Les Cahiers d’Outre-Mer Revue de géographie de Bordeaux

238 | Avril-Juin 2007 La mondialisation jusqu'aux marges du monde. La pluie ou le beau temps ?

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/com/2350 DOI: 10.4000/com.2350 ISSN: 1961-8603

Publisher Presses universitaires de Bordeaux

Printed version Date of publication: 1 April 2007 ISBN: 978-2-86781-5 ISSN: 0373-5834

Electronic reference Les Cahiers d’Outre-Mer, 238 | Avril-Juin 2007, « La mondialisation jusqu'aux marges du monde. La pluie ou le beau temps ? » [Online], Online since 01 April 2010, connection on 03 November 2020. URL : http://journals.openedition.org/com/2350 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.2350

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TABLE OF CONTENTS

Quel est l’impact de la mondialisation sur le développement local ? Les échelles paradoxales du développement Denis Retaillé

La mondialisation est-elle le stade suprême de la colonisation ? Le transfert des modèles mondialisés dans les pays pauvres Christian Bouquet

Quelles politiques territoriales pour inscrire l’Afrique dans la mondialisation ? L’aménagement du territoire en Afrique subsaharienne Christel Alvergne

Le microcrédit est-il le faux-nez du néolibéralisme ? La microfinance et les femmes pauvres : état du débat Élisabeth Hofmann and Kamala Marius-Gnanou

Qui forge et modèle le processus dans une périphérie du monde ? Les acteurs de la mondialisation dans une ville en marge du système Monde Cécile Roy

Hollywood mondialise-t-il le regard ? Lorsque le cinéma américain nous donne à lire l’espace Monde Valérie Kociemba

Bibliographies

SISSAKO Abderrahmane – Bamako Un film sur l’Afrique dans la mondialisation François Bart

FRIEDMAN Thomas, La terre est plate Saint-Simon, 2006, 220 p. Une autre vision américaine de l’espace Monde Valérie Kociemba

SERVET Jean-Michel, Banquiers aux pieds nus. La microfinance Paris : Odile Jacob, 2006, 505 pages. Une mise au point éclairante sur le microcrédit Kamala Marius-Gnanou

YUNUS Muhammad et JOLIS Alan, Vers un monde sans pauvreté Paris : J.C. Lattès, 2006 (réédition de 1997), 352 pages. Incantation ou réalité ? Kamala Marius-Gnanou

ORSENNA Erik, Voyage aux pays du coton Paris : Fayard, 2006, 292 p. Géographie de l’injustice mondialisée Christian Bouquet

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Quel est l’impact de la mondialisation sur le développement local ? Les échelles paradoxales du développement

Denis Retaillé

1 Quelles que soient les discussions portant sur le concept de développement (est-ce un concept au demeurant ?), le mot courant recouvre un phénomène bien cerné en pratique, dont seules les voies observées ou proposées divergent tant en ce qui concerne l’explication des faits que les choix à opérer. Pour tous, le développement, c’est d’abord l’augmentation du niveau des ressources disponibles permettant la satisfaction des besoins vitaux puis au-delà si possible, jusqu’au bien-être. Si le productivisme forme un socle commun, il est entendu que la définition et la mesure des besoins vitaux et plus encore celles du bien-être ne peuvent qu’ouvrir la controverse, sans parler des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir.

2 L’obligation de bilan qui commande à la production de connaissance, en deçà donc de possibles options doctrinales – c’est central en matière de développement –, laisse entrevoir un plan d’accord dont la mutation traverse l’ensemble du problème : celui de l’échelle. Le choix des lieux du développement varie avec les options doctrinales, mais une constante s’impose : l’État, jusqu’à ce que le processus complexe désigné sous le nom de mondialisation transforme les références d’échelles quelles que soient lesdites options. En jeu, sont le nationalisme méthodologique dont parle U. Beck (2003) et la définition du lieu, c’est-à-dire l’unité solidaire, qui est oubliée dans le passage au substantif « local » dont personne ne dit rien sinon que c’est la bonne unité désormais. Qu’est-ce donc que le « local » ? Quelle est son échelle ? En a-t-il même une ?

3 La difficulté à désigner le lieu légitime tient, plus en amont, à la conception de l’espace géographique qui domine la pensée du développement. Très variable chez les géographes, elle l’est beaucoup moins chez les politistes, économistes et sociologues du développement, pour ne pas parler des acteurs directement impliqués sur le terrain, comme on dit, pratiquant ce qu’autrefois j’appelais, non sans humeur, une « petite

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géographie de savant » en paraphrasant L. Althusser (1967-1974). Là où commençait cette réflexion critique, il apparaissait fortement nécessaire d’éclairer la question du développement sous des jours qui ne s’arrêtent pas aux délimitation et qualification d’espaces de production par vocation. C’était au Sahel, emblématique du sous- développement à l’époque, poussé jusqu’au drame humanitaire (années 1970). La détresse des hommes placés face à une nature plus que chiche en ressources exploitables justifiait la nécessité de la cause humanitaire, la lutte commune et solidaire contre une nature implacable, et la concurrence pour promouvoir le meilleur chemin vers la félicité : un condensé de malheur pour une concentration de secours concurrents.

4 Avec le temps, il est apparu que cette question sahélienne n’était pas exceptionnelle et que la confrontation des conceptions de l’espace était pour beaucoup dans le passage à la crise : une crise de la géographie plutôt qu’une crise géographique (Retaillé, 1992). L’espace terrestre est-il d’abord un espace de production ou d’abord un espace de circulation ? La balance était trop simplement exprimée. Il s’y trouvait cependant l’ensemble de la question du développement avec l’espace comme ressource de différents points de vue : l’étendue, les distances maîtrisées, les gisements localisés. Ce que l’on retrouve aujourd’hui dans les problématiques de la mondialisation, territoires ou réseaux, localisation-délocalisation, mutations de l’avantage comparatif, etc. Au total, on remarque que Turgot déjà se posait la même question et proposait d’effacer les limites. Cela nous oblige à revenir à la question de l’échelle : sans limites, pas de circonscriptions, pas d’étendues finies qualifiables et mesurables, pas d’échelle pour le lieu. Tout cela doit être précisé en restant dans le domaine de la géographie, mais on voudra bien que cela entraîne aussi économie et sociologie par la définition de divers agrégats dont celui, rien moins, de « société » (Olivier de Sardan, 1995). Il ne peut exister d’identité essentielle, fût-ce par le « territoire » qui n’est qu’une circonstance d’association plus ou moins voulue et maîtrisée. Il faudra faire droit à ce qui relève du politique, du culturel et du social (sociétal) dans la constitution d’entités naturalisées par référence à la terre. Espace de production : espace de circulation

5 Depuis l’hominisation prise comme départ en rupture, jusqu’à notre époque, l’idée de civilisation (ou de culture) recouvre celle du progrès matériel par quoi l’on juge, selon nos critères « modernes », les étapes franchies dans un seul sens : la libération des contraintes de la nature par son anthropisation d’abord, puis son humanisation (Berque, 1999), sauf quelques accidents bien sûr. Deux formes de la limite 6 Les grandes ruptures démographiques qui ont élevé le niveau du peuplement de la planète sont toutes en relation avec des sauts techniques majeurs, dont le dernier, seul, échappe à l’activité de production : celui des techniques anti-mortelles. Avant cela, et qu’il s’agisse du néolithique ou de la révolution industrielle, l’augmentation significative des ressources mobilisables et, par voie de conséquence, des besoins couverts, ont permis une humanisation de la terre au point que l’histoire de sa nature est devenue une histoire humaine (Moscovici, 1977). Mais on oublie souvent que ces sauts « techniques » relevant de la « culture » sont aussi accompagnés de mutations décisives dans la capacité à circuler. Il relève de la doctrine de choisir par quoi débute les processus : la culture qui comprend tout, les organisations sociale et politique, la démographie. Même un basculement comme la révolution industrielle, pourtant bien

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informée, prête à discussion et aujourd’hui, a fortiori, le processus de mondialisation reste énigmatique du point de vue de la connaissance théorique de ses fondements. C’est que le développement n’est pas que maîtrise des éléments comme l’on disait, c’est aussi celle de la distance ou de l’espace qui transforme dans un autre sens l’idée de limite. Des limites écologiques on passe ainsi aux limites écouménales, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce dernier domaine échappe aux sciences descriptives pour repartir du côté de l’ontologie voire de la métaphysique au plus loin, du côté des opérations phénoménologiques de la conscience si l’on veut rester sur le versant raisonnable d’une telle investigation. Pour ce qui nous concerne ici, ce sera la conscience de l’espace et des lieux de l’unité qu’ils peuvent constituer, des solidarités mécaniques et organiques qui les dessinent et les désignent. En quoi cela a-t-il à voir avec le développement ? Cela se justifie.

7 S’il est question d’affranchissement de la nature, encore faut-il savoir où l’on en place les limites vers le dehors (c’est assez facile), mais vers le dedans, c’est beaucoup moins établi. Car depuis que l’hominisation a instauré qu’il était une limite, l’appropriation en a établi quelques-unes, concrètement, qui ont transformé la question de l’espace et de la distance. Entre la limite comme limitation au développement (question de capacité) et la limite comme borne à la circulation (question de liberté), le recouvrement est certain et pourtant, dans la manière d’être avec les autres et avec cet Autre devenu la Nature, se trouve engagé un combat de conception qui relève de la définition de l’humanité même (Legros, 1990). Le différentialisme 8 La combinaison de ces deux formes de limites instaure ce que nous pourrions appeler la « différence » (Lefebvre, 1970). À partir du moment où une portion de l’espace terrestre se trouve enclose d’une quelconque façon, une absolutisation de ses caractères la définit doublement comme monde et comme ressource. La variété potentielle des lieux peut alors s’exprimer et les trajets divergents de leurs habitants instituer des inégalités non hiérarchisées tant que le contact n’est pas établi ou seulement de manière marginale. Cette inégalité ne peut être rachetée (Rebour, 2000) que par le mouvement, ce dont témoignent le nomadisme d’abord puis le commerce. Les hiérarchies de lieu qui en résultent et la capacité à les intégrer est une affaire humaine. À partir de là les doctrines divergent. Soit le mouvement permet d’égaliser les conditions (la doctrine de l’avantage comparatif par exemple) ; soit le maintien de l’inégalité est la condition même du développement de certains au détriment d’autres parce que les ressources exploitables (y compris en terme d’étendue) ne sont pas infinies quand le monde reprend la dimension de la terre et que l’horizon se ferme.

9 Au centre de cet enjeu de fait et de choix, il y a donc le mouvement. La géographie classique avait, on le sait, privilégié le rapport technique des hommes à leur milieu et non pas à l’espace (Desmarais et Ritchot, 2000). Les géographies nouvelles, spatialistes, en ont conservé l’axiomatique et tout spécialement le point qu’en un seul lieu, il n’y a qu’une seule chose. Les mouvements ne sont alors que des diffusions, des conquêtes, des échanges. En un mot la « géographie » comme état du monde est fixée dans la différence et ses objets sont ancrés (localisés). Ces idées très générales, et partagées au- delà de la profession de géographe, résultent d’un investissement fort de valeurs anthropologiques dans la terre qui prend alors le sens métaphorique du sol de l’enracinement. Il ne semble pas possible qu’un investissement de valeurs anthropologiques puisse viser le mouvement, sinon de manière résiduelle comme dans

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le cas du nomadisme. On sait que pour certaines catégories hyper-modernes de « citoyens du monde », le nomadisme fait retour, mais il est lui aussi métaphorique. Le mouvement va plus loin ou plus profond, ontologiquement parlant, mais il faudrait qu’un Berque prenne le problème à bras le corps.

10 Si nous reprenons notre parcours génétique de l’espace géographique, l’approche différentialiste pose d’abord une indifférence de la même manière qu’une indifférence humanité/nature. L’hominisation qui institue la première différence fondamentale, où que se place la limite homme/nature et quelle que soit la nature « culturelle » de la relation entre les deux, absolutise le monde en le fermant. L’ancrage dans le lieu, le terroir, le territoire en est le résultat comme cette association si évidente, en apparence, de l’identité individuelle ou collective et des lieux désormais fixés, nommés. L’espace qui est une catégorie de pensée plutôt moderne et « occidentale » (Berque, 1999) devient une ressource à partir de quoi peut s’engager le processus de développement par exploitation différenciée (les fameuses vocations), par mutation technique, y compris les techniques sociales d’encadrement. Il n’y a pas loin à considérer qu’alors, aux différences « naturelles » s’ajoutent ou peuvent s’ajouter des variantes culturelles et pourquoi pas des génies, le tout sous la forme de l’esprit des lieux par exemple. Le contrat social, le territoire, l’État, le marché 11 C’est un peu ce qui se trouve implicitement dans le « contrat social ». Si nous suivons Rousseau dans sa recherche sur l’identité collective et le corps politique qu’elle se donne pour assurer sa survie et son équilibre, on trouvera vite comment la fiction historique du contrat est basculée dans la réalité de la terre : à la fois territoire et ressource, avec l’agriculture comme travail. L’espace du contrat 12 C’est au dernier chapitre du premier livre du « Contrat social », significativement titré : Du domaine réel, que Rousseau aborde la base géographique de la communauté liée : la propriété qui est le droit du premier occupant dans les limites de sa capacité de travail et de culture. Il s’agit bien de terres agricoles, et le passage au corps collectif, politique, fait de l’État un territoire à forme de terroir. La distance, la diversité des climats nuisent cependant à l’unité du corps collectif : il faut donc trouver le point d’équilibre entre l’extension de la puissance et la dispersion qui pourrait conduire à la sédition. Le corps politique se mesure donc de deux manières : par l’étendue du territoire et par le nombre du peuple en tenant compte de la grande variété des conditions qui poussent à l’étalement ou au resserrement. Rousseau précise au passage que les conditions de l’équilibre sont rarement constituées, même en Europe, sauf en Corse et encore (!) : il faudrait que « les rapports naturels et les lois tombent de concert sur les mêmes points ». Le début du livre II conforte une conception du territoire ancré dans la nature terrestre et socialisé par le Peuple (corps politique), dont l’État est l’expression passive, et le souverain l’expression active. Entre les deux, il y a le gouvernement et, « la liberté n’étant le fruit de tous les climats », il n’en existe pas de forme universelle possible du fait, d’une part, de la diversité des rendements et, d’autre part, de la distance au producteur d’excédent nécessaire à l’existence de l’État : la démocratie ne conviendrait alors qu’aux États petits et pauvres. Passons sur la suite qui relève de la théorie des climats pour en rester aux conditions du contrat : la richesse de la terre et la distance. Nous trouvons là les deux lignes de la géographie qui fondent l’explication de la société

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dans ses limites, et ce que l’on appelle aujourd’hui démographie en est la seule mesure puisque les qualités morales ne peuvent y être soumises (Rousseau, 1762).

13 Tout cela fait que le « contrat social » est déterminé par la nature de l’acte qui n’est pas « historique » mais exprime les conditions de possibilité de la volonté générale (ce sont tous les chapitres sur la souveraineté et le gouvernement) comme inverse de l’esclavage dans ses différentes formes et par surcroît délimité par un nombre optimum qui tient de l’équilibre entre démographie et territoire. C’est là que se cache la racine anthropologique implicite. Et c’est par là aussi que Marshall Sahlins a pu trouver, chez Hobbes, une définition du contrat social proche du don, de la même manière que M. Mauss l’avait fait, en partant, semble-t-il, du Rousseau de « l’origine de l’inégalité » (Sahlins, 1976 ; Hobbes, 1651 ; Mauss, 1923 ; Rousseau, 1755). Elle donne à l’État et singulièrement à l’État providence et à la fonction politique de manière plus générale, une place structurale première dans le contrat qui n’est pas vu comme évolution du « contrat » privé et limité, mais bien constitutif de la société et sans cesse actualisé comme par un vaste « potlatch ». Le placement de l’individu par-delà les simples associations civiles se fait dans un système de « prestations totales ». Mieux même, on peut dire que ce que les libéraux appellent la « société civile » ne peut avoir d’existence qu’à la condition de l’État, donc du dépassement de l’état de guerre et du passage à l’ordre selon notre formulation. On peut encore pousser jusqu’à la réfutation d’un état de nature qui porterait en germe l’ordre humain. C’est plutôt l’arrachement à l’état de nature qui le permet, l’entrée d’emblée dans le « contrat social » qui est la condition de stabilité des contrats privés. Ce passage-là est un « don » qui ne peut être que passé ou présent et n’assure donc pas la pérennité de l’échange dans le futur. Seul le contrat l’assure, et c’est là que les deux se séparent : le don fait signe vers la fondation alors que le contrat fait signe vers la durée et, au-delà, vers la pérennité par la convention qui encadre une morale installée, une « culture ». C’est cette morale qui rend possible la « prestation totale » bien que dissymétrique à travers le souverain qui peut seul réclamer le sacrifice plaçant tous les « contractants » à égalité.

14 Cette égalité sous le souverain fait de l’espace du contrat social un espace topographique, continu, égal à lui-même en tout point (voir la définition du département par la constituante française contre les privilèges de lieux et de personnes), limité par la frontière qui est celle de la convention. Dans l’espace du politique, la convention fixe les lieux, donnant un statut juridique aux hommes par le sol : égal. C’est cette limite qui a poussé Kant à une autre forme de dépassement de l’état de nature. S’il est bien réalisé à l’intérieur de l’État, il ne l’est pas entre États ni pour les hommes en déplacement. Le projet de paix perpétuelle ressemble à une extension de la convention par-delà les frontières sans passer pour autant par le contrat comme don total (Kant, 1795). Cette absence de la base anthropologique pose problème dans la configuration dite de mondialisation, que certains tentent de reconstruire par des formules du type « contrat naturel » en prenant la limite écologique globale comme frontière d’exercice de la liberté et de la volonté humaine (Serres, 1990). À cela près que l’espace global n’a pas la même forme que l’espace topographique limité de l’État territorialisé sous la forme d’un terroir : il n’est pas politiquement fermé et se présente plutôt sous la forme d’un « rhizome », un réseau non hiérarchisé (Deleuze et Guattari, 1980). Serait-ce la structure de l’espace mobile ? Le territoire de l’État est un lieu

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15 La fiction anthropologique du contrat est la condition de l’unité de l’État mais aussi de son universalité : universalité dans la différence. L’universalité de la fiction politique géopolitise le rapport à la terre qu’entretiennent les sociétés dans leur variété. Elles se trouvent placées sur un même plan et dans une même forme qui fait jouer la puissance en premier lieu, à quoi a pu correspondre une conception du développement : l’augmentation de la puissance par l’expansion territoriale. Accompagnée d’une intégration hiérarchique donc de transferts de ressources, cela ressemble à de l’accumulation, base d’un possible décollage. L’histoire géopolitique du monde qui est très terrienne, pourrait alors décrire à la fois le développement et son inégalité, mais pas l’expliquer : il faudrait voir à ne pas confondre le phénomène et l’objet sur lequel il porte. Cet objet, c’est l’espace mis en forme par l’État dans son universalité.

16 Pour aborder concrètement l’État qui est d’abord un système institutionnel, le territoire est toujours appelé à la preuve de l’existence : pas d’État sans territoire pense-t-on, ni reconnaissance de la contiguïté (voir la question palestinienne). La forme spatiale appelée « territoire » présente donc deux propriétés nécessaires : l’exhaustivité et l’exclusivité (Durand, Lévy et Retaillé, 1992). Par exhaustivité, on entend que la fiction du contrat aboutit à délimiter une souveraineté qui unifie la totalité du corps social et politique ; par exclusivité, on entend que cette souveraineté ne peut être déléguée au risque de voir éclater ce même corps social et politique. À la souveraineté se trouve associée la légitimité qui ne peut être qu’une affaire intérieure. Évidemment le monde contemporain, mais l’histoire qui y conduit de la même manière, ne se cale pas exactement dans le modèle. L’important c’est que le modèle existe et serve de référent.

17 Quels sont les équivalents spatiaux de ces fictions ? Alors que le territoire, par sa matérialité, permet la « naturalisation » de l’État, son étendue et sa limite résultent d’un rapport comme Rousseau le décrit dans le contrat : un équilibre d’ailleurs jamais réellement atteint (même pas en Corse donc [sic]). Mais là n’est pas l’essentiel, car ce serait encore une fois confondre le phénomène puissance d’expansion et l’objet territoire. Qu’est donc au fond le territoire de l’État ? La double propriété de l’exhaustivité et de l’exclusivité, si l’on pousse les ressorts de l’axiomatique géographique « sédentaire » jusqu’au bout, en fait un lieu : celui de l’ancrage pour l’identité, et un terroir, un espace de production. Qu’est-ce qu’une société ? C’est une population vivant sur un territoire dont elle exploite « collectivement » les ressources, selon une organisation sociale du travail dont les inégalités sont légitimées par un accord politique.

18 La différence interne à l’État, à la société, au territoire est ainsi dépassée quels que soient les mécanismes de redistribution verticaux entre les strates de la société et horizontaux entre les lieux du Lieu. Cette fiction a permis la mesure d’agrégats comme le Produit National Brut (PNB) puis mieux le Produit Intérieur Brut (PIB) pour les plus grossiers, jusqu’aux plus élaborés comme l’Indice de Développement Humain (Idh), etc. Le développement est encore mesuré ainsi, de manière longitudinale en suivant le même État (la moyenne de la totalité) ou transversale en comparant les moyennes des États.

19 De tout cela il ressort que le lieu est une étendue et que le choix des lieux du développement, lorsqu’il arrive que l’action politique s’empare du thème et provoque des interventions pour une raison ou pour une autre1, relève de l’exploitation rationnelle des ressources localisées dans cette étendue. Cela conduit au découpage, à

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la vocation : planification et marché se rejoignent de ce point de vue. Mais si le développement c’est la maîtrise de l’espace par remplissage jusqu’à l’exhaustivité qui est atteinte en même temps que la contiguïté, et à partir de quoi l’investissement doit porter « verticalement » par intensification et rationalisation de l’exploitation des ressources, l’objet du développement est bien le lieu ancré. Nous sommes là dans la plus pure tradition sédentaire qui s’accommode mal, sinon par d’autres fictions, de la forme d’association qui relie ces lieux sous le nom de marché. L’État est une fiction, soit, mais ancrée anthropologiquement et concrètement représentée, y compris par des individus ; le marché, quant à lui, est présenté comme un mécanisme sans sujet, une pure abstraction mais une réalité qui s’impose de soi. On remarquera que le spatialisme qui a pris le relais dans le traitement de la différenciation géographique est fondé sur la même idée. Dans tous les cas une contradiction se réveille : par où qu’il passe, le développement est un mouvement que le « marché » intègre alors que la discontinuité fondamentale de l’espace, « rachetée » par l’État et l’emboîtement des échelles permettant l’agrégation progressive des lieux aux lieux, sont fondés sur l’ancrage. C’est la définition même du lieu qui est en cause et notre géographie de sédentaires qui ne prend en compte que l’investissement des valeurs anthropologiques dans la terre « foncière » est entraînée dans la même critique. La circonstance de lieu, le croisement, la ville 20 Au premier abord, et ce serait évidence d’expérience, l’espace géographique du développement se présente comme une série de lieux topographiquement ou topologiquement reliés, agrégés en unités plus vastes, jusqu’à constituer la terre dans ses limites où l’on retrouve le rapport écologique de départ. Ces mondes et ce Monde sont finis. On sait tous les débats qui ont suivi les années soixante-dix sur la question, la révision de l’idée et des voies du développement. Encore une fois, ce n’est pas le sujet qui nous retient bien que ce soit son cadre problématique. Restons à l’espace géographique et à ses formes.

21 Dans l’histoire du développement comme elle est le plus généralement reconstituée, la base commune est l’histoire de la civilisation. Même moralement irréprochable comme la propose Condorcet (1795), il s’agit bien de cela et le premier grand pas après l’hominisation peut être placé à la révolution néolithique. Le nomadisme devient alors résiduel par principe, appelé à disparaître. C’est presque fait et quand même le mouvement spontané de sédentarisation ne se serait pas produit, les États, par nature sédentaires, y ont fortement contribué plus ou moins autoritairement. C’est connu et admis : d’ailleurs c’était pour le bien des nomades eux-mêmes, leur « développement ».

22 C’est pourtant chez les nomades résiduels ou non qu’on peut apercevoir encore concrètement les effets que peuvent avoir des investissements de valeurs anthropologiques profondes dans le mouvement (et non plus l’ancrage) sur la structuration de l’espace et, partant, sur le processus de développement comme maîtrise et exploitation de cet espace. Augustin Berque, dans Ecoumène toujours (1999), rappelle l’absolutisation de l’espace comme étendue qui a présidé au développement des formes modernes de la géographie et plus loin encore à la manière de « vivre l’espace ». La manière nomade est une invitation à quelques révisions de nos paradigmes, y compris le paradigme ontologique que développe Berque. L’espace est vide 23 Si le mot existait comme nous le transférons, l’espace nomade serait un vide ou plus exactement une constellation. Pour l’exprimer avec des références terrestres, il faut

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user de deux prédicats que sont la distance et l’horizon. En deçà de l’horizon qui n’a pas de bord, la distance relie, alors que nous pensons, au contraire, que la distance sépare (Zumthor, 1993). C’est que dans une géographie sédentaire, la distance est un obstacle, ce qu’elle n’est pas vraiment dans une conception nomade (ou alors seulement pour les nomades résiduels ou les pasteurs qui sont en fait des « sédentaires » liés à l’exploitation de ressources fortement localisées).

24 Cette « constellation » est par ailleurs « clignotante » : les points qui la forment à distance ne sont pas tous visibles au même moment, (contrairement aux lieux de Lieu dans l’État). Dans l’espace nomade, le temps est une composante majeure de la distance (la durée de marche) mais plus encore de l’horizon (c’est le temps qui relie des sites matériellement éloignés les uns des autres mais qui, réunis, forment un lieu). Il faut s’expliquer pour s’écarter un peu des réflexes sédentaires.

25 La libération de la terre suppose que des ressources connues et localisées soient accessibles à tout moment et sans contrainte. Pour cela il faut la course et la guerre de prédation ou l’existence de sédentaires (paysans) et nomades résiduels (pasteurs) soumis hiérarchiquement même en l’absence du « maître » nomade. La razzia ou l’impôt est assez aléatoire et il faut bien admettre que nous ne savons pas définir définitivement le caractère erratique de ces mouvements (c’est un peu comme les ondes de Bourse, plus on les explique moins on les prévient). L’espace ou ce que nous appelons ainsi est transparent mais la transparence est réservée à la perception nomade. Cette différence fondamentale structure l’espace dans une forme qui est indifférente pour les uns, très fortement différenciée pour les autres. C’est la structure indifférente qui nous retient.

26 Que peuvent être les lieux de ce point de vue, si la mobilité et la disponibilité (le dépassement de l’interdit de propriété que désigne la géographie structurale de Desmarais, Ritchot et autres…) rendent tous les sites « possibles ». Il faut dans un premier temps admettre qu’il existe un écart de signification entre le site et le lieu. Dans cette sorte d’espace, si le nombre des sites est fini comme dans la géographie sédentaire de l’agrégation, le nombre des lieux est indéfini du fait des combinaisons temporelles changeantes. Pour le comprendre, il faut transformer le sens du lieu qui, de concentration de l’investissement des valeurs anthropologiques doit devenir simple circonstance. Si l’on peut dire simple. Dans l’espace vide ou plus exactement réduit aux prédicats de la distance en deçà de l’horizon qui est lui-même fuyant, le lieu n’a pas de substance en propre. Il faut que se croisent des trajets (au sens de Berque comme au sens banal du carrefour) pour qu’il se réalise, et encore, de manière éphémère. L’annulation des distances au sens matériel physique et l’entrée en corrélation réciproque de la variété culturelle, sociale, politique, économique qui peut s’ensuivre, créent le lieu. Et ce n’est pas là une fiction comme l’entretiennent les valeurs anthropologiques sédentaires. Il y a bien confrontation, négociation, même inégale cela va de soi, mais le lieu n’est pas ce masque de l’unité par on ne sait quel génie de la patrie. Le lieu comme circonstance de l’espace mobile n’a pas de valeur ontologique ; c’est le mouvement qui le porte. L’espace est mobile 27 Le niveau de difficulté s’accroît et il faut pourtant revenir à la question du développement. Nous avons vu que le développement consistait principalement, dans sa version commune, en un affranchissement de la nature : la civilisation pour commencer, surtout la civilisation matérielle pour finir. Mais il faudra revenir à

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l’arrachement de la nature et à la nature politique de l’humanité (pas seulement de l’homme). Passer par l’espace ne constitue pas un détour.

28 Comment le problème se pose-t-il ? L’investissement des valeurs anthropologiques profondes dans le lieu de l’identité conduit au découpage. Lorsque les anciens envisagent le passage à l’humanité et au règlement négocié de la confrontation entre les familles (et non pas entre les individus, la famille étant considérée comme le groupe « naturel »), tant la République de Platon que la Politique d’Aristote nous disent qu’il existe une limite que reprend beaucoup plus tard le contrat social. Cette limite c’est la Cité et ses « murs » (les lois) qui devient campagne et territoire avec l’optimum de population comme corollaire. Ce que l’on retrouve encore chez Rousseau. Nous retrouvons-là la limite au sens double, moral et matériel. Ce monde de sédentaires est un monde de la guerre si l’idéal démographique stationnaire est trangressé. Or la tension de puissance conduit fatalement à cette transgression : c’est une question de survie ; c’est une question de développement que l’Empire symbolise. Finalement, l’État ressemble à un entre deux : Cité-Empire-État.

29 Mais l’histoire de l’espace du politique nous propose une autre piste qui n’a pas connu la postérité du fait de la victoire universelle de l’État. La Cité-État, dégagée de l’impératif territorial ou le réduisant au minimum, fait signe vers le mouvement plutôt que vers la frontière. Venise a refusé d’assumer l’Empire byzantin pour préserver sa capacité de projection, son développement plutôt que sa puissance. L’espace de Venise, c’est le monde potentiellement, qui clignote place par place et jamais toutes en même temps, selon les pas de temps de la circulation de l’information du moment (XIVe-XVe siècles). La Cité est devenue réellement monde en ce sens qu’elle est à la dimension du monde connu sans que pèse le poids du territoire. S’il avait fallu remplir les intervalles de l’espace de Venise, l’épuisement serait vite arrivé. Il en va de même de l’espace nomade. Il en va de même de l’espace du développement. Il en va encore de même de l’espace mondialisé comme l’on dit aujourd’hui.

30 Quelles sont les propriétés de cette forme d’espace ? Il avait été assez facile de définir celle du territoire de l’État : exhaustivité et exclusivité. Leur pendant peut-il se trouver par opposition structurale dans l’espace du mouvement ? À la première s’opposerait la territorialité inachevée ; à la seconde la possibilité de plusieurs lieux attachés à un seul site. Encore une fois, l’axiomatique de notre géographie doit être écornée.

31 La territorialité inachevée désigne, dans l’espace mobile, l’incomplétude du lien d’identité entre société (ou individu) et espace terrestre. Selon la circonstance (le lieu, le système de la corrélation réciproque éphémère), des liens s’établissent qui font tenir ensemble des « trajets » et non des positions. Il peut alors être évalué que cette circonstance mérite un investissement en commodité (un port, un pont, un puits, une « ville »). Toutes constructions matérielles donc fixées qui résultent de la mobilité et non qui la provoquent par différence de potentiel. Le mouvement est d’abord, puis le croisement, enfin l’étape du croisement : le lieu.

32 Par le lieu qui n’a pas d’existence première et encore moins primordiale, l’espace est mobile et non primordialement et définitivement fixé dans la terre. L’espace géographique n’est pas l’espace terrestre, on le savait déjà. Mais il n’est pas non plus un référentiel neutre, support de la mesure. S’il reste un repère méthodologique pour le géographe, il est, pour l’habitant du vent, la condition de possibilité du développement, c’est-à-dire de sa réalisation. Les hommes ne sont pas, comme des plantes, destinés à rester enracinés là où ils sont nés. Mais ils aiment le confort et poser (pauser). Même les

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nomades aspirent à l’oasis et au jardin. La ville est la combinaison du mouvement et du croisement pour un arrêt, Ibn Khaldun (1378, III) l’a déjà dit. C’est là que se produit le développement comme la « civilisation » d’ailleurs. Le développement 33 Même en nous en tenant aux systèmes de mesures en vigueur qui rabattent le problème du développement à la satisfaction des besoins matériels, il n’est pas encore apparu que la réussite passait par l’augmentation des ressources disponibles en rationalisant l’exploitation de la terre ni même, mieux, par son égalisation et son partage. Certains diront que tant que le gaspillage est possible par un rapport de force orienté vers la satisfaction d’une minorité au détriment d’une majorité d’exploités, cela s’explique. Ce n’est sans doute pas suffisant. Car dans des situations d’inégalité forte et d’exploitation, le développement dont il est question et qui reste productiviste, présente des allures assez différentes des modèles ou autres voies. Il est lui-même socialement ou « localement » différencié. Cela fait immanquablement penser au grand désir de se trouver « mondialisé » qu’on entend, exprimé ici ou là, dans les marges du monde (le sous-développement). Sahel 34 Revenons à notre Sahel de départ où, on l’a compris, les figures du nomade et du sédentaire ont pu prendre corps dans le raisonnement qui précède. Il y est question de développement depuis des décennies (avant même la décolonisation et l’invention du concept de « sous-développement », Rist, 1996). La sécheresse des années 1970, et son traitement politique, économique, technique, humanitaire, est bien sûr vue sous l’angle « sédentaire » et même paysan. Investir dans le foncier, provoquer une récupération des moyens de production (agricole), stabiliser au plus haut niveau possible cette production. Les images d’animaux morts y aidant, il paraît évident que le pastoralisme nomade est condamné, que les associations lâches pasteurs-paysans ne sont que des facteurs de troubles au long d’un « front » agricole et pastoral impossible à maîtriser. Sédentariser donc, capter l’eau, irriguer, produire pour assurer l’auto-subsistance alimentaire. En résumé, c’est la première étape du développement.

35 Que s’est-il produit pendant les deux décennies qui ont suivi ? Selon des échelles d’approche et de programmation très différentes de la part de grands organismes agissant en partenariat avec les États intermédiaires ou de la part des ONG ensuite, intervenant toujours en collaboration avec les mêmes États, mais devenant « dominantes » doctrinalement à partir du milieu des années 1980, produire et organiser la production sont restés les axes majeurs. On n’a quasiment jamais pensé à la circulation. Dans l’ordre pratique, il s’agit d’une déficience assez incroyable des divers plans, vite compensée par des mots d’ordre portant sur le désenclavement. Mais la circulation n’est pas qu’une affaire technique, pas plus que la production d’ailleurs. Du côté de la production, des grands casiers irrigués aux cultures de jardins de contre- saison, tout tourne autour de l’eau. On sait faire, même en milieu semi-aride. Il suffit de forer. Passons sur le problème de la réalimentation. Provisoirement au moins il est possible de produire plus.

36 Avec les problèmes de maintenance commencent à paraître d’autres sujets de préoccupation. Comment assurer la pérennité des dispositifs mis en place ? Il faudrait persuader la société locale que c’est la bonne voie pour le développement, mais les réponses ne sont jamais tout à fait ce qu’on attend (Olivier de Sardan, 1995). Il faudrait un accord sur le développement lui-même. Les pompes s’arrêtent, les nomades

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sédentarisés quittent les jardins, les paysans quittent la campagne, les villes enflent. Dans le schéma de l’espace de production, de l’investissement des valeurs dans la terre, c’est la catastrophe. Au lieu de cela, plus la ville grandit et plus les cultures vivrières commerciales prennent de l’importance, plus la mobilité est grande et plus les familles sont dispersées, plus le réseau tient une pluralité de lieux et entretient des liens multiples. La mobilité assure une autre voie du développement qui ne passe pas par le productivisme programmé.

37 C’est qu’entre-temps, il a été possible d’évaluer que l’investissement foncier, l’établissement définitif, la croissance locale enfermée n’étaient que des pièges (Retaillé, 1992). Le développement et la survie pour le coup ne passaient pas par la reproduction d’un trajet historique de l’humanité dont on commence à voir qu’il n’est justement qu’une histoire ou un moment dans l’histoire. Sédentarité et mobilité 38 Pendant une grosse décennie, les jeunes chercheurs travaillant sous l’autorité de J. Gallais ont quadrillé la question de la sédentarité vs. la mobilité au Sahel passant progressivement d’une conception de l’affrontement de « genres de vie » le long d’une isohyète insaisissable à la conception de la mobilité généralisée, dont le gradient était social à partir de polarité « culturelle », sédentaire et nomade donc. Le genre de vie vole en éclat quand on saisit que les sédentaires sont majoritaires chez les nomades et que les sédentaires qui « réussissent » sont « mobiles ». La question doit alors être reprise non plus sous l’angle du milieu mais sous l’angle de l’espace.

39 Nous retrouvons espace de production et espace de circulation. Cela ne désigne plus les portions concrètes de la surface disponible mais la conception gouvernant le dispositif général. Une remarque inconfortable est nécessaire pour commencer. Au , la famine « consécutive à la sécheresse » a pris fin lorsque les militaires ont pris le pouvoir en 1974 et utilisé leur logistique pour assurer la redistribution forcée des grains disponibles. Il peut arriver qu’une dictature sauve de la famine et de la mort la population qu’elle soumet. Mais il ne faut pas se tromper d’efficience. En rapprochement d’Amartya Sen (1999) qui pourtant s’appuie sur une histoire inverse (la famine disparaît d’Inde à partir de la décolonisation), la circulation et la redistribution, l’abaissement des obstacles ont raison des points noirs par l’établissement de solidarités à distance dont il faut encore définir les canaux. Dans l’exemple nigérien cité, l’armée a transformé le territoire de l’État en un lieu, instauré l’unité exhaustive de ce point de vue, le jugement sur la méthode étant hors sujet ici. Mais au fond, elle a surtout restauré ce qui avait été supprimé par la succession de plans de développement basés sur la production par vocation : restauré donc la circulation tout en empêchant le fonctionnement des règles du marché par la fixation des prix.

40 Évidemment, le nomadisme « primitif » ne s’observe plus comme « genre de vie » sinon de manière résiduelle. Mais il subsiste un nomadisme anthropologique qui a investi dans le mouvement plus que dans la terre, y compris chez ceux qu’on appelle « sédentaires ». On conçoit tout à fait, dans ces marges incertaines de l’écoumène, que l’établissement n’est que provisoire, que le lieu, le même ou un autre, par de toujours nouveaux croisements pourra ou devra se déplacer. J’ai pu montrer ailleurs comment cela se traduisait dans les structures de l’espace géographique, en particulier par une très faible hiérarchie entre les lieux et un fonctionnement réticulé pour lequel j’ai repris l’image du rhizome proposée par Deleuze et Guattari (1980) (Retaillé, 1992, 1993). Le développement passerait alors par un accroissement de la liberté de circuler, à

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l’inverse donc du processus spatial d’accumulation localisée. Mais il ne s’agit là que de théorie de l’espace et non de doctrine économique avec ses corrélats sociaux.

41 En effet, pour ce que j’en vois aujourd’hui, tant dans ce Sahel de mes débuts que dans le processus de mondialisation des dernières années, la condition de l’espace mobile c’est l’asservissement à la sédentarité (ou au nomadisme résiduel, contraint, avec ses délocalisations). Il y a là comme une inversion du mode sédentaire de l’espace où le pouvoir était foncier et les exclus sans foi ni loi, au moins sans terre ou sans capital. Il n’y aurait donc pas de différence de ce point de vue. Et si le partage de la terre et du capital paraissait révolutionnaire dans le monde d’hier, le développement politique dans le monde d’aujourd’hui, comme dans le monde d’avant-hier, tiendrait dans le partage du mouvement. Le développement, surtout par la diffusion de son mode capitaliste, a bien consisté à subtiliser le mouvement, du moins l’information qui permet d’exploiter les différences autant que le travail. C’est d’actualité.

42 Où sont les échelles paradoxales du développement ? Dans ce que le local sanctifié soit un local ancré, paré de toutes les valeurs assez factices de la démocratie participative, de la vérité du terrain et de l’authenticité (toutes choses très fortement incantatoires mais assez peu vérifiées sinon totalement infirmées) pour répondre à un local qui est beaucoup plus circonstanciel, dégagé de l’ancrage, exigeant la démocratie de mouvement. L’appartenance à distance, tout ce qui se loge sous l’expression de « fédéralisme horizontal » donc la liberté du rassemblement pour échapper à la concentration y sont convoqués. Or la pensée géographique savante est attachée à l’étendue donc à l’échelle et cela déborde sur la pensée commune, bornée spatialement (développement local, développement des territoires). Il en résulte, on le sait, une concurrence désastreuse. Le développement sans échelle (ou alors c’est une échelle sans barreau comme dit plaisamment J. Lévy) reste à produire concrètement malgré l’ampleur des mouvements humanitaires, écologistes, alter-mondialistes de tous bords. C’est que ceux-là sont restés pour la plus grande part dans un monde de sédentaires, fatalement géopolitique et où la concurrence ne peut être que la guerre.

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NOTES

1.. Ce n’est pas le sujet ici, qu’il s’agisse d’aménagement de territoire ou d’aide au développement. Pour le premier, on pourra se reporter à l’article de Christel Alvergne dans ce même numéro des Cahiers d’Outre-Mer.

RÉSUMÉS

Le développement ouvre un problème géographique nécessitant une réponse travaillée et non une application automatique de recettes techniques localisées. L’échelle des doctrines et l’échelle de l’action sont à l’opposé, globale et locale. Penser globalement et agir localement ne sont que des incantations tant qu’une réflexion sur l’espace des sociétés n’a pas été conduite. Cet article repose sur les modèles sahéliens de l’espace pour aborder les thèmes du contrat social et spatial et celui de la nature de l’espace mobile.

What is the impact of globalization on local development? The paradoxical scales of development. Development purpose opens a geographical question requiring lot of thought responses and not only automatically and technical localized ones. Doctrines scales and actions scales are vertically opposite, global and local. Think globally and do locally is only an incantation if social and cultural space is not well known. This paper uses Sahelian spatial patterns to exemplify the subjects of social and spatial contract, and that about the nature of mobile space.

INDEX

Mots-clés : Afrique, développement, espace du contrat, espace mobile, Sahel Keywords : Africa, development, mobile space, space of contract

AUTEUR

DENIS RETAILLÉ Professeur, Université de Rouen, [email protected]

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La mondialisation est-elle le stade suprême de la colonisation ? Le transfert des modèles mondialisés dans les pays pauvres

Christian Bouquet

1 La rigueur qu’impose l’exercice, et le caractère qu’on pourrait juger polémique de la question posée, nous conduisent d’abord à définir clairement chacun des termes utilisés dans le titre.

2 Qu’entend-on par « pays pauvres » ? Sans méconnaître les ambiguïtés qui gravitent autour de cette expression, portant notamment sur la différence entre pays pauvres et populations pauvres, nous nous alignerons sur l’orthodoxie en suivant les rapports du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) 1. L’édition publiée en 2006 – qui se réfère à des chiffres de 2003 – confirme dans la typologie une évolution qui n’est pas anodine : sur les 177 pays couverts, les 57 premiers sont considérés comme « à développement humain élevé », les 88 suivants comme « à développement humain moyen », et les 32 derniers (dont 30 en Afrique) comme « à faible développement humain ». Ainsi a-t-on isolé les plus pauvres parmi les pauvres 2.

3 Cette dernière catégorie nous conforte dans le projet de prendre l’essentiel de nos exemples en Afrique subsaharienne, puisque, à quelques centièmes de points près, tous les pays appartenant à cet ensemble 3 pourraient être rangés dans le groupe des pays à faible développement humain. Ne sortent du lot que Sao Tomé, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Cap Vert, c’est-à-dire des petits pays à fort revenus pétroliers.

4 Qu’est-ce qu’un « modèle » ? Il y aurait, là encore, matière à débat épistémologique (Brunet, 2000), mais nous nous en éloignerons en choisissant l’origine italienne du terme, qui vient de « moule » et qui suggère la reproduction. Ce parti pris facilite les choses, car c’est davantage dans le registre de l’économie politique que s’inscrivent les « modèles mondialisés » dont il sera question ici. Naturellement, il faudrait préciser ce que nous entendons par « mondialisation », mais ressurgit le spectre de la querelle sans fin sur les multiples définitions du mot, sur le nombre de « mondialisations » déjà connues par la planète, sur la différence entre « mondialisation » et « globalisation », etc.

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5 Nous prenons le risque d’appeler « mondialisation » le vaste mouvement contemporain de recouvrement du monde par des modèles considérés par les pays riches comme ayant vocation à l’universalité. Ces modèles sont d’abord de nature économique ; ils sont également – et pour certains par voie de conséquence – de natures politique 4, sociale, culturelle et environnementale.

6 Enfin, parler de « transfert de modèles », c’est déjà donner une indication sur la réponse qui sera donnée à la question initiale : « la mondialisation est-elle le stade suprême de la colonisation ? ». Dès qu’on évoque une forme d’appui, d’assistance, d’aide, on est dans un processus de domination. Vers la « pensée unique »La théorie : l’avènement du néolibéralisme 7 Le colonialisme, ou comment se passer du cours de l’histoire… Pour bien saisir la réalité des choses, il faut remonter cinquante ans en arrière, à l’origine du mot « développement », qu’on trouve « par défaut » (car il parle de « sous-développement ») dans un discours prononcé par le président américain Harry Truman le 20 janvier 1949 :

8 « Nous devons utiliser notre avance scientifique et notre savoir-faire industriel pour favoriser l’amélioration des conditions de vie et de la croissance économique dans les pays sous-développés. »

9 Le contexte est particulier : le plan Marshall (initiative américaine) commence à porter ses fruits dans une Europe occidentale qui, certes, se reconstruit, mais dans un état de subordination par rapport aux USA ; et, en même temps, Truman évite d’utiliser le terme « pays colonisés » pour ne pas froisser les pays colonisateurs, avec qui il compte faire alliance pour arrimer les pays pauvres au « monde libre ».

10 Ce qui transparaît surtout dans ce discours, c’est qu’il impose le modèle de la société industrielle occidentale comme référence universelle. Pour le président américain, tous les États doivent suivre le chemin parcouru aux xviiie et xixe siècles par les grandes puissances, c’est-à-dire viser la croissance économique par l’industrialisation, en appliquant les mêmes politiques libérales (investissement privé et libre-échange commercial).

11 Il ne fait là que suivre la pensée économique dominante du moment, qui sera reprise par le courant néo-évolutionniste de Walt Whitman Rostow (1916-2003) dans sa théorie du « parcours obligé ». L’auteur élabore un « axe de développement » passant par 5 étapes, qui reprend une idée formulée par Friedrich List 5 en 1841, et qui postule que toutes les sociétés doivent obligatoirement passer par les mêmes stades pour atteindre l’objectif ultime de développement qui, selon Rostow, est la « société de consommation ».

12 Ainsi se met en place progressivement un corpus théorique, reposant sur la priorité aux investissements rentables et sur l’accumulation du capital. Il s’agit ni plus ni moins que de l’émergence d’une forme exacerbée de libéralisme économique, enrichie par les apports de David Ricardo (1817) qui recommandait, après Adam Smith (1776), que chaque pays se spécialise dans le secteur où il était en mesure de produire une denrée peu onéreuse et facilement exportable (théorie dite des « avantages comparatifs ») 6. La formalisation de ce courant de pensée, dont on dit qu’il émanait de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, intervient fort à propos en 1990, au moment où le monde devient unipolaire : c’est le Consensus de Washington, sous la signature de John Williamson.

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13 Dans les « dix commandements » de ce nouvel évangile du capitalisme, le modèle proposé s’appuie à la fois sur une stricte orthodoxie budgétaire et sur les lois du marché. On y relève également des préconisations lourdes de conséquences pour les pays pauvres. Certaines auraient dû s’avérer positives, comme l’appel à la libéralisation totale du commerce, de nature à favoriser leurs exportations. D’autres recèlent des pièges, comme le dogme de la privatisation des entreprises publiques, ou encore – d’une manière plus insidieuse – la garantie du droit de propriété intellectuelle. Les outils : la montée en puissance de la gouvernance mondiale 14 Les outils pour appliquer ces principes ont été créés dès juillet 1944 à Bretton Woods. Il est intéressant de noter que la communauté internationale – réduite, il est vrai, aux pays occidentaux – a jugé plus urgent de s’occuper d’économie que de paix, puisque l’Organisation des Nations unies (ONU) n’a vu le jour que onze mois plus tard. Ainsi sont nés le Fonds monétaire international (FMI), destiné à encadrer la nouvelle politique économique des pays dits « libres », et la Banque mondiale, chargée dans un premier temps d’attribuer des prêts pour la reconstruction des pays détruits ou fortement touchés. Bien que les États-Unis aient manifesté leur indépendance en lançant parallèlement un plan Marshall sur la base d’accords bilatéraux, on était d’ores et déjà en présence d’une forme avancée de gouvernance mondiale.

15 Il manquait toutefois un maillon important dans la chaîne décisionnelle à vocation planétaire qui se mettait en place : une organisation internationale du commerce, chargée d’élaborer et de faire respecter des règles communes à tous les pays capitalistes. De fait, il fallut attendre 1947 pour que soit créé le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), qui ne réunissait dans un premier temps que 23 États en raison de la bipolarisation du monde 7.

16 Au lendemain de l’effondrement du bloc soviétique, les ralliements sont nombreux puisque la signature de l’Uruguay Round en 1994 à Marrakech est l’occasion pour 113 pays de s’entendre pour créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Aujourd’hui, avec l’admission du Vietnam – et en attendant la prochaine entrée de la Russie – plus de 150 États ont de facto adhéré à l’ultralibéralisme économique.

17 Toutefois, avec le temps, la nature des régulations économiques a évolué. Si les sommets de l’OMC continuent de donner le tempo au commerce international, les firmes multinationales pèsent d’un poids de plus en plus lourd dans l’élaboration des règles. Elles exercent sur les institutions de la gouvernance mondiale un lobbying constant qui se manifeste notamment, chaque année depuis 1970, lors du World Economic Forum à Davos. Cette rencontre devenue mythique n’a aucune légitimité gouvernementale, puisque chaque participant s’y inscrit à titre personnel, mais c’est bien là que sont prises ou réorientées les grandes décisions régissant l’avenir économique de la planète. Il est significatif de constater que les chefs d’État, en particulier ceux des pays riches, ratent rarement les rendez-vous de Davos, ce « haut lieu de la pensée unique à la gloire de la flexibilité et de la mondialisation », ainsi que le définissait en 1996… Jacques Chirac. Le terrain postcolonial comme champ d’application 18 La seconde moitié du XXe siècle a donc donné lieu à l’émergence d’une doctrine économique devenue exclusive au début des années 1990, et à la mise en place d’institutions incontournables chargées de sa mise en œuvre à l’échelle planétaire. Parallèlement, le vaste mouvement de décolonisation, initié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a sinon redessiné du moins recolorié la carte du monde,

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transformant les pays colonisés en pays politiquement indépendants sans pour autant les sortir de la dépendance économique ni de la pauvreté. Les lignes du Tiers Monde n’ont réellement commencé à bouger qu’à l’aube du XXIe siècle.

19 Pour les théories économiques néolibérales, les pays pauvres ont constitué un champ d’application original. En effet, la plupart d’entre eux avaient connu des modèles économiques fortement administrés, soit parce qu’ils s’étaient rangés dans le camp du bloc communiste, soit parce qu’ils avaient conservé les principes de l’ancienne puissance coloniale. De fait, la plupart des anciennes colonies françaises fonctionnaient selon des principes keynésiens que nul ne semblait vouloir remettre en question. Il n’y avait pas, disait-on, de véritable culture entreprenariale dans les pays de l’Afrique subsaharienne 8. Par ailleurs, le secteur public permettait d’absorber une partie importante du croît démographique, et force est bien de constater qu’on a longtemps fermé les yeux sur cette forme d’équilibre socio-économique.

20 Puis est venu le temps où les bilans du « développement » se sont révélés de plus en plus négatifs : non seulement les pays les plus pauvres ne « décollaient » pas, mais ils affichaient des pratiques économiques et surtout budgétaires tout à fait contraires à l’orthodoxie prônée par les institutions de Bretton Woods, de telle sorte qu’ils ont été non pas simplement invités à épouser la dynamique libérale qui recouvrait progressivement le monde, mais obligés d’en passer par des traitements – au sens médical du terme – élaborés par le FMI et la Banque mondiale et reposant sur l’« ajustement structurel ».

21 Ce processus était probablement nécessaire. Pour autant, il ne s’agit pas moins d’un transfert de modèles mondialisés. Était-il sous-tendu par une idéologie néo-coloniale ? Le recouvrement du mondeL’ajustement, la dette, et la déliquescence des États 22 C’est à la fin des années 1970 que les institutions financières internationales et les pays industrialisés ont imposé des « Programmes d’Ajustement Structurels (PAS) » aux pays pauvres dont les situations économique et financière étaient devenues désastreuses. Il s’agissait tout simplement d’appliquer plusieurs des piliers du Consensus de Washington : réduction drastique des dépenses publiques, ouverture des économies nationales à la concurrence internationale, privatisations massives. Moyennant quoi, ces pays pourraient continuer à accéder aux prêts de la communauté internationale.

23 Il va sans dire que les premiers plans de ce type eurent des effets catastrophiques. D’abord, l’interdiction de subventionner les produits de première nécessité au nom de la liberté des marchés conduisit, dans de nombreuses capitales, à des émeutes de la faim. Ensuite, et conformément aux recommandations des institutions de Bretton Woods, les budgets sociaux furent considérablement et prioritairement réduits. En conséquence, les effectifs de la fonction publique furent « dégraissés », et, parallèlement, les salaires des fonctionnaires furent cristallisés, ce qui ne pouvait que générer la corruption, notamment dans les secteurs de la police, de la douane, et de la justice. Ainsi était d’avance condamné l’État de droit.

24 Mais des mesures plus pernicieuses à terme furent mises en œuvre, comme le gel des créations de postes pour les enseignants (notamment du primaire) et la baisse de leur niveau de recrutement, afin de pouvoir les payer moins cher (pour maintenir en l’état le fossé du savoir ?). Ainsi la Banque mondiale a-t-elle fini par imposer à la Côte- d’Ivoire, pourtant très attachée à l’excellence de son système d’éducation, de recruter

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ses instituteurs à bac – 3 et de les former en un an, alors qu’ils étaient autrefois engagés au niveau baccalauréat et formés en deux ans 9.

25 Cette politique injonctive en direction des systèmes éducatifs était conduite au nom des équilibres macroéconomiques (Hugon, 2002). Elle a été soutenue par la Coopération française, relayée par l’Agence Française de Développement (AFD) et alimentée par les études de l’IREDU (Institut de Recherches sur l’Éducation de l’Université de Bourgogne). La nécessité d’économiser sur les budgets sociaux s’est également appliquée aux systèmes de santé, poussant même jusqu’à faire exiger par les établissements de soins une participation obligatoire des patients, y compris les plus démunis, au nom d’une « logique » de recouvrement des coûts qui s’apparentait à une privatisation déguisée (Mestre, 2003).

26 Parallèlement les institutions financières internationales exigeaient des États ainsi assistés des efforts considérables dans le sens de la « bonne gouvernance ». Ce nouveau concept, qui depuis a fait florès, soulignait l’importance d’une machine étatique forte, compétente et honnête pour conduire à bon terme les politiques d’ajustement. Or, compte tenu, d’une part, de la fragilisation des secteurs régaliens et sociaux, et, d’autre part, de l’accumulation de la dette dont le remboursement consommait l’essentiel des budgets nationaux, les États étaient entrés en déliquescence : ils ne maîtrisaient plus les décisions, désormais dictées de Washington, et ne contrôlaient plus l’exécution, puisque la fonction publique était progressivement minée par la corruption pour cause de paupérisation accélérée.

27 C’est dans ce contexte que fut engagée en 1996 l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés), programme concernant les 38 pays les plus pauvres du monde (dont 32 en Afrique subsaharienne) 10, pour lesquels les institutions de Bretton Woods et les autres bailleurs de fonds concernés acceptaient de transformer une partie du service de la dette en investissements dans les secteurs de la santé et de l’éducation. Bien que révisé en 1999 (initiative PPTE renforcée), le dispositif n’a pas eu les effets escomptés, d’abord parce que la conversion de la dette était, dans la plupart des cas, une opération fictive en raison de l’insolvabilité chronique des États. Ensuite parce que les pays riches continuaient d’être les prescripteurs en élaborant les politiques (notamment sociales) des pays pauvres à leur place ; mais l’émergence d’une orientation spécifique en direction d’un sous-groupe de pays pouvait laisser supposer qu’on avait enfin compris l’ineptie des remèdes à vocation universelle 11. Enfin, la question de la dette apparaissait de plus en plus, à la faveur des débats ouverts autour des PPTE, comme un problème moral et non plus comme un simple paramètre comptable. Le processus démocratique, maillon faible du transfert 28 Est-ce pour introduire davantage de vertu dans l’ensemble des mécanismes que les pays riches essayaient de transférer ? Toujours est-il qu’une injonction apparemment non marchande s’inséra, au début des années 1990, au sein des préconisations à vocation universelle : le processus démocratique. Le conseil ne vint pas de la gouvernance mondiale, mais de La Baule où François Mitterrand avait lancé, sans trop de risques politiques puisque le monde était unipolaire depuis quelques mois, la phrase devenue célèbre : « Le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud » (20 juin 1990). Il reconnaissait implicitement que, pour la plupart d’entre eux, les pays africains avaient vécu sous des régimes autoritaires et liberticides, sans qu’on ne s’en émeuve outre mesure au Nord. Mais il pensait probablement, avec l’appui de la communauté internationale, que la greffe des principes démocratiques –

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tels qu’ils avaient été conçus en Occident – allait permettre aux populations de s’impliquer davantage et plus directement dans les politiques de développement.

29 Quinze ans plus tard, le bilan pour l’Afrique subsaharienne est plus que mitigé. Le transfert du processus démocratique a rencontré de nombreux obstacles (Bouquet, 2004) : l’avènement du multipartisme a souvent dégénéré en multi-ethnisme, et parfois en véritable guerre civile ; la logique arithmétique de la majorité à 50 % a bousculé dans bien des cas la culture traditionnelle du consensus ; enfin – mais les idéologues du néo- libéralisme n’y avaient-ils pas pensé ? – la liberté d’expression favorise, par essence, la demande voire l’exigence d’une meilleure redistribution des richesses. C’est donc une cause potentielle d’instabilité politique – de Gaulle aurait parlé de « chienlit » – peu prisée des investisseurs.

30 On pourrait pointer là une contradiction. Et pourtant la gouvernance mondiale a non seulement maintenu comme une conditionnalité absolue de son aide la mise en place de la démocratie, mais a également poussé le transfert jusque dans ses derniers avatars en encourageant fortement le processus de décentralisation. Alors que l’unité nationale 12 était rarement réalisée dans les pays pauvres, la Banque mondiale a appuyé la mise en place de collectivités décentralisées, sur le modèle hexagonal dans les ex-colonies françaises. Parmi les arguments avancés en faveur de cette idée, il y avait encore une fois la volonté d’impliquer les populations au plus près des projets de développement, mais aussi de mieux intégrer les différences communautaires (pour éviter de dire « ethniques »). Les résultats de cette politique sont contrastés : ainsi le a-t-il renoncé à tracer des frontières communales 13, qui n’avaient aucun sens dans l’occupation traditionnelle de l’espace sahélien. Par ailleurs, dans de nombreux cas, la démocratie locale a été tout aussi souvent dévoyée de son sens que sa déclinaison nationale, favorisant le mélange des genres entre politique et business et décrédibilisant davantage encore un modèle qu’on croyait incontestable.

31 Est-ce à dire que le modèle démocratique peut connaître une application à géométrie variable ? Au chapitre des droits de l’homme, pourtant garantis par une déclaration « universelle », certains ne sont pas loin de le penser, ainsi qu’il apparaît dans la déclaration de Jacques Chirac à Tunis : « le premier des droits de l’Homme, c’est de manger, d’être soigné, de recevoir une éducation et d’avoir un habitat » (3 décembre 2003). Et si l’on consultait – démocratiquement – sur le sujet ceux qui sont privés de ces « fondamentaux » ? Les effets pervers de la marchandisation du monde 32 Dans le domaine de l’économie, parmi les règles intangibles imposées au monde, celles ayant trait à la propriété privée et à la privatisation ont été appliquées dans les pays du Sud sans précaution, parce que sans inquiétude. En effet, avec l’effondrement des utopies communistes, le slogan de Proudhon « La propriété, c’est le vol » ne compte plus guère d’adeptes dans les pays riches, intégralement gagnés à la société de consommation. Il n’y a guère que sur la propriété intellectuelle qu’on entende parfois, du côté des altermondialistes, quelques protestations résiduelles 14.

33 De telle sorte qu’à propos de ce qu’on croyait être un « bien public mondial », c’est-à- dire l’eau, le quatrième principe de la déclaration de Dublin (« L’eau utilisée à de multiples fins a une valeur économique et devrait donc être reconnue comme un bien économique » 1992), sans faire réellement l’unanimité, ne suscita pas le tollé qu’on aurait pu imaginer. Peu après, la création du Conseil mondial de l’Eau en 1994 constitua l’une de ces décisions à vocation planétaire qui annonce un nouveau transfert de

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modèle. De fait, le postulat était difficilement contestable : l’eau potable ayant un coût, elle a aussi un prix et doit donc être traitée comme un produit de consommation ordinaire.

34 Dans les pays pauvres, et notamment en Afrique subsaharienne, la distribution de l’eau a longtemps été considérée comme relevant d’un service public et confiée à des sociétés d’État. Force est bien de constater que celles-ci ont généralement sombré dans la gabegie, facilitant ainsi le passage au secteur privé, exigé non sans raison par les institutions de Bretton Woods. Malgré quelques déboires en Amérique latine, les grandes multinationales de l’eau et de l’assainissement (Ondéo ex-Suez-Lyonnaise, Véolia ex-Vivendi et Saur-Bouygues) ont donc pris pied sur le continent africain. Et, un (beau) jour, l’eau des fontaines publiques devint payante 15.

35 Pour prendre un exemple récent, c’est ainsi qu’en octobre 2004 toutes les bornes- fontaines en libre accès d’Antananarivo (Madagascar), datant pour la plupart de la colonisation française, ont été remplacées par des « points d’eau collectifs » flanqués de guérites où des fontainiers percevaient une redevance 16 pour chaque récipient rempli. Cette opération avait reçu l’aval de bon nombre d’ONG dites humanitaires, qui relayaient sans sourciller les nouveaux arguments élaborés par la gouvernance mondiale : un point d’eau encadré est garant du non-gaspillage, de la propreté des récipients et donc de l’hygiène, de l’entretien du lieu pour éviter la dégradation environnementale, etc. 17. Il est vrai qu’il y avait, à la clé, quelques marchés concessionnaires dont les associations caritatives sont de plus en plus friandes. Très peu ont pris conscience du fait que les plus démunis, c’est-à-dire presque tous dans les quartiers précaires de la capitale, n’avaient d’autres ressources que les marigots, les fossés et les caniveaux.

36 À la recherche de l’introuvable équité, certains avancent une argumentation alléchante : l’eau potable a un coût, donc un prix, mais elle a également une « valeur ». Non marchande ?

37 Si l’on affirme, à juste titre, que l’eau potable n’a pas réellement fait l’objet d’une « privatisation », on ne peut en dire autant de la terre, du moins en Afrique subsaharienne. Au début des années 1990, la Banque mondiale a décidé de « sécuriser » les terres des paysans. Il s’agissait de revenir sur la belle utopie du régime foncier précolonial : en ce temps-là, la terre « appartenait » à celui qui la cultivait. Selon la même logique, dans les vastes espaces sahéliens faiblement peuplés, les arbres « appartenaient » à ceux qui les avaient plantés. Ainsi les éleveurs nomades du Tchad oriental pouvaient-ils récolter, à chaque passage annuel de leurs troupeaux sur les pâturages du Ouaddaï, la gomme arabique des acacias qu’ils avaient plantés. En fait de maîtrise spatio-temporelle, on était en présence d’un « modèle » peu banal.

38 Ce modèle était original, mais incompatible avec la rationalité des institutions de Bretton Woods. En accompagnement aux différents programmes d’ajustement, des réformes foncières furent donc ordonnées afin de mettre de l’ordre dans des systèmes qui paraissaient à la fois trop complexes et trop peu aptes au « développement ». Chaque État s’y employa, avec plus ou moins de bonheur car il fallait mettre en place des cadastres, parfois en partant de zéro, et surtout définir des critères d’attribution : droit du sol ou droit du sang ?

39 Certes, le principe de collectivisation des terres ayant échoué en URSS, il n’y avait d’autre choix que celui de la propriété individuelle. Mais les réformes foncières allant dans ce sens à marche forcée connurent des fortunes diverses. En Côte-d’Ivoire, les

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conflits sur les terres caféières et cacaoyères débouchèrent sur une crise géopolitique majeure, qui laissera des traces durables, démentant ainsi la pertinence de la « sécurisation ». À Madagascar, les cultivateurs sont si pauvres qu’ils s’empressent de revendre leurs parcelles dès qu’ils en sont « propriétaires », favorisant la constitution de grandes propriétés agricoles de type capitaliste à faible main-d’œuvre, se chassant eux-mêmes des campagnes, en quelque sorte. Et il est probable que les terres cotonnières du Sahel africain connaîtront le même sort dès que les pays du Nord ne seront plus autorisés à subventionner leurs producteurs. Des règles à géométrie variable 40 On entend souvent dire, notamment depuis que Pascal Lamy est directeur de l’OMC, que les règles édictées par les institutions financières internationales, notamment celles qui sont relatives au commerce – fondement de l’économie mondiale – sont une chance pour les pays pauvres (Feuer, 2006). On aimerait le croire et, pour cela, croire comme Adam Smith aux effets bienfaisants de la « main invisible du marché ».

41 Les planteurs de caféiers et de cacaoyers en sont probablement moins convaincus. Pendant les périodes coloniale, puis post-coloniale, ils bénéficiaient d’un dispositif de protection fonctionnant sur le principe de la mutualisation des risques. L’État, via les caisses de stabilisation des prix des matières premières, amortissait d’une année sur l’autre les fluctuations des cours, inévitablement fixés dans les pays du Nord. Là encore, le système connut des dérives sérieuses, notamment en Côte-d’Ivoire, où le président Houphouët-Boigny confondait volontiers l’argent de la « Caistab » et sa fortune propre 18. Dans nombre de pays, les Caistab servirent de pompes à finances pour toutes sortes d’activités occultes. Cela facilita la tâche du FMI et de la Banque mondiale lorsqu’ils décidèrent d’appliquer l’un des piliers du Consensus de Washington : la dérégulation.

42 Désormais, les petits planteurs des pays du Sud sont directement et en temps réel tributaires de la variabilité des cours des matières premières. En général, ceux-ci sont élevés quand le pays est à feu et à sang, et s’effondrent quand le calme et la paix reviennent… On remarquera que le géant américain Cargill a attendu la suppression effective de la Caistab (1998) pour s’implanter en Côte-d’Ivoire. Dans les premiers mois, sa surface financière lui a permis de surpayer le cacao « bord-champ » et de couler la plupart de ses concurrents, dont la quasi-totalité des exportateurs nationaux. Il est actuellement numéro un sur la place, où ne subsistent plus que quelques multinationales, alors que l’on comptait plus de cinquante entreprises du temps de la Caistab.

43 On se prend donc à imaginer des mesures dérogatoires à ce libre-échange trop strict, par exemple un filet de sécurité. Hélas, la gouvernance mondiale paraît insensible au sort des plus pauvres, alors qu’elle accorde une bienveillance certaine aux pays du Nord qui continuent à subventionner leur coton ou leur sucre, opposant ainsi une concurrence déloyale aux pays du Sud 19. On sait que la négociation sur le sujet était au cœur du cycle de Doha, et à l’origine de l’échec du dernier sommet de l’OMC, mais ce n’est pas rassurant pour autant. Tant que les États-Unis et l’Union européenne n’auront pas changé de politique agricole, les petits producteurs du Sud devront brader leurs récoltes, au risque de devoir vendre leurs terres (désormais « sécurisées »), et quitter les campagnes pour aller grossir les quartiers précaires des grandes villes.

44 La voie ne serait-elle pas ouverte à la constitution d’une véritable Cotton Belt dans le Sahel africain, contrôlée par la multinationale Monsanto qui est déjà largement implantée au Burkina Faso ?

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Des incantations mondialisées 45 Le XXe siècle s’est achevé sur un constat d’échec assez unanimement admis : les résultats de cinquante ans d’aide au développement ne s’affichaient pas à la hauteur de ce qu’on espérait. 2 300 milliards de dollars avaient été dépensés 20 sans qu’on enregistre les avancées attendues en matière de croissance économique et de réduction de la pauvreté (Easterly, 2006). Certes, les économistes qui servent la Banque mondiale opposent à cela des tableaux macroéconomiques et des courbes laissant entendre – pour qui veut bien écouter – que certains pays sont en train de « s’en sortir », ignorant que l’entrée dans le vert s’est faite au prix d’un fort creusement des inégalités (Bourguigon, 2004). Mais la tendance est néanmoins à la réorientation et à l’ aggiornamento.

46 C’est ainsi que l’Agence Française de Développement, compagnon de route plutôt loyal de la Banque mondiale, pointe de temps à autre les grains de sable qui grippent l’APD (Aide Publique au Développement), notamment la primauté des intérêts des pays riches ou les contradictions caractérisant les relations bilatérales (Sévérino et Charnoz, 2005). Mais l’approche mondialisée demeure.

47 « Pour engager le XXIe siècle sous de bons auspices », une nouvelle résolution a été prise le 8 septembre 2000 à New York, et ratifiée par 189 États. Elle mettait en œuvre un gigantesque chantier visant à diminuer de moitié la pauvreté d’ici à 2015. Huit « Objectifs du Millénaire pour le Développement » (OMD) étaient définis et précisément chiffrés 21 : il s’agissait de diviser par deux en quinze ans la proportion de gens vivant avec moins d’un dollar par jour, et/ou souffrant de la faim, et/ou n’ayant pas accès à l’eau potable. Il s’agissait également à la même échéance de scolariser tous les enfants du monde, d’assurer la parité hommes/femmes, et de stabiliser les grandes pandémies. Le septième objectif imposait un « développement écologiquement viable », c’est-à-dire l’application d’une autre prescription née d’une prise de conscience mondiale : le protocole de Kyoto (1997). Sur ce point, on pourra s’interroger sur la pertinence d’un « modèle mondial environnemental », ne serait-ce qu’en évoquant l’absence d’alternative au charbon de bois pour l’énergie domestique dans les pays pauvres.

48 Pour parvenir aux OMD, il faudra doubler l’APD à l’horizon 2015, c’est-à-dire atteindre enfin dans chaque pays, et sans tricher 22, le pourcentage mythique de 0,7 % du PIB. On en est loin.

49 On aurait pu se réjouir de la démarche solidaire que représentait l’engagement derrière les OMD. Mais la solidarité a des limites. Un demi-siècle après avoir fait cavalier seul pour la reconstruction du monde d’après-guerre, le gouvernement états-unien s’est à nouveau démarqué d’une communauté financière internationale qu’on croyait pourtant à sa botte en créant, seul, une nouvelle agence d’aide : le Compte du Millénaire (Millenium Challenge Account). Il s’agit d’une sorte de nouveau plan Marshall, annoncé par George W. Bush le 22 mars 2002 à Monterrey, où étaient réunies toutes les grandes puissances pour tirer les leçons des attentats du 11 septembre 2001.

50 Dans cette entreprise, la visée néo-coloniale a le mérite d’être claire puisque le MCA est « destiné à financer des projets dans les pays qui gouvernent avec justice, qui investissent dans le domaine social, et qui encouragent la liberté dans le domaine économique ».

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51 Les pays concernés sont ceux qui acceptent de collaborer avec les USA dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi et surtout qui ouvrent inconditionnellement leurs portes aux multinationales américaines.

52 Le résultat de tous ces engagements et de toutes ces politiques, c’est une mainmise incontestable de la communauté des pays riches sur les pays pauvres. Et pratiquement incontestée, car rares sont les pays malades de grande pauvreté qui se rebiffent et refusent de recevoir dans le même temps les ordonnances et les remèdes.

53 Ainsi présenté, le tableau paraît clair : les pays pauvres sont directement gouvernés par une autorité internationale qui élabore des modèles conçus selon ses normes propres et qui les applique dans des contextes historique et culturel étrangers. Les programmes sont mis en œuvre de manière injonctive, avec des conditionnalités, et, pour ceux qui ne seraient pas des « bons élèves », des pénalités et des sanctions.

54 À l’évidence, il s’agit d’une vaste entreprise de domination qui ressemble à une recolonisation. Et on ne peut pas échapper aux débats manichéens qui ont – autrefois et aujourd’hui – surgi de cette période de l’histoire des XIXe et XXe siècles : la colonisation était-elle guidée par la volonté de faire accéder les populations « des pays neufs » au bien-être et à la prospérité, ou bien par le goût du profit au bénéfice des pays déjà riches, de leurs entreprises, et in fine de leurs propres populations ?

55 Les quelques exemples évoqués dans le développement qui précède permettent-ils de trancher ? D’une part, les Objectifs du Millénaire pour le Développement portent la marque de ce « devoir compassionnel » qui rassure les consciences, en enjoignant le monde à se liguer pour éradiquer la pauvreté, l’analphabétisme et les grandes maladies. Et d’autre part les institutions financières internationales condamnent les enfants des pays pauvres à une éducation a minima, excluent de l’accès à l’eau potable les plus pauvres parmi les pauvres, préparent les petits paysans à l’exode sous couvert de « sécurisation » des terres, et, plus généralement favorisent le développement des grandes exploitations agricoles et le recouvrement du monde par les entreprises multinationales. En outre, en gommant toute référence à la notion de service public, elles ouvrent la voie aux inégalités et à l’inéquité 23.

56 En même temps, la gouvernance mondiale suscite et encourage la création d’espaces de liberté – le processus démocratique – permettant aux peuples de s’exprimer librement, par exemple en donnant leur avis sur la marche du monde. On conviendra que les pays pauvres ne se font guère entendre…

57 Mais, en essayant de répondre à une question historiquement datée, nous avons inévitablement buté sur l’ambiguïté dirimante de l’exercice : en quelques décennies, le monde a considérablement changé, et un état des lieux arrêté au début du XXe siècle ne peut être analysé avec les outils du XXIe. On oublie trop souvent que Mozart, en son temps, composait de la musique contemporaine.

58 Ainsi avons-nous implicitement fait émerger des éléments nouveaux, notamment en matière de définition des « pays pauvres ». Au-delà des froides données chiffrées, fussent-elles estampillées « développement humain », on devrait ranger dans cette catégorie tous les États dont les habitants sont totalement démunis face aux risques : naturels (séismes, tsunamis, éruptions volcaniques, sécheresses, inondations, criquets, …), sanitaires (épidémies, pandémies,…) et sociaux (perte d’emploi, chômage,…). Car la pauvreté, c’est aussi et peut-être surtout l’impression ressentie chaque matin que tout peut arriver sans qu’aucune protection ou garantie ne soit prévue pour y faire face. La

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mesure des inégalités face aux risques devrait être un nouvel indicateur de développement humain 24.

59 Par ailleurs, la référence à la colonisation nous a ramené vers une cartographie d’époque, celle des « non-alignés », de Bandoeng au rêve castriste de la Tricontinentale. Or, la mondialisation – le terme de « globalisation » conviendrait davantage dans ce cadre – a introduit dans ce bel ordonnancement militant des modifications sensibles (Goussot, 2006). C’est ainsi que l’axe Asie (Chine, Inde) – Afrique (Afrique du Sud) – Amérique (Brésil) ne partage plus vraiment le combat anticolonialiste des petits États. Et ceux-ci n’ont pas seulement été lâchés au bord du chemin vers la croissance et le développement ; ils sont plus ou moins devenus les nouvelles colonies des ex-colonisés, sans pour autant que ces derniers aient réglé chez eux les problèmes de la pauvreté. Les recompositions territoriales à l’œuvre au début du XXIe siècle seront donc d’une lecture plus compliquée qu’on ne pouvait l’imaginer au moment de la chute du mur de Berlin, même si les nouveaux découpages s’officialisent peu à peu, notamment avec l’émergence du G20 au sein de l’OMC 25.

60 Enfin, l’image du recouvrement du monde contient sa déclinaison virtuelle, invisible mais si présente : la « Toile ». S’il est vrai que les pays pauvres n’ont pas connu la révolution industrielle, ils ont été touchés par la révolution de l’Internet, et, quelle que soit l’ampleur de la fracture numérique, il faut y voir, certes, un nouvel instrument de domination mais aussi, par effet boomerang, la possibilité de donner à voir ce que le monde riche préfère ne pas montrer, et donc un outil d’alerte, de sensibilisation, en même temps qu’une formidable source de savoirs pour ceux que la Banque mondiale souhaite tenir à l’écart au nom des grands équilibres macroéconomiques.

61 La mondialisation ressemble donc à une nouvelle forme de colonisation. À ce titre, elle suscite une réaction sinon de résistance du moins de contournement, de « transgression ». Comme si un modèle économique alternatif de survie – génériquement qualifié d’« informel » – était en train de se développer aux marges des « modèles mondialisés » 26…

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TREILLET Stéphanie, 2005 – L’économie du développement, de Bandoeng à la mondialisation. Paris : Armand Colin, 232 p.

NOTES

1.. Pour le rapport 2005, on remarquera le sous-titre : La coopération internationale à la croisée des chemins. L’aide, le commerce et la sécurité dans un monde marqué par les inégalités. 2.. On trouvera une bonne illustration cartographique de ce découpage dans le n° 22 de Questions Internationales, p. 11. Voir également p. 13, l’évolution 1995-2003 de l’IDH. 3.. Dont on rappelle qu’il exclut un peu artificiellement les cinq pays d’Afrique du Nord, et le bloc Afrique du Sud-Namibie. 4.. On verra au fil du texte et de la réflexion que le « modèle politique » de la démocratie n’est pas forcément compatible avec le développement de l’économie ultra- libérale. 5.. F. List définissait cinq stades : l’état sauvage, pastoral, agricole, agricole- manufacturier, et agricole-manufacturier-commercial. Voir à ce sujet http://conte.u- bordeaux4.fr/Enseig/Lic-ecod/docs_pdf/Rostow1.pdf 6.. David Ricardo évoquait l’idée d’un avantage comparatif relatif, alors qu’Adam Smith parlait d’un avantage comparatif absolu. 7.. On rappellera que Keynes avait souhaité la création d’une organisation internationale du commerce à laquelle il aurait assigné d’autres objectifs que ceux définis par le GATT. Lire à ce sujet Susan George, 2007. 8.. Le « modèle ivoirien » est l’une des meilleures illustrations de ce constat, dont on imagine qu’il a prêté à controverses. Voir néanmoins Bernard Contamin et Harris Memel-Fotê, 1997. 9.. A ce sujet, une question mérite d’être posée : pourquoi des pays riches comme la France, qui confient leurs enfants à des instituteurs de niveau bac + 5, admettent-ils apparemment sans état d’âme que les enfants des pays pauvres puissent recevoir une éducation d’un niveau très sensiblement inférieur ? 10.. Voir dans le n° 22 de Questions Internationales la carte des PMA (Pays les Moins Avancés) et des PPTE, p. 39. 11.. La décision, en 2000, de lancer le vaste chantier des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) a tempéré cet optimisme. 12.. On pourrait également s’interroger sur les concepts de « nation », voire d’« État », et donc d’« État-nation » dans un grand nombre de pays du Sud. Voir à ce sujet sur un exemple précis : Christian Bouquet, 2005, notamment p. 157 et p. 197 13.. Voir Stéphanie Lima, 2006.

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14.. Celles-ci mériteraient pourtant d’être écoutées, notamment sur le droit des brevets dans le domaine des médicaments, qui exclut des soins dans les pays pauvres des centaines de millions de malades insolvables. 15.. Elle est gratuite dans les pays riches, sans doute parce que les bornes-fontaines sont des éléments de décor… 16.. Grevé par des charges diverses, notamment par des taxes municipales, le prix de l’eau à la fontaine collective (rapporté au mètre cube) est nettement plus élevé qu’au robinet du particulier. 17.. Voir sur le sujet Christian Bouquet, 2006. 18.. La construction de la basilique de Yamoussoukro en fut l’une des plus spectaculaires illustrations. 19.. Voir à ce sujet le petit livre d’Erik Orsenna, 2006, et sa recension dans ce numéro des Cahiers. 20.. La dette des pays en développement est estimée, dans le même temps, à 2 500 milliards de dollars. 21.. C’est l’un des points faibles du projet, dans la mesure où les pays pauvres ne disposent pas d’appareils statistiques suffisamment fiables pour mesurer l’état des lieux et les évolutions. Par ailleurs, diminuer la proportion des pauvres ne correspond pas forcément à la diminution du nombre des pauvres. 22.. Par exemple sans inclure l’effacement de la dette, comme le fait régulièrement la France (sans atteindre pour autant la barre souhaitée). 23.. On pourra lire sur le sujet un entretien entre Jacques Marseille et Dominique Plihon, 2006. 24.. Cela pourrait être également un marqueur géopolitique intéressant. On relira à ce sujet Michel Foucault (1994) : « Autrefois, l’Etat pouvait dire : “Je vais vous donner un territoire.” […] Aujourd’hui […] ce que l’Etat propose à la population, c’est : “Vous serez garantis.” Garantis contre tout ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque. Vous êtes malade ? Vous aurez la Sécurité sociale ! Vous n’avez pas de travail ? Vous aurez une allocation de chômage ! Il y a un raz de marée ? On créera un fonds de solidarité ! » 25.. Voir également dans le n° 22 de Questions internationales les cartes de la p. 37. 26.. Voir à ce sujet Bouquet (Christian), 2006, « La transgression, modèle économique alternatif pour les pays pauvres », Cafés géographiques, 21/05/06. http:// www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=872

RÉSUMÉS

La mondialisation est le recouvrement progressif du monde par le modèle économique libéral. Les institutions de Bretton Woods (Fonds Monétaire International (FMI) et Banque mondiale) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont les outils de la gouvernance mondiale. Celle-ci se charge d’appliquer sur l’ensemble de la planète des modèles inspirés de W.W. Rostow et du Consensus de Washington.

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Dans les pays pauvres, les résultats sont contrastés. Ainsi les politiques d’ajustement ont-elles surtout gonflé l’endettement des pays dits du tiers-monde, et creusé les inégalités entre leurs habitants, en particulier pour l’accès à l’eau et aux médicaments essentiels. Le dogme de la privatisation a touché tous les secteurs, notamment celui de la terre, ébranlant sérieusement les équilibres sociaux. Considéré comme valeur universelle, le processus démocratique à l’occidentale a connu des fortunes diverses. Au total, l’emprise des pays riches sur les pays pauvres se révèle bien plus lourde que du temps de la colonisation.

Is globalization the ultimate stage of colonisation? Transferring globalized models to poor countries. Globalization is the gradual spread of the liberal economic model over the world. The institutions set up at Bretton Woods (International Monetary Funds and World Bank) and the World Trade Organisation are the tools of world governance. This contribute to the worldwide application of models inspired by W.W. Rostow and the Washington Consensus. In poor countries, there have been contrasting results. Adjustment policies have thus mostly inflated the debt of the so-called third-world countries and deepened the inequalities between their inhabitants, particularly as regards access to water and essential medecines. The privatisation dogma has affected all sectors, including land ownership, profoundly undermining upsetting social balances. The Western-style democratic process, which has been considered as bearing universal values, has met with mitigated success. All in all, the sway of rich countries on poor countries is proving much stronger than it was at the time of colonization.

INDEX

Keywords : adjustment, debt, democratic process, economic model, globalisation, inequalities Mots-clés : ajustement, dette, inégalités, modèle économique, mondialisation, processus démocratique

AUTEUR

CHRISTIAN BOUQUET Professeur, UFR de Géographie et Aménagement Louis Papy, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 ; ADES-Dymset, CNRS, [email protected]

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Quelles politiques territoriales pour inscrire l’Afrique dans la mondialisation ? L’aménagement du territoire en Afrique subsaharienne

Christel Alvergne

1 L’aménagement du territoire en Afrique revient. À l’échelle locale, la décentralisation donne aux collectivités locales la responsabilité de l’aménagement de leur espace à travers la réalisation et la mise en œuvre d’un plan local de développement. Au niveau des États, les structures en charge de l’aménagement du territoire évoluent. L’aménagement du territoire sort du ministère du Plan pour se lier à de nouvelles préoccupations (l’environnement ou la décentralisation), pour être porté par des structures plus souples et interministérielles (Mali) ou pour se placer directement sous la plus haute autorité de l’État (Gabon). Parfois même, plusieurs ministères se disputent la légitimité du sujet. Au Sénégal ou en Côte-d’Ivoire par exemple, deux ministères au moins sont en charge de ces questions. À l’échelle régionale, plusieurs instances se sont emparées de la question et ont mis en œuvre des programmes destinés à définir des politiques d’aménagement. L’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine) a pris en 2003 un Acte additionnel et se retrouve aujourd’hui compétente dans le domaine de l’aménagement du territoire. La CEDEAO (Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest), grâce à la création d’un FED (Fonds Européen de Développement) régional peut être en charge de la construction d’infrastructures. Le Partenariat pour le Développement Municipal (PDM 1) est chargé de la mise en œuvre d’un programme de Relance des politiques d’Aménagement du territoire dont il sera question dans le présent article.

2 Faut-il continuer dans ce sens et promouvoir une géographie volontaire ? Depuis plusieurs années, l’aide française au développement répond positivement, faisant écho à la demande. L’aménagement du territoire est reconnu comme une politique nécessaire à l’atteinte des grands objectifs du Millénaire : lutte contre la pauvreté, accès aux services de base, accès aux services d’éducation et de santé. L’aménagement est aussi perçu comme une politique de renforcement des États et de cohésion

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nationale, notamment dans des pays en sortie de crise (Congo Kinshasa par exemple). Enfin, l’aménagement du territoire peut servir à rationaliser les choix et favoriser une coordination de l’action publique.

3 Cette évolution se manifeste aussi dans plusieurs initiatives, qui, du NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique) à l’Union européenne cherchent à promouvoir la construction d’infrastuctures. D’un côté, le NEPAD reprend le « Plan de Lagos » proposé par la CEDEAO et définit ainsi un ensemble d’infrastructures prioritaires pour le développement territorial du continent. De l’autre, les investissements sont à la hausse. Bruxelles a annoncé récemment un nouveau plan de construction d’infrastructures pour 5,6 milliards d’euros dans le cadre du 10e FED (Fonds Européen de Développement). La mise en œuvre du NEPAD a été confiée à la BAD (Banque Africaine de Développement) en vue d’une mise en œuvre plus efficace et intégrée des projets d’infrastructures. Mais les choix se font au coup par coup. Sans vision d’ensemble, ils aboutiront à renforcer la carte des infrastructures héritée de la période coloniale, tournée vers l’extérieur dans une logique de drainage, et non au service du développement de la sous-région. La course aux matières premières soutenue par les demandes chinoise et indienne risque de ne faire que conforter ce phénomène.

4 Il est vrai que les défis du développement territorial sont importants. L’aménagement du territoire peut être soutenu par deux principaux groupes d’arguments. Les risques qu’une absence d’intervention fait peser sur l’avenir : tensions toujours persistantes sur de nombreuses frontières, écarts de niveaux de développement et crises associées (Côte-d’Ivoire par exemple). Par ailleurs, certains espaces ont des potentiels à favoriser. Ainsi en Afrique de l’Ouest, la bande soudano-sahélienne, bénéficiant d’une bonne armature urbaine devrait pouvoir constituer un pôle de rétention pour les populations fuyant la sécheresse.

5 Cette série d’arguments prouve que l’on est aujourd’hui à un moment charnière et que la prise en compte (ou non) d’une vision globale du développement territorial risque d’avoir un effet non négligeable sur l’avenir des pays.

6 À la question de savoir si l’Afrique a besoin de politiques d’aménagement du territoire, notre réponse sera donc positive. Il s’agit cependant de l’argumenter en définissant dans quelle mesure les initiatives émergentes peuvent contribuer au développement du continent.

7 Nous nous appuierons dans cette démonstration sur l’action engagée par le PDM depuis six ans pour réhabiliter et renforcer les politiques d’aménagement du territoire. Nous en présenterons la démarche. Nous tenterons de comprendre pourquoi et comment une organisation régionale non institutionnelle telle que le PDM peut agir dans ce domaine.

8 Tout commence en 2001. Conscient de la nécessité de passer de la municipalisation de l’espace à des préoccupations plus territoriales 2, le PDM demande à la France de soutenir sa volonté de créer un programme d’appui aux politiques d’aménagement du territoire dans les pays d’Afrique subsaharienne, et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest et du Centre.

9 L’aménagement du territoire n’est alors pas une idée neuve. Depuis les indépendances, de nombreux États ont cherché à mettre en place des politiques de cette nature à l’échelle nationale. La filiation entre l’ancienne puissance coloniale française et les

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expériences africaines ne sont pas seulement une forme de mimétisme de façade d’institutions qui reprennent l’ensemble des principes de constitution et d’organisation des anciennes puissances coloniales. Elle correspond également à la recherche d’une géographie pour ces jeunes États aux frontières instables et dans lesquels l’idée de Nation est encore balbutiante. Les politiques d’aménagement doivent contribuer à fonder les États en établissant des schémas et des formes de péréquation entre les espaces. La création de villes nouvelles, capitales 3 placées au centre du pays, fut emblématique de cette « recherche d’un symbole urbain de l’indépendance nationale » (Rochefort, 2000).

10 Ces politiques nationales isolées ont conduit à une concurrence entre les États, alors que le contexte économique aurait dû appeler une complémentarité. Des productions de même nature 4 furent encouragées dans la plupart des pays, créant ainsi des situations de concurrence aux conséquences désastreuses lorsque les cours mondiaux chutent.

11 Une relance de l’aménagement du territoire implique de renouveler les échelles d’intervention et les manières de faire. Les États sont malmenés par la mondialisation et les grandes institutions internationales qui remettent en cause leur fragile indépendance. Le temps des politiques d’aménagement conçues et pilotées par eux de manière isolée semble révolu, tandis que plusieurs réformes institutionnelles voient le jour. La décentralisation implique l’émergence d’une échelle de gouvernance locale pilotée par des élus. L’intégration régionale est rendue nécessaire par les jeux politique et économique de la mondialisation. Une certaine forme d’effacement des frontières doit permettre de pallier la forme étriquée et mal adaptée des États.

12 Le travail mené par le PDM a donc consisté à proposer de nouvelles idées et à tester de nouvelles pratiques institutionnelles. On a distingué à cet effet trois échelles qui correspondent à trois dimensions de l’action du PDM : (1) l’échelle sous-régionale et l’intégration, (2) l’échelle transfrontalière et (3) l’échelle locale et la décentralisation.

13 Chacune d’elles constitue le cadre d’une action pilote destinée à tester une forme d’action publique. L’objectif est de proposer une palette d’expérimentations suffisamment large pour apporter des éclairages complémentaires pour une réforme de l’action publique territoriale. À l’échelle sous-régionale, l’action pilote consiste à améliorer la connaissance des disparités territoriales et à mettre en place un système d’information sur les impacts territoriaux du NEPAD. À l’échelle transfrontalière, les efforts se sont portés sur la mise en évidence de territoires transfrontaliers homogènes, caractérisés par des trajectoires économiques et sociales communes. À l’échelle de la décentralisation, l’objectif est de s’appuyer sur les expériences naissantes d’élaboration de plans locaux de développement au Bénin pour renforcer le rôle des collectivités locales dans la mise en place d’une politique locale d’aménagement.

14 Avant de présenter les principaux traits de ces expérimentations, il est utile de rappeler quelques aspects de la géographie africaine et de l’imbrication des territoires. Ce rappel permettra de comprendre pourquoi il a semblé important de glisser de l’échelle nationale vers celle des sous-régions. La géographie africaine sous-régionale : un nécessaire dialogue entre États

15 Avec des taux de croissance démographique variant de 3 à 5 % par an, le continent est en voie de peuplement. On trouve ainsi de fortes densités de population sur la façade maritime du golfe de Guinée, ainsi qu’en zone sahélienne (nord de la Côte-d’Ivoire et du

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Ghana, majeure partie du Burkina, Nord du Nigeria, Bénin et Togo). Ce changement est majeur par rapport aux caractéristiques du peuplement de l’Afrique des Indépendances, telles que les décrivait alors René Dumont. « Ce sous-peuplement ne présente pas que des avantages. De Madagascar aux républiques francophones d’Afrique, de Dakar à Pointe-Noire et à Fort-Lamy, nous sommes en présence d’une série d’archipels de haute intensité économique. Des noyaux limités de forte activité agricole sont séparés par de vastes quasi-vides, comme le Nord du Congo, le Sud-est du Cameroun et l’Adamaoua, le Ferlo au Sénégal, le Sud-Ouest de la Côte-d’Ivoire, l’Ouest de Madagascar. Le coût de l’infrastructure routière et ferroviaire, donc celui de la tonne kilométrique sont fortement aggravé, avec 1 à 11 habitants au km2 (Afrique francophone), contre 35 au Nigeria, 82 en France. Cela freine le passage à l’économie d’échange, pourtant indispensable à la modernisation agricole. » (Dumont, 1966, p. 19).

16 Continent en voie de peuplement, l’Afrique de l’Ouest est aussi en voie d’intégration à partir de deux bandes, caractérisées par des densités supérieures à 10 hab./km2 et un réseau urbain : • Les espaces soudano-sahéliens ont connu une croissance démographique élevée, notamment au moment des crises de sècheresse. Ceci a induit le développement d’un réseau de villes qui s’étend sur une bande traversant le nord des pays côtiers et le sud des pays sahéliens. Sur cette bande sont implantées les principales villes des États sahéliens : Tambacounda, Kedougou, Bamako, Bougouni, Sikasso, Bobo-Dioulasso, Gaoua, Tenkodogo, Niamey, Maradi, Zinder. De l’autre côté de la frontière, les villes se développent, notamment sur la portion Est de ce chapelet, autour de Kano. • La façade maritime est également en profonde transformation, résultat d’importantes migrations. Mais l’accroissement des densités qui en résulte pose des problèmes de tous ordres, liés à l’accueil des populations : approvisionnement en produits vivriers, desserte en services de santé et d’éducation, renforcement des réseaux de routes et de pistes.

17 Cette géographie est à l’origine d’importantes mobilités de populations à l’échelle sous- régionale et d’intenses échanges villes campagnes. La constitution d’une zone métropolitaine sur la façade atlantique et la formation d’un chapelet de villes sahéliennes pourraient jouer un rôle déterminant dans la construction régionale, si l’on en croit les trajectoires suivies par d’autres processus d’intégration. La constitution du Mercosur, par exemple, s’explique par la formation d’un pôle de développement entre Sao Paolo et Buenos Aires. Dans les années 1960, le Brésil et l’Argentine sont voisins, mais des milliers de kilomètres séparent les deux villes. En conséquence, les deux pays s’ignorent. Ce n’est qu’à partir du moment où cette zone s’urbanise, qu’elle concentre plus de 80 % de la richesse de la zone que l’intégration est possible. Cette même logique d’articulation régionale par la métropolisation préside à la formation de l’Union Européenne. La régionalisation s’est faite autour de ce qui fut plus tard nommé la « banane bleue », véritable dorsale qui traverse l’Europe du Lancashire à la Toscane 5. Dans un premier temps, des accords bilatéraux sont signés autour de branches industrielles : le charbon et l’acier dont la production se fait essentiellement sur un petit espace urbanisé qui rassemble le Nord-Est de la France et le Sud-Ouest de l’Allemagne.

18 Si la présence de ces deux bandes de peuplement en Afrique permet de rendre plausible une intégration régionale, elle pose le problème de la valorisation des complémentarités géographiques existantes. On estime en effet que 70 % des échanges

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de la sous-région passent par la zone urbaine littorale. Le risque est donc celui d’une déconnexion de cet espace avec le reste de l’Afrique de l’Ouest.

19 La ligne sahélo-soudanienne présente pourtant d’importantes potentialités pour le développement de l’ensemble de la sous-région. En premier lieu, elle est une zone tampon, susceptible de servir de contrepoids à la croissance de la façade maritime. Celle-ci peut en effet accueillir les flots de migrants sahéliens qui descendent vers le sud. Les très forts taux de croissance qu’ont connus des villes comme Abidjan ou Lagos entraînent d’importants problèmes liés à la difficile absorption de tels volumes de population : absence de réseaux et insalubrité, pauvreté et insécurité. En outre, ces espaces présentent des caractéristiques agro-climatiques leur permettant de devenir d’intenses zones d’activités agricoles. La croissance de la population permettrait d’en faire des villes entrepôts, ports secs de transition entre les ports et les villes sahéliennes. Cette idée reprend un principe initié par le port de Cotonou, selon lequel la zone tire son développement de la réexportation de produits vers le Niger et le Nigeria, faisant du Bénin un « État entrepôt » (Igué, 1995). Elle a souvent été reprise dans les schémas d’aménagement et trouve aujourd’hui matière à concrétisation du fait de la croissance démographique. Comment en effet justifier une rupture de charge sans qu’un marché ne le justifie ? Mais dès lors que cet espace se densifie et s’urbanise, il devient non seulement possible, mais également nécessaire d’imaginer des points de ruptures de charges et l’équipement de certaines villes afin qu’elles assument une fonction de plaque marchande. Mais ce n’est pas cette complémentarité qui est aujourd’hui valorisée.

20 Pourtant, ces changements sont puissants et doivent être accompagnés. On mesure aujourd’hui, à travers les évènements en Côte-d’Ivoire, quelles conséquences dramatiques on peut tirer de l’absence de politique d’accompagnement des changements du peuplement. La mise en place d’un cadre de dialogue inter-État sur les questions d’aménagement du territoire 21 La mobilité est consubstantielle à l’Afrique et implique un dialogue entre États. Le premier objectif du PDM a donc consisté à constituer un réseau pour permettre aux acteurs nationaux de coopérer, d’échanger des informations sur des questions individuelles ou communes, de se rencontrer, à partir de séminaires de formation par exemple. On peut envisager que dans un second temps ceci débouche sur un travail en commun fondé vers un même objectif, sur une compréhension commune des problèmes et favorise ainsi l’émergence d’une connaissance partagée. Il s’agit de faire en sorte que les acteurs puissent mieux se connaître, qu’une confiance et des pratiques de travail en commun se mettent en place. L’objectif ultime est que les acteurs parviennent à des décisions concertées et à des politiques construites en commun. Sont concernés les quinze pays de la CEDEAO, ainsi que le Tchad, le Gabon, le Cameroun. L’ensemble représente un espace géographique cohérent, sur lequel il paraît logique de développer une vision et des actions en commun. Les acteurs concernés ont été les directeurs à l’aménagement du territoire, les experts nationaux, universitaires et consultants, les représentants d’instances régionales et les représentants d’associations d’élus locaux.

22 Ce travail de réseau concerne aussi bien les relations entre les échelles territoriales (les élus locaux travaillent avec le ministère de l’aménagement et avec les instances régionales) que les échanges transversaux (l’ensemble des directeurs de l’aménagement

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du territoire travaillent ensemble, par exemple). Il s’agit en effet de favoriser la mise en œuvre de politiques d’aménagement sous-régionales qui soient le fruit de l’articulation des volontés nationales.

23 Parallèlement, aux rencontres organisées par le PDM, l’UEMOA a de son côté mis en place plusieurs rencontres entre acteurs de l’aménagement au niveau de cet espace. Sur la base de son Acte additionnel, cette instance s’est mise en charge de stimuler la relance des politiques nationales d’aménagement du territoire et de leur imposer une coordination. Ce réseau établi au niveau des huit pays de la zone UEMOA est une base que le PDM a étendue à un ensemble géographique plus large.

24 Cette démarche a été alimentée par la constitution de dossiers pays, rédigés par des consultants nationaux. Il s’agissait de permettre aux acteurs de pouvoir comparer leurs actions, de se situer et de faciliter ainsi la prise de conscience sur les similitudes et les complémentarités sur lesquelles ce réseau peut s’appuyer.

25 Au total, une quinzaine de dossiers ont été réalisés : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Gabon, Gambie, Ghana, Guinée Bissau, Guinée Conakry, Mali, Niger, Tchad, Nigeria, Sénégal, Togo. Chacun d’eux reprend les principaux aspects de la dynamique des territoires, en particulier de leur géographie et présente les politiques d’aménagement menées par ces différents pays. Ces dossiers permettent donc de disposer d’une première information spatialisée sur les enjeux territoriaux de chaque pays. Ils ont fait l’objet de validations de la part des directions à l’aménagement du territoire, permettant ainsi d’expérimenter une première démarche de coopération.

26 Cette démarche s’est appuyée sur la création d’un site Internet, ce qui a permis de faciliter l’animation du réseau, notamment à partir de la mise en place d’un forum et d’un agenda. Ce site doit connaître une extension avec la mise en ligne de cartes interactives permettant aux acteurs de réaliser eux-mêmes des cartes de leur espace 6. La démonstration par l’exemple : trois actions pilotes pour réformer les politiques publiques

27 Les ministres de l’Afrique de l’Ouest et du Centre ont donc signé en 2004 un Plan d’action destiné à relancer l’aménagement du territoire. « L’objectif général consiste à élaborer et à mettre en œuvre des politiques d’aménagement du territoire régional qui puissent favoriser l’intégration économique, la cohésion sociale et le développement durable des États d’Afrique de l’Ouest et du Centre. Il s’agit de définir des stratégies partagées débouchant dans chaque espace national et sur l’ensemble de la région sur des politiques sectorielles et spatiales cohérentes avec le projet du NEPAD et inductrices de plus d’intégration. Cela pourrait constituer l’amorce de schémas transnationaux d’aménagement du territoire à l’image du schéma de développement de l’espace régional indiqué dans la politique d’aménagement du territoire de l’UEMOA. » (Plan d’action, Ouagadougou, octobre 2004).

28 Ce document a débouché sur des actions pilotes destinées à lancer de nouvelles pratiques en matière d’aménagement avec trois objectifs : instaurer une gouvernance sous-régionale, renforcer les espaces transfrontaliers, restaurer le dialogue entre l’État et les collectivités locales. Instaurer une gouvernance sous-régionale : « Les territoires du NEPAD » 29 Les instances régionales (CEDEAO pour l’Afrique de l’Ouest, CEEAC (Communauté Économique des États d’Afrique Centrale) pour l’Afrique Centrale) sont responsables de la mise en œuvre du NEPAD. Mais l’absence de prise en compte des projets

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d’infrastructures dans une vision globale et géographique de long terme freine la visibilité de ce projet ambitieux et masque sa pertinence. Cette action pilote cherche à appuyer le projet du NEPAD en renforçant ses dimensions territoriales. Il s’agit en effet d’améliorer l’information géographique et d’en déduire un certain nombre d’éléments quant à l’impact possible des infrastructures prévues dans ce nouvel exercice.

30 Dans cette perspective, le travail a d’abord consisté à comparer les politiques passées et présentes des instances régionales (UEMOA, CEDEAO, CEMAC (Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale), NEPAD). L’ensemble des projets d’infrastructure, notamment du NEPAD (transport, énergie, santé, éducation) a été cartographié. L’objectif est de montrer l’impact territorial des politiques sectorielles des instances régionales et de révéler la nécessité d’une harmonisation.

31 Dans un second temps, on a cherché à mettre en relief de grandes régions supranationales, fondées sur des caractéristiques démographiques, écologiques et économiques communes (l’ensemble des documents produits, et notamment les cartes se trouvent sur le site « http://www.amenagement-afrique.com/ »). On souhaite aboutir à des politiques de développement spatial sur des espaces transnationaux spécifiques, qui présentent une forte cohérence en matière d’aménagement et pour lesquels une coopération transnationale pourrait avoir une grosse valeur ajoutée. Il s’agit donc de contribuer à la définition de stratégies partagées, débouchant sur des politiques sectorielles et spatiales cohérentes. Cette démarche s’inspire des espaces de coopération transnationale soutenus par la Commission de l’Union européenne (Arc atlantique, Arc alpin, Méditerranée occidentale, par exemple).

32 La construction d’une batterie d’indicateurs infranationaux doit permettre de repérer des enjeux et priorités, à moyen et long termes, de la coopération et du développement spatial.

33 Ces différentes étapes sont en cours et devraient pouvoir déboucher sur une série de cartes et d’indicateurs destinés à fournir un outil de décision pour le NEPAD. Elle doit se traduire par l’identification de stratégies possibles et de processus de coopération. La promotion d’associations transnationales d’élus locaux et d’acteurs, autour de questions territoriales peut être envisagée : littoral, villes moyennes, villes sahéliennes, etc. D’autres outils seront probablement mis en œuvre à titre expérimental : FAIR (Fond d’Aménagement et d’Intégration Régionale), possibilités de mise en place d’un fond structurel au niveau de la CEDEAO. Renforcer les espaces transfrontaliers 34 Il s’agit de tester la possibilité d’une mise en commun des moyens entre les collectivités locales qui agissent de part et d’autre de la frontière. En effet, les espaces transfrontaliers jouent un rôle particulier dans l’intégration transnationale. Ils sont parfois le lieu de commandements d’intenses échanges, jouant ainsi une fonction pivot dans la globalisation et dans l’intégration régionale. Mais ces espaces sont également des zones d’affrontements, où se cristallisent des conflits qui les dépassent. Il peut être utile de mener des actions démonstratives qui peuvent mettre en évidence des enjeux et des mesures de développement territorial pertinentes.

35 La zone SKBO (Sikasso, Khorogo et Bobo-Dioulasso) s’inscrit pleinement dans cette perspective : les enjeux de globalisation, d’intégration régionale et de gestion des conflits y apparaissent de façon très nette. Cet espace, d’un diamètre de 150 km et couvrant une superficie de 150 000 km2, regroupe 4 millions d’habitants dont un tiers

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en milieu urbain. Il représente 11 % de la population cumulée des trois pays, le Mali, le Burkina Faso et la Côte-d’Ivoire (voir http://www.amenagement-afrique.com/).

36 Il présente d’importantes potentialités autonomes : forte pluviométrie, bonnes terres, espaces pâturables, potentialités agricoles et pastorales importantes. L’unité culturelle du groupe mandingue et d’intenses déplacements de personnes et de biens à travers les trois principales villes en font un territoire cohérent, se rapprochant du fonctionnement d’un espace vécu.

37 Il souffre cependant d’un enclavement relatif du fait de la forte emprise qu’exerce la crise ivoirienne. La zone SKBO pourrait devenir un « point de suture » entre les États sahéliens et côtiers, c’est-à-dire un pôle de rétention pour des populations fuyant la désertification sahélienne et descendant vers le Sud.

38 C’est la raison pour laquelle l’action pilote transfrontalière a consisté à renforcer la cohésion de cet espace à travers une série d’actions culturelles et sociales. La diffusion d’une carte de localisation des services publics transfrontaliers permet aux populations de la zone de connaître l’ensemble de l’offre, notamment en matière d’éducation et de santé. Un annuaire des services de santé est destiné aux médecins qui ont ainsi connaissance de l’ensemble des plateaux techniques médicaux dans un rayon de 150 km. Par ailleurs, la mise en réseau des radios communautaires de la zone, ainsi que la diffusion d’émissions communes ont facilité l’échange d’informations sur des questions générales (émissions sur la culture et l’histoire du peuple sénoufo), ou plus concrètes (sur les droits des populations aux frontières par exemple). Renforcer le dialogue entre l’État et les collectivités locales 39 Le pays retenu pour cette action pilote est le Bénin. La récente décentralisation (2001) a conduit à la mise en place de communes relativement vastes et responsables de l’aménagement de leur territoire. En effet, selon la loi de décentralisation, « la Commune concourt, avec l’État et les autres collectivités, à l’administration et à l’aménagement du territoire, au développement économique, social, sanitaire, culturel et scientifique ainsi qu’à la protection de l’environnement et à l’amélioration du cadre de vie ».

40 La responsabilité des élus locaux en matière d’aménagement du territoire se double d’une obligation de planification des investissements. Ils ont à réaliser des plans locaux de développement, destinés à élaborer une politique locale de moyen terme et à en déduire une planification et une programmation des investissements publics. Ces plans locaux sont élaborés en concertation avec les ministères impliqués dans la décentralisation, leurs structures sous tutelle et différents partenaires techniques et financiers. Bien que les plans de développement communaux doivent comporter, d’après la loi, un Schéma Directeur d’Aménagement, beaucoup d’entre eux se résument à un catalogue de projets d’investissements sans que des relations de proximité ou des économies de localisation ne soient considérées. La plupart d’entre eux manquent d’une vision dans l’espace et ne sont souvent pas associés à une cartographie qui permette d’apporter la dimension territoriale.

41 Ces plans locaux sont déconnectés d’un autre exercice, celui du schéma national d’aménagement du territoire. Ainsi, on connaît mal les liens qui seront noués entre les orientations, les arbitrages nationaux, départementaux et les choix locaux. La loi fait l’obligation au maire de mettre en conformité le plan de développement avec les

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orientations nationales. Mais elle inscrit l’action des élus locaux dans un cadre sans proposer des modes de concertation entre le niveau local et national.

42 Le travail mené dans ce cadre vise à créer un espace de dialogue, de vision partagée et de négociation entre l’État et les collectivités locales. Il doit permettre de déboucher sur une plateforme commune qui peut servir de base de négociation entre l’État, les collectivités locales et les partenaires au développement pour le financement contractuel de projets.

43 Dans cette perspective, le travail a consisté à établir une cartographie des principales infrastructures de deux espaces intercommunaux, la Basse Vallée de l’Ouémé et ses cinq communes (Adjohoun, Aguégués, Bonou, Dangbo et So-Ava) et le pays Gun comprenant quatre communes (Adjarra, Akpro-Missérété, Avrankou, Porto Novo). Il s’agit d’ensembles territoriaux cohérents structurés autour du fleuve Ouémé et de sa vallée pour le premier territoire et de réalités socioéconomiques fortes liées au commerce avec le Nigeria pour le second. L’unité de chacun de ces territoires provient également de réalités socioculturelles et historiques partagées. Le choix de ces périmètres correspond à ceux de la Direction à l’Aménagement du Territoire béninoise qui a proposé, en accord avec les communes l’identification au Bénin de 22 territoires de développement. L’objectif était d’appuyer ces intercommunalités dans la définition d’un projet de territoire, fondé sur la mise en commun des plans locaux de développement des différentes communes. On a ainsi pu identifier les infrastructures qui pouvaient être potentiellement mutualisées, mettre en évidence les points de convergence des plans de développement communaux, identifier les doublons, les points de chevauchement des projets sur le périmètre intercommunal, les incohérences et les possibilités d’économie d’échelle dans la construction de certaines infrastructures ou dans la mise en place de services collectifs. On a également dessiné les axes d’un projet de territoire à travers la construction d’une vision commune et prospective de l’évolution du territoire à échéance de 5 ou 10 ans à partir de l’identification des éléments fédérant les communes. Cette démarche était fondée sur l’association des principaux acteurs en présence sur le territoire de manière à susciter leur adhésion au projet et assurer par la suite sa bonne mise en œuvre. Elle associait l’État pour s’assurer de la cohérence du plan de développement stratégique intercommunal avec les projets sectoriels nationaux. Elle doit déboucher sur la définition de formes d’implication des différents acteurs du territoire dans la mise en œuvre opérationnelle du projet. Des expériences de contractualisation sont en cours afin de trouver comment mettre en place des plans de financement communs entre l’État, les intercommunalités et les bailleurs.

44 L’initiative du PDM dans le domaine de l’aménagement du territoire doit permettre d’enclencher de nouvelles politiques et de nouvelles pratiques dans le domaine des politiques territoriales. Elle se situe donc à deux niveaux. D’un point de vue politique, elle doit contribuer à sensibiliser les élus et les responsables politiques à la nécessité de réhabiliter le long terme et une vision territoriale du développement. En validant un plan d’action et une déclaration commune, les responsables politiques de l’aménagement du territoire affirment leur volonté politique, qui doit désormais être prolongée par des actions concrètes. D’un point de vue technique, le travail vise par une action démonstrative à montrer quelques voies de réforme de l’action publique à travers de nouvelles formes de concertation et de coopération entre acteurs, partant de

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l’hypothèse que les grandes réformes ne peuvent plus être prises de manière descendante, mais impliquent un travail de démonstration et d’expérimentation.

45 Cette tentative de renforcement des liens entre géographie et politique vise à rapprocher l’action publique de son objet, la société. Il s’agit seulement d’une expérience dans un objectif général plus ambitieux de reconstruction du processus de décision à partir d’une démarche pragmatique.

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NOTES

1.. Cet organisme, basé à Cotonou et dont le périmètre d’intervention s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Afrique du Centre, regroupe les associations d’élus locaux de ces deux sous-régions. Il met en œuvre des programmes destinés à appuyer la décentralisation et les politiques à dimension territoriale. 2.. Jusqu’alors, cet organisme, créé en 1990 s’est chargé de promouvoir la décentralisation à travers la création d’associations d’élus locaux et la mise à disposition d’informations pour les municipalités. 3.. Yamoussoukro en Côte-d’Ivoire, Abuja au Nigeria, Dodoma en Tanzanie. 4.. Par exemple le coton au Bénin, au Mali, au Burkina Faso, au Sénégal, au Togo et en Côte-d’Ivoire. 5.. « On trouve là les plus fortes densités de population, les plus fortes densités de grandes villes, les plus fortes productions et valeurs ajoutées au kilomètre carré, les plus forts trafics. Son dessin correspondant aux principaux chemins d’échanges établis du XIIIe au XXIe siècle à travers l’Europe, et d’abord (XIIIe- XVIe s.) entre les deux pôles anciens de Vénétie-Lombardie-Toscane et des « Pays Bas » au sens large. Là se sont accumulées les richesses durant des siècles, là ont été faites les principales innovations et inventions (techniques financières et commerciales, imprimerie, révolution industrielle) et là fut inventé le capitalisme. Ces chemins ont contourné une France précocement centralisée et moins favorable aux marchands et même aux innovations. » (Brunet R., 1990). 6.. http://www.amenagement-afrique.com/

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RÉSUMÉS

Depuis quelques années, les infrastructures sont à nouveau reconnues comme un élément fondamental du développement. En Chine, en Inde, mais également en Afrique sub-saharienne, des financements importants sont alloués à la construction de ponts, de routes, de ports. Plusieurs raisons expliquent cette évolution : rapatriement de capitaux des pays arabes des États- Unis, résorption de la dette des pays africains, analyse comparative des expériences chinoise et indienne. Cet article envisage les articulations possibles entre cette tendance et la mise en oeuvre de politiques d’aménagement du territoire qui permette d’orienter les choix d’infrastructures vers des stratégies de développement. Il montre pourquoi l’Afrique a besoin de politiques d’aménagement du territoire qui aillent au-delà des équipements et permettent de faire du territoire un vecteur de développement. Il prend appui sur une expérience menée en Afrique de l’Ouest et du Centre par le Partenariat pour le Développement Municipal, qui tente de renouveler les échelles, de promouvoir l’intégration régionale, les espaces transfrontaliers et la décentralisation.

Which territorial policies to include Africa in the globalization process? Planning in subsaharian Africa. For a few years, infrastructures are recognized again as a fundamental element of development. In China, in India, but also in sub-Saharan Africa, large funds are allocated to the construction of bridges, roads, ports. This evolution is explained by several reasons: repatriation of Arab countries funds from the United States, absorption of the debt of African countries, cross-analysis of the Chinese and Indian experiences. This article deals with the possible links between this trend and the implementation of regional development policies which make it possible to steer the choices of infrastructures towards development strategies. It shows why Africa needs regional development policies which go beyond public facilities and allows to make of territory a development vector. It is supported on an experience undertaken in Western and Central Africa by the Municipal Development Partnership, which attempts to change the scales, to promote regional integration, cross-border cooperation and decentralization.

INDEX

Mots-clés : Afrique subsaharienne, décentralisation, échelle de développement, gouvernance territoriale, intégration régionale, transfrontalier Keywords : development scale, infrastructure, local government, regional integration, subsaharian Africa, territorial governance, transborder policies

AUTEUR

CHRISTEL ALVERGNE Maître de conférences, UFR Géographie et Aménagement Louis Papy, Université Michel de Montaigne, [email protected]

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Le microcrédit est-il le faux-nez du néolibéralisme ? La microfinance et les femmes pauvres : état du débat

Élisabeth Hofmann et Kamala Marius-Gnanou

1 L’année 2005, déclarée année mondiale du microcrédit par l’Organisation des Nations unies (ONU), et le dernier sommet de Halifax en novembre 2006 l’ont confirmé : la microfinance et plus particulièrement sa composante la plus populaire, le microcrédit ont été largement investis par la plupart des grands organismes internationaux et de nombreuses Organisations Non Gouvernementales (ONG). L’attribution en 2006 du Prix Nobel de la Paix à Muhammad Yunus, a permis de médiatiser largement le microcrédit comme un des outils efficaces de lutte contre la pauvreté, voire d’empowerment 1 des pauvres et plus particulièrement des femmes pauvres.

2 Il est difficile de donner une définition exacte de la microfinance, mais on peut retenir trois critères : « le faible montant des opérations, la proximité non seulement spatiale, mais aussi mentale et sociale entre l’organisation et sa population cible, et la pauvreté supposée des client(e)s ou l’exclusion qu’elles ou ils subissent » (Servet, 2006, p. 225).

3 Cette évolution s’est dessinée dans un contexte de libéralisation des marchés, de plans d’ajustement structurels (PAS), et de dérégulations économiques. Parallèlement, le financement de programmes de microcrédit au profit essentiellement des groupes à faible revenu, à savoir les femmes, a été organisé. Grâce à une importante couverture médiatique, les fonds disponibles ont augmenté considérablement sous l’impulsion du CGAP (Consultative Group to Assist the Poorest) qui regroupe, entre autres donateurs, quelques pays du Nord, les Banques Asiatiques et Africaines de Développement, le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) et la Banque mondiale. En même temps, la lutte contre la pauvreté a été promue au premier rang des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) des institutions onusiennes et de Bretton Woods. Cependant, selon les chiffres disponibles, la part de l’aide publique au développement consacrée à la microfinance n’atteindrait que 1,2

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milliard de dollars (2 %), la Banque mondiale ne consacrerait que 1 % de ses ressources à la microfinance et le PNUD, 3 % (Servet, 2006). 2

4 Malgré cette importance toute relative, le microcrédit et, avant tout, l’exemple de la Grameen Bank sont fortement médiatisés et apparaissent comme « un remède miracle » pour les femmes pauvres et, à travers elles, pour leurs familles entières. Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank (plus de 4 millions d’emprunteuses et une très faible minorité d’emprunteurs) qui symbolise cette success story du microcrédit, proclame que ce dernier « constitue avant tout un outil qui libère les rêves des hommes et aide même les plus pauvres d’entre les pauvres à parvenir à la dignité… » (Yunus, 2000).

5 Il faut préciser que d’autres organisations moins médiatisées, notamment la Nabard en Inde, regroupent plus de 10 millions de membres actifs de groupes solidaires. Fin 2005, 3 133 institutions de microcrédit ont affirmé desservir plus de 113 millions de clients ayant un prêt en cours (Servet, 2006).

6 Parmi ces clients pauvres, 84,2 % sont des femmes. Le nombre de femmes bénéficiaires est passé de 10 millions à 69 millions entre 1999 et 2005 (État de la campagne du sommet du microcrédit, rapport 2006, p. 2) 3. Rares sont les pays du Sud qui ne sont pas couverts par les programmes de microfinance même si les pays d’Asie semblent plus concernés que les autres : en effet, selon l’état 2006 de la Campagne du Sommet du microcrédit (p. 29-30), 48 % des ménages pauvres avaient accès aux services de microfinance en Asie, 15 % en Amérique latine et aux Caraïbes et 9,5 % en Afrique et Moyen-Orient.

7 Ces résultats positifs font dire aux acteurs de la mondialisation et aux médias que les programmes de microfinance contribuent grandement à la réduction de la pauvreté des femmes. Faut-il croire pour autant que les objectifs fixés à Halifax, à savoir l’octroi de crédit aux 175 millions de familles les plus pauvres du monde et l’assurance que ces familles passent à plus de 1 dollar/jour/personne ajusté en Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), puissent être atteints en 2015 ?

8 Il est alors légitime de se demander si le microcrédit ne devient pas le cheval de Troie de la mondialisation néolibérale : grâce à ces outils financiers décentralisés, et à l’incitation à la mise au travail par l’auto-emploi, même les pauvres, jusqu’alors en marge de l’économie marchande, deviennent des agents économiques actifs et apportent leur modeste participation à l’économie capitaliste. Ainsi les femmes pauvres, longtemps exclues des processus marchands, doivent se prendre en main tout en assurant la viabilité financière du système. Déjà en 2001, Jacques Attali a posé la question crûment : « Le microcrédit constitue-t-il une forme de don, un moyen de créer des petits boulots, ou un moyen d’installer une forme de grand capitalisme ? » (Guilde Européenne du Raid, 2001, p. 42).

9 Pour faire le point sur ce débat, nous proposons d’aborder la question sous deux angles. Premièrement, celui de l’efficacité du microcrédit comme instrument de la lutte contre la pauvreté ; deuxièmement, celui de l’objectif secondaire du microcrédit qui se veut aussi instrument de l’empowerment des femmes pauvres. L’efficacité du microcrédit comme instrument de lutte contre la pauvreté 10 Il est important d’attirer brièvement l’attention sur la multiplicité des concepts de pauvreté qui existent de nos jours. La vision la plus ancienne est celle de la pauvreté

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monétaire qui se traduit par des revenus en dessous d’un certain seuil dit « de pauvreté », fixé de manière globale (« un dollar par jour »), en prenant en compte le pouvoir d’achat correspondant (ajusté en PPA) en fonction de la situation socio-économique de la société en question.

11 Un deuxième aspect, mis en avant, entre autres, par le PNUD à travers son concept de développement humain, concerne la satisfaction des besoins élémentaires (se nourrir, se vêtir, se loger, se former, se soigner) : est pauvre celle ou celui qui vit dans des conditions insatisfaisantes par rapport à ces besoins fondamentaux. En réalité, le deuxième aspect est très fortement lié au premier, car l’accès aux services visant la satisfaction de ces besoins est de plus en plus soumis à des conditions pécuniaires, notamment dans le contexte de l’ajustement structurel. Le troisième aspect de la pauvreté, confirmé par une large enquête participative menée par la Banque Mondiale, a trait surtout à des formes d’impuissance (Narayan, 2000). On retrouve ici des éléments qui correspondent à l’objectif secondaire de grand nombre de programmes de microcrédit, l’empowerment, évoqué en deuxième partie.

12 Aujourd’hui, ce sont les OMD qui font référence dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et ils comprennent explicitement un objectif de réduction des inégalités entre femmes et hommes. Plus largement, il est reconnu (par exemple dans les rapports de la Banque mondiale et du PNUD dès 2005) que la réduction des inégalités de toutes sortes est une condition nécessaire pour atteindre les OMD et lutter efficacement contre la pauvreté.

13 En se concentrant sur des aspects économiques de la pauvreté, il est intéressant de revenir à la Grameen Bank, l’institution de microcrédit la plus connue et soutenue. Officiellement, elle s’est donné la mission « de n’opérer que parmi les plus pauvres d’entre les pauvres […]. Dans ses prêts, la Banque Grameen part de l’idée toute simple que si les pauvres sont pauvres c’est parce qu’ils n’ont pas accès au capital. Il leur suffirait de pouvoir obtenir du capital pour se libérer d’une pauvreté à laquelle ils se croyaient condamnés à perpétuité » (FIDA, 1992).

14 Malgré ces affirmations médiatisées, des analyses plus fines sont de plus en plus convergentes : Ce ne sont pas les personnes les plus démunies ou les « vrais pauvres » qui peuvent tirer profit du microcrédit. Une étude en Inde a montré que le microcrédit bénéficiait davantage à des catégories moins défavorisées de la population (deuxième et troisième quintiles) que certains programmes d’embauche dans les travaux publics qui touchaient avant tout au cinquième le plus démuni de la population 4.

15 En effet, soucieuses de leur viabilité financière, de nombreuses institutions éviteront de prendre les risques qu’implique le financement des plus pauvres, même si les femmes pauvres ont depuis longtemps la réputation de « compenser par leur sérieux les faiblesses de leur condition économique » (Sambe et Agbobli, 1997). Quand des efforts spécifiques sont faits pour atteindre ces femmes, on constate néanmoins que la nature et la taille de leur activité économique et le volume de crédit qui en découle ne permettent pas de générer des bénéfices suffisants pour qu’elles puissent franchir durablement le seuil de la pauvreté. Une taille critique des montants de crédits doit être dépassée pour faire créer de véritables petites entreprises rentables ou des emplois nouveaux (Vincent, 2000, p. 26).

16 On remarque aussi la hauteur des taux d’intérêt. L’exemple emblématique de la Grameen Bank est caractéristique à cet égard : des taux d’intérêt autour de 20 % sont la

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règle, justifiés par des coûts de transaction importants. Ces taux s’approchent sensiblement des taux d’intérêt des usuriers (Peemans-Poullet, 2000). Pour rendre rentable une activité génératrice de revenus financée par des crédits à ces taux, la marge de bénéfice doit être très importante.

17 Compte tenu de ces réserves, on comprend l’inquiétude face à l’explosion des interventions de microcrédit. La crainte est que ce dernier se substitue à des politiques de développement économique et social équitable et à la participation démocratique des plus vulnérables dans des forums collectifs de prises de décision, sans parler de l’importance de l’éducation et des opportunités d’accéder à du travail salarial (Kabeer, 2005). Le risque est de faire du microcrédit un instrument unique d’aide, pour toutes les personnes démunies et dans toutes les situations, y compris les situations d’urgence 5. Dans l’idéologie néolibérale de la « lutte contre la pauvreté », les dispositifs de soutien à la création d’entreprise, dont le microcrédit est l’instrument le plus appuyé, peuvent fonctionner passivement ou activement comme des « machines de démantèlement des droits sociaux » (Servet, 2006, p. 417) : le « droit à l’initiative économique » peut encourager la surexploitation des travailleurs en favorisant la création d’entreprises qui ne respectent pas le droit international du travail (durée légale du travail, rémunérations minimales, conditions sanitaires indispensables, etc.).

18 Au lieu d’en faire le credo dominant en matière d’aide, il faudrait laisser le microcrédit à sa juste place d’instrument de lutte contre la pauvreté parmi d’autres. En effet, il s’avère que ce sont les grandes ONG intégrant leurs activités de crédit dans de vastes programmes de formation, d’assistance technique et de développement qui sont le mieux placées pour assumer les risques de la pauvreté. Alternant les dons et les crédits, elles peuvent moduler leurs interventions en fonction des conditions spécifiques des bénéficiaires (Sambe et Agbobli, 1997).

19 Une autre leçon tirée depuis longtemps des expériences est le besoin manifeste de diversification des prestations proposées, d’une simple offre de crédit à l’offre d’une grande panoplie de services financiers flexibles et de qualité (Wright, 1999). La lutte contre la pauvreté peut être plus efficace si le microcrédit s’inscrit dans une stratégie de microfinance plus large. En ce qui concerne la flexibilisation, on peut citer l’importance des dispositifs d’épargne flexibles qui permettent aux femmes pauvres d’épargner en tenant compte de la très forte fluctuation de leurs flux de ressources. Le même principe de flexibilisation devrait être adopté pour le remboursement des crédits : la fréquence et la période des remboursements ne doivent pas être les mêmes pour tout le monde, mais elles doivent varier en fonction de la nature de l’activité financée par le crédit (FEMCONSULT, 2002, p. 16-17). Un des exemples les plus spectaculaires de la diversification de l’offre est l’assurance sociale proposée par la Self-Employed Women’s Association (SEWA) dans plusieurs États d’Inde (Krauss et Osner, 1999). On peut aussi citer des formes de microleasing ou des crédits en nature (par exemple sous forme d’une chèvre ou d’une vache) qui ciblent particulièrement les clients les plus démunis. Pour ces mêmes clients, les institutions de microfinance proposent désormais des crédits à la consommation, pour financer la dot, les frais médicaux, etc. Une telle offre diversifiée du microcrédit et de l’épargne, voire de l’assurance, tient mieux compte que le simple microcrédit de la vulnérabilité des personnes démunies et de leur aversion contre le risque qui en découle (Johnson et Kidder, 1999, p. 5-6).

20 Et si derrière la lutte contre la pauvreté étaient cachés des intérêts peu avouables ? Il y a quinze ans déjà, Serge Latouche (Latouche, 1992) donnait une toute autre explication

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au fabuleux destin du microcrédit et notamment à l’implication grandissante des banques dans ce secteur : il s’agirait de tentatives de captation des ressources financières informelles qui circulent traditionnellement dans de nombreuses sociétés sous forme d’associations rotatives d’épargne et de crédit, AREC (appelées tontines, merry-go-rounds, Chit funds, etc.). La success story de la Grameen Bank a parfois fait oublier que dans la plupart des sociétés, même des personnes relativement démunies avaient déjà accès à diverses formes de crédits solidaires avant l’existence des microcrédits. Or, cette forme ancienne d’économie solidaire fait tâche dans un contexte de globalisation de l’économie marchande : « Alors que les banques sont au cœur d’un phénomène d’accumulation au sein duquel la monnaie remplit sa fonction de réserve, les tontines rendent impossibles cette accumulation en favorisant la circulation de la monnaie. » (Lelart et Lespes, 1985).

21 Analysées ainsi, ces formes anciennes d’épargne et de crédit ont en effet un caractère presque subversif dans le contexte actuel de généralisation du système néo-libéral.

22 D’autres critiques fondamentales se font entendre : Hedwige Peemans-Poullet (2000) va jusqu’à parler de « microendettement » plutôt que de microcrédit pour mettre en avant que l’engouement pour le microcrédit se traduit en réalité par un endettement massif des pauvres. Elle rappelle aussi que l’expansion fantastique du microcrédit se fait dans un contexte d’ajustement structurel avec des effets très négatifs sur les couches défavorisées. À titre d’exemple, on peut citer la flambée des coûts des services sociaux comme la santé ou l’éducation – charges qui incombent dans beaucoup de sociétés majoritairement aux femmes. Divers aspects de la mondialisation, tels que l’ouverture des marchés des pays en voie de développement ou la fin de la gratuité de l’eau, vont dans le même sens : les pauvres et plus particulièrement les femmes pauvres ont un besoin croissant de ressources monétaires pour assurer la subsistance de leurs familles.

23 En dépit d’une féminisation massive du travail industriel, pour la majorité des femmes, le seul espoir d’une source de revenu est le secteur informel. Le microcrédit qui est orienté presque exclusivement vers l’économie informelle, apparaît alors comme le complément ingénieux des PAS et de la globalisation de l’économie marchande.

24 La question de l’efficacité du microcrédit comme instrument de lutte contre la pauvreté apparaît alors sous un jour nouveau : s’agit-il de « miettes » données aux pauvres pour qu’ils puissent participer, très modestement bien entendu, à ce grand jeu de l’économie marchande globalisée ? de la transformation des pauvres en mini-entrepreneurs qui rentreront de mieux en mieux dans le moule occidental de l’individu ? d’une forme « d’ingérence économique » (Comeliau, 1994) dans le cadre de la mondialisation ? ou doit-on craindre, comme l’évoque Hedwige Peelmans-Poullet, une tentative organisée de miniaturiser l’endettement des Pays En Développement (PED) en passant par les pauvres, et notamment les femmes pauvres ? Face à l’engouement quasi généralisé pour le microcrédit, la vigilance est de rigueur et un débat critique des enjeux et de l’impact réel 6 du microcrédit est sans aucun doute nécessaire. Même le fondateur de la Grameen Bank l’admet entre deux notes plus euphoriques : « Le crédit, à lui seul, ne saurait mettre fin à la pauvreté » (Yunus, 2000). La microfinance (et pas uniquement le microcrédit) aurait d’après Servet le potentiel « de placer au premier plan la lutte contre les discriminations, les situations de marginalisation et les exclusions » (2006, p. 465), mais elle ne saurait pas à elle seule réduire de manière significative les inégalités dont pâtissent ceux que nous qualifions de « pauvres ».

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L’empowerment des femmes contre les effets néfastes de la mondialisation ?

25 L’un des paradoxes des programmes de microcrédit est l’existence d’objectifs multiples : la lutte contre la pauvreté, la viabilité financière de l’institution de crédit et l’ empowerment des femmes pauvres, bénéficiaires des crédits. Mais qu’en est-il de la co- existence de cet objectif de viabilité financière, conforme au credo néo-libéral de la mondialisation, avec celui de l’empowerment des femmes ?

26 Le concept « empowerment » est né dans les pays du Sud, en particulier en Inde (réseau Dawn 7). Revendiqué depuis une vingtaine d’années par un nombre croissant d’ONG, il a été largement récupéré par certains acteurs de la mondialisation, notamment la Banque mondiale et les organismes onusiens. Ces derniers insistent depuis quelques années haut et fort sur la contribution nécessaire des programmes de développement à l’empowerment des femmes (UNIFEM, 2000).

27 Il est important d’adopter une vision dynamique de l’empowerment qui n’est pas un état à atteindre, mais un processus complexe et non linéaire, pouvant prendre des formes très variées, au cours duquel les femmes acquièrent ou étendent leur droit de parole, leur reconnaissance sociale et leur pouvoir d’action. Il est également crucial de souligner la spécificité contextuelle de l’empowerment qui est fonction, d’une part de la conjoncture socioculturelle et politique et, d’autre part de la volonté des femmes elles- mêmes : il est impossible de renforcer leur pouvoir d’action si elles ne le souhaitent pas. Ce constat pose le problème de leurs aspirations et de leur capacité d’expression, notamment si elles sont fortement et depuis longtemps soumises. On note aussi une interaction forte entre l’empowerment des individus et celui collectif, concernant les organisations des femmes – les deux doivent aller de pair pour un processus durable (Charlier, 2005).

28 En analysant les programmes et la littérature sur la microfinance, on constate qu’il n’existe pas d’unanimité au sujet de la nature de l’empowerment visé. Linda Mayoux (1998, p. 73-97) distingue trois axes pour éclairer les mécanismes en jeu : • L’empowerment économique individuel : on suppose que faciliter l’accès des femmes aux programmes de microcrédit financièrement viables leur permettra d’augmenter leur revenu et d’accroître leur contrôle sur le revenu et les ressources impliquées. • L’empowerment par l’amélioration du bien-être : l’accès plus large à la microfinance permettrait aux femmes d’augmenter le bien-être de leur foyer et par suite d’améliorer leur statut au sein du ménage et de la communauté. C’est pourquoi on postule que l’empowerment des femmes et la réduction de la pauvreté se renforcent mutuellement et nécessairement. • L’empowerment social et politique implique la capacité de changer et de remettre en cause la soumission des femmes et, par la suite, va au-delà de l’essor économique et de l’amélioration du bien-être. • Ces trois aspects ne sont pas indépendants, mais au contraire fortement liés entre eux. Linda Mayoux démontre qu’un cercle vertueux peut se mettre en place en agissant sur les différents volets en même temps.

29 Canaliser le microcrédit par des groupes dits solidaires est devenu un des traits caractéristiques de la majorité des programmes de microcrédit dans les pays du Sud. L’objectif est de réduire les coûts de transaction financière et d’assurer les remboursements de prêts grâce à la pression sociale. Cette approche collective a été privilégiée dans la mesure où les montants des prêts sont très faibles et les garanties matérielles quasi inexistantes. Ainsi chaque cliente ne peut prétendre à un crédit que si elle appartient à un groupe solidaire de taille variable (5 à 50 personnes) selon les

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programmes et/ou les pays. En effet, des femmes, sous l’impulsion d’une ONG forment un groupe pour être habilitées à obtenir un crédit. Le fonds de crédit est déboursé aux membres selon des critères décidés par le groupe et le groupe se porte caution pour les dettes de chaque membre. Les fonds peuvent être prêtés aux membres de manière individuelle. La caution solidaire génère des incitations au remboursement et contraint le groupe à se charger de la sélection, de la surveillance et du respect des obligations/ tâches, qui habituellement incombaient au prêteur. Les institutions prêteuses font ainsi des économies d’échelle. Les « groupes solidaires » jouent un rôle essentiel pour l’accès des personnes démunies au microcrédit parce qu’ils permettent de remplacer des garanties matérielles par la caution du groupe pour les crédits individuels. La pression sociale joue donc le rôle d’une menace, c’est-à-dire incite l’emprunteur à ne pas adopter un comportement opportuniste.

30 Le succès de la mise en place des groupes solidaires en Inde par exemple est tel qu’en mars 2005, on recensait plus d’un million et demi de SHG (self help group) 8 à 90 % féminins (dix à vingt femmes par groupe), soit près de vingt millions de familles, soit encore 121 millions de personnes 9. Ainsi les SHG sont devenus des partenaires intéressants pour les banques nationales et privées comme nous l’ont confirmé des responsables de la State Bank of India et de l’Indian Overseas Bank 10 qui hésitent de moins en moins à ouvrir des comptes à ces groupes solidaires, d’autant que leur taux de remboursement avoisine 95 % 11. En mars 2005, on recensait plus de 40 000 agences bancaires faisant du microcrédit ; le prêt moyen par groupe est estimé à 25 000 Roupies (Rs) 12 et à environ 2 000 Rs par membre (Nabard, 2005). Même les hommes, longtemps considérés comme des mauvais payeurs rejoignent de plus en plus les SHG en Inde, attirés par les opportunités d’accès au microcrédit. Pour la majorité des groupes, les ONG jouent un rôle de facilitateur, on en recensait près de 4 500 en 2005.

31 Des rencontres hebdomadaires des SHG favorisent inévitablement la mobilité et la solidarité et sont une occasion pour ces femmes de créer des lieux de parole, d’action collective et de bâtir ainsi des espaces de sociabilité, d’autonomie et de négociation et d’accès au pouvoir. La prise de parole en public, selon bon nombre de femmes interrogées, leur permet d’acquérir une plus grande confiance et une meilleure estime d’elles-mêmes. Au-delà du microcrédit, ce sont ces groupes solidaires qui peuvent impulser des changements positifs dans la perception du rôle des femmes tant au niveau individuel qu’au sein du foyer et de la communauté.

32 Les enquêtes menées en Inde du Sud montrent que les activités liées au microcrédit ont permis à de nombreuses femmes de sortir de leur espace privé et d’être plus mobiles tant pour aller travailler que pour rendre visite à leur famille, d’être moins dépendantes de la belle-famille en participant aux prises de décisions concernant l’utilisation du prêt et des revenus et de gagner ainsi du respect voire une reconnaissance sociale de la part de la communauté.

33 Ces groupes solidaires ont permis dans certains cas de donner une base à une éventuelle organisation de la lutte contre d’autres problèmes de société tels que la violence domestique, l’alcoolisme des conjoints, le système de dot, comme nous avons pu l’observer lors de nos enquêtes auprès des SHG en Inde du Sud.

34 Dans le Tamil Nadu, bien que le tiers des sièges soit réservé aux femmes dans les collectivités locales (panchayats et zilla parishad), l’empowerment politique des femmes a été longtemps peu significatif, car seuls les conjoints prenaient réellement toutes les décisions politiques. À titre d’exemple, lors de nos déplacements récents dans la

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périphérie rurale de Chennai et dans le district de Vellore, il est apparu que les femmes élues des panchayat n’étaient souvent que des prête-noms signant les papiers que leur remettait leur époux. Les candidates qui viennent des SHG sont moins susceptibles de jouer un tel rôle de figuration, l’expérience acquise dans les SHG les munissant d’une meilleure estime de soi.

35 Le relativisme culturel du concept d’empowerment ne permet pas d’affirmer clairement la nature de l’impact du microcrédit. Les apparences peuvent être trompeuses : peut-on supposer un gain d’empowerment simplement parce qu’elles ont accès à des crédits ? En analysant de plus près, on constate que le fait que les femmes soient enregistrées comme membres ne signifie pas toujours qu’elles contrôlent l’utilisation du prêt et dans certains cas ne prouve même pas qu’elles participent à la décision de candidature du prêt (Montgomerry et al., 1996 ; Goetz et Sen Gupta, 1996 13), d’autant que l’homme est souvent considéré comme le principal « pourvoyeur de revenus » (breadwinner).

36 Il est aujourd’hui largement admis que les programmes de microcrédit s’adressent presque exclusivement aux femmes afin de surmonter l’irresponsabilité des hommes concernant l’épargne et le remboursement des crédits. Mais ce n’est pas pour autant que la condition de la femme s’améliore, loin de là. Le risque est réel que ces programmes déresponsabilisent davantage les hommes et augmentent la pression sur les femmes. Les femmes assument déjà une charge de travail importante (avec des journées de travail quasi universellement plus longues que celles des hommes) et l’activité créée ou renforcée grâce au microcrédit ajoute du temps de travail supplémentaire. La répartition des tâches au sein de la famille conjugale semble rester immuable, non négociable.

37 Par ailleurs, l’État attribue de plus en plus de responsabilités aux SHG en matière de développement local, ce qui revient à une véritable instrumentalisation des SHG par les pouvoirs publics. Les SHG sont invités à s’impliquer dans des actions sociales collectives et prennent en charge les repas des enfants en cantine, les infrastructures sanitaires, les crèches, les magasins d’alimentation subventionnés, la gestion de l’eau et des ordures ménagères, la lutte contre l’infanticide, etc. C’est ainsi qu’au nom de l’ empowerment, les femmes endossent à titre bénévole de plus en plus de responsabilités dans l’accès aux services publics élémentaires.

38 Les indicateurs économiques traditionnellement utilisés dans l’évaluation de la microfinance, tels que le taux de remboursement ou le niveau de revenus ne constituent pas des indicateurs d’empowerment. À titre d’exemple, le taux de remboursement de plus de 95 % chez les femmes ne révèle en aucun cas la difficulté qu’elles éprouvent à rembourser, les groupes les plus fragiles étant délaissés très rapidement au profit des groupes les plus rentables. Pour les SHG dont les membres ne peuvent rembourser leur prêt en raison de la saisonnalité de leur travail, de leur migration et de leur endettement consécutif, la crise est inévitable 14.

39 Les tentatives de montrer que la rentabilité des institutions de micro-finance et l’ empowerment des femmes sont des objectifs compatibles se multiplient (Cheston, 2006). En même temps, on continue à constater des résistances fortes, si la volonté d’intégrer l’approche genre va au-delà d’engagements superficiels et uniquement discursifs. Un des aspects critiques reste la sous-représentation des femmes dans le management des institutions de microcrédit (Mayoux, 2006) alors qu’une telle « prise de pouvoir » représenterait une avancée réelle en termes d’empowerment.

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40 En conclusion, on constate qu’il n’existe pas de réponse univoque et définitive à la question concernant le rôle joué par le microcrédit dans le contexte de la mondialisation. Les effets du microcrédit sont multiples et certains peuvent renforcer des évolutions allant dans le sens de la mondialisation néolibérale avec ses effets néfastes, comme c’est le cas de l’incitation à l’endettement de personnes relativement vulnérables économiquement, notamment dans un contexte d’inégalités structurelles limitant très fortement toute mobilité sociale.

41 D’autres effets semblent au contraire aller à l’encontre de cette tendance vers la prédominance de l’économie : le microcrédit s’appuie très fréquemment sur des groupes solidaires et ceux-ci peuvent avoir un impact d’empowerment sur des femmes défavorisées. Nombreux sont les programmes de microcrédit et les ONG impliquées qui œuvrent activement et avec un certain succès pour la structuration et une certaine émancipation de leurs bénéficiaires. Dans ce sens, le microcrédit, comme condition nécessaire mais pas suffisante de l’empowerment des femmes (Dessy et Ewoudou, 2006), peut aussi favoriser l’émergence d’une toute autre mondialisation, celle des résistances issues de certains groupes de la société civile qui s’organisent localement, au sein d’un pays, voire au niveau international pour défendre leurs intérêts face aux effets néfastes de la mondialisation d’un libéralisme économique.

42 On ne peut s’empêcher de poser la question : et si le financement de programmes de microcrédit au profit essentiellement de groupes pauvres et plus particulièrement de femmes était organisé dans le but de ne pas remettre en cause le désengagement de l’État en matière de services publics ? La microfinance en faisant croire que tout actif potentiel, notamment les femmes les plus pauvres et les plus vulnérables peuvent être entrepreneures ou créer leur emploi favorise le processus de mondialisation néo- libérale ; cela crée un filet de sécurité évitant ainsi des situations sociales explosives, sans pour autant représenter une échelle pour sortir durablement de la pauvreté. La microfinance participe ainsi au processus de mondialisation en devenant une forme de subsidiarité de l’action publique, mais une subsidiarité inefficace et insuffisante face aux besoins pratiques et stratégiques toujours grandissants comme corollaire de ce processus.

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NOTES

1.. Pour des raisons de clarté, nous préférons le terme anglais « empowerment » à ses traductions françaises « attribution de pouvoir » (BISILLIAT J., dir., 1992. p. 11-23), ou « obtention de pouvoir » (JACQUET I., 1995), voire « renforcer le pouvoir » ou « renforcement du pouvoir d’action » dans certaines versions françaises de publications de la Banque mondiale et de l’UNIFEM (FONDS DE DÉVELOPPEMENT DES NATIONS- UNIES POUR LA FEMME - UNITED NATIONS DEVELOPMENT FUND FOR WOMEN). En se référant à NUSSBAUM et SEN, Jean-Michel Servet propose plus récemment (2006) d’utiliser le terme « capabilisation » – reste à voir si ce néologisme rencontrera à terme une acceptation plus large dans le monde francophone et plus particulièrement en France que le terme « empowerment ». 2.. Or, rien que les transferts d’argent liés à la migration représentent plus de 167 milliards de dollars en 2005 soit la deuxième source de financement des pays en développement, derrière les investissements directs étrangers et devant les aides publiques au développement (Alternatives économiques, décembre 2006), 3.. Ces chiffres sont contestés par Jean-Michel Servet (2006) qui pense qu’au niveau mondial « la majorité des clients, membres ou bénéficiaires effectifs de la microfinance, sont en fait des hommes » (p. 425), contrairement à ce qu’affirment les rhétoriques très médiatisées des bailleurs et institutions de microcrédit. 4.. WORLD BANK, New York, 2001 – World Development Report 2000/2001, p. 64, in : SERVET, 2006, p. 426. 5.. Voir par exemple : http://www.sdc.admin.ch/fr/Dossiers/Exemples_des_projets/ Liquidites_pour_les_institutions_de_microfinance 6.. Les évaluations d’impact du microcrédit existent, mais elles sont critiquées, notamment pour le fait qu’elles n’étudient pas assez l’impact auprès des créditeurs « défaillants » ou ceux qui n’ont pas souhaité renouveler l’expérience après un premier essai. Par ailleurs, il faudrait aussi prendre en compte le fait qu’il y a sans doute un nombre considérable d’entrepreneurs dans le secteur informel, non bénéficiaires d’un microcrédit, dont les entreprises ont fait faillite face à la concurrence d’entreprises créées ou renforcées grâce au microcrédit. 7.. Dawn : le réseau « alternatives pour le développement avec les femmes à l’aube d’une ère nouvelle » a été créé par un groupe de sociologues et économistes à Bangalore (Inde). 8.. Les SHG forment le pivot des programmes de microfinance dans le monde indien. La simplicité du processus d’adhésion et le rôle fondamental de l’État indien comme financier et interlocuteur majeur de ces programmes, explique le développement rapide de ces SHG en Inde. 9.. Voir le site : http://www.nabard.org/roles/mcid/introduction.htm, lu le 26 septembre 2004. 10.. Interview du responsable de la Indian Bank dans le district de Vellore (juillet 2001) et de celui de la State Bank of India à Pondichéry (juillet 2003). 11.. Cf. note 13. 12.. 1 euro = 57 Rs en 2007. 13.. D’après leurs enquêtes menées au Bangladesh auprès de centaines de femmes dépendant des nombreux programmes de microcrédit, moins de 37 % de femmes pouvaient prétendre à un contrôle réel de leur prêt.

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14.. Enquêtes menées en février 2004 auprès des SHG dans les districts de Villupuram et Cuddalore (Tamil Nadu) dans le cadre d’une mission effectuée pour le BIT sur la servitude pour dette.

RÉSUMÉS

Dans un contexte de mondialisation, le microcrédit pour des femmes a été largement investi par la plupart des grands organismes internationaux et de nombreuses ONG. Est-ce une panacée pour combattre la pauvreté dans le monde ou une manière d’introduire aussi les plus vulnérables dans l’économie néolibérale mondiale ? Pour faire le point sur ce débat, nous proposons d’aborder la question sous deux angles. Premièrement, celui de l’efficacité du microcrédit comme instrument de la lutte contre la pauvreté. Il semble alors qu’elle est très variable et que ce sont au mieux les « moins pauvres » qui peuvent en profiter. Deuxièmement, celui de l’objectif secondaire du microcrédit qui se veut aussi l’élément déclencheur de l’empowerment des femmes pauvres. Les éléments de réponses sont également divers et l’empowerment clairement constaté dans certains exemples indiens semble être surtout l’impact des groupes d’entraide (self-help groups), dont le microcrédit ne représente qu’une des activités. En conclusion, il semble que, dans la majorité des cas, la microfinance crée un filet de sécurité évitant ainsi des situations sociales explosives, sans pour autant représenter une échelle pour sortir durablement de la pauvreté.

Is microcredit the mask of neoliberalism? Microfinance and poor women: the story so far. In the context of globalisation, micro-credit for women has been invested by the majority of the international institutions and many NGOs. Is it the panacea for fighting against poverty or a means of introducing even the most vulnerable into the neo-liberal world-economy? In order to give an overview of the debate, we propose to look into the question from two points of view. Firstly, the effectiveness of micro-credit as an instrument to fight against poverty seems variable and apparently the “least poor” are the only ones who might benefit. Secondly, micro- credit often pretends to trigger off poor women’s empowerment. The conclusions are once more divers and in some Indian cases where clear evidence of empowerment could be found, this seems to be first of all the positive impact of the self-help groups who provide many more services on top of micro-credit. In conclusion, it seems that most of the time, micro-credit creates a safety net that avoids socially explosive situations but does not provide a ladder to climb durably out of poverty.

INDEX

Keywords : globalisation., Indi, micro-credit, micro-finance, poverty, women Mots-clés : empowerment, femmes, Inde, microcrédit, microfinance, mondialisation, pauvreté

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AUTEURS

ÉLISABETH HOFMANN Professeure associée en Économie du Développement, coordinatrice du réseau « Genre en Action » ; consultante en évaluation de projets et membre de la Chaire Unesco de l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 pour la formation des professionne, UFR Géographie et Aménagement Louis Papy, Université Michel de Montaigne.

KAMALA MARIUS-GNANOU Maître de conférences, UMR Ades-Tempos CNRS/Bordeaux 3 ; chercheuse associée à l’Institut Français de Pondichéry membre de la Chaire Unesco de l’Université Bordeaux 3 pour la formation des professionnels du développement durable, UFR Géographie et Aménagement, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3

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Qui forge et modèle le processus dans une périphérie du monde ? Les acteurs de la mondialisation dans une ville en marge du système Monde

Cécile Roy

1 Le propos de cet article part d’un constat récurrent qui tient souvent du lieu commun : les populations des espaces peu intégrés au système Monde 1 subiraient généralement la mondialisation. Or, une analyse basée sur la diversité des acteurs et de leurs stratégies vis-à-vis du processus peut venir nuancer cette idée.

2 La prise en compte de la mondialisation entendue comme l’extension sur toute la planète du capitalisme (« la troisième mondialisation » définie par L. Carroué) obligerait à limiter nos propos aux seuls acteurs du capitalisme. Soucieuse de mettre en avant la complexité et la diversité des acteurs en présence, nous considérerons la mondialisation comme un processus guidé par des orientations économiques libérales ayant pour conséquences géographiques la mise en relation des espaces (et des acteurs) et la complexification des relations entre ces différents espaces (et ces différents acteurs) au sein de la planète devenue une entité spatiale propre, considérée à la fois comme une aire et comme un lieu : le système Monde (Roy, 2006, p. 5).

3 L’Afrique subsaharienne semble un cadre approprié pour qui parle « d’espace périphérique », et Dar es Salaam, en Tanzanie, s’avère toute trouvée pour illustrer les caractéristiques d’une ville en marge de ce « monde mondialisé » (fig. 1). Le pays appartient en effet à la catégorie des PMA (Pays les Moins Avancés) et nul n’est sans savoir que le continent se situe en marge de nombreux flux mondiaux 2. Dans cette configuration, Dar es Salaam, capitale économique du pays (Dodoma étant la capitale politique), offre un exemple intéressant à plusieurs points de vue.

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4 Dans ce contexte de marginalisation mondiale, l’histoire de la ville montre, très tôt, des potentialités fortes d’ouverture sur l’Autre et l’Ailleurs. Dar es Salaam est une ville swahilie née des échanges commerciaux intenses entre l’Inde, le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est. De fait, c’est une ville très cosmopolite qui concentre aujourd’hui plus 3 millions de citadins (37,5 % de la population totale en 2000).

5 Son entrée dans la mondialisation s’est faite à la fin des années 1990, de façon rapide et parfois brutale. En effet, la Tanzanie indépendante, gouvernée par Julius Nyerere (1962-1985), se tourne vers une forme de socialisme à l’africaine autour de la doctrine « Ujamaa 3 ». Avec la mondialisation, les valeurs morales de l’entraide, de la propriété collective ou de l’égalité géographique jusqu’alors plébiscitées succèdent à des situations inédites de marché libre (libéralisations, privatisations, déréglementations), de concurrence et d’enrichissement personnel possible. En un laps de temps relativement court, la Tanzanie, et Dar es Salaam de façon privilégiée, est passée d’une économie socialiste contrôlée, à une autre plus libérale, ouverte aux investisseurs étrangers et privés.

6 La situation de Dar es Salaam, enfin, relève d’un paradoxe spatial : fortement à l’écart au niveau mondial, elle cristallise, au niveau national, tous les rêves de réussite. Ville de tous les possibles, elle attire chaque jour plus de migrants.

7 Il conviendra donc de mettre à jour les différents acteurs et/ou agents de la mondialisation à Dar es Salaam afin de montrer, à travers l’étude de leurs comportements et de leurs stratégies, que la mondialisation n’est pas seulement subie ou imposée de l’extérieur.

8 Pour ce faire, nous nous pencherons dans un premier temps sur les acteurs privilégiés de la mondialisation à Dar es Salaam, les plus visibles également (organisations internationales, investisseurs étrangers). « Chacun inventant sa mondialisation » (J.-F. Bayart), nous analyserons dans un second temps les relations qu’établissent les citadins

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avec le processus : au cœur la vie urbaine qu’ils forment et renouvellent sans cesse, nous proposerons l’élaboration d’une typologie indicative des comportements face à la mondialisation. Nous achèverons cette analyse en mettant en exergue les différentes stratégies des acteurs à Dar es Salaam (instrumentalisation, appropriation/ réappropriation, hybridation). La mondialisation avant tout : les agents les plus visibles de la mondialisation à Dar es Salaam

9 Dans cette ville de 3 millions d’habitants, certains acteurs, plus que d’autres, modèlent et véhiculent la mondialisation. Il s’agit principalement d’agents économiques et politiques jouant des différentes échelles, souvent à leur profit. Dar es Salaam étant en marge du système Monde, ils se détachent d’autant plus du reste des habitants et marquent concrètement le paysage urbain de leur présence. Les agents de la mondialisation économique 10 Dar es Salaam s’est tout d’abord ouverte au monde grâce et à travers les acteurs de l’économie de marché. Parmi ces derniers, les investisseurs privés représentent une bonne part d’entre eux ; la plupart, ou tout du moins les plus importants en terme de fonds investis, sont souvent des étrangers. Il a fallu quelques années avant que les Darois s’imprègnent des nouvelles logiques économiques ; pendant ce laps de temps, les agents extérieurs se sont insérés dans l’économie locale, profitant des mesures prises par le gouvernement en matière de libéralisation et de privatisation. Ainsi, le Tanzanian Investment Centre (TIC) est-il créé afin de promouvoir les investissements étrangers : en 1997, s’il fallait une centaine de jours pour que le dossier d’un investisseur soit étudié, il n’en faut plus que 14 en 2000 (Tanzania. The Planning Commission, 2000). Preuve de cette réussite : les investissements directs étrangers réalisés en Tanzanie sont passés de 50,2 millions de dollars en 1972 à 172 millions en 1997 et 183 millions en 1999 4.

11 Les capitaux sud-africains s’avèrent particulièrement importants : puissance régionale, le pays multiplie ses implantations en Afrique de l’Est. Il s’agit souvent de grandes entreprises orientées vers les secteurs de la grande distribution ou de l’hôtellerie, entre autres. Concernant cette activité, et même si Dar es Salaam n’est pas un pôle touristique majeur, les capitaux arabes prennent aussi une place importante.

12 En tant que capitale économique de la Tanzanie, une part, certes encore minime, de la population s’est enrichie et a adopté un style de vie de plus en plus occidentalisé. Les citadins entrent peu à peu dans les logiques de la « seconde modernité » marquée par un processus fort d’individuation et l’émergence de nouvelles pratiques auxquelles correspondent de nouveaux lieux et de nouveaux territoires. Le secteur de la banque et de l’assurance, par exemple, se développe sur la base d’investissements britanniques, indiens ou kenyans ayant profité de la libéralisation des établissements publics dans les années 1990. Les classes aisées et moyennes, parfois, profitent de leur temps libre en développant des activités de loisirs jusqu’alors inconnues : de nombreux Indiens possèdent parcs aquatiques et plages privées alors que les endroits de détente (bars, restaurants, cinéma, salles de gymnastique) sont détenus par des Européens (principalement des Anglais, des Grecs), des Indiens ou des capitaux du Moyen-Orient.

13 Les investissements se réalisent souvent sous la forme de joint venture : le gouvernement favorise les coopérations entre compagnies étrangères et investisseurs locaux afin que ces derniers puissent également profiter des effets de la mondialisation. Les deux parties établissent les taux de participation, l’un apporte le terrain (souvent

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un Tanzanien), l’autre détient le capital. Les frais et les profits sont ensuite partagés entre les promoteurs initiaux.

14 Ces investissements participent fortement à transformer les paysages urbains et, à terme, à créer une nouvelle géographie de la ville. Les espaces et lieux des trois « C » (Circulation, Communication, Consommation) mis en avant par R. Bessis (2004) ainsi que ceux associés au « système FIRE » (Finance, Insurance and Real Estate) sont alors les plus concernés. Ces activités, par souci d’économies d’échelles, se regroupent et forment des polarisations fortes au niveau de Dar es Salaam. De fait, à la centralité traditionnelle du centre-ville s’en ajoutent de nouvelles.

15 Mikocheni (fig. 2), situé au nord de la ville, est ainsi une centralité commerciale nouvelle. Pas moins de trois centres commerciaux se regroupent sur un rayon de moins de 1 km2 : si l’un d’entre eux a été bâti en 1997, les deux autres ont été construits en 2004 et 2005, profitant de l’effet « ambassade américaine », l’ancienne ayant été détruite lors de l’attentat d’août 1998. Le quartier est alors quotidiennement fréquenté par une population expatriée aux très hauts revenus dont profitent les centres commerciaux qui proposent des produits très diversifiés (vins de France ou d’Afrique du Sud, marques mondialement connues, etc.). Le foncier urbain s’est lui aussi transformé et les populations des quartiers sous-intégrés côtoient de belles villas surveillées.

16 Plus au sud, à Kigamboni, c’est une centralité à vocation de loisir qui s’est très rapidement mise en place. Vide de toute construction en 1998, les investisseurs privés se sont emparés de « bouts de paradis » : les plages privées se succèdent et la privatisation de l’espace risque de poser des problèmes sérieux d’exclusion des populations locales.

17 Dans un contexte de décentralisation municipale et de rigueur budgétaire généralisée, les trois municipalités qui composent la ville (Ilala, Temeke et Kinondoni) entrent d’une certaine manière en concurrence pour attirer ces capitaux. Une fois les investissements captés et les activités implantées, ces agents économiques leur reversent des revenus importants sous forme de taxes et autres impôts locaux.

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18 Les conséquences de la mondialisation économique se lisent donc avec beaucoup d’acuité à Dar es Salaam : les acteurs de ce secteur, c’est-à-dire principalement des investisseurs étrangers et locaux, transforment profondément la géographie de la ville, facilitent la vie au quotidien pour les plus fortunés et excluent les plus pauvres. Pour ces derniers, les centralités fondées par les acteurs de la mondialisation économique deviennent en quelque sorte des hauts lieux de la mondialisation, c’est-à-dire des symboles du processus, plus perçus et vus de l’extérieur que concrètement expérimentés. Le processus s’appuie donc sur un paradoxe spatial : il se diffuse en ville en s’appuyant sur des enclaves.

19 À côté de ces acteurs, les agents de la gouvernance mondiale ont aussi leur place à Dar es Salaam. Les organisations internationales (OI) « Les premiers lieux où s’opère une mondialisation de la pensée urbaine sont les organismes internationaux. Les Nations unies, la Banque mondiale, le FMI et leurs structures spécialisées jouent un rôle décisif dans l’élaboration des modes d’action sur la ville. » (Osmont et Goldblum, 2003, p. 266).

20 Ces organisations internationales sont présentes à Dar es Salaam : bureaux des Nations Unies, de la Banque mondiale et de quelques grandes ONG (Organisations non gouvernementales). De fait, représentants locaux et experts internationaux travaillent à diffuser une forme particulière de la mondialisation : la doctrine véhiculée se résume, entre autres, au travers du mot « gouvernance ». « Elle correspondrait, selon le PNUD, à l’ensemble complexe des mécanismes, des processus et des institutions à travers lesquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits et leurs devoirs et règlent leurs différences » (GEMDEV, 1999, p. 177).

21 Appliquer la gouvernance semble aujourd’hui irréversible puisque c’est une conditionnalité nécessaire pour recevoir des subventions, dons et aides des OI. A.

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Ricard montre ainsi que 40 % du budget du pays est assuré par l’aide internationale (Ricard, 2006). En retour, ces OI demandent, voire imposent, le respect de certaines normes. Avec la gouvernance, les conditions ne concernent donc plus seulement le champ de l’économique (privatisations, adoption de Plans d’Ajustement Structurels), elles s’immiscent aussi dans la sphère du Politique.

22 Par ailleurs, les OI constituent de puissants appareils de communication : le directeur des programmes et de la production de TVT, une chaîne nationale tanzanienne, explique que de nombreux documentaires réalisés par la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (FMI) sont régulièrement diffusés 5. Le poids idéologique de ces institutions est donc très fort, relayé par des implantations locales à Dar es Salaam.

23 À côté des acteurs de la politique mondiale, d’autres agents participent à véhiculer la mondialisation en ville, moins par leur poids idéologique que par leurs pratiques et ce qu’ils représentent pour les habitants : il s’agit des expatriés (experts, fonctionnaires des ambassades ou des OI). Ils travaillent et vivent dans des quartiers privilégiés tels que Upanga, Mikocheni ou encore Masaki (fig. 2). Par ailleurs, plus de 80 pays possèdent une ambassade à Dar es Salaam (USA : 2000 ressortissants en Tanzanie ; Inde : 4 500 ressortissants ; Liban ou encore France : 480 ressortissants 6). À l’échelle du monde comme de la ville, les pratiques spatiales de cette « jet-modernité » (Chesneaux, 1989, p. 53) sont marquées par une mobilité forte et la maîtrise des différentes métriques. Pour la plupart des citadins, ce sont des figures de la mondialisation, se déplaçant aisément en ville, voyageant de par le monde et possédant un niveau de vie extrêmement envié. Les ambassades constituent donc également des hauts lieux de la mondialisation à Dar es Salaam.

24 Les acteurs économiques et politiques semblent véhiculer un seul mot d’ordre : la mondialisation avant tout, cela veut-il dire également à tout prix ? À côté de ces personnages, d’autres, plus anonymes, vivent aussi avec le processus, le modèlent et le réinventent. La mondialisation malgré tout : quelle mondialisation pour les citadins ?

25 L’articulation local-mondial doit sans cesse se lire comme une idiosyncrasie puisque chacun des habitants de Dar es Salaam développe des attitudes variées vis-à-vis du processus. Nous pouvons donc tenter de comprendre comment ce dernier est appréhendé, intégré et diffusé au sein de la ville afin de proposer, ensuite, une typologie indicative des comportements des Darois face à la mondialisation. La mondialisation à Dar es Salaam. Des mots clés du discours officiel… à la réalité du local

26 En kiswahili 7, « mondialisation » se dit « utandawazi ». Le mot provient de la conjonction de « wazi », qui signifie ouvert, libre (et dans un sens plus figuré, la voûte céleste), et de « utando » : le réseau, la toile. Le processus serait alors plutôt abordé par les connexités qu’il propose et les potentialités que ces dernières peuvent offrir. La création et l’apparition du terme sont récentes puisqu’en 2003, une recherche dans les différents dictionnaires montre que le mot n’est pas encore référencé.

27 Pour les hommes politiques et les citoyens, le processus possède des significations parfois différentes. Les autorités parlent de la mondialisation en pensant d’abord aux performances et au développement économique alors que la plupart des habitants ne souhaitent en entendre parler que lorsqu’il est associé à une amélioration de la qualité de vie.

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28 La rapidité à faire sien un phénomène jusqu’alors exogène et parfois prédateur est en partie facilitée par le rôle de l’ancien président de la Tanzanie, Benjamin Mkapa. De 2001 à 2003, il préside, en association avec la Présidente finlandaise, la « Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation », créée sous l’impulsion du Bureau international du travail (BIT). Ce programme a favorisé une large campagne d’information dans la presse écrite ainsi que sur les ondes. Le rapport final correspond, dans les grandes lignes, à la position officielle adoptée par le gouvernement tanzanien 8. L’habillage idéologique vis-à-vis du processus reste très prudent et le nouveau président élu en décembre 2005, M. Kikwete, semble suivre les mêmes orientations.

29 Pour les populations, le concept est encore mal connu, même si la compréhension, mais surtout la démocratisation du mot, ont véritablement fait du chemin. Il reste cependant difficile de faire parler les gens sur la mondialisation. Pour la définir, ces derniers fonctionnent presque exclusivement par association de mots et d’idées.

30 La première vision associe la mondialisation aux médias et à la communication (NTIC). Ils apparaissent comme une sorte de gageure et leur utilisation fournirait une preuve d’intégration au système Monde. Certains avouent alors : « I have never seen a computer », ou déclarent au contraire : « I have seen, once, a fax. » La télévision (dont le secteur a été libéralisé en 1993) permet de prendre conscience d’un monde qui s’ouvre à soi et les citadins commentent abondamment les nouvelles internationales telles que les événements du 11 septembre 2001 pour lesquels ils mettent en avant l’ubiquité et le réalisme des images : « it was as if it was happening in Kipawa » (Kipawa étant un quartier périphérique, la personne avait une impression véritable de proximité) 9.

31 La seconde idée est celle d’un monde en expansion, en évolution et dans lequel les interdépendances vont croissantes. L’idée de réseaux et de flux est ici très forte. Les gens parlent d’économie de marché et de marché libre. Ils évoquent les privatisations, savent que la façon de commercer a changé, que la compétition a gagné presque tous les secteurs.

32 Pour de nombreux habitants cependant, la mondialisation ne véhicule souvent aucune forme concrète et ne profite que rarement à la majorité : « globalization is here for few people », « globalization is not for poor people », « for educated people », « maybe this thing is for big businessmen? », « there are meetings but practically there are no benefits, leaders are talking about it ». La mondialisation serait alors l’affaire des personnes riches, fonctionnaires haut placés ou hommes d’affaires dont le monde et les valeurs ne correspondent pas à ceux de la majorité des citadins.

33 Depuis peu, un nouveau terme est apparu à Dar es Salaam : utandaWIZI (au lieu utandaWAZI). En jouant sur la signification et le son du dernier mot, les gens montrent comment la mondialisation reste, bien souvent et pour beaucoup, un processus qui n’apporte guère de bienfaits aux populations : « wizi », en kiswahili, signifie en effet « voleur » !

34 Au final, la parole des habitants sur la mondialisation est souvent un mélange d’imagerie (préjugés, lieux communs et clichés) et de discours d’existence. En couplant ces différents discours à une analyse des pratiques, nous pouvons proposer une typologie des comportements des citadins vis-à-vis de la mondialisation. La proposition d’une typologie

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35 Trois types de comportements vis-à-vis du processus apparaissent : la mondialisation vécue par procuration, tout d’abord, la mondialisation domestiquée, ensuite, la mondialisation ignorée, enfin (tableau I).

La mondialisation par procuration : un balancement constant entre processus subi et réinvesti

36 La première catégorie concerne la plus grande partie de la population de Dar es Salaam. Sans aboutir à une prosopopée de la mondialisation, le mot procuration, pris au sens figuré, signifie « remettre à un autre le soin d’agir, de parler… à sa place 10 ».

37 L’idée est donc celle d’un processus intégré indirectement, grâce à des éléments qui affectent parfois en profondeur, mais plus souvent en surface, la vie des citadins. De fait, la mondialisation est assimilée par bribes, à travers des pratiques limitées à certains secteurs d’activités ou à quelques vecteurs du processus (réseaux en tout genre, lieux phares). Les habitants réalisent comment le processus s’impose à eux. Rares sont les véritables acteurs et beaucoup plus nombreux sont les spectateurs. Souvent « coincés » à Dar es Salaam, leurs statuts socio-économiques ne permettent pas de profiter des effets de la mondialisation au quotidien (choix de différentes formes de mobilité par exemple). Ils restent donc un pied solidement ancré dans le local, plus par obligation que par choix. De fait, les citadins sont des acteurs-spectateurs, des acteurs- consommateurs bien plus qu’actants à part entière.

38 Mais en contrepartie, et c’est ici un schéma très complexe, ces habitants modèlent localement la mondialisation même si elle s’avère largement impulsée de l’extérieur. Grâce à une logique d’appropriation sélective, les habitants choisissent ce qu’ils acceptent ou rejettent du processus. Le mouvement est fondamental car il permet de donner une part de liberté et de marge de manœuvre, les individus adaptant les composantes du processus à leurs modes de vie, leurs revenus ou leurs convictions. Ce faisant, la mondialisation n’est pas simplement imposée mais réinvestie, réécrite : les

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habitants en modèlent à leur tour une nouvelle forme. L’appropriation et la réécriture sont souvent positives : il existe un réel désir de s’informer, de comparer, de comprendre, de s’intégrer dans le système Monde.

39 S. est un Tanzanien d’origine pakistanaise. La cinquantaine, sans enfant, il est devenu marin à 17 ans, travaillant un temps sur de grands navires et voyageant de par le monde. Ce métier a attisé un goût pour la découverte qu’il essaie de poursuivre aujourd’hui. Il gère son désir d’ouverture en liant des relations ou amitiés avec des étrangers résidants à Dar es Salaam, ou plus fréquemment des touristes. Il appréhende le monde sur place, par l’intermédiaire de contacts plus ou moins solides établis avec les étrangers. Il communique par Internet avec des gens disséminés un peu partout dans le monde : il parle correctement, en plus du kiswahili, de l’anglais et du cutch, le hollandais ainsi que quelques mots de grec et d’espagnol. Cette forme de mondialisation vécue par procuration est également entretenue par une situation familiale particulière : sa sœur vit en effet à Londres depuis plus de dix ans. Si les facilités de communication lui permettent de parler régulièrement avec elle, les possibilités en termes de mobilité ne lui ont pas permis de se rendre aussi souvent qu’il le voudrait au Royaume-Uni (son dernier voyage remonte à 1996).

40 Au final, l’empreinte du local reste omniprésente et les citadins vivent, de fait, une mondialisation partielle. La mondialisation ignorée impose une autre vision du local. La mondialisation ignorée ou le local exalté

41 Les perceptions de la mondialisation témoignent ici d’une forme d’interrogation voire d’étrangeté vis-à-vis du processus. La mondialisation se lit moins concrètement dans les pratiques au quotidien. La conscience du système Monde est incomplète, brouillée, ce qui s’explique autant par un manque d’éducation que par le statut socio-économique des habitants. La méconnaissance, parfois l’ignorance des composantes ou des tenants et aboutissants du processus, aboutit à une forme d’aliénation dans laquelle l’individu devient, non pas étranger à lui-même, mais étranger au monde qui l’entoure.

42 L.M. a 65 ans et tient, avec son fils, une petite boutique dans Kisutu, un des quartiers indiens qui jouxte le centre-ville (fig. 2). Arrivée à Dar es Salaam après la révolution de Zanzibar en 1964, ses parents ne peuvent l’envoyer à l’école. Elle parle donc un kiswahili basique et ne connaît pas l’anglais ; l’hindi reste la langue qu’elle utilise au quotidien.

43 Sa connaissance du monde correspond à celle de la ville : une vision partielle et limitée. Ses pratiques se circonscrivent souvent au quartier de Kisutu où elle travaille et réside. Elle ne sort que très rarement de sa quotidienneté routinière, ses dispositions financières ne le lui permettent d’ailleurs guère : « I stay at home so I don’t know what is happening around the city », « I remain here because I have no money 11 ». Pour elle, les changements qu’a connus la ville se limitent à la hausse des prix et à la construction de routes asphaltées, des considérations très matérielles et qui touchent la vie, sa vie de tous les jours. Sans télévision et écoutant peu la radio, L.M. n’a jamais entendu parler des mots « mondialisation » et « Internet ». Elle déclare par ailleurs ne s’être jamais rendue dans un supermarché. Elle vit aujourd’hui dans un monde qui n’existe plus, évolue entre sa maison et sa boutique, avec sa famille et la communauté qui parle sa langue.

44 Certains parleront des laissés-pour-compte de la mondialisation, qui subissent de plein fouet la modernisation et l’occidentalisation. Dans l’avenir, les individus touchés par la

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mondialisation ignorée seront de plus en plus rares, ne serait-ce qu’en raison de la scolarisation ou de l’expérience quotidienne d’une vie de plus en plus ouverte sur l’extérieur. À l’opposé, on trouve des citadins qui ont complètement intégré le processus. La mondialisation domestiquée 45 Les citadins relevant de cette catégorie maîtrisent la mondialisation : ils peuvent se déplacer sur des métriques extrêmement disparates et selon des moyens variés. Sur place, à Dar es Salaam, ils ont la capacité de choisir leurs modes de vie en y introduisant plus ou moins de culture ou d’éléments du local, ou en privilégiant au contraire un mode de vie empruntant beaucoup au mondial (choix des produits consommés, tenues vestimentaires, activités professionnelles ou récréatives, déplacements, culture, etc.). Une même valeur unit ces habitants : il s’agit de la modernité occidentale et de sa maîtrise. Les usages ne portent pas d’enjeu idéologique mais répondent seulement à un besoin de confort et à des habitudes de vie. De fait, se développent en ville, en plus des lieux phares de la mondialisation, des îlots de modernité complètement intégrés dans le système Monde. Les foyers constituent alors autant d’enclaves à Dar es Salaam, connectés, branchés en continu sur le monde, tout comme les centres commerciaux récents (il en existe une dizaine en 2006) ou le hubs international qu’est l’aéroport : Dar es Salaam, desservie par des liaisons aériennes plus sûres et plus régulières, se trouve plus facilement connectée avec le reste du monde (fig. 2).

46 La vie de R. est tout à fait représentative de ce schéma. D’origine indienne, lui et sa famille ont fui l’Ouganda et la dictature d’Amin Dada. Issu d’une famille aisée et traditionnelle indo- musulmane, son « chez-lui » est Dar es Salaam, où il mène une vie semblable à celle des expatriés. Sa vie est largement ancrée à Dar es Salaam mais ses réseaux le transportent de par le monde. Ces pratiques sont largement réticulaires. Travaillant dans le secteur informatique, il est en relation constante avec le monde extérieur et utilise les opportunités offertes par la mondialisation. Marié à une diplomate finlandaise, il se rend régulièrement en Europe, pour des raisons familiales ou professionnelles (il possède une entreprise à Londres). Par ailleurs, une partie de sa famille a émigré et vit maintenant au Canada. Il se déplace donc suivant ses différents réseaux, tout en gardant un pied et une attache forte en ville. Ses relations dépassent le simple cadre de la communauté indienne dans laquelle il évolue, sa mobilité fait désormais partie de sa vie, la multiplicité de ses points de repères identitaires est, sinon gérée, au moins intégrée.

47 Les personnes relevant de la mondialisation domestiquée ont conscience de la position qu’ils ont à Dar es Salaam et de celle qu’ils ont dans le monde : des potentialités très fortes et ouvertes de mobilité et de maîtrise des lieux. À la différence de la mondialisation vécue par procuration, l’utilisation des nouveaux moyens et technologies pour maîtriser l’articulation des échelles et des temporalités est effective.

48 « La mondialisation malgré tout » n’implique donc pas toujours, loin de là, l’idée d’un processus lourdement subi. Les stratégies et les dynamiques des différents acteurs vis- à-vis de ce dernier se retrouvent au niveau local, à Dar es Salaam. La mondialisation envers et contre tout : stratégies et dynamiques actuelles des acteurs face au processus

49 Au-delà de la typologie que nous avons proposée, la mondialisation, déclinée en un processus, des états (c’est-à-dire des mondialités différentes) et des idéologies, implique une multitude de pratiques. De fait, Dar es Salaam est ainsi le théâtre d’enjeux

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différents, divergents parfois, donnant lieu à des dynamiques et des stratégies différenciées. Un processus instrumentalisé 50 À Dar es Salaam, la diversité des acteurs de la mondialisation en présence permet, en quelque sorte, d’instrumentaliser le processus. Municipalité, OI, ONG, citadins engagés dans des CBO’s (Community Based Organisations), dans une moindre mesure, cherchent souvent à tirer profit du processus.

51 En 2000 par exemple, le Dar es Salaam City Council (mairie) refonde totalement sa réorganisation. Il ne s’agit pas là d’une décision émanant des fonctionnaires locaux ou du pouvoir central mais plutôt de l’adéquation de la municipalité aux règles fixées par les grandes OI concernant notamment l’application de la gouvernance. On pourrait alors penser à une imposition de normes et de pratiques mais les fonctionnaires rencontrés semblent tout à la fois conscients du processus mais également plutôt satisfaits de ces changements. Dans les faits, cela se traduit de façon positive puisque les locaux ont été rénovés et que la Banque mondiale a fourni du matériel informatique qui facilite non seulement le travail au quotidien, mais aussi l’efficacité des fonctionnaires (aucun ordinateur, photocopieuse ou imprimante ou 1998 par exemple). Par ailleurs, la municipalité a également conscience que la conformité à ce programme bénéficie, à terme, à la population, au travers des programmes menés en commun avec les OI et les grandes ONG. Le projet Cities Alliance (mené entre autre par les Nations unies) a pour objectif principal l’éradication des bidonvilles. Il fonctionne, certes, sur la base de poncifs tels que le développement durable et la participation des habitants des quartiers concernés mais il permet de lutter contre la pauvreté lorsque les pouvoirs locaux n’ont que très peu de moyens.

52 À Dar es Salaam, les acteurs de la gouvernance mondiale (Nations unies, Banque mondiale, FMI) travaillent sur les mêmes territoires que les acteurs des contre-pouvoirs de la mondialisation capitaliste. Moins qu’un travail en commun, il s’agit souvent d’une instrumentalisation qui sert à couvrir des intérêts divers. Au nom de la démocratie participative (et de la réalisation d’économies budgétaires), les OI exhortent les municipalités qui composent Dar es Salaam de se décharger de certains services urbains, ce qui leur permet de minorer leurs dépenses. L’institutionnalisation des ONG dans la gestion urbaine est donc acceptée et même conseillée par le gouvernement tanzanien, dans un contexte de désengagement, mais surtout d’affaiblissement de l’État, souvent délégitimé par les privatisations et les libéralisations récemment effectuées. Un journaliste du quotidien The Guardian écrit ainsi « the government will cooperate with NGOs, the private sector, civil society organisations and Community Based Organisations (CBO) in the formulation of development strategies 12 ». Certaines de ces ONG (locales ou internationales) reçoivent parfois des fonds de la Banque mondiale alors même qu’elles remettent en question certains fondements idéologiques. Se met ainsi en place un cercle vertueux (?)/vicieux (?) d’instrumentalisation réciproque. Conscients de ce schéma, certains habitants créent des ONG afin de recevoir des financements de l’État ou des OI. La situation pourrait, à terme, aboutir à un modèle de développement participatif sans grande spontanéité.

53 A contrario et a priori, les fonctionnaires se sont vite approprié les valeurs et les projets venus d’en haut. Au vu des entretiens, des observations, du temps passé en ville et au sein du City Council, ces derniers parlent bien de coopération plus que d’imposition, le

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vocabulaire même, évolue : on ne parle plus de « donors » mais bien de « partners » pour évoquer les aides venues de l’extérieur.

54 Il existe donc plusieurs volontés qui ne fonctionnent pas toujours ensemble. Le tout s’opère dans un mouvement d’aller-retour entre les citadins, les OI, les acteurs privés et les municipalités. Les normes des uns sont acceptées par défaut, certaines autres détournées, d’autres encore, ne sont que des façades permettant de mener à bien des programmes peut-être éloignés des grandes lignes directrices. Les acteurs de l’instrumentalisation du pouvoir n’appartiennent pas toujours aux sphères les plus hautes, les citadins eux-mêmes utilisent les codes et les modes de fonctionnement des bailleurs de fonds. J.‑P. Chauveau, M. Le Pape et P.-P. de Sardan parlent en ce sens de « logique de manipulation et d’instrumentalisation réciproques » (Winter, 2001, p. 156). Les citadins interviennent par ailleurs largement dans une dynamique de réinvention ou de réappropriation de la mondialisation. Un processus réinvesti 55 À l’instar de J.-L. Piermay, qui, dans un article de 2002, montrait comment les citadins participaient sans cesse à « l’invention de la ville », les habitants de Dar es Salaam réinvestissent et, dans une certaine mesure, réinventent au quotidien la mondialisation.

56 Nous l’avons vu, le processus semble plutôt reçu de l’extérieur : la capitale économique de la Tanzanie n’est pas un pôle où se forment et se forgent les modes, les tendances ou les innovations à l’échelle mondiale (en termes de technique, de culture, de médias, etc.), comme cela peut être le cas pour les villes mondiales. Loin d’être considérée comme un processus reçu en bloc, la mondialisation « arrive » à Dar es Salaam et se trouve considérablement modifiée par le filtre de l’urbanité et des pratiques locales. Ce filtre (composé par la culture swahilie, l’histoire de la ville et du pays, la composition de la population, etc.) transforme donc le processus et en ce sens, le réinvente.

57 Ainsi en est-il pour une partie de la population qui constitue d’ailleurs la majorité des citadins de Dar es Salaam : les jeunes. De plus en plus souvent et facilement, ces derniers arrivent parfaitement à jouer de la globalisation, entremêlant les effets et les composantes de la mondialisation avec la culture locale. Depuis quelques années maintenant, la musique Bongo Flavour inonde les radios tanzaniennes et connaît un vif succès. Il s’agit d’un style musical empruntant au rap et au R&B (influence de la culture américaine) alors que les textes sont écrits et chantés en kiswahili. Il tient son appellation du surnom donné par les jeunes à Dar es Salaam : « Bongoland ». En effet, pour réussir dans cette ville, il faut savoir utiliser son intelligence et sa ruse : « bongo » en kiswahili signifie en effet « cerveau ». Les morceaux relatent la vie quotidienne à Dar es Salaam en évoquant les moments forts et les lieux cultes de l’urbanité à Dar es Salaam, ou pointant au contraire du doigt des situations de malaise. Ainsi, la chanson Masimela 13, composée par le groupe Living With Purpose, évoque-t-elle le problème de l’émigration clandestine alors que Sharifah, écrite par Abdul Slikes, aborde les problèmes liés au SIDA.

58 Masimela (extraits) « Homme blanc en Europe tu m’appelleras clandestin/Mon fils mon neveu à Dar je n’ai rien » « Prendre le large jusqu’en Italie c’est tout aussi facile que pleurer sur sa vie/Marins de fortune tous à bord, toi qui restes planté tard à glander à l’entrée de la baie de Dar »

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59 Sharifah (extraits) « À Sharifah il fallut qu’sur les trottoirs ell’s prostitue/Rue Ohio 14 elle s’est vendue, Rue Ohio elle se vendait » « Amis c’est dur de penser que Sharifah est de l’autre côté »

60 Par ailleurs, le rêve américain, du moins ce qu’ils en perçoivent, semble concomitant de la mondialisation à Dar es Salaam. Il est intéressant de voir comment les États-Unis, que les jeunes appellent pour la plupart et simplement « America », représentent un véritable Eldorado (« all I dream of are found there » ou « it is a place where dreams come true » déclarent ainsi deux élèves du secondaire). L’hégémonie de ce pays n’est plus à confirmer et, dans un contexte de mondialisation, la place qu’il prend à Dar es Salaam est très importante, dans les modes de consommer, de penser aussi. Ceci est assez paradoxal dans la mesure où l’on adore autant qu’on exècre ce pays et sa mentalité, où l’on critique l’uniformisation culturelle en même temps qu’on cherche à imiter les pratiques des personnalités mondialement connues. Cependant, « l’unification des mœurs n’est souvent que superficielle, l’adoption des jeans et du Coca-Cola peut aller de pair avec une défense virulente de maints particularismes » (d’Iribarne, 1998, p. 5).

61 La mondialisation à Dar es Salaam n’est pas seulement américanisation ni occidentalisation, loin s’en faut, elle donne par exemple une force nouvelle à l’indianité (multiplication des voyages vers sa terre d’origine pour les Tanzaniens d’origine indienne, cinéma avec films Bollywood, chaînes câblées indiennes, etc.) ou de la vigueur à la culture musulmane.

62 Nous pouvons donner un deuxième et dernier exemple en se penchant sur les jeux et enjeux planant autour des médias. Aujourd’hui conscients et témoins de l’existence et de la matérialité du système Monde, les citadins s’intéressent de plus en plus aux interactions qui lient l’humanité grâce et au travers des NTIC. On pleure, on rit et on s’émeut en même temps, comme lors de la Coupe de Monde de football de 2004. Pour les Tanzaniens, dont le pays n’était pas représenté, la Coupe du monde participe à créer un sentiment fort « d’être ensemble ». Les individus assistant à la diffusion de matchs oubliaient leur propre identité et deux grandes nationalités émergeaient finalement : celles des deux équipes qui s’affrontaient. Les allégeances des supporters se basaient sur des critères aussi bien irrationnels (imaginaires, ouï-dire) que réfléchis (famille ou amis vivant dans tel pays, expérience dans tel autre ou plaisir du jeu). Au-delà de l’équipe ou d’un joueur, les enjeux de la coupe du monde devenaient parfois l’exutoire de positionnements politiques ou économiques.

63 À travers cette compétition sportive, les imaginaires se développent. De nombreux garçons voient aujourd’hui, dans le football, un moyen facile d’échapper à une réalité quotidienne souvent difficile. Les footballeurs internationaux deviennent ainsi des modèles de réussite comme en témoignent les peintures murales réalisées en ville (photos n° 1 et 2). Dans un autre registre, c’est en regardant attentivement la composition de l’équipe de France qu’un fonctionnaire a conclu que le pays était fondamentalement ouvert et non raciste. Parti du constat que de nombreuses personnes noires jouaient parmi « les Bleus », ce monsieur me félicitait d’être citoyenne d’une telle nation. L’imaginaire, les représentations se développent donc à l’occasion de ces événements de portée mondiale. Arjun Appadurai montre comment le rôle des médias bouleverse le rôle de l’imagination en permettant de s’inventer des mondes à soi ainsi que des imaginaires collectifs (Appaduraï, 1996). Les impacts de la

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télévision facilitent les associations d’images et de symboles : souvent « coincés » à Dar es Salaam, les individus se forgent une image du monde à travers les informations qu’ils reçoivent sur place. Au final, la plupart des habitants de Dar es Salaam ont vécu la Coupe du monde comme un événement festif. Durant quelques semaines, un réel sentiment d’être ensemble et de partage a vu le jour, une sorte d’effervescence mondiale qui a aussi touché les Tanzaniens. Un processus subi malgré tout ? « Dar es Salaam semble avoir été oubliée du monde. Qui connaît Dar ? Ici point de guerre ni de dictature, les médias internationaux ne posent pas les yeux sur un havre de paix. » (Noy F., Mlenzi K. et Simbeye F.W., 2001)

64 Ville marginalisée à l’échelle planétaire, la mondialisation semble se diffuser surtout « par le haut », laissant au final l’impression d’un processus subi.

65 Pour autant, les acteurs de la mondialisation ne sont pas seulement ceux qui la diffusent mais aussi ceux qui la modèlent et la transforment.

66 Les processus d’appropriation sont ainsi multiples, peut-être même aussi nombreux que les 3 millions d’habitants qui forment Dar es Salaam : entre hybridation, appropriation, réinvestissement et parfois réinvention, les dynamiques actuellement en cours témoignent de la forte vitalité des Darois face à un processus largement impulsé de l’extérieur. S’intéresser aux habitants et non à la mondialisation en elle- même permet ainsi de passer « de la mondialisation entendue comme modèle unique vers la diversité des pratiques locales » (Panhuis et Zaoual, 2000, p. 15).

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NOTES

1.Terme . d’O. Dollfus « consacré » dans l’introduction du tome Mondes nouveaux de la Géographie universelle (1990). 2.L’Afrique . participe pour 2 % aux exportations mondiales (The Guardian, June 1, 2004). 3.« Le . socialisme Ujamaa (de la Djamaa arabe qui évoque la communauté, la solidarité, est construit (…) par le recours aux valeurs africaines néanmoins épurées de ses faiblesses par l’éducation et le progrès technique » (Géographie Universelle, Les Afriques au Sud du Sahara, 1994, p. 343). Parmi les projets et programmes réalisés, les autorités prônent l’autosuffisance, mettent en place des programmes d’alphabétisation pour adulte ou de villagisation massive. 4.Site . Internet du FMI. 5.Interview . de juillet 2002. 6.Note sur . la communauté française, ambassade de France en Tanzanie, 2001.

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7.Le . kiswahili est la langue officielle de la Tanzanie. Elle est l’expression, sinon d’une mondialisation par le boutre, au moins d’un syncrétisme entre les mondes arabes, indiens et est africain qui sont entrés en contact dès le XIIIe siècle par le biais du commerce autour de l’océan Indien. 8. .A Fair Globalisation, disponible sur www.ilo.org/wcsdg. Les conclusions exhortent les différentes puissances et pays à construire une mondialisation juste : « a need for a more fair and inclusive globalization » (Mkapa, 2004), surtout envers le continent africain, avec un souci de créer des opportunités pour tous. Elles dénoncent aussi les aspects négatifs du processus mondial telles que les inégalités Nord/Sud. 9.Entretien . du 22/07/03. 10. .Le Petit Robert, 2000. 11.Interview . du 25/06/03, traduit de l’hindi en anglais par une tierce personne présente lors de l’entretien. 12. .The Guardian, n° 2 389, 27/07/02. 13. .Masimela signifie en kiswahili « volontaires pour émigrer illégalement ». 14. .Ohio Street est une des rues principales du centre-ville.

RÉSUMÉS

En tant que capitale économique de la Tanzanie, Dar es Salaam compose avec une multitude d’acteurs (acteurs du politique, économiques ou citadins aux statuts socio-économiques très différenciés). Ces derniers appréhendent la mondialisation de façons différentes, la modèlent et fabriquent sur place de la mondialité, créatrice de nouveaux espaces et de nouveaux lieux. Cet article se propose d’étudier les dynamiques locales de la mondialisation dans une périphérie du monde.

Who builds and modelizes the process at the world’s periphery? The actors of globalization in a city outside the World system. As the economic capital of Tanzania, Dar es Salaam reunites a vast number of different players (political or economic players, city dwellers of different socio- economic status). They approach globalization in their own unique ways thus reshaping and reproducing a local form of it, creating new practices and remodelling the city. The aim of this article is to study the local dynamics of globalization in a periphery of the World system.

INDEX

Keywords : Dar es Salaam, globalization, local dynamics, players, Tanzania, urban practices Mots-clés : acteurs, mondialisation, pratiques urbaines, stratégies locales, Tanzanie

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AUTEUR

CÉCILE ROY ATER, UFR Géographie et Aménagement Louis Papy Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 ; Ades-Dymset, CNRS, [email protected]

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Hollywood mondialise-t-il le regard ? Lorsque le cinéma américain nous donne à lire l’espace Monde

Valérie Kociemba

1 L’industrie hollywoodienne du cinéma lors de sa création a calqué ses méthodes de production sur le modèle économique dominant : le capitalisme de type fordiste. À l’aube du XXIe siècle, elle s’est tout naturellement appropriée la logique économique de la mondialisation libérale. Elle pallie les risques d’échec commerciaux sur son espace national par la conquête de marchés extérieurs, tendant à provoquer ainsi une hégémonie culturelle. La logique économique de la mondialisation permet également de réduire les coûts colossaux des grandes productions en délocalisant les lieux de tournage, en créant la runaway production (« production expatriée ») ( Harvey, 2005). Ainsi, la Roumanie ou la République tchèque sont-elles les bénéficiaires de cette nouvelle division du travail, totalement indépendante des lieux décrits dans les scenarii ; les producteurs utilisent, pour les emplois techniques et les figurants, de la main- d’œuvre locale, alors que les emplois qualifiés (scénariste, metteur en scène, acteur…) sont toujours concentrés à Los Angeles. Par exemple, le tournage du Tour du Monde en 80 jours 1 a répondu à cette logique. Les scènes du film ont en effet été tournées dans deux seuls lieux : en Thaïlande comme substitut de la Chine et de l’Inde, puis Berlin a été choisi pour remplacer Paris et l’Angleterre victorienne.

2 L’Amérique, et plus particulièrement Hollywood, reste malgré cette nouvelle logique économique le point focal du cinéma mondial, le lieu vers où converge l’attention des cinéphiles tant par la variété que par le nombre et la qualité de ses productions. Nous proposons d’analyser quelques films récents 2 :

3 Le tour du monde en 80 jours, d’après le roman de J. Verne qui raconte le voyage épique de Phileas Fogg,The Lord of War, sur le commerce des armes, The Constant Gardener, adaptation cinématographique de La Constance du jardinier, un roman signé John Le Carré, publié en 2000, qui traite du lobbying pharmaceutique en Afrique, Babel qui nous conte sous forme d’une parabole dramatique trois destins simultanés et Blood Diamond, sur l’exploitation et le trafic du diamant sous fond de guerre civile en Sierra Leone.

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4 Les films choisis en nous proposant des entrées thématiques relatives à la mondialisation, tracent, chacun à leur manière, une géographie de l’espace Monde. Cet article propose une lecture successive des différentes œuvres cinématographiques puis tente d’analyser comment ce cinéma, qui participe à la mondialisation, se prononce sur le processus et peut nous donner à lire l’espace Monde. Le tour du Monde en 80 jours, où l’aventure en ballon permet le bouclage de l’espace Monde

5 En 2003, Hollywood a produit une nouvelle version de l’adaptation du Tour du monde en 80 jours de J. Verne avec J. Chan comme acteur principal. La productrice Phyllis Alia présente le film comme : « … une grande aventure, une comédie hilarante, une histoire d’amour, un film d’arts martiaux et une fantaisie de haut vol qui s’adresse aux gosses autant qu’aux adultes. J’aime ce film parce qu’il est magique, qu’il vous fait parcourir de nouveaux pays, découvrir de nouvelles cultures, traverser l’Inde, la Chine et toutes sortes de sites exotiques qu’on ne peut voir que dans les documentaires de National Geographic. Le tout forme un fabuleux spectacle 3. »

6 Ce film se révèle être un bon point de départ pour notre observation cinématographique de la mondialisation. Il la replace dans une perspective historique et nous permet de prendre conscience que la réflexion sur l’espace monde est ancienne et n’est pas l’apanage des géographes actuels puisque J. Verne (ici remis au goût du jour par le cinéma) en a produit un bel exemple dans son roman 4.

7 Le Tour du monde en 80 jours est pur divertissement et offre une approche renouvelée de ce qui peut être considéré comme une tentative « d’aplanissement » du monde ». Fidèle à l’esprit de J. Verne (Verne, 1988), il propose un premier bouclage de l’espace Monde. La notion de bouclage est à prendre au sens figuré, Philéas Fogg lors de son voyage forme une boucle tout autour du monde, de ce fait il « clôt » en quelque sorte le monde et maîtrise sa rotondité.

8 De plus la route linéaire de Philéas Fogg est parfaitement inscrite dans les limites de l’empire colonial britannique 5 à la fin du XIXe siècle, reflétant ainsi pour le spectateur contemporain la logique d’une mondialisation passée. Déjà certains attributs de la mondialisation actuelle se dessinent : l’espace Monde est polarisé par Londres, point de départ et de retour du voyage, lieu de culture et de connaissance, notamment géographique 6. Le monde est le cadre de tensions, de rivalités et de domination, son fonctionnement comme système est intiment lié à des révolutions techniques et technologiques (ici la révolution des transports).

9 En contrepoint du Tour du Monde en 80 jours, les autres films nous présentent une vision beaucoup moins souriante et beaucoup plus problématisée de la mondialisation. Ainsi par exemple dans The Lord of War le recensement des régions où Yuri Orlov (N. Cage) vend ses armes offre un tout autre bouclage de l’espace Monde, un bouclage lié à l’universalité de la guerre et de la violence. The Lord of War, quand les armes permettent de dominer l’espace

10 Dans The Lord of War la première partie du film se déroule lors de la Guerre froide, mais l’organisation géopolitique actuelle est visible dans la deuxième moitié du film, après une scène où Nicolas Cage, alias Yuri Orlov, regarde la destruction du Mur de Berlin (le 3 octobre 1990) à la télévision dans son luxueux appartement new-yorkais. Cette destruction est pour lui un grand moment de joie, parce qu’il pressent le début de ce qu’il nomme lui-même plus tard « l’âge d’or » du trafic d’armes. En effet, pour ce

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commerce illégal comme pour l’ensemble des commerces légaux, l’ouverture du bloc de l’Est va permettre l’intensification des échanges. Ainsi, en Russie, les échanges internationaux (exportations plus importations) sont passés de 36 à 59 % du Produit Intérieur Brut (PIB) depuis 1990 par rapport à 2007, ce qui représente une augmentation de plus de 50 % du taux de pénétration commerciale de l’économie. Dans d’autres anciens pays du Pacte de Varsovie, l’augmentation est encore plus importante, notamment en Ukraine où le taux est passé de 53 à 100 %. L’Ukraine, pays d’origine de la famille de Yuri, devient d’ailleurs son principal fournisseur d’armes. La situation politique chaotique et la présence d’une ex-nomenklatura militaire avide de gain permettent à Yuri d’acheter à prix bas les armes de poing les plus recherchées dans le monde : les kalachnikovs. La présence de l’Ukraine et des ex-pays soviétiques sur la scène internationale du trafic d’armes est toujours une réalité comme en témoigne une enquête récente d’Oxfam (« Les munitions… », 2006) : « En outre, on sait qu’il existe de vastes stocks de munitions, surtout en Europe de l’Est. Des centaines de millions de pièces de munitions ont été transférées de ces stocks vers des zones de conflit par l’intermédiaire d’un réseau mondial de trafiquants d’armes et de courtiers en armement. Selon les statistiques recueillies par les Nations unies, l’Ukraine et la Biélorussie disposeraient à eux seuls de stocks de quelque trois millions de tonnes de munitions excédentaires… »

11 Ce film met en scène une géographie de l’espace Monde à travers le trafic d’armes : • un centre donneur d’ordre : New York, avec le déplacement du lieu de résidence de Yuri du quartier russophone juif de Little Odessa dans Coney Island vers un des cœurs de l’archipel mondial mégapolitain Manhattan. Ce déplacement illustre son ascension sociale. Néanmoins son bureau est symboliquement dans un conteneur sur le port de New York, lieu de transit, ouvert aux flux et à l’abri des regards. On peut mettre la déterritorialisation symbolique de son « bureau » en relation avec le caractère extraterritorial de ses comptes en banque et le caractère illicite et masqué de son activité. • des centres pourvoyeurs d’armes : leur situation géographique évolue en faveur de la géopolitique et de l’existence de stocks d’armes d’occasion. Ainsi apparaissent Beyrouth au Liban (1984 7), l’Ukraine, la Bulgarie, la Hongrie et la Pologne à partir de 1990. • enfin, les espaces périphériques récepteurs des flux d’armes.

12 The Lord of War fait converger, la majorité des flux d’armes sur le continent africain. Un continent africain dépecé par les guerres civiles 8, et cette situation géopolitique est symboliquement représentée lors de la scène où un Boeing est démantelé par les pillards en une nuit. Le portrait donné de l’Afrique met en relief ses blessures, sa pauvreté mais également l’exploitation de son malheur par les trafiquants d’armes, complices des dictateurs locaux. Nous pouvons souligner que le réalisateur en ancrant sa fiction dans la réalité fait œuvre de militance contre le trafic d’armes : le rôle trouble de l’État américain (gendarme et complice du trafic) n’est d’ailleurs pas éludé et donne une illustration démonstrative (bien que partielle puisque c’est le continent africain qui est mis en relief) de la géographie et du fonctionnement des flux illégaux dans le cadre de la mondialisation. The Constant Gardener, quand les médicaments tuent aussi sûrement que les armes

13 L’action de The Constant Gardener se situe au Kenya dans une région reculée du Nord (où les scènes du film ont d’ailleurs été tournées). Le personnage central de l’histoire, Tessa Quayle, s’inspire d’un personnage vrai 9, Yvette Pierpaoli. Tessa Quayle est une brillante avocate militante retrouvée sauvagement assassinée avec un ami médecin africain, le docteur Arnold Bluhm. Son mari, Justin Quayle, diplomate anglais, affecté au Haut

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Commissariat britannique 10 à Nairobi au Kenya, décide d’enquêter sur sa mort. Son enquête le mène vers un scandale mis en lumière par son épouse. Tessa, scandalisée par la misère, était une militante dans le cadre d’organisation non gouvernementale (ONG). Elle avait dénoncé divers scandales auprès de ministères britanniques, notamment la responsabilité d’une société pharmaceutique dans des essais thérapeutiques d’un médicament contre la tuberculose, pratiqués sur les populations les plus pauvres. Ce film met en cause les firmes internationales pharmaceutiques11 qui sont accusées d’utiliser à titre expérimental sur la population africaine des médicaments dont l’innocuité n’est pas prouvée. Les médicaments tuent ici aussi sûrement que les armes de Yuri dans The Lord of War.

14 Le destin de l’Afrique est aussi soumis au cynisme des puissances américaines et européennes. Les lieux cités dans la narration, outre le Kenya, sont le Canada (Winnipeg au Manitoba où se situe le laboratoire de la firme pharmaceutique the KDH lab), Londres où se déroulent les scènes à connotation politique, et enfin Berlin lieu des bureaux de l’ONG qui aide Tessa dans la dénonciation du scandale. Les relations entre ces lieux illustrent une organisation classique en centre et périphérie. L’Afrique espace périphérique apparaît comme soumise, manipulée par l’action du centre ici matérialisé par la firme pharmaceutique. L’aide, l’espoir sont également dépendants de l’extérieur, il est présent dans le personnage de Tessa Quayle et dans les ONG actives tout au long du film… L’attitude du gouvernement kenyan est également marquée du sceau de la dépendance puisqu’il est obligé d’autoriser les essais médicaux à grande échelle sur sa population afin qu’en échange les firmes pharmaceutiques prennent en charge la couverture médicale de sa population. Blood Diamond, portrait militant d’une Afrique exploitée

15 L’action de Blood Diamond se situe en Sierra Leone dans les années 1990 lors de la guerre civile 12 menée notamment par des enfants-soldats obéissant à des mercenaires (dont les motivations sous couvert de thèses pseudo-révolutionnaires consistent essentiellement à se partager les richesses naturelles en diamant du pays). Dans ce pays déchiré, un simple pêcheur (Solomon Vandy/Djimon Hounsou), une journaliste américaine (Maddy Bowen/Jennifer Connelly) et un mercenaire, né en Rhodésie, trafiquant de diamants à ses heures (Danny Archer/Leonardo di Caprio) font équipe pour retrouver un diamant, enterré au milieu du pays. De cette collaboration forcée, chacun espère tirer profit : le pêcheur espère retrouver sa famille grâce à l’aide du mercenaire ; la journaliste compte avoir de la part de D. Archer des informations afin de démontrer la collusion entre la firme militaire privée sud-africaine qui l’emploie et les multinationales du diamant ; le mercenaire, quant à lui, envisage de vendre la pierre précieuse pour rembourser ses dettes et quitter le continent.

16 Les lieux du film retracent la route des diamants de sang et donc d’une certaine manière une des logiques de l’organisation de l’espace Monde. Extraits en Sierra Leone, ils passent en contrebande au Liberia pour contourner les interdits internationaux pesant sur la Sierra Leone, transitent par les Pays-Bas (à Anvers) et le Royaume-Uni (Londres), centres historiques du commerce de diamant, sont transformés dans les ateliers de joailliers en Inde pour les plus petits et finissent transformés en bijoux aux États-Unis, au Japon ou en Europe 13.

17 Avec l’exploitation du diamant et les problèmes politiques inhérents, l’Afrique se trouve au cœur de l’espace Monde, à la fois dans une temporalité pluriséculaire (depuis la grande période de l’empire britannique au XIXe siècle) et dans une temporalité plus

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courte liée à la conjoncture géopolitique actuelle. Contrairement à la situation décrite dans The Lord of War, elle initie un flux majeur et structurant de l’espace Monde : ainsi le trajet des pierres est-il inverse à celui de la balle du fusil vendu par Yuri Orlov.

18 Le diamant peut être considéré comme la pierre angulaire de « nombreuses ondes sous- tendant la mondialité » 14 : onde économique bien sûr (lieu de production dont dépendent les plaques tournantes commerciales, Londres et Anvers, et les lieux de taille, Anvers et l’Inde), onde politique (puisqu’il est la cause des conflits locaux, de l’intervention militaire de puissances externes et surtout de la création du processus de Kimberley 15), mais également onde « culturelle » (dans la mesure où l’achat des bijoux en diamant est entré dans les pratiques culturelles 16 des pays riches et que la mise en exergue de l’existence des diamants de sang tend à légèrement faire évoluer l’opinion américaine – notamment américaine – vis-à-vis de leur origine). Babel ou la tentative de parabole cinématographique de la mondialisation

19 Dans Babel, Alejandro González Inárritu nous propose une lecture symbolique de l’espace Monde. Il tente par une parabole cinématographique de matérialiser la contraction de l’espace et du temps, et les contradictions de la mondialisation qui unifie autant qu’elles ne divisent.

20 Le titre symbolise cela puisque, dans la Genèse 17, Babel est à la fois le lieu de l’unification et de la dispersion. Dans le film la dispersion est présente à travers les trois lieux du scénario : le désert du versant oriental de l’Atlas marocain, la région frontalière américano-mexicaine et la métropole japonaise Tokyo ; mais l’emboîtement des destins et la narration cinématographique nous montrent que la mondialisation a aboli l’éloignement (par les flux touristiques, les flux d’information par exemple) et a amplifié le syndrome du battement de l’aile de papillon 18. Pourtant l’auteur rappelle à travers ses personnages la malédiction initiale, la fragmentation de l’espace, l’isolement qui résiste à la globalisation. Ainsi malgré la toute puissance américaine, Brad Pitt et Cate Blanchet se trouvent isolés, attendant de manière interminable les secours (attente d’ailleurs amplifiée par la narration non linéaire du film qui fait perdre au spectateur tout repère chronologique). Mais l’ultime isolement présenté se situe dans l’intimité des personnages. De manière très démonstrative, Alejandro González Inárritu nous montre que ce sont les personnages socialement nantis qui souffrent le plus de l’incommunicabilité et de l’égoïsme (le couple d’Américains, et le père et la fille japonais), alors que la force du groupe et la chaleur humaine sont visibles au sein de la communauté marocaine, et plus encore de la famille mexicaine.

21 Alejandro González Inárritu nous présente un monde bien sombre, un monde où les bonnes intentions se transforment en catastrophe : le fusil offert pour chasser par le touriste japonais au guide marocain devient d’abord jeu entre les mains de ses enfants pour se transformer enfin en objet de mort avec le tir sur l’Américaine. Le voyage improvisé de la nounou mexicaine avec les enfants américains est d’abord une fête, mais vire au cauchemar dans le désert du Rio Grande. Enfin derrière l’universalité des échanges persistent des grilles de lecture culturelles, voire racistes, qui font obligatoirement d’un Maghrébin un terroriste, et de la nounou mexicaine une immigrée clandestine.

22 Babel nous décrit un monde globalisé où plusieurs espaces sont présents, et leur interdépendance est soulignée ; néanmoins aucune hiérarchie, ni organisation en centre et périphérie, n’est établie entre eux. Par contre, dans The Lord of War, The Constant Gardener, Blood Diamond, une logique spatiale hiérarchisée apparaît.

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Le continent africain, cœur de la mondialisation vue par Hollywood 23 Le cinéma hollywoodien grâce à sa puissance de diffusion à travers les œuvres dont nous avons parlé fait un focus sur la géographie du continent africain. Les films proposent une lecture du continent très ancrée dans la réalité, même si les ellipses narratives et autres procédés visant à provoquer l’émotion ne permettent pas toujours une exhaustivité dans les situations géopolitiques décrites. Ainsi, par exemple, dans Blood Diamond, la situation géopolitique régionale est évacuée, et le rôle du Liban dans le commerce absent (Lanshana, 2002), afin de ne pas – peut-on penser – alourdir l’intrigue.

24 Le soin apporté à la restitution des décors amplifie cette impression de réalité. Dans Blood Diamond, réalisé au Mozambique et en Afrique du Sud, des plans ont été tournés à Freetown et dans les environs, mais certaines collines sierra-léonaises ont été numériquement raccordées aux bidonvilles de Maputo pour donner à l’ensemble un côté très réaliste, à la limite du documentaire.

25 Au-delà de la réflexion possible sur la place de l’Afrique dans la mondialisation, c’est l’image de la mondialisation et de ses effets qui est mise en lumière à travers la représentation de ce continent. Le portrait de l’Afrique se fait de manière cursive tout au long des films, nous permettant de saisir les disparités socio-spatiales de cet espace à travers une approche multiscalaire. L’échelle locale est visible dans les scènes se situant à Freetown et l’échelle continentale, par l’évocation des différences de conditions de vie en Sierra Leone et en l’Afrique du Sud. Nous avons déjà souligné que l’Afrique apparaît comme dominée et en proie à de nombreux malheurs, l’évocation dans de nombreuses scènes de l’action des ONG internationales en est un bon exemple de même que la scène de Blood Diamond dans le camp de réfugié de Forecariah en Guinée 19 (Salomon cherche avec l’aide de la journaliste anglaise sa famille).

26 Il faut aussi insister sur la prégnance de la violence et de la pauvreté exposées dans ces films. La violence est évoquée dans The Lord of War, montrée par contre avec force détails dans les scènes de guerre civile à Freetown dans Blood Diamond. La pauvreté est dépeinte par la scène d’ouverture de The Constant Gardener tournée à Nairobi, dans l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique subsaharienne (Kibéra 20). Mais si la vision d’une Afrique victime de la mondialisation prédomine, poussant les spectateurs à avoir une vision critique sur l’évolution de notre monde, des germes d’espoir sont bien présents. La beauté des paysages africains n’est éludée par aucun des réalisateurs, et il est de même pour les scènes de bien-être familier (dans le village de Salomon au début de Blood Diamond ou dans le bidonville de The Constant Gardener). Ces scènes se posent en contrepoint de la situation socio-économique catastrophique et éclaircissent le sombre tableau dressé du continent. La victoire finale de Salomon dans Blood Diamond vendant son diamant à Londres à la De Beers, rejoint par sa famille et surtout témoignant à la conférence de Kimberley en Afrique du Sud, illustre les espoirs qu’on peut nourrir pour le continent africain. Sa victoire est à mettre en parallèle avec l’assassinat du médecin africain (Dr Arnold Bluhm/Hubert Koundé) dans The Constant Gardener. En effet, ce personnage tente de prendre à bras-le-corps les problèmes de ses compatriotes en travaillant notamment dans le bidonville de Kibera et en dénonçant l’attitude des laboratoires pharmaceutiques ; son assassinat sur le sol africain peut être interprété comme l’échec ou l’incapacité des populations africaines à se prendre en charge. Ces deux personnages représentent deux versions possibles du continent. En quoi le cinéma hollywoodien mondialise-t-il le regard ?

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27 Il est évident que ces films grand public, hormis Le tour du monde en 80 jours, sont des œuvres militantes. Le cinéma hollywoodien mondialise notre regard car il nous propose à travers ses œuvres d’appréhender les problèmes majeurs de l’espace mondialisé. Les choix des sujets et leur traitement renvoient à une vision sombre et critique de la mondialisation. Mais en dehors de The Lord of War où le marchand d’armes américain et les ambiguïtés du gouvernement en matière de trafic d’armes sont clairement exposés, et de Babel où une critique de la politique migratoire est présente (lors de la scène de l’arrestation de la nounou mexicaine à la frontière), le positionnement idéologique de l’État américain est peu développé.

28 La mise en lumière des grands problèmes mondiaux ou du moins de certains d’entre eux 21 permet de sensibiliser les spectateurs à une autre vision du monde plus altruiste où la puissance serait mise au service de l’action humanitaire. Ce parti pris pour l’engagement humanitaire est d’ailleurs clairement revendiqué par les metteurs en scène et par leurs acteurs. Ainsi, pour Blood Diamond, l’ONG britannique Global Witness 22 a joué le rôle de conseiller technique (Hollywood…, 2007) (afin que la fiction reflète le plus possible la réalité), et le film étant recommandé par Amnesty International 23. Néanmoins nous restons dans la droite ligne du cinéma hollywoodien spectaculaire et à gros budgets. Certaines critiques sont d’ailleurs apparues, mettant en parallèle le budget des films avec les budgets des États africains, ne voyant dans la volonté de militance qu’un alibi. Si le positionnement des réalisateurs vis-à-vis de leur œuvre mérite réflexion, quel est celui du géographe vis-à-vis du cinéma, quelle est la valeur ajoutée du cinéma pour eux ?

29 Sur le sujet de l’Afrique dans la mondialisation, que nous donnent à voir les films étudiés ? Une réflexion sur l’organisation de l’espace Monde en centre et périphérie, l’orientation et la nature de flux (touristes, capitaux, armes, matières premières), l’inégalité de richesse entre le Nord et le Sud, le rôle des acteurs de la société civile (journalistes et ONG). Cette liste n’est pas exhaustive mais elle met en lumière que les films intéressent le géographe, non par les phénomènes qu’ils dévoilent mais par la manière dont ils sont traités, ils participent à la construction du sens commun et finalement à la mise en place d’une image « mondiale » de la mondialisation avec ses héros, ses hauts lieux… Le cinéma « reflet de la société, de son rapport à l’espace, de ses imaginaires voire de ses utopies 24 » rapproche le spectateur « d’espaces vécus » lointains et lui donne de quoi alimenter sa réflexion, sa conscience politique.

BIBLIOGRAPHIE

BRUNET R., 2005 – « Aspects de la mondialisation : la révolution du diamant ». Mappemonde, Paris, n° 78.

BRUNET R., 2003 – Le Diamant, un monde en révolution. Paris : Belin, 416 p.

« Conflit (Le) en Sierra Leone : Les Diamants du sang ». Institut Québécois des Hautes études internationales, Bulletin, n° 52, avril 2001.

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DUPUY L., 2002 – Itinéraire d’un Roman initiatique, Le Tour du Monde en 80 jours de J. Verne. Paris : Édition La Clef d’argent.

HARVEY B., 2005 – « Hollywood à l’ère de la production globalisée ». Le Monde diplomatique, Paris, août 2005.

The Essence of chaos. The Jessie and John Danz Lecture Series, University of Washington Press, 1993. (EDWARD N.L., 1972 – Un battement d’aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ? est la traduction française du texte de la conférence).

« Hollywood noircit l’éclat du diamant ». Libération, Paris, mardi 30/01/2007.

LANSHANA G., 2002 – Guerre et paix en Sierra Leone Les diamants, la corruption et la filière libanaise, International Peace Information Service, doc. hors série n° 6.

« Les munitions : le nerf des conflits ». Note d’information d’Oxfam, 15 juin 2006 : http:// www.oxfam.org

VERNE J., 1988 – Le tour du Monde en 80 jours. Paris : éd. Poche 1988 (première édition 1973).

NOTES

1.. Le tour du monde en 80 jours, réalisé par Franck Coraci, produit en 2003 avec Jackie Chan, Steve Coogan. 2.. The Constant Gardener, réalisé par Fernando Meirelles, produit en 2005 avec Ralph Fiennes, Rachel Weisz. The Lord of War, réalisé par A. Nicol, produit en 2005 avec Nicolas Cage, Ethan Hawke, Jared Leto. Babel , réalisé par Alejandro González Inárritu, produit en 2005 avec Brad Pitt, Cate Blanchett. Blood Diamond, réalisé par Edward Zwick, produit en 2006 avec Leonardo DiCaprio, Djimon Hounsou, Jennifer Connelly. 3.. Extrait du site http://www.allocine.fr : « secrets de tournage ». 4.. Comme en témoigne un extrait de la correspondance de J. Verne au sujet du tour « dépeindre le monde entier sous la forme du roman géographique et scientifique » (Verne à Hetzel fils, 1888). Cité dans DUPUY L., 2002. 5.. Dans le roman en parlant de Hong-Kong et concernant Passepartout : « À peu de choses près, c’était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde ». 6.. Dans le roman : « On sait l’intérêt que l’on porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie. […] En effet, un long article paru le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie ». 7.. La (ou les) guerres du Liban se sont déroulées de 1975 à 1989, date de l’accord Taïf, pour une réconciliation nationale ; l’année 1984 présente dans le film est l’année de la fin de la « guerre de la montagne » du Chouf débutée en 1982, fin obtenue par l’intervention des Américains qui bombardent les positions druzes soutenues par les Soviétiques afin d’obtenir un cessez-le-feu. Ce sont d’ailleurs les stocks d’armes mis sous la garde de l’armée américaine que Yuri va revendre dans le film. 8.. Yuri précise d’ailleurs qu’il va en vendre pendant 10 ans afin d’irriguer en armes 32 pays africains, parties prenantes dans 11 conflits. 9.. John Le Carré a dédicacé La Constance du jardinier, livre dont est inspiré le film, à Yvette Pierpaoli, militante et bénévole passionnée. En 1999, Yvette Pierpaoli a été tuée,

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à l’âge de 60 ans, ainsi que deux autres travailleurs bénévoles et leur chauffeur, dans un accident de voiture en Albanie. 10.. Un organisme chargé de contrôler l’action humanitaire en Afrique qu’il représente à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (C.E.D.A.O). 11.. Oxfam-Solidarité est une ONG dont le but est de défendre une autre mondialisation : celle de la solidarité. Sur son site on trouve la critique de ce film qu’elle considère comme très représentatif de la réalité. Aussi Oxfam demande à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de réformer la législation sur les brevets, afin que les gouvernements des pays en voie de développement obtiennent le droit d’acquérir des médicaments vitaux aussi bon marché que possible sans risquer de procédures pénales ou de sanctions commerciales, et à l’industrie pharmaceutique, parmi laquelle on compte des multinationales telles que GlaxoSmithKline et Pfizer, de soutenir les réformes de la réglementation des brevets pour donner accès à des médicaments génériques bon marché aux pays en voie de développement (http:// www.oxfamsol.be/fr). 12.. D’après Le Conflit en Sierra Leone : Les Diamants du sang, la Sierra Leone, a été le théâtre de sanglants affrontements de 1991 à 2002 entre le RUF (Front Révolutionnaire Uni ou Revolutionary United Front) et les forces militaires du gouvernement en place à Freetown, épaulées à partir de 1999 par la MINUSIL (Mission des Nations Unies en Sierra Leone). Cette guerre civile a fait selon les estimations entre 100 000 et 200 000 morts. Plusieurs milliers de personnes ont été mutilées délibérément, notamment par l’amputation des mains pour les empêcher de travailler et surtout de voter. Plus de 2 millions de personnes (le tiers de la population) ont été déplacées. Le conflit en Sierra Leone n’a rien d’ethnique ou de religieux, les objectifs relevant davantage du pillage des ressources naturelles du pays dans un but économique plutôt que politique. Ainsi le contrôle du diamant devient une fin en soi ; la guerre sert d’écran au commerce illicite et très profitable des diamants. Comme le RUF s’arme et s’approvisionne grâce au trafic des diamants du sang, la communauté internationale, afin d’interrompre le conflit, a sécurisé le gouvernement en place par le déploiement d’une force de l’ONU tout en tentant de juguler la contrebande du diamant grâce à la mise en œuvre de mécanismes de contrôle internationaux (qui déboucheront sur le processus de Kimberley). 13.. La géographie du diamant décrite dans le film est en tout point conforme à celle exposée par Roger Brunet (2003 et 2005). 14.. D’après une conférence donnée par D. Retaillé à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 en janvier 2007 : « Le processus de mondialisation ne se diffuse donc pas spatialement selon le modèle connu de la contagion par contact ou par niveau hiérarchique ; c’est un phénomène d’émergence à la mondialité par le croisement « chaotique » d’ondes d’identités culturelles, d’organisations économiques de différents niveaux, de mobilisation politique… ». 15.. Extrait du site officiel : http://mmsd1.mms.nrcan.gc.ca/kimberleyprocess/ intro_f.asp : « En décembre 2000, puis en mars 2002, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté des résolutions co-parrainées par le Canada afin que soit élaboré un programme international de certification des diamants bruts, en vue de resserrer les mesures de contrôle du commerce des diamants et de prévenir l’entrée des diamants de guerre sur les marchés légitimes. » 16.. Comme le souligne R. Brunet. 17.. Genèse 10-10 : La construction de la tour de Babel au centre d’une ville commença peu après le déluge ; ceux qui projetèrent de l’édifier espéraient créer ainsi un centre

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renommé dont les habitants échapperaient au danger de la dispersion. Ce projet, véritable innovation architecturale, ne put cependant aboutir car un châtiment frappa les constructeurs. Instantanément, ils se mirent à parler divers dialectes, et furent obligés de se retirer dans de nouvelles régions, de se disperser, Dieu considérant que, une fois la construction de la tour aboutie, plus rien ne leur serait irréalisable. Dans ce passage de la Bible, nous retrouvons la notion de révolution technique permettant de transcender la réalité du monde et donnant aux hommes la capacité d’abolir leurs craintes et contraintes 18.. EDWARD N. LORENZ – Un battement d’aile de papillon au Brésil peut-il déclencher une tornade au Texas ?, traduction française du texte de la conférence de 1972, publié (en anglais) dans : The essence of chaos, 1993. Ce livre contient une série de conférences de vulgarisation données à l’université de Washington (Seattle) en 1990. Expression citée en titre de l’article de P. MURRAT dans Télérama du 15 novembre 2006. 19.. La région frontalière de la Guinée a reçu des flux de réfugiés originaires de Sierra Leone et du Libéria à partir de 1990. Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) estimait cette population réfugiée à 370 600 venant du Sierra Leone en 1999, dont 61 600 dans des camps de la région de Forecariah. (Sources : site du CIRAD et de l’IRD : http:// guinee-hcr.cirad.fr/index.htm et UNHCR – Rapport Global 2004 – Guinée sur http:// www.unhcr.fr) 20.. Kibera est un bidonville d’environ 600 ares où vivent, selon les estimations, 800 000 personnes (selon d’autres sources, il s’agirait de 1 200 000 personnes). La plupart de celles-ci vivent dans les huttes qu’elles ont elles-mêmes construit, sans sanitaires, équipements, électricité ou eau courante. Ce bidonville fut le lieu de la marche d’ouverture du Forum Social Mondial en janvier 2007. 21.. Le réalisateur Edward Zwick réalisateur de Blood Diamond pense que « la conscience politique peut être éveillée par une oeuvre de divertissement autant que par des discours. Rien ne nous interdit de traiter un thème provocant par le biais d’une histoire palpitante. En tant que réalisateur, je désire avant tout divertir, mais il est permis d’espérer faire bouger les choses en aidant les gens à prendre conscience des problèmes de notre temps… », extrait de http://www.allocine.fr : secrets de tournage. 22.. Global Witness est une ONG spécialisée dans la lutte contre le pillage des ressources naturelles (pétrole, bois, diamants) des pays en développement (PVD) et la corruption politique qui l’accompagne : http://www.globalwitness.org/ 23.. http://www.amnesty.fr 24.. Extrait du texte de présentation du Festival Géociné, organisé par l’UFR de géographie de l’université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 : http://www.ades.cnrs.f

RÉSUMÉS

Le cinéma hollywoodien est intégré à la mondialisation par ses méthodes de production et le rayonnement de sa force commerciale qui tend à le rendre hégémonique dans le paysage culturel mondial. Quelques films récents prennent la mondialisation comme sujet : Le tour du monde en 80 jours

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(2003, d’après le roman de J. Verne), The Lord of War (2005, sur le commerce des armes), The Constant Gardener (2005, sur le commerce pharmaceutique en Afrique), Blood Diamond (2006, sur l’exploitation et le trafic du diamant en Sierra Leone), et Babel (2005, sur trois destins dramatiques simultanés). Ces films nous offrent la vision de la mondialisation par Hollywood et nous permettent une réflexion de géographe sur l’organisation et le fonctionnement de l’espace Monde. Ils mettent en relief la maîtrise de l’espace Monde, des relations de domination, et nous interrogent sur la place du continent africain dans la mondialisation.

Is our vision globalized by Hollywood? Reading World space through American cinema. The Hollywood cinema is inserted into the globalization by its ways of production and the influence of its sales force which tends to make it hegemonic in the world cultural scene. Some recent films take the globalization as subject: The world tour in 80 days (2003, according to the novel of J. Verne), The Lord of War (2005, about arms dealing), The Constant Gardener (2005, on the pharmaceutical business in Africa), Blood Diamond (2006, on the mining and the traffic in diamond in Sierra Leone), and Babel (2005, three crossed tragic destiny). These films, offer us the vision of the globalization of Hollywood and allow us geographer’s reflection on the organization and the functioning of the space world. They accentuate the control of the space world, relations of domination and question us about the place of Africa in the globalization.

INDEX

Mots-clés : Afrique, diamant de sang, mondialisation, trafic d’armes Keywords : Africa, arms dealing, blood diamond, cinema, globalization, NGO, ONG

AUTEUR

VALÉRIE KOCIEMBA PRAG, UFR Géographie et Aménagement Louis Papy, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, UMR 5185 Dymset/ ADES, [email protected]

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Bibliographies

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SISSAKO Abderrahmane – Bamako Un film sur l’Afrique dans la mondialisation

François Bart

1 Ce film (durée : 1 h 58 minutes) est sorti en France le 18 octobre 2006. Il a été réalisé par un Africain, Abderrahmane Sissako, né en Mauritanie, qui a passé son enfance au Mali. Il tenait avant tout à tourner un film dans la maison de son père à Bamako dans le quartier populaire d’Hamdallaye. C’est dans cette petite maison abritant toute sa famille qu’il tenait de longues discussions avec son père sur l’Afrique.

2 Formé à l’Institut fédéral d’État du Cinéma à Moscou, il a déjà tourné des courts- métrages et réalisé La Vie sur terre (1998), puis En attendant le bonheur (2002), qui dénonçait l’impuissance des pouvoirs publics africains et les politiques anti- immigrations des pays occidentaux. Les relations Nord/Sud, et plus particulièrement celles de l’Afrique avec le monde, sont une nouvelle fois abordées dans Bamako, projeté à Cannes en mai 2006 en Sélection Officielle Hors Compétition.

3 Ce film se présente sous la forme d’une fable, dont la mise en scène est basée sur un procès qui se tient dans une cour, où habitent Melé, chanteuse dans un bar, et son mari Chaka, sans travail, espace qu’ils partagent avec d’autres familles. Le tribunal, installé dans cette cour, dont la porte est contrôlée par un gardien aussi énigmatique que pittoresque, a pour tâche de mettre en œuvre la procédure judiciaire engagée par des représentants de la société civile africaine contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) qu’ils jugent responsables des drames qui affectent l’Afrique.

4 Plus que les arguments avancés par les protagonistes, somme toute classiques, c’est cette mise en scène qui fait l’intérêt de ce film qui mêle les caractéristiques du documentaire et de la fiction. Entre les longs discours des plaidoiries et des témoignages, la vie continue dans la cour, symbole de la précarité et des tensions vécues à une échelle locale, alors que les échos de la mondialisation sont filtrés par le gardien et que les paroles des protagonistes sont diffusées par haut-parleur à l’extérieur de la cour, suscitant indifférence ou au mieux attention distraite.

5 Le réalisateur a décidé d’utiliser de vrais juges et témoins pour les scènes du tribunal. Certains témoins ont été choisis parmi les victimes des ajustements structurels de la

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Banque mondiale et du FMI. Il leur a laissé une grande liberté pour témoigner, accuser ou défendre afin de conférer un aspect quasi-documentaire à sa fiction. Les grandes questions (la dette, l’émigration, la pauvreté…) sont évoquées, avec souvent des arguments très précis ; la mise en scène, en permettant d’incessants allers et retours entre le local (exemple de la mère qu’on voit mourir faute de médicaments) et le global, rend le film efficace et en fait une belle démonstration des effets de la mondialisation sur l’Afrique.

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FRIEDMAN Thomas, La terre est plate Saint-Simon, 2006, 220 p. Une autre vision américaine de l’espace Monde

Valérie Kociemba

« L’Église dit que la terre est plate, mais j’ai vu l’ombre sur la lune et j’ai plus foi en l’ombre qu’en l’église. » (Ferdinand Magellan)

1 Bien des siècles plus tard, Thomas Friedman1 réitère l’affirmation en titre de son dernier ouvrage : La terre est plate, Une brève histoire du XXIe siècle . À quelle Église appartient donc ce brillant éditorialiste du « New York Times » ?

2 À l’Église de la toute puissance des nouvelles technologies de l’information, et il n’en fait pas mystère puisqu’il déclare : « Oui je l’avoue, je suis coupable de déterminisme technologique »2, et c’est un parti pris que le lecteur doit rapidement accepter s’il veut pouvoir se laisser porter par la démonstration.

3 Mais également à l’Église qui fait de l’économie une valeur fondamentale, voire essentielle au fonctionnement de l’espace Monde, et de la sphère personnelle et quotidienne. Avec cette grille de lecture le centre de gravité du monde s’est déplacé vers les start-up et les entrepreneurs conquérants de l’Asie avec, en première ligne, la Chine et l’Inde, la ville de Bangalore étant pour l’auteur le symbole de cette évolution. Pour l’individu la primatie de l’économie a pour conséquence de faire de l’intelligence et de l’adaptabilité à la demande du marché du travail les seuls garants de la réussite. Les États-Unis se retrouvent dans une situation inconfortable face à ces nouvelles concurrences qui mettent en lumière leurs faiblesses (en matière d’enseignement, d’environnement ou d’indépendance énergétique).

4 Ce parti pris est parfois plus difficile à accepter car il est américano-centré. Il amène l’auteur à présenter une géographie de l’espace Monde dont le géographe, qui plus est français, ne peut que critiquer voire récuser l’organisation. L’exemple le plus probant est la surprise (et c’est un euphémisme) qu’on éprouve à la lecture de la partie intitulée : « Les pays en voie de développement et le monde plat ». Au cours de la lecture, on croise un paragraphe intitulé : « le modèle irlandais ». T. Friedman y développe le miracle du développement économique de l’Irlande en contrepoint de l’inertie économique du reste de l’Union européenne3 ! De plus si l’on se met dans la posture de

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Ferdinand Magellan, les ombres de la mondialisation sur notre Terre sont bien trop nombreuses et variées pour qu’on ne voie que celle de l’économie : les ombres du social, du culturel, de l’environnement et du politique me semblent difficiles à exclure d’une argumentation sur la mondialisation. Certes T. Friedman y fait référence mais de manière très ponctuelle.

5 Ces réserves mises à part, l’analyse méticuleuse des dix forces d’aplanissement du monde, allant de la mise en place de l’hégémonie de Windows à l’invention de Netscape et des logiciels, ainsi que la présentation méthodique d’exemples glanés au cours de ces pérégrinations autour du monde, font que l’essai de T. Friedman tend à convaincre ou tout du moins oblige le lecteur à se positionner par rapport à cette lecture de l’espace Monde. Enfin le style journalistique particulièrement fluide et un art abouti de la formule (exemple : « 9 novembre 1989. Une nouvelle ère de créativité : les murs tombent et les fenêtres s’ouvrent (dans les ordinateurs) ») rendent la lecture agréable et l’ensemble fait de cet ouvrage un complément judicieux de nos lectures universitaires.

NOTES

1.. Thomas Friedman, 53 ans, éditorialiste au New York Times, a remporté le prix Pulitzer à trois reprises. Il est l’auteur de From Beiruit to Jerusalem (FSG, 1989 - National Book Award dans la catégorie « Essais », considéré comme une approche définitive du Moyen-Orient ; The Lexus and the Olive Tree : Inderstanding the Globalisation (FSG, 1999) ; et Paix des peuples, Guerre des nations (Denoël, 2003). Il vit à Washington. 2.. p. 234. 3.. p. 207 : « Selon Kraemer, l’Irlande a un jeu offensif, alors que l’Allemagne et la France ont un jeu défensif : plus elles tentent de protéger les anciens emplois, moins elles attirent d’emplois nouveaux. »

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SERVET Jean-Michel, Banquiers aux pieds nus. La microfinance Paris : Odile Jacob, 2006, 505 pages. Une mise au point éclairante sur le microcrédit

Kamala Marius-Gnanou

1 Enfin un livre de socio-économie (500 pages) richement documenté et écrit par un homme de terrain qui a le mérite de faire la part des choses sur les enjeux de la microfinance face aux points de vue des médias et de certains travaux académiques. Tout l’intérêt de ce livre est de montrer les potentialités et les limites de la microfinance.

2 Tout d’abord, Jean-Michel Servet 1 nous donne une définition claire de la microfinance : elle est caractérisée par « le faible montant des opérations, la proximité non seulement spatiale, mais aussi mentale et sociale entre l’organisation et sa population cible, et la pauvreté supposée des client(e)s ou l’exclusion qu’elles ou ils subissent ». Sous ce terme générique, se cache en fait une diversité de modèles : les organisations tendent à y associer de plus en plus d’autres services que le crédit, en particulier l’épargne, les assurances, les transferts. Les méthodes privilégiées par les institutions de microfinance (microcrédit solidaire, prêt individuel, adossement bancaire, etc.) sont fortement déterminées par des incitations publiques.

3 À peine connu au début des années 1990, à l’exception d’un cercle étroit d’économistes, le microcrédit a connu une médiatisation croissante grâce aux différents sommets du microcrédit. Il est souvent présenté comme un instrument parmi les plus efficaces pour éradiquer la pauvreté ou pour assurer un développement local ou encore pour favoriser l’empowerment des femmes. Il est aujourd’hui largement instrumentalisé par les pouvoirs publics et les institutions internationales, notamment la Banque mondiale dans le cadre des stratégies mises en place pour atteindre en 2015 les Objectifs du Millénaire de lutte contre la Pauvreté.

4 Fin 2005, 3 133 institutions de microcrédit ont affirmé desservir plus de 113 millions de clients ayant un prêt en cours, dont plus 81 millions étaient considérés comme faisant partie des plus pauvres lorsqu’ils ont contracté leur premier emprunt. Parmi ces clients

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pauvres, 84,2 % sont des femmes. Le nombre de femmes bénéficiaires est passé de 10 à 69 millions entre 1999 et 2005 (État de la campagne du sommet du microcrédit, rapport 2006, p. 2).

5 Pour les néo-libéraux largement séduits par cet outil, selon Jean-Michel Servet qui le démontre bien dans son ouvrage, le microcrédit est pensé comme une incitation à la mise au travail par l’auto-emploi et comme un moyen particulièrement insidieux de démanteler les politiques d’aide aux chômeurs et aux personnes démunies dans les zones les plus marginalisées. La croyance au succès et à la nécessité du microcrédit pour lutter contre la pauvreté est fondée sur la diffusion d’histoires d’emprunteurs (en général d’emprunteuses) qui connaissent, grâce à de petits prêts, un changement considérable de leur vie. En 2005, alors que plus de 92 millions d’emprunteurs (dont 66 millions de personnes dites « pauvres ») auraient été clients d’une des dix mille organisations de microfinance actives sur la planète, seulement 1 % d’entre elles sont financièrement rentables. Ces crédits sont chers reconnaît-on, mais ce coût est le prix du service rendu : en effet, la capacité d’emprunter pour réaliser un projet importerait plus pour l’emprunteur que le taux d’intérêt. La recherche d’un équilibre financier explique souvent une diminution de la proportion de pauvres afin d’atteindre des objectifs financiers. Par ailleurs, selon les chiffres disponibles, la part de l’aide publique au développement consacrée à la microfinance n’atteindrait que 1,2 milliard de dollars (2 %), la Banque mondiale ne consacrerait que 1 % de ses ressources à la microfinance et le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), 3 %.

6 Les résultats des études socio-économiques d’impact du microcrédit apparaissent, quant à elles, contradictoires. Ils ne permettent pas d’affirmer que le microcrédit joue un rôle positif pour les fractions les plus pauvres de la planète ; le rôle de l’émancipation des femmes en matière de crédit est très ambigu. Est-ce le microcrédit qui par lui-même est émancipateur et facteur d’empowerment ? Ou bien l’évolution du statut des femmes explique-t-il que leurs capacités en matière de production, d’échange et de financement (dont celle d’emprunter) augmentent ? Le soutien à la microfinance peut contribuer à une précarisation généralisée des droits au travail, si elle est présentée comme la principale alternative, voire la seule.

7 Le microcrédit pour s’inscrire dans une logique de solidarité, de renforcement des liens sociaux doit contribuer à la lutte contre l’exclusion financière. En ce domaine, l’efficacité des pratiques d’épargne et d’assurance, de transferts des migrants, de garantie est bien souvent plus importante, en particulier pour les populations qui ont un accès pratiquement inexistant à des services financiers formalisés. Le microcrédit a révélé aussi une grande efficacité en apportant des ressources indispensables dans des situations post-conflits ou post-crise comme au Bangladesh, en Ouganda, au Cambodge, en Bosnie ou au .

8 La microfinance se situe à la fois en continuité et en rupture avec l’économie associative, mutualiste et coopérative ancienne. Elle ne peut pas être contre l’État. Elle exprime même, selon Jean-Michel Servet à l’inverse de ce que certains de ses promoteurs néolibéraux ont prétendu, un retour nécessaire à la puissance publique agissant de façon décentralisée et surtout par subsidiarité.

9 Dans des situations très diverses, le microcrédit peut donc constituer un outil efficace de lutte contre différentes formes d’exclusion pour autant que ses potentialités comme ses limites soient bien comprises.

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NOTES

1.. Jean-Michel Servet est professeur à l’Institut Universitaire d’Études du Développement (IUED) à Genève, directeur de recherche associé à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et à l’Institut Français de Pondichéry (IFP).

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YUNUS Muhammad et JOLIS Alan, Vers un monde sans pauvreté Paris : J.C. Lattès, 2006 (réédition de 1997), 352 pages. Incantation ou réalité ?

Kamala Marius-Gnanou

1 Cette autobiographie du « banquier des pauvres » et l’attribution du Prix Nobel de la Paix à Muhammad Yunus ont suscité une avalanche d’articles très positifs montrant que la logique du capitalisme peut servir à combattre la pauvreté et les inégalités. C’est dans les années 1970, de retour au Bangladesh après des études universitaires aux États-Unis, que le jeune Muhammad Yunus allait s’intéresser aux plus déshérités de son pays, à savoir les femmes exclues du crédit bancaire et dépendantes des usuriers traditionnels. C’est ainsi qu’il mit sur pied la Grameen Bank avec l’aide de l’État qui apportait 60 % du capital. Cette caisse populaire a par la suite largement diversifié ses activités et offre aujourd’hui, entre autres, des services de téléphonie cellulaire dans les villages les plus reculés.

2 C’est dire si le succès de sa méthode est spectaculaire car, dans son pays, ce sont plus de 10 % de la population (6 millions de client(e)s) qui bénéficient de ses prêts avec un taux de remboursement supérieur à 90 %. Révélation : les pauvres sont solvables « parce qu’ils n’ont pas le choix » explique Yunus, « pour eux, le crédit est une question de survie. » Aujourd’hui sa banque des pauvres est présente dans 58 pays dont la Chine, les États-Unis, et prête l’équivalent de 22 milliards de dollars aux pauvres.

3 Cependant, ce qui a été peu souligné, c’est que seuls les moins pauvres des pauvres connaissent une amélioration de leur condition de vie surtout s’ils bénéficient aussi d’autres sources de revenu liées notamment aux transferts de la migration. Par ailleurs, bon nombre des pauvres utilisent ces prêts pour des dépenses de consommation et de santé. En dépit d’une politique de microcrédit impulsé dès les années 1980 au Bangladesh, la majorité de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté (2 dollars/jour).

4 Si le microcrédit a favorisé une autonomisation et un empowerment des femmes, il faut relativiser l’impact économique, d’autant que le prêt moyen s’élève à 120 e. Les pays

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(notamment les « dragons ») qui sont sortis de la pauvreté sont ceux qui ont fait appel à des programmes de macro-crédit massifs et à des réformes agraires sur le long terme. Aussi le microcrédit peut-il être utile, notamment en termes d’empowerment des femmes, à condition que l’État continue à subventionner les programmes de développement.

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ORSENNA Erik, Voyage aux pays du coton Paris : Fayard, 2006, 292 p. Géographie de l’injustice mondialisée

Christian Bouquet

1 On le constate de plus en plus souvent : sur les grands sujets de société (et sur les questions aux concours), la géographie mène à tout à condition d’en sortir. Pour se faire entendre sur le rôle flou des Organisations Non Gouvernementales (ONG) dans la mondialisation (et sur quelques autres sujets), Sylvie Brunel a eu recours au roman 1. Pour expliquer le scandale du coton dans le contexte de la mondialisation, rien ne vaut la plume d’un académicien, « un peu botaniste, géographe assurément, économiste sans aucun doute 2 », également grand voyageur et militant convaincu de la cause des paysans du Sud.

2 Sous-titré Petit précis de mondialisation, le récent ouvrage d’Erik Orsenna est le fruit de nombreuses enquêtes conduites au Mali, aux États-Unis, au Brésil, en Égypte, en Ouzbékistan et en Chine. Ses entretiens, ses rencontres et la documentation qu’il a entassée sur le sujet confirment ce que nous pensions savoir, mais sans jamais avoir labouré autant de « terrains » : les pays riches trichent avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en subventionnant outrageusement leurs producteurs, de telle sorte que les petits planteurs de coton des pays pauvres ne parviennent pas à proposer au marché mondial des fibres à des prix compétitifs.

3 Erik Orsenna, ancien membre du Parti socialiste unifié (PSU) et ancien conseiller de François Mitterrand, laisse également entendre qu’il ne faut pas trop compter sur la solidarité des pays « du Sud » ; le vieux rêve de la Tricontinentale a fait long feu. Il pourrait d’ailleurs aller plus loin dans l’analyse et faire de la prospective. Ainsi, lorsque les pays « du Nord » stopperont leurs subventions – c’est-à-dire pas avant les années 2010 – il y a fort à parier que les grandes multinationales investiront tous ces pays méprisés aujourd’hui mais dotés de réels avantages comparatifs (main-d’œuvre bon marché, terres bradées pour cause de misère) afin d’y développer d’immenses cotton belts. Et les grands gagnants seront toujours les mêmes.

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4 Les perdants aussi. Mais comment se fait-il qu’on dévore d’une traite les 300 pages d’Erik Orsenna, alors qu’on rame la plupart du temps dans la poussière des revues universitaires ? Ne pourrait-il pas nous faire la même chose pour le sucre ?

NOTES

1.. Frontières. Paris : Denoël, 442 p., 2003. 2.. Selon Jeune Afrique, n° 2389, 22/10/06, p. 98.

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