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Pour une critique sociale de l’architecture ou comment définir l’anarchitecture « Sortis du cadre : Price, Rossi, Stirling et Matta-Clark », Centre Canadien d’Architecture, Montréal. 23 octobre 2003 - 6 septembre 2004 Florentina Lungu

Violence (1) Number 66, June–July–August 2004

URI: https://id.erudit.org/iderudit/35133ac

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Publisher(s) Revue d'art contemporain ETC inc.

ISSN 0835-7641 (print) 1923-3205 (digital)

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Cite this review Lungu, F. (2004). Review of [Pour une critique sociale de l’architecture ou comment définir l’anarchitecture / « Sortis du cadre : Price, Rossi, Stirling et Matta-Clark », Centre Canadien d’Architecture, Montréal. 23 octobre 2003 - 6 septembre 2004]. ETC, (66), 55–58.

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Montréal POUR UNE CRITIQUE SOCIALE DE L'ARCHITECTURE OU COMMENT DÉFINIR L'ANARCHITECTURE

«Sortis du cadre : Price, Rossi, Stirling et Matta-Clark», Centre Canadien d'Architecture, Montréal. 2 3 octobre 2003 - 6 septembre 20 0 4

«Chaque période correspond en quelque sorte à l'architecture des années 1970, se trouvent au cœur de une élaboration spécifique de représentations du l'exposition « Sortis du cadre », dont le but est de met­ monde social et de la normalité, sachant que, lors tre en conversation directe leurs réflexions. de chacune d'elle, se développe chez les agents « Peut-on construire un anti-bâtiment ? Un projet chargés d'organiser l'espace ce que Erwin Pa- peut-il transcender la mémoire et l'expérience ? Peut- nofsky appelait une ' habitude mentale ' - ' en il avoir une architecture d'écoute ? ». Ce sont quel­ ramenant ce cliché usé à son sens scolastique le ques-unes des grandes interrogations appartenant à plus précis de principe qui règle l'acte '. Ainsi se ces architectes, lesquelles jalonnent le nouveau regard modèlent des manières de penser des problèmes interprétatif investi dans cette exposition par rapport à et des manières de les résoudre qui organisent les une époque architecturale et artistique passée : la dé­ formes (par ' type ' et par ' styles ') que peut cennie soixante-dix. Lancé par le groupe de commis­ prendre la structuration de l'espace. »' saires3, ce nouveau regard qui réside tout à la fois sur un travail d'histoire et de mémoire, s'alimente à par­ epuis l'apparition du Style Internatio­ tir d'un corpus composé de 450 objets, qui pour la nal jusqu'à la fin du siècle précédent, plupart n'avaient jamais été montrés au public, dont les historiens s'entendent tous sur le des dessins, des photographies, des ouvrages, des do­ fait que les années 1970 constituent cuments d'archives, des films et quelques maquettes un moment charnière dans l'histoire provenant des quatre fonds d'archives acquis récem­ de l'architecture du XXe siècle, étant donné l'appari­ ment par le Centre Canadien d'Architecture. tion et la multiplication d'expérimentations diverses Quoiqu'au premier abord, il paraît évident que les qui mettaient en doute le statut et la nature fondamen­ projets architecturaux de ces quatre personnalités sont tale de l'architecture, lesquels ont contribué inévitable­ presque complètement différents les uns des autres, ment au déploiement du postmodernisme2. Cedric toutefois il y a un trait essentiel qui s'en dégage et qui Price, , James Stirling et Gordon Matta- les réunit : une critique sociale très forte de leur part Clark, considérés comme les personnalités les plus em­ concernant l'architecture de cette période. Comment blématiques, provocatrices et influentes de l'art et de s'opère-t-elle ? Quel langage architectural a été em-

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Cedric Price, composition analogue à lo chapelle funéraire de Giussano, la porte d'entrée de la Biennale d'architecture de 1 980, le Théâtre du Monde et un projet d'hôtel à Cannaregio ouest, Venise, 1979-1980. Encre sur papier velin ; 77 x 103, 5 cm. Collection Centre Canadien d'Architecture, Montréal/Fonds Aldo Rossi. , Fun Palace, perspective intérieure, entre 1961 et 1965. Plume et encres en noir et blanc sur épreuve à la gélatine argentique de la maquette ; 12, 5 x 24, 9 cm. Fonds Cedric Price/Collection Centre Canadien d'Architecture. ployé dans l'œuvre de chacun afin d'exprimer cette appelle l'anarchitecture, un concept créé à partir de critique? Comment la voit-on en rapport avec notre diverses combinaisons de mots comme anarchie et époque ? architecture ou « an ark kit puncture, anarchy torture, an artic lecture, an orchid texture, an art collector, 5 Déconstructionnisme, nationalisme etc. » Dans la plupart de ses œuvres, la déconstruction et postfonctionalisme de l'espace réel semble s'opérer suivant une logique « Voici ce que nous avons à vous offrir... de différance, telle que la philosophie derridienne la La confusion guidée par un but bien précis.4 » définit et à travers laquelle des oppositions de con­ Une confusion bien évidemment voulue, mais com­ cepts comme intérieur/extérieur, objet/sujet s'en­ bien vraie et encore d'actualité, surtout pour l'histo­ chaînent, pour arriver à l'essence de ce que peut si­ rien d'aujourd'hui qui, dans son travail de classement gnifier l'anarchitecture. des artistes et périodes, se heurte à une œuvre qui ré­ Une fois qu'on a compris ce que signifie Y anarchitecture, siste fortement au phénomène de labélisation. Artiste on plonge plus facilement dans le concept d'« anti-archi­ américain pluridisciplinaire, figure marquante de tecture », utilisé pour la première fois par Cedric Price, l'art et de l'architecture des années 1970, Gordon l'une des figures les plus audacieuses de l'architecture Matta-Clark, fils du célèbre peintre surréaliste chi­ britannique de la deuxième moitié du XXe siècle pré­ lien Roberto Matta, incarne bien le mythe de la sentes dans cette exposition. Faut-il établir certains postmodernité bien qu'il n'ait jamais légué à la pos­ liens sémantiques entre ces deux concepts ? Il ne se­ térité une seule construction. Pourtant, ses photogra­ rait pas exclu d'en envisager ; on pourrait bien les rap­ phies, films et dessins, qui se déploient tout au long de procher, car toutes deux surgissent d'une même criti­ l'exposition, portent un regard neuf sur l'architec­ que sociale très forte, véhiculée à la même époque ture ; les films City Slivers, Substrait, Under­ mais exprimée dans des endroits différents. ground en témoignent clairement. Mais de quoi peut-on qualifier ses « interventions » à la fois sculp­ Peut-on construire un anti-bâtiment ? turales et architecturales, réalisées à partir de maisons Suite à la question de Cedric Price, « peut-on cons­ vouées déjà à la démolition ? Peut-on encore utiliser truire un anti-bâtiment ? » se révèle, en guise de ré­ l'expression « écologie urbaine », de Dan Graham, ponse, sa maquette du Fun Palace (1961-1972), un lorsqu'il essayait de définir à l'époque la démarche de des projets qui n'a jamais vu le jour. Price le décri­ Matta-Clark ? vait ainsi : « The Fun Palace was a proposai for an À notre sens, il s'agit là plutôt d'une esthétique de infinitely flexible multi-programmed, twenty-four déconstruction de l'espace architectural, ayant comme hours entertainment center that marries communica­ toile de fond une critique sociale acerbe sur l'environ­ tions technologies and industrial buddings components nement de l'époque. Déplacer les murs, couper l'inté­ to produce a machine capable of adapting to the needs rieur des maisons de l'extérieur plusieurs fois en deux of users.»6 afin de mieux reconstruire par la suite, comme on Inter-Action Trust Community Arts Centre, érigé à peut voir dans A W-hole House ou Conical Intersect. Londres (1971-1979), constitue un autre exemple qui À travers ces « actions », « performances » ou « événe­ montre que Price était un fervent défenseur des con­ ments » qui ont été documentés par l'artiste même cepts novateurs et libres, mais en même temps qu'il dans des films, des photomontages, des dessins et des s'opposait à la création d'espaces permanents, stati­ photo, on peut déceler déjà les éléments de ce qu'il ques avec des fonctions bien précisées. Les commis-

56 saires de cette exposition insistent, dans la présentation ministratif à Florence (1977), le projet pour le Musée de quelques-uns de ses projets, sur le fait que Price prô­ d'histoire allemande à (1988), les unités rési­ nait un genre d'architecture adaptable et surtout pour­ dentielles le long de Verbindugskanal à Berlin (1976) vue d'une grande indétermination, impermanence ou la fontaine monumentale à Segrate (1965), pour avec fusion de la technologie de l'information, du di­ constater non seulement que Rossi empruntait beau­ vertissement et des activités éducatives, des espace ludi­ coup à l'architecture du Nord de l'Italie, mais que les ques, pour circonscrire le bien-être et le plaisir des uti­ mêmes éléments architecturaux reviennent à chaque lisateurs. Considérant que l'architecture de son temps fois. La lecture analytique et particulièrement atten­ aurait pu être envisagée différemment, c'est-à-dire tive de ses projets architecturaux que nous avons avec des constructions en perpétuelle transformation, empruntée, en parcourant les deux salles qui lui ont détérioration et effondrement, Price défendait un été consacrées dans cette exposition, nous a appris point de vue qui nous semble s'approcher en essence que Rossi traduisait de façon littérale sa critique so­ de celui Matta-Clark. ciale de l'architecture en recourant à un vocabu­ Si les visions de Price et Matta-Clark se rencontrent laire tectonique basé sur l'idée que l'architecture sur certains points, celles de Aldo Rossi et James Stir­ doit faire appel à des formes urbaines ancrées ling n'en demandent pas moins. On risque vraiment de dans la mémoire collective des villes. Autant s'émerveiller autant devant les dessins très esthétisés, dans la première salle, qui réunissait 15 de ses voire lyriques de Rossi que devant les impressionnants projets sur l'architecture résidentielle, consacrés projets architecturaux de Stirling, qui pour la plupart à « l'idée de typologie » que dans la deuxième, ont donné lieu à des constructions très imposantes en qui porte sur le thème « d'architecture auto­ Italie, en Allemagne, aux États-Unis et en Angleterre. nome » à travers les 11 projets liés à l'espace pu­ blic et à la collectivité, on a pu constater cette dé­ Un projet peut-il transcender marche plutôt pragmatique qu'adopte Rossi comme résultante directe de la forte effervescence politique la mémoire et l'expérience ? et idéologique des années 1960. Le Cimetière San C'est la question qui a hanté Aldo Rossi toute sa Cataldo, à Modène (1971), constitue selon la criti­ vie. Elle a été transposée dans la plupart des cons­ que un exemple très fort en ce sens, car Rossi avait tructions qu'il a érigées, constituant ainsi sa signa­ fait appel à un classicisme dépouillé, tel qu'il appa­ ture. Architecte italien, connu comme le fondateur raissait à la fin du XVIIIe siècle dans l'œuvre de du mouvement néorationaliste et comme auteur de Etienne-Louis Boullée. « Le cube rouge qu'Aldo l'essai L'Architectura del città (1966), Rossi nous li­ Rossi a conçu comme élément principal de son pro­ vre, à partir du milieu des années 1960, tout un lan­ jet, et qui abrite un ossuaire, évoque en filigrane la gage autobiographique pour exprimer son désavœu sphère haute de 152 m, que Boullée voulait ériger par rapport à la « surprofessionnalisation » de l'archi­ en hommage au mathématicien anglais Isaac New­ tecture et son « fonctionnalisme naïf», faisant appel ton. À travers cette forme épurée se décèle l'in­ à un répertoire fixe d'éléments et de figures identi­ fluence de l'architecture plus expérimentale des fiables comme le cône, la cheminée, le silo, le bap­ premiers temps du fascisme, telle la Casa del Fasci tistère, le théâtre, le passage. Il suffit de regarder le 91932) à Côme. »7 théâtre du monde à Venise (1971), un centre ad­

Klaus Frahm, Neue Sloolsgalerie, Stuttgart. Vue partielle de la rampe et de la rotonde de la Neue Slaolsgalerie, Stuttgart, Allemagne, avril 1984. Epreuve argentique à la gélatine ; Centre Canadien d'Architecture, Montréal © Klaus Frahm, Hambourg. •/-&?*••

James Stirling et Wilhelm Mierendorf photographe, La pose du « bouquet » au Neue Staatsgalehe, ca 1983. Fonds James Stirling/Michael Wilford, Collection Centre Canadien d'Architecture. © Wilhelm Mierendorf

« Peut-il y avoir une architecture d'écoute ? » ments de cap, étant donné l'interaction permanente Voilà ce que pourrait constituer le leitmotiv de l'œuvre du public, des chercheurs et des étudiants. On ose architectural de James Sterling, quatrième figure cen­ dire qu'il s'agit là non pas d'une simple installation sur trale de cette exposition. Sterling, se décrivant lui- le fond d'une exposition, mais d'une installation aux même comme un architecte mégalomane (AMF) et confins de la performance, où le public est invité à ayant évolué à la même époque que Price mais de fa­ jouer un rôle actif dans la construction de la valeur çon différente, a su indubitablement concevoir cette esthétique et sémantique de l'événement artistique, attitude d'écoute envers l'architecture qu'on peut ap­ en formulant ses propres questions et hypothèses privoiser facilement lorsqu'on contemple les plans des qui enrichissent autant son contenu que son carac­ plus spectaculaires projets architecturaux, comme la tère proposé au départ. C'est en quelque sorte une Neue Staatsgalerie à Stuttgart (1977-1984), qu'on réappropriation de l'expérience artistique des an­ pourrait appeler son chef-d'œuvre, ou le Musée Ar­ nées 1970 afin de susciter de nouvelles interpréta­ thur M. Sackler (Fogg), de l'Université de Harvard à tions concernant cette période. Cambridge (1979-1984). Dans le cas de Stirling, et FLORENTINA LUNGU contrairement aux autres architectes présents dans cette exposition, il devient presque impossible d'ap­ privoiser cette critique sociale de l'architecture, car NOTES elle ne se livre pas d'emblée aux yeux des lecteurs. On pourrait la traduire par une sorte de monumentalité Christian de Montlibert, L'impossible autonomie de l'architecture : éclectique et en même temps complexe, qui différen­ sociologie de la production architecturale, Presses universitaires de Strasbourg, 1995, p. 13, 227 p. cie Stirling des autres architectes de son époque. Ce terme désigne, selon Yves Boisvert (ie Postmodernisme, Boréal, 1995, Mais que signifie : « écouter l'architecture » ? Ne de­ p. 11 et 12), autant «la période historique où les sociétés occidentales évoluent depuis une trentaine d'années » que « l'attitude vrait-on pas proposer en guise de réponse une sorte de méthodologique et analytique qui est au coeur du travail intellectuel synthèse, que Stirling a conçue dans la façon dont il a su des postmodernistes ». Pour une meilleure définition et compréhension de ce terme, on peut se référer entre autres à J.-F. Lyotard : La comment parcourir l'histoire architecturale, en jouant sur condition postmodeme, Paris, Minuit, 1979, 108 p. ; et Le les thèmes modernistes et néoclassiques, en réinventant les Postmodernisme expliqué aux enfants, Paris, Gallilée, 1988, 165 p. 1 Commissaire en chef de l'exposition : ; commissaires lieux par des bâtiments qui épousent l'environnement ur­ invités : A. Vidler, M. Wigley, Marco de Michelis, Philip Ursprung, bain existant, en recourant à une série d'éléments opposés Hubertus von Amelunxen ; commissaires internes : W. Owens, H. Shubert, L. Désy et P.-É. Latouche. comme cercle et carré, vide et plein, l'ancien et le nou­ Gordon Matta-Clark. veau, monumentalité et simplicité. 1 James Attlee & Lisa Le Feuvre, Gordon Matta-Clark : the Space Between, Nazareli Press, 2003, p. 48. Il s'agit, selon nous, d'une exposition versus installation, 1 Mary Louise Lobsinger : « Cybernetic Theory and the Architecture of qui s'enrichit constamment sous l'effet des transfor­ Performance : Cedric Price's Fun Palace », in Anxious Modernisms, p. 120. mations continues, des réaménageants et des change­ e Edward Lucie-Smith, Les Arts au XX siècle, Kônemann, 1999, p. 298.

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