynamique, surlignage des ressources, pointeur superposé à l’univers, etc.) peuvent s’adresser à la vue, à l’ouïe et même au sens du toucher depuis l’intégration d’éléments motorisés dans les contrôleurs. Ces systèmes signalétiques permettent de « mettre en scène » les variations d’état à partir d’éléments visuels, sonores ou tactiles, mais nécessitent l’apprentissage de conventions et ne peuvent fonctionner sans cette dimension langagière. Ils « parlent » beaucoup plus directement que l’univers représenté, et peuvent donc être positionnés au centre du continuum (tableau 5).

36 Jørgensen soutient que le design d’interface doit aspirer à la création d’un équilibre ludique. À ce titre, communiquer l’information utile sur les variations d’état (de manière diégétique ou signalétique) n’est pas le seul volet de la rétroaction spécifiquement ludique que l’on pourrait relever dans le cadre d’une étude comparative. Le développement remarquable des systèmes de classement et autres trophées virtuels affichés sur les réseaux sociaux constitue un exemple évident de renforcement positif. Cette volonté de baliser la progression du joueur s’est exprimée à travers une multitude de signes au cours de l’histoire du jeu. Dans le cadre du SHAC, la notation « marqueur de progression » recoupe plusieurs de ces occurrences : un jingle qui souligne l’acquisition d’items importants, la segmentation de l’espace en niveaux arbitraires, des louanges qui félicitent le joueur suite à la neutralisation d’une vague d’ennemis, etc. Le jeu vidéo étant aussi un « art de l’échec » (Juul, 2013), il nous apparaît utile de noter les figures qui sont associées au fameux marqueur « game over » dans les jeux à l’étude. Même si la figure de préservation semble naturellement liée à ce concept, plusieurs configurations ludiques procurent cette rétroaction négative lorsque le joueur ne parvient pas à réaliser des tâches précises (par exemple : maintenir une position dans l’espace, activer un mécanisme à temps, neutraliser une vague d’ennemis, etc.). Tous ces marqueurs de progression et d’échec se distinguent assez clairement de l’univers représenté ; malgré des tentatives occasionnelles de diégétisation, ils

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constituent une marque indélébile de l’activité configurante. Dans la mesure où ils s’adressent directement au joueur et dépassent le cadre de l’univers virtuel, ils se situent plus clairement du côté telling de notre continuum (tableau 5).

37 Le système de pointage pourrait être assimilé à un marqueur de progression, mais considérant la position cardinale de ce type de système au sein de la culture ludique, le concept a été singularisé dans le cadre du SHAC. Le pointage nous fait passer d’un système signifiant – modélisation de l’agir humain – à un autre, purement ludique. Il s’agit d’une transsémiotisation de la performance sous une forme numérale de manière à soutenir la compétition ludique qui opère à un niveau social englobant. Or, les mécaniques de jeu ne sont pas toutes comptabilisées dans le cadre de cette transsémiotisation ; il serait utile de documenter quelles figures comptent en fonction des différents genres, et l’évolution de cette donnée tout au long de l’histoire du jeu vidéo. Enfin, tout nombre apparaissant à l’écran au cours de la performance ludique n’est pas nécessairement un pointage. Dans le cadre des indicateurs numériques hérités du jeu de guerre sur table (kriegspiel) et du jeu de rôle sur table, la transsémiotisation ne vise plus un hors-jeu où s’actualise la compétition sociale ; les variations numériques affichées se réfèrent très directement aux variations d’état de l’univers ludique, et renseignent le joueur à cet égard avec une clarté absolue. L’exemple phare de ce type de rétroaction est encore bien présent dans le jeu de rôle informatisé contemporain, comme le souligne Étienne Pereny et Étienne Armand Amato : » des valeurs chiffrées, donc calculables, y précisent l’état corporel du héros, ses attributs, ses caractéristiques opérationnelles (force, constitution, dextérité, etc.) et compétences, tous sujets à évolution en fonction des réussites ou des échecs » (Pereny et Amato, 2010, p. 99). Dans le cadre d’une narratologie transmédiale, ce moyen de communication narratif est sans doute le plus inusité et spécifique au domaine du jeu.

Tableau 5 : Rétroaction du monde ludique

38 L’analyse conjointe des différentes strates d’interface mène à des portraits fascinants et parfois contradictoires des jeux. Par exemple, le jeu de plateforme peut intégrer la figure de la gestion de ressources d’une manière plutôt triviale, proposant au joueur de ramasser des items à collectionner/collectibles parfaitement inutiles dans la quête globale en « marchant sur » les items en question (rétroaction elliptique/synthétique). Cependant, le genre souligne à grand trait l’importance de cette figure grâce à des effets sonores emphatiques, et le pointage augmente à chaque objet ramassé (alors que la navigation de l’espace où la neutralisation d’ennemis ne sera pas nécessairement récompensée de la sorte). On constate ici que l’analyse conjointe entre figure et rétroaction permet de fournir rapidement de l’information sur les figures qui sont valorisées dans un système ludique donné. Le SHAC relève ainsi les figures qui semblent constituer les défis cardinaux de l’expérience. Pour affiner ce portrait dans une perspective véritablement ludocentrique et spécifier la nature des défis relevés par le

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joueur, une dernière catégorie de concepts doit être définie : la modalité de performance.

Modalités de performance

39 La typologie des arrimages se révèle utile pour rendre compte de la relation mécanique qui unit les manipulations actuelles aux actions virtuelles à la lumière de concepts comme l’isomorphie motrice et le symbolisme, mais ne permet pas d’extrapoler sur les différents défis proposés par un jeu au-delà de cet aspect mécanique. Chacun des arrimages pourrait être intégré au sein d’une séquence d’action frénétique ou jouer un rôle dans la performance stratégique d’un joueur. La dernière catégorie conceptuelle du SHAC s’attache à définir les différents modes d’engagement ludique, et ce toujours en fonction des différentes figures modélisées dans un jeu. Afin de rendre compte de l’expérience du cinéma interactif, l’équipe Ludiciné a proposé en 2008 une typologie intégrant quatre modalités : l’implémentation triviale, l’exécution, la résolution et la stratégie. Plus récemment, Veli-Matti Karhulahti a effectué un recensement rigoureux des types de défis ludiques qui fait écho à la typologie de Ludiciné ; il définit les catégories à partir de dimensions statiques ou dynamiques sous-jacentes. Nous ne chercherons pas ici à invalider l’argument central / le titre proposé par Karhulahti (« Puzzle is not a Game ! », 2013). Les définitions ontologiques du puzzle et des défis kinesthésiques et stratégiques proposées par le chercheur se sont révélées utiles afin de renforcer la typologie intégrée au SHAC. Cependant, la nomenclature de Ludiciné a été privilégiée dans la mesure où le projet cherche à documenter l’histoire de l’expérience ludique du point de vue du joueur (alors que Karhulahti tente avant tout de produire des assertions « ontologisantes »). Afin de rendre compte d’un corpus plus large que celui étudié par Ludiciné, certains termes ont été modifiés et un nouveau concept ajouté (tableau 6).

Tableau 6 : Modalités de performance

40 Dans le cadre d’une étude sur le cinéma interactif, le concept d’implémentation triviale / actualisation se révèle incontournable ; plusieurs œuvres n’exigent qu’une participation minimale de la part du joueur (Perron et al., 2008). Il est intéressant de noter la recrudescence actuelle de jeux vidéo qui proposent un « défi » tout aussi minimal, notamment le mouvement des simulateurs de marche (walking simulators). De la même manière, la figure de l’interaction sociale dans certains jeux de rôle se révèle également triviale ; elle sert à étayer des éléments de la diégèse en dehors des mécaniques de jeux. Le concept d’exécution est aussi incontournable dans l’étude du film jeu interactif ; il se réfère alors à un type de jouabilité « à la Dragon’s Lair » où le joueur doit appuyer rapidement sur une commande précise en réponse à un stimulus audiovisuel. Des segments ludiques plus contemporains intègrent encore ce type de défi (le fameux QTE), mais il apparaît problématique de rattacher tout jeu d’action à cette modalité de performance restrictive et punitive. La notion de coordination

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tactique a été intégrée au système pour rendre compte de la situation plus courante où le joueur dispose d’une pluralité d’options mécaniques et d’un intervalle de performance plus permissif pour réaliser les différentes figures ludiques. L’horizon de planification du joueur dans le cadre de ce mode demeure relativement restreint ; les séquences d’action imaginées peuvent s’implémenter à court terme. Cet élément correspond à la définition du terme « tactiques/tactics » dans l’article de Craig Lindlay qui traite des « gestalts de jouabilité », plus particulièrement lorsqu’il souligne que ces chaînes de mouvements sont « consciemment choisies par un joueur en réponse aux actions d’un opposant ou d’autres aspects d’une situation en développement » (2005).

41 Des contributions récentes sur le jeu d’aventure (Gazzard, 2013 ; Lessard, 2014) et de stratégie en temps réel (Dor, 2014) nous permettent de préciser notre compréhension d’activités ludiques comme la résolution d’énigme et la construction de stratégie. Dans le contexte du SHAC, la granularité développée par ces chercheurs doit être synthétisée afin de formuler des définitions fonctionnelles. La résolution désigne une activité de déchiffrement, plus spécifiquement la nécessité de reconstruire une séquence d’action inconnue afin de progresser. Karhulahti souligne que ce type de défi ne repose pas sur des éléments ludiques dynamiques ; « les puzzles supposent la configuration d’éléments statiques seulement » (Karhulahti, 2013, p. 3). Ce critère nous permet de préciser rétrospectivement la distinction entre l’exécution (éléments statiques) et la coordination tactique (éléments dynamiques). Le mode « résolution » est associé de manière inextricable au design des jeux d’aventure. Comme le note Lessard (2014), « La progression [dans ce genre] est structurée autour de puzzles qui sont souvent compliqués, opaques ou arbitraires, ponctuant l’expérience du joueur avec de longues périodes de déambulations sans récompense et d’expérimentation » (notre traduction). Tout comme Clara Fernández-Vara (2011), l’auteur souligne l’évolution du genre vers un design plus permissif, et cette observation pourrait être précisée avec le SHAC. Par exemple, des jeux d’aventure récents évacuent la nécessité de cartographier un espace labyrinthique ; la navigation de l’espace s’effectue d’une manière plus triviale. L’intégration de la résolution dans le domaine du jeu d’action serait un autre phénomène intéressant à documenter.

42 En ce qui concerne la modalité « stratégie », le travail de Karhulahti semble regrouper plusieurs cas disparates, depuis l’optimisation de la performance dans Tetris jusqu’aux exemples plus courants comme le RTS ou le RPG tactique (Karhulahti, 2013, p. 6). La définition de Lindlay est plus spécifique et fonctionnelle dans le contexte d’un projet comparatif. Toute figure peut être modélisée de façon à ce que doive être constitué « une politique ou un plan d’une échelle plus grande, suivi consciemment par un joueur afin de gagner à la fin d’une structure temporelle plus longue » (Lindlay, 2005). L’équipe Ludiciné (Perron et al., 2008) et Dor soulignent également le fait que les séquences d’actions implémentées sont chapeautées par une planification de longue haleine. La résolution et la stratégie nécessitent toutes deux une activité imaginative intense de la part des joueurs ; la première est attachée à la résolution de défis appréhendés et autonomes alors que la deuxième est caractérisée par l’anticipation constante de complications éventuelles. De plus, les défis liés à la résolution possèdent typiquement une solution unique ou largement prédéterminée, et ce type de design peut être vu comme l’exemple par excellence du jeu de progression. À l’opposé, les jeux de stratégies construisent un intervalle de performance fonctionnel et peuvent être associés plus clairement au jeu d’émergence ; la réputation des joueurs est souvent

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fondée sur le développement et l’implémentation de stratégies / de styles de jeu idiosyncrasiques.

43 Enfin, il est important de souligner que ces catégories peuvent se combiner dans l’expérience ludique. Karhulahti insiste sur l’intégration très courante d’un aspect « temporalité critique » dans le cadre des défis de résolution ou stratégiques. Nous pouvons aisément concevoir deux configurations typiques : les puzzles à temporalité critique pourraient être vus comme un assemblage des deux modes de performance statique (résolution-exécution), alors que les jeux de stratégie en temps réel nécessitent une planification à partir d’éléments dynamiques à court terme et à long terme (coordination stratégique).

Exemples d’analyse

Tableau 7 : Analyse: Manic Miner (Matthew Smith, 1983)

Figure Interface de Modalité de Arrimage Rétroaction d’interactivité manipulation performance

Audiovisuelle Coordination Navigation Générique Synchronique Marqueur de tactique progression

Audiovisuelle Indicateur visuel Coordination Préservation Générique Synchronique Pointage tactique Marqueur d’échec

Audiovisuelle Gestion de Coordination Générique Synchronique Synthétique ressources tactique Pointage

44 La configuration ludique de Manic Miner est relativement simple ; le jeu propose de naviguer un environnement truffé d’obstacles afin de ramasser les clefs qui permettront d’ouvrir la porte vers le prochain niveau. Les défis sont organisés de manière précise, mais accommodent tout de même un jeu mécanique et une performance non optimale ; ils se rapportent donc à la modalité de la coordination tactique. Une troisième composante vient dynamiser ces deux figures imbriquées : la préservation. Alors qu’on ne retrouve pas de mécaniques de préservation singularisées aussi clairement que dans un jeu de rôle (« guérir/heal », « se reposer/rest », etc.), le joueur ne peut neutraliser les ennemis et doit donc éviter ces derniers ; l’interface générique et l’arrimage synchronique sont donc ici « refigurés » lors de ces séquences de « dodging/évitement ». Par ailleurs, l’indicateur visuel qui précise la quantité d’air disponible dans la galerie souterraine – s’il agit comme une version diégétique d’un minuteur plus classique – est clairement associé à la figure de la préservation. À la fin d’un niveau, la quantité d’air restante est convertie en pointage ; ce dernier augmentait déjà par tranche de 100 points lors de la collecte des différentes clefs.

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Tableau 8 : Analyse: Ishar: Legend of the Fortress (Silmarils, 1992)

Figure Interface de Modalité de Arrimage Rétroaction d’interactivité manipulation performance

Audiovisuelle Navigation Écranique Synchronique Résolution Synthétique

Audiovisuelle Coordination Neutralisation Écranique Synchronique Indicateur stratégique numérique

Gestion de Audiovisuelle Coordination Écranique Métonymique ressources Synthétique stratégique

Préservation Écranique Ponctuel Indicateur visuel Stratégie

Visuelle Elliptique Développement Écranique Ponctuel Stratégie Indicateur numérique

Interaction sociale Écranique Ponctuel Visuelle Stratégie

45 Le jeu de rôle informatisé intègre un grand nombre des figures du SHAC et se caractérise également par une interface écranique foisonnante qui permet de multiplier les boutons virtuels (et donc les options) liés à chacune de ces figures. L’espace ouvert acquiert souvent un caractère labyrinthique (il faut trouver où aller, et à quel moment) qui devient encore plus évident dans l’exploration des différents donjons ; la navigation de l’espace est donc modalisée par la résolution. La neutralisation ne propose pas une rétroaction diégétique aussi élaborée que dans les jeux d’actions contemporains, privilégiant une trace visuelle elliptique (une tache de sang) agrémentée d’un indicateur numérique qui précise les points de vie retranchés aux antagonistes. Malgré ce caractère synthétique, les attaques effectuées par le joueur se déclenchent de manière instantanée et peuvent donc être assimilées à un arrimage synchronique. Les jeux de rôle de cette époque utilisent typiquement un arrimage plus isomorphe afin de mettre en jeu la gestion de ressources ; pour récupérer un butin après le combat ou revêtir une pièce d’armure, le joueur doit cliquer et glisser la souris entre les objets représentés et l’effigie d’un personnage-joueur. Le jeu intègre une part d’interaction sociale (possibilité de donner de l’argent ou des objets), mais au niveau de l’expérience ludique cette figure est largement inféodée aux défis du développement (recruter différents membres pour son équipe) ou à la gestion de ressources (acheter ou vendre des pièces d’équipements auprès de différents marchands). La figure du développement n’est pas implémentée de manière aussi approfondie que dans plusieurs autres franchises de l’époque qui permettent la création et le développement de personnages à travers une manipulation directe de l’indicateur numérique, et intègrent un marqueur de progression pour les niveaux d’expérience du personnage.

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Tableau 9 : Analyse: Heavy Rain: Move edition (Quantic Dream, 2010)

Figure Interface de Modalité de Arrimage Rétroaction d’interactivité manipulation performance

Audiovisuelle Métonymique Corporelle Tactile Synchronique Actualisation Navigation Générique Indicateur Ponctuel Exécution Écranique visuel Cumulatif Synthétique

Audiovisuelle Métonymique Corporelle Tactile Synchronique Actualisation Activation Générique Indicateur Ponctuel Exécution Écranique visuel Cumulatif Synthétique

Audiovisuelle Métonymique Corporelle Tactile Synchronique Actualisation Neutralisation Générique Indicateur Ponctuel Exécution Écranique visuel Cumulatif Synthétique

Interaction sociale Écranique Ponctuel Audiovisuelle Actualisation

Appréhension Écranique Ponctuel Audiovisuelle Actualisation

46 Heavy Rain : Move edition représente sans conteste l’une des configurations les plus alambiquées à analyser et permet de mettre à l’épreuve le SHAC. Pour bien rendre compte de cette situation ludique, plusieurs concepts issus des différentes catégories doivent être additionnés pour chacune des figures. La navigation, l’activation d’éléments dans l’espace et la neutralisation tirent profit de l’interface corporelle pour mettre en jeu des arrimages métonymiques ; un geste évocateur sur la move permet au joueur de faire bouger son avatar ou d’ouvrir une porte. Cependant, ce même geste peut mener à une séquence non interactive où l’avatar complète l’action (arrimage ponctuel), et certaines manipulations comme le déplacement dans l’espace opèrent à partir d’un levier analogique traditionnel, de manière synchronique. Enfin, plusieurs séquences supposent aussi un enchaînement de manipulations savamment orchestré sur l’interface et correspondent donc à la définition de l’arrimage cumulatif. Cette complexité au niveau de la manipulation est contrebalancée par une simplicité relative au niveau des modalités de performance : le joueur se contente très souvent d’actualiser les gestes nécessaires à la bonne progression du récit, alors que quelques séquences imposent une coordination réflexe intense (exécution). De plus, la mise en scène élaborée de tous ces gestes est complémentée par un indicateur visuel : un code graphique intégré à l’interface écranique indique clairement au joueur s’il effectue les manipulations adéquates. À noter que le jeu comprend aussi des figures comme l’interaction sociale et l’appréhension d’une manière analogue aux jeux d’aventure

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classiques : le joueur « pointe et clique » avec la move pour sélectionner une option d’observation, ou entendre les pensées actives de son avatar pour obtenir de l’information utile sur la situation.

47 L’analyse d’Heavy Rain : move edition démontre que l’intégration d’une plus grande isomorphie dans le cadre d’une expérience vidéoludique n’est pas une mince affaire ; hormis le pointage et les marqueurs de progression et d’échec, tous les éléments du savoir-faire configurant développé par les concepteurs de jeu se conjuguent pour aider le joueur à prendre part au récit interactif.

Conclusion

48 Ces brèves analyses démontrent hors de tout doute qu’une grande variété d’expériences vidéoludiques peuvent se lover dans le SHAC, en minimisant la violence d’une trop grande abstraction analytique et en préservant une grande part de la complexité des différentes configurations ludiques. Le système procure une synthèse efficace de plusieurs contributions phares issues des études vidéoludiques tout en logeant à l’enseigne de la narratologie transmédiale ; il permet de rendre compte de la modélisation de l’agir humain à travers dix figures d’interactivité cardinales et les modalités de performance, mais souligne également la variété de stratégies communicationnelles mise en œuvre par le média pour aider les joueurs à se plonger dans l’action représentée.

49 De manière globale, nous avons intégré les divers concepts des trois strates d’interface au sein de deux continuums (isomorphie – symbolisme ; showing – telling) qui font écho aux deux grands modes de communication des récits théorisés depuis l’Antiquité, soit le mode mimétique et le mode diégétique (au sens de récit verbal). L’un des enjeux du développement de la narratologie transmédiale (notamment à travers les efforts de Gaudreault et de Ryan) repose sur la reconnaissance de l’activité configurante qui a cours au sein même du mode mimétique. Dans Avatars of Story, Ryan (2006) propose d’intégrer un troisième mode narratif qui serait spécifique aux médias interactifs : le mode « simulation », défini à partir des travaux fondateurs effectués par plusieurs ludologues (2006, p. 13). Mais ce troisième mode pourrait également être vu comme une simple évolution du mode mimétique. Les simulations vidéoludiques intègrent non seulement des illusions perceptuelles toujours plus convaincantes, mais ces illusions se proposent de réagir à la présence des usagers dans une certaine mesure. Ils modélisent ainsi la réalité d’une manière un peu plus complète. C’est essentiellement la définition proposée par Aarseth (2007) ; pour ce dernier, la simulation se situe plus près de notre rapport à la réalité par rapport aux autres formes fictionnelles.

50 Alors que le jeu vidéo évolue en intégrant plusieurs aspects de l’idéal d’immédiateté (incarné par la réalité virtuelle) que nous avons présenté en introduction, l’activité configurante du média ne saurait se résumer à une volonté de mimétisme toujours perfectible. La configuration vidéoludique récupère des stratégies narratives éculées issues des domaines littéraires et cinématographiques (rétroaction verbale extradiégétique, ellipse visuelle) et développe des formes de rétroaction plus spécifiques (indicateurs d’état, signalisation, marqueurs de progression). Le développement d’une base de données comprenant des centaines de jeux analysés avec le SHAC permettra de confirmer ou d’invalider une hypothèse de travail qui découle directement de toutes ces observations : chaque évolution historique qui semble

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reposer sur l’intégration d’un plus grand mimétisme au sein de l’interactivité vidéoludique convoque du même mouvement plusieurs couches de médiation évidentes, notamment au niveau de la rétroaction, ou dans la modalisation des figures à travers des défis ludiques qui se situent du côté de la planification à court terme.

51 La mise au jeu évolue constamment en fonction des avancées technologiques et des conventions établies, mais surtout dans l’optique de maintenir une expérience gratifiante. Qu’il s’agisse de mise en récit ou de mise au jeu, l’acte configurant s’attache à introduire un plus grand potentiel de concordance cognitive/ psychomotrice ; inspiré par un constat de Paul Ricoeur à propos du récit moderne (1984), nous pouvons affirmer que même les cas les plus extrêmes d’antagonisation (brouillage narratif, défis insurmontables) proposent un degré de discordance significativement moins important que dans le quotidien vécu.

52 Si les exemples ci-haut témoignent de l’efficacité du système analytique, la portée historique de ce dernier ne peut pas être démontrée à ce stade de développement des infrastructures. Mais nous pouvons dès maintenant entrevoir l’utilité des différents découpages conceptuels proposés. Comme nous l’avons noté en introduction, plusieurs des innovations associées à la réalité virtuelle cherchent à développer des interfaces plus naturelles, par exemple en concrétisant la figure de l’appréhension (visuelle et sonore) de manière symbiotique. Le SHAC permettrait de documenter le rythme d’intégration de ce type de configuration au sein des jeux de tirs à la première personne. Le système permettra aussi de rendre compte du rythme d’hybridation de différentes configurations ludiques, notamment l’intégration de la figure du développement avec rétroaction chiffrée (configuration associée au RPG) dans les jeux d’action ou d’aventure. L’association entre certaines figures et des concepts comme « pointage » et « marqueur de progression » nous semble particulièrement féconde ; elle permettra d’observer quel registre mécanique est valorisé en fonction des différents genres, et les variations historiques de cette donnée. Le SHAC pourra se révéler utile pour étayer l’hypothèse concernant l’augmentation de la rétroaction positive (la « jutosité ») dans les jeux contemporains.

53 Avec le SHAC, nous disposons maintenant d’un outil scientifique pour retracer l’émergence, la prolifération et l’hybridation de différentes configurations ludiques. Lorsque les fiches de centaines de jeux formeront la base de données, des algorithmes seront en mesure de repérer automatiquement les configurations les plus répandues en fonction de critères établis par un chercheur : période historique, région, étiquette générique, etc. Cette infrastructure numérique sera d’un grand secours pour l’historien qui cherche à inspecter la culture ludique sans se rabattre sur les impressions parfois très fugitives laissées par un jeu dans la communauté, et sur les témoins volontaires qui partagent naturellement une version romancée de leur histoire. Le SHAC ne propose rien de moins qu’une trace inédite, réfléchie et encodée de manière systématique, qui pourrait changer profondément la mise en récit de la mise au jeu.

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NOTES

1. Cet article est une version française enrichie d’un article présenté à l’édition 2017 du colloque DiGRA, intitulé : « From Video Games to Virtual Reality (and Back). Introducing HACS (Historical- Analytical Comparative System) for the Documentation of Experiential Configurations in Gaming History ». 2. Le showing désigne avant tout des techniques littéraires qui tendent à effacer l’intermédiaire langagier, alors que le telling se réfère aux interventions plus directes – et très courantes – dans le domaine de la narration verbale : survol de l’espace et du temps, accès à l’intériorité des personnages, résumé, commentaire d’auteur, etc. Pour des explications plus complètes, voir notamment André Gaudreault (1999).

RÉSUMÉS

Cet article présente un système d’analyse qui permet de documenter l’émergence, la prolifération et l’hybridation des différentes configurations ludiques dans l’histoire du jeu vidéo. Ce système prend acte du potentiel et des limitations de différents modèles et méthodes formalistes et de différentes ontologies du jeu. Il repose d’abord sur la segmentation de l’expérience ludique en fonction des figures d’interactivité modélisées dans le système du jeu, puis sur la modélisation de l’action à travers trois couches d’interface et les modalités de performance associées à chacune des figures. Le SHAC (Système Historico-Analytique Comparatif) s’inspire à la fois des acquis de la ludologie et de la narratologie transmédiale, et permet de réaliser des analyses pointues des différentes configurations ludiques de manière uniforme.

This paper introduces a comparative analytical system that seeks to document the emergence, dispersion and hybridization of various ludic configurations in the history of video games. This system was built following an inspection of various formal and ontological contributions in the field. It relies first on a segmentation of any given game experience into interactive figures, and

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then on the analysis of the interface and modes of engagement for each figure. The historical- analytical comparative system (HACS) builds upon contributions emerging from game studies as well as transmedia narratology. It is useful to achieve meticulous analyses of various ludic configurations.

INDEX

Mots-clés : histoire du jeu, ontologie du jeu, analyse formelle, expérience du joueur, design d’interface Keywords : history of games, game ontology, formal analysis, player experience, interface design

AUTEUR

CARL THERRIEN Université de Montréal

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Design narratif : considérations préalables à son étude et à l’analyse de compositions ludofictionnelles sous le modèle EST

Vincent Mauger

1 Réfléchir et écrire au sujet du design, du jeu ou du récit peut vite devenir déroutant : aux frontières floues ou difficiles à établir, ces trois notions révèlent des termes polysémiques, en relation avec les cultures, usages, langues et individus les employant. Il en va de même pour les qualités « narrative » ou « interactive », d’une grande malléabilité langagière. Partant de ce fait, les réflexions ici présentées exploreront sous différents angles d’approche la question du « design narratif », notamment différentes appellations et pratiques, avant d’en arriver plus précisément aux spécificités du jeu vidéo. Le but d’une telle démarche est d’établir une distance critique qui permet de souligner certaines manifestations concrètes, culturelles et médiatiques de pratiques créatives liées à l’élaboration d’éléments narratifs et fictionnels avant de proposer une stylistique structurelle. Celle-ci prend la forme d’un modèle formel utilisable tant à titre d’outil d’analyse que de guide à la création.

2 Aujourd’hui, la plupart du temps, romans, films, jeux vidéo et autres produits dérivés prennent part à des « complexes transmédiatiques » (Arsenault et Mauger, 2012) associés au développement de riches univers fictionnels ou de franchises médiatiques établies, à savoir des projets vastes réunissant un ensemble hétérogène d’intervenants. A priori, nous définirons donc succinctement la notion de design narratif comme « l’élaboration et la gestion de matières fictionnelles et d’éléments narratifs nécessaires à la création de produits culturels ».

3 Cette relecture nécessaire d’un champ émergent du design dépasse ainsi l’approche fonctionnaliste (l’utilité uniquement) souvent réduite à des domaines d’applications spécifiques. À titre de position fréquemment avancée par des héritiers du modernisme industriel, l’on oublie trop souvent les héritages métaphysique, symbolique et artistique de cette tradition disciplinaire ayant longtemps évoqué quelques « divines

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proportions » de « formes qui parlent à l’esprit » en arts appliqués. Car dès lors que le designer, par la reconfiguration d’objets, transforme les rapports aux choses et fait advenir de nouvelles attentes et émotions, il s’apparente, d’une certaine façon, au dramaturge. « Un designer est un comploteur perfide qui tend des pièges », écrit Vilèm Flusser (1999, p. 17, ma traduction). La création ancrée, tant formée de matière que de sens redéfini, apparaît alors porteuse d’une histoire, d’un dessein. Celui-ci comprend corolairement le scénario de sa consommation, voire son appropriation et sa critique même, tout en projetant l’ensemble dans un nouvel univers riche d’expériences subsidiaires.

4 Pour résumer, l’on retrouve le design narratif, aussi constitué d’approches de design diffuses, tant chez des communautés de développeurs que de joueurs, de professionnels que d’amateurs, d’experts que de débutants : il s’accompagne par conséquent d’une variété d’états d’esprit créatifs, tels que le proposent des approches collaboratives visant à différents degrés des changements socioculturels, du design activiste (Fuad- Luke, 2009) au co-design solidaire ayant des visées à plus long terme (Chapman et Gant, 2007). Cette compréhension des différences et des rapprochements de leurs applications respectives permet alors de réaliser la subtilité inhérente à la variété de tâches rattachées au design narratif, plus spécifiquement à celui du jeu vidéo devenu objet artistique et composante indiscutable des pratiques culturelles de la vie quotidienne animant la société contemporaine.

Pratiques créatives d’un domaine en émergence

5 Comment engendre-t-on la narrativité ? L’élasticité des locutions « récit interactif » ou encore « scénarisation interactive » amène, elle aussi, son lot d’enjeux conceptuels. Employer l’association « récit + interactif », dont l’interactivité peut être comprise comme une addition aux formes narratives plus traditionnelles, entraîne un risque patent de mécompréhension des défis et des occasions qu’offrent les récits interactifs à titre de formes distinctives d’expression narrative, où l’interactivité constitue un ingrédient fondamental et non une simple fonctionnalité ajoutée (Koenitz, 2016).

6 Dans un premier temps, avant d’en arriver aux différentes pratiques du design narratif, il importe de définir la « narrativité », un caractère et une qualité recherchée, afin de la distinguer du « récit », une entité plus spécifique, à savoir : sa forme structurante et les façons de la mettre en place. Cette distinction est d’autant plus nécessaire qu’en contexte interactif, les formes de narrativité tendent à s’hybrider et peuvent désormais construire bien plus que de simples entités narratrices qui racontent ou suggèrent, les notions de choix et de liberté relative étant désormais posées entre les mains d’utilisateurs. Efficacement résumé par Molino et Lafhail-Molino dans Homo fabulator (2003), le récit peut alors renvoyer à quatre réalités distinctes : différents existants et opérations (l’ensemble des mots, des images ou des gestes qui représentent une série d’évènements, réels ou imaginaires) ; l’ensemble des évènements que le discours narratif, quel que soit le matériau, est censé représenter (une « histoire ») ; l’acte par lequel est produit le discours narratif (une « narration ») ; enfin, le type de discours particulier qui représente des actions, par opposition au dialogue et à la description.

7 À la lumière de telles clarifications, nous pouvons déduire qu’analyser la planification puis le développement d’environnements narratifs dépasse le contexte expérientiel, voire événementiel, de la consommation simple de textes constitués de mots, d’images

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ou de sons. Deux représentations de ce qu’est un design « narratif » devraient dans ces conditions être prises en compte au préalable.

8 Premièrement : le design contemporain à titre de réalité narrative dans un environnement de travail numérique. Cette conception étendue de la notion de design répond d’habitudes, d’opérations et de philosophies disciplinaires (d’un « phylum intellectuel commun » comprenant l’architecture et le génie ; Hatchuel, 2005, p. 208). Elles ont une incidence certaine sur le design d’éléments narratifs, comme c’est le cas au sein d’autres domaines de design ou champs professionnels.

9 En contexte professionnel, tant du côté de l’écriture de récit littéraire ou filmique que de la scénarisation interactive ou encore du design de systèmes de narration interactive sur supports numériques, l’on remarque des discours établissant une infrastructure sociale et des cadres d’action qui guident les projets. Le récit, ici compris dans son sens le plus étendu, va bien au-delà du fait de raconter des histoires : en plus de ne pas être contraint aux seuls contenus de mots écrits ou dialogués, il se réfère à des intrigues émergentes relatives aux interactions et situations interpersonnelles ainsi qu’aux produits intentionnels d’actions sociales impliquant des « forces illocutoires » et des « positionnements » par rapport à celles-ci (positioning, selon Davies et Harré, 1990).

10 Les processus du design de produits peuvent être étudiés avec cette approche narrative. Elle permet la réduction de la complexité par le biais d’intrigues et de personnifications émergentes rendant la situation intelligible et applicable à d’autres processus de création. Par exemple, dans le processus de création d’objets, en rétrospective, des histoires de succès linéarisées sont racontées. On observe qu’au cours du temps, des attributions et de la typification s’opèrent sous forme d’histoires prenant part aux interactions sociales (Deuten et Rip, 2000). Il faut par conséquent reconnaître le rôle constitutif de la narrativité, les histoires étant bien plus que des outils : elles sculptent le paysage organisationnel.

11 De plus, alors que le récit consolide les pratiques de conceptions variées, les jeux vidéo et les médias numériques en général entraînent de nouvelles formes de participation et de collaboration donnant désormais accès à une variété inédite de moyens de production et de distribution. Les médias collaboratifs (Löwgren et Reimer, 2013) encouragent aujourd’hui des expressions originales de la pratique médiatisée et de la culture qu’est devenu le design numérique. Il est donc essentiel de tenir compte de cette réalité afin de la décrire avec justesse et d’assurer le développement optimal des projets catalysés.

12 La deuxième représentation qui doit être prise en compte est celle du « design narratif » compris comme domaine distinctif. Celui-ci comprend la création de mondes imaginaires ou d’histoires en plus de la production de scénarios, de documents et de systèmes interactifs à caractère narratif. En contexte vidéoludique, on l’associe souvent aux enjeux, contraintes et outils en lien avec la narration interactive à même les jeux. Celle-ci consiste alors à marier d’indispensables notions de design de jeu à une narration intégrée dans l’expérience vidéoludique par des rythmes et tensions adéquates (Le Breton, 2017). Le design narratif participe aussi au développement d’autres produits culturels et interactifs, et renferme un ensemble étendu de pratiques, de méthodes et de recettes fondées sur des idéologies et traditions créatives. La prochaine section centrale de cet article en constitue un panorama non exhaustif.

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Figure 1 : Dessin de définition (blueprint) de la ville fictive d’Arkham City.

13 La figure 1 montre une trace de design narratif conséquent : les développeurs du jeu vidéo Batman : Arkham Asylum (2009) révèlent ici par anticipation le prochain chapitre de leur série de jeux vidéo à l’aide de cet indice dissimulé. Il expose du même coup un travail cohérent prévoyant au-delà d’un seul produit l’usage d’un monde fictionnel bien campé.

Le design du récit écrit

14 En premier lieu, il n’y a pas si longtemps, « narrative design » a été un terme employé par Madison Smartt Bell (1997), auteur et enseignant américain, afin de décrire la forme ou structure de première importance et décisive pour toute œuvre de fiction. Près d’une dizaine d’années avant son introduction plus courante dans l’industrie du jeu vidéo (Dinehart, 2011), il renvoyait alors à une approche de l’écriture attentive aux éléments formels du récit et à son idéation qui facilitait la pratique et la critique de la création littéraire. L’écrivain le qualifie lui-même comme « axé sur un art minutieux, non pas un processus » (craft-centered, not process-centered), gérant les « ingrédients » d’une fiction (intrigue, personnages, ton, temporalité, point de vue, dialogue, thème, imaginaire, etc.).

15 Bell divise son narrative design en deux familles. D’abord, un « design linéaire » (linear design, Bell, 1997, pp. 25-32), conçu tel un vecteur pointé vers le futur. Un récit organisé de la sorte doit être compris architecturalement comme une structure à la forme statique, un squelette sur lequel il est ensuite possible de travailler avec finesse, voire d’improviser, si l’auteur en ressent le besoin. Selon Bell, le design linéaire est holistique et s’apparenterait à celui du sculpteur.

16 Ensuite, le « design modulaire » (modular design, Bell, 1997, pp. 213-216) obéit à des règles organiques et libérées de la logique linéaire, telle la temporalité ou autres conventions romanesques. La forme y devient inséparable du sens et ce mode de création rappelle le travail du mosaïste. Une illustration éloquente de ce principe est

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l’algorithme littéraire de La Vie mode d’emploi de Georges Perec (1978) : cette œuvre suit le tracé de la polygraphie du cavalier aux échecs au long de la grille de 10 par 10 de l’immeuble où se déploie le récit.

17 Ce genre d’approche plutôt « pédagogique » proposée par Bell rappelle celle de divers guides pratiques dédiés à la création de jeux vidéo, qui découlent essentiellement de la tradition des guides de scénarisation filmique (voir notamment McKee, 1997). Sous l’approche en question, un certain impérialisme narratologique réduit ce « narrative design » à la création d’un récit devant être mis en œuvre dans un contexte interactif, c’est-à-dire la tâche quasi exclusive de concevoir une « bonne histoire » : celle qu’on peut clairement communiquer d’une façon optimale afin que le public s’y immerge avec le plus d’effets réalisables.

18 Il est ici utile de rappeler que cette attitude a été décriée avec raison par le « mouvement » ludologique, mais associée de façon erronée aux études narratologiques elles-mêmes au tournant du dernier siècle, moment charnière où s’organisaient les études du jeu vidéo dans le monde anglo-saxon. En ce contexte, la « ludologie », un terme ambigu, pouvait référer à trois réalités distinctes : l’étude des jeux en général, une approche de la recherche sur les jeux, ou encore le mouvement susmentionné (Espen J. Aarseth, 2014). Aujourd’hui perçus comme une critique de positions théoriques ou encore d’esthétiques quant à l’hybridation entre les jeux vidéo et les récits, l’on reconnaît, avec plus de nuances, que les principes narratologiques et ludiques peuvent se contenir les uns les autres. Il en va ainsi dans certains récits numériques tant du côté de la littérature électronique (Ryan, 2006) que chez de nombreux jeux vidéo qualifiés d’ « à demi-réel », entre des règles véritables et des mondes fictionnels (half-real, Juul, 2005), ou même dans le « jeu littéraire » (literary gaming, Ensslin, 2014) allant du simple corps exquis à la plus complexe hyperfiction poétique d’avant-garde.

19 Néanmoins, cette tendance dirigiste est observable dans plusieurs guides techniques à l’intention des scénaristes de jeux vidéo. Par exemple, dans le livre Professionnal Techniques for (Despain, 2008), on emploie parfois les termes de récit et d’histoire sans distinction1. Dans le manuel Creating Emotion in Games (2003), David Freeman présente de son côté des techniques de création littéraire et d’écriture de scénario de film adaptées aux jeux vidéo. En réalité, il y discute donc de scénarisation interactive en recommandant l’adoption d’une sensibilité particulière, une esthétique. Freeman parle d’emotioneering : sa méthode personnelle pour favoriser l’immersion émotionnelle dans les jeux vidéo.

20 Il faut ici comprendre que ces procédés narratifs pour stimuler des émotions chez les joueurs par l’entremise du récit ne sont qu’un type parmi bien d’autres que le médium vidéoludique permet d’évoquer. Les émotions dans les jeux vidéo ne proviennent pas exclusivement d’une courroie allégorique de transmission narrative. Les supports numériques et l’interactivité changent la donne.

La scénarisation interactive

21 Ce type de (pré)production d’une grande variété médiatique concerne plusieurs formes en émergence et fait appel tant aux outils du designer qu’à ceux de l’écrivain : hyperfiction, espaces muséologiques ou virtuels, installations interactives, sites web informationnels, environnements urbains, technologies mobiles et géolocalisées, etc.

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Alors que l’on associe usuellement la scénarisation au cinéma et au jeu des acteurs (screenwriting), on lie d’ordinaire la scénarisation interactive à des applications multimédias où des composantes textuelles, visuelles et sonores sont mises en interrelation par l’entremise d’une interface. La nomenclature archaïque du design de page-écran (screen design) et du design web s’est depuis substituée aux pratiques de design d’interface utilisateur (UI, user interface design) prenant part aux domaines étendus du design numérique d’interaction (IxD, interaction design) plus près du design industriel ou de l’interaction humain-machine (HCI, human–computer interaction), « un processus plus inclusif dont le centre d’intérêt est l’interaction entre les actions des êtres humains et les réponses des systèmes automatisés » (Murray, 2012, p. 10, notre traduction).

22 À l’aide de méthodes de préproduction comme le plan de communication et le synopsis, ou encore par des outils de visualisation tels le scénarimage (storyboard) ou la description commentée de la navigation, d’évènements et de contenus, un enchaînement narratif présenté de façon linéaire, chronologique, pourra être réalisé. Ce mode de développement s’applique à merveille aux jeux et aux espaces analogiques, comme les parcours scénarisés, les activités s’apparentant au jeu de rôle ou encore les projets vidéoludiques à petite échelle.

23 Tout bien pesé, les aspects ludiques de ces produits et expériences à scénariser n’entravent en aucun cas leur disposition à diffuser des contenus informatifs, éducationnels, historiques ou culturels. Le récit et les environnements fictionnels et interactifs partagent d’ailleurs bien des points en commun. Ils reposent, entre autres, sur la suggestion ou communication d’un monde artificiel, aussi minimaliste soit-il, peuplé d’entités qui supposent une suspension délibérée de l’incrédulité (Coleridge, 1817) correspondante aux contenus proposés, condition qui permet de mieux ressentir la situation évoquée. Cependant, dans le contexte des médias numériques abordé d’ici peu, l’on observera plutôt une « création active de la crédulité/croyance » (active creation of belief) (Murray, 2012, p. 24) à l’œuvre dans tout environnement bien conçu où se conjuguent immersion et agentivité.

24 De surcroît, l’entremise d’un personnage, explicite ou implicite (« implied » dirait Wolf, 2003, p. 50), comme courroie d’action est nécessaire, qu’elle ne soit que pure performativité du personnage-joueur en contexte interactif ou encore fiction plus élaborée. Les principes narratifs et ludiques agissent donc de façon complémentaire. Finalement, l’univers narratif, instrumentalisé sous les réflexions du joueur, procure un contexte significatif supplémentaire pouvant contribuer à l’immersion vidéoludique. Chez certains amateurs qui suscitent ce type d’interaction, la richesse sémiotique entraîne un engagement supérieur dans l’univers ludique.

Le design de récits interactifs

25 La production d’un récit interactif s’étend plus loin que la création des fictions et des histoires non linéaires destinées à un jeu ou encore à une œuvre écrite ou filmique. Cette pratique consiste en une phase d’idéation et de recherche préliminaire menant à l’élaboration d’un environnement fictionnel parfois minimal, puis à l’élaboration d’une structure dramatique prenant la forme d’un réseau plus ou moins complexe où s’engagera un participant.

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26 Les fictions spatialisées, les parcours éducatifs ou touristiques et le contexte muséal offrent leur lot de situations pour mettre en place des récits interactifs. Dans un contexte numérique, les champs d’application du design d’expérience (Laurel, 1990, 1991 ; Shedroff, 2001) et du design d’interaction (Moggridge, 2007), comme, dans une certaine mesure, celui du design de jeu (Schell, 2008) relevant lui-même du domaine de l’esthétique des systèmes interactifs (Salen, 2008, p. 185), peuvent prendre part à l’élaboration, à l’encadrement et à la communication de matières narratives et fictionnelles, le concepteur de jeu (game designer) étant une forme de concepteur de système (system designer) (Heussner et al., 2015, p. 24).

27 En somme, les tâches centrales du design de récits interactifs se concentrent sur un travail minutieux de la trame narrative et de ses « lignes d’action » : elle suit des arborescences aux parcours et embranchements alternatifs hérités des livres-jeux ou encore des structures semi-linéaires, ouvertes ou plus complexes se rapprochant des théories des graphes et des réseaux. On y spécifie alors les objectifs principaux, intermédiaires, alternatifs ou facultatifs ainsi que le flux de certaines ressources et informations : le tout est établi et se communique à l’aide d’une armature schématique nommée « charte de processus » ou flowchart (Brown, 2007) ; un logigramme cousin de l’organigramme de programmation.

Le design des récits numériques interactifs

28 Terme rattaché au champ de recherche des techniques et méthodes de narration interactive () associant le domaine des lettres et des sciences humaines à l’intelligence artificielle, le design des récits numériques interactifs (interactive digital narrative) requiert la distinction entre le récit interactif (interactive narrative) comme produit singulier et le système de narration interactive (interactive storytelling system) comme technologie le supportant (Koetnitz, 2016). La démocratisation des outils numériques de production au 21e siècle, tout comme l’entremise des technologies mobiles et des médias sociaux, a aussi lancé de nouvelles vagues de narrations distribuées, combinées et parfois plutôt chaotiques (Alexander, 2011), des jeux à réalité augmentée à ceux à réalité alternée (ARG).

29 Essentiellement, les types de systèmes narratifs les plus courants sont, par exemple, une arborescence hybride, un langage de script où des éléments sont considérés comme des personnages placés sur une « scène » numérique, ou encore des systèmes à planification universelle (orientée-personnage ou non) parfois émergents et tributaires d’une programmation informatique plus dynamique ou fonctionnelle. Le cœur de cette pratique de conception consiste alors en l’élaboration, la gestion et les ajustements de contenus associés à la programmation des systèmes de narration interactive desquels dépend l’expérience narrative, même si, dès le moment de la pré-production d’un produit numérique, une phase d’écriture liée à la création de contenus est nécessaire.

L’écriture vidéoludique

30 Écrire pour le jeu vidéo (game writing) a beaucoup en commun avec la scénarisation et l’écriture de fiction, notamment par l’usage des personnages, des points de vue, du dialogue ou encore de situations dramatiques. « Je suis écrivain au sens narratif classique du terme, j’utilise des mots pour créer des histoires, structurer des univers,

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faire évoluer les personnages », explique d’emblée Jeffrey Spock (Prudent, 2014), un « écrivain de jeux vidéo » associé à la franchise Heroes of Might and Magic (Ubisoft).

31 De ce point de vue, l’écriture d’un jeu n’est pas si loin de l’écriture pour la télévision, le cinéma ou le théâtre ; la vision de la personne qui construit l’idée initiale est filtrée et transposée par toutes les personnes responsables de la mise en scène, du décor, du son, du jeu des comédiens, etc. » (Pirou, 2009, p. 121).

32 Pourtant, la pratique rédactionnelle diffère sensiblement de l’écriture pour les médias plus traditionnels : si l’interactivité devient prépondérante, comme dans le cas d’autres formes de récits interactifs, les « affordances » diffèrent sensiblement du côté du jeu vidéo. Dit simplement, elles sont les qualités ou les propriétés d’un objet qui suggèreront ses utilisations possibles ou indiqueront clairement aux utilisateurs comment il peut ou doit être utilisé, un peu comme les boutons d’une manette de jeu semblent appeler nos doigts. Le concept a été introduit par James Gibson (1977) dans son essai « The Theory of Affordances », puis a été popularisé par Donald Norman (2002) dans son ouvrage phare pour les domaines de l’expérience de l’utilisateur et de l’interaction humain-ordinateur : The Design of Everyday Things. La notion peut alors être étendue aux attentes subtiles, mais importantes, qu’une communauté porte quant à l’évaluation de ce que l’on peut faire ou non avec une forme culturelle, tel le jeu, ou ce que la configuration même de tels artéfacts suggère (Sharp, 2015, p. 5).

33 Effectivement, les scénarios cinématographiques, les romans et les nouvelles offrent la plupart du temps des avenues prédéfinies dans leur matériel : tous leurs mécanismes textuels sont déposés entre les mains des lecteurs et demeurent ouverts à l’interprétation. En revanche, les jeux vidéo sont un pur mélange d’adaptation dynamique et de réactions prescrites quant aux choix et aux performances des joueurs : les actions possibles, leurs effets et les évolutions de la jouabilité (gameplay) doivent être établis puis tenus en compte suivant différentes esthétiques (de l’ordre du divertissement, de l’hommage, des arts médiatiques, propice à la détente, etc.) et cultures (locales, vernaculaires, populaires, professionnelles, etc.). Certains codes, attentes et limites, tels que les genres vidéoludiques (Despain, 2009), sont uniques au médium et se rapprochent de la rédaction technique, tel le codage de contenus interchangeables et des évènements scénarisés (Bateman, 2007).

34 Dans ces conditions, bien que certains rédacteurs puissent guider les façons dont les jeux engendrent la narrativité et intègrent des séquences d’action ou des scènes cinématiques (cut-scenes), leur principale tâche est la création et la codification d’information narrative. Ils écrivent les dialogues et les évènements scénarisés et composent parfois des textes nécessaires au rayonnement du jeu à titre de produit culturel, ce qui implique d’abondantes documentations informationnelles et communicationnelles. Ces formats d’écriture sont variés et peuvent avoir un modèle général de présentation, prendre la forme de scripts de programmation adaptés au projet en cours, ou encore celle de dialogues mis en forme pour le besoin des acteurs prêtant leurs voix. On complète parfois l’ensemble avec des traductions, des références fournies par les animateurs ainsi que d’autres commentaires jugés utiles par l’équipe artistique (Bateman, 2007).

35 Les scénaristes de jeux sont une partie de l’ensemble de l’équipe de développement du jeu : ils peuvent écrire en groupe, sur des éléments spécifiques de récits volumineux, ou être engagés à titre de pigistes contractuels répondant d’un membre de l’équipe de création. En résumé, leurs rôles et tâches rassemblent l’écriture des détails du récit, en

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passant par les contenus rédactionnels du jeu et de certains produits dérivés, en plus de la rédaction de dialogues et de documentations variées tels que des documents promotionnels ou des documents directeurs. Si certains scripts interactifs doivent être formatés, les rédacteurs ne font pas de programmation avancée ni de design de systèmes. Les écrivains et les rédacteurs répondent donc des développeurs : ils ne créent pas le jeu comme tel, même s’ils devraient idéalement être impliqués dès le départ dans les réunions de conception et les phases de remue-méninges qui lancent son développement, car ils enrichissent en réalité leurs formes, à l’instar des artistes visuels.

Le « narrative designer » dans l’industrie vidéoludique : rôles et tâches usuelles

36 Pour aborder cette fonction, une clarification préalable est primordiale : la scénarisation de parcours ou l’écriture d’éléments prenant part à un jeu ne sont pas une spécialité analogue à sa conception même, allant de l’idéation à l’élaboration puis au raffinement de ses règles et procédures, son « game design ». Sur le marché du travail, les écrivains, les rédacteurs et les scénaristes derrière les jeux produiront des ressources aussi variées que spécifiques : des actifs d’entreprise matériels et immatériels distincts. Leur lien avec la jouabilité s’incarne par la maîtrise des dossiers documentaires du design de jeu (GDD : game design document). Pour tout dire, il s’agit là d’une méprise fréquente résultant de la relation étroite entre le récit d’un jeu et le maintien d’une vision cohérente derrière celui-ci.

37 Les éléments scénarisés d’un jeu vidéo doivent en réalité être suffisamment adaptables, représentatifs des actions que les joueurs sont susceptibles d’essayer en cours de partie, et, en même temps, limités afin de répondre aux scripts et autres spécifications du matériel informatique et des logiciels employés dans leur compagnie. Cela peut être une tâche considérable dans le cas des jeux vastes et complexes où la narrativité sera émergente, car, plus les jeux se développent et se raffinent, plus les systèmes de gestion des histoires deviennent complexes. Le design narratif s’exerce ainsi à différents niveaux d’une hiérarchie : de celui macroscopique du directeur narratif (narrative director), aux designers narratifs senior ou junior, aux emplois plus spécialisés tels les scripteurs d’évènements, les rédacteurs analystes (story editor) ou encore les designers scéniques de ressources narratives (narrative assets staging designer). Il n’est donc pas étonnant de constater que ces praticiens aguerris proviennent souvent de l’écriture vidéoludique, sinon cinématographique, ou encore du design ou développement de jeu, là où ils ont fait leurs premières armes (Heussner et al., 2015).

38 Dans le milieu professionnel du jeu vidéo, le terme « narrative designer » et l’apparition de débats rattachés à son rôle auraient été signalés pour la première fois à la Game Developers Conference (GDC) tenue à Austin en 2004, selon Mary DeMarle, alors « Lead Game Writer » chez Eidos Montréal (Dinehart, 2011). Stephen Dinehart, entre autres garant du carnet virtuel The Narrative Design Explorer « dédié à l’exploration de la narration interactive » (dedicated to exploring interactive storytelling), aurait été, en 2006, l’un des premiers à porter le titre. Il travaillait alors pour un studio établi à Vancouver, Relic Entertainment (Sega Corporation), auparavant propriété de l’éditeur et développeur THQ, fermé depuis 2013. Dinehart y écrivit la description du poste sous

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l’aval de Relic et THQ, à l’initiative de son directeur général, Tarrnie Williams, et de son directeur cinématographique, Owen Hurley : le cœur de mon travail consiste à défendre l’histoire et la chaîne de traitement de la production narrative pour l’entièreté du produit. […] En tant que designer narratif, j’ai le luxe de me concentrer uniquement sur le récit et l’évolution du jeu (Despain, 2007, ma traduction).

39 Dans The Game Narrative Toolbox, quatre designers narratifs expérimentés ont traité le sujet de façon généreuse pour exprimer en quoi consistent cet emploi et l’écriture de jeu vidéo.

40 Le design narratif de jeu vidéo est l’art de raconter une histoire à l’aide d’un ordinateur en employant les techniques et appareils disponibles. C’est l’art d’utiliser le gameplay et l’ensemble des méthodes visuelles et acoustiques pour créer une expérience divertissante et stimulante pour le joueur. Un designer narratif de jeu vidéo est le gardien protecteur d’une histoire interactive […] puis combine les rôles de l’écrivain et du designer de jeu. En travaillant avec d’autres spécialités […], le designer narratif organise et intègre l’histoire au jeu en utilisant les mécanismes, designs et ressources disponibles (Henssler et al.., 2015, pp. 1-2, ma traduction).

41 Pour ces auteurs, les termes de l’industrie manquent toutefois de précision ou de définitions, ce qui complique la communication : un studio peut employer un terme d’une façon alors qu’un autre le fera différemment. Comme dans le cas des outils utilisés à l’interne, l’important est alors de comprendre leurs rôles. Certaines tendances sont néanmoins observables parmi les multiples offres d’emplois et descriptions disponibles en ligne (comme celles de THQ en 2006, Monolith en 2009, Microsoft en 2011 ou Ubisoft en 2016). Nous en dégageons six : • La primauté du design. C’est ce qui distingue le designer narratif (narrative designer) de l’écrivain ou du rédacteur. Par sa participation active à l’équipe de développement, il soutient les autres designers pour tout ce qui concerne le récit dans le projet en vue de sa complétion, tout particulièrement l’intégration harmonieuse du gameplay à sa structure narrative et aux évènements scriptés. • Une expérience multiple de la culture vidéoludique. Sa compréhension fine du jeu vidéo comme objet culturel, des tendances de l’industrie, ainsi que des devoirs et enjeux du travail de conception de ses collègues développeurs le particularisent tout autant quant aux rédacteurs. S’il n’a pas à être un expert praticien des logiciels de graphismes, d’édition sonore, d’animation 2D, 3D ou vidéo, ceux-ci doivent lui être familiers. Le designer narratif s’efforce de la sorte à faire œuvrer la narrativité et les mécaniques ludiques du design de jeu [game design] en tandem pour livrer une plus grande charge émotive aux joueurs par l’entremise d’histoires qui doivent être avant tout les leurs. • Une implication étendue. Le designer narratif est présent du début de l’idéation et de la création jusqu’au moment du prototypage, des phases de test puis de la post-production. Il participe donc à l’ensemble de la réalisation du projet, fort d’une expérience pratique et théorique du développement de jeux. • La variété des activités. S’il peut collaborer à l’élaboration et à la fabrication d’un monde fictionnel, à la création des personnages et des intrigues puis à l’écriture des dialogues, dont la livraison sera parfois sous sa responsabilité directe, le designer narratif assistera cependant au design même des systèmes de quêtes ou d’univers virtuels et à leur implémentation. Il emploiera pour ce faire des éditeurs de jeu (souvent modifiés ou augmentés) et des systèmes de scripts essentiels à ses activités professionnelles.

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• L’autorité. Le designer narratif supervise la rédaction des documents officiels en lien avec les aspects narratifs – voire les écrit lui-même –, de la synthèse originale (pitch) à la documentation officielle produite tout au long du développement. L’intégration, la réception, l’approbation, l’échéancier et la mise à jour des documentations internes ou matières produites à l’externe par d’autres intervenants, tels des synopsis, scénarios, traductions ou doublages, seront parfois sous sa responsabilité. • Le cœur de communication. En ce qui a trait aux éléments fictionnels du jeu, le designer narratif est un routeur d’information et la ressource centrale en matière de narrativité. Il la traduit entre les disciplines, en explicitant par exemple des mécaniques de jeu à des écrivains ou des ambiances à l’équipe de design sonore et il maintient son équipe à jour sous une même vision générale quant au récit du jeu.

42 Par rapport à l’écrivain ou au scénariste, le designer narratif ne s’attardera pas à raffiner les contenus textuels ou à concevoir des dialogues destinés à être joués par des acteurs, ce qui implique de les réviser rigoureusement de façon itérative. L’enrichissement des différents historiques et autres détails se rapportant à la trame de fond de l’histoire (backstory) sera ainsi délégué à des collègues de travail ou à des spécialistes à contrats temporaires.

Un précurseur, le « worldbuilder » : créateur de mondes imaginaires

43 Traduisible par « construction de mondes », le mot worldbuilding est associé d’ordinaire à la notion d’univers fictionnels, même si son usage précoce renvoyait à une application à des spéculations astronomiques afin de traiter de mondes possédant des lois physiques différentes du nôtre. Comme l’exprime l’astrophysicien britannique Arthur Eddington, « [o]n pourrait croire que ce genre d’étranges constructions de mondes a peu à voir avec des problèmes pratiques, mais ce n’est pas certain » (Eddington, 1920, p. 160, ma traduction).

44 L’utilisation du terme anglais worldbuilding en littérature remonte, quant à lui, aux années 1960 : il provient d’ateliers de création, principalement en science-fiction (Gillett, 1996) et en fantasy (Silverstein, 2012). Il s’agit de techniques d’idéation variées pour élaborer et critiquer un monde construit de toutes pièces : son histoire, sa géographie, son écologie, sa métaphysique, sa population, ses différentes cultures, etc. Cette pratique est désormais associée aux recherches conceptuelles et thématiques pour la création de jeux vidéo (Heussner et al., 2015) et a une influence marquée sur le design des niveaux (« design »), car c’est ici qu’on en précise les contenus, leurs formes concrètes (p. 58).

45 Arda (la Terre) dans Eä (l’univers) chez J. R. R. Tolkien, le satirique Disque-monde de Terry Pratchett, ou encore Toril, la planète supportant le continent de Féérune qu’apprécient les rôlistes qui utilisent le décor de campagne des « Royaumes oubliés » pour jouer à Donjons et Dragons, sont quelques exemples de cette pratique créative de la « sous-création » (subcreation), où l’invention d’un monde imaginaire devient souvent transmédiatique, transnarratif et transauctorial (Wolf, 2012). Alors que les écrivains cherchent depuis longtemps à créer des personnages intéressants pouvant vivre de multiples histoires, l’ont tend de plus en plus à créer des univers permettant de supporter une multitude de personnages et d’histoires aptes à porter des franchises,

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susciter la création collaboration (collaborative authorship, Jenkins, 2006) et produire des jeux favorables à la sérialité. Mais comment créer un monde ?

46 Les éléments du monde sont les composantes élémentaires des histoires. Selon la terminologie de Seymour Chatman (1978), ces éléments sont : 1) des existants, les personnages et les éléments du cadre spatio-temporel (setting), puis 2) les évènements (events), c’est-à-dire soit des actions, des actes produits par les agents, ou des happenings, des incidents, des fruits du hasard et de la situation pour le bien du récit dont les personnages seront sujets.

47 Avant de meubler les mondes, il est toutefois recommandé de tracer leurs contours généraux pour éviter un travail inutile sur des éléments non essentiels au projet de création. Plusieurs approches de départ s’offrent à l’auteur. En voici sept, inspirées des catégories suggérées par Richard Baker (1996) : • L’approche macroscopique : du général au particulier, telle une cosmogonie : • L’approche microscopique : du particulier au général, par effet boule de neige ; • L’approche sociologique : une société et sa composition comme point de départ ; • L’approche orientée vers le personnage : le protagoniste comme élément central ; • L’approche situationnelle : un évènement décisif comme fondation ; • L’approche historique : la saga familiale, les fresques à la Guerre et paix, etc. ; • L’approche littéraire : l’utilisation d’une fiction établie, tel le Mythe de Cthulhu.

48 À noter qu’il est possible, voire encouragé, d’employer conjointement ces stratégies créatives, tout comme le fait de maintenir un certain recul sur cet ensemble d’éléments au cœur de futures expériences narratives. Le modèle formel bientôt proposé, qui suggère une stylistique structurelle à titre d’outil de création et d’analyse, invite d’ailleurs à la veille intellectuelle. À titre d’exemple, par souci de réalisme, détenir une notion des infrastructures élémentaires d’une région fictionnelle sera essentiel, même dans un cadre restreint. Aussi, les aspects sociologiques et historiques ne pourront être entièrement escamotés afin d’expliquer pourquoi certains évènements surviennent, faute de quoi les joueurs se trouveront perdus ou distants devant l’incohérence que propose cet univers synthétique.

La transmédialité et la fabrication de mondes artificiels

49 À un niveau différent, une conception plus étendue de l’univers fictionnel, ici ancrée dans le réel, est celle du world-making, d’une « fabrication du monde » de façon concrète. Au moment de la réalisation, on doit prendre en considération les diverses réalités médiatiques qu’il évoquera. Henry Jenkins le décrit comme : le processus de design qui permettra à l’univers fictionnel de soutenir le développement d’une franchise médiatique par son haut degré de détails, tout en faisant en sorte que plusieurs histoires émergent de celle-ci avec assez de cohérence pour que chacune des histoires individuelles semble répondre des autres » (Jenkins, 2006, p. 335, ma traduction).

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Figure 2 : Schématisation de l’interaction entre les notions de création fictionnelle et de fabrication transmédiatique des mondes construits

50 Passer ainsi d’un mode à l’autre implique toutefois quelques transitions entre différents champs conceptuels :

51 1) De l’imaginaire à la réalisation concrète : créer un monde fictionnel crédible demande une certaine recherche documentaire, une réflexion et des choix d’auteur.

52 2) De l’idéation à la conception et son processus de design : établir ce monde dans un ensemble médiatique demande analyse, évaluation et révision au sein d’un processus itératif. Ici, divers domaines et spécialités collaborent. Cette coopération pose toutefois un défi majeur : leurs langages, leurs objectifs et leurs échéanciers diffèrent sensiblement. Il devient délicat, entre autres, d’imaginer un jeu vidéo cohérent à partir d’un opus original autour duquel gravitent des bandes dessinées, des romans graphiques et des courts-métrages.

53 3) De la fiction aux supports médiatiques : le fait de donner vie à un monde en y insufflant de l’action, par la narrativité ou l’apport d’une expérience directe, est modulé par le média support de ce monde. Il influence concrètement les façons de concevoir ce qui devrait se passer à même ce monde, tout comme les approches de conception qui lui sont associées. Créer de bonnes mécaniques interactives pour un jeu vidéo tiré de l’univers d’un roman contemplatif demeure ainsi un défi d’actualité.

54 Le monde imaginaire d’une novélisation peut impliquer un ensemble d’ouvrages sur des médias variés, qui devront être pris en compte lors de la recherche et du développement de l’univers fictionnel prenant part à cette « franchise » (Jenkins, 2003). On peut par conséquent définir celle-ci de façon plus précise en la qualifiant de « complexe transmédiatique ».

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Figure 3 : Quelques composantes d’un complexe transmédiatique [Schéma inspiré des recherches de Henry Jenkins et de Stephen Dinehart]

55 En résumé, « la mise en récit est devenue l’art de créer un monde fictionnel » : les artistes créent maintenant des environnements convaincants qui ne peuvent être pleinement explorés ou épuisés dans une seule œuvre ou par un seul support médiatique (Jenkins, 2006, p. 116, ma traduction). « [L]a mise en récit transmédiatique est l’art de fabriquer un univers », à l’ère où profiter pleinement d’un monde fictionnel signifie que le public doit assumer le rôle de « chasseur-cueilleur ». En traquant des morceaux d’histoires par l’entremise de différents canaux médiatiques tout en collaborant avec sa communauté de fans, le consommateur avide de détails sait que, grâce à celle-ci, ceux qui investissent temps et efforts en viendront à acquérir une expérience de divertissement plus riche (p. 21).

56 Notre défi, tant à titre de créateurs que de critiques vidéoludiques, exige donc de répondre à une courte question : comment analyser puis (re)hausser la qualité de ces mondes ?

Modèle EST pour un design narratif

57 Le modèle EST (pour Éléments [4], Schémas [3] et Transversaux [2]) a été développé comme outil d’enseignement et guide de création pour les designers d’œuvres à fort contenu fictionnel et narratif, tout spécialement celles interactives, dont le jeu vidéo constitue actuellement la pierre de touche. Ce cadre présente une approche formelle prônant l’ouverture – et non le formalisme – et devrait être intégré dès le départ du processus itératif de design lors des phases d’idéation puis de pré-production.

58 Quatre sources essentielles ont mené à son émergence. D’abord, l’approche formelle « MDA » (Mechanics-Dynamics-Aesthetics) en design de jeu (Hunicke, LeBlanc et Zubek, 2004) présente ses composantes, telles différentes optiques d’analyse pour envisager les jeux (rappelant Schell, 2008) : si elles y sont séparées, elles demeurent toutefois causalement reliées. Ensuite vient la triade « Rules/Play/Culture » d’Eric Zimmerman, qui établit trois « schémas primaires » (Salen et Zimmerman, 2003, p. 101) à titre de cadres synthétiques pour interpréter l’information et guider la pensée. La « ludostylistique fonctionnelle » d’Astrid Ensslin (2014, p. 50) pour l’analyse d’œuvres

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ludolittéraires et finalement l’angle d’analyse de Jesper Juul dans Half-Real (2005) complètent le lot. Ce dernier comprend, comme nous le faisons, les jeux vidéo à titre de combinaisons d’ensembles formels de règles devant être déterminées et de mondes fictionnels et imaginaires dans la majorité des cas incomplets (voire « sciemment inachevés », ou « underdesigned » dirait Gerhard Fischer, 2003).

59 Le modèle EST permet un raffinement des diverses structures conceptuelles liées au design narratif qui se trouvent rassemblées dans un jeu vidéo par la consolidation synthétique et holistique de leur forme et leur fond. L’exercice s’avère utile au développement de jeux plus significatifs, ou même de fictions plus riches en général, par l’atteinte d’une meilleure cohérence interne. Les chercheurs et amateurs de critique ludonarrative, ludofictionnelle ou vidéoludique y verront un tremplin pour décomposer, étudier et repenser un vaste spectre d’œuvres, de mondes imaginaires et artificiels, voire d’autres pratiques créatives où l’on retrouve de la composition de fictions. Ce modèle se décline sous trois parties modulaires : quatre éléments, trois schémas et deux axes transversaux.

Tableau 1 : Modèle ETS

60 1) Les éléments ont le rôle de guider une multitude de concepteurs (auteurs, dramaturges, scénaristes, etc.) à constituer le tout énumérable qui composera l’ensemble prescrit d’un monde fictionnel, d’une diégèse. Les quatre familles que sont l’espace, le temps, les existants et la métaphysique prennent la forme de listes souvent longues et nombreuses associées à des descriptions.

61 2) Les schémas servent d’ancrages à la pratique étendue de la conception narrative dans une réalité sociale par-delà les formes fixes, c’est-à-dire à même le régime des perceptions humaines et du bassin de culture qui nourrit le design et qu’il nourrit lui- même en retour. Ils orientent notre regard sur la façon dont nous regardons les jeux comme objets culturels et sont d’ordre formel [A], expérientiel [B] ou contextuel [C].

62 Formel [1A, 2A, 3A, 4A]. Ce schéma associe des ensembles de ressources informationnelles nécessaires tant à la création d’œuvres qu’à l’établissement de leur structure statique et systémique, originalement fermée. Il est la somme des manifestations suivant l’usage de méthodes d’idéation, d’annotation, d’élaboration fictionnelle et de techniques rédactionnelles. La vertu fondamentale de ces éléments de design narratif est leur haut potentiel de réutilisation par une transfictionnalité éventuelle en plus de leur (pré)disposition à l’adaptation transmédiatique.

63 Expérientiel [1B, 2B, 3B, 4B]. Les éléments de ce schéma constituent la pierre d’assise permettant la participation humaine à même le système proposé, parfois ouvert à d’autres joueurs ou utilisateurs. Il rassemble les limites et les composantes dynamiques relatives aux règles, au code informatique ou aux scripts qui influencent l’expérience humaine dans un cadre interactif. Le schéma expérientiel implante la temporalité, le dynamisme, les économies et relations internes du système narratif en plus de raffiner les attributs de ses éléments formels (c’est-à-dire leurs propriétés et qualités, par

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exemple par la définition de la grammaire d’actions fondamentales offerte au joueur d’un jeu puis leurs effets dans l’arène de jeu).

64 Contextuel [1C, 2C, 3C, 4C]. Ce schéma sonde les conjonctures avec les milieux plus vastes au sein desquels les produits culturels sont créés. Ses éléments se rattachent aux échanges, transitions et transactions externes avec nos environnements immédiats de la vie quotidienne, à leur signification étendue ainsi qu’aux influences ou répercussions collectives des activités mises en forme. Nécessairement ouvert sur le monde, ce schéma est sans limites : portée sociale du projet, de ses liens intertextuels avec une franchise principale ou d’autres références culturelles, gestion périphérique d’activités en communauté, aspects éthiques, métajeu, etc.

65 3) Deux axes transversaux jouent, de leur côté, le rôle de mire pour que les designers narratifs de médias interactifs puissent maintenir leur attention sur les enjeux rattachés au domaine spécifique du design de systèmes d’interaction, plus spécifiquement de la famille générale d’un design de jeu qui assume une esthétique particulière : celle de la recherche du ludique et du récréatif. Plus subtile, l’utilisation de ces axes consiste à toujours lier les déclinaisons d’éléments et de schémas aux particularités médiatiques des jeux, au caractère numérique des plateformes informatiques tout comme à l’agentivité qu’elles devraient accorder (c’est-à-dire la capacité d’agir, de transformer, d’influencer).

66 L’axe règle est axiomatique, c’est-à-dire logique, mathématique : son bien-fondé réside en l’a priori établissant le jeu comme système autonome et structure (game) qui délimite un cadre d’opérations précis, ce qui ne l’écarte en rien de la notion de fiction (Caïra, 2011). Cette optique focalise l’attention du designer narratif par un cadrage plus strict au long de la réalisation de projets à caractère récréatif afin qu’il effectue ses jugements de design en fonction des défis et objectifs à atteindre par les joueurs, évitant de la sorte certaines errances et écueils créatifs nuisibles au processus général de design.

67 L’axe interaction définit des procédures facilement associables aux règles par l’entremise du code informatique et des langages de programmation. Il rassemble les moyens et outils mis en œuvre pour exercer des actions entre constituants, joueurs humains y compris, ce qui entraîne l’émergence d’un système avec une liberté partielle offrant un jeu (play) relatif sur les règles. Cette optique rappelle au designer narratif que les problèmes de design de jeu relèvent d’un deuxième ordre, car les règles (incarnées par l’expérience interactive du « joué ») sont propices aux pratiques émergentes et à la réappropriation. Le « game » designer ne crée pas le « play ». « Le designer de jeu ne conçoit qu’indirectement l’expérience du joueur en concevant directement les règles de jeu » (Salen, 2008, p. 185, ma traduction).

68 En gardant en tête cette double sensibilité transversale, les intervenants dans le design narratif d’un projet peuvent alors se lancer dans la couverture des douze déclinations élémentaires ci-dessous, que le modèle EST dégage.

Tableau 2 : Stylistique structurelle du design narratif en 12 déclinaisons

Descriptions des lieux, frontières et paysages ; p. ex. villes et écosystèmes 1A Espace formel principaux [WB] ; design spatial des niveaux [GD]

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Espaces Délimitations de l’arène du jeu et de l’interface, points de repère, 1B expérientiels déplacements possibles, défis des niveaux, etc. [GD/SIM]

Espaces Portée des fictions et récits transmédiatiques d’une franchise médiatique, 1C contextuels intégration ou renvois directs à des éléments du monde réel, etc. [WM]

Historique [WB] ; aspects dramaturgiques et évènements scriptés (kairos : synchronismes et opportunités) ; aîon : durée minimale (avec raccourcis), 2A Temps formalisés essentielle (récit principal), moyenne (avec extras) et totale (« complétioniste ») [SIM]

Régie du rythme (pacing) et du passage du temps quantifié (chronos) [GD] ; Temps 2B dramaturgie interactive et système de gestion du moteur narratif [SIM] systémiques (avec la supervision des développeurs)

Dévouements (grinding, playbor, hobby annexe, etc.), activités périphériques Contextes 2C (préparatifs, auto-entraînement, etc.) ou collectives (socialisation, temporels communications, intendance, etc.) [GD]

Listes : populations et personnages [WB/WM], avatar(s), objets passifs et 3A Existants formels interactifs [GD/SIM], dialogues, sons, textes et autres éléments informationnels ou contenus narratifs [SIM]

Existants Inventaire détaillé des affordances et des interactions : grammaires 3B expérientiels d’actions, aspects multijoueurs, métajeu/metaplay, etc. [GD]

Références culturelles, représentations directes, intertextualité, éléments Existants 3C de quêtes transmédiatiques (p. ex. ARG), paratextes, métajeu/metagame, contextuels culture ludique des groupes de fans, etc. [WM]

Métaphysique Description des forces cosmiques, magiques ou divines (mana, destinée, 4A formalisée entéléchie, etc.) du monde créé [WB]

Métaphysique Convergence entre les aspects métaphysiques et les règles (p. ex. 4B expérientielle métaphores fonctionnelles, comme « sorts = armes ») [GD]

Métaphysique Aspects religieux, philosophiques, mythologiques, etc. [WB] ; dès le départ, 4C contextualisée l’inclure dans la recherche thématique du projet [SIM]

Légende [GD] « game design » : aspects fondamentaux du design de jeu. [SIM] : scénarisation (« game/screen writing ») interactive ou multimédia (« interactive storytelling ») [WB] » worldbuilding » : techniques de « construction de mondes » imaginaires qui prennent habituellement part à un univers fictionnel. [WM] » world-making » : la « fabrication des mondes » par des manifestations concrètes afin de les intégrer à un complexe transmédiatique.

Conclusion

69 Face à la prolifération de la technique, des objets complexes qu’elle génère et des pratiques créatives qui augmentent et cannibalisent l’expérience humaine, le design

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narratif, avant d’être réduit à une boîte à outils d’éléments formels, demeure avant tout une fonction incarnée par un designer. La conceptualisation d’univers, de structures narratives, de dialogues, de personnages et de cinématiques lui demande inévitablement, en plus d’énormément de pratique, des facultés d’adaptation et de résolution de problème. Responsable de manifester de nouveaux sentiments quant à l’existence à travers le design à l’ère post-industrielle, le rôle d’un designer éthique ne serait-il pas de rendre plus poétique la part du monde sur laquelle il est en mesure d’agir de par ses compétences approfondies ?

70 Cette exploration du domaine du design narratif en vue de sa reconnaissance, l’industrie vidéoludique l’a débuté il y a deux décennies à peine : dans ces conditions, une grande part de son lexique et de sa terminologie demeure à construire, particulièrement en français. La proposition du modèle EST pour l’analyse du design narratif est un effort d’éclaircissement en ce sens pour entraîner un enrichissement conceptuel, thématique et esthétique au cours du processus de création de produits culturels à fort contenu fictionnel.

71 Par curiosité et défi, celui-ci a été testé pour examiner l’évolution du cadre de campagne Ravenloft (module I6 du jeu de rôle sur table Donjons et Dragons ; Hickman et Hickman, 1983) et de son monde fictionnel, qui se sont sophistiqués au long de (ré)éditions, adaptations et ré-imaginations (Mauger et al., 2017). Conjointement à une étude prospective d’une série de publications passées, il a permis de dégager une vision d’ensemble de nombreux éléments eux-mêmes pourvus d’une certaine ampleur en frais de données potentielles à examiner ou exploiter. La description des environnements et la récupération directe de ressources ont mené à un constat d’agrandissement et d’alourdissement constant du côté de la spatialisation sous une apparente logique encyclopédique. Les caractérisations et comportements suggérés des personnages se raffinent également suivant le développement d’une finesse documentaire, d’un supplément d’aspects dramatiques ainsi que d’une diversité d’expériences de jeu envisagées par les différents auteurs. À vrai dire, la modulation du degré ou de l’intérêt quant à la complexification des règles et des ressources ludiques au cours des différentes éditions de jeu entraînent chez elles des changements fondamentaux quant aux expériences qu’elles encadrent et orientent (tels que passer des combats et pièges dirigistes à des phases d’exploration plus ouvertes).

72 Au-delà du médium vidéoludique, les réflexions variées que le modèle a permis de dégager font de ce dernier un outil d’analyse prometteur pour l’étude des jeux analogiques à caractères fictionnels, ou encore des diégèses élaborées à même des franchises médiatiques plus anciennes, comme celles portées par des médias jugés « traditionnels ». Effectuer un cadrage plus serré, ou bien adapter ce dernier pour une pratique scénaristique ou un médium spécifique en omettant, par exemple, un axe transversal tel que les règles ou les interactions, s’avère ici plutôt aisé. Il en ira de la même façon dans le cas du critique qui choisira de focaliser son attention, avec le plus grand souci du détail, sur les déclinaisons élémentaires constitutives d’un monde fictionnel dans le but d’effectuer une investigation transmédiatique.

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NOTES

1. Comme dans l’extrait suivant : « le design narratif est la création de cette histoire et le design des mécaniques par lesquelles il est raconté [narrative design is the creation of that story and the design of the mechanics through which it is told] » (Posey, 2008, p. 55).

RÉSUMÉS

Cet article propose en premier lieu un sommaire de pratiques dont la littérature est lacunaire en langue française, soit le domaine émergeant du design d’éléments narratifs, avant d’en arriver à ses applications plus étroitement liées aux jeux vidéo contemporains. Les domaines de la création d’univers imaginaires et d’histoires ou encore de la fabrication concrète de mondes artificiels comprennent un ensemble de démarches et méthodes fondées sur diverses traditions créatives, théoriques ou professionnelles antérieures au design de jeu vidéo. De surcroît, saisir comment les productions de scénarios, de documents et de systèmes interactifs s’entrelacent au long du développement de produits culturels est devenu essentiel en vue d’atteindre une teneur

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esthétique estimée par le public et, par conséquent, attendue dans l’arène compétitive de la production vidéoludique. Pour ces raisons, un cadre formel résumant les composantes stylistiques du design narratif (« narrative design ») est ainsi présenté par l’auteur dans l’objectif de guider ou d’encourager les membres de la communauté de recherche en sciences du jeu et en design vidéoludique à raffiner leurs démarches de création et d’analyse. Il est synthétisé sous le modèle EST (Éléments, Schémas, Transversaux), un outil utile à la conception fictionnelle, à la scénarisation interactive et au design de jeu vidéo à forte teneur narrative, qui peut servir de guide complémentaire à la critique tout en étant bénéfique aux processus itératifs de design.

This paper first summarizes practices of an emerging design domain lacking definition in French language: narrative design, the design of fictional elements and other narrative assets. Worldbuilding, the creation of imaginary worlds, and “world-making”, the effective production of stories by its virtue, or the production of scenarios, documents and systems involved in cultural products development, predates game design and encompass a large set of techniques based on a variety of creative, theoretical and professional traditions. In addition, understanding how the production of scenarios, documents and interactive systems intertwine throughout the development of cultural products has become essential in order to achieve an aesthetic content appreciated by the audience and therefore expected in the competitive arena of video game development. For these reasons, in a second step, a formal approach for understanding what constitutes narrative design is introduced in order to guide members of the game studies and design research communities. The EST framework (Elements, Schemata, Transversals), a useful tool for fiction design, interactive storytelling and story-rich video game development, offers guidelines for criticism while being beneficial to iterative game design processes.

INDEX

Mots-clés : pratique du design, design de jeu vidéo, récit, fiction, écriture vidéoludique, scénarisation interactive, transmédialité, outil d’analyse Keywords : design practice, , narrative, fiction, game writing, transmedia storytelling, worldbuilding, framework

AUTEUR

VINCENT MAUGER Université Laval

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Ludoformer Lovecraft : Sunless Sea comme mise en monde du mythe de Cthulhu

Julien Bazile

1 L’influence du mythe de Cthulhu et plus généralement de l’œuvre de l’écrivain américain H.P. Lovecraft sur la culture populaire n’est plus à démontrer, tant sur le plan littéraire, cinématographique, musical que ludique. Qu’il s’agisse d’inspirations cachées ou de projets d’adaptation fidèles, on peut constater le nombre et la diversité des supports sur lesquels se propage l’univers lovecraftien. L’abondance des réflexions et des travaux sur Lovecraft menés par des amateurs éclairés comme par des universitaires1 en témoigne : la recherche ne se contente pas aujourd’hui d’étudier le corpus, vaste mais fini, de l’œuvre de cet auteur ; elle cherche à en mesurer les influences, les transformations et les réécritures (Smith, 2011, p. 837).

2 Cette influence est notamment perçue au niveau de la réception, par une partie de la critique et des joueurs dans le cas du jeu Sunless Sea (Failbetter Games, 2015)2. Or, de l’aveu même de Lovecraft, toute tentative de matérialisation trop explicite ou trop littérale d’une horreur suggérée ne saurait que lui nuire3. Il s’agira de se demander dans le contexte de la présente réflexion quelles sont les spécificités du support vidéoludique convoquées pour cadrer l’expérience de jeu et tenir le pari de l’effroi et de l’irreprésentable. Comment s’établit l’analogie entre l’univers de Lovecraft et Sunless Sea ?

La ludoformation comme mise en monde ludique

3 Pour comprendre comment une forme d’équivalence et de continuité sémantique peut se maintenir entre une source et son actualisation vidéoludique, nous chercherons à montrer que la transposition dont le mythe de Cthulhu fait l’objet ne repose pas sur une simple incorporation d’éléments explicitement issus de l’œuvre littéraire de Lovecraft. Le passage du récit littéraire au jeu vidéo peut être considéré comme une

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opération visant à fournir les moyens au joueur de faire l’expérience d’un univers fictionnel (Barnabé, 2014). Cette forme de remédiation4 du mythe relève donc de la mise en monde, de la simulation d’un cosmos régi par un certain nombre de lois.

4 Nous appellerons « ludoformation »5 la transposition vers un support vidéoludique, le produit d’un ensemble de processus par lesquels une source est mise en jeu. Cette perspective cherche à souligner le passage d’un support ou d’un domaine sémiotique (un texte, un corpus de textes, d’images…) à un autre (le jeu numérique), au cours duquel se maintient une forme de continuité sémantique. Au-delà d’une influence unidirectionnelle, revendiquée ou non, l’enjeu est de remarquer comment l’œuvre transposée permet de jeter un éclairage nouveau sur la source, voire de participer à la définition et à l’extension de sa signification.

5 La ludoformation consiste ici, du point de vue de l’instance qui pose les cadres de l’expérience ludique, dans la mise en espace d’une narration spatialisée (Jenkins, 2002), c’est-à-dire son implémentation virtuelle basée sur des représentations graphiques et des mécaniques dont l’appréhension permet l’émergence de récits d’une certaine coloration, analogue à celle de l’œuvre originelle. La narration, comprise ici comme une « chaîne d’événements (parcours, séquence d’actions) » (Aarseth, 1997, p. 94), est directement tributaire de l’expérience de jeu. Elle émerge par l’intervention et la configuration directement opérées par le lecteur : elle n’existe, en l’attente de ce lecteur, que potentiellement. La perspective du cybertexte permet de comprendre la ludoformation du mythe de Cthulhu dans Sunless Sea. Par cette catégorie de textes, Espen Aarseth désigne l’ensemble des phénomènes textuels dans lesquels « les différences fonctionnelles entre les parties mécaniques […] jouent un rôle dans la détermination du processus esthétique » (Aarseth, 1997, p. 22). Il ne s’agit pas d’importer littéralement un ou plusieurs fils d’évènements advenus, mais de construire un système doté de propriétés spécifiques données à l’appréhension du joueur au moyen d’une jouabilité définie.

6 La perspective que nous proposons est celle de la ludoformation du « mythe » de Cthulhu dans l’œuvre de Lovecraft. Dès le départ, ce « mythe » est conçu par Lovecraft comme un cadre dans lequel se déroule l’action de plusieurs de ses histoires. Il est appelé dès l’origine à être poursuivi et étendu, plus qu’à demeurer un panthéon comptant une liste finie de divinités (Price, 1990). Il est une matrice à partir de laquelle émerge la nouvelle L’Appel de Cthulhu (H.P. Lovecraft, 1928). C’est au regard de cette matrice originelle que sera abordé le jeu Sunless Sea, lequel constitue un bon exemple pour étudier la façon dont une narration peut se déployer dans un jeu vidéo, particulièrement en référence à une œuvre préexistante.

7 Le « mythe de Cthulhu » fait référence à une partie de l’œuvre de Lovecraft, comprise généralement entre 1928 (la publication de L’Appel de Cthulhu dans la revue Weird Tales) et celle de la nouvelle Le Cauchemar d’Innsmouth en 1936. Il renvoie à un univers de science-fiction/fantastique qui met en scène une série de personnages confrontés aux mystères d’un monde qu’un panthéon de dieux extra-terrestres, les Grands Anciens, tente de contrôler (Harms, 2008, p. 7-8). À la suite de Lovecraft, ce « mythe » est repris et étendu par des continuateurs, comme August Derleth (Bloch, 1987, p. 8). Ledit univers constitue un monde fictionnel qui fournit d’ores et déjà aux auteurs qui l’investissent un certain nombre de règles canoniques à respecter, mais dans le cadre desquelles ce monde peut être étendu.

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8 En tant que matrice, le mythe de Cthulhu peut être rapproché d’un architexte au sens de Genette c’est-à-dire comme modèle général de production de textes qui fait que ce dernier peut être mis en relation avec une « taxinomie » générique, textuelle ou discursive (Genette, 1982, p. 12). Une simulation comme celle que constitue Sunless Sea peut être observée en comparaison avec un mythe en ce que ce dernier constitue lui- même un récit décrivant le fonctionnement d’un monde, qui met en scène des lois ou des puissances naturelles personnifiées avec lesquelles des protagonistes interagissent (Bratosin, 2007, p. 25). Effectivement, baptisé d’après le nom du Grand Ancien le plus célèbre, le « mythe de Cthulhu » désigne dès lors moins une cosmogonie, une collection de créatures mythologiques, qu’une cosmologie, une façon de représenter un univers et son fonctionnement.

9 Ludoformer un mythe peut consister dès lors conjointement à construire un monde et à penser la place d’un acteur dans ce monde. Il s’agit certes de représenter le monde fictionnel, car un jeu vidéo repose sur un régime de représentation graphique, audiovisuel et multimédia nécessaire pour rendre intelligible au joueur la proposition qui lui est faite par le jeu (Keogh, 2014, p. 7). C’est ce qui permet de justifier la présence d’emprunts littéraux au mythe lovecraftien (noms propres de personnages ou d’environnements décrits dans les œuvres littéraires). Mais plus encore, l’objectif est de le simuler, de dicter les lois qui régissent son fonctionnement.

10 Penser en termes de transposition d’un univers de fiction est d’autant plus opportun que, dans le cas de Lovecraft, la connaissance préalable de l’œuvre ne gêne pas une appréhension de son adaptation ludique. Une des forces de la mise en jeu de l’univers de Lovecraft réside certainement dans le fait que récits lovecraftiens et jeux vidéo ont pour ressort principal des jeux d’acteurs incertains, qui peuvent être identifiés comme les protagonistes d’un jeu (Hite, 2007) et/ou les personnages d’une œuvres littéraire (Berruti, 2004, p. 366). Dans d’autres cas, si l’œuvre originelle est reprise de manière trop littérale, les comportements du joueur peuvent s’en retrouver influencés (Dor, 2016, p. 2), ce qui nuit à l’expérience libre du jeu. Il s’agit donc de donner à (re)connaître Lovecraft dans un jeu, non pas seulement pour exprimer une filiation revendiquée par l’auteur du jeu, mais pour ouvrir des possibilités ludiques pour l’action du joueur, de faire en sorte que « l’histoire originale fourni[sse] un ensemble de représentations qui régiront les attentes vidéoludiques de l’utilisateur » (Genvo, 2005a).

11 Par la perspective de la ludoformation, on peut observer comment la conception de jeu établit une analogie entre une source et sa mise en jeu, en dotant le jeu et son univers de fiction de certaines règles, de qualités formelles qui contextualisent et cadrent l’action du joueur (Juul, 2005, p. 5), et font reposer celle-ci sur un certain nombre de « mécaniques », de méthodes employées par les joueurs pour interagir avec le système de jeu (Sicart, 2008).

12 Dérivé du jeu d’aventure narratif Echo Bazaar (sorti en 2009 sur navigateur), Sunless Sea met en scène un univers victorien qui emprunte au gothique, au fantastique et au steampunk. Le joueur incarne le capitaine d’un navire qui lui permet d’explorer une mer souterraine, la « Zee », afin de remplir un certain nombre d’objectifs qu’il se sera fixés en début de partie. Le jeu repose essentiellement sur la réalisation de quêtes liées à la collecte d’items, le dialogue avec les personnages et l’exploration de l’environnement marin, donnant lieu à des phases occasionnelles de combat naval.

13 Dans un premier temps, nous verrons comment certains jeux vidéo lus dans la filiation de l’œuvre de Lovecraft peuvent être compris comme s’appuyant sur une continuité

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littérale, à la manière d’adaptations fonctionnelles. Cela nous amènera à distinguer la mise en monde à laquelle procède Sunless Sea, afin de proposer au joueur un cadre pour une expérience de jeu qui lui offre la possibilité de dérouler certaines séquences d’évènements. Nous verrons enfin comment mettre en jeu le mythe de Cthulhu consiste à convertir le récit d’évènements réalisés en un espace de configuration réglé par un système d’engagement. Elle permet de participer à l’élaboration d’une narration sur le mode de l’hypertexte6 et du cybertexte, réglée par les lois qui régissent le monde.

Aux sources des jeux lovecraftiens : traductions formelles et traductions fonctionnelles

14 Parmi les œuvres inspirées de l’œuvre de Lovecraft, on remarque que nombre d’entre elles prennent une forme de jeu. Outre de multiples jeux de cartes, le jeu de rôle sur table édité par Chaosium (Peterson, 1981) et ses multiples rééditions, ainsi que de jeux de plateaux (Horreur à Arkham, Launius, 1987), on constate que le jeu numérique tient une place notable dans cette ludographie. Depuis le jeu textuel The Lurking Horror (Infocom, 1987) jusqu’au dernier avatar de The Call of Cthulhu (Cyanide, 2017), trente années se sont écoulées et de nombreuses créations se sont vues attribuer un lien de parenté avec l’auteur de Providence.

15 Un bref tour d’horizon permet de constater l’emprise de Lovecraft sur le monde du jeu vidéo. Sur la plateforme de jeux Steam, les recherches sur les termes « lovecraft » ou « lovecraftian » renvoient entre vingt-cinq et trente résultats, quand la liste du site Lovecraft Ezine ne propose pas moins de soixante-seize jeux vidéo différents.7 Le célèbre hplovecraft.com dénombre quant à lui trente-et-un « Lovecraft-influenced » ou « Lovecraftian Digital Games ».8 En revanche, dans sa catégorie « Video games based on works by H. P. Lovecraft », la version anglophone de Wikipedia recense seulement treize entrées.9

16 L’écart entre ces différents recensements montre que la définition de ce qui fait un jeu lovecaftien reste floue, ce qui complexifie l’attestation d’une filiation entre ces œuvres et la nouvelle originelle. Wikipedia ne prend en compte que les reprises littérales (un critère pouvant être la mention explicite d’un titre, tel The Call of Cthulhu) ; d’autres au contraire comprennent plus largement l’univers et incluent alors des jeux présentant des thématiques analogues : la folie, la « connaissance interdite », la monstruosité. Ce qui permet alors de marquer un lien avec l’œuvre d’origine peut rendre accessoire toute référence explicite – visuelle, par le texte ou l’image – à celle-ci.

17 Dès lors, se demander si un jeu vidéo est une adaptation du mythe forgé par Lovecraft fait courir le risque de se heurter à deux écueils. Le premier serait d’aller observer dans une structure de jeu ce qui en elle fait explicitement et littéralement référence à l’univers de H.P. Lovecraft et de considérer ces éléments de référence comme nécessaires et suffisants pour faire de ce jeu un jeu lovecraftien. Adapter en jeu serait alors dans ce cas chercher une équivalence formelle, par le respect du format d’origine (Harvey, 2002, p. 46). Le souci de rendre ces éléments d’origine efficients dans un contexte nouveau, celui du medium videoludique, devient mineur.

18 Le second écueil serait de ne rendre saillant dans un jeu, indépendamment de toute référence à l’œuvre d’origine, que certains des thèmes ou des concepts forts qu’elle contient. C’est ce que montre le jeu Eternal Darkness : Sanity’s Requiem (Silicon Knights,

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2002) qui met en scène la folie et la faillite de la perception en brouillant les codes de la jouabilité (gameplay). Hallucinations multiples, changements soudains de l’apparence du monde ou du protagoniste, perte de maîtrise sur les actions de ce dernier : la capacité du joueur à maîtriser le jeu est altérée, afin de susciter un sentiment de désorientation analogue à celui du protagoniste.

19 Mais suffit-il de donner au joueur le sentiment d’être une créature insignifiante qui demeure engagée dans une démarche exploratoire (Øystein Slåtten, 2016, p. 69) pour attester d’une filiation lovecraftienne ? Eternal Darkness opte pour une équivalence plus fonctionnelle que formelle, sur la construction d’un jeu aux mécaniques spécifiques qui proposent au joueur une « jouabilité lovecraftienne ». Dans cette vision, serait alors « lovecraftien » un mode d’interaction particulier qui reposerait sur une perception limitée du joueur et son incapacité à comprendre le monde dans lequel il se déplace (Øystein Slåtten, 2016, p. 104-105) ou dans lequel ses actions n’auraient aucune portée sur le déroulement du jeu.10 Or cette transposition, en prenant davantage en compte le support ludique de la remédiation, se réfère si peu à l’univers de fiction lovecraftien qu’elle ne peut prétendre maintenir spécifiquement une analogie avec le mythe de Cthulhu.

20 Si des réécritures sont visiblement possibles, transposer cette œuvre dans la langue du jeu vidéo ne peut donc pas consister à transposer seulement des « éléments horrifiants fondamentaux » (Lovecraft, in Lacassin, 2010, p. 1054), ni à s’appuyer sur un registre de mécaniques de jeu générales propices au genre de l’horreur. Une manière pertinente d’approcher Sunless Sea comme traduction du mythe de Cthulhu peut être de comparer l’expérience narrative qu’il propose à celle des supports littéraires originels.

Lovecraft mis en monde. Le jeu comme dialogue entre le navigateur et la carte

21 Le jeu déploie une narrativité vidéoludique qui s’appuie sur une « narrativité statique, préétablie, scriptée » (des éléments posés par l’auteur, rappelant l’actualisation littéraire du mythe) ainsi que sur « une narrativité dynamique, produite par l’interaction du joueur avec le jeu » (Marti, 2014, p. 13). Dans le cas présent, l’adaptation du mythe de Cthulhu en jeu consiste à élaborer un parcours mettant en scène différents choix, à former des cadres de possibilités pour des types de parcours narratifs que l’on peut comprendre comme des « séquences d’actions » ou des « successions d’événements d’intérêt humains » (Bremond, 1966, p. 61) dont la coloration rappelle l’œuvre de Lovecraft. Cette traduction peut se comprendre comme un cybertexte, une structure qui permet la création de cette chaîne d’évènements qui ne se limite pas à un acte d’interprétation mais qui est précédée par une intervention directe du joueur (Aarseth, 1997, p. 114).

22 Il ne s’agit donc pas de considérer isolément chacun des éléments graphiques ou chacune des règles pour juger de leur inscription dans une filiation de l’univers de Lovecraft – ce qui fait dire à Raph Koster (2005, p. 172) qu’un « vecteur de force n’a pas d’agenda » – mais de voir comment chaque élément, mis en cohérence dans l’objet créé, participe de la mise en monde. C’est cette dernière qui constitue la transposition, et c’est à l’aune de celle-ci que l’on peut établir une analogie plus directe avec le mythe.

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« Au milieu des noirs océans de l’infini ». Cartographie de l’angoisse

23 « Nous vivons sur un îlot de placidité et d’ignorance au milieu des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été conçus pour y entreprendre de longs voyages » (Lovecraft, 2013, p. 13). Comment interpréter comme consigne de conception de jeu ces mots de Lovecraft ?

24 L’auteur a manifesté son intérêt pour l’architecture, et notamment pour le pouvoir évocateur de son esthétique (Lovecraft, in Lacassin, 2010, p. 1127). Pour les commentateurs de Lovecraft, c’est une véritable architecture de l’horreur qui caractérise son œuvre (Houellebecq, 2010, p. 76-77). Le récit lovecraftien, comme la conception de niveau (level design) de Sunless Sea, évoque des constructions colossales d’un autre monde, et il est construit de façon à amener le lecteur à progresser au sein de celles-ci, et lui permettre par « éclairages successifs » de dérouler une narration.

25 Cette conception de l’horreur lovecraftienne rapproche le lecteur et le personnage en ce que chacun évolue à un rythme particulier (réglé par l’auteur, expérimenté par le joueur) dans la découverte des lieux et des actions. Le joueur progresse dans une partie de ce monde fictionnel (c’est-à-dire au cours d’une session de jeu, mais aussi dans un fragment du jeu), le héros lovecraftien mène son enquête, et les deux sont amenés de concert par l’auteur à faire face à une forme d’horreur dynamique. Celle-ci n’est alors pas une propriété intrinsèque des éléments du récit, mais elle est » rigoureusement matérielle » (Houellebecq, 2010, p. 36) et correspond davantage au régime de déplacement d’un agent dans un environnement. La conception de niveau de Sunless Sea peut être lue comme une traduction de cette progression vers l’horreur.

26 À la différence de nombre d’autres jeux, dans lesquels l’environnement ludique est un terrain de jeu dont le joueur doit s’assurer la maîtrise, il faut constater que Sunless Sea présente un espace d’une grande hostilité dont l’exploration est coûteuse pour le joueur. La gestion de l’espace ou déplacement au sein de celui-ci constitue à la fois un moyen de progresser et un marqueur qui sert à constater la progression (Chapman, 2016, p. 107). Cela se constate aussi bien dans les jeux de stratégie (la série Total War, Command and Conquer), les jeux de tir en vue subjective (Battlefield, Call of Duty), que dans les jeux de course (Gran Turismo, Burnout) ou les jeux de casse-tête (comme Tetris). Les mondes vidéoludiques font souvent de leurs environnements de jeu des terrains de conflits et de conquête, des champs de bataille où s’étendent des empires, où des ressources sont exploitées. Si une structure de jeu n’est pas réductible à son environnement spatial, celui-ci peut présenter au joueur certaines propositions d’engagement avec le jeu, l’informer sur des actions possibles ou évoquer une ambiance propice à développer certains comportements.

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Figure 1

Mise en relief par le cadrage de la disproportion de l’architecture et de l’insignifiance du protagoniste

27 D’abord, la connaissance du monde ludique est médiée par une série d’indicateurs extra-diégétiques (composant les éléments de la barre de statut ou de l’affichage tête haute – HUD pour head-up display en anglais – destinés à informer le joueur sur sa progression. On constate dans Sunless Sea que ces jauges réclament la surveillance du joueur, puisqu’il doit modifier sa progression pour qu’elles ne se vident (nourriture et carburant) ou ne se remplissent pas complètement (terreur). À l’instar d’autres univers qui cherchent à modéliser un sentiment d’angoisse (Don’t Starve, Klei Entertainment, 2013), Sunless Sea repose sur une mécanique de gestion de ressources qui entrave la progression du joueur.

28 La position du joueur sur la mer est matérialisée par un navire de petite taille, fiché au centre de l’écran, comme écrasé par l’univers dans lequel il évolue. Aucune carte de l’ (le monde fictionnel tel qu’il est accessible dans le jeu) n’est disponible tant que les différentes zones n’ont pas été explorées, obligeant le joueur à progresser en traversant ce « brouillard de guerre11 » qui entrave la lisibilité du monde. La progression dans cette mer vidéoludique s’effectue par le moyen d’une carte qui doit la représenter, qui pourrait la rendre intelligible mais qui ici la rend plus menaçante et impénétrable.

29 Cet environnement est le canevas à partir duquel le joueur prend la place du narrateur et construit une progression. Il faut remarquer qu’à la différence d’autres jeux de simulation maritime qui proposent des mers surpeuplées (citons Assassin’s Creed IV : Black Fly, Ubisoft, 2013), Sunless Sea dépeint un univers d’un vide frappant. La possibilité de l’action frénétique et guerrière laisse place à la possibilité de la rencontre. L’accent est mis sur l’errance plus que sur l’exploration conquérante, sur l’attente, l’impression de présence, et amène le joueur lui-même à scruter fréquemment le monde à la recherche d’une direction.

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Figure 2

Un rivage au nom et à l’aspect cryptiques

30 Après son errance narrative, lorsqu’il rencontre enfin un élément (une créature, un navire, une île), les codes de représentation sont ceux de la cartographie maritime et des journaux de bord. La marche du temps est sanctionnée par l’apparition récurrente de dates dans un carnet de route (log book) situé en bas de l’écran, accompagnées de relevés et d’observations sur le monde environnant (« Far off, very far off, someone screams… » [Loin, très loin, quelqu'un crie….], « The air trembles… » [L’air tremble], « Distant bells. » [Des cloches lointaines]). L’information est maigre, lacunaire et le joueur doit décider de la suite de sa progression dans un état permanent de pénurie. Les multiples sources d’informations sur la situation du joueur illustrent son rapport au monde.

31 Bien que cryptiques et indéchiffrables, le temps et l’espace demeurent dans l’oeuvre littéraire rationalisés en ce qu’ils font l’objet d’un décompte et d’un calcul (Houellebecq, 2010, p. 90-91). Dans le jeu, ils permettent au joueur de développer une stratégie afin de poursuivre sa progression. Les modalités de ce parcours participent d’une narration terrifiante qui rejoint celle de l’œuvre originelle. On le voit ici : le sentiment suscité par cette architecture ludique n’est pas une horreur aiguë et épidermique, mais bien davantage une angoisse (entendue à travers sa racine latine angŭstĭa comme « resserrement »), causée dans le jeu comme dans l’œuvre par une « disproportion d’échelle » (Houellebecq, 2010, p. 97).

32 La condition du joueur, ici dans une position de narrateur, recoupe encore celle du protagoniste. Le monde mis en jeu est donné à voir comme au travers d’un écran radar, et constitue une vue du monde rationalisée et savante qui pourrait être celle des protagonistes lovecraftiens, « savanturiers » (Menegaldo, 2002, p. 181) qui progressent dans un monde qu’ils tentent de déchiffrer pour le rendre moins hostile. Les diverses entités, biologiques, insulaires – parfois les deux à la fois – qui peuplent le jeu ne se montrent pas forcément plus compréhensibles une fois rencontrées. Qu’il s’agisse de noms d’îles, de créatures, de machines ou de personnages, l’usage de noms curieux ou

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monstrueux rappelle celui des tératonymes lovecraftiens (Robinson, 2010, p. 129). Ils permettent d’observer un exemple criant d’objet ludoformé : la forme de l’objet est en lien avec sa fonction, la règle qui y est attachée, à l’image du monstrueux Cthulhu, dont le nom impossible à prononcer fait écho à une créature impossible à concevoir. L’analogie se trouve ici encore dans la jouabilité , dans la façon qu’a le joueur d’interagir avec l’univers du jeu.

33 L’un des avatars les plus significatifs de ce monde indéchiffrable se retrouve également dans la façon dont l’environnement est généré par le programme. À chaque nouvelle partie, l’emplacement des différentes îles est implémenté de manière quasi-aléatoire par génération procédurale. D’une partie à l’autre, chaque île se trouve toujours dans une certaine zone de la carte, mais située différemment par rapport à ses voisines. Cette organisation de l’espace et des éléments de sens au sein de cet espace tend à rattacher un peu plus la narration de Sunless Sea à celle qui peut être implémentée dans un cybertexte. Il s’agit de prévoir des éléments cachés, non forcément visibles mais conçus par l’auteur (les entités rencontrées sur la mer), dont l’apparition est régie par des mécanismes de production contenus dans le code (la génération procédurale, la restriction de la visibilité de la navigation sur la carte), et actualisés par l’action d’un joueur, qui effectue un parcours linéaire (Aarseth, 1997, p. 51). Ce sont véritablement ces trois éléments combinés qui fondent « le texte » lui-même.

34 Le procédé n’est pas nouveau, et certains jeux ont fait de cet aléatoire contrôlé leur force. Mais cette mécanique de jeu n’est pas porteuse du même sens selon le contexte dans lequel elle est mobilisée. Dans un rogue-like (d’après le jeu Rogue, Toy et Wichman, 1980 ; famille de jeux vidéo dont l’unes des caractéristiques est la génération aléatoire de son univers au début de chaque partie) il est la garantie d’un renouvellement des scènes de combat, une promesse de challenge qui s’offre de manière perpétuelle au joueur. Dans un jeu d’exploration fortement narratif, il est davantage synonyme de perdition, de progrès cyclique ou d’incertitude.

35 Le procédé de transposition qui pose Sunless Sea au plus près du mythe de Cthulhu se trouve certainement dans le rapport de Lovecraft à l’architecture et à son pouvoir évocateur. Sunless Sea se comprend dès lors comme un système qui déploie une « narration algorithmique » , à savoir « un système qui se caractérise par un ensemble de règles préétablies, et la possibilité d’y introduire des variables » (Favre, 2000, p. 54, cité par Genvo, 2002). La conception de niveau contient les mécanismes ludiques qui permettront au joueur de produire les événements qui constitueront l’histoire. Le joueur ne se contente donc pas uniquement de découvrir des événements préétablis, mais il les configure directement et devient acteur et narrateur de son voyage ; il est simultanément celui qui parcourt un monde fictionnel et produit un récit sur ce monde.

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Figure 3

Les déplacements du joueur permettent de révéler la carte, qui représente le monde généré aléatoirement au début de chaque partie.

« L’unification des connaissances dissociées »

Les sciences, chacune poussant vers son propre but, nous ont jusqu’ici fait peu de mal ; mais un jour viendra où l’unification des connaissances dissociées nous ouvrira de telles perspectives sur la réalité, et sur l’effrayante réalité qui est la nôtre, qu’ou bien cette révélation nous rendra fous, ou nous fera fuir cette mortelle clarté dans la mortelle sécurité d’un nouvel âge des ténèbres (Lovecraft, 2013 [1928], p. 13).

36 Sunless Sea est construit comme un jeu qui fait référence à la forme originelle dans laquelle il s’est déployé : il se déroule dans un univers ayant pour thèmes la recherche, la compréhension et même l’échange et la vente de récits et d’histoires. Les fragments d’histoires, les rumeurs, les légendes sont des ressources monnayables qui s’insèrent dans un marché. Explorer une terre lointaine est ainsi récompensé par le fait que le joueur puisse y recueillir un « rapport » qu’il lui sera possible de revendre à , le port d’attache à l’extrême ouest d’où démarre chaque aventure.

37 Au cours de son voyage, le joueur est amené à explorer plusieurs fils narratifs. Le fait que ceux-ci soient enchâssés les uns dans les autres est un élément constitutif de la jouabilité : distincts et situés géographiquement, ils deviennent des ressources à atteindre. Ces « sub-narrations » renvoient à une construction narrative propre à l’œuvre lovecraftienne, comme l’a mis en lumière S.T. Joshi (cité par Berruti, 2004, p. 369) : Sunless Sea démarre en proposant au joueur un objectif à long terme, qu’il devra atteindre au terme d’une succession de péripéties (de la même manière que l’intrigue principale suit une forme de strict chronology), au cours de la réalisation duquel il est informé sur des évènements antérieurs à son parcours (analogue aux flashbacks). Il est confronté à plusieurs pics de tension narrative lorsqu’il accomplit certaines tâches marquantes (double or multiple climax). Enfin, au cours de son parcours il est amené à lire et collecter des fragments d’histoire, qui établissent une parenthèse dans sa quête principale et ouvrent d’autres arc narratifs (narrative within narrative).

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38 Le jeu crée une expérience narrative singulière en alternant la navigation maritime avec des sessions de navigation dans des hypertextes, c’est-à-dire des textes dotés d’un système de renvois qui permettent au lecteur de se déplacer d’une section à l’autre du texte, selon les choix opérés. Le joueur (ou le lecteur) n’a qu’un rôle exploratoire dans ce type de texte statique, dont il n’est pas possible de configurer la forme (Aarseth, 1997, p. 62-64). Une part majeure de l’exploration du monde s’effectue au moyen d’un livre de bord présenté au joueur. Celui-ci agit comme une interface grâce à laquelle il peut commercer, suivre sa progression, acquérir des items et des ressources afin de développer une stratégie pour la suite de son exploration. Ce livre de bord remplit tour à tour le rôle de tableau de bord, permettant de concentrer des informations et des données sur la session de jeu, mais aussi de journal de bord, car c’est aussi à partir de lui que s’effectue une progression narrative hypertextuelle.

39 Alors que les jeux vidéo ont pu entretenir l’idée d’une contradiction entre séquences ludiques et séquences narratives du fait de la rupture que causaient les cinématiques (Solinski, 2017, p. 19), Sunless Sea propose une expérience d’exploration à la fois ludique et narrative. Chaque île ou chaque port visité offre au joueur la possibilité d’explorer un récit. La navigation dans ce fil narratif s’effectue sur le mode d’un hypertexte ludique, dans lequel le joueur est face au choix de certains possibles narratifs.

40 La navigation dans cet hypertexte repose en partie sur un calcul stratégique et témoigne de l’inscription du joueur dans un contexte de disponibilité ou de pénurie de ressources. Lorsqu’il est donné à entrevoir les conséquences des choix, tous ne sont plus présentés à égalité : certaines voies ouvrent sur des actions au pourcentage de réussite infinitésimal, ou demandent une consommation importante de ressources, tandis que d’autres promettent des risques plus faibles voire des gains substantiels. Toutefois, le calcul et la décision optimale dans l’incertitude ne sont pas les seuls à entrer en jeu, et le choix d’une ligne narrative demande aussi au joueur de se penser comme protagoniste au milieu d’un parcours : son choix sera aussi fonction des chemins narratifs qui auront été empruntés auparavant, notamment dans les phases d’explorations maritimes. Ces attentes narratives fondées sur un chemin parcouru rapprochent un peu plus Sunless Sea des livres-jeux, plus particulièrement des livres dont vous êtes le héros, dans lesquels un lecteur pouvait tomber sur un passage de plusieurs manières différentes, affectant sa compréhension du passage en question.

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Figure 4

Une séquence de narration interactive à choix multiples. Les options sont parfois conditionnées par la possession de ressources ou d’items.

41 Le joueur-narrateur n’est cependant pas le seul décisionnaire du parcours narratif. On constate bel et bien en amont la présence d’un auteur qui restreint les possibilités narratives pour ensuite faire directement intervenir le joueur (Bouchardon, 2012, p. 19). L’auteur est présent mais ne décide pas de l’ordre d’apparition des évènements, de même que le concepteur de jeu (game designer) ne contrôle pas la partie qui sera jouée. Il s’agit de cadrer seulement : constituer une structure qui ne laisse pas le joueur se saisir d’un optimum, mener une stratégie unique qui permette de l’emporter aisément, par exemple en conditionnant la victoire au fait de faire se succéder de manière linéaire la liste des évènements prévus par le développeur. Le déséquilibre crée le jeu, et ce qui est saillant dans cette architecture narrative est bel et bien le choix offert au joueur.

42 Parler de « ligne » ou de « fil » narratif pose ici toutefois la question de l’existence d’une unité de narration sans Sunless Sea. A la différence d’une œuvre littéraire dont « l’intégrité […] dépend de l’ordre de séquence de ses parties » (Ingarden, 1973, pp. 305-313), on ne peut distinguer dans le cas de Sunless Sea une telle stabilité linéaire. Pour autant, on ne peut pas en déduire que cette œuvre ne présente aucune unité sur le plan du récit. Si les évènements déclenchés par l’action du joueur peuvent apparaître comme agencés aléatoirement, ils ne le sont toutefois que selon certaines règles prohibant les combinaisons incohérentes. Cela empêche notamment l’apparition d’évènements qui nécessitent la réunion de conditions spécifiques (possession de ressources, avancement dans l’intrigue, sélection par le joueur), permet de respecter l’enchaînement logique des causes et des conséquences dans le cadre du récit et de s’assurer que la partie jouée par le joueur donne lieu à une séquence cohérente d’évènements successifs.

43 Il n’y a pas dans Sunless Sea d’unité de récit au sens de la théorie littéraire classique, si ce n’est celle qui réside dans ces règles de distribution des séquences évènementielles, qui cherchent à garantir une unité de stratégie et d’expérience pour le joueur. Le récit

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progresse par l’interaction entre joueur et jeu, et cette interaction permet de rendre compte de manière cohérente de la façon dont les évènements se succèdent.

44 Le jeu met en scène de manière récurrente des possibilités d’action qui illustrent cette perspective. Le navire progresse sur la mer avec lenteur, ce qui retarde l’expédition, fait tourner le compteur des jours passés en mer et prive le joueur de ressources, le conduisant à faire l’expérience d’autres possibilités narratives. La possibilité donnée au joueur de faire fonctionner les chaudières à plein régime s’accompagne du risque de voir celles-ci exploser, de réduire à néant les réserves de carburant et ainsi de mettre en péril l’expédition. À tout moment, la narration peut s’arrêter, être avortée sans que de nouvelles possibilités narratives ne soient offertes au joueur.

45 Un parcours narratif effectué par le joueur n’est présenté que comme un cycle, un cheminement qui a ses précédents et qui appellera des suites. Un système d’héritage permet au joueur en situation d’échec de commencer une nouvelle partie avec un avantage choisi, par exemple une partie des ressources de son défunt avatar, au profit du nouveau protagoniste sélectionné. Le joueur, comme le protagoniste de L’Appel de Cthulhu, hérite d’une enquête qu’il devra élucider et qui lui a été laissée par d’autres venus avant lui (Lovecraft, 2013, p. 9).

46 Il lui est proposé de choisir un objectif (une « ambition ») en début de partie, et d’organiser sa partie pour l’atteindre. Certaines « ambitions » formulent des buts relativement explicites (« find your father’s bones, and then retire » [trouvez les ossements de votre père, puis prenez voter retraite], « found your own private kingdom » [fondez votre propre royaume privé ]), tandis que d’autres sont plus cryptiques (« liberate the secret of immoratily »[libérez le secret de l’immortalité], « sail East, beyond the Zee » [naviguez vers l’Est, par-delà de la Zee]). Le joueur sélectionne lui-même cet objectif, et la possibilité lui est offerte de suivre les pas de l’aventurier qu’il a précédemment incarné. Les avatars que le joueur peut sélectionner ont la forme de silhouettes grisées, signe de leur caractère interchangeable, à l’image sans doute des personnages lovecraftiens dont on a pu dire qu’ils manquent de personnalité (Berruti, 2004, p. 376), ou n’ont pour « seule fonction réelle [que] de percevoir » (Houellebecq, 2010, p. 83). Sunless Sea se rapproche alors un peu plus du mythe que, par exemple, le jeu de rôle sur table édité par Chaosium, en ce que les nouvelles originelles reposent sur le principe que l’enquête soit résolue sans que l’horreur ne soit vaincue (Hite, 2007), et les tentatives de progresser dans la compréhension du monde se succèdent comme autant de parties jouées.

47 Pour faire émerger des récits, la génération, la représentation et l’interactivité de ce monde sont gérées par un ensemble de règles que l’on peut qualifier de lovecraftiennes, rappel de ce thème du monde à l’histoire cyclique, de l’éternel réveil du péril (Menegaldo, 2002, p. 186) dans un monde horrifique qui survit au protagoniste. Du fait de la génération procédurale de la carte, les efforts d’un joueur consciencieux qui aurait cartographié le monde qu’il a parcouru lors de sa précédente partie se retrouvent presque réduits à néant. C’est un nouvel élément qui rattache Sunless Sea à la famile des cybertextes ; leur parcours peut être couronné de succès ou donner lieu à un échec (Aarseth, 1997, p. 90-92). Par ailleurs, cette génération procédurale ne détruit pas toute forme d’unité dans le récit proposé par le jeu. De même qu’une œuvre cinématographique montée dans un ordre non prévu par son auteur ne constitue pas un « nouveau film », chaque partie jouée n’est pas entièrement une production nouvelle, car « la séquence originale comme la séquence hérétique sont toutes deux

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basées sur le même potentiel matériel » (Aarseth, 2003, pp 763-765). Le récit implémenté dans le jeu vidéo consiste ici en l’ensemble des évènements et des règles régissant l’apparition et la succession de ceux-ci, et prend la forme d’un « langage limité » (Aarseth, 2003, p. 765) dont on peut connaître les parties constitutives mais pas la combinaison, produite par l’action du joueur.

Figure 5

L’évènement sanctionnant l’échec (la mort du personnage joueur). Il peut donner lieu à un transfert de ressources, de compétences ou d’items pour la partie suivante (ici, l’option est indisponible).

48 Les récits (d’horreur, de voyage, d’enquête) sont au cœur des mécaniques de jeu. Comme monnaie d’échange, ils motivent le voyage qu’effectue le joueur ; comme ressources, ils le rendent possible ; comme fenêtres sur le monde fictionnel, ils lui donnent du sens. Cette façon d’intégrer des éléments de narration à la structure de jeu tend à réduire la dissonance entre le déroulement d’une histoire implémentée et la pure configuration libre, et fait émerger une forme de narrative play. Selon cette conception, « la connexion entre les mécaniques au cœur du jeu et l’histoire qui s’y déploie peut se trouver dans les conditions de victoire, ainsi remporter une victoire revient à raconter la meilleure histoire » (Mitchell et McGee, 2009, p. 101). Réussir le jeu est ici partiellement conditionné par l’attention portée aux récits, en tant que ressources présentes dans le jeu ; une attention que l’on peut qualifier de lovecraftienne en ce qu’il s’agit de partir à leur recherche, de les recueillir, d’en comprendre le sens et de s’appuyer sur eux pour progresser.

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Du monde ludique au monde narratif

L’oeuvre de Lovecraft comme genre vidéoludique ?

49 Pour certains, la source première d’un jeu, celle dont il faut prioritairement penser la remédiation, est à chercher dans son appartenance générique. Selon cette conception, une œuvre originale n’est qu’un paratexte12 par rapport au jeu. Ce dernier doit être compris essentiellement au travers de sa jouabilité (Randall, 2017, p. 173), lequel s’inscrit dans un genre vidéoludique défini. Contrairement à Cthulhu Saves The World (Zeboyd Games, 2011), qui est caractérisé par sa reprise des codes du jeu de rôle japonais (J-RPG), dont la distinction des phases d’exploration et de combat, ce ne sont pas de tels codes vidéoludiques qui permettent de saisir la spécificité de ce jeu.

50 La compréhension des jeux vidéo ne se limite pas à leur inscription dans un genre compris comme ensemble de mécaniques de jeu spécifiques. Ils fonctionnent selon un régime de remédiation complexe. Ils peuvent eux-mêmes agréger plusieurs formes médiatiques telles que le son, l’image animée, le texte (Flanagan, 2017, p. 441-448), si bien que leur caractère singulier réside dans une composition hybride de règles arbitraires et de contenus multimédia, formant une structure complexe non réductible à une seule de ses composantes (Keogh, 2014, p. 10). Mais si, prise isolément, chacune des sources de Sunless Seane peut fonder à elle seule une analogie convaincante avec le mythe, considérées ensemble elles constituent le matériau mobilisé pour construire un monde ludique, qui lui peut être lu par sa filiation avec le mythe de Cthulhu.

51 L’une des spécificités de Sunless Sea réside notamment dans le fait qu’il contient des règles inspirées de plusieurs genres. Ainsi, les mécaniques propres aux jeux de rôles classiques qu’il contient (les quêtes, la liberté d’exploration, les compétences à améliorer) poussent les joueurs à l’exploration et à l’expérimentation, alors que les éléments de rogue-like (la génération procédurale, la sauvegarde unique ou le système de mort permanente du personnage) punissent les joueurs pour leurs erreurs. Le « genre lovecraftien » dans lequel on peut inscrire ce jeu n’est pas une catégorie substantielle qui repose sur un ensemble de mécaniques définies, mais plutôt un ensemble multifactoriel qui porte la trace de ses filiations et de ses influences.

52 Inscrire un jeu dans la filiation d’un genre vidéoludique consiste souvent à chercher dans ce jeu une continuité en termes de mécaniques de jeu. Cependant, ce sont les jeux eux-mêmes qui participent à la définition des genres (on a d’abord parlé de rogue-like, -like, Doom-like, Myst-like, en référence aux œuvres qui ont popularisé les mécaniques sur lesquelles ces genres reposent). Un genre vidéoludique n’est pas toujours une catégorie stable issue d’une observation, mais plutôt une matrice empirique à partir de laquelle créer, un guide pour le développeur. De la même manière, inscrire un jeu dans la filiation d’une œuvre littéraire suppose de considérer l’œuvre comme une matrice, fournissant des consignes pour élaborer le cadre du jeu. S’appuyer sur les seules conventions génériques fait courir le risque de faire de l’œuvre originelle non pas un paratexte mais un prétexte pour recréer des jeux fondés sur une famille de mécaniques éprouvées. C’est pour cela qu’on a pu noter que la « rhétorique cthuléenne » de la terreur cosmique (« cosmic terror ») s’oppose à la « rhétorique du contrôle » habituellement implémentée dans des jeux de tirs et de survie (Krzywinska, 2009, p. 278). Les jeux les plus efficients en tant que traductions de Lovecraft semblent

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être ceux qui parviennent à maintenir un « équilibre entre contenus lovecraftiens et ambiances lovecraftiennes » (Flanagan, 2017, p. 448).

La machine et son opérateur. Sunless Sea comme cybertexte

53 Un jeu vidéo doit nécessairement laisser une place de premier plan au joueur : il demande de s’affranchir du poids d’une instance auctoriale. Si la narration est littéralement implémentée et que le joueur ne fait que la dérouler, il n’y a plus de jeu. De même, retranscrire un monde ludique trop hostile constituerait un système qui empêcherait toute interaction. Un personnage fréquemment sidéré devant la terreur découverte (Krzywinska, 2009, p. 277) serait proprement injouable. Il en est de même d’un univers de fiction qui serait parfaitement indifférent à la présence du joueur ou qui lui serait inacessible. Dès lors, pour mettre en scène un monde lovecraftien qui laisse la place au joueur, le concept de cybertexte semble pertinent pour penser cette mise en monde.

54 Il est nécessaire de considérer la construction d’un texte, un assemblage d’éléments signifiants, qui fasse du joueur sinon « l’auteur du récit dans le jeu » (Marti, 2014, p. 11), du moins l’une des instances qui va occuper le rôle du narrateur. Il s’agit donc de conditionner l’émergence des récits à l’intervention du joueur. Aarseth le fait s’exprimer par la formule : « je veux que ce texte raconte mon histoire, l’histoire qui ne pourrait pas être sans moi » (Aarseth, 1997, p. 4)

55 Le cybertexte se comprend aussi parfaitement dans les coordonnées d’une architecture narrative (Jenkins, 2002). Tel que défini par Espen Aarseth : « il est un univers de jeu […] il est possible de l’explorer, de s’y perdre et de découvrir des passages secrets dans ces textes, non de manière métaphorique, mais grâce aux structures topologiques de la machine textuelle » (Aarseth, 1997, p. 7). Par ailleurs, il remarque que la forme vidéoludique se trouve être extrêmement liée à des questions d’organisation spatiale : il présente une forme « d’allégorie d’espace » (Aarseth, 2001, p. 154, 169), où les lois physiques et sociales qui régissent l’espace (réel ou fictif) sont déviées, remplacées par les règles du jeu.

56 Une traduction d’œuvre littéraire sur support vidéoludique doit alors prendre la forme d’un système qui soit une invitation à l’action (Genvo, 2005b). Pour que la cartographie du monde de terreur cosmique de Lovecraft puisse fonctionner, il est nécessaire de penser l’agentivité et la curiosité du protagoniste qui doit y évoluer. La conscience aiguë du désir de progresser dans un univers, d’explorer et d’élaborer une narration est l’un des points forts des adaptations de Lovecraft dans le genre du jeu vidéo d’aventure (Lessard, 2010, p. 7).

57 Pour que naisse cet intérêt ludique qui est le moteur du parcours narratif, le cybertexte Sunless Sea met en place plusieurs dispositifs : l’implémentation d’aléatoire contrôlé fait abandonner l’idée d’un calcul et d’une recherche d’optimum. Pour maintenir une attitude ludique, il est nécessaire de créer une situation dans laquelle il s’agit de « décider dans l’incertain » (Henriot, 1989, p. 239) en dehors de toute « contrainte absolue » (Henriot, 1989, p. 115).

58 Finalement, le narrateur-joueur de Sunless Sea incarne quasiment le protagoniste lovecraftien par sa curiosité et pas seulement par sa faculté à percevoir passivement (Øystein Slåtten, 2016, p. 67). Il est un acteur engagé dans la résolution d’un problème ; plusieurs éléments du jeu, comme la perpétuelle collecte d’informations sur la partie,

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agissent comme une récompense et comme une motivation (Medler, 2011). L’œuvre de Lovecraft permet ainsi le développement d’une structure ludique suscitant son engagement.

Conclusion

59 La difficulté à replacer un jeu dans sa filiation avec une œuvre littéraire nous a conduit à voir que les remédiations du mythe de Cthulhu pouvaient s’opérer soit de manière excessivement littérale, soit au contraire en ne s’appuyant que sur des mécaniques et des conventions de genres vidéoludiques.

60 La ludoformation comme extension d’une narration par sa mise en monde permet de replacer un jeu dans la filiation d’une œuvre littéraire en contournant ces écueils. Un jeu vidéo peut certes contenir des éléments (objets, personnages, lieux) issus d’une œuvre littéraire, et l’on peut mesurer la fidélité de leur implémentation. Ce monde ludique fonctionne également selon des règles qui fondent une jouabilité définie, règles qui sont quant à elles générales et abstraites, et qui ne permettent de rattacher un jeu qu’à un « genre » aux côtés d’autres systèmes de règles. A la différence de ces lectures, considérer un jeu vidéo comme ludoformation, c’est se placer dans la perspective selon laquelle éléments implémentés et règles générales fonctionnent ensemble, et qu’ils s’informent l’un l’autre. Chaque élément visuel, dispositif de narration ou nom propre a pour fonction de renseigner sur les règles qui régissent l’univers dans lequel elles se trouvent, parfois avec ambiguïté.

61 Sunless Sea peut ainsi être considéré comme une transposition du mythe de Cthulhu du point de vue d’un parcours narratif du protagoniste, mis en parallèle avec celui du joueur. La mise en place d’une narration vidéoludique amène donc la création d’un espace virtuel, mimétique de la circulation du lecteur dans l’espace littéraire. Nous avons vu comment ce jeu propose une expérience de narration hypertextuelle et cybertextuelle d’une coloration spécifique, et avons proposé d’étudier Sunless Sea comme une remédiation cybertextuelle. En proposant une expérience de narration hyper et cybertextuelle spécifique, Sunless Sea se révèle en tant que système qui cherche à susciter l’engagement par sa conception de niveau (level design). L’histoire en tant que telle est virtuelle, et « ergodique » : elle n’existe pas avant que l’opérateur (le joueur) n’ait actualisé l’une des issues possibles de cette histoire (Aarseth, 1997, p. 112), issues qui dépendent directement de son expérience de jeu. Deux éléments produisent alors un effet de clôture à la partie du joueur. Tout d’abord la mort, rencontrée fréquemment lors de son parcours, et qui a pour conséquences un retour au port de départ, une perte d’informations (emplacement des îles, dialogues avec les personnages), de marqueurs de progression (quêtes, argent, marchandises et objets précieux), avec la seule possibilité laissée de conserver une partie de cet avancement pour le léguer au prochain protagoniste que le joueur sera amené à incarner. Le second effet de clôture, plus définitif, est celui qui accompagne l’achèvement d’une partie. L’objectif fixé en début de partie est atteint, est sanctionné par l’apparition de l’évènement « a joyous conclusion » [une conclusion joyeuse] et il est possible de créer un nouveau personnage.

62 C’est ainsi que la traduction vidéoludique d’une œuvre littéraire ne peut se comprendre par sa seule inscription générique, comme le montre le paradigme du cybertexte. Sunless Sea devient alors un texte ludique et narratif, une structure formelle

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d’actualisation du mythe en réconciliant la présence d’un auteur, qui prévoit un certain nombre d’éléments en plus des règles régissant leur apparition et leur configuration, avec celle du joueur, qui actualise ce qui n’était qu’une potentialité narrative. Une telle compréhension émerge lorsque l’on ne cherche plus seulement le mythe lovecraftien dans les jeux, mais la façon dont le jeu (la stratégie, la résolution de problèmes) peut se trouver à l’origine dans d’autres oeuvres (Zarzycki, 2016, p. 205-206).

63 Si le mythe de Cthulhu, univers de fiction littéraire élaboré par Lovecraft, est compris comme une transcription de sa façon de voir le monde (Crowley, 2015), l’on constate qu’un récit littéraire est bel et bien « un outil matériel (un moyen) pour donner une réelle fondation, stable et relativement immuable, à une œuvre littéraire et ainsi en fournir l’accès au lecteur » (Ingarden, 1973, p. 173). Ludoformer, ce peut être tenter d’effectuer un chemin inverse, d’étendre la présentation d’un fil d’évènements réalisés en un monde ludique, se basant sur le mythe comme sur un monde transmédial (Klastrup, Tosca, 2004, p. 1) : Lovecraft fonde des règles laissées à l’appréciation de ses continuateurs, auteurs, concepteurs, lecteurs ou joueurs.

64 Comprise dans les coordonnées de la conception de jeu, il est possible de voir comment la proposition soumise par le jeu fait écho à celle de H.P. Lovecraft ; ce dernier présente au lecteur un univers dans lequel le langage, qu’il soit celui de l’auteur ou du protagoniste décrivant l’horreur cosmique qu’il croit percevoir ne suffit pas pour créer du sens (Menegaldo, 2002, p. 372-373). Dérouler une narration consiste pour le joueur à jouer. En amont, pour l’auteur, il s’agit d’écrire dans la langue du possible plutôt que celle du réalisé, à construire et programmer « une machine à produire des mondes possibles » (Eco, 1985, p. 226) opérée par le joueur, qui devient comme on l’a déjà souligné (Campion, Fastrez, 2008) le co-narrateur de ce récit.

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NOTES

1. La revue Lovecraft Studies, devenue Lovecraft Annual, éditée par S.T Joshi en est un bon exemple.

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2. Le jeu figure en deuxième place dans un classement des « meilleurs jeux lovecraftiens » https://solutions.softonic.com/what-are-the-best-lovecraft-based-games-on-steam, consulté le 05/03/17. Sur plusieurs plateformes de discussion telles que Reddit, les forums de CanardPC ou encore la plateforme de jeux Steam, les joueurs discutent de la présence d’éléments de l’univers lovecraftien dans le Sunless Sea, https://steamcommunity.com/app/304650/discussions/ 0/341537388317802084/, consulté le 06/03/17. 3. H.P. Lovecraft reconnaît « [qu’] il n’est pas possible de créer un objet qui dégage une horreur même dix fois moindre que celle qu’il est sensé suggérer. Si on tente d’écrire le Nécronomicon, le résultat sera une déception pour tous ceux qui ont tremblé à la lecture des allusions obscures faites à son sujet » (H. P. Lovecraft, in Lacassin, 2010, p. 1049). 4. Au sens de Bolter et Grusin, comme un « emprunt complexe dans lequel un medium est lui- même incorporé ou représenté dans un autre medium » (Bolter, Grusin, 2003, p. 45). 5. L’origine du terme renvoie à une vision de la conception de jeu vidéo (video game design) qui est celle de la construction d’un espace ou d’un environnement virtuel. Ce terme que nous proposons se veut la traduction du processus qu’Espen Aarseth nomme ludoforming. Ce dernier l’emploie pour la première fois lors de l’évènement « Ludotopia » qui s’est tenu en 2010 à Copenhague. Il s’agit de désigner la transposition d’espaces, reelś ou fictifs, en espaces de jeu. Dans le cas du jeu vidéo, cela se caractérise notamment par une anticipation des possibles interactions du joueur avec l’environnement et la création d’affordances ludiques. 6. Défini comme « toute relation unissant un texte B […] à un texte antérieur A […] sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 1982, p. 13). 7. https://lovecraftzine.com/lovecraftian-video-games/ consulté le 31/03/16. Le Lovecraft Ezine est un magazine en ligne consacré à Lovecraft et plus généralement au genre de la weird fiction, à l’horreur cosmique et au mythe de Cthulhu. 8. http://www.hplovecraft.com/popcult/games/digital.aspx, consulté le 01/04/16. 9. https://en.wikipedia.org/wiki/Category :Video_games_based_on_works_by_H._P._Lovecraft, consulté le 31/03/16 10. Ce type de mécaniques se déploie notamment dans le jeu The Stanley Parable (2013), un jeu dont Bradley Fest propose de dire qu’il fonctionne sur un mode « métaprocéduraliste » : le jeu met en place des processus (par les règles du jeu) qui expriment la vacuité d’autres processus (les règles sociales, les injonctions hiérarchiques) (Fest, 2016). 11. Le brouillard de guerre (ou « fog of war ») désigne le manque d’information des combattants et commandants durant les combats (unités ennemies non visibles, identification incertaine des unités découvertes, etc. 12. « Ce qui compte est le jeu [the play of the game], avec tout ce qu’il réclame en termes de competence technique et mécanique. La source et l’histoire ne sont que paratexte. » (Randall, 2017, p. 184).

RÉSUMÉS

Selon Lovecraft, toute tentative de matérialisation trop explicite de l’horreur, suggérée dans son œuvre, ne saurait que lui nuire. Quelles sont alors les spécificités propres au support vidéoludique convoquées pour cadrer l’expérience de jeu et tenir le pari de l’effroi et de l’irreprésentable ? Cet article propose d’étudier le jeu vidéo Sunless Sea comme une

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« ludoformation » du mythe de Cthulhu : une remédiation qui cherche à maintenir une forme d’équivalence et de continuité sémantique entre une source et son actualisation vidéoludique. Au moyen d’une analyse de la conception de niveau (level design) et de l’architecture narrative que ce jeu met en place, il s’agira de voir comment la proposition soumise par le jeu permet de redéployer une forme de narration lovecraftienne. Ce paradigme de la ludoformation souhaite donner de nouvelles perspectives sur le lien d’analogie entre œuvre littéraire et jeu vidéo : voir le mythe de Cthulhu comme une matrice de laquelle émergent des univers fictionnels. La transposition en jeu vidéo repose ici sur une remédiation qui prend la forme d’une mise en monde.

According to Lovecraft, any attempt to explicitly materialize the suggested horror within his works could only do harm to it. What are the videogame’s characteristics that are invoked to frame the ludic experience and address the challenge of the horror and the unrepresentable ? This article proposes to examine the videogame Sunless Sea as a “ludoformation” of the Cthulhu mythos : a remediation seeking to maintain a form of equivalence and semantic continuity between a source and its videogame realization. By means of an analysis of its level design and the narrative architecture implemented by the game, the goal is to look at the game’s proposition as a way to reenact a kind of lovecraftian narration. This ludoformation paradigm wishes to give new perspectives regarding the analogy that can link literary work and videogames : looking at the Cthulhu mythos as a matrix from which emerge fictional universes. The transposition into videogames is based here on a remediation which takes the form of worldbuilding.

INDEX

Mots-clés : Lovecraft, Sunless Sea, cybertexte, ludoformation, transposition, narration, exploration Keywords : Lovecraft, Sunless Sea, cybertext, ludoformation, transposition, narration, exploration

AUTEUR

JULIEN BAZILE Université de Lorraine / Université de Sherbrooke

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Mise en scène du choix et narrativité expérientielle dans les jeux vidéo et les livres dont vous êtes le héros

Patrick Moran

1 Dans l’arbre généalogique des jeux vidéo, les livres-jeux, ou livres dont vous êtes le héros, sont des ancêtres – ou des cousins – qui sont souvent négligés, peut-être en raison de la brièveté de leur succès commercial. Un article récent de Boris Solinski (2017) souligne pourtant l’intérêt de cette forme hybride, à mi-chemin entre la littérature et le jeu, et des arborescences narratives sur lesquelles elle se fonde. Or, ces récits à embranchements ont beaucoup de points communs avec certains genres de jeux vidéo (notamment les jeux de rôle, les jeux d’aventure et les simulations immersives) qui ont tendance à mettre l’accent sur les choix significatifs du joueur et sur l’impact que ces choix ont sur la ligne narrative et sur l’univers de fiction. Par choix, on n’entendra donc pas toutes les décisions qui découlent de l’interactivité inhérente à tout jeu vidéo, mais celles qui sont présentées comme des moments de disjonction dans le récit, susceptibles de mener dans des directions différentes et de modifier la teneur dudit récit ou sa conclusion. Comparer la manière dont les livres- jeux et les jeux vidéo élaborent leurs récits à embranchements permettra peut-être de constater qu’ils ont en commun une même narrativité du choix, fondée avant tout sur l’impact expérientiel des disjonctions narratives.

Choix et expérientialité

2 Lorsque Jesper Juul proposait en 2001 un moratoire sur les approches narratologiques du jeu vidéo (Juul, 2001), la théorie narrative était elle-même en train d’opérer une mue, puisque depuis le milieu des années 1990 elle se tournait peu à peu vers les approches cognitives pour se sortir d’une narratologie dite « classique », linguistique, qui ressemblait de plus en plus à une impasse après ses heures de gloire à l’époque

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structuraliste. Or, l’argumentation de Juul visait surtout cette narratologie d’inspiration formaliste, son insistance sur la séquence narrative, sur les questions de temporalité, d’énonciation et de points de vue, et le rôle déterminant qu’elle accorde au concept de narrateur (voir notamment Genette, 1972, 1983, pour la formulation la plus canonique de ces thèses). À cette aune, on ne peut qu’être convaincu que le jeu vidéo fait exploser les cadres de la narratologie traditionnelle. Mais à la même époque, Monika Fludernik dans Towards a « Natural » Narratology propose une définition du récit qui ne se fasse pas sur des bases syntaxiques ou quasi-syntaxiques, mais autour de la notion d’expérientialité : « l’évocation quasi-mimétique d’une expérience réelle » (Fludernik, 1996, p. 12). Le propre du récit (qu’il soit littéraire ou non) est de reproduire une expérience, ou du moins l’impression d’une expérience : il se construit à ce titre autour d’un acteur anthropomorphe (au sens large, c’est-à-dire un acteur auquel sont imputées des capacités cognitives dans lequel le lecteur peut se retrouver) et d’un noyau expérientiel qui (par sa nature même) se déroule dans le temps et l’espace.

3 Prise sous cet angle, la disjonction entre jeu vidéo et récit semble moins grande, notamment dans le cas de jeux qui offrent au joueur de contrôler un acteur cognitif autour duquel puisse se construire une telle expérientialité : le verbe « incarner », employé dans le langage courant pour décrire le contrôle exercé par le joueur sur son personnage dans de tels jeux, est significatif à cet égard. Juul parlait d’une « zone de flou » (twilight zone) dans laquelle se situe le joueur, à la fois sujet empirique extérieur au jeu et acteur du jeu ; de son point de vue, le fait que le jeu vidéo ne reproduise pas la frontière nette entre récit et lecteur disqualifiait les tentatives d’interprétation narrative. Mais la narratologie cognitive incite, au contraire, à voir en quoi le lecteur est engagé dans le récit, qui lui offre un ancrage expérientiel brouillant ces frontières que la théorie classique trouvait si nettes. L’accent de certains jeux « à récit ouvert », pour reprendre la terminologie de Marc Marti (2014), sur les choix offerts au joueur, met en lumière cette intégration conceptuelle (au sens où l’entendent Fauconnier et Turner, 2003) entre expérience et cognition du joueur et expérience et cognition du protagoniste.

4 Peu après le début de The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013), le joueur/Stanley se retrouve confronté à deux portes fermées. La voix-off qui décrit les actions du personnage depuis le début du jeu explique qu’à ce moment de son aventure, Stanley a choisi la porte de gauche. Mais puisqu’il s’agit d’un jeu vidéo dans lequel le joueur dispose d’une certaine marge de manœuvre, il lui est tout à fait possible de choisir la porte de droite. À l’orée du jeu, cette disjonction fondamentale colore son choix binaire d’une injonction narrative paradoxale : si le jeu offre une alternative, pourquoi dire explicitement qu’il n’y a pas de choix et que la voie à suivre est déjà tracée ? En procédant sur ce mode facétieux, The Stanley Parable fait le contraire des FPS au format couloir qui ont fait florès dans la décennie précédente, dans la veine de la série Call of Duty, et où la contrainte réelle imposée au joueur était déguisée sous les atours d’une liberté illusoire. Quoique se déroulant dans une série de couloirs (et de bureaux), The Stanley Parable accumule sur la route du joueur un maximum d’embranchements narratifs. Bien qu’il faille moins d’une heure pour terminer le jeu, celui-ci compte, d’après le Wiki qui lui est dédié1, dix-neuf fins possibles en fonction des choix faits par le joueur.

5 Si The Stanley Parable pousse la logique de l’arborescence à un point extrême, force est de constater plus globalement que, après une décennie 2000 marquée par une

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prépondérance de jeux linéaires, les dernières années ont vu une revalorisation des jeux à embranchements narratifs, offrant des choix significatifs au joueur. Le développeur Brice Morrison (2013) a naguère proposé quatre critères permettant de définir un choix significatif dans un jeu : le caractère manifeste du choix (le joueur doit être conscient qu’il est face à un embranchement) ; les conséquences en termes de jouabilité (le choix doit affecter la suite du jeu de manière notable) ; les rappels (le choix doit poursuivre le joueur au fil du jeu) ; et le caractère permanent du choix (il ne peut pas être effacé). Les critères 2 et 3 sont redondants dans la mesure où les rappels faits au joueur de son choix relèvent des conséquences qu’a ce choix sur la jouabilité au sens large, mais hormis cette nuance, les trois ou quatre critères de Morrison dépeignent assez bien le type de formule qui est revenu à la mode ces dernières années.

6 On retrouve de tels embranchements narratifs dans les jeux de rôle avant tout : la récente vague de jeux de rôle nostalgiques, dans le style des studios BioWare et Black Isle des années 1990, en atteste : Shadowrun : Dragonfall (Harebrained Schemes, 2014), Pillars of Eternity (, 2015), Tyranny (Obsidian Entertainment, 2016) ou Torment : Tides of Numenera (inXile Entertainment, 2017) en sont quelques exemples. Mais cet accent mis sur les choix significatifs s’étend à d’autres genres, comme le jeu d’aventures, dont il avait pourtant été relativement absent auparavant : on mentionnera par exemple les différentes séries de Telltale Games, à commencer par The Walking Dead, dont la première saison a été publiée en 2012, ainsi que le jeu Life Is Strange de Dontnod Entertainement (2015). Les simulations immersives développées par Eidos Montréal (Deus Ex : Human Revolution en 2011, Thief en 2014, Deus Ex : Mankind Divided en 2016) ou Arkane Studios (Dishonored en 2012, en 2016, Prey en 2017) sont également concernées ; et à cette liste il faut bien sûr ajouter des jeux expérimentaux comme The Stanley Parable ou encore Undertale (Toby Fox, 2015).

7 Bien que l’accent mis sur ces narrations arborescentes affecte désormais plusieurs genres, c’est le jeu de rôle qui a le premier développé les systèmes qui permettent de mettre en œuvre ce type d’arborescence (quêtes principales vs. quêtes secondaires, dialogues disjonctifs, etc.), et c’est lui, historiquement, qui s’en est servi et s’en sert encore le plus. Qui voudrait faire la généalogie de cette pratique serait donc tenté d’aller chercher du côté du jeu de rôle papier : après tout, le jeu de rôle informatique n’en est-il pas l’adaptation dans un autre média ? Mais ce serait oublier que le jeu de rôle papier se fonde en grande partie sur les capacités d’improvisation des participants et sur la réactivité totale qu’elles permettent : la narration dans le jeu de rôle papier n’est pas tant arborescente qu’infiniment rayonnante. L’arborescence suppose une structure préétablie, une série de choix préprogrammés. À cet égard, il semble plus fructueux d’aller chercher la généalogie des jeux à embranchements narratifs dans une autre forme, celle des livres dont vous êtes le héros, ou livres-jeux. Pour des raisons formelles, mais aussi historiques, l’examen des livres-jeux et de la manière dont ils programment la variabilité narrative qui est offerte au joueur-lecteur peut offrir un éclairage heuristique fort sur des pratiques similaires dans le jeu vidéo.

« Ceci tuera cela » : les livres-jeux victimes du jeu vidéo ?

8 Le livre-jeu comme forme commerciale est d’abord apparu aux États-Unis en 1979, avec la série Choose Your Own Adventure chez Bantam Books, mais c’est surtout en Grande-

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Bretagne que le format a pris son essor.2 La série phare des origines, Fighting Fantasy, créée par Steve Jackson et Ian Livingstone, est publiée par Puffin Books à partir de 1982 ; elle est traduite en français sous le nom Défis fantastiques à partir de 1983 chez Folio Junior, dans une plus vaste collection dédiée aux livres-jeux de toutes sortes. Chaque livre est autonome et raconte une histoire complète qui n’est pas connectée aux autres volumes ; plusieurs auteurs, en sus de Jackson et Livingstone, participent à son élaboration. Le format de base des volumes est presque toujours le même : l’histoire de fantasy ou plus rarement de science-fiction est divisée en paragraphes (généralement 400) ; le lecteur commence au premier et doit, pour gagner, atteindre le 400e. À la deuxième personne, le récit offre à la fin de la plupart des paragraphes un choix narratif (direction à suivre, attitude à adopter face à un interlocuteur, action à accomplir d’une certaine manière, etc.), chaque branche de l’alternative renvoyant à un autre paragraphe du livre. Un lecteur n’aura donc pas la possibilité de lire la totalité des 400 paragraphes lors d’une lecture donnée, qu’elle soit victorieuse ou non. Le personnage contrôlé par le lecteur dispose de caractéristiques chiffrées, inspirées du jeu de rôle sous forme simplifiée (points de vie, scores d’agilité, d’endurance et de chance) : elles permettent, à l’aide de dés, de résoudre des tests de difficulté ainsi que des séquences de combat. L’échec survient de différentes manières : le lecteur peut aboutir à un cul-de-sac dans l’arborescence (une fin malheureuse), mais il peut aussi perdre tous ses points de vie à force de mauvais jets de dés (pour une analyse plus détaillée des arborescences dans les livres-jeux, voir Solinski, 2017).

9 Quelques séries dérivées naîtront de Fighting Fantasy et en compliqueront la formule : Sorcery ! (Sorcellerie !) de Steve Jackson raconte une histoire continue en quatre épais volumes (le quatrième et le plus long fait 800 paragraphes) ; Clash of the Princes, constitué de deux livres, permet à deux joueurs de jouer l’un contre l’autre et de tenter de mieux accomplir la quête commune que son rival. À la suite de Fighting Fantasy et de ses surgeons, plusieurs autres séries de livres-jeux voient le jour en Grande-Bretagne et en France. On citera, en raison des innovations qu’elles apportent au format de base, la série Lone Wolf (Loup solitaire) de Joe Dever, entamée en 1984, qui déroule une saga unique au fil de vingt volumes, puis une seconde en huit ; la série Blood Sword (L’Épée de légende) d’Oliver Johnson et Dave Morris qui, non contente de raconter une longue aventure en quatre volumes, propose de jouer en collaboration jusqu’à quatre joueurs pour la résoudre ; et la série Fabled Lands de Dave Morris et Jamie Thomson (1995-1996), dont chaque livre ne propose ni une aventure indépendante, ni une étape dans un fil narratif plus vaste, mais une zone géographique dans l’univers inventé par les deux auteurs : le lecteur peut naviguer de livre en livre en fonction de ses pérégrinations dans un ordre libre et potentiellement redondant, déterminé par les errances de son personnage à travers l’espace du jeu.

10 On considère habituellement que le jeu vidéo a tué le livre-jeu. Jonathan Green, dans son ouvrage rétrospectif consacré à la série Fighting Fantasy, souscrit à cette analyse : Après avoir fait de très bonnes ventes pendant toute la décennie 1980, Fighting Fantasy a connu des difficultés au début des années 1990, au même titre que le reste de l’industrie du jeu de rôle, alors que les jeux vidéo devenaient de plus en plus sophistiqués et de plus en plus présents dans les foyers, non seulement au Royaume-Uni, mais dans le monde entier. (Green, 2014, p. 174)

11 Le dernier volume de la série sort en 1995 ; la série Lone Wolf, elle aussi extrêmement populaire dans les années 1980, survit jusqu’en 1998 ; quant à Fabled Lands, l’ensemble devait faire douze volumes, mais seuls les six premiers sortent avant que la série ne

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s’arrête en 1996. Les différents acteurs du marché du livre-jeu s’accordent, comme Jonathan Green, à voir dans le développement du jeu vidéo la raison de la chute, ou plus précisément, dans la rapidité et l’immersion proposés par le nouveau média. L’auteur Dave Morris parle sur son blogue, au sujet du livre-jeu, de « ce média étrange qui s’est faufilé vers l’existence à un moment où les gens avaient soif d’interactivité, mais où les jeux prenaient encore vingt minutes à charger depuis une cassette » (Morris, 2015). L’auteur Luke Sharp évoque la publication de Doom (id Software, 1993) comme tournant dans l’histoire du format : Au début, je ne pensais pas vraiment que les jeux informatiques puissent retranscrire le sentiment englobant des livres Fighting Fantasy, jusqu’à ce que des choses comme Doom sortent sur PC. Ces jeux là avaient le côté palpitant et effrayant des livres. […] Puis, plus les graphismes se sont améliorés et sont devenus rapides, plus les jeux vidéo sont partis dans leur propre direction. (cité dans Green, 2014, p. 174)

12 Plusieurs acteurs de l’industrie du livre-jeu se tournent d’ailleurs vers le jeu vidéo, notamment Steve Jackson et Ian Livingstone : Jackson fonde Lionhead Studios avec Peter Molyneux en 1996, et Livingstone devient directeur du conseil d’administration d’Eidos Interactive en 1995. Le lien généalogique entre livres-jeux et jeux vidéo n’est donc pas purement théorique : les acteurs du premier milieu ont en partie migré vers le second. Une telle migration des acteurs et des pratiques rend tentante une lecture téléologique du phénomène : plutôt que d’avoir tué le livre-jeu, le jeu vidéo a peut-être pleinement réalisé un potentiel que le livre-jeu, en raison des contraintes technologiques, ne pouvait exprimer que de manière rudimentaire.

Ressentir le libre-arbitre

13 La migration des concepteurs n’est à vrai dire pas surprenante : le livre-jeu a en commun avec le jeu vidéo d’être un programme, c’est-à-dire qu’il permet au lecteur de faire un certain nombre de choses dans les limites de ses paramètres de départ et lui offre un spectre de possibilités limité, mais multiple, chaque branche menant à d’autres alternatives dans un foisonnement contrôlé. À ce titre, le livre-jeu appartient à l’ensemble plus vaste de ce qu’Espen Aarseth nomme la littérature ergodique (1997) et s’inscrit dans une frange relativement contrôlée de ce phénomène. Alors que la littérature ergodique englobe tout type de texte dont le parcours lectoriel peut varier (depuis le Yi Jing chinois jusqu’aux Cent mille milliards de poèmes de Queneau), le livre-jeu impose une structure relativement rigide, à l’intérieur de laquelle la lecture peut à certains moments, plus ou moins nombreux, choisir telle ou telle branche ; dans la plupart des livres-jeux, l’arborescence se déploie à partir d’un tronc relativement marqué, les branches narratives finissant souvent par revenir au fil narratif principal (lorsque ce n’est pas le cas, c’est souvent parce qu’elles mènent à l’échec pour le lecteur).

14 Le fonctionnement arborescent du livre-jeu ne fait que réaliser un potentiel disjonctif contenu en puissance dans tout récit verbal. Dans la partie « Prévisions et promenades inférentielles » de Lector in fabula, Umberto Eco (1988, pp. 142-156) décrit la coopération interprétative au fil de la lecture d’un texte traditionnel en termes de mondes possibles. La notion de monde possible chez lui se comprend du point de vue de la réception et de l’anticipation qui est le propre de toute lecture : à tout moment le lecteur fait des pronostics sur la suite du récit, schématise des états fictionnels à venir ;

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le récit, en progressant, se charge d’invalider certains de ces pronostics et d’en confirmer d’autres. La coopération interprétative traditionnelle détruit au fur et à mesure les mondes non-actualisés, les reléguant au rang de textes fantômes, pour reprendre le vocabulaire de Michel Charles (1995, pp. 101-113). En revanche, le livre-jeu a pour particularité d’actualiser non pas un, mais plusieurs mondes possibles à différentes jonctions narratives prédéterminées. Cette actualisation est, si l’on peut s’exprimer ainsi, programmatique plutôt qu’effective : une lecture réelle d’un livre-jeu se fera tout de même selon un parcours qui, rétrospectivement, aura été linéaire et n’aura actualisé qu’un état de monde possible donné à chaque jonction. Mais les actualisations concurrentes sont contenues dans le livre en tant que tel. Elles ont été écrites et programmées, et le lecteur peut très bien se livrer à une seconde lecture, qui actualisera un fil linéaire alternatif. D’une certaine manière, on est dans une situation inverse de celle décrite par Eco : alors que dans la lecture traditionnelle c’est le lecteur qui génère des mondes possibles et c’est le texte qui se charge de les invalider pour n’en confirmer qu’un, dans un livre-jeu c’est le texte qui programme différents états de monde et c’est le lecteur qui opère le tri en faisant des choix aux embranchements indiqués (voir aussi Campion, 2008).

15 Le caractère disjonctif du livre-jeu, on le voit, reste relativement faible, puisqu’il se fonde sur l’unique notion de choix significatif. Rien qui ressemble à l’improvisation potentiellement infinie que promet le jeu de rôle papier, improvisation limitée seulement par la souplesse du maître de jeu. Rien non plus qui ressemble à l’interactivité du jeu vidéo, qui est certes moins ouverte que celle du jeu de rôle papier, mais qui se réalise selon des modalités bien plus variées que le livre-jeu : alors que le jeu vidéo peut permettre de contrôler un personnage (au sens large) en temps réel et de parcourir un espace de manière libre, le livre-jeu ne confère au lecteur un contrôle sur les actions du personnage qu’à certains moments prédéfinis, sur la base d’un choix limité.

16 Dans le cadre des livres-jeux, la notion de choix significatif et l’arborescence qu’elle induit sont une conséquence forcée des contraintes médiatiques et technologiques : il n’est pas possible de programmer davantage de disjonctivité narrative. Si le livre-jeu s’est commercialement écroulé face à l’essor du jeu vidéo, il semble bien que ce soit parce que celui-ci offre une interactivité plus satisfaisante et foisonnante, inscrite dans le principe même de son média, qu’un livre ne pourra jamais espérer offrir. À cette lumière, il peut paraître surprenant que le jeu vidéo ait choisi de sauvegarder dans un certain nombre de cas ces notions de choix et d’arborescence narrative : pourquoi imposer cette structure rigide, née d’un compromis médiatique caduc, sur une forme souple comme le jeu vidéo ? Cela ressemble à première vue à de la remédiation (Bolter et Grusin, 1999) : le nouveau média préserve dans un premier temps les traits définitoires de l’ancien, sur un mode transparent ou translucide, plutôt que de les dynamiter d’entrée de jeu. Mais dire cela n’explique pas pourquoi c’est dans les dernières années que les notions de choix narratif ont pris tellement d’ampleur dans le monde du jeu vidéo, deux décennies après l’effondrement du marché du livre-jeu.

17 C’est que la valorisation du choix doit avoir un sens qui dépasse l’explication archéologique fondée sur un atavisme paléo-ludique. En réalité, le choix a partie liée avec l’expérientialité qui est la base commune de toute entreprise narrative. Tout jeu vidéo se fonde sur l’interactivité, mais le choix est la forme spécifiquement narrative de cette interactivité : c’est un mécanisme qui, par définition, sera valorisé dans des jeux

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qui se présentent comme des récits, c’est-à-dire comme la mise en œuvre d’une expérience subjective vécue dans le temps. Selon David Herman, l’expérientialité vise avant tout à exprimer la texture de l’existence subjective : Les représentations narratives transmettent l’expérience d’être plongé dans des mondes narratifs en mouvement, et mettent en lumière la pression d’événements sur des consciences réelles ou imaginées affectées par les occurrences en question. C’est pourquoi […] on peut arguer que la narration est principalement une affaire de qualia, terme employé par les philosophes de l’esprit pour renvoyer à la notion de « ce que cela fait » pour quelqu’un ou quelque chose d’avoir une certaine expérience. (Herman, 2009, p. 137)

18 Si la narration est une question de qualia, il est tout naturel que la narration interactive mette l’accent sur le quale qu’elle est mieux placée pour exprimer que toute autre forme de narration, c’est-à-dire le phénomène du choix. La croyance dans le libre- arbitre et dans la capacité de l’agent humain à prendre des décisions responsables et à en assumer les conséquences est une donnée fondamentale de la psychologie naïve (voir notamment Nahmias et al., 2005), et toute pratique narrative se fonde sur ce présupposé de base : un récit se focalise sur des acteurs capables d’agir de manière variable, d’où le fait que la coopération interprétative entre récit et lecteur génère des mondes possibles concurrents. Dans un récit interactif, quel que soit son média, le principe même de la disjonctivité appelle à faire du choix un quale central, permettant d’intégrer au plus près l’expérience du lecteur-joueur et l’expérientialité construite par la narration.

Mise en scène et effets de surface

19 Pour mettre en scène le choix, la plupart des jeux vidéo n’ont pas trouvé de meilleure solution que le format de la liste, déjà bien rôdé par les livres-jeux. On l’a dit, Brice Morrison insiste sur la visibilité du choix : il faut que le joueur soit conscient d’être arrivé à une disjonction dans le récit, dont la suite va dépendre de sa décision. Or, grâce à leur structure en paragraphes numérotés, les livres-jeux expriment cette disjonction par une énumération conditionnée, sur le modèle suivant : si vous souhaitez faire A, rendez-vous au paragraphe 1 ; si vous souhaitez faire B, rendez-vous au paragraphe 2, et ainsi de suite. Dans les jeux vidéo, la présentation par liste est souvent reprise en l’état, notamment dans les scènes de dialogue : le joueur se voit présenter une liste de répliques possibles et sélectionne celle qu’il juge la plus adéquate. On retrouve ce format dans de très nombreux jeux de rôle informatiques, depuis (Interplay Entertainment, 1997) ou Baldur’s Gate (BioWare 1998) jusqu’aux cas les plus récents comme The Witcher 3 : Wild Hunt (CD Projekt RED, 2015). Les jeux d’aventure de Telltale Games ponctuent même les choix de dialogue significatifs par un message affiché à l’écran, signalant que l’interlocuteur se souviendra de ce que le personnage-joueur a dit : la valeur disjonctive est ainsi soulignée.

20 D’autres jeux cherchent à profiter du média visuel qui est le leur pour davantage incarner dans l’espace du jeu le choix qui s’offre au joueur. Par exemple, les jeux de Telltale Games présentent souvent des moments où l’action ralentit et où le joueur doit faire un choix matériel, comme sauver la vie de tel personnage aux dépens de tel autre : dans ces cas, l’écran de jeu présente les deux branches de l’alternative sous la forme d’un tableau vivant qui réalise l’effet de liste sur un mode iconique. À la fin de Deus Ex : Human Revolution (Eidos Montréal, 2011), l’intelligence artificielle Eliza Kassan offre au

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protagoniste Adam Jensen un choix à trois branches : révéler au monde entier la vérité du complot découvert pendant le jeu, diffuser une version falsifiée des faits, ou garder le silence. Les trois choix sont visuellement manifestés sous la forme de trois consoles informatiques munies de gros boutons rouges sur lesquels appuyer. Même si la liste des possibilités a été extraite de l’apparat textuel et réalisée dans l’univers du jeu, cela reste une liste.

21 Le premier Deus Ex (Ion Storm, 2000) ancrait davantage son choix final dans la matérialité de l’univers : trois personnages, Tracer Tong, Morgan Everett et l’IA Helios tentent de convaincre le protagoniste JC Denton de suivre leurs conseils divergents pour vaincre Bob Page, l’antagoniste principal. Les solutions proposées par les trois interlocuteurs obligent le joueur à se rendre dans des parties différentes de la zone de jeu finale et à se livrer à des opérations divergentes : la mission finale en elle-même est transformée en fonction du choix fait par le joueur. De même, The Stanley Parable, déjà mentionné, incarne la plupart de ses embranchements dans l’univers de jeu : portes multiples, couloirs partant dans différentes directions, interrupteurs à actionner ou à ignorer, et ainsi de suite. Mais, contrevenant au principe de Morrison selon lequel un choix doit être clairement estampillé pour être significatif, le jeu laisse certains de ses embranchements à la sagacité du joueur. Ainsi, au tout début de la partie, avant même d’atteindre les deux portes évoquées plus haut, le joueur doit quitter le bureau de Stanley pour explorer le bâtiment dans lequel il se trouve. Seul un joueur rendu retors par plusieurs tentatives d’explorer The Stanley Parable et de comprendre sa logique aura l’idée de rester dans le minuscule bureau de Stanley, de refermer la porte et de n’en plus bouger. Le jeu a anticipé cette solution et la voix-off du narrateur réagit en conséquence : vaste différence avec les livres-jeux, qui par nécessité doivent signaler tous les choix possibles de manière claire et numérotée et ne peuvent en laisser aucun implicite.3

22 Dans les livres-jeux comme dans les jeux vidéo, l’importance d’un choix se mesure à ses conséquences ; en réalité, les deux formats adoptent des attitudes fluctuantes sur la question, tant il est vrai qu’accorder un poids narratif majeur à la décision du joueur oblige à orienter toute l’arborescence subséquente à l’aune de ce choix. Rares sont les cas où chaque choix du lecteur ou du joueur crée une branche totalement autonome, qui ne va pas à un moment ou un autre du récit rejoindre le tronc central. C’est le cas dans The Stanley Parable, qui a une arborescence particulièrement centrifuge, chaque nouveau choix ou presque menant dans une direction radicalement différente des autres ; dans les livres-jeux, Life’s Lottery de Kim Newman, qui propose de simuler les choix de vie d’un Britannique moyen de son enfance à sa mort, se rapproche aussi de ce type d’arborescence centrifuge, avec très peu de moyens de repasser d’une branche à une autre une fois les embranchements passés.

23 Mais pour des raisons de commodité, la plupart des jeux vidéo et des livres-jeux préfèrent construire leur récit autour d’un tronc narratif principal qui peut parfois être bifide ou avoir des surgeons temporaires, mais qui finit généralement par retrouver sa forme première. Pour citer le développeur Chris Avellone : Quand les gens imaginent des choix et des conséquences […], ils ne se rendent pas toujours compte que certaines des techniques simples consistent, par exemple, dans le fait qu’en général chaque jeu a un goulet d’étranglement par lequel l’histoire doit passer ; du coup, si on s’assure que tous les résultats se produisent à ce goulet d’étranglement, on peut créer beaucoup de réactivité de manière très efficace, sans la répandre pêle-mêle dans tout le jeu. (Avellone, 2017, 18 :31)

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24 On songera par exemple à The Witcher 2 : Assassins of Kings (CD Projekt RED, 2011), dont le deuxième acte (sur trois) est différent selon que le joueur choisit de se ranger du côté du roi Henselt ou du côté des rebelles. Les lieux, les personnages et les missions de l’acte 2 sont entièrement distincts en fonction de ce choix. Cependant, à l’issue de cet acte, le récit adopte de nouveau une forme unique et l’acte 3 est sensiblement le même pour un joueur qui s’est allié aux rebelles et pour un joueur qui s’est allié au roi. Encore, l’exemple de The Witcher 2 propose une disjonction massive à l’échelle d’un tiers du jeu, un fait assez rare dans un jeu à gros budget. Dans beaucoup de cas, le choix offert au joueur est bien moins signifiant et a surtout une valeur de surface : c’est le cas de beaucoup de scènes de dialogue dans les jeux vidéo, où le choix du joueur n’a en réalité aucun impact sur l’action ni sur les interlocuteurs. Chris Avellone explique ainsi comment fonctionnent la plupart des dialogues dans Planescape : Torment (Black Isle Studios, 1999) : Beaucoup des réponses dans Planescape renvoyaient en fait au même nœud, même s’il y avait quatre ou cinq réponses, mais c’était la façon dont le joueur disait le nœud qui était importante, parce que le système permettait que cela modifie l’alignement [l’alignement moral du personnage], ce qui rendait chaque réponse importante. C’était une façon de donner de la valeur aux réponses sans nécessairement rédiger de la prose supplémentaire pour le jeu. […] La réaction du personnage-non-joueur était techniquement la même, mais comme on n’employait pas la même voie pour y parvenir et que cela modifiait l’alignement, cela conférait quand même du sens à ces réponses. (Avellone, 2017, 19 :32)

25 Le mécanisme décrit par Avellone peut sembler cosmétique, mais il a un impact paramétrique, même s’il ne permet pas d’altérer le cours du récit. Et peut-être le plus important, lorsqu’un jeu construit des choix significatifs, n’est-il pas tant de faire dépendre beaucoup de choses de ces choix, que de donner l’impression au joueur qu’ils sont majeurs ? Si la narration est affaire de qualia, alors l’essentiel est qu’une instance de choix donne au joueur un ressenti particulier. C’est ce que fait le jeu d’aventure Kentucky Route Zero (Cardboard Computer, 2013-2016) en faisant se dérouler ses choix de dialogues presque entièrement au niveau du ressenti. Les décisions prises par le joueur ne modifient généralement pas le cours d’un récit qui, comme dans la plupart des jeux d’aventure traditionnels, est fixe ; en revanche les choix de dialogue révèlent les états de l’âme des personnages et, à ce titre, modifient l’interprétation qui est donnée des différents acteurs du récit. Le joueur participe donc moins à la construction du récit qu’à la construction des personnages – ce qui n’est pas si différent, dans la mesure où ces choix d’interprétation aident à construire l’expérientialité générale qui fonde le processus narratif et sa réception.

26 Les livres-jeux entretiennent ce même rapport ambigu à l’arborescence. Beaucoup d’entre eux sont des « récits d’espace », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau (1990, pp. 170-191), dans la mesure où ils fondent leur narration sur un principe géographique et exploratoire. Les premiers livres de la série Fighting Fantasy comme The Forest of Doom (La Forêt de la malédiction) ou City of Thieves (La Cité des voleurs) sont essentiellement des parcours topographiques où la temporalité se spatialise au fil de l’exploration ; mais quels que soient ses embranchements et à l’exception des impasses menant à la défaite, cette exploration mène d’un point A qui est toujours le même à un point B qui ne varie jamais. La lecture optimale va du paragraphe 1 au paragraphe 400, toute variation éventuelle ne faisant que détourner d’un tronc commun qui reste le même. Dans une certaine mesure, les livres les plus anciens de la

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série qui obligent le lecteur à trouver l’unique chemin véritable menant à la victoire – toute déviation conduisant à l’échec – sont ceux qui ont l’arborescence la plus développée : toute branche qui dévie du fil narratif victorieux va tendre à s’en éloigner de plus en plus jusqu’à aboutir à une impasse. En revanche, dès que les auteurs de Fighting Fantasy ont décidé de devenir plus miséricordieux et de permettre au lecteur de parvenir au même but par des chemins divers, le caractère authentiquement disjonctif des choix s’est en conséquence retrouvé affaibli. Seule une série comme Fabled Lands, qui abandonne toute prétention à un fil narratif au profit d’une libre exploration du monde de jeu sans point d’entrée privilégié ni point de sortie prévu, échappe à cet effet ; mais le fait qu’elle fasse triompher la spatialité sur la temporalité a aussi pour conséquence que ses embranchements sont moins des moments de choix, au sens expérientiel du terme, que l’occasion de ratisser un territoire en long et en large jusqu’à épuisement (puisqu’il est toujours possible de revenir sur ses pas et de prendre les chemins qui avaient été délaissés de manière provisoire). Tout choix suppose un renoncement, et le renoncement ne se comprend que dans le cadre d’une temporalité linéaire.

L’impact différé

27 Face à la difficulté posée par l’exigence du choix et le besoin pragmatique d’avoir un tronc narratif principal vers lequel les branches divergentes tendent à revenir (si divergence réelle il y a), les livres-jeux et les jeux vidéo ont recours à une solution similaire : ils programment des conséquences aux choix du lecteur-joueur qui ne se manifestent que tard dans la trame narrative. Ainsi évite-t-on un étoilement disjonctif ingérable à une échelle importante, comme celui de The Stanley Parable, tout en garantissant que les choix soient ressentis comme significatifs. Dans les livres-jeux, cet impact différé se réalise souvent à la fin du récit : si le joueur n’a pas suivi un chemin spécifique qui lui aurait permis de trouver tel ou tel ou objet, de faire telle ou telle action, ou d’obtenir telle ou telle information, il peut découvrir dans les dernières étapes du livre qu’il n’est pas, en fait, en mesure d’atteindre la victoire. Premier volume de la série Fighting Fantasy, The Warlock of Firetop Mountain (Le Sorcier de la Montagne de Feu) exige notamment que le joueur ait trouvé certaines clés lors de son parcours de ladite Montagne pour pouvoir ouvrir le coffre aux trésors du sorcier après avoir vaincu celui-ci. Le joueur peut donc découvrir à la toute fin du récit qu’il a perdu, en raison de choix qui l’ont condamné en amont, sans qu’il en ait eu conscience au moment même.

28 D’une manière moins binaire (victoire/défaite), la tétralogie Sorcery ! de Steve Jackson peut se permettre de jouer sur la longue durée, et de ne réaliser les conséquences d’un choix que plusieurs livres plus tard. Un personnage qu’on peut rencontrer dans le premier tome, The Shamutanti Hills (Les Collines maléfiques), Flanker l’assassin, peut être recroisé dans le volume suivant, Kharé – Cityport of Traps (La Cité des pièges), en fonction de la manière dont le joueur a géré la rencontre dans le tome précédent : le premier volume indique au lecteur un numéro de paragraphe auquel se rendre dans le tome 2, le moment venu. À une échelle macrostructurale, le tome 3, The Seven Serpents (Les Sept Serpents), sera plus ou moins bien réussi selon que le personnage-joueur parvient à tuer la totalité ou seulement une partie des serpents éponymes, qui sont des espions tentant de prévenir l’antagoniste, l’Archimage, de l’arrivée du protagoniste. Le succès partiel ou total du lecteur dans ce tome informe les réactions des sbires de l’Archimage dans le

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tome 4, The Crown of Kings (La Couronne des rois) : si tous les serpents ont été occis, le protagoniste arrive à la forteresse de Mampang incognito et personne ne le reconnaît ; dans le cas inverse, tout le monde sait qui il est, ce qui complique sa tâche. Échouer à tuer tous les serpents dans le tome 3 n’est pas une défaite, et le tome 4 peut très bien être accompli jusqu’à la victoire malgré cette difficulté. C’est un impact plus scalaire, moins binaire, qui est mis en place.

29 Dans les jeux vidéo, ce phénomène de résolution différée s’observe particulièrement dans les épilogues. Depuis au moins le premier Fallout, de nombreux jeux de rôle font suivre la résolution du jeu par un récapitulatif des conséquences qu’ont eues les actions du joueur, notamment l’impact qu’il a eu sur les différents personnages et les différentes communautés avec lesquels il a interagi pendant le récit. Ce récapitulatif est souvent accompagné de scènes animées ou statiques et se produit sous la forme d’une narration audio ou écrite, comme pour accentuer le fonctionnement du jeu en tant que récit. On observe ce type de pratique principalement dans les jeux de rôle isométriques des années 1990, qui adoptent un ton délibérément livresque, ainsi que dans leurs imitateurs récents comme Tyranny ou Torment : Tides of Numenera, déjà mentionnés. Mais un jeu de rôle à gros budget comme The Witcher 3 : Wild Hunt peut aussi avoir recours à cette pratique.

30 Récapituler l’impact des actions à la toute fin du jeu est sans doute le moyen le plus économique de conférer aux choix du joueur une signification satisfaisante, sans pour autant modifier de fond en comble l’architecture du récit. On trouve aussi dans quelques séries de jeux vidéo le phénomène qu’on a observé dans Sorcery !, celui de la conséquence renvoyée à un volet subséquent. Les studios BioWare se sont spécialisés dans cette pratique, notamment dans les séries et Dragon Age. Le protagoniste de la trilogie Dragon Age (2009- 2014) est différent dans chaque volet, ce qui limite le nombre d’informations à importer de l’un à l’autre, mais la trilogie Mass Effect (2007-2012), centrée autour du personnage du commandant Shepard, assure un suivi serré des choix faits par le joueur dans chaque épisode, en particulier un suivi de ses relations amoureuses : il est possible de conserver un amant ou une amante parmi les trois disponibles dans le premier volet de la série (Kaidan, Ashley et Liara) jusqu’à la dernière partie de la trilogie, bien que ces personnages n’apparaissent qu’indirectement dans le second volet ; mais si le joueur trompe son amant.e avec un autre personnage du second volet, le troisième entérine ce manque de fidélité en ne permettant plus que la liaison soit maintenue.

Un cas particulier : les adaptations numériques de livres-jeux

31 Enfin, un cas particulier mérite d’être commenté avant de conclure, à savoir les adaptations de livres-jeux au format numérique. Si le livre-jeu est l’ancêtre discret d’une certaine sorte de jeux vidéo modernes, mettant l’accent sur le récit et l’impact du joueur sur celui-ci, il n’en reste pas moins que peu de livres-jeux ont directement été adaptés en jeux vidéo, et généralement avec un succès limité : le jeu Deathtrap Dungeon (Asylum Studios, 1998), adapté du livre-jeu Fighting Fantasy du même nom (Le Labyrinthe de la mort), était un jeu d’action à la troisième personne ; Fighting Fantasy : The Warlock of Firetop Mountain (Big Blue Bubble, 2009) sur Nintendo DS est un jeu de rôle à la première personne fondé sur un mélange d’énigmes et de combat. Ni l’un ni l’autre ne cherche

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vraiment à reproduire l’arborescence narrative propre aux livres-jeux. Ce n’est que récemment, avec l’essor du format tablette, que certains développeurs ont voulu faire renaître le genre sous des atours électroniques. Tin Man Games a ainsi adapté plusieurs livres de la gamme Fighting Fantasy au format numérique, sans en changer le fonctionnement, mais en intégrant un système de résolution aléatoire qui évite au joueur de devoir lancer les dés lui-même.

32 Les studios Inkle, en revanche, avec leur adaptation de Sorcery ! (Steve Jackson’s Sorcery !, 2013-2016), ont produit une œuvre hybride, où l’arborescence rigide du livre-jeu est en partie conservée, en partie assouplie, et en partie subvertie par le passage au numérique : à ce titre, Steve Jackson’s Sorcery ! est moins un livre-jeu au format numérique qu’un jeu vidéo inspiré du format du livre-jeu : pour reprendre le vocabulaire de la remédiation (Bolter et Grusin, 1999), le passage d’un média à un autre ne se fait plus sur le mode de la transparence (le nouveau média reproduit l’ancien à l’identique) ou de la translucidité (le nouveau améliore l’ancien, mais sans lui faire perdre sa forme propre), mais sur celui de l’hypermédiation (le nouveau média souligne visiblement sa différence avec l’ancien). À vrai dire, à travers les quatre chapitres du jeu, on progresse de la translucidité à l’hypermédiation. Le premier, qui se fonde sur le premier livre, simule les pérégrinations du protagoniste à l’aide d’une carte de la région explorée, mais force le joueur à aller de l’avant et à tracer un chemin linéaire fait de choix successifs : on a affaire à une version enrichie du livre, mais qui ne perturbe pas son architecture fondamentale. À partir du second, le format se complique en permettant au joueur de faire des aller-retour sur la carte, ce que le livre n’autorisait pas autant ; un cycle jour-nuit oblige tout de même le joueur à aller de l’avant, de même qu’un certain nombre de points de non-retour (par exemple, lorsque le protagoniste traverse le fleuve qui sépare la ville de Kharé en deux, il ne peut plus retourner sur l’autre rive). Le quatrième volet suit un format similaire. C’est le troisième chapitre qui exploite le plus les ressources propres au nouveau média. Comme tous les autres chapitres, il se fonde sur une carte qu’explore le joueur ; comme le deuxième volet, il autorise les aller-retour, mais de manière beaucoup plus libre, sans autre contrainte que le passage du temps. Et il ajoute un mécanisme supplémentaire, des observatoires placés çà et là sur le territoire, qui projettent un cône visuel sur la carte et transposent tout territoire recouvert par ce cône en arrière dans le temps, permettant au personnage-joueur de voyager dans le passé : ces observatoires peuvent être activés ou non, et le joueur peut déterminer leur orientation manuellement en les faisant pivoter sur la carte. On est là face à une mécanique qui met en œuvre deux choix : un choix binaire qui aurait sa place dans une arborescence de livre-jeu (est-ce que j’allume ou non les faisceaux ?), et un autre qui est gradué et ne peut exister que dans un jeu vidéo (dans quelle direction est-ce que j’oriente le faisceau ?). Les points de rencontre et de divergence entre les deux médias et la manière dont ils appréhendent le choix narratif sont ainsi soulignés de manière particulièrement visible.

Conclusion

33 Au-delà des divergences entre les deux formes, l’examen comparé des livres-jeux et des jeux vidéo permet d’éclairer une même narrativité expérientielle du choix, c’est-à-dire une mise en valeur des moments de disjonction narrative, où plusieurs mondes possibles sont en attente de réalisation. Le cadre cognitif de cet examen permet

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d’expliquer l’importance de cette notion de choix, en la décrivant comme un phénomène expérientiel considéré par la psychologie naïve comme une composante fondamentale de l’action humaine : faire des choix en lisant un livre-jeu ou en jouant à un jeu vidéo, c’est rejouer une expérience cognitive de base, celle du libre-arbitre et de tout ce qu’il implique (conséquences et responsabilité). Le choix significatif n’est qu’un élément parmi d’autres dans la gamme de l’interactivité proposée par les jeux vidéo, et un élément qui n’est parfois que décoratif, et qui n’est pas particulièrement subtil puisqu’il est souvent binaire. Qu’il soit à peu près le seul facteur d’interactivité dans les livres-jeux montre à quel point ceux-ci ont, à bien y regarder, une interactivité plutôt limitée. Et pourtant, le fait que la narrativité du choix dans les jeux vidéo soit particulièrement importante non seulement dans les jeux de rôle, mais aussi dans les simulations immersives dans la veine de Deus Ex, montre que la mise en scène du choix et de son impact sont justement de très forts facteurs d’immersion. Il est significatif que des jeux qui cherchent à brouiller la distance entre le joueur et le monde du jeu – qui cherchent, en d’autres termes, à maximiser l’expérientialité – aient recours à ce mécanisme, qui peut paraître grossier, mais engage le joueur en lui montrant un univers de jeu qui est réactif aussi bien en surface (réactivité physique des éléments qui peuvent être manipulés, déplacés ou détruits) qu’en profondeur (réactivité intellectuelle et morale du monde humain qui entoure le protagoniste). Si le propre d’un récit est de rendre compte d’une expérience et des qualia qu’elle véhicule, le choix est la manifestation par excellence de ces principes dans le cadre d’un récit interactif.

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NOTES

1. http://thestanleyparable.wikia.com/wiki/The_Stanley_Parable_Wiki 2. Les livres-jeux publiés en France par Folio Junior dans la collection « Un livre dont VOUS êtes le héros » sont (hormis quelques créations françaises) tous des traductions de séries britanniques. Lorsqu’un livre-jeu a eu une traduction française, je citerai son titre anglais, suivi du titre traduit entre parenthèses. 3. Une exception notable serait le livre-jeu expérimental de Kim Newman, Life’s Lottery (Newman, 1999), qui contient plusieurs paragraphes auxquels aucun autre ne renvoie, et que le lecteur peut ne jamais découvrir s’il suit à la lettre la procédure traditionnelle d’un livre-jeu. Certains livres- jeux fonctionnant en série peuvent aussi occulter certains de leurs choix en les programmant à un ou plusieurs volumes d’écart, comme c’est le cas dans la série Sorcery!, dont il sera question plus loin. À l’échelle du volume unique, certains choix paraîtront donc invisibles, mais ce ne sera pas le cas à l’échelle de la série.

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RÉSUMÉS

Dans l’arbre généalogique des jeux vidéo, les livres-jeux sont des maillons qui sont souvent négligés. Pourtant, ces récits à embranchements ont de nombreux points communs avec certains genres de jeux vidéo qui mettent l’accent sur les choix significatifs du joueur et sur l’impact qu’ils ont sur la ligne narrative et l’univers de fiction. Le concept d’expérientialité, issu de la narratologie cognitive, permet d’éclairer le fonctionnement commun à ces deux formats : si le propre d’un récit est de se construire autour d’une expérience subjective inscrite dans le temps, il découle qu’un récit disjonctif tendra naturellement à se construire autour de la notion du libre- arbitre. La mise en scène du choix et de son impact est à ce titre plus importante que la réelle marge de manœuvre laissée au joueur : c’est le ressenti expérientiel qui prime dans cette narrativité du choix.

In the family tree of video games, gamebooks are often overlooked. Yet these arborescent narratives have much in common with certain types of video games that emphasize the significant choices made by the player and the impact they have on the storyline and the fictional universe. The concept of experientiality, as developed by cognitive narratology, may help to clarify the mechanisms shared by these two formats : if narratives are built around a subjective experience unfolding through time, then the natural tendency of disjunctive narratives will be to build themselves around the notion of free will. In this regard, the staging of choice and of its impact is more important than the actual degree of leeway left to the player : the experiential aspects are paramount in this narrativity of choice.

INDEX

Mots-clés : choix, expérientialité, jeu vidéo, livres-jeux, mondes possibles, narratologie cognitive, qualia Keywords : choice, cognitive narratology, experientiality, gamebooks, possible worlds, qualia, video game

AUTEUR

PATRICK MORAN Université Paul Valéry Montpellier 3

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Les jeux qui bifurquent : narration non-linéaire et spatialisation de l'intrigue. Le cas du Tactical RPG

Sébastien Wit

1 Ce que l'on nomme Tactical RPG (T-RPG), ou encore « jeu de rôle tactique » en français, est un genre vidéoludique qui naît au tout début des années 1990. Certes, le système de jeu sur lequel il est bâti n'est pas totalement inédit. Dès les débuts du jeu vidéo existent des systèmes de jeu utilisant un espace graphique isométrique sur lequel le joueur doit déplacer ses unités. Néanmoins, il faut vraiment attendre les années 1990 pour que ce type de jouabilité (gameplay) devienne la pierre angulaire d'une catégorie générique à part entière. C'est pourquoi on considère généralement le premier opus de la série Fire Emblem comme l'ancêtre historique du T-RPG actuel. Développé pour la Nintendo Entertainment System (NES) par Intelligent Systems et distribué par Nintendo en 1990 (au Japon uniquement), Fire Emblem : Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi (« Fire Emblem : le dragon des ténèbres et l'épée de lumière ») pose les fondements du T-RPG et, par là même, d'une forme spécifique de narrativité.

2 En tant que mélange entre jeu de rôle et jeu de stratégie au tour par tour, le T-RPG apparaît comme un objet hybride devant concilier la tension narrative propre au jeu de rôle et le fonctionnement purement a-diégétique des échecs. En effet, à bien des égards, les échecs sont le modèle emblématique du jeu de stratégie au tour par tour. Aux échecs, chaque joueur déplace – l'un après l'autre – ses pièces afin de l'emporter sur l'adversaire. Tout comme leurs prédécesseurs analogiques (notamment la série des Tactics d'Avalon Hill Game Company), les premiers jeux de stratégie au tour par tour sur support électronique s'inscrivent dans la lignée de la pratique échiquéenne, tout en faisant de l'espace de jeu un véritable environnement. Alors que la surface de l'échiquier n'est jamais qu'un quadrillage abstrait, un jeu vidéo comme Empire : Wargame of the Century de Nothwest Software (première version : 1977) transforme la grille ludique en un morcellement concret ; chaque case de l'univers du jeu dispose d'attributs physiques (telle case est un morceau d'océan, telle autre un fragment de plaine, etc.). Autrement dit, quel que soit son médium, le jeu de stratégie (wargame) se

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caractérise par la consistance topographique qu'il donne à l'antique plateau de jeu, et c'est précisément cela que l'on va retrouver dans le T-RPG. De ce fait, dans la suite de cet article, j'analyserai la manière dont le système de jeu du T-RPG reprend à son compte cette mise en géographie de l'espace isométrique afin d'en faire le cœur d'une dynamique narrative.

Petite histoire du T-RPG

J-RPG et T-RPG face au RPG occidental

3 Né au Japon, le T-RPG ne peut se comprendre qu'en lien avec ce que l'on désigne généralement comme le J-RPG (le jeu de rôle japonais), par opposition aux RPGs occidentaux. Prenant place au sein d'un univers médiéval fantastique, le premier Fire Emblem mobilise un univers fictionnel déjà bien éprouvé par les J-RPGs apparus entre 1985 et 1990. De plus, comme rappelé en introduction, le jeu de stratégie au tour par tour n'est pas une invention du T-RPG. En Occident, des jeux comme Ultima III d'Origin Systems (1983) proposent dès le début des années 1980 un système de jeu mélangeant gestion d'un groupe de personnages, phases d'exploration et phases de combat.1

4 L'une des grandes innovations d'Ultima III réside dans son système de combat : le joueur dispose de plusieurs personnages qu'il peut déplacer à sa guise. Par ces déplacements tactiques intégrés à la phase de combat, Ultima III se démarque d’un autre grand RPG développé par Sir-Tech au début des années 1980 : Wizardry : Proving Grounds of the Mad Overlord (1981), premier titre de la série des Wizardry. Dans ce jeu, le joueur contrôle également un groupe de personnages, mais la phase de combat se limite à la succession des actions effectuées par les différents protagonistes. En l’absence d’un champ de bataille proprement dit, le joueur de Wizardry ne prend aucune décision quant au positionnement des unités. Cette différence entre le système de combat des deux jeux s’explique aisément du point de vue de la conception de jeu (game design). Pour la première fois dans l'histoire du RPG, les combats d’Ultima III ne se déroulent plus dans le même écran que celui qui est dédié à l'exploration. Séparé, cet écran de combat donne au jeu un aspect tactique plus développé. Une grande partie de la réussite du joueur dépend alors de la disposition spatiale des personnages, en mouvement sur un espace isométrique.

5 Aujourd'hui encore, l'influence d'Ultima III sur les séries historiques du J-RPG que sont Dragon (Enix, 1986) et Final Fantasy (Square Co., 1987) demeure un point central dans les polémiques – souvent vaines – autour de l'opposition entre RPGs japonais et occidentaux (Stern, 2012) ; selon certains cercles de fans, les séries les plus populaires du J-RPG se seraient contentées de reprendre des concepts de jeu au RPG occidental. 2 Pourtant, si le J-RPG semble emprunter un certain nombre d'éléments de la jouabilité d'Ultima III, il laisse délibérément de côté l'aspect positionnel de son système de combat. C'est le T-RPG qui va s'emparer de ce mécanisme et en faire un élément constitutif de son mode de jeu.

La phase de combat : lieu de la narrativité du T-RPG

6 Pour se rendre compte de ce que le T-RPG emprunte au jeu de rôle occidental et de la manière dont il s'en distancie, on peut commencer par examiner leurs systèmes de

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combat respectifs. Si le premier Fire Emblem se fonde lui aussi sur un système de gestion de plusieurs personnages, le nombre de ces derniers est beaucoup plus important que dans Ultima III. Face aux quatre personnages jouables du RPG de 1983, Fire Emblem en propose une cinquantaine ! Même s'il n'est jamais possible de tous les déployer en même temps, le dernier niveau du jeu permet d'en utiliser quinze. Pareillement, en ce qui concerne le mouvement des personnages, chaque unité d'Ultima III ne peut se déplacer que d'une case par tour, alors que Fire Emblem institue des possibilités de déplacement différenciées pour chaque unité (qui dispose donc d'une statistique de mouvement personnelle).

7 De plus, bien qu'Ultima III présente un espace de combat différencié (avec des carrés correspondant à des zones de forêt, etc.), le terrain ne dispose pas de propriétés intrinsèques contrairement à ce que l'on trouve dans Fire Emblem. Les différentes cases y influent sur les statistiques de mouvement, de précision, d'esquive, etc. Dans Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi, une case « forêt » donne, entre autres, un bonus d'évasion de 15 % ainsi qu'un malus de mouvement (ce dernier étant plus élevé pour les archers et les unités à cheval).3 Ce degré de précision dans les attributs du terrain montre bien l'aspect central occupé par celui-ci dans le système de jeu. En cela, la caractérisation topographique de l'espace apparaît bel et bien comme une spécificité du T-RPG, comme son principal ajout en comparaison d'un espace isométrique ne remplissant qu'une fonction d'illustration dans des jeux de rôle comme Ultima III.

8 Par ailleurs, à la différence des J-RPGs, Fire Emblem fait complètement disparaître la phase d'exploration, – pourtant traditionnelle du jeu de rôle. À aucun moment le joueur ne peut acheter de l'équipement en ville ou parcourir des donjons. L'espace de jeu est uniquement constitué des différents champs de bataille. Tout ce qui concerne le ravitaillement en armes ou encore les conversations entre les personnages se trouve intégré au déroulement du combat. Construit comme une phase de combat perpétuel, Fire Emblem transforme tous les éléments de sa diégèse en événements tactiques. Le joueur doit effectuer toutes les actions du jeu au cours de cette seule phase. Parce qu'Ultima III ou sont des jeux où l'histoire se déploie en dehors des moments de combat, on comprend mieux en quoi la narrativité du T-RPG diffère grandement de celle des RPGs précédents.

9 Cette grande spécificité narrative correspond à la raison pour laquelle on assiste, à la suite de Fire Emblem : Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi, à une période d'expérimentation qui va durer jusqu'en 1995 environ. Entre 1990 et la parution de jeux comme Der (Nippon Computer Systems, 1995) ou le célèbre Tactics Ogre : Let Us Cling Together (Quest, 1995 également), le genre naissant du T-RPG va explorer les potentialités narratives que lui laisse un système de jeu a priori restreint à son aspect tactique.

La map : l'unité narrative du T-RPG

Précision lexicale

10 Sur le plan de la narratologie, la construction du récit des T-RPG repose presque exclusivement sur ce que l'on peut nommer des maps. On préférera ici le terme anglais au français « cartes », bien qu'il s'agisse généralement de la traduction littérale associée. Mis à part lorsque l'on parle de cartes à jouer, le substantif carte ne dispose

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pas vraiment d'un sémantisme ludique en français. La plupart du temps, lorsque l'on parle du jeu vidéo, on a plutôt tendance à utiliser le terme « niveau » pour désigner une portion de l'espace ludique. Cependant, parler de niveaux renvoie davantage au genre du jeu de plateforme dans lequel l'aspect géographique ne joue pas un rôle aussi central que dans le T-RPG. Or, l'anglais map présente l'avantage de désigner tout à la fois la structure spatiale d'un jeu, ainsi que la vision topographique qui est celle du T-RPG. En outre, cela permettra de réserver le terme « carte » à la carte du monde de certains jeux, par opposition aux maps.

Le T-RPG et ses ellipses, ou la prédominance de la disruption chronologique

11 Cette parenthèse lexicologique refermée, on peut noter que la structure en maps du T- RPG en fait un excellent paradigme de ce que Henry Jenkins (2002, p. 121) nomme des espaces producteurs de récit (narratively compelling spaces). Dans ces « histoires spatiales » (« spatial stories »), le voyage à travers l'espace remplace la diégèse traditionnelle. Si l'on veut résumer l'intrigue de Fire Emblem : Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi, il ne s'agit pas tant de la geste héroïque de Marth que de sa traversée d'un ensemble de territoires, de la petite île de Talis au château de Medeus en plein cœur de Durhua. Fragmenté en zones de combat, le récit perd une grande part de sa dimension causale et chronologique au profit d'une micronarrativité faite d'événements scriptés, déclenchés via les interactions entre les unités du joueur et des éléments spécifiques inscrits au sein des grilles isométriques (personnages, lieux, etc.). Si, comme le déclare Jenkins (2002, p. 125), une telle micronarrativité est propre au médium vidéoludique en lui-même, le T-RPG se démarque par la place prépondérante qu'occupent les ellipses au sein de sa structure narrative globale.

12 Pour reprendre l'exemple d'Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi, sur le plan de la fabula (l'histoire racontée), le passage d'une map à une autre suppose un déplacement des troupes de Marth à travers le continent. Or, le jeu ne disposant d'aucune phase d'exploration, ces mouvements ne sont jamais vécus par le joueur. Ce dernier se trouve donc simplement téléporté d'un endroit à un autre sans que la chaîne chronologique du récit ne soit saturée. Ainsi, entre le scénario 3 et le scénario 4 d'Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi, le joueur passe-t-il directement des montagnes des Dents de la Goule aux plaines du royaume d'Aurelis. Si le texte liminaire du scénario 4 permet de reconstituer la chaîne causale, il n'en demeure pas moins que le récit subit une disruption chronologique ayant pour effet de couper le joueur d'une séquence diégétique (en l'occurrence, la sortie des montagnes). En cela, la structure narrative du T-RPG se place dans la tradition du wargame et de sa construction en scénarios isolés, eux-mêmes inscrits au sein d'une « campagne » servant de fil rouge narratif.

Le wargame : ancêtre de la narrativité du T-RPG

13 En ouverture de cet article, j’ai déjà rappelé la parenté entre la configuration spatiale du T-RPG et celle des wargames. Or, le lien unissant ces deux genres ludiques n’est pas simplement d’ordre visuel. Ce sont véritablement les wargames qui inventent la diégèse spatialisée que l’on retrouve dans les T-RPG. Dans son travail sur le legs des wargames au jeu de rôle à la Donjons & Dragons, Jon Peterson (2012) revient sur la fonction essentielle

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que revêt pour le genre la différence entre aspect stratégique et aspect tactique. L'aspect stratégique renvoie aux mouvements des troupes sur le champ de bataille. Circonscrit à un événement précis assigné à un cadre spatio-temporel restreint, l'aspect tactique s'oppose à l'architecture globale de l'aspect stratégique. Système de jeu dont l'exemple emblématique demeure Risk (Parker Brothers, 1959), la stratégie requiert une macrogouvernance des diverses unités. Il s'agit de les faire se déplacer à travers de vastes zones géographiques, et ce sur une période de temps étendue. Dans le wargame, l'articulation entre ces deux niveaux se fait justement par le biais de la notion de campagne. Peterson (2012, p. 49) analyse notamment le cas de la campagne hyborienne de Tony Bath. Élaborée dans les années 1950 d'après l'univers fantastique (fantasy) de Conan le barbare, le personnage de Robert E. Howard, l'Hyborian Campaign comprend une carte du monde sur laquelle se déplacent les différentes troupes. Le lieu de la rencontre sur la carte détermine la map du combat. Dans ce cas précis, Bath conçoit un système de jeu où la géographie globale est garante de l'unité narrative des différents moments tactiques.

14 Dans la perspective de Peterson, le jeu de rôle moderne – auquel appartient le T-RPG – se constitue à partir de systèmes de jeux empruntés au wargame. D'une part, Donjons & Dragons reprend les espaces quadrillés que l'on trouvait dans la série des Tactics d'Avalon Hill Game Company. D'autre part, à la suite de la campagne « Blackmoor » de Dave Anerson, le RPG à la Donjons & Dragons se fonde sur une continuité entre différents scénarios, se déroulant chacun sur une map spécifique. C'est précisément cette continuité qui permet le développement et l'évolution des personnages des joueurs. De ce fait, en empruntant directement des éléments de jouabilité au genre du wargame, le T-RPG renoue à la fin des années 1980 avec l'entreprise d'hybridation originelle par laquelle naît le genre du RPG au début des années 1970. Le T-RPG n'est pas le premier à faire de la map un ressort narratif. Il s'inscrit dans une tradition ludique que l'on peut faire remonter à la seconde moitié du XIXe siècle.

La saturation du récit, ou la narration aux prises avec l'axiomatique du jeu

15 Après cette brève présentation de l'histoire du wargame et de l'influence de son système de jeu sur le T-RPG, nous pouvons revenir du côté du jeu vidéo. Quand on parle de saturation du récit vidéoludique, il faut entendre la coïncidence temporelle entre le temps de la fabula et celui qui est effectivement vécu par le joueur, autrement dit le temps de l'axiomatique.4 Si la seule distinction entre la fabula (l'histoire racontée) et le sjuzhet (le récit de cette histoire) s'adapte bien aux formes de récit ne comportant pas une dimension axiomatique, elle n'est plus suffisante lorsque le temps du récit se mêle à celui – réel – expérimenté par le joueur.5 D'une certaine manière, dans le jeu vidéo, ce que le joueur ne réalise pas par lui-même se trouve déplacé à l'extérieur de l'expérience de jeu, mis en marge du récit qui perd donc en saturation. Ainsi, la saturation du récit correspond-elle au mécanisme par lequel le versant axiomatique du jeu vidéo tend à incorporer au maximum les divers pans du récit au temps de jeu.

16 Afin de favoriser cette saturation du récit, les T-RPG ont rapidement tenté de renforcer leur dispositif narratif. Sorti en 1992, Fire Emblem Gaiden constitue la suite directe d'Ankoku Ryū to Hikari no Tsurugi. Malgré un système de jeu similaire, ce second volet de la série se distingue par l'existence d'un écran d'exploration sur lequel le joueur

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déplace les deux personnages principaux afin de visiter différents lieux : villages, châteaux, donjons, etc. À travers cette carte du monde navigable, le joueur peut lui- même faire le lien entre les différents champs de bataille. Bien qu'il n'y ait pas de narration explicite à propos des mouvements d'Alm et de Celica, le joueur vit bel et bien chacun des déplacements. Il les décide lui-même, ce qui restaure une forme de continuité dans l'expérience de jeu. Il n'est pas anodin que le genre naissant du T-RPG trouve ainsi dans son ancêtre du wargame des mécanismes susceptibles d'assurer sa continuité narrative. Grâce à la carte du monde, Fire Emblem Gaiden met en scène une globalité spatiale, celle de l'aspect stratégique propre à la macrogouvernance du wargame. Cependant, afin de favoriser la saturation du récit, Gaiden ne se contente pas de reprendre au wargame des éléments de jouabilité Outre la scission du monde en deux itinéraires, la carte de Gaiden s'accompagne d'un compteur de tours faisant office de marqueur temporel des décisions du joueur. Parce qu'il est automatiquement enregistré dans le temps du jeu (avantage de l'électronique par rapport à l'analogique), chaque déplacement constitue réellement un temps de jeu. Ici, la distinction entre le temps du jeu et le temps de jeu a son importance. Alors que le temps de jeu renvoie à la temporalité vécue de l'expérience ludique, le temps du jeu correspond à la manière dont le jeu vidéo instaure sa propre temporalité. Le temps du jeu est à mi-chemin entre le temps du récit et celui de l'axiomatique. En faisant du temps du jeu l'équivalent d'une horloge interne, Fire Emblem Gaiden déplace la fonction de saturation du récit ; elle ne pèse plus sur le temps de la fabula mais sur celui du jeu.

17 Alors que le système de carte du monde sera abandonné dans la suite de la série des Fire Emblem (jusqu'à The Sacred Stones en 2004), on le retrouve dans le jeu Tactics Ogre : Let Us Cling Together sorti en 1995. Comme dans Gaiden, le joueur y suit le fil du récit en passant d'un lieu à un autre. En revanche, les unités ennemies n'apparaissent pas sur la carte. Chaque lieu est représenté par un point : le joueur ne sait donc jamais ce qu'il va trouver en se rendant à tel ou tel endroit. Certes, Gaiden comportait déjà un mécanisme similaire. Durant les actes 3 et 4, des ennemis supplémentaires peuvent apparaître aléatoirement au cours des déplacements des deux protagonistes. Cependant, ces ennemis restent visibles pour le joueur. Seuls leurs déplacements sur la carte du monde constituent une inconnue. Dans la mesure où le système de jeu laisse le joueur dans le mystère, on peut dire que Tactics Ogre dramatise davantage les intermèdes a-narratifs séparant chaque combat.

18 Par sa rhétorique procédurale, Tactics Ogre instaure entre les séquences de combat une forme de tension, que l'on ne saurait totalement assimiler à la tension narrative théorisée par Raphaël Baroni (2007), mais qui drape tout de même l'axiomatique ludique des mécanismes de la curiosité. Dans La Tension narrative, Baroni (2007, p. 267) distingue clairement la « mise en intrigue par la curiosité » de la « mise en intrigue par le suspense ». Selon lui, le propre de la curiosité est d'être étrangère à toute dimension temporelle. Déconnectée de l'action diégétique, la curiosité porte sur la structure globale du récit, tandis que le suspense n'a de sens que dans l'anticipation – toujours temporelle – de l'action à venir. Les renforts de Gaiden ou les combats aléatoires de Tactics Ogre correspondent à des événements extérieurs à l'intrigue. Ils n'ajoutent rien à l'enchaînement temporel du jeu. Ils servent surtout à remplir le passage du temps de jeu grâce à d'autres combats. Ces derniers étant le seul cadre de jeu du T-RPG, on comprend bien comment leur usage comme intermèdes a-narratifs permet paradoxalement de saturer le récit. Il s'agit de faire vivre en temps de jeu le passage d'un événement à un autre afin d'éviter au joueur l'impression de passer

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automatiquement d'un champ de bataille au suivant, d'un moment clé de l'intrigue à sa suite sans que rien ne se soit déroulé entre-temps. C'est en alternant les maps de temps forts (inscrites dans la diégèse) et d'entre-temps (en marge de la diégèse) que le T-RPG se voit en mesure de maintenir une chronologie du récit, et ce malgré une structure narrative totalement spatialisée.

La bifurcation, un mécanisme de re-temporalisation de l'intrigue

L'introduction de la bifurcation narrative dans le T-RPG

19 Parmi les expérimentations du début des années 1990 portant sur la forme narrative du T-RPG, l'introduction de bifurcations au sein du récit constitue un tournant majeur. Déjà esquissé dans le dédoublement narratif de Fire Emblem Gaiden entre les lignes diégétiques parallèles d'Alm et de Celica, ce passage à un système de jeu non-linéaire (nonlinear gameplay) illustre une volonté de fluidifier l'extrême spatialisation de l'intrigue induite par une architecture en maps. Au cours de l'année 1995, vont sortir deux jeux poussant au maximum la délinéarisation amorcée par le second opus de Fire Emblem. Ce sont Der Langrisser (juin 1995) et Tactics Ogre (octobre 1995), déjà mentionnés précédemment.

20 Je commencerai ici par m’arrêter sur le cas de Der Langrisser, généralement moins connu que Tactics Ogre (ne serait-ce qu'en raison du remake pour la PlayStation Portable de Sony dont Tactics Ogre a profité en 2011). Der Langrisser est une adaptation sur PC-FX de NEC et SNES de Langrisser II, sorti en 1994 sur la Genesis de Sega (c'est-à- dire un an plus tôt). Première chose à noter au sujet de Der Langrisser : les différences entre son système de jeu et celui – linéaire – de son prédécesseur. Par rapport à Langrisser II qui ne comportait qu'une seule ligne narrative, Der Langrisser propose neuf fins alternatives, venant conclure pas moins de quatre parcours diégétiques distincts. Il s'agit là de l'une des arborescences narratives les plus complexes de cette période du jeu vidéo !6 Au fil de l'intrigue, le joueur est amené à choisir – plus ou moins explicitement – entre différents camps. C'est donc à lui que revient la décision de se ranger aux côtés des combattants de la Lumière ou de s'allier aux troupes de l'Empire. Ce premier choix intervient au cours du scénario 7.

21 Cependant, il est à noter que le joueur ne peut rejoindre l'Empire qu'à la condition de ne pas avoir vaincu certains personnages au cours des scénarios 2 et 5. Plus précisément, ni Laird (scénario 2), ni Zorum (scénario 5) ne doivent avoir été vaincus. Dans le cadre d'une partie normale, il est quasiment impossible de vaincre Laird dans le scénario 2, alors que Zorum est presque toujours éliminé. En effet, la conception du jeu (game design) attribue à ces deux unités des fonctions très différentes. D'un côté, Zorum attaque directement le joueur, et dispose d'un niveau proche des unités de ce dernier. De l'autre, dans le scénario 2, Laird est beaucoup trop puissant pour être vaincu normalement. Unité évoluée de niveau 8, celui-ci est bien supérieur au niveau normal des personnages du joueur en début de partie. De plus, étant une unité montée, il dispose d'un avantage tactique sur Loren, l'allié contrôlé par l'ordinateur qui vient en aide au joueur. Dès lors, il n'y a aucune raison pour que Laird soit vaincu au cours du scénario 2. Pourtant, le scénario propose bien deux conditions de victoire distinctes l'une de l'autre. Pour la première condition, il suffit au joueur de permettre à Liana de

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s'enfuir par le nord de la map. D'une façon tout à fait logique, il s'agit de la stratégie la plus facile à adopter. Alors que Loren retient les troupes de Laird (tout en sachant qu'il ne peut le faire indéfiniment en raison de son désavantage tactique), le joueur peut prendre la route du nord, tout en se débarrassant des renforts qui apparaissent au fil de sa progression. Toutefois, il est également possible de remporter le scénario en se débarrassant de toutes les unités de la map, Laird compris. Mais cela n'est souvent envisageable que si le joueur connaît suffisamment le jeu pour planifier la mort de Laird en amont. Autrement dit, à bien des égards, l'impossibilité d'accepter la proposition de Léon au scénario 7 ne survient jamais au cours d'une partie normale. Le joueur doit décider presque délibérément de ne pas pouvoir prendre le parti de l'Empire pour que cela se produise. Et, dans le cas où le joueur élimine par hasard Laird au cours du scénario 2, il n'est alors pas censé savoir qu'en éliminant Zorum, il se fermera les portes d'une bifurcation narrative (dans la mesure où le choix ne lui sera jamais proposé).

22 Dans Der Langrisser, certains des ressorts ludiques de la bifurcation narrative se révèlent particulièrement opaques pour le joueur. Lorsque celui-ci décide de laisser Laird en vie, ce n'est pas par respect pour la cause de l'Empire. Hormis dans le cas où le joueur n'est pas un joueur naïf, mais qu'il joue en ayant connaissance des scripts de Der Langrisser, ses actions ne résultent pas systématiquement d'un choix éclairé. Pris dans l'axiomatique du système ludique, le joueur ne se trouve jamais confronté à un vrai dilemme moral (Lavocat, 2016). Recommencer une partie revient à se donner la chance d'agir autrement, de procéder à un choix différent et d'explorer un autre possible narratif – c'est-à-dire un mode de jeu différent, prenant place sur des maps différentes. Derrière le mécanisme de la bifurcation, le jeu se scinde spatialement entre deux chemins, deux itinéraires à travers le monde fictionnel. Dans le T-RPG, la narrativité n'est jamais autonome. Comme dans le wargame, elle est constamment annexée par l'architecture spatialisée de la trame ludique : toute ligne diégétique (ou campagne) n'existe qu'à travers la succession des maps qui la composent.

De la map à la logique du récit

23 L'exemple de Der Langrisser illustre parfaitement la manière dont la bifurcation fait entrer perpétuellement en collision la non-linéarité du système de jeu, et celle de la narrativité. C'est l'articulation entre ces deux niveaux qu'il convient à présent d'examiner afin de pouvoir dégager un modèle théorique de la bifurcation dans le T- RPG.

24 Lorsqu'au scénario 7 le joueur de Der Langrisser fait son choix entre rester dans le camp des descendants de la Lumière, ou se ranger du côté de l'Empire, cela va d'abord se manifester dans son parcours spatial sur la carte du monde. Dans les deux cas, le scénario 8 se déroule dans les montagnes proches de Reitel, sur un pont suspendu que les troupes d'Elwin doivent parvenir à franchir. Quelle que soit la voie choisie (« Lumière » ou « Empire »), l'objectif d'Elwin ne change pas : il désire obtenir l'épée légendaire Langrisser qui se trouve dans le sanctuaire de Baldea. Du pont suspendu au temple de Baldea, les scénarios 8 à 11 de chacune des voies ont un même point de départ et un même point d'arrivée. La seule différence est dans le trajet parcouru pour parvenir à destination. Dans la voie « Lumière », Elwin se dirige vers l'est à la sortie des montagnes, alors qu'il bifurque vers l'ouest dans la voie « Empire ». Cette séparation

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est/ouest se traduit par des différences entre les maps des scénarios 9 et 10 des deux voies. Bien que l'histoire demeure peu ou prou inchangée, quand on examine ces maps dans le détail, on constate que ces dernières servent de support à la dramatisation du choix du joueur, notamment dans le cas du scénario 9 de la voie « Empire ». Dans ce scénario, Elwin arrive dans un village où il va devoir faire face à Cherie, ancienne alliée et membre des descendants de la Lumière. Parce qu'il prend place dans un village, ce combat rappelle ceux des scénarios 1 et 6 dans lesquels Elwin devait protéger des civils. Or, dans ce scénario 9, c'est désormais Cherie qui organise l'évacuation des habitants afin de les protéger des exactions de l'Empire. Le fait que la map reprenne la géographie d'un hameau sert de support physique à la représentation du basculement moral du personnage d'Elwin, désormais passé du côté de l'oppresseur. En comparaison, le scénario 9 de la voie « Lumière » se déroule sur une map mettant en scène un fort militaire assiégé par les troupes de l'Empire, qui n'hésitent pas à instrumentaliser des civils afin de parvenir à leurs fins. Entre la map du hameau et celle du fort d'Aaron, ce sont bien deux intrigues différentes qui se déploient, mais uniquement au sein de la map. Chaque topographie se fait le miroir d'un affrontement des valeurs morales – affrontement découlant de l'issue du scénario 7. L'espace prend une dimension narrative : il raconte un conflit éthique. On voit bien ici la micronarrativité à l’œuvre. La topographie concrète de l'espace isométrique porte une dramatisation narrative restreinte à la map. Seule la mise en rapport de cette dernière avec les autres maps lui permet d'être le théâtre d'un moment narratif. Alors qu'en termes de système de jeu, la macrostructure de la bifurcation se résume en une variation du trajet d'Elwin sur la carte du monde, les différences topographiques des maps entre elles sont vectrices d'une bifurcation narrative à part entière.

25 À partir du cas de Der Langrisser, si l'on désire mieux comprendre l'articulation entre les mécanismes axiomatiques et narratifs de la bifurcation, il convient de réfléchir plus avant à la portée narrative du géographique et du topographique dans le T-RPG. Pour ce faire, je propose à présent de mettre en regard la construction diégétique de Tactics Ogre : Lets Us Cling Together avec celle de Der Langrisser.

La map : discriminant spatial au service de la bifurcation narrative ?

26 Si l'on compare l'architecture de Der Langrisser avec celle de Tactics Ogre (pourtant considérée comme emblématique), les trois lignes d'intrigue de Tactics Ogre (correspondant aux alignements moraux conventionnels du RPG à la Donjons & Dragons : Loyal, Chaotique, Neutre) convergent toutes vers un même chapitre final ne reposant que sur deux fins alternatives, dépendant quasi exclusivement du personnage de Kachua (en fonction de la survie de cette dernière au cours de la partie).7 Cependant, en dépit de cette différence flagrante dans la structure non-linéaire des deux jeux, il faut tout de même convenir d'une certaine proximité entre Der Langrisser et Tactics Ogre. Dans les deux cas, chaque ligne narrative correspond à un enchaînement spécifique de maps, camouflé derrière un choix présenté comme moral. Si l’on prend l’exemple de Tactics Ogre, le choix de rester loyal au duc Ronway fait accéder le joueur à un chapitre 2 composé de neuf maps allant de la ville de Baramus aux salles du château d’Amorika. En revanche, si le joueur choisit de s'opposer aux ordres du duc en refusant de massacrer les habitants de Baramus, il entame un parcours à travers les douze maps de la version « chaotique » du chapitre 2, allant cette fois-ci d’Ashton au château

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d’Amorika. Si la plupart des maps sont communes aux deux routes, il ne s’agit pourtant pas toujours des mêmes configurations spatiales.

27 Ainsi, la ville de Rime revêt-elle deux apparences distinctes selon le choix du joueur. Dans la route « loyale », la map est exclusive au chapitre dans le sens où elle diffère de la version standard utilisée pour les combats aléatoires. Dans la route « chaotique », le combat contre Zapan se déroule sur la map générique de Rime. La map de la version « loyale » est une reprise légèrement modifiée de celle que le joueur a déjà pu rencontrer lors de la bataille obligatoire du chapitre 1. Il s’agit d’un paysage urbain, avec une forte déclivité et une série d’habitations concentrées dans la partie droite de l’écran. Ce déséquilibre architectural entre les parties gauche et droite de la map accentue l’effet miroir entre les deux frères ennemis que sont Denam et Vice. Cela prépare également l’issue de la confrontation, c’est-à-dire le moment où chacun des personnages va partir dans une direction opposée. À l’inverse, la route « chaotique » reprend la map du cœur de la ville de Rime afin de pouvoir faire un usage narratif et tactique de l’espace supérieur. Protégé par une muraille de bâtiments, Zapan – le chef ennemi – bénéficie d'un avantage sur l'armée du joueur. De plus, cette cour intérieure fait office de théâtre au piège ourdi par Zapan, ainsi qu’à l’enlèvement de Kachua. Si la bifurcation narrative ne modifie pas drastiquement le parcours du joueur à travers la géographie fictionnelle du monde de Tactics Ogre (l'aspect stratégique, pour reprendre ce terme du wargame), les variantes spatiales de Rime présentes dans chacune des lignes narratives utilisent les éléments topographiques de l’espace isométrique comme des ressorts narratifs. Jouant le rôle de véritables discriminants spatiaux, ces maps alternatives sont le lieu où se noue la divergence diégétique à l’intérieur de la narration vidéoludique.

28 Dans la mise en géographie de leur univers respectif, Der Langrisser et Tactics Ogre répondent à des logiques différentes. Dans Der Langrisser, tous les déplacements sur la carte du monde sont irréversibles. Le joueur n'est que le spectateur des déplacements d'Elwin, alors que Tactics Ogre laisse son joueur décider du lieu dans lequel Denam se rendra. En ce sens, il apparaît de manière évidente que le géographique ne constitue en rien le cœur générique du T-RPG. Bien que cela puisse varier selon le gameplay retenu, la carte du monde joue principalement un rôle d'illustration, contrairement au topographique qui n'est pas confiné à un tel rôle. Que ce soit dans Der Langrisser ou dans Tactics Ogre, on retrouve un usage similaire de l'espace isométrique. Dans les deux cas, les maps ont une fonction narrative majeure. Elles s'inscrivent à la fois dans un déroulé chronologique (la succession des maps, représentant chacune un chaînon diégétique), mais également dans un réseau transversal né des bifurcations de l'intrigue. Ce réseau peut être qualifié d'intertextuel (en prenant l'idée de texte dans son acception élargie), mais l'on pourrait aussi le désigner comme intertopique (à partir du sémantisme spatial du grec topos).

29 Parce que les bifurcations de ces T-RPGs en font des mondes foisonnants, il s'agit de système ludique dont il est difficile de faire l'expérience totale. Mais, contrairement aux mondes ouverts, il est en soi possible de parvenir à cette totalité. C'est pour cette raison qu'il est important de reconnaître la diversité des liens sur lesquels se fonde la construction de ces T-RPGs. La causalité linéaire n'est pas la seule forme logique à gouverner la narrativité de ces jeux. À travers les relations de similitudes et de différences liant chaque map à leurs alter ego, la topographie devient le moteur d'une

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dynamique narrative faisant s'entrechoquer la pluralité des espaces-temps constituant l'intrigue de ces T-RPGs.

Entre temps et espace : considérations transmédiatiques au sujet de la bifurcation narrative

30 Dès lors, en dépit de la valeur spatiale de l'embranchement diégétique, ce dernier contribue – d'une façon paradoxale – à une re-temporalisation de l'intrigue du T-RPG. Pour mieux comprendre cette ambivalence narrative, il demeure pertinent d'aborder la question de la bifurcation selon un angle transmédiatique. Dans sa célèbre nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (1941), Jorge Luis Borges propose une rêverie théorique8 sur ce que recouvre la séparation de la diégèse en une multitude de possibles : Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent ainsi et bifurquent (Borges, 1941, p. 193).

31 À partir de l'exemple fictif du livre de Ts'ui Pên, Borges montre comment, grâce à la prolifération des récits, le temps et l'espace se fécondent mutuellement. Si le principe de la bifurcation est bien d'essence spatiale (dans l'espace, tout est donné simultanément), il permet au temps de se multiplier. Autrement dit, lorsque le jardin bifurque, il s'ouvre à la temporalité. Il fait émerger en son sein une pluralité de futurs. Dans la fiction littéraire, l'espace de la bifurcation est porteur de temps.

32 Il en va exactement de même dans Der Langrisser et dans Tactics Ogre. Dans Tactics Ogre, lorsque le joueur contrôlant Denam choisit de massacrer les habitants de Baramus, il prend un chemin dans les deux sens du terme : il va traverser un parcours de maps spécifiques, tout en avançant vers un dénouement du récit dont il reconnaît la singularité parmi les multiples possibles de l'intrigue. On pourra ici objecter que le joueur naïf n'a pas forcément conscience de la portée de son choix. Entre le début du jeu et la fin du chapitre 1, le joueur a déjà dû faire de nombreux choix sans que ces derniers ne paraissent avoir une quelconque incidence narrative. Pourquoi en serait-il autrement dans ce cas ? Sans connaissance du scénario de Tactics Ogre, comment le joueur peut-il savoir que ce choix est déterminant pour la suite ? Après tout, le dénouement du chapitre 1 ne pourrait-il pas aussi bien résulter de la somme des choix précédents ? Cependant, comme dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, les bifurcations du T-RPG ne s'abolissent pas entre elles. Chaque choix ouvre le possible d'une nouvelle partie, d'une autre expérience de jeu dans laquelle ce sont les autres alternatives qui pourront être explorées. Face à des situations potentiellement sources d'une bifurcation narrative, le joueur projette « divers avenirs », qui seront ou non actualisés dans la réalité. Par le prisme de Denam ou d'Elwin, aussi bien dans Tactics Ogre que dans Der Langrisser, le parcours spatial à travers la diégèse s'inscrit dans une trajectoire de vie (fictionnelle), favorisant la saturation du récit.

33 Bien évidemment, le joueur dispose de la liberté de traiter ces jeux comme toutes les autres fictions : d'adopter – même involontairement – une possibilité, et d'éliminer toutes les autres. Dans le labyrinthe, le voyageur peut choisir de ne pas se confronter à l'expérience de l'inextricable, de considérer qu'il n'y a effectivement qu'un seul chemin à suivre. Mais, pour les aventuriers audacieux, il est également possible de devenir partie prenante de l'enchaînement a-narratif entre les maps. Cela se traduit alors par la

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constitution de relations intertopiques à valeur péri-narrative.9 La relation causale perd ici sa préséance : elle n'est plus ce qui préside exclusivement à l'expérience de jeu, même si elle continue de structurer l'expérience du jeu.

34 Appliqué au jeu vidéo, le modèle proposé par Borges dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent permet de rendre compte des mécanismes liant la non-linéarité du système de jeu à la non-linéarité narrative. En raison de la nature même du T-RPG, la non- linéarité du système de jeu prend obligatoirement la forme de variations spatiales. Or, la narrativité non-linéaire requiert une dispersion des temporalités. Si les bifurcations spatiales créent le temps, le système de jeu du T-RPG induit – de facto – la création de temporalités narratives non-linéaires. Mais, et il s'agit là du génie de Borges, la pluralisation de l'intrigue ne présuppose alors pas nécessairement la pluralité des expériences. Dans l'analyse des bifurcations de Der Langrisser ou de Tactics Ogre, on se heurte constamment aux modalités de l'expérience de jeu. Le joueur connaît-il la bifurcation ? Fait-il un choix volontaire ? Cette question de l'intention est toujours présente en filigrane, comme elle l'est lorsque l'on étudie la place du lecteur dans les littératures non-linéaires. Ce dont témoigne le propos borgèsien, c'est précisément du fait que l'architecture spatio-temporelle de l’œuvre fictionnelle est une réalité (que l'on pourra dire objective), tandis que l'expérience empirique de l'espace-temps fictionnel en constitue une autre (subjective). En fonction du médium, l'articulation entre ces deux niveaux ne se fera pas de la même manière. Comme présenté plus haut, la topographie de l'espace isométrique remplit précisément ce rôle dans le T-RPG. Tout en participant à la séquence causale de l'expérience de jeu, elle favorise la mise en réseau totalisante des maps entre elles. De la même manière que dans « la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên », cette double dynamique (d'espace et de temps) lie les deux espaces-temps de l'expérience de la fiction. En cela, elle fonde – dans le même temps – l'expérience de jeu des T-RPGs non-linéaires.

Conclusion

35 Dans sa structuration même, le T-RPG constitue un objet narratif bien singulier. Fondé sur une – ou plusieurs – succession de maps, il se révèle foncièrement topologique. Dans la mesure où il instaure un primat des catégories spatiales, il atténue les ressorts temporels habituellement associés à la narration. Des critiques comme Marie-Laure Ryan (2016) se sont déjà penchés sur la manière dont l'espace tend à coloniser les mécanismes de la narration, et ce quel que soit le médium. Ainsi, lorsqu'elle porte sur les catégories de temps et d'espace (que Kant posait comme des a priori de l'expérience), la narratologie peut-elle constituer un outil transmédiatique, du texte au jeu vidéo et vice-versa ?

36 Néanmoins, il s'avère également que l'axiomatique propre à tout médium ludique rend ambivalente la nature de la temporalité dans le jeu vidéo. Constamment, le temps du récit entre en concurrence avec le temps de jeu (celui qui est vécu par le joueur). En raison de cette co-existence entre deux temporalités distinctes, le jeu vidéo doit chercher à faire coïncider ces deux structures temporelles, – au risque que l'axiomatique ne vienne invalider des pans entiers du récit. Les bifurcations narratives propres au T-RPG des années 1990-1995 constituent donc des objets propices à l'exploration narratologique de ce « disnarrated » qu'évoque Baroni (2016). Lorsque les

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récits se démultiplient, le jeu vidéo ouvre au joueur un vaste champ dans lequel l'expérience empirique du jeu devient elle-même la dynamique de la narration.

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NOTES

1. Des illustrations présentant ces différents modes de jeu sont disponibles sur la page dédiée à Ultima III du site hardcoregaming101.net : http://www.hardcoregaming101.net/ultima/ultima4.htm 2. On peut considérer la réaction de l'équipe d'Ultima Codex (fansite consacré à la série Ultima) face à l'article de Craig Stern : http://ultimacodex.com/2012/03/why-do-we-separate-western- and-japanese-rpgs/

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3. Pour plus d'informations, on se référera au guide publié sur le site gamefaqs.com : https:// www.gamefaqs.com/nes/562649-fire-emblem-ankoku-ryu-to-hikari-no-tsurugi/faqs/21975 4. Je reprends ici le terme « axiomatique » dans son opposition avec le versant purement narratif (car mimétique) du jeu. L'axiomatique renvoie donc à la résolution de problèmes, inhérente à toute activité ludique (Caïra, 2016). 5. Cette difficulté qu'a la distinction fabula/sjuzhet à rendre compte des mécanismes liés à l'interactivité vaut également pour la narratologie littéraire (Richardon, 2016). 6. Pour preuve, on consultera cette représentation graphique de la structure narrative de Der Langrisser, disponible sur le site gamefaqs.com : https://www.gamefaqs.com/snes/588277-der- langrisser/faqs/48923 7. Pour référence, on consultera le site luct.tacticsogre.com, dédié à la version SNES du jeu : http:// luct.tacticsogre.com/valeria.html 8. Je me place ici dans la continuité de l'interprétation métanarrative du Jardin aux sentiers qui bifurquent que l'on trouve chez Baroni (2017). 9. J'emploie le terme « péri-narratif » comme un adjectif renvoyant à l'action du joueur lorsqu'il ajoute sa propre interprétation des événements au fil pré-structuré de l'intrigue (Jenkins, 2002 ; Marti, 2014).

RÉSUMÉS

En tant que mélange entre jeu de rôle et jeu de stratégie au tour par tour, le Tactical RPG ou « jeu de rôle tactique » apparaît comme un objet hybride devant concilier la tension narrative propre au jeu de rôle et le fonctionnement purement a-diégétique des échecs. Me focalisant sur la période 1990-1995, je propose pour étudier cette hybridité un parcours analytique allant du premier Fire Emblem à la sortie de Tactics Ogre : Let Us Cling Together en octobre 1995. J’étudie ainsi la manière dont le système de jeu du T-RPG met l'espace ludique isométrique en géographie afin d'en faire le cœur d'une dynamique narrative, où l'espace et le temps interviennent de concert. Par l’entremise du cas spécifique de la bifurcation narrative, cet article entend contribuer à la réflexion en cours sur la possibilité de pratiquer une narratologie transmédiatique.

As it crosses borders between role-playing games and turn-based strategy games, Tactical RPG seems to be a hybrid object, which has to reconcile the narrative tension one can find in role playing games, and the a-diegeticness of chess. I propose studying such hybridity by focusing on the years 1990-1995, from the first Fire Emblem to October 95, i.e. the release of Tactics Ogre. As I study the way T-RPG turns the isometric squares of the ludic space into a true geographic world, I bring out the fact this geographical turn plays the main role in the spatial and temporal dynamics of the narrative. By considering the specific case of forking paths in narration, this paper wished to points towards the possibility of a transmediatic narratology.

INDEX

Mots-clés : jeu de rôle tactique, espace, temps, non-linéarité, bifurcation narrative Keywords : tactical rpg, time, space, non-linearity, forking paths

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AUTEUR

SÉBASTIEN WIT Université Paris Nanterre

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La triple narrativité du MMORPG à travers la pratique du roleplay

Géraldine Wuyckens

1 La narratologie est une discipline se consacrant à l’étude du récit. Elle trouve son origine dans les études littéraires, ce qui explique son intérêt premier pour les récits sous la forme de textes écrits et organisés par un auteur. Depuis une vingtaine d’années, ses objets d’études s’élargissent, intégrant notamment la problématique de l’interactivité. Des auteurs comme Umberto Eco (1984), Marie-Laure Ryan (2001) ou Hilary Danneberg (2004) prennent ainsi en compte le rôle du lecteur dans la configuration du récit et la construction de mondes fictionnels (Marti et Baroni, 2014). L’apparition de fictions interactives oblige toutefois à redéfinir certains concepts de narratologie et à confronter celle-ci à d’autres disciplines pour comprendre les nouvelles configurations que peuvent prendre les récits actuels.

2 Concernant le jeu vidéo, la narratologie littéraire est « intéressante pour aborder l’analyse de l’intrigue dans le jeu vidéo car elle prend en compte non seulement la création et le fonctionnement de la structure matérielle du jeu mais aussi l’expérience narrative qu’elle suppose » (Marti, 2014, p. 3). L’étude de la structure matérielle du jeu s’intéresse au jeu tel que défini par un système de règles. Elle se penche sur l’histoire préprogrammée et préétablie du jeu vidéo, soit la narrativité « statique ». Le jeu vidéo repose sur une seconde narrativité, produite par l’interaction du joueur avec le jeu. Celle-ci prend forme via « les modalités d’action laissées à disposition du joueur pour agir dans l’œuvre » (Genvo, 2009, p. 142), qui font de celui-ci à la fois le récepteur et l’auteur du récit. Cette « double » narrativité constitue la narrativité vidéoludique, autrement dit « la combinaison entre une intrigue “préprogrammée” et matérielle, et l’expérience de cette intrigue par le joueur » (Marti, 2014, p. 2). Elle renvoie aux deux formes principales du récit du jeu vidéo étudiées par plusieurs chercheurs en narratologie, comme le récit figé et le récit émergent de Selim Krichane (2014).

3 La narrativité vidéoludique peut être observée dans les MMORPGs, les jeux vidéo de rôle en ligne massivement multijoueur. Non seulement ceux-ci se caractérisent par une histoire très riche, communément appelée le Lore, mais ils offrent également aux joueurs de multiples possibilités d’interaction avec le jeu. Reprenant les résultats d’une

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recherche menée dans le cadre d’un mémoire de fin d’études en 2016 (Wuyckens, 2016), le présent article se consacre à l’étude des différentes narrativités du MMORPG et à la configuration spécifique que celles-ci peuvent prendre en relation avec un esprit communautaire. Il se penche pour cela particulièrement sur la pratique du roleplay1 (en français, le jeu de rôle) qui consiste, dans un jeu vidéo en ligne, à s’exprimer comme le ferait son personnage, et non en tant que joueur, avec les autres personnages de la communauté des joueurs. Cette pratique se caractérise par une immersion narrative du joueur par le récit de la communauté des rôlistes, voire celui de la guilde à laquelle il appartient. Sur la base des résultats d’une ethnographie virtuelle réalisée dans le MMORPG World of Warcraft (WoW), l’article tente de comprendre comment les rôlistes négocient avec les différentes couches narratives du jeu via l’interprétation de leur(s) personnage(s) et leur interaction avec les autres personnages des joueurs de la communauté.

Trois types de narrativité au sein du MMORPG

4 Les paragraphes suivants se consacrent à l’étude de l’architecture narrative du MMORPG. Trois narrativités sont proposées : la narrativité préétablie par les concepteurs du jeu, la narrativité issue de l’interaction du joueur avec le jeu et la narrativité créée par la communauté des joueurs comprenant notamment les histoires issues de la pratique du roleplay. Le concept de » narrativité », tel qu’utilisé dans cet article, renvoie à tout ce qui relève du récit : les histoires, et ce, peu importe leur forme et leur support (textes écrits, dessins, captures d’écran, forums, films, etc.). Cette notion est privilégiée à celle de « narration », entendue comme l’acte de raconter une histoire : la narrativité fait quant à elle référence aux caractéristiques formelles du récit.

5 Tout d’abord, au cours de l’exploration dans le jeu, les joueurs suivent « un fil rouge narratif qui traverse et anime ces univers, ce qu’ils nomment le “background” ou la “ storyline”, autrement dit l’histoire globale qui concerne tout l’univers de référence » (Berry, 2012a, p. 97). Lors de la conception de l’avatar, le joueur choisit en général un clan, une race et une profession pour son personnage, autant de catégories reposant chacune sur une histoire. Ces choix axent l’histoire même du personnage dans le jeu et l’inscrivent dans une histoire plus globale. Par exemple, dans Guild Wars 2 (ArenaNet, 2012), le joueur doit sauver la Tyrie des dragons ancestraux. Afin d’y parvenir, il doit réaliser un ensemble de quêtes données par des personnages non-joueurs (ou PNJs). Sous forme de petites histoires, les quêtes participent au récit global du jeu. Dans son analyse de produits multimédia, Frédéric Dajez nomme « ludo-narration [… cet] enchainement d’épreuves ludiques dans un récit global qui donne sens » (Dajez, 2006, p. 23).

6 Bien souvent, l’histoire globale ne s’arrête pas aux seules frontières du jeu. Les concepteurs développent celle-ci sur de nombreux autres supports, comme le site internet du jeu, des figurines, des jeux de rôle sur plateau, des films ou encore des jeux de cartes. Les MMORPGs sont par conséquent des exemples de narration transmédiatique, celle-ci se déployant sur de multiples plateformes médiatiques, chaque texte étant nouveau et apportant sa contribution à l’histoire globale (Jenkins, 2013). En plus d’être multi-supports, l’univers narratif est multi-récits : le jeu propose une multiplicité de récits réunis dans un même univers, et non pas un seul récit

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canonique. Par ces caractéristiques, le MMORPG peut être qualifié d’« univers narratif transmédiatique », c’est-à-dire un ensemble organisé d’histoires se développant sur plusieurs médias et formant un tout. Dans un article se consacrant à l’architecture narrative du jeu, Henry Jenkins (2002) utilise le concept de « narration environnementale » (traduit de l’anglais « environmental storytelling ») pour désigner les histoires des concepteurs du jeu. Le récit figé du MMORPG inclurait par conséquent l’histoire véhiculée par le jeu (les caractéristiques des régions et des personnages, les quêtes données par les PNJs ou encore les didacticiels), mais également les informations narratives provenant d’autres plateformes médiatiques et contribuant au Lore.

7 Ensuite, la narrativité issue de l’interaction du joueur avec le jeu comprend les contenus narratifs actualisés par le joueur via son expérience dans le jeu : elle fait référence au récit vidéoludique, « qui est le résultat d’une suite d’actions, réalisées par le joueur lors d’une partie, de ses choix de parcours » (Barnabé, 2012, p. 15). Elle se manifeste principalement par l’interaction du joueur avec les quêtes du jeu : en réalisant ces missions, le personnage acquiert de l’expérience, des compétences, des équipements et devient de plus en plus puissant. Il progresse jusqu’à devenir un héros dont la mission est de sauver le monde. Ce mode de jeu est reconnu par la communauté des joueurs comme le « mode divin », signifiant que le joueur incarne une sorte de Dieu. Ce mode renvoie à l’aspect RPG (roleplaying game) du MMORPG où chaque joueur est amené à jouer un rôle à travers son personnage. Dans cette première forme d’interaction, la première et la seconde narrativité se croisent et le rôle du récit figé va être d’inscrire le joueur dans une histoire globale et logique afin qu’il puisse faire progresser son personnage dans le jeu.

8 Les MMORPGs offrent de nombreuses autres possibilités aux joueurs. Dans sa théorie des prototypes narratifs, Marc Marti (2014) souligne que, contrairement aux autres jeux vidéo qui proposent un dénouement à la fin de leur histoire, les jeux évolutifs, dont le MMORPG, s’éloignent des modèles canoniques du récit, en particulier si l’on examine la position qu’y occupe le joueur. Celui-ci n’est plus « guidé » par une trame narrative (unique ou multiple) d’enchaînement des niveaux ou des épreuves jusqu’à un climax final qui constituerait la « fin » théorique du jeu et est au contraire en grande partie laissé libre grâce aux possibilités nombreuses d’interactions qui lui sont offertes (Marti, 2014, p. 8).

9 En effet, dans le MMORPG, le joueur est non seulement invité à avancer dans l’histoire du jeu à travers l’accomplissement de diverses quêtes, mais également à entrer dans une guilde, à combattre d’autres joueurs dans des arènes de JcJ (Joueur contre Joueur), à obtenir tous les titres et succès, ou encore à participer aux événements spéciaux proposés par le jeu. L’interaction du joueur avec le jeu ne se résume donc pas à l’accomplissement des quêtes préprogrammées et varie énormément d’un jeu à l’autre. Chaque joueur est ainsi amené à construire sa propre histoire.

10 Malgré la grande liberté que permet la seconde narrativité, le récit vidéoludique reste fort dépendant de la structure du jeu car il ne prend forme qu’à partir des actions rendues possibles par le jeu. Or, certains joueurs ne s’arrêtent pas aux interactions avec le jeu et développent des activités qui n’étaient pas initialement prévues par les concepteurs. Ces dernières s’inscrivent dans le méta-jeu, regroupant les activités se constituant autour du jeu (Berry et Brougère, 2001, p. 8) : les fanfictions, les communautés de joueurs (les guildes), les sites internet et forums, les activités de

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capitalisation (vente, achat, collection) ou encore les rencontres des joueurs dans la vraie vie. Tout comme celles proposées par le jeu, ces activités sont génératrices d’histoires et sont issues des créations des joueurs et de leurs interactions avec les autres joueurs. Elles constitueraient par conséquent une « troisième narrativité » qui caractériserait le MMORPG d’une triple narrativité.

11 Loin de former un récit unique, la troisième narrativité est composée d’un ensemble de récits contribuant les uns aux autres. Ceux-ci peuvent être construits individuellement ou collectivement, en jeu ou en dehors du jeu. Ce qui fait la spécificité de la narrativité du MMORPG, et le distingue des jeux vidéo hors ligne, concerne surtout les récits construits collectivement, cela étant rendu possible par son aspect MMO. Par sa création constante de récits par les joueurs, le roleplay est une activité s’inscrivant dans la troisième narrativité. Bien que cette pratique repose essentiellement sur le jeu, via l’interprétation de son personnage, elle n’est pas initialement prévue par les éditeurs de jeu et serait donc de l’ordre du méta-jeu. Il ne s’agit toutefois pas d’une activité « méta » au sens propre du terme, le roleplay ne visant pas à surplomber l’univers du jeu mais plutôt à prendre appui sur celui-ci pour développer ses propres histoires. Le roleplay invite par conséquent à repenser le modèle théorique du méta-jeu. Dans la perspective narrative telle qu’adoptée dans cet article, le méta-jeu comprend les « autours du jeu », défini par Berry et Brougère (2001), ainsi que des activités qui ne se situent pas forcément au-dessus jeu, comme le roleplay ou les machinimas (petits films tournés en jeu).

La pratique du roleplay

12 Tirant ses origines du jeu de rôle sur table, le roleplay est une pratique qui consiste à incarner un personnage comme un acteur le ferait dans une pièce de théâtre ou au cinéma. Plus précisément : Faire du roleplay revient à s’inventer un personnage cohérent vis-à-vis du monde de jeu et à le faire vivre. Le fait de jouer ce personnage peut être conçu comme une imitation. […] La pratique du roleplay se trouve à mi-chemin entre écriture et jeu d’acteur et varie énormément en terme d’intensité et de style en fonction des joueurs, des communautés et des jeux (Lelièvre, 2012b, p. 98).

13 En se rapportant à la ludologie, le roleplay peut être rattaché au mimicry, défini par Roger Caillois comme l’ensemble varié des « manifestations qui ont pour caractère commun de reposer sur le fait que le sujet joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même » (Caillois, 1967, p. 61). Le jeu repose sur cette illusion, où le sujet joue à être autre, à devenir lui-même un personnage illusoire et à se conduire comme celui-ci. « Tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce dernier mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un univers clos, conventionnel et, à certains égards, fictif » (p. 60).

14 Tels des comédiens, les rôlistes en ligne jouent un rôle, celui du personnage qu’ils incarnent. Ils suspendent volontairement leur incrédulité et acceptent l’illusion pour entrer dans la fiction (Coleridge, 1817). Afin qu’il y ait roleplay, ils font semblant de croire que c’est vrai, même s’ils savent bien qu’il s’agit d’un jeu second. Deux types d’activités sont principalement réalisées par les rôlistes des MMORPGs, en jeu et hors- jeu ; celles-ci ne sont pas prévues dans le système initial du jeu, si bien qu’elles se rattachent plutôt au paidia (divertissement, improvisation, fantaisie) qu’au ludus

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(règles, paramètres formels du jeu) (Caillois, 1967). D’une part, le roleplay consiste à organiser des événements avec des scénarios conçus par les joueurs et à créer des règles supplémentaires au-dessus de celles du jeu. D’autre part, les rôlistes inventent des histoires en dehors du jeu, comme des nouvelles, des fanfictions ou des historiques (backgrounds) liant ou non les personnages entre eux (Lelièvre, 2012a, pp. 4-5).

Méthodologie : une ethnographie virtuelle

15 Afin d’étudier la pratique du roleplay, la méthode de l’ethnographie virtuelle a été mobilisée. « À un niveau très général, cette notion se définit comme l’étude des populations et des pratiques sur le réseau mondial : tchats, forums de discussions, sites internet, blogs, réseaux sociaux … et mondes virtuels » (Berry, 2012b, p. 36). Apparue dans la seconde moitié des années 90, l’ethnographie virtuelle est une approche qualitative, consistant pour l’ethnologue à s’immerger dans un terrain virtuel afin d’étudier les interactions entre les différents acteurs en son sein. « À la manière d’un ethnographe qui autrefois arpentait de lointaines contrées, muni de son carnet de notes, le chercheur devrait donc, à notre sens, explorer ces univers avec la même rigueur » (Trémel, 2003, p. 167).

16 Afin de de mener à bien cette étude, j’ai pris exemple sur les travaux des chercheurs anglo-saxons Tom Boellstorff (Second Life), Bonnie Nardi (World of Warcraft), Celia Pearce (Uru : Ages Beyond Myst) et T.L. Taylor (Everquest) qui ont tous les quatre investis des mondes virtuels (Boellstorff et alii, 2012 ; Boellstorff, 2013 ; Nardi, 2010 ; Pearce, 2011 ; Taylor, 2009). Dans leur ouvrage collectif et leurs ouvrages respectifs, ils fournissent des techniques pratiques et détaillées pour la recherche ethnographique dans les mondes virtuels qui m’ont guidées tout au long de mon travail : leurs conseils méthodiques pour la préparation au terrain et la collection des données m’ont particulièrement aidés. Du côté francophone, la lecture de Vincent Berry (2012a, b), Laurent Trémel (2003), Olivier Servais (2012 ; 2013) et Etienne Armand Amato (2007) m’a également guidée pour les différentes étapes de mon immersion participante et la réalisation des questionnaires en ligne.

L’immersion participante

17 La méthode principale de l’ethnographie classique est l’observation participante, consistant pour le chercheur à devenir acteur (et non seulement spectateur) des activités quotidiennes se déroulant dans le terrain étudié. Dans le cadre d’une ethnographie virtuelle, les chercheurs ont généralement recours à l’ « immersion participante », où il s’agit d’expérimenter par soi-même « les conditions de participation vécues par tous les participants à l’intérieur du jeu » (Amato, 2007). Afin de comprendre les pratiques des joueurs, il me semblait important de ne pas seulement les observer mais d’y participer, et par conséquent d’adopter ladite méthode de l’immersion participante. Comme Bonnie Nardi (2010) l’a fait pour étudier les raids dans WoW en apprenant elle-même à devenir un « raider », j’ai donc décidé de devenir rôliste pour étudier la pratique. « Être directement impliqué dans les activités quotidiennes fournit une vision intime de leur substance et de leur sens » (Boellstorff et al., 2012, p. 65, ma traduction). Lors de l’immersion participante, d’autres données peuvent être récoltées ; dans le cadre de ce travail, j’ai enregistré des extraits du chat

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conversationnel et pris des captures d’écran afin d’illustrer et d’expliquer au mieux la pratique communautaire du roleplay dans le jeu concerné.

18 Après avoir parcouru de nombreux mondes virtuels pendant plusieurs mois à la recherche de communautés de rôlistes, mon choix s’est arrêté au jeu World of Warcraft (WoW). Il a été sélectionné pour trois principales raisons. Premièrement, la richesse de son Lore qui comprend « les écrits et conceptions de Blizzard au sujet du jeu, et ce, sur plusieurs supports : jeu vidéo (WoW, Warcraft), livres, comic books, vidéos. Elle [l’Histoire de WoW] retrace tous les événements ayant pris place dans l’univers de Warcraft et d’Azeroth » (Millénium, 2015). Deuxièmement, la communauté des joueurs de WoW développe une culture spécifique à travers la formation de collectivités virtuelles, les guildes. Ces microgroupes sociaux forment une « culture tribale virtuelle » (Servais, 2012, p. 235). Les guildes développent en effet leurs propres normes, coutumes, croyances, histoires, pratiques et s’attribuent des objectifs dans le jeu. Elles constituent une composante essentielle du jeu assurant la réussite des joueurs. Dans les serveurs de JdR (Jeu de Rôle), des guildes sont dédiées exclusivement au roleplay, ce qui est d’autant plus intéressant dans le cadre de cette recherche. Troisièmement, le roleplay est une pratique encore assez courante dans le jeu. Dans les serveurs de JdR, il est possible de croiser des joueurs faisant du roleplay dans des lieux publics, tels que des places, des auberges, ou à l’occasion d’événements.

19 Concernant le choix du serveur, Kirin Tor a été sélectionné car il s’agit du tout premier serveur JdR francophone créé par Blizzard en 2005 et il est composé d’une vieille communauté de rôlistes, certains d’entre eux faisant le jeu de rôle depuis plus de sept ans. L’immersion participante s’est déroulée durant trois mois, de février à avril 2016, pour un total de 70h de jeu. Au cours de celle-ci, j’ai intégré la communauté des rôlistes de Kirin Tor : j’ai créé divers avatars, appris à pratiquer le roleplay et intégré deux guildes. Pour me faire pleinement acceptée par la communauté, je suis également passée par la création d’un historique de mon personnage, l’apprentissage des règles et la participation aux événements RP. J’ai évité au maximum l’observation cachée. Comme Boellstorff et al. (2012) l’attestent,

20 il est important de souligner qu’en tant qu’ethnologues, nous sommes obligés de révéler à nos informateurs autant que possible la nature et le but de nos études. Fournir des informations concernant les objectifs et les méthodes est nécessaire pour établir et maintenir de bonnes relations (Boellstorff et al., 2012, p. 133, ma traduction).

21 Par sa définition, le roleplay implique néanmoins un certain camouflage de la personne derrière l’écran. Lorsque j’ai réalisé du roleplay dans le jeu, je n’ai ainsi pas toujours informé mes interlocuteurs que j’étais chercheuse, cela faisant partie du domaine du HRP (hors-roleplay2). De plus, informer les joueurs comportait un risque de biaiser l’immersion participante puisqu’ils n’auraient peut-être pas interprété leur personnage de la même manière si je ne leur avais rien révélé. J’ai donc communiqué mes intentions pour les relations à plus longue durée. Révéler son statut comporte certains avantages : « Non seulement les joueurs ne sont jamais (ou rarement) hostiles aux études sur les MMO (sauf si elles concernent la question de l’addiction et à la condition d’être soi-même joueur), ils sont souvent curieux, parfois enthousiastes » (Berry, 2012b, p. 46). Je n’ai rencontré de ce fait aucune difficulté à convaincre des joueurs de répondre à mes questions.

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Le questionnaire

22 La méthode de l’immersion participante est généralement accompagnée d’interviews individuelles et/ou en groupe, en jeu ou dans le monde réel, afin d’obtenir plus de données sur les joueurs. « La recherche sur les mondes virtuels peut recourir efficacement aux méthodes d’élicitation, mais se doit également de les dépasser pour élaborer des méthodes basées sur la technè, et pas uniquement sur l’épistémè » (Servais, 2013, p. 134). Dans le cadre de cette recherche, l’immersion participante est accompagnée de questionnaires afin de tenter d’aboutir à une généralisation de la pratique communautaire du roleplay dans le serveur concerné et d’établir un lien entre ce que les joueurs disent et font. l’utilisation du questionnaire en ligne est apparue comme une nécessité, pour saisir la diversité de la population, que l’ethnographie et les processus d’homophilie permettent difficilement de saisir : âge, catégorie socioprofessionnelle, capital culturel, économique, temps de jeu, fréquence, pratiques culturelles parallèles, etc. (Berry, 2012b, p. 51).

23 La combinaison de ces deux méthodes de recueil de données renvoie à la triangulation des données, définie par Marie-Fabienne Fortin (1966) « comme l’emploi d’une combinaison de méthodes et de perspectives permettant de tirer des conclusions valables à propos d’un même phénomène » (p. 318). La triangulation a pour objectif d’apporter une meilleure compréhension du phénomène étudié et de réduire les biais.

24 À destination des rôlistes du serveur de Kirin Tor, le questionnaire a été conçu une fois l’immersion participante terminée, celle-ci ayant permis d’avoir une meilleure idée des questions à poser aux rôlistes et par conséquent de mieux cadrer les sujets à aborder dans le questionnaire. À travers 43 questions comprenant des échelles linéaires, des questions ouvertes et des questions à choix multiples, les joueurs ont été interrogés sur leurs pratiques de WoW (leurs habitudes de jeu, leurs préférences), leur(s) personnage(s), leur pratique du roleplay et leur éventuelle appartenance à une guilde RP (guilde réalisant du roleplay). Après un prétest réalisé sur une dizaine de joueurs, il a été partagé sur le forum de battle.net (plateforme internet de Blizzard) et de la communauté RP du serveur. Méfiants au départ, il a fallu instaurer un climat de confiance avec les joueurs qui avaient peur que leurs réponses ne soient utilisées en leur défaveur pour dénigrer la pratique du roleplay. Mis en ligne durant 10 jours, un total de 81 réponses a été collecté, un nombre satisfaisant étant donné la faible fréquentation du jeu durant la période d’observation (beaucoup de joueurs avaient déserté le jeu, en attente de la sortie de la nouvelle extension Legions), qu’il s’agit d’ un serveur francophone et que le questionnaire constitue une méthode complémentaire à l’immersion participante.

25 À titre informatif, 63 des enquêtés sont des hommes et 18 des femmes. La moyenne d’âge est de 26 ans. Quant au statut professionnel, presque la moitié des répondants sont des étudiants et 27 sont des employés. Les loisirs dominants sont les jeux vidéo pour 74 d’entre eux, les jeux de rôle pour 66, le cinéma pour 55, la lecture de romans pour 45 et les créations artistiques pour 34. En ce qui concerne leur pratique de jeux vidéo, ils jouent principalement à des jeux multijoueur en ligne (78 d’entre eux), des jeux de rôle/d’aventures (66) et jeux de stratégie (55). Enfin, la majorité évalue l’intégration des jeux vidéo dans leur vie quotidienne comme assez forte, voire intensive pour un tiers d’entre eux. La population est donc relativement jeune, la majorité est des hommes, étudiants ou employés, ayant l’habitude de jouer à des jeux

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vidéo et à des jeux de rôle. Ce profil correspond aux joueurs rencontrés lors de l’immersion participante.

Le roleplay dans WoW : une pratique écrite et autonome

26 Le roleplay s’est développé de manière autonome parmi la communauté des joueurs de MMORPGs. D’après le questionnaire, la pratique n’est pas encouragée par les éditeurs de WoW, le jeu offrant peu d’infrastructures aux rôlistes pour l’exercer. Le jeu propose certes des serveurs de jeux de rôle mais cela semble être le seul avantage qu’il offre aux rôlistes. Afin de faire du roleplay et de rendre la pratique possible, les rôlistes se sont réappropriés certains éléments du jeu et ont établi un ensemble de règles, comme nous le découvrirons au fur et à mesure de cet article.

27 Deux grands types de roleplay peuvent être différenciés dans WoW : le roleplay sauvage et le roleplay organisé. Ils se distinguent du fait que le premier est totalement improvisé, non prévu, contrairement au second qui a généralement lieu lors d’événements de la communauté ou d’une guilde. Concrètement, la pratique du roleplay se manifeste principalement par le texte et les actions des personnages. Le texte inclut les échanges écrits entre les joueurs interprétant leurs personnages. Quant aux actions, elles renvoient aux commandes prédéfinies par le système du jeu et à l’emploi d’astérisques, qui décrivent des actions ou des comportements exécutés par le personnage du joueur (par exemple, dans l’extrait de la conversation ci-dessous, « D- KirinTor lève les yeux vers elle » est une commande d’action). Certaines commandes sont associées à une animation (« /dance » écrit dans la fenêtre du chat fait danser le personnage) ou à une voix ; d’autres non, si bien qu’il faut les imaginer et faire comme si le personnage les avait vraiment réalisées (c’est le cas des commandes en souligné repris dans l’exemple ci-dessous). Les commandes prennent la forme d’un texte écrit à la troisième personne du singulier, à l’image des didascalies au théâtre. Elles enrichissent de ce fait considérablement les discussions entre les joueurs en leur permettant d’agir en plus de parler.

Tableau 1. Extrait anonyme de conversations entre rôlistes

3/12 00 :45 :52.105 D-KirinTor dit : Et vous ? Que faites-vous maintenant pour gagner votre vie ? 3/12 00 :46 :02.912 E-KirinTor dit : Bah, j'ai été mercenaire un temps et... 3/12 00 :46 :04.631 D-KirinTor lève les yeux vers elle. 3/12 00 :46 :07.234 E-KirinTor dit : Là... *soupire* 3/12 00 :46 :12.213 E-KirinTor dit : Je me repose, on va dire. 3/12 00 :46 :37.700 D-KirinTor dit : Ahin... C'est que vous n'avez pas trouvé de boulot ou... ? 3/12 00 :46 :45.399 E-KirinTor dit : Non pas vraiment. 3/12 00 :46 :51.958 E-KirinTor dit : Juste... 3/12 00 :47 :03.205 E-KirinTor dit : C'est compliqué, je suis une femme et je suis chiante alors imaginez... 3/12 00 :47 :37.642 D-KirinTor dit : Hm. J'imagine oui... *lui fait signe de s'asseoir, se décalant un peu.*

28 Comme l’illustrent les commandes d’action et l’emploi d’astérisques, l’imagination constitue une composante essentielle de la pratique. Les rôlistes essayent toutefois

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autant que possible de rendre leur jeu plus crédible à travers l’apparence et la position de leur personnage dans le jeu. À partir des observations menées en jeu, il semblerait, d’une part, que la plupart des joueurs utilisent des avatars de haut niveau pour le roleplay mais, peu importe leur expérience, ils peuvent être vêtus de manière très sobre, sans armures légendaires ou armes impressionnantes. Cela implique que si le joueur interprète un vagabond, son personnage devra non seulement s’exprimer comme tel mais également y ressembler physiquement. D’autre part, les joueurs semblent se parler toujours l’un en face de l’autre et évitent de se placer au même endroit qu’un autre joueur ou de traverser les avatars des autres quand ils se déplacent.

29 Les rôlistes se limitent de cette façon encore plus dans leur jouabilité. Par exemple, un joueur ne peut pas traverser un mur à cause de la structure du jeu. En roleplay, cela peut aller plus loin : le joueur fera la file derrière d’autres joueurs pour entrer dans un bâtiment alors que rien ne l’empêche de passer à travers tout le monde et d’y pénétrer (cf. Figure 1). Les actions limitées par la structure du jeu se distinguent par conséquent des actions limitées par le roleplay, dans un souci de vraisemblance. Nous voyons dès lors l’activité des rôlistes qui consiste à créer des règles supplémentaires qui se placent au-dessus de celles du jeu.

Figure 1

La file devant l’orphelinat d’Hurlevent (capture d’écran de l’auteur)

La construction et l’interprétation de son personnage : jouer avec les trois narrativités

30 La création d’un personnage passe généralement par la réalisation d’un historique. Afin de constituer l’histoire de celui-ci, la majorité des rôlistes de Kirin Tor semblent s’inspirer du Lore de WoW. Ils découvrent le Lore à travers leur progression dans le jeu ainsi qu’en lisant les romans de Warcraft, en parcourant les forums ou en discutant avec les autres rôlistes dans le jeu. Environ 80 % des répondants du questionnaire admettent ainsi que l’histoire de leur personnage est liée à celle du jeu, et même totalement mêlée

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à celle-ci pour la moitié d’entre eux. D’autres sources d’inspiration sont fortement utilisées en complément du Lore du jeu : la Fantasy pour 55 d’entre eux, l’Histoire pour 44 ainsi que la religion et la mythologie (celtique, germanique) pour 39.

31 Dans WoW, les joueurs ont la possibilité de créer des modules complémentaires au jeu. Le module « Total RP » (cf. Figure 2), créé par un rôliste du serveur, propose de créer diverses fiches décrivant le personnage qu’on interprète.

Figure 2

La fiche du personnage d’un joueur (capture d’écran du joueur)

32 Comme le décrit France Vachey, les différentes fiches de renseignement informent sur : le nom de famille, l’âge, l’origine, le métier ou activités RP, l’histoire personnelle, la description physique (couleur de peau significative, allure, tatouages, piercings, etc.), le profil psychologique et l’attitude morale, de loyal à chaotique et de bon à méchant, comme l’usage du JdR papier l’a institué (Vachey, 2013, p. 184).

33 Les fiches de certains joueurs sont importantes à lire avant de parler avec eux, celles-ci justifiant la façon dont ils vont interpréter leur personnage. Le module « Total RP » est ainsi évaluée comme un outil « pratique », voire très utile pour la majorité des répondants au questionnaire dans leur pratique du roleplay.

34 En dehors et en prolongation du jeu, les forums et les sites internet permettent d’étoffer l’histoire du personnage par l’écriture de textes supplémentaires. Afin d’illustrer et/ou d’enrichir les histoires de leurs personnages, certains rôlistes conçoivent également des supports autres qu’écrits comme des dessins, des figurines ou des machinimas. Une dimension transmédiatique peut être ainsi mise en évidence dans la construction du personnage du roleplay où les joueurs ne semblent pas se limiter au seul support du jeu vidéo.

35 Une fois le personnage créé, il s’agit de l’interpréter. Une règle fondamentale du roleplay est la cohérence de l’histoire du personnage au monde du jeu. Il faut pouvoir

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correctement « improviser et interagir avec les autres partenaires de ce mode de jeu par le biais de dialogues, créatifs, correctement écrits et fidèles à la logique fictionnelle du monde, ainsi qu’aux dynamiques existentielles des protagonistes en présences » (Vachey, 2013, p. 182). D’après le questionnaire, l’histoire des personnages des rôlistes du serveur est principalement liée à celle du jeu mais pas forcément à celle de la communauté où les avis sont partagés, malgré le fait que plusieurs joueurs admettent construire l’histoire de leur personnage au fil des discussions avec ceux des autres. Ce manque de liens peut s’expliquer par le fait qu’ils accordent moins d’importance à la cohérence de l’histoire du personnage avec celle de la communauté qu’avec celle du jeu, qui parait quant à elle tout à fait primordiale.

36 Cette exigence de cohérence amène certains rôlistes à rejeter toute forme de jeu de rôle décalé du Lore. Au cours de l’immersion participante, j’ai moi-même été confrontée à cette exigence ; par exemple, un joueur m’a conseillé de changer de cheval car le mien était considéré comme « hors Lore » : il était d’apparence spectrale et ne convenait pas au personnage que j’interprétais. En outre, j’ai intégré une guilde dont une partie des membres se base sur l’histoire d’un univers fictif inventé, soit une partie « hors-Lore ». Ce dernier cas reste toutefois rare et n’est pas à généraliser. Ce genre de « déviances » peut être plus particulièrement observé dans les serveurs privés où les joueurs peuvent remodeler le design du jeu pour qu’il corresponde à leurs histoires. Dans un serveur tel que Kirin Tor, les joueurs basant leur jeu de rôle sur un autre univers fictif sont généralement critiqués.

37 Si l’histoire des personnages des rôlistes doit bien s’accorder avec celle du jeu, ces derniers doivent également adapter leur jeu de rôle dans le cas où l’histoire du Lore change. L’histoire de Warcraft est très ancienne et depuis la sortie du MMORPG en 2004, de nombreuses éditions se sont succédé. Comme le mentionne Laurent Di Filippo (2012), les mondes virtuels sont en constante évolution et l’identité narrative du personnage peut changer « tout en gardant continuité et cohérence ». L’extrait de conversation suivant illustre le changement de roleplay d’une guilde que j’ai intégrée lors de mon ethnographie virtuelle :

Tableau 2. Extrait anonyme de conversations entre l’auteur et un joueur

4/19 22 :31 :44.992 N chuchote : Vi ! Ici on sait la date de sortie de l'extansion donc on va pouvoir réfléchir à comment on va évoluer 4/19 22 :31 :52.456 N chuchote : Vu que notre zone a vu son histoire changée 4/19 22 :32 :27.872 À N : ah bon ? et le décor reste le même ? 4/19 22 :32 :51.346 N chuchote : Oui, mais en fait, les veilleurs (pnj)..on découvre qu'ils sont à la solde de la légion ardente (les bigs méchants) 4/19 22 :33 :15.036 À N : ah mince, ça change beaucoup ça 4/19 22 :33 :33.262 N chuchote : Oui, du coup, on va organiser la résistance de sombre-comté

38 Afin que leurs personnages évoluent dans le monde fictif, le MMORPG doit proposer un univers fictionnel cohérent et vraisemblable. La cohérence et la vraisemblance constituent des paramètres clés dans la fiction, sans quoi le joueur ne pourrait totalement s’immerger dans le monde du jeu. La contrainte de cohérence fonctionne dès lors dans les deux sens, où à la fois l’histoire des rôlistes doit s’accorder à celle du jeu et, en contrepartie, le jeu doit fournir un monde cohérent et vraisemblable dans lequel les rôlistes peuvent y construire leurs personnages.

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39 Tandis que la première et la troisième narrativité doivent fonctionner ensemble, une certaine distanciation des rôlistes envers la seconde narrativité est à relever. Au cours de l’immersion participante, j’ai pu mener quelques conversations avec des joueurs à ce sujet. Ils distinguent le roleplay du mode divin, c’est-à-dire le mode de jeu caractérisé par l’histoire du héros qu’on incarne lors de sa progression dans le jeu. Cela implique quesi le personnage est au niveau maximum dans le jeu, il peut commencer comme simple citoyen, écuyer ou novice au niveau du roleplay. Les joueurs interprétant les héros qu’ils deviennent à travers les quêtes du jeu sont fortement critiqués et peuvent être accusés d’un « mauvais » roleplay.

40 Malgré cette opposition marquée au mode divin, des observations ultérieures à la recherche menée en 2016 ont fait remarquer que les joueurs sont loin de tout rejeter de la seconde narrativité. Certains rôlistes intègrent plusieurs de ses modalités, comme les métiers (alchimie, forge, minage, etc.) : si ils désirent que leur personnage devienne forgeron dans un cadre de roleplay, ils peuvent utiliser les ressources qu’offre le jeu et exercer leur personnage dans la maitrise de ce métier. Des rôlistes tirent également profit des événements spéciaux proposés par le jeu pour concevoir leurs scenarii : à la Noël, ils peuvent notamment intégrer dans leur jeu de rôle les décors hivernaux ou les batailles de boules de neige. Enfin, les instances de JcE (Joueur contre Environnement) comme les donjons sont utilisées par certains rôlistes, interprétant par exemple un groupe d’aventuriers à la recherche d’une relique.

41 Même si certains joueurs y trouvent du plaisir, la seconde narrativité limite les rôlistes dans leur créativité et leurs possibilités d’interaction, si bien qu’ils vont s’en émanciper et développer leurs propres infrastructures et règles. Cela explique notamment l’usage d’autres plateformes que le jeu pour développer leurs activités. Les joueurs désirant envoyer des lettres, créer des affiches à l’occasion d’événements ou étoffer l’histoire de leur personnage avec des illustrations, communiquent ainsi à travers des forums spécifiquement dédiés à la pratique.

La communauté et les guildes RP : entre détournement et réappropriation

42 La pratique du roleplay étant essentiellement collective, la communauté a un rôle primordial à jouer dans l’exercice de celle-ci : « Pour pouvoir communiquer et rester immergé dans son rôle, il est important qu’il n’y ait pas de rupture dans l’univers imaginaire partagé. Cet univers partagé nécessite une culture commune et des conventions communes », partagées entre les membres de la communauté (Lelièvre, 2012b, p. 101). À travers les deux points précédents, nous avons pu en effet constater la création de nouvelles règles surplombant celles du jeu pour pratiquer le roleplay dans le serveur. Elles sont apparues au fur et à mesure des interactions entre les joueurs et ont contribué à l’émergence d’une culture commune. Comme tout débutant dans la pratique du roleplay et dans le jeu, j’ai dû moi-même prendre connaissance de ces règles et maitriser les codes établis par la communauté pour interpréter mon personnage, sous peine d’ignorance voire même d’exclusion de la communauté. Plus de 75 % des répondants du questionnaire accordent une grande importance au respect des règles.

43 Les rôlistes créent régulièrement des événements afin d’animer le monde virtuel. L’organisation d’événements est l’activité principale de la communauté de Kirin Tor : s’y

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déroule des célébrations (mariages, enterrements, hommages), des soirées (œuvres caritatives, fêtes), des jugements (tribunal, Cour) ou encore des combats (duels, compétitions, tournois). Ces événements enrichissent les histoires des personnages et les inscrivent dans une histoire plus vaste, plus globale, celle de la communauté toute entière. Le forum de cette dernière3 donne un aperçu de la façon dont ils sont organisés. Quelques rôlistes ou guildes RP se regroupent et conçoivent un scénario roleplay avec une intrigue. Ils la présentent sous forme de lettres, de parchemins, de livres, d’affiches, etc. Ils expliquent en HRP comment l’événement se déroulera et les règles à respecter. Le forum contient également de nombreux contenus narratifs relatant et prolongeant l’histoire globale du jeu ainsi que des discussions autour de l’univers et de la pratique du roleplay.

44 Par l’entremise d’événements organisés par la communauté, les discussions entre les rôlistes et le forum, des histoires sont constamment inventées. Dû à l’exigence de cohérence entre la première et la troisième narrativité, celles-ci étoffent considérablement l’histoire du jeu. Les guildes RP constituent une dynamique importante dans cette expansion du Lore. Elles se distinguent des guildes HRP du fait qu’elles possèdent une histoire. Elles regroupent des « gens qui ont l’envie de faire un style de rp bien défini, que ce soit être criminel, pirate, garde ou même simplement un groupe d’aventurier » (Extrait de conversation avec un joueur, 15/02/16). Certaines d’entre elles sont intégrées dans la communauté, comme les guildes de religieux, de mercenaires ou de nobles, tandis que d’autres sont « renfermées » sur elles-mêmes. Dans un cas comme dans l’autre, et à quelques exceptions près pour les guildes hors Lore, elles sont liées à l’histoire du jeu. L’extrait de conversation suivant prend l’exemple de la guilde des Veilleurs, pleinement intégrée dans l’histoire du jeu et de la communauté.

Tableau 3. Extrait anonyme de conversations entre l’auteur et des joueurs de la guilde des Veilleurs

2/15 00 :11 :09.976 N-KirinTor : Dans l'univers de WoW, dans son histoire depuis Warcraft 2, les Veilleurs sont en fait les gens d'une ville abandonnée par le royaume humain, qui ont décidé de se réunir pour protéger leur ville et faire respecter les lois 2/15 00 :11 :33.290 Z-KirinTor : C'est une petite police municipale, en gros. 2/15 00 :11 :49.574 N-KirinTor : Des pecnots qui ont que ça à faire de leur vie 2/15 00 :12 :11.300 Tsukiyocho-KirinTor : et est ce que vous interagissez alors avec les autres personnages du jeu, en dehors de la guilde ? 2/15 00 :12 :30.555 W-KirinTor : Oui ! 2/15 00 :12 :50.807 Tsukiyocho-KirinTor : en tenant votre rôle de veilleur ? (ma question supposait ceci) 2/15 00 :12 :52.614 N-KirinTor : Bien sûr ! On est une guilde de "garde", on se base, normalement, sur l'interaction rp avec les autres joueurs 2/15 00 :13 :17.526 Z-KirinTor : Oui. On peut faire du rp 'sauvage' (Avec des personnes hors guildes) ou même de l'inter-guilde ( en jouant avec une autre guilde ) 2/15 00 :14 :01.422 Tsukiyocho-KirinTor : oui ok :)

45 Chez les Veilleurs, comme c’est le cas pour d’autres guildes RP, les membres se réapproprient le Lore. Tel que les joueurs le mentionnent ci-dessus, à l’origine, les Veilleurs sont des PNJs, qui ont une histoire inscrite dans la genèse de Warcraft. Les

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rôlistes se sont inspirés de leur histoire et en ont fait une guilde. En plus de s’être réapproprié le Lore, ils se sont emparés de la ville de Sombre-Comté, le quartier général des Veilleurs, de ses bâtiments et de ses environs, pour exercer leur jeu de rôle (cf. Figure 3).

Figure 3

La ville de Sombre-Comté (WikiWoW)

46 La communauté se réapproprie également certains éléments du jeu lors des événements qu’elle organise : les rôlistes investissent les lieux et les bâtiments du jeu avec leurs propres histoires, voire même détournent leur histoire pour qu’elle corresponde à leur jeu de rôle. Les PNJs ont aussi un rôle à jouer dans la pratique du roleplay : le système du jeu permet de parler à leur place, ce qui explique que certains joueurs les utilisent à l’occasion d’événements pour prendre la parole et avoir l’attention du public. De plus, les PNJs sont souvent intégrés dans les histoires des rôlistes, aussi bien à l’occasion de discussions, d’événements que dans leur historique.

47 La première comme la seconde narrativité peut être par conséquent mobilisée par la communauté des rôlistes. D’une part, ceux-ci vont puiser dans l’histoire du jeu pour construire leurs personnages et former l’identité de la communauté. D’autre part, ils vont interagir avec les différents espaces du jeu et les PNJs pour développer leur jeu de rôle. Le jeu vidéo propose toutefois peu d’infrastructures pour la pratique en elle- même, si bien que les rôlistes ont tendance à créer leurs propres outils pour pouvoir interagir avec la communauté. Un premier exemple a été évoqué en mentionnant le forum de la communauté, particulièrement utile pour l’organisation d’événements. Le module complémentaire « Total RP » en est une seconde illustration : il aide non seulement à fabriquer son personnage par l’élaboration de diverses fiches, mais facilite aussi l’interaction avec les autres rôlistes par les informations qu’il leur fournit. Le

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module propose en outre d’activer un mode RP (phase rôlistique) ou HRP (hors- roleplay), en fonction de l’interaction en tant que personnage ou joueur.

48 En résumé, plus qu’interagir avec le jeu, les rôlistes participent à son histoire en l’enrichissant constamment à travers leurs activités en jeu et en dehors du jeu (création de nouvelles règles, organisation d’événements, rédaction d’histoires, conversations entre personnages, etc.). Cette participation provoque un changement dans la position tenue par les rôlistes dans le jeu. Dans les œuvres numériques, « Le récepteur est ici à la fois joueur (acteur) et spectateur : il adopte simultanément une posture d’action ludique et une posture d’attention esthétique ; il contemple et joue en même temps » (Schaeffer, 1999, p. 334). Dans le cas de la pratique du roleplay dans le MMORPG, les joueurs sont à la fois spectateur/lecteur, auteur, critique et concepteur. Ils forment par conséquent une communauté participative, leurs récits formant une fiction participative où « s’y déroule une action totalement virtuelle, au sens où elle ne procède que dans l’espace imaginaire collectif » (Vachey, 2013, p. 180).

Conclusion

49 L’approche narratologique s’est rapidement révélée insuffisante concernant les formes interactives du récit du jeu vidéo, ses approches étant » majoritairement menées à partir du critère de l’action et du scénario, celles qui privilégiaient le level design et qui observaient le jeu vidéo de l’extérieur » (Marti, 2012, p. 12). Trouvant son origine dans les travaux de Johan Huizinga (1938) et de Roger Caillois (1967) sur le jeu, « la ludologie s’est affirmée comme une science des jeux prenant en compte l’organisation de la pratique ludique (espace, temps, règles), mais aussi sa dimension sociale (position du joueur, effets du jeu) » (Marti et Baroni, 2014, §14). Le croisement de ces deux disciplines a permis de prendre en compte le rôle du joueur dans l’actualisation du récit du jeu vidéo.

50 Au regard de l’évolution des théories narratives sur le jeu vidéo, peu se sont malgré tout intéressées à l’interaction de la narrativité vidéoludique avec les créations narratives de la communauté des joueurs. La recherche présentée dans cet article répond à ce manque en confrontant les trois narrativités relevées dans le MMORPG par l’étude de la pratique du roleplay. Les résultats mettent en avant une interaction importante, si ce n’est même contraignante, entre la première et la troisième narrativité, soit entre l’histoire globale du jeu et les histoires créées par les rôlistes. D’un côté, le monde du jeu doit proposer un univers cohérent et vraisemblable dans lequel les joueurs peuvent y développer leurs personnages. D’un autre côté, les rôlistes doivent construire et interpréter leurs personnages en tenant compte de l’histoire globale du jeu. Quant à la seconde narrativité, celle issue de l’interaction du joueur avec le jeu, les rôlistes de la communauté observée tentent de s’en émanciper le plus possible, particulièrement dans le cadre du mode divin, par la création de leurs propres règles et infrastructures.

51 Cette émancipation vis-à-vis de la seconde narrativité amène les rôlistes à affirmer d’autant plus leur lien avec la substance narrative du jeu-même. Plutôt que développer un jeu au-dessus du jeu, ils inscrivent leur jeu de rôle dans l’histoire du jeu. Bien que certaines activités de roleplay soient plutôt de l’ordre du « méta », comme c’est le cas pour la création de règles supplémentaires, la gestion de sites internet et l’organisation des guildes, ces activités reposent sur le jeu lui-même et garantissent le lien avec la

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première narrativité. Construites autour d’une pratique telle que le roleplay, ces activités contribuent à l’investissement des joueurs dans la diégèse.

52 En outre, les résultats soulignent l’importance du rôle de la communauté RP dans la configuration narrative du MMORPG. La communauté a la particularité de s’emparer des brèches du récit de WoW pour les combler avec les histoires de ses membres. Elle s’approprie également l’espace du jeu, en utilisant les bâtiments et en leur donnant des significations supplémentaires, voire totalement nouvelles. Elle mêle ainsi la représentation du jeu à la fiction. Ces constats amènent à s’interroger sur la position du joueur dans le jeu (qui devient l’auteur d’un récit) et contribuent à la réflexion sur le phénomène de la réappropriation.

53 Selon Henry Jenkins (2013), les nouveaux médias actuels renforcent cette idée de participation à la culture (s’opposant à celle de la passivité du spectateur), si bien qu’« on ne parle plus de publics mais de communautés participatives, élaborant des œuvres, des appendices critiques, des tactiques informationnelles : pages perso, forums, fanfics, vidéos, tweets, mèmes » (p .7). Une culture participative peut être ainsi relevée à travers la pratique du roleplay dans les MMORPGs où les joueurs créent des récits à travers différentes activités, contribuant à l’histoire même du jeu et l’enrichissant notablement. Le roleplay en ligne s’inscrirait ainsi dans ce passage de l’interactivité à la participation, cette pratique n’étant pas initialement prévue par les producteurs du jeu.

54 Dans une recherche future, il serait intéressant d’investiguer dans les serveurs privés de WoW, ceux-ci pouvant être personnalisés par les joueurs et mettant probablement en avant un détournement plus important du jeu. Les serveurs américains présentent aussi des différences sur la manière dont le roleplay est pratiqué, si bien que la pratique pourrait être reliée à la culture des pays. En outre, cet article s’est consacré spécifiquement à la forme écrite du roleplay. Or, dans le serveur de Kirin Tor, des joueurs réalisent du roleplay « vocal » à l’aide de logiciels de communication tels que Teamspeak ou Mumble, une pratique qui apparait d’ailleurs de plus en plus dans d’autres mondes virtuels et sur laquelle il serait intéressant de se pencher. Une dernière piste serait de s’interroger sur les notions d’« habiter » et d’« habitat », et se demander dans quelle mesure les personnages des rôlistes pourraient « habiter » le monde du jeu (Lucas, 2013).

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NOTES

1. Le mot étant communément utilisé en anglais par la communauté des joueurs de jeux vidéo, le terme « roleplay » est préféré à celui de « jeu de rôle ». D’autres raisons justifient son emploi en anglais : d’une part, le jeu de rôle est souvent associé au jeu de rôle papier, sur forum ou le grandeur nature (GN), et non au jeu de rôle tel que pratiqué dans les MMORPGs. D’autre part, le MMORPG est un « roleplaying game », c’est-à-dire, traduit littéralement en français, un jeu de jeu de rôle. Ce jeu propose en effet dès le début aux joueurs de jouer un rôle à travers leur

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personnage et son évolution dans le jeu. Le personnage incarné à travers le jeu est toutefois bien différent de celui créé par les rôlistes, d’où la préférence pour le terme « roleplay ». 2. « Sont qualifiés de hors-roleplay tous les propos et discussions portant sur le jeu mais qui ne sont aucunement prononcés par les personnages » (Encyclopédie des Royaumes Renaissants, 2010). 3. Forum de la communauté RP du serveur Kirin Tor : http://kirintor-rp.forumsrpg.net/f7- evenements

RÉSUMÉS

L’article s’intéresse à l’architecture narrative des MMORPGs, les jeux vidéo de rôle en ligne massivement multijoueur. Il les caractérise par une triple narrativité : la narrativité préétablie par les concepteurs du jeu, la narrativité issue de l’interaction du joueur avec le jeu et la narrativité créée par la communauté des joueurs. Par l’intermédiaire d’une ethnographie virtuelle menée dans le jeu World of Warcraft, l’article vise à comprendre la configuration spécifique que peuvent prendre ces trois narrativités dans les pratiques communautaires observées du roleplay ou jeu de rôle. Les résultats mettent en avant une interaction importante entre la première et la troisième narrativité, soit entre l’histoire du jeu et l’histoire des personnages interprétés par les rôlistes. Quant à la seconde narrativité, les rôlistes tentent de s’en émanciper le plus possible, par la création de leurs propres règles et infrastructures pour pratiquer le roleplay.

The paper examines the narrative architecture of MMORPGs, or massively multiplayer online role-playing games. It characterizes them by a triple narrativity : the narrativity pre-established by the game designers, the narrativity resulting from the player’s gameplay and the narrativity created by the community of the players. Through a virtual ethnography conducted in the game World of Warcraft, the paper aims to understand the specific configuration that these three narrativities can take in the observed community roleplay practices. The results highlight an important interaction between the first and the third narrativity, that is, between the story- world and the story of the characters interpreted by the role-players. As for the second narrativity, the role-players try to emancipate themselves from it as much as possible, by creating their own rules and infrastructures to practice role-play.

INDEX

Keywords : narrativity, roleplay, MMORPG, narrative, story, virtual community. Mots-clés : narrativité, jeux de rôle, jeux de rôle en ligne massivement multijoueur (MMORPG), récit, histoire, communauté virtuelle

AUTEUR

GÉRALDINE WUYCKENS Université Catholique de Louvain

Sciences du jeu, 9 | 2018 245

L’Histoire dans le jeu vidéo, une généalogie narrative problématique ? Le cas de la guerre d’Espagne (1936-1939) et de sa ludicisation

Marc Marti

1 Si on examine la généalogie des formes narratives présentes dans le jeu vidéo, la narration historiographique pourrait sembler incongrue tant elle apparaît comme un discours d’autorité, donc peu interactif, étroitement lié au savoir et que le sens commun oppose généralement à la notion même de jeu. Il n’en demeure pas moins que les jeux vidéo se fondant sur l’Histoire sont assez nombreux et que, finalement, celle-ci offre de nombreux scénarios ludiques par leur fictionalisation, qui ont été exploités assez précocement par les concepteurs (Marti, 2016, § 21). Les rapports qu’entretiennent l’Histoire et le jeu vidéo, principalement au niveau de la narrativité et de la narration, constituent un objet d’étude original.

2 Le récit historiographique peut être ludicisé de plusieurs façons et donner lieu à des fictions. On ne doit cependant pas considérer que cette reformulation relève purement du jeu. Par ses thématiques et ses pratiques, le jeu vidéo est une production culturelle et, à ce titre, il dépend d’un imaginaire collectif en prise avec les réalités idéologiques de son temps. Si l’Histoire « rend plus dense la fiction du jeu » (Rabino, 2013, p. 116), le modèle narratif vidéoludique peut aussi s’éloigner de la véridicité historique, créant ainsi un paradoxe qui fait parfois l’objet de débats publics dans lesquels le « roman national » n’est jamais très loin (Martin et Turcot, 2015, pp. 5-11).

3 Si on considère que « la dimension ludique résulte d’une co-construction entre la structure de jeu et son contexte » (Genvo, 2012, p. 3), le rapport entre le ludique et la narration historique doit être examiné du point de vue des enjeux sociaux, mobilisés et mis en confrontation sous forme narrative. En ce sens, le jeu pourra être considéré comme une pratique articulant l’imaginaire social – par le recours à la fictionalisation – et la narrativisation du passé. Dans ce cadre, nous nous intéresserons à un épisode historique particulier, celui de la guerre d’Espagne (1936-1939), et à la façon dont il a

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été traité dans le jeu vidéo et reçu dans le contexte national dans les années 2000. Quand il reprend à son compte la narration historique, que ce soit sous le mode vériste, fantaisiste ou celui de l’uchronie, le jeu vidéo peut acquérir une image sociale qui est différente du simple objectif de divertissement que ses concepteurs avaient projeté. En fonction de la thématique, le débat de société peut alors prendre des proportions inattendues mais finalement révélatrices de la place qu’occupe l’épisode ludicisé dans le « roman national ». Sur ce terrain, les créations produites par des fans proposent un point de vue bien plus nuancé que celui du « simple » divertissement.

Fiction et narration : De l’Histoire au jeu vidéo

4 Roger Caillois, (1967, p. 42) considérait que tout jeu possède une dimension « fictive : accompagnée d’une conscience spécifique de réalité seconde ou de franche irréalité par rapport à la vie courante ». Dans la même perspective, Jean-Marie Schaeffer, (1999, p. 10) rappelait « qu’aujourd’hui la question de la fiction est aussi celle des jeux vidéo ». Cette première question de la fiction dans le jeu vidéo doit être mise en relation avec celle de sa narrativité, si on considère que le jeu vidéo repose à la fois sur une narrativité statique, préétablie, scriptée et une narrativité dynamique ou émergente (Besson, 2015, p. 351) produite par l’interaction du joueur avec le jeu (Marti, 2014b, § 57). Cette confluence entre la question de la fiction et celle de la narration est un des points communs entre le jeu vidéo et l’Histoire.

La narration en Histoire

5 La réflexion critique sur la question de la narration en Histoire est assez ancienne (Marti, 2017). Schématiquement, le mouvement de l’école des Annales a exprimé deux réserves méthodologiques vis-à-vis de la mise en récit. Pour Fernand Braudel (1946, p. 13), seule l’histoire « traditionnelle », celle « à la dimension non de l’homme mais de l’individu, l’histoire événementielle », « la plus riche en humanité » relevait réellement du récit. L’histoire matérielle devait quant à elle se fonder sur les compilations de données géographiques, climatiques, sociologiques, économiques, démographiques, qui révèlent la nature du « temps long ». Marc Bloch faisait une critique plus radicale, considérant que le mode narratif relevait d’une pratique relativement « archaïque », qui pouvait tomber dans les pièges de la fiction, « les séductions de la légende ou de la rhétorique » (Bloch, 1952, p. XIV).

6 Cependant, un demi-siècle plus tard, les historiens constatent qu’il est assez difficile de se passer des formes narratives. Roger Chartier (1998, p. 126) souligne que récit fictionnel et récit scientifique semblent formellement assez proches : ils mettent en intrigue des personnages dans le cadre d’une construction temporelle et causale. Selon lui, la distinction entre fiction et Histoire repose sur deux différences. D’abord, la nature des faits narrés : les notes et les renvois à l’archive de l’historien construisent un récit qui se fonde sur « un savoir vérifiable » (Chartier, 1998, p. 120). Ensuite, la finalité des deux types de récits diverge : la narration fictionnelle possède avant tout un but esthétique et/ou ludique alors que la narration historique se veut cognitive, transmettant un savoir au service de la science.

7 Ce questionnement des historiens doit être interprété. En effet, en s’émancipant du récit, l’école des Annales avait pour objectif premier de mettre en place les outils et les

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méthodes d’une nouvelle historiographie. L’Histoire ne devait plus relever de l’imaginaire – c’était le risque que lui faisait courir la forme narrative – mais de la science. En creux, c’était aussi le renoncement au « roman national », dévoiement et instrumentalisation de l’historiographie, usant et abusant de l’anachronisme en représentant le passé en fonction des intérêts, des croyances et des préjugés du présent.

8 Cette frontière, tracée par les historiens dans le cadre de leur pratique, n’a pas empêché la prolifération des œuvres artistiques fictionnelles dites historiques – roman ou cinéma principalement – mêlant habilement « le savoir vérifiable » et l’invention (Marti, 2012, § 47). Leur réception s’avère sur ce plan problématique, le public ayant parfois tendance à les considérer non comme des fictions mais comme de l’Histoire : on observe alors une forte tension entre la conception artistique, – celle de la vraisemblance – et la conception scientifique, – celle de la vérité historique (Marti, 2008, § 6). Pour des lecteurs ou des spectateurs peu avisés, les choses peuvent même se mêler. Une étude récente (2008) montre par exemple que pratiquement la moitié des Britanniques est persuadée que Sherlock Holmes et Robin des bois ont réellement – donc historiquement – existé (Besson, 2015, pp. 461-462). Après la littérature et le cinéma, le jeu vidéo fait partie des créations culturelles qui utilisent l’Histoire comme matière pour fabriquer des fictions.

Narration historique et narration vidéoludique

9 Bien que les choses ne soient pas aussi tranchées, on peut distinguer deux usages du passé dans le jeu vidéo. Le premier relève d’un usage « libre », terme non connoté que nous préfèrerons à « fantaisiste ». Le référent n’est plus le passé fabriqué par l’Histoire, mais un passé préalablement fictionalisé par des pratiques culturelles antérieures, comme le Moyen-Âge dans la fantaisie (fantasy), c’est-à-dire un passé déjà perçu et donné comme un monde fictif, permettant l’évasion ludique. On comprend bien qu’ici l’exigence pour les créateurs reposera avant tout sur la vraisemblance, c’est-à-dire un monde cohérent et homogène, dont le référent relève de l’imaginaire.

10 Le second usage, auquel nous nous intéresserons de plus près, se rapproche du « genre historique », tel qu’on le conçoit au cinéma ou en littérature. Il emprunte une bonne partie de sa nature à la narration historiographique. Le jeu vidéo fait figure de nouveau venu dans ce domaine, avec des modalités spécifiques. La question qui se pose alors sera de déterminer « comment associer l’histoire, dont la quintessence se situe dans l’objectivité, et le jeu vidéo, qui repose sur les actions du joueur, donc sur une subjectivité appelant un cadre fictionnel ? » (Rabino, 2013, p. 113). On retrouve, formulée d’une façon légèrement différente, une problématique assez proche de celle de la relation paradoxale entre l’Histoire et les genres historiques artistiques (peinture, littérature, cinéma) que nous avons brièvement évoquée. Elle peut difficilement se résumer à de simples antagonismes, car comme pour les genres classiques, il y a parfois des conjonctions qui peuvent nous éclairer tout autant sur la narration vidéoludique que sur la narration historique. Comme dans une étude narratologique classique, il faut prendre en compte les catégories classiques du récit : temps, espace, personnage, mode et schéma narratifs, sans oublier comment la création vidéoludique les a spécifiquement déclinés. Dans ce cas, l’attente sera double, oscillant entre vérité (historique) et vraisemblance (ludique).

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11 La narration vidéoludique utilise d’abord la narration historique comme simple référent. Dans ce cas, il s’agit essentiellement de créer un chronotope cohérent renvoyant à l’Histoire, avec des décors destinés à provoquer un « effet de réel » (Barthes, 1968, p. 87) par leur ressemblance avec ce qui a existé et que l’Histoire nous a transmis. L’apparence des personnages (qu’ils soient avatars du joueur ou dépendants de l’IA) pourra soutenir et renforcer cet effet. Le son peut aussi jouer un rôle important dans ce qui finalement ressemblerait à une « reconstitution historique » telle que l’envisage le cinéma. Enfin, le mode narratif historique peut aussi être imité. L’adoption d’un point de vue surplombant — celui de l’historien — peut consister à insérer dans le déroulement du jeu des cinématiques extraites directement des archives ou des photos ou tout autre document authentique numérisé. Cependant, ces références font souvent l’objet d’une promotion qui les rend ambiguës. Sur le plan ludique, la vraisemblance historique d’un jeu est essentiellement au service de l’immersion imaginative ou fictionnelle (Arsenault et Picard, 2008, p. 3), alors que vue de l’extérieur, elle va être examinée dans son rapport à la véridicité. Le cautionnement suprême peut venir des historiens eux-mêmes, comme ce fut le cas lors de la sortie très médiatisée d’Assassin’s Creed (Ubisoft, 2014). Ubisoft a mis en avant non seulement la prouesse des graphistes (reconstitution du Paris de 1789)1, mais aussi la participation des deux professeurs d’université Jean-Clément Martin et Laurent Turcot (Marti, 2016, § 17).

12 La vraisemblance historico-ludique est fondée essentiellement sur des éléments statiques : il s’agit fondamentalement de jouer dans le passé, mais en usant de ce passé sur le mode historique de la reconstitution de « décors ». L’immersion fictionnelle repose alors sur ce chronotope cohérent (Letourneux, 2005b, p. 199). C’est essentiellement la progression technique en termes de résolution d’image qui a permis de faire émerger les jeux vidéo qui privilégiaient cet usage du passé (Rabino, 2013, pp. 111-112). La reconnaissance possible dans l’espace ludique de détails et décors à référents historiques fut une des premières étapes, comme dans Wolfenstein 3D (id Software, 1992). C’est l’ambiance créée, dépendante du graphisme, qui ancrait le jeu dans l’Histoire, ainsi que son objectif. Considérée uniquement sous cet angle, l’Histoire pourrait n’être qu’un habillement de plus d’une jouabilité (gameplay) éprouvée.

13 Le cas des premiers jeux de tir (First-Person Shooters ou FPS) dans la décennie 1990 est particulièrement éclairant sur ce point. On jouait peu ou prou de la même façon dans Wolfenstein 3D ou Doom (id Software, 1993), – d’autant plus qu’ils furent développés par les mêmes équipes d’id Software –, tout en évoluant dans deux contextes très différents. Le premier se situait pendant la Seconde Guerre mondiale alors que le second s’inspirait de la science-fiction et de l’horreur. Il en fut de même pour Heretic (id Software, 1994) et Hexen (id Software, 1995) qui faisaient évoluer marginalement la jouabilité. L’immersion fictionnelle repose sur une pluralité de mondes, alors que l’immersion actionnelle du système de jeu reste pérenne (Arsenault et Picard, 2008, 4). Pour un même game play, toute une série de scénarios fictifs est alors possible (Genvo, 2005, p. 106).

14 Dès le départ, pour de nombreuses raisons, jouer dans le passé ne suppose pas toujours le respect du récit historiographique mais uniquement de ses éléments référentiels et formels : par exemple, l’objectif de Wolfenstein, tuer Hitler, repose sur une uchronie. On voit ainsi que le jeu ouvre un autre angle possible pour l’analyse : jouer dans le passé peut aussi impliquer de jouer avec le passé, comme dans les jeux de stratégie historique (Rabino, 2013, p. 112). Dans ce cas, en plus des détails véristes (dans la limite des

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graphismes d’époque), la jouabilité repose sur un des fondements de l’Histoire : l’évolution dans le temps. On y joue donc dans l’Histoire et avec l’Histoire. Le joueur maîtrise des paramètres historiques structuraux proposés par le système, tels que les ressources, la démographie, l’économie, les alliances politiques, la culture, la technologie ou la guerre. Le résultat est la production de récits historiques alternatifs (uchroniques). Ceux-ci relèvent de la feintise ludique partagée, une feintise perceptible parce qu’elle s’éloigne plus ou moins du récit historique unique, connu comme vrai. Nous précisons que nous entendons l’uchronie comme une « histoire refaite en pensée telle qu'elle aurait pu être et qu'elle n'a pas été ».2 En raison de notre propos, nous laisserons de côté le sens étendu, défini comme une exploration de possibles narratifs dans le cadre d’un récit fictif (Ter Minassian, 2016, p. 3).

15 La troisième possibilité d’approche qu’offre le jeu vidéo dans son rapport avec la narration historique, c’est la dimension idéologique de la vision de l’Histoire. Au-delà des simples intentions des créateurs, il s’agit de déterminer la place qu’occupent certains épisodes historiques dans la mémoire collective et pourquoi joue-t-on ou ne joue-t-on pas avec l’Histoire. Dans ce cas, le décalage entre la narration historique et sa reconstruction ludique doit être observé de très près. Par le biais de l’interactivité, inhérente à la narration vidéoludique, le joueur s’éloigne au fur et à mesure de l’avancement de la partie de la narration établie par la science historique et s’enfonce dans une dimension ludique qui va de l’exploration et de la constitution d’événements fictifs – comme en littérature ou au cinéma – jusqu’à des dénouements alternatifs ou uchroniques (Rabino, 2013, p. 113 ; Ter Minassian, 2016, p. 10), auxquels se risquent parfois les historiens eux-mêmes (Rowley et D’Almeida, 2009). Il s’agit alors de se demander « comment le jeu revêt des conceptions, significations, connotations et formes différentes selon les époques, les lieux, les peuples et les personnes » en supposant que « la dimension ludique résulte d’une co-construction entre la structure de jeu et son contexte » (Genvo, 2012, pp. 1-4). Le plaisir du jeu historique – le jeu avec l’Histoire – pourrait ainsi reposer sur deux stratégies ludiques « opposées ».

16 La première consisterait à feindre que l’on est dans une autre époque et que l’on agit comme à cette époque selon les canons du récit historique tel qu’ils ont été transmis par les pratiques sociales (en particulier dans le milieu scolaire). Cette pratique n’empêcherait pas l’ajout d’épisodes ou de personnages fictifs, mais le cours de l’Histoire n’en serait pas bouleversé. La seconde serait de partir de ces mêmes vérités historiques afin d’explorer d’autres passés possibles pour arriver à une ou des Histoires contrefactuelles.

17 Afin d’explorer les trois dimensions que nous avons mises en lumière – jouer dans l’Histoire, jouer avec l’Histoire et pourquoi jouer dans et avec l’Histoire –, nous avons choisi d’examiner les rapports du récit historique de la guerre civile espagnole (1936-1939) avec les très rares jeux vidéo qui s’en inspirent.

La guerre civile espagnole et ses déclinaisons vidéoludiques

18 Parmi les thématiques historiques les plus utilisées par le jeu vidéo, les guerres constituent une part très importante, si ce n’est la plus importante, en particulier la Seconde Guerre mondiale (Rabino, 2013, 113). Historiquement, ce conflit a été précédé

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par la guerre civile espagnole (1936-1939), qui est parfois considérée comme une sorte de « préparation » grandeur nature au conflit mondialisé.

La guerre d’Espagne comme thématique vidéoludique : chronologie, genres et titres

19 Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Espagne a donné lieu à une quantité extrêmement réduite de jeux, développés uniquement sur PC. Le site Historia Games n’en recense que six3, à comparer aux deux cent vingt-cinq pour le seul front ouest de 1939-1945. À ces six productions commerciales, il conviendrait d’ajouter le greffon (mod) España en llamas, réalisé par des fans sur Medal of Honor Allied Assault (MOHAA) puis Call of Duty 2 (COD2) (Marti, 2016, § 23). En 2012 deux versions étaient proposées, une en espagnol et l’autre en anglais. La situation pourrait être résumée dans le tableau suivant.4

Tableau 1 : Les jeux vidéo sur la guerre civile espagnole

Titre Année Type Genre Développeur et éditeur

Extension fan de Medal 1936 España en Jeu de Fans : MOHAA1936, 1 2001-2006 Of Honor Allied Assault llamas tir COD2 1936 (ESP) et Call of Duty 2

Sombras de la Legend Studios (ESP) pour 2 guerra : la guerra 2007 Original Stratégie Planeta de Agostini civil española Interactive (ESP/ITA)

Sombras de la Legend Studios (ESP) pour Extension de Sombras 3 Guerra : Objetivo 2008 Stratégie Planeta de Agostini de la guerra España Interactive (ESP/ITA)

Strategic Command Extension de Strategic Fury Software (USA) pour 4 2: Weapons and 2008 Stratégie Command 2 Battlefront.com (USA) Warfare expansion

Squad Battles: John Tiller Software (USA) 5 2008 Original d’une série Stratégie Spanish Civil War pour HPS Simulation (USA)

Paradox Development Hearts of Iron III: Extension de Hearts of 6 2012 Stratégie Studio (SWE) pour Paradox Their Finest Hour Iron III Interactive (SWE)

7 España 1936 2013 Original Stratégie HQ (FR) pour AGEOD (FR)

20 Le nombre réduit de jeux pourrait signifier que le conflit est sans doute trop exotique pour les studios nord-américains, qui constituent l’essentiel de la production et qui proposent une sorte de culture mondialisée (Genvo, 2012, p. 1), construisant « un imaginaire commun à la culture occidentale postmoderne » (Besson, 2015, p. 9). Bien que l’échantillon soit réduit, on note que les studios européens ont été plus sensibles à

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cette thématique. Si on y regarde de plus près, seuls l’éditeur hispano-italien Planeta de Agostini Interactive et le français AGEOD ont pris réellement un risque (2, 3, 7). Ce sont les seuls à proposer un jeu totalement original (graphisme et jouabilité). Les autres sont soit des extensions (1, 4, 6), soit des originaux (5) dans le cadre de séries au fonctionnement (en particulier le moteur graphique) éprouvé précédemment sur d’autres conflits.

21 Les dates de sortie sont également intéressantes, car elles suggèrent un intérêt pour le marché espagnol. En effet, l’anniversaire des soixante-dix ans du conflit coïncida dans la péninsule avec un engouement pour les documentaires, les séries et les films qui évoquaient l’époque (Marti, 2014a, p. 533). Le phénomène fut aussi sensible sur la production de bandes dessinées (Matly, 2015, p. 105). L’essor éditorial était en prise directe avec l’actualité politique du pays et une sérieuse réévaluation historique et juridique du conflit. De ce fait, les jeux datant de 2007 et 2008 sont nombreux, en particulier celui de Planeta de Agostini sorti en octobre 2007, qui se vendit à 60 000 exemplaires sur le seul marché national, un chiffre tout à fait respectable qui poussa l’éditeur à proposer une suite sous forme d’extension.5 Dans ce cadre, le jeu vidéo est pris dans un phénomène transmédiatique global, tel qu’il a pu être observé en d’autres circonstances (Letourneux, 2005a, p. 46).

22 En ce qui concerne les genres, ils pourraient confirmer la prégnance d’une culture mondialisée. Dans le jeu de stratégie, le changement de cartes fait partie de la pratique. La guerre d’Espagne y apparaît donc d’abord comme une possibilité de jouer sur un terrain qui présente l’attrait de la nouveauté. AGEOD met ainsi en avant dans sa promotion le fait que la jouabilité respecte une multitude de procédures historiques (chaîne de commandement, façon de combattre) ce qui le différencie des jeux classiques sur la Seconde Guerre mondiale, en donnant à España 1936 une dimension originale.6 Finalement, malgré son format, c’est sans doute le jeu de tir à la première personne 1936, España en llamas, créé par des fans à partir de deux classiques du genre, qui constitue la grande originalité, puisqu’à ce jour aucun studio n’a proposé d’adapter le conflit sous cette forme.

23 Cette première analyse met en relief quelques éléments qu’il conviendrait d’approfondir, comme le nombre de titres réduits, la domination du jeu de stratégie et les objectifs commerciaux. De fait, nous pensons qu’ils posent la question d’une narration historique problématique pour la guerre d’Espagne, qui aurait une incidence sur son éventuelle ludicisation.

Une narration historique problématique

24 Si on se situe depuis notre époque contemporaine, pour des sociétés démocratiques, le dénouement du conflit espagnol est peu euphorique. En 1939, il a consacré le triomphe d’un état fasciste qui n’a disparu qu’après la mort en 1975 de son leader, le général Franco. Bien que celui-ci, par son anticommunisme, soit devenu fréquentable dès les années 50 en tant qu’allié du bloc occidental et des États-Unis, sa mémoire reste celle d’un dictateur dont le pouvoir était issu d’un conflit insurrectionnel sanglant. Les démocraties occidentales suivirent une ligne non-interventionniste, prônée par le Royaume-Uni, alors que les insurgés étaient appuyés par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. Seule l’URSS, après quelques tergiversations de la part de Staline, apporta un soutien logistique à la République.

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25 En marge des combats violents, il y eut de très nombreuses exécutions sommaires d’opposants. La dictature imposa une mémoire unique du conflit, celle des vainqueurs. Ces derniers passèrent à l’Histoire sous le nom de « nacionales » (les « nationaux ») comme s’ils avaient libéré le pays d’une invasion étrangère. Les Républicains devinrent « les Rouges » et se virent confisquer leur mémoire, en particulier celle de leurs victimes, assimilées à « l’ennemi ».

26 Pour diverses raisons historiques, comme la nécessité d’un consensus et la crainte de l’armée qui restait encore puissante et acquise à l’ancien régime, le retour à la démocratie en 1975 ne put régler juridiquement (et politiquement) le sort et le sens de la guerre et la dictature qu’elle avait engendrée. Cependant, le conflit, ses exactions et ses conséquences refirent surface au début des années 2000. La « mémoire unique », « mémoire imposée » (Juliá, 2006, p. 5) de même que l’oubli devinrent inacceptables. L’anniversaire des soixante-dix ans du conflit en Espagne vit se produire une conjonction entre les initiatives publiques et divers mouvements de citoyens dont les résultats les plus visibles furent l’ouverture de très nombreuses fosses communes. La promulgation d’une loi dite de « Mémoire historique » fut validée définitivement par les Cortes le 31 octobre 2007. L’objectif était « que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature ».7

27 Dans ce contexte, il nous a semblé particulièrement intéressant d’analyser, dans leurs rapports avec le récit historique et le débat de société, le jeu de stratégie Sombras de la guerra (Legend Studios, 2007), produit et réalisé par une équipe espagnole ainsi que l’extension de Call of Duty 2, réalisée aussi en Espagne par un groupe de fans et qui porte le titre de 1936, España en llamas. Ces deux réalisations posent simultanément deux questions narratives : celle de la place des cultures nationales (et leurs récits historiques) dans le cadre du jeu vidéo, fortement identifié comme une forme transnationale (Genvo, 2012, p. 2) et celle de la ludicisation de la guerre et des débats que cette pratique peut susciter.

Jouer dans et avec l’Histoire : quels objectifs et quelles conséquences ?

28 Pour la guerre civile espagnole, la réception et les débats autour de la ludicisation du conflit ont été relativement importants. D’abord, ce sont principalement les deux premiers jeux, Sombras de la guerra : la guerra civil española et 1936, España en llamas et qui ont fait parler d’eux au-delà de la presse spécialisée, ce qui s’explique par des dates en coïncidence avec les événements politiques et mémoriels que nous avons soulignés précédemment.

Pourquoi (et comment) jouer dans et avec la guerre civile espagnole ?

29 Le premier point qui a attiré l’attention des médias était l’émergence d’une thématique nouvelle et locale : la guerre d’Espagne n’apparaissait auparavant dans aucun jeu vidéo. La thématique semblait d’autant plus originale qu’elle se référait non pas à une période historique vulgarisée par la culture mondialisée (comme la Seconde Guerre mondiale),

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mais à un épisode national. Sur ce point, les créateurs de 1936 España en llamas expliquent qu’étant fans du jeu de tir à la première personne (FPS), ils n’avaient pu jouer jusqu’à présent qu’à des jeux de type « américain ».8 On peut considérer que le groupe était porteur d’un discours sincère, puisque le développement avait commencé au début des années 2000, et qu’il était l’affaire d’une double passion, celle pour les jeux de tir à laquelle se mêlaient des souvenirs familiaux sur le conflit. Sur ce dernier point, nous avons pu constater qu’aucun des développeurs ne précise la nature de ces souvenirs : combats, vie quotidienne, appartenance à un des deux camps ? Il est juste fait mention de grands-parents auxquels sont rattachés les souvenirs en question, sans plus d’indications.9 Initiée en 2003, la démarche affichait une grande prudence. Dans une entrevue pour Ariadn@ supplément du grand quotidien national El Mundo, consacré au monde numérique, l’équipe déclarait10 : « Il n’y a pas d’orientation politique. C’est une des raisons pour lesquelles on ne propose que la version multijoueur, pour que chacun soit libre de choisir le camp dans lequel il désire s’enrôler ».

30 La page Facebook indique que 1936 España en llamas « n’est qu’un jeu de tir en 1ère personne [sic] sur la guerre civile espagnole qui utilise les moteurs graphiques de Medal of Honor Alied Asault (MOHAA) et Call of Duty 2 (COD2) ». 11 La motivation ludique est systématiquement mise en avant, tout comme la « nationalisation » d’un type de jeu (le FPS) généralement associé à la culture mondialisée occidentale.

31 Le jeu multijoueur mêle quant à lui les missions « réelles », reprenant des batailles ayant eu lieu, avec des missions fictives. Il est précisé que les armes, les habillages (skins) et le décor respectent l’ambiance et l’équipement de l’époque.12 La réussite de l’ensemble incita l’équipe à proposer un mode mono-joueur dans les années suivantes, avec, comme nous le verrons, un scénario ludique entièrement basé sur le récit historique.

32 En revanche, malgré quelques déboires, le jeu commercial Sombras de la guerra doit son apparition à une stratégie bien plus calculée. Au départ, Legends Studio visait une sortie qui aurait coïncidée avec le soixante-dixième anniversaire du conflit, venant s’ajouter aux nombreux ouvrages et DVD sur le sujet et bénéficiant ainsi de la dynamique culturelle du moment. Le studio avait élaboré sa propre logique commémorative. En effet, si historiquement le 18 juillet 2006 correspondait à l’anniversaire du début de la guerre, l’été n’est pas une période favorable au lancement d’un jeu. De fait, la sortie était prévue pour le 19 novembre 2006, une date qui réconciliait le consumérisme et l’Histoire. Proche de Noël et donc propice au lancement des nouveautés, cette date permettait aussi de créer l’événement par le lancement d’un produit à la veille de l’anniversaire de la mort du dictateur Francisco Franco (20 novembre 1975). Cependant, malgré les annonces faites dans la presse dès le mois de septembre 200613, les retards techniques obligèrent le studio à reporter la sortie d’un an.14

33 La façon dont les deux jeux adaptent l’histoire et le récit historique est aussi intéressante et explique les polémiques que suscita, en partie volontairement, Sombras de la guerra. Dans 1936 España en llamas, le groupe de fans a décidé de suivre une voie très originale par rapport aux FPS de référence. Dans le Call of Duty 2 originel, les missions sont constituées par trois campagnes dans lesquelles l’avatar du joueur est toujours du côté des alliés, vainqueurs du conflit : la Soviétique (1941-1943) de Moscou à Stalingrad ; la Britannique (1942-1944) de l’Afrique au débarquement et l’Américaine, qui prend la suite jusqu’à pratiquement la prise de Berlin. Le greffon espagnol suit ce

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principe, mais il fait alterner les campagnes des deux camps et le type de soldat. Le joueur y sera tour à tour républicain ou insurgé vainqueur (en fonction de la bataille) et il incarnera huit combattants (Marti, 2016, 28). Il s’agit chaque fois d’avatars fictifs, dont certains n’ont même pas de nom.15 Lors d’une analyse précédente, nous avions mis en évidence que ceux-ci étaient légèrement décalés par rapport au référent historique (Marti, 2016, § 31) et surtout, ils étaient faiblement politisés. Du côté des insurgés, il s’agit d’un Maure, d’un Italien des CTV (Corpo Truppe Volontarie), d’un légionnaire, d’un garde civil. Du côté des républicains, le seul personnage politisé est une milicienne anarchiste, présente dans bon nombre de missions, mais qui ne correspond pas à la réalité historique, ou qui du moins la déforme considérablement, les femmes ayant très peu participé aux combats.

34 Les véritables références historiques apparaissent la plupart du temps dans les cinématiques fictives sous forme de personnages non-jouables. Ils assurent l’immersion historique qui repose par ailleurs sur des éléments tels que les armements et le son. Par exemple, les vieux Mausers 1893 avec lesquels peut évoluer le joueur, équipement obsolète de l’armée républicaine, respectent la cadence de tir réelle. Les décors, les engins à roues et à chenilles et les avions ont été élaborés à partir de photos d’archives. Les bruits de moteur proviennent d’enregistrements d’époque disponibles en libre accès sur le Net. Le recours à la stéréotypie, classique dans le jeu vidéo (Letourneux, 2005b, p. 198), sert à mettre en place un environnement historiquement vraisemblable.

35 Cette démarche fut facilitée par la mise en ligne progressive d’archives numériques institutionnelles, dans le contexte de célébration mémorielle initiée en 2006. L’équipe indique aussi avoir reçu l’aide spontanée de plusieurs amateurs qui lui ont fourni des documents collectés lors de leurs propres recherches.16 Au détour d’un combat de rue, on peut se retrouver face à la reproduction d’une affiche de propagande et dans certaines pièces accessibles, le joueur active des postes de TSF diffusant des discours politiques de l’époque ou des chansons. Globalement, le graphisme et le son s’inspirent toujours de documents historiques, même pour la page d’accueil de lancement du jeu, qui reprend une photo de Robert Capa.

Figure 1 : Une rue dans 1936 España en llamas

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36 Le jeu commercial Sombras de la guerra adopte une relation avec le récit historique plus hétérogène… et plus polémique. Dès le départ, le joueur peut mener ses campagnes soit du côté républicain, soit du côté des insurgés militaires. L’issue des batailles pourra parfois se retrouver inversée par rapport au récit historique en fonction du choix du joueur, en particulier lors de la bataille de l’Èbre, qui fut historiquement le point culminant du conflit quand les Républicains tentèrent leur dernière grande contre- offensive. Malgré tout, le jeu essaie de respecter l’histoire, dans le sens où les missions républicaines, lors des batailles perdues, consistent soit à faire du renseignement, soit à protéger les civils. C’est ce qui est proposé par exemple pour le bombardement de Guernica dans la campagne du Nord.

37 Ensuite, le rapport aux documents d’archives est assez ambigu. Les graphismes pendant la partie sont assez pauvres, mais c’est le lot du jeu de stratégie, où la vision surplombante en troisième personne ne permet pas de détailler les éléments. Malgré tout, lors du lancement, l’accent avait été mis sur l’insertion de très nombreuses vidéos d’époque (19 au total), issues des archives de la BBC, de la filmothèque de Catalogne et de l’Institut Catalan des Industries Culturelles, et qui jouent le rôle de cinématiques. Pour compléter l’effet vériste recherché, les pages d’accueil des campagnes s’ouvrent sur un écran au fond sépia sur lequel s’affichent de petits textes d’information historique utilisant la typographie de la machine à écrire. On retrouve ici deux stéréotypes classiques des industries numériques au moment d’imiter les années trente. Cependant, alors que l’on pourrait s’attendre à l’adoption systématique d’une continuité graphique dans les éléments non jouables, favorisant une immersion vraisemblable dans l’époque, ces mêmes pages d’accueil sont parfois en contradiction avec cet objectif en proposant des dessins de personnages qui relèvent de la bande dessinée. Ce point fut particulièrement mal reçu lors du lancement du jeu et du débat qu’il suscita.

Le débat autour du récit de la guerre civile : jeu et Histoire

38 Dans Sombras de la guerra, le joueur peut opter pour l’un des deux camps et donc gagner la guerre soit avec les insurgés (comme dans le récit historique), soit avec la République (récit uchronique). Dans le cadre d’un jeu de stratégie historique, il ne s’agit pas d’une nouveauté. Il s’agit d’introduire des variations dans le récit qui prolongent la vie du jeu et permettent d’accéder à une expérience ludique enrichie par l’uchronie (Ter Minassian, 2016, p. 9).

39 Les créateurs semblent avoir misé sur une polémique, dont ils pensaient tirer avantage pour faire la publicité de leur jeu.17 En effet, lors du lancement commercial, à aucun moment l’uchronie n’a été justifiée par des éléments ludiques. C’est la fin alternative qui a été mise en avant, avec l’idée sous-jacente qu’elle enfreignait le récit historique. Elle sous-entendait aussi que la défaite républicaine n’était qu’une affaire de stratégie, minimisant l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste et l’isolement logistique des armées de la République, conséquence des politiques non-interventionnistes anglo- françaises. Cette idée de subversion de l’Histoire est entretenue par un communiqué de victoire uchronique, présent dans le jeu, que la presse s’empressa de citer, et qui

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reprenait mot pour mot – à l’exception des termes désignant l’ennemi vaincu – le message historique du général Franco, lu à la radio le 1er avril 1939 depuis Burgos : • Communiqué de Franco : « Aujourd’hui, après avoir capturé et désarmé l’Armée Rouge, les troupes nationales ont atteint leurs derniers objectifs militaires. La guerre est terminée ».18 • Communiqué uchronique : « Aujourd’hui, après avoir capturé et désarmé l’armée factieuse, les troupes républicaines ont atteint leurs derniers objectifs militaires. La guerre est terminée ».19

40 Ce texte n’était d’ailleurs pas d’une grande originalité, il avait été inventé en 1976 par l’écrivain Jesús Torbado pour son roman uchronique En el día de hoy, qui avait connu un grand succès à l’époque en obtenant le prix Planeta (le même éditeur que Sombras de la guerra…). La même année et dans la même veine, Fernando Diaz Plaja avait publié El desfile de la victoria.20 Enfin, en 1989, l’écrivain réactionnaire Fernando Vizcaíno Casas défrayait la chronique avec la même uchronie, Los rojos ganaron la guerra.21

41 La plupart des articles publiés par la presse généraliste (El País, El Mundo, La Vanguardia, La Voz)22 se contentent de reprendre le communiqué de presse et insistent dans leur titre sur la fin alternative, qui est sans aucun doute l’accroche la plus vendeuse (en plus de sa thématique inédite et nationale). Le quotidien national El País se fit l’écho de polémiques plus profondes autour de Sombras de la guerra, à cause d’abord d’une cinématique. En effet, le jeu propose le « film » de l’exécution (sans que l’on voit le résultat) de Virgile Leret, le premier officier fidèle à la République exécuté par les insurgés. La fille de ce dernier, interrogée par le journal, après avoir précisé que le pays n’est pas réconcilié avec ce passé, indique qu’elle est particulièrement choquée que cet épisode tragique réapparaisse dans le cadre d’un jeu, banalisant les « assassinats », sans respecter la douleur des victimes.23

42 Par ailleurs, pour certaines associations, il était insupportable qu’insurgés et républicains soient mis au même niveau. Selon elles, en plus de banaliser une violence dont l’évaluation restait problématique en 2007, en permettant de jouer avec l’un ou l’autre des adversaires, le jeu rendait les rôles réversibles. Ce faisant, il perdait une bonne partie de sa dimension « pédagogique » pourtant revendiquée au moment du lancement quand la bande-annonce indiquait « Revis un moment crucial de notre histoire ».24 Ce que pointaient finalement ces critiques, c’est l’incompatibilité des deux discours : l’uchronie et la possibilité de changer l’histoire ne pouvaient être présentées comme des éléments pédagogiques. Le jeu s’est trouvé confronté à ses propres frontières, celles de son acceptation sociale. En transformant le sens historique de la guerre et en prétendant sortir de l’espace ludique (du moins lors de sa campagne de lancement), Sombras de la guerra risquait de brouiller les nouveaux repères sociaux mémoriels et historiques que la nouvelle loi était en train de mettre en place. Les critiques sont ainsi en étroite relation avec le contexte du moment : en 2007, la guerre civile était certainement la période historique la plus sensible dans l’opinion publique. Par ailleurs le consensus autour de la politique législative et mémorielle était loin d’être total, dans un pays où l’on peine encore à se débarrasser des dernières effigies des généraux putschistes et de l’empreinte de Franco lui-même. Des jeux de stratégie de plateau, conçus dès les années 1980, extrêmement rigoureux sur le plan historique, n’avaient provoqué aucune polémique en reconstituant les batailles.25

43 Le dernier élément à charge, sans doute le plus révélateur et relevé uniquement par un journaliste de El País, est que les insurgés sont désignés dans le jeu par le terme nacionales, qui, comme nous l’avons dit plus haut, était une autodénomination visant à

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suggérer que l’insurrection militaire contre le gouvernement légal se justifiait pour débarrasser le pays d’une invasion étrangère. En procédant de la sorte, le studio validait un terme marqué, qui appartient clairement à la propagande franquiste et que les historiens évitent soigneusement ou utilisent entre guillemets. La seule réponse, qui est fournie par le directeur du projet, est qu’internationalement on n’aurait pas compris le terme de « rebelles » ou « d’insurgés ». Un contre-argument bien faible, quand on sait que le jeu n’a été diffusé qu’en langue espagnole et qu’au final très peu d’exemplaires furent vendus hors de l’Espagne, faute de version justement « internationale » en anglais.26 Le directeur justifie par ailleurs l’absence de véritables historiens dans l’équipe, jugeant que ceux-ci auraient été « partiaux », donnant l’impression que son équipe était plus neutre et mieux indiquée pour intégrer la dimension historique objective.27

44 Cette déclaration est révélatrice de la position de cette guerre dans l’opinion publique. Pour la Seconde Guerre mondiale, la vision des vainqueurs repose sur un consensus historique et moral et elle articule, dans la grande majorité des cas, les jeux qui y sont consacrés. Pour la guerre d’Espagne, c’est justement la vision des vainqueurs qui a été problématisée dans les années 2000 par les institutions, les historiens et les mouvements de citoyens. Établir une parité entre les insurgés et leurs adversaires, au nom de la neutralité ou du consensus, reste une position ambiguë qui relève soit de l’ignorance historique, soit de la position partisane. Sans doute conscient du problème moral que posait l’utilisation du conflit dans un jeu, la justification avancée se réduisait à l’argument pédagogique, pour entrer dans le discours consensuel du moment.

45 L’opportunisme de Legend Studio (qui avait aussi obtenu un financement institutionnel de la Junte d’Andalousie pour développer le jeu), ne fut pas non plus apprécié par les joueurs. Les évaluations des sites spécialisés sont assez négatives, tout en se situant sur un autre terrain. Elles laissent en effet volontairement de côté la polémique et la question morale pour s’intéresser uniquement à la dimension ludique. Techniquement, elles mettent en avant un moteur de jeu dépassé et de très nombreuses erreurs informatiques. Cependant, les joueurs restent sensibles au rapport avec l’Histoire, en étant particulièrement attentifs à la vraisemblance. Ils semblent tout à fait disposés à explorer l’uchronie de la victoire républicaine, qui est une feintise ludique indéniablement intéressante de leur point de vue. Par contre, le graphisme hétérogène des pages intermédiaires est jugé pour le moins « décomplexé ». Il contraste avec la présence des vidéos d’archives que les créateurs avaient mise en avant comme preuve de leur travail « historique » et « pédagogique ». L’évaluation par 3Djuegos résume parfaitement la situation en se concentrant sur le personnage féminin qui est représenté dans le jeu : En moins de deux minutes, une vidéo dans le style NO-DO [les informations filmées de l’époque, mise en place par le régime du général Franco], avec une voix off solennelle et des images d’archives, nous présente la situation de la République, et immédiatement après on nous présente comme héroïne une jeune fille pulpeuse, avec un décolleté vertigineux, à la poitrine et aux lèvres siliconées […] En voyant cet art-work d’une jeune fille à forte poitrine, avec des vêtements déchirés, que peut-on espérer ? Et bien qu’il ne manque à Sombras de la guerra qu’une jaquette signée Azpiri [Alfonso Azpiri, dessinateur de BD de fantasy érotique] avec la « libertaire » en question en petite tenue.28

46 Le ton ironique indique bien ce qui était attendu : de la vraisemblance qui aurait dû passer par le respect du décor et des personnages historiques, dans le cadre d’un épisode national crucial pour l’époque contemporaine. Paradoxalement, alors que

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l’auteur de l’évaluation ne s’estime pas compétent pour juger le jeu du point de vue moral, son opinion révèle une attente particulière. Une guerrière dénudée, dans un jeu dont le référent serait le passé de la fantaisie (fantasy) serait cohérente avec l’univers fictionnel de référence (coutumier de ce genre de représentation sexiste). Quand le référent est l’Histoire, la guerrière dénudée est totalement déplacée car invraisemblable (et sans doute fait-elle ressentir plus fortement la dimension sexiste de la représentation par le décalage créé). Une erreur que n’a pas commise l’équipe « amateur » du FPS.

Figure 2 : La milicienne du jeu Sombras de la guerra

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Figure 3 : La milicienne Marión Barreno du jeu 1936 España en llamas

47 Dans 1936 España en llamas, malgré leur « amateurisme », les concepteurs ont été habités par un souci plus vériste, que ce soit pour les décors ou les personnages, sans en faire un argument d’intérêt. En effet, le blogue du jeu met d’abord en avant la satisfaction d’avoir réussi un bon jeu de tir à la première personne, qui a d’ailleurs été téléchargeable un temps sur le site spécialisé Steam.29 Il s’agit bien entendu d’une démarche personnelle, où la question marketing n’a pas sa place.30 Ils ont aussi pris soin d’éviter la polémique. Le joueur alterne les batailles, sans possibilité de choix, c’est-à-dire qu’il se retrouve chaque fois dans la situation du vainqueur historique. L’Histoire est en quelque sorte respectée et on ne peut en sortir. Seule une double mission finale avec cinématique de conclusion propose une fin alternative à la guerre civile, avec la capture de Franco par les troupes de la République. L’uchronie est timide et ne semble pas faire partie de l’argumentaire pour jouer. Elle n’en demeure pas moins intéressante.

48 La fin alternative est préparée par une mission jouable visant à expliciter le bouleversement historique : la milicienne Marión Barreno vole en Allemagne les plans secrets d’Hitler pour la conquête de l’Europe. Dans la cinématique suivante, la révélation des intentions allemandes fait entrer la France et l’Angleterre dans la guerre d’Espagne et les troupes insurgées, submergées par la puissance de feu et la couverture aérienne franco-britannique, perdent la bataille de l’Èbre et la guerre. Le joueur se voit alors proposer une dernière mission qui consiste à abattre Franco (le personnage est programmé pour ne pas se rendre et riposter). Cette uchronie dit aussi en creux que la défaite de la République était due à la non-intervention des démocraties occidentales, qui s’était traduite par un très fort sous-équipement de l’armée régulière.

49 L’épisode pourrait aussi apparaître comme un exutoire, « une activité de compensation face aux contraintes du réel » qu’autorise l’espace du jeu (Genvo, 2005, p. 101). La fin de

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la guerre civile, qui consacre un coup d’état militaire et la mise en place d’un état totalitaire de type fasciste (dans sa version nationale-catholique), est peu euphorique, même pour des fans de jeu de tir à la première personne qui ne prétendent se situer que sur le plan ludique. La narration vidéoludique propose ainsi de combler, sur le mode fictif, la déception qu’engendre le dénouement historique. On pourrait aussi remarquer que cette fin uchronique repose sur des critères historiques plus solides que Sombras de la guerra. Les auteurs ont cherché à objectiver la chaîne des événements qui y conduit, en créant une causalité initiale (la révélation des intentions d’Hitler), qui constitue un point de divergence vraisemblable pour expliquer la fin alternative. Cette démarche correspond de fait à ce que proposent les historiens quand ils s’essaient à l’uchronie, à savoir, « signaler explicitement le moment où nos récits bifurquent vers l’histoire potentielle » (Rowley et D’Almeida, 2009, p. 11). Bien que l’objectif soit avant tout ludique, la construction historique (et vraisemblable) de la bifurcation par la création du point de divergence rejoint la préoccupation des historiens quand ils explorent l’uchronie : mieux comprendre l’histoire et ce qui est advenu.31

Conclusion

50 Une partie des jeux vidéo entretient des relations particulières avec l’Histoire. Nous avons vu que celle-ci est loin d’être un simple décor dont l’exactitude – terme préférable à réalisme qui renvoie à des notions relatives en termes graphiques (Zerbib, 2016, p. 31b) – servirait uniquement à consolider l’immersion du joueur. Le récit historique sous-tend le récit vidéoludique et il s’agit alors tout autant de jouer dans l’Histoire qu’avec l’Histoire. Les attitudes ludiques vont alors de la simple évasion contextuelle jusqu’au jeu avec la narration historique (Ter Minassian, 2016, p. 12). Dans ce dernier cas, le récit vidéoludique explore une vaste zone entre deux pôles presque opposés, d’un côté le respect de l’Histoire et de l’autre l’exploration de fiction historiques et/ou uchroniques.

51 Dans le cas d’épisodes historiques qui font l’objet de débats dans le présent, l’univers ludique est aussi soumis au questionnement social : la légitimité de la ludicisation d’une période est alors posée, car jouer avec un scénario historique suppose de laisser de côté les questions morales – du moins pour certains types de jeu comme les jeux de tir à la première personne ou les jeux de stratégies. Par leur nature même, ils ne peuvent rendre compte de phénomènes historiques complexes que sont les conflits, dont ils n’envisagent ludiquement que la dimension militaire. De plus, la mise à l’écart de la morale n’est jamais facile pour des moments qui ne font pas l’objet d’un consensus dans l’histoire nationale, ce qui est le cas du récit de la guerre d’Espagne. Les échappatoires pour éviter la polémique sont toujours périlleuses. Les créateurs n’ont que deux solutions. Soit ils revendiquent l’autonomie de leur œuvre, par un discours stéréotypé affirmant que « ce n’est qu’un jeu » mais dont l’immersion est fondée sur sa forte ressemblance avec l’Histoire. Soit ils font paradoxalement de leur jeu un objet « pédagogique », ce qu’il n’est pas a priori, en insistant sur sa dimension vulgarisatrice (Martin et Turcot, 2015, p. 124), qui permet de justifier et de valoriser le temps passé à se documenter ou la véridicité des éléments représentant l’époque dans laquelle se déroule l’action. On voit que la dimension fictive du jeu – la feintise ludique – est difficilement séparable de son acceptation sociale : « la feintise qui préside à l’institution de la fiction publique ne doit pas seulement être ludique, mais encore

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partagée » (Schaeffer, 1999, p. 147). Cette dernière réflexion ouvre aussi une autre perspective, qui peut intéresser la sociologie. En effet, dans notre travail, nous avons réfléchi sur l’acceptation sociale principalement à partir de la presse quotidienne généraliste. Il n’en demeure pas moins que cette acceptation doit aussi être examinée à l’aune d’ensembles plus réduits, comme les espaces d’échanges et de discussion (réseaux sociaux ou forums) entre les joueurs eux-mêmes, qui constituent sans nul doute une autre forme de l’acceptation, qui, normalement, compte bien plus que l’opinion publique générale.

52 Sur ce terrain, la relation entre le récit vidéoludique et le récit historique est extrêmement complexe et doit faire l’objet d’une attention accrue, peut-être de la part des historiens qui, en France, sont encore très timides dans le domaine. Bien que répondant à une autre pratique sociale (celle du divertissement), le jeu peut aussi avoir à répondre de sa légitimité, car tout récit historique ne pourra, sans problème, donner lieu à un jeu (Rabino, 2013, p. 114b). Les jeux issus de la narration historique en constituent une forme de réception et d’appropriation qui peut révéler le rapport à la mémoire des sociétés qui les consomment, la place qu’elles accordent à l’Histoire et la façon dont elles bâtissent leur roman national. De ce point de vue, le jeu vidéo constitue sans doute un document de choix pour l’historiographie de l’époque contemporaine.

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NOTES

1. Voir le descriptif à destination des futurs joueurs sur le site officiel, https:// assassinscreed.ubisoft.com/fr-fr/games/assassins-creed-unity.aspx 2. Définition donnée par le Trésor Informatisé de la Langue Française. 3. http://www.histogames.com/HTML/inventaire/periodes-historiques/epoque-contemporaine/ guerre-civile-espagnole.php 4. Voir le site spécialisé Game Front, consulté le 3 mai 2017, http://www.gamefront.com/mods/ 1936-1939-the-spanish-civil-war 5. ABC, 2008, « Amplian el vídeojuego sobre la guerra civil tras vender más de 60 000 copias », ABC hoy tecnología, http://www.mujerhoy.com/reportajes/amplian,videojuego,sobre,guerra, 64281,10,2008.html 6. Voir la description de l’éditeur publié par le site Historia Games : http:// www.histogames.com/HTML/inventaire/fiche/e/espana-1936.php 7. BOE (Boletín Oficial del Estado) du 27 décembre 2007, « Ley por la que se reconocen y amplían derechos y se establecen medidas en favor de quienes padecieron persecución o violencia durante la Guerra Civil y la Dictadura », https://www.boe.es/boe/dias/2007/12/27/pdfs/ A53410-53416.pdf 8. Voir le reportage diffusé par la chaine catalane TV3 en 2007, https://www.youtube.com/ watch?v=NwcABBBmc-g à 1’47’’. 9. Voir la rubrique « A propos » de la page Facebook, https://www.facebook.com/1936mohaa/ 10. Ariadn@, 26 octobre 2003, « 1936, la guerra civil en juego », http://www.elmundo.es/ariadna/ 2003/159/1067002344.html « Los diseñadores han querido desmarcarse de cualquier intento de politización: “No hay orientación política. Ésa es una de las razones por las que sólo se ofrece la versión multijugador, de manera que cada uno sea libre de elegir el bando en el que quiere alistarse” 11. Page d’accueil de la page Facebook : « juego FPS 1º persona 1936 España en llamas no es más que un juego de la guerra civil española utilizando los motores gráficos del Medal of Honor Alied Asault (Mohaa) y call of duty 2 (cod2) », https://www.facebook.com/1936mohaa/ 12. Voir le blogue : https://tribyblog.wordpress.com/mod-1936-espana-en-llamas/ 13. Voir les articles suivants, dans Libertad digital, http://www.libertaddigital.com/internet/un- videojuego-sobre-la-guerra-civil-permitira-al-bando-republicano-ganar-y-declarar-cautivo-y- desarmado-el-ejercito-faccioso-1276287016/ ; 20 minutos, http://web.eldia.es/2006-09-07/ zonaweb/zonaweb8.htm 14. Voir le reportage posté sur YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=sGrxybu12aE 15. Voir la distribution complète et la répartition des missions sur le Wiki du greffon, http:// www.wikiwand.com/es/1936,_España_en_llamas#/Personajes 16. Voir Ariadn@, art. cit. 17. Voir les déclarations de Francisco Pérez, le directeur de Legends Studio dans 20 minutos du 26/12/2006. 18. Communiqué officiel, source, Sombras de la guerra : « En el día de hoy, cautivo y desarmado el Ejército Rojo, han alcanzado las tropas nacionales sus últimos objetivos militares. La guerra ha terminado ». 19. Communiqué alternatif, source, Sombras de la guerra : « En el día de hoy, cautivo y desarmado el ejército faccioso, han alcanzado las tropas republicanas sus últimos objetivos militares. La guerra ha terminado ». 20. Le défilé de la victoire 21. Les rouges ont gagné la guerre. 22. Voir El Mundo, édition du 5 septembre 2006, « Un videojuego para cambiar el resultado de la Guerra Civil », http://www.elmundo.es/navegante/2006/09/04/juegos/1157358631.html ; El País,

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édition du 3 décembre 2007, « ‘Sombras de guerra’ reabre viejas heridas sobre la contienda civil », http://elpais.com/diario/2007/12/03/radiotv/1196636403_850215.html ; La Vanguardia, édition du 30 octobre 2007, « Planeta lanza el primer videojuego commercial sobre la guerra civil », http://www.lavanguardia.com/internet/20071030/53406729546/planeta-lanza-el-primer- videojuego-comercial-sobre-la-guerra-civil-espanola.html ; La Voz de Galicia, 2 septembre 2006, « Un nuevo videojuego permite al usuario ganar la Guerra Civil con los republicanos », http:// www.lavozdegalicia.es/noticia/sociedad/2006/09/02/nuevo-videojuego-permite-usuario-ganar- guerra-civil-republicanos/0003_5073416.htm 23. El País, 15 novembre 2007, « Protesta de Carlota Leret, hija de uno de los fusilados en el videojuego », http://elpais.com/diario/2007/11/15/ciberpais/1195097066_850215.html 24. La bande-annonce est accessible sur YouTube, voir à 0’41’’, https://www.youtube.com/watch?v=lXCu4RXdYHg 25. Voir El País, 3 décembre 2007, art. cit. 26. El País, 15 novembre 2007 : http://elpais.com/diario/2007/11/15/ciberpais/1195097067_850215.html 27. El País, idem. 28. http://www.3djuegos.com/juegos/analisis/1556/0/sombras-de-guerra-la-guerra-civil- espanola/ 29. Voir le blogue, https://tribyblog.wordpress.com/mod-1936-espana-en-llamas/ 30. Sur la création amateur, on retiendra qu’elle est avant tout conditionnée par une démarche en direction de soi-même et non d’un public. Une de ses principales caractéristiques est la réflexivité (Hurel, 2017, p. 27 et p. 43). 31. Le principal intérêt de l’uchronie pour les historiens est un retour critique sur leur propre savoir. Il s’agit d’interroger les chaînes causales de l’Histoire telles qu’ils les ont eux-mêmes établies. Le point de divergence permet en effet de vérifier la validité de l’explication des événements qui sont réellement attestés. L’uchronie est un moyen de se tenir « au bord du tableau », de se garder de « l’illusion perspectiviste » (Rowley et D’Almeida, 2009, p. 197).

RÉSUMÉS

Les jeux vidéo utilisant l’Histoire offrent de nombreux scénarios ludiques par leur fictionalisation de la narration historique. Si cette généalogie narrative est intéressante d’un point de vue formel, elle dépend par ailleurs d’un imaginaire collectif en prise avec les réalités idéologiques de son temps. Nous proposons dans cet article d’examiner le rapport entre le jeu vidéo et l’Histoire du point de vue des enjeux sociaux mobilisés et mis en confrontation sous la forme narrative. Dans ce cadre, nous nous intéresserons à un épisode historique particulier, celui de la guerre d’Espagne (1936-1939), et à la façon dont il a été traité dans quelques jeux vidéo et reçu dans le contexte national au cours des années 2000. Il s’agira d’examiner comment les jeux s’inspirant de la narration historique en constituent une forme de réception et d’appropriation qui peut en dire long sur les sociétés qui les consomment, la place qu’elles accordent à l’Histoire et la façon dont elles bâtissent leur roman national.

Video games using History display numerous playful plots which fictionalize historical narratives. If this narrative genealogy seems interesting from a formal point of view, it still depends on a collective imaginary based on the ideological realities of its time. In this paper, we

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set out to examine the relation between video games and History from the perspective of the social issues that are called upon and confronted in their very narrative forms. Within this framework, we shall consider a historical episode, namely the Spanish Civil War (1936-1939), and the way it has been illustrated in some video games and was received in the national context of the years 2000. We will question the way these games inspired by historical narratives constitute in fact a form of critical appropriation, a very revealing appropriation in relation to the societies which consume these games, the place they grant to History and the way they build their national fiction (or myth).

INDEX

Mots-clés : jeu vidéo, Histoire, guerre d’Espagne, jeu de tir à la première personne, jeu de stratégie, roman national Keywords : video game, History, Spanish war, First-Person Shooter (FPS), strategy game, national narrative

AUTEUR

MARC MARTI Université Côte d’Azur

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Varia

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Apprendre avec le jeu numérique Minecraft.edu dans un dispositif interdisciplinaire en collège

Leticia Andlauer, Florence Thiault et Laure Bolka-Tabary

Pour une approche extensive du jeu vidéo en contexte éducatif

1 Le jeu est depuis longtemps utilisé comme support pédagogique. Toutefois, dans un contexte où le lien qu’entretiennent les jeunes envers les outils issus des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) suscite à la fois crainte et intérêt de la part des pouvoirs publics, la mise en place d’un objet comme le jeu vidéo en classe fût et reste très progressive. Dans les années 2000, cette attention ne concerne pas uniquement les jeux vidéo, mais également l'usage des réseaux sociaux, la consultation des contenus, les modes de consommation des images, etc. Tandis que les systèmes éducatifs sont confrontés à un contexte de crise (multiples réformes, dévalorisation de l’image et perte des vocations des enseignants etc.), la place des TIC au sein des pratiques pédagogiques devient l’objet de nouveaux enjeux éducatifs et pédagogiques. Ces dispositifs sont alors vus comme « à la fois un des agents de la crise et un des moyens de la résoudre pour peu qu’on leur donne une dimension pédagogique » (Dumas, 2004). En 2007, Laurent Trémel interroge les liens entre jeux, éducation et socialisation afin d’inciter les chercheurs à se pencher sur le jeu et de ses mécaniques à travers une approche compréhensive des jeux vidéo, recentrée sur leur nature et leurs caractéristiques ludiques (Tremel, 2007).

2 Progressivement, intégrer une dimension pédagogique aux médias et jeux vidéo devient l'enjeu de nouvelles recherches et de nouveaux projets. De cette manière, de nombreux travaux (Brougere, 2002 ; Alvarez, Djaouti, Rampnoux, 2016 ; Lavigne, 2016) interrogent le potentiel éducatif de ces objets jusqu’ici tenus à l’écart de l’école et cherchent à leur apporter de la légitimité. Dans le même temps, les encouragements des instances éducatives envers des formes de pédagogies innovantes vont également

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permettre aux jeux vidéo, et aux nouveaux objets que sont les serious games ou jeux sérieux de trouver une place au sein des salles de classe. Il s’agit aujourd’hui d’observer les évolutions de cette appropriation de la culture vidéoludique par les systèmes éducatifs à la fois du point de vue des acteurs, mais également du côté des élèves et des pratiques qui se déroulent en classe.

3 Ces derniers plébiscitent en effet ce type d’activité vidéoludique qui les renvoie à leurs propres pratiques culturelles (Octobre, 2004). Outre le fait qu’il séduit les élèves, le jeu numérique offre de nouvelles possibilités pour l’enseignement. La simulation réaliste associée au plaisir du jeu permet une entrée différente dans les apprentissages. Toutefois, l’attitude des élèves face à ce qui est considéré par les instances éducatives comme un jeu mérite une attention particulière et demande à être relativisée. En se référant aux travaux de Jacques Henriot (1989), on peut considérer « l’idée de jeu » comme ancrée dans des contextes – sociaux, historiques et géographiques – selon lesquels cette idée de jeu, et par conséquent l’attitude du joueur, peuvent différer. De plus, l’un des apports de sa pensée fut de considérer qu’il est impossible pour un observateur extérieur de certifier si la personne observée joue effectivement. C’est à cette dernière d’énoncer sa pratique comme relevant du jeu. La situation d’interaction, qui se déroule à l’école dans un dispositif de médiation entre enseignant, objet vidéoludique et apprenant, engage les élèves dans une démarche d’apprentissage et d’expérimentation au pouvoir motivationnel. Cette même situation leur fait accepter un ensemble de règles propres à ce qui est, dans ce contexte, considéré comme jeu et qui structurent leur comportement en classe.

4 Les principales difficultés rencontrées dans la mise en place de jeux sérieux à l’école restent l’entrée dans le jeu ainsi que l’adoption par les élèves d’une attitude de jeu qui se heurte souvent à un contenu trop didactique et pas assez ludique. Alors que l’outil d’apprentissage est présenté comme un jeu, la situation créée en classe est-elle vécue comme ludique par les individus présents ? Comment les élèves appréhendent-ils les pratiques du jeu en classe à partir de leurs propres expériences de joueurs ? Il s’agit là de déterminer les modalités de l’appréhension par les élèves d’un jeu vidéo en tant que support d’une pédagogie active et de questionner la nature de ce type d’activité pour l’apprentissage. Notre analyse s’organise autour de deux axes principaux : les pratiques vidéoludiques de la population étudiée dans les activités scolaires et dans le contexte familial et la question des apprentissages informels avec le jeu vidéo. En effet, l’usage, dans un cadre d’apprentissage institutionnel, d’un jeu vidéo pensé initialement pour le divertissement nécessite de s’interroger sur la façon dont sont intégrés les effets éducatifs d’une pratique ludique dans un dispositif didactique.

Observer l’expérience de Minecraft.edu en contexte éducatif

5 Minecraft (jeu de type bac à sable1), dont le développement a débuté en 2009, est parfois nommé le « Lego du XXIe siècle » par les médias ; ce jeu doit son succès au fait de pouvoir créer un monde fait de blocs, que l'on peut récupérer, transformer et manipuler au gré de l’imagination pour construire des bâtiments et des mondes imaginaires. Il n’y a donc pas de trame narrative dans Minecraft. Les joueurs peuvent sélectionner la difficulté du jeu et choisir leur mode de jeu (seul ou à plusieurs). Ils sont amenés soit à construire ensemble (mode créatif) soit à se battre (mode survie)2. Ce jeu

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vidéo fut utilisé dans de nombreux pays comme outil d’éducation pour aborder différentes thématiques : la revue de littérature proposée par Nebel, Schneider et Rey (2016) sur l’utilisation de Minecraft pour l’éducation évoque des sujets variés allant de la géométrie spatiale à l’écologie en passant par les matières plus classiques telles la géographie, la biologie, l’histoire, les arts, etc. Pensée spécifiquement pour être utilisée en contexte éducatif, la version Minecraft.edu3 est sortie au cours de l’été 2016. Elle propose notamment une interface plus simple d’utilisation pour les professeurs et se limite au mode créatif pour les élèves. A la fois perçu comme ludique, car bénéficiant de l’image d’un jeu vidéo de par sa version originale, et répondant ainsi aux intérêts du système éducatif pour le numérique et l’utilisation des TIC en classe, Minecraft.edu semble alors être un outil idéal pour mettre en place un scénario d’apprentissage par le jeu.

6 Durant l’année scolaire 2016-2017, les enseignants d’un collège des Hauts de France ont choisi de recourir à l’usage de Minecraft.edu avec l’ensemble des classes de 5 e dans le cadre d’un Enseignement Pratique Interdisciplinaire (EPI). L’objectif est de reconstruire une seigneurie médiévale avec l’abbaye, le château et le village. Les disciplines mobilisées interviennent sur des points complémentaires. L’enseignant d’histoire se charge de l’affectation des bâtiments à construire aux différentes classes puis de la mise en vie de la seigneurie. Les enseignants de mathématiques travaillent sur l’échelle des différents bâtiments et la réalisation des fondations. Quant aux professeurs de technologie et d’arts plastiques, ils supervisent les étapes de la construction ainsi que le choix des matériaux et de décoration.

7 Les utilisations en classe étant limitées au mode créatif, elles divergent assez fortement de l’expérience du jeu des jeunes hors contexte scolaire (qui privilégient le mode survie). Une élève joueuse experte nous décrit le jeu comme suit : Minecraft, c’est un peu un type de jeu bac à sable. En gros, y a plusieurs types de jeu : y a la survie, y a le créatif, le hardcore, et le ultra hardcore. La survie c’est que tu dois survivre avec une barre de vie et une barre de nourriture. Et tu as plusieurs vies, si tu meurs tu peux respawn [réapparaître]. En hardcore c’est que tu peux regen [régénérer], mais tu peux pas vivre plusieurs fois, tu peux pas respawn. Dès que tu meurs c’est fini. Et l’ultra hardcore c’est que tu peux pas regen et que t’as une seule vie. Et le créatif tu peux faire tout ce que tu veux, tu peux voler, et t’as pas de barres de vie ni de nourriture. Tu peux jamais mourir. (extrait entretien élève)

8 Cette description des modes de jeu met en avant le fait que le mode créatif ne semble pas présenter de règles ou d’objectifs ludiques. L’élève se trouve face à une liberté qui devra être cadrée dans la situation d’une utilisation en classe. Il est judicieux de s’interroger sur la nature de ce dispositif : puisque Minecraft.edu a été conçu pour un usage pédagogique, et si les règles pour l’élève sont dictées par la situation éducative, alors l’idée de jeu est ici remise en cause. Alors que la revue de littérature évoquée précédemment relève de nombreux travaux consacrés à l’analyse de la mise en place des dispositifs autour de Minecraft (Nebel et al., 2016), cet article entend se recentrer sur la parole des élèves afin de déterminer la nature de leur activité en classe.

9 Nous avons adopté une méthodologie de recherche basée sur une enquête et des observations directes afin de croiser données qualitatives et quantitatives, informations déclaratives et observées. Cette méthodologie a permis d’obtenir des données factuelles sur le déroulement de l’EPI, sur son appréhension par les enseignants et les élèves, sur la motivation des élèves et les dynamiques de groupe. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès de 16 élèves issus des six classes

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concernées par l’EPI. Les élèves ont été interrogés par trinôme, à l’exception d’une classe où une seule élève s’est présentée à l’entretien. Les entretiens d’une trentaine de minutes ont été réalisés par deux chercheuses, l’une menant l’entretien, l’autre prenant des notes. Les élèves ont été interrogés à la fois sur le jeu Minecraft et son intérêt éducatif, les transferts de compétences entre le jeu et les disciplines scolaires, ainsi que leurs pratiques ludiques et vidéoludiques personnelles. Il s’agissait de déterminer quelles pratiques de loisirs ils assimilent au jeu, dans quels contextes, ainsi que la façon dont elles sont décrites, afin d’éclairer les modalités de construction de leur perception de l’activité menée durant les séances avec Minecraft.edu.

10 Ces entretiens visaient à compléter une première enquête par questionnaire menée auprès de l’ensemble des élèves de 5e (153 répondants). Le choix des élèves interrogés a été fait par l’équipe enseignante, à qui nous avions préalablement demandé de sélectionner des profils d’élèves variés en fonctions de critères tels que le sexe, l’expertise dans le jeu, le niveau scolaire, le comportement et la socialisation dans le groupe. Des entretiens semi-directifs ont également été réalisés avec quatre enseignants des quatre disciplines représentées dans l’EPI. Nous avons demandé aux enseignants de nous raconter la genèse du projet, son déroulement, les liens avec leur discipline, les difficultés rencontrées et leur avis sur cette expérience.

11 Parallèlement à ce travail d’enquête, nous avons effectué des observations de séances d’EPI : une séance de mathématiques, une séance de technologie et deux séances d’arts plastiques. Ces séances se déroulaient en salle informatique. Nous étions installés en fond de classe, dans une posture d’observation non participante, et nous nous déplacions pour observer et photographier les informations disposées par l’enseignant sur un tableau ainsi que les écrans des élèves. Nos observations se sont concentrées sur le déroulement de la séance, les consignes, déplacements et interactions de l’enseignant avec les élèves, les déplacements et interactions des élèves entre eux (dans la classe et au sein des groupes de travail), leur comportement pendant la séance et leur participation effective au travail collectif. Pour clôturer l’enquête, un questionnaire de bilan a porté sur l’évaluation de l’expérience de jeu et les représentations des compétences acquises des élèves (117 répondants).

La place des jeux vidéo dans les loisirs des élèves

12 Le jeu vidéo constitue un objet incontournable de la culture adolescente. L'enquête PELLEAS (Programme d'étude sur les liens et l'impact des écrans sur l'adolescent scolarisé)4 menée par la Croix-Rouge en 2014 a constaté que 94 % des garçons et 84 % des filles interrogées déclarent jouer à un jeu vidéo de façon hebdomadaire. Lors de notre enquête, les jeux les plus cités par les élèves appartiennent aux genres Sport, Action-Aventure et Jeu de tir à la première personne : il s’agit de FIFA Football 17 (2016), GTA 5 (Grand Theft Auto, 2013) et Call of Duty (COD, 2016). S’ils sont cités très souvent, et majoritairement par des garçons, les filles indiquent également aimer ces jeux. Il faut toutefois rappeler que GTA et COD sont déconseillés aux moins de 18 et 16 ans, et que les jeunes interrogés ont de 12 à 13 ans. Néanmoins, parmi l’ensemble des jeux cités, seuls ces trois titres très populaires font consensus auprès des élèves. Beaucoup de jeux ne sont mentionnés qu’une voire deux ou trois fois : ils présentent cependant une grande diversité de catégories et de titres, mais également de supports, avec des jeux sur console, PC, console portable et également tablettes et smartphones. Parmi tous les

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titres évoqués, et bien qu’il ne soit pas aussi présent que FIFA, GTA et COD, Minecraft se démarque et se trouve aussi bien cité par des filles que des garçons, sans doute en lien avec l’expérience scolaire en cours.

13 Notre enquête par questionnaire auprès des collégiens, nous révèle en effet que deux tiers des élèves jouaient déjà à Minecraft chez eux avant de l’utiliser en cours et que 83 % jouaient également à d’autres jeux. Les réponses nous informent sur leur temps de jeu qui correspond pour presque la moitié d’entre eux à moins d’une heure par jour, 34,5 % déclarant jouer de une à trois heures par jour et 19 % plus de trois heures par jour. Ils jouent le plus souvent sur une console de salon type Playstation, Wii ou Xbox, qui peut être une console familiale, personnelle, parfois héritée du père suite à l’acquisition d’un modèle plus récent. Enfin, l’appétence des filles par rapport aux jeux vidéo semble moindre que celle des garçons, et les résultats du questionnaire confirment ces tendances : davantage de filles déclarent ne pas jouer, tandis que les garçons dans l’ensemble se disent davantage attachés à cette pratique.

Figure 1 : Proportion des joueuses et joueurs de Minecraft avant les séances en EPI

14 Les collégiens rencontrés en entretiens ont des pratiques variées des jeux vidéo, mais se révèlent majoritairement être des joueurs modérés, pour lesquels le jeu vidéo s’avère une pratique de loisirs parmi d’autres (un seul collégien déclare jouer plus de trois heures par jour). La plupart pratiquent une activité sportive (natation, basket, tennis de table, football, équitation) et/ou musicale, qui leur prend souvent plusieurs heures par semaine. Ils déclarent tous regarder des vidéos sur Youtube, en citant essentiellement des vidéastes comiques et, pour les joueurs les plus assidus, les diffusions en mode continu (stream) de jeux vidéo5 (Minecraft ou autres jeux pratiqués à la maison). Ils regardent également des films et séries (plusieurs citent la plateforme Netflix) avec une prédilection pour le genre « horreur ». La lecture est citée plus marginalement (mangas, Harry Potter, romans policiers…). Les garçons aiment retrouver leurs amis à l’extérieur pour jouer au football, faire du vélo ou de la trottinette, se balader, les filles apparaissant comme plus sédentaires.

15 Les pratiques ludiques privées des jeunes conditionnent l’appréhension du jeu en séance pédagogique. Lavigne (2016) différencie deux groupes de joueurs : les gros joueurs (GJ) et les petits joueurs (PJ). Ces deux groupes accordent de l’importance à la

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dimension sociale de l’activité ludique. Les GJ jouent par passion et l’esprit de compétition est un marqueur important d’investissement dans l’activité ludique. Ils constituent un public sensible aux différentes caractéristiques traditionnelles d’un jeu vidéo (scénario, graphismes…). De leur côté, les PJ jouent à des jeux de façon occasionnelle, leur principale motivation étant de s’amuser ou chasser l’ennui.

16 Ce rapport différencié au jeu vidéo s’est vérifié lors des entretiens où ce dernier est mentionné à plusieurs reprises par des PJ comme une activité non préférentielle, sur laquelle ils se rabattent quand ils n’ont rien de mieux à faire ; les GJ mentionnent quant à eux le jeu vidéo comme étant leur activité préférée, qu’ils pratiqueraient de manière plus intensive si leurs parents ne contrôlaient pas leur temps d’écran. En effet, la plupart des familles ont instauré des règles pour surveiller le temps de jeu telles des limitations horaires : « sur le PC mon père m’a mis un truc : ça commence à 13h et ça se termine à 23h pendant les week-end. Et pendant l’école c’est de 18h à 21h ». Les deux catégories de joueurs perçoivent de façon différente le fait de jouer en classe. Fille 2 (F2) : Les séances Minecraft c’est plus du jeu que des séances normales. [GJ] Chercheuse (C) : Pour ceux qui jouaient pas à Minecraft, est-ce que ça vous a plu ? Garçon 3 (G3) : Moi j’aime bien. F3 : Moi aussi j’aime bien, mais je joue pas. En fait je fais que quand je suis en cours : pas en dehors des cours. C : Tu veux dire que pour toi c’est pas du jeu ? F3 : Pour moi non. C : Et pour vous deux, vous estimez jouer en cours ou pas ? G4 : Non. G3 : Ouais un peu. C’est un peu les deux parce que les profs nous laissent un peu libres mais il y a certaines limites : on doit respecter ce qu’on doit faire.

17 Il y a donc plusieurs types d’appréhension de l’expérience des « séances Minecraft ». La pratique du jeu et l’idée de jeu que construisent les élèves réfèrent à des contextes précis, de loisirs partagés ou en solitaire, qui sont cadrés et déjà définis comme tels dans un environnement familial ou amical. Par conséquent, ces appréhensions du jeu diffèrent selon les individus interrogés. Les GJ ou experts ont une idée précise des éléments constitutifs qui devraient composer un jeu : de l’amusement, une activité dite « libre », et les caractéristiques particulières de la version originale de Minecraft (mode survie, challenges, etc.). Cette représentation peut entrer en conflit avec l’expérience de jeu en séance pédagogique. Les PJ sont à l’inverse plus sensibles aux artifices ludiques des jeux sérieux. Enfin, certains (PJ) déclarent cependant, durant les observations en séance, ne pas s’amuser particulièrement et simplement attendre les consignes à suivre pour l’avancement du projet.

Minecraft.edu, un jeu sérieux ?

18 L’utilisation de Minecraft.edu en classe s’apparente au fait de détourner les mécaniques d’un jeu connu par les élèves pour un objectif autre que le seul jeu. Son usage à des fins pédagogiques a pour aspiration de permettre aux élèves de construire numériquement une seigneurie médiévale par l’entremise d’un dispositif ludo-numérique. Pour Alvarez et Djaouti : Ce type d’application informatique s’appuie sur le jeu vidéo, tant sur le plan technique que culturel, pour tenter de s’écarter du divertissement. Ce qu’on pourrait traduire en français par « jeu sérieux », ou plutôt « jeu à intention

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utilitaire », a pour principale vocation d’apprendre, d’informer, d’expérimenter, de s’entraîner tout en jouant. (Alvarez, Djaouti, 2012, p. 9)

19 Le jeu sérieux utilise donc les mécanismes du jeu vidéo pour délivrer un contenu pédagogique selon des objectifs clairement définis assignés par les concepteurs. Contrairement au jeu sérieux, où l’intention sérieuse prime sur la visée ludique, le détournement éducatif du jeu vidéo (Serious Gaming), vise à exploiter des jeux vidéo commerciaux à des fins d’apprentissage. Ce terme comprend toutes les approches de détournement de jeux dédiés au divertissement pour aboutir à des finalités sérieuses non anticipées par ses concepteurs afin d’attribuer au jeu des nouvelles fonctions. A priori, dans ce cas de figure, les enseignants disposent d’une plus grande marge de manœuvre pour élaborer un projet didactique. Le détournement éducatif du jeu vidéo (Serious Gaming) peut s’effectuer de deux manières : par une modification des usages (Serious Diverting) et par une modification de l’artefact qu’est le jeu (Serious Modding) (Alvarez, Djaouti et Rampnoux, 2016). Ainsi, la version éducative de Minecraft offre de multiples fonctionnalités supplémentaires, que ce soit en termes d’administration du serveur (avec des raccourcis commandes pour téléporter les joueurs et une carte pour voir où ils se trouvent) ou en termes de mécanismes de jeu et jouabilité avec des ajouts de modifications (mods) directement intégrés au jeu tel que « Architecture Craft » offrant de nouveau blocs et fonctionnalités plébiscités par les élèves. « Il y a plein de blocs qu’il n’y a pas dans le vrai Minecraft donc c’est sympa parce qu’on pouvait faire des arches, des cercles » (extrait d'un entretien élève).

20 Au vu de ces éléments, il apparaît que l’utilisation de Minecraft telle qu’elle se présente au collège observé relève d’une situation de modification de l’artefact (Serious Modding) visant à faciliter l’usage et l’intégration du jeu vidéo en classe. Cependant, pour les joueurs experts, jouer en contexte éducatif apparaît comme une expérience contradictoire : Je trouve que Minecraft ici on a un truc à faire et on est obligés de le faire. Alors que Minecraft à la maison j’ai le droit de faire ce que je veux. Je veux faire une survie6 je vais aller faire une survie. Alors qu’ici c’est du genre tu construis une maison et après tu vas aider les gens, et tu vas pas dire « je vais faire une survie » : j’ai pas le droit.

21 Lorsqu’on les interroge sur le sentiment de jouer ou de travailler pendant ces séances, ils répondent que « c’est entre les deux » et insistent sur les différences d’attitudes scolaires. « Bah, Minecraft on le prend au sérieux mais on peut quand même rigoler. C’est un jeu. Alors que pendant les vrais cours on doit être sérieux, on doit rester calmes, on peut pas parler ». Le fait de vivre un moment scolaire qui contraint moins le corps en ce qui concerne la posture physique (pouvoir se déplacer) et l’expression (discuter avec ses camarades) génère une adhésion forte pour ce type d’activité : « On préfère les séances Minecraft que les séances normales ». Ces entretiens révèlent ainsi que la définition de l’activité vécue pendant ces « séances Minecraft » reste floue : elle ne répond pas à l’expérience de jeu telle que les élèves la conçoivent à partir de leurs pratiques de loisirs, et ne correspond pas non plus à ce qu’ils qualifient de « vrai cours ». Il semblerait que les élèves désignent l’activité durant les séances pédagogiques comme « jeu » car l’utilisation de Minecraft.edu les renvoie à une expérience vécue dans un contexte différent avec le « vrai » Minecraft. Il est également probable que les professeurs, considérant Minecraft.edu comme un jeu et en tant que médiateurs du dispositif pédagogique mis en place, influencent la perception et la définition de cette activité chez les élèves.

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Mécanisme de jeu et apprentissage informel

22 La notion de jouabilité (gameplay) se réfère aux critères de ce qu’est un jeu vidéo attractif pour les joueurs et les concepteurs. Le game est l’aspect organisé du jeu comportant des règles bien définies pour remporter la victoire et le play est entendu comme le jeu libre. C’est la tension dans un jeu vidéo entre ces deux pôles, c'est-à-dire entre les règles mises en place, les contraintes imposées par les aspects techniques et logiciels (le scénario du jeu, les modalités d’action, les personnages, etc.), et la liberté laissée au joueur dans l’univers du jeu qui va constituer l’essence de la jouabilité. Ainsi, s’il y a trop de contraintes, trop de difficultés ou d’obstacles à la progression, le jeu perd de son intérêt. Et s’il n’y a aucune règle, il est difficile de jouer et d’y trouver un but. C’est donc à la fois l’équilibre entre les données informationnelles fournies pour jouer et le plaisir qui se dégage de cette activité qui sont visés dans cette notion.

23 Dans les observations effectuées, nous avons pu mesurer l’importance de la dimension sociale dans la construction des connaissances. L’observation de ces apprentissages informels implique une posture de recherche qui « accepte de remettre en cause la notion de transfert des connaissances au profit d’une analyse de l’apprentissage en termes de participation à des pratiques sociales » (Berry, 2011, p. 10). Ces compétences se construisent au travers des interactions, des discussions (également sur le tchat), dans la coopération et la collaboration entre pairs. Cette dernière est fondamentale pour le bon fonctionnement de l’activité et par conséquent une attention particulière est portée à l’organisation des groupes de travail : « on n’allait pas mettre que des gens qui savaient pas jouer à Minecraft tout seuls. Donc il y avait au moins une personne qui savait jouer à Minecraft dans le groupe » (entretien élève). Le statut d’expert est ainsi attribué à certains élèves qui connaissent le jeu pour y avoir déjà joué chez eux. Ils aident, sous forme de tutorat, les autres joueurs plus novices dans la découverte des fonctionnalités du jeu. L’entraide existe également entre les différents groupes, comme l’évoque une élève : « si on comprenait pas quelque chose, on demandait à un autre groupe de nous aider. Par exemple, ils venaient à côté de nous et ils nous montraient comment on faisait pour casser un bloc ou faire arrondir un bloc ».

24 Le support induit des compétences particulières à mobiliser pour les activités de jeu (gestion, stratégie, réflexes, rapidité…). Jouer à des jeux vidéo, c’est en effet apprendre une nouvelle littératie et acquérir des compétences liées à la maîtrise des technologies numériques. Ce point est souligné par un élève interviewé : « je jouais pas sur ordi du coup il y avait des modes [dans Minecraft] autres que sur la console. Du coup je savais pas qu’on pouvait faire ça ». L’expérience du jeu Minecraft.edu en collectif favorise chez les apprenants joueurs une amélioration de leurs compétences socio-cognitives et digitales : la prise d’initiative, l’autonomie, la résolution de problème. Jouer en classe développe les interactions et la socialisation pour certains élèves plus faibles. Effectivement, l’utilisation du jeu encourage la coopération entre les joueurs qui doivent partager leurs informations pour résoudre les problèmes rencontrés : « Quand nous on voulait le faire et qu’on voyait quelqu’un y arriver on disait : est-ce que tu peux me laisser faire parce que moi je sais pas faire par exemple ceci, et toi tu sais le faire donc on va aider les autres » (extrait entretien élève). Ainsi cette organisation pédagogique met en place une intelligence collective dont les caractéristiques se fondent sur une décentralisation du savoir et des pouvoirs (de l’enseignant non

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spécialiste du jeu à l’élève expert) : « Des fois les profs ils sont un peu moins doués que nous dans Minecraft du coup on leur demande si ça va et après ils nous demandent même si on pourrait faire ça. Les rôles sont un peu inversées » (entretien élève). L’autonomie des individus est valorisée en tant que créateurs.

25 La situation est structurée de manière coopérative. Les individus travaillent ensemble vers un but commun. Ils perçoivent qu’ils ne peuvent réaliser leurs objectifs que si les autres membres du groupe atteignent également leur but. Selon Brougère, « vouloir participer, faire avec d’autres est générateur d’apprentissages pour partie conscients et formels, pour partie non intentionnels et informels » (Brougère, 2012, p. 12). Cet apprentissage informel est effectué par l’échange entre pairs (entre joueurs du groupe classe ou d’autres classes du projet) : « des élèves d’une autre classe sont venus parce qu’ils avaient trouvé des trucs dans Minecraft, pour nous montrer. C’était pour faire les toits en pente et pas en escalier ». En effet, l’activité de recherche d’informations (recours aux documents pédagogiques fournis par les enseignants : dessins d’époque des éléments constitutifs d’une seigneurie tel un four à pain) est structurante pour organiser le travail. Le fait que plusieurs classes travaillent sur le même projet avec des bâtiments spécifiques à construire (abbaye, château, maisons du village, four et puits, moulins, gibet…) nécessite une interactivité constante entre les joueurs et l’environnement technique dont les modifications sont perçues et contrôlées en temps réel par le suivi sur la carte commune, projetée sur écran.

L’intégration du jeu Minecraft dans la pédagogie

26 L’intérêt d’un jeu dépend surtout de la manière dont l’enseignant l’intègre dans le dispositif de formation. La question de l’évaluation des apprentissages est fondamentale. Dans le cadre de la réforme du collège, notre expérimentation portait sur un nouveau dispositif d’enseignement interdisciplinaire. Les élèves rencontrés en entretien ont révélé des difficultés à définir cet enseignement. Seul un élève, fils d’enseignant, a su caractériser cet enseignement comme « un travail interdisciplinaire avec plusieurs matières ». Pour autant, certains d’entre eux réalisent l’intérêt de la complémentarité des disciplines pour élaborer le projet collectif : « En fait on se rend compte que les matières elles sont un peu liées. Parce que faire la technologie c’est plus pour construire des choses tout ça mais pour les construire il faut connaître bien les maths ». Pour la majorité, les séances pédagogiques menées en EPI se sont révélées principalement des temps privilégiés pour réaliser un projet de groupe (86 % des réponses au questionnaire bilan) et apprendre autrement (60 %).

27 Dans le contexte du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, l’évaluation par compétences qui prend une autre forme qu’une évaluation sommative classique n’est pas toujours bien appréhendée par les élèves : « C’est des compétences, c’est la nouvelle réforme. C’est plus des notes, c’est comme en maternelle. Rouge c’est mauvais, jaune c’est en cours d’acquisition, vert c’est acquis et vert foncé c’est très bien, expert ». Ils pensent surtout être évalués sur leur comportement et leur participation : « si on est sages, si on cherche sérieusement ». En fait, ils n’ont pas vraiment conscience d’une évaluation en œuvre. En effet, seulement 57 % d’entre eux estiment avoir été évalués lors des séances. Un quart des élèves déclarent ne pas savoir si une évaluation a eu lieu. Quant à 15 % des élèves, ils n’ont pas le sentiment d’avoir été évalués par les enseignants sur ces exercices. Cette difficulté pour identifier les

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points d’évaluation peut s’expliquer par le fait que les élèves ne perçoivent pas ces séances comme des cours et ne leur accordent donc pas une « légitimité » pédagogique.

Figure 2 : Impressions des élèves sur l’évaluation de l’EPI

28 L’action menée dans le jeu se révèle première pour les apprenants. Ainsi, lorsque l’on demande aux élèves ce qu’ils ont appris en histoire, la moitié évoque la phase de défrichage du terrain (activité menée lors de la première séance avec le professeur d’histoire). Néanmoins, une partie des élèves conceptualise effectivement le thème de travail comme « l’architecture au Moyen-âge » et comme possible élément d’évaluation : « si on fait des bâtiments qui ressemblent pas à des bâtiments du Moyen- âge, ça va pas être acquis. Des carreaux, des vitres ça existait pas ». L’étude des échelles de mesure en mathématiques s’avère être plus évidente pour les élèves car une partie de cet enseignement s’est déroulé en classe avant la transposition sur les plans de l’abbaye virtuelle. Ils ont appliqué dans le jeu ce qu’ils avaient préparé au préalable sur des plans papiers : « sur des feuilles à petits carreaux, on avait colorié par exemple, s’il y avait 74 blocs, on coloriait 74 blocs, on faisait la largeur et on a dessiné l’abbaye au sol en fait, sur une feuille de carreaux ». Ces deux exemples montrent bien que le scénario pédagogique reste central comme lors d’un enseignement ordinaire.

29 Le jeu constitue un dispositif d’apprentissage parmi d’autres. Au-delà des compétences transférables acquises par la pratique collective du jeu, la manipulation de systèmes complexes et l’apprentissage par essais erreurs leur a permis de développer des compétences digitales et d’être acteurs de la réalisation finale globale. En ce qui concerne l’évolution de leurs niveaux dans Minecraft, ils sont 75 % à se qualifier de « Bon » ou « Expert » dans la maîtrise du jeu en fin d’année scolaire, alors qu’ils étaient seulement 44 % à s’identifier à ces catégories au début du semestre.

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Figure 3 : Auto-évaluation des élèves au début des séances Minecraft

Figure 4 : Auto-évaluation des élèves à la fin des séances Minecraft

30 Ils considèrent l’expérience de ces séances comme une activité très sérieuse. Lors du bilan, plusieurs élèves insistent sur le fait que « ce qu’ils n’ont pas aimé dans les cours », ce sont les attitudes négatives de leurs camarades qui soit détruisent les productions des autres (avec des blocs de TNT7), soit lancent des « potions d’invisibilité » qui provoquent la disparition de l’avatar du joueur. Ces perturbations, atteintes aux règles établies, démontrent aussi l’existence de ces dernières et qu’elles sont davantage mises en place par la situation d’enseignement et l’activité en groupe que par l’outil lui-même. Le bruit est également signalé comme élément perturbateur qui ne permet pas d’écouter les consignes de l’enseignant et limite l’attention. Leur motivation reste cependant forte. Ils sont majoritairement (94 %) prêts à participer à d’autres séances Minecraft l’année suivante sur d’autres projets de construction.

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Conclusion

31 Nous avons souhaité dans cette recherche inscrire la pratique scolaire de Minecraft dans une approche extensive des usages vidéoludiques des élèves. En effet, une meilleure connaissance des pratiques ludiques personnelles des élèves par les équipes enseignantes est un atout pour une utilisation pertinente du jeu dans les apprentissages scolaires. D’une part, parce qu’elle permet de comprendre ce que des élèves de 11-12 ans entendent par « jouer » dans un contexte de loisirs ; et d’autre part, parce que cette connaissance aide à éclairer les choix des équipes pédagogiques quant aux titres de jeux choisis pour être employés en classe. Ainsi, si Minecraft.edu ne fait pas l’unanimité auprès des élèves de 5e du collège observé, ce jeu reste une production populaire dont le titre « parle » aux élèves. Eux-mêmes ne mentionnent pas le suffixe « .edu » durant les entretiens, et les chercheuses ont tenté de ne pas encourager cette appellation afin de laisser le choix de la précision ou non aux élèves. La différence entre les deux versions est pourtant connue de tous, renforçant d’emblée le contraste entre les différents contextes de jeu avec le « vrai Minecraft » et le « Minecraft ici » (en classe).

32 L’impact positif d’un jeu sur les apprentissages est étroitement lié à la réflexion sur les conditions d’utilisation et les objectifs poursuivis. « Ce n’est pas seulement en raison de ses effets, de sa possible utilisation pédagogique, que le jeu revêt une importance et comporte une part essentielle de sérieux : c’est avant tout parce qu’il se présente ainsi au regard du joueur lui-même » (Henriot, 1989, p. 201). Non seulement le jeu ne peut se suffire à lui-même et doit faire partie d’un scénario pédagogique, mais il doit être inclus dans un dispositif contextuel qui permet de l’appréhender comme outil d’apprentissage, en prenant en compte les perceptions qu’ont les élèves du jeu en dehors de la salle de classe. Seule la médiation de l’enseignant peut donner du sens afin de permettre à l’élève de dépasser la simple expérience de jeu et de l’inscrire dans une véritable démarche d’apprentissage. Cette réflexion sur la médiation apparaît indispensable si l’on souhaite vaincre les réticences des enseignants et développer les usages de cet outil.

33 Néanmoins, si les apports pédagogiques sont importants, la qualité de l’utilisation d’un outil tel que Minecraft.edu en éducation repose avant tout sur un équilibre entre contenu pédagogique et qualité ludique. Certes, ce titre a le mérite de rappeler le célèbre jeu vidéo, mais lui-même est difficilement catégorisable en tant que tel. La version « .edu », qui est présentée comme un outil pédagogique, révèle à travers ses caractéristiques propres une différenciation forte entre pratiques de jeu en classe et pratiques de jeu hors de la classe. Alors que le « jeu » qui se déroule en contexte scolaire est ainsi défini par les équipes composées d’adultes, de nombreux élèves annoncent ne pas jouer. L’activité menée en classe avec Minecraft.edu varie donc entre « séance de jeu » et « séance de cours », tout comme le dispositif qui supporte cette activité oscille entre « jeu vidéo » et « outil pédagogique ». Les objectifs pédagogiques des enseignants semblent atteints. Les appropriations du dispositif par les élèves révèlent à la fois de « vrais » moments de jeu et de « vrais » apprentissages. Si la question de ce qu’est le « jeu » pour les élèves est souvent interrogée dans cette enquête, celle de ce qui est entendu par « apprentissage » est évoquée mais elle reste encore à explorer notamment au regard des systèmes d’évaluation en cours d’évolution. Il y a là matière à enrichir ces questionnements autour des liens entre jeu

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et apprentissages, mettant à nouveau la parole des élèves à contribution afin d’éclairer leur conception de ce que signifie « apprendre ».

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NOTES

1. Les jeux de type « bac à sable » ou sandbox en anglais sont des jeux qui ne proposent pas d’objectifs prédéterminés aux joueurs, ces derniers étant ainsi libres de se créer leurs propres objectifs de jeu. 2. Minecraft classique est utilisable selon quatre modes possibles : créatif, survie, aventure ou hardcore. Ce dernier mode de jeu, dérivant du mode survie, implique l’impossibilité de réapparaître après la mort si ce n’est en mode spectateur.

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3. https://education.minecraft.net/ 4. Enquête PELLEAS, OFDT-CJC Pierre-Nicole, Croix-Rouge française, 2014. 5. Les diffusions en mode continu ou stream en anglais sont des parties de jeu vidéo enregistrées par d’autres joueurs, parfois diffusées en livestream, c’est-à-dire en direct, sur des plateformes telles que Twitch.fr ou Youtube. Ces formats rencontrent un succès grandissant. 6. Le mode « survie » est un mode de jeu dans lequel les joueurs doivent collecter des ressources, bâtir des structures, combattre des monstres, gérer leur faim et explorer le monde pour survivre et prospérer. 7. Le TNT (Trinitrotoluène) est un bloc qui une fois activé finit par exploser, pouvant ainsi infliger de lourds dégâts.

RÉSUMÉS

Ce texte présente une étude menée à partir de l’expérience du jeu Minecraft.edu auprès de collégiens dans un cadre interdisciplinaire. Notre réflexion s’appuie sur une enquête auprès des participants du projet et des observations directes de séances pédagogiques afin de croiser données qualitatives et quantitatives, informations déclaratives et observées. Cette contribution se propose d’éclairer les pratiques vidéoludiques des jeunes élèves dans le contexte familial et éducatif. Dans une perspective culturelle, nous réfléchissons au rapport entre l’apprentissage et la jouabilité (gameplay) dans un jeu sérieux.

This article presents a study about the experience of MinecraftEdu, during class with middle school students. This experience is lead through an interdisciplinary framework. Our thinking is based on an inquiry with participants from the project and observations during classes. The aim is to collect and juxtapose both qualitative and quantitative data, as well as declarative and observed data. This contribution proposes to highlight young people video game activities in a familial and educative context. Through a cultural perspective, this inquiry interrogates the links between learning and play in a serious game.

INDEX

Mots-clés : jeu vidéo, enseignement, serious games, Minecraft, intelligence collective Keywords : video game, education, serious games, Minecraft, collective intelligence

AUTEURS

LETICIA ANDLAUER Université de Lille

FLORENCE THIAULT Université de Lille

Sciences du jeu, 9 | 2018 281

LAURE BOLKA-TABARY Université de Lille

Sciences du jeu, 9 | 2018