PRÉSENCE DE L'HISTOIRE

COLLECTION HISTORIQUE dirigée par ANDRÉ CASTELOT

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JEAN-FRANÇOIS CHIAPPE

JEAN-FRANÇOIS CHIAPPE

GEORGES CADOUDAL ou LA LIBERTE

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS Les pages de garde illustrant cet ouvrage représentent : en début : le débarquement des volontaires royalistes à la falaise de Biville au cours de l'hiver 1803-1804. Aquarelle A. de Polignac. (Musée Carnavalet.) et en fin : l'exécution de Cadoudal et de onze de ses coaccusés le 25 juin 1804. Aquarelle A. de Polignac. (Photo Perrin.)

La Loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes d&s alinéas 2 et 3 de 1 article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réser- vées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté- grale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants-droit ou ayants-cause, est illicite (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

@ Librairie Académique Perrin, 1971. A Monsieur le commandant Henry Lachouque.

« Il semble que ce qui coûte le plus ci l'homme contemporain, c'est de se rendre à la vérité. »

Emile MONTÉGUT.

AVANT-PROPOS

Georges atteint deux cents ans — et pourtant, il demeure étonnamment jeune, si jeune que le feu des passions couve encore. Il s'est trouvé des médecins pour, étudiant son crâne, y déce- ler les caractères spécifiques du criminel, mais de nombreux Français — et pas seulement des Français de Bretagne — atten- dent l'heure où s'ouvrira, dans Rome, un procès de béatification. Si la connaissance de l'homme s'avérait par trop incomplète, on s'expliquerait mieux cette contradiction, mais, tout au contraire, érudits, historiens, dramaturges et romanciers enrichissent sans trêve l'étude cadoudalienne. Comme Du Guesclin et Chateaubriand, Georges représente l'apport — fâcheux ou bénéfique — de la Bretagne à la mère patrie. Nul ne met en doute l'importance de l'énorme personnage mais son rôle demeure discuté. A-t-il tenté, en un long combat retardataire, d'empêcher la Nation d'accéder aux formes modernes de la vie politique ? A-t-il, à l'inverse, contribué, même par sa défaite, à conserver à notre pays son vieil idéal de sagesse et de liberté ? L'instant n'est pas venu de répondre. Le lecteur ne manquera point de discerner, entre le temps de Georges et celui qu'il nous faut vivre, passablement d'analo- gies ; nous ne les avons pas recherchées, c'eût été une méchante façon d'écrire l'histoire. Au demeurant, les événements peu- vent se comparer mais non pas les hommes. Ceux d'aujourd'hui sont tout juste assez grands pour comprendre ceux d'hier. Ils ne les approchent pas. De nombreux ouvrages ont été consacrés au général alréen. Ils le disputent en excellence ; après les travaux très complets de Georges de Cadoudal, neveu du soldat, de Théodore Muret et de Jacques Crétineau-Joly, six écrivains ont puissamment contribué à la connaissance du personnage : Gosselin Lenotre, La Varende, le commandant Henry Lachouque, Philippe Roussel, Pierre Bessand-Massenet et le duc de Castries. Nous avons simplement cherché à tailler une nouvelle pierre ; elle pourra, espérons-nous, s'ajouter à l'édifice, car un travail de cette nature n'est jamais terminé. Les amis de Cadoudal — qu'ils se nomment Mercier la Vendée ou Pichegru — sont aussi malaisément déchiffrables que ses adversaires Hoche ou Bona- parte. En nous penchant longuement sur ces protagonistes du drame nous voudrions aider les chercheurs de l'avenir autant que nous avons été favorisés par nos prédécesseurs. Bien des énig- mes demeurent. Pour reprendre l'expression du commandant Henry Lachouque : « On passe des feux verts mais il reste des feux rouges. » Un jour, sans doute, ils seront franchis. Malgré l'horreur des luttes civiles et une sauvagerie digne de notre temps, nous avons connu, tout au long de notre quête, l'enchantement de la terre bretonne. Puisse le lecteur trouver dans ces pages un faible reflet de la satisfaction éprouvée en les écrivant.

J.-Fr. C. PREMIÈRE PARTIE

I

DES GUERRIERS, DES ESPIONS ET DES MORTS

CV J'F.TAIT à Suscino, le 25 messidor de l an III.

Tout demeurait confondu entre le dernier manteau de la nuit et l'océan : les voiles des chasse-marée, les habits des soldats, les queues de renard frissonnant au chapeau des officiers, l'étamine des étendards. Au nord, vers la presqu ile de Quiberon, les feux de bivouacs s'éteignaient ; les Bleus, assiégeants opiniâtres les Blancs, étroitement serrés dans leur ultime boulevard, se prépa- raient à vivre le trente-cinquième jour de la bataille. Les menues embarcations voguaient en silence vers l'anse de Suscino. Soudain, l'ombre bretonne se déchira — l'aurore incendiait la baie. Des matelots, vêtus d'écarlate, amenaient les voiles ocre ; les éten- dards déployés luttaient de blancheur avec les panaches des « Messieurs ». La petite armée du général chevalier de Tinténiac, échappée de Quiberon, inaugurait la diversion nécessaire pour débloquer la presqu'île. La mission était simple. Il fallait, par le pays de Rhuis, gagner l'intérieur des terres, rallier toutes les bonnes volontés et revenir en force pour prendre à revers les troupes républicaines du général Hoche. Une date avait été fixée : le 16 juillet. Ce jour-là, M. de Tinténiac ne disposerait plus des quatre mille hommes en route maintenant pour Sarzeau mais de quelque cin- quante mille combattants. Ils paraissaient étranges ces chouans. L'intendance, durant leur séjour à Quiberon, les a dotés de brodequins souples et d'excel- lents fusils mais aussi de l'habit écarlate des fantassins britan- niques. Voilà pourquoi, dès avant Sarzeau, quelqu'un a dit sur le passage de la colonne : — Tiens, l'Armée rouge !

Le chevalier de Tinténiac n'est pas un petit compagnon. Court, massif, point très beau quand il ne sourit pas, — mais grâce à Dieu, il est souvent de bonne humeur — ce Morbihannais a pu fréquenter la haute-émigration et les importants du cabinet de Saint-James. Général nommé, il a d'abord été un chef élu. Il connaît bien les difficultés de l'expédition. S'il ne revient pas à temps avec tout son monde, l'adversaire peut, à Quiberon, neu- traliser l'armée royale, voire la contraindre à rembarquer. Que cette catastrophe se produise et il faudra longtemps, très long- temps, pour obtenir de nouveau l'appui des Anglo-émigrés... L'état-major n'est pas moins préoccupé ; pourtant la première journée est propre à stimuler les énergies. Les républicains, massés devant le goulet d'étranglement par lequel Quiberon communique avec la terre, ont déserté le pays de Rhuis. Sarzeau dépassée sans coup férir, l'Armée rouge peut, au soir, bivoua- quer autour de Callac. Le lendemain, le chevalier procède à l'amalgame. Il a emmené avec lui cinquante officiers et volontaires de Loyal-Emigrant et les affecte dans les « divisions » chouanniques, petites unités de trois cents hommes environ. Les émigrés, plus instruits du métier militaire que les capitaines bretons, mais moins rompus à la guerre locale imposée par la nature, partageront les responsabili- tés avec les guerriers armoricains. Au vrai, s'il a bien fallu, à Quiberon, se battre au coude à coude, on ne s'aime guère ; les Chouans, mauvais manœuvriers aux yeux des émigrés, soupçon- nent ceux-ci de couardise et ne leur pardonnent pas leur inertie. Le général connaît assez bien son monde pour aplanir les incidents. Il achève de mettre sa troupe en ordre, lorsqu'un mes- sager se fait conduire près de lui. Qui est ce gentilhomme ? Les uns diront bientôt avoir reconnu M. de Magardel, d'autres, M. de Talhouët ; en tout cas, la même phrase a été entendue. — D'ordre de l'agence de Paris, vous êtes invité à conduire votre troupe au château de Coëtlogon, où les dames de Guer- nissac sont chargées de vous remettre de nouvelles instructions. C'est absurde ; faire mouvement sur Coëtlogon, c'est s'enfoncer trop à l'est et s'interdire, du même coup, le retour à Quiberon pour le 16 juillet. Il suffirait d'envoyer un courrier ; il rappor- terait les instructions. Malgré les observations de M. de Tinténiac le messager s opiniâtre. Il évoque « l'ordre du roi ». A ce mot magique — objet d'exécration pour douze millions de Français mais sacré pour les huit millions d'autres —, le général va-t-il se laisser fléchir ? Alors une voix s'élève, âpre, sans réplique : — Le roi est à Vérone ; de là il ne peut modifier une décision prise devant les circonstances. Les émigrés répriment un haut-le-corps, les capitaines chouans approuvent sans réserve. L'auteur de la réplique, un hercule vêtu d'un habit gris, dis- tingué de noir et coiffé d'un feutre crasseux à la Henri IV, a quêté l'approbation d'un jeune homme aux traits angéliques, aussi charmant que son compagnon paraît rude. L'hercule se nomme , le jeune homme, Pierre Mercier-la Vendée. M. de Tinténiac se range au parti des officiers bretons. L'armée continuera sa route. Cette décision déçoit un émigré, le vicomte d'Ampherney de Pontbellanger ; sa femme réside à Coëtlogon et il ne l'a vue de longtemps. Tout va bien : le 13 juillet, l'armée a cantonné sans incident entre Colpo et Locqueltas ; le 14, elle se grossit des gars du pays de Bignan. Une nouvelle estafette se présente au chevalier de Tinténiac ; elle se déclare envoyée par l'un des animateurs du parti, M. l'abbé de Boutillic, grand-vicaire du diocèse de Vannes. Le général ouvre le billet. « M. de Tinténiac est attendu au château de Coëtlogon où des dames sont chargées de lui remettre d'importantes dépêches. » Cette fois, les représentations de MM. Cadoudal et Mercier, de leur ami le comte d'Allègre, gentilhomme provençal rompu aux intrigues politiques, demeurent vaines. Le chevalier juge néces- saire de prendre connaissance d'instructions nouvelles et, puis- qu'elles ne peuvent lui être remises qu'en main propre, il ne se déplacera point sans sa petite armée, instrument encore fragile et manquant d'unité. Du coup, cinq mille hommes promenant un train de combat de vingt-cinq chariots s'enfoncent vers le nord, dans le crisse- ment des chaussures neuves touchées sur les plages de Carnac. A Josselin, cité de rêve, où se dresse — défiant les rois et les siècles — le château des Rohan, un détachement de la 179e demi- brigade barre la route. M. Cadoudal le culbute et Pierre Mercier escalade le couvent des ursulines, force ses occupants à la retraite, avant que de les écraser sous sa mousqueterie dans le faubourg de Glatinier. Au château, les affaires des royalistes prennent moins bonne tournure : le citoyen Robert, adjudant-commandant, crie six heures durant « Vive la République » et refuse de faire battre la chamade. M. de Tinténiac, dégoûté, lève le siège et, pour gagner Coetlogon, marche sur La Trinité-en-Porhoët. Un parti de cavaliers bleus veut défendre la localité. Le che- valier, pour porter une mauvaise chemise, affectionne, néanmoins, la guerre en dentelles. Arrêtant sa troupe, il brandit un mou- choir blanc (emblème inutile car les républicains confondent, et pour cause, les insignes des parlementaires et les drapeaux royalistes) et se porte seul au-devant de l'adversaire. — Voici les chouans que je commande ; vous n'êtes pas en force, rendez-vous. — En me rendant, rétorque le chef des « patauds », je per- drais votre estime et la mienne. Je vois les troupes qui vous suivent mais je ne vous cache pas que je ne fais que précéder un corps aussi considérable que le vôtre. M.M. Georges Cadoudal, Mercier et d'Allègre étouffent un rire : ce Bleu n'est qu'une bête. La guerre est une affaire trop délicate pour se donner les gants de renseigner l'ennemi. Le général, lui, tend la main à l'officier... — C'est bien, dans peu d'instants nous vous rejoindrons ! ... et il retourne auprès des siens pour leur donner l'ordre d'attaquer. Le Bleu n'en a point imposé. L'affaire est à peine engagée que le citoyen général Crubelier, à la tête de sa brigade, rejoint son avant-garde. Il ne décroche — et en bon ordre — qu'après une heure d'un combat des plus rudes. Le chevalier de Saint-Régeant, un étrange petit homme, guère plus haut que son sabre, a rejoint, pendant l'action, à la tête de bandes passa- blement sauvages venues des Côtes-du-Nord. Au soir, après quelques accrochages avec des éléments de la division Champeaux, l'armée rouge vient bivouaquer dans le parc de Coëtlogon. Au château, mesdames de Guernissac et la jolie vicomtesse de Pont-Bellanger donnent à dîner à l'état-major. Les officiers locaux ont décliné l'invitation. Ils soupent près de leurs hommes. Une inquiétude tenaille les esprits. La troupe est calme mais sans joie. La livrée de la piétaille britannique écrase les épaules bre- tonnes. Seuls, les souples brodequins et les magnifiques fusils trouvent grâce auprès des soldats-paysans nouvellement équipés. Les plumets des officiers s'agitent. Ils jettent un coup d'ceil vers le château. La situation n'inquiète donc pas le général ? Par instants, ils reconnaissent sa silhouette trapue mais élégante s'animant, tantôt à l'une, tantôt à l'autre des fenêtres du grand salon. On ne sait toujours rien des nouvelles instructions. Ont- elles, pour le moins, été remises ? Pourquoi M. de Tinténiac n'en fait-il aucune part ? Les propos des officiers venus d'ou- tre-Manche, le rire aigu des dames, assaillent, par bouffées, les tympans délicats de ces messieurs de Bretagne. Le plus gai d'entre eux, M. de Saint-Regeant, n'a pas rameute ses paroisses pour jouer au tarot dans un jardin. Il s'enfonce dans son dolman de hussard, un vêtement si usé que seuls les mieux informés peuvent prétendre l'avoir vu jaune avant la réunion des Etats Généraux. Les regards se portent, à nouveau, vers le château. Toujours, l'état-major y bavarde et les dames y caquettent. Une tête trop légère dodeline-t-elle sous une perruque encore poudrée à frimas ? Un émigré se gausserait-il des chefs élus, s'outrerait-il de l'audace de ces rustres trop enclins à bougonner avant de donner leur sang ? Non, le général de Tinténiac ne le permettrait pas. Il est chouan lui-même, et l'investiture régulière, tenue des gens du comte d'Artois, ne saurait changer cet état aussi peu compris, mais autant redouté, à Londres qu'à Paris. Le vicomte de Pont-Bellanger a retrouvé son épouse, cette ravis- sante Joséphine-Louise, demeurée au pays pour essayer de sauver les biens considérables légués par son père, le marquis de Grégo. Conte-t-elle à son mari les complaisances du général Hoche, intervenu auprès des comités pour ajourner la confiscation ? Après tout, parmi ces Bleus, certains mériteraient d'être gentils- hommes. Voici trois mois, lors des conférences tenues au châ- teau de la Prévalaye, plusieurs de ces citoyens bottés dan.saient poliment... C'est donc qu'il se trouvait des dames du parti pour danser avec eux ! Au-dehors, les plumets frissonnent... La troupe s'assoupit, rêvant de galettes fraîches et de joyeuses ridées comme aux Pardons d'autrefois. M. Cadoudal va secouer les sentinelles et revient vers le groupe des officiers. Ceux-ci ne rêvent pas, ils réfléchissent. Ils songent aux espions, aux agents doubles, quelque- fois triples, dont l'action, tant de fois, depuis deux ans et demi que dure la guerre civile, a fait échouer les plans les mieux concertés. Cette fois, M. d'Allègre lui-même ne parvient pas à démêler l'écheveau. Comment savoir que l'armée rouge a été volontairement déroutée par le comité royaliste de Paris pour priver Quiberon de secours et provoquer la chute de cette place ? Par qui apprendre que ce comité — dont l'animateur, l'abbé Brotier, « désunirait les légions célestes », entend rétablir la monarchie grâce à une solution négociée ou — à la rigueur — par l'organisation d'une journée parisienne ? Comment compren- dre que les conseillers de Louis XVIII, installés dans la capitale, croient servir Sa Majesté en vouant à l'échec une opération soutenue par les Anglais parce que le podagre de Vérone ne veut, dit-on, d'autre appui que l'espagnol ? Pour l'instant, la vicomtesse de Pont-Bellanger sert-elle le comité royaliste de Paris, le général Hoche ou les deux à la fois ? Essayez d'aller raconter cela à M. Jean Rohu, capitaine du pays de Brech, à Jean-Marie Hermely, l'amiral des chasse-marée, ou même à Julien Cadoudal, frère puiné de Georges, toujours occupé à composer quelque chanson... Les chouans ont dégrafé l'insupportable habit rouge, ils dorment sur les sacs où sont précieusement serrées les hardes paysannes ; elles pourraient resservir. Qu'importe si, vers l'orée du parc, un cheval vient de s'agiter ?.. Du château, l'ombre des valets renouvelant les chandelles porte et s'allonge sur les pavés de la cour d'honneur. Au salon, les groupes se forment, se défont, et se reforment dans la quiétude de l'après-dîner. La chaleur est accablante. Pour une fois, les éventails sont utiles. Comme les armes ne le sont point, elles s'alignent dans l'entrée. Le sabre et les pistolets du général sont posés sur une desserte du vestibule. Il suffit d'un coup de feu pour que M. de Tinténiac passe un pistolet dans son écharpe blanche, prenne l'autre dans sa main gauche et, le sabre déjà dégainé, se précipite. Cinq pas... un bond... il est déjà sur le perron. Au premier coup de feu a succédé la rafale. Le général ne descend pas l'escalier, il le saute. Un Bleu épaule... Julien Cadoudal le voit, le Bleu ajuste, le bâton de Julien se lève, s'abat... trop tard, le Bleu a déjà tiré. M. de Tinténiac tombe, frappé au cœur. Le Bleu s'effondre, la tête fendue. Un général blanc pour un soldat bleu : mauvais marché. Le chevalier n'est pas mort dans les bras de Julien, que « Monsieur Georges » a trouvé le temps de déployer son monde derrière les haies et Jean Rohu de former le sien en tirailleur. Virtuose de l'enveloppement, « la Vendée » a tôt fait de tourner l'adversaire. La division Champeaux, plus surprise qu'elle n'a surpris, bat en retraite... Les maîtres du terrain soignent les blessés et comptent les morts. La terre bretonne accueille M. de Tinténiac. Il reposera, mains jointes, en contrebas de la grande allée. Le silence s'abat sur les bivouacs. Est-ce Julien Cadoudal, le barde, qui fredonne : « Coeur pour œil, tête pour bras... » ? Se trouve-t-il quelques voix pour répondre au jeune frère de Monsieur Georges : « Mort pour blessure et père pour mère, et mère pour fille, étalon pour cavale... homme pour enfant et flamme pour sueur... » ? Au château, il n'est guère temps de chanter la marche d'Arthur. Les cristaux tintinnabulent aux lustres sur le vacarme de ces messieurs de Bretagne. Comme il s'agissait d'élire un général, tous les émigrés ont désigné M. de Pont-Bellanger... et tous les chouans. Monsieur Georges. Mais les émigrés, plus nombreux, l'emportent et le commandement échoit au mari de Joséphine-Louise. Quelles sont donc les intentions du général vicomte ? Lever le camp cette nuit même pour passer la suivante en forêt de Lorge puis, par Quintin, gagner Saint-Brieuc où la flotte anglaise a, paraît-il, fixé un nouveau rendez-vous. Les voix des chefs chouans font trembler les lustres ; ces messieurs ne gardent qu'une idée en tête : rebrousser chemin vers le sud et tirer les chausses de Lazare Hoche toujours aux prises à Quiberon avec les régiments soldés. M. d Allègre expose ses raisons. Le vicomte répond par un ordre et, comme la discipline fait la force principale des armées, les colonnes rouges s'étirent à travers les déserts du Mené à la recherche d'une aventure septentrionale... Si les Anglais protègent, à Saint-Brieuc, un débarquement. ils créeront là une diversion utile. La ligne de correspondance, pourtant, reste déserte. Aucune confirmation. Le commandement britannique a-t-il seulement envisagé une affaire ?... Les capitaines ricanent lorsqu'ils reçoivent des instructions du vicomte ; son attache porte « commandant provisoire de l'armée royale et chrétienne ». Le dernier des pousse-cailloux sait qu'elle est « catholique et royale » cette armée-là, depuis qu'en Anjou un voiturier du Pin-en-Mauges a décroché sa vieille espingole puis cousu un scapulaire sur une veste verte prêtée par un garde-chasse. Le voiturier s'appelait Cathelineau, il est mort géné- ralissime un 14 juillet... Le garde-chasse se nomme Stofflet, il commande en chef une armée blanche quelque part en Anjou. Que M. de Pont-Bellanger ne sache pas cela a déterminé nombre de capitaines à déserter sa bannière. L'Armée rouge ne compte plus que trois mille hommes, alors que les Bleus, jusque- là discrets, s'étalent désormais partout. Le général Champeaux cherche le contact, le trouve le 23 juil- let à Quintin où M. de Saint-Régeant retire son dolman et, plus à son aise, repousse les « gens de la nation ». Le reste de la petite armée s'arrête à Châtelaudren. Des coureurs foncent sur Saint-Brieuc, scrutent la baie ; elle est vide. Quand rentrent les éclaireurs, ils succèdent à d'autres messagers. Ceux-ci viennent annoncer l'écrasement des régiments soldés à Quiberon, la blessure mortelle du commandant en chef comte d'Hervilly, la capitulation au Ford-Neuf du colonel comte de Sombreuil, chef du deuxième échelon. Déjà, le vicomte de Pont-Bellanger n'a pu empêcher Allègre de fréter une embarcation pour gagner Londres : c'était le désir formel de MM. Georges et Mercier, soucieux d'être renseignés au plus tôt par le ministre Windham sur les intentions du cabinet britannique. La discipline a ses exigences mais l'imbécillité ses bornes... Les chefs de division entrent en rage, somment le général de fournir des explications. Le vicomte se trouble, balbutie, prend peur et monte à cheval. De rares officiers suivent leur général... l'un d'eux emporte la caisse. Le visage d'ange de M. Mercier se crispe : une poignée de cavaliers alréens pique des deux et disparaît dans la poussière de thermidor. Quand elle se dissipe, les chouans ont mis pied à terre... sans lâcher le collet brodé du général-vicomte. L'armée, abandonnant Châtelaudren, a fait retour sur Quintin lorsque le conseil de guerre rend sa sentence : le vicomte d'Am- pherney de Pont-Bellanger, ci-devant commandant provisoire de l'armée catholique et royale (maintenant il connaîtra le nom de son armée), est condamné à mort. C'est peut-être juste, c'est à coup sûr inutile. La nuit enveloppe la prison où l'époux de Joséphine-Louise médite sur l'inconvénient d'être marié à une femme trop intelli- gente. La porte s'ouvre. S'y encadre une massive silhouette : celle de M. Georges, « que l'éphémère général de l'Armée rouge prenne le large ». Les sentinelles pourraient faire pièce à cette décision, arguer de la consigne s'il n'existait des regards insoutenables, celui de M. Cadoudal par exemple. Le vicomte de Pont-Bellanger s'enfuit... comme tout à l'heure la caisse que nul n'a retrouvée. Il va demeurer en Bretagne ; est-ce pour effacer sa bêtise et les trahisons de son entourage que l'ancien lieutenant de Tinténiac, le bel émigré patricien, se fera tuer dans moins d'un an près de Merdréac, diocèse de , à la tête d'un maigre parti ? Le nouveau conseil est sans orage. Tout est si simple et si bête aussi ! Il ne reste qu'à mourir. L'armée du général Hoche n'a laissé autour de Quiberon que les pelotons nécessaires pour fusiller les vaincus ; des Belges, car il arrive aux républicains français de répugner à ce métier-là. Les divisions, au pas de course, cherchent l'Armée rouge. Le 27 juillet, « le citoyen-général Hoche » fait marquer son grand quartier dans une maison d'Uzel, à six lieues, soit une journée et demie, de Quintin. Les moulins et les gosses encore au service du parti ont transmis ces nouvelles de mort. Les généraux républicains, Crublier et Champeaux, étrillés voici une semaine, leurs confrères Ménage et Chabot, très au fait de la guerre en ces régions, cherchent trois mille malheureux, démoralisés par la perte de leur premier chef et la stupidité de son successeur, trois mille malheureux, paralysés par leur équipement, l'absence de nourriture, l'hostilité d'un pays inconnu et... l'inutilité de leur sacrifice. Qui est plus haï dans les rangs clairsemés de la grande bande royale ? Les Bleus, artisans de massacres au grand jour, ou les Blancs véreux appliqués à faire tuer dans l'ombre ? Ultimes épaves de QUliberon, les derniers cadres de « Loyal Emigrant » risquent de connaître da mort la plus sotte. Vont-ils tomber sous les balles des républicains ? Plus certainement, les chouans, prompts à rendre ces étrangers responsables des trahi- sons et des malheurs, les massacreront avant la boucherie finale prévue par le citoyen Hoche. Au conseil, les dernières perruques disposent encore du droit de vote. Sachant qu'une des leurs n'obtiendrait pas la confiance des soldats, discernant enfin les qualités des chefs paysans, elles votent pour M. Georges. Voter pour M. Georges c'est s'engager aussi sous M. Mercier car on dit Georges et Mercier comme Pitt et Cobourg ou Guyenne et Gascogne C'est bon. Chacun observera une discipline de fer, on jettera dans un étang les défroques offertes par Sa Majesté britannique, on ira que la nuit. Cinq jours plus tard, Hoche écume, les capitaines blancs fument leur pipe dans leur chaumine, les soldats sont à la moisson. Sans perdre un homme, un chariot, un cheval, Georges Cadoudal a trompé les Bleus, esquivé les assauts de quatre divi- sions, traversé les déserts, rapatrié ses gens... La santé des mori- bonds de Quintin n'a jamais été meilleure. La retraite et l'impec- cable dissolution viennent donc de terminer la guerre ? En serait-ce fini des guerriers, des espions et des morts ? Non, le dimanche 16 août 1795, en Grandchamp l'armée se réorganise... Une formidable acclamation confirme le vote de Quintin. Les légions du Morbihan se donnent un chef d'état- major : M. Mercier la Vendée, sous le commandement d'un major général : M. Georges. Alors, le parler redevient haut, le sourire large, l'espoir immense... Les survivants de « Loyal Emi- grant » seront fraternellement admis et les victimes de Quiberon vengées. Les généraux bleus peuvent gagner leur tanière et les prêtres retrouver leur église... Le Morbihan anarchique, divisé et frondeur vient de se donner un chef. Mais qui est donc Georges Cadoudal ? II

UNE FAMILLE D'AUTREFOIS

Î JONr.THMPS les armes des Cadoudal avaient étincelé dans les fastes de Bretagne. Un des premiers, sans doute, parmi ces seigneurs venus du Nord, avait préfiguré les exploits de Jean de Bohême : Cadudal ou Cadoudal signifie « guerriers qui retournent au combat ». Lors de la deuxième croisade, la famille s'était distinguée. Au XIVe siècle, Guillaume de Cadoudal, très attaché au parti de Montfort, avait défendu Rennes et brûlé ses faubourgs pour en déloger les gens de Charles de Blois, adversaires de la duchesse Jeanne. A l'insu de Guillaume, les bourgeois de la ville s'étaient entendus avec les Français ; Cadoudal, évacuant la ville, avait protégé la retraite de la duchesse, au soir du 13 juin 1342. Forçant les Français, suppôts des Blois, à lever le siège d'Hennebont, le chevalier Guillaume s'était mesuré à Charles d'Espagne pour mettre fin à la piraterie de ce connétable de dont les hommes, jaillissant d'embarcations légères, dévastaient la contrée. Le 13 août 1352, le chevalier Guillaume réunissait sa bannière au pennon de l'Anglais Gauthier de Bentley pour chasser de Bretagne le maréchal d 'Offemont. Les Cadoudal — car la famille tout entière avait combattu pour Montfort — représentaient le parti de la petite noblesse en lutte contre les grands. Clio suivait aisément les « guerriers qui retournent au combat » lorsque — par un accident fort commun — leur trace se perdit au crépuscule des temps médiévaux. Un village avec sa maison forte conserve le nom de Cadoudal et, près de là, subsiste sur les bords de la Claye un long et vétuste château construit par ces acharnés montfortistes : Callac. La bâtisse devait échoir, par mariage, à M. de Marbeuf, bientôt gouverneur pour le Roi de la nouvelle province de Corse. Le comte de Marbeuf protégeait là-bas une famille Buonaparte de trébuchante noblesse. Le deuxième fils, Napoléon, était ins- truit à Brienne mais risquait fort, durant les vacances, de déam- buler à travers les préaux vides. Le gouverneur, deux étés durant, installa son pupille au château de Callac. Une croisée trop étroite dispensait une mauvaise lumière au collégien. Le châtelain fit percer une vaste fenêtre et quelques adversaires des Bonaparte trouvèrent cette sollicitude moins protectrice que paternelle: Napoléon, fils de Marbeuf et non de l'avocat Charles, cela se répéta, de Bretagne en Corse, avant de gagner, vingt ans plus tard, les boudoirs de Joséphine. Du temps que le jeune Napoléon jouait dans les vastes cours de Callac, depuis longtemps désertées par les Cadoudal, un enfant de ce nom bataillait à dix lieues plus à l'ouest au domaine de Kerléano, paroisse de Brech. L'enfant se prénommait Georges et, par un privilège, réservé à l'accoutumée aux saints et aux monarques, le fils du haut laboureur Louis Cadoudal devait atteindre à la gloire sous son seul prénom. L'enfance des hommes célèbres mais nés loin des trônes s'en- toure de mystère. Si les archives recèlent des pages d'écriture du futur Louis XVII, rien ne prédisposait à conserver les devoirs, consigner les balbutiements de l'enfant de Kerléano. Il était né à droite de l'immense cheminée de la salle commune, le 1er janvier 1771. La tradition rapporte qu'un prophète ambu- lant, inévitable en pareil cas, se pencha sur l'enfançon : « Celui-ci, dit le mendiant — car c'est en Bretagne l'état des prophètes — sera cause de grands malheurs pour lui et pour les siens. » La famille Cadudal — des pièces antérieures à la Révolution portent souvent cette orthographe — ne se piquait pas de gentil - hommerie. Plus tard, un frère de Georges, Louis, fera écrire que ses ancêtres, issus des Cadoudal de Callac, plantaient leur épée au haut de leur champ avant de retirer leur habit pour remuer la terre. Ni Georges ni son cadet, le général Joseph, ne se complu- rent dans de telles évocations. Peut-être la famille procédait-elle des bannerets de la duchesse Jeanne, peut-être un chemineau venu de Cadudal, et partant désigné sous le nom de son village, s'était-il établi dans la paroisse de Brech ? La Bretagne fut toujours mouvante, ses habi- tants, depuis le XVIe siècle, allaient de par les routes tantôt pour se louer, tantôt pour rempailler les chaises en attendant de créer souche. « Le père de l'homme, par exemple, écrit M. Philippe Ariès, avait un petit domaine, trop petit pour supporter un partage entre ses innombrables enfants. Aussi a-t-il gardé avec lui le dernier, le plus jeune, le juveigneur comme on dit (car ici point de droit d'aînesse). Chacun est parti, les uns sont restés célibataires, faute de trouver un coin de terre, et ils ont erré, de hameau en hameau, dans l'exercice de petits métiers ambulants... Un autre s'est marié. Avec sa femme, il a repéré un chemin qui aboutit à la lande. « Qu'importe si la lande appartient au seigneur ou à la commune ? ils s'installent, construisent une hutte de pisé après avoir battu la terre sur l'emplacement, défrichent quelques lopins aux alentours. Ils ont fondé un foyer... Il ne leur reste plus qu'à peupler leur rustique demeure d'une nombreuse marmaille, ce qu'ils font, au gré de l'instinct, sans plus y penser. » Ainsi s'édifia, sans doute, la famille Cadoudal s'il faut écarter sa filiation noble. Du plus loin que les textes autorisent une certitude, les Cadoudal furent propriétaires, en Brech, aux dernières années du règne de Louis XIV. Kerléano, en breton « le village des nonnes », se groupait autour d'un moustier dépendant de Saint-Sulpice de Rennes. A la fin du xvil' siècle, l'abbesse fut autorisée par son ordre à vendre une partie des terres. Les Cadoudal se portèrent acqué- reurs et devinrent propriétaires. Dès lors, ils ne payèrent plus de redevances que pour d'autres champs, ceux-là loués à la communauté religieuse. Ce hameau, les Cadoudal en étaient fiers, ne relevait pas d 'un seigneur. Kerléano était terre royale. Ici, entre le roi et les laboureurs, nulle féodalité ne s'interposait. On apprenait à lire dans un abécédaire où chaque mot était emprunté aux Saintes Ecritures, puis, avec les rois Bourbons, l'enseignement est venu... et, doucement, très doucement car le souvenir d'une prompte ascension se fût gravé dans les mémoi- res, les Cadoudal sont devenus laboureurs ; laboureurs, donc pro- priétaires, indépendants, en puissance de tradition, accédant à ce haut Tiers particulier étranger aux charges citadines. Si les Cadoudal — Georges voulait cette orthographe — ne sont pas nobles, ils ne sont pas bourgeois non plus. Considérés, sinon puissants, ils constituent un îlot dans la fluctuante Bretagne, dans ce Morbihan réfractaire au recensement comme au tirage au sort, dans cette contrée d'aventure où nul n'attendit Georges, ni même le marquis de Poncalec prenant les armes contre le régent Philippe pour inventer la ; moins d'une lieue sépare Kerléano de la rivière de Crach où les navires espagnols débar- quèrent or et poudre pour combattre le gouvernement du fils de Monsieur. « Quand le travail de la terre vient à manquer ou (et c'est là l'essentiel, note encore M. Philippe Ariès) quand il est fatigué du travail de journalier, le Breton... exerce un métier ambulant. Il est bûcheron et va de coupe en coupe. Ou bien il vit dans la forêt... et fabrique du charbon de bois. Il est sabotier, colporteur... mais toujours pillard, toujours vagabond. » Le manoir de Kerléano, déjà confortable, où l'enfant Georges décline rosa la rose sous la surveillance de l'oncle Denis, voit passer mille et un voyageurs. Ce ne sont pas les gentilhommes, disparus aux yeux de Chateaubriand dans le galop de quelque genet sur la chaussée de Combourg, ce sont des brigands familiers, de pauvres hères que les bonnes familles nourrissent — et emploient pour ne les point humilier. Ce genre d'hospitalité provoque les observations répétées puis le courroux de M. de Bertrand de Molleville, intendant. L'hostilité du nomade à l'égard du sédentaire se rallume, parfois, jusqu'à pousser les mendiants, groupés en compagnies, à ravager les campagnes. L'année précédant la naissance de Georges, les exempts tentent de ramasser les fusils, d'ordre du gouverneur, duc de Duras. La peine est perdue, les résultats dérisoires. Les fourrés sont trop épais et puis les nomades et les sédentaires, même lorsqu'ils ne s'aiment plus, aiment moins encore à voir de trop près les gens du roi. Très vite, le désarmement tourne à la plaisanterie... La province ne tolère pas qu'on désorganise son désordre. N'excédant pas les limites raisonnables, il est la garantie des libertés de la Bretagne. « Son génie, écrit Michelet, c'est un génie d'indomptable résistance et d'opposition intrépide, opiniâtre, aveugle... La noblesse innombrable et pauvre de la Bretagne était plus rapprochée du laboureur. Il y avait là quelque chose des habitudes du clan. Une foule de paysans se regardait comme nobles... Devant le plus fier des Rohan, ces paysans se seraient redressés en disant : Aie zo devarz armoriq ! — et moi aussi je suis Breton ! Un mot pro- fond a été dit sur la Vendée et il s'applique aussi à la Bre- tagne : « ces populations sont, au fond, républicaines, répu- blicanisme social, non politique ». Ce mot de républicanisme paraît abusif si l'on se souvient que la France d'autrefois comptait une infinité de républiques sous le Roi. La campagne alréenne s'habille de trois couleurs : grise dans ses forêts de pierre, elle allonge, vers Carnac, des bruyères guir- landées de bois et des avenières clairsemées. Noire vers Pont- du-Loc, elle moutonne, se hérisse de vieux chênes et ondule, de monts en vaux désespérément semblables, vers la dense forêt d'Elven. Blanche, elle exhibe ses gorges, étale ses plateaux déboi- sés, clairs, ras, arides jusqu'en pays gallo. Les landes de Lanveaux sont les marches du pays. Le soleil même ne dissipe pas la tristesse. Vers la terre, tout est sombre. Le sourire vient de la mer... et la prospérité aussi, car le marin vit mieux que le laboureur. Kerléano appartient à peine à la terre. La rivière d'Auray, rivière salée aux vrais petits bras de mer remontant dans les campagnes, s'ouvre à trois cents toises du manoir. Aujourd'hui, plus qu'au temps de Georges, le naissain assure la richesse du pays. « Entre la mer et la terre, constate Chateaubriand, s'étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments : l'alouette des champs y vole avec l'alouette marine ; la charrue et la barque, à un jet de pierre l'une de l'autre, sillonnent la terre et l'eau. » Les genêts, les arbres même, croissent, parfois, sur l'extrême bord de la rive et les chênes ne sont pas rares qui étendent leurs branches sur l'océan. Verrouillé par la pointe de Kerpenhir et le phare de Port- Navalo, le golfe du Morbihan s'étrangle, au nord, dans la rivière d'Auray pour s'étaler, au sud, jusqu'à Saint-Léonard. C'est la « petite mer », enserrée dans le Vannetais, coupée du large par la presqu'île de Rhuis. Le Morbihan ancre-t-il trois cent soixante-cinq îles ? Les géo- graphes, et avant ceux-ci les bardes, ont à coup sûr compté quel- ques rochers, voire quelques barques, pour aboutir à ce trop joli nombre. Partout s'ouvrent des criques, des anses où le marin s'embosse grâce à une science ancestrale, où le gabelou n'accède que par des sentiers de perdition. Ni la Bretagne, ni le Mor- bihan ou Bro Erec, ni le Vannetais même ne constituent un bloc. Quand le voyageur descend la butte d'Auray et gagne la route de Quiberon, le voilà étonné... Des palmiers de bonne apparence ont été plantés par des habitants nostalgiques de la douceur méditerranéenne. Jamais très froid, souvent très chaud, le rivage alréen semble se découper à trois cents lieues des terres éternellement vespérales du « royaume de Bignan ». Dans la sombre Armorique, Auray apparaît volontiers comme une tache de lumière. Ici, pas de paysans taciturnes, mais des marins éveillés et des laboureurs sachant sourire. Une légèreté dans le maintien, de l'humour aussi confèrent à ceux d'Auray une qualité à l'ordinaire réservée aux gens du monde : la désinvolture. Est-ce pour cela que les Bretons d'alentour vont encore répétant : « tête d'Alréen, tête de diable » ? Georges vient au monde à l'instant même où Louis XV, ren- voyant Choiseul, envisage résolument avec son triumvirat la révo- lution royale. Autant que le pays des philosophes, la France que Louis XV, au soir d'un beau règne, entend magnifier par l'égalité fiscale et judiciaire est loin de la Bretagne et du pays de Brech. Les tumultes parisiens s'arrêtent dans la lande. Parfois, bien sûr, les villes viennent à s'agiter mais la philosophie du bonhomme Rousseau n'escalade pas les murailles de Vannes et d'Auray. La Bretagne serait-elle en retard ? Non, elle est particulière. L'in- tendant gronde les propriétaires prompts à tolérer, à encourager même le vagabondage et la contrebande. Qu'importe ! les trois ordres ne sont pas adversaires, la société demeure ouverte et, tout compte fait, malgré la galette froide des matins perdus de brume, la vie est douce aux journaliers et aux « traîneux » de Brech. Chez les Cadoudal, la galette est chaude, la maison assez vaste pour recueillir le parentage. Ici, comme dans toutes les contrées où l'homme s'éloigne volontiers du bourg pour dompter des terres nouvelles, le matriarcat est presque de mode. Mme Cadoudal, née Marie-Jeanne Le Bayon, gourmande les servantes et ignore les conseils de la grand-mère Cadoudal, autoritaire, voire criarde, qu'un embonpoint précoce cloue dans un fauteuil. Louis Cadoudal, le chef de famille, dirige son domaine avec bonheur mais s'intéresse surtout à la « soûle », d'abord champion, puis directeur des rencontres dans tout le Morbihan, M. Louis se montre un peu distrait dans son exploitation. C'est aux conseils, à la connaissance de l'oncle Denis, que la famille est redevable de la parfaite gestion du domaine, c'est à lui que Georges doit une foi première écartée, dès l'enfance, de la sensiblerie coutumière aux femmes. Denis Cadoudal a du bien et rien d'un parasite, il fait régner, par la vertu de l'exem- ple, une foi profonde, lucide, exempte de fétichisme. L'oncle appartient au tiers-ordre de saint François et il semble que la joie, le radieux sourire du pauvre d'Assise apportent à cette famille de Celtes la lumière, l'ample logique romaine et toscane dont passablement de Bretons furent toujours privés. 10 mai 1774, les courriers ne tarderont pas à répandre, dans le royaume, la nouvelle : le roi est mort. La coiffe plate de Marie-Jeanne s'orne, pour trois mois, d'un ruban noir. La Bretagne se méfie des gens du roi mais elle pleure le roi lui-même, le père. Georges, lui, n'a pas encore quitté les jupons qu'il trottine sur le chemin d'Auray pour gagner la « petite école ». Marie- Jeanne se désespère... Son Georges déchire ses cottes. A peine trouve-t-il le temps de se signer devant Saint-Goustan, Saint-Cado et Sainte-Anne, les trois chapelles jalonnant le quart de lieue séparant Kerléano d'Auray. Il y a tant de pierres à pousser, de nids à explorer et de nuages dont on aime à suivre la marche. Parfois, la camarde s'assied au foyer ; des dix enfants que Marie-Jeanne donnera à Louis, cinq seulement seront en vie lors de la Révolution. Mais à Kerléano, on pleure moins les disparus que son propre sort. On se désespère pour soi-même, non pour les morts, car ils ne sont pas à plaindre. Clichés, discours pate- lins de curés bénisseurs ? Pas du tout ! A Kerléano, la supers- tition est bannie, cependant que le merveilleux chrétien demeure. Georges atteint huit ans lorsqu'un événement d'importance anime la cité alréenne ; le fameux Benjamin Franklin arrive de son effervescente contrée afin d'obtenir l'assistance française dans la lutte des Insurgents américains contre la couronne britanni- que. Les sociétés — moins savantes que philosophiques — fêtèrent le Bonhomme. La Révolution pénétrait en France par la ville GldoudaIienne, Franklin allait obtenir notre aide ; celle-ci devait vider les caisses et, pour les remplir, on ne trouve pas, en fin de compte, d'autre moyen que la réunion des états généraux. C'est en vertu de cette thèse décevante par sa simplicité que M. de Saint-Priesr condamnera l'œuvre de Vergennes.

A l'automne de 1783, Georges est admis en classe de sixième au collège de Vannes. Automne de 1783, le comte de Vergennes, justement, vient de signer la paix. Automne de 1783, le cadet-gentilhomme Buonaparte sort de Brienne, le canonnier Pichegru rentre des Amériques, le prix des denrées entraîne, dans sa chute, bien des malheurs ; quelques Bretons perdent le respect en apprenant la faillite de l'un des plus hauts seigneurs de la province, le prince de Rohan-Guéménée. 1783 : un architecte, nommé Kléber, aide Chalgrin à construire Saint-Philippe du Roule à Paris ; Jean-Victor Moreau quitte l'Ecole de droit à Rennes, pour prendre du service, quand son avocat de père rachète le congé et ramène le fugueur à ses livres. Napoléon de Buonaparte vit une grave désillusion ; il n'est pas désigné pour l'Ecole royale du Champ-de-Mars, alors que deux de ses condisciples bénéficient de cette chance. Ce sera pour l'an prochain. Le sieur Brune est clerc de procureur... M. Stofflet, dit Mistouflet, s'installe à Maulevrier comme garde- chasse. Henri de La Rochejaquelein n'obtient pas le moindre accessit dans les concours de Sorrèze. 1783 : M. d'Alembert meurt et Denis Diderot ne se relèvera plus, cependant qu'une dame de La Mothe-Valois entre dans l'intimité du cardinal de Rohan ; demain, l'affaire du collier. L'automne roule ses nuées grises, les confond avec les hautes murailles de Vannes quand Georges se présente au collège. Plus tard, en 1815, les « écoliers de Vannes » entreront dans la légende en combattant l'armée des Cent-jours. Pour l'heure, la maison n'a rien d'héroïque, elle n'a connu qu'un seul illustre : Alain-René Le Sage, elle forme quelques nobles, des gens du haut- tiers, et des enfants plus obscurs. Les jésuites proscrits par le Bien- Aimé ont passé la main à des ecclésiastiques séculiers relevant du diocèse. Le titulaire du siège, Monseigneur Amelot, est un homme de foi. Frère de ce ministre de Louis XVI, Antoine-Jean Amelot, marquis de Chaillou, secrétaire d'Etat de la maison du Roi, que devait remplacer l'équivoque Breteuil, n'est pas un évêque admi- nistrateur. Rien chez lui des Brienne, des Billon, Cicé, Boisgelin dont l'égoïsme et l'âpreté amèneront un jour la Constitution civile. D'ailleurs, l'évêché n'est pas riche. Monseigneur Amelot veille sur les maisons d'éducation, entretient la charité évangé- lique et la douceur. La douceur ! Parlez donc de douceur à Georges. A l'instant de pénétrer dans le collège, les anciens désignent aux « bizuts » la dalle de l'entrée. Cette pierre, chaque nouvel entrant doit y poser les lèvres en s'agenouillant. Brimade, bien sûr, mais inspirée par la tradition. La fondation de la maison Saint-Yves remontait à deux siècles. En aurait-elle mille qu'on ne fait pas agenouiller Georges Cadoudal. Les grands sont là, surveillant l'exécution du rite. L'enfant refuse de s'incliner... On veut le contraindre... Portant sa grosse tête en avant, Georges se fraie un chemin parmi les gens de la brimade. Deux ans plus tôt, un autre enfant passablement têtu a déclaré rageusement à un pion de Brienne — certains veulent qu'il se nommât Pichegru — « On ne s'agenouille que devant Dieu. » Après quoi, Napoléon est tombé, en proie à une crise nerveuse. Georges n'a pas de nerfs ; chez lui, pas de crise après la révolte. Au demeurant, devenu capitaine de sa classe, le neveu de Denis Cadoudal va donner satisfaction à ses maîtres. Un aigle ? non. mais il sait vite son latin et, plus tard, sa logique, cette logique for- melle, si prisée des maîtres d'autrefois qu'ils vous donnaient à apprendre, mot à mot, quelque trois cents syllogismes. Georges devait savoir le cheval rare et cher. Pas très drôle mais forma- teur ! La littérature et l'histoire laissent le gros garçon — car il est de plus en plus gros — assez indifférent. Les carillons de la cathédrale dédiée à saint Vincent Ferrier règlent l'existence de l 'enfant. Les offices et les cours occupent son temps. Les vacances, à l'époque fort courtes — elles s'étendent du 15 septembre à la Toussaint — ramènent le collégien à Kerléano. N'en croyez rien si vous voulez, mais Louis Cadoudal n'est pas peu fier quand son fils immobilise un poulain en lui maintenant les jambes postérieures cependant que lui-même, champion de soule, donne des étrivières sur la cavale. Tel apparaît Georges à quatorze ans. A dix-sept ans, il trouve mieux, il prend l'habitude de boire à même un foudre qu'il élève jusqu'à lui en affectant de tenir le tonneau aussi aisément qu'un gobelet. Légendes ?... Pas sûr ; l'enfance de Bertrand du Guesclin se nimbe des mêmes exploits, et Kerléano conservera longtemps la margelle de puits que soulevait, à bout de bras, le fils de Monsieur Louis. Georges est externe. Il a élu domicile chez une vieille demoi- selle qu'il salue chaque matin avant de gagner le collège. Et quel collège ! « Les bâtiments, écrira Jules Simon formé là un demi-siècle après Cadoudal, étaient inachevés. L'immense cour qui n'avait jamais été ni sablée ni plantée était, comme autrefois, encombrée de graviers et d'herbes folles. Le mobilier des classes ? deux énormes bancs, adossés de chaque côté de la muraille, une chaire très primitive, très élevée, à laquelle on accédait par une échelle. D'énormes pierres, un peu déchaussées, formaient le pavage de ces pièces immenses. L'herbe croissait dans les interstices et l'eau n'y manquait pas car les classes se situaient en contrebas de la cour. » Une prison appelée « Barbin » occupait le rez-de-chaussée de la tour carrée... Il ne semble pas que Georges y fût jamais enfermé. Les écoliers logeaient en ville chez de petites gens, surtout chez les « bonnes sœurs en plein vent », pieuses filles appartenant au tiers-ordre. La plupart des élèves se groupaient en une même maison. L'un d'entre eux, élu par ses pairs, assurait la discipline, veillant en particulier à ce qu'aucun livre interdit ne circulât dans les chambrées. L'indépendance est placée au-dessus de tout ; en 1629, pre- mière mutinerie, en 1720 puis en 1736, nouvelles batailles pour- suivies jusque dans la rue. On parlera de « semi-républicains » à l'antique, toujours prêts à opposer au pouvoir les grandes luttes juives, grecques et romaines. Comme l'emploi du temps n'est guère chargé, comme les régents ignorent la férule, en un temps où les écoliers de la Montagne Sainte-Genevière commencent à peine de connaître la viande grâce à une ordonnance de Louis XV, Georges peut, lui, dévorer à belles dents et musarder dans Vannes. « On a soutenu contradictoirement que les pêcheurs du Mor- bihan étaient une colonie des pescatori de Palestrine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d'ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l'une de l'autre. Civitas Venetum, civitas Venetica: Strabon n'a-t-il pas dit qu'on disait que les Venètes étaient descendants des Venètes gaulois ? » Et Chateaubriand poursuit : « Je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons. » Enchantement de Vannes ! Georges court à travers la cité médiévale. Porte-t-il son linge aux blanchisseuses ? il passe, rue Noë, devant le Château-Gaillard où naquit le Parlement de Bre- tagne avant de parvenir au grand lavoir édifié au XVe siècle. Songe-t-il à quelques emplettes, à quelques pacotilles parisiennes inconnues à Auray ? le gros Georges parcourt la rue Saint- Genaël. A ses échoppes marchandait Anne de Bretagne et, comme au temps de la duchesse en sabots, les boutiques — vastes pau- pières dans la muraille — ne sont rien qu'un étal qu'on abat et un auvent qu'on élève. A l'heure où Chateaubriand connaît la tentation des grands voyages, Georges ressent-il cette même soif de dépaysement en contemplant Vannes, « sorte de composition coloniale et délicate, évoquant, dit La Varende, les estampes de Joseph Vernet, les fabriques d'Hubert Robert et la fuite marine vers les isles ». Vannes, comme , a dû s'incliner devant Rennes, capitale éternellement discutée. Pourtant, loin de s'endormir, la ville médiévale participe au grand négoce. Si nombre de vaisseaux chargés aux Indes taillent jusqu'à Brest et Lorient leur route de six mois, quelques grands navires jettent leur ancre dans le calme bassin de Vannes. Les armateurs sont riches et ces « épiciers des mille et une nuits » témoignent d'assez de goût pour élever, sur le port, des hôtels somptueux dans leur intérieur mais sobres par leur façade. Au soir, à trois pas des maisons riches, les cabarets s'allument, les dés roulent et parfois les couteaux jaillissent... L'alcool ne tient pas dans les bouteilles et lorsqu'il délie les langues, celles-ci vont grand train ; exploits d 'épées et de gueules, de lit surtout — car le Vannetais n'est pas vertueux — scandalisent la patronne et font rêver la servante. La richesse des maharadjahs, la méchanceté des Anglais et l'écrasante supériorité du marin breton, tels sont les thèmes, les aventures invariablement terminées sur quelque histoire de vaisseau fantôme. Dans l'aube purificatrice des matinées dominicales, tous les démons des mers montent à la cathédrale pour demander par- don à la bonne Vierge de leurs péchés et de leur hâblerie. L'estaminet rouvert, reprennent les soirées du bout du monde en attendant que sainte Marie pardonne et que les trois-mâts, moins chargés de matelots que de puces, cinglent vers les Indes occi- dentales. Georges a trop d'audace, trop de curiosité surtout pour ignorer les navigateurs bavards, leurs souvenirs, leurs desseins et leurs rêves. Mille et un projets se sont agités en tempête sous la grosse tête ronde. Dans le même temps, le chevalier de Kéralio, maréchal de camp et inspecteur général des écoles militaires, destinait l'en- fant de Brienne à la marine royale. Désert des jeunesses d'autrefois, voyage oublié de l'enfance ! Dorment sans doute dans quelque grenier des lettres de Napoléon ou de Georges exposant leur désir de se faire administrateur, louvetier ou apothicaire. Clio refuse son aide. Deux traits de l'ancienne histoire ont, à coup sûr, pénétré Georges ; c'est à Vannes que se constitua le premier Parlement et Georges gardera toujours un penchant pour cette institution, c'est à Vannes que l'on vénère saint Vincent Ferrier, restaurateur de l'unité chrétienne, destructeur du grand schisme, et Georges portera au plus haut l'unitarisme de la foi. Haut-laboureur, catholique et parlementariste, très fier et un peu rude, tel nous apparaît Georges à l'orée de l'adolescence. III

CES MESSIEURS DE BRETAGNE

UAND les estomacs sont trop pleins, les esprits divaguent et comme les Etats Généraux de Bretagne donnent l'occasion d'indescriptibles ripailles, passablement de timbres s'en trouvent fêlés. « On mangeait, écrit Chateaubriand, chez M. le président de la Noblesse, on mangeait chez M. le président du Clergé... on man- geait partout et l'on buvait. Les fats de Paris qui accompagnaient aux Etats messieurs les gens du roi racontaient que nous autres, hobereaux, nous faisions doubler nos poches de fer-blanc afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le comman- dant. » De ces propos insultants, ajoutant aux rixes communes quel- ques jolis duels particuliers, Chateaubriand ne s'amuse pas. A la vérité, ces vieux rétrogrades de Bretons commencent la révolution au printemps 1788... Ce qu'ils veulent ? pas de grand bailliage, des Etats permanents, la suppression des Intendances... et, bien entendu, le renforcement des droits du Parlement de Bretagne. A cela s'ajoute — et le détail n'est pas mince — la sourde bagarre opposant la Noblesse et le Tiers, car le troisième ordre voudrait que le deuxième se décide à payer « le fou age » ou impôt. Réponse de la Noblesse : Nous payons déjà la capitation, nous ne sommes pas à trois sous près, mais, si nous sommes tail- lables, nous perdons, du même coup, notre qualité de gentils- hommes. Donc, pas un liard ! Comme il se doit, les parlementaires mènent la danse... Tout va aller très vite et très mal, si mal que le club de Jacobins se dénommera d'abord « club breton ». La Bretagne s'apprête à tirer au gîte la maréchaussée de Louis XVI pour les raisons mêmes évoquées, dans deux ans, pour tuer du « Pataud ». La liberté ne se divise pas. Quand le roi exagère, on rosse ses gens ; vieille et bonne habitude bien ancrée pour rappeler au pouvoir « qu'il est une contrainte au service des individus ». Si, par hasard, le service est discutable, au diable la contrainte ! Mais attention ! une cervelle armori- caine est la chose au monde qu'il faut explorer avec le plus de précautions. La révolution bretonne, née et pratiquement terminée avant la Révolution française, emprunte des chemins tracés sans logi- que apparente. Toutes les coalitions, tous les intérêts sont contra- dictoires. Comme la grosse tête de Georges est toute pleine de cette affaire, il faut considérer l'affaire elle-même. Celle-ci ne doit rien au reste de la France sinon son vocabulaire et une petite teinture d'intellectualisme. Si, en 1784, « on applaudit Le Mariage de Figura cependant que les bourgeois de Pontivy lisent Vol- taire », le courant de pensée apparaît comme plus ancien. Dès 1769, au crépuscule de Choiseul, s'est formée « la Société patrio- tique bretonne ». « On a souvent commenté ses desseins, écrit M. Daniel Mornet, pour y chercher l'esprit plus ou moins inconscient de la Révolution. Ce n'était guère qu'une comé- die de titres sonores et de formules pompeuses dont il n'est pas sûr que tous les membres aient été dupes. L'honnête recteur de Sarzeau, premier pontife du temple de la patrie, les moines du couvent de Bevron étaient chantres et aumôniers ordinaires du temple... Les membres de la société étaient répartis dans la tribu des vertus ». Evidemment, c'est une mascarade et un moyen pour la roture d'afficher des titres ; néanmoins, l'enquête de M. Mornet est précieuse. Dans un pays où les affrontements poli- tiques participent de notions réelles : structure féodale, droits et privilèges, défense des communes et préservation de l'autono- mie, le langage net, réaliste, fait place à la phraséologie du XVIIIe siècle, au vocabulaire des gens incapables non seulement de se comprendre entre eux, mais encore de se comprendre eux- mêmes. Le Breton — à la différence des autres hommes de l' « Ouest militaire » — porte en lui un je ne sais quoi d'oriental qui donne sa part au prestige des mots comme au rêve. Les Normands ou les Angevins ne s'exprimeront pas ainsi. La Bretagne, elle, réussit ce tour de force de déguiser son réalisme politique, l'ancienneté de ses querelles, en un combat abstrait dont Helvétius et d'Holbach ne sont pas les derniers responsa- bles. Alors que toutes les provinces somnolent, attendant de Versailles ou de Paris des impulsions à suivre sous peine de paraître démodées, le vieux duché, s'il emprunte un travesti phi- losophique, joue sa partie pour lui-même, quitte à l'imposer aux autres. A l'heure des grands bouleversements, les provinces, comme les hommes, se séparent en deux catégories : les témoins et les acteurs. Georges et la Bretagne seront acteurs. Tellement acteur, le dénommé Georges, qu'il va, dès l'instant, assurer son entrée dans la petite histoire. Vannes, en ce printemps 1788, garde les yeux fixés sur Rennes où Jean-Victor Moreau, prévôt des étudiants en Droit, croise le fer, et ne trouve en face de sa colichemarde qu'une épée de bal, prestement remise au fourreau. Qui est le maigre adversaire ? M. le lieutenant-général, comte de Thiard, commandant militaire pour le roi, gentilhomme philosophe et poète érotique, chargé de faire respecter les édits du ministre Brienne. Il s'agit — Lamoi- gnon, revenant à la grande réforme de Maupéou, a dicté cette résolution à Louis XVI et à Monsieur de Sens — de retirer aux Parlements toute attribution politique. Présidiaux, prévôtés et grands bailliages formeront désormais les trois échelons judiciai- res. Avec la gratuité de la justice, Télémaque XVI retrouve enfin les méthodes du grand-père. Dans l'ensemble du royaume, l'affaire se passe bien. Seuls s'agitent le Dauphiné où le sergent Bernadotte, dit « Belle- Jambe », reçoit une tuile sur la tête, et, naturellement, la Bretagne. Bien qu'étourdis par quarante ans de libelles philosophiques, les Français, dans leur ensemble, savent à quoi s'en tenir. La lâcheté, l ignorance, la vénalité des parlementaires, la somme crapuleuse d erreurs judiciaires qui ont endeuillé le siècle finis- sant, chargent assez les cours souveraines. L'hermine d'un conseil- ler à la cour ne vaut pas les os d'un buveur du faubourg Saint- Antoine. Cela est vrai à Paris ou à Toulouse, cela est faux à Rennes où les parlementaires prennent bien soin de rappeler que la diminution de leurs privilèges viole le contrat d'union liant, depuis la duchesse Anne, la Bretagne à la France. Toutes Chambres assemblées, le Parlement s'en remet aux Etats de Bretagne. Versailles veut manger le duché ! Si l'on touche aux privilèges des Grands, que restera-t-il aux Petits ?... L'affaire est si bien menée, l'argent distribué avec tant de discernement que, le 10 mai, l'affrontement du comte de Thiard et du premier président, Le Merdy de Catuëlan, déclenche une belle émeute dans le Palais. Pierres, morceaux de bois, bouteilles volent et broient la chaise de l'intendant Bertrand de Molleville. M. de Thiard prend une bûche... sur l'épaule. Intendant et gouverneur sont dégagés par les gens de Rohan- Infanterie, mais il se trouve un officier : Blondel de Nonainville, pour pactiser avec l'émeute. On crie : Vive le Parlement ! Vive le premier président ! Le peuple soutient les magistrats et les nobles et, comme le cidre est assez fort, la révolte se poursuit... Quatre cents dragons de Rohan-Montbazon, aux ordres du colonel-comte d'Hervilly, s'engluent dans une foule qui ne s'est jamais connu la tripe aussi parlementaire. A la tête de l'émeute, toujours le prévôt du Droit. Vingt-cinq ans, grand, bien découplé, les yeux clairs, il tient un immense drapeau bleu portant l'inscription « Vaincre ou mourir ». Inutile de mourir, le comte de Thiard compose, le roi s'émeut, La Moignon démissionne et le Parlement de Bretagne, comme d'ailleurs tous les autres, peut, en toute tranquillité, recommen- cer son Moyen Age judiciaire. Douze gentilshommes, embastillés pour avoir défendu les « droits » des cours souveraines, sont élargis. Parmi eux, M. le marquis de la Rouerie, brigadier d'in- fanterie revenu des Amériques. Il se dressera tout à l'heure sur le grand chemin de la liberté. Jean Victor rengaine son drapeau et constate qu'il s'est battu pour rien sinon pour un surnom ; on appelle Moreau : le géné- ral du Parlement. Seulement, le « général », point sot et doté d'un fameux esprit de contradiction, s'aperçoit que les édits étaient excellents à l'instant même où le roi les rapporte. C'était la justice, le progrès et lui, Moreau, s'est embarqué dans une mauvaise galère... Jean-Victor n'est pas seul à mesurer, non sans retard, l'excellence des dispositions par lui si âprement combattues. Gageons qu'à Vannes la grosse tête n'a pas compris plus vite. Cette fois, ça y est ! et lorsque les Etats provinciaux se réu- nissent, le haut-tiers et une portion du Clergé ont enfin décou- vert dans le Parlement leur véritable adversaire. La Noblesse, elle, ne comprend pas — ou plutôt si, elle comprendrait si la robe n'étant devenue noble, l'aristocratie d'épée ne se sentait familiale- ment liée à la meute des haut-robins. La bagarre devient générale ; Parlement et Noblesse affrontent le Tiers, représenté par seulement quarante-quatre députés vêtus de noir contre neuf cent cinquante empanachés. Le Clergé compte les coups ; ils pleuvent dru quand un domes- tique jette son bonnet de coton au visage de M. de Botherel, procureur général. « Mon ami, vous allez vous enrhumer ! » rétor- que le magistrat en rendant le bonnet au malotru. Maintenant, la Bretagne hurle : « Vive le Grand Bailliage, vive le roi, à bas le Parlement ! » Dommage que le Parlement soit rétabli. Aux Etats, les ordres se déchirent à belles dents. M. le mar- quis de Trémargeat (dit Jambe de bois) : « Etablissons une école navale pour la noblesse pauvre ! » Un délégué du Tiers : « Et nos fils, qu'auront-ils ? Réponse de Jambe de bois : — L'hô- pital ! » Agréable climat. Nobles et parlementaires sont assiégés au couvent des corde- liers, à Rennes, par Jean-Victor Moreau. Décidément, le titre de « général du Parlement » était un peu prématuré ! L'affaire tourne mal, son drapeau bleu et son épée — car Moreau joue les étu- diants d'Heidelberg — ne protègent pas le prévôt et ses gamins batailleurs des coups des porte-chaises. Moreau se réfugie dans la littérature pour adresser un appel aux armes à tous les écoliers de Bretagne. Au reçu de cette proclamation, Georges sort de l'ombre, réunit ses condisciples, les harangue et les arme dans l'intention de voler au secours des étudiants rennais. Il organise sa compagnie quand la fin de l'incident le ramène à ses livres. Maintenant, M. le comte de Langeron peut promener ses dragons et ses trois brigades d'infanterie ; plus de raisons pour que cela bouge. Loménie reçoit un chapeau aussi rouge que les boutons éclos sur son visage par la fréquentation excessive des dames, et se retire à Sens. En partant, il a relancé l'éternelle histoire des Etats Généraux. Necker et Barentin procèdent à la convocation. Dès lors commence la campagne électorale, et Georges se forme, là- dessus, sa petite opinion. La Noblesse joue un jeu stupide, pratique la politique du pire et se refuse à députer des représentants aux Etats Généraux sous prétexte que la convocation royale viole le contrat d'union. C'est là crier « au feu » en refusant d'apporter un seau d'eau. L'absten- tion électorale du deuxième ordre apparaît si grave qu'elle trouve même place dans les correspondances diplomatiques des agents autrichiens. Finalement, la noblesse bretonne ne viendra point aux Etats. Pour elle, ni messe solennelle, ni embrassade au Jeu de paume. Ces Messieurs de Bretagne parcourent les gazettes d'un œil morne ; en matière d'agitation, il en faudrait plus pour les étonner. Enfin, la nuit du 4 août, avec sa renonciation aux « privilèges », va transformer en colère la bouderie des gentilshommes. Pas besoin d'être noble pour refuser la motion de MM. de Noailles et d'Aiguillon. Il suffit d'être Breton. Clergé et Tiers-Etat de la Province, à l'exception d'un représentant, refusent de s'associer à la renonciation. Pourquoi ? Parce que les privilèges touchent la province entière et particulièrement ses communautés. Nul député breton n'a reçu le mandat impératif — à l'époque toléré — de détruire l'antique construction. Le raisonnement paraît trop subtil ou trop élevé pour les autres députés. On s'indigne, mais la Bretagne va trouver un éclatant défen- seur. Un Breton ? Pas du tout ! Un Provençal : M. le vicomte Boniface de Mirabeau, député du Haut-Limousin et colonel de Touraine-Infanterie. Mirabeau-Tonneau défend avec acharnement les droits de la Bretagne et le maintien de ses Etats. Dans le discours du vicomte, un avertissement : « Ces paysans généreux ne veulent pas changer le despotisme ministériel contre le des- potisme des villes ! » Un Breton, Le Chapelier — il rapportera bientôt la loi sur les Associations réduisant ainsi pour près d'un siècle les travailleurs au silence — répond au vicomte. Après quoi, tout le monde s'en mêle : MM. Régnaud, de Vrigny, Barrère, Defermon, Lanjuinais, de Cazales et l'abbé Maury. Enfin la gauche l'emporte, les Etats de Bretagne ont vécu. Finis Britanniae. Cette lutte a laissé les populations assez indifférentes. La dimi- nution du pouvoir royal ne suscite pas grand émoi, n'est-ce point ce dont rêvaient les Bretons depuis Saint-Aubin du Cormier ? Ces messieurs du Manège peuvent abaisser le Trône ; reste à savoir s'ils pourront, de la même façon, escalader l'Autel. Oui. Les premiers décrets frappant le Clergé sont accueillis sans grandes réserves. L'aspect « libéral » des mesures concernant la nationalisation des biens ecclésiastiques, joint à l'échelonne- ment de ces dispositions suivant un dosage prudent, empêche d'en discerner le véritable caractère. « Le décret du 2 novem- bre 1789, rapporte M. Tony Catta, ne prévoyait-il pas qu'il sera pourvu avec décence aux dépenses du culte, à l'entretien de ses ministres, au soulagement des pauvres... ? Le traitement de sept cents livres alloué à un vicaire de petite bourgade est bien supé- rieur à ce qui était prévu jusque-là ». Le démantèlement de l'Eglise est mené si insidieusement que l'Ouest, dans son ensemble, prend la chose sans déplaisir. C'est le temps où le futur généralissime marquis d'Elbée achète, comme M. de Bonchamps, des biens nationaux. En Bretagne, cette fois, et plus particulièrement dans le nou- veau département du Morbihan, la population se montre plus perspicace. Dès la fin de l'automne 89, l'évêché de Vannes entre en ébullition. Anarchie et stupeur... Monseigneur Amelot, tout de suite, fait front... « Les ajoncs sont hérissés ». La religion est menacée en la personne de ses ministres, et comme les ministres sont, ici, gens irréprochables, pas question de distinguer entre Dieu et ses servants. Un peu de « grande peur » n'arrange rien : dans le Vannetais, les bourgeois se déguisent en trappeurs pour chasser des brigands, au vrai, parfaitement mythiques. Des excités brûlent les édits seigneuriaux, mais, comme la nouvelle administration est aux mains de ceux qu'on commence d'appeler « contre-révolutionnai- res », le Morbihan reprend contre les Brutus et les Catons de trottoir les habitudes d'indépendance cultivées, naguère, vis-à-vis du roi. Maintenant, les énervés de Paris vont vite en besogne : 13 février 1790 : abolition des vœux religieux solennels ; 17 mars : option illimitée aux administrations municipales sur les biens d'Eglise ; 20 mars : recensement et inventaire des communautés ; 14 avril : remise de « l'administration » des biens d'Eglise aux départements et aux districts ; 24 août : constitution civile ; octobre : aliénation de tous les biens ; 26 décembre : obligation du serment. Et voilà ! de l'option sur la fortune ecclésiastique destinée à l'amortissement de la dette publique, la France s'est acheminée vers le schisme ! A quelles activités s'est livré Georges durant ce temps ? Il est demeuré dans son école Saint-Yves. Il atteint pourtant vingt ans ; mais certains de ses condisciples ont dépassé les vingt-cinq. Geor- ges, tout occupé voici deux ans à seconder Moreau pour rosser la Noblesse, ne semble pas avoir bougé pour défendre le Clergé. Monseigneur Amelot a-t-il calmé l'écolier, lui réservant un rôle pour des jours plus sinistres encore ? Comme en deçà de la les marquis de la future grande armée, Georges n'a-t-il point discerné le péril ? S'est-il passablement agité sans que l'Histoire — par un accident assez commun — ait gardé le sou- venir de cette activité ? 13 février 1791 : On se bat devant Vannes entre paysans récla- mant les bons prêtres et soldats de la nation ; treize tués, seize blessés du côté des protestataires. 10 août : Le collège est fermé y compris les classes préparatoires à la Marine, instituées sept ans plus tôt par Louis XVI. Georges noue son baluchon, revêt son meilleur habit, se pré- sente chez Maître Glain, notaire à Auray, et obtient une place de clerc. Georges, clerc de notaire ! Georges, plongé dans les grimoires et allant, le chapeau à la main, procéder à des signa- tures d'actes ! Georges, présentant la poudre à sécher à Maître Glain ! Les amis ont dû s'amuser ! Dans le même temps, Jean-Victor Moreau, abandonnant ses canonniers de la garde nationale à Rennes, est élu lieutenant- colonel en premier du premier bataillon des volontaires d'Ille-et- Vilaine. Les Bleus, comme les Blancs, prennent du galon, astiquent leur sabre, se poussent dans les clubs ou les châteaux... Dans toute la Bretagne, dans toute la France, déroutées de mille ans d'histoire, retentit un joli vacarme. Selon les convictions — ou les intérêts —■ chacun arrête sa position, se jette à corps perdu dans un parti ou un autre. En Vendée, les premiers coups de fusil sérieux vont bientôt claquer... Dans le Maine, Jean Chouan commence le branle. En Artois, en Alsace, en Franche-Comté, dans le Forez, le Cantal, le Gévaudan, le Vivarais, on décroche les canardières... Et pendant ce temps-là, Maître Georges rédige des actes de propriété... en attendant que le droit à celle-ci soit dénié à tout adversaire du nouveau régime. Georges n'est pas seul à se réserver, tout en étudiant l'affaire, bousculant les barrières provinciales, vérifiant ou répudiant les idées reçues... A Valence, le bibliothécaire des « Amis de la Constitution », lieutenant en premier au 4e d'artillerie (ex-Gre- noble), s'ennuie, demande un congé et file à Ajaccio voir si la Casa Bonaparte est toujours debout. Napoléon, comme Georges, entend bien prendre du recul. La Bretagne, hier à l'avant-garde de la Révolution, se contente désormais de suivre, de subir ou de tenter, dans les formes légales, un combat de retardement. Et en fait de recul, Georges, pieux, un rien discoureur et attaché par-dessus tout à la liberté, Georges va s'en accorder passablement. Qu'on en juge. Les blés de 91 sont à peine mûrs qu'en pays manceau Jean Cottereau, naguère promis au gibet comme faux saunier et gracié, sur les instances de sa mère, par Louis XVI, tue du Bleu. Le Roi tente de gagner Montmédy. Il est rejoint. Les cheveux de Marie-Antoinette blanchissent dans la nuit suivant le retour. Georges ne bouge pas. Il calligraphie toujours que les Marseillais, saccageant toutes les bourgades sur leur chemin, montent jusqu'à Paris donner un coup de main aux tueurs de Santerre et de Fournier l'Américain. 20 juin 1792 : le roi coiffe le bonnet rouge et finit par détour- ner l'émeute. M. Georges continue de jouer les saute-ruisseaux. 10 juillet : Alain Nedelec, juge de paix à Foucsnant, pointe un canon et jette cent paysans contre les gardes nationales. Le juge est battu. Bientôt pris il sera, à Quimper, le premier guillotiné de Bretagne. Georges demeure au frais chez Maître Glain. 10 août : parce qu'un père de famille ne tue pas ses enfants, Louis XVI, malgré tous ses moyens de défense, se livre à l'As- semblée plutôt que de répandre le sang. Le clerc de Maître Glain, en recopiant des actes, s'exerce à la bâtarde. A Valmy, « thermopyle de la France », Dumouriez, ancien agent secret de Louis XV et petit-fils du créateur des sapeurs- pompiers, refoule Brunswick dont l'armée, en proie à la dysen- terie, retraite volontairement pour aller se tailler une bonne pièce dans le manteau polonais. Georges écrit toujours. Septembre : la princesse de Lamballe, évanouie naguère à la vue d'une écrevisse sur une toile, est égorgée et dépecée. Sa tête, fichée sur une pique, est présentée à la Reine captive au Temple. On massacre aux Carmes, à l'abbaye. Georges poursuit ses pro- grès dans Je notariat. Elections à la nouvelle Assemblée. « Sur sept millions d'élec- teurs, écrira Lazare Carnot, six millions trois cent mille s'abs- tiennent, de gré ou de force. La Convention va « délibérer sous les poignards ». Georges travaille toujours à l'étude. Le lundi 21 janvier 1793, à 10 h 22 du matin, le citoyen Egalité, dont la voix, la trois cent soixante et unième, a fait dresser l'échafaud, voit tomber la tête de son royal cousin sous le couteau de Charles-Henry Sanson. Georges égratigne toujours le vélin. Le 28 janvier, le marquis de La Rouerie, au reçu de la nou- velle, tombe de saisissement, hurle, clame sa responsabilité, se prétend, par son retard, à soulever le pays responsable de la catastrophe, et meurt dans la malounière de la Guyommarais. La conjuration bretonne est décapitée. Mais qu'est-ce que la conjuration bretonne ? Comme Georges héritera bientôt des travaux du marquis, trois pas en arrière... Quand La Rouerie revient de la Bastille où l'avait conduit sa protestation en faveur du Parlement de Bretagne, il n'en est pas à son premier coup d'éclat. « Elégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage il ressemble, si l'impression de Chateaubriand est juste, aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue ». Il distrait sa quarantaine dans son château de Saint-Ouen, près d'Antrain- sur-Couesnon, aux portes de la Bretagne. Là, rien de pittoresque ni de breton... une ligne très classique, très dix-huitième, mais un jardin à l'anglaise qu'on ne retrouve plus depuis les travaux de l'actuel propriétaire M. Barbier. En déroulant d'amples parterres et des gazons versaillais, les hôtes de Saint-Ouen ont retiré tout mystère à la demeure. A trois pas du château : Antrain, le bourg où rien aujour- d'hui ne vient rappeler la victoire que le généralissime comte Henri de La Rochejaquelein, un gamin de vingt ans, arrachera au citoyen Kléber dix mois après le trépas de La Rouerie. Le pays malouin prend ici des grâces un peu épaisses ; nous sommes à deux lieues de la Normandie. Une canne à lait oubliée un soir ne sera pas retrouvée le lendemain tant l'herbe aura poussé. Le marquis est un homme libre. Pour trouver chez lui du Lantenac, il faut ne pas avoir lu Quatre-vingt-treize ou ne pas connaître La Rouerie lui-même. Il a servi aux Gardes, ses mésaventures avec une chanteuse de l'Opéra le mènent à la Trappe dont il jaillit pour blesser en duel un comte de Bourbon- Busset. L'autre est quelque peu cousin du roi. La Rouerie se terre à Genève puis, deux ans avant La Fayette, va s'enrôler chez les insurgents d'Amérique. La Rouerie tranche sur ses compagnons du premier arrivage. Les autres apparaissent comme des désoeuvrés ou des originaux ; le marquis, lui, se mesure au général anglais Burgoyne et, se faisant appeler « colonel Armand » — c'est son prénom — force l'estime et même l'admiration. Quand Chateaubriand voudra se rendre aux Amériques et visiter George Washington, La Rouerie le recommandera et le châte- lain de Mount Vernon s'empressera de répondre à la lettre envoyée par l'hôte de Saint-Ouen. On le voit, ce seigneur ne traverse point l'Histoire en pantou- fles. Avec Washington et Benedict Arnold, il s'est initié à la guerre de partisans, il a joliment appris à mettre dans son jeu les fourrés et les bois. Le pionnier de l'Indépendance américaine a été nommé brigadier d'infanterie et décoré de l'ordre de Cincinnatus. Les bonhomies démocratiques de Franklin, la Déclaration des Droits, le culte de la liberté bouillonnent dans la tête de ce chevaleresque personnage dont La Fayette est devenu l'émule. Après ses envolées en faveur du Parlement, le marquis proteste contre l'ordonnance de convocation des Etats Généraux, non conforme à l'acte d'union, mais — esprit pratique — supplie la Noblesse de ne pas poursuivre la grève électorale. En vain. Le doublement du Tiers le met en rage ; enfin, la prise de la Bastille, où il a été si bien traité sous le ministère Brienne, achève de lui ouvrir les yeux. Partisan passionné des réformes, démophile dans l 'âme, le colonel Armand voit l'affaire mal engagée. A l'hiver de 1790, il est déjà à l'œuvre. M. de La Rouerie, qu'on y prenne garde, n'a pas la vue limitée par les boqueteaux de sa Bretagne, il va tracer un plan très vaste aux ramifications internationales. Tout l'Ouest militaire procédera, à des titres divers, de cette construction. S'opposer à l'émigration, faire comprendre à tous les contemp- teurs de la Révolution que le combat contre Paris doit être mené de l'intérieur, persuader ceux qui ne veulent pas subir mais ne nourrissent pas l'envie de se battre, qu'ils seront défendus sur place, voilà le programme. M. de La Rouerie, instruit par la guerre américaine, comprend la nécessité d'opposer à la Révolution, à ses gardes nationales et à ses gendarmes, une force souple et légère. Son généralat ne lui monte point à la tête ; pas question d'une organisation tradi- tionnelle. Le marquis a vu les Anglais en déroute pour avoir traîné leurs impedimenta dans des chemins d'enfer. Il a secondé, dans sa victoire contre l'une des meilleures infanteries du monde, un arpenteur virginien assisté de trois ou quatre marchands. Cette fois, pour l'hôte de Saint-Ouen, les conditions sont plus favorables encore. L'armée constitutionnelle et bientôt républi- caine est en pleine décomposition. Seuls l'artillerie et le génie — armes savantes, pépinières de « philosophes » — ont conservé leurs cadres. Dès 1789, la cavalerie s'est désagrégée. Les colonels ont emporté vers Coblence les cravates de leur régiment ; la plupart du temps, les officiers ont suivi et parfois les hommes. Après le drame de Varennes et malgré l'amnistie accordée lors de la promulgation de la Constitution, le mouvement ira croissant. L'infanterie et surtout la marine, mortifiées par la suppression du drapeau blanc, considéré comme un bien propre par les gens de mer, tombent dans l'anarchie. En Bretagne, les effectifs de la 14c division militaire sont squelettiques, les mutineries constan- tes, autant de raisons pour stimuler le marquis. L'appareil lourd et désorganisé de la Révolution sera, en bonne logique, réduit en pièces par des partisans résolus et bien menés. En face de ce réalisme politique, l'émigration s'organise, mal ; Boniface de Mirabeau, rencontré tout à l'heure, fait virevolter ses hussards de la mort. La coûteuse Maison du Roi rend au comte de Provence, abusivement considéré par elle comme régent, des honneurs prématurés. Le prince de Condé, excellent meneur d'hommes, arrache le commandement au maréchal de Broglie, meilleur stratège. Le comte d'Artois, moins bête qu'on ne le dit... et que la plupart des autres, a ramené aux affaires un grand commis lucide et courageux : Charles-Alexandre de Calonne. Le marquis rend visite à l'ancien contrôleur-général et le prie d'obtenir des princes la reconnaissance de l' « association bretonne » et une poignée d ecus. L'embastillé d'hier se voit octroyé une commission de commandement. Le 2 mars 1792, les princes accordent le brevet suivant : « Les princes, frères du Roi, considérant le bien de la province, etc., ont conféré et confèrent au marquis de La Rouerie... ancien officier général au service des Etats-Unis d'Amérique, la commis- sion et le pouvoir de donner, en leur nom, les ordres que les circonstances lui paraîtront exiger tant aux troupes de ligne qu'aux maréchaussées et autres militaires quelconques et gens armés de cette province... ordonnent à tous les sujets fidèles qui y sont demeurés d'obéir aux ordres qu'il leur donnera en cette qualité, soit avant, soit pendant le cours de la contre-révolution- » Suivent des recommandations en cas d'arrivée en Bretagne de troupes étrangères qui devront se soumettre à l'association. Enfin, et c'est là le triomphe de M. de La Rouerie, l'ordonnance précise « que les gentilshommes ou autres qui n'ont pas abandonné leur foyer éviteront de prendre le parti de l'Emigration ». Il a fallu au marquis une estimable force de persuasion pour obtenir un tel bref. Si l'on songe qu'un mois auparavant la qualité de tard venus valait aux nouveaux arrivants à Coblence mille et une avanies, si l'on se souvient qu'aux yeux des princes et de leurs proches la présence dans l'entourage immédiat du roi ne constituait pas une excuse pour négliger d'émigrer, on saisit toute l'influence du gouverneur in partibus de la Bretagne. En fait, l'Emigration affectera peu l'Ouest en son entier. Le mandat de M. de La Rouerie s'étend aux provinces limitrophes ; si les seigneurs d'Anjou et de Vendée, comme les futurs généraux de la chouannerie normande, ne passent point à l'étranger mais rentrent chez eux ou y reviennent après l'insurrection du 10 août, c'est en grande partie grâce au marquis. Novateur, l'ancien briga- dier aux Amériques substitue au devoir d'émigration un concept révolutionnaire : l'obligation de lutter sur place. Ce n'est pas insulter aux mânes des Condéens que de noter un sens politique plus aigu et plus actuel que le leur chez M. de La Rouerie. Grâce à lui, la contre-révolution sera debout. Plus tard, le généralissime vendéen d'Elbée, si bègue et si brave, n'aurait pas caché à son adversaire Turreau son apparte- nance à la conjuration. De la baie de Seine aux rives de la Gironde, La Rouerie aura passablement travaillé. Comment ? Légalisée par les Princes, quelle sera, au vrai, l'Association bretonne ? Son profil politique reflétera les opinions de son fondateur : libertés, au pluriel donc plus tangibles que la liberté singulière opposée par la Révolution... moyen « doux » pour amener la population à suivre et bien entendre l'éternel refrain : grandeur et autonomie des Etats de Bretagne. Quand le marquis engagera sa bataille, Louis XVI sera encore « Roi des Français » ; cette présence du souverain — au nom duquel, finalement, se déroulent les persécutions jusqu'au 10 août — ne gênera pas le chef de l'Association. C'est encore au nom du roi, mais du roi empêché, que les princes lui donneront man- dat, la fiction juridique sera donc respectée. Autour du marquis, des enragés du premier rang commencent la danse, certains d'entre eux conduiront encore le bal contre le Napoléon des Cent-Jours et même contre Louis-Philippe. Aimé du Boisguy, petit-neveu de La Motte-Picquet, deux marins : le chevalier de Tinténiac et M. Emery, dit Hermely, deviendront les meilleures têtes de l'affaire. Louis-Joseph de La Haye Saint-Hilaire est appelé le Hulan ; à lui donc d'organiser la Cavalerie, quant à son frère Charles-Edouard, ses prénoms seuls forment un programme. Autre étoile : M. de Boishardy — ce n'est pas un pseudonyme — fils de mousquetaire et lieutenant à Royal Marine, va s'occuper des Côtes-du-Nord. Dans le premier état-major, des gens qui iront moins loin mais vont donner le la : Gervais Tuffin, cousin du marquis, MM. Duval, de Hay de Bonteville, Colin de La Contrie, bientôt l'ami fidèle du général de Puisaye, l'abbé de Frétigné, le chevalier de Saint- Gilles, Louis Hubert, Pierre Carré dit « Picquet », Pierre Rossi- gnol dit « Brunswick ». « Le Hulan », « Brunswick », « Picquet », bientôt « Perce Pataud », « Brise Bleue », « Tamerlan » futur lieutenant de Georges, « Vit sans soin », « Chante en hiver »... ces sobriquets réjouiront les romantiques et, partant, dénatureront quelque peu la Chouannerie. M. de La Rouerie parcourt toute la contrée. Chateaubriand nous le montre « fourrageant les bois, en Bretagne, avec un major américain et accompagné d'un singe assis sur la croupe de son cheval ». Le major, c'est M. Chafner, confident du marquis et de sa ravis- sante cousine Thérèse de Tronjolif de Mollien, dame non mariée mais cependant titrée à neuf branches parce que chanoinesse. Cette comtesse de Mollien, Chateaubriand la vit à Combourg, avant la tourmente, et « demeura confondu d'une telle beauté ». Le marquis, le major, la cousine... reste le médecin. Il se nomme Chevetel, il a tenté, autrefois, de sauver Madame de La Rouerie et le marquis lui garde, de ce fait, une gratitude muée très vite en une confiance aveugle. Comment fonctionne l'Association ? Et d'abord, l'argent. M. de Calonne en donnera par deux fois mais peu et en bons de la caisse d'escompte. Le docteur Chevetel les négociera à cinquante pour cent. D'autres fonds ? Les affidés devront verser à l'Association un an de revenus. Stipulation théorique ; la province est pauvre et trop voisine de la Normandie pour ouvrir aisément l'escarcelle ! Le marquis installe un comité par ancien évêché. Pour chaque comité, six membres et un secrétaire. Cela s'édifie sans heurts dans toutes les villes de Bretagne sauf Nantes et Brest demeurées réticentes. Bientôt, M. de La Rouerie peut compter six mille fusils et quatre canons. Anjou, Poitou et Normandie possèdent des organisations sœurs. Tout est prêt. Le 27 mai 1792, lundi de Pentecôte, en son château de Saint-Ouen, l'ancien protestataire de 1788 s'adresse à ses nouveaux Etats de Bretagne. « Bretons et concitoyens des différentes provinces que la reli- gion et l'honneur rassemblent ici, on vient de vous donner connaissance de mes pouvoirs, celle de mes desseins... » Suit un appel à l'union et une déclaration annonçant le retour à l'an- cienne constitution bretonne et, dans l'enthousiasme, jaillit la conclusion : « Jurons de tous nous dévouer sans réserve... et que nos amis et nos ennemis sachent enfin que, dans la faible partie de la France où nous habitons, il y a une force irrésistible compo- sée d'hommes dignes de l'honneur du monde entier. » Il semble que cette proclamation solennelle, suivie de quelques coups de fusil, soit destinée plus à l'intimidation qu'à une véri- table entrée en lice. Les administrateurs du district viennent perquisitionner à Saint-Ouen cependant que La Rouerie file dans le Maine s'entretenir avec Jean Cottereau des méthodes les plus efficaces pour attaquer les caisses publiques. La guerre déclarée, M. de Calonne, évincé par Breteuil, quitte le ministère des Princes non sans avoir arrêté avec les émissai- res de l'association une date sûre pour le soulèvement. Cette date : celle de l'entrée des troupes émigrées et prussiennes dans Châlons-sur-Marne. Dès la formation de l'association, Danton est renseigné par Chevetel. La précision est d'importance : l'homme d'Arcis-sur- Aube connaît l'affaire depuis son début et il s'est gardé d'inter- venir. Pourquoi ? On a dit : parce qu'avant août 1792 il n'était pas encore ministre de la Justice. Argument peu concluant, car, pour n'occu- per que le poste d'administrateur de la Seine jusqu'à la chute du Trône, Danton s'est mêlé de tout avec autorité. Un instant réfugié à Londres en 1791, a-t-il vu M. de Calonne ? Tout est possible. Force est bien pourtant de constater que Danton, parfaitement au courant, a réservé l'avenir. L'orateur assez cynique pour déclarer au sous-greffier adjoint Royer « jeune homme, venez brailler avec nous, quand vous aurez fait votre fortune, vous pourrez alors sui- vre plus à votre aise le parti qui vous convient le mieux » s'en est tenu à son programme habituel. « La Révolution, affirme M. Pierre Gaxotte, lui arrache des actes d'enthousiasme et d'énergie, mais il n'a pas confiance en sa durée et il tient à se garder une ligne de retraite. Aussi demeure-t-il en bons termes avec les agents royalistes de Bretagne et de Paris. A l'occasion, même, il leur rend de discrets services qui lui ménagent d'utiles reconnaissances. » Or, Danton sait parfaitement que la prise de Châlons déter- minera le soulèvement. Depuis le 12 août, l'avocat est ministre. Son pénultième prédécesseur, sans doute mis en action par Mme Roland, a commencé d'attaquer la conjuration. Au courant de toutes les menées bretonnes, il mesure le péril couru par la Révolution et par lui-même. Pourtant, lui, sycophante de tous les « complots de la cour », n'a, en l'occurrence, pas bougé, et laissé se développer l'affaire. Châlons ! Danton sait qu'à l'instant où les troupes émigrées et prussiennes mettront le pied dans Châlons, La Rouerie n'aura pas un geste à esquisser... De Bayonne a Dunkerque, la vieille France prendra les armes. Commandait alors « les armées de la Nation » un général valeureux, politique habile et nourri des philosophes. Cet homme- là aimait le roi, détestait les princes, jugeait l'Autriche dange- reuse et la Prusse admirable. Il héritait d'une armée désorgani- sée mais possédait la meilleure artillerie du monde, celle de Gribeauval. Pour lui, une victoire sur les coalisés devait permettre à l'armée de se retourner vers Paris afin de délivrer Louis XVI. Cet homme, c'était le petit-fils du sapeur-pompier, c'était le lieutenant-général du Perrier dit Dumouriez, ancien ministre et général en chef à l'armée du Nord. Danton confie à Dumouriez : « Tenez Châlons, tenez Châlons à tout prix, ou la Bretagne et avec elle la moitié des provinces vont se soulever. » Le général déteste qu'un « autre joue son rôle » ; pour libérer Louis XVI et le remettre sur le trône (car Dumouriez, à la différence de Danton, ne songe pas encore aux Orléans) il faut empêcher le rendez-vous de Châlons. Au demeu- rant, Dumouriez connaît sans doute la conjuration bretonne. Celle- ci se tramait déjà assez publiquement quand le général, encore maréchal de camp, était employé dans la 12C division militaire. Il importe donc de préserver Châlons à tout prix. Par bonheur pour ceux de la « nation », le commandement adverse appartient au duc de Brunswick, prince philosophe, voltairien que rien sinon la captivité de Louis XVI n'indigne dans la Révolution. Moins d'un an avant la guerre, le duc a été pressenti par le ministre Narbonne pour prendre le commandement en chef des armées françaises. De quoi créer des liens ! L'aimable prince héréditaire passe donc en France sans incident, prend Longwy et Verdun et descend vers le sud-sud-ouest afin de gagner la route de Châlons. Une armée lourde, bien organisée mais lente, éclairée, vaille que vaille, par une cavalerie sans souplesse, s'en va vers les défilés de l'Argonne. Rien n'oblige le duc à passer par là. Un détour par l'est ou l'ouest prendrait quinze jours. Et après ? En septembre la néces- sité d'entrer en quartiers d'hiver n'est en rien pressante. Le prince héréditaire musarde... Quand Dumouriez prend-il contact avec son adversaire ? Après qu'à Verdun un comédien excellant à jouer le rôle du Grand Fré- déric eut organisé une « apparition » chez le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, pour lui représenter les dangers de la campagne ? La farce paraît bien avoir été jouée. Après que Danton et ses amis eurent organisé le vol des bijoux de la Couronne pour les porter dans les coffres prussiens ? Cela est possible. Cette monnaie d'échange peut servir la Prusse. Un fait semble indiscutable : la négociation avec la Prusse commence avant et non après la canonnade de Valmy. Pourtant, Dumouriez n'est pas assuré de la bonne foi adverse. Il lui faut donc couvrir Châlons. Ses généraux trouvent périlleuse la réunion des armées du Nord et de l'Est face aux défilés de l'Argonne. La ligne de défense nor- male, c'est la Marne mais Châlons est édifié sur la rive droite... donc, pas question de céder aux objurgations des lieutenants. Le duc, enfin, traite gentiment avec Dumouriez, et la canonnade, nécessaire pour tromper Condé d'une part, Kellermann de l'autre, aura lieu non pas du côté de Vatry ou de Fère-Champenoise, mais à... Valmy. Condé furieux et Kellermann ahuri assistent à cette petite fête ; elle vaudra au premier de repasser le Rhin, au second de remettre, durant vingt-trois ans, son grand cordon de Saint-Louis dans un écrin car, à Valmy, l'armée bleue est encore royale. La République est pour le lendemain 21 septembre ! Un vingt et un septembre dont M. de La Rouerie se serait bien passé. Il faut arrêter une nouvelle date en n'espérant plus un signal venu des armées alliées. Le triomphe diplomatique de la nation à Valmy est rapidement maquillé en victoire militaire. Dès cet instant, nul chef des coalisés n'osera adopter l'éventuelle chute d'une place comme signal de la contre-révolution militaire en Bretagne. Le marquis ne désespère pas. On parle, désormais, de mars 1793 pour la prise d'armes. On parle... qui ? M. de Calonne ? il a quitté le ministère le 13 sep- tembre et la journée de Valmy s'est déroulée le 20. Au demeurant, les gens appelés à plastronner au côté des princes sont loin d'approcher la valeur et l'autorité de l'ancien contrôleur général. Donc, entrée en campagne pour le 10 mars 1793... La contre-révolution n'est pas pressée. Pas pressée mais, surtout, animée d'un sentiment nouveau. Le marquis a correspondu avec Danton, connaît bien les officines hier orléanistes, aujourd'hui républicaines. En fait, le ministre, même après le 10 août, n'a guère poursuivi sérieusement La Rouerie. Il a empêché l'explo- sion de Châlons, mais, de cela, le marquis ne sait rien. L'attitude abandonnée du député d'Arcis, encore renforcée dans l'esprit de M. de La Rouerie par le médecin Chevetel, amène tout naturelle- ment le marquis à différer l'opération. Le fugitif, car maintenant il n'est plus question de regagner Saint-Ouen, ne raisonne pas comme nombre d'émigrés. Pour lui, la personne de Louis XVI garde toute son importance. A la Convention, une tendance à la modération se fait jour. Il importe de ne pas exposer la personne royale. L'affaire de Châlons avait été montée avant la captivité de Louis XVI ; après, il devenait impossible de décommander l'affaire. D'autre part, le risque était minime. Pris entre les alliés — à cinquante lieues de la capitale — et les Bretons, Paris n'aurait pas massacré le roi. Après tout, même en septem- bre, les bandes n'avaient pu forcer le Temple. Maintenant, tout était changé ; il ne fallait plus compter sur les alliés pour une offensive rapide, mais que la Bretagne prît seule les armes, c'était créer à Paris un climat favorable à la « condamnation » immédiate de Louis XVI. Danton, affirment les agents royalistes, accepte de se faire le défenseur discret du monarque. Inutile de chercher ailleurs les raisons des apparentes tergiversations de M. de La Rouerie, elles sont tout entières dans l'espoir de sauver Louis XVI. Le marquis, néanmoins, ne renonce pas. Après le bannissement du roi — car le chef de l'association affiche toujours son incorrigible opti- misme — on entrera en campagne. C'est compter sans Chevetel. Le médecin ne négocie plus avec Danton au nom de La Rouerie, il renseigne l'appareil républicain sur le détail de la conjuration. Le marquis va, désormais, de manoir en ferme, sans pour autant accepter de quitter la France, jugeant ses inspections trop nécessaires. Le 12 janvier, un affidé, M. de La Guyomarais, accueille le voyageur. Saint-Pierre, valet de M. de La Rouerie, est souffrant. Le marquis demeure donc à la Guyomarais pour soigner son domes- tique. Et le valet est à peine guéri que le maître tombe malade à son tour. 24 janvier : peprquisition, M. de La Rouerie a eu le temps de se faire transporter dans une ferme voisine. Il revient après le départ de ceux de la « nation ». 26 : Le dangereux hôte de la Guyomarais se rétablit lentement ; arrive le major Chafner venu confirmer la trahison de Chevetel c'est à lui qu'on doit la perquisition. Autre catastrophe, le major raconte : deux cents dragons jouant Malbrough s'en va-t' en guerre ont convoyé le corps du roi au cimetière de la Madeleine rue d'Anjou-Saint-Honoré. Comme chaque jour, le marquis va réclamer les gazettes et Saint-Pierre lui lira les nouvelles. Ordre au valet de sauter « l'exécution » du roi. Mais Saint-Pierre joue mal le jeu, bafouille... le marquis remarque le trouble de son compagnon. Que Saint- Pierre aille chercher un verre d'eau et laisse là les gazettes. Le valet vient à peine de refermer la porte qu'un cri sauvage suivi d'une chute le ramène dans la pièce. M. de La Rouerie hurle... s'accuse d'avoir tué le Roi. Fièvre cérébrale... deux jours d'agonie. A 4 h 30 du matin, le 30 janvier, le marquis était mort. « Il fut exhumé, rapporte Chateaubriand, reconnu et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelein, le marquis de La Rouerie avait plus d'esprit qu'eux : il s'était plus souvent battu que le premier ; il avait enlevé des actrices à l'Opéra comme le second ; il serait devenu le compagnon d'armes du troisième. » Cela est certain ; mais, de cette disparition aux premiers coups de sabre de M. Henry, du 30 janvier au 10 mars 1793, l'Ouest va demeurer impuissant. Le 31 janvier: les Bleus créent «l'armée des Côtes» aux ordres d'un ci-devant, le citoyen général La Bourdonnais, un Breton. Pourquoi ? Parce que les allées et venues des lieutenants du feu marquis donnent tout de même de l'inquiétude. MM. de Silz, de Sol de Grisolles et du Plessis de Grénédan, ressentent de puissantes démangeaisons dans leurs cartouchières. La Bretagne, cependant, est hébétée par son excès d'infortune. Les percepteurrs de la République rançonnent les paysans, les bourgeois « éclairés » se montrent plus durs que les gentilshommes à l'égard des tâcherons. Une administration aux mains des clubs paralyse tout, empêche la circulation des grains, multiplie les vexations. La lutte contre les prêtres dits réfractaires participe du plus noir fanatisme. Pourtant les « patriotes » ont raison. La manière forte est, à coup sûr, la meilleure. Les peuples malheu- reux n'entrent pas en révolution, ils ne disposent, pour ce faire, ni du temps ni des moyens. Ployée sous la dictature convention- nelle, privée de son chef dormant maintenant dans le fossé de la Guyomarais, la Bretagne ne peut secouer le joug, et il ne se pressera point grand monde au rendez-vous du 10 mars. D'ailleurs, les idées les plus folles assiègent les esprits ; des bourgeois bretons écrivent à la Convention, la félicitant de la mort de Louis XVI, et demandent que Louis XVII soit élevé avec soin pour qu'il devienne plus tard un bon roi ! Les mêmes, en correspondance régulière et amicale avec les clubs britanni- ques, découvrent, non sans une certaine gêne, que la République vient de déclarer la guerre à l'Angleterre. Le temps est proche où à Brest comme à Paris, des jeunes filles vêtues de blanc chanteront : « Cceur sacré de Jésus, cœur sacré de Marat. » Dans ce cas, les honnêtes gens, c'est-à-dire les lâches, se cal- feutrent pour attendre la fin de l'orage. Donc, n'en déplaise aux lieutenants du défunt marquis, la Bretagne ne bougera pas le 10 mars. Si ! Elle bougera parce que la Convention, résolue à innover en toute matière et soucieuse de faire face à la guerre générale qu'il lui a plu de déclarer, invente la conscription. Tous les célibataires — plus tard on fera mieux — de dix-huit à quarante ans iront servir sous le drapeau tricolore. Dans l'instant, il faut trois cent mille hommes. Pour Dieu on avait escarmouché, pour le roi quelques chefs avaient tenté une croisade, mais pour ne pas aller se battre, tout le monde va se lever. Merveilleuse logique, les Bleus vont mettre l'Europe à sac pour que chacun soit libre et pacifique, les Blancs vont devenir soldats pour ne pas aller à la guerre. Ces menues contradictions ne semblent gêner personne ! « La chronologie de l'insurrection, dit M. Jacques Godechot, est très nette. Le décret qui ordonne la levée de trois cent mille hommes est du 24 février 1793. Il est connu à le 2 mars et publié dans les différentes communes des régions de l'Ouest le 10 mars. Le Il mars, l'insurrection éclate sur toute la rive gauche de la Loire. » Et la rive droite, donc ! le mercredi 14 mars, Vannes est attaqué par quatre mille paysans. Là, comme en Vendée, on hurle « A bas le tirement » et comme le tirement est une invention de la république, on méle à cette protestation le cri de : « Vive le roi ! » Décidément, il est impossible de s'habituer à cette république ; désormais, Sa Majesté le roi Louis XVII, tout captif qu'il soit au Temple, possédera des soldats sur le sol de France. Et Georges ? Il a plié ses dossiers, mouché les chandelles de l'étude et endossé son bel habit. Ce mercredi 14 mars 1793, M. Cadoudal vient d'entrer dans la danse. Il y a mis le temps ! Napoléon Bonaparte aussi ; en Corse, où il commande en second la garde nationale, il vient de se déclarer contre Paoli avant de rejoindre les commissaires de la Convention. C'est dans le même temps que Georges et Napoléon vont rendre publique leur option. Georges pénètre avec ses amis dans la mairie de Plumeret. Bagarres... les registres sont déchirés, les municipaux étrillés. « Jamais un habit républicain ne salira mon échine. » C'est clair... donc la Bretagne brûle. Tout naturellement, oubliant trois ans de passivité et les six mois de république dont, après tout, ils se sont accommodés, les gars ont pris la faux, le redoutable couteau-à-marc, des armes de panoplie et la cocarde blanche ; puisque le tricolore c'est l'oppression, on prend la couleur adverse. Il a fallu la République pour s'apercevoir que la Monarchie était belle ! C'est l'heure où, en Vendée nantaise, on cercle des troncs de chêne évidés : les premiers canons. Rien — pourtant — ne s'improvise... or, les premières batailles de l'Ouest militaire n'ont rien d'une jacquerie. Les cadres de La Rouerie manquaient de troupes. La Conven- tion leur en donne, ils en profitent. Les bagarres, voire les massacres — les premiers royaux bretons font de Muzillac leur Machecoul — ne présentent pas l'intérêt de certaines manœuvres élaborées avant la colère paysanne. Déjà le chevalier de Silz, ancien lieutenant de La Rouerie, conduit une opération militaire destinée à couper les communications entre le pays nantais en pleine effervescence et le reste de la Bretagne. Il approche de la coupure de la Vilaine dont il veut occuper le point important, La Roche-Bernard. L'action de M. de Silz semble fort méditée puisque, en prenant Saint-Florent- le-Vieil, les premiers combattants angevins s'assurent, eux, un point de passage entre leur pays et la Bretagne. L'affaire est bien en train. La province semble se dégager de ses tumultes j locaux pour se hausser jusqu'à une opération militaire raisonnée. Pourtant la révolution royale, si gaillardement partie en Bre- tagne, va, dans l'instant, faire long feu et laisser les seules pro- vinces de la rive gauche aux prises avec la république. Au vrai, l'absence de coordination dans les guerres de l'Ouest se retrouvera à tous les débuts de campagne. La Vendée mène la guerre sans la Bretagne. La Bretagne se bat quand la Vendée agonise, la Normandie attaque quand la Bretagne se meurt. Inutile de chercher plus avant pourquoi il s'écoulera vingt années, huit mois et vingt et un jours entre le moment où Louis XVI quittera les Tuileries et celui où Louis XVIII y entrera. La peur contraint la Bretagne à dételer. Mais ce n'est pas l'unique motif car ses premiers chefs ne possèdent pas l'ascendant des généraux angevins. Enfin — nous sommes redevables de cette observation à Crétineau-Joly — parce que au nord de la Loire les militaires bleus sont incomparablement moins bêtes que les tyranneaux ou les niais responsables au sud. Le sauveur de la Révolution en Bretagne apparaît comme un chef probe et intelligent, c'est le comte de Canclaux. Celui-ci doit faire face à une situation exposée plus tard par Napoléon : « Des missionnaires républicains, envoyés dans les campagnes, furent écoutés du peuple aussi longtemps qu'ils n'eurent d'autre but que de lui prouver les avantages qu'il retirerait de la Révo- lution qui abolissait les dîmes, les corvées, les droits féodaux ; mais du moment où ils dirent que le roi était un tyran, les nobles des ennemis de la patrie, les prêtres des imposteurs, la religion un mensonge, l'exaltation du peuple ne connut plus de bornes, et les prédicateurs de l'anarchie purent à peine se dérober à la fureur populaire. » Cinquante-deux ans, Parisien, fils d'un conseiller au Grand- conseil, ancien de la guerre de Sept ans, longtemps à Conti- dragon, Canclaux arrive en Bretagne maréchal de camp. Un combat près de Quimper, le 8 juillet 1792 (car la chouannerie, amorcée dans le Maine dès 91, commence avant la chute du Trône), vaut au noble comte, qui est en train de se « citoyen- niser », le grade de lieutenant-général. Canclaux porte perruque poudrée à frimas. Ses yeux sombres reflètent l'intelligence, le nez est hellénique, la bouche un peu gourmande, l'ensemble très agréable. Distingué et patriote, hom- me de discipline aveugle ou du moins borgne, il suit les injonctions de l'Assemblée et du ministère, mais il tient en aver- sion les luttes civiques. Il empêchera la province de basculer la première dans le conflit alors que l'esprit public eût logique- ment déterminé les Bretons à prendre les armes avant la Vendée et l'Anjou ou, en tout cas, le même jour. Au vrai, en pays alréen, la guerre véritable a bien failli s'allu- mer ; le 19 mars, quelque trois mille paysans et marins, ces derniers seuls en armes, se sont assemblés sur la hauteur de Mané Corhoant dans l'intention de n'en descendre que pour enlever Auray. Le détachement du régiment du Cap et les trois cents soldats habituellement en garnison à Belle-Isle tenaient la ville. Ils ne se laissent pas enfermer et se portent sur Mané Corhoant. Bien pourvus de fusils et de cartouches, les hommes de la république plient un instant puis délogent, au canon, les bandes paysannes. Au nombre des insurgés figurait Georges, assez en vue pour faire l'objet d'une dénonciation. Comme le jeune homme se cache, les autorités arrêtent, à sa place, l'oncle Denis. Informé, Cadoudal vient à Kerléano, repousse les arguments de la famille le conjurant, avec l'accord du prisonnier, de ne point se livrer et se présente à la prison d'Auray. On délivre l'oncle et l'on enferme le neveu. Comme l'humeur conciliante du général Canclaux se commu- nique, présentement, à l'administration du district, on pardonne à l 'insurgé. La République, bonne fille, ne doit point tenir rigueur à un jeune paysan, un instant égaré par les conseils des prêtres et des nobles. Qu'il rentre chez son père et se fasse oublier. Il va, effectivement, se faire oublier. Pour quelques mois, juges et gendarmes n'entendront plus parler de lui, du moins au pays. Puisqu'en Bretagne le drapeau blanc s'abaisse à la première mousqueterie, il importe de passer la Loire. Là-bas, on ne joue pas à la guerre, on la fait. Georges convainc cinq anciens du collège Saint-Yves d'aller s'enrôler dans la grande armée catholique et royale. La route est longue d 'Auray à la Loire. Il faut aller à pied en évitant les gendarmes. Deux des garçons tombent malades en chemin, les autres poursuivent. Ils arrivent devant une auberge pour trouver les hôtes en proie au désespoir. Leur fille est aux mains de quatre soldats. Georges engage ses compagnons à le suivre, arme son fusil à deux coups, pousse la porte et fait feu, étendant raides deux des tourmenteurs. Les autres n'ont pas trouvé le temps de se reconnaître que les anciens de Saint- Yves les ont déjà dépêchés. Cette affaire rapportée par Julien Berthelot, un des volon- taires royaux, dont Cadoudal fera un jour le chef de sa cavalerie, aurait. 'x>ur certains auteurs, changé le destin du Breton. Selon eux, il s'était jusque-là destiné au sacerdoce, mais le sang versé lui aurait, dès lors, interdit d'approcher les autels. L'hypothèse apparaît, à première vue, séduisante, mais pour- quoi Georges eût-il attendu l'âge de vingt-trois ans, en un temps où la soutane se prenait plus tôt qti'aujourd'hui ? On arguë, parfois, de son séjour prolongé au collège. La raison paraît insuf- fisante : Saint-Yves préparait des cadres de marine et l'on est en droit de penser que le fils de M. Louis ne s'attarda auprès de ses éducateurs que dans l'intention de devenir officier des équipages, sa naissance ne lui permettant point d'accéder au « grands corps ». En outre, avant que claquassent les coups de feu réparateurs, Georges s'était déjà battu et n'avait pris la route que pour retourner au combat. Etait-ce là se conduire en futur prêtre ? L'épisode de l'auberge ne constitue pas une étape décisive dans la carrière de l'Alréen, il le montre seule- ment sous un aspect qu'on retrouvera, bien souvent, au fil de cette histoire : celui d'un redresseur de torts. IV

A L'OMBRE DE L'ARCHANGE

c V* * EORGES rejoint « la grande armée catholique et royale » à Chalonnes. Tout naturellement, il entre dans une de ces compagnies bretonnes, fer de lance du marquis de Bonchamps, commandant de la 2e armée ou division « du bord de Loire ». Celle-ci armée apparaît comme la meilleure. Chez le chevalier Charette, des bandes indisciplinées, mal armées, incapables d'actions cohérentes, bataillent sous des chefs de fortune : Savin, Joly, La Cathelinière. A l'armée du centre, sous le commandement nominal du colonel-comte de Royran, M. de Sapinaud aiguillonne sans cesse des laboureurs pieux, aimables, presque pacifiques, si souvent en retard dans les opé- rations combinées qu'ils recevront, sans le mériter entièrement, le surnom « d'armée de la vaisselle ». Plus solides sont les Ange- vins et Poitevins du 1er corps mais l'indépendance des chefs de division, l'indiscipline des capitaines de paroisse rendent la guerre passablement difficile. Chez M. de Bonchamps, la température est meilleure, et, tout d'abord, on s'habille. La troupe en gris, les canonniers en rouge (afin que de toutes parts on puisse leur prêter assistance), les officiers en vert. C'est l'habit olive foncé que va endosser l'Alréen, lequel — nul ne s'en étonne — ne paraît pas avoir servi, ne fût-ce qu'une semaine, en qualité de simple soldat. Quand le gros Georges parvient à Chalonnes, la grande armée est en mauvais état. Depuis mars et le carillonnage de M. Cathe- lineau appelant les gars à défendre la liberté, les affaires se sont gâtées. Le saint de l'Anjou, le voiturier du Pin-en-Mauges, dort sous dix pieds de terre à Saint-Florent-le-Vieil. Son successeur au poste si discuté de généralissime, le marquis d'Elbée, bègue héroïque, ancien officier de l'électeur de Saxe à Dauphin Cava- lerie, se mesure à l'architecte Kléber, autrefois sous-lieutenant chez l'empereur germanique. Pour donner un aspect plus tudes- que à la fête, le garde-chasse Stofflet, dit Sifflet, dit Soufflet, dit Mistouflet, est nommé major général. Il ne s'exprimera couram- ment en français qu'à la fin de la campagne. Veut-on envoyer des paysans à l'assaut ?... La question fuse dans cette armée où l'on peut bien interroger les officiers puisqu'on les a élus. « Aller aux Bleus ? ben ! Est-ce que M. Souf- flet marche devant ? » Et comme M. Nicolas Stofflet, le géant, marche toujours devant, les gars y vont ! Seulement, attention, il ne s'agit pas de se dérober, sinon le garde-chasse (il porte tou- jours sa plaque) va mener son monde à coups de plat de sabre... Bientôt, Georges servira directement sous cet homme de fer, prompt à taper lui-même sur un tambour quand les hommes se réveillent mal. Ce dernier détail scandalise le « Père la Ruine », M. Perraud de Cholet, prestigieux tambour-major reconnaissable à ses cheveux tressés et poudrés, à sa grosse canne à pomme d'argent et à son chapeau brodé. Un tumulte, une bannière féodale portée par un cavalier manceau, quelques dames aux fenêtres soucieuses d'être remar- quées, voici Monseigneur Philippe de La Trémouille, prince de Talmont. Beau comme un Dieu, séduisant dans une même famille la grand-mère, la mère et la fille, le prince s'ennuyait en émigration. Déguisé en marchand de boeufs, le dernier feuda- taire a rejoint l'armée à Saumur pour prendre le commande- ment de la cavalerie. En trente années, il a assez bu pour être affligé de la goutte. Les dames bien-pensantes le détestent... quand il oublie de leur faire la cour. M. le marquis de Lescure, vingt-huit ans, violent mais d'une haute piété, chef indomptable encore que parfois malheureux dans l'action, ne charge jamais ses pistolets et porte un grand sabre « remarquable par son ancienneté ». Il commande pour le géné- ralissime, le centre de l'armée angevine.

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