LA n GLOIRE" DANS LE THEATRE DE CORNEILLE

Mary Ruth Martell

M.A. French Dept. July 1969

La gloire est un des concepts fondamentaux de la littérature héro!que au XVIIe siècle et de la société qu'elle reflète. Elle est partout présente dans le thé- âtre de Corneille. Après une brève introduction oÙ nous situons ce concept dans le courant de pensée du XVIIe siècle, nous examinons la forme et l'évolution de cette "gloire", c'esW-dire la conception qu'on a de soi, le soin qu'on a de sa réputation et de son rang, dans cinq pièces de Corneille: La Place Royale, au début de sa car- rière, et à son apogée, et enfin à son déclin, et Suréna:.

Dans La Place Royale, comédie, nous trouvons une recherche puérile d'une gloire essentiellement fausse, vouée donc à l'échec. Dans les deux tragédies que nous étudions ensuite se définit une gloire plus authentique: gloire po­ litique, le sacrifice de soi au bien de l'Etat (Horace), gloire religieuse se situant par delà les considérations politiques.

Les deux derni~res tragédies illustrent, à des degrés différents, l'échec de cet idéal: dans Attila le héros ne parvient plus à réconcilier son amour et sa gloire; dans Suréga non plus, mais ici c'est la société corrompue mais toute-puissante qui sly oppose.

La courbe descen~te de 116volution de la gloire montre le pessimisme croissant de Corneille, et de son siècle. LA -GLOIRE" DANS LE THEATRE DE CORNEILLE

A Thes1. Presented to the Faculty' ot Graduate Studies and Rese&rch McGlll Universit,y

In Partial FultilJaent ot the Requirements tor the Degree ot Master ot Arts

BY

Mar,y Ruth Martel1 Jul3, 1969

@ M3.ry Ruth l'hrte11 1970 LA. ft GLOIRE" DANS LE THEATRE DE CORNEILLE

A Thesi.

Presented to the Faculty or Gradua te Studies and Research McGlll Universit,y

In Partial Fultil.1lent ot the Reqairements tor the Degre. ot Mast8r ot Arts

BY

M&r,y Ruth Martell

J~, 1969

,.. t @ M3.ry Ruth M'lrtel1 19701 n La gloire c'est la grandeur, l'éclat, la puissance, se sont les hautes charges attachées à un grand nom, le respect imposé autour de soi, ••• la gloire c'est encore les agréments de l' esprit et des mani~es et, par-dessus tout, le courage. ft

Jean Orieux, Bussy-Rabutin, le libertin galant hOmme, p. 252. TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 1

CHAPITRE l - La Plaoe Royale • • • • • • • • • • • • • 4

CHAPITRE II - Horaoe • • • • • • • • • • • • • • • • • 13

CHAPITRE III - Polyeucte • • • • • • • • • • • • • • • 3.3 CHAPITRE IV - Entre Polyeuate et Attila • • • • • • • 47 CHAPITRE V - Attila • • • • • • • • • • • • • • • • • 54

CHAPITRE VI - Stn"éna • • • • • • • • • • • • • • • • • 67

CONCLUSION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 80

BIBLIOGRAPHIE • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 83 INTRODUCTION La gloire se définit comme la réputation, la renommée d'une personne. Elle est le regard d'au­ trui posé sur un individu donné e'(; la plus ou moins haute opinion qu'on forme de lui. Elle dépendra donc beaucoup de tout le contexte de l'observateur et de l'observé - contexte historique, géographique, socio­ logique, religieux, pour n'en n01lDDer que quelq,ues aspects.

Chez Corneille, la gloire du héros ne se fonde pas uniquement sur l'opinion des autres mais aussi et surtout sur la conception élevée qu'il a de sa gloire et sur la haute image de lui-même à laquelle il veut se conformer et qu'il tient ensuite à préserver.

Cette gloire peut 3tre liée à la naissance, au nom, à la famille du héros. Elle peut être aussi une gloire acquise, due à son seul mérite.

Chaque héros a sa notion unique, personnelle de sa gloire, de ce qu'il se doit à lui-même. Notion qui n'a rien à voir avec la morale puisqu'elle peut mime aller à l'encontre de cette morale et consister dans l'assouvissement d'une passion criminelle chez Cléô• pâtre ou même dans un acte apparemment insensé chez Horace lorsqu'il tue Camille. Notion indépendante du contexte contemporainl ainsi PoJyeucte choisit pour sa gloire le titre méprisable de chrétien. Enfin, du point de vue de la tension dramatique, ou le héros, tel Suréna, est déjà glorieux au commencement de la pi~ce et voudra se maintenir au sommet qu'il a atteint ou, comme pour Rodrigue, Horace et Po~euate, la pi~ce sera une ascension, une montée vers la gloire.

De même ce IVIlème siècle qui sera le plus

grand siècle français, symbolisé par le soleil de Louis XIV. A l'heure du château de Versailles, de l'Académie

française, du r~onnement intellectuel de la France, à

l'époque de l'expansion ~gaise, quel th~me aurait pu

mieux convenir que la ,loire ?

----,-- Chapitre l

LA PLACE ROYALE "Je cesse d'espérer et commence de vivre; Je vis dorénavant, puisque je vis ~ moi; Et quelques doux assauts qu'un autre objet me livre, C'est de moi seulement que je prendrai la loi. a Cv. 1506 - 1509) L'idéal pour Alidor est d'âtre libre, de se suffire l lui-m3me et de vivre pour lui-m3me ~ sa guise. Sa gloi­ re est strictement personnelle. Elle consiste a ess~er d'atteindre un degré toujours plus grand d'indép9ndance. D'autres héros cornéliens, au oontraire, auront besoin d'un milieu, d'une société qu'ils domineront, qu'ils transcenderont pour acoomplir leur destin glorieux.

Horace sera glorifié par ses exploits guerriers et son pa. triotisme emlté jusqu' ~ l'immolation de Bion r!'opre ami, Polyeucte contre sa femme, contre son beau-père et toute la société romaine choisira les palmes du mart,yre.

Afin d'accéder Al'indépendance qu'il désire, Ali­ dor doit se séparer d'Angélique car elle l'aime trop, et son amour contrarie la liberté d'Alidor. Il consid~e l'amour comme une perte d'autonomie, un esclavage même. Pour Alidor, l'amour n'est qu'une limite A son indépen- 6.

dance, une prison.

"Je sens de ses regards mes plaisirs se borner; Mes pas d'autre côté n'oseraient se tourner, Et de tous mes soucis la liberté bannie Me soumet en esclave a trop de tyrannie. J'ai honte de souffrir les maux dont je me plains, Et d'éprouver ses yeux plus forts que mes desseins. n (v. 215 - 220)

Ainsi, notre héros craint la perte de sa liberté dans l'amour. Il fuit la dépendance d'autrui, même s'il s'agit de la personne aimée. Alidor croit pouvoir assu- rer sa gloire dans le refus de l'amour. Sa gloire lui donne l'énergie de se retrancher sn lui-même. Sa philo- sophie apparatt COllDlle un sto!sme négatif.

Un sto!f.sme car Alidor a le courage de renoncer

! Angélique, la personne qu'il aime. Ce faisant, il ra- . nonce aussi ! toute une partie importante de lui-même: au lieu d'écouter son coeur qui le porte vers Angélique,

11 suit la voix de son esprit qui lui dit que les pl8sions sont faites pour être dominées et que la liberté est pré­ férable aux ohatnes de l'amour et du mariage. 7.

Sto!cisme négatif: Alidor aurait pu ess~er, A force de volonté, de concilier son amour et sa liberté et y -trouver sa gloire. Cependant, il fuit la situa­ tion, refuse le combat entre les deux et rejette son amour compl~tement pour préserver son indépendance. "Amour, que ton pouvoir t!che en vain de ~aitre. Fuis, petit in~olent, je veux être le maltre; Il ne sera pe.a dit qu'un homme tel que moi, En dépit qu'il en ait, obéisse Ata loi. " Cv. 941 - 944)

Alidor pense assurer sa liberté en se débarras­ sant d'Angélique et en la donnant l son ami Cléandrez

"Mon coeur, las de porter un joug ai tyrannique, Ne sera plus qu'une heure esclave d'Angélique. Je vais faire un ami possesseur de mon bien: Aussi dans son bonheur je rencontre le mien. C'est moins pour l'obliger que pour me satisfaire, Moins pour le lui donner qu'afin de m'en défaire. " Cv. 893 - 898) La question essentielle de La Place Royale est celle de l'échelle des valeurs d'Alidor. L'indépendance, telle que la conçoit le héros, mérite-t-elle de lui tenir 80

lieu de gloire, est-elle digne des sacrifices qu'il lui consent? Sacrifice personnel de son affectivité, comme nous l'avons déj! vu, mais aussi de son honnêteté. En effet, Alidor ira jusqu'au mensonge et A la perfidie. Pour détacher de lui Angélique, il lui fait porter par Polymas son serviteur, une lettre d'amour soi-disant destinée à Clarine. Dans catte lettre, plutôt que de louer les charmes de Clarine, il dénigre Angélique de la façon la plus odieuse. "Angélique n'a point de charmes Pour me défendre de vos. coups; Ce n'est qu'une idole mouvante; Ses yeux sont sans vigueur, sa bouche sans appas: Alors que je l'aimais, je ne la connus pas; Et, de quelques attraits que le monde vous vante, Vous devez mes affections Autant à ses défauts qu'à vos perfections." (v. 345 - 352)

Alidor a ensuite l'audace de se présenter chez

Angélique et de se comporter vis-A-vis d'elle avec la

plus parfaite des grosBi~retés. Angélique ~ant déchiré la lettre devant lui, il lui avance un miroir et d'un ton persifleur lui déclare :

IIPOW~ dire fraJachement votre peu de mérite, Commet-on des forfaite si grands et si nouveaux ? 9.

Qu'on doive tout Al'heure être mis en morceaux ? Si ce crime autrement ne sam:-ai t se remettre, Cassez; ceci vous dit encor pis que ma lettre. a Cv. 374 - 378)

Ce qu'il voulait arrive: Angélique lui donne son congé. Cependant, par dépit, elle se fiance a Doraste et Alidor doit former un .second plan pour se débarrasser d'elle au profit de Cléandre. Alidor se fait aimer d'An_ gélique A nouveau, prétend vouloir l'enlever, mais, en réalité, c'est son ami qu'il envoie comme ravisseur A sa place. Tant de mensonge, de vilenie, une telle perte de qualité humaine, n'est-ce pas pour Alidor payer bien cher cette indépendance qu'il poursuit?

Sacrifice personnel mais aussi sacrifice des autres: Angélique autant qulAlidor fera les frais de sa passion dl indépendance.

Nous pouvons maintenant nous demander pourquoi Ali­ dor a choisi cette indépendance comme valeur supr3me et comme gloire. Serait-ce un effet de la sagesse? Alidor connatt la vie et se conna1t lui-même. n sait ce qulil 10.

est, il sait qU'il aime Angélique mais que sera-t-il demain et qu' adviendra-t-il alors de son amour ?

"Du temps, qui change tout, les révolutions Ne changent-el1es pas nos résolutions ? Est-ce une humeur égale et ferme qUG la nStre ? N'a-tlon point d'autres goûts en un âge qu'en l'autre .1 Juge alors le tourment que c'est d'être attaché, Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché. - Cv •. 231 - 236) Ainsi donc, Alidor manifeste une certaine compréhension de la nature humaine et une certaine sagesse quand il choisit l'indépendance comme mode de vie et décide de renoacer A l'amour. Au lieu de se fier A quelqu'un d'autre et A la durabilité de leur amour réciproque pour accéder au bon­ heur, il prér~e se retrancher, ne se fier qu'A lui-m&te.

D'autre part, la sagesse ne réside-t-elle point dans un détachement de plus en plus grand du monde imparfait, limité, passager 1 Les affections humaines sont de ce mon­ de et l'homme sage les ma!trlse de toutes ses forces.

Cependant, une telle sagesse, une telle attitude de non-engagement ne nous satisfont point comme explication de la conduite dtAlidor et nous y va,yons bien davantage un Il.

sérieux manque de maturité. Alidor nous semble incapa­ ble d'établir aveo les autres de relation vraie, pro­ fonde, humaine. Il n'y a pas qu'Angélique qu'il traite avec le manque de respect le plus absolu, mais aussi son ami Cléandre: il les manipule comme des pantins et tout est bien puisqu'il s'agit de son indépendance et de sa gloire.

De plus, n'est-ce point d'un être faible, de quel­ qu'un qui a peur, que de vouloir ainsi, vivant dans le monde, parmi les autres, s'en retrancher et goater les plaisirs orgueilleux et stériles de sa tour d'ivoire?

Voulant dominer ses passions, précisément son amour pour Angélique, Alidor devient esclave d'une autre passion, celle de son indépendance, plus exigeante et certainement moins intéressante et enrichissante ~e la premi~re.

Cette indépendance, Alidor la tiendra d'Angélique elle-même quand, A la fin de la pi~e, elle décide d'en­ trer au couvent. A oe point-lA, il était pr3t l flancher,

! renonoer l sa gloire pour retrouver sa ma!tresse 1 e 12.

"Aussi ma liberté n'a plus rien qui me flatte; Le grand soin que j'en eus partait d'une âme ingrate, Et mes desseins, d'accord avecque mes désirs, A servir Angélique ont mis tous mes plaisirs. II (v. 1310 - 1313) Alidor avoue lui-même que c'est à Angélique qu'il doit s'on indépendance et sa gloire :

"Que par cette retraite elle me favorise J Alors que mes desseins cèdent à mes amours, Et qu'ils ne sauraient plus défendre ma franchise, Sa haine et ses refus viennent à leur secours. ft (v. 1490 - 1493)

Ainsi donc Alidor atteint sa gloire mais non par lui-même et cette gloire nous a paru bien pauvre tant du point de vue personnel que du point de vue social.

Mais nous ne pouvons pas condamner Alidor. On ne s'attend pas qu'un personnage comique égale les exploits

dl un héros tragique. Comme le but de cette pi~ce est SUI"- tout d'amuser au lieu de montrer les grands gestes et les

grandes émotions, on ne peut pas comparer la conduite d'Alidor avec celle des héros des tragédies cornéliennes. D'Alidor AHorace, nous verrons un changement total dans le caractère du personnage et dans l'idée qu'il se fait

de la gloire ainsi que dans la façon qu'il choisit pour réaliser cette gloire. Chapitre II

HORACE La gloire qu'Horace se choisit est essentiellement sociale. Au lieu de vouloir être indépendant comme Alidor, il recherche l'admiration des autres. Pour mériter cette admiration, il se fait le meilleur et le plus courageux des guerriers romains.

Tout jeune qu'il soit (il n'a que vingt ans 1 peu pr~s), Horace est déjl un guerrier renommé pour ses exploits. De plus, il a la responsabilité de soutenir l'honneur de sa famille; une famille noble et fi~re d'être romaine. Bien que l'action de cette pièce se passe avant la période de grandeur de Rome, les personnages sont conscients de l'avenir de leur cité. Le vieil Hor~c& dépeint l'Empire Romain ainsi:

Un jour, un jour viendra que par toute la terre Rome se fera craindre ~ l'égal du tonnerre, Et que, tout l'univers tremblant dessous ses lois, Ce grand nom deviendra l'ambition des roisl Les dieux à notre Enée ont promis cette gloire. (v. 987 - 991) A cause de sa foi dans l'avenir glorieux de Rome, le vieil Horace met le bien public avant toute considération person­ nelle, et il demande ~ ses enfants de faire de même. r,~histoi­ re se place tout au début de l'expansion de Rome comme puis- 15.

sance mondiale. Les Romains se sont engagés dans une guerre contre Albe, la ville voisine. Horace aide à construire l'Empire; par son épée, Rome va devenir la maîtresse d'Albe, sa premi~re conquête.

En suivant son idée de la gloire -- celle du guerrier renommé pour son courage -- Horace devient le patriote par excellence. Il met le bien de Rome avant ses désira per- sonnels. Il risque sa vie volontiers pour la patrie. Comme guerrier, il doit tuer l'ennemi ou être tué en protégeant son p~s. Mais Horace ne craint pas cette mort; en fait,il la recherche car il sait que le guerrier trouve la gloire supr3me en mourant pour son pays: "Quoi ! vous me pleureriez mourant pour mon pays ! Pour un coeur généreux ce trépas a des charmes; La gloire qui le suit ne souffre point de larmes, Et je le recevrais en bénissant mon sort, Si Rome et tout l'Etat perdaient aoins en ma mort, " (v. 398 - 402) Ainsi, Horaoe espère atteindre deux buts dans la guerre contre Albe. Il veut, en même temps, bien servir Rome et assurer sa gloire: ou il remportera la victoire pour la patrie, ou il mourra glorieux sur le champs de bataille.

Il est décidé qu'un combat particl:tlier va dÉ;signer 16.

qui de Rome ou d'Albe remporte la victoire. Horace et ses deux frères sont élus entre tous les guerriers pour repré- senter leur cité. Horace dit sa fierté de l'honneur qui lui échoit : liMais quoique ce combat me promette un cercueil, La gloire de ce choix m'enfle d'un juste orgueil; MOn esprit en conçoit une mâle assurance; J'ose espérer beaucoup de mon peu de vaillance; n Cv. 377 - 380)

Les combattants pour Albe sont ensuite désignész les trois fr~re8 Curiace. Ici commence pour Horace le con- flit entre son bien personnel et le bien public car les Cu­ riace sont liés par l'amour, le mariage et l'amitié à la famille Horace. Sabine, la femme d'Horace, est de la famil­ le Curiace, et Camille, la soeur d'Horace, est fiancée a. Cu­ riace. Cependant, malgré les cirèonstances du combat, Horace ne laisse point ses émotions diminuer sa soif de gloire : nNotre malheur est grand, il est au plus haut point; Je l'envisage entier, mais je n'en frémis point: Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie, J'accepte aveuglément cette gloire avec joie; Celle de recevoir de tels commandements Doit étouffer en nous tous autres sentiments. n Cv. J.89 - 494)

La premi~re victoire d'Horace dans ce combat contre les trois Curiace est donc sur lui-même. Il doit vaincre ses 17.

sentiments personnels pour servir sa patrie. Horace est obligé d'accepter la situation: il doit sacrifier son ami. "Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime, S'attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le rr~re d'une femme et l'amant d'une soeur, Et, rompant tous ces noeuds, s'armer pour la patrie Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie; Une telle vertu n'appartenait qn'A nous. n (v. 443 - 449)

Bien entendu, cette lutte intérieure est plus dure pour Horace ps.ychologiquement que le combat -- l'acte pqysique d'immoler Curiace. La décision d'entreprendre un acte qui blesse le coeur est difficile, mais une fois prise, l'acte lui-même est vidé de l'émotion. Horace se convainc qu'il doit immoler Curiace à sa patrie et à sa gloire.

Apr~s avoir accepté ce fait, il oublie Curiace l'ami, le beau-frère, l'autre "soi-même" pour pouvoir le tuer comme simple ennemi de l'état. Horace admet même à ce cher adver- saire que les liens entre leurs deux familles ne reviendront plus dans son esprit , "Rome a choisi mon bras, je n'examine rien. Avec une allégresse aussi pleine et sinc~re; Que j'épousai la soeur, je combattrai le fr~re; Et, pour trancher enfin ces discours superfius, Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. " (v. 498 - 502) 18.

Reste le combat pqysique: Horace nly trouvera pas de difficultés insurmontables. Nous pouvons même dire que la victoire sur les Curiace était faoile. Clest ainsi que

Va1~re rapporte la bataille au vieil Horace : "Resté seul contre trois, mais en cette aventure Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure, Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun dIeux, Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux; Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse Divise adroitement trois fr~res qul e1le aby.se. 1I (v. 1103 -- 1108) Quand ses deux fr~res sont tués dans le combat, Horace sait vaincre les Curiace par ruse et non pas uniquement par force. Après avoir séparé les trois frères en feignant la fuite, il attend que les autres llattaquent, un par un. Aussitôt le premier tué, le second se présente, et après lui, le troi- sième. Ainsi un seul homme en a vaincu trois. "JI en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères, Rome aura le dernier de mes trois adversaires l CI est à ses intérêts que je vais 11 inuno1er Il (v. 1131 - 1133) Horace a ainsi, tout à la fois, gagné la victoire pour Rome, assuré sa gloire, et vengé ses deux frères.

Non seulement il a empêché que Rome devienne la sujette d'Albe, il a encore montré sa vertu unique -- le pouvoir de 19.

subordonner ses sentiments au bien de l'état et de tuer un ami pour le bien public. Tuer un ennemi anonyme ne demande qu'une âme ordinaire, mais le sacrifice d'Horace est le fait d'une âme supérieure. Il a fait, de ses sentiments, un sacrifice unique, sans précédent, pour accomplir sa gloire.

Serge Doubrova~ en parle ainsi : L'originalité d'Horace, c'est d'avoir com­ pris que la plus haute forme de l'héro!sme et le point où il atteint, en quelque sor­ te, la perfection, c'est le fratricide conscient. l

Ce geste douloureux, la situation absurde dans laquelle les héros sont engagés pourraient nous amener à comparer Horace à un drame existentialiste. Horace res- semble beaucoup à ces pièces par l'absurdité de la situa- tion. Quelle co!ncidence qu'entre tous les guerriers de Rome et tous ceux d'Albe, ce soient eux précisément qui aient été choisis! Pourtant, ce n'est pas du tout par hasard qu'ils se trouvent face à face dans ce combat, car, s'ils ont été choisis par leurs chefs, ce choix a été approuvé par le ciel !

1. Serge Doubrovs~, Corneille et la dialectique du héros, p. 149. 20. 8

Le v. Horace: Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles, Mes filles; mais en vain je voudrais vous celer Ce qu'on ne vous aurait longtemps dissimuler: Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l'ordonnent. (v. 928 - 931)

Comment expliquer cet ordre injuste des dieux et des rois? Les personnages ne sont pas coupables, au contraire, ce sont des guerriers courageux qui aiment la patrie Horace: Rome, quoi qu'il en soit, ne sera point sujette Que mes derniers soupirs n'assurent ma défaite. (v. 387-388) Curiace: ••• Albe, après l'honneur que j'ai regu de toi, Tu ne succomberas ni vaincras que par moi; Tu m'as commis ton sort, jet' en rendrai bon compte, Et vivrai sans reproche, ou périrai sans honte. (v. 557 - 560)

Comme le dit Her land 1 Dans Horace le malheur n'est pas le fait des hommes, il tom'bP du ciel ••• 2

2. Louis Her1and, HOrace ou Naissance de l'homme, p. 17. 21.

Car ici llhomme est beau: il ne porte ni souillure ni remords, et Camille dans son sacril~ge, Horace dans son fratricide conservent ••• une incor­ ruptible innocence. 3 Horace et Curiace sont simplement les victimes dlun con- cours de circonstances absurde.

Ainsi les héros de cette pi~ce se trouvent, malgré eux, plongés dans llabsurde sans issue heureuse. Car il nly a que deux solutions possibles: ou tuer un autre soi­ même -- le fratricide -- ou manquer A son devoir envers 11état -- la lâcheté. Horace choisit le premier plan dlaction, il atteint sa gloire, mais, comme nous le ver- rons, sa gloire ne lui apporte pas le bonheur.

Tout de suite apr~s sa victoire sur les trois Curi- ace, Horace, en revenant chez lui, se trouve devant le premier obstacle à son bonheur, sa soeur Camille. Cette jeune fille ne ressemble pas du tout à son frère. Elle est trop sensible et elle nia pas le courage dlHorace. Camille ne voit que ses désirs personnels. Tout ce qui manquai t à son bonheur était le mariage à son amant, Curi- ace. Maintenant son bonheur ni est plus possible parce'~que

3. Louis Herland, Horace ou Naissance de l'homme - p. 17. e 22.

son amant a été tué par son propre frère. Camille n'est pas capable de subordonner ses émotions au devoir comme le fait Horace. Elle aime toujours son Curiace, m3me s'il est mort en ennemi de Rome. Son devoir envers l'état se-

rait d'oublier Curiace et de fêter la victoire de son frè­

re. Même son pwe lui indique la façon dont elle doit agirz "Ma fille, il ni est plus temps de répandre des pleurs, Il sied mal d'en verser où lion voit tant d' honneurs; On pleure injustement des pertes domestiques, Quand on en voit sortir des victoires publiques. Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous: Tous nos maux à ce prix doivent nous 3tre doux." (v. 1173 -- 1178) Mais Camille s'obstine dans sa douleur et dans son amour pour l'ennemi. Elle choisit ses sentiments au lieu de son devoir quand elle décide de braver son frère :

l "Dégénérons, mon coeur, d'un si vertueux père: Soyons indigne soeur d'un si généreux fr~re: C'est gloire de passer pour un coeur abattu, Quand la brutalité fait la haute vertu. • (v. 1239 -- 1242)

Offensez sa victoire, irritez sa col~re, Et prenez, s'il se peut, plaisir à lui déplaire." (v. 1247 - l248) 23.

C'est à ce moment qu'arrive Horace, justement fier de sa victoire. Il vient d'atteindre sa gloire dans le combat, au prix de la vie de son ami. Mais pour lui l'idée de Curiace, l'ami, n'existe plus. Il s'était déjà co~ vaincu avant le combat qu'il fallait tuer Curiace l'J!!!!!!­

~ de la patrie. Ainsi, Horace et Camille ne voient pas la situation du même point de vue. Elle regarde son fr~re comme un être inhmnain, une brute qui a immolé son ami pour le bien du ~s. Et Horace, de son côté, ne voit ~e la victoire qui lia porté au comble de la gloire. Il mon­ tre les épées des trois Curiace à sa soeur, et demande qu'elle le félicitez "Ma soeur, voici le bras qui venge nos deux fr~res, Le bras qui rompt le oours de nos destins contraires, Qui nous rend mattres d'Albe; enfin voici le bras Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux: Etats; Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire, Et rends ce que tu dois à 11 heur de ma victoire. " (v. 1251 - 1256)

Mais c'est trop pour Camille. Jeune fille sensible, désolée par la mort de son amant, elle ne veut que montrer à ce frère qu'elle hait ce qu'elle pense de sa gloire inhumaines If Puissent tant de malheurs accompagner ta. vie, Que tu tombes au point d~ me porter ellVie ! Et toi bientôt souiller par quelque liicheté Cette gloire si c~re à ta brutallté J" (v. l291 - 1294) Elle est furieuse qu' Horace réclame ses lO'Q8,nges - ce serait une infidélité Ason amaAt mort que de glorifier le frère qui l'a tué. Camille refuse d'honorer Horace, et pis encore, elle maudit Rome qui a exigé cette mort:

"Rome, l'unique objet de mon ressentiment! Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant J Rome, qui t'a vu nattre, et que ton coeur adore! Rome, enfin, que je hais parce qu'elle t'honore l Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper ses fondements encor mal assurés J ft (v. 1.301 - 1.306)

Pour son frère, ces mots présentent un affront A sa gloire et au pays qu'il aime avant tout. Comme il nt est plus capable de se mattrlser, Horace tue sa soeur avec la même épée qu'il avait employée contre les Curiace""1)

Par ses insultes, Camille a forcé son fr~re Al'immoler: "C' est trop, ma patience A la raison fait place; Va dedans les enfers plaindre t'on Curiaoe 1 " (v. 1.319 - 1320)

Les circonstances de la mort de Camille sont tr~s 25.

différentes de celles ~ui ont causé l'immolation de son amant. Horace ne tue pas sa. soeur pour atteindre la gloire - il est déjA arrivé A son zénith - il immo- le sa soeur pour sauvegarder cette gloire. En pleurant

Coriace, elle nie la valeur de la victoire de son frère, elle insulte Horace et " Cette gloire si chère 1 (sa) brutalité n (v. 1294) Mais Horace ne peut pas se laisser affliger par la mort de son ami: sa gloire dépendait de ce sacrifice, et s'il pleurait la perte de Curiace, il nierait sa gloire.

Il est le soutien de l' honneur de la famille. Or sa soeur déshonore sa famille. En pleurant un ennemi de l'état, Camille devient elle-m~me une ennemie de Rome. En mettant son bien avant le bien public, elle trahit. Quiconque fait passer ses désirs personnels avant le bien du ~s est un élément de désordre dans la société. Si tout un pays était peuplé de Cam1lles - chacun pour soi - il tomberait vite dans l'anarchie. Pour garder l'ordre dans Rome, un élément de désordre comme elle doit être supprimé. Par ses paroles, elle se manifeste indigne d'être la soem- du héros, indigne d'être Romaine. Et parce 26.

qu'en étant tra!tresse, elle déshonore sa famille, son frère l'immole pour protéger l'honneur de la famille. En maudissant l'état et en niant la gloire de son frwe, elle invite le meurtre: no dt une indigne soeur insupportable audace J Dt am ennemi public dont je reviens vainqueur Le nom es1i dans ta bouche et l'aoour dans ton coeur ! Ton ardeur criminelle lla vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton coeur la respire 1 n Cv. 1268 - 1272)

Ainsi Horace tue sa soeur, pour sauvegarder sa gloire et pour protéger l' honneur de sa famille, mais

aussi parce qu'elle l'enrage jusqu'au point o~ il la tue. Par ce meurtre de Camille, Horace se trouve encore une fois dans Wle i:lituation absurde. D'am côté, U doit tuer sa soeur: elle est ennemie de l'état, indigne de la. ra­ mille. Mais, de l'autre côté, il ne devrait pas la tuer parce qu'elle est toujours sa soetn". Nous trouvons en- core ici qu'Horace est forcé de prendre une décision ter­ rible - liuer Camille ou laisser vivre une soeur tra!tresse.

Apr~s avoir choisi le meurtre, il doit d'abord justifier cet acte à ses propres yeuz pour pouvoir convaincre les autres qu'il a raison z e 27.

"Ne me dis point qu'elle est et mon sang et ma soeur. Mon ~re ne peut plus l'avouer pour sa fille: Qui maudit son pays renonce A sa famille; Des noms si pleins d'amomo ne lui sont plus permis; De ses plus chers parents il fait ses ennemis; Le sang même les arme en halne de son crime. La plus prompte vengeance en est plus légi­ time; Et ce souhait impie, encore qu'impuissant, Est un monstre qu'U faut étouffer en naissant. ft (v. 1326 - 1334)

C'est son attitude envers le meurtre de Camille qui efface l'absurdité de son action pomo Horace. Il refuse de renier cet acte - et devant son ~re et devant le roi.

Il ne regrette pas le meurtre de Camille; il le justifie

à son ~re ainsi ~

"Ma. main n'a pu souffrir de crime en votre race;" (v. 1427) Horace donne du sens Ason acte en refusant de le nier. Nous pouvons voir une situation analogue dans le théâtre existentialiste. Dans Les Mains sales de Sartre, Hugo aussi immole quelqu'un qui lui est cher, Hoederer, moitié par rage, moitié par raison, et comme Horace, U ne Die pas le memotre. Ainsi Hugo, comme Horace, arfi.'"Ille le sens 28. lA W

d'un acte qui autrement serait absurde.

Horace, a-t-il accompli ~e qu'il voulait faire? A ses propres yeux, oui, il a réussi. Il a assuré sa gloire dans le fratricide du combat, saorifiant ses senti­ ments personnels d'amitié Ala patrie. Ainsi il est de- venu non seulement un héros national mais aussi il s'est fait une gloire unique et véritable. Dans le meurtre de Camille, il a conservé sa gloire et l'honneur de la fa­ mille. Et dans le refus de nier ce meurtre, il a réussi à donner un sens A l'absurde.

Pourtant, la gloire d'Horace ne représente pas une

réussite compl~te. Elle est ternie dans une oertaine

mesure par une double ambigufté. Premi~rement, la gloire

d' Horace (surtout apr~s le meurtre de sa soeur) ni est pas

acceptée par les autres dans la pi~oe. Même son père n'approuve pas l'immolation de Camille. Il ne comprend pas la nécessité de cet acte pour protéger la gloire de son fils. Il regarde le meurtre plutôt comme une tache

qui souille la gloire d'Horace : "Je ne plains point Camille; elle était oriminelle; Je me tiens plus A plaindre, et je te plains plus qu'allei Moi, d'avoir mis au jour un coeur si peu romain; 29.

Toi, d' avoir par sa mort déshonoré ta main. Je ne la trouve point injuste ni trop prompte; Mais tu pouvais, mon fils, tien épargner la honte; Son crime, quoique énorme et digne du trépas, Etait mieux: impuni que puni par ton bras." (v. l.4ll - 11.18)

Le roi Tulle est étonné et indigné ! cause du meurtre, et lui aussi blâme Horace: "Cette énorme action faite presque à nos yeux Outrage la nature, et blesse jusqu'aux dieux. Un premier mouvement qui produit un tel crime Ne saurait lui servir d' excuse légitime: Les moins sév~es lois en ce point sont d'accord; Et si nous les suivons, il est digne de mort." (v. 1733 - 1738)

Val~re, qui aimait Camille, est encore plus sév~re dans

sa condamnation d'Horace: "Mais, puisque d' un tel crime il Si est montré capable, Qu'il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable. Il (v. l1$l - lL$8)

Val~re prétend que si Horace a été capable de tuer sa

propre soeur pour son manque de patriotisme, il pourra

tuer d'autres citoyens de Rome pour la même raison. Il

A V ()

affirme qu'Horace n'est pas indispensable au bien de l'état

et que sa victoire n'est pas compl~tement due à son mérite personnel. C'est ainsi qu'il plaide contre Horace devant le roi : "Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents, D1une main parricide acceptent de l'encens? Sur vous ce sacril~ge attirerait sa peine; Ne le considérez qu'en objet de leur haine Et croyez avec nous qu'en tous ses trois combats Le bon destin de Rome a plus fait que son bras, Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire, Ont permis qu'aussitôt il en souillât la gloire, Et qu'un si grand courage, apr~s oe noble effort, Flit digne en même jour de triomphe et de mort." (v. 1521 -- 1530)

Selon Va1~re, le meurtre de Camille fait d'Horace une me­

nace à la société et pour la protéger, il faut le mettre à mort.

Le deuxi~me aspect de l'ambigu!té de la gloire d'Horace est l'incertitude de la permanence de cette gloire. Comment un jeune homme pourrait-il maintenir une telle gloire jusqu'! la fin de ses jours? Horace est arrivé à son zénith, il lui sera impossible d'égaler à nouveau ses exploits et puisqu'il ne pourra plus augmenter sa gloire, 31.

il sera toroé de la voir diminuer à mesure qu lil vieil­ lira. Il sait lui-même qu'il est impossible de oonserver sa gloire pure et totale Si il continue de vivre, car il ne rencontrera plue de circonstances aussi uniques pour se prouver. Horace indique ce sentiment lui-même au roil "Votre majesté, sire, a vu mes trois combatss Il est bien malaisé qu'un pareil les seconde, Qulune autre oC08sion à celle-ci réponde, Et que tout mon courage, apr~s de si grands coups, Parvienne à des suac~s qui n'aillent au­ dessous; Si bien que, pour laisser une illustre mémoire, La mort seule aujourd' hui peut conserver ma gloire:" (v. 1574 - 1580)

Horace veut donc se suicider. Il demande au roi la permission de conserver sa gloire de la seule fagon possi- ble:

"Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur Je mlimmole à ma gloire, et non pas! ma soeur." (v. 1593 -- 1594)

Par conséquent, llacte qui assurerait la gloire d' Horace mène à la mort. Mais le bonheur de sacrifier sa vie pour sauvegarder sa glo:lre lui est refusé. Le roi le condamne à vivre, car le geste dlHorace en taveur de l'état .32

l'a placé au-dessus de la loi qu i il a violée en tuant sa soenr. Ce prob1be qu'a le héros cornélien de main­ tenir sa gloire une fois qui elle est atteinte est admi­ rablement résolu par Polyeucte. Il a uni la gloire et la mort dans le m3me acte - le martyre - pour conser­ ver sa gloire A jamais. Ohapi tre III

POLYEUOTE L'idée que Polyeucte se tait de la gloire est unique dans le théâtre de Corneille jusqu'ici. Au lieu de choisir la gloire sociale d'Horace, ou bien la gloire personnelle et sociale de Rodrigue, Polyeucte aspire à un bonheur et une gloire éternels:

ft J'ai de l'ambition, Jl8.is plus noble et plus belle: Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle, Un bonheur assuré, sans mesure et sans tin, Au-dessus de l'enVie, au-dessus du destin. n Cv. 1191 - 1194)

Sa gloire est une négation de la gloire - dans le sens habituel que l'on donne l ce mot. PolJeucte ne désire point être admiré du monde, en fait, il nie la société. Au lieu de vouloir recueillir l'admiration des autres, Polyeucte Teut attirer l'approbation divine et obtenir son laisser- passer pour les cieux.

Apr~s aToir choisi cette gloire unique, Polyeucte entreprend de l'atteindre. Il se tait un plan d'action dont la premi~re nécessité sera de devenir chrétien. Pour être adllis aux cieux, il taut d'abord se joindre au peuple choisi, aux élus. Cette premi~re démarche Ters sa gloire 35.

n'est pas trop difficile pour lui.

Son aai Néarque, qui est déjà chrétien, l'encourage

à suivre son exemple. Ses remarques sur la grandeur de Dieu, "ce Seigneur des seigneurs" (y. 71), ont tout pour 8lIener Polyeucte à se conyertir sans tarder. Néarque, dont le bonheur consiste l être chrétien, ne oache pas l son

8lIi jusqu 1 où 'ft le service de Dieu :

Il COWle rien ni est égal l sa grandeur suprême, Il faut ne rien aiaer qulapr~s loi, qu'en lui-même, Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang, Exposer pour sa gloire et Terser tout 80.0. sa~. n (y. 73 - 76)

Avant mêlle de devenir chrétien, Polyeucte suit déjà le cons8il de Néarquel Pauline, sa nouelle épouse, ne veut pas qu'il sorte de la maison ce jour-là l cause d'un c:auche- mar qu'elle a eu mais, bien qu'il aiJJ.e sa femme, bien qu'il veuille lui plaire, son désir d' accollplir sa gloire est plus puissant que son amour. Malgré les craintes de Pauline, Polyeucte la quitte ayec empressement et se rend à l'assem- blée des chrétiens:

n Oui, j ' 7 cours, cher Néarque; Je brÛle dl en porter la glorieus8 arque. n (y. 93 - 94)

Polyeucte devient donc chrétien, se retirant ainsi de la société; car la bonne société romaine abhorre les chrétiens. Stratonice en témoigne dans sa définitionl

" C'est l'ennemi commun de l'Etat et des dieux~ Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide, Un tra!tre, un scélérat, un lâche, un parricide, Une peste exécrable l tous les gens de bien, Un sacril~ge impie: en un mot, un chrétien. n (T. 780 - 784)

Po~eucte se retranche des autres pour se rapprocher de Dieu et forcer son approbation. Il veut mourir en état de grâce pour obtenir sa récompense céleste. Il cherche donc le martyre pour franchir la porte des cieux. Ce n'est pas la gloire mondaine de ses contemporain. qu'il recherche, mais le bonheur éternel apr~s la mort.

Pour y parvenir, Polyeucte se prépare 1 renverser les idoles des dieux romains avec son ami. " Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaitre De cette occasion qu'il a sitôt fait nattre, Où déjà sa bonté, prête 1 me couronner, Daigne éproUY8r la .t'oi qu'il vient de .e donner. " (T. 649 - 652) Les jeux sont faits! Polyeucte rejette définitivement la société et court att aartyre en songeant à la gloire éternelle qui l' a~~tendl "Mais dans le ciel déjl la palme est préparée. • (v. 662) 37.

Po~eucte s'assure le aartyre par son geste iconoclaste et par son reius de retourner aux dieux ro_ina pour plaire à son beau-~e. Mais il n'a pas CODe Néarque la chance de subir la mort immédiate. Il doit d'abord com­ battre son beau-p~re Félix qui emploie les aenac8s, llJvpo­ crisie, et l'amour de Pauline pour essayer de le fléchir.

Po~eucte a la force de résister aux larmes de sa femme, et l'intelligence de forcer Félix à le faire mart.yrlser par son insolence envers les dieux. Il n'est pas du tout la

Tictllle du martyre: il offre sa vie, il organise son martyre pour "acheter" (T. 1195) sa gloire.

La gloire de Pauline diff~e radicalellent de celle de son mari. Pour comprendre cette différence, on do~t d'abord tenir compte du fait qu'elle est Romaine. Ainsi sa culture, ses idées du monde ne sont pas celles de Polyeucte, Arménien.

Elle appartient à la race des conquérants; son p~re est le gouverneur romain d'Arménie. Po~eucte n'est qu'un seigneur arménien.

Pauline se fait donc de la gloire une idée modelée par la société romaine dont elle fait partie. CODe Rodrigue et Horace, elle choisit une gloire sociale. Elle est fidèle 1 sa classe -- l'aristocratie régnante. De plus, à l'instar de Rodrigue et Chimène, elle a le sens de l'honneur familial. De même qu'eux, elle ferait tout son possible pour préserTer l'honneur de son p~e et de son nom. Ainsi, elle se force à voir Sévère, son ancien amant, aalgré l'émotion puissante qu'elle éprouve toujours pour lui. Pour sauvegarder l'hon­ neur de son père, en attirant la faveur de Sévère, elle est prête à risquer jusqu'à son repos. Elle avoue à son ~re:

n Je crains ce dur comtat et ces troubles puissants Que fait déjà chez moi la révolte des sens; Mais puisqu'il faut combattre un ennemi que j'aime, Sourfrez que je me puisse armer contre moi-même, n (T. 355 - 358)

Par deux fots déjà elle avait sacrifié ses désirs personnels à l'ambition de son p~re. Premièrement, elle lui avait obéi quant à son amour pour Sév~e. Pour plaire à son p~re, elle avait renoncé à épouser Sévère, car celui-ci n'avait

à l'époque ni fortune ni influence. Deuxièmement, elle avait accepté sans se plaindre le mari choisi par Bon ~re, Félix voyant en Polyeucte, chef des seigneurs arméniens, un moyen de consolider sa position de gouverneur romain d'Arménie:

"Polyeucte est ici l'appui de me. faDil18; n (v. 1053)

Voici qu'à présent, la cérémonie de mariage à peine 39.

terminée depuis quinze jours, Pauline se voit tiraillée

entre son devoir envers son p~re et son devoir enTers son mari. Nous voyons ici un autre aspect de sa gloire - la fidélité A Polyeucte. Quand leur mariage approchait, Pau­ line a tout fait pour dompter son amour pour Sév~re et a réussi l aimer celui que son p~re lui avait choisi pour époux: nEt Doi, comme l son lit je De Tis destinée, Je donnai par devoir l son affection Tout ce que l'autre avait par inclination. ft (v. 214 -- 216)

Pauline affirme sa gloire, non seulement en aimant tout d'abord son Dari par devoir, mais aussi en lui restant

fid~le lorsqu'il n'est plus digne de son amour. Il y a deux raisons pour lesquelles elle serait justifiée de cesser de

l'aimer -- il est devenu chrétien, et Sév~re revient, victo­ rieux et prestigieux. Polyeucte n'est plus qu'un ennemi de

l'état tandis que Sév~re est maintenant le favori de l'empe- reur Décie. Cependant, même après que son mari est devenu chrétien -- donc l'ennemi des dieux romains et de Ro.e - Pauline le détend. Elle le soutient ainsi contre Stratonice, sa confidente: Strat.: Il TOUS donne a présent sujet de le ha!r; e

Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir. (v. 791 - 792) Paul. : Je jJ,'aimerais encor, quand il m'aurait trahie; Et si de tant d'amour tu peux être ébahie, Apprends que mon devoir ne dépend point du sien; Qu'il y manque, s'il veut; je dois faire le mien. (v. 793 - 796)

Ainsi, parce qu'elle aime toujours son mari, pour

obéir ~ son p~re, et pour sauver leur honneur à eux trois,

Pauline essaie de sauver Polyeucte du martyre. Par son amour et ses larmes, elle veut le fléchir mais il résiste et essaie même de convertir sa femme :

Paul. : Quittez cette chim~re, et m'aimez. Poly.: Je vous aime, Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même. Paul.: Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas. Poly.: Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas. (v. 1279 - 1282)

Quand elle voit qu'il lui serait impossible de re­

gagner son mari, Pauline entreprend d'attendrir son p~e à son égard : "N'écoutez point pour lui ces maximes cruelles; En épousant Pauline il s'est fait votre sang. • (v. 922 - 923)

Mais, m~me aux derniers appels de sa fille, Félix s'obstine à blâmer Polyeucte au lieu d'avoir pitié de lui et de Pauline. Paul. : Un ~re est toujours ~re, et sur cette assurance J'ose appqyer encore un reste d'espérance. Jetez sur votre fille un regard paternell Ma mort suivra la mort de ce cher criminel; (T. 1619 -- 1622) Félix: Oui, ma fille, il est vrai qu'un père est toujours phe· Rien n'en peut effacer le sacré oaracttre; Je porte un coeur sensible, et vous l'avez peroé. Je me joins avee TOUS contre cet insensé. Malheureux Po~eucte, es-tu seul insensible ? Et Teux-tu rendre seul ton crime irrémissible? ---- - (T. 1635 - 1640)

Ainsi, Pauline ne réussit 1 fléchir ni son mari ni son père. Mais il lui reste encore un plan 1 tenter. Elle entreprend un chantage sentimental dans lequel elle dresse

Po~eucte et Sévère l'un contre l'autree Elle tient à sauver la Tie de son mari non pas uniquement par fidélité envers lui mais aussi afin ile protéger son père - pour des raisons familiales. Pour conserver l'honneur de sa famille, elle veut garder son père contre un double scandale. D'un côté son gendre est criminel: il enoourrait la oolère de l'empe- reur romain s'il ne sacrifiait pas Po~euote selon la loi. De l'autre oôté, Félix risquerait une révolte du peuple arménien s'il mettait à mort le ohet de leur noblesse. En dernier ressort, Pauline prie donc son anoien amant de sauver la vie 4e son rival. Ce geste dépasse toutes ses autres tentatives et assure sa gloire. A cause de son devoir, de la fidélité à son honneur, 1 Po~eucte et 1 son p~e, elle réussit à do­ nner son amour pour Sévhe. S'il a quelque espoir de l'épouser apr~s la mort de Po~eucte, Pauline le détruit.

Sa gloire, son honneur personnel ne lui permettraient pas de l'épouser dans ces circonstances.

n Mais sachez qu'il n'est point de si cruel trépas Où d'un front assuré je ne porte mes pas, Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'enà.ure, Plutôt que de souiller une gloire si pure, Que d'épouser un homme, apr~s son trl.:te.• or~, Qui de quelque façon soit cause _e sa morte ft (v. 1341 - 1.346)

Même quand Po~eucte lui-même encourage le mariage entre sa femme et Sévère, Pauline s'y oppose. Au lieu cie s'abandonner

à la pensée du bonheur futur avec 8év~re, elle essaie à.e préserver son honneur, la vie de son mari, et de protéger son père contre le scanèale. Pour ces raisons, elle demanà.e l'impossible à Sévère et, par conséquent, réalise sa gloire et lui donne l'occasion à'atteindre la sienne.

"Je sais que c'est beaucoup que Cfa que je demande; Mais plus l'effort est grand, plus la gloire en est gran_e. Conserver un rival dont vous êtes jaloux, C'est un trait de vertu qui n.'appartient qu'à vous; • (v. 1355 - 1358) Quant à Sévère, il est le héros cornélien typique. Il ressemble à Horace dans le sens qulil choisit une gloire sociale -- le devoir envers son ~s qui mène à la victoire et à la renommée. Lui aussi est le guerrier par excellence, devient le soutien de llempire et, de oe tait, le tavori de 11 empereur. Il a même remporté lladmiration de l'ennemi, le roi des Perses qui, ayant tait Sévère prisonnier, ne le tue pas mais fait soigner ses blessures et propose ensuite à Décie un échange de prisonniers. Pour recouvrer ce héros courageux, llempereur renvoie le frère du Perse et cent chefs de 11 armée •.

Il Ainsi revint au camp le valeureux Sévère De sa haute vertu recevoir le salaire; La taveur de Décie en fut le digne prix. De nOUTe&U l'on combat, et nous sommes surpris. Ce malheur toutefois sert à crottre sa gloire. Lui seul rétablit llordre, et gagne la nctoire. Il (v. 305 - 310)

Mais Sévère ne S8 limite pas l la gloire politique comme Horace. Son idée de la gloire embrasse aussi ses devoirs envers les autres. Quoi qulil en ait, il accède aux instances de Pauline et renonce à la revoir pour ne pas 11 arniger. Il est aussi capable cil exanrlner la situation des chrétiens et de questionner la justice de llétat qui les condamne. Au lieu d'immoler llennemi politique pour le bien public, ce qu'Horace tait de Camille, Sévère est prêt à défendre cet ennemi contre l'état, même s'il risque de s'attirer le courroux de l'empereur.

A cause de cette bienveillance pour les chrétiens, de son sens du devoir envers autrui, et de son amour pour

Pauline, Sév~re essaie de sauver la vie de Polyeucte. Il entreprend de convaincre Félix qu'il ne devrait pas sacrifier son propre gendre aux lois, dans ce cas injustes, de Rome.

Chiilléne, par devoir, veut se venger de son amant et ainsi se montre digne de lui; de même Sévère, par devoir, veut sau- ver Polyeucte et ainsi mériter l'amour de Pauline. Quand son domestique, Fabian, lui demande pourquoi il fait ce geste contraire à son coeur, il lui répond ainsi : Fabian: DI un si cruel effort quel prix espérez-vous ? (v. 1390)

Sév~re: La gloire de montrer l cette âme si belle Que Sévère l'égale, et qulil est digne dlelle; Qu'elle m'était bien due, et que l'ordre des cieux En me la refusant alest trop injurieux. (v. 1391 - 1394)

Si Pauline accomplit sa gloire en demandant l'aide de Sévère pour sauver son mari, il affirae la sienne quand il se3lOntre assez noble pour essayer de sauver un homme qui il doit ha.!r - le mari de la femme qu'il aille toujours 1 45.

"Allons trouver Félix, commengons par son gendre; Et oontentons ainsi, d'une seule action, Et Pauline, et ma gloire, et ma compassion. n (v. 1444 - 1446)

Malgré tous les efforts de Pauline et de Sév~re, Polyeucte accomplit ss. gloire dans le martyre. Contraire­ ment 1 Pauline et l SéT~re qui cherchaient une gloire terrestre, Po~eucte voulait réaliser la sienne dans le ciel. Il a renoncé i tout, même l Pauline, pour atteindre cette gloire.

Bien qu'il n'ait cherché que le martyre et sa récom­ pense céleste, Polyeucte a aussi forcé l'admiration des autres. Pauline et Félix suivent son exemple en se convertissant;

Polyeucte entraine sa femme et son beau-p~e da.ns le christi­ anisme apr~s sa mort.

Félix: De ma fureur je passe au z~le de mon gendre. C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent Pour son persécuteur prie un Dieu tout- puissant; Son amour épandu sur toute la famille Tire apr~s lui le p~re aussi bien que la fille. J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien: J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien. (v. 1772 -- 1778) Sév~re, plein d'admiration pour Po~eucte et les chrétiens, s'engage l protéger ceux-ci au risque de perdre les faveurs ~.

de llempereur.

La réconciliation de l'amour et de l'honneur, thème important dans les pièces cornéliennes depuis Le Ci4, est

.-' résolue par Po~eucte. En renonçant a l'amour de Pauline pour atteindre l'honneur du martyre, Polyeucte garde quand même son amour -- car elle le suivra au paradis. Ainsi

Po~eucte réalise sa gloire personnelle, le bonheur éternel, et en mime temps la gloire sur le plan social qulil ne cherchait même pas. Chapitre IV

ENTRE POLYEUCTE ET ATTILA POlYeucte représente la réussite compl~te des théories cornéliennes de la gloire. Ce héros a réa- lisé une double gloire. Gloire personnelle a par son mart,yre, il force l'admiration de Dieu et obtient une gloire éternelle. Gloire sociale: il réussit à con­ server l'amour de Pauline et gagne le respect de Sév~e et même de Félix. Cette pi~ce marque l'apogée du thél- tre de Corneille; en Polyeucte nous voyons l'accomplis- sement des idées de Corneille sur la gloire de ses per­ sonnages. Comme dit Doubrov~ 1

Apothéose du héros, Po~eucte représente le couronnement d'un effort, l'ach~ ment d'une quête. 1

Cependant, avec Polyeucte, Corneille n'en- est qu'au premier tiers de son oeuvre. Parviendra-t-il à se maint&- nir au sommet qu'il a atteint? Pour ce faire, il cher­ chera dès lors de nouvelles voies, de nouvelles sources d'inspiration.

1. Serge Doubrov~, Corneille et la dialectique du héros, p. 265. 49.

La prochaine pi~ce que nous allons étudier est Attila, qui se place presque a la fin de la carrière de Corneille. Entre Polyeucte et Attila vingt-cinq ans se sont écoulés, seize pi~es ont vu le jour. Il con­ vient donc, avant dlaborder Attila, de dire quelques mots sur cette période productive. Nous la diviserons en deux groupes, avant et après Pertharite et la re­ traite de Corneille.

Dans le premier groupe figurent encore trois comédies, si lion considère Don Sanche d'Aragon, comé­ die héro!que, comme telle. Le Menteur est probablement la meilleure comédie de Corneille, du moins la plus p0- pulaire, comptant 700 représentations à la Comédie­ Française. Malgré le grand succès du Menteur, la comé­ die qui la suit et dont le titre Si en inspire: La Suite gu Menteur n'a pas du tout réussi.

Les tragédies de ce premier groupe sont de deux sortes. La plupart, telle , sont de purs mélo­ drames: qui immoler? l'amante au trt>ne ou la mère à llamante? Cléopltre de Rodogune, Marcelle de Théogore 50.

Arsinoé de Nicom~de auraient pu sortir d'un quelconque roman noir. A l'oppo~é Androm~de, pi~ce à machines, très fantaisiste, qui de plus fait très peu cornélienne.

Après sa retraite, Corneille revient au théâtre avec une nouvelle série de tragédies dont Oedipe annonce la direction. A part La Toison d'or, autre pièce à ma­ chines, les tragédies qui mènent à Attila traitent de l'amour et de la politique.

Parmi les thèmes développés dans les tragédies après Polyeucte, deux surtout nous intéressent. Tout d'abord, la prédominance de la gloire féminine que l'on peut voir éclater en Rodogune. A partir de cette pièce, les héroines seront plus fortes que les héros. Il y aura, bien stir, des exceptions comme Nicomède, mais la plupart des héros à venir seront comme son père, Prusias, comme Valens de Théodore et comme Attila lui-même: tous de caractère inférieur à celui des personnages féminins. L'exemple classique est celui de Rodogune oh les pauvres frères Antiochus et Séleucus ne peuvent rien, ni contre leur mère, ni contre leur amante. Ils sont les jouets de ces deux femmes, qai, elles, savent au moins ce qu'el- 51.

les veulent -- le tr~ne à tout prix -- et feront n'im- porte quoi pour le garder ou pour l'obtenir.. Les re­ marques de Doubrovsky sur les héros de Rodogune s'ap­ pliquent aussi aux autres héros qui viendront apr~s eux :

Les deux frm-es, par un curieux change­ ment, incarnent l'attitude t,rpiquement féminine de faiblesse et de passivité, tandis que les feJlUlles, Rodogune et Cléo­ pâtre, vont, en s'effors~nt d'3tre ma!­ tresses de la situation et d'elles-m3- mes, représenter l'attitude et les va- leurs masculines. 2

Autre th~me qui apparaît dans les pi~ces de cette époque et devient important dans le théâtre de Corneille: la préexistence de la gloire des héros. Jusqu'ici, le~ personnages accédaient A la gloire au cours de la pi~ce.

Rodrigue atteint la sienne en tuant le ~re de Chimène et en défendant le royaume. Horace immole son ami et sa soeur, et Polyeucte trouve le martyre sur la scène. ~ais à partir de Polyeucte, la plupart des héros seront déjà glorieux, ils auront déjà réalisé leur gloire avant que la pi~ce ne commence. Nicomède, comme Suréna plue tard,

2. Doubrovsky, p. 292 • 52.

est le premier guerrier, plus respecté du peuple que le roi d~s le début de la pi~ce. Attila a fait ses conquê­ tes et a mérité le surnom de n néau de Dieu" avant que nous le vo,yions sur la so~ne. Ainsi, au lieu dlaocom­ plir leur gloire, les personnages de cette époque auront

à la préserver. Llintrigue des pi~ces nlest plus du tout la même: les exploits se situent dans le passé et la question est maintenant de maintenir la gloire acquise.

A ce point, les héros, comme Corneille lui-même, ont vieilli. Au lieu de continuer leurs conquêtes, ils veulent, tout en sauvegardant leur gloire, jouir de la vie, de l'amour et du mariage, ainsi Suréna.

Avant de commencer notre étude dl Attila, il con­ viendrait de voir les raisons pour lesquelles llidée de la gloire a tellement changé dans les pi~ces qui suivent

Polyeyçte. P.remi~rement, ainsi que nous l'avons mentionné, la perfection, le suco~s de Polyeucte ont forcé Corneille à créer de nouvelles sortes de gloire, de nouveaux types de personnages. Deuxièmement, le changement dans le thé­

&tre de Corneille ren~te le changement dans la société.

Le héros féodal ni est plus à la mode. Les conqu~tes che- valeres~es sont maintenant remplacées par les intrigues de la vie de cour. Rodrigue c~de désormais la place à Don Sanohe et à Nicomlde. Chapitre V

AT'l'ILl Quand Attila entre en sc~ne, il est déj! le mat- tre du monde. Grâce! ses conquêtes militaires, il est glorieux politiquement: il domine tous les autres. Georges May le décrit ainsi :

His domination of all the other cbaracters appears effortless, and even, ta a certain extent, justitied by the lover leval or inferior tension of their passions. 1 Mais sa renommée de "fiéau de Dieu" ne lui apporte qu'une gloire de deuxième classe. Il réussit h. dominer les au- tres sans gagner leur admiration. n n'est pas bien né, il est parvenu l sa position.

Dans la pièce m3me, Corneille nous montre ses efforts pour se rehausser - pour atteindre une gloire de premier rang. Et cette gloire llaquelle aspire Atti­ la est da s'intégrer dans la société: d'être accepté comme égal par les gens de haute naissance. Dès lors, l'Attila de Corneille étant

!)lus homme de tête que de main 2

1. Georges May,"Attila Redivivus"- in Studies in Seyenteenth cen~ Frenoh Literature, ed. J.J. Demorest p. 10 2. , "Au Lecteur" - Attila., 56.

ne va pas atteindre sa gloire par de nouveaux combats mais va chercher la légitimation de sa position en s'alliant avec un souverain puissant. Et comment mieux former une telle alliance qu: en épousant la soeur d'un monarque important ?

Nous trouvons ainsi, au début de la pi~ce, qu'At­ tila avait demandé en mariage la main de deux princesses, Honorie et Ildione, qui attendent son choix dans son camp. Ho norie , soeur de l'empereur Valentinian,apporterait en mariage la gloire de l'empire romain. Ildione apporte­ rait moins de gloire à Attila car son fr~re Marouée, roi des Francs, n'est que le roi d'un pays naissant.

Du point de vue social, c'est-à-dire pour légi­ timer ses conquêtes et atteindre sa gloire, Attila doit épouser Honorie. Mais il aime Ildione à cause de sa grande beauté, et il ne peut dompter cet amour. Il est incapable de prendre une décision. Ses désirs person­ nels sont contradictoires à son ambition, mais il ne sait pas choisir entre l'amour et les besoins de sa gloire. Attila, le conquérant, ne peut rien contre l'amour, il ne peut pas dominer llémotion qu'il éprouve 57.

pour la princesse franque. C'est ainsi qu'il répond à Octar, le capitaine de ses gardes : Octar: Ainsi donc votre choix tombe sur Honorie ? Attila: J'y fais ce que je puis, et ma gloire m'en prie: Mais d'ailleurs I1dione a pour moi tant d'attraits, Que mon coeur étonné flotte plus que jamais. Je sens combattre encor dans ce coeur qui soupire Les droits de la beauté contre ceux de l'empire. Cv. 753 - 758)

Pour faciliter sa décision, Attila prie I1dione de la refuser. De même qu'Alidor, il se sent trop faible en face de l'amour pour le repousser et dépend de l'objet aimé pour être libéré des chatnes de l'amour. Ainsi, il lui demande : "Prêtez-moi des refus, prêtez-moi des mépris, Et rendez-moi vous-meme~ a, mo.-meme.l .. a, ce prix." Cv. 843 - 844)

Attila veut maintenant donner légitimité à son ti­ tre de roi et étendre sa domination non seulement sur le pays de celle qu' 11 épousera mais aussi sur le pays de l'autre. Il expose son plan à Octar : "L'une sera ma. femme et l'autre mon otage. e 58.

Si j'offense par lA l'un des deux souverains, Il craindra pour sa soeur qui reste entre mes mains. Ainsi je les tiendrai 11 un et l'autre en contrainte; ft (v. 62 - (5)

Parlant de cette domination qui Attila exerce sur les autres, Corneille nous dit qu'il • •• Si était fait un tel empire sur les rois qui l'accompagnaient, que, quand. même il leur edt commandé des parricides, ils nleus­ sent osé lui désobéir. j

En fait Attila jouit d'un pouvoir total sur ses subor­ donnés. Les deux rois, Ardaric et Valamir, doivent leur titre et même leur vie su tyran, ils sont les vassaux d'Attila et, en cette qualité, ne Bont pas dignes de slap­ peler roi. Nous partageons l'opinion d'Attila sur ces

ombres qui ne sont ni des héros ni de vrais roisl "Ce titre en eux me choque, et je ne sais pourquoi Un roi que je commande ose se nommer roi. Un nom si glorieux marque une indépendance Que souille, que détruit la moindre obéissance; Et je suis las de voir que du bandeau royal

. l. Pierre Corneille" "Ail Lecteur", Attila tI 59.

ns prennent droit tous deux de me traiter d'égal. " (v. 23 - 28)

Peut-être ont-ils le front de traiter Attila d f égal mais ni l'un ni l'autre n'essaient de le bra- ver. Ils restent soumis au t.y.ran au lieu de risquer d'encourir ses foudres. Ardaric aime Ildione et Va- lamir, Honorie - mais ils ne font rien pour obtenir l'objet de leur désir. Ils ne savent que se plaindre de lour sort en attendant qu'on les débarrasse du tyranl

Ardaric: En serons-nous toujours les malheureux objets ? Et verrons-nous toujours qu'il nous traite en sujets ? Valamir: Fermons les yeux, seigneur, sur de telles disgrâces: Le ciel en doit un jour effacer jusqu'aux traces: (v. 303 - .306)

Quand enfin nos deux rois se souviennent de leur gloire, il est trop tard. Ils ne peuvent plus que re­ fuser de s'abaisser davantage. Attila avait demandé à chacun d' assassiner l'autre, lui promettant la princes­ se qu'il aime en récompense. Ils refusent de souiller ainsi ce qui leur reste d' honneur et préfèrent s'entre- 60.

tuer. Soumis à Attila dans la vie, ils cherchent à lui éohapper dans une mort qu'ils oonsid~ent main- tenant plus glorieuse.

Cependant, tous ne se trouvent pas sous la do- mination du tyran: les deux primesses suivent l'exem­ ple de Rodogune, de Cléopâtre et de Théodore. Attila ne les intimide nullement.

La gloire d'Honorie est fondée sur son nom et sur sa famille. Elle est tr~9 oonsoiente de sa haute naissance et de sa position comme soeur de l'empereur romain. Pour sauvegarder sa gloire et son rang dans la société elle refuse d'épouser Valamir qu'elle aime: un vassal d'Attila est indigne d'elle. "Pour peu que vous m'aimiez, seigneur, vous devez oroire Que rien ne m'est sensible à l'égal de ma gloire. Régnez oomme Attila, je vous préf~re à lui, Mais point d'époux qui n'ose en dédaigner l'appui, Point d'époux qui m'abaisse au rang de ses sujettes. ft Cv. 485 - 489)

Honorie n'épousera pas son amant oar il n'est qu'un 61

roi :t'aible, compl~tement soumis à Attila. Sa gloire ne supportera pas une telle soumission au tyran. Elle se sait supérieure A Attila, en rang ainsi qu'en légi­ timité -- elle est née princesse tandis qu'Attila n'est qu'un parvenu A :t'orce de conqu3tes. Elle nia pas peur de se vanter de son rang, en méprisant la :t'açon dont Attila est devenu roi :

IITu ni as pour ton pouvoir que des , droits usurpes Sur des peuples surpris et des princes trompés; Tu nias d 1 autorité que ce qui en font les crimes; Mais il n'aura de moi que des droits légitimes; n (v. 1015 -- 1018)

La gloire d' Honorie l' emp3chera également de se marier avec Attila, non seulement parce qu'il est indigne d' elle, mais aussi parce qu i Ildione a refusé sa main. Même si elle avait été envoyée par son fr~e pour deve­ nir la femme du conquérant, elle manquera A sa parole plutôt que d' épouser un homme qui a été re:t'usé par sa rivale. Elle brave Attila en ces ~ermes 1 nEt ce n'est pas ainsi qu'il me platt qu'on en use: Je cesse d'estimer ce qu'une autre refuse; 62.

Et, bien ~e vos traités vous engagent ma foi, Le rebut d'Ildione est indigne de moi. Oui, bien que l'univers ou vous serve ou vous craigne, Je n'ai que des mépris pour ce qu'elle dédaigne. Il (v. 973 - 978)

Honorie ne manque point de courage. Elle per­ siste dans son refus d'épouser Attila et essaie mime de se venger sur Ildione. Cette rivale dont Attila a commandé le refus n'a été que trop heureuse de lui obéir: elle aime Ardaric et projette de l'obtenir pour mari des mains m~es d'Attila. Mais Honorie rév~le cet amour et oette victoire d'ildione qui les déshonorent AAttila et demande vengeance: liMon devoir est, seigneur, de soutenir ma gloire, Sur qui va s'imprimer une tache trop noire, Si votre illustre amour pour son premier effet Ne venge hautement l'outrage qu'on lui fait. " (v. 1169 - 1172)

La gloire d'Honorie comprend donc l'honneur de sa famille ainsi que son refus de s'abaisser. Pour 3tre fidèle A son idéal de la gloire, elle ne se permet pas d'épouser Valamir, et refuse de se marier avec Attila oar lui aussi est indigne d'elle d'autant plus qu'il a été rejeté par sa rivale.

le. gloire d' Ildione se fonde également sur le mé­ rite de sa famille et son mérite personnel. Elle aussi est ri~re de son f~re et de son pouvoir comme roi des Francs: "Honorie a ses droits, mais celui de vous plaire N'est pas, vous le savez, un droit imaginaire; Et pour vous appuyer, Mérouée a des bras Qui font taire les droits quand il faut des combats. " (v. 1637 - 1640)

Ildione cODDÛt aussi son devoirs son fr~re l'a promise à Attila, elle épousera dono le t,yran détesta­ ble en dépit qu'elle en ait. C'est ce qu'elle dit ri~ement à son amant Ardaric quand il essaie de la convaincre de refuser la main d'Attila 1 "Mais enfin mon devoir veut une déférence oa m3me il ne sOllpgonne aucune répugnance. Je l'épouserai donc, et réserve pour moi La gloire de répondre à ce que je me doi. n (v. 681 - 684)

Pour accomplir ce qa'elle consid~re son devoir,

Ildione Tc1 mettre en oeuvre toutes les armes à sa dis- position: son intelligence pour élaborer des plans d'ac- tion, son charme, sa coquetterie pour séduire l'ennemi, son courage enfin pour agir.

C'est ainsi qu'elle réussit à faire croire à Atti­ la qu'elle n'aime ~e lui au monde et que son plUS cher espoir est de devenir sa femme. Elle multiplie les pro­ pos flatteurs pour charmer Attila :

"La main du con~érant vaut mieux ~e sa conquête n (v. 878) et encore: "Apprenez-moi, seigneur, pour suivre vos desseins, Comme il faut dédaigner le plus grand des humains; Dites-moi quels mépris peuvent le satisfaire. a (v. 859 - 861)

Enfin elle se laisse persuader par Attila de se sacri­ fier à sa rivale ••• Ainsi elle refusera les plaisirs du mariage avec lui pour qu'fi puisse satisfaire sa gloire en épousant la princesse romaine.

Ildione conçoit un autre plan pour tenter de sau­ ver les deux rois apr~s leur décision de s'entre-tuer, elle va prier Attila de se marier avec elle: 65.

"Rendre à mes yeux sur vous leur souverain empire, Rattacher, réunir votre vouloir au mien, Et reprendre un pouvoir dont vous n'usez pas bien. " (v. 1622 -- 1624)

Enfin, courageusement, elle décide de débarrasser la terre de ce llfiéau de Dieu" qu'est Attila: sitôt leur mariage, elle le tuera.

"Assez d'autres tyrans ont péri par leurs teDllll8s; Cette gloire aisément tonche les grandes ames,• Et de ce même coup qui brisera mes ters, n est beau que ma main venge tout l'univers. n (v. 701 - 704)

Que son projet ne se réalise point n' enl~ve rien au courage et à la gloire de la valeure\1Se princesse qui l'a conçu.

Quelle piètre tigure fait Attila à côté d'elle l

Il voulait augmenter sa gloire par un mariage avec la princesse romaine mais capitule devant les charmes et la ruse de la princesse franque. Au lieu de dominer les deux princesses comme le reste du monde, Attila a besoin

d'elles: Honorie pour la gloire et J~dione pour l'a- 66.

mour. n ne parvient pas A résoudre la contradic­ tion.

Quant Asa domination des autres, elle est illu­ soire: si le corps est commandé par Attila, le coeur ne l'est point. Attila obtient de ses vassaux une so~ mission externe, jamais leur approbation et encore moins leur admiration.

Ainsi Attila, partagé entre la gloire et l'amour, n'est pas capable d'atteindre son but, d'agrandir et de légitimer sa. gloire. Pour le sortir de son impasse, Corneille le fait mourir. Non dans le combat ou le martyre, d'une mort glorieuse, mais, comme il le méri­ te, d'un vil saignement de nez. Chapitre VI

SURENA Comme la plupart des héros cornéliens des der­ ni~res pi~ces, Suréna a déjà atteint la gloire sociale et politique avant d'entrer en sc~ne. De m3me qu'Hora- ce, il est guerrier, le plus noble et le plus courageux des Parthes. Il a réalisé sa glOire par ses exploits militaires: général de l'armée parthe, il vient de remporter une victoire sur les Romains et les Arméniens, leurs alliés, et de rendre le trône 1 son roi, Orode. Glorieux aux yeux du monde, Suréna ne l'est pas moins pour le roi 1 "Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance. A peine d'Artabase eus-je signé la paix, Que j'appris Crassus mort, et les Romains défaits. Ainsi d' une si haute et si prompte victoire J'emporte tout le fruit, et lui toute la gloire. • Cv. 762 - 766)

Ainsi, quand la pi~ce commence, Suréna est déjà en pleine possession de la gloire sociale et politique: fi a donné à son ~s et à son roi tout ce qu'un héros de sa taille pouvait et devait leur donner. Sa tlche est maintenant de préserver sa gloire, de rester tid~le 69.

! lui-m3me, de se maintenir A la cime héro!que o~ il est parvenu, malgré les efforts jaloux de ceux qui l'entourent, du roi lui-m3me, pour le neutraliser.

Oeuvrant pour le roi et le pays, Suréna semble avant tout avoir oeuvré pour lui-même: sa conquête visait tout d'abord sa propre gloire 1

"Quand je vous ai servi, j'ai reçu mon salaire, Seigneur, et n'ai rien fait qu'un sujet n'ait dû taire; La. gloire m'en demeure, et c·' est l'unique prix Que s'en est proposé le soin que j'en ai pris. • Cv. 789 - 792) Orode prend ombrage de cet orgueil de Suréna :

"Suréna, j'aime ! voir que votre gl.,ire éclate; Tout ce que je 'TOUS dois j'aime A le publier; Mais, quand je m'en souviens, vous devez l'oublier. Si le ciel par vos mains m'a rendu cet empire, Je sais vous épargner la peine de le dire; Et, s'il met votre z~le au-dessus du commun, Je n'en suis point ingrat; craignez d'être importun.. ft Cv. 906 - 912)

De plus, la gloire, l'influence de Suréœ cons- 70.

tituent pour le roi un réel danger qu'il décide de pré- venir en faisant épouser au général parthe sa propre fille Mandane. Ainsi, sous le couvert d'honorer le héros, Orode veut le tenir sous sa surveillance et empêcher qu'une autre alliance de Suréna ne se retourne contre lui. Suréna perce les desseins du roi et supporte mal que ce­ lui-ci prétende dicter sa vie personnelle, d'autant plus qu'U aime déjl Eurydice, la princesse arménienne que le roi destine à son fils Pacorus. Au prince qui se plaint du peu de soumission de Suréna, celui-ci répond avec bau- teur : "Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire Que l'empire des coeurs n'est pas de votre empûe, Et que l'amour, jaloux de son autorité, Ne reconnût ni roi ni souveraineté? ft (v. 1309 - 1312)

Le refus obstiné de Suréna de se soumettre l la décision du roi a pour cause son amour même et surtout le sentiment qu'il a de sa gloire personnelle.

Suréna aime profondément Eurydice z "Plein d'un amour si pur et si fort que le n3tre, 71.

Aveugle pour Ha.ndane, aveugle pour toute autre, Comme je n'ai plus d'yeux vers elles à tourner, Je n'ai plus ni de ooeur ni de main à donner, Je vous aime, et vous perds. Après cela, madame, Serai1:.-il quelque ~en que p~t souffrir mon !me? H Cv. 285 - 290) Cependant, s'11 s'oppose au roi et au prince, son rival, en ce qai concerne son mariage, oe n'est pas uniquement à cause de son amour pour Eur,ydice. Bien plus profond dans son ooeur est son amour de sa gloire. Suréna est prêt à tout sacrifier pour sauver sa gloire. A Pacorus qui le menace, il répond calmement et fermement a Pac: Je ne demande point le secret de vos feux; Mais songez bien qu'un roi, quand il dit: "Je le veux ••• " Adieu. Ce mot suffit; et vous devez m'entendre. Sur: Je fais plus, je prévois ce que j'en dois attendre; Je l'attends sans frayeur; et, quel qu'en soit le cours, J'aurai soin de ma gloire; ordonnez de mes jours. Cv. 1375 - 1380)

Pour se maintenir au fatte glorieux qU'il avait atteint, Horace eût aimé la mort, une mort de sa propre 72.

main, une immolation A sa glclire. De même, SUl"éna prévoit sa mort certaine avec résignation, il semble qu'il y ait déjA pensé comme l'unique solution pour se sauver. Sa mort consaorera sa gloire et confirme:rra l'ignominie du roi. "Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour: Je l'ai dit, avec elle U croîtra chaque jour; " (v. 1651 -- 1652) Pour rester eux-mêmes, pour préserver leur intégrité, Suréna comme Pol3"eucte et Antigone doivent dire .. non"

A la vie et quitter ce monde corrompu par une sorte de suicide déguisé.

A côté de l'image de lumilre et de gloire de Su- réna, quels tristes et sombres personnages qae le roi et son filsl La gratitude est un fardeau trop lourd A por- ter pour les épaules d'un roi mesquin, sans envergure ni noblesse aucune : "Un service au-dessus de toute récompense A foroe d'obliger tient presque lieu d'offense: Il reproche en secret tout ce qu'il a d'éclat, n livre tout un coeur au dépit d'être ingrat. Le plus zélé déplatt, le plus utile gêne, Et l'exc~s de son poids fait pencher vers la haine. Il (v. 705 - 710) A un général exceptionnel devrait correspondre un roi exceptionnels Orode ne l'est pas, le sait, se sent donc menacé par Suréna et c'est ce qui excuse sa con- duite. "Qu'un monarque est heureux quand parmi ses sujets Ses yeux n'ont point A voir de plus nobles objets, Qu'au-dessus de sa gloire il n'y connatt personne Et qu'il est le plus digne enfin de sa couronne! ft (v. 723 - 726)

Sillace, lieutenant d'Orode, jaloux de Suréna lui aussi, conseille au roi 1 "Seigneur, pour vous tirer de ces perplexités, La saine politique a deux extrémités. Quoi qu ' ait fait Suréna, quoi qu'il en faille attendre, Ou faites-le périr, ou fai tes-en un gendre, n (v. 727 - 730)

Orode a assez le sens de la valeur, disons même de l'utilité, de Suréna, et assez d'honneur, pour opter pour la seconde solution. Combien paradoxal et combien révé­ lateur de la personnalité du roi que d'essaJer d'abaisser, 74.

de neutraliser un sujet dangereux en lui off!o~t la main de sa fille et une place au sein de sa famille. Et com­ bien révélateur de la personnalité de Suréna le front qu 1 il a de refuser la princesse Mandane. Il connait suf­ fisammont Orode pour savoir que ce prétendu honneur ni as- surera pas sa vie :

H ••• Slils veulent ma mort, elle est inévitable. Chaque instant que ll~en pourrait la reculer Ne les attacherait qulà mieux dissimuler; Qulà rendre, soue l'appât d'une amitié tranquill~, L'attentat plus secret, plus noir et plus facile. Ainsi, dans ce grand noeud chercher ma s6reté, C'est inutilement faire une lâcheté, Souiller en vain mon nom, et vouloir qu'on ml impute D'avoir enseveli ma gloire sous ma. chute. ft (v. 1654 - 1662)

Le prince doit posséder quelques qualités puisque Palmis, la vaillante soeur de Suréna, l'honore de son amour mais ces qualités ne sont pas du tout évidentes dans la pi~ce. Pacorus nous appara1t plutôt comme un assez triste, assez gris personnage auquel seule sa rivalité avec Suréna, créée par son père, donne de la couleur. Devant la froideur d'Eur,ydice, il déclare à Suréna lui-mIme : "Je crois m'aimer assez pour ne la pas contraindre. Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir, Que je l'épouserais afin de la punir. Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire Quand il rompt, le bonheur de ce qu'on lui préfère. n Cv. 446 - 450)

Il s'abaisse jusqu'au chantage et essaie de faire révéler par Palmis qui est l'amant d'Eurydice en lui pro­ mettant: OLs. princesse aime ailleurs, je n'en puis plus douter, Et doute quel rival s'en tait mieux écouter. Vous êtes avec elle en trop d'intelligence Pour n'en avoir pas eu toute la confidence: Tirez-moi de ce doute, et recevez ma foi Qu'autre que vous jamais ne régnera sur moi. n (v. 635 - 6M»

Pauvre Pacorus l Quel être mép~isable mais comme il doit être difficile d'être autrement avec un ~re sem­ blable, aussi médiocre lui-même et infiniment plus pré­ occupé par la gloire de son général que par le bonheur et la gloire de son propre fils.

Les héro!nes de la pi~ce sont intéressantes par le 76.

contraste qu'elles présententl toutes deux aiment, ne peuvent épouser l'objet de leur amour, craignent pour la vie de Suréna, ne savent quoi attendre de Pacorus mais, dans deux situations qui se ressemblent, réagis­ sent tr~s différemment. Autant Suréna a le souci de son intégrité et de sa gloire, souci qui le conduit A la mort, autant Palmis croit en la vie, pour elle-même et pour son fr~re surtout, et se montre prête A tous les compromis pour le maintenir aupr~s d'elle: "Acceptez mon amant pour conserver mon frère, Madame; et puisque enfin il vous faut l'épouser, Tâchez, par politique, A vous y disposer. Il ( v. 1126 - 1128)

Eur,ydice est plus complexe. Amante passionnée, elle fait A Suréna qui lui est interdit des déclarations déchiran- tes : IIJe veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, Qu'il me fasse à longs traits goater son amertume; Je veux, sans que la mort ose me secourir, ~ujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. Il (v. 265 - 268)

Elle n'en est pas moins princesse. Elle a promis 77.

sa foi A Pacorus et l'épousera, sans amour évidemment, elle le déclare au prince sans ambages : "Je ferais ce que font les coeurs obéissants, Ce que veut mon devoir, ce qu'attend votre flamme, Ce que je fais enfin. ft (v. 472 -- 474) Sa gloire exige cette obéissance et cette fidélité à la foi donnée. Mais un Pacorus criminel, qui aurait trempé dans le meurtre de Suréna, serait indigne d' elle ~

"J'ai part A votre gloire, et je tremble pour elle Que vous ne la souilliez d'une tache éternelle, Que le barbare éclat d'un indigne soupçon Ne fasse à l'univers détester votre nom, Et que vous ne veuilliez sortir d'inquiétude Par une épouvantable et noble ingratitude. Pourrais-je apr~s cela vous conserver ma foi Comme si vous étiez encor digne de moi. ft (v. 1209 -- 1216)

Quand Palmis vient la supplier de sauver Suréna en le laissant épouser Mandane ou en épousant elle-m~me Paco­ rus, Eurydice, au péril de sa vie, se refuse à tout com- promis.

"S'il périt, ma mort suivra la sienne. n Cv. 1686)

Elle nanche cependant dans la derni~re sc~ne et 78.

c~de aux exhortations de Palmis 1 "Je n'y résiste plus, vous me le défendez. Orm~ne vient A nous, et lui peut aller dire Qu'il épouse ••• Achevez tandis que je soupire. n Cv. 1708 -- 1710)

Elle est parvenue A considérer Suréna en dehors d'elle-même, d'un amour généreux, 'oblatif'. Quel che­ min elle ~ parcouru depuis le début de la pi~ce où elle prétendait encore régenter la destinée de l'amant qu'elle ne pouvait épouser J

"Mais, par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir, Je veux que vous aimiez afin de m~,obéir; Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage, Qu'il tienne lieu vers moi d'un éternel hommage, Que mon ordre le r~gle, et qu'on me voie enfin Reine de votre coeur et de votre destin; 8 (v~ .323 - .328)

Mais Suréna mourra et son meurtre entratne inexo- rablement la mort d'Eur,ydice. Ainsi sont réunis dans la mort et la gloire les deux amants qui refusaient tout

compromise La société, les gens établis se fondent sur le compromis et l'intégrité absolue aboutit inexorablement

à. la mort. 79.

Ainsi, à la société qui le boude et applaudit son jeune rival Racine, Oorneille vieillissant exprime son amertwne. CONCLUSION Il serait intéressant, à l'issue de cette étude du th~me de la gloire dans le théâtre de Corneille, de se demander ce qp.e Corneille pensait de l'homme et s'il

était optimiste ou pessimiste en ce qui concor.ne la na­ ture humaine. Nous croyons qu'il penchait vers l'opti­ misme: il donnait à ses héros le libre choix d'action. Ils pouvaient choisir leur forme de gloire, laquelle, en définitive, ne dépend que d'eux. Corneille nous mon­ tre en ses grands héros le meilleur côté de la nature humaine - le sacrifice de soi pour son pays, le devoir, l!honneur personnel, la. fidélité en amour, le courage de

faire ce qu'il faut. Il affirme que l' homme est capable

de grands gestes, ou pour son f>8\1s comme Rodrigue, Ho­ race, Sév~re, ou pour l'honneur comme Rodrigue qui tue

le comte, et Suréna qui refuse de sauver sa vie en

s'abaissant. La gloire récompense les hauts sentiments

des hommes, paradoxalement parfois dans la mort mais une

mort préférable à la vie.

Les exploits des héros de Corneille sont extraor­

dinaires, irréalisables dans la vie, mais c'est que Cor­ neille n'essaie pas de décrire la société. Il ne nous montre pas les hommes tels qu' ils sont mais comme ils devraient être. Il nous présente les exemples des grands hommes et de leurs actions pour montrer l'idéal. Son théttre est non pas une tranche de vie, mais une oeuvre d' art.

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