King Crimson Est Un État D’Esprit
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AYMERIC LEROY Plus qu’un groupe ou qu’un style musical, King Crimson est un état d’esprit. C’est en tout cas ce qu’affirme sa figure emblématique, le guitariste et compositeur Robert Fripp. Une vision artistique qui transcenderait les individualités pourtant fortes (Ian McDonald, Greg Lake, Michael Giles, Mel Collins, John Wetton, Bill Bruford, Adrian Belew et Tony Levin) réunies sous cette dénomination, justifiant ses KING CRIMSON multiples réincarnations et son évolution musicale au long d’une carrière qui s’est étendue au total sur quatre décennies. King Crimson reste considéré comme une formation référentielle bien au-delà du cénacle des amateurs de rock progressif, dont il est historiquement l’inventeur mais avec lequel il entretient des rapports ambigus. S’il en présente certains des traits caractéristiques – prédilection pour l’expression instrumentale, propension à la complexité harmonique et rythmique – il n’en demeure pas moins en marge de toute classification limitative. AYMERIC LEROY AYMERIC Exemplaire par son intégrité et sa singularité, l’œuvre de King Crimson – treize albums studio, objets récemment d’une série de rééditions unanimement saluée comme un modèle du genre, mais aussi une . discographie live pléthorique – mérite plus que jamais d’être (re) découverte. Aymeric Leroy a co-fondé la revue de musiques progressives Big Bang, dans laquelle il a rédigé de nombreuses études sur les ténors du genre. Expert reconnu de la scène de Canterbury (Soft Machine, Caravan…), il lui a consacré un site internet de référence, Calyx. Aux éditions Le mot et le reste, il est aussi l’auteur de Pink Floyd, plongée dans l’œuvre d’un groupe paradoxal et de Rock Progressif. Collection publiée avec le concours financier de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. KING CRIMSON Prix : 20 euros 9HSMDQA*feafcf+ M ISBN : 978-2-36054-052-5 — LE MOT ET LE RESTE R couv_KgCrimson.indd 1 06/08/2018 12:27 AYMERIC LEROY KING CRIMSON le mot et le reste 2018 (DÉ)CONSTRUKCTION D’UN MYTHE « L’identité d’un groupe existe au-delà des individus qui en font partie. Elle a besoin pour s’incarner d’un vecteur approprié, en l’occurrence de musiciens pour lui donner vie dans un lieu et à un moment donnés. La force créatrice qui a donné vie à King Crimson en 1969, et que nous avons appelée notre bonne fée, n’émanait pas des jeunes musiciens qui constituaient le groupe : elle s’exprimait à travers eux – et malgré eux » 1. Ainsi Robert Fripp définit-il le groupe dont il est depuis près d’un demi-siècle la figure de proue, guitariste, principal compositeur et porte-parole. C’est en vertu de cette idée – que la musique de King Crimson dépassait ses interprètes et même ses créateurs – qu’il aura toujours refusé, bien qu’étant l’unique trait d’union entre ses incarnations successives, d’en être considéré comme le leader. Une définition plus pertinente de son rôle, insiste-t-il, tournerait plutôt autour de la notion de « contrôle qualité » : il serait simplement capable, mieux que d’autres, de juger du caractère « crimsonien » d’une idée musicale. Il y a évidemment une bonne dose de subjectivité dans une telle appréciation. Après tout, quoi de commun entre le premier album de King Crimson, In The Court Of The Crimson King (1969), et celui qui demeure son dernier en date quinze ans après sa paru- tion, The Power To Believe (2003) ? Pas grand-chose assurément. Établir une fiche d’identité musicale qui serait valable, au-delà de critères extrêmement généraux, pour l’ensemble de son œuvre, semble relever de la mission impossible. À elle seule, la présence ininterrompue de Fripp ne saurait constituer un fil rouge, en dépit d’une personnalité artistique très affirmée. 1. « Robert Fripp’s Diary », DGMLive, 1er décembre 2009. 7 KING CRIMSON On peut avancer pour l’expliquer deux raisons. La première est la volonté délibérée de Fripp de rompre régulièrement avec sa propre tradition ; la seconde tient à son statut initial dans King Crimson, qui n’était pas celui de leader (fût-il officieux), principal compositeur et unique dépositaire de la « philosophie » crimso- nienne qu’on lui connaîtrait par la suite. En effet, l’identité du groupe de 1969 s’était forgée collectivement, sur un principe de pluralisme créatif dans lequel Ian McDonald, compositeur proli- fique et figure de proue instrumentale du quatuor autant sinon plus que son guitariste, encore assez discret à ce stade, occupait une place centrale. Le départ rapide de McDonald et l’avènement par défaut d’un tandem créatif constitué des deux seuls rescapés, Fripp et le paro- lier Peter Sinfield, pouvait sembler consacrer précocement le guita- riste comme le seul maître de la destinée musicale de King Crimson. C’était compter sans plusieurs facteurs : le poids de l’héritage du groupe précédent, le contre-pouvoir puissant de Sinfield et, de l’aveu de l’intéressé, la personnalité encore en devenir de Fripp en tant que compositeur. S’il finirait bel et bien par redéfinir à son image l’esthétique crimsonienne, il faudrait pour cela attendre la fin de l’interregnum de 1970-72, avec la mise à l’écart de Sinfield et le choix d’une rupture radicale avec le passé via un renouvellement total d’effectif et l’abandon de l’ancien répertoire. Si l’on devait dater l’émergence d’une sorte d’« éternel crimso- nien », l’introduction d’un vocabulaire et de traits stylistiques voués à réapparaître systématiquement dans sa musique par la suite, la parution en 1973 de Larks’ Tongues In Aspic s’impose- rait sans l’ombre d’un doute. On peut juger de l’importance de cet album au fait que son intitulé sera utilisé à nouveau en 1984 et 2000 1 pour baptiser des compositions instrumentales considé- rées par Fripp comme les successeurs logiques des deux premiers 1. Et même 2003, puisque « Level Five » est mentionné dans les setlists sous l’intitulé « LTiA5 ». 8 (DÉ)CONSTRUKCTION D’UN MYTHE volets présentés sur cet album. Le guitariste considère ces derniers comme son véritable acte de naissance en tant que compositeur. Si King Crimson avait désormais trouvé son identité, la suite de sa carrière ne serait pas pour autant un long fleuve tranquille. La réduction du quintette de 1972 à un quatuor puis à un trio, puis la « cessation d’existence » du groupe entre 1974 et 1981 lui refuserait le luxe (et la facilité) de la stabilité. Tout juste pour- rait-on compter, jusqu’en 1997, sur la présence en fidèle lieute- nant de Fripp du batteur Bill Bruford pour apporter un semblant de permanence. Celle-ci serait toutefois tempérée par un élément de rupture radi- cale avec le passé lors de la renaissance de King Crimson en 1981. Non seulement le groupe, dont l’effectif avait été jusqu’alors exclusivement britannique, accueillait-il à cette occasion deux membres américains, mais l’un d’eux, Adrian Belew, allait-il devenir, au-delà de son rôle très exposé de frontman, chanteur et guitariste, un contrepoids créatif à Fripp comme ce dernier n’en avait jamais connu auparavant. La révolution était considérable, et d’aucuns estimèrent – non sans arguments – qu’il n’y avait pas dans la musique du nouveau groupe assez de traits communs avec le précédent pour justifier, autrement que par pur opportunisme, de reprendre son nom. Fripp, naturellement, n’était pas de cet avis ; mais partager sa conviction que la bonne fée de King Crimson avait reconnu comme sienne cette réincarnation relevait assuré- ment davantage de l’acte de foi que de la déduction rationnelle. Le paradoxe de l’histoire étant qu’après avoir symbolisé la rupture, Adrian Belew allait incarner une nouvelle permanence en deve- nant le seul musicien – en dehors de Fripp bien sûr – à demeurer sans interruption au sein de King Crimson jusqu’à la tournée de 2008. Mais si la légitimité du groupe à porter ce nom ne serait plus guère remise en cause à l’occasion de son retour en 1994 après une nouvelle éclipse de dix ans, ce ne serait pas uniquement 9 KING CRIMSON par la force de l’habitude, mais en raison de la réintégration à sa musique de certains ingrédients, précisément ceux introduits à l’époque de Larks’ Tongues et Red, qu’il en avait bannis durant la décennie précédente. Telle était, avec l’ajout de deux musiciens supplémentaires, la solution imaginée par Fripp pour éviter que la reconduction de la totalité de l’équipe précédente – une première ! – ne débouche sur un constat d’immobilisme. Et lorsqu’au « double trio » succéderait un « double duo », c’est dans l’adoption d’une lutherie (presque) exclusivement électronique qu’il chercherait à prévenir tout retour en arrière. L’ironie étant que, parallèlement, son travail d’écriture renouait ostensiblement avec l’ambition et le vocabulaire de ses compositions phares des années soixante-dix, « Larks’ Tongues In Aspic » et « Fracture ». Ce faisant, il établis- sait enfin, sur le tard, cette identité que l’on avait longtemps cher- chée en vain à cerner : un équilibre sans cesse redéfini entre la perpétuation des traits stylistiques définis en 1973-74 et l’exigence de renouvellement et de modernité. S’il fallait chercher dans la carrière de King Crimson une vraie constante, elle ne serait pas forcément musicale, mais plutôt de nature éthique. On se rend compte très vite, en explorant l’œuvre enregistrée du groupe, que celle-ci présente une physionomie singulière, avec de multiples ellipses correspondant à des périodes d’inactivité souvent très longues. Cette existence intermittente, tout au long d’une carrière qui se sera étendue au total sur près de cinquante ans, est en fait le signe extérieur d’une démarche artis- tique d’une rare exigence, dans laquelle l’ambition d’être pertinent au regard de son époque compte beaucoup plus que celle de faire de la « bonne » musique.