Dépot légal : 2ème trimestre 1996 - ISBN 2-9506 949-4-2

Jttllevard

cœurs

JEAN KOUCHNER / PATRICE RICARD / Photos YVES MOUNIER POULAT Allevard en sa vallée (M.Leconte)

Nos remerciements - Denis Sauvagnargues, Jean-Pierre Givry, Jean-Marc Veilhan, Jean- vont tout d'abord aux quarante-deux personnes qui ont accepté Michel Poncet et les trois entreprises Allevard Aciers, Ugimag et d'apporter ici leur témoignage ; ils s'adressent aussi à tous ceux qui Wheelabrator Allevard, nous ont apporté leur soutien et leur contribution au cours de ces - Jean François Belhoste et la Direction du Patrimoine, trois années d'enquête et de mise en œuvre, en particulier : - Jean Guibal, Chantal Spillemaecker et le Musée Dauphinois, - Maurice Collin et l'Association du Musée Jadis Allevard, - Christian Thudéroz et le Centre de Recherche CRISTO de - Philippe Langénieux-Villard, Pierre Rouquès, Jean-Jacques Billaz, l'Université PMF, Louis Pailhoux, Henri Falcoz-Vigne, et les municipalités d'Allevard, - André Ducluzaux, Robert Alleyrac et l'Association pour le Patrimoine du Cheylas et de St Pierre d'Allevard, et l'Histoire de l'Industrie en Dauphiné, APHID. Préface de Jean François Belhoste Introduction par Jean Kouchner et Patrice Ricard SOMMAIRE PARTIE1 PARTIE 3 Récits de vies P. 11 Les héritiers P.137

Les aimants à St-Pierre depuis 1902 P. 139 Chapitre : 1—Ouvriers-paysans du Grésivaudan P. 12 Chapitre: 12-Ceux des aimants Ugimag P. 141 2-Employés et techniciens P. 26 Les grenailles au Cheylas depuis 35 ans P. 15 0 3-Immigrés en Allevard P. 39 13-Ceux des grenailles P. 151 4-Ingénieurs venus d'ailleurs. P. 52 Les Aciers au Cheylas depuis 1920 P. 161 14-Ceux des aciers P. 163 15-Conflits et progrès sociaux P.191

PARTIE 2 fiWffil Gens des Forges P. 65 Mémoires d'avenir P.203 150 ans d'histoire P. 62 Chapitre : 5-Electriciens et centrales P. 67 Chapitre : 16-Sécurité au travail P.205 6-Fondeurs et acieristes P. 77 17—Immigrés et indigènes P.213 7—Forgerons et lamineurs P. 85 18—Salariés et chômeurs P.225 8-Fondeurs et mouleurs d'aimants P. 99 19-Tous des citoyens P.233 9-Cols blancs et cadres P. 109 20—Vivre au pays. P.241 10—Partenaires sociaux P. 115 11—Combattants et résistants. P. 129 Postface de Christian Thuderoz. P.251 6 PRÉFACE Préface Les récits de vie qui composent ce recueil nous plongent dans un passé relati- vement récent, celui du 2üème siècle. Lorsqu'ils évoquent le temps jadis, c'est pour parler des vieux laminoirs de la Gorge, ouverts à tous vents et qui semblaient fonctionner par la vertu de bricolages répétés. Or du point de vue de l'historien, ces laminoirs peuvent être considé- rés comme des outils relativement récents : les premiers avaient été installés au milieu du 19ème siècle (250 ans après que le premier fourneau ait été construit sur ce même site) et ils avaient été plusieurs fois rénovés, en 1885 notamment, lorsque la chute du Bout du Monde avait été rehaussée et équipée d'une première conduite forcée, avant même qu'apparaisse l'électricité. Pourtant l'image qui reste de cet atelier, d'où sortaient les plats à ressort et à coutellerie, est bien cel- le de l'archaïsme, avec des conditions de travail issues d'un autre âge. Sa relati- ve modernité a été comme oubliée, du fait de la rapidité avec laquelle évoluent les techniques et leurs pratiques. Moderne autrefois, archaïque aujourd'hui : la perception du progrès industriel évolue au fil du temps. Ces vies laborieuses font écho à d'autres existences bien plus anciennes. Bien entendu, on ne peut que se féliciter de la disparition d'un travail aussi pénible et dangereux. Mais l'intérêt de tels témoignages est aussi de faire écho à d'autres existences laborieuses bien plus anciennes, dont l'historien ne saurait restituer que des éléments partiels et hypothétiques. Que de similitudes avec la vie des fondeurs et forgerons des siècles antérieurs ! Imaginons le travail au feu, la chaleur accablante, les brûlures, cette soif jamais complètement étanchée (voilà sans doute pourquoi le vin était l'une des principales denrées importée par le canton, au 18ème siècle). Imaginons aussi le bruit des soufflets et des mar- teaux, qui battent en permanence tout le long du Bréda ; et encore, le compor- tement toujours imprévisible des matières en fusion, avec ces "maladies" dont souffraient les fourneaux lorsqu'un dérèglement intervenait dans la réaction des charges. Coulée du haut-fourneau d'Allevard au 19eme siècle. (A.D.l.). Une autre continuité vient à l'esprit : cette symbiose entre la ferme et l'usine. hydraulique pour entraîner la soufflerie des fours et les martinets de forges. L'imbrication toujours entretenue entre l'agriculture et la sidérurgie a permis Ces minerais carbonatés avaient même la propriété de donner de "l'acier", de maintenir ici une population nombreuse, parfois même trop nombreuse. bien avant que celui-ci ne devienne usuel. On s'en servait pour fabriquer des En ce pays de petite exploitation, l'agriculture a toujours été pour l'ouvrier la épées, des couteaux et, plus tard, des lames de ressorts pour berlines et carrosses. source d'un revenu d'appoint. Sans doute le lien était-il encore plus étroit Remontée par E. Charrière en 1842, l'usine de la Gorge à Allevard aurait très autrefois. Aux 17ème et 18ème siècles, la monnaie restant rare, le troc était une bien pu disparaître, comme tant d'autres, lorsque le coke se substitue bruta- pratique courante et une partie du salaire des mineurs, charbonniers et for- lement au charbon de bois dans les hauts fourneaux, vers 1860-70. Le salut vient gerons se payait en fromages, sel et céréales diverses. Les transports de mar- encore de la qualité du minerai qui convient parfaitement aux nouvelles tech- chandises s'effectuaient pour l'essentiel à dos de mules, qui étaient hébergées niques de fusion Bessemer et Martin, celles qui allaient donner à l'acier son et nourries dans les fermes voisines. essor, il y a un siècle. Remarquons enfin l'attitude toujours accueillante du pays d'Allevard, qui a vu Schneider du Creusot n'hésite pas alors à construire un chemin de fer pour s'installer encore récemment nombre d'Espagnols, Portugais, Marocains et sur- relier la haute vallée d'Allevard au Cheylas, sur l'Isère ; cela permet aux Forges tout d'Italiens. C'est la marque d'un pays industriel et frontalier, et là encore, d'être connectées au bassin houiller de la Loire et à ses aciéries. Cet avantage le constat rappelle des réalités plus anciennes. Lorsqu'au début du 17ème est d'assez courte durée, bientôt annihilé par l'essor du minerai de Lorraine. siècle, le haut fourneau fait son apparition dans la vallée, ce sont des "fer- Une innovation majeure vient, une nouvelle fois, sauver l'entreprise : l'hy- riers", fondeurs et charbonniers des environs de Bergame qui en apportent le dro-électricité et l'électro-métallurgie. Les actuelles aciéries du Cheylas en savoir-faire. Tous originaires des villages du Val Brembana (autour d'Isola la profitent toujours, sans se rendre compte qu'elles sont les seules de leur gen- Fondra) certains sont repartis au pays, d'autres sont allés en Savoie, quelques re à n'être pas issues d'un établissement créé de toutes pièces au début de ce uns sont restés là et ont fait souche. Leurs enfants sont devenus curés, notaires siècle (comme Ugine, leur voisine). Pour équiper le cours du Bréda, les énormes et même "châtelains". investissements, entrepris entre 1900 et 1960, doivent beaucoup à la mobili- sation du patrimoine forestier, qui constituait jadis la principale réserve éner- La longévité de la sidérurgie en ce pays de mon- gétique des Forges. tagne a quelque chose de miraculeux Depuis 1970, l'avenir des Forges s'est trouvé à nouveau gravement menacé par Il est heureux de voir prospérer aujourd'hui les trois entreprises issues, il y a les bouleversements de la sidérurgie européenne. L'essor actuel des trois une trentaine d'années, des anciennes Forges d'Allevard. Mais il faut se convaincre entreprises, Ugimag, Wheelabrator-Allevard et Allevard-Aciers, est venu de du fait que l'extrême longévité de la sidérurgie en ce pays de montagne a leur spécialisation sur trois lignes de produits distinctes : les aimants perma- quelque chose de miraculeux. Certes, l'excellence de ses minerais de fer spa- nents, les grenailles d'acier et les aciers à ressorts. thiques a suscité très tôt - probablement autour de 1300 - la naissance de plu- Jean-François Belhoste sieurs établissements, qui étaient parmi les premiers en Europe à utiliser la force Ministère de la Culture, Direction du Patrimoine, Cellule du patrimoine industriel Références bibliographiques récentes - "Fonte, fer, acier, Rhône-Alpes" de J. F. Belhoste, dans Images du Patrimoine édité par la Direction du Patrimoine, Paris 1992 - "Histoire des Forges d'Allevard, des origines à 1974" de J. F. Belhoste, chez Didier Richard, Grenoble 1982 - "La gloire du Haut Bréda et les canons de Colbert" de Georges Salamand, aux éditions du Fond de , 1995 - "Mémoire d'Allevard" recueil composé par André Laronde, Maurice Collin et l'Association Jadis Allevard, chez Jeanne Lafitte, Marseille 1982 - "Les industries de la région grenobloise : itinéraire géographique et historique" de H. Morsel et J. F. Parent, aux PUG 1991 - "Mémoires de Viscosiers, ils filaient la soie artifi- cielle à Grenoble" de P. Ricard, M. Silhol et J. L. Pelon, aux PUG 1992.

Les fondeurs reprennent les mêmes gestes qu'au siècle dernier. AA Il y à 30 ans au four à grenailles... (WA 1969)

A Il y a dix ans, au four de l'aciérie électrique du Cheylas, (P. R. 1985) 150 ans en Dauphiné L'idée de cet album vient d'un cent cinquantième anniversaire : C'est une histoire d'amour qui se dit au fil des pages. c'est en 1842 qu'Eugène Charrière reprend les forges d'Allevard, La parole libérée est une source intarissable : la sélection n'a pas patrimoine seigneurial que la Révolution avait ébranlé. Avant de dis- été facile. Nous avons cherché à rétablir entre ces biographies indi- paraître dans les années 1970, la Société des Forges et Hauts viduelles une sorte de dialogue, en les regroupant par affinités, par Fourneaux donne naissance à trois entreprises nouvelles, en époques, par sujets. Grésivaudan : Aimants Ugimag à St Pierre d'Allevard, Allevard- Aciers et Wheelabrator-Allevard au Cheylas. Aux confins de lIsère Mémoires d'avenir et de la Savoie, cette industrie locale survit à la tourmente qui bou- Chaleur, diversité, liberté de ton, les entretiens reflètent une réali- leverse la sidérurgie européenne. té sociale contrastée, entre ruraux et usiniers, ouvriers et cols En 1992 une exposition itinérante attire anciens et voisins devant blancs, mécaniciens, fondeurs et lamineurs, syndicalistes et patrons, photos et documents qui suscitent souvenirs et commentaires. Dauphinois et immigrés, chrétiens et musulmans, Saint Pierrains, L 'idée de conserver et de diffuser cette mémoire vivante naît. Seul Allevardins et habitants du Cheylas. un album de photos et de souvenirs peut y parvenir. L'intensité des relations villageoises et professionnelles s'est atté- nuée, mais la mémoire réveille autant de solidarités anciennes que 42 vies racontées de discordes usées. L'effet est d'autant plus fort que le champ est limi- Nous consultons plus de cent personnes des trois entreprises, pour té : -dans le temps, de mémoire d'homme, sans empiéter sur l'ac- retenir quarante-deux témoins. Plus de cent heures d'entretiens tualité- dans l'espace, au cœur d'un pays de montagne qui ne s'échelonnent de juin à décembre 1993. Oublié le magnétophone, la compte que huit mille habitants- à la sidérurgie, une industrie mémoire retrace des chemins multiples faits de joies et de rêves, de ancienne qui emploie toujours près de douze cents personnes. chagrins et d'espoirs ;peu de regrets, parfois un peu de nostalgie. Conserver une mémoire locale, à propos des forges, des aciers, des Souvent l'humour jaillit, faisant briller les yeux du narrateur : aimants, des grenailles, répond à une attente des gens d'Allevard. expression pudique de la violence retenue, de la dureté du travail Mais leur aventure particulière éclaire bien d'autres ailleurs. au feu, de la rudesse des relations d'atelier, des affrontements Les acteurs se succèdent, les enjeux se transforment, les débats se sociaux, du choc des cultures locales et immigrées, de l'âpreté des déplacent... le passé revient, têtu, et éclaire avec insistance le pré- conditions de vie. L'humour est un refuge où pétille l'intelligence. sent et l'avenir. La tendresse sous-jacente peut aussi étonner. L'attachement à son usine est profond, comme à sa maison, à sa terre, à sa famille, à son pays d'origine ou d'adoption. Jean Kouchner, Patrice Ricard Du temps où l'aciérie enfumait la Gorge du Breda (carte postale 1916) Récits de vies

Les Forges d'Allevard, puis ses trois entreprises héritières, ont En recoupant ces critères géographiques et sociologiques, nous avons employé des effectifs qui oscillent entre mille et deux mille personnes. repéré quatre groupes : Dès la première guerre mondiale, la population locale de souche 12 paysans-ouvriers, tous issus de familles du Grésivaudan agricole n'y suffisant pas, il faut faire appel à des travailleurs venus (chapitre 1) d'au-delà des Alpes, des Pyrénées et de la Méditerranée, tandis que 10 travailleurs immigrés, arrivés par vagues successives, d'Italie, l'encadrement —les ingénieurs en particulier— se recrutent dans d'Espagne, du Maroc, du Portugal (chapitre 2) toute la France. Toutes ces familles d'origines diverses se fixent dans 7 ingénieurs, tous venus d'autre régions de France (chapitre 3) les bourgs voisins des usines. De ce brassage humain résulte une 13 employés et techniciens, dont 3 seulement sont de familles croissance démographique exceptionnelle en montagne. locales (chapitre 4). Les 38 hommes et les 4 femmes qui apportent ici leur témoigna- Cette répartition à l'emporte-pièce n'est utile que pour saisir l'évo- ge ne sauraient constituer un échantillon représentatif de cette lution sociale que chacun va opérer au cours de sa vie. Cela s'ap- diversité, d'autant moins qu'ils appartiennent à trois générations: précie sur trois générations : d'où viennent ses parents et que 9 sont nés avant 1914 (dont 4 décédés à ce jour), 24 sont nés entre deviennent ses enfants ? les deux guerres, et 9 depuis 1944. Ils se présentent d'abord à partir de leurs origines familiales : Ces clivages sociaux influent sur la vie de l'entreprise. Dans un 18 sont originaires du Grésivaudan; 14 viennent d'autres régions même atelier ou service se rencontrent en effet des profession- de France, et 10 de l'étranger. Ils appartiennent à des milieux nels de cultures différentes : cela va-t-il renforcer ou affaiblir la divers : 14 agriculteurs, 13 ouvriers et 15 de classes moyennes. cohésion nécessaire pour travailler ensemble ? 12 RECITS DE VIES CHAPITRE 1 Ouvriers-paysans au Grésivaudan Ma naissance c'est à Gleyzin, au hameau (J.A. 1978) des Gavet, comme mon nom "Mon père il était en Espagne. Il envoyait des sous pour m'habiller à ma tante Joseph Gavet 1888-1978 Marcellin. Elle gardait les sous pour elle ; et moi elle ne m'a jamais rien donné. Alors quand il est revenu une première fois d'Espagne, on lui a dit : 'Ton fils est Cet extrait de l'interview de "Pépé Gavet", recueilli et présenté par malheureux, il crève de faim.' Alors il m'a mis en pension chez les père et mère Emmanuel Le Roy Ladurie, est paru dans "L'histoire " de mars 1979 (avec l'aimable autorisation de l'auteur). à Zélie Gavet. Le père à Zélie était tailleur. Ils m'ont habillé... "Je suis né le 6 mai 1888. Je n'avais que ma soeur ; je n'ai pas eu d'autres frères. Mon père s'appelait Joseph Gavet et ma mère Louise Raffin-Peylos... Mes parents Il y en a beaucoup comme nous, étaient tous les deux de Gleyzin... Ma naissance c'est à Gleyzin, au hameau des qui sont partis en Espagne Gavet, comme mon nom. Tout le monde habitait ensemble dans la seule chambre Après, j'avais quatorze ans quand mon père est revenu d'Espagne. Et puis il m'a de la maison...On ne récoltait pas grand chose. A part les pommes de terre et le emmené en Espagne, aussitôt. Là-bas, j'ai travaillé avec lui pendant quelque jardinage, il y avait rien. De la terre ? Ah, bien oui, on avait cinq à six journaux temps, à peu près un an. Aux mines, mais j'étais dehors. Je m'amusais, je tirais de terre, nous autres. On ne pouvait pas labourer à la charrue. On y faisait tout le soufflet. Il y avait un forgeron. Ça, c'était aux mines de Berg. Après, on était à la pioche. Surtout les pommes de terre, et l'avoine... à Barcelone. Je parlais catalan et tout... il faut dire qu'à Gleyzin, on parlait que Mon père était mineur à la mine de la Taillat ; une mine de fer au-dessus de St- le patois entre nous... Il y en a beaucoup comme nous qui sont partis en Pierre d'Allevard. Il s'y rendait le dimanche soir pour y travailler toute la semai- Espagne, à l'époque. C'est après, quand ils ont fermé la mine de la Taillat, sur Saint ne. Il ne remontait à la maison que le samedi soir. Les mineurs faisaient eux- Pierre d'Allevard, la mine de fer, ils sont tous partis en Espagne. De Montouvrard, mêmes leur manger. Toujours la polente, la farine de maïs. Ils couchaient là-haut, de Gleyzin, de la Motte d'Aveillan, de Pinsot. On était tous dans les mêmes mines de l'autre côté de la vallée, à la Taillat. Moi-même, je ne suis jamais descendu de Penarroya... On rentrait au régiment à 21 ans, à ce moment-là. Alors c'était dans la mine. J'y suis allé en Espagne quand j'étais avec mon père. en 1909, je suis revenu. J'ai fait deux ans de régiment à Gap... Ma mère, elle, travaillait à l'usine de soie, à Allevard. Ce travail là, pour elle, c'était Après mon service militaire, je suis revenu travailler aux Forges d'Allevard. Pas après que mon père et ma mère ont été divorcés... Quand mes parents ont divor- à Pinsot, aux Forges d'Allevard. J'étais pas mal payé ; j'ai débuté à 3,50 F par cé, on m'a mis domestique ici, à Allevard, à l'Epéluat. J'avais onze ans. A l'Epéluat, jour ; on travaillait que de jour. Mais au bout de trois ou quatre mois, j'avais j'avais une douzaine de vaches à garder tout seul, quand venait l'été on montait 5,50 F, je gagnais autant que les anciens, et les anciens étaient jaloux parce que à Plan-Chanez sous le Collet là-haut (à environ 1400 m d'altitude). je connaissais mon métier, vous comprenez." M Quand ils ont commencé le gros train, c'était une roue à aube qui mar- Cette vieille boîte n'a jamais mis un type chait à l'eau. Je l'ai vue fonctionner, on y passait des lingots de 500 kilos. Mais en chômage les deux autres trains marchaient électriques, "le petit mille" et "le 450". Pierre Collin, 1903-1993 La production allait un peu partout, beaucoup de coutellerie : tous les Opinels, c'est de l'acier d'Allevard. "Pour le moment je vais vous dire ma vie. Je suis né en 1903, le 14 mars, dans Ce qui a fait la force des Forges d'Allevard, c'est les centrales : on n'achetait la maison Collin, à Grangeneuve, c'est juste en-dessus du cimetière d'Allevard. point de courant. Vous aviez la centrale de Pinsot, la centrale du Bout du Monde, Mon père François avait deux frères, un curé et mon oncle Joseph. Il a eu et la centrale du Parc. Avec les trois centrales réunies, ils faisaient leur cou- trois fils, comme à la génération d'avant : moi Gaston-Pierre et mes deux rant eux-mêmes. Et elle existe toujours cette force. Cette vieille boîte n'a jamais frères, Emile et Charles. J'étais l'aîné et je suis toujours l'aîné car ils sont tous morts. mis un type en chômage. "Mon père a commencé au haut-fourneau qui a été démoli - après une grève, ils l'ont laissé mourir et ils n'ont pas pu le rallumer - en 1910. Puis, il est allé à la scierie Terres et Forêts, des Forges d'Allevard toujours. 140 ans de présence à trois frères, C'est là-bas qu'il est devenu malade et qu'il a pris son attaque, à 65 ans. Il n'a c'est pas rien ça ! plus travaillé. La scierie de Terres et Forêts était située dans le bourg, à la pla- "Je suis resté 50 ans aux Forges, jusqu'à la retraite, en 1968. J'ai fait 20 ans à ce de la maison de retraite. C'est qu'ils avaient quelque chose comme forêts ! l'entretien électrique, 15 ans à l'entretien des téléphones, et 15 ans chef de Ils en brûlaient du bois tous les jours, parce qu'ils fondaient l'acier au bois. Ils centrale au Bout du Monde. C'est là que j'ai pris ma retraite. ont vendu leurs forêts au Crédit Lyonnais, deux milliards ; c'est avec ça qu'ils Mon frère Emile a commencé tard à l'usine car il était resté chez mon oncle jus- ont monté la fameuse usine du Cheylas en 1974. Oh ! ils ont fait un bon coup ! qu'à 16 ans. Il a commencé à travailler pendant la guerre, il faisait des fourgons pour l'armée ; c'était à Allevard, à la place de la scierie Millat ; ça a changé depuis, il y a des HLM à la place. Après, il est entré au Forges : il était raboteur (P.R. 1993) sur fer ; il y a fait 50 ans, comme moi. Charles-Alphonse, lui, a été 40 ans ajus- teur à l'entretien avec Emile. 140 ans de présence à trois frères, c'est pas rien ça ! L'article du journal 'Le Dauphiné Libéré' voyez, c'était marqué dessus : lii fi 'Qui dit mieux, trois frères dans la même usine, 140 et quelques années de pré- □mmm* ■ '• m ^ sence'. J'ai eu mon certificat en 1915. En 1916, j'ai fait une année de cours complémentaire. 4f En 1917, mon père m'a fait rentrer à l'usine, au bureau. Au bout de 4 à 5 mois, j'ai dit 'moi, j'en ai marre de ton bureau, j'en veux plus'. J'ai foutu le camp à 15 ans : j'avais donné ma démission. Mais l'année d'après, on m'a fait appeler pour i .y v - x ^ *V^Cv'y rentrer au service électrique. Ils ont pris des jeunes, car il n'y avait plus personne du fait de la mobilisation, c'étaient des mobilisés qui travaillaient. Mon garçon n'est jamais allé à l'usine, il est resté à la maison, il faisait le cuis- tot, et mes deux filles se sont mariées, sans jamais y aller non plus. Ils ont pu faire des études, eux. Je ne suis pas tant resté aux écoles, moi, puis je suis m l*/f+ ■> * i bien là !" m ___ ■ll,linit ,l , \ Ah, si on avait eu des capitaux pour monter des presses... mais c'est toujours Mon père avait toujours eu envie de pareil. A l'origine, Leborgne était sur la commune de la Chapelle-du-Bard, il s'oc- monter un martinet à lui cupait des martinets des Chartreux de St-Hugon, sur le Bens, au-dessus du Emest Gremen 1907 - 1994 pont du Diable. Les Chartreux sont venus sur St-Hugon en 1173 et ils avaient construit des martinets sur le Bens en 1773. Il doit rester encore des vestiges. "Je suis né à la Chapelle-du-Bard et j'ai toujours travaillé à la forge de mon père, Je ne sais pas en quelle année Leborgne est allé s'installer à Arvillard, mais depuis l'âge de 16 ans jusqu'à 70 ans et même plus. c'est depuis la Libération. J'étais allé à l'école pratique de Vaucanson, qu'il y a toujours à Grenoble, et j'en "Mon grand-père avait une ferme, et puis après ma tante a continué, avec cinq suis sorti en 1923, avec un CAP d'ajusteur tourneur. Après, j'ai pris mon métier ou six vaches. On s'aidait quand même ; au moment des foins, au moment de de forgeron. la récolte, on faisait deux journées, comme on dit. Cette maison là, c'est une mai- Mon père travaillait comme forgeron pour les Clérin, il a commencé vers 1885, son de famille, mais depuis plusieurs générations. Elle date de 1600 quelque cho- à l'âge de 12 ans. C'est la première taillanderie qu'il y a eu sur la commune, créée se. Mon père a racheté la maison de famille en 1921, et je me suis marié en 1935. vers 1870 au bord du Bréda. Mais les Clérin n'étaient pas propriétaires, ils Ma femme est originaire de la Tour du Treuil, au-dessus d'Allevard. Nous avons étaient locataires. Il devait y avoir un moulin à l'époque. eu trois enfants : Lucette née en 36, Danièle née en 41, et Henri, né en 44. Henri, mon père, en est parti vers 17 ans pour aller travailler à Grenoble com- Quand il est revenu du régiment, Henri a travaillé un an avec moi, et puis il est me chaudronnier. Il a dû y travailler trois ou quatre ans, avant de partir au entré aux Forges d'Allevard en 1966 et il s'est marié. Il a travaillé six ou sept ans régiment en 1893. Puis il est retourné travailler pour les Clérin comme forgeron aux Laminoirs de la Gorge, à Allevard, au service entretien. C'est un des der- jusqu'en 1907 à peu près. niers de l'entretien qui a dû descendre au Cheylas. A 50 ans, il est toujours à Comme mes grands-parents avaient un terrain sur le bord du Bréda, il avait tou- l'entretien ; il habite ." m jours eu envie de monter un martinet à lui. Il avait même commencé à faire les travaux pour amener l'eau, tout en continuant de travailler. Et puis, un beau jour, il dit à un autre forgeron : 'si tu veux, on se met ensemble pour monter un bout de martinet'. L'autre lui a dit : 'non, maintenant je ne suis plus d'accord'. Mon père avait fait une demande pour construire, car il avait un droit d'eau. A ce moment là, les frères Clérin, descendants de celui qui avait installé la for- ge, se sont séparés : l'aîné, Jules, vient trouver mon père et lui dit : 'si tu veux je me mets avec toi ; moi, je t'apporte l'argent et toi tu apportes le terrain et tes bras'. C'est comme cela qu'ils ont monté les bâtiments et après ils sont restés associés sous le nom de Clérin et Cie. Ils ont travaillé ensemble jusqu'au décès de Clérin en 1934. Alors on a acheté la part des héritiers et on a continué avec mon père. Ernest Gremen et son fils Henri forgeant à leur martinet (G. C 1966) Forcément, ça suffisait pas pour vivre, une petite propriété comme ça Henry Frasson, 1911 "Je suis né ici en 1911, et cette maison a toujours été une exploitation agri- cole. Du temps de mes parents, elle avait trois hectares à peu près, prés et terres, avec des vignes de l'autre côte du Bréda, en Savoie. On avait du bois suffisamment pour nous chauffer tout l'hiver, des noyers pour presser notre huile. La gran- ge était groupée avec la maison. Ce n'est pas une bien grande propriété. On faisait un peu d'élevage, avec deux vaches, quelques moutons, des poules et des lapins. On tuait chaque année notre cochon. On avait un cheval pour tra- vailler, car à ce moment-là les tracteurs n'existaient pas. On a toujours eu Pascal, Henry et René, trois générations de Frasson et d'aciéristes au Moutaret un chien. (J'imagine 1995) A l'Oursière, il y avait une taillanderie, qui a fonctionné jusqu'en 1949. Les Forges d'Allevard y faisaient des outils, haches, pioches, beaucoup de Tous les enfants n'allaient pas à l'école ici ; de l'Oursière par exemple, ils pelles ; on en exportait même. Ils étaient environ 60, 70 à y travailler, des allaient à l'école à la Chapelle du Bard, ils étaient plus près que du Moutaret. gens d'ici ou de la Chapelle du Bard, des communes voisines, des petits agri- Voilà treize ans que l'école du Moutaret a été réouverte, il y a une classe culteurs qui faisaient deux journées. Ils l'ont fermée quand l'EDF a fait le unique, avec actuellement quinze enfants, pour 142 habitants ; une institu- tunnel, car il n'y avait plus d'eau. Aujourd'hui, ils l'ont vendue, il n'y a plus trice fait tous les cours, du CP au CM2. rien. Mon père, Alfred Frasson, y a travaillé comme forgeron jusqu'à sa mort, en 1917 ; il n'avait que 30 ans. Quand ma mère est restée veuve, elle tenait la propriété, et moi j'ai commencé à l'aider quand j'ai fini l'école. Forcément, ça René est chaudronnier d'entretien à suffisait pas pour vivre, une petite propriété comme ça. Alors je travaillais Ugimag, où je travaille aussi par là dans les scieries, dans la forêt, comme bûcheron. "Une fois retraité, j'ai continué à travailler ici, et je travaille encore ! Il faut Du travail il y en avait plus qu'aujourd'hui, car tout était fait à la main. s'occuper à soigner les poules, les lapins et les vaches. Enfin on ne les trait Mais je ne suis jamais allé travailler à la taillanderie ; ils embauchaient, mais pas, c'est des vaches allaitantes, qui nourrissent leurs veaux. Puis y'a la j'ai trouvé du travail ailleurs. Et puis, j'ai trouvé à me faire embaucher aux Forges vigne ! Il ne faut pas l'abandonner comme ça. (Sa belle-fille : oh oui, elle n'a en 1936. Ils avaient besoin de main d'oeuvre à l'aciérie de la Gorge. pas un brin d'herbe, ah le Pépé sa vigne !...) La commune du Moutaret avait 200 habitants environ, avec sa mairie, son égli- René, mon fils, a fait construire ici au Moutaret, car il est chaudronnier se, son école. Il y avait un prêtre avant la guerre de 1914, et depuis 1918 il vient d'entretien à Ugimag où ma belle-fille travaille aussi, à mi-temps. Pascal, d'Allevard - quoi ! Je suis toujours allé à l'école ici, jusqu'au certificat d'études, mon petit-fils, occupe actuellement un travail intérimaire à Wheelabrator- à 14 ans. Nous y étions une trentaine. Allevard, au Cheylas, faute d'être pris aux Eaux et Forêts." m 16 RECITS DE VIES

A la mine de la Taillat, mes deux oncles gendarmes y ont travaillé Maurice Béranger 1912 "En face, c'était la maison familiale, construite en 1880, une grosse mai- son en pierres. Ici où nous habitons, c'était la grange; les vaches étaient là-dessous, et le foin au-dessus, là où nous logeons maintenant. Mon grand-père a vécu sur la propriété, quand je pense, regardez là-haut cet- te photo : il a élevé huit enfants, à Montouvrard. A ce moment-là, il fai- sait du blé, du maïs et puis les bêtes ; il avait quatre vaches et un cheval. Il n'avait pas de grandes surfaces, disons cinq hectares, rien de plat. Ici au Colombet, on avait quelques noyers, quelques pommiers, on faisait (J'imagine) notre pain, notre huile et notre vin. Au début, il y avait une vigne, ils l'ont vendue, et on en a repris une à Pommiers, là-bas en face où c'est plus plat. présentait dans le coin et puis notre petite ferme quoi ! On élevait deux cochons par an, c'était pas la même vie quoi ! Je vais vous citer un cas, je travaillais terrassier sur la route de Montouvrard ; Cette exploitation agricole ne marcherait pas actuellement, parce que vous or la mairie d'Allevard avait deux chômeurs, elle leur a dit : 'Messieurs, voyez les difficultés, c'est tout pentu. on vous supprime l'allocation de chômage, et vous allez travailler sur la A la mine de la Taillat, mes deux oncles gendarmes y ont travaillé. route de Montouvrard'. Je les ai vus arriver, je les connaissais bien, ils "Pour nous faire vivre, mon père, Gustave Béranger, a travaillé à la mine étaient d'Allevard, et ils sont venus travailler. C'est pour dire qu'ils ne pre- de la Taillat. Puis quand la mine a fermé, il est descendu à la Gorge. Il a naient pas de gants ! travaillé, je sais pas, 30 ans aux Forges d'Allevard, à l'entretien mécanique. Puis après le régiment, en 1934, j'en avais assez de trotter à gauche ou Les deux frères y ont passé leur vie là-bas. Mon oncle Rémy aussi y a à droite, j'ai dit à mon père : 'Je veux rentrer à l'usine' ; il a demandé et travaillé toute sa carrière ; il y est entré jeune. Au début, il était à l'en- j'ai été embauché tout de suite à la Gorge, car celui qui faisait l'em- tretien mécanique, lui aussi, et après il était surveillant en centrales. bauche, M. Perinel, était ancien ouvrier. Il dit à mon père : 'On n'embauche Jean et Joseph, mes deux oncles gendarmes, y ont travaillé après leur retrai- pas en ce moment, mais pour vous, on embauche votre fils à la Gorge'. te, jusqu'à 65 ans. En allant débroussailler récemment, on a retrouvé les Et moi, il m'ont embauché à l'entretien électrique. Je ne suis resté que passages que les ouvriers avaient arrangés pour descendre de Montouvrard huit jours à Allevard, car il y avait un service à St-Pierre et comme il man- directement à l'usine de la Gorge, des sentiers où ils mettaient des quait quelqu'un, ils m'ont envoyé. Quand j'ai commencé, j'étais manœuvre, piquets pour se tenir et des bouts de bois où ils marchaient. puis j'ai monté progressivement. Je suis passé chef d'équipe et puis j'ai Avant le régiment, j'ai fait bûcheron, terrassier, un peu tout ce qui se fini ma carrière comme contremaître. Je suis resté à St-Pierre tout le temps, presque jusqu'à ma retraite, en Mon travail concernait les visites médicales au bureau où j'étais avec le jeu- 1975 : à 63 ans comme ancien prisonnier de guerre. Voilà ma carrière ! ne docteur Patigeau, de Chambéry. Comme j'étais assistante sociale, j'effectuais Nos filles sont toutes les trois mariées : deux infirmières, et une éducatri- aussi les visites à domicile, pour les usines de la Gorge et de St-Pierre. J'ai ce, elles ont suivi ma femme mais il n'y en a plus qui exerce pour le moment. bien connu Mme Vieux-Melchior qui a formé le service médical, après moi. Monique a repris la maison, avec ses trois enfants. Aline donc, elle est édu- Après les Forges, pendant cinq ou six ans au moins, j'allais à la Bourdonnière, catrice à Etampes près de Paris, et son mari aussi est éducateur. Ils ont la maison d'enfants à Allevard, pendant toute la saison, du mois de mai au deux enfants. Et Françoise est à Allemont ; elle a trois enfants et son mari mois d'octobre. Je m'occupais de 70 à 80 enfants qu'on emmenait en cure. est médecin." Alors je remontais le soir à la maison un quart d'heure, je voyais les enfants et je redescendais pour coucher et assurer la nuit. Je voyais les enfants 1/4 d'heure Enfin j'ai été infirmière à domicile et les gens venaient pour leurs piqûres et je redescendais assurer pour la nuit au cabinet, dans le parc des Bains, au village ; ça, je l'ai fait jusqu'à ce que Marie-Louise Béranger : "Nous nous sommes mariés en 1946 ; je suis ori- je m'arrête à la retraite. On avait la chance d'avoir une belle-soeur à la ginaire d'Ugine en Savoie. Nous ne sommes pas parents, mais nous avions maison, qui était célibataire et qui était là pour les enfants, le soir pour un oncle et une tante communs, du côté de maman, et du côté du père de les devoirs, alors que moi j'étais à la Bourdonnière. Maurice. Moi aussi j'ai travaillé aux Forges, en 1960, comme infirmière et Ah c'était des occupations ! On ne parlait pas de chômeurs, comme à pré- assistante sociale à St-Pierre d'Allevard, pendant quatre à cinq ans au moins. sent, on avait plutôt trop de travail." m

àNous travailler étions la nombreux, terre au Cheylas, après les heures à l'aciérie Ernest Cotte 1920 "Je suis né le 24 décembre 1920 au Cheylas ; ma maison natale n'existe plus. Mon père s'appelait Etienne Cotte, il était natif du Cheylas et tout comme moi, il a passé toute sa vie à travailler aux Forges. Il a fait un peu tous les postes : il a été mélangeur, chef d'équipe, magasinier... Il a commencé après la guerre de 14, parce qu'avant il était cocher chez le docteur Perrier à Pontcharra. Il a pris sa retraite dans les années 60, à au moins 75 ans, vous savez à cette époque on travaillait tant qu'on pouvait.

(fimagine ) Il avait des terres aussi et, avec ma mère, ils faisaient du tabac. Evidemment il s'occupe un peu de sa vigne et loue tous les pâturages à des gens qui ont tous les enfants donnaient un coup de main. un grand troupeau de bêtes. C'est son parrain qui lui a cédé les vingt hec- Aujourd'hui on ne voit plus beaucoup de pieds de tabac, mais à l'époque ça tares en viager, il n'avait pas d'enfants à qui en faire profiter. La troisiè- marchait bien. Avant le tabac, il s'occupait des vers à soie. J'ai bien connu me s'appelle Ginette ; elle est vendeuse depuis 23 ans chez Chatin à cette période, je me souviens qu'il fallait mettre les échelles pour ramas- Pontcharra. Et le dernier, c'est Nicolas le 'p'tio', il est né longtemps après ser les feuilles de mûrier. les autres et n'a que 27 ans ; il est chauffeur routier et habite à , Nous n'en avions pas chez nous, mais gamin, j'allais les ramasser dans de le pays de sa femme." m grandes magnaneries, comme celle de la Tour du Cheylas ; elle existe tou- jours, les écuries ont brûlé mais les bâtiments sont restés. Les gros mûriers appartenaient au marquis de Quinsonnas, et tous les jeunes venaient ramasser les feuilles. On a arrêté les vers à soie quand j'avais environ 15 ans. Mon grand-père avait atterri à Allevard, Après la guerre il n'y en avait plus. car il était contrebandier Pour ma part, je suis entré à l'aciérie du Cheylas, le 9 mai 1,939 ; puis je suis Louis Aymard, 1921 parti aux Chantiers de jeunesse, le 6 juillet 1941, parce que j'étais trop jeune pour être incorporé dans l'armée. C'était le général de la Porte du Teille "Je suis né le 14 janvier 1921, ici à Allevard, les . Je suis issu de qui nous commandait. A peine de retour, il fallait partir pour le 'STO', parents savoyards et cultivateurs. Mon arrière-grand-père était de Saint- mais j'ai été réfractaire c'est-à-dire que j'ai refusé de partir et j'ai pris le maquis. Michel de Maurienne. Il avait atterri à Allevard à cause de son métier, car Ensuite je suis revenu à l'usine en 1944. il était contrebandier. A l'époque c'était un métier. Il faisait le trafic des tis- A l'usine nous étions nombreux à travailler la terre après les heures de sus, des allumettes, du sel... Il y a la frontière pas loin, au Pont de Bens. Mon boulot. Bien sûr ça nous apportait toujours de quoi manger, mais nous père m'a raconté qu'un jour, il s'était fait coincé par des douaniers (on les n'étions pas aussi heureux que M. Couplet ou M. Papet qui, eux, n'avaient pas d'exploitation. Après leurs huit heures à l'usine ils rentraient chez eux appelait les gabelous) et qu'il en avait laissé un sur le carreau, si bien et pouvaient se reposer ; alors que nous, nous ne pouvions pas en faire qu'après, il était recherché. Il habitait à côté du petit pont, à Allevard ; il est autant. Après avoir pris ma retraite, j'ai continué l'exploitation quelque d'ailleurs décédé là, en 1917. Moi je ne l'ai pas connu. temps puis j'ai définitivement arrêté en 1988. Nous étions une famille de cultivateurs, mais mon père Victor était cor- Nous avons eu quatre enfants : l'aînée s'appelle Jocelyne Judicelli, elle a donnier de métier. Ma mère était de Presle, au dessus de La Rochette ; 47 ans. Son mari est chef de chantier dans le bâtiment. Ils habitent à la pour arriver à gagner sa croûte, elle partait travailler à la soierie d'Allevard, Motte en Bauge. Le second s'appelle Hubert, il a 45 ans ; il est cultivateur le bâtiment a été ensuite acheté par les Forges. Ils habitaient rue des et il s'occupe aussi de l'entretien des eaux de St-Pierre d'Allevard ; Bains, en face de l'établissement thermal. OUVRIERS PAYSANS DU GRÉSIVAUDAN 19

Les poules de l'ingénieur n'arrivaient pas à manger tout le blé qu'on leur apportait "J'avais à peine 14 ans quand j'ai commencé à travailler dans la scierie Millat. Je travaillais, comme manœuvre, au fond de l'atelier où l'on faisait des liteaux (on clouait d'abord des liteaux sur les poutres et après on passait du plâtre là-dessus). A l'époque personne ne montrait sa fiche de paie ; pourtant un jour, le père Michaud me demande : "Combien tu gagnes de l'heure, toi ?" Je lui ai répondu 1, 50 F. C'est là qu'il m'a appris que le manoeuvre qui travaillait avant moi touchait 2 F. Le Directeur m'a expliqué que c'était dû à la différence d'âge. Puis il m'a conseillé de voir le père Milliat, patron de la scierie qui suite à ma demande m'a répondu qu'il consulterait mon père. Cela se passait un samedi matin car il n'y avait pas encore les qua- (J'imagine) rante heures. Alors j'ai eu l'idée d'aller demander aux Forges. Là j'étais payé 5, 97 F de l'heure, au montage des ressorts, et 6 F au ser- Mon père avait loué là une échoppe, le pas-de-porte, plus les chambres. vice Electrique. Mais le temps avait passé et j'aurais peut être gagné D'un côté de la pièce, c'était son atelier où il travaillait, et de l'autre autant chez Millat. c'était la cuisine. Nous avons vécu ainsi. Je ne sais pas si aujourd'hui nous serions autorisés à vivre dans ces conditions. Vous savez, on apprend vite que tout seul dans une usine il n'est guère pos- Nous étions trois enfants dont je suis l'ainé. Ma sœur Ginette, née en 1927 sible de se faire entendre. Et moi, me taire, c'était pas mon genre. Je bos- a travaillé dans la restauration et aujourd'hui elle s'occupe de la maison sais, mais je considérais que je devais le faire sans m'abaisser. J'ai toujours de retraite des Ecureuils, à Allevard. Mon frère Pierre, né en 32, a tra- raisonné de cette façon. Dans toute ma vie de travailleur, je n'ai jamais ram- vaillé toute sa vie aux Forges. Il avait fait construire à Allevard et puis, pé ni mouchardé, et quand je mangeais une patate je n'avais pas à rougir quand il y a eu les travaux de la retenue Arc-Isère, il a été sommé de démé- devant ma patate. Certains pensaient qu'en graissant la patte à tel ou tel nager ; il a été exproprié parce qu'il y avait soi-disant des risques. Bref, chef, ils auraient des compensations dans le travail. Par exemple, les poules ils lui ont donné une somme d'argent correspondant à une propriété qu'ils de M. Béallet, un ingénieur de St-Pierre, n'arrivaient plus à manger tout lui ont conseillé d'acheter, et il s'est installé au Villard. Aux Forges, il était leur blé, tellement on leur en apportait ! De toute façon, je n'avais pas de tourneur sur cylindre. Mais aujourd'hui, il est à la retraite et il habite propriété, ni de biens. Mes parents avaient un bout de terre, mais je n'aurais Le Villard du Cheylas. jamais osé leur demander quelques légumes pour avoir une place. 20 RECITS DE VIES

Une place, on la mérite ! Pourtant à l'époque une bonne recommanda- tion, ça comptait autant que les facultés au travail. Même un ingénieur de labo m'appelait M. Nec "On m'appelle 'Le Nec', ce surnom me venait de la guerre, parce qu'aux Chasseurs alpins, je portais le béret, la pointe devant, comme mon oncle, qu'on appelait 'Nec'. Même un ingénieur de labo, M.Villaret, m'appelait M. Nec. Des fois, je faisais des réparations chez lui, parce que les ingénieurs étaient tous logés par la taule ; un jour il a dû apprendre que mon nom de famille était Aymard, et il est venu s'excuser. Au maquis, mon nom de "Dans la famille nous avons travaillé aux Forges de père en fils ". guerre était Lalou. (JA1920) Je me suis marié en 1944, avec Antoinette Francourt, une fille d'Allevard. Son père était cantonnier aux Ponts et Chaussées. On pensait qu'en étant mariés, on pourrait être libérés en priorité, mais ça n'a pas été le cas. J'ai commencé à travailler en qualité de Nous avons eu deux enfants : Françoise est née en 47, et Roger en 50. manœuvre dés l'âge de douze ans Là aussi c'était calculé, parce qu'avec le premier enfant, on avait une Marcel Papet, 1933 prime ; mais si on avait le second avant les trois ans du premier, on per- dait cette prime. Il valait donc autant avoir un enfant avec le pécule, que "Mon père s'appelait Marius Papet et il est né en 1903. Il a travaillé aux sans rien. Et puis il y a eu Dominique : cette gosse je la considère com- Forges, dés l'âge de 12 ans, à Allevard puis à l'aciérie du Cheylas, tout me ma fille, parce que, là aussi, c'est compliqué : ma femme avait arrê- comme mon grand-père. Nous sommes Français et nous habitions alors té de travailler au thermalisme car elle n'y gagnait pas grand chose ; elle à St-Pierre d'Allevard. A l'époque de mes ancêtres le travail était extrê- cherchait donc a garder des enfants et c'est là qu'on lui a donné Dominique mement dur, ils travaillaient beaucoup d'heures pour un faible rende- qui avait trois semaines et peu à peu ses parents l'ont abandonnée. Le tri- ment et en échange de revenus modestes. Le nombre d'ouvriers était très bunal avait décidé qu'on l'avait à notre charge jusqu'à sa majorité, et important car il n'y avait pas encore de machines. Dans la famille, nous qu'ensuite elle pourrait choisir. Nous avons donc touché les allocations avons travaillé aux Forges de père en fils. familiales, comme si c'était notre propre enfant, jusqu'à sa majorité. J'ai commencé à travailler en qualité de manœuvre dés l'âge de douze ans Aujourd'hui, Dominique est mariée avec un gendarme et elle a deux A partir de 1944, j'ai vécu chez mes parents au Cheylas, dans les cités du enfants. Roger travaille chez Moyet-Perrin à Pontcharra et Françoise, bas. A l'époque, il y avait deux grosses maisons en tête et plusieurs petites célibataire, est en invalidité." m maisons mitoyennes. Ce n'était pas vivable : il n'y avait pas de douche ; c'est sûrement pour cette raison qu'il n'ont pas pu les vendre ensuite. Pour ma part, j'ai commencé à travailler en qualité de manœuvre dés l'âge Mon pays c'est , pour moi, de douze ans, comme beaucoup d'autres à mon époque. La guerre venait il n'y en a pas de plus beau juste de s'achever et il fallait tout reconstruire, créer, moderniser ; c'est Jean Perroux, 1936 la raison pour laquelle il y avait beaucoup d'embauches. Mon père a réussi à me faire embaucher à l'usine du Cheylas, en 1948, mais je ne tra- "Je suis né le 1er février 1936, au Moutaret, à 5 kilomètres d'Allevard, vaillais pas avec lui, car il était déjà à l'aciérie en qualité de démouleur. commune de 150 habitants, dont j'ai été maire pendant 18 ans. Je me suis marié en 1956, et nous avons eu deux enfants. Ensuite, les Le village était entièrement rural au début du siècle, mais il compte cités du bas ont été démolies et nous sommes venus nous installer ici, aujourd'hui plus d'ouvriers que d'ouvriers-paysans. Ils travaillent aux aux cités hautes. Nous avons un peu de terrain aussi : autrefois certains Forges, aux Cartonneries de la Rochette, à la papeterie de Moulin- y élevaient des poules et des lapins, moi je ne l'ai jamais fait. Et puis nous Vieux à Pontcharra, et puis d'autres sont des professions libérales... avons aussi un garage, ils sont tous regroupés en bout des cités. Je garde quand même une certaine rancœur à l'égard des Forges, car J'ai déménagé par la force des choses, quand je me suis marié à Allevard. on n'a jamais été payés à notre juste valeur. Je faisais partie de la CGT, La maison de mes parents était petite, donc j'avais le choix entre agran- qui de toute façon était le seul syndicat de l'époque. J'ai même été nom- dir au Moutaret, ce qui n'était pas facile, et venir à Allevard, en location mé délégué." m de mon entreprise, la Société des Forges d'Allevard. J'ai habité les cités du David, jusqu'en 1968 ; elles avaient été bâties pour les prisonniers allemands de la guerre de 14 ; les bâtiments ont traversé les deux guerres. C'était simple, évidemment, il n'y avait pas le confort d'aujour- d'hui ; il fallait s'en accommoder. On vivait comme les habitants des cités. Mes gosses ont trente ans, mais ils nous considèrent toujours comme les gens des David. Nous formions un réseau imperméable, où personne ne doit rentrer. Il y avait des familles d'Italiens, d'Espagnols... c'était la majorité. Moi je suis marié à Marguerite Carasco, elle est née en France, mais d'origine espagnole. Curieusement, son grand-père est venu là pour raison de santé : il était mineur, et comme il faisait de l'asthme, il a demandé à quitter l'Espagne, où il faisait trop chaud, pour venir en France, dans les Alpes, pour avoir un meilleur climat. Et il a vécu jusqu'à 80 ans sans problème. Jean Perroux et son lapin d'acier, cadeau des lamineurs pour son départ à la retraite. (J' imagine 1995) La maison où j'habite aujourd'hui s'appelle la villa Genton. Je l'ai achetée Je me disais : 'Tu n'as pas de formation, c'est quand même bête...' Alors je aux Forges. Ils y logeaient des contremaîtres, des chefs d'atelier de l'en- suis allé aux cours du soir à Grenoble, volontairement, pendant trois ans. treprise ; je l'ai aménagée et agrandie. J'ai décroché un CAP de Mécanique générale en 1955. Bien m'en a pris, par- Mon pays c'est le Moutaret, pour moi, il n'y en a pas de plus beau. J'ai ce qu'en septembre 55, j'ai eu la fièvre typhoïde. C'est deux ans après les encore un jardin de 1000 m2, et toutes les personnes qui sont allées le 150 'Morts guéris' de . Je m'explique : c'était le début de la typhomicine, voir me disent : 'Mais comment vous faites ?' Je leur dis que ce sont mes médicament qui doit s'administrer par milligrammes, et qu'on leur a tripes qui parlent ! Bon j'aime bien Allevard, mais si ma femme avait le per- donné par grammes : donc ils sont morts... guéris ! J'ai bénéficié de cet- mis de conduire, je serais revenu vivre au Moutaret. J'y ai gardé toute ma te expérience, et je m'en suis tiré, mais je ne pouvais plus travailler à la cha- propriété qui est en location. A la retraite, je ne retournerai pas l'exploi- leur, j'avais maigri de 20 kilos, j'étais un haricot vert. 11 mois après, je suis ter, mais je garderai mon jardin, un peu d'élevage de volaille. quand même parti à l'armée, en Algérie : il fallait bien de la chair à canon, alors... J'ai fait 27 mois, sur la frontière algéro-tunisienne. J'avais maigri de 20 Kg, Et je suis revenu en 58. j'étais un haricot vert J'ai trois enfants : Marie-Claire travaille à Allevard Aciers, Jean-Marc était Je suis rentré aux Forges le 5 Mars 1951. Je m'en souviens bien, parce commerçant, devenu vendeur chez un frigoriste, et Martine est mariée avec que je n'ai pas eu le choix. Mon père était handicapé physique depuis l'âge un VRP. de 44 ans : au cours d'un labourage, à Détrier, il a eu un accident avec A 58 ans, je suis le plus ancien de l'entreprise ; les deux gars qui sont des boeufs qui l'ont coincé contre un arbre. A l'époque j'avais douze ans. entrés le même jour que moi à Allevard ont été libérés à 60 ans, au début J'ai passé mon brevet en 1950, et je me suis dit : il faut que j'aille bosser ; de cette année. On n'est plus bien nombreux à avoir travaillé dans cette usi- à quinze ans, j'ai dû arrêter mes études. Et j'ai travaillé six mois dans une ne de la Gorge. Les gens qui travaillent dans une entreprise et qui ne l'ai- scierie du Moutaret, jusqu'à ce que les Forges m'appellent. ment pas, je considère qu'ils n'amènent rien ; ils viennent prendre, mais A l'époque, il y avait encore du boulot ! ils ne donnent rien en contrepartie. Moi, je suis allé chercher, c'est vrai, N'ayant pas de formation, j'ai commencé comme mousse : on empilait mais j'ai donné aussi. Donc dans cette entreprise, j'ai un peu l'impres- des aimants dans les nacelles, à St-Pierre d'Allevard. C'était très dur, par- sion d'être une pièce maîtresse, si petite soit elle!" m ce que les anciens étaient très sévères ; c'était un peu l'école primaire. Ensuite je suis allé sur des meules, les lapidaires, les disques... Et puis le boulot a manqué... J'ai fait le tour des ateliers, et je me suis retrouvé lamineur. OUVRIERS PAYSANS DU GRÉSIVAUDAN 23

Puis il est allé travailler à Ugine, en Savoie. Il était peut-être un peu plus proche des patrons que des ouvriers. J'ai commencé en février 1956, aux Forges d'Allevard, comme aide-trempeur sur les aimants. J'avais 14 ans, juste après le certificat d'études. L'hiver 56, qu'il faisait si froid, j'allais à l'usine en vélo. Je me souviens de M. Martinet qui venait des Ourcières, avec son vieux vélo, sans dérailleur, sa gamelle de sou- pe accrochée au guidon. Nous faisions le chemin ensemble et au retour, s'il y avait de la neige, on poussait le vélo. Cela a duré deux ans. Ensuite, ma soeur m'a prêté de l'argent pour acheter une mobylette. Francette, ma femme, était employée de bureau. Elle a vingt-huit années d'usine ; il a fallu qu'elle se recycle, elle travaille maintenant comme contrô- leuse, un peu de partout ; elle était syndiquée, elle aussi. On a réussi à réali- (J'imagine) ser la construction de notre maison ensemble. Elle a été opérée déjà trois fois, et elle arrive encore à assumer son travail. A 52 ans, je me remets un peu en cause : combien de temps allons nous res- Je pense faire le , c'est un ter là ? On se trouve loin de tout, le docteur, la pharmacie ; il n'y a plus de com- rêve que je veux réaliser merces à la Chapelle du Bard. Pour ma fille, je pense que son avenir n'est pas Jean-Claude Chabrolle, 1941 là ; elle a 16 ans et elle étudie au Lycée de Pontcharra. Tout repose sur les papeteries de la Rochette et l'usine de St-Pierre d'Allevard, c'est peu ! : "Je suis né à Chambéry le 6 décembre 1941. Mon père était par sa mère de Je n'ai plus guère d'années à vivre. Au boulot, on se bouffe le nez entre syn- Freydon. J'ai toujours vécu à la Chapelle du Bard, le hameau du Buisson. dicats, entre patrons et ouvriers, pourtant on aboutira tous à la même fin ! Lors de notre mariage, en 1971, nous avons fait construire ici, sur un ter- Pourquoi cette méchanceté ? Avec ma femme, nous espérons un nouveau rain qui appartenait à ma mère. mai 68, où les jeunes, les étudiants, mettent fin à cet individualisme. Notre ins- A l'époque on faisait à la fois le travail à l'usine et sur nos terres. On sor- tituteur, M. Rochet, nous apprenait des tas de trucs comme la solidarité, le civis- ; tait d'une famille assez pauvre et mon père n'avait pas su gérer ses affaires. me, la laïcité ; il nous a éduqués comme nos parents. On a compté sur ma mère pour nous élever ; nous étions quatre, l'aîné est Nos belles années, celles de notre jeunesse, sont perdues à présent. Nous ; mort, je suis le dernier. aimons bien le vélo, la montagne, marcher dans la nature. Cette année, je Mon grand-père maternel, M. Bellon, était un personnage, il avait des pense faire le Mont-Blanc, malgré mes ennuis de santé. responsabilités dans l'usine des Forges d'Allevard, au Cheylas. C'est un rêve que je veux réaliser." m 24 RECITS DE VIES

C'est une chance d'être resté si longtemps dans la même entreprise Roger Janot, 1942 "Né en août 1942 à Allevard, je suis entré aux Forges en octobre 1957, à quin- ze ans, avec le certificat d'études... A cette époque, il n'y avait pas de centre d'apprentissage ; donc après l'école primaire il fallait aller au travail. Mon grand père a travaillé aux Forges d'Allevard, mon père y a travaillé, et moi j'y suis... Pourquoi les Forges, plutôt qu'une autre entreprise de la vallée ? Il faut recon- naître qu'en 1957, les moyens de locomotion n'étaient pas très développés, donc il fallait aller soit sur la Rochette, soit dans la vallée de . Le plus proche d'Allevard, c'était l'usine de la Gorge ou celle de St-Pierre d'Allevard. Pour moi, ça a été St-Pierre d'Allevard, au Champs Sapey. Non pas parce que mon grand père et mon père y étaient, mais géogra- (J'imagine) phiquement, c'était le plus simple à cette époque, pour se loger et pour se Le bonheur aujourd'hui, c'est important ! déplacer. J'habite toujours à Allevard ; je ne suis pas marié et j'ai une soeur ; mon beau- Depuis que je suis tout petit, j'entendais discuter mon père : 'Heureusement frère travaille à St-Pierre d'Allevard, à Ugimag. Ils ont des enfants : celui qui qu'il y a le syndicat pour nous défendre'. Le mouvement syndical et la CGT, a 22 ans travaille aussi à Ugimag. dans la boîte, c'est assez ancien, puisque mon père a aujourd'hui J'ai une chance personnelle : depuis l'âge de quinze ans jusqu'à aujourd'hui, 85 ans. Il était syndiqué, mais pas militant. 51 ans, j'ai connu la même entreprise... C'est une chance, parce qu'au- J'ai commencé à militer à la CGT quand j'étais encore à l'usine de la Gorge. jourd'hui, les jeunes ne peuvent pas dire, je vais rentrer dans une entreprise Je suis devenu délégué en 1969, en tant que suppléant. Depuis, j'ai toujours et y terminer ma carrière. Bon moi, j'ai encore neuf ans pour la terminer eu un mandat d'élu jusqu'à aujourd'hui. Quand le délégué syndical, Louis et je ne sais pas si je la terminerai ici. Comparé à la vie des jeunes (situa- Aymard a pris sa retraite, en 1981, c'est moi qui ai pris la relève. tion précaire, chômeur, baladés à droite et à gauche) je peux dire que j'ai Depuis que je suis dans l'entreprise, il a fallu me battre. Et aujourd'hui, si eu une chance. Ce qui me coûterait le plus ce serait de partir : après avoir je veux vivre mieux, il faut que je continue à me battre. En gros, l'entreprise vécu 51 ans dans ce pays, demain, je prends ma valise et je vais travailler c'est une lutte perpétuelle : lutter pour avoir un salaire, lutter pour sa qua- ailleurs ! Si la boîte s'en allait et qu'il faille quitter le pays, ça ferait mal au lification, lutter pour son emploi demain aussi... ventre... Mais si on n'a pas d'autre choix, on est bien obligé... On est toujours à se dire 'Demain, comment je vais faire pour vivre ?' Si nous, nous devions aller à Fos sur Mer !" m ! J'ai même commençé à apprendre Comme les autres ruraux, je disais : ' On ne viendra jamais à l'usine ! ' Mon beau-père travaillait aux Forges, il conduisait le train qui manipulait les l'alphabet arabe wagons dans l'usine. Un jour en discutant, il m'avait dit qu'ils embauchaient. Noël Brun-Bellut, 1950 Puis, j'ai rencontré M. Michel Poncet, qui m'a placé à Wheelabrator, dans le cadre du premier contrat de solidarité. Ici, l'ambiance est plus familiale "Je suis né le 27 Mars 1950 ; je vais avoir 44 ans. Avant de rentrer à l'usine, qu'aux Aciers d'Allevard. Je suis rentré à l'usine en août 1982, par déception. j'étais paysan ; je suis originaire de . Mon père a acheté une ferme à Je n'avais jamais travaillé à l'usine, et la première fois que j'ai mis les sou- Pontcharra, il y a quarante ans. Je suis un mordu d'agriculture et j'ai un liers de sécurité, j'avais l'impression de marcher avec les pieds plats. Chez moi, niveau de technicien agricole. J'ai d'abord milité au sein du Centre National j'étais toujours en baskets et très décontracté, alors, garder la veste, le casque des Jeunes Agriculteurs ; on était tout un groupe de jeunes et on y croyait ! et les souliers de sécurité pendant huit heures ! J'ai eu beaucoup de pro- Je faisais de la culture biologique et de l'élevage dans ma ferme du Maupas, blèmes avec les factions : une semaine de 4 h à midi, l'autre de midi à qui se situe à proximité de l'usine du Cheylas. J'allais vendre à Grenoble, pla- 8 h et la troisième de nuit. Au début, j'ai eu des ennuis d'estomac ! ! ce Saint André, et j'avais une bonne clientèle. A cette époque, je faisais aus- J'étais quand même ravi, car d'un coup j'ai eu des avantages sociaux, la sécu- | si partie de la Fédération Européenne des Groupes Biologistes. Mais, petit à rité sociale, l'arbre de Noël, le ski et la piscine pour les enfants. Je me disais petit, j'ai senti une dégradation, on s'est moqué de nous à Paris ; tout est que les ouvriers exagéraient de se plaindre tout le temps, mais c'est parce tombé à l'eau, alors j'ai décidé de ne plus me battre. Et puis j'étais marié, que j'ignorais l'histoire et l'exploitation des ouvriers des années passées. avec trois gamins, il fallait donc assurer un revenu décent. C'était génial aussi, de pouvoir côtoyer d'autres gens : des Italiens, des Espagnols, des Portugais... Une année, j'ai travaillé au Four avec un Arabe, et j'ai même commencé à apprendre la langue, l'alphabet. Je ne m'arrête pas à des préjugés : un gars, s'il est correct et sincère, c'est un copain ! Tout cela m'a permis de sortir de mon monde. J'avais été tellement déçu par l'agriculture : on militait, mais on était dans une zone défavorisée, alors on essayait de trouver des solutions parallèles aux grandes mesures agricoles nationales proposées par la Chambre d'agriculture. On a quand même réus- si à avoir un élu à la Chambre : ce fut moi, mais ça aurait pu être un autre. Nous avons deux garçons et une fille. Guillaume a 17 ans, il est à Grenoble et passe son bac cette année, il veut faire de la mécanique en aéronautique ; il va essayer de passer un BTS, et de rentrer dans une école militaire. Bruno est en 3ème, il me ressemble, il est plus tête en l'air et moins mûr. Ma fille est encore en 6eme à Pontcharra. Mes enfants, si je n'étais pas rentré à l'usi- ne, je n'aurais jamais pu les envoyer à la piscine ou au ski, il aurait fallu se saigner pour qu'ils connaissent tout ça." m

(J'imagine) ui sont ces hommes et ces femmes d'Allevard, ces sidérur- gistes nés ici ou venus d'un lointain village italien, ibérique . Qou africain du nord ? Eté comme hiver, cette vallée du Haut- Grésivaudan attire les amoureux de la montagne et elle offre ses eaux thermales à un grand nombre de curistes. Mais son déve- loppement repose également sur son industrie sidérurgique installée depuis des siècles. Lamineurs, fondeurs ou mécani- témoignage de ces vies contrastées ciens, ingénieurs ou cols blancs, et conserve ces mémoires si riches usiniers ou ruraux, dauphinois ou d'avenir. immigrés, ils sont de Saint-Pierre, Jean Kouchner et Patrice Ricard d'Allevard ou du Cheylas. Ils tra- ont entendu plus de cent témoins vaillent à Allevard Aciers, Ugimag ou pour en sélectionner quarante deux. Wheelabrador Allevard, des usines Autant de vies racontées, faites qui exportent le nom de la vallée d'espoirs, de patience, d'humour, jusqu'au bout du monde. Il y a ici de révoltes, de tranquillité, de cha- des jaillissements d'étincelles, des grins et de joies, de rêves et de déter- pétillements d'intelligences, alliés minations. Les photos, celles d'Yves à la tranquillité des traditions cham- Mounier Poulat, entre autres, sou- pètres et aux montagnes enneigées. lignent la chaleur et la passion de "Allevard co&wrs d'acier" porte la mémoire réveillée.

<9 Editions Thetys Sarl 6, rue Valérien Perrin, Z.I. Tuileries 2 38170 Seyssinet Pariset. Prix public : 275 F

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