ROGER REGENT

LE CINEMA La Dernière Folie de Mel Brooks. — Un certain jour. — Si c'était à refaire. —Mado.

N'est-il pas surprenant que l'un des films comiques — je ne dis pas une comédie — les plus réussis depuis longtemps soit un film entièrement muet, à un seul mot près et d'ailleurs prononcé par le mime le plus célèbre du monde, Marcel Marceau ? Surprenant et peut-être décourageant à la fois, bien qu'il faille se garder de tirer des conclusions hâtives et pessimis• tes d'un fait très exceptionnel et qui apparaît en définitive comme une pirouette, une amusante provocation, un pied de nez fait à la barbe de tous les modernistes forcenés. Il serait évidemment abusif, injuste et absurde de prétendre que l'apport du film parlant n'a rien ajouté, sur le plan du comi• que, au cinéma et que les artistes du muet avaient déjà tout inventé ; mais ce que l'on peut dire en revanche, c'est que dans le domaine du burlesque ils avaient bien en effet tout inventé. On peut compter ceux qui depuis quarante ans s'étant essayés dans ce secteur essentiellement visuel y ont réussi. Mettons, à part évidemment les frères Marx qui ont effectivement découvert une dimension nouvelle à cette forme particulière de comique en créant une sorte de « burlesque parlant » et gesticulatoire qui, avec le son, la musique et la parole, adapta aux nouvelles techniques les inventions visuelles des Mack Sennett et des Buster Keaton. De loin en loin nous trouvons une tentative réussie dans le néo-burlesque (Monty Python par exemple, farce, teintée de surréalisme, d'universitaires échappés de Cambridge, ou encore Hellzapoppiri), mais dans l'ensemble tous les cinéastes ayant voulu retrouver le style des anciens ont échoué. Or le metteur en scène américain Mel Brooks a tenu le pari et il réussit à le gagner : la Dernière Folie de Mel Brooks est le spectacle le plus jeune et le plus drôle qui soit ! Mel Brooks, qui a tout juste cinquante ans, a déclaré récemment : «J'ai compris il y a quelque temps que c'étaient les clowns — Keaton et Chaplin — qui me faisaient le plus rire et me procuraient le plus de plaisir. J'ai voulu voir s'il m'était possible de recréer cela dans un film. Le plus 722 LE CINEMA dur a été de ne pas loucher et de garder ma langue rentrée... Pour moi, l'humour physique est plus immédiatement accessible que l'humour verbal ou que le prétendu mot d'esprit. » Que Chaplin et Keaton soient encore aujourd'hui ceux qui l'amusent le plus, on pouvait s'en douter en voyant les deux films précédents de Mel Brooks, Le shériff est en prison et Fran- kenstein junior ; ses goûts s'affirment et se précisent pourtant avec sa « dernière folie » puisque, répétons-le, il a osé faire un film entièrement muet alors que depuis près de cinquante ans le cinéma parle. On ne saurait bien entendu pas raconter l'histoire dans ses péripéties (car il y a tout de même une histoire). Disons seulement que l'auteur adopte la technique du film dans le film et c'est un peu sa propre aventure qu'il doit nous montrer. A Hollywood, un metteur en scène en perte de vitesse décide, pour se refaire, de réaliser en 1976 un film muet. Personne naturellement ne veut prendre une telle folie au sérieux, mais notre homme que l'auteur a baptisé Mel Funn... s'obstine. Il parvient à convaincre un gros bonnet de Hollywood que son idée est géniale, mais c'est lorsque tout paraît gagné que les difficultés commencent. Une firme concurrente dépêche auprès de Mel Funn le démon en personne sous les traits d'une splendide et ensorcelante créature... (Arme de guerre classique dont le Téléphone rose, entre autres, d'Edouard Molinaro et Francis Veber nous donnait récemment l'exemple.) Le scénario est néanmoins réalisé et le film obtient un triomphe. Celui de Mel Brooks lui-même connaîtra sans doute un succès égal. Nous retrouvons donc pendant une heure et demie — distance difficile à tenir dans une œuvre de cette sorte — beaucoup de gags qui firent les beaux jours des Charlie Chaplin, Fatty, Keaton, Harry Langdon..., de tous ceux enfin formés à l'école de Mack Sennett. Et nous constatons une fois encore combien la poursuite, la tarte à la crème, le croc-en-jambe, en un mot tous les grands thèmes du burlesque, sont des ressorts toujours efficaces. Ceux qui ont étudié le mécanisme du rire chez l'être humain l'ont noté, et le grand mérite de Mel Brooks avec son nouveau film est de nous faire oublier tout à coup un demi-siècle de cinéma parlant, c'est-à- dire de longues habitudes prises, une lointaine accoutumance à une certai• ne esthétique. Tout nous paraît naturel dans cette Dernière Folie, tout coule de source comme si, revenant à la lumière de la bougie, nous trou• vions notre maison parfaitement éclairée. Outre ses qualités foncièrement comiques, c'est en cela que la Dernière Folie de Mel Brooks est une œuvre importante dans le cinéma d'aujourd'hui : ceux qui ont connu le cinéma muet oublient le plus naturellement du monde cinquante ans de film parlant, ceux qui ne l'ont pas connu ne sont nullement déroutés par ces intertitres qu'il faut lire et qui remplacent la parole. Mel Brooks lui-même joue le rôle de Mel .Funn - son propre rôle en somme. Il est moins bon acteur qu'auteur et metteur en scène, mais son interprétation est cependant très acceptable. Marty Feldman, Dom de LE CINEMA 723

Luise, Bernadette Peters, Sid Caesar ont parfaitement pris le rythme du cinéma muet. Prêtant leur concours et tenant leur propre rôle, nous voyons en outre Burt Reynolds, Liza Minnelli, Paul Newman, Marcel Marceau : ils s'amusent tous, naturellement, à se montrer très différents de ce que nous les imaginions d'après les personnages qu'ils incarnent dans leurs films. Mais la vedette qui réussit le mieux son petit numéro personnel est de loin la grande comédienne Anne Bancroft. Nous ne sommes pas près d'oublier son admirable création dans Miracle en Alabama et la lutte atroce qu'elle soutenait contre la petite fille sourde, muette et aveugle, véri• table bête sauvage dont elle avait entrepris de faire un être normal civilisé. Or dans la Dernière Folie de Mel Brooks nous voyons Anne Bancroft danser un tango vertigineux qui est l'une des caricatures burlesques les plus drôles que nous ayons vues. Son numéro s'inspire à la fois de Grou- cho Marx et du Valentino des Quatre Cavaliers de l'Apocalypse. Voir Anne Bancroft faire une telle exhibition est un spectacle particulièrement savoureux. Cette grande comédienne dramatique, cette tragédienne du théâtre et de l'écran, danse, tout de rouge vêtue, un tango fou avec un entrain et un plaisir débordants : ce doit être ce que Giraudoux appelle quelque part « la joie du talent ».

L'avalanche de films qui a déferlé sur le public depuis le début de l'automne rend inévitablement plus rigoureux — et sans doute injuste — le choix que l'on doit faire dans une chronique limitée comme celle-ci. Si nous n'avons pas à regretter de passer sous silence le Jardin des supplices, Anatomie d'un rapport, l'Aile ou la Cuisse, les Naufragés de l'île de la Tortue, la Marge, Duelle et tant d'autres, certaines œuvres récentes méri• tent pourtant, à côté de films vraiment importants, ceux des Claude Sautet, Pierre Granier-Deferre, (entre autres), de ne pas être oubliées. Parmi celles-ci Un certain jour du metteur en scène italien Ermanno Olmi, dont on avait apprécié il y a une douzaine d'années les Fiancés et surtout, quelque temps avant, // Posto (l'Emploi) qui, dans le style néo-réaliste italien, rappelait le ton poétique de Gogol. Avec Un certain jour, l'écriture est assez différente ; Ermanno Olmi adopte une forme de narration volontairement discontinue, décousue même, qui reflète avec ses mille facettes les petits et les grands moments de la vie dont le puzzle, rassemblé, donne la vie elle-même. Le sujet du film, c'est le « grain de sable », ce petit rien qui grippe et dérègle la mécanique la plus savam• ment agencée. Un homme, prêt semble-t-il à tout gagner, va tout à coup tout perdre parce que, à dix centimètres près, sa voiture va toucher le chariot d'un cantonnier... Ermanno Olmi a toujours dit qu'il voulait raconter l'histoire des gens qui n'ont pas d'histoire. Le danger d'un tel propos est de tomber dans les banalités ; le metteur en scène d'Un certain jour sait nous raconter la vie sans nous ennuyer : son film a le charme de tout ce qui est vrai. 724 LE CINEMA

Avec Si c'était à refaire, nous retrouvons ce que nous avons toujours aimé chez Claude Lelouch : son amour fou du cinéma et sa passion de la vie — ce qui d'ailleurs est à peu près la même chose. Dans son nouveau film, comme cela arrive souvent chez les stylistes, la forme vaut mieux que le fond. Une femme jeune (trente-cinq ans) sort de prison après quinze ans de réclusion criminelle (imméritée). Au début de sa détention, elle eut, volontairement, un enfant dans des conditions d'ailleurs aussi déplaisantes que peu vraisemblables. Ce fils qui fut confié à l'Assistance publique devait représenter l'espoir pour la jeune prisonnière. A sa libération, le problème majeur qui se pose à Catherine est de révéler la vérité à ce fils qui n'a jamais connu sa mère, et l'on pense que tel va être le sujet du film. Mais Claude Lelouch en dépiste tout à coup un autre en introduisant dans l'histoire une autre jeune femme, Sarah, qui fut en prison la compagne de Catherine. Tout ce qui se passe dans Si c'était à refaire pourrait en réalité donner lieu à un drame, et même assez pathétique ; Claude Lelouch ne l'a pas voulu et il a sans doute eu raison : il est plus à l'aise dans la comédie et son intonation est plus légère que déclamatoire. Son film pourtant comporte certaines digressions dramatiques et ce ne sont pas les moins réussies. Il mêle aussi, avec une certaine habileté, le présent et le passé ; mais nos auteurs vont devoir se méfier de cette technique narrative que l'on voit maintenant dans presque tous les films et qui est en train de deve• nir un procédé et un poncif. Si l'on ne peut oublier les excellents numéros de Francis Huster et , il faut reconnaître que l'interpréta• tion est dominée par Catherine Deneuve et surtout par Anouk Aimée, l'inoubliable Lola du beau film de Jacques Demy et l'émouvante Anne d'Un homme et une femme. Elle n'avait pas tourné un seul film depuis huit ans ce qui est bien dommage pour le cinéma et pour le public, car elle nous revient telle qu'en ses meilleurs jours. Elle donne au personnage de Sarah un charme et une vie qui s'intègrent parfaitement à la caméra de Claude Lelouch.

Parmi les oeuvres « importantes » que nous citions plus haut, il y a en premier lieu, pensons-nous, Mado, de Claude Sautet. Depuis les grandes révélations de l'après-guerre (les Jean-Pierre Melyille, et quelques autres) celle de Claude Sautet est probablement la plus marquante. Le metteur en scène qui a signé les Choses de la vie, César et Rosalie, Vincent, François, Paul et les autres est un cinéaste de haut rang. Il sait composer des images qui s'imposent à nous, nous clouent à notre fauteuil et nous obligent à subir leur pouvoir. C'est à cela que l'on reconnaît la marque des grands metteurs en scène, c'est ce qui a mis à la première place du cinéma les Stroheim et les Hitchcock, les Fellini et les Clouzot. Je ne prétends pas que Claude Sautet soit déjà l'un de ceux-là : il n'a avant Mado réalisé que six films, mais dans chacun d'eux on retrouve cette force de persuasion — d'envoûtement parfois — qui donne à la création LE CINEMA 725 cinématographique ce que l'on peut appeler, peut-être, sa noblesse. Le scénario et le dialogue, écrits par Claude Sautet lui-même et Claude Néron, nous entraînent dans un milieu d'affaires à la suite de Simon Léotard (), qui finance des promoteurs. A la suite de spéculations et d'opérations malheureuses conduites par l'un de ses colla• borateurs et amis qui se suicide, Simon se retrouve, à cinquante ans, au bord de la faillite. Toute cette première partie du film se déroule presque entièrement dans les bureaux d'une affaire immobilière, et quand nous en sortons c'est encore pour rester dans le même monde et parler des mêmes problèmes. Tout cela, il faut le reconnaître, n'est pas à première vue d'un intérêt passionnant. Or Claude Sautet est parvenu à donner à toutes ces scènes un attrait, une vie, inattendus ; il sait tirer d'une matière rébarbative un intérêt imprévu, une vérité spectaculaire ; tout sonne juste, tout est vrai et vivant : le décor, les acteurs et ce qu'ils disent et ce qu'ils font. Enfin c'est sur ce tissu peu préparé à recevoir une décoration plus aimable que l'auteur brode le paysage psychologique où évoluent les personnages. Nous comprenons que Simon est célibataire et plutôt misogyne : il aime les femmes, nous laisse-t-on entendre, mais s'ennuie avec elles... Pourtant il entretient des relations régulières avec une jeune fille, Mado, qui a vingt- deux ans et se prostitue à mi-temps si l'on peut dire, parce qu'elle ne travaille qu'à mi-temps. Simon le misogyne éprouve de la tendresse pour Mado qui a une certaine grâce d'enfant et est au fond plus pure qu'on ne pourrait le penser. Nous sommes, à la suite de Simon, amenés à connaître la petite bande de camarades parmi lesquels vit Mado et auprès de qui ce grand bourgeois, homme d'affaires intelligent, blasé, désenchanté, apprend à connaître un autre monde, celui de la jeunesse et de l'amitié. Il ne faudrait pas croire cependant que Claude Sautet ait terminé son film dans l'optimisme et l'euphorie. Ce serait trop facile. L'auteur nous achemine au contraire vers une fin mélancolique et même désespérée malgré la petite touche de lumière nous faisant penser que Mado va peut-être trouver l'amour et une vie heureuse avec un jeune garçon de son âge... Mais c'est là un espoir bien fragile !

On a beaucoup dit que le sujet de Mado était l'argent. C'est là limiter considérablement le propos de Claude Sautet et de Claude Néron. On trouve dans cette étude de mœurs et de caractères bien autre chose ! Entre autres une réflexion sur l'apparence et le réel chez l'être humain, une rêve• rie réaliste sur la corruption, la pureté, la solitude, sur les rapports de l'être avec sa conscience... A travers tous ces thèmes, Claude Sautet est parvenu à faire l'unité et, loin de se détruire et de se repousser les uns les autres, ces pôles se rejoignent et s'unissent. Film captivant donc par beaucoup de côtés, mais dont la dernière partie nous a tout de même laissé insatisfait. L'auteur emmène tout son monde à la campagne et au retour, égarée en pleine nuit dans des chemins embourbés, la bande de ces êtres plus ou moins reluisants patauge interminablement. Ruisselants de boue, ces 726 LE CINEMA

hommes et ces femmes donnent le spectacle même de la désolation, de la déchéance et de la fin du monde — le leur. Or il ne nous est pas apparu que cette séquence qui est très — trop — longue s'intègre vraiment au contexte. Le sens symbolique de cet enlisement dans les chemins boueux nous a semblé conventionnel. C'est comme si tout à coup un autre film commençait. Certes la mise en scène proprement dite est, comme depuis le début, magistrale, mais on a un peu envie de dire à Claude Sautet : c'est très bien, mais là n'est pas la question... Enfin nous ne voudrions pas manquer de signaler une scène entre Michel Piccoli et qui est l'une des plus belles, l'une des plus bouleversantes qu'ait réalisées Claude Sautet et qu'ait interprétées Romy Schneider. Celle-ci joue le rôle d'une femme amoureuse et qui dédaignée, délaissée par son amant (Michel Piccoli;, s'abandonne à l'al• cool et au désespoir. En sept minutes (c'est exactement la durée de la scène, la seule qu'elle joue d'ailleurs) Romy Schneider exprime toute la détresse de la femme humiliée. Elle est inoubliable. Pour ces quelques minutes poignantes, Romy Schneider, qui n'a pas hésité en outre à s'enlai• dir, s'est haussée au rang des grandes comédiennes du cinéma d'aujour• d'hui, Mado est d'ailleurs parfaitement joué par tout le monde. Pour Michel Piccoli, c'est l'un de ses meilleurs rôles : de l'autorité, du poids, de la réflexion. Ottavia Piccolo, qui a joué au Piccolo Teatro de Milan Shakespeare, Marivaux, Goldoni, sous la direction de Giorgio Strehler, est une Mado idéale. Et il n'y a encore que du bien à dire de , , , , Claude Dauphin, , André Falcon... Mado n'est peut-être pas le meilleur film de Claude Sautet (qui peut dire quel est le meilleur film de qui ?...} mais c'est l'une de ses œuvres qui en ce dernier mois de 1976 auront honoré tout le cinéma français de cette année. Il y en a d'autres : M. Klein, l'Affiche rouge, Une femme à sa fenêtre notamment. Nous leur accorderons dans notre prochaine chronique toute la place qu'ils méritent ; mais, quelles que soient les remarques et même les légères réserves que l'on puisse faire sur certains d'entre eux, il ne faut pas tarder à les voir.

ROGER RÉGENT