MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR UNIVERSITE DE TO LIARA Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Département d’Etudes Françaises

LE MYTHE DU SACRIFICE ET DU SALUT Dans les œuvres de RABEMANANJARA A travers : ANTSA - LAMBA - ANTIDOTE - LES ORDALIES

Date de soutenance : 08 Décembre 2011

Mémoire de Maîtrise présenté par : Monsieur RASOLOFONIAINA Ricardo Etudiant au département d’Etudes Françaises Dirigé par : Monsieur TONGAVELO Athanase Enseignant chercheur à l’Université de Toliara Année Universitaire: 1998 - 1999

REMERCIEMENTS :

Je voudrais exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce mémoire. Mes sincères remerciements vont à tous les enseignants du département d’études françaises qui ont assuré ma formation durant tout le cursus universitaire. Ensuite, je remercie particulièrement Monsieur TSIMILAZA Alphonse qui a bien voulu accepter de lire ce travail. Je voudrais aussi témoigner ma reconnaissance à Monsieur TONGAVELO Athanase, qui m’a suggéré ce sujet et dont le soutien constant tout au long de la recherche et les précieux conseils m’ont énormément aidé. Ma gratitude va aussi à l’endroit de Monsieur RABESAIKY de Paul, Inspecteur de l’Enseignement Primaire, directeur de l’Ecole Normale de Toliara, pour l’aide qu’il a apportée dans la réalisation de ce mémoire. Je tiens aussi à remercier tous ceux qui de près ou de loin ont contribué à l’exécution de ce travail. Toute ma famille trouvera ici également l’expression de ma profonde gratitude pour son soutien matériel et moral car sans son encouragement et son assistance, jamais je n’aurais pu mener à son terme ce mémoire.

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INTRODUCTION

Jacques-Félicien RABEMANANJARA est, si l’on peut dire, un des poètes malgaches de langue française qui ont su le mieux tirer parti de la poésie. Par la musique de ses vers et des ruptures des rythmes, il a pu exprimer ses sentiments et obtenir des effets surprenants sur le public. Et si l’on juge l’ensemble de ses poèmes, on pourra dire que RABEMANANJARA lance un cri d’amour mêlé de douleur, un cri à double sens: l’un tourné vers les Malgaches et l’autre vers les Français. Un « cri vers la liberté » comme le disait François Mauriac dans la Préface d’ Antsa , car, disait-il « il faut être libre pour pouvoir aimer », et c’est là le paradoxe de l’œuvre de RABEMANANJARA. Il n’a pas laissé la haine habiter son cœur tout en luttant pour l’indépendance de . Pourquoi le choix de travailler sur J. RABEMANANJARA ? Notre choix s’est d’abord porté sur les auteurs malgaches d’expression française avant de se fixer définitivement sur RABEMANANJARA. C’est qu’à notre avis, les poèmes de RABEMANANJARA s’alimentent surtout dans la culture malgache, même si l’auteur utilise la langue française. Le frère Donat Bédard disait justement, à ce propos que « RABEMANANJARA s’est exprimé en français mais (...) sa poésie est Malgache par la langue utilisée, tissée d’images pittoresques se référant à l’univers familier du poète, (...) aux coutumes propres à son peuple »1, coutumes qui n’ont pas été marquées, déformées par le « cartésianisme » européen. En plus, l’élément qui a contribué à fixer notre choix sur ce grand poète de la francophonie est la pensée qui est contenue dans les phrases qu’il a prononcées lors de ses prestations au Congrès de Rome: « Nous sommes fiers, disait-il, que nos poèmes soient, à l’heure actuelle, traduit et répandus en allemand, en anglais, en russe, en italien, en chinois. Mais n’est-ce pas mortifiant de penser qu’aucune école de chez nous n’a songé à entreprendre la diffusion parmi nos hommes de demain ? Nul n’est prophète en son pays (...) »

En ce sens, ce travail se propose d’apporter une contribution à l’élargissement de la diffusion des poèmes de l’auteur. Le sujet de cette recherche est intitulé Le Mythe du Sacrifice et du Salut dans les œuvres de RABEMANANJARA. Nous n’avons retenu que quatre recueils de poèmes, à savoir :

1 J. RABEMANANJARA, Poète Malgache , Sherbrooke, Librairie de la cité Universitaire,1968, p.17 4 Antsa , Lamba , Antidote et Les Ordalies . Ces textes nous paraissent les plus significatifs de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, et en plus, ce sont les œuvres dites « œuvres de maturité »2 de RABEMANANJARA. Tout ceci est rendu évident par l’étude sociologique des deux pays en situation conflictuelle. La société malgache d’avant la colonisation avait ses propres coutumes, ses propres façons de vivre, ses propres philosophies. Et l’intrusion étrangère est perçue comme une blessure, une souillure si bien que la poésie de RABEMANAJARA était devenue une arme avec laquelle il luttait pour la rénovation nationale. Alors, cette situation « a fait de lui un poète militant (...) chantre de la résistance des peuples colonisés »3. Ses poèmes sont pleins de réminiscences des textes évangéliques et marqués par l’éducation qu’il a reçue de son grand-père maternel : les différents mythes du sacrifice ou du salut et des richesses culturelles malgaches. Dans ce sens, ce mémoire se veut un point de départ pour l’étude des différentes formes de sacrifice et de salut contenus dans les quatre recueils cités précédemment. Pour ce faire, nous allons diviser notre étude en trois parties : - Dans la Première Partie qui s’intitule PRESENTATION DE L’AUTEUR ET DE SON ŒUVRE , nous nous proposerons de donner un aperçu de la vie de l’auteur, de son œuvre et de son parcours poétique. - Dans la Seconde Partie intitulée LE MYTHE DU SACRIFICE , nous ferons une étude généralisée du mythe avant de faire une approche plus détaillée des différentes formes et significations du sacrifice dans les poèmes de RABEMANANJARA. - Enfin, dans la Troisième Partie qui a pour titre LE MYTHE DU SALUT , nous entamerons une étude sur le salut d’une manière semblable à celle que nous avons faite sur le mythe du sacrifice. Et dans la même volée, nous allons essayer de voir la vision du monde de l’auteur.

2 cf. Schutter E.B, in Jacques RABEMANANJARA , , Seghers, 1964. 3 JOUBERT J.L, La littérature d’expression française: Madagascar , Revue Notre Librairie n°110, 1992, p.18. 5

PREMIERE PARTIE ::: PRESENTATION DE L’AUTEUR ET DE SON ŒUVRE 6

CHAPITRE I. 1 BIOGRAPHIE DE JACQUES RABEMANANJARA

I.1.1. Naissance et famille

Jacques-Félicien RABEMANANJARA naît en 1913 à Maroantsetra (Toamasina), dans la baie d’Antongil, sur la côte est de Madagascar. C’est là que selon la légende auraient débarqué de leurs pirogues à balancier les premiers ancêtres malgaches venus du sud-est asiatique. Son père, Emmanuel RAZAKA, est un propriétaire terrien d’origine merina. Sa mère, FANAHY, est la fille d’un des plus importants « notables » de Maroantsetra. Elle appartient à la caste royale des Zafirabay.

Le grand-père maternel s’est chargé de l’éducation du petit garçon, de son initiation aux cultes des ancêtres, lui apprit l’histoire de sa famille et de sa tribu Betsimisaraka. C’est dans ces occasions de formation et d’initiation que lui sont révélés par son grand-père les légendes et les exploits du Railovy , l’oiseau-totem de la famille.

Blessé par la présence européenne dans l’Ile, le grand-père interroge l’avenir et c’est avec des dons de voyance qu’il prédit à son petit-fils de grands voyages vers la et un destin peu ordinaire: « Tu voles comme un oiseau, pour un voyage dans un pays lointain que je ne connais pas »4.

I.1.2. Sa vie

A 12 ans, Jacques RABEMANANJARA suit un missionnaire alsacien, le père Vogel, et entre au petit séminaire de l’île Sainte-Marie, puis au grand séminaire de Tananarive qu’il quittera par la suite. Les études éveillent son grand intérêt pour les mathématiques d’abord, et ensuite la découverte de la littérature française le marquera très profondément. Son goût du rythme, le guide surtout vers les auteurs qui lui révèlent une langue française harmonieuse, tels que Giraudoux et Racine. Après avoir quitté le séminaire, il entra dans l’Administration et subit les rouages du travail monotone. Heureusement, d’autres activités l’occupaient. Il a fondé, avec son ami

4 Propos oraux recueillis par RFI et RTM 7 Ignace RAVONISON, le premier syndicat des fonctionnaires malgaches, ainsi que La Revue des Jeunes de Madagascar (avec Régis RAJEMISA RAOLISON) dont la devise est de « Devenir de plus en plus français, tout en restant profondément malgaches ». Cependant, les tendances nationalistes de ces jeunes malgaches ne furent pas tolérées par les dirigeants colonialistes. La Revue n’obtint plus d’imprimeur et dut cesser ses publications. Le jeune poète que nous a révélé La Revue des Jeunes de Madagascar vit dans l’amitié du grand J.J. RABEARIVELO. Ce dernier, poète également, qui correspondait avec des écrivains du monde entier, n’était pas reconnu dans notre pays et, en raison des conditions difficiles de vie, se suicida en 1935. Mais avant sa tragique disparition, J.J. RABEARIVELO avait pris soin d’envoyer une lettre, à Jacques RABEMANANJARA, annonçant son suicide dont voici les mots précis: « Je te fais légataire testamentaire de mes oeuvres. Je te passe le flambeau, tiens-le bien haut. Tu me reprocheras cette mort mais le Galiléen, lui aussi, a choisi un genre de suicide . »

Un voyage en France, un rêve que la vie avait refusé à RABEARIVELO, fut du coup, en quelque sorte, réalisé par Jacques RABEMANANJARA, conformément à la destinée que lui avait prédite son grand-père. Pour fêter la 150ème année de la Révolution française, la France a émis le souhait de voir ses colonies représentées à Paris pour la commémoration de l’événement de 1789. Et ce fut Jacques RABEMANAJARA qui représentait la jeunesse intellectuelle malgache à cette grande occasion, aux côtés d’un colon, d’un pasteur, d’un notable et d’un agent de l’Administration. Ils défilèrent le long des Champs Elysées. Mais les Malgaches n’avaient obtenu qu’un bref permis de séjour en France alors que RABEMANAJARA désirait y rester. Il alla trouver le Ministre des Colonies, Mandel, qui lui octroie une naturalisation dans un délai très bref. C’est en vertu de cette naturalisation que notre poète a pu travailler dans le cabinet du ministère et d’entreprendre à La Sorbonne des études de lettres. Jeune étudiant et jeune poète, il fut reçu avec beaucoup d’égards par Matha CALLEWAERT et Marc DE LA ROCHE. Madame CALLEWAERT le présenta dans les milieux littéraires où il trouva accueil et soutien. A Paris, il rencontra également tous les groupes des Antillais et des Africains qui sont devenus les poètes de la négritude et qui se signalèrent par la promotion de la revue Présence Africaine . Amie de Césaire et de Senghor, très intéressée à la naissance de cette nouvelle littérature africaine, Erica de BARY, une jeune allemande, eut une influence décisive sur l’oeuvre de Jacques RABEMANANJARA. Avec elle, il découvrit l’univers de RILKE, 8 s’intéressa à la littérature allemande et fut frappé de découvrir dans le théâtre de Kleist des accents violents qui répondaient à des échos passionnés de l’âme malgache. Erica de BARY est écrivain et poète elle-même, a fait la difficile traduction de Ionesco en allemand. Sa connaissance de la littérature française, alliée à ses dons de poète, lui a aussi permis de traduire les poèmes Antsa et Lamba de RABEMANAJARA.

Mais le séjour du poète en France se trouva prolongé par la seconde guerre mondiale qui l’empêcha de rentrer dans son pays natal. Il en profita pour fréquenter le restaurant « Le Vieux Paris » dans lequel, selon l’histoire, Rimbaud et Verlaine s’étaient rencontrés. C’est là que le poète malgache rencontra celle qui deviendra sa femme, il s’agit de Marcelle et de qui il aura deux filles et un garçon. C’est également dans ce vieux restaurant que, le 19 Février 1946, le poète fonda avec les deux médecins malgaches, RASETA et RAVOAHANGY, le premier mouvement qui réclamait la libération du sol malgache: c’est le MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache). Après la seconde guerre mondiale, J. RABEMANANJARA rentre à Madagascar, en octobre 1946. La fin de la guerre, la reconnaissance du Vietnam comme Etat indépendant ont soulevé en lui l’espoir d’une autonomie politique pour notre pays. Les élections de novembre 1946 font triompher le M.D.R.M dont le programme était de faire de Madagascar un Etat libre au sein de l’union Française. Les trois candidats aux élections législatives sont élus: les médecins RAVOAHANGY pour le centre, RASETA pour l’ouest et J. RABEMANANJARA pour sa terre d’origine, la côte Est de l’Ile. Le 27 mars 1947 s’est tenue une réunion de ce mouvement politique en vue d’élaborer une liste de candidats. A la fin de cette réunion un certain RAKOTO François est venu les avertir que des bruits circulaient au sujet d’incidents prévus pour le 29 mars. Aussitôt, le bureau politique du parti envoya un télégramme à toutes ses sections, les exhortant au calme. La nuit du 29 au 30 mars, la révolte éclata quand même et un bon nombre d’Européens trouvèrent la mort. Le M.D.R.M. fut immédiatement rendu responsable, sa réunion du 27 mars fut dite clandestine, son télégramme soupçonné d’être un appel codé incitant à la révolte. Dès lors ses députés sont arrêtés et torturés afin d’obtenir d’eux des aveux. La répression massive et le procès de la cour criminelle de Tananarive soulevèrent des indignations en France. Il s’agit de ce qu’on appela « l’affaire malgache », une « affaire Dreyfus » à l’échelle d’un peuple selon Mario ROQUES. Les amis français du poète, et surtout Matha CALLEWAERT, tentèrent tout pour le sauver. Il fut toutefois condamné à un emprisonnement à vie. Il a été donc incarcéré pendant quelques années à Tananarive puis il fut transféré à Nosy-Lava, et enfin, dans la prison des Baumettes à Marseille. 9 Le 27 mars 1956, la loi d’amnistie était promulguée et les prisonniers libérés sous conditions. De retour à Paris, RABEMANANJARA travailla avec son ami , directeur de la revue Présence Africaine , qui l’a soutenu pendant les difficiles années de la seconde guerre mondiale. En 1960, l’indépendance reconnue de Madagascar permit enfin au poète de retourner libre dans son pays, où il a été nommé Ministre d’Etat chargé de l’économie nationale.

I.1.3. Son caractère

D’après les différents témoignages évoqués à son égard, J. RABEMANANJARA est une personne d’une extrême simplicité. Homme de dialogue, il possède une forte personnalité: « séduisante, généreuse et lucide, ouverte et irrésistible . »5 A propos, justement, de son caractère, Mukala KADIMA-NZUJI, lors de leur première entrevue disait: « La chose qui me frappa le plus au cours de cette première et brève entrevue, c’est la simplicité, la cordialité de son accueil qui vous met d’emblée en confiance. Mais aussi, l’ouverture de son esprit. L’homme n’avait point démenti l’œuvre qui, elle aussi, est porteuse des mêmes vertus . »6 Malgré les différents moments tragiques de sa vie : emprisonnements, tortures, exil, J. RABEMANANJARA est resté le même, toujours lucide, ouvert à tout dialogue. Il ne s’est pas laissé entraîné par la haine, et affirme ne pas avoir de la haine contre les Français. On retrouve ici une pensée analogue à celle de Zola, qui paraît dans Germinal . En effet, pour Zola, il ne s’agit pas de substituer les mineurs au lieu et à la place des bourgeois; il s’agit tout simplement de lutter pour l’émancipation des travailleurs, et ainsi aboutir à la reconnaissance de leurs droits par les employeurs. C’est de cette manière que RABEMANAJARA conçoit sa « négritude ». Le but n’est pas de prendre la place des Français, car cela suppose une aliénation. Le Malgache nourrirait à la fois envie et haine des Français. D’autre part, cela impliquerait que la minorité capable de jouer le rôle des Français allait continuer de dominer la population qui ne pouvait pas accéder à la culture française. Autrement dit, RABEMANANJARA, dans son combat, cherche à modifier le rapport entre les deux pays. L’écriture se présentera alors comme une voie qui vise à modifier le comportement des deux populations en situation conflictuelle. J.RABEMANANJARA est un homme cultivé et avide de savoir. C’est un fervent catholique, mais il est très attaché aussi aux valeurs ancestrales. Comme tout insulaire, il rêve

5 Cf. Monsieur. KADIMA -NZUJI, Jacques RABEMANANJARA, L’homme et l’oeuvre , Présence Africaine, Collection Approche, 1981, p.11-12. 6 Cf. Ibid; 10 « d’horizons lointains, d’un au-delà toujours reculé, l’aventure que symbolise le grand large, l’appel de l’inconnu qui (vous) exorcise du complexe de renfermé et d’emmuré »7. En un mot, J. RABEMANANJARA est homme épris de liberté.

7 Préface de J.RABEMANANJARA, in Anthologie de la littérature malgache d’expression française des années 80 , de Liliane RAMAROSOA, L’Harmattan, 1994, p. 9. 11

CHAPITRE I.2 L’AUTEUR ET SES ŒUVRES

I.2.1. Ses œuvres.

Figure de proue de la littérature malgache, J. RABEMANANJARA a publié de nombreux poèmes en français, qu’il a regroupés ensuite dans Œuvres Complètes de Poésie 8. Il a aussi écrit trois pièces de théâtre et deux essais politiques. Il fut un temps à Paris où RABEMANANJARA fut cité parmi les plus grands poètes de la Négritude aux côtés de Césaire et de Senghor. Pendant le tournoi d’hiver de 1936, organisé par l’Alliance Universelle de poésie, Jacques RABEMANANJARA reçut une branche de muguet en argent à titre de récompense. Il a commencé à écrire dès son plus jeune âge, à 17 ans, mais ce n’est qu’en 1940 qu’il a publié son premier recueil de poèmes intitulé: Sur les Marches du soir qui regroupe ses premières œuvres. En 1947, il publia Les Dieux Malgaches , une tragédie en cinq actes, respectant encore l’alexandrin de Racine. En 1955, Publication de Rites Millénaires aux éditions Seghers En 1956, Publication d’ Antsa et de Lamba . En 1957, Les Boutriers de l’Aurore , une tragédie malgache en trois actes, aux éditions Présence Africaine. En 1958, Nationalisme et Problèmes Malgaches , un essai qui est préfacé par Alioune DIOP. En 1961, réédition d’ Antsa avec la préface de F. Mauriac. Publication d’ Antidote , poèmes En 1962, publication d’ Agapes des Dieux, Tritrive aux éditions Présence Africaine, une tragédie malgache. En 1972, parution d’un nouveau recueil de poèmes: Les Ordalies (Sonnets d’outre- temps) , aux éditions Présence Africaine, avec la préface de Robert Mallet. En 1976, Léopold Sédar Senghor ou La Rédemption du Dialogue , extrait de Hommage à Léopold S. Senghor , homme de culture , aux éditions Présence Africaine. En 1978, Parution de Œuvres Complètes: poésie , aux éditions Présence Africaine.

8 Edition Présence Africaine, 1978. 12

J. RABEMANANJARA a publié, à part ceux que nous avons énumérés ci-dessus, de nombreux poèmes dans différentes revues. Mais ce qui va nous intéresser dans ce travail, ce sont ses œuvres dites « œuvres de maturité »9 : Antsa , Lamba , Antidote , ainsi que Les Ordalies . En 1988, l’Académie française lui décerne le Grand prix de la Francophonie.

I.2.2 Antsa, Lamba et Antidote

Ce sont les oeuvres qui ont marqué un tournant décisif à sa carrière littéraire. Eliane BOUCQUEY de SCHUTTER les a qualifiées d’« oeuvres de maturité » de RABEMANANJARA. Dans ces trois recueils, J. RABEMANANJARA a abandonné l’alexandrin pour le vers libre, y exprime sa soif de liberté, d’étendue, d’aventure, ainsi que sa déception, sa confiance envers la France détruite. J.RABEMANANJARA affirme que le poète n’a pas le droit de « se détourner des préoccupations de la cité et de laisser aux seuls politiques, à ceux qui ont les mains sales, la responsabilité de se compromettre, de s’user dans les débats majeurs de la nation »10 et s’est engagé à fond dans ces trois grandes oeuvres, a utilisé la force du verbe pour exprimer tout son engagement, « le goût de la liberté, la passion de l’égalité et le culte de la démocratie »11 . Comme tout poète africain, RABEMANANJARA a commencé par imiter les grands poètes français avant de trouver la bonne voie. Ses œuvres de jeunesse rejoignent l’esthétique de la poésie classique, et romantique. Par contre, dans Antsa , Lamba et Antidote , J. RABEMANANJARA devient plus militant et son engagement prend un pas décisif. Il a abandonné le style « néo-classique » et « néo-baudelairien »12 , pour le style de la proclamation. La proclamation de la grandeur de son île qu’il aime tant. Après avoir écrit un poème de révolte et de libération comme Antsa , J. RABEMANANJARA avait pris un ton méditatif dans Lamba et remonte le temps pour pouvoir assister à l’accouchement par l’océan de l’île. « Voici, ô noir héraut de l’infini, l’accouchement sublime où du sein de sa fille est née la vierge mère. voici, voici rompant l’opacité des eaux,

9 CF. Schutter E.B., op.cit. 10 .Jacques Rabemananjara, in Nationalisme et Problèmes Malgaches , Paris, Présence Africaine, 1958. 11 .ibid 12 .Schutter E.B., op.cit, p.40. 13

rompant du blanc chaos l’accablement d’apocalypse et de granit resurgir, ô prodige, avec ton port de tête et l’anse de tes hanches, belle suprêmement de ta beauté impaire, la fabuleuse lémurie ! »13 Dans Antsa , Lamba et Antidote , le rythme, la force du verbe ainsi que l’usage très africain du symbole rangent RABEMANANJARA parmi les plus grands poètes de la négritude, malgré sa réserve à l’égard de ce mouvement 14 . Le mode d’expression ainsi que la forme dans ces trois poèmes sont d’origine étrangère. Mais RABEMANANJARA a su les utiliser pour exprimer son indignation et sa douleur. Dans Antsa , le poète lance un grand cri de contestation contre la colonisation et contre l’abaissement de son peuple au plus bas niveau de l’échelle sociale. Son engagement y prend une ampleur telle qu’il devient en quelque sorte « le chantre de la résistance des peuples colonisés . »15 Après le poème de révolte et de libération qu’est Antsa , Lamba commence par une scène de reconnaissance d’une femme vêtue du « Lamba » malgache. Cette jeune femme, qui n’est autre que Madagascar, est glorifiée, célébrée tout au long du poème. Par ailleurs, écrit pendant son incarcération (comme Antsa et Lamba ), Antidote n’atteste pas moins la grandeur du poète par son caractère militant, son allure messianique et son esprit de croisade. L’intrusion des Européens à Madagascar, la domination de la culture blanche ont provoqué chez J. RABEMANANJARA, comme chez la plupart des élites noires, le même effet: le sentiment de souillure, d’humiliation, de dégoût, etc.. « Ils ont souillé de leurs pieds de boue les marches de la porte d’or souillé la douceur de mon tapis de laine, les envoyés de la mort, les messagers torrides de la torture et de la nuit . »16 Cette terre est sacrée pour les Malgaches et les envahisseurs l’ont souillée en y mettant le pied. Car pour un Malgache, disait J. RABEMANANJARA, la terre est une mère, et, ce lien est assuré par « l’enfouissement du cordon ombilical »17 dans cette terre qui « le portera à

13 . Lamba , p.224 14 .cf. Nationalisme et Problèmes Malgaches , op.cit. 15 .Joubert, Revue Notre Librairie N°110, op.cit. 16 . « Conte pour Bakoly », Antidote in Œuvres complètes , 1978, p.247. 17 . cf. Nationalisme et Problèmes Malgaches , op.cit. 14

jamais »18 . Et « la vertu de la terre ne cesse de pénétrer le fils par l’attouchement quotidien des pieds nus »19 . Ici, la puissance des mots exprime clairement ce dégoût de J. RABEMANANJARA: « leurs pieds de boue », « les envoyés de la mort », « les messagers torrides », etc. et sont mis côte à côte avec les mots qui marquent la grandeur de Madagascar et la vénération qu’on lui voue, comme les mots « marche de la porte d’or ». Les envahisseurs ont commencé à secouer tout ce qui tient des valeurs traditionnelles malgaches, tout ce qui édifie la légende de l’île: « secouer tour à tour divans, fauteuils, chaises pot de chambre, oreiller éventré, matelas, et caetera, etc. »20 Les noms « divans », « fauteuils », « chaises » sont là sans doute pour exprimer de manière métonymique l’attachement de l’auteur au royaume malgache renversé et bafoué. C’est aussi une manière de dénoncer la façon dont les envahisseurs ont procédé pour détruire tout ce qui peut signifier la souveraineté des Malgaches. Nous avons ici, sur le plan de la narrativité 21 la description d’un processus de dégradation dont l’agent de la modification est constitué par les colons. Le poème alors dès son titre, Antidote livre ainsi une certaine transparence de l’écriture, car c’est par l’écriture que le rétablissement de l’équilibre initial s’implicite comme objet de désir et par la même occasion, objet de valeur. En bref, l’image que nous donne l’auteur de l’île envahie est celle de la désolation, c’est ce que symbolise d’une manière très explicite l’expression « oreiller éventré », par exemple. On a méprisé le colonisé, on l’a bafoué, traîné jusqu’au plus bas niveau de la dignité humaine; et tout cela par le simple rejet de ses valeurs culturelles et de sa religion. « Ceux-là, qui m’ont craché en plein visage traîné ton titre et mon nom dans la boue et la fiente de leur langue, (...) »22 L’œuvre est bel et bien, dans la perspective de Jacques RABEMANANJARA, un outil de recherche d’identité et d’exploration du possible; c’est par elle que la lutte contre le colonialisme s’impose. Les mots, en tant que représentation du réel, permettent une manipulation sans danger mais ont cet avantage inestimable d’accorder une connaissance du réel et favorisant ainsi une prise de conscience de la situation. En outre, ils ouvrent la voie à

18 .Idem 19 .ibid 20 Jacques RABEMANANJARA, Antidote in Oeuvres complètes , Présence Africaine, 1978, p. 248. 21 Cf.Algirdas J. GREIMAS. Eléments pour une interprétation des récits mythiques , in Communications,8 , 1966b, p. 32-34. 22 Cf. Jacques RABEMANAJARA. Antsa in Œuvres Complètes , op.cit, p. 114. 15 une sorte d’analyse froide, sans passion et sans état d’âme de la situation. De ce point de vue, on peut s’expliquer le paradoxe de l’écriture poétique dans le cadre de la négritude en général. L’objectif est de lutter contre l’aliénation coloniale, pourtant la lutte passe par la langue des colons. Cela prouve tout simplement qu’il ne s’agit pas d’instaurer la haine, mais au contraire de rechercher une harmonie dans la différence. La violence des mots employés par Jacques RABEMANANJARA et la rigueur avec laquelle il les manie, expriment l’horreur de la situation. C’est ainsi que la prise de conscience de cette situation de colonisé peut susciter des réactions violentes de la part des destinataires de la parole, car il faut rappeler que l’œuvre est à la fois tournée vers l’individuel et le social. Quant à l’auteur, il se place d’emblée comme le héraut du peuple malgache. C’est pour cette raison que nous pouvons voir dans son écriture des défis qui s’inscrivent dans un programme narratif de renversement de la situation. Et il ouvre l’espace de l’écriture à une sorte d’intertextualité, c’est-à-dire, qu’il oppose aux discours colonialistes la poésie. Nous pouvons lire de la sorte ces mots: « Je lancerai mon rire mythique sur la face du Midi ! Je lancerai sur la figure des étoiles la limpidité de mon sang ! Je lancerai l’éclat de ta noblesse sur la nuque épaisse de l’Univers, Madagascar ! »23 L’anaphore sur « je lancerai » dans cette citation laisse entrevoir la volonté de réagir. D’une part, le futur de l’indicatif installe cette reprise comme un projet qui prend sa source dans la nature anaphorique de notre connaissance, comme le confirme le proverbe malgache: ataovy toy ny dian-tana: banjinina ny ho avy todihina ny aoriana qu’on peut traduire librement, « faites comme la démarche d’un caméléon: regarder à la fois l’avenir et le passé ». En effet, dans toute écriture poétique, c’est une évocation du passé qui introduit à l’amélioration projective du futur comme l’a souligné Saint Augustin 24 dans son analyse de la mensurabilité du temps, une analyse qui a été reprise par les tenants de la narrativité. D’autre part, la composante syntaxique de la transformation du récit implique obligatoirement la dichotomisation temporelle en « un avant » et « un après » qui borne le changement comme origine et fin absolues. Dès lors, le texte suggère à la fois le passé comme mémoire et le futur comme projet et fait coexister les deux en les faisant polémiquer.

23 Jacques RABEMANANJARA. Antsa in Œuvres Complètes , 1978, p. 115. 24 Confessions , Seuil, 1982. Traduit par Editions Pierre Horay. 16

C’est ainsi que nous pouvons prendre Antsa comme un poème de la révolte. Une analyse statistique de la fréquence du mot « Madagascar » ( 30 fois) contribue à instaurer cette intertextualité entre discours colonial et discours de la révolte. On voit nettement que l’auteur répond aux « attaques » des colons. On peut se hasarder ici à une « excursion », c’est- à-dire, à l’analyse des noms propres et se demander ce qu’ils signifient. En principe, le nom propre est une forme vide qui sert à indiquer un individu dans son unicité. Pourtant, on assiste ici à une sémantisation du nom propre « Madagascar ». Effectivement, dans Antsa , ce nom propre évoque des valeurs très intimes de la culture malgache. Ceci revient à dire que la signification des noms propres n’est pas de nature ternaire comme cela se présente en linguistique (signifiant, signifié, référent) mais par évocation, par connotation: « le nom ne fait pas seulement que nommer mais constitue - partiellement - l’être, agit sur l’âme, la provoque, la contraint à une action, la confine dans un état, rien d’étonnant à ce que la perte du nom risque d’entraîner de profondes perturbations dans l’équilibre de la personne. (...) C’est plus qu’un signe; il devient une figuration symbolique. Il illustre en résumant. En un sens, (...) il révèle l’être »25 Dans Antsa , poème, les prédications annoncent des transformations, une dynamique qui refuse la situation présente: « le Maningôro s’empourpre », « la brousse est en fusion », et tout crie « liberté ». De la considération de ces prédicats, on constate qu’on a à la fois l’inchoativité et le changement. Il faut signaler que le terme « liberté » dans Antsa revient cinquante-sept (57) fois, on peut dire donc que ce mot est un des mots-clefs ou pour utiliser la terminologie du sémanticien Riffaterre 26 , le « noyau sémique » du poème. Chez RABEMANANJARA, la révolte s’exprime par un dégoût extrême de l’éclat trompeur de la culture occidentale: « Mais j’en ai marre, moi, marre jusqu’à la nausée du clinquant et des phares sur les joues philistines de la tare obombrant les ailes des narines, marre de la virginité technique de l’ombilic et masque et fausseté, marre du cauchemar en forme d’hippocampe au bout des boulevards »27 L’auteur pose une question rhétorique en se demandant si on va encore laisser longtemps les envahisseurs régner à leur façon sur la terre malgache. Une fausse question qui

25 L.V.Thomas, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975, p.402 et 404. 26 Cf. « L’illusion référentielle », in La Littérature et le réel , Larousse, 1982. 27 Jacques RABEMANANJARA. Lamba , op.cit, p. 185 17 est adressée à la fois au peuple malgache et en même temps aux oppresseurs. Convenons-nous en: « Mais laisserons-nous plus longtemps dans les broussailles saturniennes clâtir avec fureur le lévrier céleste épris férocement de notre bonne prise? La meute blanche déchaînée au pied du vieux tanguin où pantelle sans glottorer le sanglier hirsute de l’innocence Le bouc noir au regard de saule et de dégel: »28 Les envahisseurs sont désignés comme des bêtes à forte constitution, des prédateurs sources de terreurs.

I.2.3. Les Ordalies

Selon le dictionnaire Larousse 29 , l’ordalie est une épreuve judiciaire en usage au Moyen Age, sous le nom de jugement de Dieu. Et l’on sait que la société malgache d’autrefois accordait la plus grande créance à ce genre de pratique, comme le « tangena » ou « tanguin »? 30 Dans Les Ordalies , le poète se soumet à une sorte d’épreuve initiatique. Il soumet à l’épreuve de rites ancestraux sa fiancée et le langage qu’il a employé dans ses poèmes, tous deux, d’origine étrangère. Le poète présente la terre natale à sa fiancée et avec elle, il va affronter le jugement des rites. Tout cela est en vue de pouvoir introduire la femme blanche dans la dynastie royale. Dans Les Ordalies , J. RABEMANANJARA retourne à l’alexandrin classique avec une parfaite maîtrise.

28 idem, Lamba , p.232. 29 .Larousse classique ,1977. 30 .Lamba ,p.232 18

CHAPITRE I.3 LA POESIE COMME LANGAGE RITUEL

Comme nous venons de le voir, J. RABEMANANJARA est un poète engagé, en ce sens que à aucun moment de sa vie de poète, il n’a songé à abandonner le ton de révolte qui est, en quelque sorte, la caractéristique même de ses poèmes. Aussi, aucun des mots de ses poèmes n’est inutile et l’on peut dire même que les mots qu’il utilise suivent docilement toutes les démarches de sa pensée, et les ruptures du rythme de ses vers répondent en écho à son anxiété. Sa poésie devient alors un instrument avec lequel l’auteur communie aux forces dissimulées un peu partout dans l’univers; cette poésie a le pouvoir de révéler le secret de la nature. Pour RABEMANANJARA, donc, la poésie est conçue comme « rituel initiatique, épreuve et révélation en même temps »31 . Ainsi, initié par le poète, le lecteur perd la sensation d’angoisse qu’il éprouve devant un monde mystérieux et inconnu et qui semble hostile à l’être humain. Par sa poésie, l’auteur exerce un pouvoir magique sur l’univers. Et l’on peut affirmer qu’il recherche une équivalence entre l’écriture poétique et les rituels ancestraux (sacrifice, danse et transe, les différentes cérémonies religieuses, etc.). En d’autres termes, les poèmes de J. RABEMANANJARA sont porteurs des vertus de la mythologie et des différents mythes du sacrifice et du salut de la civilisation malgache ou bien étrangère. Nous aurons l’occasion d’en parler dans la deuxième partie de notre mémoire, mais ce qui nous intéresse dans ce chapitre est la manière dont l’auteur procède pour qu’il puisse y avoir d’équivalence entre l’écriture poétique et les rituels de l’ancienne civilisation malgache.

I.3.1. Dimension mystique de l’œuvre

RABEMANANJARA a sacrifié la communication dans ses poèmes au profit du sens mystique, d’ailleurs lui-même a dit que ses œuvres ne seront comprises que par les seuls initiés, c’est-à-dire, les « nouveaux mystagogues »32 .En réexaminant le problème depuis le commencement, l’on peut avancer que les Malgaches ont subi une humiliation, et leur terre se trouve profanée. La domination coloniale dans tous ses aspects est vue par RABEMANANJARA comme un mal qui menace la terre malgache. Pour conjurer ce mal, il a sacrifié son projet poétique au profit du message qu’il voulait communiquer, car le poète pour

31 JOUBERT J.L, Littérature de l’Océan Indien , Edicef, 1991, p.74 32 Lamba , p.209 19 RABEMANANJARA, « n’a pas le droit de se détourner des préoccupations de la cité et de laisser aux seuls politiques, à ceux qui ont les mains sales, la responsabilité de se compromettre, de s’user dans les débats majeurs de la nation »33 : le poète n’est pas seulement « un être attentif à la visite imprévisible de l’inspiration, il est aussi, par vocation, chargé d’une mission spécifique, celle de communiquer aux autres le contenu des messages, le secret dont les Dieux lui ont fait don »34 . Autrement dit, RABEMANANJARA ne s’est pas préoccupé seulement de la poésie en tant qu’art d’expression de la beauté mais aussi en tant qu’arme de lutte, une victime offerte pour conjurer le mal. En effet, dans une société archaïque, quand un mal pèse sur un groupe d’individus, on y répond par un sacrifice et la victime offerte à cette occasion emporte avec elle le mal. Tous les membres du groupe se trouvent alors rachetés par la victime, en même temps que celui qui a commis la faute. RABEMANANJARA a donc tout mis dans son poème: la malédiction, prononcée sous forme d’incantation contre les colonisateurs, l’ironie, les rêves, les symboles de comportement pendant les rituels, l’expression purement malgache, etc. Malgache par l’expression, RABEMANANJARA a choisi la langue française pour véhiculer ses plus profondes aspirations. Mais on voit bien que « sa poésie est malgache par la langue utilisée, tissée d’images pittoresques se référant à l’univers familier du poète, à la géographie de son pays, aux coutumes propres à son peuple »35 . Par le biais de ses poèmes, J. RABEMANANJARA est devenu le guide de son peuple. Il va guider son peuple à travers le chemin qui mène à la liberté. Le poème est devenu l’instrument de communication entre lui et le peuple. C’est l’arme avec laquelle il va combattre, aux côtés de ses compatriotes, le joug colonial. Les poèmes de J. RABEMANANJARA peuvent être interprétés de deux façons: l’européen verrait par les expressions pittoresques, une harmonie de couleurs, d’images et de rythme, tandis que le Malgache comprendrait la signification des expressions imagées, les illustrations des rituels par le langage poétique. En tout, ces expressions illustrent les mystères de la tradition malgache. RABEMANANJARA a chargé son poème de tous les maux. Comme dans certaines sociétés primitives, on injurie la victime, on se rue vers elle, elle est considérée comme la source de tout ce qui arrive 36 . Même si J. RABEMANANJARA n’a pas procédé de la même manière avec son poème (d’ailleurs cela semble impossible), il y a mis tout ce qui peut attirer

33 cf. Nationalisme et Problèmes Malgaches , op.cit. 34 .idem. 35 F. Donat BEDARD, .J. RABEMANANJARA, Poète Malgache, Sherbrook, Librairie de la cité Universitaire, 1968, p.17. 36 cf. Mircea ELIADE, Aspects du mythe , Gallimard, 1963. 20 la violence: l’ironie sur « le caractère très fermé du clan Européen »37 , l’anathème prononcé contre le colonisateur, etc. Si bien que la violence, comme le disait Réné GIRARD 38 , va être attiré momentanément vers la victime offerte, à savoir le poème, et va se détourner de ses principales cibles (les Malgaches) qui seront libérées un moment du moins symboliquement. Mais ici, comme dans l’oblation, la victime reste intacte: elle n’est pas détruite. N’avait-on pas dit que son poème intitulé Antsa avait failli finir dans le feu sans l’intervention du juge qui est un passionné des belles lettres. En résumé, RABEMANANJARA a sacrifié son projet poétique en ce sens que les démarches qu’il a suivies tendaient à l’occulter et un lecteur non averti ne comprendrait rien à ce qu’il avance. Ses poèmes ressemblent alors à des cérémonies religieuses secrètes que l’on a pratiquées dans le temps ancien.

I.3.2. Lustrations, rituel

Une lustration est une sorte de sacrifice « par lequel les païens purifiaient une personne, un champ, une ville »39 , ou même un pays. Ici l’auteur recherche une équivalence entre le rythme de l’écriture poétique et les rituels de la vieille tradition malgache: sacrifices, danses, transes, etc.. On retrouve toujours la nostalgie de l’origine, le désir de revenir à l’innocence. Le discours poétique est devenu une formule incantatoire, afin de réactualiser ce qui se passait in illo tempore , de recréer le monde et de vivre une vie innocente. Autrement dit, il s’agit de purifier par le biais du poème le pays malgache qui était profané, souillé. Dans une société primitive, « une guerre malchanceuse est homologable à une maladie, à un cœur abattu et sombre, à une femme stérile, à l’absence de l’inspiration chez un poète, à tout autre situation existentielle critique, où l’homme est poussé au désespoir. Et toutes ces situations négatives et désespérées, apparemment sans issues sont renversées par la récitation du mythe cosmogonique (...) »40 . J. RABEMANANJARA, initié au culte des ancêtres par son grand- père maternel, avait, devant la domination coloniale, un désir de faire un retour en arrière, afin de réactualiser ce qui se passait ab origine . Et ses poèmes sont devenus les moyens par lesquels il peut effectuer cette entreprise qui mènera le pays vers la purification. Madagascar ainsi que les Malgaches sont considérés comme malades, et dans une société archaïque « un

37 Jacques CHEVRIER, Littérature nègre , Paris, Armand Colin, 1980, p. 180. 38 Réné GIRARD, La Violence et le sacré , Cameron, 1982, p. 15. 39 .Larousse classique, 1977. 40 . Mircea ELIADE, op.cit. p.45 21 remède ne devient efficace que si l’on rappelle rituellement son origine devant le malade »41 . J. RABEMANANJARA avait eu une réaction normale de recourir à ce genre de rituel afin de guérir Madagascar du mal qui le rongeait: la domination coloniale et la haine. Ses poèmes sont tous porteurs de ce besoin de revenir à l’innocence, le besoin de purifier son pays. Et le rythme et l’alternance des sons dans ses poèmes prennent ceux de l’incantation. A ce propos, Mircea Eliade disait que « l’efficience thérapeutique de l’incantation réside dans le fait que prononcée rituellement, elle réactualise le temps mythique de l’ « origine » aussi bien origine du monde qu’origine des maux (...) et de leur traitement »42 . On remarque une constance thématique: le besoin de purification, purification de l’être qui commence par un rite pour conjurer le mal, une sorte d’incantation: « Anathème sur la superbe des bourreaux Anathème sur le fouet et sur les lanières Anathème sur les écrous, les tenailles, les brodequins sur tous les instruments de malheur dus à la science de nos maîtres. Anathème sur les entrailles sans entrailles des tortionnaires à gage et des tueurs de tous les temps. Anathème sur l’échine et sur la face de tous les mercenaires de la mort ! »43 L’énergie contenue dans cette strophe se change parfois en une sorte d’incantation langoureuse, une plainte qui implore la vengeance du ciel contre les colonisateurs: « Pleure, Madagascar, Pleure ! » C’est un passage qui revient presque en refrain dans Antsa et revient cinq fois. C’est une façon de maudire les envahisseurs, une façon d’appeler la colère céleste sur eux, car d’après la croyance malgache, les larmes versées par une personne à qui on a fait un tort sont susceptibles d’appeler la vengeance du ciel. Cette idée est manifestée pleinement par des mots comme « anathème » dans Antidote et « pleure » dans Antsa . La fréquence de ces mots dans respectivement Antidote et Antsa traduit le désir immense de l’auteur: onze fois (11) pour « Anathème » et dix fois (10) pour « Pleure ». Effectivement, dans la pensée malgache du « tsiny » et du « tody », un sujet est passible d'une peine céleste, d’une condamnation des ancêtres ou des dieux « s’il a transgressé telle manière d’agir, telle coutume, telle façon de

41 .idem 42 .Mircea ELIADE, op.cit. p.43 43 .Antidote , p.257 22 procéder dictées par les ancêtres ou les dieux »44 , ou bien s’il a commis un acte qui pourrait porter préjudice à quelqu’un. Alors, la seule solution qui permet d’éviter le « tsiny » et le « tody » et de se mettre à l’abri de la colère divine, est de s’excuser, de se disculper devant la personne qui a souffert de cet acte de transgression et aussi devant les ancêtres et les dieux avec un sacrifice, par exemple. Mais, si le fautif ne veut pas se repentir de ses fautes, alors, l’autre appelle la vengeance du ciel, c’est-à-dire le tody, sur lui. Si nous revenons à nos poèmes, l’insistance de RABEMANANJARA sur les mots comme « anathème » et « pleure » est, sans doute, pour impressionner le ciel, afin de susciter la réaction désirée de la part des dieux, des ancêtres, etc. Pour le retour à l’origine, aux sources ancestrales, RABEMANANJARA effectue un rituel, une sorte de vénération de l’île, une marche cérémoniale avec les cinq « continents ». Ce retour aux sources s’effectue surtout par le biais de la femme, et, aussi par la dénonciation du colonialisme. J. RABEMANANJARA revalorise par la même occasion, les femmes de la grande île, qui sont devenues une sorte de divinité à laquelle il fait un sacrifice. La femme est ici symbole de liberté. (...) « Les filles mènent leur ronde: Liberté ! »45 Par exemple: « Dzirâh, pur sans assoumboule »46 effectue la danse et la chanson mythique, une sorte de rituel de libération individuelle et collective.

(...) « Dzirâh est ton inspirée. Une conque retentit: Dzirâh chante, Dzirâh danse : Liberté ! »47 Cette « Dzirâh », « sœur des lunes fatidiques ! »48 , « fatidique » qui peut arrêter le destin. Donc, le destin de l’île se joue avec elle; entre ses mains. « Dzirâh aux yeux d’arc-en-ciel ! Dzirâh chante, Dzirâh danse:

44 Richard ANDRIAMANJATO, Le Tsiny et le Tody dans la pensée malgache , cité par Bédard, op.cit, p.128. 45 .Antsa , p.156. 46 .idem,p.159; assoumboule est une francisation du terme malgache « asombola » qui veut dire pure . 47 idem, p.159 48 idem, p.159 23 Liberté ! »49 « Arc-en-ciel » symbole malgache qui signifie que l’orage est passé. C’est une « Dzirâh au nom de légende » qui « vire », « crie », « prie » pour la liberté de Madagascar. Avec « Dzirâh » toutes les filles de la grande île ( Saléhy, Soâry, Bakôly, Vao, Noro accompagnées par toute la tribu qui fait la danse de la Race ) effectuent la danse rituelle qui vise la libération de l’oppression. Il faut rappeler ici que le symbolisme de l’arc-en-ciel que nous venons d’évoquer prend sa source dans un récit mythique 50 selon lequel à la suite d’un conflit, Dieu avait envoyé aux hommes l’arc-en-ciel en signe de conciliation. Autrement dit, il signifie dans l’espace narratif où il apparaît la clôture sur une note euphorique. C’est-à-dire que les péripéties sont complètement achevées, ceci implique que la vie a retrouvé son cours normal. Rappelons également que toute cérémonie rituelle comporte trois phases: la première est dénommée la séparation parce qu’elle consiste à se séparer de l’état ancien, des conditions d’existence que l’on veut transformer. Ensuite vient la deuxième phase, c’est un entre-deux plein de périls - selon l’expression de Van Gennep 51 - où se réalise le passage ou la transformation proprement dite. Enfin, on assiste à la dernière phase, celle de l’agrégation qui intègre la personne dans son nouveau statut ou ses nouvelles conditions d’existence. Et toute action de libération entreprend ainsi la voie des rites de passage. En effet, il s’agit de nier la situation présente pour accéder à une autre vie. Cela est bien compréhensible dans la mesure où toute tension cherche une issue. C’est pour cette raison que les filles de l’île entament la danse rituelle. Sur le plan de l’énonciation tel que ce concept a été défini par Benveniste 52 , on assiste aussi dans le poème Antsa à une négation de la situation présente, une négation du réel contre une exigence du possible. Le possible n’est pas ce qui s’oppose ouvertement au réel, il est celui qui lui diffère éternellement. Et l’énonciation poétique est la forme par laquelle ce possible advient. Car il est nécessairement utile que l’histoire narrée ait fini pour qu’on puisse la raconter. Dès lors, la raconter implique à nier le présent de l’énonciation pour atteindre celui du temps du récit. C’est à ce titre que le poème est une exploration des limites, une exploration du possible. En définitive, le pouvoir du poème est dans cette négation- affirmation. Négation du réel et affirmation du possible. C’est pourquoi Dzirâh, dans ce poème, devient la prêtresse qui dirige le rituel qui vise à annuler l’effet négatif de la situation présente et permettre du même coup de retrouver la situation d’avant la dégradation, le retour aux sources. La

49 idem, p.160 50 Cf. Charles RENEL, in Contes et légendes de Madagascar , Paris, 1930. 51 Cf. Dictionnaire d’ethnologie , de Michel PANOFF et Alii, Payot, 1957. 52 Problèmes de linguistique générale , Gallimard, 1976. reédition: 1982 24 narrativité du poème est bien ce qu’en dit Todorov 53 : le récit commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Une autre force dirigée en sens inverse rétablit l’équilibre. Mais il faut noter que les deux équilibres ne sont jamais identiques mais seulement semblables, car les individus qui les habitent ont cet avantage d’avoir subi une épreuve. Pendant ce rituel, Dzirâh est aussi un symbole de l’île. C’est, d’une part, par métonymie qu’elle est l’île parce qu’elle y habite et, d’autre part, par métaphore une femme dans ses fonctions nourricières, celle qui donne la vie, de la même manière que l’île Madagascar, et ce qui permet à ses habitants de vivre. Sur ce point, il n’est pas étonnant que Jacques RABEMANANJARA privilégie la femme dans ce poème Antsa car c’est la femme-île. Ceci implique que la conquête de la femme est également la conquête de l’île, en ce sens que la femme a ses rôles à jouer dans la libération de l’île. Dans tout cela il y a un souci de lustration; en effet, si on se réfère à la fonction du rite, on s’aperçoit qu’il a pour rôle principal d’annuler les effets négatifs de l’écoulement du temps, c’est-à-dire, conférer à l’objet du rituel ses qualités originelles; les qualités d’avant une perturbation qui a déclenché le mécanisme de la transformation narrative. C’est ainsi que dans l’exemple précis du poème Antsa , les rituels sont effectués pour délivrer l’île des atteintes du colonialisme, de toutes les souillures et de tous les maux qu’il a apportés, car selon la croyance malgache, quand le destinataire du sacrifice est libéré du mal qui pesait sur lui, il redevient en même temps pur. C’est ce que nous prouve le principe de clôture de la narrativité dans une origine et une fin absolues. La transformation narrative peut être ainsi le support d’un rituel de sacrifice dont le but est de resituer l’individu ou le groupe destinataires de la lustration au temps originel. L’innocence est aussi un thème intégré dans l’isotopie 54 du sacrifice: l’innocence des sangs versés dans les immolations sacrificielles; à partir de là, le poète assume culturellement sa tâche d’initiateur, de guide car il justifie les martyrs éventuels de la lutte anti-coloniale par une pratique profondément ancrée dans les us et coutumes malgaches comme une dimension métaphysique ou transcendantale. C’est aussi l’innocence des gens qui ignorent le mal et par conséquent ne saurait pas le commettre, de la même manière qu’Adam et Eve 55 en étaient incapables avant la transgression de l’interdit. « je lancerai sur la figure des étoiles

53 Poétique de la prose , Seuil, 1971. 54 Terme employé pour la première fois par Greimas pour désigner la permanence ou l’itération d’une unité sémantique sous-jacente au discours. Cf. Sémantique structurale , Larousse, 1966, p. 97. 55 Cf. Genèse, Bible 25 la limpidité de mon sang ! »56 Le sang est le symbole de l’être ou de l’individu, c’est pour cela que sa prédication renvoie aux caractères intrinsèques de l’individu. Ici la limpidité du sang signifie clairement innocence, et cette innocence jetée à la face des étoiles est à la fois un rituel de sacrifice qu’un appel à d’autres instances pour communiquer au monde la nécessité d’entamer le travail de purification de l’île. Le rituel est une permanence dans l’œuvre de RABEMANANJARA, on le voit également dans Les Ordalies . On y voit un rituel effectué pour introduire la fiancée, « la blonde Walkyrie », une Européenne, dans les mystères des ancêtres. La présence de cette Européenne dans le poème n’est pas fortuite. Elle symbolise d’abord l’Europe, mais présentée de telle manière que ce n’est plus l’Europe colonisatrice, au contraire c’est l’Europe amoureuse de Madagascar. C’est pour cela que la représentation prend la figure d’une blonde. La blondeur symbolise un éclat de lumière. Donc, l’Europe prend une figure de femme séductrice, éclatante et symbolisant le feu de l’amour, l’ardeur amoureuse. Ensuite, les mystères ancestraux fondent, à partir de cette intervention de l’image de la femme, la revendication de la même identité de l’humain. Cette dernière remarque invalide, sur le plan biologique, l’entreprise coloniale. Mais on peut aussi concevoir d’une autre manière la présence de cette blonde dans le contexte ancestral malgache, car le propre du poème est de signifier littéralement et dans tous les sens 57 . L’initiation de la jeune femme aux cultes des ancêtres est effectivement la marche de l’amant vers sa fiancée, c’est-à-dire une préfiguration de leur union prochaine. Or cette union symbolise aussi de manière synecdochique celle de Madagascar et de la France: le fiancé représente le pays malgache tandis que la femme symbolise la France. D’autre part, une stylistique du titre « ordalie » permet également d’augmenter la lisibilité du poème. D’après la définition que nous avons donnée ci-dessus, l’ordalie est, selon les dictionnaires, une pratique médiévale qui consiste à concevoir une justice immanente à partir de duel pour trancher un différend. C’est en quelque sorte cette même justice immanente qui est pratiquée dans les rites initiatiques de la jeune femme européenne. Rappelons-nous que le rite de passage comporte dans sa phase liminaire un entre-deux plein de périls . C’est cette phase liminaire qui constitue les ordalies et justifie que le texte est une expansion d’un noyau sémantique, en l’occurrence celui du titre. C’est ce que montre l’extrait suivant:

56 Antsa , p.115 57 Cf. L’analyse d’un quatrain de Rimbaud par Claude Zilberberg in Essais de Sémiotique poétique , Paris, Larousse, 1971. 26 « J’ai rêvé de te mettre à l’épreuve des rites: buriner sur ton sein l’emblême de nos rois et, face à leurs tombeaux que veillent les grands bois, te prendre même l’herbe au ras des latérites. »58 En revanche, la citation suivante fait de l’initiation rituelle une possession du passé comme acte de purification, de retour aux sources: « Tu es l’Initiée et tu es la Magie. Possédant le secret des rites interdits, tu me fais d’un seul geste ouvrir ce paradis dont mon âme eut toujours la vive nostalgie. »59

I.3.3. Recherche d’équivalence entre les mots et les rituels.

Nous venons d’entrevoir comment l’écriture poétique pourrait être assimilée à une pratique rituelle, par l’utilisation de certaines formules qui ressemblent à une incantation. Dans ce paragraphe, nous allons compléter l’analyse que nous avons effectuée dans les deux paragraphes précédents, en étudiant la recherche de nuance lexicale, nuance de rythme, nuance du rituel sacrificiel dans le langage poétique. L’auteur recherche une sorte de reproduction parfaite des cérémonies sacrificielles et des rituels dans le poème. Nous avons vu par exemple dans le paragraphe précédent, la répétition presque en refrain de quelques mots comme « anathème » et « pleure » qui sont les mots d’incantation dans le rituel. En effet, dans le rituel, on n’est plus dans le langage de communication mais plutôt dans celui de la conjuration, qui vise à produire l’annulation des effets néfastes des choses ou à jeter des sorts. Cela va jusqu’à répéter des phrases, des strophes, etc. et surtout les mots les plus importants qui possèdent la plus forte pertinence dans le rituel. Justement, dans les cultures négro-africaines traditionnelles, le verbe cache un pouvoir immense. C’est par la parole que dieu a créé le monde, les humains, les arbres, etc. Et selon L.V. Thomas, pour les Africains, « le verbe est la manière d’être privilégiée. Qu’elle soit profane, magique ou sacré, la parole s’apparente au souffle (elle est alors du côté du nàmá [ou force vitale]); mais elle recèle un sens (elle procède donc de l’esprit). Cette double participation explique pourquoi elle demeure l’impulsion première qui réorganise les puissances vitales en équilibre instable. Force, parole, rythme et émotion prennent ici valeur de synonymes. La philosophie de l’oralité , d’une oralité qui n’est pas que des langues mais

58 Les Ordalies , Nosy Mangabe XVI.p.329 59 Les Ordalies , p. 312 27 qui organise les puissances vitales au nom de leur spontanéité ou de leur réussite (être, c’est réussir). Puisque le verbe est une force, il ne peut manquer d’intervenir dans la conception de la mort. On comprend, en effet, que si la parole est suffisamment forte, elle recèle le terrible pouvoir de tuer »60 . Alors, dans les anciennes sociétés négro-africaines, on a la certitude que les mots (c’est- à-dire, la parole) ont le pouvoir de tuer à distance. C’est le cas, par exemple, de la sorcellerie. Mais on ne peut pas dire que la force du verbe réside « uniquement dans le langage; il vaut mieux dire que le langage est le signe qui manifeste l’action de l’influence vitale et le fait connaître à des tiers; ou mieux encore, la force qui, tel un catalyseur, met en branle les autres forces (...) »61 . Et enfin, il n’y a pas de société négro-aficaine qui ne possède pas un rituel oral (magique ou religieux). Jacques RABEMANANJARA, de sa part, essaie de mettre à profit cette connaissance en utilisant la puissance qui émane des mots pour libérer son pays. Chez lui, le mot prend un caractère sacré, et aussi possède un pouvoir de réveiller les forces cachées dans les choses. Et l’auteur, par une sorte d’incantation, stimule ces forces en vue de provoquer un changement sur la terre malgache, de recréer le réel. « Le mot coupe du silence la corde serrée à ton cou. Le mot qui rompt les bandelettes du cadavre transfiguré. »62 Et même l’enfant dans le ventre de sa mère réagit en entendant les mots prononcés rituellement: « Dans le ventre de la mère l’embryon sautillera. Dans les entrailles des pierres danseront les trépassés . »63

Ces mots du poème ont la même puissance que ceux des rituels, voire plus. Ce sont des mots qui sont appelés à recréer le monde, à faire revenir les morts, des mots qui feront vibrer homme et femme, morts et vivants, à faire revenir l’harmonie.

60 Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975, p.403. 61 idem. 62 Antsa , p.136. 63 Antsa , p.137. 28 Il s’agit, ici, bien sûr de métaphores, car le principe de la non-contradiction pratique du langage 64 au réel est ici violé. Nous signalons - suivant Riffaterre 65 - que la littérature ne fonctionne pas par rapport au réel, elle est de fonctionnement interne. D’autre part, le propre de la narrativité est de faire miroiter en effet de miroir les contraires, c’est-à-dire de les faire coexister dans une forme d’implication, c’est le rôle qu’assure la métaphore, une évocation de ce qui n’est plus (le passé). En définitive, la métaphore est une épellation du passé. Ici, c’est le Madagascar d’avant la colonisation qui est évoqué: les valeurs perdues dans l’oubli qui remontent à la surface de l’énonciation métaphorique. Les mots dans ces incantations ressemblent aux verbes divins de la genèse, à la différence près que nous avons dans le rituel une régénération et non une génération, c’est la conquête de la liberté perdue. Comme « le mot premier » et « le mot dernier ». 66 Le vrai mot dont il est question ici est « la Liberté »67 . Ce mot est le mot de « pure essence », « le mot qui fait tourner le globe sur lui-même »68 . Comme dans une incantation, ce mot se répète à chaque fin de strophe, à partir de la moitié du poème Antsa . Il y revient même cinquante-sept (57) fois. C’est également le mot clef des cérémonies rituelles telles qu’elles sont représentées dans les poèmes. En guise de conclusion partielle, nous pouvons dire que pour Jacques RABEMANANJARA, poésie et rituel sont synonymes. Dans ses poèmes, l’auteur s’attache « à retrouver les mythes des origines. Grâce à la puissance et à la passion de cette quête de l’identité, la porté politique de son œuvre engagé est largement dépassée par sa dimension poétique »69 .

64 Cf. Robert LAFONT, Le travail et la langue , Flammarion, 1976. 65 cf. L’illusion référentielle. In La littérature et le réel , Larousse, 1982. 66 RABEMANANJARA lui-même fait une référence intertextuel au discours biblique de la génèse et de l’Apocalypse. cf. Antsa , p. 138. 67 C’est RABEMANANJARA lui-même qui souiligne par la majuscule à l’initial du mot. cf. Antsa . 68 Antsa , p.139. 69 Liliane RAMAROSOA, Anthologie de la littérature malgache d’expression française des années 80, L’Harmattan, 1994, p.16. 29

DEUXIEME PARTIE ::: LE MYTHE DU SACRIFICE

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Chapitre II.1.1. Le Mythe

II.1.1. Le Mythe: essai de définition

Le mythe possède plusieurs acceptions qui varient sensiblement suivant la manière dont il est abordé, ou plutôt suivant l’approche (anthropologique, sociologique, psychanalytique, et autres).Plusieurs chercheurs, en effet, se sont penchés sur ce sujet et ont donné des définitions dont quelques-unes méritent d’être citées ici (ce sont celles qui nous paraissent les plus pertinentes). Ce sont des définitions données par des chercheurs de renommée internationale comme Mircea Eliade, Roger Caillois, etc. Ainsi, nous définirons ce terme d’une manière très simple, de façon à avoir une facilité de compréhension de cette deuxième partie du mémoire. Selon la terminologie de François Laplantine, « un mythe est un récit constitué par un enroulement de symboles »70 doté de plusieurs caractéristiques comme ci-après: - Le récit mythique, contrairement aux œuvres littéraires (comme le roman, le théâtre, etc.), n’a pas d’auteur propre; c’est la société elle-même qui en est à la fois auteur et récitante. - Le mythe raconte une histoire vraie qui a dû se passer « dans le temps primordial et le temps fabuleux des commencements »71 . Cette histoire raconte l’origine de l’existence du monde et explique comment elle prendra fin. - « Le mythe ne parle que de ce qui est arrivé réellement , de ce qui s’est pleinement manifesté »72 . Il se situe hors du temps et a pour personnage des Etres Surnaturels qui ont effectué des exploits à l’origine des réalités existentielles de l’homme (l’origine d’une île, d’une espèce végétale, des comportements humains, etc.). Autrement dit, ces Etres Surnaturels « symbolisent la destinée des hommes et en deviennent les archétypes »73 . - La représentation symbolique du mythe varie d’une société à l’autre, mais a toujours cette vertu de véhiculer le même fond de l’histoire (cosmogonique, eschatologique, etc.). Pour les sociologues, le mythe est le reflet de la pensée et des structures sociales de son pays d’origine. Par contre, pour les psychanalystes, « le mythe est le rêve éveillé de toute une société »74 et obéit « aux mêmes lois »75 que le rêve. Toutefois, la compréhension de ces différentes définitions ne sera complète si l’on ne connaît pas le rôle et l’importance du mythe.

70 Les 50 mots-clés de l’anthropologie , Edouart Privat, 1974, p. 127. 71 Mircea ELIADE, Aspects du Mythe , Gallimard, 1963, p.15 72 Mircea ELIADE, idem 73 F.LAPLANTINE, op.cit, p.128 74 idem, p.129 75 idem 31

II.1.2. Le mythe: rôle et importance

L’histoire racontée par un mythe est une « histoire vraie » car il se réfère à la réalité. Par exemple, « le mythe cosmogonique est « vrai » parce que l’existence du monde est là pour le prouver; le mythe de l’origine de la mort est également « vrai » parce que la mortalité de l’homme le prouve, et ainsi de suite »76 . Et en paraphrasant Eliade, l’on peut dire que le mythe ne raconte pas seulement l’origine (ou la fin) du monde, des animaux, des plantes et de l’homme; mais en plus, il offre une explication à tous les problèmes de l’existence, c’est-à- dire qu’il est l’explication même de ce monde, il donne une réponse au « pourquoi » et au « comment » de l’existence humaine. Prenons comme exemple le mythe de l’origine de la mort qui cristallise de façon très nette cette idée. Ce mythe « raconte ce qui s’est passé in illo tempore , et en relatant cet incident il explique pourquoi l’homme est mortel »77 . En outre, Eliade a bien montré la fonction d’instaurateur du mythe car, disait-il, le mythe établit une liaison entre le temps actuel et le temps primordial et enseigne comment on pourrait réactualiser l’événement originel. En plus, il fournit des modèles de conduite aux hommes en relatant comment les héros ou les Ancêtres ont fait dans le temps primordial devant tel ou tel problème: « Connaître les mythes, c’est apprendre le secret de l’origine des choses. En d’autres termes, on apprend non seulement comment les choses sont venues à l’existence, mais aussi où les trouver et comment les faire réapparaître lorsqu’elles disparaissent »78 . Ce qui veut dire que connaître les mythes signifie avoir des solutions aux différents problèmes existentiels. Si un problème quelconque fait surface, il existe déjà un mythe qui fournit une solution. En effet, le mythe relate l’histoire d’un héros qui, devant un problème semblable à ce que l’on peut rencontrer (ou presque), a effectué un exploit qui était à l’origine d’un changement dans la vie humaine. Et en répétant le geste de ce héros mythique, on pourrait réactualiser ce qui s’est passé, et, en même temps, on résout le problème en question. Considérons par exemple le cas du mythe de l’origine. Ce mythe est le prolongement du récit de la cosmogonie et rapporte comment des Etres surnaturels, face aux problèmes survenus après la création du monde, ont procédé pour résoudre ces problèmes. Le fait de répéter ce mythe, face à un problème semblable, permet de réactualiser ce qui s’est passé ab origine et de résoudre dans la même volée le problème. Autrement dit, on effectue un retour à l’origine des choses (du moins symboliquement), par le biais des mythes, afin de réparer le mal. Ceci est valable pour le problème de la guerre, de la maladie (et de son

76 Mircea ELIADE, op.cit, p.16 77 Mircea ELIADE, idem, p.22 78 idem, p.24 32 remède), de la fondation d’une cité, de mariage, d’intronisation d’un roi, etc.. Dans tout cela, le héros est celui qui trouve une solution, « une issue heureuse ou malheureuse »79 au problème. De plus, pour éviter que le problème se renouvelle et se perpétue, les hommes de la société archaïque ont instauré des tabous de toutes sortes, des totems, etc. A partir de ce moment là, le mythe devient une sorte de loi 80 pour les membres de la société tout entier, et malheur à celui qui ose l’enfreindre. Bref, les mythes « ont comme fonction l’éveil et le maintien de la conscience d’un monde autre que le monde profane, le monde divin »81

II. 3. 3. Le Mythe comme expression du sacré

D’après tout ce qui vient d’être énoncé ci-dessus, nous pouvons dire que « le mythe est agi avant d’être pensé »82 . En résolvant les problèmes qui apparaissent au sein de la société, il a joué le rôle d’instaurateur, d’unificateur du groupe. En cela, il semble inséparable du rite et des différentes cérémonies qui l’accompagnent. C’est là qu’apparaît son caractère sacré. Pour le groupe, le mythe est une sorte de religion 83 car la religion n’est autre que l’« effort synthétique pour tenter de résoudre le dilemme posé par la nature équivoque et contradictoire du sacré »84 . Il fait office de loi pour les sociétés archaïques qui, apparemment, ne possède pas d’institutions juridiques; car n’oublions pas que son but (celui du mythe) est « de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction »85 . Par exemple, en Afrique noire, disait L.V. Thomas, « le mythe reste le référentiel privilégié - l’équivalent du dogme révélé pour le chrétien - à la fois somme organique du savoir essentiel et principe organisateur des rites »86 . En effet, le rite constitue « un terrain d’investigation privilégié, plus encore peut-être que le mythe »87 . Bref, il se trouve que ces deux concepts (le mythe et le rite) sont liés l’un à autre, on ne peut pas réaliser l’un d’eux sans l’intervention de l’autre. Par exemple, si le mythe est la commémoration d’un temps passé, le rite, par contre, est sa réactualisation. Le mythe, selon Lévi-Strauss, est parole tandis que le rite est acte. C’est un acte, individuel ou collectif, qui reproduit avec fidélité les gestes d’un dieu ou d’un ancêtre

79 Roger CAILLOIS, L’homme et le Mythe , Gallimard, 1938, p. 27. 80 cf. Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations , Seuil, 1969. 81 Marcel NEUSCH, Le sacrifice dans les religions , Beauchesne-Editeur, 1994, p.91. 82 F.LAPLANTINE, idem, p.129. 83 « (...) la notion du mythe ne relève-t-elle point à l’origine, de la littérature, mais de la religion; solidaire des rites et nés avec eux, selon Georges Dumezil (...) ». cf. Pierre ALBOUY, Mythes et mythologies dans la littérature française , Armand Colin, 1969. 84 idem, p.157 85 Claude LEVI-STRAUSS, Anthropologie Structurales , Presses Pocket, 1990, p.264. 86 .L V. THOMAS, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975, p.407. 87 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.10. 33 mythique, et essaie, du même coup, de réactualiser le temps primordial, le temps mythique (ou sacré). Pour montrer de façon évidente que le mythe est expression du sacré, il nous suffit de le voir dans le rite qui est sa réalisation. Effectivement, le rite se distingue des simples coutumes en ce sens que pendant sa réalisation, on ne peut pas ne pas suivre le chemin indiqué par le mythe. Autrement dit, on ne peut pas improviser quand on exécute un rituel; il faut suivre strictement ce qui est indiqué par le mythe, il faut répéter sans défaut les gestes des dieux selon la situation (justement, pendant les rituels, les gestes revêtent un sens sacré). On peut dire que dans les mythes tout est prévu. Si l’on peut se hasarder à donner une remarque simpliste, l’on peut affirmer qu’un tabou ne pourrait pas être respecté si le mythe qui relate son origine n’avait pas un sens sacré. Cette remarque est valable pour tous les autres mythes. Pour revenir au rite, nous pouvons avancer qu’il assure la transcendance du sacré en l’écartant du profane. Par exemple, dans le cas du rite sacrificiel, le sacrifice permet d’établir la communication entre le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime. Autour de ce rituel s’érigent toutes sortes de tabous et d’interdits qu’il faut observer, et qui préservent des souillures, de l’impureté (c’est précisément le rôle du sacré). D’autre part, le mythe est expression du sacré parce qu’il donne un sens à ce monde en racontant sa création par dieu et aussi la création de tous les êtres qui le peuplent. En cela, il donne un sens sacré à chaque élément de la terre. Par exemple, dans la mythologie grecque, Prométhée a façonné, lui- même, l’homme avec de l’argile, et l’avait animé. Après, pour rendre plus clémente la vie de l’homme sur terre, il avait dérobé à Zeus le feu pour le donner aux hommes. Par la suite, Zeus l’avait puni pour son audace. Alors, l’acte de Prométhée est considéré comme à l’origine de l’appropriation du feu par les hommes, dans la mythologie grecque. Dans la religion chrétienne, Jésus-Christ, par un geste mythique, avait aboli le « péché originel » de l’homme en se donnant lui-même comme victime. On voit bien que tous les changements survenus sur terre sont, selon les mythes, soit l’œuvre de Dieu lui-même, soit l’œuvre des Etres Surnaturels qui se sont sacrifiés pour améliorer la vie de l’homme. Ces Etres sont les plus souvent, dans les mythes, des êtres géants, possédant un caractère mi-homme, mi-dieu, et dotés de pouvoirs surnaturels; ce qui leur permet parfois d’agir à l’encontre de Dieu afin de sauver les hommes, ou bien pour rendre la terre plus vivable. Ils ont donné aux hommes, par exemple, des possibilités de guérir les maladies, de gagner une bataille contre d’autres Etres Surnaturels plutôt cruels, etc.; parfois, ce sont ces Etres même qu’il faut tuer pour avoir un remède à un problème. Pour terminer, l’on peut dire en suivant le raisonnement des psychanalystes que le mythe appartient au domaine de l’imaginaire qui est une sorte d’idée en germination. Il cherche sur tous les plans à maîtriser le temps (la fuite du temps) et en cela essaie de 34 réactualiser le temps primordial, le temps de la création du monde c’est-à-dire le temps sacré. En outre, il arrive dans une société qu’un mythe soit vidé de signification religieuse (ou sacré) et deviennent de simples légendes ou contes pour enfants. Cependant, il est des mythes qui restent toujours en vigueur et dans toute leur puissance: c’est le cas du mythe consacré au sacrifice.

35 Chapitre II. 2. LE SACRIFICE: FORMES ET SIGNIFICATIONS DANS LES ŒUVRES DE RABEMANANJARA

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le sacrifice est une pratique qui a été transmise depuis le temps le plus reculé de l’existence humaine, et qui est devenue une tradition. C’est une sorte de modèle qui regroupe les gestes exécutés par les Ancêtres (ou les dieux) pour résoudre un problème quelconque. Ainsi, à l’occasion d’un sacrifice, les descendants qui répétaient les mêmes gestes disaient chaque fois: « comme il a été transmis depuis le début de la création de la terre, ainsi nous devons sacrifier (...) comme nos ancêtres firent dans les temps anciens ainsi nous faisons aujourd’hui (...) »88 . Toutefois, il y a lieu d’écarter des confusions possibles et de prendre des dispositions quant à la façon dont le sujet devrait être abordé; car le sacrifice, qui est présent dans toutes les religions, ne se laisse pas embrasser facilement. Il est même difficile, voire impossible, d’en avoir un entendement unique. S’il en est ainsi, essayons au moins de donner une vision plus simple de cette pratique, en partant des hypothèses émises par d’éminents chercheurs en ethnologie ou en histoire des religions. Selon l’Encyclopædia Universalis, le sacrifice comporte deux pôles: d’un côté, on offre et, de l’autre, on se prive de ce que l’on offre. C’est surtout le premier aspect qui intéresse les ethnologues et les chercheurs en histoire des religions. Il a pour objet essentiel « d’entrer en rapport avec les dieux »89 et par la consécration d’une victime, détourne « de façon durable, vers la victime sacrificielle »90 , la violence qui menaçait les êtres qu’on cherche à protéger. Autrement dit, le sacrifice vise à établir un rapport entre le monde profane et le monde sacré par l’intermédiaire d’une victime 91 . Et cela va généralement dans le sens du profane au sacré, rarement du sacré vers le profane (comme c’est le cas de Jésus dans la religion chrétienne: il s’est donné en victime pour sauver l’humanité, alors que dans la conception primitive du sacrifice, c’est l’homme qui effectue le sacrifice pour être en communication avec les dieux). Ce qui constitue la particularité du sacrifice est la présence de la victime adressée à la divinité. L’homme ne peut pas se mettre en contact direct avec le sacré car cela provoquerait une sorte de « court-circuit » qui lui serait fatal. Donc c’est la victime qui serait chargée d’assurer ce contact. C’est à lui d’entrer dans le cercle dangereux du sacré, et d’en supporter toutes les conséquences. D’autre part, en offrant cette victime à la divinité, « non seulement on apaise

88 Mircea ELIADE, Aspects du mythe , Gallimard, 1963, p.16. 89 Encyclopædia Universalis, corpus 16. 90 GIRARD Réné, La Violence et le sacré , Cameron, 1982, p. 19. 91 H. MAUSS cité par J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p. 296. 36 son courroux ou on se ménage ses faveurs, mais on entre soi-même dans le processus rituel de la sacralisation »92 . Donc tout sacrifice constitue un échange, et même plus, « car l’objet offert est détruit; et c’est cette destruction, ou immolation, qui apparaît essentielle »93 . Mais avant d’être un échange, le sacrifice est d’abord un don; et « ce qu’on a offert ne doit pas être repris » et « sera à jamais perdu pour le groupe »94 . Bref, « c’est la destruction de l’objet qui caractérise le sacrifice, et que le don de l’objet constitue l’offrande »95 . Quant à la victime, « n’importe qui », selon Réné Girard 96 , peut être sacrifié, « la meilleure victime étant celle qui ressemble suffisamment aux membres du groupe pour pouvoir lui être substitué »97 . Et pour éviter le cercle vicieux de la vengeance, elle doit être choisie à l’extérieur du groupe (un prisonnier de guerre par exemple et à défaut un animal). Le plus souvent, en Afrique, d’après Marcel Neusch, « c’est la mort d’un animal domestique qu’il convient de mettre en scène »98 . En fait, l’objectif d’un sacrifice n’est pas de résoudre un problème personnel; il cherche à protéger tous les membres de la société contre la violence, et tous, par l’intermédiaire de la victime, participent au sacré. Il existe plusieurs types de sacrifice: par exemple, l’oblation, l’offrande, l’holocauste, le sacrifice-communion, le sacrifice expiatoire, etc.. Le trait commun de ces pratiques, c’est qu’elles visent toutes à revitaliser les forces invisibles qui seraient salutaires pour le groupe. Elles visent à annuler les effets néfastes d’une souillure ou d’une faute commise par un individu ou par la collectivité. Si nous empruntons la voie de l’analyse narrative, nous pouvons avancer que le sacrifice s’articule dans le couple établissement de l’interdit/ rupture de l’interdit que nous pouvons expliciter comme suit: dans le mythe, nous assistons à l’établissement d’un interdit (ou d’un tabou). Au moment où cet interdit vient d’être transgressé, il y a donc rupture de l’interdit; cette rupture entraînera alors un désordre (qui ressemble à un chaos d’avant la création) dans la vie des humains. Le rôle attribué au sacrifice, à ce moment précis, est de rétablir l’ordre. Un nouveau couple d’articulation apparaît: c’est le couple de signification chaos/harmonie. Ce qui veut dire que le sacrifice sert de moyen de rétablissement de l’harmonie, et en même temps, il sert de moyen de conjuration de tous les mauvais esprits. Donc, le sacrifice établit une relation de concomitance, ou de consécution; c’est-à-dire, une fois que le sort est conjuré, en même temps on assiste au rétablissement de l’harmonie. Autrement dit, le sacrifice est une préparation, ou facilitation à l’accès à la plénitude ultime dans la vie future, voire retour au

92 J. CAZENEUVE, op.cit, p.178. 93 Encyclopædia Universalis, corpus 16, p.341. 94 F. LAPLANTINE, Les 50 mots-clés de l’anthropologie, Edouart Privat, 1974, p.171. 95 J. CAZENEUVE, ibid., p.289. 96 La Violence et le sacré , op.cit. 97 F.LAPLANTINE, ibid., p.173. 98 L’expression du sacré dans les grandes religion , Beauchesne-Editeur, 1994, p. 21. 37 bonheur primordial . Nous pouvons schématiser ce rôle du sacrifice à l’aide du tableau suivant: Temps AVANT TRANSFORMATION APRES narratif Contenu -Etablissement de rupture de sacrifice rétablissement de narratif l’interdit l’interdit l’ordre

- Harmonie désordre préparation retour au bonheur (chaos) à l’accès à primordial la plénitude

Passage d’un état à Etat initial Etat final l’autre Le schéma narratif est une des conditions primordiales de la dimension cognitive. En effet, il dévoile ce que le récit comporte de dynamique; c’est-à-dire, ce qui permet aux objets d’avoir un sens. Il ne s’agit pas de la signification linguistique, qui est ternaire ( signifiant, signifié et référent) mais d’un système de renvoi caractéristique aux objets qui nous permet de savoir la connexion des choses aux choses, comme le disait Peirce 99 . En effet, selon Greimas 100 , les choses ne sont pas des référents ultimes; ils peuvent renvoyer à d’autres choses. Ce qui veut dire que le schéma narratif renseigne sur les étapes parcourues par l’objet, c’est ce qu’on appelle en sémiotique parcours figuratif. Autrement dit, l’état initial appelle une transformation et l’état final suggère l’état antérieur. Et c’est ainsi que le narratif nous dévoile la signification des choses. Dans le cas qui nous préoccupe, on peut désormais comprendre les écrits de RABEMANANJARA comme un effort salvateur qui vise la suppression d’une dégradation consécutive à la rupture de l’état initial. Pour revenir à notre travail, nous pouvons dire que la tradition malgache est aussi riche en rites sacrificiels, aussi les poèmes de RABEMANANJARA sont comme une sorte de registre contenant les rites initiatiques, reflets de la culture malgache. Dans la tradition malgache, en effet, s’il y a eu un sacrilège et qu’un mal pèse sur la société, il faut lever ce sacrilège par le sacrifice d’un bœuf ou d’une autre victime animale. La victime ainsi consacrée emporte avec elle le mal. Pour l’auteur, la colonisation est l’archétype du mal qui pèse sur la société malgache, aussi bien que sur la société française. Autour de ce mal se polarise les souillures, les péchés, qui nécessitent un sacrifice (ou même plusieurs) car l’angoisse de l’auteur est grande devant le danger que représente la colonisation.

99 Cf. Les Ecrits sur les signes , chap. III, Paris, Seuil, Coll. Langage, 1968. 100 « Conditions d’une sémiotique du monde naturel », Du sens , Seuil, 1970. 38 Effectivement, la terre malgache est considérée comme un lieu saint, un « sanctuaire », un « tabernacle »101 et l’occupation étrangère est perçue comme un sacrilège. Les colonisateurs seraient des « profanateurs »102 surpris au seuil du lieu saint en question. Ce sentiment de souillure se manifeste par des métaphores diversifiées comme « pieds de boue »103 , et l’emploi du mot « souillé »104 deux fois dans la même strophe. Il y a une contradiction visible entre « pied de boue » et « porte d’or ». Cette contradiction met en évidence la notion de souillure. Toutefois, le complément déterminatif dans la deuxième expression a une portée significative: l’or est par nature le métal qui ne peut pas être altéré. En conséquence, la souillure ne peut pas atteindre l’objet en profondeur. Elle n’est que superficielle. C’est ainsi que se met en place le concept de sacrifice comme acte de purification. Il s’agit dans la purification de séparer distinctement deux corps qui ne peuvent pas être mélangés. Car, ce mélange n’est pas homogène. Les colonisateurs, « les envoyés de la mort », les « messagers torrides » sont les responsables de cette souillure. Ils ont fait « jaillir »105 « la source noire empoisonnée » pour souiller « la gorge lustrale » de la terre malgache. Les mots « source noire empoisonnée », font, sans doute, allusion aux sangs impurs versés par les colonisateurs. Ce sont les sangs des malgaches massacrés au cours des luttes. Ces sangs sont impurs parce qu’ils ont été versés sans aucune intention religieuse; ce qui renforce l’idée de souillure. Tout ceci nécessite alors un sacrifie pour éviter la colère divine. Et si l’on examine les poèmes de Jacques RABEMANANJARA, on constate qu’ils sont porteurs de cette aspiration de l’homme qui l’amène à communier avec le sacré; on peut même recenser plusieurs aspects de sacrifice dans ses poèmes. Ce qui nous amène à étudier les plus manifestes (les plus évidents) dans ce travail.

II. 2. 1. La femme-île: une divinité à laquelle on offre un sacrifice.

Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, la terre malgache est un lieu sacré, un « sanctuaire », un « tabernacle » que les colons ont profané. Cette île, dans les œuvres de RABEMANANJARA, prend parfois le visage d’une femme, une femme déifiée: une

101 Antidote , p.248. 102 Idem 103 Ibid., p.247. 104 Antsa , p.120. 105 Idem 39 « Déesse »106 . Pour cette femme-divinité, le poète érige un Temple, un « Acropole des Acropoles »107 dans laquelle on lui rend un culte. « Ile à la face royale ! sur le socle restauré, ta statue en perle fine: des coquilles de la mer et des larmes de nos rêves: (...) »108 « Ton culte nous a saisi avec la puissance des sept mythes, Ile fabuleuse, Madagascar ! Toi, Ile, le goût de ta gloire nous a lancée sur le gymnase des cinq mondes »109 C’est pour cette même divinité que l’on fait l’offrande de ce qui est plus cher au monde: « Nous avons pris goût à ta chair Nous avons pris goût à ton culte et nous avons sur ton autel fait l’offrande des plus beaux rêves »110 Le sacrifice prend la forme d’une demande ici, une demande de libération du sol natal, de sa population. Dans ce cas, le but de cet acte est de libérer « une force nécessaire à la revitalisation du corps social »111 ; ce qui lui permettra de faire face à la situation. Et cette force est symbolisée par le mot: « La liberté »! La liberté est comme une divinité qui, une fois libérée par le sacrifice, donnera la force nécessaire aux opprimés, leur permettant de résister. « Ile de mes Ancêtres, ce mot, c’est mon salut. Ce mot, c’est mon message. Le mot claquant au vent sur l’extrême éminence ! »112

106 Antsa , p.129. 107 Antidote ,p.279. 108 Antsa , p.157. 109 Antsa , p.128. 110 Antidote , p.278-279. 111 Marcel NEUSCH, Le sacrifice dans les religions , Beauchesne-Editeur, 1994, p.21 112 Antsa , p.141. 40 La libération de cette force de « pure essence divine », entraîne plusieurs réactions tant parmi les hommes que dans la nature. « Une charge dans la nue Des signes sur l’Arc-en-ciel Les dieux passent: Liberté. Une marche sur la terre Des signes sur les tombeaux Les Ancêtres ressuscitent: Liberté ! »113 Donc, ce mot entraîne une succession de réactions positives au sein de la nature: « Les liliales mélodies! », « les sarcelles psalmodient », « les roseaux entre en transe »114 , « Le Maningôro s’empourpre »115 , « Le vent souffle »116 , etc.. Et en plus, ce mot procure un sentiment d’immortalité: « Fleur éclose aux Hespérides, tu jonches tout le pays de pétales innombrables: Liberté! O Liberté ! »117 Mais alors, qui dirige ce culte consacré à la libération du sol natal? C’est « Dzirâh », une fille « vierge », « pure », et avec laquelle est associée la destinée de l’île. « Ile à la face incarnée, des vierges de la tribu, Dzirâh est ton Inspirée Une conque retentit: Dzirâh chante, Dzirâh danse: Liberté. Dzirâh, pur sang assoumboule, Princesse du Mangabe. Sœur des lunes fatidiques ! »118 C’est « Dzirâh , prêtresse nubile »119 qui occupe la fonction sacerdotale dans ce rituel, accompagné par:

113 idem, p.143. 114 idem, p.148. 115 idem, p.150. 116 idem, p.154. 117 idem, p.156. 118 Antsa , p.159. 41 « La valiha multicorde, d’un air jamais entendu, berce tes hautes syllabes. Et des lèvres de Dzirâh s’effeuille tes litanies: Liberté ! »120 Elle est comme une possédée, possédée par le « troumba vaudou »121 . Elle danse la « danse de la race », « la danse immémoriale »122 , elle « vire », elle « crie », elle « prie »123 , etc. car c’est elle qui possède les secrets « des temps premiers »124 . Tous ces rituels visent, comme on l’a dit, la libération nationale. Ce qui signifie que la force libérée par la puissance des rites va permettre de réaliser le rétablissement de l’ordre touché par la souillure. Par ailleurs, les rituels (en général) s’accompagnent toujours d’un souci de purification, car « la purification vient comme une conduite d’annulation; elle consiste dans un ensemble d’actes, eux-mêmes codifiés par un rituel, qui sont réputés agir sur la conduite de souillure pour la détruire comme souillure »125 . A noter que le symbolisme du souci de purification dans les poèmes de RABEMANANJARA, va dans ce sens. La constellation des mots comme « pur sang assoumboule »126 , « fleur de l’origine »127 , « temps premiers » autour du mot vierge (qui est énoncé deux fois pour Dzirâh dans Antsa ) indique clairement un souci de purification. Ceci est renforcé par l’emploi des métaphores comme « arc-en-ciel » qui signale la fin de l’orage et se rapporte à la catégorie sémique haut/bas. Dans le symbolisme de l’imaginaire, le haut dénote un souci de purification 128 , un sentiment d’élévation. Aussi, le mot « astre »129 , le mot « oiseau-drônga »130 , etc. renforce cette idée de hauteur, de purification. En compagnie des « vierges de la tribu », « Dzirâh » effectue la danse rituelle de la libération, de purification du sol natal. Avec Soalehy, Soâry, Bakôly, Vao et Noro, elle dansera « la danse de l’eau claire/et la danse du feu »131 . Par leur virginité, les filles pourraient forcer la nature à effectuer un changement, elles pourraient influencer les forces

119 Idem. 120 Idem, p.161. 121 Lamba , p.210. 122 Antsa , p.164. 123 Idem, p.160. 124 Idem, p.164. 125 Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations: essais d’herméneutique , Seuil, 1969, p.349. 126 Antsa , p.159. 127 Idem, p.160. 128 cf. Gilbert DURAND, Structures Anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984. 129 Antsa , p.164. 130 Idem, 153. 131 Idem, p.159. 42 divines à apporter leur aide dans le processus de sacralisation, source de liberté et de bonheur. En un mot, elles forceraient la nature à la pureté. On appelle expiation cette vertu du sacrifice qui sert de « moyen de rendre à nouveau propices les puissances sacrées après qu’on se les est aliénées par une faute »132 . Il recèle un pouvoir qui peut annuler la souillure et ses effets. En suivant cette évolution, l’on peut se demander ce qui serait la victime; sans offrande, le sacrifice perd sa valeur d’être car « l’offrande d’un présent est destinée à obtenir la faveur de celui auquel on l’adresse »133 . C’est ici qu’intervient le sacrifice de l’auteur. Il est offert par sa mère afin de pouvoir réaliser la libération: « Sur l’or infini des grèves, Deux Mains jumelles se lèvent, Bénisseuses de l’Azur. Des prières se profilent. Sur l’immensité du Ciel: Une mère fait l’offrande du plus adoré des fils au triomphe de la cause Liberté ! »134 Même sa sœur, qui est assimilable à « Dzirâh », le choisira comme victime et ne trouve aucune autre qui sera meilleur que lui: « Aucune perle, aucun bijou: la sœur jumelle des sylphides, Choisira l’humble offrande où chante la vertu magique des buissons »135 Cette offrande se termine par la manducation de la victime à laquelle tout le village participe. « Sous l’Arbre Saint du village, le sang des fraises aux dents les filles mènent leur ronde Liberté ! »136 Ici, « c’est le sacrifice-communion qui prolonge le sacrifice-don »137 . Le but de tout cela est de rechercher « la participation de tous au sacré »138 , et aussi de restaurer les « liens

132 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.292. 133 Encyclopædia Universalis, corpus 12, p.1159. 134 Antsa , p.166. 135 Antidote , p.295. 136 Antsa , p.146. 137 F.LAPLANTINE, Les 50 mots-clés de l’anthropologie , Edouart Privat, 1974, p.171. 138 Idem. 43 qui unissent les membres »139 du groupe. Selon l’Encyclopædia Universalis, cette participation « de l’humain et du divin se réalise sur le modèle de la parenté artificielle ou de l’alliance par le sang »140 . Mais parfois le résultat obtenu à partir des sacrifices n’est pas toujours satisfaisant, car « l’importance de ce que l’on offre n’est pas toujours proportionnée à ce qu’on demande ou à la force de persuasion que doit avoir l’oblation auprès de la puissance qu’il s’agit de fléchir »141 . Dans ce cas, il faut répéter de façon insistante le sacrifice; ou bien multiplier les formes de sacrifice qu’on exécute jusqu’à ce que l’on obtienne satisfaction. Dans d’autres cas, c’est la divinité elle-même qui se sacrifie pour les hommes. Et c’est là, selon Laplantine, qu’un certain niveau est atteint « dans la perfection de la synthèse religieuse » parce que « c’est la divinité elle-même qui s’abaisse et se sacrifie, et appelle l’humanité tout entière à s’élever au-dessus de la condition sociologique fixée par les règles »142 . C’est effectivement, ce qui se produit dans les poèmes de RABEMANANJARA. En voyant ses fils massacrés, en voyant le mal régner à sa façon et persister encore malgré le sacrifice du « fils », la « femme- île », la femme-divinité s’offre en victime afin de donner une force de persuasion nécessaire à l’offrande, ce qui serait à l’origine d’une libération. Plus encore, elle devient le sacrement « signe et source d’unité »143 . Elle devient le dernier sacrement des héros de la nation qui sont en train de mourir sous les balles des colonisateurs.Elle sera le viatique qui accompagnera les morts dans l’au-delà, les protégera contre les différents obstacles qu’ils rencontreront dans la zone de la mort 144 . « Je mords ta chair vierge et rouge avec l’âpre ferveur du mourant aux dents de lumière Madagascar ! Un viatique d’innocence dans mes entrailles d’affamé (...) »145 Ce viatique aidera les héros de la Nation à triompher de la mort et à les amener au terme de leur souffrance, c’est-à-dire, à la libération. « (...)

139 Idem. 140 p.341. 141 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.292. 142 Idem, p.160. 143 Encyclopædia Universalis, corpus 7, p.514. 144 L.V. THOMAS, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975, p. 45. 145 Antsa , p.111. 44 quelle main levée à l’horizon va tendre aux lèvres des héros l’offrande rouge de l’aurore ! »146 Autrement dit, l’offrande a le pouvoir de ressusciter les morts, autour de l’isotopie de l’hostie se forme une constellation de termes comme « pain pascal », « chair d’aurore », « chair de lis de la vérité »147 , sans oublier les mots « chair vierge ». Notons que cette pratique de la manducation sacrée chère à RABEMANANJARA est également présente dans toutes les religions. Elle se fonde sur une espérance en une survie: chez les chrétiens, par exemple, dans l’eucharistie se trouve réactualisé « l’événement du salut qu’est la mort-resurrection du Christ »148

II. 2. 2. L’auteur s’offre en holocauste

Le sens du devoir de RABEMANANJARA est surtout commandé par une parole de son grand-père maternel dont voici le contenu: « Le sens des autres avant de s’occuper de soi »149 Effectivement, le grand-père maternel de RABEMANANJARA lui avait dit un jour, qu’il a plus d’obligation à donner aux autres que d’exploiter sa situation. Car ce grand-père était le seigneur du lieu (Nosy-Mangabe). Ces phrases sont devenues pour RABEMANANJARA une devise, une devise qui était renforcée par ses lectures: Racine, Giraudoux et sans doute Corneille qui dans Le Cid a fait dire à son héros: « Mourir pour le pays n’est pas un triste sort, c’est s’immortaliser par une belle mort. »150 Cette pensée est reprise dans Horace , « Mourir pour le pays est un si digne sort, Qu’on briguerait en foule une si belle mort. »151 Ce n’est pas par hasard si les poèmes de RABEMANANJARA véhiculent une volonté de se sacrifier (ou bien de faire une offrande), c’est le témoin d’un désir ardent de Rénovation Nationale qui est devenue chez lui une obsession. Il se considère comme le héraut de sa nation et même plus, il est celui avec qui se trouve unifié le destin du pays. Mais, ce n’est pas le sien

146 Antsa , p.264. 147 Idem. 148 cf. L.V. THOMAS, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975. 149 Propos oraux recueillis par RFI et RTM. 150 P. Corneille, Le Cid , acte IV, scène V 151 P. Corneille, Horace , acte II, scène III. 45 qui compte, c’est avant tout celui de la nation et de son peuple: « Lorsqu’un Noir dans un de ses romans dit: je - et c’est très rare - ça veut toujours dire nous »152 : « Une toge sur mes épaules: La volonté de ta grandeur Le serment en a pris racine au coin de l’habitat des morts. Témoins toi-même et les Ancêtres, Madagascar ! »153 Et devant le massacre de ses frères, l’auteur craint l’anéantissement de sa race: « De l’immense Douleur et de l’Angoisse assise, dos à dos, jambes croisées sur le lit profané et chaste de la vérité, sur la poitrine de ma race étendue de tout son long, assise sur cette montagne de chevelure en holocauste »154 Il demande alors l’avis des « oracles »: « Donnez-m’en, donnez-m’en bouche brûlante d’Ishtar donnez-m’en des réponses dignes de vos oracles »155 Et quelle que soit la réponse des oracles, il est déterminé à l’accomplir, même s’il doit sacrifier sa vie. Et à en juger la suite du discours poétique de RABEMANANJARA, il semble que c’est ce que lui dicte les oracles. Aussi, ce sacrifice servira-t-il à restaurer « la transcendance du sacré en l’écartant du profane (...) »156 et « en tant que transcendant, l’archétype sacré de la condition humaine est le garant de l’ordre naturel. Mais comme l’homme participe à cet archétype, il n’est pas sans action sur lui, et, de même que ses fautes, ses péchés, troublent l’ordre en irritant les dieux (...) »157 . Cependant, en effectuant « des prestations symboliques » 158 (c’est-à-dire, des rituels sacrificiels) l’on pourrait maintenir cet ordre supérieur. Cela commence par l’exclusion du profane, c’est-à-dire, tout ce qui est relatif aux méchancetés des envahisseurs en leur jetant la malédiction, ou l’Anathème et se termine

152 Lilyan KESTELOOT, Les Ecrivains noirs de langue française , éd. Institut Solvay, Bruxelles, 1963. 153 Antsa , p.118. 154 Antidote , p.261. 155 Lamba , p.212. 156 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.225. 157 Idem, p.290. 158 Idem. 46 par l’offrande de l’auteur lui-même, l’offrande de son sang, de son innocence qu’il clame tout au long de ses poèmes: « Je lancerai mon rire mythique, sur la face blême du Midi! Je lancerai sur la figure des étoiles la limpidité de mon sang ! Je lancerai l’éclat de ta noblesse sur la nuque épaisse de l’Univers, Madagascar ! »159 Généralement, « la mise à mort de la victime est (...) une souillure (...) de même la victime du sacrifice doit subir une purification afin de réaliser par sa mort l’action mystique du rite »160 . La victime ici (c’est-à-dire, l’auteur) est déjà pure, et c’est cette pureté qui assurera la réussite du rituel. En plus, il ne peut ressentir de la douleur pendant l’acte d’immolation puisqu’il est pur, sans défaut et sans infirmité, donc un symbole parfait de pureté. Et sous la force des rites, il ne peut que songer au bienfait de son acte: à une conséquence qui sera salutaire pour son pays, ses frères: « Tout s’était aboli sous le charme de la magie et je n’ai plus songé au froid couperet sur ma nuque des envoyés de la mort, des messagers de la torture et de la nuit »161 A ce moment là, les envahisseurs deviennent, malgré eux, des sacrificateurs. Par là, on assiste à une réminiscence des textes bibliques que l’auteur avait appris au grand séminaire de Tananarive. En effet, dans la religion chrétienne, le Christ « était désireux de souffrir et de mourir pour mettre le salut »162 à la porté des humains. Et c’est, sans doute, les mêmes aspirations qui commandaient les démarches de RABEMANANJARA. Par la suite, la mort rituelle du poète portera ses fruits, car, après sa mort, l’espoir en une libération très proche naîtra de sa tombe: « Un poème aussi s’épanouira gerbe lumineuse, toute de flamme et de pourpre Sur la tombe où déposeront au petit matin le martyr de l’histoire les mains torrides des messagers de la nuit

159 Antsa , p.115. 160 J.CAZENEUVE, ibid., p.299. 161 Antidote , p.255. 162 Ellen G. WHITE, Le Grand conflit , éd. Elie Association, 1993, p.20. 47 Les mains des étrangleurs et des tueurs de tous les temps »163 Cette mort fera aussi naître au cœur de la nation, un esprit patriotique d’une puissance intense et qu’on ne peut pas évaluer. Et le sang de l’auteur qui sera bu par les Ancêtres, les dieux, le consacrera comme « Ancêtre tutélaire » de l’île et de ses habitants. « Le sang bu par les tombes consacre à jamais de l’Elu la noce rouge avec la Race »164 C’est lui, à partir de ce moment, qui servira de pont entre les dieux et les humains. Ce qui veut dire que par son sang, une alliance avec les dieux est réalisée. C’est un pacte qui se prolonge même dans l’au-delà. « (...) et le pacte se prolonge dans les zones de la mort, Ile heureuse et délivrée: Liberté ! »165 Alors, son nom se trouve sanctifié et sera lié pour toujours à celui de sa nation. Sur ce plan, on peut dire qu’on assiste à une sorte d’actualisation de la mort-résurrection du Christ. Le « jeune dieu mourant »166 triomphera de la mort et sera ressuscité. Et quel a été l’étonnement (voire la rage) des colons en voyant « sa remontée allègre à la surface du jour »167 . Cette croyance en une survie fera de lui « un ancêtre tutélaire, intermédiaire entre le monde sacré et l’ordre de la condition humaine »168

II. 2. 3. Pèlerinage en lieu saint

Le Pèlerinage est un voyage effectué afin de se rendre en un lieu saint. Selon Ellen G. White, « le désir d’obtenir la liberté de conscience pousse les Pèlerins à affronter les périls d’un long voyage (...) »169 et au cours de ce voyage, ils ne cessent de faire preuve de piété envers Dieu, envers les morts et toutes sortes de divinités censées exister. Il faut dire que les Pèlerins sont des individus qui, en se rendant au lieu saint, se sacrifient un peu en laissant leur vie de simple humain pour affronter les difficultés et les dangers que l’on peut rencontrer en

163 Antidote , p.262. 164 Antsa , p.118. 165 Idem, p.166. 166 Lamba , p.221. 167 Antidote , p.258. 168 J. CAZENEUVE, op.cit, p.290. 169 Le Grand conflit , op.cit, p.277. 48 cours de route. Et même, en faisant preuve de piété, ils font montre de courage, d’abnégation et de sacrifice car selon Platon, la piété peut se définir comme « une certaine science de sacrifices et de prières »170 . Et n’oublions pas que le sacrifice s’accompagne toujours d’une prière et se termine par une offrande 171 . Par ces actes de piété, « l’homme indique sa dépendance par rapport aux puissances sacrées »172 . Pour les Malgaches, le Pèlerinage aux tombeaux « traduit le respect au mort »173 et chaque fois que les descendants des morts rencontrent un problème considérable, il est de coutume parfois de se rendre aux tombeaux des Ancêtres et de leur rendre un culte afin de les avoir comme alliés. Souvent on se contente seulement d’offrir un sacrifice sur l’autel qui leur est destiné. J. RABEMANANJARA de sa part, devant les problèmes posés par la colonisation s’est inquiété et s’est demandé si on a déjà rendu hommage aux Ancêtres et aux Dieux. « Sur l’humble pierre des Dieux des doigts pieux ont-ils brûlé la gomme et le copal odorant du Masoala et répandu le sang du coq au plumage de neige ? »174 D’un autre côté, le pèlerinage peut s’expliquer par un désir d’effectuer un « retour à l’origine », de vivre l’expérience des « temps où les choses se sont manifestées pour la première fois »175 . Et lui, « le chaste aepyornis »176 est prêt à effectuer ce long pèlerinage qui le mènera vers les « eaux lointaines »177 , vers les secrets des Ancêtres. Avec les amoureux de la liberté, de la Rénovation Nationale, il va entreprendre un pèlerinage aux tombeaux ancestraux. « Par les grands chemins de l’espace par les trottoirs de la gaieté s’en vont en chœur, cheveux en l’air, des ribambelles de fous rires vers le Rond-Point du nouvel an ! s’en vont dansant, s’en vont criant les damoiseaux ivres d’étoiles le printemps couronné de rose »178

170 Euryphron , p.203, cité par J.CAZENEUVE, ibid., p.283. 171 cf. J. CAZENEUVE, ibid. 172 Idem, p.291 173 L.V.THOMAS, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, p.514. 174 Antidote , p.254. 175 Mircea ELIADE, Aspects du mythe , Gallimard, 1963, p.45. 176 Lamba , p.227. 177 Idem 178 Antidote , p.283. 49 De cette route naîtra sûrement la Rénovation Nationale. La marche sur cette route « de la gaieté » constitue la descente vers les ténèbres qui est assimilé à l’ascension vers les temps de « vérité première ». « La descente! Quelle aventure! O Vertige! O Frayeur! Extase de marcher Dans le groupe des dieux encor irrévelés et de belles choses premières Tout homme se retrouve en ce chantre fameux que la recherche de son double avait conduit, paré de légende, et d’humour, aux rives du mystère et du royaume noir »179 Cette descente est aussi assimilée à la descente dans le ventre de la mère, et qui a pour objectif de « remonter le temps et retrouver les quiétudes prénatales »180 .Donc, cette descente est considérée comme une mort, car la mort est associée au chaos d’avant la naissance, c’est- à-dire avant la création. L.V. Thomas appelle cette mort comme « pseudo-mort »181 , elle constitue une « mort initiatique »; l’initiation, en effet, comporte toujours une mort, une mort rituelle. Ainsi, par la force des rites, les pèlerins vont capter la puissance que recèlent la nature et toutes les divinités qui la peuplent. Ce qui leur permettra alors d’apporter un changement sur la terre malgache. « Et nous ravirons aux planètes Et nous ravirons aux aiglons le monopole de l’Azur, la royauté de l’infini »182 Et: « Ton sort prévu depuis toujours jaillira du fond des ténèbres Les coudes brusques du chemin reprendront ta ligne éternelle, Madagascar ! »183 Déjà en cours de route, la nature tout entière est comme ravivée, et a retrouvé ses forces vitales.

179 Idem, p.255. 180 L.V.THOMAS, op.cit, p.230. 181 Idem, p.167 182 Antidote , p.292. 183 Lamba , p.182. 50 « Refleuriront les orchidées Sur les sentiers du Menabé. Les roses referont la haie Aux marches rouges des monts bleus »184 Sur le lieu saint, les puissances divines se trouvent déjà libérées de leur sommeil et avec plus d’intensité de force encore. « Déjà fleurissent les pavots à l’entour des tombes royales, les troncs des landolphies sans feuilles et saignant de morves lactifères et les aloalos pointant contre la surdité millénaire du firmament »185 L’auteur, de son côté, en revenant de ce long pèlerinage, a pu se débarrasser de toutes les souillures contractées au contact des envahisseurs, profanateurs du sanctuaire des dieux malgaches. Et même, il a pu être sacré prêtre gardien des mystères ancestraux, il est devenu un nouveau mystagogue. «La remontée des pistes rouges où mugissent les bœufs sauvages: je m’en reviens pieds nus, bâton d’augure à l’ombre des cactus sacrés et des bucrânes grave suppliance et pèlerin baisant la poussière de tes talons au seuil des saintes grottes »186 Enfin, un autre aspect qui donne une puissance au Pèlerinage est le renoncement. En effet, le sacrifice, après plusieurs années, est devenu renoncement, « on fit offrande à Dieu de ses sentiments »187 . Cela peut s’expliquer à partir du principe de base de l’oblation, en prenant pour référence le sentiment de culpabilité. L’homme montre sa dépendance aux dieux en lui montrant « l’insuffisance de sa propre condition », ceci en prélevant un peu d’une part de l’avantage qu’il peut en jouir. Ce serait « une faute de sa part » de vouloir « garder tout pour lui, comme s’il portait en lui-même son propre fondement »188 . En d’autres termes, cette forme de sacrifice comporte deux idées forces. D’une part, par le sentiment de dépendance, les hommes affirment « la nécessité du monde numineux en se privant d’une partie de leurs biens, et, d’autre part, leur participation au sacré engage leur responsabilité vis-à-vis des garants de l’ordre qu’ils ont pour devoir d’entretenir »189 .

184 Antsa , p.132. 185 Lamba , p.190. 186 Lamba , p.189. 187 Encyclopædia Universalis, corpus 16, p.341. 188 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.291. 189 Idem 51 Chez RABEMANANJARA, ce sentiment de culpabilité n’est exprimé que pour montrer son attachement ou plutôt sa dépendance par rapport à la terre-mère qui est pour lui une sorte de divinité. « Tu me pardonneras mon oubli migratoire, l’errance du prodigue qui s’en est allé, chaussé haut, sur les grand’routes vespérales aux fins de conquérir la toison de grimoire et la coquille de la neige »190 J. RABEMANANJARA avait sans doute eu le sentiment de culpabilité après avoir délaissé son pays, d’avoir abandonné sa fonction de gardien des mystères ancestraux pour adopter la philosophie occidentale. Ce qui avait nécessité certainement ce long pèlerinage afin de libérer sa conscience et puis de se purifier de tout ce qu’il a pu contracter en terre étrangère. Par la suite, le sentiment de culpabilité s’accompagne souvent d’un souci de se justifier, de justifier son acte: « Ce ne fut que péché pubère, intrusion dans l’outre-mont, le plongeon du nageur parmi les nacres des grands fonds »191 En plus, ce souci de justification de son acte montre à quel point il s’attache à son pays, à quel point il dépend de lui comme un fils et souvent comme un fidèle amant: « Le cœur est resté pur comme un vol d’hirondelle au ras des vagues matinales et l’entaille dont j’ai griffé la poitrine de l’interdit s’est mise à la couleur belle de ta nativité »192 N’avait-on pas dit que « confesser ses fautes facilite l’éradication du mal et la réinsertion du coupable dans le groupe »193 ? De plus, l’expression allégorique, qui évoque le vol d’oiseau, symbolise l’altitude, l’élévation, et dénote une aspiration à la « purification morale »194 . Une autre forme de sacrifice qui a un objectif semblable au pèlerinage est la pratique de la flagellation. C’est une pratique courante dans de nombreuses religions. Cette pratique est une sorte de rituel mutilant, une initiation qui « comprend presque toujours une épreuve mutilante ou sacrificielle qui symbolise au deuxième degré une passion divine »195 . C’est une

190 Lamba , p. 186. 191 Idem, p.187. 192 Idem, p.188. 193 L.V.THOMAS, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, p.402. 194 G.DURAND, Structures anthropologique de l’imaginaire , Paris, Bordas, p.152. 195 Idem, p.351. 52 « actualisation dramatique » de la légende d’un dieu, « de sa passion, de ses peines »196 . Dans la religion chrétienne, par exemple, c’est la « passion du Christ » qui se trouve actualisée, à l’approche de la Pâque, par la pratique de la flagellation. RABEMANANJARA avait aussi le sentiment d’actualiser cette « passion du Christ » quand il a été torturé à mort par ses bourreaux colonialistes. Les colonialistes, donc, réincarnent le rôle des bourreaux du Christ. « Ne l’ont-ils pas assommé à vomir toutes ses entrailles à blanchir tout son sang »197 Cette torture avait pris alors l’aspect de la flagellation du Christ. L’auteur était flagellé jusqu’au sang, afin d’obtenir de lui un aveu 198 : « Ne l’ont-ils pas battu, les messagers torrides de la torture, (...) Battu comme jamais gosier humain n’a décliné sur ton plus haut, plus bas, plus rauque les nuances du mot: battu ! »199 La fréquence du mot « battu » exprime l’intensité de l’acte: six (6) fois sur une page de poème. Mais quelle était la surprise des colonisateurs en voyant le héros national, au sortir de cette épreuve, encore pur, plus divin, etc.. « Eux, les envoyés de la mort, Ils en restent cois de sa candeur de sarcelle »200 Ajoutons enfin que, jusqu’ici l’étude faite sur le sacrifice fait apparaître, au niveau sémantique, l’opposition dominant/dominé qui s’articule au niveau du rapport entre les Malgaches et les colonisateurs ainsi qu’au niveau du rapport nature et humains . La répression est alors exercée par les méchants, constitués par les colons (groupe dominant). Et le peuple malgache (groupe dominé), si on lit la répression sur l’axe destinateur/destinataire , est le destinataire d’un objet négatif 201 transmis par le destinateur (méchant). Le sacrifice dans tout cela est l’agent de la transformation, à l’origine d’un renversement de la situation. Seulement, ce renversement – au niveau de la manifestation – ne fera pas apparaître (si on parle du rapport Colonisateurs et colonisés) le contenu posé dominé/dominant (l’inverse de l’état

196 Idem. 197 Antidote , p.256. 198 Un aveu sur l’affaire du 29 mars 1947. 199 Antidote , p.256-257. 200 Antidote , p.257. 201 Suppression ou manque, correspondant figurativement au don (en forme négative: exemple, donner la mort ). Cf. Joseph COURTÉS, Sémiotique Narrative et discursive , Hachette Supérieur, 1993, p.114. 53 initial dominant/dominé ), car d’après un souhait émis par le poète, il ne devrait pas y avoir de clan dominateur et de clan dominé entre les Malgaches et les Français. Cependant, il apparaît au niveau du rapport nature/humains . Ce qui veut dire que la nature qui avait une suprématie apparente sur les humains et qui s’opposait à leurs désirs devient l’alliée de l’homme dans son entreprise de libération.

II. 2. 4. Sacrifice par les eaux

« Aucune utilité ne peut légitimer le risque immense de partir sur les flots. Pour affronter la navigation, il faut des intérêts puissants »202 , car partir sur les eaux c’est en quelque sorte, affronter la mort. En effet, Durand affirme que « l’eau qui s’écoule est amère invitation au voyage sans retour »203 , tandis que les eaux terrifiantes symbolisent la mort, symbolise un être qui engloutit ce qui lui passe à portée de main. Donc, les eaux agitées sont des adversaires contre lesquelles on lutte: « on voit la lutte avant les lutteurs »204 . Dans la religion chrétienne, par exemple, les eaux terrifiantes (les eaux de mer) rappellent l’inquiétude démoniaque « par leur agitation perpétuelle »205 . Cependant, il ne faut pas oublier que l’eau a un pouvoir purificateur, capable d’extirper le mal. C’est par l’eau que l’on se débarrasse du mal de la terre. Par exemple, Bachelard parle de la naissance d’un « enfant maléfique comme la naissance d’un être qui n’appartient pas à la fécondité normale de la Terre »206 . On le rend tout de suite à l’eau qui le débarrassera de la terre. Mais, s’il arrive que l’enfant est « sauvé des eaux » il devient alors un « être miraculeux »207 . Il avait pu triompher de la mort qu’il vient de traverser. Il est alors réintégré dans le groupe et peut exercer toutes sortes d’activités sur terre: fonder une cité, soigner des malades, etc. La tradition malgache est quelque peu semblable à ce que l’on vient d’exposer, mais en plus, par les eaux, les Malgaches se rappellent leur origine lointaine: c’est par les eaux que les Ancêtres malgaches étaient venus (les Indo-Polynésiens, les Bantous, les Mélanésiens, etc.) 208 . Affronter les eaux, pour un Malgache conformiste, signifie la mort initiatique, un voyage : un « retour à l’origine ». Tel est exactement le cas qui se présente dans les poèmes de notre auteur. Nous pouvons dire qu’en bravant la mort, c’est-à-dire, les eaux, avec l’île faite femme, il pourrait avoir un

202 G.BACHELARD, L’Eau et les Rêves , Paris, Corti, 1942, p.101. 203 G.DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, p.104. 204 G.BACHELARD, ibid., p.225. 205 Xavier LEON-DUFOUR, Vocabulaire de Théologie Biblique , Les Editions du Cerf, 1970, p.305. 206 Op. cit. 207 Idem. 208 cf. GRANDIDIER, DESCHAMPS Hubert, etc. dans cet ordre. 54 énorme désir de purification, un désir d’effectuer encore une fois le grand voyage des Ancêtres, afin de pouvoir réactualiser ce qui se passait dans le temps ancien. Notons que l’on peut renaître par les eaux. Plusieurs religions, en effet, font allusion à cette renaissance réalisée par les eaux. Dans la religion de l’Egypte ancienne, par exemple, « Osiris »209 renaît de nouveau par l’eau; dans la religion chrétienne, « c’est dans une rivière que renaît Moïse, c’est dans le Jourdain que renaît le Christ »210 . Alors, face à la présence étrangère sur la terre malgache, le désir de purification et de renaissance est devenu des motifs valables pour que l’auteur consente à tenter le voyage sur les eaux. Il emmène l’île à affronter les flots afin qu’elle puisse reprendre son innocence d’avant l’intrusion étrangère: « Il est temps, oh! grand temps qu’apparaît à nouveau pour la fête des houles ivres la caravelle auburn des rouilles de l’ancrage: promouvoir, au matin bleu d’amour, septième velouté acquise aux yeux d’ïambe entre lame et pagaie entre proue et récif le sel antithétique qui rend la langue d’âcre et musicale la salive au confluent du fleuve noir le sel Candide de l’Antipode fait de salse et d’iode encor inexplorés au fond des mers du Sud »211 Cela fait longtemps que l’auteur est hanté par ce voyage qui le mènera, lui et son île, vers la purification, vers l’origine des choses: « la voile de mon boutre obsédé du retour au pays d’origine, (...) 212 La voile de mon boutre hanté par le regret des lointaines genèses ... »213 C’est l’île qui assurera le moyen de déplacement, elle est la pirogue qui affrontera les vagues. Si nous empruntons la terminologie des sémioticiens, nous pouvons avancer que la femme, ici, occupe le rôle de destinataire - adjuvant et que le poète s’approprie à la fois le rôle de sujet et de destinateur. Et la transformation est assurée par la mer. Et là encore, le schéma

209 C’est une divinité de la mythologie égyptienne dont les morceaux, après sa mort furent plongés dans l’eau et cela a entraîné sa renaissance. 210 G. DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p. 257. 211 Lamba , p. 242. 212 Idem, p.203. 213 Ibid., p.240. 55 du rapport nature/Humain refait surface. La mer qui est un élément de la nature et qui plus est redoutable, apporte sa contribution à l’amélioration de la vie de l’homme. « O pirogue toi-même et chargée à craquer au milieu de la baie, porteuse du trésor péremptoire des dieux qu’on embarqua jadis d’un atoll antarctique une cargaison d’amour glacé d’encens et de gingembre sidéral fleurant l’odeur du pôle et des algues étranges, toute une somme de richesse immense encor des mortels ! »214 Ivre du désir d’arracher le secret de l’origine par les flots marins, l’auteur amène l’île à braver les eaux agitées, semble-t-il par le courant européen d’une part et le courant de la tradition malgache de l’autre. Il l’emmène faire: «La ronde folle des pirogues dans le conflit double des courants ! »215 Et en même temps, sur la même pirogue, l’auteur, essaie de capter le secret des Ancêtres lointains à travers l’agitation de la mer qui était le « témoin muet » de l’aventure. La mer ici fait office de miroir, dans lequel l’auteur essaie d’identifier son être. « Et je chante agrippé aux rémiges de la chimère et j’écoute soudre à travers mes tempes tes vertèbres mes hanches, tes hanches à travers tout le labyrinthe des coulées viscérales l’approche du miracle et de la préhistoire: les grands vertiges de nos mi-songes procéder, marée montante, d’au delà le golf des ténèbres ... »216 Finalement, la mer sous la force de cette sorte de rituel purificateur, cette sorte de voyage initiatique révélera les secrets: « La mer en mal de confidence aux girofliers de Manambia révèlera les lois cosmiques du dialogue inachevé ! »217 Cette révélation permettra à l’île de renaître par les eaux, plus pure qu’avant et porteuse des secrets de l’installation des premiers arrivants sur l’île: les ancêtres. « Voici, ô noir héraut de l’infini

214 Lamba , p. 241. 215 Antsa , p.127. 216 Lamba , p.220. 217 Antsa , p.133. 56 l’accouchement sublime où du sein de sa fille est née la vierge- Mère. Voici, voici rompant l’opacité des eaux, rompant du blanc chaos l’accablement d’apocalypse et de granit ressurgir, ô prodige, avec ton port de tête et l’anse [de tes hanches, belle suprêmement de ta beauté impaire, la fabuleuse Lémurie! La Lémurie où gît tout l’os de notre énigme! La Lémurie des dieux rieurs et des talismans fort de fuchsines fulminatoires ! »218 Alors, après l’issue heureuse de cette épreuve, l’île pourra à nouveau vivre la tranquillité d’antan et continuer le cours normal de son destin qui était interrompu par l’invasion étrangère. On assiste à un rétablissement de l’ordre opéré par la mer. « Tu poursuivras, Ile, ton sommeil à peine interrompu, ton sommeil de déesse, calme, allongée au bras du temps dans ton lit d’algues et d’embruns »219 II. 2. 5. Le sacrifice comme « apaisement cathartique »

Lorsqu’un problème risque de mettre en danger l’unité du groupe, alors le sacrifice intervient comme « technique rituelle d’«apaisement cathartique » qui a pour objet d’éliminer les tensions internes et les risques de conflit ouvert »220 au sein de ce groupe. Il suffit donc de faire retomber les fautes sur une victime, la considérer comme la source du problème 221 et ensuite, le sacrifice de cette victime aura pour rôle de renverser « la violence en ordre culturel », et de restaurer « l’unité menacée et l’harmonie du groupe (...) »222 . Et chaque fois qu’un danger menace l’unité du groupe, on le résout en faisant recours au sacrifice. Pour deux groupes qui se font la guerre à cause d’un différend politique par exemple, la solution sera de faire un sacrifice de paix (ou de communion) qui se terminera par

218 Lamba , p.224-225. 219 Antsa , p.127. 220 F.LAPLANTINE, Les 50 mots-clés de l’anthropologie , Edouart Privat, 1974, p.172. 221 Cf. R. GIRARD, La violence et le sacré , Grasset, 1972 et Mircea Eliade, Aspects du mythe , Gallimard, 1963. 222 F. LAPLANTINE, ibid. 57 un repas pendant lequel l’on consomme une partie de la victime 223 . Ce repas sera perçu comme un pacte et pourra rétablir l’ordre préexistant. En fin de compte, la fonction que l’on attribue aux rites est « d’apaiser la vengeance, la domestiquer en la projetant sur une victime »224 . Le conflit entre Malgache et Français a fait naître chez l’auteur un désir de recourir au sacrifice. Mais la particularité de sa démarche, est qu’il a voulu les pratiquer tous à la fois. De nombreuses formes de sacrifice, effectivement, se trouvent entremêlées dans ses poèmes et visent à calmer cette tension, et/ou à intégrer la femme étrangère, qu’il aime, dans son clan. Pourtant, ce n’est pas seulement cette femme qui nécessite ce rituel d’intégration dans son clan, lui-même en avait besoin car il avait délaissé sa coutume pour adopter la philosophie étrangère. Il avait le sentiment d’avoir trahi son pays pour avoir donné son amour à la femme blanche; ou plutôt, il avait le sentiment d’avoir transgressé une loi ou un interdit dicté par les ancêtres. Aussi, avait-il ressenti le besoin d’offrir un sacrifice. « Est-ce le don de feu qu’en forme d’astre mort Nous offre, pantelant, le grand maître du Sort! Pour s’être épanoui contre la loi des castes,

Notre amour a besoin d’un holocauste pur Immolé dans l’esprit des rites les plus fastes Et se tremper le front dans un grand bain d’Azur »225 Pour cet amour, l’auteur rêve de mettre sa fiancée à l’épreuve des rites, c’est-à-dire, de l’offrir en sacrifice pour que leur union soit reconnue. « J’ai rêvé de te mettre à l’épreuve des rites: buriner sur ton sein l’emblème de nos rois et face à leurs tombeaux que veillent les grands bois, te prendre à même l’herbe au ras des latérites . »226 Ce rêve devient réalité, accompagné de l’acte sexuel régénérateur. « Je m’apprête à te mettre à l’épreuve des Rites: Graver sur ton sein pur l’emblème de nos rois et face à leur tombeau que veillent les grands bois, te prendre à même l’herbe et l’âpre latérite. »227

223 Idem, p. 175. 224 Cf. F. LAPLANTINE ou R. GIRARD 225 Les Ordalies , p.343. 226 Idem, p.329. 227 Idem, p.330. 58 Et, comme il est le gardien des mystères des ancêtres, alors il se charge de l’initiation de la femme aux secrets des ancêtres: « Prince dépositaire, orgueil du vieux manoir, leur fils est de tout temps le gardien des grands Rites, chargé de maintenir intacts leurs hauts mérites et de transmettre pur le sang du beau terroir .» 228 La femme elle-même consent à affronter les épreuves: « Toi-même dans l’étau de quelle angoisse et crainte ressens-tu le besoin de l’immolation? Mais l’aurore égorgée est notre oblation

au monde, l’holocauste offert à notre Etreinte. Maintenant, viens les voir, les Mânes ralliés, diviniser nos corps sous l’épais copalier . »229 L’auteur occupera, alors, la fonction d’un prêtre qui fera subir à la femme les rites initiatiques en souhaitant qu’elle triomphe des épreuves, car en général, les rites initiatiques comportent une mort: une mort rituelle. « Je l’ai guetté, ton pas, sur les marches du temple Le moindre bruit lointain résonnait dans mon cœur. Est-ce Elle qui s’avance au-devant de mon ample désir impérial de la prendre en vainqueur ! »230 Pour lors, toute la nature devient complice, et aide la fiancée à triompher des épreuves. « Pour accueillir tes pas premiers et ton offrande sur la rive où jadis ont vécu mes aïeux, la baie a déployé ses charmes de légende ayant pris la couleur lyrique de tes yeux. »231 L’offrande, ici, est l’espoir des amoureux fauché dans son élan. Cette idée est exprimée, dans le poème, par le terme « aurore égorgée ». Par ailleurs, cette offrande est accompagnée par un sentiment de culpabilité, car en se soumettant aux épreuves des rites, la femme peut avoir le désir de libérer sa conscience et aussi d’éviter le châtiment de la part des divinités. Outre cela, la nature et les puissances qui la peuplent ont été revigorées par son offrande. « Mais l’hommage est unique: il dit de tes appas

228 Idem, p.317. 229 Ibid. 230 Idem, p.353. 231 Les Ordalies , p.329. 59 qu’ils ont ravi leur force au charme des archanges Parée au front d’une auréole de louanges, la légende, elle aussi, s’incline sur tes pas »232 A ce point de notre réflexion, un schéma peut être proposé pour que nous ayons une vision générale de la transformation opérée par l’évolution des textes. Comme disait Aristote ( Poétique ) pour qu’un récit soit racontable, il faut que les événements qui le composent soient déjà finis. C’est pour cela que Gréimas 233 , dans son approche de la narrativité, instruit un schéma borné par un « avant » et un « après ». Et entre ces deux bornes, se réalise le changement d’état. Cette vision n’est pas en contradiction avec l’analyse des rites proposée par Eliade 234 . Bien entendu, la coloration mythique de l’anthropologie impose d’autres terminologies, mais tout compte fait, on s’aperçoit qu’on est en face d’une même structure narrative. C’est ainsi que nous assistons dans un premier temps à une certaine contradiction entre la femme et la nature. En effet, l’allusion à la notion de caste dans Les ordalies est très significative à ce sujet. La caste est une institution qui relève de la culture à l’origine. Mais lorsqu’il est entériné par la société, il tend à devenir naturel. Dès lors, quiconque essaie d’enfreindre cette hiérarchie sociale semble agir contre la loi de la nature; ce qui lui attirerait une sanction de la part des puissances divines qui se cachent dans la nature. Et comme la nature de l’homme dans son existence (au sens obvie du mot exister) est déterminée par son rapport avec le monde. Un rapport où l’homme s’efforce de dominer la nature qui sans cesse l’opprime. On peut se permettre, ici, pour mieux illustrer le problème, de se référer à cette phrase de Pascal: L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant 235 . Autrement dit, c’est par une approche intelligente du monde que l’homme arrive à le dominer. Il en est de même dans les poèmes de RABAMANANJARA sus-référencié: une union entre caste différente était inimaginable, mais notre poète, en racontant divers rites indique qu’un amour peut s’épanouir entre deux hiérarchies. Nous pouvons maintenant avancer notre schéma comme suit: D’abord, nous avons constaté une relation de contradiction entre la femme et la nature. Cette relation de contradiction fait apparaître également le couple d’articulation vie/mort : la

232 Idem, p.320. 233 cf. Communications,8 , Paris, Seuil, 1966, p.32. 234 Mircea ELIADE, Aspects du mythe , Gallimard, 1963. 235 PASCAL, Les Pensées. Mémorial , sect. II, p.347. 60 femme est située sur l’isotopie sémiologique de la vie et la nature sur celle de la mort. Il est évident, dans toute expérience, que la nature s’oppose à toute action de l’homme et tend à le conduire à la mort. Mais par l’intermédiaire de la femme qui a subi les épreuves rituelles, la nature est devenue son alliée. Au lieu que la nature domine la femme, c’est au contraire la femme qui devient dominante. Voici le tableau synoptique qui peut représenter cet état des choses: AVANT VS APRES VS nature ≈mort ≈ do min ant femme ≈vie ≈ domin ant femme vie domin é nature mort do min é

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Donc, la femme a fait passer la nature de son statut d’opposant vers un nouveau statut d’adjuvant qui satisfait au désir de l’homme. La suppression de la contradiction entre la nature et la femme entraîne par conséquent l’harmonisation de l’homme avec la nature. Effectivement, vu de cette manière, une certaine identité se dégage entre la femme et la nature. La nature nourrit l’homme (ou le domine), de même la femme satisfait au désir de l’homme. Alors devant une nature émerveillée (et complice), la fiancée triomphe des épreuves qu’on lui a fait subir: « Alors témoins ravis de l’ardente aventure, dans un geste d’offrande unique et gracieux, tout l’Univers acclame et brandit ta ceinture comme un rouge arc-en-ciel unissant terre et cieux »236 Aussi, ce jour de triomphe est le jour de son introduction dans le clan du mari heureux: « Ce jour de sacre et jour de renouveau c’est aussi ton entrée à la nouvelle ethnie Sois belle et resplendis! Rayonne et sois bénie ! »237 La femme renaît de nouveau au sein de ce clan, dans une sorte de plénitude. « Ta naissance première est le premier emblème Dont les dieux ont paré le front de ton destin. Mais le jour où l’amour posa son vrai problème, Ta naissance authentique eut son premier matin. »238

236 Les Ordalies , p.325. 237 Les Ordalies , p.332. 61 A partir de ce jour, elle est admise dans les secrets des rituels ancestraux et en devient la gardienne. A son tour, elle réintroduira l’amant dans le clan. « Tu es l’Initiée et tu es la Magie Possédant le secret des rites interdits, tu me fais d’un seul geste ouvrir ce paradis dont mon âme eut toujours la vive nostalgie. »239 En outre, l’avenir du clan, voire de la nation, dorénavant dépendra de la femme. « Tu deviendras alors l’oracle de nos clans; »240 Mais, il semble qu’aux yeux de l’auteur, le sacrifice de sa fiancée n’est pas assez persuasif sur le plan d’annulation du conflit inter-ethnique, il faut qu’il se joigne à elle pour donner au sacrifice la force de persuasion qu’il devrait avoir. « Ta chair est dans ma chair: ton sang dans mon sang. De la synthèse naît l’âme des ordalies. La neige fond avec l’ébène incandescent. Contraste harmonieux! Haute anomalie ! »241 C’est là que le sacrifice d’«apaisement cathartique » apparaît dans sa forme la plus nette. Le mot « cathartique » vient du mot grec « catharsis » qui signifie « purification ». Et selon le dictionnaire Petit Larousse , c’est un « mot par lequel Aristote désigne l’effet de « purification » produit sur les spectateurs par une représentation dramatique »242 . Le spectacle est alors assimilé à des gestes minutieux que l’on effectue lors d’une prière. Et conformément à ce qu’affirme le livre de Vocabulaire de théologie Biblique de Xavier LEON-DUFOUR, « les gestes minutieux se chargent d’un sens sacré »243 . Donc, suivant ce raisonnement, nous pouvons déduire qu’en voyant l’amour que les amoureux portent l’un pour l’autre, la nature sera sous le charme et le miracle naîtra de cette « union du contraire ». « Et toi, la fleur de serre au long des blancs frimas: Le miracle nous vient de nos propres climats D’avoir eu la beauté des rêves utopiques. »244 Ici, c’est la nature, les puissances divines qui sont les spectateurs de la représentation dramatique de leur amour « utopique ».

238 Idem, p.342. 239 Idem, p.312. 240 Idem, p.329. 241 Idem, p.353. 242 Petit Larousse en couleur, 1980. 243 p. 1165. 244 Les Ordalies , p.353. 62 « Nous voici de nouveau réuni devant l’âtre, Seuls au monde parmi nos rêves les plus nus. Notre gîte d’amour redevient le théâtre des ébats les plus fous qu’il y ait jamais connu . »245 Leur seule offrande est la représentation dramatique de leur amour, devant cette « nature-divinité ». Ce qui leur permet de franchir le domaine de l’impossible. « Nous franchissons ici le domaine de l’interdit: Le royaume secret nous livre sa magie Les dieux y font fleurir mystère et liturgie Jusque sur les cailloux que les ans ont verdis Lançons le grand défi: revivre, amants hardis, cœur en feu, ces instants proches de la naissance du monde et dévorer l’aurore en son essence . »246 Ils sont tous les deux enflammés, ils sont brûlés, consumés par leur propre flamme, leur flamme d’amour qu’ils ont pour devoir de conserver afin d’assurer la tranquillité de leur vie et aussi d’assurer la paix entre les deux pays en situation conflictuelle. Car, leur union symbolise l’union des deux pays: la France et Madagascar. Autrement dit, les deux amoureux ont pour devoir d’entretenir l’ordre. « Nous nous reconnaissons dans le bois qui s’embrase, nous-mêmes transformés en bûches de ferveurs! Les hauts des flammes d’or ont des transes d’extase et la braise et nos cœurs emmêlent leurs ferveurs! Une torche vivante en nous s’épanouit: et c’est nous qui depuis l’éveil de la Genèse devons assurer la charge de fournaise ... »247 Sous le charme de cette représentation, l’univers cesse d’opposer une résistance au désir des amoureux. « Nous reprime le chant de nos premières fêtes: Le monde de nouveau chancela sous nos poids, tellement nous étions lourds de tous nos émois royale tu m’ouvris les alcôves secrètes »248

245 Les Ordalies , p.323. 246 Idem, p.333. 247 Idem, p.323. 248 Les Ordalies , p.338. 63 En fait, cette représentation a pour objet « d’amadouer les Puissances, d’obtenir leur bienveillance, leur protection; d’affaiblir leur pouvoir, de « rafraîchir » leur courroux (...) »249 . « Nus sur les rocs sacrés par les siècles polis, nous ferions le serment des tabous abolis Scellant à tout jamais notre noce mystique »250 En sortant de cette entreprise difficile, il leur (aux amoureux) faudra bâtir un monde où Français et Malgaches pourront vivre en harmonie. Pour ce faire, ils ont besoin de force, d’énergie, car le chemin qu’ils ont à parcourir est très dur, il est fait de « sentiers abrupts de contreforts »251 . « Pèlerins du bonheur bagués de diamants et derniers chevaliers de légendes épiques, il nous faudra bâtir de nouvelles ethniques et rénover le thème éternel des amants . »252 Les puissances divines, influencées, se laissent aller et accordent leur faveur et donne une partie de leur force pour les deux amants. « Tout est propice et l’ombre et l’herbe et la forêt nous nous échangeons là notre dernier secret: le pacte est désormais scellé sur toute chose »253 (...) « Le mystère, ce soir, a déchiré ses voiles Tout nous est dévolu dans un legs radieux: ton poids sur ma poitrine est l’offrande des dieux ! »254 Finalement, le mal, sous l’effet de cette représentation, a totalement disparu de la terre malgache pour céder la place au bonheur; alors, les deux amants pourront vivre dans une totale plénitude. Ils vivront des moments enchanteurs, dans lesquels les interdits de caste, les tabous seront abolis. « O Déesse, voici le temps de l’apogée: La terre disparaît avec son rituel et son cortège des soucis habituels c’est l’ivresse du ciel par l’amour propagé

249 Marcel NEUSCH, Le sacrifice dans les religions , Beauchesne-Editeur, 1994, p.21. 250 Les Ordalies , p.329. 251 Idem, p.309. 252 Idem, p.315. 253 Idem, p.318. 254 Idem, p.309. 64 qui déferle sur nous en beau cyclone d’or . »255 Enfin les dieux ne peuvent que leur livrer « les secrets » afin qu’ils puissent refaire le monde à leur guise. « Un dieu lance sur nous la sagaie-amulette et fait du flanc des rocs jaillir l’eau des lacs morts: Nous devenons, dès lors, la double silhouette

du Bonheur cheminant le long des routes d’or: et nous allons refaire au gré de ton caprice l’Univers dont nous seuls détenons la matrice »256 Pour terminer, on assiste dans les poèmes de RABEMANANJARA à une assimilation de l’acte amoureux au rituel. L’acte amoureux est considéré comme un rite initiatique. Il a le pouvoir d’annuler le conflit entre Malgache et Français. La femme est, alors, présentée avec un érotisme excessif. Enfin, l’acte sexuel est ici perçu comme un acte qui permettrait de recommencer la vie et même, de recréer le monde. De son côté, la femme accepte de s’offrir à l’homme afin de pouvoir refaire la vie, de retourner à l’origine des temps mythiques .

255 Idem, p.341. 256 Idem, p.320. 65 Chapitre II. 3: LA SIGNIFICATION DE L’EAU, DU FEU ET DU SANG DANS LES ŒUVRES DE RABEMANANJARA

Comme dans toutes les religions anciennes, l’eau, le feu ainsi que le sang tiennent une place importante dans les cultes (ou les rituels). On peut dire que sans l’un de ces trois éléments, le sacrifice n’aurait pas sa pleine signification. Avec ces éléments, l’univers poétique de RABEMANANJARA ressemble à une science occulte dont la signification pourrait échapper à un lecteur non averti. Effectivement, ces trois éléments acquièrent des significations plus particulières, ils se trouvent personnifiés et doués de vie. Alors, dans ce chapitre, nous allons entamer l’étude sémantique de ces images, ainsi que leur usage cultuel (ou rituel). Nous allons donc commencer par l’élément absolu: l’eau.

II. 3. 1. L’Eau

L’homme ne peut pas vivre sans eau. L’eau apaise la soif, elle rafraîchit, et réconforte. C’est avec elle que l’on prépare les aliments, que l’on nettoie les vêtements. Sans elle, les plantes n’auraient pas existé. En un mot, l’eau apporte fécondité, fertilité, etc.. L’eau est un bien précieux qui possède une apparence très variée et indéfinissable. Cette louange poétique à l’eau, élément essentiel de la vie, faite par Saint Exupéry est éloquente et belle: « Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie: tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité... Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple. »257 Cependant, il existe aussi des eaux de mort, c’est-à-dire, des eaux redoutables, comme l’inondation par exemple. Le premier symbolisme de l’eau que nous allons examiner ici est l’eau qui révèle l’identité. En effet, c’est devant les eaux que Narcisse a eu « la révélation de son identité et de sa dualité, la révélation de ses doubles puissances virile et féminine, la

257 A. SAINT-EXUPERY, Terre des hommes , Brodard et Taupin, 1970, p.207-208. 66 révélation surtout de sa réalité et de son idéalité »258 . Et comme l’eau qui coule évoque l’origine de sa source 259 , l’on peut dire que l’eau du fleuve révèle la double identité de l’homme, c’est-à-dire, son appartenance à un passé mystérieux et au présent. A ce propos, Bachelard affirme que la force de l’eau vient de la source qui est le responsable du cours entier. Le cours de son côté est assimilé au cours de l’histoire de l’homme 260 . Autrement dit, l’écoulement de l’eau est assimilé à l’écoulement irrévocable du temps. Dans les poèmes de RABEMANANJARA, l’eau est d’abord l’archétype du temps qui fuit et cette fuite est exprimée avec plusieurs métaphores, comme « chevelure de comètes »261 . La chevelure, justement, est un symbolisme lié à l’eau par son mouvement ondulatoire qui renforce l’idée du passé, du temps irrévocable 262 . C’est par ce symbolisme de l’eau aussi que le dilemme de la vie, provoqué par l’incertitude du futur et par le caractère mystérieux du passé, est mis en relief comme dans l’expression: « flots allégresse et tourment »263 . Tout cela témoigne de l’angoisse que peut ressentir l’auteur devant la fuite du temps, la fuite du temps qui équivaut, en quelque sorte, à la mort et à la perte de souvenir et l’amène à rechercher désespérément le passé. Autrement dit, c’est par ce symbolisme que se manifeste une quête d’identité, une sorte de plongée en soi-même, une façon de se connaître. Par cette même expression symbolique, l’auteur opère à un glissement ontologique vers l’origine. L’eau est le « puits de l’Enceinte »264 qui contient les secrets son identité, elle est aussi la « fontaine de milles ans »265 , « eaux lointaines »266 , le « puits originel »267 . L’auteur va puiser, alors, sa « double silhouette »268 dans « l’eau des lacs morts »269 . C’est-à-dire que son passé sera la révélation de la validité de sa vie présente. Les poèmes de RABEMANANJARA sont riches en métaphores aquatiques. Par exemple, l’eau immobile évoque les morts 270 ou les ancêtres. Alors, l’expression « l’eau des lacs morts » dans les œuvres de RABEMANANJARA évoque la présence des ancêtres qui sont comme des absents pour l’esprit. Donc, en puisant dans cette eau, l’auteur a eu non seulement la révélation de son être – c’est-à-dire, de son identité –, mais aussi il a pu établir un rapport avec les ancêtres. De plus, l’eau par sa profondeur exprime celle des mystères des ancêtres. Cette profondeur, vu sa connexion avec d’autres valeurs

258 G. BACHELARD, L’Eau et les Rêves , Paris, Corti, 1942, p.34. 259 G. BACHELARD cité par G.DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.266. 260 Idem. 261 Lamba , p.175. 262 G.DURAND, ibid., p.108. 263 Les Ordalies , p.342. 264 Antsa , p.122. 265 Idem, p.123. 266 Lamba , p.227. 267 Les Ordalies , p.325. 268 Idem, p.320. 269 Idem. 270 Idem, p.90. 67 symboliques qui relèvent de la culture malgache, semble annoncer l’authenticité de cette culture, elle symbolise à son tour la racine profonde de cette culture. D’autre part, si on se met dans le cadre de la littérature francophone, par cette symbolique de l’eau, le texte prend l’allure d’un retour aux sources. C’est-à-dire, il s’agit d’un refus de l’aliénation provoquée par la colonisation. C’est pour cela que l’auteur, en puisant dans la profondeur de cette eau, il puise en même temps la force de triompher des méfaits de la colonisation. Dès lors cette eau prend le rôle actanciel d’un adjuvant. On revoit encore ici le schéma narratif de la désaliénation: à l’initial, la colonisation est considérée comme un corps étranger qui est venu souiller la terre malgache. Comme l’alliage verse dans l’impureté, il est nécessaire de faire une démarche initiatique qui vise à redonner à la terre malgache sa pureté d’antan. C’est ainsi que l’auteur entame ce voyage sur l’eau. En plus, dans les poèmes de RABEMANANJARA, il existe aussi un autre aspect de symbolisme qui rapproche tout ce qui coule à l’eau. D’après une affirmation de Bachelard, « tout ce qui coule participe à la nature de l’eau »271 . Par exemple, le sang est parfois assimilé à l’eau, une eau qui circule à l’intérieur de son être, de son âme. Dans l’expression « limpidité de mon sang », par exemple, l’auteur fait allusion à son identité, à son âme qui se confond avec celui de son peuple: c’est une âme pure, sans altération. L’eau, comme le feu, a une valeur ambiguë. Elle peut être purificatrice, donc investie d’une valeur positive; elle peut être aussi affectée d’une valeur négative quand elle occasionne des noyades. Autrement dit, on peut prendre l’eau comme une substance qu’on boit mais en même temps elle peut aussi boire 272 ou plus précisément contenir d’autres corps. Elle peut donc syntaxiquement assumer à la fois le rôle de sujet et d’objet, ou si l’on veut: elle est à la fois contenant et contenu 273 . En utilisant une référence intertextuelle, nous pouvons faire appel à Hugo 274 qui prend la mer comme un archétype de l’ avaleuse 275 . L’eau comme contenant est ainsi utilisée par l’auteur comme une substance qui peut avaler la souillure. Dès lors , elle est dotée d’un pouvoir purificateur. Elle est aussi celle qui contient le secret de la nature, et cela à plus d’un titre. Dans les poèmes de RABEMANANJARA, l’eau « s’offre (...) comme un symbole naturel pour la pureté »276 , elle purifie de toutes les souillures contractées au cours des contacts avec les envahisseurs. Il s’agit toujours dans ces lignes de l’emploi métaphorique de l’eau. Effectivement, la purification dont il est question ici a pour référence la culture

271 op.cit, p.158 272 Cf. G.BACHELARD, L’Eau et les Rêves , Paris, Corti, 1942, p.77. 273 Cf. G.DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.256. 274 « Oceano Nox », in Les Rayons et les ombres , Paris, Nelson Editeurs, 1963. (1re édition 1840) 275 Cette expression d’avaleuse est empruntée à G.DURAND dans son étude sémantique de l’eau. ibidem, p. 243. 276 G.BACHELARD, L’Eau et les Rêves , Paris, Corti, 1942, p. 181. 68 malgache. Cette purification concerne l’âme et la conscience: « se purifier n’est pas forcément se nettoyer »277 . C’est pour cette raison que ce souci de purification s’exprime par un besoin d’effectuer un retour aux sources, de faire la reconquête de l’âme aliénée par le contact avec la culture occidentale. En voici des expressions qui s’inscrivent sur cette isotopie de la purification: « bain d’innocence », « l’eau claire », « vierge », « l’oiseau - drônga ». Pour cette dernière expression, précisons que le vol de l’oiseau se rapporte à l’altitude, à l’élévation qui « incline à la purification morale »278 . Cette figure de l’élévation morale symbolisée par le vol d’oiseau est déjà présente chez de nombreux poètes; on peut en prendre comme exemple le poème « L’Albatros » de Baudelaire. Des expressions comme « lune fatidique » chez notre poète renvoient au renouvellement par retour au commencement, à l’ illo tempore . C’est-à-dire, au temps du commencement primordial où les choses ne sont pas encore affectées par l’effet du temps, ne connaissent pas encore de dégradation. C’est pour cela que le cycle lunaire revêt toute son importance symbolique. « La lune apparaît en effet comme la première mesure du temps » et « suggère toujours un processus de répétition »279 .A chaque nouvelle lune, l’astre présente un nouveau visage. Ceci veut dire qu’elle a le pouvoir d’annuler l’effet du temps, son mouvement est déjà une sorte de cycle de renouvellement. Donc il y a là un processus de purification. La barque est aussi en relation métonymique avec l’eau dans les oeuvres de RABEMANANJARA. Dans cette relation, l’eau apparaît toujours comme un adjuvant incontournable, parce que c’est elle qui permet à la barque de passer d’une rive à l’autre. Nous retrouvons dans cette figure de la barque la notion de rite de passage. Il faut noter qu’ici l’eau garde néanmoins toute son ambiguïté. Elle peut renvoyer à la barque de Caron 280 qui est toujours hanté par la mort. Cette mort est envisagée par RABEMANANJARA car le voyage constitue un entre - deux plein de périls. Il s’agit d’une mort qui précède la renaissance de l’être à l’image de la lune. Par le symbolisme de la barque notre poète exprime son désir de revenir à l’origine, à la vie innocente, libre, etc. Dans le lexique de RABEMANANJARA, la barque se présente sous les termes « boutre », « caravelle », « pirogue », etc. Notons également qu’un des aspects le plus important de l’eau chez RABEMANAJARA est sa féminité. L’eau est parfois assimilée à une mère génitrice. Par l’eau, on peut renaître pur de nouveau. Elle évoque aussi la nudité féminine, « la nudité

277 Idem. p. 191 278 G.DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p. 152. 279 G. DURAND, ibid., p. 226 et 228. 280 G. BACHELARD, L’Eau et les Rêves , Paris, Corti, 1942, p.108. 69 naturelle, la nudité qui peut garder une innocence »281 . Cette idée de féminité de l’eau se trouve renforcée par son pouvoir créateur. En effet, l’eau a le pouvoir de « tout faire, de dissoudre et de coaguler »282 . Il s’agit d’une dissolution qui vise à reconstruire une nouvelle solution. Dans le mythe de la création de l’homme, l’eau joue un rôle primordial car c’est elle qui a permis à la terre d’être façonnée en forme humaine et de prendre vie par le souffle divin. C’est ainsi que le premier homme dans le mythe judéo-chrétien fut appelé Adam , littéralement: né de la terre. Dans cette perspective du pouvoir purificateur de l’eau, RABEMANANJARA n’a pas manqué de faire référence à l’insularité de la terre malgache. Il faut voir dans ce cas l’importance de l’écriture. En effet, l’île a été depuis toujours baignée dans l’océan, mais c’est la perspective de la purification par l’eau qui lui a fait, dans cette condition naturelle, une occasion pour renforcer la narrativité de son désir d’annuler la dégradation de la terre malgache. RABAMANANJARA voit d’abord son île sortir des eaux, nue et encore plus belle, plus pure qu’avant. On peut y voir une certaine allusion à la naissance de Vénus Anadyomène 283 , la déesse de l’amour et de la beauté. Cette allusion donne une lisibilité accrue de ce thème de la purification. Donc, la mer, assimilée à un ventre procréateur, accouche d’une fille: l’île malgache. Autrement dit, la terre malgache chargée de souillures, de péchés provoqués par la présence étrangère est comme dissoute et refaçonnée en toute pureté par la mer. A propos de l’enfantement, la procréation assume exactement la même purification parce que le nouveau-né est vierge de tout péché. Mais à la différence près qu’ici, l’enfantement est réalisé par des rituels de purification et non par fécondation. En plus, il est intéressant de faire remarquer, dans cette dimension positive de l’eau, qu’elle est aussi nourricière. D’ailleurs, il est scientifiquement admis qu’aucune vie n’est possible sans eau, que ce soit dans le règne végétal ou dans le règne animal. C’est pour cette raison que l’eau acquiert un si fort symbolisme dans les œuvres de RABEMANANJARA. Ce symbolisme de l’eau est tel que dans le monde imaginaire, elle est assimilée à un aliment complet 284 , l’équivalent d’un lait maternel. Dès lors, il est tout naturel que notre poète, dans sa lutte contre la colonisation, puise ses forces dans la « marée analeptique »285 , son plongeon parmi les « nacres des grands fonds »286 lui donnera les forces nécessaires pour affronter les dangers que représente la colonisation.

281 G. BACHELARD, idem, p. 49. 282 Idem. 283 Cf. La mythologie grecque. 284 G. BACHELARD, op. cit. p.150. 285 Lamba , p.228. 286 Idem. p.187. 70 L’eau étant métonymiquement liée à la soif, RABEMANANJARA se sert de ce lien pour évoquer métaphoriquement sa soif de liberté, sa soif de rénovation nationale; car d’après notre analyse ci-dessus l’eau acquiert le pouvoir d’étancher la soif. Ce qui veut dire qu’elle permet la liquidation du manque qui est installé chez un sujet comme en témoigne les vers suivants: « J’ai soif, mes amis, j’ai soif! Depuis que le monde est monde, que chante l’onde limpide Jamais homme n’a autant soif:

Mon âme une voûte où saute, Le bouchon de la liberté »287 Cette soif investit notre poète en sujet de quête dont l’objet de désir fondamental est d’arrêter le conflit entre Malgache et Français. On peut y voir une nouvelle orientation de la lecture des textes, parce que la suppression de cette situation conflictuelle semble indiquer que le mélange, ou plus précisément la coexistence entre Malgache et Français produirait, non plus une impureté, mais un alliage d’où sortira un nouveau corps. Cela veut dire que notre poète n’oppose pas la modernité à la tradition, mais cherche à synthétiser ces deux visions du monde. Nous avons encore une illustration de la métaphore de la soif dans les vers qui suivent: « Notre soif est si grande et si fraîche la gourde que du désert brûlant le sable et les rocailles s’en trouvent attendris jusque dans les entrailles »288 La distance entre la soif et la gourde fraîche stigmatise ici un état de disjonction d’avec l’objet du désir de telle manière que les entrailles du désert s’en trouvent attendris. Mais le plus important dans ces vers est qu’il y est institué une sorte de logique métonymique qui rappelle et justifie l’objet du combat. Rappelons que la métonymie est une figure de la complémentarité, elle renforce donc ici la vision synthétique de l’auteur. Cependant, en dépit des qualités positives que possède l’eau, il serait peut-être fallacieux de ne pas vouloir mentionner ses aspects négatifs. Alors, comme nous l’avons dit, l’eau possède un caractère féminin, et dans cet aspect elle évoque la fragilité féminine. En effet, selon Bachelard, « l’eau est le symbole organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si facilement noyés de larmes. L’homme, devant un suicide

287 Antidote , p.285. 288 Les Ordalies , p.341. 71 féminin, comprend cette peine funèbre par tout ce qui est femme en lui, (...). Il redevient homme – en redevenant sec – quand les larmes ont tari »289 . L’intérêt de mentionner cette ambiguïté se situe toujours dans la dimension diachronique de la littérature francophone. En effet, dans une première période, on assistait à une écriture de l’imitation, puis venait une période de retour aux sources. C’est dans cette première période qu’on pourrait dire qu’il y a une prévalence de caractères féminins dans les écrits francophones. Dans nos textes, l’image de la femme est changeante, des fois c’est une femme courageuse qui sait affronter les situations difficiles et qui se sacrifie afin d’améliorer la vie de ses fils. Parfois c’est une femme qui a l’habitude de s’apitoyer sur son sort, c’est une femme comme les autres, très fragile, une pleureuse; tout ceci est témoigné par les mots comme: « une âme veuve se lamente »290 , « s’accoude en pleurs/une petite fille navrée »291 , « une pleureuse à la voix grave »292 , etc. Le courage, par contre, est symbolisé par l’eau qui « s’empourpre », qui « rugit », qui « déborde »293 .

II. 3. 2. Le Feu

L’autre élément le plus utilisé dans les cultes et les rites de purification est le feu. Dans les traditions anciennes, le feu a une importance cultuelle: il est la « flamme purificatrice, mais aussi centre génital du foyer patriarcal »294 . On doit l’entretenir perpétuellement sur l’autel 295 du Temple. D’ailleurs, le mot pur , racine de tous les mots relatifs à la purification, signifie feu en sanskrit 296 . La première caractéristique du feu que nous allons examiner est celle qui est assimilée à la parole. Dans la Bible, ainsi que dans de nombreuses religions, « le feu est lié à la parole de Dieu »297 . Il exprime la sainteté divine 298 . Ainsi, dans les textes que nous étudions, le feu exprime cette sainteté divine. Par exemple, le nom de l’île est formé par des « syllabes de flamme »299 , qui traduisent l’essence de la divinité qui a donné un nom pur à l’île, qui lui a

289 G.BACHELARD, op.cit, p.112. 290 Antidote , p.252. 291 Idem, p.261. 292 Idem, p.267. 293 Antsa , p.150. 294 DURAND G., Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.196. 295 Xavier LEON-DUFOUR, Vocabulaire de Théologie Biblique , Les Editions du Cerf, 1970, p.448. 296 cf. G. DURAND, ibid., p.195. 297 Idem, p.198 298 Xavier LEON-DUFOUR, Vocabulaire de Théologie Biblique , ibid., p.447. 299 Antsa , p.106. 72 donné une sacralité. C’est le feu, comme dans la Bible, qui symbolise la présence de Dieu et justifie la source divine de la parole, voire de la langue malgache. « Quelle langue parlent-ils? La notre émane, parcelle de feu, du Verbe incandescent qui rayonne de pureté divine et d’innocence en fleur »300 Par là, on peut comprendre la grandeur de la force attribuée au verbe, à l’incantation. Mais, la plupart du temps, le feu signifie aussi amour, amour qui traduit un désir intense. Dans la projection narrative, le sujet de désir est comme poussé par un feu à liquider le manque dont il souffre. D’autre part, le feu est aussi un médiateur qui permet le passage du cru au cuit. Il se situe donc dans le cadre du sacrifice en complémentarité avec l’eau, au lieu de s’opposer. L’intervention du feu dans les rites sacrificiels se comprend ainsi comme un thématisant, la réduction de la situation conflictuelle entre les colons et les colonisés. Il ne s’agit pas évidemment d’opposer les deux peuples, mais de les entraîner à trouver une harmonie en éliminant les impuretés. Le feu est ce qui permet de porter à la fusion les métaux, c’est-à-dire, ce qui porte l’état solide à l’état liquide. Ce dernier est désormais susceptible d’être façonné conformément au désir du sujet. C’est ainsi que RABEMANANJARA part de cette conception du feu pour exprimer l’amour qu’il porte pour la femme européenne, de même que le désir d’apporter un changement dans le rapport entre Malgache et Français. Le symbolisme du feu est naturellement l’ardeur et la consumation parce qu’il est une tension qui cherche une issue. C’est ainsi que le terme « feu » a donné origine la métaphore de la flamme pour exprimer l’amour, rendue célèbre par les vers de Racine dans Andromaque 301 . C’est avec ce symbolisme que RABEMANANJARA déclare la flamme ardente qui avait consumé d’amour son coeur: « La rencontre, ce fut le choc dur de la flamme qui transmit au volcan sa charge de vigueur et nous consume jusqu’aux racines du cœur »302 Et: « La chaumière n’est plus qu’un foyer d’incendie où nous venons brûler nos cœurs et nos atouts. La cheminée éclate et rayonne et dédie sa gerbe incantatoire à nos derniers tabous »303

300 Antidote , p.259. 301 « Brûlé de plus de feux que j’en ai allumé » 302 Les Ordalies , p. 319. 303 Idem, p.307. 73 Cette flamme d’amour se change en flamme de désir de liberté, qui donne soif: « J’ai soif, mon père, ma mère! J’ai soif, ma femme, ma fille! Ma gorge un abîme où flambe la liberté sémillante de fraîcheur jamais connue ! »304 A en juger cette citation, on voit bien que la flamme est une puissance qui cherche naturellement une satisfaction. Elle est une situation de désordre comme la soif qui cherche l’assouvissement. Bref, il stigmatise un manque crucial défini vers la fin du poème en termes de liberté. Mais comme cette structure dévoile la nécessité de liquidation du manque par la fraîcheur, on peut aussi assimiler la liberté à la féminité à cause de la détermination féminine de l’eau que nous venons de voir un peu plus haut. Cette assimilation rend légitime la revendication de la liberté, parce qu’il est évident que l’homme meurt définitivement sans laisser de trace s’il n’y a pas de femme à qui il va pouvoir transmettre son souffle de vie. C’est cette continuité de l’espèce par l’individu qui fait que l’homme cherche toujours la femme qui est son complément de la même manière qu’il cherche la liberté qui lui permet d’exprimer sa singularité, sa spécificité. Cette soif parfois se traduit par un espoir qui se réveille au fond de l’être, parce qu’elle est une prise de conscience d’une absence qu’il faut combler, c’est une « lumière » qui « brille » : c’est « la flamme des riches espoirs »305 , de l’être endormi au fond de soi et qui se réveille et devient le « feu de volcan saisi en pleine éruption »306 . Ensuite, ce feu se métamorphose en flamme de courage et exprime la force de décrocher la liberté: « Une cordillère en flamme: la brousse est en fusion. La forêt vierge s’embrase: Liberté ! »307 D’un autre point de vue, le feu, chez RABEMANANJARA, est un symbolisme utilisé pour exprimer la fraternité et le respect de la vie humaine. Et avec ce symbolisme, il adresse aux colonialistes une question qui fait allusion à cette fraternité qui semble absent de leur cœur. « Tes yeux!

304 Antidote , p.285. 305 Antsa , p.119. 306 Lamba , p.337. 307 Antsa , p.151. 74 L’éternité chante dans les prunelles qu’embrase la ferveur des cils indéfinis! De quelles déités de quels astres bénis avez-vous hérité les flammes fraternelles ? »308 Mais, il arrive souvent que le feu qui est amour, courage, espoir se transforme en feu de jugement, voire de châtiment de Dieu. Dans la Bible, par exemple, le feu devient châtiment pour le pécheur endurci. Ainsi, partant de cette idée, RABEMANANJARA voit déjà les colonialistes punis par le ciel qui enverra sur eux un « ouragan de feu ». Ses bourreaux, qui ont torturé et massacré des vies innocentes, seront punis au moyen du feu du ciel symbolisé par la « foudre ». « Ceux-là, mon innocence éclatera sur leur crâne avec la violence et le feu roulant de la foudre pénultième sur la cime de Mangabé ! »309 Nous touchons ici, à un autre aspect du feu chez RABEMANANJARA. Il est à la fois feu de jugement (voire châtiment) et feu purificateur. Il vient en premier lieu comme châtiment, et ce châtiment agit de sorte que la terre est débarrassée de la méchanceté et devient pure. Toutefois, il est peut-être intéressant de faire une analyse sur la production du feu, pour une meilleure compréhension de notre étude, car, selon Gilbert Durand, « la production du feu est liée à des gestes humains et à des ustensiles fort différents. Il y a deux manières essentielles manifestement antithétiques d’obtenir le feu: par percussion et par frottement . »310 Le feu obtenu par la première méthode est un feu purificateur tandis que le second est un feu lié à la sexualité. Voyons d’abord l’aspect symbolique du feu obtenu par la première méthode. Durand affirme que « le feu purificateur est psychologiquement parent de la flèche ignée, du coup céleste et flamboyant que constitue l’éclair »311 . Cet éclair est le prolongement igné de la lumière: la lumière qui est symbole de pureté, de la transcendance divine. Dans les œuvres de RABEMANANJARA, par exemple, la liberté possède le pouvoir purificateur de « l’éclair »312 . Et il y a plus, l’île, de par sa nature, a un caractère sacré, elle est d’essence

308 Les Ordalies , p.308. 309 Antsa , p.114. 310 Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.195. 311 Idem. 312 Antsa , p.138. 75 pure. Cette idée est témoignée par son « éclat »313 , son « éclat royal »314 qui ne peut pas être égalé. Cette vision est liée au symbolisme du feu céleste qui « assimile le feu purificateur au soleil, feu d’élévation, de sublimation de tout ce qui se trouve exposé à ses ardeurs »315 . Ce feu solaire purifie l’auteur avec son « pur Rayon »: « Quel mortel au front faste connaîtra du pur Rayon les caresses tant désirées, le baiser tant attendu: l’étreinte des bras invisibles ? »316 Et même, il purifie la terre malgache et la libère du joug colonial. Ici, c’est par une expression imagée que l’auteur symbolise le feu purificateur. Par exemple dans la strophe suivante, « et du Taureau aux sabots d’or qui fonce sur la Voie immense où la Polaire resplendit d’innocence intense et de jeunesse . »317 le « Taureau aux sabots d’or » est en vérité, un feu dévastateur et libérateur. Et la « Polaire » désigne sans doute l’auteur qui rayonne de pureté et d’innocence. Mais, ce feu n’est pas un feu aveugle qui détruit tout sur son passage. C’est un feu archétype du jugement de Dieu et qui peut discerner le bien et le mal. La valeur purificatrice du feu est indéniable dans l’holocauste. L’holocauste, en effet, est une purification totale de l’être (ou de l’objet) dont la fumée monte vers le ciel et constitue l’offrande 318 . C’est une pratique ancienne qui subsiste encore dans certaines régions du monde. Par contre, l’incinération des cadavres – qui existe dans certaines religions– est une pratique un peu semblable à l’holocauste en ce sens qu’elle purifie totalement le défunt. Mais la différence réside dans le fait que l’incinération vise la conservation « de tout ou [d’une ] partie du corps »319 . Le but est d’avoir la protection du défunt, sa bénédiction. Un autre côté positif de cette pratique, est de rendre la terre fertile par la dispersion des cendres dans la partie qu’on souhaite rendre plus productive. Signalons au passage que dans la pratique agronomique malgache, cette vision du feu qui apporte fertilité se maintient depuis fort longtemps, surtout dans les régions qui ne sont pas encore atteintes par la technologie

313 Idem, p.115. 314 Idem, p.126. 315 G.DURAND, op.cit, p.196. 316 Antsa , p.135. 317 Antidote , p.260. 318 Xavier LEON-DUFOUR, Vocabulaire de Théologie Biblique , Les éditions du cerf, 1970, p.448. 319 G.DURAND, ibid., p.195. 76 agronomique moderne. Un exemple précis est la culture sur brûlis. C’est une pratique qui est sans doute le reflet d’une croyance ancienne. On brûle l’herbe, et la fumée qui s’élève au ciel est une sorte d’offrande par laquelle on fait aux dieux une demande de pluie. En fait, les Malgaches croient que la fumée, qui s’élève au ciel va être transformée en nuage, ce nuage se transformera alors en pluie. Par contre, les cendres de ces herbes brûlées rendent la terre fertile, car en les brûlant, on les a débarrassées de toutes sortes de souillures qui pourraient rendre la terre stérile. Dans les œuvres de RABEMANANJARA, après le passage du feu à la fois libérateur et purificateur, « l’herbe morte reverdit »320 car la terre malgache a été rendue fertile par les cendres de « l’herbe brûlée »321 par les envoyés de la mort, et aussi par le feu dévastateur et libérateur. Si on résume tout ce qu’on vient de dire, on peut affirmer que le feu, dans les œuvres de RABEMANANJARA, « comporte et transmet une intention de purification et de lumière »322 . C’est par le feu que « le grand maître du sort »323 a purifié les amoureux qui avaient l’audace de transgresser « la loi des castes »324 . Pour ces mêmes amoureux, le feu prend un caractère sexuel. Ici, nous touchons à l’aspect du feu obtenu à partir de la seconde méthode: le frottement. En effet, d’après Bachelard, il existe des « liaisons psychologiques et poétiques du feu élémentaire et de la sexualité »325 . Et ce lien réside dans le mouvement de frottement. Il disait que « l’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction objective du feu »326 . Il fonde alors son analyse à partir de ce qu’il appelle « rythmanalyse du frottement »327 : c’est-à-dire, une analyse basée sur le mouvement de frottement. Effectivement, en entreprenant de faire du feu de cette façon, disait Bachelard, on « expérimente une chaleur douce et objective en même temps que la chaude impression d’un exercice agréable »328 . Chez RABEMANANJARA, ce schème du frottement manifeste « le besoin d’une chaleur partagée »329 , et cette chaleur apporte une sensation de paix: une paix intérieure. Mais à ce symbolisme (celui du feu) se trouve associé celui de son contraire, c’est- à-dire, l’eau. On assiste, ici, à l’opposition de deux symboles majeurs de l’imagination. L’eau, qui est un symbole féminisé, est associée au feu qui est une substance masculine. « Si

320 Antsa , p.145. 321 Antidote , p.261. 322 G.DURAND, op.cit, p.196. 323 Les Ordalies , p.343 ; cf. II. 2. 5. 324 Idem. 325 cf. Psychanalyse du feu , cité par DURAND, op.cit, p.385. 326 Idem. 327 Idem. 328 Ibid. 329 Idem. 77 logiquement l’un appelle l’autre, disait Bachelard, sexuellement l’un désire l’autre »330 . Dans ce cas, on peut parler d’un « mariage des contraires »331 . Dans les poèmes de RABEMANANJARA, on retrouve une sexualité qui peut se résumer de cette façon: « l’eau éteint le feu, la femme éteint l’ardeur »332 . Effectivement, c’est en s’unissant à la femme que l’auteur trouve une sorte de plénitude, de paix intérieure. La femme est d’abord celle qui éteint l’ardeur du poète. Il s’unit à elle pour tenter de refaire le monde. « Ma main sur tes genoux, ta main sur mes cheveux, Je n’ai plus qu’un désir, le plus cher de mes vœux nouer ma vie en gerbe à ton apothéose »333 et ce geste amoureux constitue l’offrande adressée aux dieux pour essayer de les amadouer: « Ton poids sur ma poitrine est l’offrande des dieux »334 Alors, les deux amoureux se sont transformés en « bûches de ferveur » et sont consumés par le feu de leur propre ardeur. Ils éprouvent ainsi une sorte de chaleur douce qui se métamorphose petit à petit en flamme, qui sera à l’origine de l’ardeur du couple, et même de leur courage à affronter la situation. Enfin, pour terminer cette rubrique, le feu dans la Bible est symbole de la présence de Dieu 335 , et signe de la présence de l’Esprit-Saint 336 . Il apporte lumière, chaleur, pureté, vie, courage, force, amour, paix, joie, etc. Mais, le feu peut être aussi redoutable, il symbolise le jugement de Dieu 337 . Dans les poèmes étudiés, comme nous avons pu le constater, RABEMANANJARA exprime son aspiration à la Rénovation Nationale par différentes sortes de symbolisme qu’il a puisé sans doute dans cette vision chrétienne du feu et aussi dans la tradition malgache.

II. 3. 3. Le Sang

Le sang est l’élément essentiel du sacrifice. Il possède plusieurs significations. Pour l’Ancien Testament, il contient « la vie d’une créature »338 . Il existe plusieurs emplois, au sens figuré, dérivés du mot sang. Pour ne citer que quelques exemples: l’expression sang

330 op.cit, p.133. 331 Idem. 332 Idem. 333 Les Ordalies , p.318. 334 Idem, p.309. 335 Exode 3,2. « Le buisson ardent ». 336 Acte des Apôtres: 2, 2-4. 337 Genèse: 19,23-25. 338 Lévitique : 17, 11. 78 répandu , qui veut signifier la mort violente , un meurtre . Verser un sang innocent signifie: meurtre d’un innocent, etc.. Nous allons nous arrêter là pour l’emploi au sens figuré du sang et allons entamer l’examen de la terminologie et de la pratique rituelle du sang. Dans le sacrifice d’expiation, le sang est présenté « comme l’élément essentiel dont se nourrissent les divinités auxquelles on offre le sacrifice »339 . Et ce sang, versé pendant le sacrifice, est toujours lié à la vie perdue (ou donnée) de la victime. Par exemple, dans un sacrifice, « en immolant la victime on libère la force vitale contenue dans son sang: ce sang versé sur l’autel nourrit la divinité; mais le sang a été aussi répandu sur le sacrificateur et sur le demandeur, ce qui fait que la divinité, appâtée par ce sang va les faire bénéficier, dans le même mouvement, d’une part de sa force »340 . Par ailleurs, dans la plupart des religions anciennes, le sang revêt un caractère sacré. Pendant les rituels, il est non seulement le repas des divinités, mais aussi il établit un « lien entre le monde transcendant et celui de l’existence humaine »341 . Et en ce qui concerne les poèmes de RABEMANANJARA, nous avons vu dans le paragraphe II. 2. 2 que l’auteur s’est sacrifié pour la nation. Ce sacrifice avait pu donner à ses compatriotes la force de libérer le pays du joug colonialiste. Le sang y avait joué un rôle primordial. L’auteur, par son sang « limpide » a pu établir un rapport entre les divinités et les hommes. Ce sang constituait « un présent de choix pour les morts »342 et c’est par le biais de ce sang que les dieux (ou les morts) ont pu revitaliser le corps social, le clan auquel appartient le poète: « le sang clair bu par les tombes » le consacrera comme « ancêtre tutélaire » du clan. Son sacrifice sera alors perçu comme un pacte, une alliance avec les morts ou les divinités. C’est un pacte: « Qui ne se relâche pas de tout le jour, de toute la nuit des siècles »343 Et avec lui (c’est-à-dire l’auteur): « (...) tous les héros de la race signent le pacte des trois mers, le pacte amoureux des eaux bleues, Madagascar ! »344 D’après Cazeneuve, « l’importance du sang dans le sacrifice-don permet de saisir ses rapports avec le sacrifice-communion (...) le symbolisme du sang y joue un rôle primordial. En effet, cette participation est un lien; et le lien entre deux êtres, du fait qu’il implique un

339 J.CAZENEUVE, Sociologie du rite , P.U.F., 1971, p.302. 340 Encyclopædia Universalis, corpus 16, p.341. 341 J. CAZENEUVE, op.cit, p.302. 342 Idem. 343 Antsa , p.113. 344 Idem, p.129. 79 changement d’état chez ces êtres, est conçu par les primitifs sur le modèle du lien de parenté. D’autre part, le lien de parenté est représenté par la consanguinité »345 . Rappelons que dans le paragraphe II. 2. 1, par le sacrifice-communion de la femme-île, de la femme divinité et du héros, nous avons pu rétablir l’unité des membres du clan. Par le sang de ces victimes, les membres du groupe ont pu se souvenir du lien de parenté qui les unit. Et à travers « l’offrande rouge » et la manducation sacrée qui a eu lieu sous « l’Arbre Saint du village », l’unité du groupe a été sauvée du désastre, puisque des « sorciers borgnes »346 ont trahi la nation et ont fait couler du sang innocent, du sang impur: « source noire empoisonnée »347 . Effectivement, un sang versé sans motif religieux un sang impur 348 . En plus, « le sang est redoutable à la fois parce qu’il est maître de la vie et de la mort »349 et la vie d’une créature est une chose sainte qu’on ne peut achever si facilement car selon la croyance (dans plusieurs religions anciennes), un sang innocent versé appelle la vengeance du ciel. « La séance s’ouvre ce soir sur le silence de la mer sur le prix du sang de nos morts »350 Par ailleurs, l’animisme de RABEMANANJARA lui fait penser que tout ce qui est animé est doué de vie. Et par le sang, il a construit des expressions symboliques qui expriment l’idée de vie contenue dans chaque chose qui bouge; par exemple, le cyclone, le vent, etc.. « Le sang des cyclones/ le sang des moussons »351 est signe de vie et indique que l’île possède un souffle vital parce que, « le sang des cyclones », « des moussons », les rivières forment ses vaisseaux sanguins et témoignent de son souffle vital. Le sang, dans les œuvres de RABEMANANJARA, est symbolisme qui évoque l’être ontologique. Par le symbolisme du sang, l’auteur manifeste un désir d’effectuer une quête ontologique, une plongée en soi-même. « Je ferme les yeux. Je ferme le poing pour mieux sentir la ruée de mon sang à travers la nuit de mes entrailles »352 A l’aide de ce même symbolisme, l’auteur lance un défi aux oppresseurs, en brandissant son être ontologique comme arme. Et par la pureté de son être, c’est-à-dire, « la limpidité de son sang », il pourra imposer sa suprématie de tous les domaines.

345 J. CAZENEUVE, op.cit, p.303. 346 Antsa , p.111. 347 Idem, p.120. 348 J. CAZENEUVE, ibid., p.302. 349 G. DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.122. 350 Antidote , p.278. 351 Antsa , p.125. 352 Antidote , p.250. 80 Et pour finir, dans une cérémonie sacrificielle, le sang de la victime a le pouvoir de racheter la vie d’une personne en danger de mort 353 . Par exemple, dans la religion chrétienne, le sang du Christ a racheté l’humanité. Il l’a sauvé de la mort-décrépitude (du moins pour ceux qui acceptent et croient en Christ, et qui viendraient à lui pour avoir la vie). Dans les traditions anciennes malgaches, lorsqu’il y a une personne qui est tombée gravement malade et qui risque de mourir, on immole un bœuf (ou une autre victime animale) pour essayer de la sauver. En effet, le sang de l’animal, c’est-à-dire, sa vie immolée rachète la vie de la personne mourante. Ainsi, pour RABEMANANJARA, le sacrifice – que ce soit sur le plan matériel ou moral – a une utilité ou une influence salutaire pour le peuple malgache. L’on ne s’étonnera, dans ce cas, de voir dans son œuvre, le mythe du sacrifice qui prend un énorme intérêt. Dans ses poèmes, le sacrifice contribue à la libération du sol natal, et cela d’une manière très importante. Alors, tout le malheur apporté par la colonisation semble être aboli par la force du rituel sacrificiel.

353 Idem. 81

TROISIEME PARTIE ::: LE MYTHE DU SALUT 82

Chapitre III. 1 : OPTIMISME SOTÉRIOLOGIQUE (Étude typologique)

Dans toutes les religions, le salut est un terme qui exprime l’espérance des hommes. Cette idée vient toujours d’un danger dans lequel on risque de périr. Le salut est donc l’acte qui délivre de ce danger. Dans les religions anciennes, par exemple, le salut repose toujours « sur une organisation narrative parente du mythe »354 . Si le mythe raconte ce qui s’est passé in illo tempore , le salut de son côté se base sur la narration d’actes de délivrance. Quand on parle de salut, il y a toujours une idée de péché et de danger qui menace, ou bien de châtiment de la part d’une divinité. Le mythe du salut est alors axé sur le récit d’un (ou plusieurs) acte qui vise à se mettre hors d’atteinte du danger en question. Plusieurs définitions ont été énoncées sur le salut; voyons quelles sont les plus courantes.

III. 1. 1. « Péché originel » et salut

Un exemple qui cristallise de manière très nette le salut est celui de Jésus Christ. Dans une perspective narrative, on voit bien avec l’histoire du fils de Dieu, les trois étapes de la dimension syntagmatique du récit. Tout d’abord, la vie d’Adam et Eve, parents primordiaux de l’humanité, dans le jardin d’Eden, marquée par la désobéissance au commandement divin, c’est-à-dire, la transgression du fruit de l’arbre défendu qui ensuite a entraîné la mortalité de l’homme. Et c’est cela enfin qui a nécessité l’intervention sacrificielle de Jésus pour racheter l’humanité, leur donner la possibilité de réintégrer le paradis perdu. En d’autres termes, le salut est toujours lié au concept de péché. Si nous revenons aux poèmes de RABEMANANJARA, nous pouvons dire qu’ils sont pleins de réminiscences de textes évangéliques qu’il a appris au grand séminaire de Tananarive, mais aussi de l’éducation qu’il a eue de son grand père maternel. Cette dernière se manifeste sous une forme d’atavisme. Comme ce qui se passe dans la Bible, RABEMANANJARA se voit choisi par les dieux pour être le sauveur de son peuple. Il délivrera sa nation du mal que constitue la colonisation. Comme la Bible, les poèmes de RABEMANANJARA laissent espérer la venue d’un être qui aura la force de libérer le pays du « mal présent », qui est l’exemplaire du mal hérité d’Adam. Ce mal est lié au péché originel en ce sens qu’il répète et recommence celui de « l’homme antérieur »: Adam. « Des voix fraîches par les routes;

354 Encyclopædia Universalis, p.1045. 83 des voix fraîches par les airs; des voix fraîches dans les Astres: Liberté ! »355 Cet être n’est autre que le héros de la nation qui se sacrifie afin d’apporter le salut pour son peuple. La voie de ce « jeune dieu »356 est déjà tracée par les dieux et il ne lui reste plus qu’à suivre cette voie. Et déjà « sur la piste des savanes »357 , « sur les sentiers du Menabe »358 , la nature reprend vie: les orchidées « Refleuriront »359 , etc.. Alors, l’intervention sacrificielle de RABEMANANJARA permettra d’avoir un « royaume messianique où règneront la Justice et l’ équité »360 , l’amour, etc.. Il est le gardien des savoirs sur les mystères des ancêtres 361 , ce qui lui permettra d’agir en puissance. « Heritier circoncis des célestes furies me voici de nouveau sacré prince solaire dans l’effluve d’amour montant des telluries »362 Sacré prêtre, le poète voyant, le « jeune dieu » devient en même temps le dieu sacrifié et sacrificateur comme le Christ. Donc, le salut de la nation, pour RABEMANANJARA, consiste en la multiplication des rituels qui peuvent effacer les souillures et chasser le mal. Autrement dit, le sacrifice du poète éloigne des humains la colère céleste « en créant l’écart ou la distance salutaire qui doit permettre à ces derniers de vivre paisiblement »363 , à l’abri du châtiment des dieux. « Quand donc, o golf d’ombre, à l’abri du retour offensif des moussons, Unirai-je en mes mains le double promontoire qui proclame ta grâce! Enroulés dans les plis royaux de ma bannière, ensemble nous verrons s’étendre au sol, dieux apaisés, les princes turbulents des fols désirs incontenus ... »364

355 Antsa , p.147. 356 Lamba , p.221. 357 Antsa , p.123. 358 Idem, p.132. 359 Idem. 360 Ch. MOELLER, L’homme moderne devant le salut : Préface, Paris, LES EDITIONS OUVRIERES, 1965. 361 Les Ordalies , p.317. 362 Idem, p.349. 363 Marcel NEUSCH, Le sacrifice dans les religions , Beauchesne-Editeur, 1994, p.21. 364 Antidote , p.292. 84 Bref, le salut, en quelque sorte, est une qualification de l’acte, de la démarche qui vise à se mettre à l’abri du châtiment céleste, du jugement de Dieu. Et en général, l’acte du salut sauve de la mort et donne la vie. Il y a aussi le sens originel du salut qui signifie chez les Hébreux « mettre au large »365 . Cet autre aspect du salut est lié essentiellement à un récit d’acte de délivrance, un peu différent au précédent.

III. 1. 2. Le salut comme acte de délivrance

Selon l’Encyclopædia Universalis 366 , « l’acte de création est placé en tête des actes de délivrance comme un premier acte de salut ». Dans la religion chrétienne, le salut est un « récit-confession »367 lié à l’histoire d’Israël, pendant l’Exode qui a amené les Juifs d’Egypte à la terre promise par Dieu: « tout le peuple [d’Israël ] est appelé, en un exode permanent, de la terre des ténèbres et de mort, à la terre promise de lumière et de vie éternelle, dans la nouvelle création »368 . Pour cela, il n’y a qu’une chose qui peut sauver: la foi en Dieu, c’est-à- dire, l’espérance au salut qu’il peut apporter. J. RABEMANANJARA, sans doute sous l’influence du christianisme avait les mêmes aspirations que Moïse. Comme le patriarche biblique, il s’est reconnu appelé à devenir le guide de son peuple pour le libérer du joug colonial. Cette intertextualité a pour effet de donner un éclairage particulier qui permet de prévoir les mécanismes de son aventure poétique et aussi de voir d’un seul coup d’œil l’histoire narrée. Cet accroissement de la lisibilité est aussi un fait de facture poétique qui enrichit la signification. Mais reprenons les mots précis de notre auteur qui illustrent cette référence aux textes sacrés qui en quelque sorte contaminent aussi de sacralité l’écriture poétique de RABEMANANJARA: « C’est moi le danseur qui t’ai prise au tournant mortel du destin, retenu tes pas sur l’abîme, jété aux quatre vents du ciel la vieille natte de cinq centimes où frissonnait sous l’aigre souffle des larrons ta nudité d’ampela royale, Madagascar ! »369

365 MOELLER Ch., op.cit, Préface. 366 op.cit, p.1045. 367 Idem 368 MOELLER Ch., ibid., Préface. 369 Antsa, p.113 85 La contamination des textes sources est telle chez RABEMANANJARA qu’il associe de façon identique sa mission de guide du peuple à celle de Moïse et qu’il vient à croire que lui aussi ne verra pas la promesse de ce à quoi son action tend. Convenons-nous en par cet extrait: « Les étoiles meurent sans un soupir Quelle main levée à l’horizon va tendre aux lèvres des héros l’offrande rouge de l’aurore »370 La productivité de sens de cette séquence nous révèle les avantages de la métaphorisation en ce qu’elle fait embrayer une double isotopie. La première est celle qui se donne à lire littéralement comme thème de l’aurore. La seconde est celle du sacrifice: l’étoile qui a servi de point de repère et d’orientation pendant la nuit tend à s’estomper pour accéder à l’aspect positif de la lumière du jour. Cette dernière contient en filigrane l’histoire de Moïse qui a trouvé la mort au seuil de la vallée cananéenne. Une autre forme d’épreuve à laquelle est soumis RABEMANANJARA est que, en effectuant « la remontée des pistes rouges » qui mènera vers une « Terre Nouvelle », une terre fertile et favorable à l’élevage; il ne sait pas encore sur quelle terre ils vont atterrir, lui et son peuple. Néanmoins, il espère atterrir dans un pays paradisiaque. « Espoir! o noble élan du cœur vers la félicité! sur quelle plage d’or irons-nous jeter l’ancre au terme de l’Epreuve ? »371 Pourtant, malgré le doute qu’il a, le poète guidera son peuple, avec une assurance remarquable, à travers les multiples obstacles. « Rameur habile du destin, je règlerai la marche épique de mon boutre au gré des houles qui soudain célébreront la gloire incom- parable de la baie »372 Donc, si nous résumons ce que nous venons de dire jusqu’ici, le salut est acte de libération: il « libère du péché, ou d’un monde jugé mauvais »373 . RABEMANANJARA de son côté s’est attaché à dénoncer le mal occasionné par la colonisation et n’a cessé de lutter pour permettre à ses compatriotes de vivre dans la paix, dans l’amour et dans la justice. Pour lui la colonisation est l’archétype même du mal qui pèse sur son pays, et son rôle est de le

370 Antidote, p.264 371 Idem, p.294 372 Antidote, p.294 373 Encyclopædia Universalis, p.410. 86 délivrer de l’emprise de ce mal et de l’amener dans un monde où règne la « justice et l’équité ». Dans le judaïsme ancien, le salut comme nous venons de le voir signifie sauver . Mais, le titre de sauveur est réservé spécialement à Yaveh. On peut dire que « le salut que procure le Dieu sauveur se situe à plusieurs niveaux différents, entre lesquels on discerne une progression du moins spirituel au plus spirituel »374 . Tout d’abord, le salut se situe au niveau Temporel, c’est-à-dire qu’il vise à se libérer des effets néfastes du temps. Ensuite, comme dans l’orphisme grec, le salut vise à libérer l’âme. Mais la différence entre l’orphisme grec et le judaïsme ancien, c’est que dans le premier, l’âme est prisonnière, dans un corps humain, à cause d’un « crime originel »: celui des Titans 375 . L’âme se trouve alors prisonnière dans un interminable cycle de réincarnation. Pour la libérer de ce corps, il n’y a qu’une solution: se livrer dans la pratique de l’ascèse afin de purifier l’âme. L’âme purifiée peut s’évader définitivement de cette transmigration des âmes. C’est à peu près la même chose qui se passe dans le judaïsme ancien. Après le péché d’Adam, l’âme de l’être humain est condamnée à aller vivre en enfer. Le salut, à ce moment-là, consiste à sauver cette âme de l’enfer pour lui procurer le paradis, c’est-à-dire la vie éternelle: « je n’ai qu’une âme et il faut la sauver »376 . On pourrait peut-être avancer l’hypothèse que RABEMANANJARA a été influencé de quelque manière par l’orphisme grec. Cette religion pourrait être à l’origine de certaines aspirations de l’auteur qui l’amène à vouloir purifier son âme 377 . D’un autre côté, si l’on peut se hasarder à faire une remarque un peu naïve, nous pouvons dire que RABEMANANJARA, dans ses poèmes, s’est identifié au messie. Il s’est vu chargé d’effectuer sur la terre malgache le même genre de mission: celui de libérer son peuple du joug esclavagiste, et aussi le sacrifice qui vise à lui procurer une vie tranquille, dans la plénitude totale et délivrée du mal. Outre cela, il existe aussi ce qu’on appelle salut eschatologique . A la fin des temps, Jésus viendra pour juger les vivants et les morts. Tout ce qu’on a fait de son vivant sera jugé: c’est le jugement dernier . La seule réponse qui sauve de ce jugement est la foi. Jésus donne la vie à ceux qui se repentent de leur péché. Pour sa part, RABEMANANJARA a très peu parlé du jugement dernier. Pour lui, ceux qui ont versé des sangs innocents seront jugés et sévèrement punis, tandis que lui sera épargné pour son innocence et sa pureté:

374 Idem, p.411 375 Divinités grecques qui gouvernaient le monde avant Zeus, dont les cendres ont donnés naissance aux humains. Ils furent vaincus par Zeus et les dieux olympiens. Par leur faute, l’âme se trouva prisonnier dans le corps humain. 376 Cantique 377 Le souci de purification de l’auteur se situe, en effet, au niveau de l’âme. 87 « Du sang je n’en ai point versé De la mort je n’en ai point semé Mes doigts sont clairs comme un printemps Mon cœur est neuf comme une hostie »378 Mais, le problème avec le salut eschatologique est qu’il semble très ambigu, car il « peut difficilement se trouver purement et simplement repoussé jusqu’à la fin des temps »379 . En effet, pour les primitifs, « la fin du Monde a déjà eu lieu, bien qu’elle doive se reproduire dans un avenir plus ou moins éloigné »380 . La destruction du monde a déjà eu lieu, et l’humanité a été anéantie à l’exception d’un couple. Le Déluge en est l’exemple. Dans les poèmes de RABEMANANJARA, la liberté est une sorte de divinité qui a la force semblable au déluge 381 , c’est-à-dire, capable d’anéantir les méchants et de préserver la vie des bons. Enfin, pour conclure, nous pouvons déduire que le salut en général a donné naissance à ce que l’on appelle « Littérature du salut »382

III. 1. 3. La littérature du salut

Pour expliquer ce qu’est la littérature du salut, nous allons prendre comme point de départ l’exemple pris par Charles Moeller. Pour ce faire, il l’a comparé à la littérature du bonheur, le contraire de celle du salut: « La littérature du bonheur, disait-il, en voulant rendre l’homme plus humain, suppose qu’il est déjà humain: on veut enjoliver, améliorer sa vie. La littérature du salut en est l’antithèse: la maison brûle ou menace de brûler. Il n’est plus question de savoir si on mettra des tapisseries de telle ou telle couleur, des meubles Louis XV ou Louis XVI: il faut appeler les pompiers, essayer de sauver l’essentiel »383 Autrement dit, la littérature du salut considère que l’homme vit « sous le signe de la menace »384 , et dans « l’angoisse de ne pas pouvoir vivre une vie humaine »385 , de ne pas pouvoir survivre face aux dangers que comprend la vie actuelle (la guerre nucléaire, par exemple; le terrorisme, etc). Alors, la littérature du salut part de cette notion et essaye de sauver le monde. Elle consiste à annoncer aux hommes, qui vivent dans l’angoisse, qu’ils ne mourront pas s’ils décident de vivre une vie humaine; elle leur donne un espoir en laissant

378 Antidote, p.264 379 Encyclopædia Universalis, p.410. 380 Mircea ELIADE, Aspects du mythe , Gallimard, 1963, p.71. 381 Antsa, p.139 382 cf. Ch.MOELLER, L’homme moderne devant le salut : Préface, Paris, LES EDITIONS OUVRIERES, 1965. 383 MOELLER Ch, idem. p.12. 384 Idem 385 Idem, p.14 88 entendre qu’il y a toujours une vie meilleure que celle-ci. En cela, elle essaie d’empêcher les hommes de verser dans la bestialité et dans la méchanceté. Selon Moeller, « la hantise de celui qui « vit » c’est de survivre. La littérature du salut prend son point de départ dans la prise de conscience de cette situation »386 . Dans ce cas-là, la littérature du salut essaie d’apaiser l’angoisse en présentant des images consolatrices. Par exemple, J.P. Giusto en étudiant l’œuvre de Rimbaud a pu dégager la présence de « la croix consolatrice » qui se lève sur la mer : (...) il s’agit, disait-il [pour Rimbaud], de poursuivre la lutte contre l’emprise démoniaque, le rappel du passé ne doit pas faire oublier le propos qui est de trouver les voies du salut »387 . La croix est symbole de la crucifixion du Christ, et sa résurrection. Le symbolisme de la croix, dans la littérature du salut, évoque plusieurs croyances: à savoir la Rédemption du Christ qui est devenue celle de toute l’humanité. Par le symbolisme de la croix, on s’attache à trouver la voie du salut. Par ailleurs, l’angoisse que nous avons énoncée plus haut, se fonde surtout sur l’évolution de la science qui parfois terrifie les hommes. En effet, certaines recherches scientifiques sont suscitées par l’intérêt et même certains produits de la science sont nuisibles à l’homme. Certes, il existe des produits qui sauvent la vie de l’homme (médicament, par exemple) mais la littérature du salut est loin de voir en la science le salut de l’humain. Certaines recherches font preuve de cruauté en fabriquant des armes qui tuent, des bombes asphyxiantes, et d’autres encore qui ne visent qu’à anéantir des vies humaines. C’est là que la littérature entre en action. Elle prend sa force de persuasion en présentant des chemins qui mènent au salut. La poésie pour RABEMANANJARA se présente comme une arme qui lutte contre l’inhumanité de la science, contre la cruauté de la « mitrailleuse » qui « râcle le ventre du sommeil »388 , qui n’apporte que la mort. Donc, la poésie est une arme braquée contre la civilisation européenne, elle est braquée contre une conséquence possible « du clinquant et des phares sur les joues philistines »389 , « de la virginité technique »390 , de l’acte de colonisation. RABEMANANJARA présente alors des quantités de chemins qui mènent au salut: le sacrifice, la purification, etc. Il proclame l’avènement d’un monde nouveau, le monde du salut dans lequel on peut vivre dans l’amour et dans la justice.

386 op.cit, p.12 387 p.357 388 Antsa, p.116 389 Lamba, p.185 390 Idem, p.185. 89

Chapitre III. 2 : LE SALUT COMME FORCE SUBVERSIVE

Comme nous venons de le voir, le sacrifice est acte de délivrance, de création et donc acte de libération. Notons que le salut est l’un des leitmotive les plus permanents dans les écrits de RABEMANANJARA. Il est considéré comme une force subversive, dirigée contre l’autorité coloniale. En effet, la colonisation est un obstacle à l’épanouissement de la population malgache; elle est même une sorte de plaie qu’il faut guérir par tous les moyens. Le salut est comme une arme qui pourrait bouleverser le pouvoir colonial, il pourrait apporter un changement radical sur la terre malgache. C’est donc une force qui est au service de la révolution malgache, au service de la lutte anti-colonialiste. L’intention de l’auteur, en concertation avec le peuple malgache, est d’atteindre les colonialistes dans leur amour propre et de les amener à faire une petite réflexion sur la situation présente. Pour cela, il avait revalorisé la tradition malgache en dénonçant l’intention des colons: celle de donner une fausse espérance aux malgaches et aussi celle de vouloir détruire l’âme malgache. L’auteur prouve aux colonialistes que même si rien ne semble possible sur le plan matériel pour la libération de son pays, il existe quand même d’autres moyens par lesquels on accède au salut: le sacrifice, etc. Le salut est alors significatif de libération. En outre, on peut dire que la femme, dans les poèmes de RABEMANANJARA, joue un rôle très important dans la libération du pays. Dans la plupart des cas, c’est la femme qui subit les caprices des hommes; elle est également symbole de résistance nationale. C’est par le biais de la femme que s’effectue pleinement la libération, c’est-à-dire que c’est par elle que les Malgaches (ou plutôt les hommes) peuvent accéder au salut. Comme dans la Deuxième Partie, la femme triomphe de la nature, de ses effets destructeurs. Le pouvoir de la nature semble être surpassé par celui de la femme. Autrement dit, la femme domine la nature par sa beauté, sa pureté, etc. Et face à l’obscurité, au monde ténébreux que représente la colonisation, elle apporte la lumière. Cette lumière procure le salut au peuple malgache. C’est une lumière salvatrice, qui sauve du royaume des Ténèbres. Voyons en quoi le salut constitue une force subversive dans les poèmes de RABEMANANJARA. La première chose qu’il faudrait voir est la signification du mot Salut . Pour l’homme archaïque, le salut implique toujours la crainte d’une divinité qui a le pouvoir de sauver ou de nuire (selon le cas). Et pour l’homme moderne, qui est prisonnier de l’engrenage administratif, il n’y a pas assez de temps pour penser à la présence d’une force salvatrice comme la force transcendantale par exemple. Donc, pour ce dernier, le salut ne pourrait pas revêtir un sens sacré et même cette idée ne 90 constitue, pour eux, qu’une sorte de rêve éveillé. De fait, au fur et à mesure que la science gagne du terrain dans l’existence humaine, de nombreux individus ont abandonné la foi religieuse et sont devenus athées. Ils affirment, pour défendre leur position, qu’ils sont descendus du monde des rêves (celui de la religion) pour rejoindre celui de la réalité. Pourtant, ces gens vivent dans l’angoisse, l’angoisse du lendemain incertain. Et le salut agit sur eux comme un guérisseur. En définitive, pour l’homme moderne, le salut délivre d’une maladie, d’une angoisse et donne une espérance à la vie. En un mot, le salut dans la littérature est présenté comme une force qui peut renverser la situation dans laquelle vivaient les Malgaches. Charles Moeller affirme que: « au point de vue objectif, l’homme moderne est saisi par trois aspects du salut: la justice, la vie et l’amour, enfin la conscience de la responsabilité, qui peut aller jusqu’au sentiment de la culpabilité »391 .

II. 2. 1. La Justice

La poésie de RABEMANANJARA voulait révolutionner la tendance qui pousse les Européens à se caser dans un complexe de supériorité. Pour ce faire, l’auteur tente de restaurer le vrai humanisme « universel ». C’est un humanisme qui provient de tous, dans lequel le sentiment de supériorité des blancs, qui les pousse à coloniser des peuples entiers, sera banni de la planète. A propos, justement de cette conception, RABEMANANJARA disait un jour: « (...) Nous n’étions pas compris dans cet « universel » et je ne vois pas en quoi cette notion peut être définie comme « universelle » alors qu’une grande partie de l’humanité n’y figurait pas! (...) Il faut que tout le monde participe à l’élaboration de cet « universel ». Ce sera peut être l’humanisme de demain »392 . RABEMANANJARA n’a cessé de dénoncer la volonté des Européens à asservir le reste du monde et les incite à renoncer à l’image qu’ils se font du peuple noir comme « de grands enfants », « de bons sauvages », etc. Il annonce la fin de l’hégémonie de l’Europe, en revalorisant les vertus du peuple noir. Sur ce point, Alain Rouch et Gérard Clavreuil disaient, à l’endroit de RABEMANANJARA, qu’« il ne s’agit pas pour lui de rejeter ses cultures [de la France], mais pouvoir être à égalité et ainsi partager au lieu de subir »393 . Ce qui veut dire que l’auteur a combattu la haine par l’amour, mais non pas la haine par la haine. Pourtant

391 L’homme moderne devant le salut : Préface, Paris, LES EDITIONS OUVRIERES, 1965, p.25. 392 RABEMANANJARA Jacques, intervention à la conférence de Rome citée par Bédard in Jacques RABEMANANJARA, Poète Malgache , Librairie de la cité Universitaire, 1968. 393 Littérature nationale d’écriture française , Paris, Bordas, 1987. 91 « l’amour ne naît pas de la contrainte. Il faut être libre pour pouvoir aimer »394 . On peut dire, par ailleurs, que J. RABEMANANJARA a confondu, dans ses poèmes, le rêve et la réalité: « rêver la réalité et réaliser le rêve »395 est un thème conducteur de ses œuvres. L’engagement de l’auteur se forge dans la volonté de libérer le pays afin de pouvoir retrouver l’origine. Ce qui explique la constance du thème du retour aux sources dans ses poèmes. Il s’est engagé à chasser le « lévrier céleste », « les iniques idoles » du sol malgache et à relever le « défi » contre les « philistins ». On pourrait dire à la fin que RABEMANANJARA s’est dévoué pour la justice. Cet engagement ne s’effectue pas seulement au niveau de la libération politique; il opère à un glissement ontologique, une quête de l’origine. Cet engagement s’exprime par un pacte avec le peuple malgache, un engagement qui se traduit chaque fois par un souci permanent de purification. Alors, outre son pouvoir libérateur, la poésie pour RABEMANANJARA joue un rôle générateur de changement. L’intention de l’auteur est de faire prendre conscience aux colonialistes l’injustice de leur acte. Dans ce cas, son poème prend un ton à la fois ironique et blessant. Il y exprime sa déception car la France, un pays qui prône la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, a démenti, par ses actes, cette devise qui est devenue très chère au poète malgache et même à toute la population de Madagascar. Eux, les Français qui ont aimé la liberté ont fortement déçu le poète par la fausseté de leur message (de liberté, bien entendu): « Leurs ancêtres l’ont adorée et c’est un conte d’autrefois cueilli la larme de ses yeux pour en faire la perle unique! Ce n’est qu’un conte d’autrefois »396 Les Français, eux aussi, ont lutté pour la libération de leur pays quand les Allemands l’ont envahi et dominé. C’est-à-dire qu’ils savent à quel point la liberté leur avait été très chère. Mais tout cela, il semblerait qu’ils l’ont oublié. Il semble qu’ils ont oublié à quel prix ils ont eu leur liberté. « Mais qu’ont-ils fait sur la montagne ! Mais qu’ont-ils fait dans le maquis ? Et sur le sable et sur la neige ? »397 Et avec un ton ironique, l’auteur répond lui-même à la question, comme s’il voulait souligner la duplicité des colons. « Eux? Ils ont fait l’amour avec toi, Liberté

394 Antsa, Préface de F. Mauriac. 395 cf. J.RABEMANANJARA , de Ravelonanosy, Fernand Nathan, Paris, 1970. 396 Antidote, p.270 397 Idem. 92 Et dans la neige et sur le sable! Fait l’amour avec toi de tout leur saoul, dans les ravins et sur les cimes ! »398 Ce ton ironique se transforme peu à peu en une colère intense qui est l’expression d’une cruelle déception face à la fausseté du discours colonial. « Viens, mon petit, que je t’explique, Tu peux en croire un vieil ami. Ne te farcis pas la cervelle de tous ces mythes d’occident »399 (...) « La France y perd tout son latin Et la France n’est plus la France. Qu’Elle soigne d’abord ses gouttes et s’occupe de ses oignons: les cafés seront bien gardés »400 Comme les Français, les Malgaches sont des êtres humains, sensibles et qui ont besoin de liberté pour l’épanouissement de leur économie. « Or j’ai, moi, là, dans ma poitrine, à l’endroit juste où bat mon cœur de mystérieux tapements que fait au rythme de mon sang l’annonce des vieux fabliaux dont vous ne parlez pas, Monsieur, »401 Les Malgaches aiment la liberté et ont besoin de vivre sans contrainte: « Comme tous ceux de la commune ! Comme ceux de tous les maquis ! »402 En définitive, la poésie pour RABEMANANJARA est une arme forgée pour lutter contre l’injustice; c’est une arme efficace pour l’éradication de l’injustice de la terre malgache. Elle est destinée à fléchir la dureté de l’action colonialiste, à fléchir les lois qu’ils imposent aux colonisés et enfin à instaurer le vrai humanisme « universel ». Autrement dit, la poésie vise à créer un monde nouveau où la Liberté, l’Egalité et la Fraternité régneront. Donc,

398 Idem, p.271 399 Idem, p.273 400 Antidote, p.274 401 Idem, p.275 402 Idem. 93 dans les poèmes de RABEMANANJARA, le salut consiste dans la nouvelle création 403 , c’est- à-dire, la création d’un monde où justice et équité seront placées au premier plan des règles de conduite. Car, dans un monde où règne la loi du plus fort, il est impossible de restaurer cet humanisme « universel » qui est en quelque sorte une idée exprimant la solidarité du peuple du monde entier, présumant ainsi une existence paisible. La Justice est donc perçue comme un ensemble de principes rendant impossible l’asservissement ou bien l’esclavage.

III. 2. 2. L’Amour

RABEMANANJARA voyait dans la situation où vivaient les Malgaches à l’époque, un mal qui pèse: la haine. Et le paradoxe de son entreprise est qu’il n’a pas laissé la haine commander son écriture. Il s’est contenté tout simplement d’affirmer les vertus de sa race. Il s’est attaché à dénoncer l’injustice de l’acte de colonisation mais s’est gardé de manifester une haine contre les Français. Pour cela, le thème du retour à l’origine refait surface et son poème prend une allure messianique. Effectivement, l’auteur se voit chargé de conduire son peuple à travers « les pistes rouges » afin de les mener vers la terre promise, hors du danger. La terre malgache est prise comme une terre promise par les dieux aux Malgaches, c’est la terre de la renaissance, de l’« aube », de l’« aurore » qu’il annonce avec sa « voix augure claire ». C’est une terre d’accueil, un « jardin de Dieu »404 , un jardin qui ressemble au jardin d’Eden et dont le mal causé par la colonisation risque de le faire perdre aux Malgaches. Cette terre rouge et vierge devient « chair » et « un viatique d’innocence »405 . Sur cette terre, RABEMANANJARA projette de construire un monde où règne l’amour. Et Malgache et Français vivraient en harmonie totale. Cela pourrait s’expliquer par son obsession de présenter Madagascar à son amante, à la « fiancée ». Il y a aussi la difficile entreprise de J. RABEMANANJARA qui a pour objet de faire subir à cette fiancée, la « Bien-Aimée », les rituels initiatiques en vue de l’intégrer dans le clan malgache et aussi dans les secrets des mystères ancestraux. Par la suite, c’est la femme seule qui a le pouvoir de réintégrer aussi le poète dans son clan qu’il a quitté pour la « toison de grimoire ». Dans tout cela, c’est la beauté de la femme qui est une condition de triomphe. « L’héroïne, c’est toi dont j’annonce le titre aux siècles éblouis par ta fière beauté »406

403 cf. Ch. MOELLER, L’homme moderne devant le salut , Les éditions ouvrières, 1965. 404 Antidote, « Conte pour Bakoly » 405 cf. Antsa. 406 Les Ordalies, p. 354. 94 Cette beauté acquiert un pouvoir qui agit sur la nature et en triomphe. De cette beauté dépend la réinsertion du couple au sein du clan. « Et toi, la fleur de serre au long des blancs frimas Le miracle nous vient de nos propres climats D’avoir eu la beauté des rêves utopiques »407 Alors, la beauté de la femme est une sorte de « contagion » qui transmet son pouvoir à la nature. La nature se trouve charmée et se laisse dominer par elle. La femme donc apporte des transformations sur la situation et l’homme ne fait que constater le changement et en jouit. Sur un autre niveau d’analyse, la femme affronte la mort initiatique pour l’homme; c’est-à- dire que si la femme triomphe de la mort, des potentialités destructives de la nature et revient à la vie, cela implique la renaissance du poète et signifie en même temps sa réinsertion au sein du groupe avec sa femme. Le passage de la femme de la mort à la vie signifie en quelque sorte le passage de l’auteur du monde impie, que constitue l’Occident, au monde sacré de son clan. On pourrait même dire que le bonheur du couple dépend de l’issue de cette épreuve initiatique. L’issue heureuse de cette épreuve permettra au couple de vivre en paix leur amour « utopique » et aussi de pouvoir créer une sorte d’union amoureuse des deux coutumes, des deux terres: la France et Madagascar. On peut dire que l’amour est l’un des thèmes directeurs de l’œuvre de RABEMANANJARA. C’est dans l’amour qu’il a lutté pour l’indépendance de Madagascar. « Mon amour fixe l’infini et ma foi fixe la durée, Madagascar ! »408 D’abord, c’est l’amour de la liberté, ensuite, l’amour de la terre natale qui se traduit par un pacte: c’est-à-dire, « les noces rouges » et les « noces millénaires ». Par la suite, c’est par l’image de la femme qu’il exprime cet amour. D’ailleurs, « c’est par la femme que se justifie le droit de régime »409 . C’est sans doute l’esprit qui commandait les actes de RABEMANANJARA car les femmes, dans les temps du régime monarchique ou oligarchique malgache, sont les fondatrices de la dynastie. Justement, c’est une femme qui était à la tête de l’Etat malgache au moment de l’invasion étrangère. Et c’est par une proclamation de son attachement à ce royaume renversé que RABEMANANJARA exprime aussi son amour de liberté. La femme est aussi l’incarnation de la fécondité (Eve=vie), elle est exprimée dans différentes isotopies qui signifient vie, une femme-vie, femme-fécondité. Ceci est rendu

407 Les Ordalies, p. 353. 408 Antsa, p.119 409 Boriz et Rakoto, in « La femme Malgache », Revue Lumière, N° 1521. 95 manifeste par la catégorie sémique VIE , à savoir : « arbre », « pollen », « semence », « germination », « rose noctiflore », etc. Toutes ces isotopies se réfèrent à la vie : arbre=vie. Cette femme ne cesse de changer de figure : elle devient une femme-nourriture : « fruits », « fruits de miel », « seins nubiles »410 , « chair », etc.. C’est par la proclamation de son amour pour cette femme-vie qu’il exprime son désir de libération. Par contre, la manducation exprime le désespoir de l’auteur et aussi la recherche de secours car cette femme-nourriture symbolise la mère nourricière et protectrice. Bref, l’amour est une arme avec laquelle l’auteur combat le mal. Dans ses poèmes, l’amour est « décision, liberté (...) », il « y est contagion et se transmet à toute chose: y devient signification unique, seul but, exclusive raison de tout ce qui peuple ce paysage »411 Mais l’amour, dans la vie humaine, est une notion difficile à maîtriser. Dans un monde où l’homme semble avoir le sentiment que Dieu est inefficace 412 , et où l’homme n’a plus aucun sens du péché, l’amour est une loi difficile à mettre en vigueur. De ce fait, il implique toujours une lutte car selon HEGEL, « entre les humains il y a dialectique du maître et de l’esclave. L’agir humain doit assumer cette lutte dans une perspective de collaboration de solidarité, d’amitié et finalement d’amour »413 . Nous pouvons dire que c’est le même esprit qui a commandé les actes de notre poète. Il n’a pas accepté l’idée que les Européens se permettent de s’approprier le « monopole de la civilisation »414 et de régner en maître sur l’humanité tout entière. Pour l’auteur, les Occidentaux, au lieu d’asservir un peuple entier, feraient mieux de le prendre en considération, de le prendre comme collaborateur. C’est le seul moyen d’éviter de s’entre- tuer, et de rendre possible la vie en harmonie dans l’amour et l’amitié. En effet, l’amour est une symbolique de la médiation entre deux forces opposées, selon la théorie de la médiation puisée par le groupe mµ de l’Anthropologie structurale de LEVIS-STRAUSS 415 . Dans l’amour, il y a une fusion de deux personnes dotées de caractères différents en une. Dans l’acte d’amour toute différence devient facteur de rapprochement et de richesse complémentaire; c’est ainsi que dans le complexe d’Œdipe de Freud, l’identité de sexe entraîne une rivalité et, en revanche la différence de sexe provoque une complémentarité qui serait sentie comme cruciale s’il n’y a pas moyen de le satisfaire. C’est l’amour qui permet également le brassage de peuples et personne n’ignore que dans les temps anciens l’échange de femme servait à éviter des conflits ou à tisser des relations avec une autre puissance.

410 Lamba , p. 200. 411 E. B. SCHUTTER, Jacques RABEMANANJARA , Paris, Seghers, 1964, p. 60. 412 Ch. MOELLER, L’homme moderne devant le salut , Les éditions ouvrières, 1965, p.15. 413 Cité par Ch. MOELLER, op.cit, p.47. 414 D. BEDARD, Jacques RABEMANANJARA, poète malgache , p. 237. 415 Rhétorique de la poésie: lecture tabulaire , Paris, Klincsieck, 1976, p. 91. 96 Dans l’échange de femme, il faut se rappeler que sa valeur d’échange lui vient entre autres de sa virginité qu’il lui faut sacrifier dans cet échange lui-même. C’est cela qui justifie, en contrepartie les autres sacrifices réalisés autour d’un mariage de type traditionnel. Dans l’amour se réalise le dessein de l’humanité d’annuler l’effet angoissant de l’écoulement du temps et de lui donner l’illusion d’immortalité parce que le descendant est un autre lui-même. Pour terminer, nous pouvons emprunter à Alioune DIOP ce passage évoqué à l’endroit de RABEMANANJARA selon lequel l’auteur ne revendique la liberté que « pour pouvoir aimer un occident, dont la culture est aussi devenue chair et sang de sa conscience »416 . Il ne s’agit donc pas d’inverser les termes du rapport colons / colonisés, mais tout simplement d’annuler les effets de la colonisation en mettant en valeur les différences mutuelles des deux pays et d’arriver ainsi à une harmonie culturelle. L’amour donc, comme la justice, supprime le mépris de l’homme qui aboutit à l’humiliation et à la dégradation de l’homme, et permet une existence réelle de l’homme sur terre, une existence douce et agréable.

III. 2. 3. La conscience de la responsabilité: sentiment de culpabilité

Ainsi, d’après ce que nous venons de voir dans les deux paragraphes précédents, la responsabilité de l’auteur face à la nation est énorme. Effectivement, pour pouvoir instaurer la justice et l’amour sur terre, il faudrait faire montre de courage et d’abnégation. Il faut renoncer à sa vie personnelle et lutter sans cesse pour y parvenir. Il faut noter que ces deux notions se réfèrent toujours au péché 417 . La justice, en effet, vient du mot juste. Être juste, c’est être conforme à quelque chose, à une loi. C’est aussi agir avec équité et par amour, en respectant la valeur et les droits d’autrui. Agir avec équité envers quelqu’un est, en quelque sorte, avoir un sentiment d’être responsable de sa vie. Cette conscience de la responsabilité peut aller parfois jusqu’à un sentiment de culpabilité: si on a causé préjudice à quelqu’un, cela veut dire que l’on est coupable vis-à-vis de cette personne, on n’a pas respecté ses droits, ses valeurs, etc. Dans la religion chrétienne, ce genre d’agissement constitue un péché. Ce péché pourrait attirer sur le pécheur, la colère de Dieu. Pour éviter ce châtiment, la personne concernée doit réparer son acte par un aveu réparateur ou une confession qui permettrait d’éradiquer le mal et permettrait de sauver l’individu contre la colère céleste. Par contre, pour l’homme actuel, cette conception du péché ne constitue pas son souci majeur. Il s’en préoccupe peu, et pour lui, le péché – et surtout le péché individuel – est d’une importance minime. Il se forge lui-même une ligne de conduite, une loi par rapport à laquelle il essaierait

416 Préface de Nationalisme et Problèmes Malgaches , Paris, Présence Africaine, 1958. 417 cf. Ch. MOELLER, op.cit. 97 d’être fidèle. Mais, cette loi parfois se conforme peu à l’amour du prochain. Nous ne sommes pas sans savoir que dans l’Antiquité, cette forme de comportement a entraîné une sorte d’anarchie au sein d’un groupe d’individus. Et nous pouvons déduire que c’est ce genre d’expérience qui a nécessité la présence d’un juge, c’est-à-dire, d’une loi qui dictera aux hommes leur conduite: « l’homme cherche une loi qui le juge, mais qui, en même temps donne la vie »418 . Cette loi se fait à l’image d’un père. La crainte éprouvée à l’endroit de la loi est semblable à celle qui est éprouvée pour un père. Dans les sociétés archaïques, ce sont les différents rituels sacrificiels qui constituent la loi, et la loi, si elle est respectée mène au salut, met à l’abri de la colère divine. Pour sa part, RABEMANANJARA dans sa lutte pour la libération de Madagascar, a pris la langue française comme langue d’expression. Ainsi, il pourrait être compris par les Français. Pourtant, cela a fait naître chez lui un sentiment de culpabilité et un besoin de justification: « nous sommes des voleurs de langues », disait-il, pourtant « le français est entré dans notre patrimoine » et « la langue française est nôtre comme objet familier, comme un vêtement longuement porté qu’on se refuse à reléguer dans le coin d’une armoire, parce qu’il colle à votre peau et épouse parfaitement les formes de votre corps »419 . Selon Joubert, RABEMANANJARA n’a cessé « de présenter à son peuple une langue étrangère pour la soumettre au jugement des rites »420 . Cependant, il se sent coupable vis-à-vis de sa langue maternelle, d’où la nécessité de revaloriser cette langue. « Mais quelle langue parlent-ils ? Nous autres, notre langue remonte à la source du zénith et n’est point faite pour les lévriers de la nuit ni pour les envoyés de la mort . »421 Et : « Quelle langue parlent-ils Nous autres, notre langue trempe à la source de la vie : Elle n’est point faite, mais pas du tout faite pour les chiens de la nuit ni pour les envoyés de la mort . »422 Par ailleurs, RABEMANANJARA a quitté Madagascar un certain temps. C’est un voyage qui mènera plus tard à la décolonisation. Il a, à propos de ce voyage, cet exil

418 Ch. MOELLER, op.cit, p.71. 419 J.L. JOUBERT, Littérature de l’Océan Indien , Edicef, 1991, p. 74. 420 Revue Notre Librairie, p.22 421 Antidote , p.252 422 Idem, p.258 98 volontaire, un sentiment de culpabilité envers son pays, ses ancêtres, d’où la nécessité des rites de purification de l’âme ( de l’être en soi ), des rites du retour aux sources, etc. Il avait eu le besoin de justifier son acte par un autre qui le rachète: l’offrande d’une victime. Ces différents rituels auxquels s’est soumis RABEMANANJARA, constituent une sorte de « loi- jugement »423 , de « loi-vie »424 qui a le pouvoir de le juger pour l’ensemble de ses actes. Comme un père, cette loi juge et donne la vie. Et en recherchant cette « loi-jugement », ce « juge-père », l’auteur échappe à sa responsabilité personnelle 425 . Conséquemment, il se met à l’abri de tout jugement. En outre, la notion de responsabilité et de liberté est maintenant très rapprochée. L’homme ne peut accomplir son devoir sans avoir une liberté d’action, de conscience. Cette liberté, par contre, se réfère aux valeurs morales de la société à laquelle l’homme appartient. Ce qui veut dire que l’homme ne peut pas agir à l’encontre des valeurs morales de cette société. En effet, selon Charles Moeller, l’homme, étant responsable de l’univers, doit le transformer « économiquement, socialement, politiquement grâce au progrès des sciences et des techniques; il lui donne un sens »426 . Pour RABEMANANJARA, le poète est bien placé pour exercer son pouvoir en vue d’améliorer la condition de vie de l’humanité. Rappelons que le poète, selon lui, doit s’occuper des problèmes de la nation. Il ne doit pas laisser cette tâche entre les mains des politiciens. Il doit s’engager, militer aux côtés de son peuple. Il doit sans cesse être à l’écoute de son inspiration, et doit travailler davantage la forme de sa poésie pour atteindre son but qui est d’inciter à l’action. Quant à lui, l’auteur a mis sa poésie au service du peuple, de la révolution, car une œuvre d’art est par nature engagée: « écrire, c’est déjà choisir »427 . Enfin, derrière le sentiment de culpabilité se cache une espérance de salut, d’une vie ailleurs. Et comme le salut est un don de Dieu, la conscience de la responsabilité ne doit pas s’exercer dans la crainte mais dans l’obéissance; car Dieu est un père, le père de tous les hommes. On ne doit pas éprouver une peur à l’endroit d’un père, on lui doit tout simplement respect et soumission. En conclusion, la justice, l’amour et la conscience de la responsabilité constituent le salut sur terre. Mais cette terre pour les croyants n’est qu’un lieu de passage. Elle doit être détruite et recréée de nouveau pour devenir « nouveau ciel et nouvelle terre »428 . Le salut est

423 cf. Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations: essais d’herméneutique , Seuil, 1969. 424 Ch. MOELLER, op.cit, p. 71. 425 Idem, p.73 426 op.cit, p.78 427 CAMUS Albert, L’homme révolté , Gallimard, 1950, p. 334. 428 MOELLER Ch, op.cit, p.213. 99 amour, justice. Et pour RABEMANANJARA, le salut c’est l’amour que l’on porte l’un sur l’autre, l’amour du terroir natal qui impliquerait naturellement la justice.

100 Chapitre III. 3: VISION DU MONDE DE L’AUTEUR

La vision du monde de l’auteur prend source dans la croyance qui considère que les êtres supérieurs vivent avec les humains même s’ils sont invisibles. Outre les ancêtres divinisés et auxquels on rend un culte, on peut recenser plusieurs divinités qui exercent directement leur pouvoir sur la nature, et les humains. A ces divinités se voient attribués différents rôles. Aux uns est attribué le rôle de protecteur, aux autres celui de destructeur, de jeteur de sort maléfique. Ces divinités ont une influence sur la vie humaine, et même elles peuvent la changer, la modifier à leur guise. Effectivement, pour les Malgaches, on peut changer le cours de l’histoire à l’aide des rites sacrificiels qui établissent un rapport permanent entre les éléments de la terre et les hommes, entre les hommes et les Ancêtres. Ces derniers servent de pont entre les hommes et les dieux. Ils deviennent même une sorte de divinité qu’on peut influencer par les mots, par une « incantation »429 . Cette vision va jusqu’à diviniser la terre. Et entre l’homme et la terre, justement, il existe un lien assuré par l’enfouissement du cordon ombilical 430 . Donc, la terre est considérée comme une mère, pour les Malgaches; elle est même une divinité telle qu’on ne peut pas organiser une fête sans verser une goutte de rhum à la terre, pour qu’elle apporte sa protection et sa bénédiction. Parfois, pendant les sacrifices, on verse un peu de sang à la terre afin qu’elle apporte sa contribution. Avant de quitter l’île, les Malgaches prennent un peu de terre du sol natal et la mettent dans un sachet qu’ils porteront toujours sur eux. Et quand un Malgache meurt à l’étranger, ses proches essaieront par tous les moyens de ramener le corps au pays ou à défaut « ses huit os », car: « le retour aux entrailles de la mère conditionne la renaissance ailleurs et la communion avec tous les devanciers »431 . Pour un Malgache exilé hors de son île, le retour dans cette île constitue le salut car « la séparation d’avec sa terre, c’est un peu la rupture avec le prolongement de son nombril »432 et cette séparation est perçue comme « un châtiment presqu’aussi atroce et aussi terrible que la peine capitale (...) »433 . La vision de RABEMANANJARA est une vision qui dépasse l’espace temporel et la réalité vécue. L’élan de son inspiration dépasse même la dimension de l’île malgache pour englober tout l’univers. Dans l’ Anthologie de Liliane Ramarosoa 434 , RABEMANANJARA

429 Lamba, p.217 430 Nationalisme et Problèmes Malgaches , Présence Africaine, 1958, p. 108. 431 Nationalisme et Problèmes Malgaches , op.cit, p. 117. 432 Idem 433 Idem. 434 Anthologie de la Littérature Malgache d’Expression Françaises des Années 80 , L’Harmattan, 1994, p. 9. Préface de J. RABEMANANJARA. 101 affirme que « la hantise de tout insulaire, c’est d’abord de rêver d’horizons lointains, d’un au-delà toujours reculé, l’aventure que symbolise le grand large, l’appel de l’inconnu qui vous exorcise du complexe de renfermé et d’emmuré.(Qui dissipe) le cauchemar et l’opacité de l’insularité, (...) » Donc, cette vision pourrait même faire éclater les limites de l’île malgache. « Vaine l’étreinte des horizons. La voûte même du ciel éclatera, Madagascar ! »435 Cette vision « extra-temporelle » de l’auteur peut s’expliquer par ses actes qui cherchent à bâtir un monde où règne l’amour, où blanc et noir, Malgache et Français pourraient cohabiter. Ils formeraient une société conviviale dans laquelle il n’y aurait pas de clan dominateur. La notion de temps dans la poésie de RABEMANANJARA est ambiguë. Il prend une forme virtuelle, et est très différent du temps linéaire. L’auteur fait la navette entre les différentes dimensions temporelles afin de produire un changement sur le réel. Cette vision est comme une sorte de négation de l’espace temporel. La rencontre du passé et du présent donne naissance au futur. C’est comme si l’auteur défiait le temps et ses effets en agissant aisément hors de son cadre: « cette hors-temporalité, les religions et les idéologies l’ont attribuée à Dieu, au sacré, au poétique. Les textes modernes s’approprient cet espace et le pensent comme l’espace où germe le processus de la signification »436 . Donc le futur est devenu pour RABEMANANJARA un lieu de création et de germination de l’espoir qui donnera naissance à des réactions. C’est dans le futur que le poète se construit « une zone d’action »437 . Bref, on peut dire que cette vision extra-temporelle de l’auteur vient de la vision malgache qui a « une conception du temps qui (...) est anachronique. C’est le passé qui s’érige en critère de valorisation »438 .

III. 3. 1. La Religion

Pour définir cette notion, nous allons partir de la définition donnée par François Laplantine, suivant le sens strict qui lui est donné par l’anthropologie: « la religion est un

435 Antsa , p.117 436 J.KRISTEVA, cité par Serge PERSEGOL, Poésie et sémiotique: à partir d’une lecture de « Le Temps déborde de Paul ELUARD , Presses Universitaires de Nancy, 1991, p.61. 437 Idem. 438 R. ANDRIAMANJATO, cité par D. BEDARD, Jacques Rabemamanjara, poète malgache , Librairie de la cité universitaire, 1968, p.183. 102 effort synthétique pour tenter de résoudre le dilemme posé par la nature équivoque et contradictoire du sacré, qui est à la fois l’impureté dont on se préserve par les tabous et la puissance que l’on s’approprie par la magie (...) »439 . C’est une notion qui ne s’écarte pas de celle du mythe en ce sens qu’elle vise à protéger l’existence profane contre le « court-circuit » avec le sacré. Pour éviter ce contact qui serait fatal à l’homme, la religion institue des tabous et des interdictions qui créent un écart salutaire entre les hommes et les forces transcendantes. Car on ne peut pas s’approcher du sacré sans intermédiaire. Et pendant les rituels sacrificiels, les victimes assurent le rôle d’intermédiaire. Elle assure aussi la communion entre le monde profane et le monde sacré, la participation du groupe entier au sacré. Cela s’effectue dans le sens du profane vers le sacré. Pour revenir à ce qui nous intéresse, nous pouvons dire que RABEMANANJARA est ballotté entre deux croyances : le christianisme et l’animisme malgache. Il est chrétien mais aussi très attaché à la tradition malgache. Ce serait donc difficile, « surtout pour un Européen de mesurer la profondeur d’un tel attachement »440 . Etablissons d’abord la différence entre ces deux croyances. Le christianisme croit à l’existence d’un Dieu unique et absolu tandis que la croyance malgache imagine l’existence d’une autre manière. Prenons en exemple l’analyse faite par ANDRIAMANJATO Richard sur ce sujet : « Le Malgache conçoit tout ce qui existe comme faisant partie d’une grande et unique société, où il y a certes des hiérarchies, mais où tout est considéré comme étant membre d’une même famille. Dieu, tout en étant transcendant, est en relation avec les hommes soit par l’intermédiaire des ancêtres, soit par le simple fait que c’est lui qui donne de la vie et en dispose comme il l’entend. Il est vrai que ce dieu est trop loin ou trop haut pour qu’il soit aussi présent dans l’esprit que les ancêtres ou les êtres supra-terrestres . « A monter jusqu’à lui, dit un proverbe, on aurait le vertige »441 . Le Malgache établit un lien étroit entre les hommes et les choses qui sont susceptibles d’avoir chacun un pouvoir particulier. Les dieux malgaches donc sont des dieux qui, par l’intermédiaire des ancêtres, côtoient quotidiennement les gens. Ce sont des dieux qui vivent même dans la maison de chaque famille et auxquels on offre à chaque occasion, un culte: par exemple, construction d’une maison, fêtes, naissance d’un enfant, etc. Dans la religion chrétienne, le destin de chacun est déjà tracé d’avance par le Dieu tout puissant et il n’y a rien d’autre à faire qu’à subir ses lois avec dévouement. Cette pensée est

439 cf. Les 50 mots-clés de l’anthropologie , Edouart Privat, 1974, p.157. 440 Eliane Boucquey de SCHUTTER, Jacques RABEMANANJARA, Paris, Seghers, 1964, p. 40. 441 R. ANDRIAMANJATO, Le Tsiny et le Tody dans la pensée Malgache , cité par F. D. Bédard, op.cit. 103 semblable à ce qu’on appelle « lahatra sy anjara » pour les Malgaches. Mais la différence est que pour les Malgaches, on peut changer le cours de la vie en multipliant les sacrifices. C’est- à-dire qu’on peut changer le monde par le biais de l’incantation, par la puissance des mots. « Le mot qui coupe du silence la corde serrée à ton cou. Le mot qui rompt les bandelettes du cadavre transfiguré ! »442 Ce mot a le pouvoir de faire sautiller « l’embryon » dans « le ventre de la mère ». C’est « le mot premier, le mot dernier »443 comme le mot de la genèse. C’est « le mot qui fait tourner/ le globe sur lui-même ! »444 . En un mot, les dieux malgaches sont des dieux que l’on peut influencer par une chaîne de mots. Une autre face de la croyance malgache est la croyance en la terre natale qui est considérée comme une mère et qui prend un caractère sacré. Dans Nationalisme et Problèmes Malgaches , RABEMANANJARA disait ceci : « Les Malgaches, eux ! Ils s’attachent d’abord à la terre, à la terre en tant que terre. Quelque chose de concret et de palpable ! (...) Dès la naissance, toute une cérémonie entoure l’enfouissement du cordon ombilical dans la terre: la consécration du lien physique établi désormais entre l’enfant et sa mère. (...) au moment de quitter l’île, il est de coutume de recueillir pieusement une parcelle de l’humus ancestral, de la mettre dans un sachet et de le porter toujours sur soi . (...) »445 . On peut dire que la religion de RABEMANANJARA est une religion de « l’universel », mais sa croyance prend racine surtout dans l’animisme malgache. Il s’attache à croire que tous les éléments de la terre ont chacun un pouvoir spécifique et peuvent contribuer à améliorer la vie des humains. « Quelle fortune sortira de tous ces volcans endormis prêts à cracher leurs feux sous l’incantation du poète-voyant ! »446 Mis à part les esprits malins qui s’acharnent à faire souffrir l’humanité et prennent comme partenaires les « sorciers borgnes », dans Antsa , tous les éléments du cosmos contribuent à la libération du sol natal. « Le vent souffle : Liberté !

442 Antsa , p.136 443 Idem, p.138 444 Ibid. p.139 445 Paris, Présence Africaine, 1958. 446 Antidote , p.255 104 Le ciel vibre : Liberté !

Le sol tremble : Liberté ! »447 « L’oiseau-drônga », les « Fleur éclose aux Hespérides », les « coquilles de la mer », etc. participent à cette marche vers la liberté. « Le Maningôro s’empourpre, Le Betsibôka rugit. La Mananâra déborde: Liberté ! »448 , etc., etc. En mourant, les hommes deviennent une sorte de divinité à laquelle on offre un sacrifice. Ce sont ces morts qui servent de pont entre les dieux (les Zanahary ) et les humains. Ce serment pour la paix en est un exemple de cette croyance: « Nous vous appelons, Dieux de nos pères, Dieux de la terre du sud, Dieux de la terre du nord, Dieux de la terre de l’ouest, Dieux de la terre de l’est! Nous vous appelons, ô vous Dieux, et vous aussi, ombres des morts parce que nous allons faire le serment de paix (...) Nous renonçons à la guerre, nous déposons les sagaies. Que celui qui manquera à ce serment, d’un côté ou de l’autre, soit puni de mort! Tuez-le, exterminez-le, ô vous Dieux, et vous, mânes des morts! Que celui qui ne se conformera pas à ce serment soit vaincu (...) Et toi, eau, fais-le aussi périr, et vous aussi, balles de plomb, pierres à fusil, foudre, brin d’herbe, or, terre, (...) » 449 En résumé, les dieux malgaches sont des dieux qui sont liés aux hommes par une sorte de lien de parenté. De ce fait, ils sont plus près des humains et plus accessibles. Parfois, ils transmettent leur pouvoir sur des choses que l’on manipule, chaque fois que l’on bute sur un problème considérable (par exemple, le talisman). Ceci en ayant les dieux dans l’esprit. RABEMANANJARA guidé par cet esprit essaie de réveiller ces forces qui dorment dans la nature, afin de les faire travailler pour la libération de son île. Alors, sa poésie se voit chargé des vertus religieuses, et avec cette poésie, il traverse les nuits des âges pour essayer de produire un effet qui modifiera l’histoire de son peuple prisonnier de la colonisation. Cette poésie transmet son pouvoir à tous les éléments de la terre (terre, air, feu, eau, etc.) qui, par la suite, participent à la recréation du monde. C’est avec cette poésie douée de pouvoir magique

447 Antsa , p.154 448 Idem, p.150 449 F. D. BEDARD, Jacques Rabemamanjara, poète malgache , Librairie de la cité universitaire, 1968, p.174. 105 que l’auteur défie la mort et en triomphe. En un mot, c’est par le moyen de cette poésie que l’auteur essaie d’échapper à l’emprise coloniale.

III. 3. 2. La Mort

La mort est un thème qui obsède l’auteur. Ce thème prend un aspect positif dans ces poèmes. Le poète ne craint pas la mort, au contraire, il l’affronte. Pendant les périodes les plus pénibles de sa vie: incarcérations, condamnation à mort, le poète était resté toujours serein. C’est d’ailleurs durant ces moments durs qu’il avait écrit le poème Antsa (son poème le plus réussi), à l’aide des papiers qu’on lui a remis pour rédiger son testament. J. RABEMANANJARA n’est pourtant pas un poète de la mort comme Baudelaire, au contraire, c’est un poète qui aime la vie: « Dans le poème Antsa , la vie du poète est menacée, mais la mort est dépassée par l’idéal politique, elle devient condition de triomphe pour Madagascar. La mort présente est noyée par la vie, devient acte d’amour, acte de vie. »450 Pour RABEMANANJARA, la mort est le seul moyen pour accéder à la liberté. La mort qui est une conséquence ultime de l’holocauste, du sacrifice, est considérée comme la voie royale qui mène au salut. Le poète sera le sacrifié de la nation, mais sa mort vaudra l’épanouissement de son peuple dans la liberté. Effectivement, dans les poèmes de RABEMANANJARA, la mort renvoie au symbolisme de la graine comme schème cyclique du renouvellement. La mort de la graine, qui est une mort biologique, « rend quotidiennement possible la survie de l’espèce (...) et assure, avec son renouvellement, ses chances de mutation »451 . Aussi, la mort du poète, comme la graine, permettra l’épanouissement de sa race: « Un poème aussi s’épanouira (...)». Cette mort la préservera du massacre et de son anéantissement total. Ce n’est pas une mort-dégradation, c’est une mort qui signifie renouvellement ou revitalisation de la force vitale de l’espèce. Si nous essayons d’entamer une analyse sémiologique de cette mort, nous pouvons avancer qu’elle s’articule dans la catégorie « mort stérile / mort féconde ». La mort féconde est la mort survenue à la suite d’un sacrifice, ou bien une mort aux champs d’honneur. Et pour bien mettre en évidence l’importance de la mort dans les poèmes de RABEMANANJARA, il est peut être nécessaire d’étudier l’opposition « mort stérile/mort féconde » qui se donnent mutuellement du relief. La mort stérile qui signifie la dégradation de l’être, sa proscription est une sorte d’abolition du souvenir du défunt, sa disparition de la conscience. RABEMANANJARA perçoit sa mort

450 SCHUTTER, Jacques RABEMANANJARA , Paris, Seghers, 1964, p.46. 451 L.V. THOMAS, Anthropologie de la mort , Paris, Payot, 1975, p. 7. 106 comme une mort qui ne sera pas vaine, une mort féconde car il était sacrifié pour la nation. Sa tombe sera alors source d’une « gerbe lumineuse »452 qui est une sorte de lumière salvifique 453 pour ses compatriotes. Et il y a plus, sa mort est comme un pacte signé avec la « Race ». Aussi, elle s’articule ensuite dans la catégorie « mort réel/mort fantasmatique »454 . Elle est mort réelle mais cette mort sera un passage vers une mort fantasmatique qui réalisera son immortalité, et assurera sa réincarnation au sein de sa race et permettra la continuité de la lutte anti-colonialiste. Ainsi, le sang qu’il a versé pour « la bonne cause » sera « bu par les tombes » et le consacrera comme l’ancêtre tutélaire de sa race. Ce qui veut dire que cette mort sera une mort caractérisée par la catégorie « rupture/continuité. La mort est changement d’état (rupture), mais ce changement signifie tout autant la permanence de la vie (continuité) que sa destruction (...) »455 . RABEMANANJARA croit à l’existence de la vie dans l’au-delà. Il a la ferme conviction que même s’il vient à mourir, sa vie aura une continuation ailleurs, et même plus, la lutte qu’il a entamée « ici-bas », il pourra la continuer « là-bas ». Il délivrera son pays du joug colonialiste même s’il se trouve dans « les zones de la mort »456 en transmettant son pouvoir aux survivants. Dans ce cas, il a besoin de viatique pour entretenir sa vie dans l’au- delà, et aussi pour éviter la mort définitive que constitue la mort bannissement, et la mort dégradation. De plus, la mort chez RABEMANANJARA exprime un désir de purification et de renaissance 457 . Alors, cette mort est une sorte d’épreuve initiatique à laquelle l’auteur se soumet car, « la mort, dans la mesure où elle implique épreuve et voyage, purification et sublimation, peut être considérée comme une initiation; inversement l’initiation comporte toujours une mise à mort suivie d’une résurrection (...) »458 . Là encore, le schème de la mort rupture/continuité réapparaît. C’est une mort qui se définit comme une transition, un changement d’état. Car, il faut bien le dire, en affrontant l’épreuve initiatique, le sujet veut abandonner son ancienne personnalité en adoptant une autre. Ce passage d’une personnalité dite ancienne vers la nouvelle personnalité constitue une mort symbolique. Cela signifie la mort de l’ancienne et la naissance de la nouvelle personnalité régénérée, dans une sorte de plénitude 459 . Nous avons dit que RABEMANANJARA croit à l’existence d’une vie dans l’au- delà où « la vie (...) reste identique à la vie d’ici-bas (les morts mangent, boivent, cultivent

452 Antsa, p.118 453 cf. Ch. MOELLER, L’homme moderne devant le salut , Les éditions ouvrières, 1965. 454 L.V THOMAS, op.cit, p. 399. 455 Idem, p.415 456 Antsa, p.166 457 Idem. 458 L.V THOMAS, ibid., p.176. 459 cf. A. VAN GENNEP, Rites de passage , Mouton, 1969. 107 leurs champs et même, bien que le fait soit très rare dans une circonstance, se reproduisent!); le nouveau-né rappelle les traits de l’ancêtre qu’il réincarne »460 . Dans les poèmes de RABEMANANJARA, on retrouve cette croyance; c’est-à-dire qu’en affrontant la mort rituelle, que constitue la mort par le sacrifice, ou la mort initiatique, et en triomphant de cette mort dans une pureté totale, l’auteur a l’impression de réincarner un ancêtre, et devient le dépositaire des secrets que cet ancêtre avait de son vivant. Il devient alors le « Prince dépositaire »461 des mystères ancestraux, lui qui est « leurs fils de tout temps »462 , « Héritier »463 des connaissances séculaires, le nouveau mystagogue 464 . Son âme purifiée et son corps sublimé ressemblent à ceux d’un ancêtre. Une autre facette de la mort dans les poèmes de RABEMANANJARA qui véhicule l’idée de renouvellement est l’acte sexuel. En effet, selon L.V. THOMAS 465 , l’orgasme est appelé « petite mort » car pendant l’acte sexuel, l’homme meurt symboliquement en donnant la vie 466 . L’acte sexuel donc est perçu comme un acte de création dans la poésie de RABEMANANJARA. C’est un acte qui est destiné à assurer la transmission du « sang du beau terroir » et permet en même temps d’éviter l’anéantissement de la race. S’il y a une chose que l’auteur ne supporte pas, c’est la mort sociale. Et cela pourrait se produire quand la race sera anéantie: « Seront morts tous les prophètes; Seront morts tous les devins; égorgés les fiers athlètes; égorgés les précurseurs; closes les lèvres des poètes! »467 Et à l’idée de voir se réaliser ce triste sort, l’auteur éprouve une angoisse terrible. « Qui donc, qui chantera? Ile, l’Apothéose du Jour souverain, la somme ardente de ta vie ? »468 (...) « Toute la terre craque et geint

460 L.V THOMAS, op.cit, p.415. 461 Les Ordalies, p.317 462 Idem. 463 Idem, p.349 464 Lamba, p.209 465 op.cit, p.167 466 Idem, p.457 467 Antsa, p.134 468 Idem, p.135 108 Toutes les mamelles sont vides L’arrière-goutte de l’aurore a débordé [la cruche d’or »469 C’est une sorte de mort que l’auteur craint le plus au monde, car la mort sociale est une mort causée par la perte de souvenir 470 . Effectivement, la mort sociale, même si elle s’accompagne d’une mort biologique, se produit dans la mesure où la personne (même si elle n’est pas morte) se trouve chassée de son clan et en plus elle disparaît totalement de la conscience des membres du groupe: « on assiste à des actes de dégradation, proscription, bannissement, (...) d’un processus d’abolition du souvenir »471 . Cette mort constitue pour l’auteur, une sorte de châtiment plus qu’atroce, d’où la nécessité pour lui de confesser ses fautes (par exemple, celle d’avoir quitté Madagascar pendant les moments durs de son existence pour partir à la conquête de la « toison de grimoire »). C’est cette confession qui permettra, en plus des rituels que l’on a exécutés, sa réinsertion au sein du groupe. C’est également la peur de la mort social qui pousse l’auteur à faire subir à sa fiancée une épreuve initiatique en vue de l’introduire dans son clan. La fiancée subira alors la mort initiatique qui sera suivie d’une résurrection. Après, la rédemption de la femme, c’est-à-dire son acceptation au sein du groupe signifie la réinsertion de l’auteur au sein de ce même groupe. Mais cette mort, RABEMANANJARA la réservera aux colonisateurs. Dans Antsa , par exemple, le sort réservé aux envahisseurs est l’oubli qui est pire que la mort. « Perdront bourdon, perdront murmure vos ruches; villages de l’Est! Nulle voix d’allégresse aux portes des remparts »472 Personne ne se souviendra d’eux quand à leur tour, ils mourront. En plus, personne n’offrira un sacrifice pour eux, et alors, ils n’auront pas de viatique nécessaire pour entretenir leur vie dans l’au-delà. Ils vont sombrer dans la mort totale, la mort définitive. « Dans le puits de l’Enceinte nul corps au souple élan ne baignera l’offrande des chastes pubertés »473 Ce qui signifie que le genre de mort réservé aux colonisateurs est une « mort définitive ou eschatologique » qui est « à la fois sociale (altération de la mémoire individuelle et surtout

469 Antidote, p.266 470 cf. L.V THOMAS, op.cit. 471 Idem, p.45 472 Antsa, p.122 473 Idem. 109 collective) et métaphysique (perte de l’influx vital pour les défunts, qui négligés des vivants n’ont plus la force d’entrer en relation avec eux) »474 . Ceci est rendu évident par cette strophe: « Et sur la piste des savanes, Nul, nul pâtre à l’œil de voyant ne vous mènera boire à la fontaine de mille ans, O lents troupeaux du Crépuscule »475 Alors, il n’est plus possible de leur rendre un culte, parce que, ou bien leurs tombes restent anonymes, ou bien parce qu’on a pris soin de les enterrer clandestinement 476 . En résumé, la mort dans les poèmes de RABEMANANJARA est conçue comme une force salvatrice, le seul moyen qui permet d’échapper à l’asservissement, à la colonisation et de vivre dans la liberté. D’autre part, on peut dire que la mort est ici perçue comme un catalyseur de courage, et qu’elle a le pouvoir d’assurer la continuité de la lutte anti- colonialiste, c’est le cas de la mort renaissance.

III. 3. 3. Vision misogyne et machiste de l’auteur

L’image de la femme dans les œuvres de RABEMANANJARA est plutôt changeante. Ou bien elle représente la femme malgache (Bakôly, Voahangy, Noro, Bao, Bozy, etc.), ou bien elle représente l’île faite « femme ». Parfois l’image que donnent les œuvres de RABEMANANJARA de la femme malgache est d’une femme malheureuse, dépossédée de ses biens, de son trône. « Mais cette « ampela » échevelée, sein de lune et gorge de miel, fille d’Alaotra ou d’Androna, Qui ne saurait la reconnaître à ses aisselles épilées? Son flanc ouvert, ses mains percées: Ton innocence écartelée, en croix, là-haut, entre les astres ! »477 Une autre image de la femme que nous peignent les œuvres de RABEMANANJARA est celle d’une pauvre délaissée et maltraitée: « La mendiante déguenillée

474 L.V.THOMAS, op.cit, p.45. 475 Antsa, p.123 476 L.V.THOMAS, ibid, p.48. 477 Antidote , p.267 110 qui s’en va, sous le crachat des ouragans, tête nue et poitrine ouverte . »478 En plus, c’est une femme pleureuse, une veuve qui est à la recherche de son mari: « Une âme veuve se lamente là-bas, au pied du promontoire, en marge de la Ville où, jadis, au milieu des fastes de l’Eté, folâtrait l’étoile du sud au bruit du tambour mâle et des conques femelles: Notre ivresse d’hier, toute la gloire de ces jours à peine sûrs qu’ils ne sont plus ... »479 Mais, cette femme, même si elle est présentée comme une malheureuse, une pleureuse, etc., possède un courage inégalable. Elle est le symbole de la résistance nationale à l’envahisseur. Et pendant les rites de conjuration, qui visent à chasser le mal de la terre malgache, c’est elle qui préside la cérémonie, elle est la prêtresse de la séance. En d’autres termes, cette dernière forme de l’image de la femme est, en quelque sorte, un hommage rendu par l’auteur au courage de la femme qui ose se sacrifier pour offrir la liberté aux hommes. Ceci, par opposition à la lâcheté de ses derniers. Et par là, il lance un cri d’amour envers les femmes malgaches en général. Cette transformation de la vision de l’auteur montre clairement une contradiction au niveau de l’écriture qui nie, en quelque sorte, l’enchaînement narratif. En effet, au niveau de la manifestation, la vision de l’auteur s’enferme souvent dans ses contradictions car la vision de l’auteur qui voit en la femme un être courageux se transforme en une vision de la femme comme chasseresse et tueuse. Ceci prouve l’idée que malgré l’amour qu’il proclame pour la femme - île, Jacques RABEMANANJARA manifeste une hostilité à l’égard des femmes. Il est partisan de l’idée que l’homme est socialement supérieur à la femme, et que, à ce titre, il a droit à des privilèges. Donc, on peut avancer que tout ceci témoigne d’une vision misogyne et machiste de l’auteur. Seulement avant de pousser plus loin l’analyse de cette vision de l’auteur, il s’avère nécessaire de jeter un bref coup d’œil sur l’origine de la manifestation de cette misogynie. La misogynie s’exprime souvent dans un symbolisme de la femme fatale, de la « Mère Terrible »480 qui est l’archétype de « l’horrible sorcière »481 , de la « vieille hideuse »482 . Nous pouvons affirmer que la vision misogyne vient de la féminisation du péché originel . Tout a commencé dans le jardin d’Eden; l’animal lunaire, c’est-à-dire, le serpent trompa l’homme primordial avec l’aide de Eve, la mère de toute l’humanité. Elle l’a invité, sous

478 Idem. p.269 479 Antidote , p.253 480 G. DURAND, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p. 113. 481 X. GAUTHIER, Surréalisme et sexualité , Gallimard, 1971, p. 109. 482 G. DURAND, ibid., p.126. 111 l’encouragement du serpent, à consommer le fruit de l’arbre défendu, l’arbre de la vérité qui est en vérité celui de la mort. Cette insubordination à l’ordre divin a fait perdre à l’homme son immortalité. Pour sa part, RABEMANANJARA est entraîné par sa vision misogyne à voir dans l’île faite femme, une mère qui est l’archétype de la mort. Cette femme est le symbole de la mère primordiale qui a commis la faute d’écouter et de suivre les conseils de « la langue de toutes les vipères anachroniques »483 , qui (comme nous venons de le voir) est la source de la mort- décrépitude de l’homme. L’imprudence de la part de la femme est devenue source de souffrance pour elle. Souffrance qui est symbolisée par l’apparition du sang menstruel, de la « source empoisonnée »484 qui a entaché d’impureté la « gorge lustrale »485 . « Gorge lustrale » est ici un euphémisme du sexe féminin qui est devenu impur à cause du sang menstruel. Alors cette femme devient une femme pleureuse, une femme qui pleure son malheur, celui d’avoir causé la mort de ses progénitures. « Une femme aussi pleurera (...)

Mais d’avoir engendré l’innocence Elle ceindra l’emblème des dieux Fière amazone des héroïnes ... »486 Par une expression antiphrastique, l’auteur exprime l’idée d’un péché originel commis par la femme: c’est-à-dire le mot « engendré l’innocence ». Mais une autre image de cette femme est celle d’une guerrière, une « Fière amazone » qui tue. C'est elle qui a poussé l’auteur dans le labyrinthe de la mort (elle l’a poussé à se sacrifier). On peut dire que cette vision de l’auteur se déplace petit à petit de celle de la responsable de la faute originelle, de la guerrière, vers une vision d’un ventre sexuel, symbole du gouffre, de la mort. « Vulve, O vulve de mon île ourlée de porcelaine, spirale de soupir où s’enroule, au matin bleu d’amour, interrogateur du destin comme la corne du bélier au sortir du buisson, l’insigne mâle du Zénith encor tout débordant de sperme, et de venin, le thyrse d’un dieu fol qui vibre, lance ivresse, sur les couches

483 Antsa, p.117 484 Idem, p.120 485 Idem 486 Antsa, p.125 112 de rose de l’orgie ! »487 Ici, il y a association étroite du sang et du « sperme » qui, appuyé par le « venin » devient le symbolisme du sang menstruel, du « sang noir »488 , source de malheur. Alors, ce ventre sexuel attire incestueusement ses fils vers lui pour les avaler, les dévorer. La femme prend ainsi l’aspect de la « mante religieuse ». « Happés nous sommes happés broyés nous sommes broyés engloutis sans appel dans le vagin vermeil des triples telluries ! »489 Nous assistons donc ici à une valorisation négative du ventre comme « ventre sexuel et digestif ». Cette idée est appuyée par l’existence du « sang féminin et gynécologique » transformé en sang sexuel et qui symbolise la chute de la chair: la mort. Autrement dit, RABEMANANJARA voit dans la femme la responsable de tous les malheurs qui tombent sur le pays. Ainsi, la France qui est symbole de liberté est vue par l’auteur comme une « Mère Terrible » et « symbole de la mère revêche qui a réussi à emprisonner l’enfant dans les mailles de son réseau »490 . Elle ressemble à une sorcière qui est modèle archétypal de la prostituée qui n’hésite pas à changer d’apparence et qui ne reconnaît plus sa promesse de liberté. « Cette Fille...? Je connais pas!... Ah! Je m’en souviens: c’est la fille des temps Jadis! rit la femme au rire odorant de champagne et de claire alcôve L’homme tète son gros cigare et lui passe son beau vison »491 La Fille dont il est question ici est la liberté que la France (mère patrie) ne reconnaît pas délibérément. On assiste ici à une dualité de l’image de la France: elle représente à la fois l’image d’une mère pour ses colonies et de même l’image de la liberté qu’elle a clamée si haut dans le temps. Cette dernière représentation de la France comme étant le symbole de la liberté semble être bannie de ses souvenirs. Aussi, la femme qui est symbole de liberté, a-t-elle engendré le mal et est-elle devenue l’archétype même du mal, de l’impureté originelle. Elle s’en est allée contaminer le monde par son impureté: « (...) La liberté crache son sang Sur la face des continents Zébrés de haine et de souillure »492

487 Lamba, p.207 488 Idem, p.210 489 Idem, p.211 490 G. DURAND, op.cit, p. 116. 491 Antidote, p.269 492 Idem, p.265 113 « Mère Terrible », méchante, agressive, elle est devenue une dangereuse chasseresse qui sème la mort partout où elle passe. « Semeur d’orage et de frissons, tu fais tomber la feuille jeune et la vieille plume. Tu fais craquer la branche morte et les toits branlants Tu sonnes sur l’échine du monde l’hallali de tous les frimas, la charge de tous les hivers et la retraite sourde des nuages ! »493 Il n’y a plus d’espoir possible, elle a marqué le monde par le signe de la mort, elle a transmis son impureté à toute la nature. « Quelle lumière, quel espoir naîtra jamais d’un horizon si tatoué férocement des signes tordus du serpent ? »494 Le serpent ici symbolise la mort signifiée par le sang menstruel car le serpent est indirectement le responsable de son apparition. Alors, il ne reste plus sur son passage qu’un paysage sinistre. Elle n’apporte que désolation: « Les roses rouges sont coupées dans le buisson du paradis Ne s’étend plus qu’un champ de ronces: le royaume du Scorpion »495 Par ailleurs, le machisme de RABEMANANJARA l’incite à croire que les femmes sont des êtres faibles, inférieures aux hommes. Et que le « rôle familial est toujours tenu par le mâle procréateur. Ce rôle de protecteur du groupe familial vient se sublimer et se rationaliser plus ou moins fortement dans l’archétype du monarque paternel et dominateur »496 . Et pour l’auteur, ce rôle paternel est d’essence divine. En tant que protecteur de son groupe, c’est lui qui décide du moyen par lequel on délivrera l’île de la colonisation. Par exemple, dans Les Ordalies , il invite sa fiancée à faire un long voyage vers Madagascar. Et arrivée à Madagascar, il la met à l’épreuve des rites afin de pouvoir tirer parti de cet acte, c’est-à-dire, de pouvoir s’introduire à nouveau dans le clan royal. Ainsi, pour sauver son pays, son peuple, c’est la femme qui doit se sacrifier et devient le « viatique du mourant », c’est-à-dire, c’est elle ou plus précisément son sacrifice qui sauve l’homme du danger qui le menace.

493 Idem, p.267 494 Idem, p.266 495 Antidote, p.266 496 DURAND G., Structures anthropologique de l’imaginaire , Paris, Bordas, 1984, p.153. 114 C’est surtout dans l’acte sexuel que cette vision est la plus évidente. En effet, dans une société phallocratique comme on en trouve partout en Afrique et à Madagascar, « la femme est bonne pour la cuisine et faire des enfants »; elle « s’offre et reçoit » en contrepartie une considération qui équivaut à une sorte de reconnaissance de la part de l’homme. Son rôle est de préparer le repas de son mari. A ce sujet, L.V. THOMAS affirme que « donner à manger se fait de deux façons: donner la nourriture et se donner dans l’acte sexuel (...) » et « le beau rôle est attribué à l’homme: dans le rapport sexuel, c’est lui qui donne l’enfant, (...) »497 . De plus, c’est lui qui détient le pouvoir sacerdotal, juridique et militaire 498 . En tenant compte de ce qui vient d’être énoncé ci-dessus, l’on peut dire que dans les poèmes de RABEMANANJARA, c’est le même schéma qui se dégage. Le poète occupe la place du prêtre qui détient les secrets des ancêtres; c’est lui le « Prince dépositaire », « le gardien des grands Rites ». Il va mettre la femme aux épreuves des rites et après, il s’unit à elle afin de lui « transmettre pur le sang du beau terroir ». Bref, la femme dans les poèmes de RABEMANANJARA apparaît comme un objet qu’il manipule afin d’obtenir satisfaction, que ce soit sur le plan de la libération ou sur le plan sexuel. Toutes les tentatives de libération, de rénovation nationale de l’auteur passe par la femme. La femme est donc l’objet de validation des différents actes de libération de l’auteur.

497 Op.cit 498 DURAND G., op.cit, p.155. 115

CONCLUSION

Au terme de ce travail, il n’est pas besoin de préciser si RABEMANANJARA a réussi dans son entreprise de libération ou pas. Tout ce qu’on peut dire est que RABEMANANJARA a su donner à la poésie son rôle et son pouvoir « d’interpréter les choses (...) de nous présenter les choses de telle façon que s’éveille en nous un sentiment merveilleusement riche, original, intime des choses et de nos relations avec elles »499 Il ne faut pas non plus oublier de préciser que RABEMANANJARA, dans son entreprise, a su mêler le rêve et l’action. Pour lui: rêver la réalité et réaliser le rêve forment deux idées qui tendent vers le même point. C’est par le biais de l’imaginaire qu’on peut accéder au réel, car selon Victor Ségalen, « l’imaginaire est le prolongement du réel ». Ses actions tendent à rendre réel le monde imaginaire qui est peuplé de divinités différentes. Un monde où humains et dieux vivent en harmonie et s’entraident. Il a mis ses poèmes à la disposition de ses aspirations en ce sens que « Inspiration et création » ne sont que choses uniques. Il a su utiliser le symbolisme malgache au service de cette aspiration. Rénovation, libération sont les thèmes qui ont obsédé l’auteur. Il était obsédé par l’idée de purification. Purification de l’île souillée et de ses habitants. Car le sacrifice, par la puissance des formules incantatoires, a la vertu « d’assurer le renouvellement total du cosmos, de la vie, et de la société »500 et ce sacrifice est « l’irruption du sacré dans le Monde (...) qui fonde réellement le Monde et (...) le fait tel qu’il est aujourd’hui »501 . Dans son combat de libération nationale, l’auteur, en voulant renverser la perspective traditionnelle qui fait croire que la terre ne peut être qu’un lieu de douleur et que l’au-delà est un lieu de repos, présente une autre vision qui donne une image rassurante de notre passage terrestre. Dès lors, la parole poétique apparaît comme une force salvatrice. L’auteur, par le biais de la poésie, fait intervenir les éléments du cosmos en vue de conjurer le mal, de l’éradiquer de la terre; et d’obtenir ainsi un univers harmonieux, dans lequel justice, équité et amour constitueraient un bien précieux. Ici, le ton à la fois dur et ironique s’allie à la foi religieuse, à l’optimisme de l’auteur.

499 Mathieu Arnold, un critique anglais. 500 Mircea ELIADE, Aspects du Mythe , Gallimard, 1963, p. 52. 501 Idem, p .15 116 Mais comme l’art doit être un échange entre le public et l’œuvre, l’entreprise de l’auteur renferme quelques risques. Par exemple, sur le plan de la communication, l’échange est devenu presque impossible à un certain niveau, étant donné que l’auteur s’exprime en langue étrangère. Alors, on a la mauvaise impression que l’effet désiré auprès du public n’est pas satisfaisant. Cette dernière perspective remet en cause tout le projet poétique de l’auteur. Cependant, au niveau de la lutte contre l’asservissement, n’oublions pas que cette poésie y a beaucoup contribué. Nous pouvons donc déduire que la liberté de l’auteur, créateur et maître de l’univers qu’il a créé a conquis son public. Du moins ceux qui ont pu décoder son message. Et comme, la poésie est une sorte d’aventure que l’auteur vit et veut faire vivre à son public, la liberté de créer signifie, en quelques sortes, une liberté de vivre une vie plus saine. Donc, non seulement la poésie mérite d’être lue mais aussi elle mérite d’être vécue. Ceci, en nous laissant emporter par les images qu’elle nous présente. Notre modeste étude a permis de mettre au jour la partie obscure de l’œuvre de RABEMANANJARA. C’est-à-dire, la partie occultée de son projet poétique, une partie qui jusqu’ici n’a pas été, comme il se doit, développée par les grands critiques littéraires, bien qu’ils aient analysé cette partie dans quelques paragraphes de leurs études des poèmes de RABEMANANJARA. Il est vrai que nous n’avons pu, dans ce travail, cerner tout le problème, car la poésie étant révélatrice du « secret des choses » ne se laisse pas embrasser d’un seul coup. Notre thème étant limité, nous n’avons pu examiner tous les points obscurs de la poésie de RABEMANANJARA. D’ailleurs, c’est une entreprise qui nous paraît difficile. Ce qui veut dire qu’il reste beaucoup à faire. Affirmer le contraire serait une énorme erreur de notre part. Il faut donc se résoudre à effectuer d’autres recherches qui permettront de mettre la lumière du jour dans ces « obscures forêts ». Alors notre mémoire se présente comme le point de départ d’une investigation de ces « obscures forêts » et une tentative très modeste à l’appréhension de l’œuvre, assez hermétique, de notre poète national ignoré.

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26. ALBOUY Pierre, Mythes et Mythologies dans la littérature française, Armand Colin, 1969. 27. BARTHES Roland, Mythologies , Le Seuil, 1958. 28. CAILLOIS Roger, Le Mythe et l’homme , Gallimard, 1938. 29. CAZENEUVE Jean, Sociologie du Rite , Presses Universitaires de France, 1971. 30. ELIADE Mircea, Aspects du Mythe , Collection idées, Gallimard, 1963. 31. Encyclopædia Universalis, corpus 16-7-2-20. 32. GIRARD Réné, La Violence et le sacré , Editions Bernard Grasset, 1972. 2è édition sur Presse CAMERON, Saint Armand, 1982. 33. GRASSIN Jean-Marie, Mythes: images, représentations , Actes du XIVè Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée –TRAMES, 119 Université de Limoges, France, 1977. 34. LAPLANTINE François, Les 50 mots-clés de l’Anthropologie , Edouart Privat, 1974. 35. LEON-DUFOUR Xavier, Vocabulaire de théologie Biblique , Paris, Les Editions du Cerf, 1970. 36. LEVI-STRAUSS Claude, Anthropologie Structurale, Presses Pocket, 1990. 37. MOELLER Charles, L’homme moderne devant le salut , Paris, Collection « Points d’appui », LES EDITIONS OUVRIERES, 1965. 38. NEUSCH Marcel, Le sacrifice dans les religions , Beauchesne-Editeur, 1994. 39. RIES J. et Alii, L’expression du sacré dans les grandes religions Louvain-La-Neuve, 1978. 40. VAN GENNEP Arnold, Les rites du passage , Mouton, 1969. 1ère édition 1909.

IV. OUVRAGES GENERAUX (Concernant la poésie et la littérature) 41. ARISTOTE, Poétique , Paris, Société d’édition « LES BELLES LETTRES », 1985. (1re édition 1932). 42. BACHELARD Gaston, L’Eau et les rêves , Corti, Paris, 1942. 43. BELLOC Gabriel et DEBON-TOURNADRE Claude, Les chemins de la poésie française au XXè siècle , Delagrave, 1978. 44. COUPRIE Alain, Du symbolisme au surréalisme , Paris, Hatier, 1985. 45. COURTES Joseph, La sémiotique narrative et discursive , Hachette Supérieur, 1993. 46. DELAS D. et FILLIOLET J., Linguistique et poétique , Larousse, 1973. 47. DUNETON Claude et CLAVAL Sylvie, Le bouquet des expressions imagées , Seuil, 1990. 48. DURAND Gilbert, Structures anthropologiques de l’imaginaire , Bordas, Paris, 1984. 49. GAUTHIER Xavière, Surréalisme et sexualité , Gallimard, 1971. 50. GIUSTO Jean-pierre, Rimbaud créateur , Presses Universitaires de France, 1980. 51. GRAMONT M., Petit traité de versification française , Armand Colin, 1969. 52. GRONDIN Jean, L’Universalité de l’herméneutique , Presses Universitaires de France, 1993. 53. GUIRAUR P., La versification , Collection « Que sais-je », PUF, 1973. 54. HUGO Victor, Les voix intérieures, Les Rayons et les Ombres , Poèmes, Paris, Nelson Editeurs, 1963. 55. MAINGUENEAU Dominique, L’Analyse du discours , (Introduction aux lectures de 120 l’Archive) Université d’Amiens, Paris, Hachette Supérieur, 1991. - Pragmatique pour le discours littéraire , Paris, Bordas, 1990.

56. MAURON Charles, Des Métaphores obsédantes au Mythe Personnel , Librairie José Corti, 1980. 57. PERSEGOL Serge, Poésie et sémiotique: à partir d’une lecture de « Le Temps déborde » de Paul Eluard , Presses Universitaires de Nancy, 1991. 58. RICŒUR Paul, Le conflit des interprétations: essais d’herméneutique , Seuil, 1969. 59. THOMAS Louis Vincent, Anthropologie de la Mort , Paris, Payot, 1975. 60. WHITE Ellen G., Le Grand conflit , éditions Elie Association, 1888. 2è édition, 1993. 61. SAINT AUGUSTIN, Confessions , Seuil, 1982. Traduit par Edition Pierre Horay. 62. TODOROV T., Poétique de la prose , Seuil, 1971.

121 TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION ------04 Première partie : PPPRESENTATIONPRESENTATION DE L’AUTL’AUTEUREUR ET DE SON ŒUVRE ______06 Chapitre I. 1. BIOGRAPHIE DE J. RABEMANANJARA ______07 I. 1. 1. Naissance et famille ------07 I. 1. 2. Sa vie ------07 I. 1. 3. Son caractère ------10 Chapitre I. 2. L’AUTEUR ET SES ŒUVRES ______1112 1222 I. 2. 1. Ses œuvres ------12 I. 2. 2. Antsa, Lamba et Antidote ------13 I. 2. 3. Les Ordalies ------18 Chapitre I. 3. LA POESIE COMME LANGAGE RITUEL ______191919 I. 3. 1. Dimension mystique de l’œuvre ------19 I. 3. 2. Lustrations et rituels ------21 I. 3. 3. Recherche d’équivalence entre les mots et les rituels ------27 Deuxième partie : LLLELEEE MMMYTHEMYTHE DU SSSACRIFICESACRIFICE ______30 Chapitre II. 1. LE MYTHE ______31 II. 1. 1. Le Mythe: essai de définition ------31 II. 1. 2. Le Mythe: rôle et importance ------32 II. 1. 3. Le Mythe comme expression du sacré ------33 Chapitre II. 2. LE SACRIFICE: FORMES ET SIGNIFICATIONS DANS LES ŒUVRES DE RABEMANANJARA ______33363666 II. 2. 1. La femme-île: une divinité à laquelle on offre un sacrifice ------39 II. 2. 2. L’auteur s’offre en holocauste ------45 II. 2. 3. Pèlerinage en lieu saint ------48 II. 2. 4. Sacrifice par les eaux ------54 II. 2. 5. Le sacrifice comme « apaisement cathartique » ------57 Chapitre II. 3. LA SIGNIFICATION DE L’EAU, DU FEU ET DU SANG DANS LES ŒUVRES DE RABEMANANJARA ------666666 II. 3. 1. L’eau ------66 II. 3. 2. Le feu ------72 II. 3. 3. Le sang ------78 122 Troisième partie : LLLELE MYTHE DU SALUT ______828282 Chapitre III. 1 OPTIMISME SOTERIOLOGIQUE ______838383 III. 1. 1. « Péché originel » et salut ------83 III. 1. 2. Le salut comme acte de délivrance ------85 III. 1. 3. La littérature du salut ------88 Chapitre III. 2. LE SALUT COMME FORCE SUBVERSIVE _____ 9990 9000 III. 2. 1. La Justice ------91 III. 2. 2. L’Amour ------94 III. 2. 3. La conscience de la responsabilité: sentiment de culpabilité ------97 Chapitre III. 3. VISION DU MONDE DE LL’AUTEUR’AUTEUR ______111010001111 III. 3. 1. La Religion ------102 III. 3. 2. La mort ------106 III. 3. 3. Vision misogyne et machiste de l’auteur ------110 CONCLUSION ------116 BIBLIOGRAPHIE ------1111118888

TABLE DES MATIERES ------1112122222