Sommaire | juillet-août 2015

Éditorial 5 | Extralucides › Valérie Toranian

Dossier | Les écrivains prophètes 8 | Michel Houellebecq : « Dieu ne veut pas de moi » › Valérie Toranian et Marin de Viry 34 | Cassandre, la mémoire du mal pour conjurer le pire › Xavier Darcos 43 | La fin du monde : progrès, modernité, décadence › Robert Kopp 59 | Chateaubriand écrivain prophète de la démocratie › Jean-Paul Clément 71 | Les écrivains visionnaires. Morceaux choisis 78 | Albert Robida, maître de l’anticipation › Dominique Lacaze 90 | Avoir eu raison ou tort : quelle importance ? › Jean-François Kahn 98 | Mai 2027 › Marin de Viry

Études, reportages, réflexions 106 | Le dessin dans la presse satirique et humoristique française › Laurent Martin 124 | Pour réussir : réinvestir les trois rêves français › Emmanuel Macron 132 | La douloureuse absence d’un État de droit en Afrique › Renaud Girard

2 JUILLET-AOÛT 2015 136 | La postérité entachée de Le Corbusier › Eryck de Rubercy 146 | Michel Leiris : « Et moi, qui suis-je ? » › Robert Kopp 151 | La lutte contre la prostitution, entre morale et marché › Annick Steta 159 | Bob Dylan sans fin › Charles Ficat 165 | Journal › Richard Millet

Critiques 170 | Livres – Les mystères d’Elena › Frédéric Verger 173 | Livres – Du bon usage de l’Antiquité › Michel Delon 176 | Livres – Une certaine idée de la France › Stéphane Guégan 179 | Livres – Cioran : de la condition roumaine à la condition humaine › Henri de Montety 182 | Livres – La dictature des médiocres › Robert Kopp 186 | Disques – Jeanne, Claude, Guillaume, héros lyriques › Jean-Luc Macia

Notes de lecture 190 | Limore Yagil | Marie-Laure Le Foulon | Nick Flynn | Jean de Boishue | Sándor Márai | Jean Clottes et David Lewis- Williams | Maurice Garçon | Teresa Cremisi | Jérôme Bazin

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Éditorial Extralucides

est l’événement de notre numéro d’été : Michel Houellebecq, dans une longue interview, nous parle de Dieu, qui l’a rejeté, de l’abolition du cogito cartésien, du pot-au-feu, de l’idéologie taoïste de l’en- C’treprise, de , et de son livre polémique Sou- mission (1), sur lequel, nous dit-il, il s’exprime pour la toute dernière fois. Dans ce roman, Michel Houellebecq décrit la victoire d’un parti islamique en France, en 2022. Son héros, dépouillé successivement de sa femme, de ses parents, de son travail et même de la possibilité d’une conversion, accède à la « non-existence », et se résout à « adhérer à ce qu’on lui propose ». Michel Houellebecq refuse le terme d’écri- vain prophète : « Je constate, puis je fais des projections. [...] Quand Orwell écrit 1984 en 1948, ce n’est pas une prédiction, c’est une expression des peurs de son époque. » Mais peut-être est-ce justement la définition de l’écrivain prophète, auquel nous consacrons un dossier spécial : plus qu’un visionnaire, un extralucide de son époque. Telle Cas- sandre, fille de Priam, prophétesse de malheur, qu’Apollon condamne à n’être crue de personne. Comme le rappelle Xavier Darcos : « Ses déclamations font un écho incessant à la fatalité qui nous mène [...]. Elle exhibe la face obscure de notre condition, la plus vraie, la plus profonde. Son impré- cation est moins une prophétie qu’un réquisitoire. »

JUILLET-AOÛT 2015 5 Baudelaire, lui, ne croit pas au progrès, philosophie dominante de son époque, explique Robert Kopp. « Depuis les années 1820 qui symbolisent le « bon temps du roman- tisme », écrit le poète en 1862, « on dirait que la petitesse, la puérilité, l’incuriosité, le calme plat de la fatuité ont succédé à l’ardeur, à la noblesse et à la turbulente ambition ». À l’instar de Baudelaire, Chateaubriand est le témoin d’un monde qui disparaît. Pour Jean-Paul Clément, « il est sans doute le premier à montrer les liens secrets qui unissent despotisme et individualisme ». Dans les Mémoires d’outre- tombe, il s’interroge sur la mondialisation : « Vous dînerez à Paris et vous souperez à Pékin, grâce à la rapidité des communications ; à merveilles ; et puis ? [...] Il ne resterait plus qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. » Abonnés au scepticisme plus qu’au dogmatisme, parfois proches du désespoir, les écrivains prophètes dérangent leur époque. C’est le cas, entre autres, d’Albert Camus, d’Alexis de Tocqueville, de Victor Hugo, de George Orwell, d’Al- dous Huxley, mais aussi de Jules Verne et enfin d’Albert Robida, écrivain et dessinateur visionnaire de la société future, que Dominique Lacaze nous fait découvrir à travers ses textes et ses images. Qu’il s’agisse de l’avenir du monde, de la littérature, des arts, de la technologie, des psychotropes ou de la société de consommation, les pensées visionnaires de ces auteurs, fruits de leurs doutes et de leurs angoisses, sont un remède à l’engourdissement politique et intellectuel. « Car Mon- taigne dit vrai, conclut Xavier Darcos, il n’y a que les fous qui soient certains et résolus. »

Valérie Toranian

1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.

6 JUILLET-AOÛT 2015 dossier LES ÉCRIVAINS PROPHÈTES

8 | Michel Houellebecq : 71 | Les écrivains visionnaires. « Dieu ne veut pas de moi » Morceaux choisis › Valérie Toranian et Marin de Viry 78 | Albert Robida, maître de l’anticipation 34 | Cassandre, la mémoire du › Dominique Lacaze mal pour conjurer le pire › Xavier Darcos 90 | Avoir eu raison ou tort : quelle importance ? 43 | La fin du monde : progrès, › Jean-François Kahn modernité, décadence › Robert Kopp 98 | Mai 2027 › Marin de Viry 59 | Chateaubriand écrivain prophète de la démocratie › Jean-Paul Clément « DIEU NE VEUT PAS DE MOI »

› Entretien avec Michel Houellebecq réalisé par Valérie Toranian et Marin de Viry

Michel Houellebecq n’est pas un prophète : ce n’est pas nous qui le pensons, c’est lui qui le dit. Il ne porte pas la voix d’un grand Autre, car il pense que Dieu l’a délaissé. Il ne se venge pas non plus de ce Dieu qui l’ignore, en se faisant lui-même démiurge, en créant un monde à la manière d’un Balzac, dont les lois seraient celles de l’écrivain. Il écrit juste une fiction dans notre monde. Simplement, cette fiction constate, observe, et met en scène une peur, comme 1984 est la peur qu’Orwell détecte en 1948. Une peur sourde, mais manifeste, et largement diffusée, du haut jusqu’au bas de la société. Cette fiction, Soumission (1), raconte une France soumise à l’islam. Y croit-il ? Dans le récit, la soumission reste au conditionnel. Genèse et conséquences de la possibilité d’une catastrophe.

Revue des Deux Mondes – Dans nos échanges en vue de préparer cet entretien, vous avez souhaité parler de l’abolition du cogito cartésien, « je pense donc je suis », dans Soumission. Pourquoi ? «Michel Houellebecq J’ai globalement été assez peu satisfait du trai- tement médiatique de ce livre en France. Parmi tout ce qui s’est écrit, je retiendrai deux articles. Le premier est celui de Nelly Kaprièlian, « J’irai cracher sur votre monde » (dans les Inrockuptibles), qui résume bien le pro-

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pos de Soumission. Il pointe qu’il ne s’agit pas essentiellement de l’islam dans ce livre, mais en réalité, et comme d’habitude, d’une attaque sauvage contre l’Occident actuel. Le second est celui d’Agathe Novak-Lechevalier, « Soumission, la littérature comme résistance », publié dans Libération, qui aborde le thème du cogito cartésien. Elle émet l’idée intéressante selon laquelle le personnage (François) en arrive à un moment donné à penser : « Je ne suis pas. Pourquoi penserais-je ? ». Le « je suis » est ce qui pose problème dans la formule. Effectivement, la contraposition de « je pense, donc je suis » est « je ne suis pas, donc je ne pense pas ». La construction de Soumission, quoique d’une grande simplicité, a été peu perçue. Je vais progressivement tout enlever à mon person- nage, le dépouiller : de sa compagne Myriam, de ses parents, d’un tra- vail qui lui donnait malgré tout quelques satisfactions et une certaine vie sociale, de sa possible conversion aussi, avec le ratage de celle-ci à Rocamadour, et pour finir je lui enlève Huysmans (j’ai en effet observé que lorsqu’on a l’impression d’avoir écrit à fond sur un auteur, comme mon narrateur sur Huysmans, on n’arrive plus à le lire). Quand on enlève tout à quelqu’un, est-ce qu’il existe encore ? Avec son opti- misme bizarre, Descartes répondrait sans hésiter oui. Je ne pense pas tout à fait la même chose : être, c’est être en relation. Je ne crois pas à l’individu libre, seul. Je réduis donc mon personnage, je l’anéantis. Du coup, pourquoi aurait-il une liberté personnelle, une liberté de pensée ? Pourquoi ne pas simplement adhérer à ce qu’on lui propose ?

Revue des Deux Mondes – Doit-on voir dans son anéantissement et sa solitude les seules explications à son adhésion à l’islam ?

Michel Houellebecq Toutes ses raisons de vivre anéanties, demeurent les maladies de peau et les difficultés pratiques. Rédiger parvient de plus à le convaincre qu’un Dieu existe, que ce Dieu peut appesantir sa main, au travers de problèmes de santé plus graves. Résis- ter demanderait donc un véritable héroïsme. Le fait qu’on n’existe pas réellement est présent dans beaucoup de mes livres, mais Soumission est le seul où je décris cet accès progressif à la non-existence.

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Revue des Deux Mondes – Que veut dire « ne pas exister » ? Ne rien avoir à opposer aux autres, ne pas avoir de maison, de lieu, de vie intérieure ni même de vie en général, ne pas avoir d’idée de quelque chose à faire, à construire, ne pas être transitif, ne pas avoir d’effet sur le monde ?

Michel Houellebecq « Ne pas avoir d’effet sur le monde » est un bon résumé. Le monde ne peut rien pour vous, vous ne pouvez rien pour lui.

Revue des Deux Mondes – Le narrateur est professeur à la Sorbonne : cette « inexistence » est-elle liée à son milieu ?

Michel Houellebecq C’est un phénomène massif, mais beaucoup plus frappant dans le cas de quelqu’un qui appartient à l’élite. C’est le cas de Huysmans lui-même, d’ailleurs. Il faut reprendre les passages dans Là-bas où il dîne chez les Carhaix dans une tour de Saint-Sulpice – c’est pour moi le plus profond chez Huysmans. On se rend compte que ses exigences n’étaient finalement pas si considérables. Certes, il y a chez lui une admiration pour les saintes qui sucent avec avidité les plaies des lépreux, ce genre de choses. Mais, au fond de lui, il y a un idéal de petit-bourgeois qui aurait aimé avoir une vie de ménage banale, quelques amis – pas trop – et faire de bons petits repas. Lui qui était placé à un certain sommet social – il était le premier président de l’Académie Goncourt, ce n’était pas rien – n’a même pas réussi à obtenir cette chose simple. C’est troublant.

Revue des Deux Mondes – C’est l’idéal du petit vin blanc sous la tonnelle ?

Michel Houellebecq Du pot-au-feu, plutôt… Il y a deux belles des- criptions de pot-au-feu dans la littérature française, celle de Huysmans et celle de Proust. Aucun autre plat ne peut se targuer d’un tel passé lit- téraire ; il n’y a pas d’équivalent pour le bourguignon ou la blanquette.

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Revue des Deux Mondes – Cette aspiration petite-bourgeoise au bon- heur est-elle ridicule ?

Michel Houellebecq Je la trouve plutôt touchante. Mais je suis du côté de Huysmans contre Bloy, je l’ai déjà dit et je peux le répéter. Pour un catholicisme équilibré.

Revue des Deux Mondes – Quel est celui de vos romans qui évoque le mieux l’abolition massive du cogito cartésien ?

Michel Houellebecq La première conséquence de cette abolition est une espèce de dépression du vouloir. Si je ne suis pas, je veux moins. On cite souvent Rester vivant ou Approche du désarroi, qui exposent une certaine déperdition du vouloir chez nos contemporains, une espèce d’éparpillement. Une personne n’est plus en état d’avoir un vouloir organisé, constant, poursuivant un but. Elle se laisse conduire par les circonstances, et c’est pour ça que mes personnages en général réagissent peu. On me reproche le fait que le narrateur n’essaie pas de retenir Myriam, mais il a la sensation qu’au fond il n’y peut rien.

Revue des Deux Mondes – Le narrateur de Soumission a cessé de pen- ser à l’œuvre de Huysmans depuis des années. Il la connaît par cœur mais il n’y réfléchit plus…

Michel Houellebecq Il y pense quand même à nouveau quand il écrit sa préface ; ce n’est pas aussi net que ça. La littérature est quand même un moyen d’échapper à la vie, même si ce n’est pas le seul. Le personnage de Michel dans les Particules élémentaires pense beaucoup à son domaine d’activité, mais pas à sa vie. Il ne se voit pas comme un noyau de volonté poursuivant des objectifs, prenant des décisions, dirigeant sa vie. Si l’on devait séparer mes personnages, il y aurait d’un côté ceux qui ont un intérêt dans la vie en dehors de leur vie, un intérêt intellectuel, à l’exemple de Michel ou de Jed dans la Carte et le territoire, ce qui leur permet de ne pas beaucoup

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vivre sans que cela ne leur pose trop de problèmes. De l’autre, il y aurait ceux qui n’ont aucun intérêt dans leur vie, en dehors de la vie elle-même, et qui ont un comportement plus erratique, que ce soit Bruno ou le narrateur de Plateforme. François serait un peu entre les deux, je dirais.

Revue des Deux Mondes – Cette dissociation du cogito et du « je suis », en chacun, est-ce grave et est-ce nouveau ?

Michel Houellebecq Le mot « anomie » conviendrait ici. C’est grave, au sens où ça rend tout le monde malheureux. Et c’est une question d’âge, pas de milieu… Jusqu’à un certain âge, le côté papil- lonnant, la variété peuvent distraire. Puis la fatigue intervient, la dimi- nution des possibilités de vie aussi.

Revue des Deux Mondes – Mais c’est un monde qui n’est plus régi que par la distraction au sens pascalien, par le désir d’être en permanence hors de soi...

Michel Houellebecq Je tiens à signaler que je suis assez exception- nel de ce point de vue, puisque le fait de sortir moins, donc de pouvoir rester dans ma chambre, ne me désole pas du tout.

Revue des Deux Mondes – Être dans le monde extérieur vous désole-t-il ?

Michel Houellebecq Oui. Mais comme le soulignait Schopenhauer, il faut garder un minimum de contacts sociaux, de même qu’il faut se réhabituer au froid l’hiver venant. Un peu comme une hygiène sociale.

Revue des Deux Mondes– Mais la tentation serait de tout couper et de rester dans sa chambre avec de la littérature ?

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Michel Houellebecq Oui, c’est une vraie tentation. Grâce à elle, je viens de lire Joseph de Maistre pour la première fois de ma vie. J’ai beaucoup aimé ses développements contre le protestantisme. Mais qu’il soit tellement XVIIIe siècle dans ses goûts, dans sa manière d’écrire même, m’a frappé. Il a dû être très malheureux, car s’il avait adopté la révolution romantique, il aurait été plus en phase avec ses opinions. Le romantisme était contre-révolutionnaire. Pourquoi s’est-il donc accroché au style classique ? Il a dû en souffrir. On sent par exemple que, par rapport à Voltaire, il n’arrive pas à éprouver le franc mépris de Musset : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire/ Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ? » Alors qu’intellec- tuellement, pour Maistre, le XVIIIe est l’apogée de tous les maux, il n’arrive pas au fond de lui-même à se détacher de ce siècle. C’est dommage, parce que faute d’un but spirituel éclairé à droite, les romantiques, qui étaient plus des artistes que des penseurs, ont fini par évoluer à gauche.

Revue des Deux Mondes – Le malheur qui résulte de cette anomie massive est-il porteur de violence ?

Michel Houellebecq Une action violente quelconque peut effecti- vement être vue comme un moyen de sortir de l’anomie désespérante. Le terrorisme et le militantisme sont des moyens de socialisation. Ça doit être très sympa de vivre des moments ensemble, des moments forts contre la police… L’impression d’être ensemble, contre tous. On est davantage ensemble quand on a beaucoup d’ennemis. Ça crée de vraies relations, une amitié forte, voire l’amour dans le cas des femmes de djihadistes.

Revue des Deux Mondes – L’attraction du héros ?

Michel Houellebecq C’est possible, mais ça va encore être perçu comme sexiste si je vous approuve. « La femme va à Dieu par l’inter- médiaire de l’homme »… Je ne sais plus qui a dit ça.

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Revue des Deux Mondes – Dans le monde de l’anomie, il n’y a plus d’œuvre ?

Michel Houellebecq Les œuvres, ça ne concerne déjà pas grand monde…

Revue des Deux Mondes – Le travail de l’artisan, le travail du musicien – le fait d’agir sur le monde à travers ses productions…

Michel Houellebecq L’artisanat a beaucoup décru…

Revue des Deux Mondes – Ce monde de l’anomie est-il un monde récent ou ancien ?

Michel Houellebecq C’est quand même récent. Au milieu du XXe siècle, la France est encore massivement agricole et artisanale. Il y eu un coup d’accélérateur après 1945. On peut le faire remonter aux « trente glorieuses ». Des auteurs comme Jean-Louis Curtis, que j’aime beaucoup et qui est mort il n’y a pas longtemps, ont observé la trans- formation. Avant la Seconde Guerre mondiale, même si Marx avait vu des phénomènes qui commençaient à se produire, la France est encore massivement un pays rural.

Revue des Deux Mondes – Et cette soumission, cette frustration, vous pouvez la dater ?

Michel Houellebecq Il y a un enthousiasme pour le monde indus- triel qui a commencé à se casser au moment de la première crise, en 1973 précisément. Donc ça fait quand même quarante ans. C’est vieux mais ça ne l’est pas trop non plus. Quelqu’un de vieux comme moi pourrait presque se souvenir de ce qu’il y avait eu avant. Presque : je ne me souviens pas avoir vécu dans un monde sans crise. Mais je serais à peine plus vieux, je m’en souviendrais.

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Revue des Deux Mondes – Mais est-ce que l’anomie n’est pas liée à l’épuisement d’être constamment dans un monde en crise ? À quoi sert de réfléchir si c’est pour constater que les objets sur lesquels on réfléchit sont en voie d’obsolescence rapide ?

Michel Houellebecq Je ne sais pas si je suis conservateur, mais je ne crois pas que l’être humain – pas plus qu’un autre animal – soit fait pour vivre dans un monde constamment variable. Donc l’absence d’équilibre, de projet d’équilibre, est en soi invivable. L’idée de chan- gement permanent rend la vie impossible.

Revue des Deux Mondes – Vous semblez penser que le couple homme- femme est devenu invivable depuis la libération sexuelle : trop de changement, trop de déstabilisation de part et d’autre ?

Michel Houellebecq Disons qu’on est bien obligé de constater que ça marche mal. Si je dis qu’une relation est mal partie parce qu’on soup- çonne d’emblée son obsolescence future, et c’est souvent vrai pour une relation homme-femme, ça fait des livres intéressants ; c’est vrai aussi pour une relation en entreprise, mais ça fait des livres plus ennuyeux.

Revue des Deux Mondes – Le discours managérial qui consiste à faire l’éloge du changement permanent et du monde en mutation est-il un péché contre la condition humaine, selon vous ?

Michel Houellebecq Oui, ça s’appuie souvent sur le taoïsme, ce genre de choses, à juste titre d’ailleurs… C’est un péché non pas contre la condition humaine mais contre notre civilisation qui veut construire des entités permanentes, valables en permanence.

Revue des Deux Mondes – C’est pour ça que le bouddhisme est très à la mode dans les entreprises. On relativise la perspective de l’ex- tinction ; au fond, que tout ça s’arrête, c’est une bonne idée… Il faut savoir changer, savoir faire trois ou quatre métiers au lieu d’un seul...

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Michel Houellebecq Oui, enfin, c’est aussi une mauvaise compré- hension du bouddhisme. Je pense que le taoïsme irait mieux en réalité pour les entreprises. Il faut être fluide, il ne faut pas avoir d’identité bien déterminée, s’adapter, être polymorphe, changer de poste quand on vous le demande…

Revue des Deux Mondes – Vous revenez d’Asie. Votre grille de lec- ture marche aussi pour cette partie du monde, ou l’Asie n’est-elle pas beaucoup plus tournée vers l’avenir ?

Michel Houellebecq Je ne suis pas allé longtemps en Asie mais je suppose que c’est pareil partout dans le monde.

Revue des Deux Mondes – Mais le nationalisme collectif qu’on voit par exemple en Chine ou en Russie, c’est un état d’esprit différent de l’anomie occidentale. Le rapport entre l’individu et la collectivité n’est pas un rapport de sécession, de désintérêt, d’intransitivité...

Michel Houellebecq Franchement, je n’en sais trop rien. En Rus- sie, ils ne produisent pas grand-chose. Ils sont patriotes, ils aiment beaucoup leur président. C’est un peu étrange. En général, on cesse d’être patriote quand son pays a exagéré. En France, il a fallu une guerre. En Allemagne il en a fallu deux pour cesser d’être patriote. En Russie, ils n’en ont eu qu’une. Ils ont donné beaucoup de sang. Peut-être qu’il leur en faudrait une deuxième pour qu’ils cessent d’être patriotes.

Revue des Deux Mondes – Vladimir Poutine rassemble, il est en train de redessiner la trame nationale, de reprendre cela à son compte...

Michel Houellebecq Avec une base politique qui a l’air d’exister, oui, mais existera-t-elle s’il y a trop de morts ? Pour l’instant il n’est pas engagé dans des opérations trop meurtrières.

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Revue des Deux Mondes – En France, la liberté intéresse. En tout cas la liberté d’expression, si on constate la mobilisation du 11 janvier...

Michel Houellebecq Cette manifestation était impressionnante et sincère. Je suis plutôt pour la liberté d’expression.

Revue des Deux Mondes – Que pensez-vous du slogan « » ?

Michel Houellebecq Ce n’est pas le plus réussi de l’histoire, mais ça correspond à une réalité : les gens sont attachés à une certaine forme de liberté. Ils veulent être sûrs de trouver un journal satirique dans les kiosques. C’est une liberté élémentaire, qui n’avait jamais été attaquée aussi brutalement et aussi ouvertement. Cette réaction massive m’a quand même fait plaisir.

Revue des Deux Mondes – Était-ce une manifestation du désir de conserver cette liberté ou une manifestation d’identité ?

Michel Houellebecq Pas du tout d’identité. C’est juste que et Wolinski étaient très connus et tout le monde savait un peu qui ils étaient, et qu’ils faisaient des choses parfois provocantes. Tout le monde avait vu des dessins d’eux quelque part ; donc c’est ça qui a touché.

Revue des Deux Mondes – Quel est l’équilibre entre la liberté d’expres- sion et la provocation ? On a accusé les journalistes de Charlie Hebdo d’aller trop loin : la liberté d’expression doit-elle être restreinte ?

Michel Houellebecq Il y a des choses qui vont trop loin. Je suis pour une certaine censure dans certains domaines mais en l’occur- rence, non, ça n’allait pas trop loin. Quoi qu’il en soit, disons qu’ils

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avaient été habitués à cette liberté de ton, c’étaient des gens qui avaient connus les années soixante-soixante-dix, et les Français y sont habitués aussi. Donc les événements les ont choqués, et moi aussi.

Revue des Deux Mondes – Qu’aurait fait votre personnage de Soumis- sion le 11 janvier ?

Michel Houellebecq Probablement rien. Il serait resté chez lui à regarder la télévision, on voit mieux les manifestations à la télévision.

Revue des Deux Mondes – Vous dites que les manifestations vous ont touché. Mais vous êtes-vous dit : « Tiens, quelque chose peut se passer, changer », ou cette mobilisation constitue-t-elle juste un moment, et rien d’autre ?

Michel Houellebecq Que voulez-vous qu’il se passe ? Objective- ment rien. Cette manifestation a plutôt réjoui les commanditaires des attentats. Ils se félicitent du coup médiatique réalisé. Ce que pense la majorité des Français n’est pas leur problème.

Revue des Deux Mondes – Pourtant elle crée une base politique pour augmenter le budget de l’armée, de la police, de la gendarmerie...

Michel Houellebecq Oui, c’est vrai. C’est une conséquence pra- tique intéressante.

Revue des Deux Mondes – Avez-vous ressenti cette période comme une entrée progressive en situation de guerre ?

Michel Houellebecq Le vrai début, c’est en 2001. C’est comme une continuation, mais il s’est passé quelque chose d’intéressant cette fois- ci. Il y a un discours qui était bien rodé depuis 2001, « pas d’amalgame, pas de stigmatisation, l’islam est une religion de paix, de tolérance et

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d’amour, ces gens ne sont pas des musulmans, ce sont des déséquili- brés probablement issus de familles monoparentales en grande diffi- culté économique », etc. En janvier, le discours a été prononcé comme d’habitude, mais pour la première fois il y a eu des bâillements, des ricanements. “La domination C’est la nouveauté. Il y a eu une espèce de totale de la tentation de liberté chez certains intellec- gauche sur les tuels, qui ont été immédiatement rappelés à l’ordre, mais sans succès. À l’exemple de intellectuels dure Michel Onfray, qui traite Emmanuel Valls depuis 1945” de crétin. « Crétin » était le mot juste, et j’apprécie vraiment quand quelqu’un trouve le mot juste. Plus généralement, il y a une velléité de liberté chez certains intellectuels.

Revue des Deux Mondes – De nommer le réel aussi ?

Michel Houellebecq Oui, de ne pas nier l’évidence.

Revue des Deux Mondes – Y a-t-il là un déclic, une étincelle, un tour- nant ? Vous y attendiez-vous ?

Michel Houellebecq C’est intéressant, et ça m’a heureusement surpris. La domination totale de la gauche sur les intellectuels dure depuis 1945. Ça fait soixante-dix ans, tout de même. On pouvait pen- ser qu’elle durerait éternellement, et là, elle s’est nettement fissurée.

Revue des Deux Mondes – Le 11 janvier a-t-il selon vous créé un bloc, un front dont la volonté est de conserver l’essentiel de ce qui fait le fond politique de la France ?

Michel Houellebecq Il va y avoir un bloc, oui. Mais ce n’est pas pour cela que ça va réussir.

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Revue des Deux Mondes – Quand on lit dans Soumission les magouilles qui ont lieu avant l’élection présidentielle, on a l’impres- sion d’une classe politique irresponsable. François Bayrou…

Michel Houellebecq ... François Bayrou est persuadé d’avoir un destin national et il est prêt à tout pour l’avoir, dusse-t-il entraîner la droite dans sa chute ; c’est un irresponsable, en effet.

Revue des Deux Mondes – Un peu comme Lamartine…

Michel Houellebecq Oui… Mais Lamartine a eu au moins l’ex- cuse de faire des belles phrases. Lamartine, c’était au fond moins l’am- bition personnelle que le goût de la belle phrase en situation théâtrale. C’était avant tout un comédien, pas cruel pour un sou.

Revue des Deux Mondes – Mais puisque ses ennemis ont déclaré la guerre à la civilisation occidentale, y a-t-il un sursaut possible chez nous ? En Occident, même en France ? Ou est-ce que même sur ce point, vous êtes pessimiste ?

Michel Houellebecq Pour que ce sursaut soit efficace, ce n’est pas évident. Ce n’est pas une chose facile de combattre une secte reli- gieuse. Les policiers, à l’heure actuelle, déjouent pas mal d’attentats, mais une réponse purement policière à une secte religieuse n’a pas de garantie de l’emporter. En général, ce sont plutôt des religions qui l’emportent sur d’autres religions.

Revue des Deux Mondes – Est-ce la même chose de s’attaquer à une secte religieuse et à une religion ?

Michel Houellebecq C’est à peu près la même chose.

Revue des Deux Mondes – La réponse policière est dérisoire, ou insuffisante ?

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Michel Houellebecq Non, elle n’est pas dérisoire, mais je ne pense pas que ça puisse suffire. Quand on n’a pas peur de la mort, la police, on s’en fout un peu. Même si toute la France se mobilise et qu’on octroie beaucoup d’argent à la police…

Revue des Deux Mondes – Pensez-vous qu’il n’y a pas tant un pro- blème musulman qu’un problème catholique, au fond ? Il n’y a pas de religion en concurrence avec l’islam assez puissante pour établir un rapport de force...

Michel Houellebecq Il y a aussi un problème musulman. Il y a des sujets sur lesquels Mahomet ne s’est pas exprimé, le comportement en pays laïque, par exemple ; il ne pouvait pas prévoir l’apparition de pays laïques… En revanche il s’est abondamment exprimé, à plusieurs reprises et de manière assez claire, sur le comportement à avoir avec les chrétiens et les juifs. Daesh est clairement hérétique. C’est quand même étonnant que l’hérésie ne soit pas combattue, qu’il n’y ait pas des fatwas anti-Daesh…

Revue des Deux Mondes – La lecture wahhabite et salafiste domine aujourd’hui le monde musulman...

Michel Houellebecq Mais même du point de vue salafiste, Daesh est hérétique. Par ailleurs, effectivement, il n’y a pas de concurrence à l’islam : le catholicisme est un peu à la ramasse.

Revue des Deux Mondes – Vous le regrettez ?

Michel Houellebecq Oui, alors que la masse est assez promet- teuse. Il y a des manifestations étonnantes, mais la hiérarchie est inactive.

Revue des Deux Mondes – La Manif pour tous vous a-t-elle surpris ?

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Michel Houellebecq Beaucoup. Je ne savais pas qu’existaient tous ces jeunes catholiques qu’on a vus à la télévision : les « veilleurs », par exemple. C’était très surprenant.

Revue des Deux Mondes – Et comment les trouvez-vous ?

Michel Houellebecq Ils sont sympas. Mais, vous savez, je suis trop vieux pour me convertir maintenant. Donc je me débrouille avec une espèce de nostalgie.

Revue des Deux Mondes – On sent que vous n’êtes pas loin...

Michel Houellebecq Non, ça ne marchera jamais. Dieu ne veut pas de moi, vous savez. Il m’a rejeté.

Revue des Deux Mondes – Ça, c’est de l’orgueil !

Michel Houellebecq Ce n’est pas de l’orgueil du tout.

Revue des Deux Mondes – La conversion de Huysmans, c’est ce qui vous attire chez lui ?

Michel Houellebecq Le fait de prendre Huysmans comme ligne directrice du narrateur de Soumission a été un choix crucial. Mais je ne suis pas dans le même cas que mon personnage. Huysmans n’est pas vraiment un amour de jeunesse. Je l’aime beaucoup, mais je l’ai découvert sur le tard, trop tard pour que ça me marque aussi fortement que si je l’avais lu à 16 ans. Dans mes livres, le jugement sur les œuvres est toujours le mien. Je profite de mes romans pour faire un peu de critique littéraire en douce. À rebours est une espèce de monolithe, mais j’aime énormément En ménage et À vau-l’eau. J’aime bien ses débuts naturalistes, aussi, et Là-bas est très réussi, mais on finit par s’ennuyer un peu dans les trois livres de la conver-

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sion qui ont suivi, il y a un goût de l’énumération qui finit par être pesant. Mais il y a quand même les Foules de Lourdes, c’est un beau livre catholique.

Revue des Deux Mondes – Et les mystiques catholiques, vous les aimez ? Sainte Thérèse d’Avila, par exemple ?

Michel Houellebecq Je n’ai pas vraiment lu tout ça.

Revue des Deux Mondes – On a l’impression que votre personnage est incapable d’amour. Notamment parce qu’il a été incapable de retenir Myriam, qui part en Israël après avoir essayé de lui envoyer des mes- sages auquel il ne répond pas parce qu’il est désemparé...

Michel Houellebecq La faute est partagée. C’est terrible, on est censé être dans une société féministe mais c’est l’homme qui a tort de ne pas la retenir, alors que c’est la femme qui est partie. Après tout, elle n’avait qu’à ne pas partir. Pendant une bonne partie du livre, il baise encore. Mais il n’a aucun plaisir. Il y a un truc qui s’est cassé en lui. C’est l’amour, l’amour de Myriam qui fait qu’il n’a plus de plaisir après elle.

Revue des Deux Mondes – Est-ce que les femmes dans vos livres ne pos- sèdent pas davantage ce noyau de volonté qui manque aux hommes ?

Michel Houellebecq Si, elles l’ont beaucoup plus que les hommes.

Revue des Deux Mondes – Ça vient de votre observation ou de quelque chose qui est au-delà de notre époque et de l’évolution de la condi- tion de la femme ?

Michel Houellebecq C’est quelque chose de récent et de très étonnant : les femmes décident de tout. Elles décident du début d’une relation, elle décident de sa fin, elles décident d’avoir un enfant ou non. L’homme est étrangement inerte. Il y a une sorte d’éva-

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nouissement du point de vue masculin qui est quand même trou- blant. Le point de vue masculin, ayant si peu l’occasion de s’expri- mer, est devenu inconnu. C’est une espèce de secret. C’est vrai que ce livre repose en partie sur une question : l’homme, qu’est-ce qu’il pense de tout cela au fond de lui-même ? Une hypothèse est qu’il n’a pas changé, pas du tout. La réformation de l’homme a été un échec total, mais c’est un échec dissimulé parce que les hommes ont com- pris qu’ils avaient intérêt à se taire.

Revue des Deux Mondes – Et s’il se convertissait, s’il réussissait sa conversion quand il est devant la Vierge à Rocamadour, il deviendrait un homme ? Il deviendrait volontaire, il rééquilibrerait ses rapports avec les femmes ?

Michel Houellebecq Je pense que je n’ai pas écrit le passage parce que j’ai été saisi d’un effarement à l’idée de décrire un chrétien. C’est difficile.

Revue des Deux Mondes – Cette inconsistance, n’est-ce pas aussi quelque chose que les femmes reprochent aux hommes ?

Michel Houellebecq Si, en plus, les femmes en viennent à regret- ter le résultat de ce que les féministes ont déclenché. Mais j’ai déjà dit suffisamment de mal des féministes, on ne va pas recommencer.

Revue des Deux Mondes – On ne parle jamais du plaisir de l’homme, et on parle toujours du plaisir de la femme...

Michel Houellebecq C’est un sujet mystérieux, plus mystérieux que le plaisir de la femme, finalement.

Revue des Deux Mondes – Le plaisir est-il lié à l’histoire qu’on se raconte quand on couche avec une femme ?

Michel Houellebecq Si je savais, je vous le dirais, sérieusement.

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Revue des Deux Mondes – L’absence de plaisir chez votre héros intervient après le départ de Myriam... Faut-il lier les deux ?

Michel Houellebecq De temps en temps il faut admettre que quelque chose reste mystérieux. Il le vit comme mystérieux. Il vit le bref retour du plaisir également comme mystérieux. Il semble bien que ce soit lié aux senti- ments d’une manière ou d’une “L’idée que la société autre. Alors que le désir, pas veuille s’occuper du tout : le désir est beaucoup plus simple, en tout cas chez de mon bonheur l’homme. Le plaisir, c’est plus ne m’inspire pas de étrange. Il faudrait peut-être sympathie.” essayer de le comprendre par rapport à des choses plus faciles à observer : le fait d’offrir des cadeaux, des choses comme ça. Le contentement qu’on donne à celui qui reçoit le cadeau est un plaisir. Ce serait plutôt de cet ordre-là, plus qu’une construction imaginaire, une histoire.

Revue des Deux Mondes – Dans l’amour aussi, on se soumet ?

Michel Houellebecq Oui, l’amour, on n’y peut pas grand-chose.

Revue des Deux Mondes – Les mots de Saint-Just « Le bonheur est une idée neuve en Europe » ne font pas partie de vos coordonnées culturelles ; vous n’avez jamais vu l’Occident comme un monde qui voulait créer un bonheur individuel et collectif...

Michel Houellebecq C’est vrai que je ne suis pas un révolution- naire. Le terme même de « bonheur collectif » provoque en moi une espèce de terreur. L’idée que la société veuille s’occuper de mon bon- heur ne m’inspire pas de sympathie. Donc je n’ai jamais été révolu- tionnaire, je n’ai jamais été dangereux.

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Revue des Deux Mondes – La civilisation, c’est ce qui protège l’anonymat ?

Michel Houellebecq C’est ce qui nous protège les uns des autres.

Revue des Deux Mondes – C’est l’anticommunautarisme ?

Michel Houellebecq Moi qui vis dans le quartier chinois de Paris, je suis frappé du fait que les immigrés les moins intégrés sont les plus appréciés. C’est un peu le contraire de ce qu’on dit d’habitude, mais c’est pourtant la vérité. Ça a changé mais, par exemple dans ma tour, tous les Chinois de plus de 50 ans ne parlent pas français. Ils avaient construit une communauté absolument pas intégrée, quelques personnes ser- vaient d’interface avec le reste du monde, et les autres restaient entre eux. Et pourtant tout le monde adorait les immigrés asiatiques.

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas parce qu’ils n’étaient pas en conflit avec notre modèle ?

Michel Houellebecq Ils ne s’intéressaient pas à notre modèle, mais ils n’étaient pas violents. En fait, toute cette affaire se résume à la délinquance. Ce n’est pas du tout ce qu’on raconte : avant il y avait des immigrés catholiques faciles à intégrer – Italiens, Polonais, etc. –, et après il y a eu des immigrés musulmans impossibles à intégrer parce que musulmans. C’est totalement faux. La vérité de tout ça, c’est la délinquance et seulement la délinquance.

Revue des Deux Mondes – Cela veut-il dire que la question serait uni- quement sociale ?

Michel Houellebecq Il est probablement vrai qu’il y a une surdé- linquance chez ces immigrés-là, et qu’on ne les aime pas pour ça. Et aussi à cause du chômage.

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Revue des Deux Mondes – Alors cela n’a rien à voir avec le fait que certains viennent d’anciennes colonies françaises ?

Michel Houellebecq Non. Le Viêt Nam aussi est une ancienne colonie française. Le communautarisme n’est donc pas forcément un problème mais ce n’est pas non plus une solution. On dit tellement de baratin sur la différence entre les formules anglaise, française, alle- mande, et on s’aperçoit que le résultat est le même. Tout le monde a échoué, quelle que soit la voie.

Revue des Deux Mondes – Vous faites en ce moment la promotion de votre livre à l’étranger. Les questions des journalistes, leur perception du livre, sont-elles les mêmes partout ?

Michel Houellebecq Disons que c’est plus détendu à l’étranger. Mais ce sont quand même les mêmes choses qui intéressent à chaque fois : c’est un livre européen. Il n’y a pas beaucoup de différences ; quand j’y pense, ce sont surtout les similarités qui me frappent.

Revue des Deux Mondes – Ce sont des scénarios qu’ils pourraient imaginer dans leur propre pays ?

Michel Houellebecq Le scénario final de domination par les musulmans, ils peuvent tous l’imaginer. Après, dans le détail, ça varie beaucoup parce qu’il y a des pays qui n’ont pas de forma- tion politique de type Front national, par exemple l’Allemagne : ils auraient trop peur. En Espagne, Franco a laissé de mauvais souve- nirs. En Angleterre cela ne poserait pas de problème, et en Italie ils ont un peu oublié le fascisme, qu’ils voient comme un moment pittoresque. Peut-être aussi y a-t-il une absence de talent pour la culpabilité chez les Italiens, alors que les Allemands sont des sur- doués dans ce domaine.

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Revue des Deux Mondes – Mais les Français sont aussi très doués pour la culpabilité...

Michel Houellebecq Non, ils ont été assez doués pour oublier. Alors maintenant ils font semblant. Je suis d’accord avec Bruckner : tout cela est bidon.

Revue des Deux Mondes – Le Sanglot de l’homme blanc (2), c’est du bidon ?

Michel Houellebecq Non, mais c’est devenu une posture de gauche, de la doxa. En réalité, personne ne se sent coupable de quoi que ce soit, et à juste titre d’ailleurs. Sur la question de l’esclavage, ça atteint un niveau de ridicule inouï. Je n’ai pas d’ancêtre au XVIIIe siècle qui était esclavagiste…

Revue des Deux Mondes – Quand bien même en auriez-vous eu un, vous ne vous sentiriez pas obligé de porter ses fautes...

Michel Houellebecq Même dans les pires passages de la Bible, la malédiction est limitée à sept générations.

Revue des Deux Mondes – Donc les Européens que vous rencontrez arrivent facilement à se projeter dans ce monde dominé par l’islam ?

Michel Houellebecq C’est vrai que l’opinion sur l’islam est à peu près également mauvaise dans l’ensemble des pays européens. C’est peut-être la seule chose qu’on partage.

Revue des Deux Mondes – N’est-ce pas particulier de vivre avec des officiers de sécurité ? N’y a-t-il pas un aspect « vie de château » dérangeant ?

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Michel Houellebecq Le problème de la vie de château, c’est qu’il faut l’avoir vécue jeune, sinon c’est très gênant. Pour aller au restau- rant par exemple, je ne vais pas aller déranger des policiers d’élite. Je sors moins, du coup.

Revue des Deux Mondes – Déjà que la chambre était assez attractive…

Michel Houellebecq Oui, je commence à y trouver un vrai mérite.

Revue des Deux Mondes – Est-ce parce que l’Europe n’est pas reli- gieuse que votre livre traverse si bien les frontières ? S’il y avait une Église catholique extrêmement puissante, pensez-vous que votre livre aurait autant de succès ?

Michel Houellebecq Non, en effet. On a même du mal à se repré- senter clairement ce que pourrait être une Église catholique forte, parce que c’est tellement loin. Je n’en ai jamais vu par exemple en état de fonctionnement.

Revue des Deux Mondes – En Amérique du Sud ?

Michel Houellebecq Non, en Amérique de Sud les évangéliques sont en train de l’emporter. Je ne connais pas de pays catholique en réalité. Je ne suis jamais allé dans un vrai pays catholique.

Revue des Deux Mondes – Trouvez-vous la monarchie préférable ? La monarchie anglaise, par exemple ?

Michel Houellebecq Non, c’est un peu ridicule. Et l’Angleterre est un pays encore plus triste que la France. Avec ce kitsch un peu grotesque de la monarchie.

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Revue des Deux Mondes – Les Français ont de la sympathie pour la monarchie anglaise. Et pour Stéphane Bern !

Michel Houellebecq Stéphane Bern, je l’aime bien, il est gentil. Dans la monarchie, les papes surveillent les rois, les rois surveillent l’aristocratie, l’aristocratie surveille la bourgeoisie, la bourgeoisie sur- veille le peuple et les prélats, qui se divisent en prélats aristocratiques et prélats du peuple ; chacun fait son travail : ça, c’est une sphère harmonieuse.

Revue des Deux Mondes – Balzac disait que l’harmonie, c’est la poé- sie de l’ordre...

Michel Houellebecq Oui, oui. Disons qu’un certain pessimisme, qui a souvent été noté chez moi, et qui existe, me fait penser qu’il y a peu de chance de renaissance de cette structure. Mais je pense que c’est une structure dans laquelle j’aurais pu vivre.

Revue des Deux Mondes – Bon, vous voilà monarchiste et catholique ! N’avez-vous pas aussi une nostalgie du patronage communiste ? D’une communauté qui cherche dans son organisation collective une forme d’harmonie ?

Michel Houellebecq Oui, j’ai un peu connu cela, c’était sympathique.

Revue des Deux Mondes – Les maisons de la culture ? Si on enlève la partie idéologique, si on ne garde que son aspect culturel ?

Michel Houellebecq La partie idéologique était un peu faculta- tive. Le communisme est moins globalisant que la chrétienté, mais ce n’était pas mal. Ce n’était pas anomique, c’était assez joyeux. Si j’étais dans la nostalgie, je regretterais ça.

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Revue des Deux Mondes – Vous n’êtes pas dans la nostalgie ?

Michel Houellebecq Non, mais je suis prêt à concevoir que la chrétienté, en un sens, c’était mieux, bien que je ne l’ai pas connue en activité. En revanche, je ne suis pas près d’admettre que le mouvement permanent soit une bonne chose. Ça heurte mes instincts.

Revue des Deux Mondes – Pourtant, même la monarchie a été un mouvement permanent…

Michel Houellebecq Non, il n’y avait d’agitation que sur des points de détail. Il fallait réduire les grands féodaux, centraliser le pays – et ça résume l’histoire politique de la France sur quelques siècles. La vie quotidienne des gens était d’une remarquable harmonie. C’était une époque où il n’y avait pas la conscription, pas de ces guerres totales qu’on a connues ensuite. Il fallait juste supporter quelques soudards de temps “Le communisme en temps… D’ailleurs, 1870, une est moins guerre très bien décrite par Huysmans, globalisant que la du point de vue de la population, c’est chrétienté, mais ce la première guerre « débile », en dehors n’était pas mal.” de la tradition monarchique du conflit limité. Personne ne comprend ce qui se passe au juste, pourquoi sou- dain la guerre devient une affaire nationale. Sous la monarchie, pendant les guerres, certes il y avait des viols et autres atrocités de guerre, mais tout était limité.

Revue des Deux Mondes – La cause animale vous intéresse-t-elle toujours ?

Michel Houellebecq Beaucoup. Je suis juré pour le prix 30 Mil- lions d’amis, donc tous les ans je lis beaucoup d’ouvrages sur le sujet…

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Revue des Deux Mondes – Avez-vous rencontré Brigitte Bardot ?

Michel Houellebecq Non, non, elle n’est pas très bien vue chez 30 Millions d’amis.

Revue des Deux Mondes – L’animal est-il notre égal, notre frère ?

Michel Houellebecq Notre égal, non, personne n’a jamais dit ça. Mais l’animal doit être traité avec considération, sans cruauté.

Revue des Deux Mondes – Vous êtes contre les abattoirs ?

Michel Houellebecq Comme cela se passe maintenant, c’est affreux. On est largement dans l’inacceptable. Les conditions d’éle- vage et d’abattage sont moralement indignes. Quant à l’abattage halal ou kasher, ça ajoute une petite touche de barbarie exotique.

Revue des Deux Mondes – Sentez-vous que la cause animale prend de l’importance ?

Michel Houellebecq Certainement. La qualité des livres qui sont proposés à ma sagacité de juré augmente tous les ans. De très bons auteurs s’intéressent à la question. La dernière fois, c’était vraiment difficile de choisir, il y avait vraiment de très bons livres en compéti- tion. Je pense que c’est un signe.

Revue des Deux Mondes – Vous pourriez faire un roman prophétique sur les animaux ? C’est un sujet de plus en plus porteur, comme un humanisme du XXIe siècle...

Michel Houellebecq Oui vous avez raison, ça me frappe aussi. Vous savez, si je regarde mes livres, je dirais que je constate, et puis après je fais des projections, qui ne sont pas des prophéties… C’est

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assez difficile à expliquer, la projection dans la science-fiction. On va prendre un cas typique : quand Orwell écrit 1984 en 1948 en Angle- terre, il ne dit pas du tout que c’est ce qui va arriver. Il veut exprimer une peur qui est dans l’inconscient des Britanniques de son époque, qui est « on va tous devenir socialisés et contrôlés », et cette peur s’ins- crit dans la culture britannique en général. Ce n’est pas une prédic- tion, c’est une expression des peurs de son époque. Pour tous les livres de science-fiction connus, c’est un peu le même système. La science- fiction n’est pas prédictive, elle exprime les peurs d’une époque.

Revue des Deux Mondes – C’est une angoisse extralucide ?

Michel Houellebecq Non, pas forcément. Ça peut arriver, mais ce n’est pas écrit pour ça, ce n’est pas le point déclencheur. L’écrivain – moi, Orwell ou un autre – sent une angoisse chez ses contemporains et il l’exprime dans un livre. C’est ça, le moteur.

Revue des Deux Mondes – Et dans Soumission, cette angoisse que vous avez perçue dans la société française, c’est que nous pourrions être dominés par une culture essentiellement étrangère à celle qui nous a fondés...

Michel Houellebecq Par l’islam précisément, disons-le clairement.

Revue des Deux Mondes – Mais c’est une angoisse qui n’a pas de solution...

Michel Houellebecq Non. C’est une angoisse à l’état pur.

1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015. 2. Pascal Bruckner, le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 2002.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 33 CASSANDRE, LA MÉMOIRE DU MAL POUR CONJURER LE PIRE

› Xavier Darcos

« Je croyais toujours qu’il suffisait d’un peu de désir de vérité, d’un peu de courage, pour écarter définitivement tout ce malentendu. Nommer vrai ce qui est vrai et faux ce qui n’est pas vrai : c’est la moindre des choses, pensais-je, et cela eût beaucoup mieux servi notre combat que n’importe quel mensonge ou demi-vérité… » Christa Wolf, Cassandre (1).

omère nous la présente comme une beauté rava- geuse, « semblable à l’Aphrodite d’or » (2), une princesse superbe, la plus jolie fille du roi de Troie Priam et de son épouse Hécube. Mais la mytholo- gie la reconnaît surtout comme une prophétesse de Hmalheur, d’où les locutions modernes appliquées à tout visionnaire pessimiste et sans écho : « des cris de Cassandre », « jouer les Cas- sandre », « l’inutile Cassandre » (3). L’allusion à ce mythe n’a jamais cessé d’être usuelle, voire triviale, chez les procureurs ou contemp- teurs du présent. Michel Houellebecq, récemment, n’y a pas échappé : « Cassandre offre l’exemple de prédictions pessimistes constamment réalisées », face à un « aveuglement » qui, à ses yeux, rappelle celui des « intellectuels, politiciens et journalistes des années trente, unanime- ment persuadés que Hitler finirait par revenir à la raison » (4).

34 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 les écrivains prophètes

Tout l’intérêt du personnage tient à cette dualité dans laquelle il est enferré : la véracité face à l’incrédulité, la lucidité sans écho. Cas- sandre (5) sait la vérité, l’entrevoit, la promet, la professe. Mais plus elle touche à l’authentique, moins elle est entendue. Elle est même raillée comme un oiseau de mauvais augure. Quand Apollon est tombé amoureux d’elle, il lui a accordé le don de prophétie pour

qu’elle se donne à lui. Cassandre fait mine Agrégé de lettres classiques et d’accepter mais ensuite échappe à l’étreinte. docteur ès lettres et sciences Dépité et furieux, Apollon lui jette un sort : humaines, Xavier Darcos, membre de l’Académie française, a elle pourra toujours prévoir, certes, mais été ambassadeur, ministre de personne ne la croira. En ce sens, Cassandre l’Éducation nationale (2007-2009) rejoint le lot des maudites à qui l’iniquité puis du Travail, des Relations des dieux jaloux a joué un mauvais coup, sociales, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville (2009-2010). comme ces nymphes qui peuplent l’univers Derniers ouvrages : Oscar a toujours mythologique gréco-romain, persécutées raison (Plon, 2013), Auguste et son par le désir sexuel de quelque divinité, puis siècle (Artlys, 2014). › [email protected] poursuivies par des aléas aussi injustes que douloureux, parce qu’elles n’ont pas cédé au caprice du séducteur ou qu’elles ne sont restées fidèles qu’à elles-mêmes. Cassandre est d’emblée située dans le domaine de la parole, du commentaire, du regard. Elle jalonne l’histoire sans influer sur son cours. Elle ne se jette pas dans la mêlée des héros agités ou batailleurs du cycle troyen. Elle les admoneste et les assombrit, par sa prémoni- tion qui la dessert et la marginalise. Elle résiste à l’enthousiasme bel- liqueux, dont elle sait l’issue pernicieuse et mortifère. Son père refuse d’ailleurs de la partager avec le commun des mortels : il en fait une vierge consacrée, une prêtresse. Cette disjonction de l’héroïne, soli- taire et intouchable, lui donne une couleur pathétique et même poi- gnante. C’est elle qui doit affronter, avant tous les autres, la noirceur du réel, comme dans cet émouvant passage de l’Iliade (6) où elle aper- çoit la première, de loin, son père qui revient, ployant sous le cadavre d’Hector, son fils adoré, tué par Achille. Ce versant funèbre est son ombre portée. Il reste accentué, même quand ses auditeurs cherchent à tenir compte de ses prévisions. Lorsque sa mère Hécube (qui verra tous ses nombreux enfants périr,

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 35 les écrivains prophètes

après la mort de son époux) lui annonce qu’elle est à nouveau enceinte, Cassandre l’avertit que cet enfant à naître sera à l’origine de la chute de Troie. La mère prend donc toutes les précautions : elle exile de la cité ce dernier-né, Pâris, pour éviter qu’il ne soit mêlé à la guerre troyenne. Mais Cassandre ne s’en satisfait pas. Elle reste obsédée par ses propres conjectures et elle les ressasse, tout en sachant que ces artifices seront dérisoires. C’est Pâris qu’elle harcèle, à son tour, pour le prévenir : son départ n’y fera rien, le destin s’accomplira, quoi qu’il entreprenne. En fuyant vers Sparte, il tombera amoureux d’Hélène, l’enlèvera, provo- quant une vendetta générale où tout sombrera. Lorsque Pâris ramène Hélène à Troie, les Troyens sont tellement subjugués par cette beauté qu’ils ne décèlent rien d’autre. Et Cassandre, qui vibrionne toujours, commence à les exaspérer. Elle n’intéresse plus personne. D’où un cercle vicieux, un vrai enfermement tragique : plus Cas- sandre voit l’avenir avec précision, plus elle est rejetée. On commence même à la croire dérangée. Elle entre dans des transes qui la décrédi- bilisent plus encore. Considérée comme porte-poisse, on évite de la croiser, a fortiori de l’épouser. Il suffit qu’un des princes étrangers la courtise, parmi les alliés des Troyens, pour qu’il tombe aussitôt sous les coups de l’assaillant grec. Bien sûr, elle comprend aussi que le cheval laissé par les Grecs devant les portes de Troie est un subterfuge d’où sortira la ruine des Troyens (7). Car si Cassandre anticipe, c’est parce qu’elle a la vision d’un passé révolu. Elle pressent l’éternel retour cyclique des choses. Cette conception de l’anamnèse comme prédisposition au savoir est ins- crite dans la pensée antique, mais les tragiques grecs l’ont poussée au paroxysme, car ce double tiraillement plonge le protagoniste dans un pathos terrible : il connaît l’abomination future en visualisant celle de jadis. Ainsi, quand Cassandre arrive à Mycènes comme esclave d’Aga- memnon, elle sait d’instinct que ce palais fut le cadre du crime initial, celui qui provoqua la saga du malheur des Atrides (8). Elle connaît ce que fut et ce que sera cet édifice royal : « un abattoir humain au sol gorgé de sang » ; et qu’y seront commis, encore, son propre assassinat et celui d’Agamemnon, avant que leur meurtrière, Clytemnestre, soit elle-même égorgée par son fils cadet, Oreste.

36 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 cassandre, la mémoire du mal pour conjurer le pire

Déjà poussé au noir, le destin de Cassandre va donc tourner à l’horreur. Après le sac de Troie, elle sera violentée, réduite en esclavage, exilée, puis assassinée sauvagement loin de sa patrie. Résumons. Tandis que tous les assaillants envahissent et pillent la ville, Cassandre a cherché refuge près de l’autel d’Athéna, au Palladium, pensant naïvement que la silhouette de leur propre déesse calmerait les Grecs, et comptant sur l’inviolabilité d’un tel temple. Mais, dans la furie du saccage, aucun usage, même le plus tabou, n’est plus respecté. Un énergumène, Ajax, fils d’Oïlée, un Locrien, la viole en plein sanctuaire, tandis qu’elle s’agrippe encore à la statue d’Athéna (9). Cassandre n’est plus une princesse ni une prêtresse, mais une prise de guerre souillée. Et le sortilège se poursuit : à son corps défendant, la voilà qui contribue à semer des cataclysmes futurs. Car Athéna, prise d’une colère impossible à calmer, n’aura de cesse de venger l’affront fait à sa divinité, à travers Cassandre outragée : elle punira sans fin les Grecs vainqueurs en les accablant d’interminables épreuves. La martyre, bon gré mal gré, reprend son rôle de sombre devineresse, vaticinant de manière erratique et menaçante. Quoique humiliée et asser- vie, elle va continuer à pronostiquer et à terroriser, prisonnière de son des- tin. Les Grecs la recueillent et décident de l’épargner. Car Agamemnon, qui l’a remarquée, en fait sa favorite. Elle lui donne illico deux enfants, durant le voyage (long, faut-il croire) qui les ramène à Mycènes. Mais Cassandre reste hantée par ses justes hallucinations, anticipant son propre meurtre et de celui d’Agamemnon. Évidemment, personne ne veut la croire. Bien à tort : à peine arrivé chez lui, dans son royaume, Agamem- non est assassiné par Égisthe, l’amant de sa femme Clytemnestre, une excitée adultère – mais pourtant jalouse, puisqu’elle se précipite sur Cas- sandre et l’assassine à son tour. Quand Ulysse obtiendra plus tard d’entrer en contact avec les morts (10), l’ombre d’Agamemnon lui apparaîtra. Elle n’évoquera que sang, larmes, douleurs, et terminera par cet aveu horrible : « Ce que j’ai entendu de plus atroce encore, c’est le cri de Cassandre, la fille de Priam, qu’égorgeait sur mon propre corps la fourbe Clytemnestre ; je voulus la couvrir de mes bras, mais un coup de glaive l’acheva… (11) » Eschyle, dans son Orestie (12) (458 av. J.-C.), nous montre aussi en Cassandre une créature désespérée par l’impuissance de ses pouvoirs divinatoires. Et c’est cette impotence douloureuse qui va lui donner une

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place spéciale dans la saga des Atrides. Elle semblait déjà l’incarnation pantelante de la ville de Troie, emportée en aveugle dans une catastrophe qui la dépasse, avilie, ravagée, réduite à néant. Voici qu’elle devient un emblème terrible des grands récits de la tragédie antique. Euripide, dans les Troyennes (415 av. J.-C.), la traite en vaincue qui retourne son mal- heur contre ses vainqueurs et qui attire sur eux les foudres de la fatalité. Cassandre, à moitié folle, se lance dans un éloge paradoxal qui veut troubler la conscience de ceux qui l’ont abattue. Elle démontre aux cap- tives troyennes que les vaincus, morts pour défendre leur patrie et leur honneur, chez eux, sont plus heureux que les massacreurs qui ont mené une guerre agressive et inique, loin de chez eux. Elle prophétise une ven- geance immanente et se présente comme l’instrument de ce châtiment divin. L’assassinat d’Agamemnon ne sera qu’une première expiation : « C’est la mort que je lui apporte, et la ruine de sa maison, à lui qui détruisit la nôtre, vengeant ainsi mes frères et mon père… (13) » L’intérêt d’une telle subversion, l’otage triomphant du bourreau, a suscité beaucoup de dramaturgies. Sénèque notamment, dans son Aga- memnon (vers 50 apr. J.-C.), peint Cassandre en solitaire déprimée, sui- cidaire, qui ne reste en vie que pour laver les affronts qu’elle a subis. Elle veut « voir », de ses propres yeux, ceux qui l’ont fait souffrir plongés à leur tour dans un calvaire et une lente agonie. Elle persiste donc dans sa fonction première, celle d’une voyance qui fait cortège au malheur : « Je contemple, j’assiste aux événements et y trouve une jouissance. (14) » Bien des exégètes modernes ont souligné le caractère sadomasochiste de ce mythe. Mais, dès l’Antiquité, on ne sut pas trop quel rôle exact lui attri- buer. Car les Anciens connaissent et respectent, avec un scrupule reli- gieux parfois excessif, la voyance et les augures. Ils croient aux signes et à la divination. C’est parce qu’Apollon (qui a doté Cassandre de son fâcheux pouvoir) est le dieu de la lumière et des arts qu’il peut rendre ses oracles sibyllins, par exemple à Delphes, par l’intermédiaire de la Pythie enivrée de vapeurs sulfureuses. Quant aux Latins, ils vivaient dans la superstition des signes, des haruspices, des nécromanciens et autres magiciens ou charlatans. Ils se conformaient de façon maniaque aux prescriptions qui s’ensuivaient. Mais Cassandre, elle, ne rend

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aucun service. Elle ne permet pas de changer le cours des choses ni même de les interpréter. Elle est agitée de visions sur lesquelles per- sonne n’a prise. Y croire ou ne pas y croire ne changera rien à la suite. Elle hume le sang et les meurtres, formule des phobies, appelle à une vaine vigilance qui tétanise et affole. Eschyle dit qu’elle a un « flair de chienne » qui ne sait que renifler des odeurs pestilentielles. C’est cette métaphore que filera aussi Leconte de Lisle (15) :

« Oh ! Les longs aboiements ! Je les vois accourir, Les chiennes, à l’odeur de ceux qui vont mourir, Les monstres à qui plaît le cri des agonies, Les vieilles aux yeux creux, les blêmes Érinyes, Qui flairaient dans la nuit la route où nous passions ! »

Cette fonction, quasi animale, consiste à sentir l’odeur de la mort, à palper le pire, qui est toujours sûr. Au sens physique, Cassandre voit plus qu’elle ne prévoit, sent plus qu’elle ne pressent. Elle-même, on l’a dit, a anticipé et accepté son propre égorgement, comme on va à l’abattoir, sans dévier. Ses déclamations font un écho incessant à la fatalité qui nous mène, à la mort qui nous attend, à la violence qui s’impose partout. Sorte de memento mori perpétuel et ambulant, elle exhibe la face obscure de notre condition, la plus vraie, la plus pro- fonde. Son imprécation est moins une prophétie qu’un réquisitoire. Les invectives de Cassandre tournent ainsi à la diatribe contre l’actuel, hic et nunc. Ce qu’elle déprécie, c’est l’erreur présente, une décadence déjà entamée – dont les conséquences seront désastreuses. Quand un poète se réclame de Cassandre, c’est pour se livrer à une satire morale immédiate, comme Properce quand il raille le luxe de ses contemporains : « Rome succombe sous les richesses, qui font son orgueil. Mes paroles ne sont que trop vraies ; mais l’on refuse d’y croire, comme on révoquait en doute les maux affreux que Cassandre annonçait à Pergame. (16) » Cette omniscience est à la fois lumière et douleur. René Char, reprenant un aphorisme antique (17), ramasse l’idée ainsi : « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (18). Voir, c’est savoir : il n’est plus permis de se voiler la face, de recu-

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ler dans une confortable ignorance. Cassandre ne souffre pas des faits qu’elle anticipe ou d’un futur probable, mais de la malédiction qui l’oblige à ne pas ignorer. Elle préférerait sans doute oublier, mécon- naître, pour devenir, comme on dit « une imbécile heureuse ». Cassandre exprime alors le lamento de l’innocence perdue, d’une enfance (littéralement d’une « aphasie », sens premier de l’in-fantia) révolue, d’une époque où rien ne l’obligeait à prédire et à proférer (19). Elle est dépossédée des illusions et de l’ignorance qui permettent de vaquer dans une béate apesanteur. Elle est devenue une marginale à qui sont refusés la joie et l’amour. Dans la littérature antique, on la peint comme une compagne impossible, une revêche, immariable, qui rebute les soupirants – sauf celui qui la viole. C’est sur cette détresse spéciale qu’insiste si justement Friedrich von Schiller, dans sa ballade Cassandre (1802) :

« L’erreur seule est la vie ; le savoir est la mort. Reprends, oh ! reprends le don de divination sinistre que tu m’as fait. Pour une mortelle, il est affreux d’être le vase de la vérité. Rends-moi mon aveuglement ; rends-moi le bon- heur de l’ignorance. Je n’ai plus chanté avec joie, depuis que tu as parlé par ma bouche… (20) »

Cette version du mythe de Cassandre a assuré sa pérennité : elle s’est mise à représenter la déréliction de la créature moderne dans un univers de creuses harangues, sans cesse plus fertile en abominations. Aussi est-elle convoquée, dans toute l’histoire des arts, dès qu’il s’agit de dénoncer l’absurdité des choses, de marquer un refus, une répulsion morale. Dans les nombreuses réécritures de la guerre de Troie, du Moyen Âge à la Renaissance, on la range plutôt du côté des magiciennes (21). Mais le romantisme en fait une autre Antigone ou une païenne Jeanne d’Arc, une insurgée, une rebelle, « faible en apparence, en réalité formidable » (22). C’est sa vaillance qui ranime les lancinants et les vétilleux, comme dans les deux premiers actes de l’opéra d’Hector Berlioz les Troyens (23), où elle mène le jeu. Plus tard, on distribuera son nom à des personnages d’oracles fiévreux, dans des

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romans de science-fiction, dans des films-catastrophes, et même dans une comédie de Woody Allen (24). Plus élaborée fut sa recréation par Christa Wolf (25), l’éminente romancière venue de l’ex-Allemagne de l’Est, dans Cassandre. Les prémisses et le récit (1982) (26). Cet essai, réinterprétant le destin de cette dissidente, est une allégorie pour flé- trir la niaiserie du régime communiste et anticiper sa chute. Christa Wolf y mêle une réflexion sur le rôle de la femme, opprimée mais seule sagace, embarquée par les fatales atrocités de l’histoire humaine. Jean Giraudoux avait déjà perçu la richesse de ce motif dans La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), puisque Cassandre, à défaut de dévier l’inévitable enchaînement belliciste et machiste, semble la seule à n’y être dupe de rien, et surtout pas du crétinisme et des aberrations que dissimule la grandiloquence raisonneuse des chefs. Ainsi, outragée ou exclue, Cassandre résiste pourtant, en campant sur l’essentiel et le vital. Elle tire une force paradoxale de sa souffrance et de ses scrupules. Quoique brisée, errante et taciturne, elle est loquace encore, comme un poète maudit (27). Marguerite Yourcenar (28) la représente dans ce désarroi, qui la torture comme l’éreintement d’un accouchement : « elle hurlait sur les murailles, en proie à l’horrible travail d’enfanter l’avenir. Le sang collait, comme du fard, aux joues méconnaissables des cadavres... » Ce n’est plus tellement son inspira- tion surnaturelle qui compte, mais sa clairvoyance propre, fondée sur la mémoire affective qui nourrit le pressentiment. Ses failles précaires et ses soupçons angoissés dénudent et valorisent ce qui subsiste d’humain ici- bas. Sa sensibilité anxieuse incrimine la certitude nocive et l’exaspérante énergie des fabricants de malheur et de bêtise, mâles pour la plupart. Eux sont, à l’inverse, dominateurs, sûrs d’eux, intrépides, fanatiques, chicaneurs. La pauvre Cassandre continue à exhiber son scepticisme et son chagrin face à ces dogmatiques épanouis et fanfarons. Écoutons-la. Écoutons-les, nos modernes Cassandre. Car Montaigne dit vrai : « Il n’y a que les fous [qui soient] certains et résolus. (29) »

1. Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Alinéa, 1985 ; rééd. Stock 1994 et 2003, p. 373. 2. Homère, l’Iliade, chant XIII, 365. 3. Chateaubriand se définit ainsi, dans un discours du 7 août 1830 : « Inutile Cassandre, j’ai assez fatigué le trône et la patrie de mes avertissements dédaignés ; il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit… »

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4. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 55-56. 5. Κασσ / άνδρα : l’étymologie semble la désigner à la fois comme « celle qui protège les hommes » ou « celle qui se protège d’eux ». On l’appelle parfois, dans la poésie grecque tardive, Alexandra, nom qui exprime la même double idée. 6. Homère, l’Iliade, chant XXIV, 699 et sq. 7. Et elle n’est pas la seule. Laocoon, le grand prêtre d’Apollon, se méfie aussi : « j’ai peur des Grecs – plus encore quand ils apportent des cadeaux » (timeo Danaos et dona ferentes), Énéide, II, 49. Curieusement, Berlioz, dans les Troyens, fait prononcer cette formule par Cassandre : « je crains les Grecs jusque dans leurs présents » (acte I, 6). 8. C’est là que Thyeste, roi de Mycènes, frère jumeau d’Atrée, séduisit sa belle-sœur Érope et en eut plusieurs enfants. Quand Atrée découvrit cet adultère, il cuisina pour Thyeste la chair de ses fils, puis lui révéla qu’il venait de lui faire dévorer ses propres enfants. 9. Cette scène est un des lieux communs de l’iconographie inspirée par la mythologie grecque. Ovide (après Virgile) en trace ainsi l’archétype : « Traînée par les cheveux, la prêtresse d’Apollon, Cassandre, tendait vers le ciel de suppliantes mains… » (Ovide, Métamorphoses, livre XIII, v. 410). Elle a inspiré quan- tité de tableaux néoclassiques et pompiers, entre 1750 et 1900. Ce stéréotype est visible même dans les Jardins des Tuileries, grâce à une statue d’Aimé Millet (1819-1891), Cassandre se mettant sous la protec- tion d’Athéna, 1877. 10. Dans la nekuia (un rituel sacrificiel qui permet de communiquer avec les défunts) du chant XI de l’Odyssée. 11. Homère, l’Odyssée, chant XI, 421-424. 12. Eschyle, Agamemnon, les Choéphores et les Euménides. 13. Euripide, les Troyennes, v. 359-360. 14. Sénèque, Agamemnon, v. 873. 15. Dans sa fière et oubliée tragédie les Érinnyes, 1873, pour laquelle Jules Massenet composa une musique de scène. Les Érinyes sont des divinités persécutrices, autrement appelées Euménides ou, chez les Latins, Furies. 16. Properce, Élégies, livre III. 17. Car la mythologie grecque exprime fréquemment l’idée que l’on risque de se perdre à vouloir trop savoir. S’approcher de la lumière peut être fatal : Icare, en s’échappant du labyrinthe, s’abîme mortelle- ment après avoir volé trop près du Soleil avec ses ailes de cire. 18. René Char, « Feuillets d’Hypnos », in Fureur et mystère, Gallimard, 1948. 19. C’est la facette que privilégia Alexandre Dumas, dans son Orestie (1856). Cassandre y est une nostal- gique de l’enfance révolue : « Vous ne reverrez plus votre chère Cassandre, Dont l’enfance a grandi sur vos bords bien-aimés... Adieu, flots transparents, rivages embaumés !... Combien de fois, courant par vos vertes prairies, Guidant l’essaim joyeux des blanches théories, J’ai, sur le frais tapis aux brillantes couleurs, Fait la douce moisson de vos plus belles fleurs ! » Acte I, scène 9. 20. Friedrich von Schiller, Cassandre, traduit par X. Marmier, Charpentier, 1854. 21. Boccace la cite dans ses Dames de renom (1361) et Christine de Pisan dans son Épître d’Othea (1402). 22. « Formidable » : au sens premier de « terrifiant ». Victor Hugo, discours de réception à l’Académie française (3 juin 1841) : « Contemplez surtout Clytemnestre, la pâle et sanglante figure, l’adultère dévouée au parricide, qui regarde à côté d’elle sans les comprendre et, chose terrible ! sans en être épouvantée, la captive Cassandre et le petit Oreste ; deux êtres faibles en apparence, en réalité formidables ! L’avenir parle dans l’un et vit dans l’autre. Cassandre, c’est la menace sous la forme d’une esclave ; Oreste, c’est le châtiment sous les traits d’un enfant. » 23. Les Troyens d’Hector Berlioz fut écrit en 1863, mais cette première partie, la Prise de Troie, ne fut donnée qu’en 1890. 24. Woody Allen, le Rêve de Cassandre, 2007. 25. Christa Wolf (1929-2011) fut d’abord une idole du régime communiste avant que ses doutes puis ses critiques ne provoquent sa disgrâce dès 1965. 26. Christa Wolf, Cassandre. Les prémisses et le récit, op. cit. 27. Plusieurs poètes ont utilisé le personnage de Cassandre pour symboliser leur propre condition de « rêveur sacré », lucide, donc martyrisé. Ossip Mandelstam (1891-1938), par exemple, dans son ode À Cassandre, écrite dans son exil sibérien peu avant sa mort. 28. « Patrocle ou le destin », dans Marguerite Yourcenar, Feux, Gallimard, 1993. 29. Michel de Montaigne, « De l’institution des enfants », Essais, I, 26.

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› Robert Kopp

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? » «C’est par ces phrases que commence l’une des pages les plus célèbres parmi toutes celles où Baudelaire, se sentant quelquefois « le ridicule d’un prophète », annonce la fin inexorable d’un monde qui lui est devenu étranger. Datant du début des années 1860, elle figure parmi les fragments de Fusées, joints par Eugène Crépet à ceux de Mon cœur mis à nu et publiés, en 1887, sous le titre de Journaux intimes, dans le cadre d’un important volume d’Œuvres posthumes (1). Baudelaire avait 40 ans ; il venait de terminer la deuxième édition des Fleurs du mal et s’était tourné vers un nouveau genre de poésie, les « petits poèmes en prose », qu’il comptait réunir sous le titre « Le spleen de Paris », dans l’espoir de créer un « pendant » à son recueil en vers. La maladie et la mort

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l’ont empêché de mener son projet à bonne fin et ce sont ses édi- teurs posthumes, Charles Asselineau et Théodore de Banville, qui ont publié les cinquante pièces (sur cent) que le poète avait insérées au cours des dix dernières années de sa vie dans différents périodiques. Il se pourrait que Baudelaire eût voulu inclure ce texte dans son nou- veau recueil. Parmi les titres figurant dans différentes listes de « poèmes à faire », on trouve en effet plus d’une fois « La fin du monde », qui pourrait désigner notre page, car dans une Robert Kopp est professeur de lettre de la fin de décembre 1861 à Arsène littérature française moderne à Houssaye, le directeur littéraire du quoti- l’université de Bâle. Ses recherches dien la Presse, qui allait publier une vingtaine portent sur le romantisme européen, de Rousseau à Breton. Dernières de poèmes en prose, ce poème est annoncé publications : Baudelaire, le soleil comme « fait ». Il est vrai que le même titre noir de la modernité (Gallimard, 2004), Album André Breton figure aussi parmi les projets – non exécutés (Gallimard, coll. « Bibliothèque de – de romans et de nouvelles (2). Or, quelle la Pléiade », 2008), Un siècle de qu’ait été la destination finale de ce morceau, Goncourt (Gallimard, 2012). › [email protected] il exprime à la perfection l’idée que se fait le dernier Baudelaire de l’avenir de l’humanité, en total désaccord avec l’idéologie du progrès, dominante d’une époque qu’il abhorre et qui pourtant à certains égards ne cesse de le fasciner (3).

Une religion nouvelle

Première raison de ce déclin : la disparition non seulement de la religion (« je crois inutile d’en parler »), mais de toute spiritualité (« il ne te restera de tes entrailles que des viscères »), au profit d’un matéria- lisme sordide (« tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule »). À vrai dire, la France, depuis longtemps, avait cessé d’être chrétienne. La Révolution avait entamé la procédure d’un divorce entre l’Église et l’État, que la loi de séparation devait consommer un siècle plus tard. Ni le Concordat, signé par Bonaparte en 1801, rétablissant le catholicisme dans ses prérogatives de religion officielle, ni le succès deGénie de christianisme, dont la deuxième édi- tion était dédiée « au Premier Consul », et qui fut, très tôt, décliné en

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de nombreuses éditions abrégées destinées à la jeunesse, ni même le rôle prépondérant accordé au clergé dans l’enseignement et à l’univer- sité tout au long du XIXe siècle ne pouvaient empêcher que d’autres croyances lui disputent sa place. Parmi celles-ci, la croyance aveugle et enthousiaste en le progrès scientifique et technique. Elle est restée jusqu’à aujourd’hui de loin la religion séculière la plus importante. Héritière de la philosophie des Lumières, la religion du progrès s’est imposée comme une idéologie dominante dès les débuts de la monarchie de Juillet, à l’époque des premiers chemins de fer, des débuts de l’instruction obligatoire, de la presse à bon marché et de la littérature industrielle. L’immense majorité des grands auteurs, qu’il s’agisse de philosophes, d’écrivains ou de critiques, adhèrent fermement à cette nouvelle religion et la propagent, à commencer par Lamartine, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Guizot, Miche- let, Marx, Hugo (une fois revenu de son romantisme monarchiste), Littré, Sainte-Beuve, Théophile Gautier et beaucoup d’autres. La liste pourrait être allongée indéfiniment, alors que celle des oppo- sants à cette doctrine est bien plus courte, même si elle comprend quelques nom prestigieux : Flaubert, les Goncourt, Barbey d’Aure- villy, ­Baudelaire (4). Il n’est que d’ouvrir le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, qui, dans son article « Progrès » résume la doxa par- tagée par toute une époque (5) : « Cette idée, que l’humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse, est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est là une croyance qui trouve peu d’incrédules. On parle souvent des croyances universelles du genre humain ; s’il en existe, celle-là en est une ; c’est du moins une des plus générales. [...] De notre temps, si l’on en excepte des esprits chagrins ou aveugles, absolument ignorants de l’histoire ou qui rêvent d’impossibles retours vers un passé défini- tivement enterré, la croyance universelle est que le progrès est la loi même de la marche du genre humain. » Pierre Larousse, progressiste lui-même, homme de gauche, républi- cain et anticlérical, ne manque pas de faire une histoire détaillée non seulement de l’idée de progrès, mais des principaux progrès accomplis

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par les hommes. Le progrès étant une loi inéluctable, ceux-ci, « sous l’influence de l’éducation et par l’exercice des facultés mentales », ont vu leur crâne augmenter de volume, leur front se redresser, leur physio- nomie s’éclairer, leurs yeux refléter « les lueurs de l’intelligence et de la moralité ». Ainsi, au long des millénaires, l’homme « s’éloigne de plus en plus du singe ». Toutefois, « sur cent milliers d’années d’existence probable, le genre humain n’en a passé que trois ou quatre mille à l’état civilisé ». Mais c’est assez pour comprendre que « l’humanité est perfectible et qu’elle va constamment du moins bien au mieux, de l’ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation ». Aussi convient-il de rejeter définitivement la religion chrétienne, fondée sur cette absurde « théo- rie de la chute de l’homme, inventée par les philosophies anciennes pour expliquer la coexistence de Dieu et du mal dans le monde et adoptée comme base fondamentale par le dogme hébraïque et par le dogme catholique ». Au christianisme, la philosophie moderne oppose fièrement « la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine ». Non, l’homme n’a pas été chassé du paradis pour avoir goûté au fruit de l’arbre de la science. Non, l’âge d’or, qu’une « aveugle tradition » remontant à Hésiode a placé dans le passé, n’est pas derrière nous mais devant nous. « Non, l’humanité n’est pas condamnée à la décadence. » Quant à la conscience de ce progrès, sa philosophie, Pierre Larousse la fait remonter à Descartes et à Newton, à Leibniz et à Bacon. Ce dernier n’a-t-il pas fourni à Diderot par sa théorie empiriste de la connaissance, exposée dans son Novum organum, les bases mêmes de son Encyclopédie ? N’est-ce pas lui qui, dans les Merveilles naturelles, a proposé un aperçu de ce que les progrès scientifiques et techniques apporteront aux hommes : « Une jeunesse presque éternelle, la gué- rison de maladies réputées incurables, l’amélioration des capacités cérébrales, fabriquer de nouvelles espèces animales et produire de nouveaux aliments. (6) » Promesses que renouvellent tous les boni- menteurs jusqu’à aujourd’hui. C’est contre cette philosophie dominante que Baudelaire s’insurge de toutes ses forces. Il fait partie, avec Flaubert et les Goncourt, de ces « esprits chagrins ou aveugles », dénoncés par Pierre Larousse, mais

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qui ne veulent pas prendre des vessies pour des lanternes. D’autant que cette nouvelle religion ne cesse de se célébrer elle-même en ces bruyantes messes que sont les Expositions universelles, attirant des foules innombrables : Londres en 1851, Paris en 1855, puis à nouveau en 1867, 1878, 1889, 1900. Et ainsi de suite. Rendant compte de l’exposition de peinture – une des originalités de l’Exposition parisienne de 1855 par rapport à celle de Londres en 1851 –, Baudelaire saisit l’occasion pour fustiger « cette erreur fort à la mode » qu’est « l’idée de progrès » et de laquelle il veut se garder « comme de l’enfer ». Toutefois, son réquisitoire ne figure pas dans la première publication de son texte paru dans le journal le Pays, totale- ment acquis à l’Empire (7), soit qu’il ait été censuré comme politique- ment incorrect, soit que Baudelaire l’ait ajouté plus tard :

« Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible. »

Baudelaire parle en moraliste qui va à contre-courant, comme son ami Barbey d’Aurevilly ; ses maîtres à penser sont Joseph de Maistre et Edgar Allan Poe. Or il est également en parfait accord avec un des rares scientifiques alarmistes parmi ses contemporains, Eugène Huzar, offi- cier de santé et avocat, familier du Centre national des arts et métiers, qui publia, la même année, un mois avant l’ouverture de l’Exposition

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universelle, un ouvrage tout à fait atypique pour l’époque, la Fin du monde par la science (8). Pointant les dangers que les sciences et les techniques font courir à la planète, Huzar dénonce, entre autres, la déforestation, qui risque de provoquer des « révolutions dans l’atmos- phère », ou de trop fortes émissions d’oxyde de carbone, qui pour- raient troubler « l’harmonie du monde ». Une prophétie catastrophiste en pleine révolution industrielle. Le nom de Huzar n’apparaît jamais sous la plume de Baudelaire, il est en revanche familier à Flaubert, à Dickens, à Jules Verne. Si, pour le poète du Spleen de Paris, le monde court à la catastrophe, c’est précisément en raison de sa confiance aveugle en le progrès, qui est un progrès purement matériel. « Quoi de plus absurde que le pro- grès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage », peut-on lire dans un autre feuillet de Fusées (9). Pour Bau- delaire, contrairement à Rousseau et à tous ceux qui lui ont emboîté le pas, de Robespierre à George Sand et de Mme de Staël à Victor Hugo, l’homme n’est pas né naturellement bon, il est marqué par le mal et pour le mal. « La nature ne fait que des monstres », peut-on lire dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe. Et dans le Peintre de la vie moderne :

« C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son sem- blable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer [...]. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. »

Aussi, Baudelaire se proposait-il de bâtir « une théorie de la vraie civilisation » : « Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché ori- ginel » (Mon cœur mis à nu). Il prenait donc l’exact contre-pied de son ami Maxime Du Camp, qui était aussi l’ami de Flaubert et le compa-

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gnon de route de ce dernier lors de son voyage en Égypte. L’année de l’Exposition universelle, Du Camp avait publié un recueil de Chants modernes, précédés d’une préface-manifeste, dans le genre de celle que Victor Hugo avait faite pour Cromwell, près de trente ans plus tôt. « On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l’onde amère, on découvre l’électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C’est absurde ! » Et de chanter en effet la vapeur, l’électri- cité, le gaz, la locomotive dans des vers parfaitement insipides. Quant à Baudelaire, il dédiait – non sans malice – son grand poème, « Le voyage », qui forme la conclusion des Fleurs du mal, au globe-trotter qu’était Maxime Du Camp :

« Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! »

Le premier devoir de l’artiste est donc de protester contre la nature par tous les moyens de l’art, car « ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière » (10). Font partie de ses moyens toutes les marques par lesquelles l’homme ou la femme corrigent la nature : la mode, le maquillage, deux éléments essentiels auxquels Baudelaire consacre d’im- portants développements dans le Peintre de la vie moderne :

« La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au- dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de gros- sier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai perma- nent et successif de réformation de la nature. (11) »

De même le maquillage, qui ne doit pas être employé dans le but vulgaire « d’imiter la belle nature et de rivaliser avec la jeunesse », mais dans celui de rendre la femme « magique et surnaturelle », de la trans- former en un « être divin et supérieur ».

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L’époque, toutefois, n’était pas propice aux valeurs défendues par Baudelaire cultivant avec délices le plaisir aristocratique de déplaire et faisant du dandy son idéal. Elle courait vers la démocratie, inélucta- blement, vers l’américanisation, l’égalitarisme, la vulgarité. Baudelaire ne dit pas autre chose que Chateaubriand et Tocqueville, comme eux il est le témoin d’un monde qui disparaît. « Le dandysme apparaît sur- tout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute- puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avi- lie. » Il est « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences », « un soleil couchant », « un astre qui décline », « superbe », « sans chaleur et plein de mélancolie » (12). Il ne résistera pas à « la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout », et qui « noie jour après jour ces derniers représentants de l’orgueil humain ».

Le Bas-Empire face aux Barbares

Baudelaire était convaincu de vivre dans une époque de décadence, politiquement, socialement, culturellement. Entrant dans la vie lit- téraire au début des années 1840, il avait l’impression d’arriver après la bataille, après la bataille romantique des années 1820 en tout cas, qui, dans son souvenir, restait « le bon temps du romantisme » (13), voire « les beaux temps du romantisme » (14), « l’époque climatérique où les arts et la littérature ont fait en France une explosion simul- tanée ». Depuis ces années-là, le déclin a été continu, « le sens du beau, du fort et même du pittoresque a toujours été diminuant et se dégradant » (15).

« On dirait que la petitesse, la puérilité, l’incuriosité, le calme plat de la fatuité ont succédé à l’ardeur, à la noblesse et à la turbulente ambition, aussi bien dans les beaux-arts que dans la littérature ; et que rien, pour le moment, ne nous donne lieu d’espérer des floraisons spirituelles aussi abondantes que celles de la Restauration. (16) »

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C’en était fini de la grande peinture, son dernier représentant était Delacroix ; quant à Manet, il n’était plus que « le premier dans la décrépitude de [son] art » (17). La poésie, elle, était morte avec Victor Hugo. D’ailleurs, pour qui écrire désormais, puisque le public res- semble à ce chien qui, à des parfums délicats, préfère « des ordures soigneusement choisie » et qu’en vertu des « immortels principes de 89 » chacun a le droit de réclamer son droit à la laideur (18) ? Certes, Baudelaire n’est pas le seul à dénoncer la décadence de son époque ; dès avant le milieu du siècle, le thème se développe en contrepoint à la célébration du progrès. C’est en 1847 que Thomas Couture expose au Salon son immense tableau les Romains de la déca- dence conservé au musée d’Orsay. Le Bas-Empire romain ou la chute de Byzance étaient devenus des métaphores courantes pour dire la destruc- tion d’un monde par les Barbares. Elle pouvait aussi bien s’appliquer à la révolution de 1789 qu’à celles de 1830, 1848, voire à la défaite de 1870. « Il y avait aussi l’idée que les Prussiens de 1870 avait été les Barbares, que Paris, c’était Rome ou Byzance ; les romans de Zola, Nana, avaient souligné la métaphore, et il y avait donc des décadents », écrit Gustave Kahn au tournant du siècle (19). En effet, les Rougon-Macquart, en dépit de l’optimisme de l’auteur, ne sont-ils pas aussi une étude de patho­ logie décadente ? Tout comme les romans des Goncourt, tout comme À rebours, dont la théorie de l’art pour l’art est largement inspirée de Gautier. Huysmans, l’auteur préféré de Houellebecq ! Dans sa préface à Mademoiselle de Maupin (1836), un roman épis- tolaire qui raconte les aventures amoureuses d’une femme travestie en homme, Théophile Gautier estime qu’à force de devenir plus civilisée, la société a non seulement perdu sa jeunesse et son innocence mais aussi son droit « d’être ingénue et pudibonde » en s’offusquant d’une littérature contraire à la morale. Il fait un pas de plus en tête de ses Grotesques (1844) en liant décadence et modernité. Une parenté dont Baudelaire offre le meilleur exemple. L’auteur des Fleurs du mal avait beau dénoncer les travers de son époque, il finit par les incarner. De tous les textes que Gautier a consacrés à Baudelaire, le plus important – par son ampleur et par son influence – est sa préface en tête du premier volume des Œuvres complètes contenant la troisième

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édition des Fleurs du mal. C’est ce volume qui a fait foi jusqu’au moment – en 1917 – où les textes de Baudelaire sont tombés dans le domaine public. C’est lui qu’avaient entre les mains Gide, Proust, Valéry, Nietzsche et beaucoup d’autres. Et c’est la préface de Gau- tier qui a fixé pour un demi-siècle l’image d’un Baudelaire poète décadent.

« Le poète des Fleurs du mal aimait ce qu’on appelle improprement le style de décadence, et qui n’est autre chose que l’art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. (20) »

De la décadence à la dégénérescence

Il n’est pas étonnant que ce soit en partant de Baudelaire que Paul Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine, échafaude sa théorie de la décadence. Publiés dans la Nouvelle Revue à partir de 1881 avant d’être repris en volume, ces textes veulent « servir à l’histoire de la vie morale pendant la seconde moitié du XIXe siècle français », mieux : dénoncer la « crise morale » faite d’« ennui », de « mélancolie », de « nausée », combattre cet « esprit de négation de la vie qui, chaque jour, obscurcit davantage la civilisation occidentale » (21). Et Bourget de prophétiser :

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« Nous sommes loin, sans doute, du suicide de la pla- nète, suprême désir des théoriciens du malheur. Mais lentement, sûrement, s’élabore une croyance à la ban- queroute de la nature, qui promet de devenir la foi sinistre du XXe siècle, si la science ou une invasion des Barbares ne sauve pas l’humanité trop réfléchie de la las- situde de sa propre pensée. (22) »

Pour Bourget, cette crise morale conduit inéluctablement à la « déca- dence » (23), terme qui désigne « l’état d’une société qui produit un trop grand nombre d’individus impropres à la vie commune ». Car une société est un organisme qui, comme tous les organismes, « se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules ». Or un organisme ne peut survivre que si l’énergie des différents échelons reste subordonnée à l’ensemble. « Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble. » Cette « loi », qui s’applique à la société, vaut aussi pour la langue :

« Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. (24) »

Les Essais de psychologie contemporaine, qui ne traitent pas seu- lement de Baudelaire, mais aussi de Renan, de Flaubert, de Taine, puis de Stendhal, de Dumas, de Leconte de Lisle, des Goncourt, de Tourgueniev et d’Amiel, ont connu plusieurs rééditions attestant leur succès. Parmi les premiers lecteurs figure Nietzsche. Au cours de ­l’hiver 1883-1884, il transcrit dans un de ses cahiers toute une série de passages, dont la définition que Bourget donne du style décadent. Le nom de Baudelaire ne lui dit rien, mais la définition le frappe au point qu’il cherche à qui il pourrait l’appliquer. De toute évidence à

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Wagner, l’exemple même, à ses yeux, de l’artiste décadent. « Style de décadence chez Wagner : chaque expression devient indépendante, la subordination et la coordination ne dépendent plus que du hasard. » On sait que Wagner, pour Nietzsche, est un symptôme par excel- lence de cette maladie qui frappe une Europe décadente : le nihilisme. Dans le Cas Wagner, écrit au printemps de 1888, le philosophe prend le contre-pied de ce qu’il avait dit du compositeur dans la Naissance de la tragédie et dans les Considérations inactuelles, à savoir que Wagner pourrait être l’artisan d’une nouvelle Renaissance, puisqu’il avait réussi – dans Tristan et Isolde, par exemple – à opérer la synthèse entre l’apollonien et le dionysiaque. En revanche, Nietzsche se dit écœuré par la fausse spiritualité de Parsifal, par le côté romantique et maladif d’une mélodie sans fin traduisant l’abdication de toute volonté. Il finit par lui préférer Bizet, dont il loue la gaîté, la franchise, la limpidezza. Et il rejoint ainsi Goethe, assimilant le classicisme à ce qui est sain et le romantisme à ce qui est malade. Wagner, « l’artiste moderne par excellence, le Cagliostro de la modernité », n’est qu’un « cabotin », un « malade », un « héritier de Hegel », bref « un décadent typique, à qui manque “tout libre arbitre”, dont chaque trait a sa nécessité ». Et revenant sur ce qui caractérise le style décadent, Nietzsche, sans le citer, paraphrase Bourget :

« Quelle est la caractéristique de toute décadence litté- raire ? Le mot devient souverain et fait un saut hors de la phrase – la phrase se répand et obscurcit le sens de la page, – la page prend vie au dépens de l’ensemble, – l’ensemble n’est plus un ensemble. Mais voici le symbole de tout style de décadence : chaque fois, anarchie des atomes, désagré- gation de la volonté, “liberté individuelle”, pour parler le langage de la morale – ou, amplifié en théorie politique : “égalité des droits pour tous”. (25) »

À peu près au moment d’écrire le Cas Wagner, Nietzsche tombe sur le volume des Œuvres posthumes et correspondances inédites de ­Baudelaire, publié par Eugène Crépet en 1887. Il prend de nombreuses

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notes qui, dans ses cahiers, voisinent avec des extraits tirés de la Vie de Jésus de Renan, des Possédés de Dostoïevski, du Journal des Goncourt, entre autres. Dans le volume préparé par Crépet, on ne trouve pas seulement les Journaux intimes – Fusées et Mon cœur mis à nu –, mais aussi la lettre que Wagner avait adressée à Baudelaire pour le remercier de son étude sur Tannhäuser. Elle venait confirmer une intuition que Nietzsche avait eue quelques années auparavant en lisant les Fleurs du mal préfacées par Gautier : Baudelaire était une sorte de Wagner sans la musique. Réfléchissant, dansPar-delà le bien et le mal, à l’avenir de la civilisation européenne, Nietzsche, une nouvelle fois, pointe les danger de la maladie romantique qui menace aussi la France, bien qu’à un degré moindre :

« Aujourd’hui encore, la France est le siège de la civili- sation européenne la plus spirituelle et la plus raffinée – et la haute école du goût ; mais il faut savoir décou- vrir, cette “France du goût”. Ses représentants se tiennent soigneusement cachés. [...] Un trait leur est commun : ils se bouchent les oreilles devant la sottise déchaînée, et les braillements du bourgeois démocrate. [...] Quant à Richard Wagner : plus la musique française apprendra à se conformer aux vrais besoins de l’âme moderne, plus elle “wagnérisera”, on peut le prédire – elle le fait déjà suf- fisamment ! (26) »

Romantisme et révolution

Dans une première version de cet aphorisme 254, et c’est égale- ment le cas de l’aphorisme 256, Baudelaire est cité, au même titre que Delacroix, parmi les représentants types de ces maladies de l’âme que sont le pessimisme et le nihilisme. Nietzsche comptait d’ailleurs les trai- ter dans le contexte européen, mais le projet n’aboutit pas. Ses cahiers en gardent les traces, ainsi que ses dernières œuvres, dont Ecce homo :

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« Mais j’ai déjà suffisamment expliqué à quel domaine appartient Wagner (Par-delà le bien et le mal, § 256), quels sont ses proches parents. Il est un de ces romantiques fran- çais de la seconde génération, cette race d’artistes de haut vol et pourtant entraînants, comme Delacroix, comme Berlioz, qui possédait dans l’intimité de leur être un fond de maladie, quelque chose d’incurable, tous vrais fanatiques de l’expression, virtuoses de part en part… Qui donc fut le premier partisan intelligent de Wagner ? Charles Baude- laire, le même qui fut le premier à comprendre Delacroix, ce décadent-type en qui toute une génération d’artistes s’est reconnue – il fut peut-être aussi le dernier… (27) »

Cette deuxième génération du romantisme, c’est celle des lendemains de la révolution de Juillet, celle des Jeune France, des lycanthropes, des pessimistes à la Alphonse Rabbe, criant leur désespoir, non pas dans de langoureuses élégies, mais – et c’est le reproche qu’un critique fera à Baudelaire en 1855 après la publication dans la Revue des Deux Mondes de dix-huit poèmes des Fleurs du mal – dans une « poésie de charnier et d’abattoir » (28). Elle lançait un démenti à l’optimisme de commande et était donc suspecte. Ou, comme le notent les Goncourt dans leur Journal, le romantisme était devenu un crime, il était subversif, révolu- tionnaire même (29). Il fallait donc le condamner. Et les Goncourt l’ont été quelques années avant Flaubert et Baudelaire. Aucun pouvoir n’aime la contestation. Aucune société ne veut admettre qu’elle court à sa perte. Comment oser mettre en cause la révolution et le romantisme, qui passe pour son équivalent littéraire et artistique ? Mais quand le premier romantisme s’était embourgeoisé, que Victor Hugo était devenu député et Michelet professeur à la Sor- bonne, puis au Collège de France, quand l’industrialisation touchait tous les domaines y compris ceux de l’esprit – le roman subissant la concurrence du roman-feuilleton, le théâtre celle du vaudeville –, quand la culture a dégénéré en divertissement, des voix se sont élevées pour protester contre le règne de la multitude dont Tocqueville à la même époque prédisait l’inéluctable avènement.

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Ces protestations – quand elles sont formulées avec la force d’un Baudelaire ou d’un Nietzsche – ne perdent jamais leur actua- lité. À l’heure des dangers, leur relecture est plus que jamais néces- saire. C’est ce qu’avait compris Walter Benjamin, qui avait quitté ­l’Allemagne nazie dès 1933, lorsqu’en mai 1939, il participait à une Décade à Pontigny. Il y a donné une conférence – en français – sur les Tableaux parisiens de Baudelaire. Considérant la poésie « comme une sorte de clé, confectionnée sans la moindre idée de la serrure où un jour elle pourrait être introduite », il essaie de s’en servir pour sai- sir « certains aspects d’une réalité qui sera non pas tant celle du poète défunt que la [sienne] propre » (30). Or la réalité dont Baudelaire lui parle est celle d’une société toujours plus inhumaine, régie par des foules composées d’êtres « assujettis à des automatismes » qui va leur permettre, « au bout du siècle, de se targuer d’une inhumanité et d’une cruauté inédites ». Et pour souligner à quel point Baudelaire avait saisi « cette inhumanité à venir », il cite en entier la page de Fusées : « Le monde va finir… » Voici le commentaire dont il a fait suivre sa citation :

« Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour conve- nir de la justesse de ces phrases. Il y a bien des chances qu’elles gagneront en sinistre. Peut-être la condition de la clairvoyance dont elles font preuve était-elle beaucoup moins un don quelconque d’observateur que l’irrémé- diable détresse du solitaire au sein des foules. Est-il trop audacieux de prétendre que ce sont ces mêmes foules qui, de nos jours, sont pétries par les mains des dicta- teurs ? Quant à la faculté d’entrevoir dans ces foules asservies des noyaux de résistance – noyaux que for- mèrent les masses révolutionnaires de quarante-huit et les communards – elle n’était pas dévolue à Baudelaire. Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la pre- mière abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face de multiples menaces, par trop précises, ne savons même plus sentir. (31) »

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Un peu plus d’une année après cette dernière Décade de l’avant- guerre, les Allemands sont entrés dans Paris. Benjamin avait quitté la capitale la veille, pour Lourdes, puis pour Marseille. Désespérant de ne pouvoir franchir la frontière espagnole, il s’est donné la mort à Port- bou, le 26 septembre 1940. Disparition d’un prophète faisant écho aux prophéties de Baudelaire. Et si, pour honorer sa mémoire, nous apprenions à lire et à comprendre ce que nous disent ces extralucides ?

1. Charles Baudelaire, Œuvres posthumes et correspondances inédites, précédées d’une étude biographique par Eugène Crépet, Quantin, 1887. Une date dans l’histoire de l’œuvre ; le volume retiendra l’attention de Barrès, de Paul Desjardin, de Lemaître, de Verhaeren, de Nietzsche, d’Anatole France. Il sera éreinté dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1887 par Ferdinand Brunetière, déplorant que « Baudelaire, sa légende, ses ridicules affectations de dandysme, des paradoxes, ses Fleurs du mal ont exercé depuis une vingtaine d’années, exercent encore sur la jeune littérature une grande et fâcheuse influence ». 2. Voir pour plus de détails mon édition critique et commentée du Spleen de Paris, Gallimard, coll. « Poé- sie », 2006. 3. Comme l’a bien montré Antoine Compagnon dans Baudelaire, l’irréductible, Flammarion, 2014. 4. Une famille d’esprit étudiée par Antoine Compagnon dans les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005. 5. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome XIII, 1875. 6. Explicité également dans On the Profience and Advancement of Learning, Divine and Human, ouvrage publié en anglais en 1605 et en latin en 1623 et qui est facilement accessible en traduction française : Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, Gallimard, 1991. 7. Son propriétaire était le banquier Jules Mirès, qui possédait également le Constitutionnel. 8. Réédité en 2008, avec l’Arbre de la science (1857), aux Éditions Ère, avec une introduction de Jean-Bap- tiste Fressoz et une postface de Bruno Latour. Voir également l’article de Jean-Baptiste Fressoz, « Eugène Huzar et l’invention du catastrophisme technologique », Romantisme, n° 150, avril 2010. 9. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1975, p. 663. 10. Fusées, in Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 649. 11. Charles Baudelaire, le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 716. 12. Idem, p. 711-712. 13. Charles Baudelaire, la Fanfarlo, in Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 553. 14. Charles Baudelaire, Exposition universelle (1855), in Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 593. 15. Charles Baudelaire, Peintres et aquafortistes (1862), in Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 737. 16. « Salon de 1859 », in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, op. cit., p. 610. 17. Comme Baudelaire l’écrit sans ménagement au peintre, qui se plaignait des attaques auxquelles il était en butte pour Olympia ; lettre du 11 mai 1865, in Charles Baudelaire, Correspondance, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1973, p. 497. 18. Charles Baudelaire, « Le chien et le flacon » et « Le miroir » dans le Spleen de Paris. 19. Gustave Kahn, Symbolistes et décadents, Vanier, 1902, p. 38. 20. Baudelaire par Gautier, présentation et notes critiques par Claude-Marie Senninger, Klincksieck, 1986, p. 124. 21. Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, études littéraires, édition établie et préfacée par André Guyaux, Gallimard, 1993, coll. « Tel », p. 435, avant-propos de 1883. 22. Idem, p. 10. Nous citons le texte de l’édition de 1883, dans l’édition définitive « la science ou une inva- sion des Barbares » est remplacé par « un renouveau, qui ne saurait être qu’une renaissance religieuse ». 23. Ce que Max Nordau, qui en tant que médecin poursuivra la réflexion au niveau physiologique, appellera « dégénérescence ». Son livre, Entartung, paraît en 1892 ; il est traduit en français dès 1896 et connaît un succès considérable. 24. Paul Bourget, op. cit., p.14. 25. Friedrich Nietzsche, le Cas Wagner, in Œuvres, Laffont, coll. « Bouquins », tome II, 1993, p. 911. 26. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, in Œuvres, op. cit., p. 701. 27. Friedrich Nietzsche, Ecce homo, in Œuvres, op. cit., p. 1137-1138. 28. Louis Goudall, dans le Figaro du 4 novembre 1855. 29. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Laffont, coll. « Bouquins », tome I, 1989, p. 79. 30. Walter Benjamin, Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, La Fabrique, 2013, p. 1010. 31. Idem, p. 1018.

58 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 CHATEAUBRIAND ÉCRIVAIN PROPHÈTE DE LA DÉMOCRATIE

› Jean-Paul Clément

e 10 mars 1834, Chateaubriand envoya à Jules Janin (1), directeur de la Revue des Deux Mondes, la « Préface testa- mentaire » de ses Mémoires, en faisant précéder son texte de la phrase de Job : « Sicut nubes… quasi naves… velut L umbra » (2). Préface testamentaire des Mémoires d’outre-tombe : « [...] Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voya- geur ; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat et l’Empire, ma vie a été littéraire ; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique. Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai sys- tème monarchique représentatif avec ses diverses libertés. J’ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace et tient lieu de toute Constitution : la liberté de la presse. [...]

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 59 les écrivains prophètes

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, légiste, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les Assemblées que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et l’histoire. [...] Si je

suis destiné à vivre, je représenterai dans ma Écrivain et historien, Jean-Paul personne, représentée dans mes mémoires, Clément a été directeur de la Maison de ­Chateaubriand et a enseigné à les principes, les idées, les événements, l’Institut d’études ­politiques de Paris. les catastrophes, l’épopée de mon temps, Il a édité les Mémoires d’outre- d’autant plus que j’ai vu finir et commen- tombe (Gallimard, coll. « Quarto », 1997), et a publié ­Chateaubriand. cer un monde, et que les caractères oppo- Biographie morale et intellectuelle sés de cette fin et de ce commencement se (Flammarion, 1998) ; Aux sources du trouvent mêlés dans mes opinions. Je me libéralisme français : Boissy d’Anglas, Daunou, Lanjuinais (LGDJ, 2000) ; suis rencontré entre les deux siècles comme Chateaubriand. « Des illusions contre au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé des souvenirs » (Gallimard, 2003). dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à diffé- rentes dates et en différents lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres : il arrive que dans mes instants de prospérité j’ai à parler du temps de mes misères, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères ; les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.

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Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j’y songeasse, par l’inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m’ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l’écueil de mon naufrage. J’ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute pater- nelle ; je désirerais pouvoir ressusciter à l’heure des fantômes pour en corriger les épreuves ; les morts vont vite. [...] Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires ; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir. Plusieurs de mes amis m’ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire ; je n’ai pu me rendre à leur vœu. D’abord je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique ; ensuite j’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil. L’ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préju- dice ; il m’en coûterait d’étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l’on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si Minos jugeait que j’ai assez souffert dans ce monde pour être dans l’autre une ombre heureuse, un peu de lumière des champs Élysées venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal ; la mort m’ira peut-être mieux. »

S’il fut un écrivain prophète, c’est bien Chateaubriand. Bien anté- rieurement à la « Préface testamentaire », et au cours des années qui suivirent, de 1830 à 1841, il prend stature de prophète, annonçant l’avènement de la société du XXe siècle, industrielle, individualiste et démocratique, une société où l’individu a tué les grandes indivi- dualités d’autrefois, ces « génies-mères » forgeurs de civilisation. En parlant d’eux, il pense bien sûr à Homère, à Shakespeare, à Milton,

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aux Pères de l’Église, aux doges de Venise, guerriers et humanistes, « boucliers de la chrétienté », mais aussi aux artistes, aux architectes : tous attestent l’indépassable grandeur des sociétés aristocratiques. Lorsque Chateaubriand quitte l’Angleterre après sept ans d’exil et rentre en France (1800), il ne prend avec lui que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique. Mais n’avait-il pas écrit dans l’Essai sur les révolutions, publié en 1797 :

« Comme en France encore, l’antipathie des pauvres et des riches était à son comble. À Dieu ne plaise que je veuille fermer les oreilles à la voix du nécessiteux. Je sais m’attendrir sur le malheur des autres ; mais, dans ce siècle de philanthropie, nous avons trop déclamé contre la fortune. Les pauvres, dans les États, sont infiniment plus dangereux que les riches, et souvent ils valent moins qu’eux. (3) »

Sous la Restauration, dans les combats qu’il livre au sein du journal le Conservateur, créé avec l’appui du comte d’Artois, futur Charles X, Chateaubriand ne craint pas d’écrire :

« Il arrive un temps où les hommes, trop multipliés, ne peuvent plus vivre de leurs chasses. Il faut alors avoir recours à la culture. La culture entraîne des lois, les lois des abus. Serait-il raisonnable de dire qu’il ne faut point de lois, parce qu’il y a des abus ? [...] [...] si ces lois qui nous courbent vers la terre, qui obligent l’un à se sacrifier à l’autre, qui font des pauvres et des riches, qui donnent tout à celui-ci, ravissent tout à celui- là ; [...] si ces lois semblent dégrader l’homme en lui enlevant l’indépendance naturelle, c’est par cela même que nous l’emportons sur les sauvages. Les maux, dans la société, sont la source des vertus. Parmi nous la générosité, la pitié céleste, l’amour véritable, le courage dans l’adver- sité, toutes ces choses divines sont nées de nos misères.

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[...] Si les vertus sont des émanations du Tout-Puissant ; si elles sont nécessairement plus nombreuses dans l’ordre social que dans l’ordre naturel, l’état de société, qui nous rapproche le plus de la Divinité, est donc un état plus sublime que celui de nature. (4) »

En octobre 1814, dans les Réflexions politiques – appel pressant lancé aux royalistes de se rallier à la Charte –, traité de paix entre les institutions antiques et le gouvernement moderne, s’opposant à Gui- zot, qui considérait la croissance du tiers-état comme l’élément le plus actif et le plus décisif de la civilisation, Chateaubriand, comme après lui Tocqueville, considérait l’aristocratie comme une garantie libérale et un contre-pouvoir à l’État. Dans l’inévitable parallèle avec l’Angleterre auquel il ne peut résis- ter, il approche plus qu’il n’explique cet étrange paradoxe : comment l’Angleterre, nation commerçante, marchande, bourgeoise, a-t-elle pu maintenir un pouvoir aristocratique si puissant que son esprit a tout pénétré alors que la France, rurale et guerrière, naturellement prédis- posée à l’aristocratie foncière, s’est singularisée par une révolution qui a fait table rase de toutes les supériorités sociales ? Plus tard, il dépasse l’opposition entre égalité et inégalité qui était le point de vue de l’Essai sur les révolutions. Dès 1819, il montre que l’égalité s’oppose à la hiérarchie à la fois institutionnelle et organique des sociétés :

« Le devoir qui prend sa source dans la Divinité des- cend d’abord dans la famille où il établit des relations réelles entre le père et les enfants ; de là, passant à la société, et se partageant en deux branches, il règle dans leur politique les rapports du roi et du sujet ; il établit dans l’ordre moral la chaîne des services, des protections, des bienfaits et de la reconnaissance. C’est donc un fait très positif que le devoir puisqu’il donne à la société humaine la seule existence durable qu’elle puisse avoir. (5) »

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L’individualisme égalitaire rompt cette chaîne. Chateaubriand est sans doute le premier à montrer les liens secrets qui unissent despo- tisme et individualisme. En revanche, la forte cohésion des sociétés aristocratiques a pour corollaire leur stabilité : le lien fixe d’une famille et d’une terre inscrit dans l’espace une immortalité visible des grands noms et, comme une conséquence de cet enracinement terrien, s’af- firme la stabilité des mœurs. Dans un autre article, Chateaubriand écrit : « Ce n’est point la liberté, c’est l’égalité absolue qui a été le principe réel de la révolu- tion française. » Chateaubriand montre de manière fulgurante ce que Tocqueville décrira plus tard dans De la démocratie en Amérique (1835) et surtout dans l’Ancien Régime et la Révolution (1856), cette passion de l’égalité plus puissante au cœur de l’homme que la liberté, « principe réel du despotisme et de la démocratie ». Comment ne pas être frappé par l’œuvre accomplie en si peu de temps par les Constituants, que l’historien anglais Thomas Macaulay appelle les « architectes de la ruine » ? Dans une lettre à un familier de Mme Récamier, Jean-Jacques Ampère, fils du célèbre physicien, Chateaubriand écrit de Genève le 18 juillet 1831 :

« Je crains que la liberté ne soit pas un fruit du sol de la France ; hors quelques esprits élevés qui la comprennent, le reste s’en soucie peu. L’égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c’est tout simplement de l’envie ; et, dans la foule, des meurtres et des désordres ; et puis l’égalité, comme le cheval de la fable, se laisse brider et seller pour se défaire de son ennemi : toujours l’égalité s’est perdue dans le despotisme. »

Il sait très bien, avant toute l’école des « machiavéliens », que l’aristocratie est consubstantielle aux sociétés. En 1840, bien après le voyage triomphal de La Fayette, il estime que l’esprit mercantile des États-Unis va dominer. « L’intérêt ne commence-t-il pas à devenir

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chez eux le défaut national dominant ? », demandait-il en 1826 dans la conclusion du Voyage en Amérique. En 1840, ces deux phrases se retrouveront dans les Mémoires d’outre-tombe (6), mais sous la forme affirmative : « Une aristocratie chrysogène est prête à paraître avec l’amour des distinctions et la passion des titres » – « une des plus dures qui aient paru sur la Terre », note au même moment Tocqueville dans le fameux chapitre « Comment l’aristocratie pourrait sortir de l’indus- trie » dans la deuxième partie de De la démocratie en Amérique. Pendant l’hiver de 1834, peu après avoir rédigé sa « Préface testa- mentaire », il conçut l’idée d’une conclusion générale à ses Mémoires. Au lendemain des lectures chez Mme Récamier, « L’avenir du monde » parut dans la Revue des Deux Mondes, le 15 avril 1834, précédé d’un long et laudateur article de Sainte-Beuve ; ce n’est que l’esquisse de l’« immense tableau » qui clôturera les Mémoires. Marie-Jeanne Durry observe avec pertinence :

« L’adieu désenchanté, que chaque jour il répète, trans- forme en infaillible prescience de la fin d’un monde.[...] La république, le nivellement des fortunes, l’émancipation légale de la femme, tout ce qu’appellent les revendications de son temps, tout ce que préparent et prévoient les théo- riciens et les apôtres d’un âge nouveau, Chateaubriand en connaît d’avance l’inéluctable avènement. Mais, au contraire des faiseurs de systèmes qui pullulent alors, saint- simoniens, fouriéristes et tutti quanti, il se refuse à bâtir la fantasmagorie d’une société nouvelle [...] Il voit plus loin qu’eux, les événements ne s’interposent pas comme des montagnes entre lui et l’horizon, il regarde d’une hau- teur où la révolution française n’est plus qu’un point de la révolution générale ; il connaît que les bouleversements qui s’annoncent ne seront pas un terme, mais une étape, qu’il n’en sortira pas un ordre définitif, mais d’autres boulever- sements, des guerres étrangères, une double anarchie morale et physique, et qu’avant qu’un droit nouveau sorte de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. (7) »

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Chateaubriand estime que la société moderne a mis dix siècles à se composer. Maintenant elle se décompose (8). Dans les Mémoires d’outre-tombe, évoquant le Génie du christianisme, il exalte les Pères de l’Église qui surent, « par une gradation plus ou moins sensible, [faire] le passage de la société antique à la société moderne : ère unique et mémorable de l’humanité, où le ciel communique avec la terre au travers d’âmes placées dans des hommes de génie » (9). En 1838, il pressent qu’une mutation d’une ampleur au moins égale à celle qui vit naître la chrétienté sur les décombres de l’Empire romain va se produire. Mais cette révolution d’un genre tout nouveau, puisque égalitaire par essence, tue – ou plus exactement étouffe – les hommes hors du commun, charismatiques, qui consolaient les « der- niers moments d’une société expirante » et soutenaient les « premiers pas d’une société au berceau ». Le dépérissement des langues – signe de mort pour une civili- sation –, la disparition des « colosses de gloire », sont pour Cha- teaubriand le symptôme d’un phénomène plus général : la débâcle des aristocraties, qu’elles soient politiques ou intellectuelles, et l’avè- nement de sociétés grégaires, sans mémoire, dépourvues de vigueur créatrice. Dans son Essai sur la littérature anglaise, texte solidaire de la pré- face des Études historiques (1831) et de « L’avenir du monde » (1834), qu’il achève en 1836, il annonce la conclusion des Mémoires. Tou- tefois transparaît beaucoup plus qu’en 1834 la « taciturnité de Cha- teaubriand ; davantage il y laissera voir le peu de cas qu’il fait des imminentes conquêtes démocratiques, son détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde, son nihilisme politique auquel l’unique contrepoids est la foi dans une rénovation du monde par le christianisme. Pour l’instant, comme il l’a toujours fait depuis le Génie, comme il le fera toujours, il montre dans le christianisme la seule force qui, lorsque l’univers décroissant aura atteint le degré, reconduira le monde vers les routes montantes. Il ne dévoile pas entiè- rement son incroyance en tout ce qui sera atteint jusque-là » (10). Et dans une lettre à Mme de Fontanes (1839), il annonce l’avène- ment des masses :

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« Lorsque trois révolutions se sont opérées, l’humeur la plus susceptible pourrait-elle aller chercher dans les détails de la vie d’un homme un sujet d’injustice ou de colère d’opinion ? Les questions que l’on agite aujourd’hui sont puériles, parce qu’elles n’ont pas d’ave- nir : des intérêts individuels, que l’on érige en principe généraux, servent à remplir ces intervalles d’un repos apparent, qui lient les grands événements passés aux grands événements futurs. Tout a changé ; tout continue de changer ; nous voyons venir sur nous avec impétuo- sité la société nouvelle, comme on voit venir le boulet sur le champ de bataille. Rien de ce qui existe n’existera ; la vieille Europe est tombée avec la vieille monarchie française : la Religion seule est debout. »

Enfin, dans la conclusion desMémoires d’outre-tombe, il annonce que le vieil ordre européen va disparaître :

« Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pour- quoi, comme les associations populaires du Moyen Âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transi- toire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. (11) »

Il annonce aussi les dangers de l’expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle :

« Un État politique où des individus ont des millions de revenu tandis que d’autres individus meurent de faim peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacri- fice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs

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mamelles flétries, faute d’une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s’entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer. Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent- ils fournir d’épis de blé à un mort ? (12) »

Sur la famille :

« Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu’ont exigées l’or- ganisation de la famille, droits matrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n’est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c’est le père qui en vivant immole le fils. N’allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d’un édifice que nous mettons rez pied, rez terre ; il est inutile de s’arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères. »

Sur l’avenir de la liberté :

« Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l’intelligence ? La vigueur du corps s’entretient par l’occupation physique ; le labeur cessant, la force dis- paraît ; nous deviendrons semblables à ces nations de l’Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi, la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail pro- duit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d’Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane (13). La malédiction divine entre

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donc dans le mystère de notre sort ; l’homme est moins l’esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des per- fectionnements inconnus, on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l’Écriture. (14) »

Sur les corruptions de l’esprit :

« Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques indivi- dus pervers, elles sont tombées dans le domaine public. Tels hommes seraient humiliés qu’on leur prouvât qu’ils ont une âme, qu’au-delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s’ils ne s’élevaient au-dessus de la pusillani- mité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu’on ne saurait nier. Admirez l’hébétement de notre orgueil ! (15) »

Sur la mondialisation :

« Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu’en résulterait- il pour ses mœurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? [variante : Vous dînerez à Paris, et vous souperez à Pékin, grâce à la rapidité des communications ; à merveilles ; et puis ?] Comment s’exprimeraient des passions ressen- ties à la fois à la manière des différents peuples dans

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les différents climats ? Comment entrerait dans le lan- gage cette confusion de besoins et d’images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou y aura-t-il un dialecte de tran- saction servant à l’usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? [variante : cette société panthéiste ? Quelle foi ou quelle incrédulité serait adoptée par les chrétiens de toutes les sectes, par les juifs, les mahométans d’opinions variées, par les bouddhistes, les adorateurs de Foe et les idolâtres ?] Comment trouver place sur une terre agran- die par la puissance d’ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d’un globe souillé [coquille d’impression pour “fouillé”] partout ? Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. (16) »

1. Jules Janin (1804-1874). Avocat dans ses débuts, puis saute-ruisseau, comme on disait à l’époque, il dirigea la Revue des Deux Mondes, le Figaro, la Quotidienne, puis le Journal des débats. Il a laissé une œuvre abondante, aujourd’hui oubliée, hormis l’Âne mort et la femme guillotinée, paru en 1827. En 1834, année où Chateaubriand lui envoya sa « Préface testamentaire », il publia Voyage de Victor Ogier en Orient. Cours sur l’histoire du journal en France. 2. « Comme un nuage… à la manière des navires… ainsi qu’une ombre ». 3. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, livre I, chapitre v. 4. Le 23 décembre 1819, in Mélanges littéraires, extraits du chapitre « Voyage » où Chateaubriand parle de l’ouvrage d’Alexander von Humboldt : Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent. 5. Le Conservateur, tome I, p. 470. 6. Rappelons que les Mémoires d’outre-tombe ont été rédigés au tout début du XIXe siècle et poursuivis sans relâche jusqu’à la mort de l’écrivain, en 1848. 7. Marie-Jeanne Durry, la Vieillesse de Chateaubriand. 1830-1848, tome I, Le Divan, 1933, p. 192. 8. Il écrit dans « L’avenir du monde » : « Il faudra d’abord que l’Europe se nivelle dans un même système ; on ne peut supposer un gouvernement représentatif en France et des monarchies absolues autour de ce gouvernement. Pour arriver là, il est probable qu’on subira des guerres étrangères, et qu’on traversera à l’intérieur une double anarchie morale et physique ». 9. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. Jean-Paul Clément, Gallimard, coll. « Quarto », 1998, livre XIII, chapitre x, tome I, p. 796. 10. Marie-Jeanne Durry, la Vieillesse de Chateaubriand, tome I, op. cit., p. 194. 11. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., livre XLIII, chapitre xi, tome II, p. 2958. 12. Idem, livre XLIII, chapitre xii, tome II, p. 2960. 13. « C’est à la sueur de ton front que tu te nourriras de pain » (Genèse). 14. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., livre XLIII, chapitre xii, tome II, p. 2962. 15. Idem, livre XLIII, chapitre xiii, tome II, p. 2964. 16. Idem, p. 2968-2969 et variantes p. 3288.

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La fin du monde de chercher les restes, puisque se donner vue par Charles Baudelaire encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La pro- Le monde va finir ; la seule raison pour priété avait disparu virtuellement avec laquelle il pourrait durer, c’est qu’il la suppression du droit d’aînesse ; mais existe. Que cette raison est faible, com- le temps viendra où l’humanité, comme parée à toutes celles qui annoncent le un ogre vengeur, arrachera leur dernier contraire, particulièrement à celle-ci : morceau à ceux qui croiront avoir hérité qu’est-ce que le monde a désormais légitimement des révolutions. Encore, là à faire sous le ciel ? Car, en supposant ne serait pas le mal suprême. qu’il continuât à exister matériellement, L’imagination humaine peut concevoir, serait-ce une existence digne de ce nom sans trop de peine, des Républiques ou et du dictionnaire historique ? Je ne dis autres États communautaires dignes pas que le monde se réduit aux expé- de quelque gloire, s’ils sont dirigés par dients et au désordre bouffon des Répu- des hommes sacrés, par certains aris- bliques du Sud-Amérique, que peut-être tocrates. Mais ce n’est pas particuliè- même nous retournerons à l’état sauvage rement par des institutions politiques et que nous irons, à travers les ruines que se manifestera la ruine universelle, herbues de notre civilisation, chercher ou le progrès universel ; car peu m’im- notre pâture, un fusil à la main. porte le nom. Ce sera par l’avilissement Non ; car ce sort et ces aventures sup- des cœurs. poseraient encore une certaine énergie Ai-je besoin de dire que le peu qui res- vitale, écho des premiers âges. Nouvel tera de politique se débattra pénible- exemple et nouvelles victimes des inex- ment dans les étreintes de l’animalité plorables lois morales, nous périrons par générale, et que les gouvernements où nous avons cru vivre. seront forcés, pour se maintenir et pour La mécanique nous aura tellement créer un fantôme d’ordre, de recourir à américanisés, le progrès aura si bien des moyens qui feraient frissonner notre atrophié en nous toute la partie spiri- humanité actuelle, pourtant si endur- tuelle que rien parmi les rêveries sangui- cie ? Alors le fils fuira la famille, non pas naires, sacrilèges ou anti-naturelles des à dix-huit ans, mais à douze, émancipé utopistes ne pourra être comparé à ses par sa précocité gloutonne ; il la fuira, résultats positifs. non pas pour chercher des aventures Je demande à tout homme qui pense de héroïques, non pas pour délivrer une me montrer ce qui subsiste de la vie. De beauté prisonnière dans une tour, non la religion, je crois inutile de parler et pas pour immortaliser un galetas par de

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sublimes pensées, mais pour fonder un Ces temps sont peut-être bien proches ; commerce, pour s’enrichir, et pour faire qui sait même s’ils ne sont pas venus, et concurrence à son infâme papa, fon- si l’épaississement de notre nature n’est dateur et actionnaire d’un journal qui pas le seul obstacle qui nous empêche répandra les lumières et qui ferait consi- d’apprécier le milieu dans lequel nous dérer le siècle d’alors comme un suppôt respirons ! de la superstition. Quant à moi, qui sens quelquefois en Alors, les errantes, les déclassées, celles moi le ridicule d’un prophète, je sais qui ont eu quelques amants, et qu’on que je n’y trouverai jamais la charité appelle parfois des anges en raison et en d’un médecin. remerciement de l’étourderie qui brille, Perdu dans ce vilain monde, coudoyé lumière de hasard, dans leur existence par les foules, je suis comme un homme logique comme le mal, alors celles-là, lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans dis-je, ne seront plus qu’impitoyable les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage sagesse, sagesse qui condamnera tout, où rien de neuf n’est contenu, ni ensei- fors l’argent, tout, même les erreurs gnement ni douleur. des sens ! Alors, ce qui ressemblera à la Le soir où cet homme a volé à la destinée vertu – que dis-je – tout ce qui ne sera quelques heures de plaisir, bercé dans sa pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un digestion, oublieux — autant que pos- immense ridicule. sible — du passé, content du présent La justice – si, à cette époque fortunée, et résigné à l’avenir, enivré de son sang- il peut encore exister une justice – fera froid et de son dandysme, fier de n’être interdire les citoyens qui ne sauront pas pas aussi bas que ceux qui passent, il faire fortune. Ton épouse, ô bourgeois ! se dit en contemplant la fumée de son Ta chaste moitié, dont la légitimité fait cigare : « Que m’importe où vont ces pour toi la poésie, introduisant désor- consciences ? » mais dans la légalité une infamie irré- Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens prochable, gardienne vigilante et amou- du métier appellent un hors-d’œuvre. reuse de ton coffre-fort, ne sera plus que Cependant, je laisserai ces pages, parce l’idéal parfait de la femme entretenue. que je veux dater ma tristesse. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera dans son berceau qu’elle se vend Charles Baudelaire, Fusées, XXII, 1851 un million. Et toi-même, ô bour- geois – moins poète encore que tu n’es aujourd’hui – tu n’y trouveras rien à Le monde bipolaire de la guerre redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a froide des choses, dans l’homme, qui se forti- vu par Alexis de Tocqueville fient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, Il y a aujourd’hui sur la Terre deux grâce un progrès de ces temps, il ne te grands peuples qui, partis de points dif- restera de tes entrailles que des viscères ! férents, semblent s’avancer vers le même

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but : ce sont les Russes et les Anglo- L’Union européenne Américains. Tous deux ont grandi dans vue par Victor Hugo l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, Un jour viendra où la guerre paraîtra ils se sont placés tout à coup au premier aussi absurde et sera aussi impossible rang des nations, et le monde a appris entre Paris et Londres, entre Péters- presque en même temps leur naissance bourg et Berlin, entre Vienne et Turin et leur grandeur. Tous les autres peuples qu’elle serait impossible et qu’elle paraî- paraissent avoir atteint à peu près les trait absurde aujourd’hui entre Rouen limites qu’a tracées la nature, et n’avoir et Amiens, entre Boston et Philadel- plus qu’à conserver ; mais eux sont en phie. Un jour viendra où vous France, croissance : tous les autres sont arrêtés vous Russie, vous Italie, vous Angle- ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux terre, vous Allemagne, vous toutes, seuls marchent d’un pas aisé et rapide nations du continent, sans perdre vos dans une carrière dont l’œil ne saurait qualités distinctes et votre glorieuse encore apercevoir la borne. L’Américain individualité, vous vous fondrez étroi- lutte contre les obstacles que lui oppose tement dans une unité supérieure, et la nature ; le Russe est aux prises avec vous constituerez la fraternité euro- les hommes. L’un combat le désert et la péenne, absolument comme la Nor- barbarie, l’autre la civilisation revêtue mandie, la Bretagne, la Bourgogne, la de toutes ses armes : aussi les conquêtes Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, de l’Américain se font-elles avec le se sont fondues dans la France. Un soc du laboureur, celles du Russe avec jour viendra où il n’y aura plus d’autres l’épée du soldat. Pour atteindre son champs de bataille que les marchés but, le premier s’en repose sur l’intérêt s’ouvrant au commerce et les esprits personnel, et laisse agir, sans les diri- s’ouvrant aux idées. Un jour viendra ger, la force et la raison des individus. où les boulets et les bombes seront Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de remplacés par les votes, par le suffrage la société. L’un a pour principal moyen universel des peuples, par le vénérable d’action la liberté ; l’autre, la servitude. arbitrage d’un grand Sénat souverain Leur point de départ est différent, leurs qui sera à l’Europe ce que le Parlement voies sont diverses ; néanmoins, cha- est à l’Angleterre, ce que la Diète est à cun d’eux semble appelé par un dessein l’Allemagne, ce que l’Assemblée législa- secret de la Providence à tenir un jour tive est à la France ! [Applaudissements.] dans ses mains les destinées de la moitié Un jour viendra où l’on montrera un du monde. canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de Alexis de Tocqueville, torture, en s’étonnant que cela ait pu De la démocratie en Amérique, livre I, 1835 être ! [Rires et bravos.] [...] Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que

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ne l’était la France au Moyen Âge ! Le droit de vote des femmes Grâce aux navires à vapeur, on tra- vu par Victor Hugo verse aujourd’hui l’Océan plus aisé- ment qu’on ne traversait autrefois la Car le vieux monde du passé trouve Méditerranée ! Avant peu, l’homme la femme bonne pour les responsabi- parcourra la Terre comme les dieux lités civiles, commerciales, pénales, d’Homère parcouraient le ciel, en il trouve la femme bonne pour la trois pas. Encore quelques années, et prison, pour Clichy, pour le bagne, le fil électrique de la concorde entou- pour le cachot, pour l’échafaud ; rera le Globe et étreindra le monde. nous, nous trouvons la femme bonne [Applaudissements.] pour la dignité et pour la liberté ; il trouve la femme bonne pour l’escla- Victor Hugo, vage et pour la mort, nous la trou- « Discours d’ouverture du Congrès de la paix », vons bonne pour la vie ; il admet la 21 août 1849 femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l’admettons comme personne La monnaie unique européenne publique pour le droit. Nous ne vue par Victor Hugo disons pas : âme de première qualité, l’homme ; âme de deuxième qualité, Une monnaie continentale, à double la femme. Nous proclamons la femme base métallique et fiduciaire, ayant notre égale, avec le respect de plus. Ô pour point d’appui le capital Europe femme, mère, compagne, sœur, éter- tout entier et pour moteur l’activité nelle mineure, éternelle esclave, éter- libre de deux cents millions d’hommes, nelle sacrifiée, éternelle martyre, nous cette monnaie, une, remplacerait et vous relèverons ! De tout ceci le vieux résorberait toutes les absurdes variétés monde nous raille, je le sais. Le droit monétaires d’aujourd’hui, effigies de de la femme, proclamé par nous, est le princes, figures des misères, variétés sujet principal de sa gaîté. Un jour, à qui sont autant de causes d’appau- l’Assemblée, un interrupteur me cria : vrissement ; car, dans le va-et-vient « C’est surtout avec ça, les femmes, monétaire, multiplier la variété, c’est que vous nous faites rire. » « Et vous, multiplier le frottement ; multiplier lui répondis-je, c’est surtout avec le frottement, c’est diminuer la circu- ça, les femmes, que vous nous faites lation. En monnaie, comme en toute pleurer. » chose, circulation, c’est unité.

Victor Hugo, Victor Hugo, « Discours aux proscrits « Discours aux proscrits lors du sixième anniversaire lors du sixième anniversaire du 24 février 1848 », 1855 du 24 février 1848 », 1855

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L’enseignement du latin et du grec casque écouteur, prétendra faussement vu par Jules Verne être lui-même son propre passé et nos arrière-petits-fils risquent d’y perdre Nous avouerons que l’étude des belles jusqu’à leurs aïeux. lettres, des langues anciennes (le fran- Georges Bernanos, çais compris) se trouvait alors à peu près la Grande Peur des bien-pensants, sacrifiée ; le latin et le grec étaient des chapitre i, 1931. langues non seulement mortes, mais enterrées ; il existait encore, pour la forme, quelques classes de lettres, mal L’usage social des psychotropes suivies, peu considérables, et encore vu par Aldous Huxley moins considérées. Les dictionnaires, les gradus, les grammaires, les choix Deux mille spécialistes en pharmaco- des thèmes et de versions, les auteurs logie et en biochimie furent entretenus classiques, toute la bouquinerie des de par l’État en l’an 17 de N.F. [...] Six Viris, des Quinte-Curce, des Salluste, ans après, on le produisait commer- des Tite-Live, pourrissait tranquille- cialement. Le médicament parfait. [...] ment sur les rayons de la vieille maison Euphorique, narcotique, agréablement Hachette ; mais les précis de mathé- hallucinant. [...] Tous les avantages du matiques, les traités de descriptive, de christianisme et de l’alcool ; aucun de mécanique, de physique, de chimie, leurs défauts. [...] Vous vous offrez un d’astronomie, les cours d’industrie pra- congé hors de la réalité chaque fois que tique, de commerce, de finances, d’arts vous en avez envie, et vous revenez sans industriels, tout ce qui se rapportait aux le moindre mal de tête ni la moindre tendances spéculatives du jour, s’enle- mythologie. [...] La stabilité était pour vait par milliers d’exemplaires. ainsi dire assurée. [...] Il ne restait qu’à vaincre la vieillesse. Jules Verne, Les hormones gonadales, la trans- Paris au XXe siècle, [...] chapitre i, 1860 fusion du sang jeune, les sels de magné- sium... [...] Tous les stigmates physio- logiques de la vieillesse ont été abolis. Le soft power américain Et avec eux, bien entendu... [...] Avec vu par Georges Bernanos eux, toutes les particularités mentales du vieillard. Le caractère demeure L’activité bestiale dont l’Amérique nous constant pendant toute la durée de la fournit le modèle, et qui tend déjà si vie. [...] Au travail, au jeu, à 60 ans, grossièrement à uniformiser les mœurs, nos forces et nos goûts sont ce qu’ils aura pour conséquence dernière de étaient à 17 ans. Les vieillards, aux tenir chaque génération en haleine au mauvais jours anciens, renonçaient, point de rendre impossible toute espèce se retiraient, s’abandonnaient à la reli- de tradition. N’importe quel voyou, gion, passaient leur temps à lire, à pen- entre ses dynamos et ses piles, coiffé du ser – à penser ! [...] À présent – voilà

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le progrès –, les vieillards travaillent, Nous ne sommes pas ainsi. Nous les vieillards pratiquent la copulation, savons que jamais personne ne s’em- les vieillards n’ont pas un instant, pas pare du pouvoir avec l’intention d’y un loisir, à arracher au plaisir, pas un renoncer. Le pouvoir n’est pas un moment pour s’asseoir et penser, ou si moyen, il est une fin. On n’établit pas jamais, par quelque hasard malencon- une dictature pour sauvegarder une treux, une semblable crevasse dans le révolution. On fait une révolution temps s’ouvrait béante dans la subs- pour établir une dictature. La persé- tance solide de leurs distractions, il y cution a pour objet la persécution. a toujours le soma, le soma délicieux, La torture a pour objet la torture. Le un demi-gramme pour un répit d’une pouvoir a pour objet le pouvoir. demi-journée, un gramme pour un week-end, deux grammes pour une George Orwell, 1984, excursion dans l’Orient somptueux, troisième partie, chapitre iii, 1949 trois pour une sombre éternité sur la Lune ; d’où, au retour, ils se trouvent sur l’autre bord de la crevasse, en sécu- La novlangue rité sur le sol ferme des distractions et vue par George Orwell du labeur quotidien, se précipitant de cinéma sentant en cinéma sentant, de Le vocabulaire B comprenait des mots femme en femme pneumatique, des formés pour des fins politiques, c’est- terrains de golf-électro-magnétique à-dire des mots qui, non seulement, en... dans tous les cas, avaient une signifi- cation politique, mais étaient destinés Aldous Huxley, le Meilleur des mondes, à imposer l’attitude mentale voulue première partie, chapitre iii, 1932 à la personne qui les employait. [...] Pour citer un exemple, « bonpensé » signifiait approximativement « ortho- L’avenir radieux doxe » ou, si on voulait le considé- vu par George Orwell rer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de Les nazis germains et les communistes désinence comme suit : nom-verbe russes se rapprochent beaucoup de nous bonpensé, passé et participe passé par leur méthode, mais ils n’eurent bonpensé ; participe présent : bon- jamais le courage de reconnaître leurs pensant ; adjectif : bonpensable ; nom propres motifs. Ils prétendaient, peut- verbal : bonpenseur. être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, George Orwell, 1984, et seulement pour une durée limitée, et appendice, 1949 que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux.

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Révolution et régime politique regard amer des grand inquisiteurs. Au vus par Albert Camus XXe siècle, la puissance est triste. [...] Dans l’univers purement historique La loi, dont la fonction est de pour- qu’elles ont choisi, révolte et révolution suivre les suspects, les fabrique. En les débouchent dans le même dilemme : ou fabriquant, elle les convertit. En société la police ou la folie. bourgeoise, par exemple, tout citoyen Albert Camus, est censé approuver la loi. En société l’Homme révolté, objective, tout citoyen sera censé la troisième partie , 1951 désapprouver. Ou du moins, il devra être toujours prêt à faire la preuve qu’il ne la désapprouve pas. La culpa- bilité n’est plus dans le fait, elle est dans la simple absence de foi, ce qui explique l’apparente contradiction du système objectif. En régime capitaliste, l’homme qui se dit neutre est réputé favorable, objectivement, au régime. En régime d’empire, l’homme qui est neutre est réputé hostile, objective- ment, au régime. Rien d’étonnant à cela. Si le sujet de l’empire ne croit pas à l’empire, il n’est rien historiquement, de son propre choix ; il choisit donc contre l’histoire, il est blasphémateur. La foi confessée du bout des lèvres ne suffit même pas ; il faut la vivre et agir pour la servir, être toujours en alerte pour consentir à temps à ce que les dogmes changent. À la moindre erreur, la culpabilité en puissance devient à son tour objective. Achevant son his- toire à sa manière, la révolution ne se contente pas de tuer toute révolte. Elle s’oblige à tenir responsable tout homme, et jusqu’au plus servile, de ce que la révolte ait existé et existe encore sous le soleil. Dans l’univers du procès, enfin conquis et achevé, un peuple de coupables cheminera sans trêve vers une impossible innocence, sous le

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› Dominique Lacaze

n 1916 paraissait un album grand format intitulé « Un caricaturiste prophète » avec pour sous-titre « La guerre telle qu’elle est, prévue par Albert Robida il y a trente-trois ans. Illustré de 42 compositions ». Cet album reprenait essentiellement un numéro spécial de Ela Caricature, paru en 1883, qui décrivait par avance bien des aspects de la Grande Guerre : attaques aériennes, usage massif des chars, guerre chimique… L’écrivain et dessinateur français Albert Robida (1848-1926) a souvent aussi été qualifié de visionnaire pour sa des- cription de la société future avec deux ouvrages de base que sont le Vingtième Siècle (1883) et la Vie électrique (1892), auxquels il faut au moins ajouter les deux publications de 1883 et 1887 toutes deux intitulées « La guerre au vingtième siècle » bien qu’elles soient bien distinctes. Ces livres entièrement illustrés dont les récits se situent res- pectivement en 1953, 1960, 1 975 et 1945 ont fait de leur auteur et illustrateur le grand maître de l’anticipation, comme le reconnaissent les spécialistes du genre Pierre Versins, Jacques Van Herp ou Gérard Klein. Bien que Robida ait produit une œuvre très diversifiée com-

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prenant chroniques, caricatures (1), livres de voyages ou d’histoire, livres pour enfants et illustrations d’œuvres littéraires, cette descrip- tion détaillée et pertinente de la société future reste son grand œuvre, qui s’est poursuivi dans quelques autres ouvrages. Robida fonde ses anticipations sur des innovations techniques qui extrapolent souvent des projets ou des réalisations de l’époque. Il fré- quente les expositions universelles, les revues techniques et les ouvrages de vulgarisation. Partant des désirs des consommateurs, il conçoit alors ses inventions de façon très raisonnée, Dominique Lacaze est professeur mais aussi avec une grande liberté. À la dif- émérite des universités et secrétaire férence de Jules Verne, astreint à de difficiles général de l’Association des amis justifications scientifiques, il lui suffit de d’Albert Robida (www.robida.info). › [email protected] dessiner. En fait le dessin tient lieu de dis- cours technique et Robida se concentre sur l’usage. Et c’est à ce niveau que sa réussite est la plus grande, car les comportements sociaux ne dépendent que de la finalité des technologies et non de leur mode de fonctionnement ; par exemple la rapidité des transports résulte aussi bien de l’emploi de tubes pneumatiques que du TGV. Ainsi, pour enfanter une société crédible, l’art de Robida réside beaucoup dans la cohérence entre les moyens techniques et les comportements. Ce mode rationnel de construction s’oppose à l’inspiration d’un vision- naire. Un meilleur qualificatif serait plutôt celui d’anticipateur.

Les télécommunications En 1883, dans le Vingtième Siècle, Robida utilise le télégraphe, qui est déjà bien implanté, le phonographe, qui vient d’être inventé, et le téléphone, qui existe depuis quatre ans à Paris. L’utilisation du télé- phone par Robida est originale puisque, posé sur une table, il peut jouer le rôle actuel de la radio qui n’apparaîtra vraiment qu’après la Première Guerre mondiale. On peut ainsi écouter des journaux télé- phoniques donnant les actualités du moment ou écouter les roman- ciers feuilletonistes qui lisent leurs écrits avec beaucoup de cœur. Mais Robida crée aussi un nouveau mode de télécommunica- tion qui est sans doute sa plus belle invention : le téléphonoscope. Il est défini par son créateur comme « le perfectionnement suprême

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du téléphone ». La seule description technique donnée par Robida est, comme toujours, sommaire : « L’appareil consiste en une simple plaque de cristal, encastrée dans une cloison d’appartement ou posée comme une glace au-dessus d’une cheminée. » Pour le reste, le dessin suffit. On a donc affaire à des écrans plats, mais ces écrans, à une exception près, sont ovales.

Albert Robida, « Le journal téléphonoscopique », le Vingtième Siècle, 1883.

Le téléphonoscope va être présent dans tous les foyers et les bureaux. Il permet d’assister aux spectacles ou de voir le journal télé- phonoscopique qui donne des nouvelles du monde et fait vivre, en direct, les guerres lointaines de Chine ou d’Afrique. C’est donc une sorte de télévision, mais une télévision interactive dont les usages ont encore un peu d’avance sur nos pratiques. Car avec le télépho- noscope, on suit des cours, on fait des courses en dialoguant avec le vendeur, on fait sa cour ou bien l’expatrié peut s’entretenir avec sa petite famille restée en Europe. Il permet aussi de traiter des affaires d’un bout du monde à l’autre. Ainsi la société robidienne est une société de l’image dont les membres préfèrent les écrans aux livres,

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où les télécommunications envahissent la vie privée aussi bien que la vie professionnelle et sont, avec les transports, à la base d’une mon- dialisation des rapports.

Les transports Les transports à grande distance se font chez Robida par aéronef ou par train. Parmi les aéronefs, les aéropaquebots de forme oblongue remplissent les mêmes fonctions que nos avions de ligne. Les trains sont plus étonnants : ils sont formés de wagons cylindriques envoyés pneumatiquement dans des tubes comme autrefois certains courriers à Paris. Ces tubes sillonnent les campagnes et on peut ainsi traverser rapidement le pays, comme en TGV.

Albert Robida, « Les tubes. Gare du tube du Sud à Paris », le Vingtième Siècle, 1883.

L’histoire des tubes est intéressante. D’abord Robida a pu s’inspirer de réalisations furtives. Ainsi, dans les années 1860 à Londres, une ligne pneumatique transporte du courrier et est parfois empruntée par les employés. En 1864, un prototype fonctionne au Crystal Palace, palais qui a accueilli en 1851 la première Exposition universelle. En 1870, à

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New York, un tronçon de métro pneumatique, construit en catimini mais inauguré en grande pompe, obtient un grand succès populaire sans pouvoir obtenir une autorisation administrative. À ces amorces, Robida a donné une extension considérable en transportant des passa- gers en nombre, sur de très grandes distances et à grande vitesse (1 200 à 1 400 km/h). L’affaire rebondit de nos jours puisque l’entrepreneur Elon Musk, à qui l’on doit Paypal, les automobiles Tesla et les fusées SpaceX, investit dans un premier projet de tube reliant Los Angeles à San Francisco à une vitesse voisine de 1 200 km/h. Si la technologie est un peu différente, la figure des tubes traversant les campagnes est la même que chez Robida. Ainsi la fiction robidienne, extrapolation grandiose d’expérimentations bien modestes, a de bonnes chances de se réaliser (2). Pour les transports à courte distance, Robida se trompe davan- tage. On se déplace en aérocabs ou aéroflèches, ce qui renouvelle les pratiques sociales : on fait ses courses, on cambriole, on se promène en aéroflèche et l’entrée des immeubles se fait par le haut, en ter- rasse. À l’exception des habitants riches de São Paulo circulant en hélicoptère de gratte-ciel en gratte-ciel par peur des enlèvements, ce ne sont pas nos usages. Mais Robida préfère cette vie aérienne, qui génère beaucoup de scènes novatrices et amusantes, à l’automo- bile naissante plus triviale, plus terre à terre, qu’il va aussi dessiner peu après (avec une préférence pour la voiture électrique !). Dans l’ensemble de l’œuvre, les décalages comme les ressemblances avec notre monde séduisent.

La guerre Selon les saint-simoniens, la mondialisation des échanges devrait favoriser la paix universelle. Mais Robida pense que « des relations commerciales ou financières entre peuples naissent des motifs de guerre tout à fait nouveaux ». Il va ainsi développer toute une pano- plie guerrière permettant de combattre sur terre, dans les airs et sous les eaux. Il invente ainsi les chars (appelés « blockhaus roulants » ou « bombardes roulantes »), tout un bestiaire d’engins aériens, les sous-marins cuirassés ou les scaphandriers torpilleurs. Il invente

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surtout la guerre chimique et bactériologique, disons miasmatique, avec gaz asphyxiants ou paralysants, obus à variole ou à dysenterie. Elle est menée par des officiers-ingénieurs chimistes et par un corps médical offensif arborant de fiers uniformes à têtes de mort.

Albert Robida, « Les bombardes roulantes arrivant par les routes de terre », la Vie électrique, 1892.

De tels moyens permettent à Robida de beaucoup innover en matière de stratégie ou de tactique militaire. Les engins aériens savent se cacher derrière les nuages pour fondre en piqué sur l’ennemi. Les flottes aériennes bombardent massivement et peuvent détruire des villes entières. Dans la Guerre au vingtième Siècle (1883), les Aus- traliens surprennent les Mozambicains en envahissant l’État neutre voisin de Cafrerie, puis en infiltrant une colonne de blockhaus rou- lants par « des chemins réputés impraticables et non gardés ». Ceci est écrit soixante ans avant l’invasion des Ardennes belges par les blindés allemands. On voit que ce texte était encore prophétique en 1940.

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L’industrie alimentaire L’industrie alimentaire concourt aussi à accélérer le rythme de la vie quotidienne. La fabrication des plats en usine est présentée très logiquement par Robida comme une économie de temps et d’argent, les économies d’échelle permettant de réduire les coûts. Usant de hauts-fourneaux rôtisseurs, de hachoirs à vapeur, de mar- teaux-pilons écraseurs de purée, les grandes compagnies d’alimenta- tion se livrent une concurrence féroce. Les usines utilisent d’abord des produits naturels, mais, dans des écrits plus tardifs (3), Robida recourt à la chimie qui permet l’élaboration d’aliments synthétiques et même d’alicaments. La distribution de ces produits alimentaires manufacturés s’écarte cependant beaucoup de nos canaux actuels. Robida imagine en effet que les compagnies alimentaires expédient leurs repas par canalisa- tions. Mais ne nous plaignons pas : grâce à ce mode de distribution, nous pouvons assister, dans le Vingtième Siècle, à une inondation de bisque de homard où Robida exerce toute sa verve. L’invention technique de Robida touche encore à l’agriculture, à l’archi- tecture, à l’énergie avec le recours à la géothermie… Parfois elle s’emballe. Robida invente le paquebot qui devient sous-marin en cas de gros temps ou l’aspirateur à nuages pour éviter l’excès d’humidité. Il faut comprendre que Robida n’est pas qu’anticipateur. Il veut aussi amuser le lecteur.

Un capitalisme très libéral La commodité des transports et des communications accélère le rythme de la vie et surtout celui de la vie professionnelle, qui main- tenant accapare jusqu’aux femmes du meilleur monde. Dans le Ving- tième Siècle, Robida stigmatise cet affairisme qui ne connaît plus de frontières depuis que celles-ci ont été supprimées, la contrebande par les voies aériennes étant devenue trop facile. La vie privée est réduite d’autant, surtout dans la haute société, que Robida nous décrit le plus souvent. De façon générale, les surmenés sont aussi des isolés. Les jeunes gens se font la cour grâce au téléphonoscope après s’être connus par agence matrimoniale. Ainsi, dans le Vingtième Siècle, l’« Agence universelle » organise des défilés de candidates et jusqu’à des sorties en

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maillot de bain sur les plages. Ou bien elle monopolise les rideaux des théâtres pour y faire figurer les portraits des candidats et candidates, accompagnés de l’âge et du montant de la dot ou du revenu. Le progrès technique a aussi profondément changé l’environnement, comme on le voit dans la Vie électrique : « Les trop grandes aggloméra- tions humaines et l’énorme développement de l’industrie ont amené un triste état de choses. Notre atmosphère est souillée et polluée… Nos fleuves charrient de véritables purées des plus dangereux bacilles… les poissons n’y vivent plus ! » Aucun frein n’est prévu à ces dépravations. Pourtant le mode de vie européen et son industrie gagnent la Terre entière. Les hommes d’affaires parcourent le monde pour imposer des traités de commerce. Ainsi les pays sous-développés se ruinent en armements qui alimentent des guerres locales (4). D’ailleurs certains États font faillite, comme la Turquie, dont le sultan « obtint enfin son concordat en donnant 7 ¼ pour 100 à l’âpreté de ses créanciers » (5) (le problème de la dette grecque s’y apparente fortement). L’affairisme peut modifier la géographie politique. Un consortium bancaire rachète l’Italie pour en faire un parc européen de tourisme. On assiste aussi à la reconstitution du royaume de Judée grâce aux capitaux juifs rassemblés par M. de Rothschild, devenu Salomon II. Celui-ci a « rebâti Jérusalem avec un temple et une Bourse dignes de lui et de son peuple » (6).

Un régime parlementaire débonnaire La France est pourvue d’un régime parlementaire où la Chambre et le Sénat sont renouvelés tous les dix ans ainsi que le gouvernement. Mais il semble bien que le pouvoir économique prenne le pas sur le pouvoir politique avec l’avènement d’une « nouvelle aristocratie » issue de la finance et de l’industrie dont les représentants, rompus à la mon- dialisation des affaires, sont particulièrement efficaces. On est proche de la thèse saint-simonienne selon laquelle l’État devrait être contrôlé par ceux qui produisent les richesses économiques. Dans cet esprit, le ban- quier Ponto propose de transformer la France en une société en com- mandite dont tous les Français seraient actionnaires. Le remplacement de l’administration de l’État par celle de cette société doit permettre de

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« faire d’immenses économies en supprimant les rouages inutiles ». En langage moderne, il s’agit de privatiser les services publics. Mais les par- lementaires, qui sont aussi visés, s’opposent à la proposition.

Albert Robida, « Le Conservatoire politique. Cours de parlementarisme », le Vingtième Siècle, 1883.

En fait le Parlement s’englue dans des manœuvres politiciennes, ce dont témoigne, dans le Vingtième Siècle, les cours préparatoires du Conservatoire politique. Ce régime n’a rien d’autoritaire, peut-être du fait de sa faiblesse, et il professe la philanthropie et les bons sen- timents. Ainsi la peine de mort, « dernier vestige des siècles de bar- barie » est supprimée dès le début du XXe siècle (Robida a un peu d’avance), ce qui donne le signal d’une grande réforme de la justice : « Il fallait mettre le système de répression en harmonie avec la douceur des mœurs. (7) » Les prisons sont donc remplacées par des « maisons de retraite » où les criminels sont régénérés par la douceur avec pro- menades, pêche à la ligne, jardin potager, billards… Mais la grande innovation politique est celle des « vacances décen- nales » qui accompagnent, tous les dix ans, les élections et le changement de gouvernement. Il s’agit en fait d’un vaste carnaval protestataire qui

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dure trois mois et sert d’exutoire à la société : « La révolution régulière est la soupape de sûreté qui supprime tout danger d’explosion… C’est une révolution sage, une révolution de santé pour ainsi dire (8) ! » On assiste dans le Vingtième Siècle aux vacances décennales de 1953. Les prises de parole, les harangues, les défilés en uniformes de fantaisie, les dénoncia- tions de « l’infâme gouvernement » se succèdent jusqu’au grand concours de barricades (9) et à l’organisation de journées d’émeutes, violentes mais non sanglantes, amenant la chute du ministère (10). Tout ceci se termine par un grand banquet républicain à l’échelle du pays.

Culture et tourisme de masse En sus d’un régime politique bienveillant, la société robidienne com- porte beaucoup d’aspects positifs. D’abord, avec cette activité fébrile, il semble bien que la misère soit écartée. Les loisirs se sont beaucoup développés, sous des formes nouvelles, plus accessibles à l’ensemble de la population. Mais cette démocratisation est un bouleversement cultu- rel. Les spectacles téléphonoscopiques ont largement remplacé les spec- tacles vivants, les phonoclichothèques ont remplacé les bibliothèques, les photopeintres les peintres et les journaux téléphoniques ou téléphonos- copiques avec reportages en direct, chroniqueurs ou romanciers feuille- tonistes ont remplacé les journaux imprimés. On assiste ainsi à l’amputa- tion d’un correspondant de guerre en reportage à Biskra et on entend le célèbre cri du romancier Barigoul exprimant la détresse de son héroïne. Grâce à des transports faciles, le tourisme explose. Les bords de mer et leurs plages sont en vogue. Ainsi les côtes de la Manche, d’Étre- tat au Tréport, sur plus de cent kilomètres, forment une seule agglo- mération du nom de Mancheville. Mais la mondialisation intervient encore et un consortium dirigé par le banquier Ponto vient d’ache- ter toute l’Italie pour en faire un parc européen de tourisme. Une bonne part de la population italienne non agricole a été envoyée en Amérique du Sud, les autres devenant hôteliers, cuisiniers, cicérones, danseurs, musiciens, gondoliers ou même bandits en Sicile et lazza- roni à Naples. Tous sont revêtus de leur costume régional. La ville de Pompéi a été reconstruite et repeuplée à l’antique. Les monuments, tel le temple de Paestum, sont éclairés le soir à la lumière électrique (11).

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À l’opposé, « une loi d’intérêt social » a créé le parc national d’Armo- rique, formé des départements du Finistère et du Morbihan, qui doit rester à l’abri du progrès technique. Ici pas de téléphonoscope, pas de tube, ni même d’aérochalet. On circule en diligence et les touristes sont hébergés dans des auberges d’allure moyenâgeuse. Le parc est destiné à la préservation de la nature et surtout à la régénération des « surmenés de la vie électrique » qui viennent y faire des séjours réparateurs (12).

L’émancipation de la femme Le rôle des femmes dans la Commune a certainement inspiré le thème de l’émancipation de la femme dont Robida fait grand usage dans son œuvre. Une bonne part du Vingtième Siècle lui est consa- crée, puisque l’héroïne du livre s’essaye successivement aux métiers d’avocate, de politicienne, de journaliste, puis de secrétaire du grand banquier Ponto. C’est chaque fois l’occasion de décrire ou de parodier une profession où les femmes sont devenues nombreuses. En fait tous les secteurs sont investis, même les plus rebelles : la banque, la Bourse, la préfectorale, l’Académie, la recherche scientifique, l’École polytech- nique et l’armée, avec des bataillons féminins combattants. Pourtant ces succès n’arrêtent pas l’activité revendicatrice qui s’exprime à la Chambre par un fort parti féminin. Il faut bien dire qu’à ce sujet, le ton de Robida est souvent satirique. Mais dans un roman plus tardif, intitulé En 1965 (13), il développe une thèse « panféministe » où l’on confierait à la femme le « ménage de la Nation » car « des attributions de plus en plus importantes ont peu à peu mis en elle comme un instinct de direction calme ». Les hommes conserveraient le « soin de produire » et leur prééminence dans les affaires. Le plus intéressant est de constater que chez Robida l’émancipa- tion féminine résulte à la fois du progrès de l’industrie et d’une légis- lation favorable. Le mieux est de lui laisser la parole :

« La femme travaille donc à côté de l’homme, comme l’homme, autant que l’homme, au bureau, au maga- sin, à l’usine, à la Bourse !... Que deviennent le ménage intérieur et les enfants dans ce tourbillon ? Les soucis

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du ménage sont allégés considérablement par les com- pagnies d’alimentation qui nourrissent les familles par abonnement ; pour le reste on a des femmes à gages, d’une éducation moins soignée ou d’ambition moindre. Quant aux enfants, qui sont un embarras considérable pour des gens si occupés, les écoles, puis les collèges les reçoivent dès l’âge le plus tendre. (14) »

Comme nous le dit Pierre Versins dans son Encyclopédie de l’utopie et de la science-fiction, « Robida est le seul des anticipateurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle à avoir présenté par avance un tableau de notre présent qui ne soit pas trop éloigné de la réalité… Il n’existe pas, en conjecture, d’œuvre qui puisse, même de loin, être comparée à sa production. » Mais Robida va faire bien d’autres voyages temporels. Certains préfigurent des thèmes importants de science-fiction avec par exemple Jadis chez aujourd’hui (1890), qui est le premier « voyage dans le temps », ou l’Ingénieur Von Satanas (1919), une des premières « fin du monde ». Il va faire aussi de fréquents voyages dans le passé prenant la forme de livres illustrés à caractère historique, avec une prédilection pour le Moyen Âge.

1. Albert Robida a été rédacteur en chef de la Caricature de 1880 à 1892. 2. Voir Dominique Lacaze, « Le transport par tubes chez Robida, entre fiction et réalité », le Rocambole, n° 66, 2014. 3. Déjà dans la Vie électrique, mais surtout dans En 1965, en 1919. 4. Mais Robida prévoit aussi la guerre mondiale puisqu’il évoque plusieurs fois dans le Vingtième Siècle, « le grand coup de torchon général » impliquant en 1910, ce qui n’est pas trop mal visé, l’Europe, l’Amé- rique et la Chine. 5. Albert Robida, le Vingtième Siècle, 1883, réimpression Hachette, 2012, p. 256. 6. Idem, p. 294. 7. Idem, p. 101. 8. Idem, p. 245-255. 9. Ce concours consacre, on s’en doute, la supériorité des produits français. Des médailles d’or sont attri- buées à la barricade aérienne, formée d’une plate-forme blindée soutenue par des ballonnets à l’épreuve des balles, à la barricade mobile traînée par une petite locomotive… 10. Les ministres ne résistent pas car une bonne pension et un emploi de sénateur les attendent. De même, tous les anciens députés deviennent sénateurs pour dix ans. 11. Albert Robida, le Vingtième Siècle, op. cit., p. 292-294 et 354. 12. Albert Robida, la Vie électrique, 1892, p. 78-88 et 228, disponible sous la forme d’une réimpression de l’édition originale chez Elibron Classics en 2001. 13. Albert Robida, En 1965, publié dans la revue hebdomadaire les Annales politiques et littéraires, du numéro 1896 du 26 octobre 1919 au numéro 1908 du 18 janvier 1920. 14. Albert Robida, la Vie électrique, op. cit., p. 137.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 89 AVOIR EU RAISON OU TORT : QUELLE IMPORTANCE ?

› Jean-François Kahn

l m’est arrivé, en 2011, à propos de l’affaire Strauss-Kahn, d’utiliser une formule totalement inadéquate. Placé devant cette évidence, j’ai admis que j’avais proféré une connerie. Je ne suis pas sûr d’ailleurs que ce soit la seule fois dans ma vie. En 2002, alors que je dirigeais un hebdomadaire, je n’ai abso- Ilument pas anticipé la possibilité pour Jean-Marie Le Pen de se qua- lifier au second tour de l’élection présidentielle. C’était une erreur. Je me suis donc contraint, dans les colonnes dudit hebdomadaire, d’ana- lyser les raisons pour lesquelles je m’étais trompé. Nul ne pouvant prétendre qu’il a toujours vu juste, l’essentiel est d’être capable d’admettre ses éventuelles bévues et d’en décrypter les causes pour ne pas récidiver. Pourquoi ce préambule ? Parce que, rappelons-nous : il y a onze ans une vive controverse enflamma la France et les États-Unis. Le pré- sident George W. Bush avait-il raison de vouloir intervenir militaire- ment en Irak pour renverser un pouvoir détestable, occuper le pays et y imposer le gouvernement de son choix ? Des personnalités tout à fait respectables militèrent activement en faveur de cette intervention, arguant qu’elle permettrait d’enraciner la démocratie dans la région, d’y favoriser l’instauration de la paix

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et d’assurer la stabilité au Moyen-Orient. En France, le philosophe André Glucksmann, le médecin Bernard Kouchner, l’économiste Alain Minc, l’ancien ministre Alain Madelin, le journaliste du Figaro Ivan Rioufol (et Nicolas Sarkozy à mi-voix) furent parmi les plus ardents partisans de cette aventure. Leurs points de vue étaient a priori respectables. Bien que j’y fus tout à fait opposé, je les ai d’ailleurs respectés. Je me suis contenté, à l’époque, lors de plusieurs débats assez chauds, de souhaiter qu’à l’arrivée on fasse le bilan, c’est-à-dire qu’on puisse juger, avec le recul, compte tenu de la leçon de l’expérience, de qui avait eu raison et de qui avait eu tort. Car si on récuse l’arbitrage du réel, à quoi cela sert-il de débattre ? Le verdict est tombé. La seconde guerre d’Irak fut, incontesta- blement, la faute la plus lourde, aux conséquences les plus catastro- phiques, qui ait été commise ces trente dernières années. On n’a pas fini d’en payer l’addition. L’État islamiste qui est en train de s’installer entre le Tigre et l’Euphrate risque de devenir la base de départ d’une nouvelle vague de terrorisme à laquelle nul n’échappera. Or combien de ceux qui se firent les thuriféraires de cette calami- teuse initiative ont-ils reconnu leur erreur ou esquissé le plus petit début d’autocritique ? Aucun. Tony Blair, lui, a suscité au Royaume-Uni une immense rigolade en réitérant qu’il avait eu parfaitement raison. Le constat vaut également pour l’intervention en Libye (non pas la

protection des populations civiles de Ben- Jean-François Kahn est journaliste et ghazi, mais l’opération destinée à renverser le écrivain. Il est notamment l’auteur pouvoir en place pour lui substituer les amis de l’Invention des Français (2 tomes, Fayard, 2013 et 2014), de Marine Le de Bernard-Henri Lévy) : là encore, chaos Pen vous dit merci ! Les apprentis généralisé, sanglante anarchie et déstabilisa- sorciers (Plon, 2014) et de À bas cette tion de toute la région. Or, pas le moindre gauche-là (Plon, 2015). › jeanfranç[email protected] regret n’est encore sorti de la bouche de ceux qui se firent les chantres de cette aventure libyenne. Hier, certains intellectuels qui s’étaient laissés fasciner, les uns par le stalinisme, les autres par le fascisme, réinterrogèrent leur fatal par- cours de façon critique et rédigèrent, parfois, de véritables mea culpa qui ont contribué à mettre en garde les générations suivantes.

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Rien de semblable aujourd’hui. Les intellectuels ne se trompent plus jamais. Les journalistes non plus. On passe allègrement d’un camp à l’autre, mais en déclinant toujours les mêmes certitudes avec la même arrogance. Tel qui s’est pratiquement toujours trompé peut intervenir dans les médias sans qu’on lui en fasse jamais le reproche et donc toujours avec la même assurance. À l’entendre, la crise de 2008 n’était qu’une grossesse nerveuse : puisqu’il nous l’affirmait ! Qui ne voit que le rejet, fût-il injuste, des médias et surtout la perte de crédibilité des intellectuels, du moins de ceux que les médias ont adoubé, sont les conséquences de cette incapacité à se remettre en question ? Et que, chez nous, en France, le Front national occupe le vide qu’a provoqué cette crise de confiance ? Il y a quelque temps, le Monde publia, sur une pleine page, un relevé des erreurs commises par Claude Allègre dans son ouvrage dirigé contre les climatologues écolo-catastrophistes. Bravo ! C’était presque une première. On ne se souvient pas, en effet, qu’Alain Minc, André Glucksmann ou Bernard-Henri Lévy aient été soumis à cette épreuve ou que tel chroniqueur économico-télévisuel ait été sommé de confesser ses aveuglements aussi ahurissants que répétés. Pourtant, il ne serait pas totalement inutile de savoir si telle position défendue par un intellectuel, au sens large, et, s’agissant de certains, assénée avec cette nuance qui caractérise davantage les mains de fer que les gants de velours, s’est révélée adéquate : non pas à une hypothétique « vérité en soi », mais au moins à la réalité telle que l’expérience et les événements qui la nourrissent ont fini par la faire apparaître. Longtemps, ce fut le critère. Cette sélection culturelle, sinon naturelle, a permis de déclarer Galilée vainqueur au détriment de ses censeurs de la Curie romaine, d’accorder à Spinoza ou à Locke une importance qui a, peu à peu, été retirée à Berkeley ou à Malebranche, à retenir Darwin et à disqualifier les plus féroces contempteurs de la théorie de l’évolution, à distinguer Mendel et à éliminer Lyssenko, à placer à la fois Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, malgré des erreurs admises, Bertrand Russell et Jürgen Habermas sur un podium dont furent peu à peu écartés Charles Maurras et Oswald Spengler, Étienne Borne et Jean Kanapa.

92 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 avoir eu raison ou tort : quelle importance ?

En d’autres termes, jusqu’à une époque récente, la renommée prit en compte le fait soit d’avoir eu plutôt raison, soit de s’être systéma- tiquement trompé. Jean Moulin au zénith, mais exit André Tardieu. On ne parle généralement pas de Daladier sans rappeler qu’il signa les honteux accords de Munich. Au regard de l’Histoire, un général Weygand restera marqué par son activisme en faveur de l’amnistie de 1940, on reprochera toujours à l’excellent Bertrand de Jouvenel une interview quelque peu complaisante du chancelier Hitler, on répète à toute occasion que, contre Aron, Sartre eut souvent tort (le contraire arriva également, mais on ne le dit pas). Malgré l’admiration presque consensuelle que la postérité porte à Aragon, son stalinisme n’a jamais été amnistié, Guy Mollet porte, pour l’éternité, le fardeau de la guerre d’Algérie et Robert Lacoste celui de sa complaisance à l’égard de l’uti- lisation de la torture, tandis qu’un Jacques Soustelle ou un Georges Bidault, malgré leurs mérites, ont été définitivement plombés par leurs accointances avec l’OAS. Même quand ce n’était pas rédhibitoire, la dimension du vrai et du faux, du « avoir vu juste » ou pas, du « avoir eu raison » ou de « s’être complètement trompé » n’était jamais totalement évacuée. Au demeurant, c’est honorer un intellectuel que d’accorder assez de crédit à ce qu’il écrit ou dit pour vouloir en évaluer le degré de pertinence. À Rousseau, à Voltaire, à Hugo, on ne passa aucune bévue. Sur les ambiguïtés de Giraudoux, le double langage de Paul Clau- del, les dérives de Paul Morand, on ne passa jamais l’éponge et de nombreux journalistes ont chèrement payé les errements, gourances et lâchetés de l’époque. Or aujourd’hui tout se passe comme si la « pipolisation » de la pen- sée avait atteint un tel degré que les contenus étaient totalement sacri- fiés à la seule mercantilisation médiatisable des contenants. Avoir eu tort, avoir eu raison, avoir dit le vrai ou le faux, aucune importance ! Une exception donc, réjouissante, mais confirmant presque la règle : Claude Allègre, dont le Monde a recensé les inexactes assertions. Mais pourquoi cet honorable journal n’a-t-il jamais consacré la moindre page à décliner les innombrables erreurs de jugement accumulées par Alain Minc, dont les analyses assénées et les prédictions tambourinées ont si

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souvent été contredites par la réalité ? Se tromper tout le temps vous amnistie-t-il mécaniquement du péché qui consisterait à se tromper quelquefois ? Pourquoi, lorsque le philosophe André Glucksmann, pen- seur profond par ailleurs, est interrogé, ne lui rappelle-t-on jamais que, selon lui, l’invasion de l’Irak appuyée par Tony Blair, qui resterait pour cette raison l’un des plus grands hommes d’État de son temps, allait permettre de ramener la paix dans un Proche-Orient enfin converti au pluralisme et à la tolérance démocratique ? Pourquoi, de façon générale, après une confrontation d’opinions et d’arguments, telle celle qui enflamma le monde intellectuel à propos de la guerre d’Irak (mais il peut aussi bien s’agir de la nature de la mon- dialisation néolibérale ou des causes du réchauffement climatique), ne convoque-t-on pas in fine le juge de paix du réel afin de clairement rétablir à qui les faits ont donné plutôt tort ou plutôt raison ? Ainsi certains économistes qui encensèrent le type de processus économique qui déboucha sur la grande crise de 2008 se sont si lourdement trompés qu’il est assez extravagant que l’on continue imperturbablement de les consulter, tels des oracles, sans jamais les confronter à l’ampleur de leur propre faillite théorique. Au contraire, ce sont eux qui défilent dans tous les médias, comme si de rien n’était, pour nous expliquer ce qui s’est passé, nous dire ce qui va se passer et comment cela va se passer. Comme si l’évidence même de leurs errances d’hier avait conforté leur statut de « sachants » intouchables. Quel chercheur scientifique occuperait-il encore aujourd’hui un poste éminent s’il s’était aussi systématiquement mis le doigt dans l’œil que certains de ces experts en expertise ? Accepter l’arbitrage des faits n’a rien de déshonorant. J’ai voté « oui » – et, surtout, j’ai fait campagne en ce sens – au traité constitu- tionnel européen soumis à référendum. Or il est évident aujourd’hui que ce texte, établi sous la pression anglaise, bloque tout bond en avant vers une Europe intégrée. Je me suis trompé. Ce n’est pas déshonorant. Cette impunité dont bénéficient les plus évidentes erreurs de juge- ment ne s’apparente-t-elle pas à du mépris ? N’assiste-t-on pas à une dévalorisation radicale du rôle de l’intellectuel, au point qu’on peut, dans le même mouvement, encenser un Alain Badiou tout en pro- mouvant tout ce qu’il anathémise ?

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Cela vaut également pour les « supports », comme on dit, de cette absence d’examen critique. Pourquoi, en effet, les journaux ne s’inter- rogeraient-ils pas régulièrement, après coup, avec recul, sur la perti- nence de telle ou telle interprétation qu’ils ont donnée de tel ou tel segment de l’actualité ?

Le délit de cécité intellectuelle

Faut-il rappeler cette période terrible où, l’Algérie étant en butte aux atrocités commises par ceux dont les auteurs du carnage de Charlie Hebdo sont les héritiers, toute une fraction des médias français se déchaîna, non contre les « barbares », mais contre ceux qui tentaient de leur tenir tête ? Les fanatiques du Groupe islamique armé (GIA) tuaient, massa- craient, exterminaient femmes, enfants, vieillards, mais ce n’étaient pas eux qui étaient coupables, c’étaient leurs adversaires les assassins. Ils revendiquaient leurs forfaits, s’en vantaient, mais c’était pour se faire mousser. Ce n’était pas eux. Jamais eux. Pas plus que, pour certains, Al-Qaida n’était pour quoi que ce soit dans l’attentat du 11 septembre 2001. Des témoins des épouvantables agissements du GIA, scandalisés par ce déni, envoyaient des délégations à Paris pour dire le vrai. On refusait de les recevoir. Des civils épouvantés, dont on avait égorgé les proches, des démocrates, des laïcs, des « patriotes », souvent issus de mouvances de gauche, se regroupaient à la suite de tueries et consti- tuaient des milices d’autodéfense : ce sont eux et non les islamistes qu’une journaliste de Libération fustigeait et désignait comme les fau- teurs de guerre. Les tueurs étaient des « rebelles », ce qui est noble, ceux qui appelaient à les combattre étaient des « éradicateurs ». Donc des méchants. (Il semble que ce journal en soit largement revenu.) On sortait, de temps à autre, du chapeau des « officiers déserteurs » qui affirmaient qu’en effet ce n’étaient pas des islamistes qui tuaient. Gros titre à la « une » assuré. Or on découvrit, à l’occasion des atten- tats de Londres, que c’étaient tous de faux témoins, des militants isla- mistes radicaux à qui l’organisation avait demandé de jouer ce rôle. Les lecteurs français n’en furent pas avertis.

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Tout était bon pour exonérer de leurs crimes les fondamentalistes massacreurs. Les salauds, c’étaient ceux d’en face. C’est comme si on diabolisait non pas Coulibaly mais les policiers qui ont donné l’assaut au supermarché cacher dans lequel il retenait ses otages. Le précédent afghan aurait pourtant dû mettre tout le monde en alerte. Déjà, au sein de la résistance à l’intervention soviétique, ce n’est pas aux tendances dites « modérées » mais à des factions extré- mistes bien pires encore que l’occupant que certains apportèrent, sans nuance, leur soutien. Les séides de Ben Laden étaient alors dépeints comme des héros. Il fut une époque où les chaînes de télévision en avaient fait leurs stars. Maintenant on sait. Pas de regrets program- més ? Aucune repentance prévue ? Aucun retour sur analyses ? On sait aussi que, parmi les horreurs commises par les Serbes au Kosovo et qui justifièrent l’intervention militaire, certaines – pas toutes – avaient été concoctées par une officine que Tony Blair avait créée à cet effet. Cela a été officiellement reconnu. Les journaux anglo- saxons qui les avaient reprises s’en sont excusés. Les médias français, jamais ! Le quotidien le Monde soulignait récemment, avec raison, que trois ex-entités nationales, l’Irak, la Libye et la Syrie, ont explosé et offert à des gangs cléricalo-fascisto-délinquants de véritables refuges. Ce qui nous suggère ces interrogations. Mais qui a approuvé, et même préco- nisé, les initiatives qui ont généré ce chaos ? Qui a apporté son soutien à la folle intervention qui consista, en Libye, non pas – car cela était justifiable – à protéger les popu- lations civiles de Benghazi, mais à livrer ce pays à des factions isla- misto-mafieuses auxquelles Bernard-Henri Lévy avait imprudemment donné son imprimatur ? Qui avait, auparavant, acclamé l’invasion et l’occupation de l’Irak, ce qui poussa les populations sunnites à se jeter dans les bras, d’abord d’Al-Qaida, devant qui on avait ouvert les arsenaux de Saddam, puis de Daesh, le pire de ses avatars ? Il serait assassin de republier certains écrits. Qui, ensuite, exigea qu’on réitère cet exploit en Syrie, ce qui aurait eu tout simplement comme conséquence que Daesh et al-Nosra auraient contrôlé non plus un tiers mais deux tiers du territoire ? Au

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demeurant, qui, jusqu’à il y a encore un an, après qu’on ait lâché l’op- position démocratique et civile, acceptait d’admettre qu’une fraction largement majoritaire de la rébellion armée syrienne, instrumentalisée par le Qatar et la Turquie et surtout prise en main par l’Internationale djihadiste, avait basculé du côté de l’islamisme le plus radical ? Au-delà d’un certain niveau, la cécité par enfermement mental ne devient-elle pas une forme de délit ? Intellectuel, s’entend. Il y a plus de soixante-dix ans, certains refusèrent de prendre la dimension du terrorisme hitlérien (et d’autres, ensuite, dans les années cinquante, s’aveuglèrent en refusant de regarder en face l’horreur sta- linienne). De la même façon, c’est au nom de la juste aversion que tout démocrate devrait et doit ressentir à l’égard de Saddam Hussein, de Mouammar Kadhafi, de Bachar al-Assad que, par simplisme mani- chéen, quelques-uns, minoritaires mais médiatiquement très influents, en sont arrivés à manifester d’étranges complaisances à l’égard de ceux qui les dépassent en atrocités. Se souvient-on qu’en fonction d’un légitime rejet de ce que repré- sente Vladimir Poutine, lorsque les islamistes tchétchènes massa- crèrent 186 enfants d’une école, ce ne sont pas contre les auteurs de cet abominable forfait que les médias s’acharnèrent, mais contre les Russes ? Or, avant de se laisser piéger par ce raisonnement débilitant selon lequel quiconque affronte ceux qu’on estime être des diables sont par principe des archanges on avait – parfois les mêmes – commis la bévue exactement inverse : on surarma Saddam Hussein, on déroula le tapis rouge devant Kadhafi, on invita Bachar al-Assad au défilé du 14-Juillet à Paris, on appuya presque jusqu’au bout Zine el-Abidine Ben Ali et Hosni Moubarak, de même qu’on se coucha, ensuite, devant le régime qatari, à la fois porte-voix et coffre-fort de l’Internationale djihadiste. La fonction autocritique s’imposerait aujourd’hui plus que jamais. Les drames que nous venons de vivre ont trop brutalement mis en relief la perversité de certains errements pour que l’on puisse faire l’économie d’un minimum de retour – y compris médiatique – sur soi. On peut rêver !

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 97 MAI 2027

› Marin de Viry

icolas Sarkozy prononce son troisième discours d’in- vestiture. L’habitude venant, il en oublie de cesser de mâcher son chewing-gum à la chlorophylle tandis qu’il débite d’un ton devenu monocorde des morceaux de lyrisme républicain toujours écrits par Henri Guaino Nau kilomètre qui sont eux-mêmes une version simplifiée de Max Gallo, qui lui-même écrivait une version simplifiée de Jules Michelet. Au pre- mier rang, Brice Hortefeux bâille pendant le passage sur les Glières, Patrick Balkany envoie des SMS pendant le passage sur les Soldats de l’an II, Emmanuel Macron (qui n’a pas renié son engagement à gauche) relit discrètement le projet de décret fusion- Marin de Viry est critique nant la Banque Rothschild avec le Conseil littéraire, enseignant en littérature d’État pendant le passage sur le grand élan à Sciences Po, directeur du de fraternité de la nuit du 4 août, et NKM développement de PlaNet Finance. espère toujours Matignon pendant le passage Il a publié Pour en finir avec les hebdomadaires (Gallimard, 1996), sur le 18 Juin, tout en restant concentrée sur le Matin des abrutis (Lattès, 2008), la nécessité de garder son équilibre malgré Tous touristes (Flammarion, 2010) ses stilettos de 18 centimètres. Après les der- et Mémoires d’un snobé (Pierre- Guillaume de Roux, 2012). niers mots du discours – « Et maintenant, ça › [email protected] va chier », une formule qui se voulait éner- gique mais qui ne retiendra pas l’attention des observateurs –, la garde républicaine joue « Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? » sous l’œil vitreux et embué de Johnny. Des grues Bouygues continuent tranquillement

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de fonctionner en arrière-plan de la perspective des Champs-Élysées pendant la cérémonie. À la fin de celle-ci, Nicolas Sarkozy monte sur une Harley Davidson offerte par l’ambassadeur des États-Unis, et part au quartier général de l’Otan pour diriger les opérations de guerre en Seine-Saint-Denis.

Deuxième hypothèse

François Hollande prononce son troisième discours d’investiture. Élu à 50,012 % des voix par 17,16 % du corps électoral, il préside un pays sous Prozac, qui pour des raisons de salut public vient d’être remboursé à 100 % sans ordonnance. Il promet une action forte d’un gouvernement resserré (59 ministres de plein exercice seulement, il s’y engage) avec une seule obsession : repasser en six mois sous la barre des six millions de chômeurs (« 6 mois, 6 millions » : c’est le brief d’Havas Advertising à l’Élysée, facturé 475 000 euros), et planter un arbre par habitant en un an (« 1 arbre, 1 habitant, 1 an » : même fournisseur et même facture que précédemment). Les grandes réformes de son man- dat sont annoncées : la suppression de la Légion d’honneur et l’alloca- tion compassionnelle universelle (l’ACU), 230 euros versés au million de chômeurs qui le sont depuis plus de dix ans, en dédommagement d’avoir vécu au XXIe siècle, en France, sous plusieurs gouvernements complètement nuls. Il parle de la République, de ses valeurs profondes qui n’ont plus l’air profondes quand il en parle, devant un auditoire clairsemé dont les visages expriment pour un tiers une forme de désarroi stupide, pour un autre tiers un mépris ouvert, et pour le dernier tiers un ravissement irénique. Un garde républicain au garde-à-vous bâille : c’est la première fois depuis les Mérovingiens qu’on observe un tel relâche- ment dans la gent militaire chargée de protéger les chefs d’État. Un chien errant traverse la cour de l’Élysée, sans se presser, et sans que personne ne tente quelque chose pour sauver l’apparence de solennité de la céré- monie. On a en hâte déguisé des inspecteurs de police en cameramen pour donner l’impression que la cour du palais en est pleine. Libération, qui tire à 2 300 exemplaires, fait pression dans son éditorial du jour pour une loi rendant le régime végétarien obligatoire dans tous les espaces

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publics, loi dont les quatre derniers observateurs des débris de la vie politique française devinent qu’elle est un préalable à la criminalisation de l’abattage. Hormis quelques poches insurrectionnelles à la périphérie des villes, le territoire de la République peut se targuer de recouvrir à peu près celui de Hugues Capet. Le chancelier allemand, retenu par les céré- monies de signature du traité de la Grande Ligue du Nord qui réunit les pays scandinaves, la Hollande, l’Allemagne, la Tchéquie et l’Autriche, a dépêché son représentant personnel : un député d’opposition écologiste de 23 ans qui n’avait jamais mis les pieds en France. À la fin de son dis- cours, François Hollande se met au garde-à-vous pendant qu’un enfant de 7 ans massacre la Marseillaise à l’harmonica ; il n’a jamais bien réussi l’exercice du garde-à-vous, qui rappelle aux plus anciens le sketch où Fernand Raynaud mimait un caporal d’infanterie assez limité sur le plan intellectuel mais plein de bonne volonté. Médiamétrie nous apprendra que les derniers Français à apprécier le rituel républicain de l’introni- sation du nouveau président ont zappé précisément à cet instant sur d’autres chaînes, pour ne pas voir ça.

Dans tous les cas

La semaine suivant son intronisation, la première grande manifesta- tion masculiniste, réunissant deux millions de personnes selon la police, cinq millions selon les organisateurs, a réussi le tour de force de mettre ensemble dans la rue des courants de sensibilité diverses : la Fédération nationale des réfugiés sexuels, composée de célibataires traumatisés par l’hétérosexualité, a été rejointe par des mouvements moins nombreux mais très implantés comme le Parti des compagnons et concubins hété- rosexuels battus, le Cercle des cocus remontés, le Parti des paritaires vin- dicatifs, et la très influente – notamment dans le milieu intellectuel – Association des mâles déboutés. C’est quand le Parti des décohabitants du troisième âge et celui des pères largués se sont joints à la manifestation que le nouveau gouvernement a compris qu’il devait faire quelque chose immédiatement. À 12 heures précises, mille Menem en string (et parfois en surcharge pondérale) se sont enchaînés simultanément aux grilles des préfectures, des tribunaux d’instance et des ministères. La manifestation

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tend au triomphe avec le ralliement des écologistes et de la frange extrême des féministes internationalistes (du mouvement Apartheid Now), chau- dement applaudies à leur arrivée dans le cortège, car leur combat vise au développement séparé des sexes jusqu’à ce qu’une réponse scientifique sérieuse permette d’installer une cohabitation harmonieuse durable entre eux. Michel Houellebecq, dans le Monde (dont les ventes remontent avec une diffusion de 10 300 exemplaires le soir de la manifestation), décrit ainsi le cortège : « un long troupeau qui va à l’abattoir de la solitude faute de destination plus désirable », « un vaste sanglot rentré de désespoir à l’idée que les sexes ne puissent un jour commercer en paix, que tout a été tenté en vain, et que la conclusion s’impose : il faut rendre la terre à la nature sauvage, faute d’avoir réussi à construire la civilisation », avant de conclure : « Cette fois, le berger est le néant ; tout en le suivant au rythme des tambourins, les gens en avaient conscience ; tout le monde pleurait, c’était indiscutablement très réussi. » Prenant la mesure du mouvement, et comprenant que le divorce n’était plus une affaire personnelle mais collective et donc politique, le gouvernement réagit immédiatement et pour une fois en voyant loin : il inscrit un cours obligatoire au collège sur la dignité des légumes, venant s’ajouter à celui sur la dignité des animaux introduit en 2018, et invitant le corps pédagogique à faire réfléchir les enfants de France sur l’égale dignité des plantes, des animaux, et des humains, et aux vertus de la décroissance démographique.

Ou encore...

Louis XX, fraîchement sacré à Reims, rentre à Paris pour un Te Deum géant sous les yeux de huit milliards de téléspectateurs. La France devient ce qu’elle est : à la fois une monarchie catholique, une république laïque, et quand même un peu, mais pas trop, une démo- cratie. Avec le duc d’Anjou, c’est la branche aînée des Bourbons qui monte sur le trône. Les Français ont compris que la branche cadette des Orléans était à la monarchie ce que le radical-socialisme était à la Répu- blique : une synthèse molle, productrice de non-décisions, inspirée du malheur de vivre anglo-saxon. Pendant que triomphe la branche aînée,

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les Orléans boudent en Angleterre, comme d’habitude. Ils prennent le thé avec Serge July et Daniel Cohn-Bendit dans un manoir du Devon- shire prêté par les Windsor, également désemparés par la brusque appa- rition de cette concurrence monarchique. Michel Houellebecq, qui assistait à la cérémonie à Notre-Dame, déclare sur France Culture : « Mmmm… communier m’a fait du bien… mmm… étrangement… mmm… tout ça m’a rappelé la brève époque heureuse de mon enfance mmm au patronage communiste… mmm… mais l’orgue mmm ajoute indiscutablement une touche mmm de lyrisme de bon aloi mmm. » Jean d’Ormesson, qui, on le rappelle, a publié frénétiquement ces cinq dernières années, pendant la montée du mouvement monarchiste, Et voilà c’est fini, Ciao bella, Un petit tour et puis s’en va, Cette fois je rends mon tablier, Adios amigos, À tout à l’heure l’infini, abandonne son filon « tournée finale » et publie un article vraiment juvénile dans le Figaro, dans lequel on peut lire : « cette trop longue parenthèse républicaine avait quelque chose de lassant et de recuit ». Jean-Luc Mélenchon raille : « On a bien réintroduit l’ours dans les Pyrénées », mais tout le monde s’en fout. Le changement de régime a fait peu de victimes : 253 morts. Il s’agissait essentiellement d’imbéciles extrémistes qui se sont armés pour enrayer le processus constitutionnel, et que personne ne regrette. Régis Debray, commentant ces affrontements et ce chiffre, déclare, dans un article où il hausse le niveau rhétorique à la limite où « être pour la monarchie » va basculer vers « être avec la monarchie » sans toutefois perdre l’équilibre : « 253 morts, à l’aune d’un pays comme la France, c’est trop peu pour être consigné dans les annales révolu- tionnaires. Disons que c’est une affaire de police un peu chaude. Et ce n’est pas assez non plus pour constituer ce socle de meurtre rituel sur lequel se fonde le sacré païen. Le sacré est chez nous catholique, pour l’essentiel, disons-le tout net. Bref, ce nombre de morts est à la fois un brevet de respectabilité et un gage de christianité : je ne saurais mieux dire que je n’ai rien contre ce processus qui après tout est resté impec- cablement démocratique. 89 % de “oui” au référendum : de Gaulle dit “Amen”. Je dirais “Alléluia”. » Les quelques troubles qui ont émaillé la transition politique, loin d’assombrir le début du règne, ont donné à la monarchie des scènes

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fondatrices et propitiatoires : y figurent en bonne place, par exemple, le reportage d’Arte intitulé « Frédéric Beigbeder défendant l’église Saint- Germain-des-Prés contre les fanatiques de l’ancien régime avec un pis- tolet à eau » (il n’avait pas l’habitude des armes, il a confondu avec un vrai pistolet, et il était heureusement appuyé par un bataillon de chas- seurs alpins plus professionnel dans son approche du combat urbain qui lui a donné la victoire). Y figure également la scène attendrissante de la mort de Marius de Vizy, seule victime des conflits du côté monarchiste et chroniqueur à la Revue des Deux Mondes, qui commandait l’arrière-garde des « Camelots v.2 du Roi » lors de la bataille de la basilique Saint-Denis. Expirant au pied d’un chêne, il a le temps d’envoyer à son exécutrice tes- tamentaire suisse un BBM serein quoique sans ponctuation : « ma chérie je meurs comme Roland enfin j’ai fait un truc c’est complètement cool », à quoi cette jeune femme volontaire répond : « T’es en retard, comme toujours ; Roland est mort à 20 ans. Tu fais toujours tout trop tard, reprends-toi, Marius ! » Avant de passer de ce monde à son Père, Marius a le temps de lire un SMS de son épouse calviniste : « Quand tu auras fini de faire la bamboula, achète du camembert, et ne prends pas froid. » Autre moment d’émotion, Jean Daniel écrivit enfin l’éditorial qu’il avait en lui depuis soixante ans, le meilleur selon les exégètes, au titre épuré : « Te Deum, tout simplement ». L’incipit ne manque pas de souffle : « Enfin, et comme naguère, et à jamais, la transcendance s’incarne dans un principe et ce principe s’incarne dans un homme et cet homme est le Roi de France. Je veux dire Mon Roi ». La majuscule à « Mon » n’a été notée que par quelques grincheux. Christine Angot résume en six mots son interprétation des événements : « C’est fluide, c’est évident. » La Vierge apparaît à Aude Lancelin, en pleine conférence de rédaction de l’Obs, et lui commande devant témoin de rester de gauche : « Aude ma chérie, à mon goût, il y a un peu trop de mâles conservateurs sur ce coup-là, reste droite dans tes Louboutin, fais-nous un édito de cadrage de la cause féminine pendant le règne, mets la pression. » Ce moment poi- gnant aussi, où les clés de Canal Plus sont remises par une délégation de pénitents en robe de bure à Sébastien Lapaque, commandant de la milice insurrectionnelle royale de Paris. Lapaque renvoie la délégation en lui tenant d’un ton rogue un discours généreux : « On n’en a rien à cirer de vos clés, vous pouvez vous les carrer dans le train et continuer à déconner

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jusqu’à la fin des temps. » Un quotidien suisse titre : « Les Français ont remis l’église au milieu du village. » Un quotidien québécois s’interroge : « La monarchie, qu’est-ce que ça mange en hiver ? » Le soir du Te Deum, un grand débat entre Zemmour et Finkielkraut marque la fin intellectuelle de l’ère républicaine : « Alors, en ce qui me concerne je suis frappé par l’existence d’une énorme impasse intellectuelle, commente Alain Finkielkraut, je suis stupéfait par la découverte d’une béance, d’un trou logique, d’un impensé, d’une contradiction-supernova qui va nous revenir en boo- merang dans le chignon ; car enfin, c’est quelque chose de très grave, de potentiellement apocalyptique, dont je suis le seul à m’alarmer, l’unique à y articuler une problématique, le singulier à en sentir le piège, l’original à en alerter les esprits supérieurs ! Si en effet je com- prends bien, on a le peuple souverain qui vote par référendum pour qu’un roi règne, c’est-à-dire pour qu’un autre souverain prenne sa place. Alors, je vous demande avec angoisse et colère, avec inquié- tude et fougue, avec dépression et fulmination : qui est le souverain, à la fin ? Le peuple ou le roi ? Qui s’intéresse à ce paradoxe lourd de conflits futurs, d’orages redoutés, de sang répandu, de malheurs nationaux ? Qui pose la question de l’ultime décisionnaire, de celui au nom de qui les arrêts seront rendus et les lois votées ? Non, le régime qui s’installe est un chaudron, une effrayante dialectique, un méca- nisme fatal, un salmigondis institutionnel, un triangle des Bermudes où s’abîment l’équilibre des pouvoirs, la civilisation, la culture ! – Ah non, moi je trouve que les gens ont l’air de bien se marrer, intervient le journaliste en passant la parole à Zemmour. – Pardon cher maître, mais sur le plan politique les Français n’ont pas voté une espèce de synthèse folle entre la monarchie et la répu- blique qui justifierait vos inquiétudes, ils ont juste dit : on veut les deux. Je reconnais que moi, comme bonapartiste, je l’ai dans le baba. Napoléon, c’est la synthèse. Ce que nous voyons, c’est l’addition. On ne mélange pas, on juxtapose. Un roi catholique, une république laïque (et j’oubliais, une démocratie). Chacun son étage. Pour une fois je suis d’accord avec Christine Angot : c’est fluide, c’est évident. » Un roi, immédiatement !

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106 | Le dessin dans la presse 146 | Michel Leiris : satirique et humoristique « Et moi, qui suis-je ? » française › Robert Kopp › Laurent Martin 151 | La lutte contre la 124 | Pour réussir : réinvestir prostitution, entre morale les trois rêves français et marché › Emmanuel Macron › Annick Steta

132 | La douloureuse absence 159 | Bob Dylan sans fin d’un État de droit en › Charles Ficat Afrique › Renaud Girard 165 | Journal › Richard Millet 136 | La postérité entachée de Le Corbusier › Eryck de Rubercy LE DESSIN DANS LA PRESSE SATIRIQUE ET HUMORISTIQUE FRANÇAISE

› Laurent Martin

Castigat ridendo mores (1). Jean de Santeul (1630-1697)

ceux qui en doutaient encore, l’attentat du 7 jan- vier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo est venu rappeler que le rire est une affaire des plus sérieuses. Le ridicule peut tuer, à commencer par ceux qui tournent en dérision ce que d’autres tiennentÀ pour sacré. Cet hebdomadaire, même s’il publie des textes, est avant tout un journal de dessins et de dessinateurs. Il est l’héritier d’une longue tradition de la presse humoristique et satirique que nous voudrions retracer en plaçant au centre de notre attention le dessin. D’où vient cette presse, quels rapports a-t-elle entretenu avec les pouvoirs, quels furent ses combats et ses grandes figures, quelle contribution a-t-elle apporté à notre imaginaire national et social, voilà quelques-unes des questions auxquelles cet article tentera de

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répondre, en suivant un plan d’exposition chronologique qui fera se succéder trois grandes périodes, rythmées par les grandes césures de l’histoire politique de ce pays.

De la révolution française à la IIIe République : les plumes à l’assaut du pouvoir personnel

La satire, comme genre littéraire, a précédé l’imprimerie, de même que le dessin satirique a précédé la naissance de la presse périodique. À Rome, il s’agissait d’une sorte de farce mélangeant la prose et les vers et critiquant les mœurs, puis d’un genre poétique attaquant les vices (ainsi des Satires de Lucilius ou d’Horace). La satire antique n’avait pas forcé- ment pour but de déclencher le rire, elle devait permettre à la société

de marcher droit en corrigeant les vices selon Laurent Martin est professeur une norme éthique souvent répressive. On en d’histoire contemporaine à l’université trouve le lointain descendant dans la France Paris-III Sorbonne-Nouvelle, enseignant à Sciences Po et à INA e du XVII siècle avec la Muse historique de Jean Sup. Il est notamment l’auteur du Loret, qui traduisait l’actualité en vers bur- Canard enchaîné, histoire d’un journal lesques pour le public choisi du salon de la satirique. 1915-2005 (Nouveau Monde, duchesse de Longueville. Celui que l’on consi- 2005), de la Presse écrite en France au XXe siècle (Le Livre de Poche, 2005) dère parfois comme l’inventeur de la presse et, en codirection, de l’Art de la bande satirique écrivit ainsi plus de quatre cent mille dessinée (Citadelle et Mazenod, 2012). vers entre 1652 et 1665. Jean Loret était un › [email protected] « gazetier à la bouche », comme on appelait ces auteurs de chroniques rimées des mœurs de leurs temps qui faisaient les délices de la bonne société parisienne. Son gazetin était écrit et copié à la main, selon une formule qui devait encore être pratiquée jusqu’au cœur du XIXe siècle. L’avantage du gazetin, c’était qu’il se passait d’imprimerie, et donc du pri- vilège royal et de sa contrepartie, la censure. Son succès est démontré par la succession d’ordonnances royales qui sont impuissantes à freiner son développement. À Paris, les gazetiers, leurs copistes, leurs distributeurs et leur public se rassemblaient dans quelques lieux publics, par exemple le couvent des Cordeliers ou le Palais Royal, dans les cafés qui se multi- plièrent au XVIIIe siècle et qui furent vraiment l’école de la Révolution.

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Les feuilles volantes contribuèrent également à l’effervescence des esprits. Sortes de tracts très illustrés qui pouvaient à volonté se transformer en « placards » – les ancêtres de nos affiches –, ces feuilles volantes, nées peu de temps après l’invention de l’imprimerie, avaient déjà joué un grand rôle lors des périodes troublées qu’avait traversées la France lors des deux siècles précédents, en particulier au moment des guerres de religions à la fin du XVIe siècle et de la révolte de la noblesse au milieu du XVIIe siècle. Les estampes satiriques qu’elles portaient, utilisant la technique de la gravure sur cuivre ou, plus souvent, sur bois, avaient contribué à populariser les recherches entreprises depuis le XVIe siècle par des artistes s’efforçant d’établir une relation entre statut social, caractère et apparence physique des personnages (2). La caricature, comme déformation des traits anatomiques et exagé- ration des défauts physiques, disputait à l’allégorie, expression d’une idée abstraite par une image concrète, la prééminence dans ces dessins qui brocardaient les adversaires idéologiques. Au fur et à mesure que l’on avance dans le XVIIIe siècle, les dessins et les textes hostiles à la monarchie, à la noblesse, au clergé se font toujours plus nombreux et virulents, préparant les esprits à la remise en cause de l’ordre établi. Les procédés graphiques et textuels du rabaissement (animalisation, sca- tologie, allusions sexuelles) désacralisent le pouvoir, ruinent son auto- rité. La multiplication des charges collectives mais aussi individuelles, où l’apparence trahissait le mal intérieur, mettait en évidence la dégé- nérescence morale de ceux qui gouvernaient et leur fit plus de tort dans l’esprit populaire que la circulation des textes des philosophes. C’est la réunion de la presse de contestation et de l’image subver- sive qui marque les véritables débuts de la presse satirique durant la révolution française. Les premiers mois du soulèvement se caracté- risent par une extraordinaire floraison de libelles, pamphlets, livres, journaux, comme une vapeur s’échappant avec d’autant plus de force qu’elle a été longtemps contenue. La France comble son retard sur l’Angleterre, mieux pourvue en journaux durant tout le XVIIIe siècle et dont les estampes satiriques – celles de Hogarth, tout particulière- ment – étaient allées très loin dans la critique des vices de la société. La suppression de la censure puis du privilège royal lève toutes les

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barrières à l’existence d’une presse libre et critique, qui devient l’arme indispensable du combat politique. La famille royale, les ministres, les ordres privilégiés font l’objet de dessins extrêmement agressifs, en particulier après la tentative de fuite et l’appel du roi aux puissances étrangères. La violence des images est l’écho de la violence des textes, qui manient fréquemment l’injure et l’appel au meurtre. L’animalisa- tion du corps royal – transformé en dindon ou en cochon – semble par avance justifier sa mise à mort. « Les caricatures sont le thermomètre qui indique le degré de température de l’opinion publique », écrit le royaliste Jacques-Marie Boyer-Brun dans son Histoire des caricatures de la révolte des Français parue en 1792 (3).

Louis XVI et Marie-Antoinette, « Les deux ne font qu’un », anonyme, 1791.

Quand la Terreur est instaurée, le dessin continue d’être utilisé pour la mobilisation des esprits contre les ennemis de la République – ou contre la République, par la caricature anglaise ou émigrée. La censure est réinstaurée, plus féroce qu’avant la Révolution ; journalistes et artistes figurent en bonne place parmi les victimes des épurations successives. Le climat s’allège après Thermidor et pendant la période du Directoire, s’alourdit de nouveau avec le Consulat et l’Empire. La

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France change de maître avec la Restauration mais, malgré la Charte de 1814 qui proclame que les « Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions », la presse continue d’être très surveillée, en particulier la caricature politique présente dans quelques journaux (le Figaro, le Corsaire, la Silhouette, le Nain jaune) qui se moque de la maigreur sèche de Charles X après s’être gaussée du gros ventre de Louis XVIII. Puis viennent les trois journées des 27, 28 et 29 juillet 1830, les « Trois glorieuses » de la révolution de Juillet, dont on a pu dire qu’elle était la révolution de la presse, tant celle-ci y prit une part déterminante. Ces trois journées ouvrent une période brève mais intense de liberté d’expression et de renouveau du discours politique graphique. Un homme symbolise à lui seul ce renouveau : Charles Philippon, l’un des grands hommes de presse du XIXe siècle français, l’équivalent pour la presse illustrée d’un Girardin pour la presse d’information géné- rale. Ce Lyonnais devenu parisien a 30 ans au moment de la révolution qui porte Louis-Philippe au pouvoir. Républicain convaincu, il n’admet pas ce qui lui semble être la confiscation de la Révolution par le duc d’Orléans, cousin de Charles X. Il décide de le combattre par ses dessins et ceux de ses confrères, dans les multiples publications qu’il fonde sans désemparer tout au long des années 1830 et au-delà. Le 4 novembre 1830, il lance la Caricature, qui sera le fer de lance de la « campagne de l’irrespect » lancée contre le nouveau pouvoir (4). Malgré la suppression officielle de la censure et de l’autorisation préalable, ce dernier cherche à réduire l’influence de cette presse satirique sur les esprits. Il tente de l’acheter – le Figaro –, de la contrer par la création de journaux à sa solde – la Charge – et recourt aussi aux tracasseries administratives et aux poursuites judiciaires. Interdit de caricaturer le souverain et traîné devant un tribunal, Philippon exécute à l’audience, en quatre « cro- quades » devenues les plus célèbres de l’histoire de la caricature fran- çaise, la métamorphose de la tête de Louis-Philippe en poire. Après la publication de ces dessins, qui rapportent à leur auteur de quoi s’acquit- ter des amendes qui lui sont infligées, le motif de la poire sera repris d’innombrables fois, donnant lieu à d’innombrables variantes ; avec le parapluie du roi-citoyen, le fruit « pointu en haut et large à la base » devient l’attribut d’un pouvoir qui ne fait plus peur (5).

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À sa sortie de prison, Philippon lance le Cha- rivari, encore un journal satirique illustré, cette fois quotidien et, la même année – 1832 – la Litho- graphie mensuelle. Il en lancera bien d’autres, en même temps qu’il dirige, en homme d’affaires avisé, la maison Aubert, qui se livre au commerce des lithographies. Le lien entre ce commerce et la presse satirique est carac- téristique de l’époque. La technique de la lithogra- Métamorphose de la tête de Louis-Philippe en poire, phie, mise au point à la Charles Philippon, in la Caricature, 1831. fin du XVIIIe siècle, ne fut utilisée à grande échelle qu’à partir des années 1820. Elle présentait l’avantage sur la gravure sur bois ou sur l’eau-forte de pouvoir repro- duire une image à de très nombreux exemplaires. Elle accompagne la première démocratisation de la presse par l’abaissement du prix des abonnements, lui-même facilité par le recours à la « réclame ». C’est tout un complexe technique et économique qui se met en place, auquel la liberté relative des opinions donne l’ébranlement décisif (6). S’ajoute à ces évolutions, du côté de la presse satirique, l’usage désormais domi- nant de la caricature, qui l’emporte sur l’allégorie. Plusieurs générations successives de dessinateurs de grand talent portent ce type de représen- tation à un niveau peut-être jamais égalé : Daumier, Traviès, Monnier, Gavarni, plus tard Grandville, Cham, Doré, tous travaillent ou travail- leront dans les journaux de Philippon, auquel Balzac – autre collabora- teur du prolifique dessinateur-directeur –, qui l’appelle familièrement « Ponpon » dans sa Monographie de la presse parisienne (1843), donne les titres de « duc de lithographie, marquis du dessin, comte de bois gravés,

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baron de charge, chevalier des caricatures et autres lieux ». Malgré ces titres ronflants, il faut noter que beaucoup de ces dessinateurs considé- raient que cette besogne de la caricature manquait singulièrement de noblesse et qu’à tout prendre ils eussent préféré exposer dans les Salons de peinture plutôt que dans les pages de ces petites feuilles satiriques. Il y a là l’effet des légitimités culturelles de l’époque qui n’avaient point encore, malgré l’admiration d’un Balzac pour Gavarni, créateur de types sociaux, ou d’un Baudelaire pour Daumier, véritable artiste, fait sa juste place à l’art de la caricature (7). L’essor de la presse satirique subit un coup d’arrêt en 1835, après l’attentat raté de Fieschi contre Louis-Philippe, qui se saisit de ce pré- texte pour mettre au pas la presse qui l’avait trop longtemps défié. C’est une constante de ce siècle que ces tours de vis succédant à des périodes de relative liberté, elles-mêmes consécutives à des révolutions : 1789, 1830, 1848, 1870... À chaque fois, au bout de quelques mois ou années, le droit durement conquis de critiquer et de railler le pouvoir en place disparaît et la satire politique doit se muer en satire des mœurs, moins surveillée, de même que la critique politique se réfugie du côté de la critique littéraire ou théâtrale (8). Si la presse politique dans son ensemble s’épanouit au lendemain de la révolution de 1848 qui met fin à la monarchie de Juillet, elle est fauchée par l’évolution autoritaire de la IIe République et surtout par le coup d’État du 2 décembre 1851 qui installe le Second Empire. Napoléon III n’est pas plus tolérant à l’égard de la satire politique que son oncle et ce type de représentation est à peu près banni des journaux autorisés, alors même que paraît la première histoire sérieuse de la caricature (9). Le Charivari continue cependant son existence, rejoint par la Lune, où s’illustre le dessinateur Gill (auquel on doit la figure d’Anastasie, vieille femme aux ciseaux qui personni- fie la censure) et qui devientl’Éclipse après la censure qui le frappe en 1867. Une timide libéralisation marque les dernières années du règne de Napoléon III, ce qui renforce la presse d’opposition. La « révolution du mépris » précède la chute de l’Empire à la suite de la défaite mili- taire de 1870. L’installation de la IIIe République instaure de nouvelles conditions d’exercice de la liberté d’expression dont profitera la presse humoristique et satirique illustrée.

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De la IIIe à la IVe République : le dessin de presse à l’ère de la propagande

Pendant une dizaine d’années, la République naissante est diri- gée par un personnel politique qui lui est hostile et que la carica- ture prend pour cible, de Thiers à Mac-Mahon. La censure continue d’exercer sa surveillance sur la presse politique. Ce n’est qu’avec l’arri- vée de « vrais » républicains et la loi du 29 juillet 1881 relative aux diverses formes de publi- cation que la presse dans son ensemble recouvre le droit de s’opposer ouvertement au gouver- nement et aux grandes institutions telles que l’Église, l’armée ou la justice. Encore le droit de la presse établi par cette loi reste-t-il, à la différence des lois d’un pays comme le Royaume-Uni, un droit particulier, compor- tant un certain nombre La paix (couverture de l’Assiette au beurre par F. Kupka, 1904) d’exceptions à la liberté pleine et entière de critiquer les puissants. Les « lois scélérates » de 1893 et 1894 contre la propagande anarchiste en renforcent encore les dispositions contraignantes. Celles-ci n’empêchent cependant pas la presse de se déchaîner à l’occasion de l’affaire Dreyfus à partir de 1894. Dès qu’est contesté le bien-fondé de la condamnation du capitaine, les journaux prennent position pour ou contre la révision de son procès. La presse satirique illustrée joue sa partie dans l’ensemble en faisant preuve d’une rare violence dans son expression tant graphique que textuelle. Les jour- naux antidreyfusards sont les plus nombreux et les plus diffusés, les

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plus connus étant Psst !, où dessinent Forain et Caran d’Ache, le Gre- lot, le Rire. En face, le meilleur défenseur de Dreyfus est le Sifflet, fondé et dirigé par le dessinateur Ibels. Les journaux dreyfusards sont dans une position plus difficile car essentiellement défensive ; or la satire est plus à l’aise dans l’attaque. Les dessinateurs hostiles à Dreyfus et à ses partisans ne reculent devant aucun excès graphique ou langa- gier, représentant leurs adversaires en porcs, en insectes, en étrons, des images d’autant plus spectaculaires qu’elles utilisent la couleur, qui se répandait à cette époque dans la presse illustrée. C’est lors de cette affaire que se fixent définitivement les codes graphiques de la représen- tation antisémite (10). Beaucoup de ces journaux ont été fondés pour l’occasion par les dessinateurs eux-mêmes, qui prennent conscience de leur force nou- velle, dans un régime de tolérance inédit dans l’histoire de France. La Belle Époque vit la création de nombreux journaux et revues humo- ristiques et satiriques illustrés – deux cent cinquante titres coexistent, de toutes tendances (11) – le plus fameux d’entre eux étant probable- ment l’Assiette au beurre, fondé en 1901 et qui vécut jusqu’en 1912. Cet hebdomadaire d’orientation socialiste et anarchiste consacrait chaque numéro à un thème particulier confié à un dessinateur : Abel Faivre, Léandre, Willette, Steinlen, Robida, Valloton, Van Dongen, Kupka. Ce journal était « anti-tout », s’attaquant à toutes les institutions avec une verve extraordinaire. Il publia également des numéros sur des thèmes de société mais cette spécialité, plus humoristique, était davantage présente dans des journaux comme le Rire ou le Sourire. Il n’eut guère d’équiva- lent dans la satire politique, sinon peut-être le Canard sauvage, lancé en 1903, de même tendance mais dans lequel le texte tenait plus de place. Ce Canard sauvage fut l’un des inspirateurs directs du Canard enchaîné, fondé en 1915 dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Au début de ce conflit, les autorités politiques et militaires et la censure qu’ils mettent rapidement en place surveillent tout particuliè- rement la presse humoristique et satirique, dont ils craignent le mau- vais esprit démobilisateur, certains de ses représentants les plus en vue s’étant fait connaître par leur pacifisme et leur antimilitarisme. Leurs craintes se révèlent vaines : la plupart des dessinateurs s’enrôlent au

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service de la patrie menacée, multipliant les images de propagande anti-allemande. Dans un recueil publié en 1917 et intitulé « L’esprit satirique en France », Arsène Alexandre, l’auteur de la préface, féli- cite les dessinateurs d’avoir « à la fois compris et soutenu le peuple français dans sa tragique belle humeur », leur reprochant seulement l’excès de scatologie et l’assimilation fréquente de l’Allemand au porc, « cet animal incompris, si doux et plus soucieux que tout autre de propreté au dire des naturalistes, ce qui rend la comparaison pour le moins défectueuse ». Les dessins publiés dans les nombreux journaux des tranchées aux titres souvent explicites – On les aura ! Le Bochofage, Rigolboche, etc. – se tiennent sur la même ligne, chauvine et belliciste. C’est en réaction à cette attitude, à ce « bourrage de crâne » dont se rendent coupables à leurs yeux leurs confrères, y compris d’an- ciens internationalistes, anarchistes ou socialistes, que deux journa- listes issus de la presse de gauche, le rédacteur Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Deyvaux-Gassier, dit HP Gassier, lancent le 10 septembre 1915 un nouveau journal, un « hebdomadaire humoristique » puis (1925) « satirique » paraissant le mercredi, le Canard enchaîné, dont on fête cette année le centenaire. On le fêtera de nouveau en 2016 puisqu’il y eut deux naissances du Canard, la petite feuille disparaissant au bout de quelques numéros pour repa- raître l’année suivante et ne plus s’interrompre jusqu’à nos jours, exceptée la longue parenthèse de la Seconde Guerre mondiale. Le titre en est choisi par autodérision et en référence à la censure qui sévit alors. Les fondateurs entendent lutter contre la propagande belliciste et rompre avec les pratiques qui déshonorent selon eux la presse française. Très vite, le journal se signale par son ton ironique et mordant, l’abondance de ses dessins, l’absence de publicité. Dans l’entre-deux-guerres, le Canard est pacifiste, anticlérical, antiplouto- crate et flirte avec l’antiparlementarisme. Ses dessinateurs s’appellent Bécan, Guérin, Laforge puis Guilac, Ferjac, Monier, Henry... En juin 1940, après l’invasion de la France par les troupes allemandes, Maurice Maréchal saborde son journal et quitte Paris pour le centre de la France, où il meurt en 1942. Le journal attendra la libéra- tion de Paris pour reparaître, un redémarrage qui est un franc succès

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avant que la tendance ne s’inverse. L’anticonformisme du journal, son refus de s’aligner sur la droite ou sur la gauche apparaissent hors de saison à l’époque de la guerre froide, moment de bipolarisation extrême de la vie politique française (12). La Libération voit disparaître des colonnes des journaux un certain nombre de signatures, parmi lesquelles celles de dessinateurs tels que Kern, Iribe, Soupault, Pedro, Dubosc, coupables d’avoir mis leur talent au service de la collaboration. D’autres réapparaissent que les quatre années d’Occupation avaient occultées : Effel, Cabrol, Ferjac, Sennep, Monier. Et de nouvelles apparaissent, en grand nombre : Grum, Lap, KB2, César, Escaro, Moisan – tous dessinateurs au Canard, et tous des hommes, remarquons-le en passant, ce qui est quand même révé- lateur du poids des représentations et des logiques de genre dans ce milieu professionnel –, qui feront les beaux jours de la presse politique française dans la seconde moitié du XXe siècle. La plupart de ces des- sinateurs se considèrent avant tout comme des journalistes, dont ils ont la carte professionnelle. À l’instar de leurs collègues rédacteurs, ils commentent l’actualité, usant d’un dessin au trait simplifié, un dessin éditorial et politique qui ne se contente pas de faire rire en déformant les traits d’un personnage public rendu familier par la photographie et bientôt la télévision, mais informe sur la situation qui est le véritable objet du dessin. Comme le dit Sennep en 1941, « le dessin est une forme aiguë de journalisme ». À partir des années soixante, les chan- gements tant institutionnels que culturels font émerger de nouvelles formes de presse satirique.

La Ve République en dessins : les mutations récentes de la presse humoristique et satirique

En septembre 1960, deux ans après le retour de De Gaulle au pouvoir, paraît le premier numéro du mensuel Hara-Kiri. Inspirés notamment par le titre-symbole de la contre-culture américaine, Mad, quelques copains (Cavanna, Fred, Georges Bernier – qui deviendra le Professeur Choron – Cabu, Gébé, Topor, Jacques Lob) fabriquent

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un journal « bête et méchant », comme il se désigne lui-même en manière de provocation, reprenant une accusation qui lui avait été adressée par une lectrice. Et des provocations, il y en aura beaucoup au long de son quart de siècle d’existence plutôt tumultueuse. Interdit deux fois (en 1961 et 1966) et empêché de paraître pendant de longs mois, il attente à peu près à tout ce que la France compte de « vaches sacrées », de tabous, de normes morales ou esthétiques. Le choix déli- béré, assumé, du mauvais goût lui attire la sympathie d’un lectorat jeune, impatient de secouer la tutelle pesante du pouvoir gaulliste et des valeurs conservatrices qui régissent les corps et les esprits dans la France de « mon général ».

LE PEN A DES ALIBIS

- J’étais à la fac d’Alger et je donnais des leçons d’anatomie...

« Le Pen a des alibis » (Cabu dans le Canard enchaîné, 1985)

Au même moment, le dessinateur Siné sort Siné massacre, dont il est à la fois le directeur de publication, le rédacteur en chef et, pour le numéro 1 de quatre pages, l’unique contributeur. Ce brûlot ne contient que des dessins dirigés contre le pouvoir gaulliste, les reli- gieux, les militaires, les colons rapatriés d’Algérie. Hebdomadaire jusqu’au numéro 7 (31 janvier 1963), Siné Massacre devient mensuel pour ses deux derniers numéros ; le journal, soutenu par l’éditeur Jean-Jacques Pauvert – qui lui-même a maille à partir avec la censure de l’époque – aura neuf numéros et Siné… neuf procès. En mai 1968,

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Siné, épaulé à nouveau par Jean-Jacques Pauvert, lance l’Enragé avec un G en forme de faucille et de marteau. Le journal n’est pas pour autant proche du Parti communiste, bien « trop mou » pour Siné. L’Enragé, dans une veine que l’on pourrait qualifier d’anarchiste ou de communiste libertaire, franchit toutes les limites imposées à la liberté d’expression. Outre Siné, on y retrouve Wolinski, Topor, Gébé, Car- don, Malsen, Willem, Cabu… Après l’été, alors que Siné – en voyage en Amérique latine – a cédé la gestion du périodique à Wolinski, la contestation s’essouffle et le douzième et dernier numéro paraît en novembre 1968. L’Enragé a servi de modèle à Hara-Kiri Hebdo que lancent Cavanna et ses amis en février 1969 et que rejoindra Siné quelques années plus tard, non sans réticence. Il y avait un public pour un journal plus poli- tique, plus agressif que le mensuel qu’ils animaient jusque-là, un public pour un hebdomadaire au format tabloïd sur papier journal donnant toute leur place aux dessinateurs. Hara-Kiri Hebdo naît le 3 février 1969, habillé d’une couverture de (il change de titre dès le mois de mai et devient l’Hebdo Hara-Kiri). Deux semaines plus tard est lancé un mensuel sur le modèle du magazine italien de bande dessinée Linus : Charlie (qui s’appellera ensuite Charlie Mensuel). Les années Charlie commencent (13). Ce seront aussi les années Canard. L’hebdomadaire satirique est devenu un journal d’investigation tout en cultivant une forme d’humour qui lui est propre, sous la direction de Roger Fressoz (l’auteur de la chro- nique « La Cour » dans les années 1960 rebaptisée « La Régence » sous Pompidou, pastiche des mémorialistes du Grand Siècle illustré par Moi- san) puis de Michel Gaillard, spécialiste des indiscrétions de la « Mare aux canards » qui occupent la page 2 de l’hebdomadaire depuis un siècle. Les « affaires » qui se succèdent tout au long des années soixante- dix attirent à lui de nouveaux lecteurs friands d’informations exclusives. Le tirage atteint un pic historique en 1981 avec 730 000 exemplaires en moyenne. L’équipe des dessinateurs s’étoffe avec l’arrivée de Kerleroux, Cardon, Vasquez de Sola, Pino Zac, Ferdinand Guiraud – qui signe Kiro – puis, dans les années quatre-vingt, de Pancho, Wozniak, Cabu et enfin, dans les deux décennies suivantes, de Pétillon, Lefred-Thouron,

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Brito, Delambre, Potus, Ghertman, plus récemment de Mougey, Ara- nega, Bouzard, des crayons aux styles extrêmement différents mais qui font du Canard, aujourd’hui encore, l’un des lieux majeurs d’expression de la satire politique et de l’humour graphique. De son côté, l’Hebdo Hara-Kiri ne connaît pas immédiatement le succès. La question de la survie des Éditions du Square, qui éditent éga- lement les mensuels Hara-Kiri et Charlie, est posée. Leur chance sera, paradoxalement, celle de l’interdiction qui frappe l’hebdo en novembre 1970. Le 1er novembre 1970, cent-quarante-six jeunes meurent dans l’incendie d’un dancing de Saint-Laurent-du-Pont (Isère). Toute la presse fait ses choux gras de la curiosité du public pour ce tragique fait divers. Le 12 novembre ont lieu les obsèques de Charles de Gaulle ; la presse unanime ne parle plus que de cet événement, qui éclipse les morts du dancing. Quatre jours plus tard, pour se moquer de ce cynisme médiatique et de l’amnésie qu’il organise, l’Hebdo Hara-Kiri publie une « une » en forme de faire-part : « Bal tragique à Colombey. 1 mort ». Toute la France gaulliste est outrée et les barons somment le gouvernement de punir l’inconvenant. Mais le délit de presse (dif- famation, injure au chef de l’État, etc.) n’est pas évident. La commis- sion de surveillance et de contrôle des publications est saisie et tire prétexte de dessins de Reiser et de Willem jugés « porno­graphiques » pour frapper le journal. Ce dernier va bénéficier d’un bienfaiteur qui s’ignore : le ministre de l’Intérieur de Georges Pompidou, Raymond Marcellin (le même qui autorise la pose de micros au siège du Canard enchaîné, sorte de Watergate à la française, c’est-à-dire sans lourdes conséquences pour le pouvoir politique), qui suit la commission et fait interdire l’Hebdo Hara-Kiri. Aussitôt, un nouveau titre paraît, le 23 novembre 1970 : Charlie Hebdo, intronisé supplément hebdoma- daire de Charlie Mensuel. Entre-temps, la mobilisation en sa faveur a pris de l’ampleur : Jean-Paul Sartre, alors directeur de la Cause du peuple, accepte d’en diriger la publication ; plusieurs patrons de presse – dont Jacques Fauvet, alors directeur du Monde, ou Pierre Lazareff, ancien patron de France-Soir – signent des éditoriaux contre la cen- sure. L’époque a changé et la France entière découvre Charlie Hebdo. Le titre vend en moyenne quelque 150 000 exemplaires entre 1970

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et 1974, ses années de gloire. Les lecteurs se reconnaissent dans ce jour- nal qui fait exploser dessins et vocabulaire, utilise les photo-montages, dénonce la publicité, rêve de l’« An 01 », se déclare pacifiste et écolo- giste, et tourne en dérision les discours d’autorité, en particulier de la presse classique et toute la mythologie de la France bien-pensante. De nouvelles signatures ont rejoint l’équipe initiale de Cabu, Cavanna, Reiser, Wolinski, Gébé, Siné, etc., comme Jacky Berroyer, Delfeil de Ton, Sylvie Caster... Les Éditions du Square tournent à plein régime. Elles publient, en plus du mensuel Hara-Kiri – toléré de nouveau mais qui n’échappe pas à des saisies, à des poursuites et à des obligations de changement de couverture, notamment à la demande de Mme Gis- card d’Estaing –, Charlie Hebdo, Charlie ­Mensuel, le mensuel écolo la Gueule ouverte et des livres.

Charb, « Faut-il réformer le capitalisme ? », Charlie Hebdo, 1er avril 2009.

Mais le bulldozer ralentit bientôt et s’arrête dans des clapotements de moteur noyé. Hara-Kiri a accumulé 8 millions de francs de dettes ; Charlie Hebdo, au début des années quatre-vingt, commence à perdre des lecteurs et ferme ses portes en décembre 1981, non sans un ultime baroud d’honneur et un dernier changement de nom (la Semaine de

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Charlie). En janvier 1982, un spécial « Droit de réponse », l’émission animée par Michel Polac sur TF1, enterre spectaculairement l’hebdo- madaire. Charlie ne vendait plus que 25 000 à 30 000 exemplaires, à cause de l’arrivée de la gauche au pouvoir, de l’évolution du lectorat (les jeunes révoltés de Mai 68 rentrent dans le rang), de l’usure d’une formule, de la disparition de quelques piliers du journal, de procès perdus (jusqu’à vingt par an) qui ont coûté cher, mais aussi d’échecs commerciaux et d’une gestion hasardeuse, plombée par les pertes des Éditions du Square. Mais l’échec est en trompe l’œil : l’humour de Hara-Kiri et de Charlie fait école dans d’autres médias et contribue au renouvellement de l’esprit satirique jusqu’à nos jours, notamment à la télévision. Dans la presse écrite, on retrouve leur influence dans des titres comme l’Idiot international au tournant des années soixante-dix ou Zélium aujourd’hui. Au début des années quatre-vingt-dix, le phoenix Charlie renaît de ses cendres, après la scission intervenue au sein de la rédaction de la Grosse Bertha, hebdomadaire satirique et « bordélique », né au début de la guerre du Golfe, en janvier 1991. Les contestataires, emmenés par Philippe Val et Cabu, relancent en juillet 1992 le titre Charlie Hebdo comme le leur proposent Cavanna et Wolinski, contre la volonté de Georges Bernier. Le Charlie nouveau est financé par des anciens qui y ont « mis leurs économies », ainsi que par le chanteur Renaud. À l’essentiel de l’équipe des anciens (Cavanna, Cabu, Gébé, Willem, Wolinski, Delfeil de Ton et Siné), s’ajoutent des nouveaux (, , , Honoré, Bernar, , Plantu, Olivier Cyran, dit Oncle Bernard, François Camé), des artistes du music-hall (Renaud et Patrick Font). Le chansonnier et ex-rédacteur en chef de la Grosse Bertha Philippe Val devient rédacteur en chef, ce qui n’est pas du goût de tout le monde. La ligne qu’il fixe au journal ainsi que sa personnalité dérangent tant les nostalgiques de l’esprit « bête et méchant » façon Bernier que les partisans d’un engagement politique plus marqué à l’extrême gauche. Il y a eu du tirage dans la rédaction, aboutissant notamment au départ de Siné en 2008, accusé par Val d’antisémitisme. Avec l’argent qu’il a touché après son procès gagné pour licenciement abusif, le dessinateur a aussitôt fondé Siné

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Hebdo, reprenant pour le titre le graphisme de son premier journal, Siné massacre. Siné Hebdo paraît de 2008 à 2010 puis disparaît faute de lecteurs en nombre suffisant, remplacé parSiné Mensuel. Dans le nouveau Charlie, les têtes de Turc du journal restaient grosso modo les mêmes : les curés, les flics, l’extrême droite. Récem- ment, Charb, devenu directeur du journal après le départ de Philippe Val, avait mis l’accent sur la dénonciation du fondamentalisme musul- man. Charlie fut l’un des seuls journaux français à accueillir les carica- tures de Mahomet, par solidarité avec le journal danois Jyllands-Posten qui les avait d’abord publiées – ce qui avait valu au journal français un procès, gagné en 2007, et de nombreuses menaces, finalement mises à exécution, comme chacun sait, au début de cette année 2015 (14). Ce drame et l’émotion énorme qu’il a provoquée ont été l’occasion pour beaucoup de découvrir l’existence de ce journal et, au-delà, d’une presse satirique qui vit plus ou moins bien, en province (15), à Paris ou à l’étranger, sous forme papier ou sur Internet. La question est de savoir si cette découverte sera suivie d’une adhésion durable à ce genre de presse ou ne sera qu’un feu de paille.

La presse satirique conjugue le texte et le dessin selon des modali- tés variables qui définissent l’identité de chaque titre. Elle pratique la satire, une forme d’humour qui vise à châtier les mœurs par le rire, à la fois pour contourner les interdits et la censure qui menacent toujours celui qui s’en prend aux puissants ou à l’ordre établi, et parce que le comique est souvent plus efficace que le tragique pour emporter la conviction du lecteur. Le genre suppose une certaine mauvaise foi, un art consommé de l’outrance, ce qui en fait un instrument de la sub- version, tout en jouant sur des stéréotypes, des éléments de familiarité culturelle, un système limité et routinisé de catégories et de modèles de perception permettant la reconnaissance et la connivence. C’est un genre en tension, en permanence sur le fil du rasoir, entre confor- misme et anticonformisme. Il lui faut critiquer et railler mais dans les limites acceptables par son lectorat et par le droit en vigueur. La presse satirique pose la question du rire ensemble, des limites fixées par la loi mais aussi par les mœurs, la doxa, la norme morale, à ce dont il est

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possible de rire en public. La caricature, qui est un des éléments de la liberté d’expression, est une construction jurisprudentielle fondée sur la reconnaissance d’un droit à l’irrespect et à l’insolence dans les limites des lois du genre satirique. Dans le droit français actuel, « ces limites imposent que le but poursuivi soit humoristique, à l’exclusion de toute intention de nuire et que l’image soit exagérément grotesque sans quoi une atteinte au droit à l’image de la personne caricaturée peut être retenue » (16). Si l’observation des réactions déclenchées par les articles et dessins de la presse satirique dans l’histoire récente montre une tolérance plus grande sur certains sujets tels que l’armée ou la police, elle révèle aussi une intolérance croissante sur la religion ou les identités communautaires. En cela, ce genre de presse est un bon indicateur de la santé démocratique d’un pays, de la qualité de son débat public et des tensions qui le travaillent en profondeur.

1. « Corriger les mœurs par le rire », formule attribué au poète français (écrivant en latin) Jean de Santeul (1630-1697). C’était là, selon lui, le but de la comédie classique. 2. Laurent Baridon et Marcel Guédron, l’Art et l’histoire de la caricature, Citadelles et Mazenod, 2006. 3. Jacques-Marie Boyer-Brun, Histoire des caricatures de la révolte des Français, Imprimerie du Journal du peuple, 1792. Voir aussi Antoine de Baecque, la Caricature révolutionnaire, Presses du CNRS, 1988. 4. Le titre complet est : « La caricature politique, morale et littéraire ». Cet hebdomadaire dut abandonner le mot « politique » sur ordre des autorités. 5. Voir Fabrice Erre, le Règne de la poire, caricatures de l’esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours, Champ Vallon, 2011. Fabrice Erre est également l’auteur d’une thèse intitulée « L’arme du rire. La presse satirique en France, 1789-1848 », sous la direction de Dominique Kalifa en 2007. 6. Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, la Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Nouveau Monde éditions, 2011. 7. Michel Melot, Daumier. L’art et la République, Les Belles lettres-Archimbaud, 2008. 8. Voir Michel Dixmier, Anne Duprat, Bruno Guignard, Bertrand Tillier, Quand le crayon attaque. Images sati- riques et opinion publique en France 1814-1918, Autrement, 2007. De Bertrand Tillier, voir également À la charge ! La caricature dans tous ses états, 1789-2000, L’Amateur, 2005. 9. Champfleury, Histoire de la caricature moderne, E. Dentu, 1865. 10. Voir Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), Antisémythes : l’image des juifs entre culture et politique (1848-1939), Nouveau Monde éditions, 2005. 11. Voir Jacques Lethève, la Caricature et la presse sous la IIIe République, Armand Colin coll. « Kiosques », 1959 et, pour la période immédiatement précédente, Philippe Jones, « La presse satirique illustrée entre 1860 et 1890 », Études de presse, n° 14, Institut français de la presse, 1956. Pour la presse de province, voir Robert Rossi, l’Arme du rire : La presse satirique radicale à Marseille, 1871-1879, Via Valeriano, 2004 ; Jacques Arlet, les Journaux satiriques toulousains de la Belle Époque, Accord, 2007 ; la Presse satirique à Lyon de 1865 à 1900, Association des amis du musée de l’Imprimerie et de la banque, 1991. 12. Laurent Martin, le Canard enchaîné, histoire d’un journal satirique, Nouveau Monde édition, 2005. 13. Voir Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo, Buchet-Chas- tel, 2009. 14. Pour un bonne analyse de l’affaire dite des « caricatures de Mahomet », voir Dominique Avon (dir.), la Caricature au risque des autorités politiques et religieuses, Presses universitaires de Rennes, 2010. 15. Il y eut notamment Barre à mine créé en 1994 à Marseille, Satiricon publié à Toulouse entre 1995 et 2004 ; parmi les titres actuels, citons l’Agglorieuse à Montpellier, Ch’Fakir à Amiens, la Lettre à Lulu dans la région nantaise... Voir : http://guidaltern.samizdat.net/article.php3?id_article=183. 16. Basile Ader, « La caricature, exception au droit à l’image », Legicom, 1995/4, n° 10, p. 10-13.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 123 POUR RÉUSSIR : RÉINVESTIR LES TROIS RÊVES FRANÇAIS

› Emmanuel Macron

a Revue des Deux Mondes incite à prendre du recul, à essayer d’être un peu intempestif, comme disait Nietzsche, à tenter de comprendre son temps sans pour autant être absorbé par celui-ci. Son premier éditorial, daté de juillet-août 1829, indiquait Lque l’ambition originelle était de repenser la France par rapport au reste du monde. Il s’agissait de « voir les mêmes principes diversement com- pris, et appliqués en France et en Angleterre, au Brésil et en Allemagne, sur les bords du Delaware et sur les rivages de la mer du Sud ». Cette aspiration soulève une question qui nous est encore posée aujourd’hui : pourquoi continuons-nous, en France, à penser ces mêmes principes différemment du reste du monde ? Parce que le peuple français est un peuple éminemment politique. Il fonde son rapport à l’histoire sur plusieurs mythologies, sur plu- sieurs grands rêves. Trois d’entre eux, constitutifs de notre identité politique, ont été dénaturés – quand ils n’ont pas été abandonnés. La clé du redressement français tient à la façon de réinvestir ces trois rêves. Tel est le défi que nous devons relever aujourd’hui.

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Il y a d’abord le rêve d’égalité qui prend racine dans le rêve révolu- tionnaire ; puis le rêve d’Europe qui fut le rêve romantique ; et enfin le rêve industriel, autrement dit le grand rêve colbertiste.

Le rêve d’égalité

Ce qui caractérise la France, c’est la passion de l’égalité. Elle peut se traduire parfois par une forme d’égalitarisme, qui est en fait une jalou- sie, un désir d’empêcher certains de réussir. Considérer que réussir est une bonne chose choque. Or, réussir fait partie de l’émancipation, constitutive, elle aussi, du rêve révolutionnaire. L’égalité ne rime pas avec le nivellement, avec cette inclination à mettre un plafond de verre sur les destinées individuelles. L’objectif et le résultat des politiques publiques ont donc été de venir corriger a posteriori des inégalités constatées, plutôt que de les prévenir en amont. Cette approche a contribué à accroître nos dépenses publiques. Le projet de la gauche française passait par l’extension des droits : la progression continue vers ce rêve d’égalité supposait d’étendre les droits conférés par la société à certains, et en particulier aux plus démunis. Le progrès social doit ainsi beaucoup à la gauche, qui a permis à notre pays d’avancer de manière substantielle sur Inspecteur des Finances, Emmanuel ce chemin – les congés payés, la santé, la Macron a été banquier d’affaires retraite, etc. Mais nous arrivons aux limites chez Rothschild & Cie avant d’être de ce modèle, et c’est l’un des traumatismes nommé secrétaire général adjoint de la présidence de la République de de la gauche aujourd’hui : comment pen- mai 2012 à juin 2014 puis ministre ser l’extension des droits avec la situation de l’Économie, de l’Industrie et du actuelle des finances publiques, situation Numérique depuis 2014. vécue comme une contrainte par nous-mêmes, et qui le sera plus encore pour les générations à venir ? Nous sommes donc face aux impératifs du réel, qui interdisent de porter le rêve d’égalité de la même façon. La difficulté posée par notre économie, ainsi que par notre société, c’est que nous sommes dans un système aristocratique égalitaire : alors que nous avons toujours été animés par ce rêve d’égalité, nous avons, dans le même temps, construit des statuts, des accès privilégiés, des

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formes d’aristocratie. Dans presque chaque secteur, chaque part de notre économie, chaque segment de notre société – les professions réglementées, le secteur du logement, le marché du travail –, on a accumulé des droits particuliers pour les insiders – pardon de cet angli- cisme. Penchons-nous par exemple sur le marché du logement : peu d’États développés dépensent proportionnellement autant d’argent que nous. Pourtant, la réalité est celle du mal logement, de la rente immobilière et des prix les plus élevés d’Europe. Les plus fragiles sont toujours les victimes de ce système de surprotection. Le défi qui est le nôtre pour réinvestir notre rêve d’égalité est donc de questionner les situations de rente, de remettre en cause les intérêts acquis et d’inter- roger les protections qui empêchent, plus qu’elles ne protègent. C’est bien d’égalité réelle dont nous devons beaucoup plus nous préoccuper, c’est-à-dire d’une égalité des chances, des accès et donc d’une égalité où tout est possible a priori, où l’enjeu est de rendre chacun capable de conduire sa vie. Il faut pour cela repenser notre système éducatif, ainsi que la formation tout au long de la vie, puisque c’est dans ces domaines que la véritable égalité se construit. C’est éga- lement tout le sens du travail que nous essayons de mener et qui se retrouve en particulier dans le projet de loi que je défends. Il consiste notamment à réintroduire de la mobilité sur le marché du travail, des transports ou encore du logement. Renouer avec le rêve d’égalité sup- pose de remettre la société en mesure de se transformer et l’économie en capacité d’innover. C’est indispensable pour tous ceux qui sont aujourd’hui exclus du système, à des degrés divers, au premier rang desquels les jeunes de notre pays.

Le rêve d’Europe

J’ai présenté ce rêve comme un rêve romantique parce que je crois que la France a été traversée par ce rêve d’Europe et d’unité tout au long de son histoire. Le rêve européen a longtemps été « un rêve d’empire », d’abord carolingien, ensuite monarchiste, puis bonapar- tiste. Nous avons enfin réussi à construire, depuis l’après-guerre, un

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rêve européen unique parce que reposant sur des équilibres inédits ; un rêve qui, pour la première fois, n’a pas été hégémonique. C’est la raison pour laquelle il tient plus longtemps que toutes les tentatives antérieures. La France a bâti sa mythologie économique et politique moderne sur ce rêve européen. L’Europe, dans les années quatre-vingt, était devenue un profond facteur de réforme et son intégration toujours plus étroite apparaissait inéluctable. Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, notre pays, par une forme de transfert européen, s’est projeté dans ce rêve, dans lequel il a vu un levier de puissance et de prospérité. Ce projet a impré- gné notre action politique, mais il n’a pas suffisamment irrigué la société et nous avons divorcé de ce rêve, en particulier en 2005. Nous avons fait cette année-là le constat par référendum que cette Europe n’était peut-être plus la nôtre. La France s’est comme réveil- lée avec le sentiment que l’Europe était devenue trop exclusivement libérale, qu’elle ne portait plus ses valeurs ; qu’elle était même devenue menaçante au regard des bénéfices que notre pays en tirait tradition- nellement, comme dans l’agriculture, et au regard des nouveaux défis, comme celui de l’immigration. Notre pays s’est ainsi éloigné de l’Eu- rope, car l’Europe s’était peu à peu éloignée de notre propre ambition pour elle. Le référendum de 2005 a à la fois révélé et accentué cette situation, car les défenseurs de l’Europe ont répondu au traumatisme du non en désertant le terrain du débat et des idées. Et c’est pourquoi je crois que la décennie qui vient de s’écouler a été, sur ce point, une décennie perdue. Je suis convaincu qu’il n’y aura pas de réussite française sans renouer avec ce rêve européen. Pour le réinvestir, il faut retrouver un cadre, des équilibres et une ambition : celle énoncée par Jacques Delors, entre « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». Pour ce faire, nous devons à la fois approfondir l’Union à vingt-huit et renforcer la zone euro. Pour l’Union dans son ensemble, nous devons relancer la dynamique du marché unique, en particulier dans le numérique et l’énergie. Pour la zone euro, nous devons assurer la convergence des économies et des modèles sociaux, que le cœur de l’Europe doit avoir comme horizon commun.

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Cette Europe-cœur doit fonctionner avec des règles moins strictes et des institutions plus fortes. Les règles actuelles sont indispensables, car nous ne disposons pas du degré de confiance nécessaire pour nous laisser des marges de décision collective ; la France n’est pas étrangère à cette défiance, c’est aussi pour cela que nous menons des réformes qui recréent la confiance. Mais une union économique doit reposer sur des institutions fortes, capables de s’adapter aux circonstances : seule la Banque centrale européenne dispose actuellement de cette capacité ; ce doit être aussi l’objectif pour la Commission et l’Euro- groupe. Des institutions fortes, une régulation démocratique accrue, des mécanismes de solidarité renforcés (une capacité d’emprunt com- mune, un socle d’assurance chômage partagé…) : telles doivent être nos perspectives pour la zone euro. Enfin, nous devons créer unaffectio societatis plus fort : cela passe par des solutions institutionnelles, comme le renforcement du Par- lement européen. Mais ce ne sont pas les institutions seules, ni les performances économiques, qui créent une communauté : ce sont les liens plus étroits entre les citoyens qui donnent leur légitimité aux institutions. J’ai ainsi proposé la création d’un programme Erasmus généralisé, qui permette à tout jeune Européen, lors de ses 18 ans, de passer au moins un semestre d’études ou d’apprentissage dans un autre État membre. Cette Europe des réalisations concrètes et des ambitions fortes, la France a le devoir de la promouvoir à nouveau.

Le rêve industriel

Le rêve industriel français a d’abord été colbertiste, puis plus libéral sous Napoléon III, et enfin ravivé après la Seconde Guerre mondiale par une économie de rattrapage, où les grands projets étaient surtout étatiques. Au cours de cette période, le rêve colbertiste s’est transmué en « rêve pompidolien ». Au regard des ambitions de ce rêve industriel, la réalité est cruelle : lors de la dernière décennie, nous avons détruit plus de sept cent mille emplois industriels et l’industrie est passée de 21 % à 13 % de notre

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PIB. Il nous faut donc raviver ce rêve ancien. Mais je ne crois pas que nous reconstruirons l’industrie sur la base d’un rêve colbertiste, ni que nous le ferons en pensant que la règle du tout marché se suffit à elle- même. La question qui nous est posée est : « Comment reconstruit-on notre destin industriel ? » La réponse tient en trois mots : compétitivité, agilité et stabilité. D’abord, redonner aux entreprises qui investissent, embauchent et produisent en France une meilleure compétitivité-coût : c’est ce que nous avons fait avec le crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice) et le pacte de responsabilité et de solidarité, car l’urgence est de redonner des marges de manœuvre aux entreprises et de stopper l’hémorragie en réduisant le coût de travail. Il faut, dans le même temps, améliorer la compétitivité hors coût. Le crédit d’impôt recherche (CIR) est un instrument fondamental de celle-ci. Il faut le revendiquer et valoriser sans cesse nos atouts : en plus de dispositifs fiscaux attractifs en termes de recherche et de développement, nous avons parmi les meilleurs ingénieurs du monde et possédons un riche tissu de start-up. Cette compétitivité passe par une relance de l’investissement public et privé. Nous avons besoin d’investissements publics, et c’est pourquoi nous avons tant poussé pour déclencher le plan Juncker en Europe. Ces investissements sont nécessaires pour fertiliser, sur le court terme, nos choix économiques, car toutes les réformes struc- turelles ont, par définition, un impact plusieurs années après. Pour que leurs effets soient immédiats, nous devons les accompagner par l’investissement. C’est le sens des décisions prises récemment par le Premier ministre sur l’amortissement fiscal, qui permettent de dyna- miser l’investissement privé réalisé dans les domaines productifs. Plus d’agilité, ensuite. Celle-ci se construit par des mesures très concrètes, qui dessinent un environnement plus favorable. À cet égard, les réformes du marché du travail que nous sommes en train de conduire sont fondamentales, car elles redonnent de la confiance et de la visibilité aux acteurs. Il faut qu’il y ait un droit à l’erreur éco- nomique. Cela suppose donc de revoir l’ensemble des cycles de la vie d’entreprise en cas d’échec. La réforme conduite sur le licenciement

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collectif par la loi de sécurisation de l’emploi a raccourci les délais et limité les coûts de procédure. La réforme des prud’hommes réduit également les délais et définit un référentiel des peines – cela permet d’anticiper le coût de la rupture, de trouver une solution au plus vite, et de donner ainsi de la visibilité à l’ensemble des acteurs. Il faut, de la même façon, offrir à nos entreprises la possibilité de s’adapter aux évo- lutions de la conjoncture économique. Les Allemands profitent ainsi depuis des années du système dit Kurzarbeit, qui permet à leurs entre- prises de surmonter beaucoup de difficultés sans détruire d’emplois. Dans le même esprit, nous avons, en France, créé en 2013 les accords de maintien dans l’emploi dits défensifs, pour que les entreprises puissent adapter leur organisation par un accord majoritaire, rené- gocié avec l’ensemble des partenaires présents, salariés et employeurs, lorsque leur situation se dégrade. Plus de stabilité, enfin. Stabilité du cadre macroéconomique et de nos décisions ; stabilité des orientations définies autour de l’industrie du futur et de ses neuf solutions industrielles ; stabilité du capital de nos entreprises aussi, afin d’accompagner les stratégies industrielles sur le long cours. Cela impose des réformes du financement de notre économie, pour inciter au financement du risque et des actions sur le long terme. Tout cela procède de la conviction profonde que le capitalisme de long terme est le bon. C’est à cette fin que j’ai tenu à défendre les droits de vote doubles pour l’ensemble des actionnaires qui détiennent du capital pendant plus de deux ans. Notre reconquête industrielle s’appuie en effet sur quatre types d’actionnaires : les entrepreneurs, parce qu’il faut du temps pour faire grandir une entreprise – parfois même plusieurs générations ; les salariés, à condition qu’ils occupent toute la place qui leur revient dans l’entreprise, et donc qu’ils accèdent plus largement à l’épargne salariale et à l’actionnariat salarié – cela fait l’objet de dispositions importantes du projet de loi que je porte ; les investisseurs institutionnels et mutualistes, qui ont trop été conduits par la régulation à privilégier les placements obligataires ou dans l’immobilier, alors que c’est dans le secteur productif que nous avons besoin de leur engagement ; et enfin l’État, dont le rôle ici réaffirmé est

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d’accompagner au long cours les entreprises dans les transformations nécessaires pour qu’elles prennent toute leur part dans cette nouvelle économie ouverte. L’État n’est, à ce titre, pas un actionnaire honteux, ni imprévisible, ni de connivence. C’est un actionnaire plein, entier, stratégique et de long terme. Finalement j’ai la conviction profonde qu’une bonne partie des problèmes que nous devons affronter procèdent de ces trois rêves français mal réinvestis. Le redressement de notre pays passe ainsi par une forme de réconciliation avec notre propre destin : l’égalité réelle plutôt qu’un égalitarisme formel, l’Europe volontariste plutôt que cette défiance à l’égard de tout mouvement et la politique industrielle ouverte et lucide plutôt qu’un libéralisme naïf, ou un colbertisme impuissant.

Cet article reprend les grandes lignes du discours prononcé par Emmanuel Macron au dîner du Cercle de la Revue des Deux Mondes du 23 avril 2015 à l’hôtel George V.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 131 LA DOULOUREUSE ABSENCE D’UN ÉTAT DE DROIT EN AFRIQUE

› Renaud Girard

e 28 août 2000 était signé, sous l’égide de Nelson Mandela, l’accord d’Arusha (Tanzanie) sur le Burundi, texte qui allait mettre fin à une sanglante guerre civile ayant opposé, depuis 1993, l’armée tutsie et la rébellion hutue dans cette ancienne colonie belge située au sud Lde sa quasi-jumelle, le Rwanda. Une Constitution était élaborée, qui garantissait des quotas spéciaux à la minorité tutsie pour les emplois militaires, et qui limitait à deux mandats Renaud Girard est grand reporter au l’exercice de la fonction présidentielle. La Figaro depuis 1984. Il a obtenu le prix volonté du président Pierre Nkurunziza Mumm en 1999 et le prix Thucydide (un ancien rebelle armé hutu, revenu à la de relations internationales en 2001. Il est notamment l’auteur de Retour à vie civile grâce à l’accord d’Arusha) de se Peshawar (Grasset, 2010), du Monde présenter pour un troisième mandat a sou- en marche (CNRS, 2014) et, avec levé une tempête politique à Bujumbura. Régis Debray, de Que reste-t-il de l’Occident ? (Grasset, 2014). Par centaines de milliers, les Burundais sont descendus dans la rue pour dire à leur président de prendre sa retraite. Ils ont cru que cela marcherait, comme cela avait marché le 28 octobre 2014 au Burkina Faso, pour obliger trois jours plus tard à la démis- sion et à la fuite le président Blaise Compaoré, qui lui aussi voulait

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s’accrocher au pouvoir. Cela n’a pas marché ; Pierre Nkurunziza, peu impressionné par la foule, a tenu bon. Au début du mois de mai 2015, alors qu’il était en déplacement en Tanzanie, une poignée d’officiers tentèrent un putsch contre lui. Le président Nkurunziza réussit rapi- dement à reprendre la situation en main. Mais les manifestations, par- fois violentes, ont continué. La politique a fait plus de trente morts à Bujumbura durant le seul mois de mai 2015. Le samedi 23 mai, le lea- der de l’opposition Zedi Feruzi était assassiné devant son domicile, par des tueurs en voiture, vêtus de l’uniforme de la garde présidentielle. C’est beaucoup ; cela augure mal de l’avenir. Mais Pierre Nkurunziza n’est pas le seul président africain à malmener sa propre Constitution, à faire peu de cas de l’État de droit. Si l’on quitte ce petit pays par l’ouest, on tombe sur un immense pays, presque un continent : la République démocratique du Congo (RDC), l’ancien Zaïre. Là aussi, un président s’accroche à son pouvoir indûment. Il s’agit de Joseph Kabila, le fils de Laurent-Désiré Kabila, qui cherche actuellement toutes sortes d’artifices pour prolonger sa présence à la tête du pays (qui profite grandement à sa parentelle, en termes financiers). Quand on prend la route, bordée de soleils, d’herbes hautes, de cases en pisé, menant de Lubumbashi à Kolwezi, quand on s’arrête à Likasi (l’ancienne Jadotville) pour marcher parmi les petites mai- sons de brique, ombragées de manguiers, des corons construits dans les années quarante par l’Union minière belge et qu’on ne trouve rien de mieux aménagé dans toute la République démocratique du Congo, qu’on ne trouve aucun urbanisme plus intelligent, l’on se dit que le plus grand pays francophone d’Afrique n’a guère progressé en ­cinquante-cinq ans d’indépendance. Et encore la province du Katanga est la mieux gérée du pays ; elle est d’ailleurs redevenue le premier contributeur au budget national. Dans le Bas-Congo, cela fait qua- rante ans que l’on sait que l’extension des barrages d’Inga, sur le cours inférieur du fleuve Congo, résoudrait tous les problèmes d’énergie de la RDC. Mais faute d’investissements internationaux, la phase trois, qui quadruplerait la puissance de l’installation hydroélectrique dessi- née à l’époque de Mobutu, n’est toujours pas commencée. Pourquoi les investisseurs ne se ruent-ils pas sur ce pays de cocagne ? Parce qu’ils

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n’ont pas confiance. Pourquoi ? Parce que la République démocra- tique du Congo de Kabila fils, qui accumule les défauts d’une dicta- ture prédatrice, n’est pas un États de droit. Quand on quitte la RDC pour la Zambie voisine, les réalisations de cette jeune démocratie, adepte de l’alternance, sautent aux yeux. Routes, écoles, dispensaires, complexes touristiques flambant neufs… Appuyée sur le principe cru- cial de sécurité juridique, la bonne gestion des ressources minières a permis à ce petit pays anglophone d’égaliser la RDC pour la produc- tion de cuivre. La Zambie, où les impôts rentrent et vont directement dans le budget de l’État, est considérée comme un pays émergent. Quand le fantasque dictateur Robert Mugabe a chassé du Zimbabwe les fermiers blancs qui y étaient depuis quatre générations, la Zambie a eu la bonne idée de leur offrir des terres, qu’ils ont immédiatement mises en valeur. Aujourd’hui c’est la Zambie qui exporte ses produits agricoles vers le Zimbabwe, et non l’inverse ! Lorsqu’il reçut tous les chefs d’État africains à Washington en août 2014, le président Barack Obama eut devant eux un mot décisif : « l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts ; elle a besoin d’institutions fortes ! » Tout le monde connaît la réussite de la Zambie, mais per- sonne ne connaît le nom de son président. À l’inverse, le nom de Mugabe est hélas devenu célèbre. Certes il y a, en Afrique, des hommes forts qui ont aussi réussi à développer économiquement leur pays. L’exemple le plus criant est le général Paul Kagame, qui prit le pouvoir au Rwanda en juil- let 1994, après avoir mis fin au génocide de ses compatriotes tutsis par des milices hutues fanatisées. En tant que stratège militaire et en tant qu’administrateur, les qualités de Paul Kagame sont celles d’un Bonaparte. Mais jusqu’où ira ce dictateur tout-puissant, qui fait assassiner ses opposants même à l’étranger, qui bannit le fran- çais pour imposer l’anglais étant lui-même uniquement anglophone, qui traite le territoire congolais du Nord-Kivu comme sa chasse gar- dée et qui y fit massacrer des dizaines de milliers de Hutus ? A-t-il vraiment réussi la tâche si difficile de réconcilier la minorité tutsie (qui détient les leviers du pouvoir) et la majorité hutue ? À sa mort, qu’adviendra-t-il de son pays ? Même interrogation pour le Congo

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de Denis Sassou Nguesso, pays loin d’être parfait mais où règnent au moins la sécurité, la transparence des revenus du pétrole et l’exploi- tation rationnelle de la forêt. Le problème du bon monarque absolu réside souvent dans sa suc- cession. Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire qu’en Afrique aujourd’hui la démocratie du suffrage populaire serait le remède à tous ses maux. L’édification préalable d’un État fort est une condition indispensable au bon fonctionnement d’une société démocratique, fondée sur l’État de droit. En Asie, lorsque Lee Kwan Yew arriva au pouvoir en 1959, Singapour n’était qu’un vieil entrepôt britannique sur le déclin, où le niveau de vie moyen était inférieur à celui du Nige- ria à la même époque. Son règne fut indiscutablement autoritaire. Mais il quitta volontairement le pouvoir en 1990 ; il n’y installa pas son fils ; il laissa à son île un État de droit garant de son expansion économique. En République démocratique du Congo, le président Joseph Kabila cherche tous les artifices pour ne pas respecter la Constitution et prolonger en 2016 son pouvoir au-delà de ses deux mandats échus. Il a tort. Les migrants d’Afrique noire qui prennent aujourd’hui tous les risques pour traverser la Méditerranée ne le font pas que pour fuir la misère. C’est aussi à l’arbitraire de leurs dirigeants qu’ils veulent échapper.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 135 LA POSTERITÉ ENTACHÉE DE LE CORBUSIER

› Eryck de Rubercy

ui est au vrai Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Cor- busier, né à La Chaux-de-Fonds, en Suisse, en 1887 ? L’un des cas les plus pathétiques de l’histoire de l’ar- chitecture est sans nul doute celui de cet architecte Q français d’origine suisse, installé à Paris en 1917, qui eut la vision de l’industrialisation de cette dernière et de son change- ment d’échelle. Repenser les fonctions de l’architecture, de la maison à la cité en passant par l’appartement et ses meubles, était son grand dessein. Il rêvait d’organiser autour de l’individu un cadre de vie qui puisse lui permettre de s’épanouir. Mais en vérité il l’a davantage rêvé que réalisé. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir beaucoup travaillé sur le plan théorique ni d’avoir élaboré d’ambitieux projets architectu- raux urbains. Seulement voilà, son œuvre est restée irrémédiablement associée à des réalisations trop utopistes pour répondre à la situation sociale réelle et à la grande tâche de reconstruction après-guerre. Tout le monde a ainsi entendu critiquer ses grands ensembles inhu- mains, leur gigantisme, leur uniformité, et cela, en dépit d’indéniables chefs-d’œuvre, comme la célèbre et intemporelle villa Savoye à Poissy (Yvelines, 1928) ou la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (Haute-Saône, 1950-1955) qui, toutes deux, concilient génialement nécessités pratiques et audacieuse élégance des lignes.

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L’exercice d’une rétrospective Le Corbusier telle que celle que le Centre Pompidou, à Paris, lui consacre en ce moment pour le cin- quantenaire de sa disparition (1) était donc des plus périlleux pour ses commissaires Olivier Cinqualbre et Frédéric Migayrou, puisque l’on risquait de réveiller la discussion esthétique Eryck de Rubercy, essayiste, critique, entre défenseurs et détracteurs. À ce sujet, auteur avec Dominique Le Buhan de le critique d’art Michel Ragon avait raison Douze questions à Jean Beaufret à d’écrire : « Malgré toutes les réserves que propos de Martin Heidegger (Aubier, 1983 ; Pocket, 2011), est traducteur, l’on peut faire et que je fais moi-même sur notamment de Max Kommerell, de l’urbanisme de Le Corbusier, je n’ai jamais Stefan George et d’August von Platen. cessé d’être fasciné par cet homme et cette On lui doit l’anthologie Des poètes et des arbres (La Différence, 2005). œuvre. Sans doute est-ce le seul homme que j’ai rencontré qui m’ait donné la certitude de me trouver devant un génie. (2) » Mais un génie architecte qu’on a souvent mal compris, mal imité, et à qui on a imputé en dénaturant ses idées toutes les tares de l’urbanisme contemporain. De quoi, un demi-siècle après son décès et l’hommage solennel que lui rendit alors André Malraux dans la Cour carrée du Louvre, revisiter ou réévaluer son œuvre pour laquelle un dossier de candidature d’inscription sur la liste du Patri- moine mondial de l’Unesco, du moins pour sa partie architecturale puisque Le Corbusier était également peintre, a été de nouveau déposé après deux votes négatifs rendus en 2009 et en 2011. Cela dit, avant même que les visiteurs ne puissent découvrir cette exposition, la sortie de deux ouvrages, parmi une pléthore de publi- cations, à savoir Un Corbusier de François Chaslin (3) et Le Corbusier, un fascisme français de Xavier de Jarcy (4), divulguant la part d’ombre politique de l’architecte, notamment pendant la guerre, sont venus créer sur sa postérité une curieuse atmosphère de suspicion. Certes, d’aucuns savaient ses embarras et compromissions politiques et y avaient déjà fait allusion, entre autres lorsque Marc Perelman fit paraître en 1986 son étude Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l’architec- ture) (5). Mais l’heure n’était pas encore venue de cesser d’entretenir le clair-obscur autour d’une interprétation quasi officielle de Le Corbu- sier, ce que François Chaslin et Xavier de Jarcy ont aujourd’hui choisi de faire, preuves à l’appui, avec un très beau souci d’honnêteté. C’est leur

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seul point commun. Car si tous deux ont mené une minutieuse et non moins implacable enquête, le premier annonce en préambule de son livre que « ce n’est pas un procès, mais un portrait », quand le second, à l’inverse, est tout entier dans l’esprit du réquisitoire à charge contre Le Corbusier. Quoi qu’il en soit, leurs conclusions à l’un et l’autre font de Le Cor- busier un homme complexe qui non seulement a frayé avec des membres du Faisceau de Georges Valois – premier parti fasciste français issu de scissions au sein de l’Action française avant d’être dissous en 1928 – mais s’est également appuyé sur les idées du médecin hygiéniste et eugéniste Alexis Carrel (Prix Nobel 1912) et puis qui, durant dix-huit mois, de 1941 à 1942, a intrigué à Vichy en occupant un bureau d’État à l’Hôtel Carlton, un homme enfin, qui a affirmé à plusieurs reprises sa sympa- thie pour Mussolini, qu’il chercha à contacter avec insistance, et pour Hitler à l’occasion d’une ou deux phrases fort malencontreuses quand d’autres disent le contraire dans sa correspondance privée : « Cet atroce Hitler. Vraiment, le peuple allemand est stupéfiant de s’être donné un tel maître » (28 octobre 1939). Un homme qui, de surcroît, était antisé- mite… Voilà d’un coup révélées bien plus de choses navrantes que nous n’en savions sur le compte de Le Corbusier sans que cela l’ait empêché de connaître la gloire de son vivant. Maintenant s’il s’agit de comparer, voire de confronter ces deux livres qui lui sont consacrés, disons que là où François Chaslin hésite à lui attribuer le qualificatif infamant de fasciste (« Fasciste alors ? Oh, comme vous y allez ! ») puisque lui-même « ne l’a jamais affirmé, ni proclamé ni avoué, ni en public ni en privé », Xavier de Jarcy, lui, rien que par le titre de son livre, est radical et accuse : « Le fascisme incarné par Le Corbusier se présente comme une forme de tyrannie au mora- lisme glacé, dissimulée sous le masque neutre de l’expertise techni­ que. » Et de dénoncer le « mythe d’un Le Corbusier apolitique », sidéré par le fait que « beaucoup de Français continuent à s’incliner devant ce père fondateur de l’architecture et de l’urbanisme modernes, théoricien de nos aménagements intérieurs ». De son côté, François Chaslin prolonge son analyse et, dans le but de tenter de résoudre la question du fascisme, la repose : « Le Corbusier était-il fasciste ? » Et

138 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 la postérité entachée de Le Corbusier

de répondre oui et non : « Il a en tout état de cause participé active- ment aux travaux d’un groupuscule très soudé qui, durant presque vingt ans, de la création du Faisceau à la débâcle de l’État français sinon jusqu’à la Libération, a réfléchi à ce que pouvait être un État fort, autoritaire et dirigiste, et qui entendait se situer par rapport au fascisme italien et au nazisme, cela dans un constant déni de la démo- cratie, avec quelquefois des relents d’antisémitisme et d’eugénisme. » Antisémite, Le Corbusier ? C’est d’abord Xavier de Jarcy qui crie à l’antisémitisme en citant une lettre carrément intolérable écrite à sa mère pendant l’Occupation, deux jours avant la publication du sta- tut expulsant les juifs de la fonction publique : « Les juifs passent un sale moment. J’en suis parfois contrit. Mais il apparaît que leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays. » De son côté, François Chaslin avance que Le Corbusier « est antisémite surtout parce que c’est normal à l’époque et même “intellectuel”, dans son milieu », glanant, à l’appui de son assertion, dans la biographie de Blaise Cendrars (né à trois rues de celle où naquit Le Corbusier) écrite par sa fille, une phrase évoquant ce « fond atavique d’antisémitisme larvé hérité de tant de générations de bourgeoisie jurassienne ». De quoi lui faire bénéficier aux yeux de Fran- çois Chaslin de circonstances atténuantes. De son côté, l’architecte Paul Chemetov, venu témoigner dans le Monde en faveur de Le Corbusier, pense que le fait que « son antisémitisme fut largement partagé » (6) à son époque explique bien des choses, cela ne l’excuse pourtant pas. Et puis, on ne saurait mésestimer la « fièvre éditoriale » de Le Cor- busier sous l’Occupation durant laquelle, outre les Maisons murondins, Destin de Paris, la Maison des hommes et la Charte d’Athènes, il publie Sur les quatre routes « agrémenté », précise François Chaslin, « de certains passages détestables, parfaitement dans le ton de l’époque », ce qui n’a pas empêché que le livre, signale Xavier de Jarcy, soit « réédité en 1978 par Denoël-Gonthier sans modification, éloge de Hitler compris ». Mais aurait-il été plus opportun d’y pratiquer des coupures ? N’aurait-il pas mieux valu que les lecteurs disposent d’un avertissement ? Avec une sorte d’inconscience irrémédiable, Le Corbusier n’au- rait-il donc jamais vu ce qui se passait autour de lui ? Romain Rol- land du moins le pensait et l’a écrit dans son Journal de Vézelay

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1938-1944, cité par François Chaslin : « Bien que très intelligent et lucide, sympathique, il est tellement possédé par son art que ses jugements politiques sont conditionnés par les relations de cet art avec les divers gouvernements » (1939). Ce que Romain Rolland allait redire un peu plus tard : « Il nous fait l’effet, comme à toutes ses visites, d’être très intelligent, bien qu’enfermé dans son domaine – dans son grand plan d’urbanisme – et n’appréciant tout le reste du monde, tous les systèmes politiques, que par rapport aux chances de réussite ou non de son plan » (1941). Et encore un peu plus tard : « Il vit tout entier dans son petit royaume des idées et des formes architecturales. Rien d’autre ne l’intéresse. Il ne voit pas ce qui se passe autour de lui » (1942). Au pire, le cas de Le Corbusier en rappelle beaucoup d’autres (Knut Hamsun, Martin Heidegger, Richard Strauss, Gottfried Benn, Heimito von Doderer, Céline…) et fait songer à Milan Kundera qui, n’oubliant pas les redoutables questions que pose l’histoire du XXe siècle, s’interroge : « Comment est-il possible que le chauvin de la Russie soviétique, le faiseur de propagande versifiée, celui que Sta- line lui-même appela “le plus grand poète de notre époque”, com- ment est-il possible que Maïakovski demeure pourtant un immense poète, un des plus grands ? (7) » On pense aussi à Philippe Sollers, qui se demande au sujet d’Ezra Pound : « Peut-on avoir été un très grand poète et, simultanément, un fasciste convaincu et un antisé- mite acharné ? Non, n’est-ce pas ? Et pourtant si. Voilà le problème. (8) » En d’autres termes, pour suivre Kundera et Sollers, peut-on préférer, à un architecte génial et visionnaire à la fois, un médiocre architecte ? Cependant, à en croire Xavier de Jarcy, la pensée de Le Corbu- sier est indissociable de « la rigueur romaine de ses plans d’urba- nisme » et de « la pureté athénienne de son architecture », ce qui lui fait conclure, en référence à la Ville radieuse, que « seul un État totalitaire a pu produire cet urbanisme d’où toute fantaisie, toute intervention individuelle, tout accident, tout mystère sont exclus ». C’est exactement ce même formalisme qui fait encore aujourd’hui, selon François Chaslin, la magie des villas modernistes de Le Cor-

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busier et lui fait considérer l’« unité d’habitation » de Marseille (1947) comme son « œuvre essentielle et admirable ». N’en déplaise à Roger-Pol Droit pour qui, par réaction automatique, « le culte de l’angle droit, la haine des courbes, du désordre, le refus des sédi- ments du hasard et de l’histoire, le goût forcené pour la fabrica- tion en série et la standardisation constituent pourtant de l’idéolo- gie mise en forme » (9). François Chaslin est loin de penser cela, il est même loin de considérer que l’architecture de Le Corbusier soit « fasciste » ou « nazie ». À ce propos, Xavier de Jarcy fait dans son livre cette remarque capitale : « L’architecte en chef, Albert Speer, n’aimait pas les plans d’urbanisme de Le Corbusier : “Même le plus cruel des dictateurs ne soumettrait pas ses sujets à de tels monstres”, disait-il. » Un autre de ses défenseurs, Antoine Picon, président de la Fondation Le Corbusier, a déclaré dans un entretien accordé au Point : « Le Corbusier représentait une architecture que la plupart des fascistes considéraient comme arabisante, interlope, internatio- nale… (10) » Y a-t-il d’ailleurs une coïncidence sinon des ressem- blances de style entre l’architecture de Le Corbusier et la « maison France », moitié maison de banlieue, moitié petit hôtel de ville, nanti d’un toit de tuiles mécaniques à deux pentes « avec de sa che- minée une fumée qui monte légère et droite vers le ciel bleu dans lequel brillent les sept étoiles du Maréchal » ? Et François Chaslin de renchérir en s’exclamant : « Pauvre Corbu, la révolution nationale symbolisée par un pavillon de banlieue ! C’est à désespérer. » De quoi tout simplement ruiner l’idée même d’architecture fasciste ou nazie chez Le Corbusier. Et l’on voudrait que son architecture soit de « l’idéologie mise en forme » ! Cependant, qu’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas, ici, de nier que toute création est comme une chambre d’écho de son époque et de ses circonstances, mais de mon- trer que tout véritable créateur élabore d’abord son monde à partir de lui-même. Reste que le livre de Xavier de Jarcy s’arrête à cela que toute la création de Le Corbusier obéirait à sa pensée politique, que toutes ses constructions découleraient en droite ligne de son fascisme, ce qui, en n’accordant à son œuvre aucune caution, le place à l’opposé

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de François Chaslin. D’une lecture beaucoup plus séduisante, le livre très personnel de ce dernier, qu’il nous est impossible de détailler tant il est riche, nous « permet de comprendre ce qui distinguait Le Cor- busier du tout-venant, à tonalité réactionnaire, raciste et patriotique, du fascisme français ». C’est là sa grande vertu : celle d’aller au-delà de l’aspect parfois répugnant des idées de Le Corbusier qui y sont dénoncées et de conduire le lecteur à son œuvre pour qu’elle puisse continuer à vivre de sa propre vie tant, nous dit-il, « l’homme est divers et génial, solaire, émouvant sous bien des aspects ». À l’inverse le livre de Xavier de Jarcy qui, sans se préoccuper d’analyser ce qui définit le génie de Le Corbusier sinon en reliant politique fasciste et urbanisme moderniste, se réduit en somme à ce que Milan Kun- dera appelle une « criminographie » (11). Ainsi, de même que les tribunaux communistes pour punir une déviation idéologique d’un accusé mettaient à l’index toute son œuvre, de même aimerait-il au nom de quelque moralité « que l’on ne trouve plus en France aucune rue Le Corbusier », comme il en existe par exemple à Orly, à Langres, à Amiens, à Aix-en-Provence ou encore à Saint-Étienne… Mais alors combien d’accusés parmi les grands artistes si peu exem- plaires du siècle passé ? Et pourquoi nos rues porteraient-elles encore les noms de Picasso, d’Aragon, d’Éluard ou de Sartre ? On est tenté de répondre : pour la valeur de leurs œuvres ! C’est naturellement tout aussi valable pour celles de Le Corbusier, qui pour se différen- cier à jamais de tous les autres architectes ne mérite pas une telle censure. Devrait-on vivre sous un régime de procès dont l’esprit est la réduction de tout à la morale ? Cela signifierait le nihilisme absolu à l’égard de tout ce qui est travail, art et œuvre. C’est pourquoi on reste persuadé que le rang de Le Corbusier est parmi les rares créateurs d’un monde sans égal, de sorte que c’est une aubaine qu’une exposition rétrospective, réunissant au Centre Pompi- dou quelque trois cents pièces (dessins, maquettes, tableaux, meubles, photographies…), fasse voir, loin des polémiques, la grandeur de son œuvre dans sa progression, c’est-à-dire en suivant un ordre globalement chronologique et à travers la notion de proportion humaine, « le corps humain s’imposant comme un principe universel définissant toutes

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les dimensions de l’architecture et de la composition spatiale ». Ainsi l’œuvre est-elle retracée en dix salles qui sont autant d’espaces thémati- sés qui nous donnent toutes les raisons de ne pas cesser de l’apprécier. Car elle a eu pour effet de changer la manière de construire et surtout d’habiter. Les modes de vie s’en sont trouvés complètement modifiés, et Le Corbusier, qui a su regarder son époque, a accompagné ces muta- tions tout autant qu’il les a faites advenir. Voilà qui définit son génie.

Urbaniste visionnaire

Dans un premier temps, Le Corbusier propose une architecture épurée, dite « puriste », dont l’avènement a lieu en 1918 après qu’il a appris au cours d’un stage à Berlin chez l’architecte Peter Behrens, alors en pleine transition entre la fin de l’Art nouveau et l’avènement du modernisme, la technique des tracés régulateurs des plans et des façades de sorte que ses premiers tableaux, qui ne nous retiennent que pour introduire à ses constructions, évoluent d’abord dans une nudité géométrique où il réduit les proportions à un cube, une forme faisant son apparition dès la Cheminée (1918), qui montre une soif d’archi- tecturer l’espace pictural, de simplifier « pour rendre les choses pures et universelles ». Il est aussi en contact avec les théories psychophysiques­ qui s’intéressent aux perceptions et privilégient une approche psycho- logique des proportions, l’architecture étant comprise de façon orga- nique et non purement géométrique. En 1925, dans le cadre de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Le Corbusier concrétise ses pre- mières réflexions sur l’habitat idéal pour l’homme avec la construction du pavillon de l’Esprit nouveau. Associé à son cousin Pierre Jeanneret, il fait édifier de nombreuses villas s’appuyant sur les « cinq points » de son architecture nouvelle (1927) : pilotis, toit-jardin, plan libre, fenêtre en longueur, façade libre, qui entendent se substituer aux ordres de l’architecture classique. Dernière de la série de ces « espaces privés », la villa Savoye est devenue un symbole de l’architecture moderne de Le Corbusier.

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À l’époque, les décorateurs parlent encore d’ornements quand Le Corbusier, découvrant le langage technique, parle d’« équipement de la maison ». Ainsi créé-t-il avec Charlotte Perriand des meubles, comme les célèbres fauteuils Grand Confort en cuir ou les fameuses chaises longues LC4 basculantes, qui, pour s’adapter au corps et non l’inverse, sont à la naissance du concept d’ergonomie. En 1943, il place l’homme au cœur d’un nouveau système de mesure appelé Modulor, silhouette humaine d’1,83 mètre qui va s’imposer comme un véritable système normatif à de très nombreux architectes pour réguler aussi bien la forme des intérieurs que la proportion des constructions. Inlassablement, il défend sa conception du logis familial, qu’il nomme « unité d’habitation », en l’imaginant dans un vaste ensemble collectif qui ne sera réalisé qu’au moment de la reconstruction qui suivra la Seconde Guerre mondiale, et cela en cinq exemplaires tous différents : à Marseille, à Briey-en-Forêt (Meurthe-et-Moselle), à Rezé (Loire-Atlantique), à Firminy (Loire) et à Berlin. Que Le Corbusier ait été aussi un urbaniste visionnaire, cela va sans dire. À cet égard, la ville de Chandigarh, la nouvelle capitale du Pend- jab, en Inde, dont il prend en charge la conception urbaine en 1951, y construisant de nombreux édifices (le Capitole, le palais de l’Assemblée et la Haute Cour de justice), est d’un exceptionnel avant-gardisme. Et que dire de la silhouette de Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, carénée comme celles des paquebots et des avions, qui montre assez que les courbes coniques appartiennent désormais aux formes simples du bâtiment. La dernière salle de la rétrospective Le Corbusier met en lumière une réalisation « à la fois la plus personnelle et la plus emblématique de sa pensée : Le Cabanon » qu’il se construit en bois – 3,66 sur 3,66 mètres – 1951-1952 à Roquebrune-Cap-Martin, entre Menton et Monaco, « et c’est en contrebas qu’il disparaîtra lors de l’une de ses baignades quotidiennes en Méditerranée, en 1965 ». Nombreux sont ceux qui pensent que le problème de cette rétros- pective est qu’elle élude les inclinaisons et accointances fascistes de Le Corbusier, autrement dit qu’elle ne lâche pas un seul mot sur ses compromissions avec Vichy ; qu’en cela, elle fait preuve d’hypocrisie et

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nie la dimension primordiale de ses positions politiques au cœur de sa création. À commencer par Marc Perelman, qui affirme sans ambages : « L’exposition et le catalogue “Le Corbusier. Mesures de l’homme” auraient dû être une réussite et le lieu d’un débat public. Ils ne le sont pas. Non pas sur le plan de la mise en scène et de leur facture, où les moyens sont importants mais, si l’on va à l’essentiel, sur la mise entre parenthèses du contexte politique dans lequel, et bien sûr par lequel, Le Corbusier a pensé, projeté, construit, défendu ses propres œuvres. (12) » Ce dont ses organisateurs se défendent en soulignant que les rela- tions de Le Corbusier avec Vichy ont été traitées dans la première rétros- pective au Centre Pompidou de 1987 pour le centenaire de sa naissance qui « avait abordé l’ensemble de son œuvre, évoquant toutes les périodes de sa création et de sa vie en n’en occultant aucun des aspects ». En fin de compte, relativement à ce thème de l’esprit moraliste du procès, qui obsède tant l’époque, c’est encore une fois à Kundera qu’on reviendra en citant de lui ce passage au sujet de Céline, tant il nous semble s’appli- quer au cas de Le Corbusier : « Des immatures jugent les errements […] sans se rendre compte que l’œuvre […] grâce à ces errements, contient un savoir existentiel qui, s’ils le comprenaient, pourrait les rendre plus adultes. Car le pouvoir de la culture réside là : il rachète l’horreur en la transsubstantiant en sagesse existentielle. Si l’esprit du procès réussit à anéantir la culture de ce siècle, il ne restera derrière nous qu’un souvenir des atrocités chanté par une chorale d’enfants. (13) » Pour éclairer la question, le Centre Pompidou et la fondation Le Corbusier organise- ront en 2016 un colloque sur la pensée de l’architecte et son contexte pendant les années trente et la Seconde Guerre mondiale.

1. Exposition « Le Corbusier, mesures de l’homme », au Centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 3 août. Cata- logue sous la direction d’Olivier Cinqualbre et Frédéric Migayrou, Centre Pompidou, 2015. 2. Le temps de Le Corbusier, sous la direction de Michel Ragon, Éditions Hermé, 1987. 3. François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015. 4. Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Albin Michel, 2015. 5. Marc Perelman, Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l’architecture), Les Éditions de la Passion, 1986. 6. Paul Chemetov, « Le Corbusier fut-il fasciste ou démiurge ? » in le Monde, jeudi 30 avril 2015. 7. Milan Kundera, les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 271. 8. Philippe Sollers, la Guerre du goût, Gallimard, 1994, p. 496. 9. Roger-Pol Droit, « Le Corbusier, un fascisme en béton » in les Échos, 23 avril 2015. 10. Antoine Picon, « Qui a peur de Le Corbusier ? », propos recueillis par Marion Coquet in le Point, 25 avril 2015. 11. Milan Kundera, op. cit., p. 267. 12. Marc Perelman, « Le fascisme architectural de Le Corbusier » in le Monde, 17-18 mai 2015. 13. Milan Kundera, op. cit., p. 273.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 145 MICHEL LEIRIS : « ET MOI, QUI SUIS-JE ? »

› Robert Kopp

crivain, poète, ethnologue, ami des plus grands artistes et auteurs du XXe siècle – André Masson, Max Jacob, Pablo Picasso, Joan Mirò, Alberto Giacometti, Jean- Paul Sartre, Georges Bataille, Wifredo Lam, Aimé Césaire, Francis Bacon –, Michel Leiris (1901-1990) Éreste méconnu du grand public. S’il a été mêlé à tous les mouvements intellectuels de son temps – surréalisme, communisme, existentialisme, structuralisme –, il s’en est rapidement détaché pour se consacrer à son œuvre. Une œuvre autobiographique de part en part, qu’il s’agisse de son Journal, tenu de sa vingtième année à sa mort, ou de l’Afrique fan- tôme, à mi-chemin entre l’enquête de terrain et le journal intime, de l’Âge d’homme et des quatre volumes qui lui font suite. Sans parler de ses innombrables textes sur l’art, qui sont autant de prismes où se reflète son image. Peu d’écrivains ont eu, par surcroît, le privilège de se regarder au miroir de Masson, de Picasso, de Giacometti, de Bacon, qui n’ont pas fait seulement un, mais plusieurs portraits de Leiris. Près de mille pages d’un Journal publié deux ans après sa mort (1), un volume dans la collection « Quarto » (2), deux volumes de la « Biblio- thèque de la Pléiade » (3), une solide biographie chez Fayard (4), et

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maintenant une importante exposition au Centre Pompidou-Metz (5) : tous ces éléments devraient permettre de mieux faire connaître ce solitaire fascinant, qui n’a cessé de se pencher sur lui-même, alors que – contrairement à Rousseau – non seulement il ne s’aimait pas, mais vivait même dans une franche détestation de Robert Kopp est professeur de soi, et demandait tantôt à la psychanalyse, littérature française moderne à tantôt à l’occultisme, tantôt à l’écriture, tan- l’université de Bâle. Dernières tôt à sa femme – la fille de la femme du grand publications : Baudelaire, le soleil noir de la modernité (Gallimard, marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler­ 2004), Album André Breton que l’on faisait passer pour la sœur de celle- (Gallimard, coll. « Bibliothèque de ci – de lui rendre l’existence supportable. la Pléiade », 2008), Un siècle de Goncourt (Gallimard, 2012). Supportable, elle le fut au moins du point › [email protected] de vue matériel, et largement, puisque son mariage avec Zette le mettait à l’abri du besoin. Ce qui ne faisait qu’augmenter sa gêne. Car à peine quitté sa vie de « mauvais garçon » et rentré « dans la norme, par un mariage des plus bourgeois » (6), il sentait le besoin de s’évader, de s’isoler – pour écrire, pour écrire à l’absente, pour écrire l’absence :

« Être loin d’une femme et vivre dans l’absente, qui est dissoute et comme évanouie, n’existe plus en tant que corps séparé, mais est devenue l’espace, la fantomatique carcasse à travers laquelle on se déplace. (7) »

La vie entière de Leiris a été un combat contre les chimères qui l’entouraient et contre lui-même et l’on comprend que la tauromachie ait pu le séduire au point de devenir le chiffre de sa vie et le modèle de son art. « Spectacle révélateur » à la « valeur exemplaire », auquel il a sacrifié pendant quarante ans. C’est le 22 février 1926 que Leiris assiste pour la première fois, à Fré- jus, en compagnie de Picasso, à une corrida. Événement fondateur qu’il transpose aussitôt dans un long poème, « Grande fuite de neige », mêlant éléments cosmiques, mythologiques et tauromachiques. Il le dédiera à Robert Desnos, « qui mena sa vie comme une corrida ». La corrida, pour Leiris, est un miroir, « un de ces faits révélateurs qui nous éclairent

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sur certaines parties de nous-mêmes dans la mesure où ils agissent par une sorte de sympathie ou de ressemblance, et dont la puissance émo- tive tient à ce qu’ils sont des miroirs qui recèlent, objectivée déjà et comme préfigurée, l’image même de notre émotion ». Spectacle fasci- nant auquel il ne cesse de revenir pour en approfondir le mystère à tra- vers de nombreux textes : Tauromachie (1937), Miroir de la tauromachie (1938), accompagnés de dessins d’André Masson, réimprimés en 1964 et en 1981, avec un soin qui montre à quel point l’auteur y tient. Puis, en 1946, « De la littérature considérée comme une tauromachie », la célèbre introduction à la deuxième édition de l’Âge d’homme. La corrida a sa place parmi les « spectacles cruciaux », à côté du théâtre, de l’opéra, du jazz, du music-hall. Elle déclenche une crise, un paroxysme. Ferment d’imagination, elle nous peut nous révéler d’un coup le sens de notre vie. Elle est une tragédie réelle, puisque la mort n’est pas représentée, mais donnée réellement, au risque de la vie du torero. Elle est liturgie, crucifixion, mais aussi spectacle érotique, où les rôles du masculin et du féminin sont tour à tour assumés par le taureau et le toréador. Symbole de virilité, menace de mort, face à un torero féminisé par son habit et sa grâce, le toro devient parte- naire féminin dans la faena et l’estocade qui lui est donnée par son sacrificateur.

« Quand j’assiste à une course de taureaux, j’ai tendance à m’identifier soit au taureau à l’instant où l’épée est plongée dans son corps, soit au matador qui risque de se faire tuer (peut-être émasculer ?) d’un coup de corne, au moment où il affirme le plus nettement sa virilité. (8) »

La corrida offre donc à Leiris l’image de cette coïncidence des contraires, cet accès au sacré que recherchaient les surréalistes. C’est au milieu d’eux qu’aux alentours de sa vingtième année il a com- mencé sa carrière. L’atelier d’André Masson fut pour lui un « vrai lieu initiatique ». Il y a côtoyé Joan Miró, Jean Dubuffet, Antonin Artaud, Georges Limbour, Armand Salacrou, mais aussi Ernest Hemingway et Gertrude Stein, avant d’y rencontrer André Breton

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et Louis Aragon. Mais d’autres réunions seront tout aussi détermi- nantes, les « dimanches de Boulogne » des Kahnweiler. Il s’y lie avec Juan Gris, Jacques Lipchitz, André Beaudin, Erik Satie, Max Jacob, Charles-Albert Cingria, André et Clara Malraux, Tristan Tzara et beaucoup d’autres représentants des avant-gardes littéraires, artis- tiques et musicales. Toutefois, aux surréalistes orthodoxes, il devait bientôt préférer les surréalistes dissidents regroupés autour de Georges-Henri Rivière, Carl Einstein et Georges Bataille et la revue Documents. C’est là qu’il rencontre Marcel Griaule, qui le conforte dans l’idée de se lancer dans l’ethnologie. Leiris se fait alors embaucher – comme secrétaire archiviste et comme enquêteur en ethnographie religieuse chargé plus spécialement des sociétés et rituels initiatiques – par la très officielle mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti, financée par le ministère des Colonies. Il s’agissait, au moment où s’ouvrait à Paris l’Exposition coloniale, de traverser l’Afrique subsaharienne d’ouest en est et de dresser un inventaire détaillé des différentes civilisations pré- sentes dans les territoires sous contrôle français, de leurs structures sociales, de leurs pratiques religieuses, de leur langues et coutumes, avant qu’elles ne disparaissent. De cette traversée de deux années de la Guinée, du Mali, du Niger, du Cameroun, du Congo, du Soudan, de l’Érythrée et de l’Éthiopie, Leiris ramènera non seulement quantité d’objets, dont beaucoup se trouvent aujourd’hui au musée du quai Branly, mais aussi un des livres d’ethnologie les plus novateurs, l’Afrique fantôme, très mal accueilli par la profession pour ses ambitions littéraires et pour ses révélations sur les méthodes parfois brutales d’investigation pratiquées par ses collègues. À son retour, Leiris entreprend la rédaction du premier volet de son autobiographie, l’Âge d’homme, qu’il poursuivra à travers Biffures, Fourbis, Fibrilles et Frêle bruit. Codirecteur du département d’Afrique noire au musée d’Ethnographie du Trocadéro, Leiris sera un des fon- dateurs du musée de l’Homme, dont on sait le rôle dans la Résis- tance. Il y conservera ses activités jusqu’à deux ans avant sa mort et lui léguera ses archives.

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La galerie Kahnweiler, dont les tableaux avaient été mis sous séquestre en 1914, avait repris ses activités dès 1920 sous le nom de l’associé du fondateur, André Simon, assisté par Louise Gordon. C’est à travers elle que Leiris a connu la plupart des artistes importants de son temps. Sa collection – léguée aux musées nationaux – et ses nom- breuses préfaces aux différents catalogues témoignent d’une attention rare à la création contemporaine. Aucune grande figure du XXe siècle ne manque dans ce parcours éblouissant. Témoin discret, faisant le plus souvent un pas de côté, Leiris nous fait revivre toute une époque dans sa « plénitude déchirante ». Plutôt que « Leiris & Co », cette exposition aurait pu s’intituler « Le siècle de Leiris ».

1. Michel Leiris, Journal 1922-1989, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, 1992. 2. Michel Leiris, Miroir de l’Afrique, édition établie par Jean Jamin, Gallimard, 1995. 3. Michel Leiris, la Règle du jeu, édition publiée sous la direction de Denis Hollier, Gallimard, 2003 ; l’Âge d’homme, précédé de l’Afrique fantôme, édition publiée sous la direction de Denis Hollier, Gallimard, 2014. 4. Aliette Armel, Michel Leiris, Fayard, 1997. 5. « Leiris & Co », exposition sous la direction d’Agnès de la Beaumelle, Marie-Laure Bernadac et Denis Hollier, Gallimard-Centre Pompidou-Metz, 2015, jusqu’au 14 septembre. 6. Michel Leiris, l’Âge d’homme, op. cit., p. 887. 7. Michel Leiris, l’Afrique fantôme, op. cit., p. 223. 8. Michel Leiris, l’Âge d’homme, op. cit., p. 801.

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› Annick Steta

otée en première lecture à l’Assemblée nationale en décembre 2013, la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel déposée par les membres du groupe socialiste est revenue en juin dernier devant les députés après avoir été largement modifiéeV par le Sénat. Composée majoritairement d’élus de droite, la Chambre haute a rétabli fin mars le délit de racolage (1), dont l’abro- gation était prévue par le texte original de cette proposition de loi, et rejeté l’instauration d’une contravention de 1 500 euros sanctionnant le recours aux services d’une personne prostituée (2). Si le désaccord persiste entre les deux chambres, c’est l’Assemblée nationale qui aura le dernier mot. Or le gouvernement souhaite revenir à l’équilibre initial de la proposition de loi, qu’il juge plus à même de favoriser la lutte contre le proxénétisme ainsi que l’amélioration des conditions dans lesquelles les personnes prostituées exercent leur activité. Ce texte s’inscrit dans la démarche abolitionniste que la France a adoptée de longue date : les députés qui portent cette proposition considèrent que « la prostitution est dans l’immense majorité des cas une violence à l’égard de personnes

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démunies et une exploitation des plus faibles par des proxénètes, qu’ils agissent de manière individuelle ou dans des réseaux réalisant des profits très élevés, la traite se cumulant souvent avec d’autres trafics ». Cette position, soutenue par les associations prônant l’abolition de la prosti- tution, est loin d’être partagée par l’ensemble des personnes prostituées. Les représentants des associations qui leur viennent en aide craignent quant à eux les effets pervers de la pénalisation des clients, qui inciterait les personnes prostituées à s’enfoncer dans la clandestinité et les rendrait de ce fait encore plus vulnérables. Dans la majorité des pays, la prostitution se situe dans une « zone grise ». C’est le cas en France, où elle est tolérée mais non légalisée. Si l’activité prostitutionnelle est légale et réglementée en Allemagne, en Autriche, en Grèce, aux Pays-Bas et en Suisse, plusieurs États ont fait de la pénalisation des clients un outil de lutte contre la prostitution. La Suède a interdit l’achat de services sexuels en 1999 : les clients des personnes prostituées risquent de se voir infliger une amende propor-

tionnelle à leur revenu, voire une peine de Annick Steta est docteur en sciences prison allant jusqu’à un an de détention. La économiques Norvège et l’Islande ont emboîté le pas à la › [email protected] Suède en 2009, suivies du Canada en 2014 et de l’Irlande du Nord en janvier 2015. La stratégie adoptée par ces pays vise à tarir l’acti- vité prostitutionnelle en adoptant des mesures destinées à réduire la demande de ce type de service. Les résultats observés jusqu’à présent sont néanmoins mitigés. Bien que les données officielles suédoises fassent état d’une diminution du nombre de personnes prostituées depuis l’entrée en vigueur de la pénalisation des clients, la prostitu- tion serait simplement devenue moins visible : tandis que les réseaux criminels se sont déplacés vers les pays voisins, un grand nombre de personnes prostituées exerçant de façon indépendante entrent désor- mais en contact avec leurs clients par le biais d’Internet. La prostitution est par ailleurs interdite dans une vingtaine de pays, dits « prohibitionnistes », où personnes prostituées et proxénètes sont considérés comme des criminels. En font notamment partie l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Iran, la Corée du Sud, la Répu- blique populaire de Chine et les États-Unis (3). L’interdiction de

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la prostitution y est toutefois appliquée de façon très variable. Les autorités chinoises, aux yeux desquelles l’existence de la prostitution constitue une atteinte à l’image du Parti communiste, ont ainsi accen- tué sa répression lors des Jeux olympiques de Pékin d’août 2008. Il n’en demeure pas moins qu’entre quatre et cinq millions de per- sonnes se prostitueraient en Chine, contre deux cent mille environ aux États-Unis.

Coûts et gains des services sexuels

L’imprécision des données disponibles est la conséquence de la nature économique particulière de la prostitution. Sauf dans les rares pays où elle est réglementée, il est impossible d’établir avec certitude le nombre de personnes prostituées, leurs pratiques tarifaires, le montant de leur chiffre d’affaires ainsi que la part des gains liés à cette activité revenant à la puissance publique : en France par exemple, les bénéfices réalisés par les personnes prostituées sont imposables. La difficulté à réunir des données précises n’a toutefois pas empêché Eurostat, l’au- torité chargée par la Commission européenne de produire les statis- tiques officielles de l’Union européenne, de demander en mai 2014 aux États membres de tenir compte des activités illégales créant de la richesse, au premier rang desquelles figurent le trafic de drogue et la prostitution. Le raisonnement conduit par Eurostat n’a en réalité rien de choquant : dans la mesure où des activités ayant un caractère illégal dans certains pays de l’Union sont légales dans d’autres, le fait de ne pas les prendre en compte conduit à minorer le produit inté- rieur brut (PIB) de certains États. Comme l’explique Ronan Mahieu, chef du département des comptes nationaux à l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), « la contribution d’un État membre au budget européen est pour partie calculée en propor- tion de son PIB. Donc [les pays dans lesquels ces activités sont légales] ont demandé à ce que les autres intègrent les activités illégales dans leur revenu national, pour qu’il y ait égalité de traitement et que leur contribution ne soit pas majorée par rapport aux autres » (4). L’Italie,

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qui a accepté de se plier aux nouvelles règles édictées par Eurostat, a une longue tradition d’évaluation de l’économie souterraine : le direc- teur de la comptabilité nationale de l’Istat, l’institut italien de la sta- tistique, a déclaré que ses services s’appuieraient « sur les données de la police et de la justice, qui ont une bonne connaissance du volume et des prix des produits stupéfiants et des services des prostitués ». La prise en compte de la valeur ajoutée créée par les activités illégales pourrait se traduire par une hausse du PIB italien voisine de 10 %. Elle aurait pour conséquence un accroissement de la contribution de l’Italie au budget de l’Union européenne ainsi qu’une diminution du poids de sa dette publique par rapport au PIB. Or le ratio dette publique/PIB est étroitement suivi par les autorités européennes et par les marchés financiers : ils y attachent une importance particulière depuis le déclenchement de la crise de la dette qui, à partir de 2010, a violemment frappé certains pays de la zone euro. La France a quant à elle refusé d’incorporer les activités illégales au PIB. L’Insee a justifié cette décision par les circonstances dans lesquelles s’effectuent ces acti- vités, qui « ne permettent pas de considérer que les parties prenantes s’engagent toujours librement dans ces transactions ». L’organisme public faisait notamment référence à la dépendance des consomma- teurs de stupéfiants et à l’esclavage sexuel. L’Insee a toutefois accepté de communiquer à Eurostat une estimation corrigée du PIB français tenant compte des activités illégales, qui pourra être comparée aux données transmises par les autres États membres mais ne sera pas ren- due publique. Le Mouvement du Nid, une association abolitionniste, réfute la vision d’une prostitution créatrice de croissance économique entérinée par Eurostat. Afin d’évaluer les coûts associés à cette activité, elle a réalisé avec la coopérative d’experts Psytel une étude, baptisée « ProstCost », dont les résultats ont été publiés fin mai(5) . Selon ce tra- vail, qui prend en compte non seulement les pertes de recettes fiscales dues à l’absence de déclaration de l’essentiel des gains des personnes prostituées et des proxénètes, mais aussi les coûts médicaux, sociaux et humains liés à leur activité, la prostitution coûterait 1,6 milliard d’eu- ros par an à la société française. La fragilité des hypothèses retenues par les auteurs de cette étude leur a valu de nombreuses ­critiques : ils

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considèrent par exemple que certaines dépenses médicales et sociales sont la conséquence de l’activité des personnes prostituées et négligent d’autres facteurs explicatifs, au premier rang desquels la précarité dans laquelle vivent les individus concernés. Ils s’abstiennent par ailleurs de comparer la situation actuelle à celle qui prévaudrait si la prostitu- tion était légalisée en France. Bien qu’il soit dépourvu de réelle valeur scientifique, leur travail a été amplement repris par les partisans d’une intensification de la lutte contre la prostitution. Alors que les statisticiens se soucient principalement d’évaluer les gains et les coûts générés par la prostitution, les économistes cherchent à comprendre le fonctionnement du marché du sexe : ils s’efforcent d’identifier les mécanismes expliquant l’offre et la demande de services sexuels et s’intéressent aux conditions de formation de leur prix pour une prestation spécifique ou dans une zone géographique donnée. L’économiste américain Steven D. Levitt a popularisé ces travaux dans SuperFreakonomics, qu’il a rédigé avec le journaliste Stephen J. Dub- ner après le succès mondial de leur premier opus, Freakonomics (6). Il y retrace notamment le déroulement d’un projet de recherche mené par l’un de ses collaborateurs, le sociologue Sudhir Venkatesh, dans un quartier chaud de Chicago. Partant du constat que les données déclaratives portant sur le recours aux services d’une prostituée étaient généralement peu fiables, Sudhir Venkatesh constitua une équipe char- gée d’observer les prostituées travaillant dans plusieurs rues du South Side et de recueillir auprès d’elles des détails sur leurs prestations et les tarifs pratiqués immédiatement après le départ de leur client. En deux ans, il collecta auprès de 160 prostituées des données relatives à 2 200 transactions. Il en résulta que les prostituées actives dans ces rues de Chicago travaillaient en moyenne treize heures par semaine, au cours desquelles elles réalisaient 10 prestations sexuelles et gagnaient envi- ron 27 dollars de l’heure. Leur revenu hebdomadaire moyen s’établis- sait donc à 350 dollars, soit quatre fois plus que ce que rapportait leur emploi légal à celles qui en avaient un. Steven Levitt a comparé ces données à la rémunération que percevaient les prostituées de Chicago au début du XXe siècle. Le rapport entre le salaire auquel pouvait pré- tendre une jeune femme ne disposant pas d’une formation particulière

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et la rémunération qu’elle était susceptible d’obtenir en se prostituant est resté étonnamment stable au cours du temps : alors qu’une ven- deuse était payée 6 dollars par semaine, une prostituée gagnait 25 dol- lars. Mais en l’espace d’un siècle, la rémunération d’une prostituée de Chicago se situant au bas de l’échelle de cette profession a diminué de façon significative : exprimée en dollars d’aujourd’hui, elle est passée de 25 000 dollars par an au début du XXe siècle à 18 200 dollars un siècle plus tard. Le constat est le même à l’autre bout de l’échelle. Une escort girl vivant dans un quartier chic de Chicago a révélé à Ste- ven Levitt qu’elle gagnait plus de 200 000 dollars par an en travaillant une quinzaine d’heures par semaine. Sa place dans la hiérarchie de la profession est comparable à celle qu’occupaient, lors de la première décennie du XXe siècle, les pensionnaires de l’Everleigh Club, la mai- son close la plus réputée de Chicago (7). Or chacune d’entre elles gagnait par an l’équivalent de 430 000 dollars d’aujourd’hui, soit le double de l’escort girl interrogée par l’auteur de SuperFreakonomics.

Les réalités multiples de la prostitution

Afin d’identifier les causes de la chute de la rémunération des pros- tituées de Chicago, Steven Levitt a analysé l’évolution de l’offre et de la demande de services sexuels. Deux facteurs permettent d’expliquer l’augmentation de l’offre lors des dernières décennies : l’intensification des flux migratoires en provenance de pays déshérités et l’augmenta- tion du nombre d’individus choisissant de proposer des services sexuels sur Internet. De façon à mieux appréhender ces phénomènes, l’heb- domadaire britannique The Economist a mené en 2014 une enquête reposant sur l’analyse des données disponibles sur un site internatio- nal proposant 190 000 profils de prostituées de sexe féminin actives dans douze pays. La plupart d’entre elles travaillaient dans de grandes villes de pays riches. Cette enquête a montré que le prix moyen d’une heure passée en compagnie d’une prostituée était passé de 340 dollars en 2006 à 260 dollars en 2014. Si la crise économique qui a suivi la crise financière de 2007-2008 éclaire pour partie cette évolution, elle

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ne constitue toutefois pas son principal facteur explicatif. L’arrivée, sur des marchés relativement clos, de travailleurs sexuels immigrés a rendu le contrôle informel des prix qui prévalait par le passé plus diffi- cile à faire respecter : les nouveaux venus tendent à pratiquer des tarifs inférieurs au prix du marché, poussant ainsi ce dernier à la baisse. La généralisation de l’usage d’Internet a par ailleurs incité des personnes à se prostituer alors qu’elles n’auraient pas osé franchir le pas jadis. Mettre leur profil en ligne, sur des sites spécialisés ou sur un site per- sonnel, leur permet de se prostituer dans une relative discrétion et dans des conditions de sécurité supérieures à celles associées à la pros- titution de rue (8). Mais Steven Levitt montre qu’en longue période, c’est la libération des mœurs qui explique la plus grande part de la chute de la rémunération des prostituées : elle s’est en effet traduite par un effondrement de la demande de services sexuels tarifés. Jusque dans les années soixante, il était difficile pour un homme occidental d’avoir des relations sexuelles gratuites hors mariage. De telles relations comportaient en outre un risque de grossesse non négligeable, ce qui pouvait rendre leur coût élevé à long terme. Mieux valait donc avoir recours aux services d’une prostituée. C’est la raison pour laquelle 20 % au moins des hommes nés aux États-Unis entre 1933 et 1942 ont eu leur première relation sexuelle avec une prostituée, contre 5 % seulement pour la génération suivante. La concurrence exercée par les femmes acceptant d’avoir des relations sexuelles gratuites est la cause majeure de l’érosion de la rémunération des prostituées constatée lors du dernier demi-siècle. L’offre et la demande de services sexuels restent largement insen- sibles au régime juridique de la prostitution. Alors qu’elle est illégale aux États-Unis, elle y générerait des gains annuels supérieurs à 14 mil- liards de dollars : les personnes prostituées et leurs clients savent que leur probabilité d’être arrêtés et sanctionnés est très faible. La prohibi- tion de la prostitution a par ailleurs d’importants effets indésirables : elle accroît la marginalisation de ceux et celles qui s’y livrent et les rend plus dépendants des proxénètes. Le recours grandissant des personnes prostituées à Internet leur permet enfin d’échapper plus facilement que par le passé à la surveillance des autorités : faire héberger à l’étran-

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ger un site proposant des services sexuels complique considérablement d’éventuelles enquêtes policières et poursuites judiciaires. Ce constat pose la question de la pertinence de l’intensification de la lutte contre la prostitution, qui se révèle à la fois inefficace et contre-productive. La vente et l’achat de services sexuels recouvrent des réalités multiples : l’escort girl de haut vol, qui est en position de choisir ses clients et de réaliser des gains considérables en l’espace de quelques années, n’a pas grand-chose en commun avec les enfants contraints de se prostituer dans des conditions sordides et pour une rémunération dérisoire. Plu- tôt que de consacrer des moyens financiers et humains importants à la répression de toutes les formes de prostitution, les pouvoirs publics ne devraient-ils pas se concentrer sur la lutte contre l’esclavage sexuel et la prostitution des mineurs ? Faire un tel arbitrage leur vaudrait sans doute les foudres des gardiens de l’ordre moral. Mais en agissant de la sorte, ils contribueraient certainement à améliorer la situation d’indi- vidus particulièrement vulnérables.

1. La loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a créé l’article 225-10-1 du Code pénal punissant de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende « le fait, par tout moyen, y com- pris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération ». 2. Environ un cinquième des personnes prostituées sont des hommes. 3. La prostitution est toutefois légale et réglementée dans plusieurs comtés ruraux de l’État du Nevada. 4. Guillaume de Calignon, « Calcul du PIB : Bruxelles pousse à intégrer drogues et prostitution », les Échos, 30 mai 2014. 5. Cette étude est disponible à l’adresse suivante : https://prostcost.wordpress.com. 6. Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner, SuperFreakonomics. Global Cooling, Patriotic Prostitutes, and Why Suicide Bombers Should Buy Life Insurance, William Morrow, 2009 ; SuperFreakonomics, Gallimard, collection « Folio actuel », 2011. 7. L’Everleigh Club fut exploité par deux sœurs, Ada et Minna Everleigh, de 1900 à 1911. 8. « More bang for your buck. How new technology is shaking up the oldest business », The Economist, 9 août 2014.

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› Charles Ficat

e tous les artistes rock, Bob Dylan est celui qui suscite le plus de commentaires parce que son statut dépasse le cadre du seul musicien ou chanteur. Son influence rayonne depuis l’origine au point que tout artiste a contracté une dette à son égard. En comparaison de Dsa situation dans les autres pays occidentaux, sa place en France n’a pas atteint la même réputation critique. Beaucoup reste encore à décou- vrir. Voici une dizaine d’années, la sortie du film de Martin ScorseseNo Direction Home, la parution du premier volume des mémoires du chan- teur, Chroniques (1), et d’un recueil de paroles, Lyrics 1961-2001 (2), avaient permis d’approcher de plus près une personnalité réputée énig- matique et difficile sans que le mystère soit percé pour autant. L’activité de l’entreprise dylanienne ne s’arrête jamais. Deux carrières en viennent aujourd’hui à se chevaucher : l’actuel Bob Dylan qui continue à publier des disques et à tourner sans relâche dans le cadre de ce qui a été appelé le « Never Ending Tour », entamé le 7 juin 1988, et le Dylan historique dont des pans entiers inédits de la discographie sont exhumés à coup de sorties des « Bootleg Series ». Chez Dylan, l’œuvre pirate et clandestine est aussi importante que la discographie officielle, quand elle ne lui est pas supérieure. Depuis cinquante-cinq ans, Dylan s’est illustré sur les scènes du monde entier. Il reste l’artiste le plus prolifique que compte le monde du rock’n’roll. Depuis l’automne 2014, plusieurs événements sont intervenus : la parution d’un monumental recueil de paroles (3) ;

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la sortie longtemps attendue du coffret intégral des Basement Tapes (4) de 1967 (six disques accompagnés de deux copieux livrets) ; en février 2015, Shadows in the Night (5), un nouveau disque de reprises de standards américains qui ont en commun d’avoir été chantés par Frank Sinatra ; enfin un discours prononcé à Los Angeles le 6 février 2015 à l’occasion de la soirée de MusiCares, association qui vient en aide aux musiciens en difficulté, discours qui a la par- Charles Ficat est auteur et éditeur. ticularité d’être le plus long jamais prononcé Derniers ouvrages parus : D’acier et au cours de la carrière de Bob Dylan et qui d’émeraude, Rimbaud (Bartillat, 2004), livre nombre d’éclairages sur ses chansons, la Colère d’Achille (Bartillat, 2006). › [email protected] ceux qui les ont interprétées et le monde musical en général. Une fois de plus, le barde a surpris et provoqué, prouvant qu’à 74 ans il demeure un marqueur essentiel du monde contemporain, sans équivalent à son échelle. Le poids seul du volume de Lyrics. Since 1962 suffit à se faire une idée de la portée de l’œuvre : sept kilos pour un format carré (32 x 34 cm) de 962 pages, qui regroupe l’intégralité des paroles de chansons répertoriées, autrement dit un peu plus de six cents. Des recueils de ce type avaient déjà parus par le passé, en 1973, en 1985 (avec des dessins), en 2004. Cette quatrième édition s’inscrit hors de toutes les séries. Elle ne sau- rait être définitive, car les chansons inédites contenues dans lesBasement Tapes n’y figurent pas. L’éditeur, Simon and Schuster, n’a pas lésiné sur les moyens : reproduction de toutes les pochettes, nombreux titres rares ou peu accessibles. Pour chaque titre figurent toutes les variantes qui existent sur des interprétations différentes des versions officielles. Dylan a constamment passé son temps à revisiter sa propre œuvre en lui offrant à chaque fois de nouvelles inflexions tant en studio que sur scène. La particularité de cette édition grandiose tient également à sa pré- face, rédigée par l’un de ses plus fervents soutiens dans le monde aca- démique et intellectuel, Christopher Ricks, d’origine anglaise, profes- seur de littérature à l’université de Boston, une des autorités les plus respectées en matière de poésie romantique et moderniste (de Keats à T.S. Eliot), auteur d’un livre de référence : Dylan’s Visions of Sin (6)(les visions du péché de Dylan). Ricks ne dissocie pas de la musique les paroles, qui ont leur existence propre. Les publier, c’est faire ressortir les

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chansons avec une force nouvelle. Certains critiques, y compris parmi les thuriféraires de Dylan, ont pu considérer que sans la musique les paroles s’effondraient. Ricks ne souligne pas l’autonomie des textes, mais cherche juste à en souligner l’incroyable portée. Il conclut sobre- ment sa préface en pointant que par ce travail d’établissement des textes, il a voulu se mettre au service du « génie de Bob Dylan ». Auparavant il citait les mots d’Al Kooper, un musicien à qui il est arrivé d’accom- pagner Bob Dylan à plusieurs reprises au cours de sa carrière (c’est lui notamment qui tenait l’orgue sur Like A Rolling Stone) : « Bob est l’équi- valent de William Shakespeare. Ce que Shakespeare a fait en son temps, Bob l’a fait dans le sien. » Il ne faudrait pas prendre ces jugements pour des paroles de fan, mais se rappeler que l’admiration suscitée par Dylan auprès des intellectuels et des écrivains a commencé dès l’origine : ainsi le poète Allen Ginsberg confia avoir ressenti un choc en écoutant pour la première fois A Hard Rain’s A-Gonna Fall en 1963. Cette tradition prophétique trouvait ses origines dans la Bible, William Blake, les chan- sons folk traditionnelles. L’art de Dylan s’inscrit dans cette lignée. Ses grands titres, de Chimes of Freedom (1964) à Long and Wasted Years (2013), participent de cette inspiration poétique. Ce n’est pas un hasard si depuis une décennie, son nom circule régulièrement chez les parieurs comme lauréat potentiel du prix Nobel de littérature… Maintenant qu’il appartient à l’histoire, le rock est devenu une affaire de spécialistes et d’exégètes. Toutes les parutions autour de Dylan illustrent cette fascination pour l’œuvre passée. La plus spectaculaire illustration en est ce coffret des Basement Tapes dans une version intégrale et restaurée agrémentée de deux livrets avec essais, souvenirs, documents rares et pho- tos inédites. Alors même que ces enregistrements n’étaient pas destinés à être rendus publics, apparaît un Dylan magistral dans son exécution, accompagné du groupe qui deviendra un peu plus tard The Band, capable d’écrire des chansons à la chaîne, de reprendre celles des autres, d’explorer l’immense territoire de la chanson américaine – continent que le critique Greil Marcus appellera dans un livre fameux consacré aux Basement Tapes la « République invisible » (7). Le guitariste Robbie Robertson, qui par- ticipait aux sessions, confiera : « Il [Dylan] sortait ces chansons de nulle part. Nous ignorions s’il les avait écrites ou s’il s’en souvenait. Lorsqu’il les

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chantait, vous ne pouviez pas savoir. (8) » Enregistrées entre mars et sep- tembre 1967, entre le classique Blonde on Blonde, premier double album de l’histoire du rock, et le très biblique John Wesley Harding, les Basement Tapes offrent un résultat saisissant, comme hors du temps et de l’actualité. Déjà Dylan reprend son propre répertoire en modifiant les arrangements, ainsi ce Blowin’ The Wind. Tout le reste de sa vie, sur scène, il ne cessera de réinterpréter différemment ses compositions, comme si elles évoluaient sans cesse. À cette époque il n’a que 26 ans, sa carrière est impressionnante. Ce qui frappe à l’écoute de cette version officielle desBasement Tapes, par rapport aux nombreux pirates qui circulaient depuis des années et à la version très partielle publiée par Columbia en 1975, c’est l’ampleur du répertoire, la qualité de l’interprétation et du son, l’évolution du style enfin. Ce changement dans l’écriture contraste avec les chansons de l’album précédent, Blonde on Blonde. Chez Dylan, tout se métamor- phose très vite : il est déjà passé à autre chose. L’autre rupture concerne celle avec l’époque. La révolution psychédélique, qu’il avait anticipée à travers l’usage de stupéfiants, le Summer of Love de 1967 et le festi- val de Monterey, le premier de ces rassemblements pop qui culmine- ront en 1969 avec le festival de Woodstock, où il refusera de mettre les pieds, tout cela ne le concerne pas. Des chansons des Basement Tapes se dégage l’atmosphère particulière d’un univers chimérique, étrange, qui offre un visage d’une Amérique dans ses multiples reflets, en même temps déconnectée des combats politiques et sociaux autour des droits civiques, de la guerre du Vietnam ou du féminisme. D’où cette chanson étrange, I’m Not There – qui a servi de titre au film de Todd Haynes en 2007 –, ce qui revient à « Je ne suis pas là, là où vous m’attendez, là où vous voulez que je sois ». Chaque titre des Basement Tapes comporte son originalité. Comme tout grand poète, Dylan écrit avec le même talent épopées, idylles ou élégies. Que ces bandes soient restées quarante-sept ans dans des coffres et qu’il n’ait consenti à les livrer dans leur intégralité qu’en 2014 montre à quel point son art réside dans le mouvement et dans cette extraordinaire énergie de réinvention permanente. Paru en février 2015, Shadows in the Night en offre une illustra- tion. Aucune nouvelle composition n’y figure. Ce disque de reprises de chansons ayant été interprétées par Frank Sinatra ainsi que par d’autres

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artistes n’est pas véritablement un hommage à Sinatra. Ce n’est pas la première fois que Dylan publie un disque de reprises, au contraire. Son premier album, Bob Dylan (1962), ne comprenait que deux composi- tions originales sur treize titres. Au long de sa carrière, bien d’autres de ses disques n’ont comporté que des reprises. Dylan a eu recours à ce genre de procédé lorsque son inspiration ne répondait pas à ses attentes et qu’il lui fallait se ressourcer dans un univers familier où l’hommage tenait lieu de discours. Les chanteurs folk ne faisaient pas autre chose. Même s’il incarne le songwriter par excellence, c’est une constante chez lui de reprendre les titres des autres, notamment sur scène. S’il a choisi de les intégrer à son répertoire, c’est que ces chansons le touchaient profondé- ment et lui permettent d’exprimer des sentiments que ses propres mots ne parviendraient à formuler. Très souvent avec Dylan, c’est longtemps après que ses intentions sont comprises, si l’on y parvient. Le recul offre l’occasion d’une réévaluation : l’exemple majeur reste la redécouverte de Self Portrait, double album d’abord paru en 1970 et massacré par la cri- tique, qui a reparu en 2013 augmenté de nombreux inédits (9). Sur Shadows in the Night, parmi les titres retenus figurent Stay With Me, une version anglaise des Feuilles mortes de Prévert et Kosma, Autumn Leaves, et That Lucky Old Sun, morceau qu’il lui est arrivé d’interpréter sur scène trente ans plus tôt en 1986 lors de sa tournée avec Tom Petty and the Heartbreakers. Ce qui prouve, malgré son mutisme, que rien n’est laissé au hasard. Dans son œuvre, on trouve ainsi des correspondances à foison entre les albums et les concerts à travers le temps. Pour ce disque, une vingtaine de titres ont été enregistrés. La version finale n’en contient que dix. Plus tard ce sera peut-être l’occasion d’un nouveau volume des « Bootleg Series » ! Le ton crépusculaire laisse deviner les humeurs sombres qui habitent son esprit. Nombre des compositions des dernières années laissaient entrevoir tristesse et douleur. Pourtant en 1997, sur Time Out of Mind, il laissait entendre qu’il ne faisait pas encore nuit (Not Dark Yet).

Le 6 février, quelques jours après la sortie de Shadows in the Night, à l’occasion de la soirée Musicares, Bob Dylan prononçait un discours inattendu de près de trente minutes dans lequel il revenait sur ses pre- miers soutiens (le producteur du label Columbia John Hammond, les

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éditeurs de musique Lou Levy et Artie Mogull) et sur les artistes qui avaient repris ses chansons et avaient contribué à faire connaître son art, car rien n’était gagné à l’origine : le trio folk Peter, Paul and Mary, les Byrds, les Staple Singers, Nina Simone, Jimi Hendrix, Johnny Cash, Joan Baez. Étrangement il en profitait pour régler quelques comptes avec ses détracteurs : des compositeurs comme Jerry Leiber et Mike Stoller, le producteur Ahmet Ertegün, le chanteur country Merle Haggard, qui avait tenu à la fin des années soixante sur ses chansons des propos déso- bligeants, ou les critiques lui reprochant sa voix caverneuse et inaudible. Lui a répondu qu’on n’adressait jamais ce genre de griefs à Tom Waits, à Leonard Cohen ou à Lou Reed. Ce discours a beaucoup surpris tant Dylan a l’habitude de rester sur la réserve et de contenir son verbe – sur scène en particulier, où il ne s’exprime qu’exceptionnellement entre les morceaux. Cette intervention montre à quel point il reste une énigme, un être complexe dont on devine mal sur le moment les desseins, mais qui reste un des plus puissants mythes encore en activité. Sur l’ensemble de sa carrière on dénombre quelque 3 100 concerts, dont plus de 2 680 dans le cadre du « Never Ending Tour » qui continuera tout au long de 2015. Des dates françaises sont inscrites au parcours : Albi le 12 juillet et Saint-Malô-du-Bois en Vendée le lendemain, d’autres encore à l’au- tomne. Tel l’aède grec qui se déplaçait de ville en ville, Bob Dylan reste ce vagabond itinérant dans sa caravane, avec son orchestre, dont on n’a pas fini de déchiffrer les secrets contenus dans ses chansons, quand bien même on les aurait écoutées des centaines, des milliers de fois.

1. Bob Dylan, Chroniques, volume 1, traduction de Jean-Luc Piningre, Fayard, 2005. 2. Bob Dylan, Lyrics, chansons 1962-2001, traduction de Robert Louit et Didier Pemerle, Fayard, 2008. 3. Bob Dylan, Lyrics. Since 1962, édité par Christopher Ricks, Lisa et Julie Nemrow, Simon and Schuster, 2014. 4. Bob Dylan and The Band, The Basement Tapes Complete, The Bootleg Series vol. 11, Columbia, 2014. 5. Bob Dylan, Shadows in the Night, Columbia, 2015. 6. Christopher Ricks, Dylan’s Visions of Sin, HarperCollins, 2003. 7. Greil Marcus, la République invisible, Bob Dylan et l’Amérique clandestine, traduit par Lise Dufaux et François Lasquin, Denoël, 2001. 8. Greil Marcus, Invisible Republic, Bob Dylan’s Basement Tapes, Picador, 1997, p. xviii. 9. Bob Dylan, Another Self Portrait (1969-1971), The Bootleg Series vol. 10, Columbia, 2013.

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› Richard Millet

original, ce n’est pas seulement ce qui est initial ; c’est aussi ce qui est fort et bouleversant, me disais-je en tombant sur YouTube, par hasard, sur Charles mort ou vif, d’Alain Tanner, cinéaste suisse dont je me deman- dais s’il vivait encore. Le film date de 1970. Il montre L’un chef de PME, parfait représentant du capitalisme paternaliste de ces années troublées par la « contestation » de la société de consom- mation. Le plus intéressant réside moins dans le climat gauchiste de l’époque que dans Charles lui-même, qui rompt avec sa vie, son entreprise, sa fade épouse, son fils sinistre, la perfection helvétique. Il s’enfuit, rencontre un couple de marginaux chez qui il va vivre, à la campagne, avant que son fils ne dépêche contre lui l’appareil psychia- trique. Ce qui frappe, dans ce film que j’ai revu avec un immense plai- sir, c’est sa discrétion idéologique qui fait qu’il n’a pas vieilli, contrai- rement aux films gauchistes de Godard. À l’exception des voitures, de certains objets, ce film reste lumineux dans sa critique de l’aliénation contemporaine. Charles est interprété par l’extraordinaire François Simon (1917-1982) qui fait oublier qu’il est le fils de Michel Simon : non pas une copie mais un acteur puissamment original.

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Autre existence d’abord recluse, puis transfigurée par l’écriture et la fuite : celle du plus grand écrivain italien après Dante : Giacomo Leo- pardi, à qui Mario Martone vient de consacrer un film biographique, Leopardi, il Giovane Favoloso – entreprise remarquable en ces temps de consensus cinématographique. Lorsqu’il peut échapper à son ter- rible père et à la solitude du palais de Recanati, dans les Marches, le « sombre amant de la mort », comme l’appelait Musset, se rend à Florence et dans quelques villes italiennes, dont Naples, où il meurt, à 38 ans, laissant des poèmes comme « L’infini », « À Silvia », « Le Genêt », de brefs et ironiques essais, notam- Richard Millet est écrivain et ment les Petites Œuvres morales, et ce génial éditeur. Derniers ouvrages publiés : et inclassable journal qu’est le Zibaldone. Dictionnaire amoureux de la Son influence sera importante, et Gide écri- Méditerranée (Plon, 2015) et Solitude du témoin (Léo Scheer, 2015). vait sous son masque mortuaire. Le film de Martone, où Elio Germano incarne un saisissant Leopardi, se veut « l’histoire d’un esprit » plus qu’une reconstitution spectaculaire : l’in- vention de soi par un individu qui rompt avec sa tradition familiale et la prédestination sociale : un être pour rien, un écrivain avec son tra- gique, les joies incomparables d’un homme qui aura été aussi seul en son temps que Kafka, moins sarcastique et amer que Schopenhauer, et surtout extraordinairement libre, comme le montre l’essai de Pietro Citati, Leopardi, dont la traduction a paru l’an dernier chez Galli- mard, et qui, dans sa précision méditative comme dans son élégance stylistique, est le pendant littéraire du film de Martone.

L’homme qui hantait, ce jour-là, la station Vincennes du RER n’avait rien d’un Leopardi, pas même sous le rapport de la laideur (laquelle affectait le poète, qui était en outre bossu). C’était un vrai clochard parisien, non un de ces technocratiques vagabonds bapti- sés SDF. Petit, barbu, vêtu d’un grand manteau sale, il marchait, les jambes raides, d’une manière chaplinesque. Peut-être voulait-il amu- ser la galerie. Il allait sur le quai, de siège en siège, parlant aux voya- geurs, surtout aux femmes, leur proposant des brioches achetées chez Leader Price. Mines horrifiées des bourgeoises ! Devant leur dégoût, j’ai accepté une brioche et l’ai mangée ostensiblement, non sans avoir

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donné la pièce au clochard, qui l’a refusée avec un : « Non, mon pote, c’est de bon cœur ! » et qui est alors allé cherché deux ou trois livres de poche, dont un roman d’Alain Mabanckou, et les a proposés aux bourgeoises, qui ont eu le même haut-le-cœur ostentatoire, jugeant sans doute la qualité du livre aussi mauvaise que celle des brioches…

J’allais au Louvre, ce jour-là, pour visiter l’exposition « Poussin et Dieu ». Je connaissais mal Nicolas Poussin, lui ayant toujours préféré Philippe de Champaigne et Georges de La Tour, qui correspondent mieux aux ténèbres de l’âme, comme la musique de Marc-Antoine Charpentier ou les Pensées de Pascal. C’était donc la première fois que je regardais vraiment Poussin : le classicisme français est ainsi fait qu’on croit le connaître ; c’est en négliger la force et la profondeur. Je m’en tenais aux Bergers d’Arcadie pour mieux ignorer la prodigieuse maîtrise de ce statisme frémissant ou en mouvement, qu’on découvre dans ses élévations, lesquelles donnent véritablement le sentiment d’un ravis- sement physique autant que spirituel. Cette inlassable méditation sur la religion et les figures bibliques nous fait partager une très rare joie : celle du peintre devant les mystères majeurs.

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CRITIQUES

LIVRES Les mystères d’Elena › Frédéric Verger

LIVRES Du bon usage de l’Antiquité › Michel Delon

LIVRES Une certaine idée de la France › Stéphane Guégan

LIVRES Cioran : de la condition roumaine à la condition humaine › Henri de Montety

LIVRES La dictature des médiocres › Robert Kopp

DISQUES Jeanne, Claude, Guillaume, héros lyriques › Jean-Luc Macia LIVRES Les mystères d’Elena › Frédéric Verger

lena Ferrante, que personne n’a jamais vue (puisque la personne qui utilise ce pseudonyme estime qu’un E romancier doit s’effacer derrière ses récits), est consi- dérée par de nombreux critiques en Angleterre et aux États- Unis comme l’un des deux ou trois auteurs majeurs de notre époque. Peut-être née en 1943, vivant en Grèce ou à Turin, elle consent parfois à donner une interview par e-mail, et n’a jamais daigné communiquer une image de son visage. Cette intransigeance est devenue avec le succès le meilleur excitant médiatique et en Italie on ne compte plus les rumeurs à pro- pos de son identité ou d’hypothétiques apparitions surprise à la télévision. Un écrivain italien connu, Domenico Starnone, est régulièrement obligé de déclarer solennellement au pays qu’il n’est pas Elena Ferrante, et que sa femme ne l’est pas non plus (laissant ainsi les plus retors imaginer que, comme dans une ruse enfantine, ils le sont ensemble). Elena Ferrante a publié son premier roman en 1992 et plu- sieurs autres ont suivi, tous traduits chez Gallimard. Romans puissants, originaux, mais qui ne possèdent pas l’ampleur de la série qui depuis 2011 l’ont rendue célèbre dans le monde et dont le premier, l’Amica geniale, a été traduit en français­ (1). Ce feuilleton de quatre romans (le dernier est paru en Ita- lie en octobre dernier) raconte la vie de deux femmes, Elena Graco et Raffaela Cerrullo, dite Lina ou Lila, depuis leur enfance dans un quartier populaire de Naples au lendemain de la guerre jusqu’au moment où, soixante-dix ans plus tard, Elena apprend que Lila a mystérieusement disparu. Au travers des transformations sociales et morales d’un demi-siècle (rares sont les romans actuels où le sociologique est empreint d’une telle puissance romanesque) cette chro- nique d’une amitié aussi forte que l’amour, pétrie d’admi-

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ration et de jalousie, retrace aussi – et c’est l’aspect le plus profond, le plus fascinant de l’œuvre – les épisodes d’un duel féroce autour de la capacité à maîtriser sa vie. La force des romans tient à la façon dont l’auteur, au tra- vers d’une multitude de scènes de la vie quotidienne qui ont le charme et l’animation d’une chronique ou d’un feuilleton populaire, fait sentir la violence des ambivalences fondamen- tales de la vie humaine qui y affleurent. Toute la puissance mystérieuse de la vie semble présente dans chacune de ces scènes où la distinction entre l’anecdotique et l’essentiel dis- paraît, si bien que l’ensemble donne l’impression d’un conte mythologique déguisé en série télévisée ou d’un roman-photo. La violence, la grandeur, la noblesse de la vie sont inséparables du banal, du trivial, nous dit Elena Ferrante, exprimant là ce qu’il y a de plus profond dans la sensibilité napolitaine. Dans un passage, Elena avoue que son admiration pour Lila vient de sa capacité à transformer tout ce qu’elle ressent en acte, et cette puissance, ce charme sont ceux de la romancière elle-même. Le don de faire sentir l’essentiel de la vie dans des épisodes dont la plupart des auteurs ne sauraient tirer que de la banalité ou une forme superficielle de drame vient de la concentration de la forme : chaque élément narratif contient une vérité émotionnelle, un élément à la fois terrible et vivant car l’auteur a créé un monde où lieux, personnages et mentali- tés sont liés par des liens si organiques que chaque détail palpite de la vie du tout. Comme chez la grande Elsa Morante, mais de façon plus sèche, moins lyrique, le réalisme est toujours habité par un arrière-plan fantastique, poétique, une présence obscure, puissante, mythique, comme si les dieux et leur pou- voir de métamorphose des êtres n’avaient pas disparu, étaient toujours présents dans l’arrière-monde. Elena Ferrante, c’est, si l’on veut, Ovide réécrit par Philip Roth. La trame la plus apparente du roman est le rapport de ces deux filles du peuple de Naples au savoir, ou, plus précisément, au savoir en tant que moyen d’ascension sociale, d’intégra- tion à un milieu plus aisé et raffiné. Dans le premier volume,

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Lila, supérieurement intelligente, renonce à aller au lycée, au contraire d’Elena. La part du hasard, de la contrainte, du choix, dans ces destins opposés est d’ailleurs obscure, sans cesse remise en cause par la façon dont les deux femmes se racontent leur vie. Ce rapport au savoir est lui-même ambigu : la curio- sité intellectuelle, l’appétit de comprendre détruisent-ils l’indi- vidualité ou la rendent-ils plus forte ? Le savoir est-il le che- min vers la liberté ou au contraire un piège, un dressage ? La beauté et la force du thème tiennent au fait que Lila s’enferme en renonçant aux études dans un certain type de vie où elle sera en butte à des formes plus ou moins insidieuses de domi- nation. Mais Elena pénètre un monde, celui de la petite bour- geoisie intellectuelle, qui n’est pas non plus dénué de bêtise ou de mensonges, et qui possède lui aussi des règles sociales auxquelles l’individualité farouche, libre, est contrainte de se conformer. Qui se conforme aux règles renonce à voir la réalité, à comprendre, puisqu’on ne comprend jamais véritablement la vie qu’à sa façon. Chacune des deux amies est convaincue de cette vérité, mais à sa façon. L’ambivalence de toute chose, motif profond de la suite de romans, se retrouve également dans le rapport au milieu populaire, au Naples de l’enfance : monde de la violence, de la domination, de l’ignorance, qu’on a envie de fuir, et pourtant puissamment attachant, comme si, jusque dans ces tares, il exprimait d’une façon plus pure, plus nette, quelque chose de la vérité de la vie. Elena deviendra écrivain, mais ce sera en cherchant à retrouver l’évidence du talent de Lila, dont les journaux et les récits sont dotés d’un éclat qu’elle enviera toujours. Car la grâce du récit est aussi un motif de la série, peut-être le plus profond. Au fil des romans, il apparaît que la vérité de la vie est insaisissable, qu’elle n’a d’autre sens que les récits que nous pouvons en tirer. Chercher à comprendre, à savoir, à connaître les autres n’aboutit qu’à ce constat terrible et exal- tant : il n’y a pas de vérité intérieure, il n’y a que des récits.

1. Elena Ferrante, l’Amie prodigieuse, Gallimard, 2014.

172 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 LIVRES Du bon usage de l’Antiquité › Michel Delon

n 1637, un monde naît avec le Discours de la méthode, celui du bon sens partagé entre tous et E de la confiance dans le jugement individuel. À la même date meurt un parlementaire aixois, aujourd’hui oublié, mais qui a été en correspondance avec toute l’Eu- rope lettrée et dont la mémoire a bientôt été saluée par un volume de poésie élégiaque en plus de quarante langues. D’une riche famille provençale, Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637) incarnait un idéal « antiquaire », cet esprit de culture humaniste, de collection et de curiosité scientifique. Mais au moment où la communication impri- mée s’imposait à travers l’Europe, il laissait, à côté d’une extraordinaire collection polymorphe, une œuvre stricte- ment manuscrite. Faut-il le réduire à un monde passé, dans lequel l’aristocratie se définissait par ses ancêtres et dans lequel la culture était ancrée dans l’Antiquité gréco-latine ? Peter N. Miller (1) récuse ce jugement hâtif et dépasse l’image pittoresque d’un polygraphe qui a donné son nom à un cratère de la Lune et à un cactus des zones tropicales d’Amérique, il écarte la silhouette fantasque d’un savant qu’on peut imaginer quittant ses médailles, ses camées et ses momies pour s’occuper de ses chats ou pour soigner ses vergers ensoleillés. Il veut faire partager à son lecteur la conviction que Peiresc est « la personnalité intellectuelle la plus captivante de la génération française perdue qui sépare Montaigne de Descartes ». Magistrat qui sait ménager sa liberté intérieure, Peiresc n’en est pas moins de plain-pied avec les marchands mar- seillais qui sillonnent la Méditerranée et passent Gibraltar :

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ils lui rapportent des objets d’Orient, d’Afrique et d’Amé- rique. Abbé catholique qui n’est affilié à aucun ordre, il est l’ami de cardinaux aussi bien que de Tommaso Campanella et de Galilée, en délicatesse avec l’Inquisition. Il dialogue avec les protestants, les juifs et les musulmans. Son premier biographe, Pierre Gassendi lui-même, le présente comme un « citoyen du monde », embrassant « d’affection tout le genre humain » et passionné, comme Jean Pic de la Miran- dole un siècle plus tôt, de omni re scibili. Il observe les astres, détaille la topographie de la Lune, s’enthousiasme pour les satellites de Jupiter et découvre la nébuleuse d’Orion, il établit des lexiques de langues anciennes aussi bien que lointaines, il collectionne herbiers, squelettes d’animaux, minéraux, objets antiques dans un cabinet de curiosités débordant. Il entretient surtout une correspondance et échange des informations avec tout ce que l’époque compte de savants. Il encourage les recherches et s’en fait, s’il le faut, le mécène généreux. Il accumule une documentation de première main sur les poids et mesures et les calendriers antiques, rassemble de l’information sur l’histoire de la Pro- vence. Il réunit, compare, observe, décrit. Il fait profiter de son travail ceux qui en expriment le besoin et se tient au courant de tout ce qui se pense aux quatre coins du conti- nent. Il se considère comme membre d’une vaste confrérie qui transcende les frontières nationales et religieuses. Il croit au travail intellectuel, à la confrontation des idées, au pro- grès de la connaissance. Ses références religieuses s’accommodent de sa fami- liarité avec la pensée antique. Il fréquente en particulier Sénèque, chez qui il puise les règles de sa vie studieuse. Son célibat est celui d’un clerc capable de maîtriser les passions. Le goût des fleurs et des fruits, le plaisir pris aux gravures de Michel-Ange et aux opéras italiens, le dialogue avec Rubens relèvent d’un hédonisme sage et contrôlé. Peter N. Miller peut sous-titrer son essai « Savoir et vertu au XVIIe siècle ».

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Il ne s’agit pas seulement de connaissance, mais bien d’un art de vivre, dans la solitude active comme dans l’échange épis- tolaire et hospitalier. L’intérêt pour les sociétés anciennes ou lointaines s’accompagne d’une attitude tolérante. Le chris- tianisme de Peiresc peut être rapproché de celui des mis- sionnaires qui vont chercher au Japon les structures théolo- giques communes à l’Évangile et aux autres religions. Cette théologie est celle de « l’accommodation » qui s’est heurtée à une forme d’intégrisme chrétien et au refus de transiger sur la lettre et le texte. Cette défense et illustration de l’érudition antiquaire prend tout son sens dans la préface que Marc Fumaroli donne à l’essai de Peter N. Miller et dans le recueil qu’il consacre parallèlement à la République des lettres (Galli- mard, collection « Bibliothèque des histoires »). Peiresc incarnerait excellemment une société idéale de « pairs sinon d’égaux » qui se constituerait en respublica litteraria, capable de s’abstraire des querelles religieuses et dynastiques, dans l’échange et la libre discussion. Elle érige la bibliothèque en spiritualité laïque et assure la permanence d’une culture ancienne. Mais elle est concurrencée dès le XVIIIe siècle par le type nouveau de l’honnête homme qui préfère la mixité des salons à la compagnie masculine des érudits, puis par ceux du philosophe qui prétend parler pour tous et s’engage publiquement dans la vie politique, et du savant qui trans- forme la société par ses découvertes. L’érudition perd de son prestige et le terme « antiquaire » va bientôt désigner un marchand d’antiquités. Alors que nous nous interrogeons sur une énième réforme de l’enseignement et que nous récusons le vertige du toujours plus, la vie du vieil érudit d’Aix-en-Provence donne à songer.

1. Peter N. Miller, l’Europe de Peiresc. Savoir et vertu au XVIIe siècle, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2015.

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ue François Mitterrand soit resté un « sujet chaud » pour ses biographes successifs confirme la richesse Q du personnage et les interrogations persistantes qui le poursuivent. Presque vingt ans après sa mort, nul ne songe à lui refuser une place éminente parmi les figures fondatrices du XXe siècle français, sans qu’on sache toujours où l’y situer. Sa vie, au sens fort, épouse un pan entier du destin national, des tranchées de 1914-1918 à la fin calamiteuse de la guerre froide, en passant par l’agonie de l’empire colonial et les affres de la construction européenne, qui fut le dernier combat d’un homme peu préparé à renoncer au souverainisme en matière d’économie et de politique étrangère. S’agissait-il d’une ultime volte-face, au terme d’un parcours riche en surprises ? Depuis le livre de Pierre Péan et les révélations concomitantes sur sa liai- son morganatique, les ondoiements du Saintongeais, double en tout par goût du pouvoir, ont pris valeur d’explication glo- bale. Le sphinx ou le Florentin fascine. Mais cette fascination souvent malsaine éclaire davantage notre voyeurisme que son objet. Elle s’enfle surtout d’une incapacité à admettre les choix de celui qui eut à assumer fort jeune des responsabilités impor- tantes, et les accepta aux pires heures de notre histoire. Il faut donc se méfier de la théorie du balancier machiavélique qui aurait conduit Mitterrand à dissimuler si longtemps que la famille de gauche n’avait pas été son milieu d’origine. Le pari de Michel Winock (1), parfait connaisseur des années trente et de la IVe République, repose sur d’autres postulats. La thèse du cynique se révélant insuffisante, force

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était de retrouver des lignes de continuité sous les appa- rentes métamorphoses du grand fauve. Compte tenu de la diabolisation principielle qui pèse aujourd’hui sur l’extrême droite de l’entre-deux-guerres, la période de Vichy et la guerre d’Algérie, l’audace de Winock n’en est que plus appré- ciable. Personne n’ignore désormais la ferveur avec laquelle, dès février 1934, le bachelier Mitterrand s’est rapproché du nationalisme catholique le moins soluble dans les indécisions de la IIIe République. Est-ce à dire qu’il aurait été tenté par le fascisme comme d’aucuns autour de lui ? Le témoignage de son ami Claude Roy, alors proche de Maulnier, interdit de le penser. Winock insiste, en outre, sur la teneur des premiers écrits. Déjà persuadé du prestige des mots, Mitterrand fustige tout accommodement avec Hitler et condamne par avance les accords de Munich. Durant la guerre, il va connaître la longue captivité, près de dix-huit mois, des prisonniers rete- nus en Allemagne. L’humiliation qu’il ressent parmi eux n’épuise pas cet épisode décisif. Outre qu’il se frotte à des enfants du peuple et que sa foi chrétienne l’abandonne, Mit- terrand découvre en lui une capacité d’agir et de diriger apte à contribuer au « redressement » du pays. Le programme du maréchal, et même de Laval, en dessine d’abord les contours : Mitterrand, antiallemand,­ fut un vichyste convaincu et sa francisque ne servit pas seulement à protéger son entrée dans la Résistance. Processus complexe, celle-ci s’opère à travers la réinsertion des anciens combattants, objet de tous ses soins tant qu’il est un fonctionnaire maréchaliste, et « fer de lance » d’une renaissance possible, qui va l’entraîner, courant 1943, à rejoindre les réseaux et les conflits larvés de la France libre. « Vichysto-résistant » (Jean-Pierre Azéma), Mitterrand montre déjà une aptitude à échapper aux « illusions idéo- logiques » et à s’entourer d’hommes et de femmes d’obé- diences différentes. Les vingt ans qui séparent la fin de la guerre de « l’échec » de 1965 ne seront pas de trop pour que le « franciscain » gagne la confiance de ceux que son

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passé dérange. Jusqu’en mai 1958, l’allié de l’Union démo- cratique et socialiste de la Résistance, formation centriste, va se rompre au jeu électoral et aux exigences souvent dou- loureuses des différents ministères dont il aura la charge. Entré dans la quarantaine avec un ascendant indéniable, il est notamment exposé à la question de l’Indochine et au cauchemar algérien. Winock insiste : autant qu’un Mendès-­ France ou un qu’un Guy Mollet, Mitterrand fut partisan de la fermeté, même quand il s’agira de couper des têtes ou de pratiquer la torture pour ramener l’ordre. Il n’en est pas moins convaincu, à rebours du « lobby colonialiste », de l’urgence à imposer une totale égalité entre toutes les composantes de la population algérienne. Avec le retour de De Gaulle, le voilà rejeté parmi les plus farouches et sonores réfractaires au « pouvoir personnel » et à la prési- dentialisation de la Ve République, dont il amplifiera pour- tant jalousement plus tard les prérogatives. Au milieu des années soixante, nouvelle donne, un Sartre peut à la fois condamner « la fuite à droite des socialistes » et souscrire au rapprochement entre Mitterrand et les communistes. Si le Général l’emporte en 1965, comme Giscard d’Estaing en 1974, fût-ce d’une très courte avance, l’alliance contre nature sera la clef de la « victoire historique » de 1981. Ce triomphe progressif et programmé, à travers la conquête du Parti socialiste et le siphonage des alliés communistes, est bien connu, de même que le tangage économique du premier septennat, la dette qui dévisse, l’obsession antiro- cardienne, les nationalisations hâtives, avant les « affaires » et les dissimulations qui empoisonnent le second mandat. Winock jette un regard net sur les années régaliennes, leurs deux cohabitations, excès comme succès, et la fidélité du président affaibli à « une certaine idée de la France ».

1. Michel Winock, François Mitterrand, Gallimard, 2015.

178 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 LIVRES Cioran : de la condition roumaine à la condition humaine › Henri de Montety

emblée, l’éditeur se désolidarise des excès de son auteur, tout en reconnaissant la pertinence du D’ diagnostic d’un « effondrement métaphysique de l’Occident ». Voilà un terrain connu. Mais Émile Cioran, dans les années trente, était encore roumain. C’est inédit, exotique. D’autant plus, comme le soulignent les traducteurs, que le rejet de la Roumanie coïncidait déjà avec sa « haine de soi ». L’hitlérisme lui sembla propre à résoudre d’un coup les deux problèmes. Même à 20 ans, comment pouvait-on pen- ser cela ? Voyons le présent recueil d’articles (1). Au commencement était la Roumanie, pays marqué par le « scepticisme vulgaire et périphérique » du « Vieux Royaume » balkanique n’ayant jamais, selon Cioran, atteint l’existence his- torique sinon pour connaître la honte et la domination étran- gère (2) dont le régime démocratique ne faisait qu’empirer les choses, incapable de tenir tête aux « fantaisies révisionnistes » des Hongrois dépossédés de la Transylvanie (3). La Transyl- vanie, justement, trouvait grâce à ses yeux, car elle possédait « la substance d’un État moderne » et aurait pu imposer son « messianisme administratif » à l’ensemble du pays. Hélas, elle s’était confiée, d’après Cioran, à un incapable (Iuliu Maniu). Autre infortune : pourquoi la Roumanie a-t-elle pris la France pour modèle ? On peut caricaturer la France (et l’on obtient la Roumanie), mais on ne caricature pas l’Allemagne (elle est, à plus d’un égard, déjà caricaturale). Or la France est d’une « inactualité scandaleuse » face à la démesure et aux succès de l’Allemagne. D’ailleurs, « l’histoire nous

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réserve une tragédie », écrivait Cioran en décembre 1933, prédisant l’effondrement prochain de l’une ou de l’autre. Tout comme la Roumanie est un petit pays, l’homme moderne, pour Cioran, est un petit homme. Dès lors, toute une série de périls et de paradoxes s’imposent, car ils sont seuls capables de projeter hommes et pays dans l’ave- nir. Certes, le racisme allemand est une « illusion scienti- fique » ; « nous préférerions tous vivre en France, non en Russie ou en Allemagne » ; le nazisme est un « attentat contre la culture » ; pour écouter un hitlérien, il faut avoir une « vieille passion pour les absurdités ». Tout de même, Cioran affirme avoir de l’admiration pour Hitler (21 mai 1933). En détail : « le culte de l’irrationnel, l’exaltation de la vitalité en tant que telle, l’expansion virile des forces, sans esprit critique, sans réserve et sans contrôle ». L’hitlérisme, souligne-t-il, « est un destin pour l’Allemagne » et « toute barbarie commence par une destruction sauvage où l’inten- tion de régénération future demeure invisible ». On fermera donc les yeux sur les « innombrables impasses théoriques ». Pendant son séjour à Berlin (1933-1935), Cioran a étu- dié le bouddhisme afin de ne pas être « intoxiqué par l’hit- lérisme ». Or, dit-il, c’est bien la méditation sur le néant qui l’a aidé à comprendre ce dernier. Observons sans les forcer les analogies entre sa condition roumaine d’avant-guerre et la condition humaine telle qu’il l’a décrite après 1945. La dictature, écrivait Cioran dans les années trente, est une bonne chose « pour ceux qui sont écœurés par leur propre sort ». Dans son rejet de sa propre culture se trou- vait déjà le nihilisme ou du moins le relativisme (Précis de décomposition, 1949) dont Tchekhov, dans les Feux, a souligné qu’il est un sentiment salutaire chez les personnes d’âge mûr, mais destructeur et stérile pour la jeunesse. Le refuge dans l’es- thétisme pose un autre problème, car, constatant l’antinomie entre l’absolu et l’existence et le caractère « mortel » de cer- taines vérités (la Tentation d’exister, 1956), Cioran, renonçant

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à toute racine, a fini par s’abîmer dans un espace vide au sein duquel un homme lucide, selon lui, ne survit qu’à la condition de renoncer à la connaissance (la Chute dans le temps, 1964). D’où venait la tentation suicidaire de Cioran ? De la « honte d’être roumain » (1935). « Les petites cultures, disait-il, n’ont aucun sens et aucune valeur dans le monde historique. C’est pourquoi, à défaut de les détruire, il faut les négliger. » En cela il s’opposait à son compatriote, Lucian Blaga, poète et philo- sophe émerveillé par les choses de la nature et par le territoire ancestral, cette « matrice stylistique » (4) dans laquelle s’enra- cinent les communautés humaines (les nations). Pour Blaga, la valeur ne dépend pas de la gloire mais de la proximité avec l’universel. Un universel bien différent du totalitarisme de Hit- ler. Avec son appareil enregistreur à cylindres, un quasi-com- patriote de Cioran, le Hongrois Béla Bartók, est allé chercher les racines du folklore dans les villages hongrois et roumains de Transylvanie, non pour magnifier une supposée forme alle- mande de l’État, mais pour donner à la musique une forme nouvelle. D’après lui, l’art populaire était le substrat dans lequel toute culture peut puiser son inspiration. Cioran refu- sait l’histoire, car il voyait en son pays essentiellement un bazar levantin remanié en opérette française dirigée par un roitelet allemand : hybridation manquée de l’Orient et de l’Occident. Il niait le passé enfoui des knèzes, des boyards et des bergers- mages (5), irréductible à moins de tomber dans le ridicule ou dans le désespoir, dans le déracinement. Tout abandon d’une richesse culturelle est une défaite. Sans compter que l’Europe, aujourd’hui, aurait besoin de carrefours entre l’Orient et l’Occident.

1. Émile Cioran, Apologie de la barbarie (Berlin-Bucarest, 1932-1941), L’Herne, 2015. 2. Le « Vieux royaume » de Roumanie était constitué des principautés de Valachie et de Moldavie réunies en 1859, échues en 1866 à un monarque de la famille Hohenzollern. 3. Lors du démantèlement de la double monarchie d’Autriche-Hongrie consécutif à la Première Guerre mondiale, l’ancienne principauté de Transylvanie fut détachée de la Hongrie et attribuée la Roumanie. 4. Lucian Blaga, Éloge du village roumain, Éditions de l’Aube, 1990. 5. Dans la culture roumaine, le berger est considéré comme un homme initié, médiateur entre la communauté humaine et le monde des éléments naturels.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 181 LIVRES La dictature des médiocres › Robert Kopp

ncien directeur de Charlie Hebdo (1992-2009) et de France Inter (2009-2014), ami de Cabu, A assassiné le 7 janvier 2015, Philippe Val a fait du combat pour la liberté de pensée et la liberté d’expression l’affaire de sa vie. C’est lui qui, en 2006, « par solidarité [avec France-Soir] et par principe », a pris la responsabi- lité de publier les douze caricatures danoises de Maho- met, qui avaient déclenché boycotts et attentats et valu des menaces de morts aux journalistes du Jyllands-Posten. On se souvient du procès que lui avaient intenté l’Union des organisations islamiques de France et la Grande Mosquée de Paris et qui s’était terminé par sa relaxe en appel. Cette expérience éprouvante, Philippe Val relata par le menu dans un livre, qui est un véritable cri d’alarme, Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous (Grasset, 2008), et dont Daniel Leconte a tiré un documentaire (C’est dur d’être aimé par des cons). Deux ans auparavant déjà, Philippe Val avait vainement donné l’alerte. Dans son Traité de savoir-survivre par temps obscurs (Grasset, 2007), il avait attiré l’attention sur les dif- ficultés grandissantes – voire l’impossibilité – de faire com- prendre de nos jours l’héritage des Lumières, seul fondement possible de nos démocraties. C’est que cet héritage est fonda- mentalement perverti par tous ceux qui présentent comme le grand libérateur du genre humain non pas Voltaire ou Diderot, l’apôtre de la tolérance et le philosophe de l’Ency- clopédie, mais Jean-Jacques Rousseau, leur ennemi juré, qui prenait systématiquement le contre-pied des Lumières, en préférant le sentiment à la raison, l’ignorance au savoir, la nature à la culture, la barbarie à la civilisation.

182 JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 critiques

Contrairement à une idée répandue, ce ne sont pas Vol- taire et Diderot qui l’ont emporté, mais Rousseau. Parmi ses descendants, Edgar Morin, Michel Foucault, Pierre Bourdieu, mais aussi Noam Chomsky, Herbert Marcuse ou Jürgen Habermas, inspirateurs du sociologisme et du pédagogisme qui depuis un bientôt demi-siècle mettent à mal notre organisation sociale et notre système éducatif. C’est contre eux que Philippe Val repart en guerre dans son dernier livre, Malaise dans l’inculture (1), faisant sienne la maxime de La Rochefoucauld disant qu’il ne faut pas espé- rer pour entreprendre. Mais reste-t-il un collégien ou un lycéen en France qui la connaisse ? En effet, il existe deux mythes en France, nous dit Val : « Le mythe officiel, c’est la France, pays de Voltaire et des droits de l’homme. Le mythe secret, c’est la France, pays de Rousseau, penseur d’une société primitive idéale, régie par une conception totalitaire de l’égalité. » Et de traquer les avatars de cette idéologie pernicieuse à travers les innom- brables manifestations du sociologisme et du pédagogisme d’aujourd’hui, qui règnent par la dictature du politique- ment correct et de son langage véhiculant contre-vérités et idées fausses : démocratie participative (contre démocratie représentative), cultures communautaires (contre culture universaliste), pédagogie de l’élève élaborant son propre savoir (contre transmission de savoirs), éducation anti­ autoritaire (contre sens de l’autorité), relativisme (contre affirmation de valeur). Les exemples illustrant les dérives dues à la lâcheté de penser sa propre culture sont légion. En effet, de l’occu- pation illégale de sites à la dénonciation par quelques gau- chistes de Marcel Gauchet, de l’affaire de la crèche Baby- Loup au scandale intellectuel que représente le programme du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditer- rannée (Mucem) à Marseille, de la Palme d’or décernée à Laurent Cantet pour Entre les murs à l’interview de la mère

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 183 critiques

de Mohamed Mehra, voilée, de la note de Pascal Boniface (2001) préconisant de lâcher Israël pour s’assurer du vote musulman à l’annulation de la remise du prix du meilleur roman arabe en langue française à Boualem Sansal, des droits de l’homme devenus l’apanage du néocolonialisme à la laïcité considérée comme une nouvelle manifestation du racisme, les réactions perverses et les démissions ne se comptent plus. D’où ce malaise, non pas dans la culture, comme chez Freud, mais dans l’inculture. « Parmi les causes de la grande fatigue de la France d’aujourd’hui, il y a [...] le travail de déni, de mépris et d’abandon de la part universa- liste de sa culture. » C’est un homme de gauche qui nous le dit, et qui ajoute : « La menace de culpabilisation constante qui pèse sur quiconque ose traiter de certains thèmes avec sincérité et sans haine – l’Europe, les banlieues, l’islam radi- calisé, le pouvoir syndical, le Code du travail, le chaos qui surgit du choc des cultures dans les pays d’immigration – a retiré tout sens et toute efficacité au discours politique. » Le débat démocratique agonise, il meurt faute d’être nourri d’une connaissance honnête des drames de l’his- toire récente et des positions prises par les intellectuels et les politiques devant les événements. C’est notre inculture qui nous a fait oublier l’enthousiasme affiché par Aragon et Sartre pour Staline, par Leiris et Foucault pour Mao, par Chomsky et Badiou pour Pol Pot. Chomsky n’a-t- il pas poussé la perversité intellectuelle jusqu’à parler de « génocide éclairé » ? Et Badiou continue impunément à faire l’apologie du régime des Khmers rouges. C’est notre aveuglement volontaire qui nous a empêché de protester contre les totalitarismes communistes en Europe, en Asie, en Amérique latine, à Cuba, ce paradis des intellectuels de gauche, alors que nous manifestions volontiers contre des dictatures en Grèce, au Portugal, au Chili, en Espagne. « La question [...] qui se posera pour les historiens de l’avenir sera celle du cheminement idéologique de certains intellec-

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tuels de gauche, enfants de la liberté de conscience et de l’État de droit, qui en sont venus à s’instituer les défenseurs d’un obscurantisme barbare. » À qui ou à quoi la faute ? À l’inculture ? Non ! À la dic- tature de l’inculture, exercée par des médias serviles ou stu- pides, oscillant entre le football, les reality-shows et l’info- tainment. Non pas à l’abandon, mais à la stigmatisation des humanités. Non pas à l’oubli, mais au mépris de Montaigne et de Voltaire. Sans parler du sentimentalisme égalitaire qui croit que l’homme est né bon et qui méconnaît le tragique de l’histoire, ni de l’indigence intellectuelle de tous les « antisystèmes » et de leur prêt-à-s’indigner médiatique qui nous alertent sur la disparition des escargots mais restent muets devant la résurgence de l’antisémitisme. Le diagnostic de Philippe Val rejoint celui de nombre d’auteurs contemporains. Après quarante années de déni de la part des politiques, des journalistes et des éducateurs, la parole semble peu à peu se libérer. Reste à savoir si des actes vont suivre et si la descente en enfer de l’éducation, pour commencer, pourra être arrêtée.

1. Philippe Val, Malaise dans l’inculture, Grasset, 2015.

JUILLET-AOÛT 2015 JUILLET-AOÛT 2015 185 DISQUES Jeanne, Claude, Guillaume, héros lyriques › Jean-Luc Macia

ans les années trente du siècle dernier, la figure de Jeanne d’Arc était devenue une icône adulée non D seulement par les Français mais aussi par nombre d’étrangers (Carl Theodor Dreyer en est un bel exemple). Décidés à collaborer à une œuvre lyrique, Paul Claudel et Arthur Honegger choisirent le destin de la Pucelle d’Orléans pour un oratorio destiné à être mis en scène. L’ouvrage, créé en 1938 à Bâle, n’a jamais quitté le répertoire. Malgré l’em- phase passagère du poème claudélien, mais grâce à sa viru- lence, ses sarcasmes et son émotion religieuse, Honegger a conçu une partition puissante où le théâtre parlé se mêle au chant dans une structure quasi cinématographique. En mars dernier, une exécution de Jeanne au bûcher mise en espace à la toute nouvelle Philharmonie de Paris a fait figure d’évé- nement grâce, entre autres, à l’incarnation de l’héroïne par Marion Cotillard. Or, en 2012, celle-ci avait participé à un concert en Espagne qui a été filmé. Le DVD (1) restitue par- faitement l’interprétation émouvante de l’actrice française, au jeu d’écorchée vive, empoignant les fulgurances du texte de Claudel avec une tension dramatique et un mélange exaltant de candeur et de passion, de révolte et d’incompréhension qui personnifie avec brio Jeanne en prison, en procès et sur le bûcher. Mais cela serait insuffisant à nous convaincre s’il n’y avait un autre excellent acteur, Xavier Gallais, disant le rôle de frère Dominique, et de parfaits chanteurs, en premier lieu le ténor Yann Beuron, à la diction idéale. Marc Soustrot anime avec persuasion un orchestre aux mille détails pittoresques, imaginés par Honegger, que les caméras de Jean-Pierre Loisil scrutent avec bonheur. L’Orchestre symphonique de Barce-

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lone tient son rôle avec compétence – on regrettera néan- moins le français exotique des choristes –, l’ensemble a de l’allure et sert parfaitement un ouvrage au fond assez hybride mais d’une sensibilité pénétrante qui refuse religiosité douce- reuse et pompe sulpicienne. Il est rare qu’un ancien ministre de la Justice rédige un livret d’opéra. C’est pourtant ce qu’a accompli avec brio Robert Badinter en s’inspirant de Claude Gueux de Victor Hugo. C’est pour l’Opéra de Lyon et le compositeur Thierry Escaich que l’ancien garde des Sceaux a conçu une intrigue qui s’attache, avec un certain manichéisme – mais peut-on le lui reprocher ? – à dénoncer les conditions déplorables de l’emprisonnement avec une charge, pas inattendue, contre la peine de mort. La création de Claude à Lyon en mars 2013 a été filmée (2) dans la mise en scène astucieuse d’Olivier Py. Grâce à des décors pivotants, nous suivons le martyre du canut lyonnais, sa détresse et sa révolte, son amitié/amour avec un prisonnier souffre-douleur, son affrontement avec un directeur sadique et sa détermination à se venger au prix de sa vie après une parodie de procès. La musique d’Escaich est avant tout symphonique et colorée, laissant aux interprètes une sorte de parlé-chanté pas toujours mélodique mais qui agrippe le spectateur par sa véhémence directe. Le chef Jéré- mie Rhorer défend la partition avec un lyrisme bouillonnant. À la tête d’une belle distribution, où l’on remarque l’excellent directeur de Jean-Philippe Lafont et le contre-ténor Rodrigo Ferreira, le baryton Jean-Sébastien Bou trouve avec Claude l’un des rôles de sa vie, qu’il investit avec une conviction christique et une véhémence décapante. Sa prestation justifie à elle seule de découvrir cet opéra hors norme. Autre héros épique : Guillaume Tell. Mais nous chan- geons de siècle et de genre car il s’agit de l’ultime œuvre scé- nique de Rossini, archétype du grand opéra à la française. Ses exigences (plusieurs chanteurs d’exception, de grandes scènes complexes, une durée de quatre heures) font qu’on le

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monte peu de nos jours. Voici la production du Festival de Pesaro en 2013 mise en scène par Graham Vick, mélange incongru de styles, des ballets quasi bouffes, de tournage de film avec une approche Belle Époque. Si l’on conseille vivement ces deux DVD (3) c’est parce que la musique de Rossini est soulevée de flammes et de torrents irrésistibles par la direction de Michele Mariotti et parce qu’on y entend de vrais spécialistes du bel canto, comme Nicola Alaimo, robuste Guillaume Tell, ou les sopranos Marina Rebeka et Amanda Forsythe. Le grand triomphateur en est le ténor péruvien Juan Diego Florez, transcendant dans le rôle péril- leux d’Arnold. À ses aigus lumineux, il ajoute une puissante projection sonore et un français châtié. Le célèbre air Asile héréditaire est ici d’une beauté insurpassable.

Et aussi… Avec son superbe Budapest Festival Orchestra désormais l’une des meilleures formations européennes, Iván Fischer poursuit ses enregistrements mahlériens, tous salués par la critique, y compris dans ces colonnes. C’est cette fois la Symphonie n° 9, la dernière achevée par l’auteur du Chant de la Terre, qu’a gravée la chef hongrois (4) au gré d’intui- tions pertinentes qui en dévoilent les mille facettes. La détresse déchirante de son très long premier mouvement et le pathétisme morbide troué d’espoirs métaphysiques du final sont illustrés avec une profonde humanité par Fischer. Et les deux pages intermédiaires, d’un pittoresque trans- cendé ou faussement burlesques, soulignent la qualité des pupitres de l’orchestre. Depuis Otto Klemperer et Herbert von Karajan, sans doute l’une des visions les plus enivrantes de cette symphonie poignante.

1. Arthur Honegger, Jeanne au bûcher par Marc Soustrot, DVD Alpha 708. 2. Thierry Escaich, Claude par Jérémie Rohrer, DVD Bel Air classiques BAC118. 3. Jioacchino Rossini, Guillaume Tell par Michele Mariotti, 2 DVD Decca 074 3870. 4. Gustav Mahler, Symphonie n° 9 par Iván Fischer, SACD Channel Classics CCS SA 36115.

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Au nom de l’art. 1933-1945. Les Chamanes de la préhistoire Exils, solidarités et engagements Jean Clottes et David Limore Yagil Lewis-Williams › Robert Kopp › Henri de Montety

Lady Mensonges. Mary Lindell, Journal (1939-1945) fausse héroïne de la Résistance Maurice Garçon Marie-Laure Le Foulon › Olivier Cariguel › Marie-Laure Delorme La Triomphante Reconstitutions Teresa Cremisi Nick Flynn › Marin de Viry › Marie-Laure Delorme Réalisme et égalité. Une histoire Anti-secrets sociale de l’art en République Jean de Boishue démocratique allemande › Charles Ficat (1949-1990) Jérôme Bazin Ce que j’ai voulu taire › Henri de Montety Sándor Márai › Charles Ficat notes de lecture

HISTOIRE Serait-ce la méthode quelque peu positi- Au nom de l’art. 1933- viste ou l’exposé un tantinet scolaire qui 1945. Exils, solidarités et interdisent à ceux qui semblent détenir engagements le monopole de la question de faire une Limore Yagil place à ces recherches de première main Fayard | 590 p. | 28,50 € qui tendent « à corriger l’image très glauque qui, dans la tradition du Cha- Au cours des polémiques qu’a suscité le grin et la Pitié, est souvent donnée des livre de Jacques Semelin, Persécutions et Français durant les années sombres », entraides dans la France occupée. Comment comme le souligne Paul Bled dans sa 75 % des Juifs français ont échappé à la préface ? Toujours est-il que le lecteur mort (Seuil, 2013) et dont Commentaire est heureux d’apprendre en détail quel et le Débat se sont fait récemment l’écho, fut le sort des centaines d’écrivains, de il n’a guère été question des travaux de musiciens, de peintres de sculpteurs, Limore Yagil. Pourtant, cette professeure de cinéastes sous l’Occupation, quelles à l’université de Tel-Aviv et chercheuse ont été leurs rapports avec les autorités associée à l’université Paris-IV­ Sorbonne, allemandes, avec celles de Vichy, à quels ancienne collaboratrice de Pierre Vidal- dangers ils étaient exposés, notam- Naquet, a publié ces dix dernières années ment les juifs, et à quelles solidarités ils pas moins d’une demi-douzaine de gros devaient le plus souvent leur survie, tant volumes consacrés à certains aspects de à Paris qu’en province. Mieux vaut une cette problématique. En 2005, paru aux histoire concrète, fût-elle parfois labo- Éditions du Cerf Chrétiens et juifs sous rieuse à force de détails, que des débats Vichy, 1940-1944 : sauvetage et déso- sur des chiffres où les positions prises béissance, faisant suite à la France terre d’avance tiennent lieu d’arguments. de refuge et de désobéissance civile, 1936- › Robert Kopp 1944 chez le même éditeur, en 2010 et en 2011. Trois énormes tomes dont les

sous-titres laissent deviner qu’il s’agit BIOGRAPHIE d’un travail d’archives : « Exemple du Lady Mensonges. Mary Lindell, sauvetage des juifs. Implication des fonc- fausse héroïne de la Résistance tionnaires, le sauvetage aux frontières Marie-Laure Le Foulon et dans les villages-refuges », « Exemple Alma | 370 p. | 22 e du sauvetage des juifs, implications des milieux catholiques et protestants, l’aide Sa vie fait rêver. Elle est une belle infir- de résistants ». Et en 2014, Sauvetage mière anglaise devenue comtesse de Mil- des juifs. Indre-et-Loire, Maine-et-Loire, leville ; elle est une résistante à la tête du Sarthe, Mayenne, Loire-Inférieure, 1940- réseau Marie-Claire ayant fait passer des 1944 (Geste Éditions). milliers de réfugiés en Angleterre durant Travail d’archive encore, le plus récent l’occupation allemande en France ; elle volume est consacré au monde de l’art. est une héroïne dont Hollywood­ a tiré

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un film,One Against the Wind, fin 1991, le faux à son bénéfice. On entend en basé sur son autobiographie. Mais la contrepoint les mots de la résistante journaliste Marie-Laure Le Foulon, aler- Anise Postel-Vinay : une voix claire et tée par la résistante Anise Postel-Vinay sobre. › Marie-Laure Delorme et l’historienne allemande Corinna von List, a enquêté sur Mary Lindell (1895- 1986) et découvert la supercherie. Mary RÉCIT Lindell n’est pas comtesse de Milleville Reconstitutions car le père de ses trois enfants est marié Nick Flynn Traéduit par Julie Sibony par ailleurs et elle n’a pas constitué un Gallimard | 400 p. | 23,50 e réseau d’évasion structuré dès l’automne 1940. Marie-Laure Le Foulon nous Durant des semaines, le romancier Nick plonge dans le destin d’une aventurière Flynn s’est rendu sur le tournage de trouble, culottée, amorale. Elle met fin Monsieur Flynn (2012) de Paul Weitz, à une imposture, notamment à l’aide adapté de son récit Encore une nuit de d’archives. merde dans cette ville pourrie (Gallimard, La difficulté de l’enquête sur Mary Lin- 2006). L’histoire est celle de ses parents. dell est double. Les voix des survivants Julianne Moore interprète sa mère, qui l’ayant connue se sont éteintes peu à finira par se suicider, et Robert DeNiro peu et tout n’est pas erroné lorsqu’elle joue le rôle de son père, qui logera dans relate son attitude durant la Seconde un foyer de SDF à Boston. Le romancier Guerre mondiale. Mary Lindell a fait américain raconte, dans Reconstitutions, le taxi au début de l’Occupation pour les émotions nées de la fabrication du aller mettre au train des officiers anglais film (avant et pendant) et convoque ses et elle a été déportée fin août 1944, à auteurs fétiches (Edgar Morin, Simone Ravensbrück, à l’âge de 49 ans. Elle y a de Beauvoir, Virginia Woolf…) pour travaillé au Revier, avec le médecin SS s’interroger : est-ce vraiment encore son Percival Treite, dont elle était proche. passé familial auquel il assiste sur les Elle témoignera en sa faveur au procès lieux du tournage ? Le texte est com- de Hambourg en 1947. Peut-être a-t-elle posé de fragments, réflexions, citations. été « retournée » par les Allemands, Quelques pièces du puzzle. Nick Flynn lors de son arrestation ? Une certi- cherche, dans son œuvre autobiogra- tude : Mary Lindell n’appartient ni à la phique, un sens à sa tragédie familiale. Résistance ni à la collaboration. L’His- L’auteur de Contes à rebours (Gallimard, toire aurait dû l’oublier. Mais elle s’est 2012) cite Samuel Beckett, qui écrivait à peinte en héroïne avec persévérance car un ami à propos des limites du langage : sa soif de reconnaissance était patho- « y creuser un trou après l’autre jusqu’au logique. Mary Lindell se mettait en moment où ce qui se cache derrière, que scène partout et tout le temps avec un ce soit quelque chose ou rien, commen- brio d’actrice. Elle mélangeait le vrai et cera à suinter ».

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Que ce soit quelque chose ou rien... lon, qui a traversé tout le mandat pré- Nick Flynn est le romancier de l’ab- sidentiel, fait unique sous la Ve Répu- sence et de l’abandon. Les plus beaux blique. Même si le quinquennat a passages de Reconstitutions sont ceux accéléré le rythme de la vie politique, où l’auteur, près de dix ans après l’avoir la prouesse mérite d’être signalée, sur- quitté, retourne dans le foyer de SDF tout après avoir lu le témoignage de où il a commencé à travailler dès 1984. Jean de Boishue, chargé de mission à Son père y avait trouvé refuge, avant Matignon de 2007 à 2012. D’emblée d’en être expulsé en 1989. Nick Flynn ce dernier avait prévenu François Fillon, y est confronté à ce qui s’incruste, à ce fraîchement nommé à Matignon : « Tu qui s’envole, dans le jeu de la mémoire. sais que tu entres en cohabitation ? » Pourquoi écrire, quand rien n’apaise ? Les épreuves traversées par le Premier Avant le début du tournage, en 2011, ministre et son équipe au cours de ces durant une période où le film pouvait années font l’objet de cette chronique ne jamais voir le jour, Nick Flynn se vivante et alerte où l’on entre véritable- trouve en possession d’une vidéo de cin- ment dans les antichambres du pouvoir. quante-sept secondes où Robert DeNiro Le style ne souffre ici d’aucune entrave, marche dans la neige. Il la montre, sur les choses sont dites sans détour. Com- son téléphone portable, quand on lui bien complexes furent les relations entre demande, incrédule, où en est le pro- Matignon et l’Élysée au cours de ces jet de film sur son père. Nick Flynn se années ! Le titre délicat – Anti-secrets – rend alors compte que les images sont part du principe qu’aujourd’hui, tellement floues qu’elles peuvent repré- compte tenu de la puissance des moyens senter n’importe quoi et n’importe qui. de communication, plus rien n’est véri- On peut y projeter ce que l’on veut. tablement secret. Seule le demeure cette Nick Flynn en est, au début, profondé- part liée aux êtres, à leur caractère, aux ment désespéré. Mais il comprend que événements. Ce titre n’est pas sans rap- c’est l’essence même de l’art : ce sont peler Malraux avec ses Antimémoires et les autres qui donnent un sens à ce que sa théorie de l’antidestin. nous faisons. › Marie-Laure Delorme Une inspiration plus haute nourrit le propos qui ne saurait se résumer à une

ESSAI vie quotidienne à Matignon au temps Anti-secrets de François Fillon. Des souvenirs poli- Jean de Boishue tiques traversent le récit où apparaissent Plon | 220 p. | 17,90 € Olivier Guichard, Jacques Chirac ou Philippe Séguin. Ancien secrétaire Parmi toute la littérature parue sur le d’État à l’Enseignement supérieur, Jean quinquennat de Nicolas Sarkozy, aucun de Boishue, qui exerça également pen- livre n’avait encore offert le point de dant longtemps les fonctions de maire vue du Premier ministre, François Fil- de Brétigny-sur-Orge, dans l’Essonne,

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à l’origine de son essai Banlieue mon de l’écrivain (la mort de son unique fils amour, se révèle passionné d’aménage- dans son très jeune âge, la perte de sa ment et de valorisation des territoires ville natale, le destin de son pays ) aux – notamment lorsqu’il séjourne en tourments de sa conscience : Márai s’est Bretagne. Une autre facette de l’auteur toujours voulu un esprit raisonnable, tient à ses affinités avec la Russie qui affranchi des idéologies radicales. Il y alimentent aussi ce récit de Matignon a chez lui un sentiment tragique d’ap- raconté au jour le jour par temps de partenir à la bourgeoisie. L’Anschluss bourrasque. › Charles Ficat est vécu comme un drame, comme le sera ensuite l’instauration d’un régime communiste qui l’entraînera sur les che- ESSAI mins de l’exil. Mais cet éloignement de Ce que j’ai voulu taire sa terre natale, de cette Hongrie dont Sándor Márai il s’est efforcé de servir la langue, s’est Traduit du hongrois par Catherine Fay payé au prix fort. Après la mort de sa Albin Michel | 208 p. | 18 € femme, puis celle de son fils adoptif, il n’eut d’autre voie que celle de mettre fin Depuis une vingtaine d’années, l’œuvre à ses jours à San Diego en Californie. de Sándor Márai (1900-1989) bénéficie La prose de Márai épouse étroitement d’une popularité grandissante tant en le versant sombre du XXe siècle, vu France que dans le monde entier. Ses du côté de la « misère des petits États romans aussi bien que ses livres de sou- d’Europe de l’Est » (pour reprendre le venirs ont conquis de nombreux ama- titre de son compatriote István Bibó). teurs. Cette reconnaissance posthume Cet écho douloureux n’en finit pas de aurait sans doute mis du baume au cœur se faire entendre jusqu’à aujourd’hui, de Márai, dont la vie fut marquée par en Hongrie et sur tout le continent. de nombreuses épreuves. L’inédit qui › Charles Ficat vient de paraître en fournit la preuve éclatante : il s’agit d’un manuscrit com-

posé entre 1949 et 1950, destiné à être ESSAI la troisième partie des Confessions d’un Les Chamanes de la préhistoire bourgeois. On a longtemps cru le texte Jean Clottes et David perdu, mais il fut retrouvé au musée Lewis-Williams Petőfi de Budapest. Ce n’est qu’en 2013 Seuil, coll. « Points histoire » | 236 p. | 8,30 € qu’il a paru en hongrois pour la pre- mière fois. Les lecteurs des Mémoires de À l’occasion de l’ouverture de la réplique Hongrie retrouveront à la fois la destinée de la grotte Chauvet, Le Seuil ressort un houleuse de ce pays au XXe siècle, ainsi livre qui a fait controverse il y a quelque que les tourments propres à Sándor temps, et dont l’hypothèse est que les Márai dans sa vie personnelle. Ce que j’ai peintures paléolithiques sont l’œuvre de voulu taire mêle les souffrances intimes chamanes. Les différents motifs dessinés

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ou gravés correspondraient aux visions l’exemple qui de nos jours parviennent des trois stades de la transe, encore à expliquer les phénomènes en confron- observée de nos jours dans certaines tant l’infiniment grand et l’infiniment tribus primitives ou chez les adeptes petit. D’après Jean Clottes, les grandes des drogues hallucinogènes. À savoir : religions modernes ont conservé l’idée des formes géométriques puis divers de « personnages extraordinaires qui objets et enfin des animaux ou person- se déplacent d’un monde à l’autre ». nages monstrueux. Cette théorie suc- « Nous n’avons pas, dit-il, échappé cédait à d’autres hypothèses désormais aux concepts du paléolithique ». Et infirmées, dont certaines sont pourtant les artistes ? « Après tout, la capacité restées populaires comme celle de l’ani- à reproduire le réel peut être perçue mal-totem (cf. le Patronum de Harry comme ressortissant de la magie. » Potter !). Les chamanes paléolithiques › Henri de Montety seraient donc entrés en communication avec un autre monde, caché derrière les parois des cavernes, dont émergeaient les JOURNAL Journal (1939-1945) animaux représentés ou qu’ils tentaient, Maurice Garçon au contraire, de pénétrer en peignant le Édition établie, présentée et annotée par contour de leurs mains sur la roche. Pascal Fouché et Pascale Froment Les auteurs ont ajouté un dossier sur Les Belles Lettres-Fayard | 704 p. | 29 € la réception de leurs idées. Un certain nombre d’observations méthodolo- Avocat littéraire, voire mondain, auteur giques auxquels ils tentent de répondre, de plusieurs ouvrages sur la littérature mais surtout des attaques jugées irra- diabolique, Maurice Garçon (1889- tionnelles, des insultes. Ils constatent 1967) comptait parmi les célébrités (faussement naïfs ?) que la recherche du barreau parisien. À côté des ténors scientifique relève plus du champ Vincent de Moro-Giafferi, Henry Torrès de bataille que de la tour d’ivoire. et de ses jeunes confrères Albert Naud Méandres scientifiques et institution- ou Jacques Isorni, Me Garçon était une nels dont Jean Clottes, semble-t-il, a personnalité très en vue. Pas une vedette toutefois réussi à s’extraire à son avan- du prétoire, mais un travailleur insa- tage, compte tenu de ses innombrables tiable aux 17 000 dossiers, très informé. missions et distinctions. Fils unique d’un juriste renommé, ce Que peut-on vraiment savoir des bourgeois libéral qui taquinait la plume hommes paléolithiques sinon par analo- fut confortablement élu en 1946 au gie avec certains traits de notre temps ? premier tour à l’Académie française. La Étudier l’histoire humaine, c’est ten- sortie de son Journal composé en secret ter de réunir l’infiniment lointain et est une révélation. Par hasard la jour- l’infiniment proche. La tâche n’est pas naliste Pascale Froment découvre chez impossible. Les physiciens montrent la fille de Garçon une quarantaine de

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cahiers d’écolier remplis d’une écriture cette découverte, au musée du Barreau vive. Dans ce Journal il consignait choses de Paris (25, rue du Jour, Paris Ier), l’ex- vues et entendues qui étaient aiguisées position « Maurice Garçon : l’éloquence par une même scie : débrouiller les « tas et la plume », présentée jusqu’au 31 juil- d’histoire » et confessions inattendues let, lui rend hommage en montrant des qui affluaient vers lui, démêler le vrai carnets originaux du Journal, des aqua- du faux, percer les bobards afin de se relles d’audiences, des correspondances forger un avis équilibré face aux événe- et des photographies. › Olivier Cariguel ments qui agitaient une France succes- sivement déboussolée par la « drôle de guerre », l’Occupation et la Libération. ROMAN La Triomphante Il nous offre un tableau de l’état d’esprit Teresa Cremisi des Français inédit. Comme son Jour- Éditions des Équateurs | 205 p. | 17 e nal n’était pas destiné à paraître, aucune page n’a été corrigée après coup. On La narratrice a un maître de vie : Stend- découvre donc des notations à chaud, hal, quand le comte Mosca dit au jeune intactes. Les quelques écarts antisémites Fabrice d’accepter les règles de la société de Garçon sont ainsi restitués. Garçon comme celles du whist. Jouer, et ne pas se rattrapera, vite révulsé par les mesures trop compter sur les élans de sincérité à l’encontre des juifs. C’est un journal à et les démonstrations de brio intellec- multiples facettes sur la vie quotidienne tuel pour y réussir. On peut penser à des Français, la vie littéraire et artistique, voix haute quand on est devenu évêque. le tumulte politique. Garçon connaît Avant, danger. Dès l’adolescence, elle le beau monde, il a ses entrées dans les apprend « l’acrobatie mimétique pour ministères, à l’Académie française, dans éviter d’être différente », avec une les cabarets de Montmartre ou à l’Aca- conscience plus aiguë que d’autres démie de l’humour. Éphémère défenseur des règles du jeu. Jeune fille, elle a fui du député communiste Gabriel Péri, Alexandrie avec ses parents et doit s’inté- « doux intellectuel » et martyr de la Résis- grer dans la société milanaise. Les sœurs tance, il sauva la tête de Henri Girard, qui l’accueillent ont des élèves léchées, alias Georges Arnaud, l’auteur du Salaire sont élégantes et intégrées depuis des de la peur rendit visite à Georges Man- siècles. Il va falloir s’en faire des amies. del au fort du Portalet « un cul de basse- Cette sorte de plasticité et d’intelligence fosse au bout du monde », dans le Béarn, sociales ont leurs racines dans une édu- tout en fréquentant des artistes comme cation qui a négligé de lui enseigner Georges Braque ou Marie Laurencin, le rôle d’une femme. Ni son père, un l’amie d’Apollinaire bien vieillie. Au fil homme au sens inné du chic, ni sa mère de son Journal, Maurice Garçon mène ne lui ont spécifié son rôle futur. Elle une enquête redoutable sur la nature l’inventera, avec cet avantage de n’avoir humaine. Complément indispensable de aucun préjugé sur la question.

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Absence, aussi, de milieu, car à part ESSAI être riche (puis ruinée), sa famille ne Réalisme et égalité. Une histoire fait pas partie d’une classe particu- sociale de l’art en République démocratique allemande lière. Absence de lieu, car Alexandrie (1949-1990) n’est pas l’origine et ne sera pas la fin. Jérôme Bazin Absence de généalogie, de religion Les Presses du Réel | 272 p. | 26 € familiale : elle découvrira tardivement en faisait des recherches qu’elle est Le titre proposé par Jérôme Bazin vaguement juive, alors qu’elle est bapti- annonce la volonté de mettre en évi- sée. Ses parents sont agnostiques et son dence une tension, peut-être plusieurs. baptême correspond plus à un désir Entre les artistes professionnels et ama- d’entrer dans une case qu’à un boule- teurs, entre les intelligenz et les ouvriers, versement spirituel. Et enfin absence au sein même de la classe ouvrière, de culture amoureuse : elle ne sait pas étudiés tour à tour, l’auteur redécouvre quoi faire de son amant transi quand l’origine et les fondements de l’inéga- il doit quitter Milan. Elle le laisse filer. lité. « Parce que l’art reste le domaine Personne ne lui a dit que quand un gar- de la distinction par excellence, de la çon vous demande de le suivre, il est différenciation, de l’affirmation de la usuel de dire oui ou non. supériorité sociale. » Certes, l’écono- Cette « apprenti gymnaste » fabrique mie socialiste, en République démo- sa propre culture et observe tout avec cratique d’Allemagne comme ailleurs, l’acuité des sans-lieux et un immense ambitionnait de réaliser l’égalité, mais désir de noircir les pages blanches. elle admettait les échanges monétaires, On sent que les « mélancolies exis- tout en « rejouant sans cesse la valeur de tentielles » attendent avec impatience chaque objet », dans une certaine « opa- l’événement qui les dissipera. Ce sera cité ». Le monde de l’art officiel tra- le travail : il intervient comme un duisit ce projet par la suppression de la miracle, une parousie intime. Journa- valeur économique des œuvres (et aussi lisme, industrie, édition. La transfor- celle des marchands d’art), supplantée mation de l’incompétence en compé- par la valeur purement artistique. On tence, le pouvoir, le travail bien fait : le remplaça également l’achat par la com- bonheur. Avec l’expérience, elle déve- mande, qui donne lieu à des honoraires. loppera un style cash mais pas clash, À la différence des princes et évêques surplombant mais pas dominateur, de naguère, les commanditaires socia- habile mais pas tordu, le tout sur un listes étaient souvent dans une position fond paradoxal de relativisme ardent. sociale inférieure à celle des artistes. Freud définit ainsi la santé mentale : (À sa manière grossière et institution- pouvoir travailler et pouvoir aimer. Il nelle, le socialisme ne rétablissait-il faut lire ce beau récit comme un traité pas la véritable hiérarchie qui place de santé mentale. › Marin de Viry les princes de l’esprit au sommet ?)

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Du reste, si, dans les années cinquante et soixante, les « fonctionnaires de la culture » n’avaient pas « d’affinité particulière avec l’art », Jérôme Bazin affirme que la situation s’est amélio- rée par la suite. Croyons-le sur parole. Lors d’une commande, les fonction- naires, les syndicats, les directeurs et les ouvriers étaient appelés à participer à la création. Un document d’archive men- tionne « les informations échangées entre le créateur et les spectateurs ». Cette méthode de travail évoque moins l’atelier d’artiste que l’agence de pub. Mais elle n’est pas une garantie contre l’échec : par exemple, cette peinture murale dans une cantine que l’on fit recouvrir « parce que les ouvriers refu- saient de déjeuner devant ». La dicta- ture du prolétariat a parfois du bon. Combien ça coûte ? L’opacité n’est pas synonyme d’arbitraire. Le minis- tère fixa trois critères : les matériaux, la taille, l’importance politique. Pour une petite huile sur toile : environ un salaire d’ouvrier. « L’artiste doit pouvoir vivre de son art. » Ce qui est une bonne chose. Surtout s’il faut lut- ter contre les dérives « petites-bour- geoises » qui, selon la doctrine, vou- laient abusivement imposer « l’égalité à tout prix ». « Prend la plume, cama- rade ! » si tu veux déposséder la (petite) bourgeoisie de son dernier privilège… Ce n’est pas le dernier mérite de ce livre qu’il incite, au moyen d’une somme de détails expressifs et spirituels, son lec- teur à prendre parti. › Henri de Montety

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Dossier

Vladimir Poutine passionne et divise la France. Est-il notre ennemi ? Comment influence-t-il la politique française ? À travers quels réseaux ? Quelles sont ses références intellectuelles et historiques ? Comment élaborer une nouvelle relation franco-russe réaliste et dépassionnée ?

Par Jean-Paul Clément, Michel Eltchaninoff, Arnaud Kalika, Andreï Gratchev, Renaud Girard, Svetlana Alexievitch, Hubert Védrine…

Grand entretien | Hélène Carrère d’Encausse Par Valérie Toranian

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