Cahiers du monde russe Russie - Empire russe - Union soviétique et États indépendants

44/2-3 | 2003 Les pratiques administratives en Union soviétique, 1920-1960

Sabine Dullin and Catherine Gousseff (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/monderusse/1208 DOI: 10.4000/monderusse.1208 ISSN: 1777-5388

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 1 April 2003 ISBN: 2-7132-1813-6 ISSN: 1252-6576

Electronic reference Sabine Dullin and Catherine Gousseff (dir.), Cahiers du monde russe, 44/2-3 | 2003, « Les pratiques administratives en Union soviétique, 1920-1960 » [Online], Online since 10 February 2005, Connection on 19 July 2020. URL : http://journals.openedition.org/monderusse/1208 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/monderusse.1208

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© École des hautes études en sciences sociales, Paris. 1

TABLE OF CONTENTS

Avant-Propos Sabine Dullin and Catherine Gousseff

Administrations et modes de gouvernement

Rebuilding the Soviet nomenklatura 1945-1948 Moshe LEWIN

Sistema centr-regiony v 1930-1950-e gody. Oleg HLEVNJUK

Administration, politique et techniques Réflexions sur la matérialité des pratiques administratives dans la Russie stalinienne (1922-1940) Yves Cohen

Diplomatie et diplomates soviétiques à l’ère du dégel 1953-1964 Marie-Pierre Rey

Soviet industry and the under stalin: a military-industrial complex? Mark Harrison

Profils et destins d'administrateurs

Le passé au service du présent L'administration statistique de l'État soviétique entre 1918 et 1930 Martine Mespoulet and Alain Blum

Vsevolod Balickij bourreau et victime Iurii I. SHAPOVAL

Repressii v apparate MGB v poslednie gody zizni Stalina, 1951-1953.

Une diplomatie plébéienne ? Profils et compétences des diplomates soviétiques 1936-1945 Sabine Dullin

Administrations et société

Policing post-Stalin society The militsiia and public order under Khrushchev Yoram Gorlizki

Le miroir des statistiques Inégalités et sphère privée au cours du second stalinisme Nathalie Moine

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« Kto naš, kto ne naš » Théorie et pratiques de la citoyenneté à l’égard des populations conquises Le cas des Polonais en URSS, 1939-1946 Catherine Gousseff

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Avant-Propos

Sabine Dullin et Catherine Gousseff

1 Ce numéro spécial consacré aux « pratiques administratives en URSS, 1920-1960 », est, pour l’essentiel, issu des Journées d’études internationales (14-15 décembre 2001) organisées sur ce thème par le Centre d’études du monde russe, soviétique et post- soviétique de l’EHESS-CNRS et le Centre de recherches sur l’histoire des Slaves de l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, en partenariat avec l’Institut national d’études démographiques1. Ces journées ont bénéficié du soutien du Centre national de la recherche scientifique et du ministère de la Recherche.

2 La présente publication est conçue comme une première étape dans la réalisation du projet collectif, initié par le Centre d’études du monde russe2, dont l’ambition est de renouveler les approches de l’État soviétique à travers une socio-histoire des administrations. Privilégiant une étude des parcours des administrateurs et une analyse de leurs pratiques, ce projet se fonde sur un dépouillement important de sources administratives de nature et de provenance diverses (dossiers personnels des départements des cadres, dossiers du NKVD et du parti, décrets gouvernementaux du Centre et des républiques, décisions des instances supérieures du parti, directives ministérielles, etc.). Cette démarche déjà entreprise pour éclairer le fonctionnement d’autres États au XXe siècle, permet, en s’interrogeant sur la médiation administrative, de mieux évaluer ce qui fait la spécificité des modes de gouvernement en URSS.

3 Le numéro est structuré autour de trois axes principaux. Le premier – administrations et modes de gouvernement – revisite plusieurs des questions centrales qui ont marqué de longue date l’historiographie soviétique, en particulier la nature des relations entre l’État et le parti et le degré de centralisation et d’efficacité de la « machine bureaucratique » formée d’administrations centrales et locales susceptibles de développer des marges d’autonomie. Les conflits inter-institutionnels, identifiés dans plusieurs études de cas, témoignent du poids que certains secteurs de l’État, notamment en matière économique et militaire, peuvent avoir dans les changements d’orientation de la politique soviétique. Ces conflits montrent par ailleurs la nature très inégalitaire des relations entre administrations et le caractère fluctuant des hiérarchies existantes, les administrations du parti, notamment, n’étant pas toujours favorisées.

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Certaines contributions proposent aussi des éléments de redéfinition de ce que l’on peut entendre par idéologie et politique dans le système de gouvernement en URSS, en réinterprétant d’un côté les projets réformateurs et technicistes que certains secteurs de l’État et du parti ont tenté de mettre en œuvre et de l’autre la force d’inertie de certaines administrations, notamment au niveau local.

4 Le deuxième axe – profils et destins des administrateurs – vise à réincarner l’histoire de l’État soviétique à travers l’analyse de trajectoires générationnelles et professionnelles, tant à l’échelle individuelle des responsables et des cadres qu’à l’échelle collective des personnels d’administration. Face à une histoire traversée par des ruptures révolutionnaires et des épurations violentes, l’une des principales interrogations qui guide la démarche biographique porte sur l’appréciation de leurs incidences au sein des différents corps administratifs. Les contributions privilégient en premier lieu les identités professionnelles, les envisageant dans le contexte de leur formation et de leurs mutations, et soulignent la pérennité d’une culture corporative malgré le profond renouvellement des personnels. Elles s’intéressent également à la reformulation des formes de compétence en interaction avec les exigences, fluctuantes, de loyalisme notamment durant la première grande décennie stalinienne.

5 Le dernier axe – administrations et société – présente, à travers quelques cas d’étude, le rôle d’interface des administrations dans les modalités de contrôle, d’organisation et de connaissance du corps social. En préalable à l’intervention administrative, l’analyse des pratiques met en évidence différentes logiques à l’œuvre dans le classement des individus. La spécificité soviétique provient, semble-t-il, d’une prolifération de catégories hétérogènes, mêlant des critères sociaux et idéologiques, qui aboutit à de nombreuses contradictions et rend largement imprévisible l’action des administrations sur le terrain. Cette spécificité est néanmoins à relativiser au regard de certaines préoccupations plus communes à la pratique étatique, comme l’évaluation du niveau de vie ou la défense de l’ordre public, notamment sous Hrushchev.

6 Les études de cas présentées portent sur différentes périodes de l’histoire soviétique jusqu’à l’ère krouchtchevienne. Elles s’inscrivent, pour les années 1920 et 1930, dans un questionnement historiographique très largement revisité depuis l’effondrement de l’URSS, et qui s’est centré sur une réévaluation des héritages et des recompositions dans le processus d’édification de l’État soviétique. De la révolution jusqu’aux grandes purges, ainsi que le montrent plusieurs des contributions du numéro, les administrations ont été édifiées et remodelées, selon des temporalités à chaque fois différentes et au travers de conflits et d’épurations dont les effets furent souvent violents. Dans les dynamiques analysées pour les périodes de la guerre et de l’après- guerre, les études soulignent d’une part l’empreinte matricielle de la Grande Terreur, et de l’autre, l’émergence et la diversité des aspirations réformatrices ; elles contribuent de ce point de vue à la réflexion menée sur les origines et les limites de la déstalinisation.

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NOTES

1. Nous tenons ici à remercier tout particulièrement Marie-Hélène Mandrillon, Dominique de Lapparent, Françoise Mérigot, Dany Faugère et Stéphane Vari pour leur aide à la préparation de cette rencontre. 2. Ce projet collectif est financé par le CNRS (PICS) et le ministère de la Recherche (ACI). Il reçoit des financements complémentaires du Centre d’études du monde russe et de l’INED. Certaines des contributions publiées ici n’ont pas fait l’objet d’une présentation lors des Journées d’études, mais ont été préparées dans le cadre de ce projet collectif.

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Administrations et modes de gouvernement

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Rebuilding the Soviet nomenklatura 1945-1948

Moshe LEWIN

1 The term “nomenklatura” became popular in Soviet studies in the early 1980s and it was used to denote both the set of procedures the ruling party developed to conduct its staffing policies, and the cohort itself of officials who, having been selected through these procedures, coalesced into the ’s “ruling class.” Before proceeding any further, it is worth pointing out the curious fact that earlier, often very reputable, histories of the Soviet political system did not even use this term, although the discovery of “nomenklatura” implied that it revealed something new and that earlier writers might have missed something important. An implication like that would be inaccurate. Earlier authors often departed from the common knowledge that the ruling party, in fact and by its own admission, had appointed its own members to the most important positions in the state’s administration and in the party’s own apparatus, since the early stages of the regime. And it was done by a well-known party apparatus department -- the Uchraspred. The precise staffing procedures of the country’s institutions could await further more detailed monographs. Despite the impression of some new revelation, a new key to Soviet reality, the authors who put such a great emphasis on “the nomenklatura” and “its power” did in fact tell the same story, sometimes even less competently than others. Introducing a new, catchy term meant just this -- a term.

2 On the other hand, the classifier “ruling class” that intended to reveal the socio- political content of the “Soviet nomenklatura” was potentially a more interesting idea -- had it not been for the fact that it was used, primarily, as an ideological teaser. “Ruling classes,” it seems, is not the term writers like Milovan Djilas or Michael Voslensky would use to tease other countries -- but they were ready to use it for the USSR in order to beat it at its own game, using Marxist vocabulary to imply that the USSR had a class structure and a “ruling class.” But the play with these terms did not improve matters for us either. All this was said by -- and maybe taken from -- say, a Soviet oppositionist like , who analyzed the making of a Soviet ruling stratum in texts from 1928 and 1931 but used “ruling stratum” or “elite”, not

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“class” -- the latter having been a contentious term among party oppositionists of the 1920s, notably because it was quite problematic to speak then of the Soviet leadership and of its apparaty as being owners of production means as was the case with feudal lords or capitalist entrepreneurs.1

3 “Nomenklatura” proponents might have had a point had they explained what was gained by the new emphasis on “ruling class” instead of some other concept. An elite is a narrower, less ramified social group than a “class.” A class may contain one or more elites but it also needs a rather large social base of its own and supportive groups inside society. If better defined and shown as evolving over time, the definition and study of such social constructs could have deepened our understanding of the evolution, vitality or decline of the system, because the development, especially after Stalin, made the use of a sui generis “ruling class” justified at some stage. With a further proviso that the role of the different meanings and practices related to the term “nomenklatura” needs explaining and should not be used as just some catchy novelty.

4 Be that as it may, we are mentioning the “class” versus “elite” (or “stratum”) quandary just in passing. Our main focus here for the moment is the actual technique of the “nomenklatura” as one of the party’s devices to maintain its control. It is sometimes claimed, notably these days in , that the “nomenklatura” system was the ultimate arcanum imperii of the regime. We will show why dealing with “the technique” is of interest, but will also insist that handling the staffing of leading positions in party and state apparaty can be understood only as part of a broader ongoing process of the bureaucratic takeover of all the levers of power, whereby the administrative upper layers -- the main object of the party’s control -- turned into an encrusted power grid.

5 If so, “nomenklatura” in itself was no key to the system. Actually, there was no single key to this gate although many just craved for one -- a bundle of keys is necessary. Bureaucracy was not just being there -- it was evolving, exhibiting trends and undergoing changes. The ruling networks were “mutating” -- and so was the society around them. No particular technique gives a sufficient account of the complexity of the phenomenon. Our study does focus on the “technique” and cannot do much more -- but the correlations with broader systemic trends will be strongly suggested as crucial for the analysis of the stages the system went through and of its demise. Otherwise, the outlandishly sounding term “nomenklatura” remains just a scarecrow.

6 We are concentrating on the1945-1948 period, notably because good archival material became available but also because this was an important postwar period when the system, including the party machinery, had to be rebuilt, thereby unraveling also many phenomena the party was facing and was going to face till the end of its existence.2 Occasional glimpses into later years will also be offered to make these implications clearer. But first, a thumbnail sketch should be offered of the making of policies that can be grouped under the “nomenklatura” label.

The cadres’ policy : delving into the apparatus of the Central Committee

7 Party and state organizations must be staffed -- and the party took this function upon itself from the very beginning, for the party’s own cadres in the first place. Quite soon though, all the key positions of power and influence in the state were included in what

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became an intricate procedure being worked and reworked as the system passed through ever more complicated stages.

8 “Nomenklatura” meant, at first, a list of key jobs in party and state administrations to be filled by politically reliable and professionally competent personnel. But the term came to be used to denote the whole, ever more complicated set of procedures of selecting personnel for jobs of responsibility, from the highest to the lowest in all the administrations. A special department in the party apparatus -- changing its name and structure over time -- dealt with this task. It worked at establishing lists by branch, rank and category, and fixing the level of party or state body (Politbiuro (PB), Orgbiuro, TsK Secretariat, Sovmin or ministries themselves) -- obviously depending on the ranks to be filled -- to whom names of candidates for office were to be submitted for final approval (or rejection). The practice was actually begotten initially by the dearth of leading party personnel during the civil war. It made the early administrative bodies of the party’s Central Committee -- the Organizational bureau, the Secretariat and an “Uchraspred” (Uchetno-raspredelitel´nyi otdel : Registration and Distribution Department) -- indispensable and overworked. Thus a very much needed candidate for party secretaryship in a locality -- who had to be elected according to the party’s statute -- was sent in from above and quite predictably, immediately elected. The habit stayed on -- the proverbial Il n’y a que le provisoire qui dure proved to be valid yet again : the practice of election of top officials by the membership of local organizations began to wither away initially, in fact, unwittingly.

9 The slogan (and practice) declaring that “Cadres are the key” (Kadry reshaiut vse) for making a revolutionary policy work, also emerged out of the same experience of the early upheavals in the regime’s history. The dearth of cadres actually meant dependence of the regime on the availability of energetic and dedicated leaders who could rally existing supporters or administer political institutions that could stabilize the new regime’s inherently shifty and fragile foundations. In the longer run, the system’s evolution (into ) turned the dependence on cadres into a source of political paranoia and a wish to escape this liability by periodically turning them into scape goats. Before this aspect actually becomes visible, we are allowed to argue that Stalin’s slogans concerning the role of “cadres” contained the seeds not just of his future paranoia, but actually of the very essence of Stalin’s rule. All this can be gleaned from Stalin’s own presentation of the problem as he revealed it to the XII Party Congress and put it firmly on the party’s agenda.

10 Stalin wanted cadres to be “people who know how to execute directives, understand them, accept them as their very own and who know how to transform them into reality. Otherwise, politics loses its meaning, it turns into ineffectual waving of one’s arms. This is why Uchraspred becomes so enormously important. [...] it is indispensable to study every nominee in minute detail.”3

11 It is easy to see how a conception like that, if and when it gets actually adopted, would put an end to the existence of the party as a sovereign political body. Cadres were here to carry out orders -- quite obviously not to participate in choosing the policies to be executed. Anyone in the party actually belonging to “cadres,” the party continued to merit the designation “political” so long as oppositions could still do battle for alternative strategies. Moreover, what is important for our theme here is the not clear implication of Stalin’s pronouncements on “cadres” that the quality of policies and strategies decreed from above could never be wrong. Everything depended entirely on

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the quality of the executors. The idea of purges as retribution for failure by cadres to deliver the expected results was inscribed in such a conception and it remained valid for the whole Stalinist period.

The nomenklatura before 1946

12 Our sketch of the early stages of the policy borrows details from an article by two Russian authors, who alternate some judicious statements and an attempt at a broad sociological analysis with unwarranted hyperboles about the nomenklatura.4 They see it as a “uniform system,” “military in its harshness,” involving several million people. Their data do not support this kind of generalization and we will see that things actually looked rather differently.

13 The names of the departments that had been dealing with cadres since the inception of the policy kept changing : it could be “Orginstr” and/or “Uchraspred” or, as of 1923, “Orgraspred” -- acronyms pertaining in each case to organization, registration and distribution of personnel.

14 It was the XII Party Congress (April 1923) that called on the Central Committee to select not just party leaders but also soviet, economic, cooperative and other leading personnel. The Uchraspred department had to be strengthened to cope with the task and in mid-1923, a commission under Molotov and Kaganovich prepared the resolution “on nominations” that the CC endorsed and the XIII Party Congress approved. The whole activity aimed, in party jargon, “at getting a handle on the state apparatus.” It manifested itself, among other things, in “distributing” 10,351 officials to different posts during the whole of 1922, 6,088 in the first quarter of 1923, 12,227 posts between May and December 1923. Uchraspred had its hands full, no doubt. The work needed some measure of predictability and this was hoped to be achieved by officially approved nomenklatura lists. We can quote the lists that were reworked and spruced up by CC decisions in November 1925. They were never made public. Initially, there were two of them, with posts listed in list No. 1 needing a final approval from the Central Committee, No. 2 needed coordinating with and an approval by the Uchraspred -- or whatever name the Central Committee’s department for cadres had at a given period.

15 Later, an additional set of jobs of “elective offices” was produced that had to be approved or pre-approved by special commissions selected by every body or congress where the procedure stipulated elections. Other jobs of some importance not included in these lists went into rolls that were prepared by government and lower party agencies themselves. They also did the nominating-dismissing because this was “their own” nomenklatura but, in some cases, “coordination” with the CC’s Orgraspred was still needed.

16 One source containing Politbiuro decisions from March 1926 makes it clear that the Orgbiuro continued to work on the nomination procedures of candidates to posts of responsibility (otvetstvennye rabotniki) and that the procedures had to follow an institutional path -- from CC’s Secretariat, through the Orgbiuro and up to the Politbiuro with a distribution of prerogatives for each of these levels to have the last word on specified categories of ranks.5 The Politbiuro was the final arbiter on posts from the crucial list No. 1, after they were scrutinized by the two lower bureaus. This concerned both nominations and dismissals.

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17 In mid-1926, list No. 1 contained 641 top positions of state and party agencies, followed again by an other list of posts in “elective boards and offices of central bodies” with 894 jobs in them. We know that “elective” positions had to be pre-approved in this system. We won’t waste any irony on the obvious. Most of them were memberships in the Supreme Soviet’s Presidium, in the Council of Commissars, the leading bodies of the Central, Russian and other “nationalities Soviets,” and smaller numbers of leadership positions in agencies -- seventeen in the Komsomol, fifteen in the central Trade Unions, twenty three in the branch trade unions councils. Institutions of lesser weight had no more than one or two leadership positions.

18 The government-party list No. 2 specified jobs -- and numbers of jobholders -- for fifteen commissariats including the Supreme Council of the National Economy (VSNKh) and the Gosplan, three key banks, the Supreme Court, the military agencies (the “Revolutionary-War Council” (Revvoensovet), the Army’s Political Directorate, The Chief of Staff, and Commanders of fronts and of military districts), the GPU, the Central Statistical Agency, TASS, editors of the central press, Executive Committees of the USSR and the Russian Federation, the apparatus of the Council of Commissars and of the Central Committee of the party. The latter included seven heads of departments, twenty positions in the Lenin Institute, twelve basic regional party bodies -- and the party secretariats of and Leningrad.

19 The total of jobs in both lists -- 1,535 -- represented positions of importance in all party-state governing bodies and agencies.

20 However dreary such enumerations, they give positions and numbers of the top governing layer and allow us to realize the relative simplicity of the administrative system of the NEP -- compared to the later 1930s and the postwar period when listing top party and government bodies would take many pages. The respective nomenklatura lists expressed this state of affairs. There will be over 41,000 CC- dependent nomenklatura jobs in 1946.

21 So much for the higher ranks. But we remember that lower but important bodies had their own nomenklaturas for officials under their jurisdiction. On November 16, 1925, all Regional party Committees and equivalent bodies were required to produce such lists of local (republican, regional, district) top jobs whose nominations depended on their own decision, or had to be negotiated (soglasovannye) with a higher body : a central ministry or a party body, according to the rank and importance of the job. The procedures could take on different forms. If the nomination was questioned by a local party organization, a CC secretary or head of Uchraspred would arbitrate and help reach a final decision.

22 Any changes concerning offices and officials from lists 1-2 had to be presented to the Orgraspred and get final approval from the CC.

23 Without questioning the very principle of a central nomenklatura, two top economic administrators, Bogdanov (VSNKh RSFSR) and Piatakov (VSNKh SSSR), disputed the scope of the CC’s lists6 and requested more coordination of the nominations in question with leaders of these administrations -- an attitude other top managers of administrative bodies certainly shared and probably criticized in private more sharply -- although in those years it was still possible to do it openly too, before the CC.

24 The procedures of applying the lists to real life brought tens of thousands of people milling in the couloirs of the Uchraspred waiting to get their appointments, travel

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passes (putevki) or instructions. Many of them were not on the CC lists but not everyone understood the intricacies of the procedures. The offices in question turned out to look like “labor exchanges” (birzhy truda) or “a transit depot” (prokhodnoi dvor), or “a scramble” (svalka), as party members quipped and protested during a Uchraspred session.7 Speakers who took the floor during this session (December 1926) in the CC building claimed that a privileged caste of party workers was being created in this way and there would be no safeguard anymore against the infiltration of “hangers- on” into the party -- a fact that created “murmurs” in the ranks of conscientious workers. One speaker on the same session, after having quoted some relevant statistics, exclaimed : “how can we achieve a growing experience and professionalism when in just two years almost the whole pool of activists is being shuffled around, from place to place.” Such ‘shuffling around’ (peretaskivanie), more neutrally called ‘turnover’ (smeniaemost´), was endemic in the nomination process and would remain so, at least, well into Khrushchev’s days.

25 The nomenklatura procedures became extremely frenetic and ever more disorderly during the hectic 1930s, entirely disturbed and confused by the great purges, beginning after Kirov’s assassination at the end of 1934. Parallel to the massive destruction of cadres, there went on a desperate and chaotic promotion to replace “enemies of the people” that were exiled, imprisoned or shot. Considering the scale of the upheaval, there is no reason to expect any orderly “cadres’ policy” in those years, especially when the party’s departments entrusted with conducting this business were being constantly purged themselves.

26 The personnel policies would have to endure some more upheavals, notably during WWII and immediately thereafter -- we will mention those later. Suffice it to say for the moment that when peace came and such policies were put again on the agenda of the party apparatus, the theme was discussed as if the nomenklatura system had no precedents and was being established from scratch. In many other cases, when a state institution was being founded, precedents -- notably from the tsarist past -- were carefully considered. But the restoration of the by now “old” nomenklatura “technique” proceeded, apparently without referring to its past -- except for hints in passing that the “currently existing one” was never formally approved. That was somewhat puzzling in view of the fact that the two leaders who had “manufactured” and run this cadre policy since its inception, Kaganovich and Molotov, were still in top Politbiuro positions. Were they being snubbed because Stalin apparently groomed “an outsider” from Leningrad, the new secretary Kuznetsov, to become his heir without consulting his old acolytes ? This is one of the possible speculations. There could be others.

1946: the turning point

27 The 1946 “turning point” was initiated in order to reshape the party apparaty for the task of directing the country’s administrative leadership towards peacetime aims : ideological education or re-education of the cadres themselves and of the population at large, mobibilization of the country to fulfill the first peace-time Five-Year Plan, in conditions of devastation and misery created by the war and by policy blunders. A few quite revealing phenomena concerning the party and its ruling techniques emerge from documents concerning these years.

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28 The pivotal department in the apparatus of the CC that dealt with personnel matters of all the upper ranks in state and party administrations was called at that time “The Cadres’ Directorate” (Upravlenie kadrov) and we will refer to it as Upravlenie or Directorate for brevity’s sake. This important party agency met with the new CC Secretary A. A. Kuznetsov (June 21, 1946), in a closed session, to discuss the state of the cadres’ policy in the country and of this department itself. The source -- substantial and quite unique minutes -- offers a wealth of information, some of it quite startling.8 The session was closed even to important members of any other CC department. One such official was spotted and quite unceremoniously asked to leave. From the numerous speeches of the participants who took the floor, one could learn that consultations of this type -- frank, all ranks present, comradely in tone and roaming over quite a vast panorama of problems and information -- never occurred before in the department nor, as far as these participants knew, anywhere else in the rest of the party apparatus. Heads of Directorates or chiefs of sectors tended to do things “from above” without much consultation and this will become even more obvious to the reader, after he gets acquainted, later in this paper, with the CC’s steep rank pyramid. Bureaucratic manners, it transpires, were ripe in the central apparatus itself -- and one can sense from Kuznetsov’s reactions to the complaints of the officials present at this session that he would like to do something about this. But the first point of order was the task ahead. Since the last CC meeting, a few months before, the whole apparatus of the party had been undergoing changes in an effort to improve its performance -- but it still suffered from many weaknesses.

29 During the war problems with and performance of the apparatus were not dealt with. The whole party structure was busy handling basically war-time, mainly economic tasks. The boundaries between institutions were blurred : “It was difficult to discern where the CC apparatus ends and where the apparatus of the State Defense Committee or of Ministries begins” -- testified one of the speakers. The redistribution of cadres served war needs -- and this proceeded apparently successfully. The Upravlenie selected and distributed 96,000 officials, always “on the double,” as war requirements usually imposed. Moreover, many leading party officials were mobilized and were replaced by new people, including in this Upravlenie itself that was constantly plagued by endless shortcomings, in particular the absence of intra-departmental coherence. Its sectors specializing in different branches -- the military, aviation, metallurgy, electrotechnical output -- did not carry the same weight. Some, as the saying went in the Upravlenie, were “of substance,” some others less so or not at all. Consequently, chiefs of the important sectors had access to the Head of the Upravlenie, they were “in” (byli vkhozhi, in Russian) -- others were not.

30 At the same time, the very fact of working for such branches opened a window to a broader liability that could have been suspected by students of the system, but can now also be documented. To put it simply, such sectors of the party apparatus tended to become “an appendage” (pridatok) to the ministries. Ministers therefore felt that they could disregard those sectors or even the whole Upravlenie, even in matters of nominations of their top personnel (even if they belonged to the nomenklatura of the CC). Most heads of the Upravlenie looked on and were afraid “to step on the foot of important ministerial bosses, let alone of the ministers themselves.”9 They mostly sided with the choices made by ministers and not with the ones of the Upravlenie’s sectors.

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31 As one would have expected, the knowledge of the cadres at large was scanty -- and the nomenklatura system must have been rather in abeyance. We learn that “nobody approved it, nobody examined it.” Hence, thousands of important posts were vacant or were occupied by people who were not being approved for months, because “we did not know the cadres.” By June 1946, 5,697 officials -- 14 % of the putative (not approved) nomenklatura -- had been on the job without confirmation, sometimes for about a year.

32 The way an energetic secretary like Kuznetsov would like this work to look transpires from his remark about the absence in the Upravlenie of a reserve of candidates for high positions. A candidate for a ministerial job was usually offered ten days after the request was made -- when it should be offered, according to Kuznetsov, the very next day! An apparatchik’s dream of a pushbutton supply of a minister or another chief, whenever the Politbiuro was looking for one. In the meantime, the reality was different. Officials were not being replaced fast enough or removed at all -- whereas the situation warranted that many be removed urgently, including from the ranks of many deputy-ministers. Many nominations were made in a hurry -- with sometimes catastrophic results. To illustrate the latter case, Kuznetsov shared a secret with his audience : “Why beat about the bushes ? We are in a closed meeting today. We should say that it is also urgent to replace a number of ministers.” One alarming example of the party apparatus’ failure in supervision and judgment occurred during the war. “This is a very unpleasant, dirty business, but it must be told.”10 It turns out that during the war, the air force was receiving defective planes from industry. Numerous plane crashes and the death of many pilots could be attributed to this criminal mismanagement. The front frequently needed more aircrafts but thousands of planes remained grounded in airports, unable to fly. The thing was hidden for some years from comrade Stalin -- and the sector of aviation in the Upravlenie that had to control things did not react. They actually knew but kept quiet about it.

33 Obviously, those directly involved in the affair were punished -- but Kuznetsov did not elaborate. (At that time he did not know that the accusations against the Minister of Aircraft Building and other officials were bogus -- most of them survived miraculously and were rehabilitated under Khrushchev.) What counted for him was the fact that the Upravlenie still did not know the cadres well enough, continued to offer unworthy candidates for important positions -- and next was ashamed to admit its error or tried not to wash its dirty linen in public. Many “flops” were cited -- nominees who did not cope, or who actually were released from camps after they did their time for trotskyism or some other reprehensible transgression. What irked Kuznetsov most was the fact that the firing of such people was initiated by Abakumov (Head of the secret police), when the initiative should have come from the apparatus’ Upravlenie.

The new approach

34 The minutes of the Cadres’ Directorate meetings and other sources offer the outline of measures the Politbiuro envisaged in order to put its own house and its cadres’ policy at large in order.11 Hence, an effort to redefine the functions of the whole apparatus, to clarify the division of labor among them and, not less significantly, to change the way the central apparatus dealt with the economy. Astonishing as it might have sounded, this apparatus was now to shun direct involvement in the details of economic management and of those managers’ performance! From now on, functions and

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spheres of action between party and state had to be redefined and separated. The CC -- it was now clarified -- was a policy setting body (direktivnyi organ) -- it provided guidelines or directives to the Government. The apparatchiki were, clearly, baffled to hear that the CC would no longer deal directly with economic problems. In fact, economic departments in the CC -- like the one for agriculture or transportation -- were being liquidated. The orientation was now for the apparatus to deal mainly with the party itself and all top cadres -- without looking into their basic branch activities and performance. The CC would, of course, continue to give directives to the government, including on the economy. In addition, through the supervision of the cadres, problems of economic performance will keep coming up, so to speak, indirectly. Local party organs on the other hand -- like the Regional party Committees (obkomy) that carried out “executive” (ispolnitel´nye) functions -- should keep the economic sectors in their apparatus and continue supervising the economic sphere as before. Obkomy should not copy the structure of the CC.

35 In an effort to introduce some clarity into the ever more obscure frontiers between the top two bodies just below the level of the Politbiuro, it was now stated : the Orgbiuro will deal with local party organs, call them in and listen to their reports, propose improvements -- though this was not how the Party Statute previously defined its task. The Orgbiuro was a body working in regular pre-set sessions or meetings (zasedaiushchii). The Secretariat, on the other hand, was a permanently working body that met every day, at any time of the day, as needed. Its main functions consisted in preparing the agenda and the materials for Orgbiuro meetings and in checking the execution of decisions made by the Orgbiuro and the Politbiuro. The Secretariat was also to be responsible for the distribution of leading cadres all over the system (through the appropriate TsK departments). Helping local party organizations to control effectively state and economic organs, criticize them, be political leaders of the masses, was now the main objective of the top party leadership and those were the terms they used.

36 What caused this kind of reorganization, “away from economics”? We were offered only a hint so far -- but the depth of the problems demands an elaboration and the documents are not shy : massive facts, from many sources, Kuznetsov’s obvious urge to air the problems frankly -- “we are among ourselves here” -- point to a far from rosy picture in local party bodies, i.e. in any party organization below the CC, but even the central apparatus itself was in the danger zone.

37 The main cause for alarm was the widespread phenomenon of the subjugation of party officials to economic ministries.

38 One aspect of this subjugation was sometimes called “self-supply” (samosnabzhenie), which covered different and widespread practices. Heads of state agencies -- especially the economic ministries or their lower agencies, offered, illegally it turns out, financial inducements like premiums, prizes, bonuses, valuable gifts, endless services (dacha building, home improvements, places in fine sanatoriums) for local party secretaries and their families -- all from ministerial coffers of course, i.e, from state coffers. This economic cushioning of the party elite “took on very vast proportions,” our source states.12

39 More material about this comes from another Kuznetsov document from the latter part of 1947.13 The PB had just issued a stern decree against the practice of party people being given premiums by economic managers. During the war, the practice was

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generalized -- and it went “from top to bottom.” Moreover, in conditions of food shortages and low living standards -- in 1947 it was more like famine, rather than just low living standards -- , there were numerous cases of party bosses from the party hierarchy actually engaging in illegal so-called “pobory” (meaning requisitions, if not extortions, of food, merchandise, etc.) from economic organizations. These, of course, were crimes. Such practices, again according to Kuznetsov, “are in essence a form of bribe that puts the party representative in a state of dependence from economic agencies.”14 This means that the interests of the agencies were served to the detriment of state interests. The defense of state interests against any particularism being the task of the party, how can party officials defend those interests if improving their own material situation depends on bonuses and benefits from economic managers or other administrators ?

40 Ministries were putting party bosses, including highly placed central apparatus leaders in all the regions of the country, on lists for remunerations -- “and this is wrong,” said Kuznetsov during the 1946 meeting with the Upravlenie.15 Massive facts about these practices were uncovered and reported to Stalin not by the party apparatus -- we already know that this causes a high party secretary to wince -- but by Lev Mekhlis, Minister of State Control.

41 The central apparatus knew all this but did not report because they did not ascribe much importance to such behavior. It was, as we just learned, so widespread that they -- we surmise -- got used to this. Stalin supposedly declared that such usage of national resources was a crime. “Bribes” create cozy “family” relations, party bodies become playthings in the hands of managers. If continued, such a shameful situation would spell ruin for party people.

42 Whether such wording really came from Stalin, or was Kuznetsov’s own, the problem and the task were stated quite dramatically : “Party organizations must regain their independence” (Partiinye organizatsii dolzhny stat´ nezavisimymi).16

43 This alarming situation was the underlying reason for the decision to take the central party apparatus out of the economic activity and to restore the party’s proper functions as the leaders saw them : going back to controlling everyone’s cadres but no longer being directly involved in economics. The menace of a monumental sellout of the political agency to the economic ones required urgent action. It would not take long to realize that the directive “to get out of the economy and go back to party work” would produce complicated side effects.

44 The picture we just contemplated had, as we already hinted at, yet another twist to it, although the source was the same. In addition to the loss of power as result of “getting bribed,” there was yet another “leakage” in the supposedly tight party-dominated system -- ministries tended to disregard nomenklatura rules in many ways and did not respect the Upravlenie very much (“When did you see a minister coming into the Upr. kadrov lately ?” asked one discussant. This was met by an interjection : “And when did you see his deputy here ?” -- which brings us again, in this context, to the same outcry from the apparatchiki : “We lost power!” --stated one of the speakers. They certainly realized that if ministries treat nomenklatura rules so carelessly and sometimes just do what they wish with and to it -- what other means exist to control them, what other functions can the Upravlenie possibly have ? Kuznetsov confirmed expressis verbis at the end of 1947: ministries treat the central nomenklatura “in an unacceptable manner.” More broadly, “The habit of nominating and dismissing officials that were

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included in the Center’s nomenklatura without the approval of the Central Committee took on unacceptable dimensions.”17 A number of ministries made 70-90 % of their staffing decisions on positions included in the Central nomenklatura without informing and asking for the CC’s consent. They did ask for authorization much later, when the people in question were already either in or out. Now the Central Committee requested that the Upravlenie put an end to this practice. From now on, proposals of changes of jobs or their listing in a nomenklatura of a particular level of the government hierarchy should be discussed in the appropriate CC institution. In all cases, the Upravlenie should begin the procedure and next, depending on the importance of the job, the case would go higher up. The Upravlenie should, in cases of transfers or dismissals, deal simultaneously with candidates for replacement. Ministries do have the right to propose these changes, and the Upravlenie is warned that it should not make decisions of this kind inside its own apparatus (apparatnym putem). The matter must be submitted for final decision to the CC.

45 It is clear from such materials that the procedure did not automatically entail sending in nominees chosen unilaterally by the CC. The government agencies themselves were involved and probably suggested most of the candidates for nomination. Except in cases of a big failure and crisis in some ministry, or when an entirely new agency was created, new leaders might have been sent in from above by the CC apparatus.

46 Another weak link of the cadres’ policy stemmed from the endemic weakness of the cadres’ departments that existed in every ministry. A special post of deputy-minister for cadres was created by Politbiuro decision in 1938, but they did many things except running directly their personnel department. The problem was actually studied by inspectors who found that in 48 out of 57 ministries and other government agencies, deputy-ministers did not interview candidates for jobs, did not bother to staff personnel departments with qualified officials, did not assign them to adequate offices, did not approach the CC with any problems concerning this whole sensitive activity. Not to mention the fact that the crucial precaution of having a list of candidates on reserve, as was prescribed to them in 1946, was neglected.18

47 A CC decision was, of course, enjoining deputy-ministers to mend the deficiencies of their cadres’ departments, to stay in touch with party bodies of the appropriate level. The Upravlenie, naturally, should look for better candidates for those jobs of deputy- ministers for cadres -- although all these measures had to be taken in consultation with the respective leaders of the concerned government agencies.

48 Again, an additional revealing feature emerges in this context : ministries tended to discuss and decide nominations with their direct superior -- the Council of Ministers with whom they handled most of their other important problems. So the cadres’ problem would also pop up, “as one would say, somewhere in the vicinity of items like metal, cement and timber,” quipped Kuznetsov, leaving the CC out.19 From the party’s point of view, such shortcomings in cadres’ policy, made a string of major failures unavoidable. In many ministries, cadres were selected on “grounds of family ties.” The source gives numerous examples : bosses hired their relatives and covered up for their incompetence or even for their misconduct, offered jobs to pals with criminal records, hired thieves or would-be thieves, others who soon turned out to be traitors (and flee abroad...), nominated weak people, without principles, bootlickers who contributed to an impression of efficiency but hid their failures from the CC. The worst offenders were to be found, probably, in agencies dealing with supply and commerce : “cadres are

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selected here, as a matter of common practice, on the basis of personal acquaintance, sale and purchase of positions, and also on grounds of common ethnicity.”20

49 The list of personal and institutional misconduct all over the state administration was long. Obviously, a strong intervention was needed. The implications were -- the reader certainly noticed -- that this heavy price was attributed to the tendency of state officials to handle cadres among themselves, or to defer to the Council of Ministers, thus escaping the party’s watchful eye. But the watchful eye -- the Central party apparatus -- was not innocent and could not be left out from the Secretariat’s indictment. The absence of proper oversight was the fault of officials from the Upravlenie although they were part of the Central party apparatus -- the system’s sancta sanctorum, not less, as was sometimes preached to apparatchiki to make them do their work with a deeper sense of their mission.

50 The material we have presented so far has unveiled features of the system that were overlooked or misunderstood before. They pertain to the nature of the Soviet bureaucracy and the problems it created for the party. The idea of a “nomenklatura,” a “ruling class” composed of all those nominees, tightly controlled from above, actually helped miss deeply seated trends and fissures that the party had to deal with and never managed to overcome.

The nomenklatura : a renewal

How was the apparatus reorganized ?

51 The CC secretary A. A. Kuznetsov appeared before a closed meeting of directors of party schools towards the end of 1947, and presented to the audience the reforms in state administrations and the party’s own apparatus that had been launched a year before, adding more details on this occasion to clarify the rationale of the “new line.”21

52 The work done so far aimed at a “perestroika” of the managerial structures of state administrations, notably in the economy where a great number of factories that worked for the war turned to civilian production. The perestroika going on simultaneously in the party apparatus aimed at streamlining these party bodies to be able to effectively guide the state apparatus during a difficult transition to peace-time reconstruction. It is interesting to note that whereas the principle of efficiency in the state machinery dictated the need to break up many oversize ministries into smaller agencies, the opposite principle seemed to be more expedient inside the party apparatus. The party had to concentrate on launching and propagating the first postwar Five-Year Plan. The previous slogan of “everything for the front,” was to be replaced by “everything for the Five-Year Plan,” which seemed like the best set of objectives to unite the population around. That was important in view of the fact that the VKP(b) had no (formal) program. A program commission was established by the XVIII Party Congress (its work was probably interrupted by the war). “Our program consists, in substance, of Stalin’s Constitution and the FYP” -- a rather ambiguously sounding statement from a CC secretary.22 He could not have stated anything like that without Stalin’s pre-approval or direct instruction, which allows us to surmise that Stalin did not need party programs anymore -- he was the program.

53 In this meeting with party school directors, a clear division of labor was established between the CC and the Council of Ministers. The CC no longer intended to handle

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economic problems directly. A streamlined Upravlenie would now be entrusted with handling all the leading personnel of state administrations and of the party. All this required reorganization. If the party apparatus was in considerable flux almost all the time, the basics always remained, more or less, the same. This is why the structure entrusted with handling cadres that emerged in 1946-1947 is sufficiently instructive for us to delve into in some detail. The Director should have five deputies. The Upravlenie, instead of its 50 departments (otdely) would now have 28 -- a group of ministries and other agencies being assigned to each of them. There would be one registration department for the whole Upravlenie and several other service sectors. Among the 28 departments, one for cadres of party organizations, another for soviet institutions, for the armed forces, for training and retraining party cadres, for internal affairs, foreign trade, one for the complex of state security-prosecution-the judiciary, another for communications, a sector for each of the main branches of industry, as well as agriculture, finance and trade, higher education and science, publishing, art... A very complicated Upravlenie indeed, and a rather bulky one, employing about 650 officials. Probably the biggest in the CC apparatus -- until new changes, only two years later would send the whole apparatus back to an earlier functional-economic pattern.

54 By the beginning of 1949, the specialized branch sectors of the Upravlenie were transformed into separate independent departments. Officially they would just deal with the cadres in these branches. In fact, such CC departments would continue to get enmeshed, volens nolens, with the managerial structures in the economy because of the very character of the branch system -- a phenomenon that the 1946 reforms of the apparatus tried to forestall. Thus, what was supposed to be a turning point in 1946 became “a returning point” two years later. This will become clear when we look somewhat more closely at several features of this “return.”

55 Instead of the bulky Upravlenie for cadres and the more narrowly specialized department for inspecting party organizations,23 a new scheme made its appearance. Another document (that has no date, but is probably from the beginning of 1949) explained the organizational chart : the apparatus of the CC (under the overall guidance of, mostly, the Secretariat and an important role in it for the Orgbiuro) supervises and deals with problems pertaining to the working of central government agencies (115 ministries) and organizations (republican and regional party bodies) that are distributed among the new CC departments.24 It was not going to be an easy task for any of them in view of the fact that each of those state agencies engendered multitudes of local branches and especially incoherent supply-and-marketing networks that proved problematic to every and any inspecting agency. Consequently, the object of the apparatus’ supervision was an ever more complex labyrinth of networks.

56 Each of the apparatus’ departments had its own internal structure with varying degrees of complexity, and each one had its own registration unit. But there also was a service structure common to the whole CC. These general “supervisory departments” included the statistical service, but also coordinating departments like the general secretary’s “special unit,” a secret and an encoding sector, and different “groups” and “special officers” not well known to outsiders, including a group for serving foreigners, a separate “department of the CC” (possibly an auxiliary secretariat for the Orgbiuro ?), a pivotal “General department” through which all important papers and assignments “traveled” to and from the other departments, a “Business office” (Upravlenie delami), a public information group for responding to letters, a group dealing with the “unified

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membership card and membership registry,” “a commission for travel abroad,” a special “Kremlin group,” a unit dealing with “auxiliary farms” (probably part of the Business Department that also had a car-and-technical sector).

57 As we can see, the organization chart of the country’s power hub was anything but simple. But before we raise the question whether it was adequate for the immensity it was supposed to oversee, a detour into the regime’s ideological trends of the times may be useful.

The Zhdanov context

58 The spirit of the policy of Zhdanovism also made a deep imprint on the life of state administrations and of the party apparatus itself where large numbers of educated people were employed. The introduction into top party and state agencies of the archaically sounding “Courts of Honor” squared poorly with any solid administrative logic and mightily interfered with substantive efforts to improve the professional level of the state and party apparaty. These “Courts” were supposed to instill in the apparatchiki a sense of patriotism and pride in the unique achievements of their (Stalinist) fatherland through staged mock trials inside the agencies. The culprits would be accused of all kind of infamous behavior -- but mostly only careers would suffer. By official recognition, such “courts” would deal with “crimes” charged with treasonable connotations, yet not subject to criminal prosecution.25

59 The explanation of this policy by Kuznetsov, who had to reorganize the apparaty, in a report he presented to the full body of the party apparatus (September 29, 1947), makes it clear that the operation was aimed at the educated layers -- the intelligentsia -- including the growing number of specialists.26 The central apparatus was not considered immune to the disease and the meeting was convened in order to elect the aforementioned “Court of Honor” for the CC apparatus, and thereby inaugurate elections of such Courts in every administrative body of the country. Their declared aim was to combat behavior that exhibited “crawling to” or “fawning upon” the West.

60 A “Court” was created also in the Ministry of State Security, whose operatives were seemingly irked by the implication that they, of all people, should need such a “court,” but Kuznetsov told them (during a separate meeting with them) that if the party -- the country’s main citadel -- needs one, then the MGB had no reason to lag behind it.27 Thus, security agencies needed, like any other body, the immunizing stuff these “Courts” were supposed to instill : a patriotism and a certain “spiritual independence” that were based on realizing the superiority of Soviet culture over the Western one, etc.

61 The hoped for turning point in the moods and consciousness of large chunks of the “contaminated” Soviet intelligentsia should begin, in the first place, in the apparatus of the CC. The document allows us to peep into some of the neuralgic spots of this apparatus. The work of the country -- so runs the argument -- depends on the quality of the party apparatus. The “Courts of Honor” should be important here. The apparatus was harboring numbers of employees who indulged in anti-patriotic, anti-social and anti-state transgressions. When cases like that became known, they tended to be handled internally, in a close circle, without publicity. This stemmed from the widespread belief that once a person was an apparatus insider, vigilance towards him and need of political betterment do not apply anymore. But many of them failed to understand that work in the party central apparatus -- the system’s sancta sanctorum

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(the text states this, as often on other occasions, though not in Latin) -- is not routine employment.28 It is a party duty. And yet, dissolute behavior was observed even among leaders in the party apparatus -- absolutely inadmissible in party ranks, let alone in the central apparatus. Drinking, sexual licentiousness, careless handling of secret party documents were among the most frequent misdeeds cited here. But they were dangerous because the CC received data on all aspects of the country’s activities -- including defense and foreign relations. This is why, quite independently from the position held, the work done in the party apparatus was confidential. Vigilance was the main tool of the party’s fight against its enemies, and an unbreakable principle of the country’s life.

62 The official policy, at least as announced to the central apparatus, drew its inspiration from the methods of the great purges, suffusing it with a particularly sinister connotation. Some of the key sign-posts of this policy of the “great purges” were listed as useful reminders. Among them the “closed” letters to party members that launched those policies -- dated January 18, 1935 -- concerning actions against “Kirov’s murderers”; the July 29, 1936, circular about the Trotsky-Zinov´ev “terrorist block”; the May 13, 1935, letter about party membership cards ; the June 29, 1941, circular to party and state agencies in the districts near the front -- all of them preceding or following terrorist waves against the country’s population and especially the cadres themselves. The shadow of the sinister policies was deliberately invoked to serve as a warning against the potentially disloyal intelligentsia.

63 All this was brought to the attention of the cadres to make them understand the spirit of a campaign aiming at inculcating no less than “independence of mind.” The foreign espionage factor was also put to work. International espionage tries to penetrate the party apparatus -- when they do not succeed, they go after the apparatchiks’ family members. You tell your wife, she tells a neighbor -- and everyone gets wind of confidential state matters. One example, particularly jarring for party leaders, concerned the 1948 top-secret government decision to raise prices. The fact became known to the population beforehand and caused a panicky rush on every open or presumably closed store. All because of ;family chatter-boxes ; from the party apparatus.29

64 The purges accompanying this “Zhdanovism” did not take on the scale of the 1936-1939 persecutions, they nevertheless produced such atrocities as the destruction of Jewish writers, numerous arrests (and some deaths) of cultural figures -- not to mention many broken individual careers and destroyed works of art and science. In 1950, the so called “Leningrad affair” was tragically concluded by putting to death the former leadership of the Leningrad party and state -- first among them Kuznetsov himself, and the deputy Prime-Minister and Gosplan Head Voznesenskii...

65 All this is important to us in order to understand the atmosphere that suffused the country and the party, at the time when the same CC secretary, from whom we just learned about the essentials of “Zhdanovism,” also wanted to do the important job of rationalizing the work with cadres. The difference in tone and spirit between Kuznetsov’s presentation of the official ranting in 1947, and the tone of his frank and reasonable discussion with the Upravlenie a year earlier is striking.

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An administrative way to save an administration

66 The reorganization of the apparaty in itself seemed not to be directly connected to the themes instigated by “Zhdanovism,” intended to provide indoctrination for a renewed ideological monolithism and fervor in a society tired by years of industrialization, collectivization and war. The administrative changes on the party’s agenda, although related to war events, seemed to react to different classes of phenomena. The “economization” of the party was the name of the game that alarmed the leadership more than ever before. What seemed to be at stake in this context was the very existence of the party as a ruling institution. During the war, processes leading to its becoming “an appendage” to ministerial managers and losing their own power were deepening. No wonder -- they were in fact being “paid off” or “bribed” by the managers, who also tended to defer more to the Council of Ministers and to pay ever less attention to the nomenklatura of the CC. Data on not heeding these rules abound.

67 Extricating the central apparatus from direct involvement with economic agencies, except with regard to general guidelines and cadres, seemed to be the remedy for the disease. The “Zhdanovism” factor seemed to suggest a solution. The Upravlenie had previously preferred to recruit technically trained people (tekhniki) -- now “humanists” (“gumanitarniki”: graduates in the humanities) would be favored in order to catch any ideological slips, such as “alien” passages in an opera, or the publication of a poorly scrutinized Lenin biography. “Technicians” could not understand, let alone combat ideological subversion. A menace like the “economization” of the party -- something much more prosaic but less obvious -- that began to be seen as dimming the party’s ideological outlook would be entirely beyond the wit of such “technicians.”

68 “Getting out of the economy,” and presumably into politics and ideology, required an answer to the question : what exactly was the ideological framework that was seen as losing its vigor ? And what could be counterposed to western capitalist influences ? A line like “getting out of the economy” could not, in itself, serve as an ideological underpinning for badly needed reinvigoration of the system.

69 We are touching here on a nerve center in the party’s ideological armor at its moment of glory after the victory over Germany. Stalinism at this stage could not and did not wish to criticize capitalism from socialist positions anymore -- it clearly lost for good this ideological coagulator which was also implied in Kuznetsov’s cryptic statement that the party “has no program” but the Stalin Constitution and the Five-Year Plan. It would certainly be imprudent for leaders selected by Stalin to raise with him a problem of such import. The terms of “losing out to managers” might have been suggested by Stalin himself -- but implying that under him the party lost its original ideological vigor would be suicidal. But here certainly was the root of the “economization” of the party’s cadres. Stalin himself was aware of it. The policies of “Zhdanovism” were certainly undertaken at Stalin’s behest, proving that he was aware of the ideological weakness of the regime and decided to offer a different ideological “coagulator” and mobilizer. Our sketch showed what this consisted of, a virulent kind of nationalism, replete with ideas akin to fascism. But it was part of the malady, rather than a cure.

70 In any case, the reforms imply that a better division of labor between the CC and the Council of Ministers could initiate a cure. The Council of Ministers should run its show (of running the economy -- among others) -- the apparatus of the CC should mind the

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business of staffing key posts and oversee the activity of cadres’ departments of all institutions.

71 Be that as it may, the 1946-1948 efforts at an administrative reshuffling of the party apparatus were also indicative of the nomenklatura as a technique, and of its problems till the end of the regime’s existence, independently of other ongoing or changing political and ideological circumstances.

The nomenklatura of the Central Committee : a sociological approach

72 The resurrection of the Central Committee’s nomenklatura list was a key device that exacted a massive effort from the Upravlenie and from the apparatus’ three superior bureaus -- Politbiuro, Orgbiuro (abolished in 1952) and the Secretariat. We can now examine “the list” more closely -- and next figure out how it was supposed to be enacted in practice.

73 A document signed by Andreev -- head of the Upravlenie -- and by Revskii, his deputy, on August 22, 1946, addressed to four secretaries of the CC -- Zhdanov, Kuznetsov, Patolichev, Popov --, presented a version of the nomenklatura list30 -- but we should remember that the data fluctuate somewhat from one version to another. The list included 42,894 jobs that its compilers praised as being better adapted to the needs of the Five-Year Plan for 1946-1950. The Upravlenie was also working on the much needed, so-called “reserve registry” -- an auxiliary list of candidates for nomenklatura jobs in case of a rising demand. The latest version of the renewed nomenklatura eliminated about 9,000 positions from the previous rolls. Many exclusions and inclusions were necessary to account for changes in economics and technology and the concomitant changes in the relative importance of the different jobs.

74 It took about three more months for the first (post-war) “Nomenklatura of posts of the Central Committee” to be approved, in stages, in October or November 1946 -- offering the apparatus a document that could now serve as CC’s blueprint for working with top cadres. The Upravlenie delivered for this purpose not just a list of posts to be filled according to this nomenklatura’s rules. They also produced quite a detailed study of the officials who were already holding these posts at that time.

A sketch of the bureaucracy

75 This informative document -- now referring to a total of 41,883 positions (and officials) -- allows to compose a “portrait” of the whole cohort considered most sensitive in the system.31 The classification offered is laborious and detailed. First, an enumeration of the jobs the CC wanted to see “on its own nomenklatura”: the first place is taken by “posts in party organizations” mentioning all the positions and ranks -- from CC Secretaries and their deputies to heads of departments and their deputies, heads of “special sectors and cipher clerks.” The same was true for republican and local party bodies, directors of party schools and chair holders in marxist-leninist history and economics. And so, down to the lowest district level.

76 The same work was done with all posts of the state apparatus (central, republican, local) -- ministers and their deputies, members of ministerial collegia, chiefs of all the

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directorates and a long list of jobs down the ladder in government administrations, as well as in the separate machinery of the soviets, to the lowest rank the CC still wanted on its roster.

77 The numbers of posts involved in each ministry are also available, but grouping them by hierarchical categories is more revealing : out of the total of 41,883 “nomenklatura positions,” 4,836 were in the central apparatus of all the top-level administrations. This top stratum -- some 12 % of the nomenklatura list -- should be confronted with data taken from the Central Statistical Office detailing the totals and the categories of the whole state apparatus.32 The CC list turns out to have included about one third of the very “first league” of bosses about 160,000 strong -- 105,000 of them working in the central governmental apparatus, located mostly in Moscow, with an additional 55,000 working in central administrative bodies (ministries and agencies) of the republics. It means first that the big mass of officials with managerial ranks were included in nomenklatura lists of institutions below the CC level. “The first league” is only a part of the overall number of bosses, high and low, big and small in the country’s administrations at large that comprised at that time about 1,6 million posts (18.8 %) out of a total of 8,6 million employees. But the smaller number of about 6,5 million, by excluding about 1,5 million of auxiliary personnel (technical staff, cleaning ladies etc.), is more appropriate to better locate the administrative personnel proper. Included in the “leading” or “top managers” category were officials running administrative units with lower rank subordinates reporting to them, or those who had titles (probably also the role) of “principal” (glavnyi) or “senior” (starshii) specialists (glavnyi inzhener, starshii inzhener).

78 Returning now to the CC “nomenklatura” (part of the “leading” cohort), we are offered different breakdowns by the structural units they ran or by the broad field in which they operated. The latter classification shows that the biggest chunk of the CC nomenklatura roster were Party-komsomol officials -- 10,533 in all -- 24.6 % of the total list. Industry had 8,808 positions -- 20.5 %; agencies of state power and of general state administration had 4,082 positions (9.5 %); state defense bodies -- 3,954 (9.2 %); culture, art and science -- 2,305 (5.4 %); transportation -- 4.4 %; agriculture -- 1,548 (3.6 %); state security and social order -- 1,331 (3.1 %); procuracy and justice -- 1,242 (2.9 %); foreign relations -- 1,169 (2.7 %); construction enterprises -- 1,106 (2.6 %); procurement and trade -- 1022 (2.4 %); social services -- 767 (1.8 %); trade unions, cooperative societies -- 763 (1.8 %); state planning, registration and control -- 575 (1.3 %); financial and credit institutions -- 406 (1.0 %).

79 A general reader may not need such details. The one that happens to take a special interest may find here some food for thought about controlling techniques, the logic and illogicalities of a centralized staffing policy. A broader professional profile of officials holding CC’s nomenklatura positions in mid-1946 is also revealing : 14,778 of them were engineers of different specialties. Less specialized knowledge among many of the others was compensated (it is claimed) by length of service. 70 % of those who had only primary education, had more than ten years of service in leadership jobs -- a datum that lends itself easily to less optimistic conclusions. In general, 55.7 % of the central nomenklatura cadres did have a service experience of over ten years. The nomenklatura included even some non-party people -- 3.5 % (about 1,400 job holders). Such professional levels were, of course, inadequate and a vast campaign was afoot to raise the professional standards of the higher-level cadres by accelerating the training

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of specialists with higher education, notably in the higher technical schools and in universities. This concerned the whole administrative cohort. The educational level of a good half of the whole state apparatus -- including the category of “specialists” -- was still low in 1947, and would improve considerably over the post-Stalinist years.

80 Last but not least, the national composition of the “leading” cohortis significant. For the whole list represented 66.7 %, Ukrainians -- 11.3 %, Jews -- 5.4 % etc. (“etc.” is in the source). In the group of the “zamy” -- a pivotal group of officials --: 80.4 % were Russians, 7.3 % were Ukrainians, 2.1 % Belorussians, 6.4 % Jews, and among the Heads of Main Directorates (nachal´niki glavnykh upravlenii) -- another crucial group inside the top brass -- 72 % were Russians, 11.5 % were Jews, 9.6 % were Ukrainians, 2.5 % Belorussians, 1 % Georgians, 1.6 % Armenians.

How was this supposed to work ?

81 Rules and decisions on the functioning of the nomenklaturas of party and other administrative bodies allow us now to talk about the nomenklatura in the plural.

82 Nomenklatura lists existed on all the hierarchical ladders -- the number of jobs to fill was not 41,000 but more than a million. Party and state bodies were supposed to handle their own nomenklaturas through a three-pronged procedure. Depending on the status of the jobs involved, they could make their decisions alone, or make proposals for firing and nominating, the final decisions to be made higher up. Hiring and firing of a third group of jobs had to be “coordinated” or negotiated with the higher or lower interested agency -- before the final approval was given by the level properly authorized to do this. All these procedures concern the nomenklaturas of party and government agencies other than the CC. But even the nomenklatura of the CC was in itself subject to “layered” decision making. An inkling into these procedures can be gained from a project of CC procedures concerning its own nomenklatura list. Nominations, transfers and dismissals from positions listed in CC nomenklatura jobs could go into effect, formally, only after the CC approved them. But heads of the authorized agencies -- like the Central USSR and Republican Ministries -- did propose candidates for CC nomenklatura posts, and so did ministers and other heads of institutions on each level of the administrative ladder, who commanded a nomenklatura of their own. They listened to or offered proposals for nominations and clearly had a bargaining power in these matters, not only with the party bodies below the CC but also with the CC and its highest bureaus.

83 On the local level, again, a similar procedure was to be applied. In cases when there were differences between party bodies and ministries or local soviets, they turned for arbitration to the CC, each side with their respective proposals. All administrations were obligated to regularly present current materials that characterized the work of CC nomenklatura nominees and an expanded assessment for every individual at least once a year. Regional party committees were expected to deal with cadres of their own level but also help the CC to learn about and appoint leading cadres to jobs of central importance, by reporting in due course on weaknesses and merits of leaders of organizations they had knowledge of.

84 In the framework of the 1946 revamping of nomenklatura rosters, all party and state administrative bodies were required to revise and present their own nomenklatura lists for approval to the CC by October 15, 1946.

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85 Here is one example : the Moscow Party Committee -- an important hub of nomenklaturas. The “house-keeping” by this Committee of its personnel matters, was certainly more complicated than in any USSR ministry -- Moscow was almost a mini- state. Its own top brass was on the CC lists, and a somewhat lower layer of officials -- on its own. The three-step decision making applied here too, depending on what and whose nomenklatura the ranks in question belonged to : for some jobs, the right to a final approval was in Moscow Committee’s own jurisdiction, others (obviously of a higher level) depended on a shared decision making, probably with the CC Secretariat, for the very top positions -- bargaining with some level in the CC, but final approval made there. The Moscow first city party secretary, maybe even the second, were directly dependent on the Politbiuro.

86 In 1947 the Moscow City Committee enlarged its nomenklatura lists by adding numerous positions in the city’s district committees to the City Committee roster, as well as secretaries of party committees and bureaus inside all of the ministries and other central bodies residing in Moscow. Party secretaries in crucial enterprises, offices and academic institutions in the city were also included. All this amounted to a considerable accretion of Moscow’s party’s power. (This is detailed in a 1947 report by the Upravlenie on the work of the otdel kadrov of Moscow’s Party Committee.)

87 The whole nomenklatura depending on the City Party Committee had a list of 4,309 positions, 2,727 were approved by the Moscow party bureau, 708 were negotiated in the City Committee’s own cadres’ department, 874 had to get final approval in the CC. 96.2 % were party members, 0.4 % candidate-members, 3.4 % non-party.

88 We probably got by now the gist of the procedure and its triple-level distribution of jurisdictions. But we also know that these or other procedures and rules were not necessarily followed, not least because of their complexity and unavoidable fuzziness. In any case, important ministries and other agencies, or important cities and republics (their Central Committees, their Council of Ministers) had an input in what the PB (or Secretariat, or just the Upravlenie or other cadres’ departments) would endorse -- they were, as we already know, actually asked to “help” -- i.e. that either they made proposals for final approval upstairs or they could -- quite effectively -- dispute a candidacy proposed from above.

89 In sum, what we get is a maze : some actions are taken according to rules and others occur simultaneously according to informal, surreptitious or illegal practices -- the picture of some monolithic and uniform tool of the party’s Center gets replaced by something much fuzzier.

The final stage -- organization and registration

90 Nomenklatura lists were frequently changed and shifted according to changing circumstances and multifarious pressures. Pressure could come from agencies, especially new ones, to have their top brass included in the CC list or, to the contrary, insisting that some categories of jobs, especially high-profiled specialists who had a considerable bargaining power and were often needed urgently, be excluded from the list. Nomenklatura procedures were too rigid in these cases and they often constrained the maneuverability and the power of important, especially science-engineering-based branches. Political and ideological reasons also abounded when decisions of inclusion- exclusion from the Central nomenklatura were concerned.

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91 The vast enterprise of providing and controlling leading personnel entailed an enormous ledger and file-keeping husbandry. Registering-reregistering, gathering data on so many people, updating their files, studying those who work already and those still on reserve lists -- these operations for which the Upravlenie served as the main “smithy” were described in a chapter “The registration of cadres,” which included a report by the Upravlenie, and was entitled “The publication, composition and itineraries of registration materials.” During the second half of 1947, 2,404 positions were included into the CC nomenklatura and 2,171 were excluded. The inclusions happened in connection with approving positions for ministries and vedomstva and adding new ones, exclusions -- in connection with decisions to slash personnel : in the local branches of the procuracy, for ex., 237 were slashed, in the Ministry of Internal Affairs -- 181, in the Ministry of State Security -- 210 etc.

92 At the same period, 2,940 people were nominated to nomenklatura positions, 2,166 were dismissed (unclear -- some might have been transferred, but never to a non- nomenklatura post, unless punished). 4,090 personal files were created, 7,171 personal files were cancelled, enough to keep the staff quite busy. All in all, on July 1, 1947, the Upravlenie kept 59,516 personal files for employees on active personal rolls and 192,039 of those who were removed from personal rolls (but their files stayed). This already offers an inkling of the problem : considering that the registration of party membership in general and the special attention given to leading personnel in particular were central to the party’s philosophy of ruling and monitoring leading cadres. But distribution and registration generated a great deal of fuss, a lot of pedantry and a file-keeping system of staggering dimensions. A project for a registration system -- signed by the deputy-chief of the Upravlenie, Revskii, on January 21, 1948 -- offered guidelines for creating “a unified system of personal-cum-position registry.” In order to achieve it, a long list of various types of registration documents would be required. Party bodies would be asked to supply data on all their nominations and dismissals. It was expected they would be reluctant to tell the truth -- because they used to commit quite a lot of irregularities in this domain. A description of what a “personal file” on each nomenklatura job holder would be composed of mentions inter alia personal sheets, endless cards to be filled out, and special index-cards by branch of activity.

93 Further details about the whole registration system would be overbearing, but it is already obvious that the effort to be invested in just the clerical aspects of handling the endless sheets, cards and files (always in need of updating), points to an air of “surrealism” that permeates the whole enterprise. It makes one think that the nomenklatura system could work only by constantly breaking at least many of its own rules. The unwieldy party-state machinery could continue to function on condition of accepting informal arrangements by all involved, and adapting to widespread behavior that made many formal procedures irrelevant. My study shows that this did in fact happen, bringing a degree of realism and a modicum of badly needed flexibility. If one thinks of the changes that happened during Khrushchev’s time and later -- their substance could be described by precisely this kind of formal or, more often, tacit acceptance of realities, with a considerable bending of rules or disregarding them altogether.

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The apparatus’ salaries and the special role of benefits

94 Salaries were, of course, essential but the perks, in particular, played a crucial material and symbolic role. They enabled and shaped a way of life and a certain self-image, they were a sign of recognition, if not an outright bribe, a cherished set of gratifications, psychologically more precious than the salary itself -- because, simply, they made the difference. The party brass and staffs were as keen on all these “goodies” as the other apparaty and, in fact, actually initiated the whole system of perks and of the scramble for having them.

95 Salaries were themselves composed of a base pay that often was wrapped up in a changing array of all kind of incentives and inducements -- the higher the post the more liberal not just the salary but also those extras. We get the picture from a “Salary roll of the CC of CPSU, for 1958”33 that details the salaries paid to each rank among the 1,118 political and 1,085 technical CC personnel -- a total of 2,203 people (see Table 1).

Table 1 - Salary roll of the CC of CPSU, for 1958 (in thousands of rubles)

96 A memo entitled “Ob obsluzhivanii sotrudnikov apparata Ts. K. detskimi uchrezhdeniiami, domami otdykha i dachnymi khoziaistvami na 1945, 1946”34 and a plan for 1947 list the following services : day-care centers, nursery schools, kindergartens, summer and winter camps for children, resting houses for families for longer stays, for one-day stays. The account meticulously reported on who used all these facilities, when, for how much per day.

97 For each position there was a report on how many institutions, kids or employees were served, how many working days were needed, for how much per day. The actual number of such facilities and their cost was not huge, so far -- but they were going to grow over the next years. In fact, the head of the medical care sector in the CC’s

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Business Department wrote in September 194935 a projection for 1950 of travel permits for party officials requiring treatment in “special sanatoria” or sanatoria belonging to agencies other than the CC. He anticipated about 16,998 requests to 10 party-owned sanatoria (listed by name) costing 29,515, 400 and another 1,000 to sanatoria of other agencies at a cost of 1,700,000. A scribble on the document asserts that 1,200,000 will be needed for the Business Department’s own collaborators.

98 Expenditures on local party bodies for 194536 had a budgetary structure similar to the one of the CC.37

99 What is remarkable is how well and with what meticulous care all this was documented and budgeted -- and this applies to any other, administrative and political expenditures of the CC. Money and cost were counted seriously in the CC apparatus -- and all the data, to the last penny, are available. We do not hear much of big money scandals or embezzlement inside the CC: the finances were a neat operation but -- as everything else concerning the party -- this information was top secret. The political reasons for secrecy are known to us, but we also understand that the special care lavished on the party bureaucracy (and we omitted privileged access to closed supply networks) -- with such an attentive emphasis on scaling the benefits by rank -- had better be kept secret. The practice and the ethos of the institution did not smack of any “communism” -- but this was their business. Ours is to learn about the institution (and the system) as they were. What can be added here, in the same context, is that the steep and scrupulously “calibrated” pyramid of rank and privileges distributed in diminishing size down the ladder, was inducing those who got there, in the first place -- to climb. The best position was only the one above. The power of any bureaucratic large-scale organizations to instill this kind of values is indisputable. But most of them do not pretend to harbor egalitarian ideals. Nor do they control or aim at controlling the whole political system and society. The one we study here did officially profess egalitarian ideals -- but the real thing functioned differently from what official pronouncement wanted us to believe. The conclusion will elaborate upon this last statement.

Conclusion

100 There is no doubt that these post-war years were endowed with many time-bound, specific features that did not apply later. But my ongoing broader study of the Soviet bureaucracy convinced me that some basic features of the party’s handling of personnel in those years -- in its own ranks and in government administrations at large -- were there to stay. It was not just “in the past.” But its efficacy was constantly declining.

101 The technique called “nomenklatura” was, or became, the party’s main method of both supplying cadres to all the positions of importance all over the Soviet system and for making sure that they follow, broadly speaking, the party line -- whatever it might have been at any particular time. Cadres, as the regime discovered and preached early on, were a decisive factor and the Central Committee created a special apparatus that was to deal, in particular, with the problem of “staffing” -- its own party agencies in the first place, and next -- the whole sprawling state machinery.

102 It was hoped, officially, that having departments for cadres in all agencies (supervised by the central Party Body, whatever its current name) would provide a “weather-

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proof” method for producing a loyal and effective tool for executing policies as formulated at the top. Moreover, the selection and control of policy executors also proceeded from the same source -- flowing from the CC down, through well maintained, faultless lines. Many were made to believe that this actually worked as intended. The impression even prevailed, and was spread by some authors that the same procedure tended to insure the entry into the apparatus of officials with particularly sought after, or encouraged, psychological and cultural features, not just ideologically loyal, but also basically subservient and conformist careerists, reflecting the preference and the mentality of those who handle the personnel lists. If those lower down in the state or party bodies had also some nominating rights, their being themselves pre-selected nomenklaturshchiki, presumably assured the continuing supply, down to the lowest rungs, of similar human specimens.

103 Still, on the basis of research already done, including on the nomenklatura techniques, it is possible to state that although all (or almost all) top positions were in the safe hands of party members -- this did not stop one bit the development of proclivities inherent in any bureaucracy, including -- of course -- some features specific to each case. This is why we can say -- even underline -- that the Center, despite its avowed intentions, could not stop “sociology” from doing its job, neither inside bureaucracy nor in society at large. Not “even” inside the party.

104 The details we offered show that the staffing of the governing and administering agencies was not an operation resembling some smooth flow from the center down the stream. This was not even how the system functioned formally. The concentration on the “nomenklatura” of the CC level made sometimes miss the fact that important layers of officials -- as we explained -- were on the ministerial or other agencies’ own nomenklatura -- and the same applied to both party and state echelons. But even this might have created an exaggerated impression of tidiness of the whole personnel policies. In fact, only part of the positions on each level could be nominated directly -- other positions required “coordination,” had to be negotiated with a higher or parallel body and we already know that part of the jobs that were exclusively dependent on the approval of the CC was also, in fact, split into three levels, with approval rights divided between the PB, the Secretariat and the cadres’ department. The opening this created for alliances and lobbying activities on the very top level can easily be perceived.

105 Yet, the monopoly of the final approval in the CC did mean in most cases, precisely, just “approval.” Normally heads of agencies or departments were supposed “to help” the higher bodies to manage their nomenklatura. This could mean, in practice, that the minister or another boss of any level in the hierarchy, could -- and was actually expected -- to suggest candidates for a CC nomenklatura post. And many certainly had the means and the skills to fight for their preferred candidate.

106 These facts allow us to state that the whole picture was anything but orderly or tightly monolithic. The process of cadres selection was not just a decision-making “ladder,” but rather a process full of loopholes and interaction, in fact, it was an enormous bargaining field, a cadres market or a transit depot -- prokhodnoj dvor -- as some party members bitterly protested already in the 1920s. And ministers could also apply (and lobby) to include some jobs into the CC nomenklatura in the first place -- or else to remove jobs from this list -- if they felt (or at least argued) that these jobs were too sensitive and mobile for them to be blocked by stringent CC regulations. That is, there

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was much more play, more room to jostle for power than there would have been with the stern imposition of names from above.

107 Moreover, if the decisions concerning the staffing were actually -- and quite officially -- distributed over a ladder of nomenklatura lists, the descent down the “ladder” of job decisions was strewn with interstices due to changing bargaining abilities and relations of power between the participants and to a powerful impact of “anomalies” -- or “deviant” behavior. The latter consisted of widespread informal or illegal practices, triggered by devotion to institutional vested interests (frowned upon officially as manifestation of vedomstvennost´), or by recruiting practices based on group or family connections, denounced as family-spirit (semeistvennost´). Lobbying techniques were well-developed and often used to extract additional resources or cadres from the Center. Lobbying also took a variety of guises, including the fight for “slack” -- a term that denotes the bureaucratic tendency the world over to accumulate more or less hidden reserves of equipment, machines, labor, money and personal helpers and deputies. “Slack” also means cultivating alliances with party and state officials indispensable to lobbying and the other tools of pressure politics.

108 These facts point to the obvious : despite the intention of the nomenklatura system, the entry into the administrations, including the party’s own, was only partly mastered from above. Many people got their jobs through diverse entries and channels -- including independent and lateral ones. Thus the “nomenklatura,” as a “ruling class” designated by uniform methods was not, in reality, that rigidly controlled by a central will, or strictly drawn from one preferred pool of candidates. The class of bosses, bigger and smaller, came “in all sizes” through different channels, contacts, pressures and other combinations of factors. In many services they also came because they were talented.

109 Had the method of nomenklatura selection been as simple and foolproof as the party apparatus hoped, the job of this or that cadres’ department in Moscow, as well as the job of the latter-day researcher, would have been just as simple. However, despite the supposed “class solidarity” of the privileged nomenklaturshchiki, and the dependence on and devotion towards the most powerful among them which that implies, the historical record tells a different story.

110 But the rough-and-tumble world of Soviet bureaucracy was not responsive to any one controlling method. In addition to the powerful controlling agencies we already mentioned, a host of additional bodies was constantly needed, often carrying the designation of “special” or “extraordinary”: “extraordinary” political departments (on and off), “special” or “extraordinary party organizers” to become envoys to institutions considered of critical importance, special CC bureaus for vulnerable administrative or ethnic areas, displacing in fact the regular local party bodies -- most of them nomenklaturshchiki themselves.

111 When surveying the controlling agencies, some endowed formally with extraordinary powers, we noticed a rather astonishing fact -- they did not last very long. The more powerful the controlling agency became the sooner it would be scuttled, by being actually disbanded or by being deprived of potent means of insight and intervention. The “Nomenklatura” (in the sense of the whole cohort of officials) fought back against any agency that wanted to control it too efficiently. Under Stalin the battle against manifestations of bureaucratic self-interest -- against its “sociology” as it were -- took on pathological and deadly forms. After him, the Center still continued to fight against

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all kinds of bureaucratic proclivities or malpractices -- sometimes by showering more privileges on this already privileged groups. But it all ended, finally, in losing control of the ship because “nomenklatura” as a nomination-dismissal power was weaker than the internal drives of a bureaucracy whose main controller resided in one party Center. Party membership could not mean much per se inside a bureaucracy where everybody who was anybody was a member and on some nomenklatura or other. His career, well- being and importance finally depended on bureau-ministerial interests. Appropriately enough, people from their milieu could also be found, seated high in the same Center, i.e. in the CC or on influential policy-making. Commissions that were often constituted to solve an urgent problem or respond to some crisis or other were also staffed by the same, as Russians called them, sanovniki (the regime’s grandees).

112 The widespread idea that this huge machinery was picking types of persons responding to a preferred blueprint, invariably fanatical, invariably monolithic ideologically, predictably mediocre and dumb, necessarily also always self seeking -- cannot be accepted. Such effects and results actually materialized to some extent. On the other hand we still know these apparaty very little. In order, for instance, to ascertain the psychological, ethical or ideological make of the party or state cadres, preconceived ideas or limited personal observations are no guide. There are many administrations on earth that easily lean towards, say, authoritarian personalities, discourage brilliance or talent, and promote in-house loyalty and conformism. In Russia, I personally observed some high-level bosses, in the army and elsewhere, notably on the lower rungs of different agencies. The conclusion that I was facing obvious “blockheads” came easily and justifiably to mind. But jumping to conclusions from such impressions would mean just that : “jumping.” Much more sociological, cultural and personal variety and even ideological diversity existed and could be observed, and the abundance of operators ready for and skillful in informal -- even quite deviant -- lobbying make the exaggeration of the nomenklatura’s potency rather misleading. We are still far from being able to assess Soviet bureaucracies, at different times, from the point of view of their abilities, skills and mentalities. And many less subtle tasks have to be tackled first in researching the Soviet state apparatus.

113 Handling all the top cadres of the whole party and state personnel by a department in the CC was not a very realistic proposition in the first place, except, no doubt, at the launching of a new political “offensive.” The ever more intricate personnel problems in an ever more complex state machinery kept literally blowing up the Center’s administrative structures, forced it to try centralization, then to turn to decentralization, back to recentralization again, almost cyclically. Ideally the Center would like its operations to run smoothly and efficiently -- and prove it by avoiding unwieldy structures in its own apparatus. After all, unwieldy and inefficient structures were the very thing the party apparatus tried to combat. In fact, they managed to keep the numbers of the party’s own paid officialdom quite steady, as 1946-1948 and later- date figures prove. But the efficiency of this top controller was another matter.

114 The heads of the bureaucracy -- some of them Politbiuro members themselves -- and the party’s apparatus (with their whole nomenklatura paraphernalia) were trying to handle a complicated maze. This is why the nomenklatura was not just controlling -- it was also “huffing and puffing.”

115 Consequently, more was going on than just fixing lists and running the show according to lists and apparatus -- like instructions and orders. The supposed magic ability of the

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party to afford a tailor cut bureaucratic machinery made to order is just a legend. It is true that people of the nomenklatura list were -- as an agglomerate -- the rulers of all levels of the hierarchy. Precisely so and it meant, as said, a power game -- lobbying, intriguing, bribing, yielding etc., amounting in actual fact to some kind of power sharing already in Stalin’s time, and a fullness of power for the bureaucracy after Stalin. Such a powerful position for the bureaucracy was new to Russia’s history. And new even to the Soviet system itself -- and it had to end in a rewriting of the relations between state and party bureaucracies. The potency of “nomenklatura”-based techniques of control of the latter over the former was fading very fast, partly during the 1960s and especially during the years called “zastoi” that coincided with the rule of Brezhnev as “gensek.”

116 The whole complex of cadres’ policy had a feedback effect on and against the party leadership. The meetings of all the ruling bodies -- Secretariat, Orgbiuro, Politbiuro -- were clogged with “personalia” (personal´nye voprosy) and other practical details that left little time, energy or even competence for serious policy-making. The system in those years functioned, paradoxically, sometimes better, sometimes worse, only because spontaneous forces at work -- I call it “sociology” -- caused a loosening of the nomenklatura grip (and of the concurrent need to create more controlling apparaty). The aging regime had no choice but to adapt itself to the unavoidable. A “radical” response resembling Stalinist purges was not available anymore. Purges were actually helpless even then. It allows us to speak metaphorically of the backlash or revenge of the bureaucratic giant against the smaller bureaucratic controller that kept drowning in its paper-flood and the minutiae engendered by an obsolete way of conducting the affairs of a modern state.

117 The documents reflecting the situation after the war show quite convincingly one of the key factors that made the political agency -- namely the party -- falter and lose its political effectiveness. Engaging itself directly in running the economy of the country that required the inefficient nomenklatura procedures, could not prevent a much stronger process : the administrative agencies directly responsible for executing the relevant jobs “economized” the party through this “backdoor,” transformed it into yet another administration and opened the door to its assimilation by the larger administrative machine. It is interesting that a party secretary like A.A. Kuznetsov, supposedly quoting Stalin, characterized this phenomenon as “being bribed” by the economic agencies or even by a more telling diagnosis : the party apparatus became “an appendix” to the managers of the economy (which certainly included the armament industries). At that time such phenomena could still be at least partly explained away by the wartime or post-war conditions, and hence amenable to being reversed. But the process of getting enmeshed with ministerial apparaty was not stoppable. The only chance for the so called “party” to be obeyed, or look like being obeyed, consisted in accepting the inevitable -- becoming an appendix to and part of the upper layers of the governmental machinery. “Till death do us part.”

118 Exploring the vagaries of the nomenklatura procedures shows a political administration -- itself a bureaucracy -- at the helm of a multi-million membership that had nothing to do with political decision-making. Even this “political administration” lost its power under Stalin, regained some of it under Khrushchev, but finally yielded not to any leader but to a process (of bureaucratization) that put an end to the fiction called “The Communist Party of the Soviet Union.” The party’s “depolitization” -- in

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the sense of losing the ability to formulate policies, to offer capable leaders, to conceive of and impose reforms (or any serious policy, for that matter) to match the depth of the sea changes that took place in the country and in the world. But the bureaucracy continued its sway unabatedly -- the historical paradoxes at work here were astounding : the economic situation kept worsening but the ruling bureaucracy was thriving. Political interference and leadership were urgently needed to save the country from a collapse, but the “logic” of the administrative Dibbuk on the loose undermined the political agency (or whatever still survived of it) and made redundant the small wheel that was trying to give orders to the big one. The final irony, quite pertinent to Russia’s post-Soviet situation, resides in the fact that although “the party- state” has gone -- the ministries have stayed on.

119 University of Pennsylvania

120 Department of History

121 208 College Hall

122 Philadelphia PA 19104

NOTES

1. Milovan Djilas, The new class: an analysis of the Communist system (New York, 1957); M. Voslensky, Nomenklatura: the Soviet ruling class (preface by M. Djilas) (Garden City, NY: Doubleday, 1984). 2. Archival sources for this paper were found in the State Archive of the National Economy (Rossiiskii gosudarstvennyi arkhiv ekonomiki -- RGAE), in the State Archive of the Russian Federation (Gosudarstvennyi arkhiv Rossiiskoi Federatsii -- GARF) and in the Russian Center for the Preservation and Study of Documents in Modern History (RTsKhIDNI now renamed RGASPI -- Rossiiskii gosudarstvennyi arkhiv sotsial´no- politicheskoi istorii). It is not as yet always possible to publish precise references to the documents used. 3. Stalin’s speech, XII S´´ezd VKP(b), stenograficheskii otchet (Moscow, 1923):57. 4. T. P. Korzhikhina, Iu. Iu. Figatner, “Sovetskaia nomenklatura : stanovlenie, mekhanizmy deistviia,” Voprosy istorii, 7 (1993):25-38. 5. RGASPI, f. 17, op. 3, d. 549l, l. 11, 15-19. 6. Ibid. 7. T. P. Korzhikhina, Iu. Iu. Figatner, art. cit.: 28. 8. RGASPI, f. 17, op. 127, d. 999. 9. Ibid., l. 21-23 and passim. 10. Ibid. 11. Ibid., l. 1-125. 12. Ibid., l. 8.

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13. RGASPI, f. 17, op. 121, d. 572. 14. Ibid., l. 10. 15. Ibid., f. 17, op. 127, d. 999, l. 9. 16. Ibid., l. 10-11. 17. Ibid., f. 17, op. 121, d. 572, passim. 18. Ibid., l. 242, 246. 19. Ibid., l. 236-239. 20. Ibid. 21. Ibid. 22. Ibid., l. 228. 23. The “Orginstr” was also reorganized, having recourse to inspectors recruited from the best ex-regional or other experienced medium-level secretaries. 24. Among them : propaganda and agitation, party-komsomol-trade unions, international relations, branch departments for heavy industry, light industry, engineering (machine building), transportation, agriculture, and a powerful new “administrative” department for handling the cluster of security agencies and the cluster of agencies in fields of planning-finances-trade. RGASPI, f. 17, op. 121, d. 572. 25. The “Courts of Honor” were abolished or lapsed some two years later, as happened somewhat later, to the ridiculous uniforms and antiquated bureaucratic ranks and shoulder straps that were imposed on ranking officials, common in spirit to the “Courts of Honor” and part and parcel of the dark ages of “Zhdanovism.” 26. RGASPI, f. 17, op. 121, d. 572, l. 110 and passim. 27. Ibid., l. 217-218. 28. Ibid., l. 182. 29. Ibid., l. 188. 30. Ibid., f. 17, op. 127, d. 1317. 31. Ibid., d. 1628, l. 40-57. 32. “Predvaritel´nye itogi,” written on March 29, 1947, to Voznesenskii (deputy Prime Minister) by Head Ts. S. U, V. Starovskii, RGAE, f. 1562, op. 329, d. 2332, l. 64-68. 33. RGASPI, f. 17, op. 75, d. 17, l. 62-67. “Raschet po zarplate TsK KPSS na 1958 god.” 34. Ibid., d. 8, l. 296. 35. Ibid., d. 9, l. 54. 36. RGASPI, f. 17, op. 75, d. 3, l. 8. 37. Ibid.

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RÉSUMÉS

Résumé La reconstruction de la nomenklatura soviétique, 1945-1948. Le terme nomenklatura a été abondamment utilisé sans pour autant que le phénomène social et politique que ce terme recouvre ait été véritablement analysé. À la sortie de la guerre, les procédures de contrôle du parti sur les nominations des responsables, qui avaient été mises en place depuis les années 1920, ont été très largement vidées de leur sens du fait d’un processus qui place chaque département du Comité central dans la dépendance du ministère qu’il est pourtant censé contrôler et qui a développé à la faveur de la guerre son autonomie fondée sur des compétences et des moyens financiers. Les années 1946-1948 apparaissent comme le moment crucial où le Comité central tente de trouver les outils administratifs assortis d’un essai de discours de mobilisation idéologique (dans le contexte du jdanovisme) afin de redonner aux instances dirigeantes du parti la prééminence dans le recrutement des responsables. Cette reprise en main s’avère cependant rapidement vouée à l’échec face au renforcement des « nomenklaturistes », cette « cohorte » dirigeante en train d’acquérir, comme en témoigne sa présentation sociologique, une stabilité et un certain nombre d’avantages qui ne feront que s’accentuer dans les années post-staliniennes.

Abstract The term nomenklatura has been widely used but the social and political phenomenon it refers to has never really been analyzed. At the end of World War II, the party’s control over the staffing of key positions in place since the 1920s nearly came to nothing when each department of the Central Committee became subjected to the ministry that it was supposed to control -- ministries having acquired autonomy during the war thanks to their efficiency and financial means. There was a turning point in 1946-1948 when (in the midst of Zhdanovism) the Central Committee tried to find the administrative means and ideological incentives to help party leaders regain the upper hand in the recruiting of officials. This initiative proved very soon to be doomed to failure in the face of a swelling corpus of nomenklaturshchiki, this cohort of leaders that eventually -- as its sociological study demonstrates -- acquired greater stability and an ever-increasing number of privileges during the years following Stalin’s death.

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Sistema centr-regiony v 1930-1950-e gody.

Oleg HLEVNJUK

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RÉSUMÉS

Résumé Les conditions de la politisation de la nomenklatura. Cette étude des changements survenus dans le système centre-régions sous Stalin et Hruščev se base sur des documents relatifs aux purges et aux mutations des dirigeants régionaux soviétiques ainsi qu’à l’évolution des mécanismes de contrôle des cadres (la nomenklatura). Le passage des répressions de masse des cadres à la stabilisation de leur situation, qui s’ébauchait déjà pendant les dernières années de Stalin et qui s’est affirmé après sa mort, transforma considérablement la situation des fonctionnaires soviétiques régionaux. La politisation progressive de la nomenklatura, la conversion des nomenklaturnye rabotniki, qui étaient entièrement comptables envers Moscou, en une force politique indépendante, conditionna fortement les événements cruciaux des années 1990 : chute de l’URSS, formation de nouvelles (anciennes à bien des égards) classes dirigeantes en Russie et dans les autres gouvernements de l’ex-URSS.

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Abstract The center/regions system between the 1930s and 1950s. The events that conditioned the politicization of the nomenklatura. The present study of the changes that took place in the center/regions system under Stalin and Khrushchev is based on documents relating to the purges and mutations of Soviet regional leaders and to the evolution of the mechanisms of control over cadres (the nomenklatura). The transition from mass repressions of cadres to the stabilization of their situation, which was already perceptible during Stalin’s last years and took on a definitive turn after his death, substantially transformed the situation of Soviet regional civil servants. The progressive politicization of the nomenklatura, the conversion of nomenklaturnye rabotniki, who were fully accountable to Moscow, into an independent political force, was an important condition for the decisive events of the 1990s -- the collapse of the USSR and the formation of new (in many respects old) ruling classes in Russia and in other governments of the former USSR.

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Administration, politique et techniques Réflexions sur la matérialité des pratiques administratives dans la Russie stalinienne (1922-1940)

Yves Cohen

Administration, politique et police

1 Si l’histoire de l’administration importe pour l’histoire de l’Union soviétique, ce n’est pas simplement du fait que l’administration est massivement là et qu’elle se présente à l’enquête historique1. L’histoire de l’URSS offre des caractéristiques particulières qui imposent de s’intéresser de façon toute spéciale à l’administration. Cette nécessité ne tient pas non plus au fait que l’Union soviétique expose au plus haut point ce phénomène du XXe siècle qu’est la croissance de la bureaucratie dans l’État comme dans l’économie. Il ne s’agit pas d’illustrer avec l’exemple soviétique une histoire wébérienne de la rationalité et de l’irrationalité bureaucratiques. Si l’histoire de l’administration importe dans l’histoire de l’Union soviétique, c’est que, comme Moshe Lewin le rappelle judicieusement dans ce volume et dans son dernier livre, toute politique y est étouffée2. En d’autres termes, il n’y reste qu’à administrer et l’administration y consiste à étouffer activement la politique. Le gouvernement bolchevik a en effet disqualifié toute politique dans un sens précis, celui où la politique est la mise au jour de la mésentente (selon l’heureuse formulation de Jacques Rancière). Le pouvoir bolchevik ne laisse d’emblée aucune place à la formulation du tort fait à ceux qui sont laissés sans part3 : l’État pourvoit à tout, il est la voix du prolétariat et du peuple. Le parti est le lieu de la vérité et du droit et ceux-ci n’ont plus place ailleurs que dans la subordination. La seule politique qui subsiste est celle, le plus souvent imaginaire, des classes dirigeantes abattues, de leurs derniers agents et de ceux des pays capitalistes extérieurs. Tout désaccord est réinterprété comme l’expression d’une telle politique. Dès lors, tout l’espace est occupé par la « police », au sens très général de Foucault repris par Rancière, c’est-à-dire très proche de l’« administration » et aussi, avec quelques nuances sans doute, de la « gestion ». Pour Rancière, la police est « l’ensemble des

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processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution ». Elle est encore « un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit »4. La police généralisée dans l’ordre soviétique ne laisse place à aucune parole d’égalité formulée dans d’autres termes que ceux du pouvoir : tous ont formellement la parole, tout prolétaire, tout travailleur, tout élément du peuple, et même tout peuple, car tous parlent par le parti. La politique n’a pas lieu.

2 Cette élision de la politique est difficile à penser, puisque l’Union soviétique est sans cesse dirigée par le parti communiste, que le communisme est considéré comme l’incarnation même de la politique au XXe siècle, que son idéologie veut que toute activité soit acceptée comme politique et donc que le gouvernement par le communisme doit être politique. Or, en premier lieu, le communisme en Union soviétique n’est que le défenseur de hiérarchies constituées et des intérêts particuliers qu’elles portent : cette défense est œuvre de police, au sens large indiqué qui comporte aussi le sens étroit de police politique, œuvre, en d’autres termes, d’« administration »5. Le rôle du parti communiste dans son rapport à l’appareil gouvernemental consiste à verrouiller sans cesse l’irruption de la parole politique, en particulier par une production idéologique ajustée. En second lieu, l’action de l’Internationale communiste puis de la direction mondiale du communisme par le parti soviétique n’apparaît pas tout de suite aux yeux de tous pour ce qu’elle devient très vite -- un outil de gestion du salut soviétique -- mais comme la porteuse de la mésentente, c’est-à-dire comme l’initiatrice de la politique, ce qu’elle est en fait partiellement, mais ailleurs qu’en URSS : la politique de l’Union soviétique consiste à maintenir et à attiser la politique à l’extérieur (dans les limites qui lui conviennent, assurément) tout en l’étouffant chez soi. Incidemment, ceci fait de l’histoire « administrative » soviétique tout autre chose qu’une histoire non politique, dépolitisée.

3 La disqualification de la politique ne laisse plus que de l’administration. L’histoire de l’administration se rapporte dès lors non pas seulement de façon étroite à l’appareil gouvernemental, ni même de façon un peu plus large à toute organisation (puisque les organisations de tous ordres, y compris les partis, en capitalisme comme en socialisme, comportent de l’administration), mais à l’ensemble parti-État et à toutes les sphères d’action qui le composent6.

Pratiques administratives = histoire totalitarienne ?

4 L’expression de « pratiques administratives » proposée par ce colloque permet de ne pas faire de l’histoire de l’administration seulement une histoire de structures, de formes, d’organismes et de financements ni non plus seulement une histoire sociale (souvent quantitative et démographique) des différents groupes sociaux qui se constituent dans le cours administratif et qui entrent en conflit pour le pouvoir (origines, formation, revenus, influence...). Par l’étude des pratiques, l’histoire de l’administration peut montrer comment le pouvoir soviétique s’emploie constamment, et avec quel succès, à verrouiller toute irruption de la politique, activité sans cesse

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renouvelée. C’est en ceci que consiste sa propre politique : en l’écrasement de toute politique. J’admettrai ici ce second sens de politique. Il sera très précisément attribué aux interventions du centre en tant que celui-ci s’emploie sans cesse au renforcement administratif et policier pour mieux juguler la politique au sens d’activation de la mésentente. D’ailleurs, le plus souvent, lorsqu’on rencontre le terme de « politique » dans l’historiographie soviétique, c’est justement à cette remise en ordre venue du centre qu’il renvoie. L’histoire de l’administration peut de la sorte être une histoire politique de l’administration : la politique du pouvoir soviétique consiste à être exclusivement administratif, à absorber tout dans la sphère des pratiques administratives, y compris l’art et le droit, à tout régler par des mesures administratives. Les divergences internes, dites de « politique », se déploient sur fond de l’accord fondamental du déni de la politique (nul espace n’est accordé à la parole libre des « classes sociales » au nom desquelles le parti gouverne et pense, ni non plus à celle des autres, évidemment).

5 Une histoire des pratiques administratives pourrait cependant faire craindre dès lors de retomber dans une histoire totalitarienne. Et en effet, l’Union soviétique se constitue au fil des années 1920 comme un espace continu de prescription. Paraissant s’appuyer là-dessus, il existe toute une tradition d’étude de l’URSS considérée comme une entreprise, très proche de la littérature qui n’analyse que la dimension de commandement de la société soviétique7. Dans une société capitaliste libérale comme la France du XXe siècle, des sphères de souveraineté distinctes se découpent : celle de l’État, celle des entreprises privées, celle des associations (même si les frontières sont parfois poreuses). La démocratie politique maintient un certain jeu où la parole d’égalité et la mésentente sur les comptes de justice peuvent trouver à cheminer. En Union soviétique, la société se fait coextensive à l’espace de prescription administrative et cet espace est continu. Il n’est pourtant pas sans reste, comme Alain Blum le montrait naguère pour la famille8. Toutefois l’insistance sur l’espace de prescription continu oriente la réflexion sur la continuité et sur l’homologie entre les espaces sociaux administrés plutôt que sur l’effectivité de la prescription. Cette réflexion est pragmatique et attire aussi l’attention sur les pratiques qui constituent ces espaces. Ce sont des pratiques de pouvoir portant l’effort de déjouer sans cesse l’acte politique. David Shearer montre par exemple comment les réformes de la police dans les années 1930 visaient en grande partie à priver le désordre social croissant de toute issue politique9. Ce sont aussi les pratiques de tous les acteurs du social qui n’agissent qu’en aménageant la prescription et en ouvrant dès lors bien des espaces collectifs, comme l’historiographie de l’industrie, par exemple, le montre dès les années 195010. Dire qu’il y a prescription n’est en rien dire que celle-ci « fonctionne ». C’est ouvrir la recherche pour en saisir la source, la logique, les effets et ce contre quoi elle se définit et prolifère. C’est chercher à accéder aux univers pratiques dont relève le jeu de la prescription administrative et à dessiner les conflits qui opposent ces univers différents, loin d’une histoire dont seule la volonté de contrôle total ou de police généralisée donnerait le secret11. Il n’en reste pas moins que l’histoire de cette volonté est à faire aussi... comme une histoire de pratiques.

Un idéal télégraphique de gouvernement

6 Or le risque d’une interprétation totalitarienne de l’histoire soviétique ne provient pas seulement de l’épaisse historiographie qui l’a promue durant la guerre froide. Il vient

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de l’histoire même. Moshe Lewin rappelle encore ici que le parti a très tôt été défini par son premier secrétaire général, Stalin, comme une organisation de cadres soumis. Au même XIIe congrès d’avril 1923 qu’il évoque, Stalin formule de surcroît une sorte d’idéal télégraphique de gouvernement par lequel le parti n’aurait qu’à décider en ses instances les plus élevées et communiquer ses instructions au reste de la société. Suivons son propos. Il écrit certes : [Je] parle du Parti comme d’une avant-garde, et de la classe ouvrière comme de l’armée de notre Parti. On pourrait penser, par analogie, que les rapports sont ici les mêmes qu’à l’armée, c’est-à-dire que le Parti donne des ordres, que ses consignes sont transmises par le télégraphe et que l’armée, c’est-à-dire la classe ouvrière, exécute ces ordres. Une telle façon de voir est foncièrement erronée. Dans le domaine politique, la question est beaucoup plus compliquée.

7 En quoi la question est-elle plus compliquée que dans la pure transmission militaire des ordres ? Ici, Stalin ne formule pas la réserve habituelle de Lenin qui ne manquait pas de rappeler, au moins en 1918, qu’il « faut apprendre à conjuguer l’esprit démocratique des masses laborieuses, tel qu’il se manifeste dans les meetings, impétueux, débordant, pareil à une crue printanière, avec une discipline de fer pendant le travail, avec la soumission absolue pendant le travail à la volonté d’un seul, du dirigeant soviétique », séparant la liberté politique de la totale subordination au travail12. Il ne s’agit donc même pas de simplement tenir compte d’une classe ouvrière d’où proviendrait la parole politique : elle n’a plus d’espace ménagé, même dans le seul discours. Le problème réside dans le fait que le parti hérite d’une masse qu’il n’a pas constituée ni entretenue lui-même, contrairement à la sphère militaire où l’armée est construite, formée et nourrie par ceux-là même qui la commandent. Stalin poursuit : En effet, dans le domaine militaire, c’est le commandement lui-même qui crée l’armée, qui la forme, alors qu’ici, dans le domaine politique, le Parti ne crée pas son armée mais la trouve toute constituée : c’est la classe ouvrière. Il existe encore une autre différence : dans le domaine militaire, le commandement ne se contente pas de créer l’armée, il la nourrit, l’habille et la chausse [...]. Le Parti ne nourrit, ni n’habille, ni ne chausse son armée : la classe ouvrière. C’est pourquoi, en politique, la question est beaucoup plus complexe. Et ce n’est pas la classe ouvrière qui dépend du parti, mais l’inverse.

8 L’idéal télégraphique n’en est pas moins valide dans ces conditions simplement plus difficiles. Toutefois, au lieu d’évoquer (non métaphoriquement) le télégraphe, Stalin emploie ici des métaphores techniques (celles du réseau d’appareils, de la courroie de transmission et des antennes, cette dernière étant en même temps une métaphore biologique) pour signifier la même chose, le gouvernement par la transmission : Aussi, dans le domaine politique, l’avant-garde de la classe, c’est-à-dire le Parti, doit-il, pour assumer son rôle dirigeant, s’entourer d’un large réseau [set´] d’appareils de masse sans parti, qui lui servent en quelque sorte d’antennes et par l’intermédiaire desquels il transmet sa volonté à la classe ouvrière, de telle sorte que celle-ci, d’une masse éparpillée, devient l’armée du Parti13.

9 Voici le modèle télégraphique constitué. Pour assurer le gouvernement de la classe ouvrière, il faut ainsi construire des appareils infiniment plus complexes que ne l’est l’armée qui a l’avantage de fabriquer elle-même son corps d’obéissance. Stalin parle de transmission télégraphique des ordres au sens propre pour l’armée et par des réseaux d’appareils avec antennes et courroies de transmission pour la classe ouvrière. Comme il prétend que l’un n’a rien à voir avec l’autre, que l’armée n’est pas la classe ouvrière, on a le sentiment à la première lecture que l’idéal télégraphique ne se rapporte qu’à

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l’armée et qu’avec la classe ouvrière la relation est politique (ce qu’il ne dit à aucun moment). On est pourtant dans le même rapport de transmission pour ce qui est de la relation entre le parti et la classe ouvrière, et donc dans le même idéal télégraphique14. Le parti « dépend » de la classe ouvrière non pas parce que, dans le discours manifeste, Stalin lui reconnaît une parole propre, mais parce que le parti la trouve telle qu’elle est et doit la transformer en une masse de subordination comme les chefs militaires le font de l’armée.

Les pratiques dans leur matérialité

10 L’idéal télégraphique de gouvernement de Stalin est une parmi toutes les preuves de l’intention totalitaire du chef bolchevik. Pourtant, comme tout discours-programme, celui de Stalin ne dit que ce qu’il dit. Il est une part d’une pratique discursive qui a ses règles et ne dit rien sur ce qui se passe effectivement, en situation15. Il est à comprendre dans son occurrence, à sa date et en son lieu. Mais plus encore, dans la mesure où diverses formes du social (militaire et politique) sont ici indissociables du télégraphe ou de mécanismes de transmission, ce discours renforce le besoin de prendre au sérieux à la fois sa dimension technique et pratique et sa relation à une histoire des pratiques d’administration dans cette dimension matérielle même.

11 Le discours de Stalin invite à considérer l’importance de la matérialité tout à la fois dans les pratiques administratives de toutes sortes, dans les pratiques discursives qui tentent de mettre le bon ordre dans la pensée du réel et aussi dans la relation entre les unes et les autres. On aurait pu choisir d’autres textes aux propositions voisines, mais celui-ci ne vient pas de n’importe qui et son expression est, de plus, articulée avec une forte pertinence sur un moment décisif de la transformation de la politique en administration (ou en police) et sur l’outillage mental non trivial qui sert à penser ce mouvement.

12 Un large courant des sciences sociales contemporaines s’attache justement depuis une vingtaine d’années à montrer la part active des objets dans la constitution du social, au point que les objets pourraient en être considérés comme des acteurs à part entière, dotés de leur propre agency : « Les distinctions entre conversations, textes, techniques, corps sont essentielles. Mais il n’existe aucune raison a priori pour en exclure certains de la participation à la dynamique du collectif : tous ces éléments, tous ces matériaux contribuent à la création et à la transformation de l’ordre social. »16 L’étude des pratiques administratives néglige souvent la participation des objets matériels ou, plus généralement encore, la matérialité des pratiques. Elle se concentre souvent sur les « réseaux humains » sans prendre en considération la médiation des objets qui constitue les mises en relation et les met en forme. Il est peu de gestes qui composent la texture de ces « réseaux » qui n’aient pas une quelconque matérialité : participation d’un objet, d’un appareil, d’une machine, rapport à des supports de signification sous une forme graphique quelconque. Par ailleurs, tout acte humain est situé et s’inscrit dans un espace matériel qui contribue à le conformer, de même que les objets techniques installés, dans leur fonctionnement même, contribuent aussi à donner forme et sens aux actions humaines. Nous ne sommes pas seulement ici dans une insistance sur l’usage des objets dans les pratiques sociales mais dans une conception du social auquel les objets participent à leur manière. Ainsi, il importe de s’intéresser à la matérialité des pratiques. Mais ce n’est pas seulement parce qu’un discours comme

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celui de Stalin attire fortement l’attention sur la composante technique indispensable à l’existence de collectifs hiérarchisés comme l’armée ou l’ensemble parti/classe ouvrière (leur cohérence est fournie par la transmission par le télégraphe réel ou par des truchements métaphoriques -- qui acquièrent, comme on le verra, une matérialité dans le réel). Les sciences sociales offrent désormais ce terrain technique pour asseoir et penser la stabilité des formes sociales, après avoir longtemps négligé les techniques dans leur pratique ordinaire. Et par surcroît, l’histoire soviétique offre cette dimension particulière que les discours qui servent de référence aux pratiques insistent fortement sur cet aspect technique, plus que dans le monde administratif occidental.

13 Que les pratiques administratives soient d’abord un rapport à l’espace, à des objets, à des techniques n’a pas échappé à Max Weber qui écrit dans Économie et société : Il existe pour l’administration bureaucratique des conditions essentiellement liées à la technique des communications. Sa précision exige le chemin de fer, le télégramme, le téléphone, et elle est liée à ceux-ci de façon croissante. Un ordre socialiste ne pourrait rien changer, la question restant de savoir s’il serait dans le cas de créer, comme l’ordre capitaliste, les conditions d’une administration rationnelle [...]17.

14 Pour penser l’administration contemporaine et ses exigences de précision, Weber renvoie aux chemins de fer, au télégraphe et au téléphone, c’est-à-dire à des techniques de parcours de l’espace soit pour les personnes et les objets, soit pour l’information. Il y a d’emblée une question de rapport aux lieux et aux distances, entre le bureau où s’exerce le pouvoir bureaucratique et les lieux de la maîtrise et du contrôle : un rapport à l’espace qui est plus profondément négligé encore dans les sciences sociales que le rapport à la matérialité et aux techniques. Il y a là en puissance une histoire des formes du pouvoir, de la manière dont il circule, s’installe ou se déplace et de la manière dont ses circulations, ses positions et ses déplacements sont pensés. La sociologie d’aujourd’hui complète la série des outils de la précision administrative par des techniques intellectuelles comme les statistiques et les représentations graphiques et aussi par des techniques sociales comme celles de gestion du personnel, visant les salaires, les carrières et les compétences, toutes lourdement équipées d’instruments de plus en plus scientifiques et de machines de plus en plus automatiques.

15 La portée considérable de l’inscription spatiale des pratiques administratives est bien montrée dans un article de Martine Mespoulet qui décrit la bataille des statisticiens de Saratov, en 1922, pour conserver des locaux séparés du Comité exécutif régional. Le fait que celui-ci cherche à absorber spatialement le bureau de statistique, et ainsi supprimer la marque de son appartenance à une administration centrale, était pour les statisticiens le signe d’une mise en cause de leur indépendance professionnelle. Apparemment, la structure reste inchangée : une « double subordination » à la Direction centrale des statistiques pour appliquer ses directives et au Comité exécutif local dont le bureau est un département. Le conflit montre, en pratique, que c’est l’espace, le cadre immédiat du travail, qui forme la structure. En l’occurrence, le bureau local, non défendu par sa hiérarchie statistique, perd la bataille18. Tout l’ensemble des proximités hiérarchiques et de travail en est modifié et le sens des pratiques transformé. Les organisateurs d’entreprise connaissent bien les effets de ce phénomène, au moins dès le début du siècle. Les ingénieurs qui s’intéressent au management scientifique veillent soigneusement à régler les voisinages des bureaux d’études avec les ateliers, en compétition avec le voisinage du marché. Ou bien ils s’emploient à régler l’interaction spatiale entre ces mêmes bureaux d’études et les

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bureaux des méthodes chargés de l’organisation du travail et de la production et donc de la mise en fabrication des pièces conçues dans les bureaux d’études. Les jeux des proximités et des distances ont un effet direct et durable sur l’activité et sur son sens.

16 Parmi l’immense variété des pratiques administratives (du commandement ou du contrôle à la comptabilité ou à la statistique), j’ai choisi d’illustrer mon propos sur l’importance politique de leur matérialité par trois exemples : celui du dispatching dans l’administration industrielle, celui du téléphone et celui des formalités matérielles du secret. Mais auparavant, j’aborde l’histoire soviétique des systèmes de fiches qui sont une des traduction matérielles de l’idéal télégraphique, mais qui ressortissent aussi à un autre idéal, celui de l’automaticité. Politique de la matérialité, matérialité de la politique.

Une revue de « Technique administrative »

17 Au commissariat du peuple à l’Inspection ouvrière et paysanne (Raboče-Krest´janskaja Inspekcija -- RKI, institution gouvernementale qui forme, à partir de 1923, une seule et même institution avec la Commission centrale de contrôle du parti communiste), une revue se spécialise à partir de 1925 dans l’étude des techniques administratives. Elle a pour titre en russe Tehnika upravlenija, ce que nous traduirions aujourd’hui par La technique de gestion ou bien par La technique de management, et que la revue traduit elle-même par La technique administrative. Elle est publiée par le département nommé Département de technique administrative (pour le coup Otdel administrativnoj tehniki).

18 La revue se fait la propagatrice de tous les nouveaux systèmes d’organisation et de travail pour le bureau. Elle préconise la rationalisation administrative à la fois dans les entreprises de production et dans l’appareil d’État. Elle vante tout autant l’approche structurelle assistée d’outils de gestion comme l’organigramme que la mécanisation (machines à écrire, à compter, à dicter... et jusqu’aux machines mécanographiques Powers et Hollerith et aux pointeuses) et propage le mobilier de bureau et les systèmes de classement. Plusieurs articles se rapportent à la rédaction des ordres et autres instructions. Tehnika upravlenija incarne ce fait que l’URSS a été un champ bien plus considérable pour l’expérimentation du scientific management industriel et administratif que n’importe quel autre pays au monde. En effet, la rationalisation a été traitée d’emblée comme une affaire d’État tandis que ce même État se donnait à lui- même une compétence d’intervention organisatrice jusque dans l’économie, bien au- delà de ses organes administratifs traditionnels. Les « Instituts du travail » prolifèrent sur le territoire soviétique dès les premières années 1920. Un Institut national de technique administrative est créé début 1926 sous l’égide de la RKI19.

19 Toutefois, pas plus qu’un discours de Stalin, une telle revue ne dit ce qu’il en est sur place. En général, une revue de ce type, comme n’importe quelle autre en Occident, porte les préoccupations de spécialistes dont le rapport au terrain est à questionner. Leur pratique s’inscrit, ainsi que leur carrière, dans des cadres qui ont leurs propres exigences d’efficacité (ici, cette inspection centrale), exigences différentes des organismes dont ils s’occupent : organes administratifs, entreprises, bureaux... Nous sommes dans une pratique discursive particulière qu’il conviendrait de traiter comme telle et dont il conviendrait d’examiner au cas par cas comment elle s’inscrit dans les activités des praticiens : par quels canaux elle circule, quel type de contrainte elle

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représente pour les pratiques et sur quels relais, institutionnels ou non, elle s’appuie, quelle assistance elle offre à la verbalisation et à la formalisation des pratiques et en quoi celles-ci de leur côté recourent à cette production discursive et l’insèrent dans leur activité locale.

20 Un article se distingue pourtant dans le premier numéro de janvier 1925. Il a précisément pour titre « La technique administrative » et est signé d’Elena Rozmirovič, qui est le chef du département de même nom. Elena Rozmirovič (1886-1953), « vieille bolchevique », personnellement connue de Lenin, membre du Présidium de la RKI, est une des très rares femmes qui émerge entre les deux guerres, avec un peu plus tard la Britannique Mary Parker Follett, dans le milieu exclusivement masculin des penseurs de l’organisation et de l’administration (auxquelles on pourrait ajouter toutefois les très tayloriennes Christine Frederick, américaine, et Paulette Bernège, française, qui se spécialisent dans le travail domestique). On trouve dans cet article une autre formulation de l’idéal télégraphique de gouvernement que celle de Stalin20. L’intérêt de ce texte est qu’il propose une consistance technique à ce qui n’est que réseaux d’appareils, antennes et courroies de transmission métaphoriques dans le discours de Stalin, s’agissant du lien de commandement entre le parti et la « classe ouvrière », son « armée ». Rozmirovič, son département et la revue Tehnika upravlenija connectent l’idéal techno-administratif de la politique porté par Lenin et Stalin -- nous ne sommes pas très éloignés de l’idéal industriel de l’État porté par les Saint-Simoniens --, d’une part, avec les recherches internationales en matière de théories et de machines administratives et, d’autre part, avec les efforts pour réformer l’administration du parti, du gouvernement et des entreprises. Nous ne sommes plus dans le simple télégraphe qui transmet les ordres au sein de l’armée, mais dans un complexe matériel et humain de plus en plus intense, spécialisé et équipé de techniques qui ne manquent pourtant pas de se penser dans l’ordre de la transmission.

Automatiser par les normes de travail et par les fiches

21 La tâche majeure consiste en « l’amélioration de la technique de l’appareil d’État » (expression que l’on trouve aussi sous la plume de Kujbyšev, alors commissaire à la RKI21).

22 D’une part, l’analogie est tissée de façon répétitive entre processus de production d’objets matériels et processus de traitement administratif. Dans la production, on sait comment étudier le travail. Le taylorisme y donne la norme de l’établissement des normes. Elle peut servir de modèle. Dans le travail administratif, il faut également tout saisir par la norme. Lenin met son poids à plusieurs reprises pour aller dans ce sens et jusque parmi les dernières de ses lettres. Il écrit ainsi à l’un des chefs adjoints de la RKI : J’estime que nous devons élaborer une normalisation du travail de bureau et l’appliquer ensuite partout. C’est la chose la plus importante. [...] Le principal, ce sont les normes (c’est-à-dire combien de personnes pour telle somme de travail). Après quoi nous obligerons notre Office central de statistique à travailler également22.

23 D’autre part, la fin proposée consiste à réduire la pratique administrative à de simples « mécanismes ». Les normes de travail sont la première condition de cette mécanisation :

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L’ensemble de ces normes de travail particulières, élaborées, automatisées, et leur conditionnement serré dans le temps, dans l’espace et les unes par rapport aux autres créent ensuite un système précis de gestion de tout le processus de travail. Ce système se présente ainsi comme un système d’actions humaines liées entre elles, un mécanisme précis -- une machine où chaque petit rouage est à sa place et possède une signification précise23.

24 Nous avons une notion d’administration comme système d’actions étroitement normées. Où est la part de la matérialité ? Dans les fiches.

25 Pour instaurer ce mécanisme et même cet automatisme des processus administratifs, Elena Rozmirovič ne propose en effet pas seulement les normes régulées mais « les systèmes de fiches » « à l’européenne ».

L’agency des « systèmes de fiches »

26 Ici, il est important de le marquer, nous n’avons plus affaire à un taylorisme de base mais aux méthodes élaborées dans le sillage du scientific management et qui provoquent une « révolution invisible » dans les bureaux, ainsi que la nomme Delphine Gardey. Des revues américaines comme System propagent une nouvelle organisation du travail dans le bureau. Le centre de l’activité du bureau est la mise des écritures en fiches, outillée par des machines à reproduire, à écrire ou à compter. Étrangement pour nos esprits formés à la fin du XXe siècle, l’usage de fiches et de feuillets mobiles est alors une nouveauté dans les bureaux. Ils remplacent progressivement les gros registres peu maniables et les recueils de correspondance difficilement indexés. Les « systèmes » sont les dispositifs très matériels de classement de ces fiches : meubles, kyrielle de petites dispositions de couleurs, de marques, d’onglets, de relevé des déplacements24. « La mécanisation à l’aide d’un système de fiches » est selon Rozmirovič « la forme de rationalisation la plus populaire et la plus appliquée actuellement » pour « la gestion et la technique générale de l’appareil d’État ». Ces systèmes sont d’abord développés aux États-Unis avant d’être publiés en Europe. C’est probablement d’Europe que vient l’information des administrateurs de la RKI qui ne citent cependant pas leurs sources précises.

27 À plus long terme encore, cette « mécanisation » conduit, selon Rozmirovič, à une véritable « automatisation » de la gestion reposant sur la fiche. Nous sommes là au plus haut de la démonstration et il ne faut rien moins qu’une phrase immense de 16 lignes pour en exposer la thèse. Je la découperai ici pour la rendre intelligible, en proposant une traduction proche de la paraphrase. La fiche se manifeste grâce à une multitude de signes prévus par le « système », couleurs, formes, onglets, arrangement physique et enregistrement de ses mouvements. Le contenu de la fiche est aussi réparti dans une série réglée d’autres fiches.Cet ensemble réglé de signes matériels et d’objets prédétermine la volonté et l’action de l’administrateur tout autant que des employés dans l’administration concernée. Il les relie en un seul « système ». En même temps, une fois que l’action de l’administrateur s’est produite ou qu’il a délivré son instruction, cet ensemble crée un mouvement qui reçoit un cours automatique indépendant de sa volonté. Ce mouvement, ayant trouvé son expression matérielle précise dans la fiche, engage une chaîne coordonnée et indissoluble d’actions de la part des autres personnes. Cette chaîne court d’une partie à l’autre de l’administration jusqu’à l’obtention de l’effet recherché. Celui-ci est d’ailleurs contrôlable par d’autres personnes encore, liées entre elles par ces mêmes signes matériels comme les maillons

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d’une même chaîne (les italiques sont dans le texte). Dans cette exaltation de l’agency du système de fiches (qui « détermine » l’action), on n’est pas loin de la description d’un réseau socio-technique où le sens se transforme d’une traduction à l’autre au gré des passages par les nœuds humains et non humains25. Le vocabulaire dominant ici est toutefois celui de la chaîne et c’est bien une référence à la chaîne de Ford qui clôt le texte : La logique de fer de ce convoyeur crée une coordination objectivement inévitable des personnes et des choses dans le processus de production. Créer une même coordination objective entre les gens et les choses, c’est ce que nous voulons faire dans le processus de gestion [...]. Alors, chaque ouvrier pourrait effectivement gérer, presser le bouton approprié de cet appareil automatique en provoquant ainsi le mouvement automatique de tout le convoyeur (lenta) de gestion.

28 La chaîne des fiches permet à la cuisinière de gérer l’État. Même si cette « mécanisation de la gestion » est présentée comme un « idéal », on voit que, pour Elena Rozmirovič, elle seule permettrait la participation active des travailleurs au travail administratif et au contrôle de l’État, rappel d’un des objectifs majeurs des bolcheviks. Le « système de fiches » accomplit la révolution tout court, la révolution politique.

29 Par ailleurs, cette pensée étonnante pour nous d’un automatisme qui repose sur les seules fiches ne devrait pas provoquer le sourire. Chez Ford aussi, la fiche « automatise » la gestion. À Detroit, explique une revue française, « la progression de chaque ouvrier est attentivement suivie par la Direction elle-même qui tient à jour des fiches individuelles ou livrets où figurent tous les renseignements voulus ». Si la direction n’est pas informée en temps voulu de changements qui devraient normalement intervenir dans la progression du salaire ou de la qualification, grâce aux fiches, elle « s’en aperçoit automatiquement et fait enquête »26. Les fiches, par leur seule existence, déclenchent une réaction (humaine) automatique. Nous sommes à une époque datée de l’histoire de l’automatisme.

Automates humains

30 Le rôle de l’humain n’est plus que celui de régulateur automate. Nous participons, en URSS et aux États-Unis, de la même pensée de l’automatisme humain, probablement liée elle-même à un vocabulaire psychologique partagé à travers les frontières.

31 Le travail des agents humains est en effet conçu, lui aussi, comme un automatisme. Ainsi, Rozmirovič écrit-elle un peu plus tard : La mécanisation du processus de production dans le cadre de l’entreprise prise comme un tout reconfigure fondamentalement la gestion en la transformant d’un commandement (rasporjaditel´stvo) des hommes en une régulation (regulirovanie) des processus objectifs et matériels où l’ouvrier ne figure précisément que comme un mécanisme de contrôle précis.

32 En d’autres termes, la production est de plus en plus prise dans une matérialité technique. Ses problèmes se résument de plus en plus à de la régulation à laquelle les ouvriers participent comme instruments de contrôle qui réagissent aux variations des machines. Les principes s’en étendent à l’administration. Dès lors, dit en effet Rozmirovič, « la régulation du processus objectif et matériel, à la différence du commandement des hommes, est assurée par l’intermédiaire d’instruments de régulation et revêt une forme objectale et matérielle » et « la construction d’un appareil de gestion [...] se transforme en un simple problème technique. »27

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33 Considérer l’humain comme un automate (en référence directe aux machines automatiques comme les automates de Vaucanson) est une tradition dans la psychologie contemporaine. Ainsi l’œuvre qui rend Pierre Janet célèbre traite de l’automatisme considéré comme « activité humaine dans ses formes les plus simples, les plus rudimentaires » opposée aux « formes les plus élevées », « la volonté, la résolution, le libre arbitre »28. La première étude de psychologie du leadership aux États-Unis, œuvre d’un célèbre psychologue de l’enfance adaptateur du test de Binet- Simon, Lewis Terman, investit la distinction de ces « formes » psychologiques dans différents types humains et oppose le leader à l’automaton29. Nous sommes bien ici dans un mode de pensée qui circule et traverse les frontières. Les penseurs soviétiques de l’administration ne sont pas coupés des milieux européens dans les années 1920 et les penseurs de l’administration en général n’ignorent pas les travaux des psychologues30.

34 Les notations présentes ne sont assurément que des pistes de travail : il conviendrait de détecter les connexions précises, de localiser les occurrences dans un corpus étendu en durée et en espace, de relever la circulation des œuvres et les lectures, de suivre aussi les personnes à travers les frontières, sans exclure la possibilité d’inventions locales simultanées issues de situations homologues, comme en matière purement technique, et surtout de scruter les pratiques sur les lieux de travail.

35 En tout cas, cette conception technique, propagée par Rozmirovič, d’une administration fondée sur un mécanisme matériel et humain automatique nous emporte loin de la politique, au sens de la manifestation ménagée de la mésentente des parties dans le jeu social. La cuisinière qui gère l’État n’a qu’à appuyer sur un bouton pour entraîner la chaîne administrative. Aux temps à venir de l’idéal passé dans le réel, sa poussée sur le bouton sera, par un fait d’ontologie, forcément la bonne décision. Ainsi dans la pensée administrative soviétique, nous sommes en-deçà d’une théorie de la décision dans une organisation non démocratique comme il commence à s’en réfléchir pour l’entreprise et l’armée dans les pays capitalistes. Bien sûr, l’Union soviétique ne saurait être considérée par ses chefs comme non démocratique. La décision n’est jamais en question. En effet, ce qui est ici pensé, c’est ce qui doit advenir aux lendemains chantants tandis que le présent est la délivrance de la ligne forcément juste par les organes supérieurs du parti. Au XIIe congrès d’avril 1923, Stalin introduit son propos sur les cadres obéissants par : « Quand la ligne politique juste est donnée, il faut choisir les cadres... »31.

36 Nous sommes entièrement dans des pratiques administratives pensées comme il se doit comme exécution, dans le cadre d’une politique qui consiste activement à chasser toute politique.

Où sont les fichiers ?

37 On peut se poser la question de savoir où, en dehors de ces formulations idéalisées, ces systèmes de fiches sont mis en place effectivement. Elena Rozmirovič évoque nommément, dans son article de janvier 1925, seulement trois administrations dans lesquelles l’application de ces méthodes a permis de diminuer de façon radicale le temps et la peine des employés et du public et les dépenses de l’État : la Cour suprême, les chemins de fer et les caisses d’assurance, mais elle ne donne pas de renseignements plus précis.

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38 Le « système de fiches » semble encore atteindre, dès 1923, l’organe qui est déjà le centre du pouvoir, le Secrétariat général du parti. Molotov recommande à Stalin un jeune secrétaire de l’organisme qu’il préside, l’Orgbjuro, le bureau d’organisation du Comité central, Boris Bažanov, pour ses talents d’organisateur du travail de bureau. À en croire le témoignage de Bažanov lui-même, il introduit en 1923 le système de fiches à l’Orgbjuro puis au Secrétariat général où il devient secrétaire du Bureau politique (Politbjuro) en août 1923. Voici son récit : La mer de papier dans laquelle est noyée l’Orgbjuro est un tel fouillis qu’on ne peut rien trouver ; les documents sont enregistrés d’après des méthodes antédiluviennes d’entrées et de sorties. Lorsque le secrétaire du Comité central a besoin d’un renseignement ou d’un document des archives, on se met à chercher pendant des heures dans l’océan d’archives. Je vois que cette organisation ne vaut rien ; je la balaie et établis plusieurs cartothèques [sic. La seule traduction correcte de kartoteka est fichier] où chaque document est inscrit sur trois index alphabétiques différents. Petit à petit, chaque chose prend sa place. Au bout de deux ou trois mois, le papier ou le renseignement réclamé par le secrétaire du Comité central lui est remis une minute après. Les sections du Comité central qui considéraient auparavant que cela ne servait à rien de s’adresser au secrétariat de l’Orgbjuro sont émerveillées par la rapidité avec laquelle tout se fait sur-le-champ. Molotov est extrêmement satisfait et ne cesse de chanter mes louanges.

39 Bažanov arrive donc en août chez Stalin, au Politbjuro : « La pagaille et le chaos sont encore plus grands ici qu’à l’Orgbjuro : les montagnes de paperasses sont beaucoup plus grandes et entassées dans un ordre incompréhensible. On réussit rarement à dénicher un papier ou un renseignement ». Comme c’est habituel dans ce cas, tout repose sur la mémoire exceptionnelle d’un collaborateur, en l’occurrence d’une collaboratrice. « Je m’applique à tout réorganiser comme à l’Orgbjuro, à l’aide de fichiers et d’index » et les résultats de la réforme sont « miraculeux » : « Deux ou trois mois plus tard, tout est rentré dans l’ordre et on trouve chaque document instantanément.»32 Bažanov, ancien élève de l’École technique supérieure de Moscou, ne dit pas d’où il tient sa maîtrise du fichier ni à quoi ou à qui il doit les connaissances grâce auxquelles il opère la réforme qu’il s’attribue sans que nous puissions vérifier la véracité de cette attribution. Est-ce à elle que Stalin est redevable du sobriquet de « camarade Kartotekov » (le camarade aux fichiers) dont, paraît-il, il était affublé alors, ou bien à ces autres fichiers encore plus secrets dans lesquels il accumule les notations sur les personnes auxquelles il a affaire, et dont Bažanov ne dit rien33 ?

40 L’histoire de cette réforme du travail administratif reste à faire, ainsi que celle de son rapport à la prolifération bureaucratique dont l’Union soviétique est le siège. Un des débats les plus intéressants du colloque sur le NKVD, organisé en l’an 2000 par Andrea Graziosi, Terry Martin et Jutta Sherrer, a porté sur les différents fichiers utilisés au cours des répressions successives, leur caractère plus ou moins systématique ou rudimentaire, y compris sur le plan de leur matérialité. Il en ressortait que, même dans la police politique où la récapitulation des personnes est une opération cardinale, le fichier est loin d’être généralisé à la haute époque des purges des années 1937 et 1938 qui sont largement dépendantes de listes constituées, sans aucune méthode, sur plusieurs années34. La modernité des fichiers n’était pas une nécessité absolue pour cette vague moderne de répression de masse. Par ailleurs, la pénurie de moyens d’un État somme toute pauvre, qui se manifeste entre autres par le manque chronique de papier, n’est certainement pas à négliger35.

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41 Quoi qu’il en soit de la mise en place de systèmes de fiches dans l’administration et de son effet sur la pratique administrative dans ses opérations les plus essentielles comme la catégorisation des cibles de l’administration, l’idéal automatique est en échec. En 1930, Elena Rozmirovič, proche de Buharin qui est lui-même de plus en plus écarté de positions actives, est l’objet d’attaques. Elle a participé à la conception fonctionnelle de l’organisation de l’économie qui s’avère excessivement compliquée à mettre en place et aggrave le chaos dans lequel l’industrie soviétique est plongée36. Les critiques visant Rozmirovič mettent en cause son idéal mécanique, « techniciste étroit », du social. Elle est d’ailleurs proche, en idées comme par les alliances internes aux milieux de la rationalisation, d’Aleksej Gastev (1882-1941), le « barde prolétarien de l’ère mécanique » qui conçoit les ouvriers comme devant vivre et travailler au rythme des machines : une vision commune poussée chez eux beaucoup plus loin qu’elle ne l’est chez les ingénieurs occidentaux, même les tayloriens farouches37. Les dirigeants staliniens, comme Ordžonikidze, qui passe de la tête de la RKI à la direction de l’économie à la fin de 1930, et surtout Andreev qui le remplace à la RKI, prennent leurs distances par rapport au mouvement de rationalisation. Elena Rozmirovič ne dispose pas des bons alliés au bon moment. Elle est écartée de ses positions dirigeantes dans la RKI en 1931. Son Institut de technique administrative est fermé en 193238.

L’américanisme et l’idéal automatique à l’épreuve

42 L’idéal automatique du système de fiches conférait de la matérialité à l’idéal télégraphique de gouvernement énoncé par Stalin en 1923. Nous en sommes surtout restés, dans leur considération, aux aléas des pratiques discursives. De plus, n’ont été évoquées là que quelques bribes de ce qui compose une culture beaucoup plus large de confiance dans la capacité des sciences pratiques à résoudre les problèmes posés par la société. Si l’on se tourne vers des témoignages plus proches de la pratique (qui ne seront pas encore des témoignages directs), on peut tenter de saisir comment cette culture informe les manières de faire.

43 En 1926, une délégation de dirigeants et d’ouvriers de Ford visite l’Union soviétique pour y examiner et expertiser la production et l’usage des tracteurs Fordson. Ces tracteurs y sont importés depuis 1924. Ils sont en 1926 au nombre de 20000. Des écoles de conduite et de réparation ainsi que des ateliers spécialisés sont organisées dans les campagnes. L’usine Putilov Rouge de Leningrad commence à en produire au rythme faramineux de 2 par mois. Avant d’entreprendre sa tournée, la délégation est reçue à Moscou où on lui montre avec un enthousiasme débordant les résultats obtenus qui laissent présager un succès massif. Dans leur rapport (de 266 pages), les délégués de Ford indiquent que les Soviétiques « sont devenus dingues des graphiques, diagrammes et autres tableaux mathématiques ». Les courbes de réparation, d’activité des écoles et d’inspection dans les régions affichent des performances extraordinaires. Sur place, les hommes de Ford cherchent cependant en vain les écoles et les ateliers qui correspondent à ce qu’indiquent les graphiques. En Ukraine, où les tracteurs sont le plus utilisés, on peine à dénicher, écrivent-ils, « un seul atelier de réparation de Fordson digne de ce nom ». Un seul, à Rostov, trouve grâce à leurs yeux. Tout ceci n’affectait en rien la réalité triomphale des graphiques exposés à Moscou39.

44 Un autre exemple, celui de l’irruption du dispatching dans la gestion de l’industrie à la fin des années 1930, montre plus fortement en acte l’idéal automatique ou, autrement

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dit, comment l’idéal, convoqué comme une référence directrice de leur action par les administrateurs praticiens, opère effectivement dans le réel. Nous n’aurons ainsi pas seulement des acteurs matériels, humains, spatiaux, mais aussi des acteurs idéaux que seule toutefois leur attestation par des inscriptions au sein des pratiques, ici des pratiques administratives, permet de saisir comme tels. Ni la proposition de Stalin, même appuyée en 1923 sur sa position déjà extrêmement puissante de secrétaire général, ni celle de Rozmirovič, appuyée sur les relais des entreprises gouvernementales de rationalisation, qui se révèlent fragiles à l’usage, n’auraient pu constituer à elles seules les idéaux télégraphique et automatique en acteurs dans le réel. L’idéal comme acteur de la pratique ne saurait être saisi que dans ses actualisations. L’idéal -- ou l’utopie -- comme objet de pratique discursive ne dit rien de sa présence dans l’action.

Le dispatching

45 Le dispatching et le dispatcher sont des figures plus familières dans le paysage russe que dans le paysage français. Le dispatching désigne en Russie tout ce qui est répartition du travail dans les entreprises ou distribution des opérations dans les systèmes d’urgence. En France, c’est seulement une métaphore de la répartition ou une étroite figure professionnelle de la distribution de l’électricité. En toute généralité, il s’agit d’une technique de régulation des opérations ou encore de répartition et de coordination des tâches. Il est progressivement introduit dans le système industriel soviétique au cours des années 1930. Or le dispatching est une variation sur le système de fiches, un peu plus compliquée puisqu’aux fiches sont adjoints des systèmes de communication des ordres qui peuvent être simplement le téléphone mais aussi des systèmes lumineux gérés par des commutateurs. L’inclusion de ces questions de direction industrielle dans le présent article suppose d’accepter un langage un peu spécialisé par rapport au vocabulaire habituel de la pratique administrative.

46 Ce procédé est d’abord expérimenté aux États-Unis à la fin du XIXe siècle dans les chemins de fer, puis dans la production et la distribution de l’électricité. La méthode est transférée à l’industrie dans le sillage de l’investissement des opérations industrielles par l’esprit du management scientifique taylorien. Les bolcheviks ne pouvaient pas manquer de lui être sensibles. Les manuels d’organisation américains le décrivent en effet comme ce qui ordonne la mise en œuvre du plan. Cette technique peut être plus ou moins formalisée. Elle recourt parfois à une instrumentation mathématique assez poussée. Il s’agit en effet d’analyser les opérations et de les répartir en termes de durée et de charge pour les hommes et pour les installations entre les différents secteurs et les différents équipements techniques.

47 Sur le plan matériel, le système se présente, on l’a vu, comme un ensemble de fiches très élaboré et articulé. Nous retrouvons là la même matérialité révolutionnaire des pratiques administratives que celle dont Rozmirovič parlait. Dans le bureau du dispatcher, ces fiches sont disposées sur des tableaux muraux. Ces tableaux font ainsi apparaître les modalités de l’engagement des installations, des équipes et des machines. Sur place, dans les ateliers, auprès des machines, des tableaux correspondants reproduisent la version locale de ce qu’affichent ceux du poste central de dispatching. La coordination entre les tableaux est assurée par des dispositifs d’information et de communication qui permettent le pilotage des installations autant que possible en

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temps réel (soit par le déplacement d’agents spécialisés, soit au moyen du téléphone ou de dispositifs spéciaux de signalisation électrique).

48 Une partie des opérations que réalise le dispatcher peut se faire dans sa cabine. D’autres opérations supposent au contraire le déplacement sur place pour se rendre compte en personne des problèmes de coordination et pour les interpréter de façon pertinente. En d’autres termes, il s’agit d’un système d’action et de contrôle à distance qui ne saurait se passer entièrement d’information en présence.

49 Le mouvement pour introduire le dispatching dans l’industrie soviétique est engagé en 1932 et 1933. Il correspond à une période particulière des modes managériales en Union soviétique. À ce moment, « l’organisation fonctionnelle » est soumise à la critique alors qu’elle avait constitué la panacée dans la seconde moitié des années 1920. L’organisation fonctionnelle est une autre importation des États-Unis. Pour résumer, elle consiste à introduire des structures parallèles à la ligne hiérarchique verticale dominante et consacrées à des thèmes particuliers avec fonction de conseil ou de service plutôt que de commandement : finance, comptabilité, rationalisation, recherche, approvisionnement...40 Par exemple, un département de rationalisation peut exister au niveau central d’une entreprise et avoir des relations directes avec tous les bureaux de rationalisation organisés à chacun des autres niveaux hiérarchiques, ceux du département, de l’atelier, etc. Cette organisation est développée dans toute l’économie soviétique dans le courant des années 1920. Elle est remise en cause au début des années 1930 : pour poursuivre l’exemple, le département de rationalisation est supprimé au centre des entreprises et les différents bureaux ne peuvent plus entrer en relation directe les uns avec les autres. L’introduction du dispatching est une parmi toutes les mesures qui manifestent un resserrement sur la hiérarchie verticale.

50 La région de Leningrad étant considérée comme le « maillon principal de l’industrie lourde », elle est instituée comme le « laboratoire » de l’Union soviétique pour l’introduction du dispatching41. En 1934, 30 entreprises sont concernées par cette opération, la plupart fabriquant du matériel électrique, les autres étant des usines métallurgiques et mécaniques.

51 Le dispatching fait l’objet d’une généralisation dans l’appareil de gestion industrielle à la fin de 1937, c’est-à-dire au pic de la terreur répressive qui s’abat sur le pays de 1937 à 193842. Il est mis en place dans les directions centrales du commissariat du peuple à l’Industrie lourde (Narodnyj Komissariat Tjaželoj Promyšlennosti -- NKTP) et doit réorganiser les usines. Il est considéré comme la solution miracle pour le règlement des problèmes de l’administration industrielle. Le NKTP est alors le principal ministère industriel. Toutes ses directions centrales, chacune étant chargée d’une branche différente (charbon, électricité, production métallurgique, or, etc.), sont réorganisées de la même façon. Il leur est ajouté deux départements, un département technique et un département de commandement de la production (proizvodstvenno-rasporjaditel ´nyj otdel). Ce dernier département est peuplé de dispatchers qui sont érigés en « figures centrales » de cette réforme43. Ces spécialistes sont de jeunes ingénieurs nouvellement promus à la faveur des grandes purges qui continuent d’éclaircir férocement les rangs des directions (un rapport qui traite du dispatching, adressé mi-1938 à Kaganovič, le commissaire du peuple, par le chef du groupe central de contrôle et d’inspection du NKTP, note par exemple que dans une des directions opèrent encore 4 saboteurs parmi les directeurs et 15 parmi les ingénieurs en chef et que, dans les usines, le remplacement des saboteurs progresse extraordinairement

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lentement). La généralisation du dispatching est donc liée à la grande répression et au renouvellement stalinien des cadres.

52 Les dispatchers sont envoyés dans les usines de leur direction pour se familiariser avec elles et y organiser le dispatching. Leur appartenance à l’appareil administratif central est censée rapprocher les directions ministérielles des entreprises et renforcer la « direction opérationnelle » aux deux niveaux du ministère et des usines. La technicité du dispatching et sa matérialité faite de fiches et de systèmes de communication sont supposées régler de nombreux problèmes apparus au cours des premiers plans quinquennaux. Le principal est l’extrême difficulté de coordonner la production au sein des entreprises en raison de l’irrégularité chronique de l’approvisionnement. L’ouvrage de 1935 sur la mise en place du dispatching dans la région de Leningrad indique, dans les usines où le dispatching fonctionne le mieux, une forte diminution des communications écrites entre ateliers pour régler des affaires d’approvisionnement. Il s’y ajouterait une réduction des prix de revient, une diminution des à-coups, des arrêts de la production et du nombre de produits qui restent non finis dans les aires de stockage. Ce n’est ici pourtant que le témoignage d’une proclamation : l’enquête historique qui étudierait en détail ce qui se produit dans les entreprises n’est pas faite.

53 On pourrait contester le fait de compter le dispatching parmi les techniques administratives. Il s’agit pourtant de pure administration opérationnelle de la production, sans aucune métaphore. Le dispatching est pensé dans le même univers que celui de l’organisation formelle des activités et recourt à sa manière à des « systèmes de fichiers ». Enfin, il participe pleinement à la continuité de l’espace de prescription que j’évoquais plus haut. Par rapport à une histoire classique de l’administration, en Union soviétique, après la fin de la NEP, l’unité économique de base est prise dans le même tissu administratif que les organismes gouvernementaux et que le parti unique de gouvernement : originalité de cette dictature.

Des intensifications techniques

54 L’idée même d’un dispatching et ses techniques sont importées d’Amérique. Pourtant, à étudier non pas comment idée et techniques se sont diffusées mais comment le dispatching a pris forme et a été redéfini en Union soviétique, on fait apparaître des configurations particulières où les sources américaines sont difficiles à reconnaître et à isoler.

55 Tout d’abord, le dispatching est célébré comme un « système de direction de la production centralisé, complexe et opérationnel ». Les adjectifs sont là pour indiquer que le dispatching intervient comme une solution alternative à l’organisation fonctionnelle. Celle-ci a été condamnée au début des années 1930 et proprement « liquidée » en 193444. À partir de ce moment, le dispatching occupe une place centrale dans la définition de l’organisation de la production alors qu’il n’est indiqué, dans la littérature d’organisation américaine, que comme un système d’ordonnancement des activités et de circulation des produits dans le cours de leur élaboration, essentiel sans doute mais pris dans tout un ensemble d’autres dispositifs45. Le dispatcher en chef des usines soviétiques est placé immédiatement sous le directeur technique qui est adjoint au directeur d’usine. Il est en charge de la direction de la production et absorbe les services de planification qui étaient les principaux services fonctionnels. « Avec le dispatching, il n’y a plus de commandement latéral (komandovanie so storony, c’est-à-

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dire fonctionnel) des ateliers » : la subordination est clairement verticale, les ordres tombent en cascade et la discipline est heureusement renforcée46.

56 En second lieu, ce qui contribue à la singularité soviétique est la forte valorisation du fait que le dispatching est une solution technique, très matérielle, à des problèmes d’organisation et de coordination. Contre la mauvaise solution qu’est l’organisation fonctionnelle fondée sur des formes, la confiance ici est fondée sur la matérialité des systèmes de fiches et -- c’est au moins souhaité -- sur tout un appareillage de commutateurs et de signaux qui transmettent les ordres selon les lignes définies au centre. On conçoit alors que, dans l’atmosphère répressive de 1937-1938, le dispatching soit un recours contre le « bureaucratisme ». Un des principaux travers de celui-ci est précisément la direction à distance que le dispatching entend traiter de façon nouvelle, en l’occurrence par une révolution technique47. Mais ce qui fait la particularité du dispositif mis en place en 1937 est que le dispatching n’est pas là une nouvelle forme de l’intervention classique du centre dans les usines sur le mode du coup de poing ou du commando. Les dispatchers des directions centrales doivent rester plusieurs mois sur place pour connaître de près les entreprises. La longueur du déplacement est le garant d’une connaissance utile autant à l’entreprise qu’au centre. Elle est un procédé cognitif. Les modalités de la présence des personnes dans l’espace de l’action sont également des éléments de la matérialité des pratiques.

57 Troisièmement, dans la version soviétique du dispatching, les procédés de communication par téléphone ou par signaux occupent une place essentielle. Ce sont les techniques qui assurent la coordination entre le poste du dispatcher et les ateliers, plus précisément qui assurent l’identité entre les tableaux d’engagement dans le premier et dans les seconds. Il s’agit d’information dans les deux sens : dans l’un vers le dispatcher et dans l’autre vers les responsables des ateliers et des transports internes divers et vers les opérateurs eux-mêmes. La littérature soviétique insiste sur le fait que le dispatching ne doit pas être confondu avec une simple gestion des aléas par le téléphone, travers dans lequel seraient tombées de nombreuses entreprises. La communication doit être assurée par des réseaux spéciaux, des commutateurs grâce auxquels les signaux adaptés sont transportés. On a sans doute là un usage direct des procédés de dispatching en cours dans les chemins de fer ou dans la distribution électrique et transféré à l’industrie manufacturière. D’une part on ne trouve pas cette insistance sur les réseaux d’information par signaux dans la littérature occidentale généraliste. D’autre part on ne saurait manquer de remarquer qu’il y a là comme un écho de l’idéal télégraphique : un système approprié de signaux qui assureraient par leur autorité propre la viabilité, le « fonctionnement » de l’ensemble. La perspective de l’administration automatique est ainsi toujours présente, mais comme un horizon.

58 L’appareillage de la signalisation paraît encore largement une affaire d’instituts et de laboratoires de recherche. Cihockij note que « l’appareillage pour la gestion automatique et pour l’administration à distance se trouve au stade de la recherche scientifique »48. L’organisme qui pilote ces recherches, comme plus généralement celles sur le dispatching, dépend du NKTP. C’est le CIO (Cental´nyj Institut Organizacii), l’Institut central d’organisation de la production et de gestion scientifique, créé en 1931 en partie pour remplacer l’institut de Rozmirovič, tout en reprenant en partie le même personnel.

59 Autre caractéristique enfin, les opérateurs humains ne sont plus de simples régulateurs de processus matériels. L’intensification technique du côté de l’appareillage de fiches et

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de signaux leur fait gagner des « qualités » (kačestva) données pour très complexes. Une de ces qualités majeures est la rapidité en général et la rapidité de réaction à l’imprévu en particulier. Elle doit être accompagnée de facultés de concentration, de maîtrise de soi, de résistance à la fatigue, etc. Ces « qualités psychologiques » sont étudiées dans un laboratoire de psychotechnique (dépendant de l’Institut d’économie et de sécurité du travail). Leur énoncé les fait d’ailleurs paraître comme tout à fait formatées par la psychotechnique, par leur mesurabilité même par des appareils et des méthodes psychotechniques49. Dans cette version d’une gestion automatique en devenir, on voit que « l’élément humain » du système n’échappe lui-même à l’automatisme de la psychologie clinique que pour retomber dans les « aptitudes » mesurées de la psychologie expérimentale !

60 Le dispatching expose une intensification technique de la pratique administrative qui ne va pas sans une intensification psychologique, dans le cadre d’une intensification du commandement vertical. Nous ne sommes ni dans une « diffusion » ni dans une « hybridation », mais dans une composition complexe émergente où les traits d’origine des références sont presques perdus.

L’idéal mis en échec

61 Le mouvement pour le dispatching s’avère rapidement un échec aux deux niveaux. En bas, de nombreuses entreprises traînent manifestement les pieds devant cette nouvelle lubie du centre. Les schémas standard de dispatching sont imposés d’en haut, identiques partout, quel que soit le type de production en question, comme l’avaient été les schémas d’organisation fonctionnelle dans les années 1920. La grande usine Putilov de Leningrad, devenue usine Kirov en décembre 1934 à la mort du secrétaire du parti de Leningrad qui portait ce nom, est la bonne dernière de la région et semble en être encore, au bout de deux ans, à l’élaboration de projets pour la mise en place du dispatching50. Il est vrai que le CIO a tardé à publier ses « règlements » pour la mise en dispatching des entreprises de mécanique. Il est vrai aussi que le dispatching, plus encore dans les usines de mécanique aux pratiques discrètes que dans les installations de gestion de flux comme l’électricité ou les chemins de fer, suppose la réinterprétation de toutes les activités pour les passer aux normes de l’outil de gestion et, par suite, la revisite de leurs pratiques par tous les acteurs. Malgré des séjours de plusieurs mois au sein des usines, les dispatchers des directions centrales reviennent le plus souvent amers et découragés51. Le dispatching s’installe donc avec difficulté au niveau de l’entreprise : il rajoute de surcroît une instance qui entre en conflit avec toutes les autres puissances, et en particulier celle des chefs d’atelier appuyés sur leur autorité acquise par le fait que la production effective repose sur eux.

62 Comme tous les « systèmes » dans l’ambiance soviétique, celui-ci se décompose sans pouvoir surmonter le chaos qu’il est destiné à combattre. La version soviétique du dispatching paraît conférer aux dispatchers des responsabilités épuisantes. Les dispatchers deviennent souvent des tolkači, ces agents chargés de trouver à n’importe quel prix les produits manquants, quand ce ne sont pas des tolkači qui sont nommés dispatchers52. Le dispatching se transforme alors en un simple procédé d’obtention des pièces déficitaires, tout à fait comme le stakhanovisme est rapidement devenu un système de primes ordinaire53.

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63 Au niveau du ministère, les autorités supérieures des directions paraissent très réticentes à écouter les récits de désordre et de pagaille (bezobrazija) que rapportent les dispatchers, et tout l’effet attendu de ce lien du centre avec les usines individuelles est perdu.

64 Le dispatching reste ainsi une figure très technique que prend le commandement vertical dans les entreprises, au cours des réformes qui accompagnent la Grande Terreur et qui vont toutes dans le même sens. Ces modernisations administratives dont les purges sont l’occasion ont été moins étudiées que les purges elles-mêmes. Comme l’indique David Shearer, à mesure que les pratiques du management scientifique disparaissent, des pratiques anciennes renaissent, comme le marchandage entre les ateliers et les usines ou le pouvoir de la hiérarchie directe54. Toutefois, les efforts pour installer le dispatching donnent en même temps à l’entreprise des traits modernes qui se révèleront durables. Le dispatching devient, de façon plus familière qu’à l’Ouest, une forme propre de répartition des tâches et le dispatcher un personnage installé dans les firmes et dans nombre d’institutions, comme dans le système des urgences médicales. Le dispatching est une configuration particulière des modes d’organisation soviétiques à partir de la fin des années 1930. Il est une forme d’américanisation comme une autre, c’est-à-dire un emprunt qui se situe et doit se comprendre au sein de la mise en forme de pratiques complexes sans fournir en aucune manière l’intelligibilité de celles-ci, mais seulement le nom d’une référence parmi d’autres visant à dénoter la modernité. Il ne saurait être pris non plus comme un masque qui dissimulerait un retour au passé. Il est un signe fort d’une affirmation de modernité qui ne dit rien de l’efficacité réelle des dispositifs. Il est encore une incarnation, une actualisation d’un idéal télégraphique et automatique de gouvernement proprement soviétique et, à ce titre (officieux), il n’est justement pas interrogé sur son efficacité.

65 Une nouvelle occurrence de ce même mouvement d’émergence de l’idéal incarné intervient dans les années 1960 et 1970 sous la forme de l’ASU (avtomatizirovannaja sistema upravlenija), système de gestion automatisé, fondé cette fois non plus sur un système de fiches de carton mais sur le système électronique de fiches qu’est, au sens propre, l’ordinateur. L’enthousiasme est infiniment plus fort que celui qui porte le dispatching dans les années 1930 : celui-ci ne pouvait pas promettre un lien de subordination automatisé pour tout l’appareil économique qu’un « système automatisé général » informatique paraît au contraire rendre réaliste au début des années 1970. Ce système doit couvrir toute l’économie de son réseau vertical depuis le sommet du Gosplan jusqu’à chaque unité économique individuelle. Les résultats sont pitoyables, inversement proportionnels aux investissements « colossaux » dont ce « système général » est l’objet à tous les niveaux de l’édifice économique55.

66 L’idéal d’une gestion automatique ou d’une administration transformée en technique, toujours en échec, se reproduit et survit à ses premiers tenants des années 1920 au sein de la RKI. La série se constitue ainsi : mécanisation de la comptabilité, systèmes de fiches, dispatching, automatisation informatique des systèmes de gestion. Le fichier (dispositif de fiches mobiles) vient se placer au centre de la rationalisation des pratiques administratives au XXe siècle, comme l’indiquaient déjà des historiennes comme JoAnne Yates et Delphine Gardey. Or cet outil administratif de plus en plus courant revêt au cours de ce siècle une signification très particulière dans la mesure où les répressions de masse qui en sont une caractéristique majeure s’appuient sur un raffinement toujours plus grand du fichage des personnes sur fichier, et non sur

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registre, et que l’antisémitisme en général et l’extermination des juifs d’Europe en particulier en ont fait un usage extensif56.

Histoire technique de la politique et histoire politique de la technique

67 Les fiches sous toutes leurs formes ne sont qu’un aspect de la matérialité des pratiques administratives. Le téléphone en est un autre qui, à ma connaissance, n’a pas fait l’objet de recherches historiques spécifiques sur l’espace soviétique, à l’inverse de l’électricité 57. Cela pourrait être intéressant à de multiples titres dont certains seulement sont évoqués ici, et trop rapidement. Les économistes n’ont pas manqué de noter très tôt l’économie que le téléphone apporte dans le gouvernement des entreprises en permettant l’accroissement de leur taille : « Les changements comme le téléphone ou le télégraphe, lesquels réduisent les coûts d’organisation spatiale, tendent à accroître la taille de la firme, de même que tout changement qui améliore la technique de gestion », écrit en 1937 l’économiste Ronald Coase58. La réflexion peut clairement valoir pour le gouvernement des États et importe d’autant plus pour l’URSS qui est non seulement un immense pays, mais un pays à l’État faible à l’origine, entre autres dans sa capacité de couverture territoriale.

68 Mais on pourrait s’intéresser aussi à la relation entre le type de régime politique et le téléphone comme instrument de communication à distance. Tout d’abord, les chercheurs le désignent comme un moyen de communication informel, non pas tant parce qu’il ne laisse pas naturellement de trace mais, pragmatiquement, parce qu’il ne sert pas pour scander les pratiques de marques réglementaires ou légales comme une attestation écrite ou une signature. Le télégraphe, qui doit être encodé par un opérateur, penche vers le formel. Les premiers usages du téléphone se déploient dans les affaires. Ils sont de type managérial59. Ensuite, il n’est pas un ouvrage sur l’histoire du téléphone qui n’insiste sur le fait que le téléphone se présente d’emblée comme un équipement du commandement, comme un outil hiérarchique. Les usages relationnels et privés n’arrivent qu’ensuite60. La chose n’est plus à montrer. L’histoire féministe attire de son côté l’attention sur cet autre fait que le téléphone, dans sa réalité pratique comme dans ses représentations, met le plus souvent en scène le patron ou le chef -- masculin -- et la secrétaire ou la « demoiselle du téléphone » -- féminine61. En troisième lieu et contrairement à ce que disent certains chercheurs, le téléphone n’est donc pas naturellement « égalitaire », pas plus qu’internet n’est aujourd’hui démocratique en soi. Ce n’est pas la liaison isolée entre un combiné et un autre qui compte dans la portée sociale du téléphone mais le réseau installé. L’objet technique est le réseau et non un de ses éléments pris séparément. Le réseau n’est pas ici un « quasi-objet ». Il a une pleine matérialité objectale qui ne se comprend que comme élément d’un système technique organisé, mis en place, relevant d’une organisation, d’une administration, d’une gestion et d’une politique. La fin est dans le moyen et le moyen ici est un système technique dans son ensemble62.

69 Le téléphone se définit longtemps dans une concurrence avec le télégraphe. Or c’est une bataille politique qui préside aux États-Unis à l’invention du téléphone. Gardiner Hubbard, l’homme d’affaires qui chapeaute dès avant les années 1880 les travaux de Graham Bell sur le téléphone, entend combattre le monopole de la Western Union sur le télégraphe. Il cherche à promouvoir la démocratie, à protéger les citoyens contre un

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monopole sur la circulation des informations et sur leur contrôle. Le téléphone se profile comme un outil pour échapper à ce contrôle corporatif (sur les prix de marché, sur les informations de bourse, etc.) sans tomber dans un contrôle par l’État (quoique les opérateurs reviendront dans le téléphone sous forme de « demoiselles », tandis qu’on pensait les avoir chassés en délogeant le télégraphe). Hubbard veut une technique qui supporte aussi bien les messages privés que les messages d’affaires63. Le téléphone (comme réseau) est un objet qui a une politique, mais il est susceptible d’avoir diverses politiques selon la manière dont il est conçu, installé et utilisé64. Il est un de ces objets qui permettent d’envisager tout autant une histoire politique de la technique qu’une histoire technique de la politique.

70 Quant à l’histoire soviétique, la question se pose de savoir si le téléphone a contribué à la dictature stalinienne (on pourrait plus généralement poser la question de savoir s’il a contribué aux dictatures du XXe siècle). En d’autres termes, la compréhension du stalinisme peut-elle se priver du téléphone ? Il faudrait, pour répondre à cette question, une large enquête qui soit orientée sur les pratiques. Trop souvent, les textes historiens relatifs au téléphone en restent aux représentations élaborées à partir des publicités et des articles de promotion, sans entrer dans les pratiques effectives au sein des organismes divers. L’étude des premières ne saurait aucunement tenir lieu de l’étude des secondes. Je ne peux cependant pas aller plus loin que la fourniture de quelques maigres flashs illustratifs de ce que pourrait être une telle histoire pragmatique et politique commune du téléphone et du stalinisme.

Le téléphone et l’arbitraire

71 Tout d’abord, les histoires du téléphone traitent peu de l’écoute des conversations. Or celle-ci vient très vite. Guy Thuillier relève qu’en France, dans les bureaux de poste, « la pratique des écoutes téléphoniques est fort ancienne : avant 1914, dans tous les bureaux de Paris, “il y a une liste de 30 à 40 personnes qui sont écoutées” ». Dans l’administration, les hauts fonctionnaires préfèrent faire porter les messages autant par crainte du cabinet noir que des écoutes65. Stalin est ici encore une fois un maître, un maître encore une fois d’une manière toute particulière en ceci qu’il n’est pas un inventeur, mais un grand développeur, comme nous le verrons derechef bientôt.

72 Et c’est encore Bažanov qui fournit sur cet épisode le seul récit disponible, ce qu’il restera sans doute puisqu’il traite là du dernier degré du secret. En 1922, Lenin fait installer au Kremlin un « tourniquet » (vertuška), c’est-à-dire un central automatique fermé, limité aux quelques dizaines d’appareils des principaux dirigeants soviétiques, membres du Politbjuro et secrétaires du Comité central : il s’agit d’éviter que leurs conversations ultra secrètes passent par les demoiselles du téléphone (soit de nouveau s’affranchir de l’interférence humaine dans une activité de direction comme dans le système de fiches automatique). Stalin, qui vient d’être nommé secrétaire général, se charge de l’exécution. Or le poste de contrôle qui accompagne toute installation de ce type est judicieusement placé dans un tiroir de son bureau et Stalin a dès lors accès à toutes les conversations de tous ceux qui lui importent. Le communiste tchèque spécialiste des centraux automatiques qui a installé le tourniquet est exécuté par la GPU. Selon Bažanov, trois personnes dont lui-même sont, en sus du secrétaire général, au courant de cette pratique qui offre à Stalin un atout incommensurable dans sa lutte pour le pouvoir66. Le secret recherché par Lenin pour un happy few est poussé à sa

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limite extrême au profit d’Un seul, par une simple ruse littéralement bureau-cratique (et un assassinat). La mètis, ou encore l’astuce technique, contribue puissamment à la victoire politique67.

73 Le système d’écoutes est un usage des pouvoirs du téléphone au second degré. En ce qui concerne Stalin, le premier degré de cet usage du téléphone, l’intervention directe, est largement documenté. D’une façon générale, le téléphone se présente comme un remarquable instrument de contrôle par les supérieurs hiérarchiques. Il s’est ainsi imposé comme outil de la conduite de la guerre à la faveur du premier conflit mondial et l’on n’a pas tardé à s’apercevoir dans l’armée que son utilisation favorisait la propagation d’une « téléphonite » aiguë. Celle-ci était bien entendu d’abord le fait des instances supérieures. Il s’est en effet très vite manifesté « une tendance des Grands Quartiers Généraux à interférer dans le plus petit détail simplement parce qu’on pouvait le faire très facilement », comme l’indique un historien militaire68. Instrument du commandement à distance, le téléphone permet aux chefs lointains de traverser l’espace instantanément pour s’informer ou pour intervenir.

74 Il faudrait rassembler en Union soviétique les récits dispersés des interventions directes des hiérarchies et en particulier de Stalin par ce moyen auprès des personnes et auprès des organismes les plus variés.

75 Bien souvent, ces intrusions sont menées de façon peu régulière, sans souci des niveaux hiérarchiques ni des limites organisationnelles. Le téléphone se fait alors non pas l’outil de l’arbitraire mais sa manifestation même. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a un pouvoir arbitraire qu’il y a cet usage du téléphone mais c’est du fait de cet usage que le pouvoir est arbitraire. Un seul exemple en ce qui concerne Stalin, le coup de téléphone adressé le 18 avril 1930 à un Bulgakov désespéré. Après s’être assuré que l’écrivain voulait rester en Union soviétique, Stalin l’invite à adresser une nouvelle demande d’embauche au Théâtre d’art de Stanislavskij dont il avait reçu auparavant une réponse négative : « Faites donc une demande. Je pense qu’ils accepteront »69. Ce qui fut fait. Le téléphone est l’arbitraire du dictateur de façon plus intense que pour n’importe quel chef. Il peut être aussi l’institutionnalisation de l’arbitraire, comme plus tard, aux temps brejnéviens, ce que la sagesse populaire appelle le « droit téléphonique » (telefonoe pravo), par lequel les instances du parti dictent les sentences aux organes judiciaires en une pratique devenue ordinaire.

76 Sous un autre angle, toujours au chapitre de l’arbitraire « performé » par le téléphone (comme on dit en pragmatique), les historiens du gouvernement soviétique montrent comment son usage croît sous Stalin pour consulter les dirigeants plutôt que les réunir physiquement ou leur soumettre des documents, et cela autant pour le Politbjuro que pour le Conseil des commissaires du peuple70.

Intervention téléphonique et prolifération bureaucratique

77 Une enquête historique pourrait dire comment et jusqu’à quel point la pratique de l’intervention téléphonique s’est répandue. Dans le massif administratif soviétique, elle est tout à fait typique d’un régime où ce qui est du parti et ce qui est de l’appareil gouvernemental sont difficilement partageables. Le téléphone permet de passer sans trace -de façon, dirions-nous improprement aujourd’hui, « immatérielle »- les frontières affichées qui séparent l’un et l’autre, sans s’arrêter à des opérations lourdement matérielles et formelles. Le téléphone est de ces objets qui démontrent la

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vanité de vouloir séparer les pratiques administratives (c’est-à-dire, pour ce pays, les activités politiques) qui ont leur siège dans l’une ou l’autre institution de l’État et du parti.

78 Du fait de cette facilité qu’il offre à franchir les frontières formelles, le téléphone est en même temps la hantise des pouvoirs et des hiérarchies. Question de base : comment en éviter un usage résistanciel ? En restreignant la distribution, assurément. Réglementation, écoutes, tarifs. Je ne traite pas ici la question pour l’URSS. En revanche, j’aimerais évoquer un point inaperçu qui est une autre hantise, celle des hiérarchies intermédiaires devant la propension de leurs supérieurs à les contourner par le téléphone. Du point de vue de la matérialité, l’écrit est infiniment plus lent et il laisse plus de traces. L’écrit perd en efficacité ce qu’il gagne en limitant les contournements hiérarchiques. Le téléphone se présente paradoxalement comme une technique qui combat la relation bureaucratique mais qui renforce en fait la centralisation. Ordžonikidze, commissaire du peuple à l’Industrie lourde de 1932 à 1937, principal ministre économique, était un praticien intensif du téléphone à longue distance physique et hiérarchique. Le roman de Bek, La nouvelle affectation, explore l’action d’un ministre de l’Industrie d’après-guerre dont le téléphone est aussi le principal instrument de commandement et d’intervention71.

79 Apparemment, ce n’est pas propre au cas soviétique. L’inquiétude des hiérarchies intermédiaires paraît la même ici et là. Ainsi deux épisodes presque semblables dans deux usines, l’une soviétique, l’autre française, l’usine Kirov de Leningrad et Peugeot. En 1939, le directeur de l’usine Kirov (jusqu’en décembre 1934 usine Putilov), demande à tous ses chefs de département de soumettre à sa signature les réponses qu’ils adressent aux demandes de renseignement du commissaire du peuple ou d’un de ses adjoints. Ces demandes qui viennent du sommet sont adressées directement à ses subordonnés et le plus souvent par téléphone (quoique parfois aussi par lettre ou télégramme). Le directeur doit intervenir spécialement pour être informé72. De façon identique, en 1937, le directeur des fabrications de Peugeot fait remarquer à son directeur général que celui-ci ne le prévient jamais lorsqu’il adresse des demandes d’information ou des instructions à ses subordonnés par téléphone, alors que toutes les demandes et les instructions passaient par lui lorsqu’elles étaient écrites. Il dénonce l’usage du téléphone comme un danger pour l’unité de direction, pour « l’unité d’autorité », comme on disait au XIXe siècle, car ses cadres sont susceptibles d’échapper à sa « surveillance » et à son « contrôle »73.

80 Il existe donc un usage constant du téléphone en infraction au principe hiérarchique qui veut que toute communication passe par tous les niveaux. Cet usage, et je parle bien de cet usage précis, non pas du téléphone en général, favorise ainsi la dissolution des autorités intermédiaires et la fragilisation des administrations décentralisées.

81 Autre effet du téléphone : l’assignation des cadres à la place. Les cadres supérieurs des entreprises sont chroniquement sur-occupés, en particulier par des réunions des instances les plus diverses hors de leur espace de direction (parti local, administration de branches, police politique, Moscou et ses merveilles administratives), sans parler des réunions internes74. En 1930, le conseil de l’économie pour la région de Leningrad émet un ordre (prikaz) spécial pour obliger les directeurs d’usine à rester dans leurs locaux et à s’entendre par le téléphone avec les instances extérieures : En vue d’assurer une direction effective (dejstvitel´noe rukovodstvo) des entreprises, j’interdis à tous les directeurs et à leurs adjoints de s’absenter de

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l’entreprise sans nécessité absolue dans le cours de la journée de travail. La sortie de l’entreprise sur convocation de diverses organisations et institutions n’est autorisée que dans des cas exceptionnels et en raison d’une impossibilité totale de s’entendre avec les institutions et organisations en question par téléphone75.

82 La sortie du bureau est en revanche encouragée pour des visites d’inspection sur le terrain. Le téléphone fait son office d’instrument de gouvernement à distance. Il favorise la sédentarisation des dirigeants et des administrateurs... et, de ce fait, exactement ce qui est dénoncé en Union soviétique comme bureaucratisme. Le paradoxe se prolonge si l’on songe que, dans le cas indiqué, il est un instrument disciplinaire pour le management intermédiaire de l’industrie tandis que, dans le cas personnel de Stalin, il aide un dictateur, qui répugne à en sortir, à rester dans son bureau du Kremlin ou ses résidences de vacances, ce chef fournissant à tous les cadres l’exemple de ce qui leur vaut sa sollicitude répressive.

83 Un autre aspect, complémentaire, semble devoir être documenté davantage. Il s’agit de l’allocation du téléphone à ces hiérarchies intermédiaires, à la fois pour les usages de direction, de contrôle et de discipline indiqués et comme compensation à la propension irrépressible des supérieurs à les contourner par ce moyen même. Pour une époque bien postérieure et en parlant du sommet, Tamara Kondratieva relève qu’une place sur le tourniquet, héritier de celui de Lenin, est le privilège suprême pour les cadres du Kremlin. La dotation en téléphone représente certainement un signe de l’installation hiérarchique aussi fort que l’allocation de privilèges de consommation76. Il est une marque de pouvoir, comme le bip des cadres que met lumineusement en scène l’anthropologue Véronique Moulinié dans une entreprise française77. Le téléphone en Union soviétique n’est toutefois ni seulement un signe, ni seulement un privilège hiérarchique. L’usage de la filmographie soviétique comme source montre la valeur extraordinaire accordée au téléphone, qui est celle même de la liaison avec le centre78. Le téléphone est un des principaux acteurs matériels des films soviétiques de l’entre- deux-guerres, en concurrence avec le tracteur, la locomotive et l’usine... Il est la marque propre à l’Union soviétique, et peut-être aux pays communistes, d’une relation privilégiée avec ce qui importe, le centre.

84 Sur un autre plan encore, il n’est pas seulement un signe. Il fait effectivement quelque chose dont l’aspect principal est de créer à distance (distance spatiale, sociale ou hiérarchique) un effet de présence. La mise en présence téléphonique a, dans les situations, non pas tant une signification particulière qui s’ajoute au sens déclaré porté par les messages : elle est une part de la composition du sens de ces messages qui lui restent indexés. C’est à ces multiples titres que le téléphone fait émerger, performe, l’autorité.

85 Pour résumer, utilisé pour obvier aux rigidités bureaucratiques, il passe les bornes administratives et a ce premier effet de provoquer une prolifération de papier pour mieux contrôler ces franchissements et ce second de renforcer la centralisation et la non-mobilité. La parole téléphonique engendre de l’écrit et de la stratification sociale -- les techniques procèdent du social et en créent. Le « large réseau d’appareils » dont doit, selon Stalin, s’entourer le parti perd de nouveau sa consistance métaphorique pour prendre cette fois substance téléphonique (tandis que le télégramme, chiffré ou non, lâche de plus en plus sa position dominante). Le téléphone réalise, si l’on se place du point de vue du seul Stalin, l’idéal télégraphique. Mais la multiplication des pratiques bureaucratiques et des grappes sociales attachées au téléphone que cela

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provoque échappe au contrôle de Stalin et, avec la centralisation renforcée, contribue à conformer la société soviétique.

86 Le téléphone consolide les systèmes centralisés et, plus encore, il est un outil privilégié des dictatures du XXe siècle79. Il a bien une action sur l’espace du commandement et du contrôle. Mais parmi tous les possibles, le fait que le téléphone ait actualisé sa propre propension à assister l’arbitraire et à accroître l’étendue de son emprise, sinon son efficacité, est bien un événement du XXe siècle. Et ceci, contre un téléphone relationnel ouvert à un usage résistanciel et égalitaire d’où serait susceptible de surgir la politique, comme des cuisines de l’URSS tardive.

La matérialité policière de l’articulation parti-gouvernement

87 Les formalités administratives ont toujours revêtu en URSS des formes lourdement matérielles. Une grande part d’entre elles relève à coup sûr de l’héritage de l’ancienne administration et les pratiques administratives sont sujettes aussi à une continuité qu’Octobre ne brise pas de façon marquée. Toutefois, la problématique de la continuité, qui n’est pas développée ici, ne doit pas masquer les formulations en situation : celles-ci opèrent le tri entre ce qui est hérité, ce qui est reproduit ou non, même si tout ne relève pas de choix entièrement délibérés. Ce qui tient à la continuité ne peut être compris que dans l’analyse de ce qui est convoqué et de ce qui est abandonné dans les situations. Ce qui n’est pas retenu est en général ignoré des continuistes qui mettent surtout l’accent sur les permanences et les « résurgences ». Le sens se formule au présent. Lorsque Lenin demande en 1922 à un dirigeant de la RKI de « se procurer de la littérature allemande et américaine [et de] réunir tout ce qui a quelque valeur, surtout en ce qui concerne la normalisation du travail de bureau (règles pour la circulation des papiers, formes ; contrôle ; copies à la machine ; questions et réponses, etc.) », ce qui importe est l’insistance à introduire des règles étroites dans tout le travail administratif d’un parti au pouvoir et d’un État fragile. Il existe un fort souci au sommet pour les formes administratives et leur matérialité80. Les prescriptions quant à la circulation et à la conservation des papiers et de la correspondance secrète occupent des volumes81.

88 Or la continuité de l’espace de prescription entre le parti et l’appareil gouvernemental (qui incorpore l’économie), performée, entre autres, par une certaine pratique téléphonique, n’est pas de droit. Le parti dirige (de façon constitutionnelle seulement depuis la Constitution de 1936) tandis que les soviets ont le pouvoir. Ce qui a toutes les caractéristiques et les effets perturbateurs d’une double contrainte aux injonctions contradictoires est une articulation étroitement régie par le secret et inscrite avec soin dans des pratiques très matérielles, sacralisées et judiciarisées. La formalité est pesamment matérielle. Le présent paragraphe reprend des choses connues, simplement replacées sous l’éclairage de la matérialité. J’emprunte beaucoup à l’article d’Irina Pavlova sur « le mécanisme du pouvoir politique en URSS dans les années 1920-1930 »82.

89 Les pratiques ordinaires du secret spécifiques à l’histoire du pouvoir soviétique occupent beaucoup de personnel et de temps. Elles supposent un savoir-faire particulier, mais aussi la disposition de lieux adaptés, de bâtiments de bureau aménagés de façon idoine, de matériel spécial comme de la cire et des cachets. Elles réclament des coffres-forts avec leur pièce réservée, le respect d’interdictions de contact et de déplacement de la part des porteurs du secret et bien d’autres mesures encore. Elles

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n’organisent pas seulement la vie de ceux qui en ont la responsabilité directe mais celle de tous les citoyens. Elles sont en effet connues de tous et elles supposent de la part de chacun des représentations particulières de l’espace et des personnes. Ces pratiques sont indétachables du pouvoir soviétique dans son exercice quotidien et chacun y participe à un titre ou à un autre.

90 La période décisive pour l’installation du secret spécifique au pouvoir soviétique est la fin de 1922 et le début de 1923, dans les premiers mois des fonctions de Stalin comme secrétaire général après le début de la maladie de Lenin. Le futur dictateur parachève l’organisation matérielle du caractère « conspirateur » que le parti doit conserver. Le document fondamental est l’instruction sur la conservation et la circulation des documents secrets de novembre 1922, dont l’effet se prolonge jusqu’à la fin des années 1980. Les mesures qui concernent la matérialité du traitement des documents sont les suivantes. La décision du parti est transmise sous enveloppe scellée à la section secrète de l’organisme gouvernemental situé au même niveau que l’instance du parti qui a émis la directive. La transmission est opérée par une institution qui vient s’insérer en tiers : la police secrète, dotée d’un service spécialisé d’estafettes. Les trois piliers fondamentaux et associés du pouvoir soviétique sont réunis physiquement à l’occasion de cette opération : le parti, la police politique et l’administration gouvernementale. Le premier remet à la seconde ce qu’elle doit faire parvenir à la troisième pour piloter son action. Dans l’instance gouvernementale, le responsable (zavedujuščij) de la section secrète informe le chef (načal´nik) de son administration qui, se fondant sur la directive, prend une mesure en son nom propre : aucune mention de la directive du parti ne doit apparaître et aucune référence ne doit lui être faite83.

91 La coupure est organisée entre la décision du parti et sa mise en œuvre administrative : l’acte d’écrire la décision du parti dans les dispositions des administrations de l’État est interdit. Là est l’articulation essentielle du secret sur lequel repose le pouvoir soviétique : l’articulation est au secret comme le cadavre dans le placard. D’autres décisions précisent le système. Ainsi Stalin définit-il en personne le règlement de la correspondance la plus secrète, celle qui peut valoir 10 ans de camp et même « la mesure suprême » de punition, c’est-à-dire la mort, en cas de perte d’une enveloppe : sceller les enveloppes, ne remettre qu’en mains propres à la personne même, émarger sur le paquet, compter les documents, renvoyer le pli à l’expéditeur dans les 24 heures84. La mesure principale est l’institution de la GPU en gardienne de l’articulation entre parti et administration gouvernementale : les clauses secrètes sont transmises exclusivement par ses coursiers. En 1926, la GPU est chargée en outre du contrôle du personnel lié au secret, c’est-à-dire des adjoints nommés pour la liaison avec elle (po OGPU) à tous niveaux de l’appareil gouvernemental. À partir de 1930, tout le territoire est couvert par le réseau des fel´d´´eger (coursiers rapides et motorisés) de l’OGPU. Il ressort de ces manipulations que, sur le plan de la matérialité des pratiques administratives soviétiques aussi, nous sommes confrontés à l’inexactitude de la formule courante de « parti-État » : trois termes restent associés tout au long, parti- gouvernement-police politique.

92 C’est Stalin qui a systématisé dans le fonctionnement ordinaire de l’État la pratique du secret déjà formalisée avant lui. Il a trouvé les formes pratiques et matérielles de la conservation du secret et institué la police politique comme garante du secret de la rencontre entre le parti et les administrations, au moment où l’articulation politique majeure se transforme en secret. On a d’ailleurs là une autre intervention sur l’espace

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puisqu’il s’agit de transporter un document d’un point à un autre. La police règle la circulation. Stalin a encore instauré le Secrétariat général en point de passage obligé pour toute relation secrète avec les régions sur le plan de la délibération comme de l’exécution.

93 Il n’y a pas là la technicité du dispatching ni le support de l’arbitraire que peut constituer le téléphone, mais une routine bureaucratique avec laquelle tout le monde est en contact à un titre ou un autre et qui porte toute la sacralité du pouvoir : une routine d’autant plus importante à conserver et à revitaliser sans cesse qu’elle est sans cesse remise en cause dans les pratiques ordinaires, celle du téléphone parmi d’autres. Cette matérialité particulière et policière de la relation imaginairement secrète entre le parti et l’État s’est maintenue jusqu’au bout.

Conclusion

94 Des proclamations discursives diverses, appuyées sur des métaphores aussi diverses -- celles du télégraphe, de la chaîne, de l’automatisme, du travail industriel... -- forment, dès les premiers pas du pouvoir bolchevik, un idéal industriel de l’État. Cet idéal passe par des actualisations répétées, indifférentes aux échecs, jamais identiques, et les métaphores se matérialisent dans des dispositifs techniques. Le dispatching est l’une de ces actualisations, introduit à tous les niveaux de l’administration industrielle à la faveur des purges de 1937-1938. Il est à comprendre comme un effort pour saisir l’administration des usines comme celle des organes industriels centraux dans la matérialité du « système de fiches » et de la transmission électrique, et ainsi résoudre les problèmes critiques de gestion apparus lors des premiers plans -- attribués aux espions et aux saboteurs, c’est-à-dire aux personnes. Les systèmes de fiches sont pensés au début comme une vaste machine automatique dont les humains sont les organes régulateurs. Les humains, ensuite, sont envisagés comme traitables par la psychologie appliquée, plus précisément la psychotechnique. Ils sont traités en fait beaucoup plus par des mesures « administratives » de répression. L’ordinateur se profilant, celui-ci sera envisagé comme une machine de gestion automatique sans participation humaine. La fiche permet de développer la gestion de masse exactement comme le téléphone permet d’étendre le territoire administré.

95 Le téléphone, de son côté, affranchit l’arbitraire des formalités du télégraphe. Par son effet de présence, il interroge les hiérarchies en renforçant la centralisation et en provoquant une croissance de la paperasserie et un nouveau mode de stratification hiérarchique. Les formalités prennent leur revanche dans la matérialité de la transmission des documents secrets qui atteste, sous la garde de la police politique, la solidité de l’articulation fondamentale qui relie le parti à l’appareil gouvernemental. Le pouvoir est ainsi mis en circulation de diverses manières, dont celles-ci ne sont que quelques-unes. Il s’agit d’assurer une gestion efficace des intérêts d’un ensemble bureaucratique édifié pour que rien ne le sépare de la société. Équipé de hiérarchies variées, cet ensemble a pour politique de verrouiller toute irruption de la politique, c’est-à-dire de toute parole intempestive qui n’ait pas emprunté les chemins convenus. La société est constituée en corps de subordination traversé par toutes les formes techniques de la transmission, non sans l’aide de répressions féroces et répétées et de la criminalisation des pratiques ordinaires.

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96 L’étude de la matérialité des pratiques dans cet espace de prescription administrative continu fait apparaître toutefois un pullulement de vie.

97 Ce n’est pas que l’interprétation en termes de « machine bureaucratique » ou de « la machine et les rouages » soit inexacte85. Elle est cependant à resituer historiquement comme une production intellectuelle et un programme pratique qui sert de référence récurrente, dont seraient à étudier de près les modalités d’existence, de maintien, de réitération et d’information des pratiques administratives en situation. De plus, cette interprétation en termes de machine et de rouages serait effectivement inexacte si elle empêchait l’étude des pratiques de ressaisir l’engagement des personnes là où nous serions portés, par l’effet même du langage dont nous héritons, à désigner celles-ci comme des rouages « réels », précisément comme elles se représentaient et se voyaient elles-mêmes. Le paradoxe c’est qu’à tous niveaux, des opérateurs au sommet le plus élevé, les agents de l’administration investissent leur personne pour construire un État qui puisse fonctionner comme une machine selon des règles impersonnelles et où chacun soit un rouage -- et la bureaucratie vue par Max Weber et ses disciples n’est plus si impersonnelle. Autrement dit, la subjectivité est investie dans la construction bureaucratique en même temps que dans la construction de soi comme rouage, ainsi qu’un nouveau courant historiographique plein de promesses commence à le montrer86. Du coup, on n’a plus vraiment de machine. En tout cas l’usage du terme devient problématique, c’est-à-dire un problème historique à traiter. Le concept d’« appareils » selon Bourdieu, qui entend par là des champs où toutes « résistances » et « réactions » sont « annulées », ne saurait pas plus être un appui pour la pensée87. Quoique la « mécanique du pouvoir » et les « mécanismes » qui reviennent si souvent sous la plume de Foucault ne soient pas plus heureux sous ce jour, on est bien plutôt dans une forme circulatoire du pouvoir telle qu’il l’évoque lui-même : « Le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s’applique pas à eux. »88 Les personnes sont aux prises les unes avec les autres dans leurs actes, par l’intermédiaire d’objets techniques : plumes et papier, machines à tout propos, formes graphiques, systèmes de fiches, lieux plus ou moins conformés, enveloppes scellées, motos des fel´d´´egery, réseaux téléphoniques ou autres, etc. On n’a plus seulement la bureaucratie avec sa croissance et sa prolifération irrépressible, submergeant même Stalin, son ennemi juré, mais une histoire où des humains se sont installés dans des pratiques de travail qui s’inscrivent dans des objets et des lieux autant que dans des projets personnels. C’est à travers cette circularité que se construit un régime administratif qui tente de s’imposer à tous.

98 Quant à Stalin, il est un metteur en œuvre insistant de dispositifs administratifs pratiques cardinaux (comme le système de fiches qu’il installe et le tourniquet téléphonique qu’il s’arroge) tout comme un amateur du règlement administratif des questions politiques et l’organisateur de la relation fondamentale entre le parti, la police politique et le gouvernement. Au début des années 1920, il s’entoure à la fois d’assassins de masse professionnels comme Ksenofontov et de remarquables spécialistes de la procédure administrative comme Molotov et Mikojan89. C’est sur ce fond que se dessine sa haine active des bureaucrates qui, en tant que tels, sont sujets à négliger les fins politiques de l’art administratif bolchevik : chasser la parole subjectivée, réduire dans l’œuf les insurrections, subjuguer les métiers, détruire les

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solidarités de tous ordres, se concilier les hiérarchies intermédiaires. Enfin, Stalin gouverne à distance presque sans sortir de ses bureaux, dans une attention précise et suspicieuse à tous les actes administratifs au sujet desquels il organise son information pour mieux surveiller les bureaucrates. La personne de Stalin est extrêmement investie dans les pratiques administratives, à la fois comme instituteur et comme veilleur au quotidien90.

99 Dès lors, on peut dire non seulement que la personne des bureaucrates est présente dans la plus impersonnelle des manifestations administratives, mais qu’en Union soviétique, celles-ci sont, depuis le début des années 1920, indexées à la personne de Stalin -- comme elles le sont à leur lieu, à leur moment et à leurs objets matériels, pour emprunter le langage de la pragmatique. Chacun est ainsi lié dans ses propres actes à Stalin. L’histoire de l’administration soviétique, en tant qu’elle est une police généralisée, ne saurait pas plus s’affranchir de ce lien multiforme aux personnes -- la personne des opérateurs comme celle de Stalin -- que de la conformation matérielle de ses pratiques : c’est tout un.

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NOTES

1. Je remercie Alexis Berelowitch, Dorena Caroli, Olivia Gomolinski, Kapil Raj, Brigitte Studer et Guy Thuillier pour leurs précieuses indications. 2. Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard et Le Monde diplomatique, 2003, 526p. 3. Nicolas Werth, « Un État contre son peuple. Violences, répressions, terreurs en Union soviétique », in Stéphane Courtois, dir., Le livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 42-295. 4. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 51 et 52. 5. Michel Foucault rappelle dans « “Omnes et singulatim” : vers une critique de la raison politique » (1981) que la science de l’administration est enseignée aux XVIIe et XVIIIe siècle en Allemagne sous le titre de Polizeiwissenschaft (Dits et écrits, vol.4, Paris, Gallimard, 1994, p.156). Voir aussi id., « La technologie politique des individus » (1982), ibid., p. 813-828. 6. Voir Alessandro Stanziani, L’économie en révolution : le cas russe, 1870-1930, Paris, Albin Michel, 1998, en particulier p.405.

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7. Voir le point récent fait sur cette question dans Cédric Durand, Une analyse institutionnaliste de la coordination industrielle. Étude des transformations de la métallurgie russe (1992-2001), thèse d’économie (sous la direction de Jacques Sapir), Paris, EHESS, 2002, 537p. 8. A. Blum, Naître, vivre et mourir en URSS, 1917-1991, Paris, Plon, 1994, 273p. 9. David R. Shearer, « Crime and social disorder in Stalin’s Russia. A reassessment of the Great Retreat and the origins of mass repression », Cahiers du Monde russe, 39, 1-2, 1998, p. 119-148 (dans « Social disorder, mass repression, and the NKVD during the 1930s », Cahiers du Monde russe, 42, 2-4, 2001, p. 505-534, D. Shearer indique toutefois que ces opérations n’avaient pas eu dans le déclenchement de la Grande Terreur l’importance qu’il lui attribue dans le premier article). 10. Joseph S. Berliner, Factory and manager in the USSR, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1957, 386 p. 11. Voir la tentative d’Alain Blum et Martine Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003, 372p. 12. V. I. Lénine, « Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets », in Problèmes d’organisation de l’économie socialiste, Moscou, Éditions du Progrès, s.d., p.144 (« Očerednye zadači sovetskoj vlasti », Sočinenja, t.36, p.203). 13. I. V. Staline, « Rapport d’organisation du Comité central du PC(b)R (17 avril) », in Œuvres, Paris, Éditions sociales, 1955, t.5, p.173-174 (Sočinenja, t.5, 1947, p.198-199). 14. Lenin prône de son côté une fois, pour l’État et « toute » l’économie nationale, l’idéal de la poste, « modèle d’entreprise socialiste [...] actuellement organisée sur le modèle du monopole capitaliste d’État : [...] le mécanisme de gestion sociale y est déjà tout prêt », modèle tout à la fois « technique », d’obéissance et de gestion (« L’État et la révolution » (1918), Œuvres, t.25, 1957, p. 460-462). Il évoque ailleurs aussi bien la « direction délicate » du chef d’orchestre que la « régularité du mécanisme d’horloge » (« Les tâches immédiates... », art. cit., p. 140 ; « Pervonačal´nyj variant stat´i “Očerednye zadači sovetskoj vlasti” » (Première version de l’article “Les tâches immédiates...”), Sočinenja, t.36, p. 155-158). 15. Stalin évoque aussi la métaphore de l’horloge utilisée avec insistance par Lenin lorsqu’il parle du fonctionnement des entreprises et de la nécessaire subordination absolue au dirigeant soviétique. 16. Michel Callon et John Law, « L’irruption des non-humains dans les sciences humaines : quelques leçons tirées de la sociologie des sciences et des techniques », in Bénédicte Reynaud, dir., Les limites de la rationalité, vol. 2: Les figures du collectif, Paris, La Découverte, 1997, p.101. Voir aussi Bruno Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001, 347p. ; id., « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du Travail, 36, 4, 1994, p.587-609 ; Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot, dirs, « Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire », Raisons pratiques, 4, 1993, 290p. 17. Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket, 1995, vol. 1, p.299. 18. Martine Mespoulet, « Une lutte pour l’autonomie professionnelle : être statisticien dans une région au début des années 1920 », in Jean-Paul Depretto, dir., Pouvoirs et société en Union Soviétique, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002, p. 65-88 (ce texte est l’un des très rares à prendre en considération la matérialité du travail administratif).

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19. Sans citer d’autres textes d’époque et parmi une littérature proliférante, voir Kendall E. Bailes, « Aleksei Gastev and the Soviet controversy over Taylorism, 1918-1924 », Soviet Studies, 29, 1977, p. 373-394 ; Eduard B. Koritskij, Iurii A. Lavrikov, Problemy razvitija teorii upravlenija socialističeskim proizvodstvom (Problèmes de développement de la théorie de gestion de la production socialiste), Leningrad, Izd-vo LGU, 1982, 207 p. (rééd. 1989, 271 p.) ; Mark R. Beissinger, Scientific management, socialist discipline, and Soviet power, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1988, 376p. Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor (Paris, Seuil, 1976, 172p.) est surtout une lecture des textes de Lenin. 20. Sur Elena Rozmirovič, voir aussi Eduard B. Korickij, Jurij A. Lavrikov, Alim M. Omarov, Sovetskaja upravlenčeskaja mysl´ 20-h godov. Kratkij imennoj spravočnik (La pensée managériale soviétique dans les années 1920. Petit annuaire), Moscou, Ekonomika, 1990, 231p. et Eduard Korickij, U istokov NOT. Zabytye diskussii i nerealizovannye idei (Aux sources de l’OST. Discussions oubliées et idées non réalisées), Leningrad, Izd-vo Leningradskogo Universiteta, 1990, 334p. 21. Valerian Kujbyšev, « Zadači CKK i RKI po racionalizacii gosapparata v plane rabot RKI na 1925-26 g. » (Les tâches de la CCC -- RKI pour la rationalisation de l’appareil d’État dans le plan de travail de la RKI pour 1925-26), Tehnika upravleniia, 6, 1925, p. 3-14. 22. V.I. Lénine, Œuvres, t.36, 1959, p.595 (Lettre à V. A. Avanesov, le 1 er septembre 1922). 23. Elena Rozmirovič, « Tehnika upravlenija » (La technique administrative), Tehnika upravlenija, 1, janvier 1925, p.7. 24. Delphine Gardey, La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau, 1890-1930, Paris, Belin, 2001, p. 127-138. Pour les États-Unis, cette « révolution administrative » avait déjà été présentée par JoAnne Yates, Control through communication. The rise of system in American management, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1989, 368p. 25. Voir M. Callon, op. cit. 26. Art. anonyme, « Collaboration, cohésion », Bulletin officiel de la Chambre syndicale des constructeurs d’automobiles, 60, août 1917, p.2. 27. Elena Rozmirovič, « Metodiki i metodologija » (Méthodes et méthodologie), Tehnika upravlenija, 7, juillet 1926, p.16-17. 28. Pierre Janet, L’automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité mentale, Paris, Odile Jacob, 1998, p.33 (1re éd. Paris, Alcan, 1889). Janet est une source d’inspiration majeure pour le fondateur de l’école américaine des « relations humaines » dans l’industrie : voir Elton Mayo, The human problems of an industrial civilization, New York, Macmillan, 1933, 194 p. et id., Some notes on the psychology of Pierre Janet, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1948, 132p. 29. Lewis M. Terman, « A preliminary study in the psychology and pedagogy of leadership », Pedagogical Seminar, 11, 1904, p. 413-451. Voir encore H. Stafford Hatfield, Automaton or the future of the mechanical man, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner and Co, 1928, 100p. 30. La RKI traduit ainsi des textes du 2 e Congrès international de sciences administratives tenu en 1923 à Bruxelles, comme Pol Otle [Paul Otlet], Rukovodstvo i

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administrirovanie (Commandement et administration bureaucratique), Moscou, NKRKI (Serija ’Rukovodstva’), 1924, 85p. 31. I. Staline, op. cit., p.183 (Sočinenija, t.5, p.210). 32. Boris Bajanov, Bajanov révèle Staline. Souvenirs d’un ancien secrétaire de Staline, Paris, Gallimard, 1977, p. 36 et 48-49. Ce livre reste un des témoignages les plus précis de l’activité de Stalin au début des années 1920. 33. Michael Voslensky, La Nomenklatura. Les privilégiés en URSS, Paris, Belfond, 1980, p.77. 34. Andrea Graziosi, Terry Martin et Jutta Scherrer, dirs, « La police politique en Union soviétique, 1918-1953 », Cahiers du Monde russe, 42, 2-4, avril-décembre 2001. 35. Sur la pénurie de papier et ses effets, voir Nathalie Moine, « Le système des passeports à l’époque stalinienne. De la purge des grandes villes au morcellement du territoire, 1932-1953 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 50, 1, janv.-mars 2003, p. 145-169, ici p. 162. 36. David R. Shearer, Industry, state, and society in Stalin’s Russia, 1926-1934, Ithaca- Londres, Cornell University Press, 1996, p.159 en particulier. 37. Kurt Johansson, Aleksej Gastev. Proletarian bard of the machine age, Stockholm, Almqvist et Wiksell International, 1983, 169p. (le roman de Zamjatin, Nous autres, est la description effrayée de l’humanité future engendrée par un tel système). 38. M. Beissinger, op. cit., p. 117-119. 39. Mira Wilkins, Frank Ernest Hill, American business abroad. Ford on six continents, Detroit, Wayne State University Press, 1964, p. 213-214. 40. L’étude classique est celle d’Alfred D. Chandler, Jr, La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988, 635 p. (éd. originale : The visible hand. The managerial revolution in American business, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 1977). 41. G. V. Cihockij, « Dispečerizacija v tjaželoj promyšlennosti » (Le dispatching dans l’industrie lourde), in N. L. Zajcev, dir., Dispečerizacija v leningradskoj promyšlennosti (Le dispatching dans l’industrie de Leningrad), Leningrad, Izd. informacionno-izdatel ´sk. bjuro LOUMP, 1935, p.54-72. 42. M. Beissinger, op. cit., p.145. 43. Rossijskij Gosudarstvennyj Arhiv Ekonomiki (Archives d’État de l’économie), 7297/28/40a/8, rapport à L.Kaganovič, commissaire du peuple à l’Industrie lourde, de Nikolaev, chef du groupe central de contrôle et d’inspection du NKTP, s.d. (après mai 1938). 44. David R. Shearer, « Factories within factories. Changes in the structure of work and management in Soviet machine building factories, 1926-1934 », in William G. Rosenberg, Lewis H. Siegelbaum, dirs, Social dimensions of Soviet industrialization, Bloomington, Indiana University Press, 1993, p. 193-222. 45. Voir par exemple les chapitres respectifs des classiques Dexter S. Kimball, Principles of industrial organization, New York, McGraw-Hill, 4e éd. 1933 (1re éd. 1913), 460p. et William B. Cornell, Organization and management in industry and business, New York, The Ronald Press, 1947 (1re éd. 1928), 819 p. 46. G. Cihockij, op. cit., p.66 (la parenthèse est d’Y.C.).

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47. Un cas de bureaucratisme caractérisé est, dans une usine, celui des techniciens chargés de coordonner la production et qui se contentent d’enregistrer et de répercuter les informations sur les pannes ou les ruptures d’approvisionnement sans sortir de leur bureau ou, dans les administrations centrales, celui des fonctionnaires qui se contentent de recevoir les agents en mission sans se déplacer sur le terrain. 48. G. Cihockij, op. cit., p.56. 49. Ibid., p.57. 50. G. Cihockij, op. cit., p.65. I. I. Rybakov, « Dispečerizacija i sistema snabženija na zavode “Krasnyj Putilovec” » (Dispatching et système d’approvisionnement à l’usine Putilov rouge), Bjuleten´ CIO, 6, 1934 ; CIO, Proekt dispečerizacii Kirovskogo Zavoda (b. ‘Krasnyj Putilovec’), Traktornyj Ceh MHI (Projet de dispatching pour l’usine Kirov, anciennement Putilov rouge. Atelier des tracteurs -- Première mécanique), s.l., Izd. CIO, 1935 ; Orgametall, Metodika proektirovanija i vnedrenija disperčirovanija. Opyt Kirovskogo Zavoda v Leningrade (Méthodologie du projet et introduction du dispatching. L’expérience de l’usine Kirov à Leningrad), Moscou, Orgametall, 1935, 35 p. 51. Rapport cité de Nikolaev. 52. David Granick, The management of the industrial firm in the USSR. A study in Soviet economic planning, New York, Columbia University Press, 1954, p. 110-119. 53. Lewis H. Siegelbaum, Stakhanovism and the politics of productivity in the USSR : 1935-1941, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 326p. ; Francesco Benvenuti, Fuoco sui sabotatori! Stachanovismo e organizzazione industriale in URSS : 1934-1938, Rome, Valerio Levi Editore, 1988, 467p. ; Robert Maier, Die Stachanov-Bewegung 1935-1938. Des Stachanovismus als tragendes und verschärfendes Moment der Stalinisierung der sowjetischen Gesell-schaft, Stuttgart, Franz Steiner, 1990, 441p. La dernière mise au point est R. W. Davies, Oleg Khlevnyuk, « Stakhanovism and the Soviet economy », Europe-Asia Studies, 54, 6, 2002, p. 867-903. 54. D. Shearer, Industry, state..., op. cit., p. 222-224. 55. M. Beissinger, op. cit., p. 246-260 ; Slava Gerovitch, « Striving for “optimal control” : Soviet cybernetics as a “science of government” », in Miriam R. Levin, dir., Cultures of control, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 247-264. 56. Sans aller jusqu’à l’usage de machines mécanographiques, comme l’a montré la controverse autour du livre d’Edwin Black, IBM et l’holocauste, Paris, R. Laffont, 2001, 595p. (trad. de IBM and the Holocaust, New York, Crown Books, 2001) : voir par exemple Michael Allen, « Stranger than science fiction. Edwin Black, IBM, and the Holocaust », Technology and Culture, 43, 1, janvier 2002, p. 150-154. 57. Par exemple, Jonathan Coopersmith, The electrification of Russia, 1880 to 1926 : Power plants, politics and people, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1992, 274p. [Je ne prends connaissance qu’au moment de la relecture des épreuves de l’existence de l’ouvrage de Vladimir V. Pavlov, Pravitel´stvennaja elektrosvjaz´v istorii Rossii. Čast’l : 1971-1945 (Les télécommunications électriques gouvernementales dans l’histoire de la Russie. 1re partie : 1917-1945), Moscou, Nauka, 2001, 358 p.] 58. Ronald H. Coase, « La nature de la firme », Revue française d’Économie, III, 1, hiver 1987, p.145 (éd. américaine en 1937). 59. Voir J. Yates, op. cit.

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60. Catherine Bertho, Télégraphes et téléphones de Valmy au microprocesseur, Paris, Le Livre de poche, 1981, 538p. et id., dir., Histoire des télécommunications en France, Toulouse, Erès, 1984, 267p. ; Claude F. Fischer, America calling : A social history of the telephone to 1940, Berkeley, The University of Press, 1992, 424p. Guy Thuillier, La vie quotidienne dans les ministères au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1976, p. 195-196 : « J’ai été témoin de l’introduction au ministère de cet instrument diabolique, note Claudel. Les vieux expéditionnaires ne purent jamais s’habituer à cette voix maléfique qui leur apportait on ne sait d’où les commandements et les consignes de l’inconnu. Le père D., une fois que la plaque vibrante lui apportait une question du ministre -- M. le ministre lui-même! -- lâcha instantanément le cornet pour endosser sa redingote. » 61. Delphine Gardey, « Humains et objets en action : Essai sur la réification de la domination masculine », in Delphine Gardey et Danièle Chabaud-Rychter, dir., L’engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2002, p. 239-267. 62. Sur la notion de système technique, voir Thomas P. Hughes, « The evolution of large technological systems », in Wiebe E. Bijker, Thomas P. Hughes et Trevor Pinch, dirs, The social construction of technological systems, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1987, p. 51-82 et id., « L’histoire comme systèmes en évolution », Annales. Histoire, sciences sociales, 53, 4-5, juil.-oct. 1998, p. 839-857. 63. W. Bernard Carlson, « The telephone as political instrument : Gardiner Hubbard and the formation of the middle class in America, 1875-1880 », in Michael Thad Allen, Gabrielle Hecht, dir., Technologies of power : essays in honor of Thomas Parke Hughes and Agatha Chipley Hughes, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001, p. 25-55. 64. Langdon Winner, La baleine et le réacteur. À la recherche des limites au temps de la haute technologie, Paris, Descartes and Cie, 2002 (le chapitre « Les artefacts font-ils de la politique ? », éd. originale américaine « Do artifacts have politics ? », Daedalus, 109, 1980, p. 121-136). 65. Guy Thuillier, La bureaucratie en France aux XIXe et XXe siècles, Paris, Économica, 1987, p.703, qui cite Benoît Laurent, Les services postaux en 1913, thèse de droit, Lyon, 1913, p.180. 66. B. Bajanov, op. cit., p. 54-57. 67. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence ou la mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1978, 316p. (1e éd. 1974). 68. Martin L. van Creveld, Command in war, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1985, p.169. 69. Paul Kalinine, présentation de Mikhail Boulgakov, La fuite. Les journées des Tourbine, Paris, Robert Laffont, 1971, p.38. Voir le commentaire de Michel Heller, La machine et les rouages, Paris, Gallimard, 1994, p.92. 70. Oleg Khlevniouk, Le cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, Paris, Seuil, 1996, p. 78, 123, 138, 178, 266, 318 ; Derek Watson, Molotov and Soviet government. Sovnarkom, 1930-41, Londres-New York, Macmillan, 1997, p.74. 71. Kendall E. Bailes, Technology and society under Lenin and Stalin (1917-1941), Princeton, Princeton University Press, 1978, p.283, qui cite le fort riche I choose freedom, de Viktor Kravchenko (J’ai choisi la liberté. La vie publique et privée d’un haut

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fonctionnaire soviétique, Paris, Self, 1947, 638p.). A. Bek, La nouvelle affectation, Paris, Messidor, 1988, 298p. (Novoe naznačenie, Moscou, Izd. Knižnaja Palatka, 1987, 214p.) 72. GASP (Archives d’État de Saint-Pétersbourg), 1788/31/19/189, note de service de I. Zal´cman, 29 octobre 1939. 73. Archives Mattern, Mattern à J.-P. Peugeot, 15 mai 1937, manuscrit. 74. Iosif M. Burdianskij, Osnovy racionalizacii proizvodstva (Fondements de la rationalisation de la production), Moscou, OGIZ ’Moskovskij Rabočij’, 2e éd. rev. and augm. 1931, p.324. Voir aussi Hiroaki Kuromiya, Stalin’s industrial revolution : Politics and workers : 1928-1932, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p.75. 75. Dans l’exemplaire destiné à Putilov, la signature des cadres de l’usine concernés est portée en haut et à gauche du document comme marque de sa consultation. GASP, 1788/23/137/120, 17 septembre 1930. 76. Tamara Kondratieva, Gouverner et nourrir. Du pouvoir en Russie (XVIe-XXe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p.188-189 ; voir aussi Elena A. Osokina, Ierarhija potreblenija (La hiérarchie de la consommation), Moscou, Izd-vo MGU, 1993, 144p. 77. Véronique Moulinié, « La passion hiérarchique. Une ethnographie du pouvoir en usine », Terrain, 21, octobre 1993, p. 129-142. 78. Par exemple, Zemlja (La terre), de Dovženko (1930), Lenin v 1918 godu (Lenin en 1918), de Mihail Romm (1938), avec le télégraphe comme acteur central, Člen pravitel ´stva (Membre du gouvernement), d’Aleksandr Zarhi et Iosif Hejfic (1940) ou Kommunist (Le communiste), de Rajzman, 1957. 79. Le communisme fait un usage systématique des moyens modernes de communication et les liaisons internationales du Komintern sont réputées les meilleures de leur temps, faisant toutefois surtout usage de la radio. Voir l’un de leurs principaux responsables évoquant « les excellents moyens de liaison (télégraphes, téléphones, radio) qui existent à l’étranger », Ossip Piatnitski, Le travail d’organisation dans les partis communistes des pays capitalistes, Paris, Bureau d’Éditions, s.d. [1928], 112p. ; Branko Lazitch, « La formation de la section des liaisons internationales du Komintern (OMS), 1921-1923 », Communisme, 4, 1983, p. 65-80 ; Natalia S. Lebedeva, Le service de liaison du Komintern entre 1939 et 1941, à paraître en 2003. 80. V. Lénine, Œuvres, t.36, p.594 (lettre citée). 81. Voir, sur les procès-verbaux du Bureau politique et du Comité central, O. Khlevniouk, op. cit., annexe IV, p. 317-323. 82. I. Pavlova, « Mehanizm političeskoj vlasti. SSSR 1920-1930 g. », Voprosi istorii, 11-12, 1998, p. 49-66. Dans la littérature abondante sur les « mécanismes » du pouvoir ou de la décision, c’est l’un des rares qui s’intéresse de près au mécanisme au sens propre, c’est-à-dire à la matérialité des choses et à la manière dont des personnes inventent et pratiquent ces mécanismes ici presque non métaphoriques, faisant en fin de compte du pouvoir décrit tout autre chose qu’une mécanique. 83. I. Pavlova, art. cit., p.61. 84. Dans l’appareil du Komintern aussi, on peut être condamné pour infraction à la circulation des documents secrets : Peter Huber, « L’appareil du Komintern, 1926-1935. Premier aperçu », Communisme, 40-41, 1995, p.15. 85. Voir M. Heller, op. cit.

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86. Voir Jochen Hellbeck, « Speaking out : Languages of affirmation and dissent in Stalinist Russia », Kritika, 1, 1, hiver 2000, p. 71-96 et id., « Working, struggling, becoming : Stalin-era autobiographical texts », The Russian Review, 60, juillet 2001, p. 2-21 ; Brigitte Studer, Berthold Unfried, Der stalinistische Parteikader. Identitätsstiftende Praktiken und Diskurse in der Sowjetunion der Dreißiger Jahre, Cologne, Böhlau, 2001, 326p. ; Brigitte Studer, Berthold Unfried et Irène Herrmann, dirs, Parler de soi sous Staline. La construction identitaire dans le communisme des années trente, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, 210p. ; Claude Pennetier, Bernard Pudal, dirs, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002, 367p. 87. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p.136. 88. Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p.26. 89. Sur Ksenofontov, voir Pavel Chinsky, Staline, archives inédites, 1926-1937, Paris, Berg International, 2001, 155p. Mikojan, « le chef très calé du Narkomtorg » (le commissariat du peuple au Commerce), qui pratiquait habilement dans les années 1920 l’art de transformer les décrets en ordre d’application, principe qu’ignorait Jakovlev, nommé chef de la RKI, l’Inspection ouvrière et paysanne, Moshe Lewin, « Bureaucracy and the Stalinist state », in Ian Kershaw, Moshe Lewin, dirs, Stalinism and , Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p.59. 90. Voir Yves Cohen, « Des lettres comme action : Stalin au début des années 1930 vu depuis le fonds Kaganovič », Cahiers du Monde russe, 38, 3, juil.-sept. 1997, p. 307-346.

RÉSUMÉS

Résumé Cet article étudie la matérialité des pratiques administratives dans le premier stalinisme, de 1922 à 1940. L’étude de ces pratiques importe d’autant plus que toute politique est réduite à de l’administration. Le stalinisme porte une conception télégraphique, au sens propre, de l’État et de l’administration. Les systèmes de fiches que les théoriciens de l’administration empruntent aux recherches américaines et européennes cherchent à matérialiser cet idéal télégraphique en le portant jusqu’à l’automaticité. Dès lors, l’importance de la matérialité des pratiques dans la réflexion soviétique renforce l’intérêt de son étude. Dans les faits, l’idéal d’une gestion automatique aboutit à un échec répété à travers des tentatives comme la mise en place du dispatching dans l’administration industrielle (système de fiches assisté de signalisations électriques). Le téléphone illustre aussi la matérialité des pratiques administratives dans sa capacité à traverser les frontières formelles et à créer de l’arbitraire mais aussi à provoquer un surcroît de contrôle bureaucratique. Enfin, la matérialité de la transmission secrète des instructions données par le parti aux organes gouvernementaux sous la surveillance de la police politique est abordée. Elle rassemble par là les trois piliers (parti, gouvernement, police politique) des pratiques administratives soviétiques indéfectiblement marquées par la personne de Stalin.

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Abstract Administration, policy-making and their implementation. A few thoughts on the material aspect of administrative practices in Stalinist Russia, 1922-1940. This article studies the material aspect of administrative practices during the early stages of Stalinism, between 1922 and 1940. Such a study is all the more important as any policy-making is reduced to its administration. Stalinism saw the state and its administration as a military-like chain of command. The filing system that administration theoreticians borrowed from American and European research strove for the implementation and automation of this vision. Thus, the material aspect of administrative practices is all the more interesting to study, as it is important in Soviet thought. In reality, this automated management ideal failed repeatedly, particularly when it came to the use of dispatching in industrial management (an electrically assisted filing system). The telephone is another illustration of the material aspect of administrative practices, with its ability to ignore physical boundaries and create arbitrariness but also to increase bureaucratic control. Lastly, the material aspect of the secret transmission of party instructions to state organs under the surveillance of the political police is also addressed. This part brings together the three main pillars (party, government, political police) of Soviet administrative practices that were the most affected by Stalin.

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Diplomatie et diplomates soviétiques à l’ère du dégel 1953-1964

Marie-Pierre Rey

1 Administration patiemment construite au fil des années 20 et 30, d’abord sous la houlette de Georgij Čičerin, puis de Maksim Litvinov, le commissariat du peuple aux Affaires étrangères, le Narkomindel (Narodnyj Komissariat Inostrannyh Del), subit de plein fouet les purges de la seconde moitié des années 30 et c’est une structure profondément transformée qui peu à peu émerge du cataclysme. Centralisé et hiérarchisé, étroitement soumis aux instances dirigeantes, en l’occurrence Stalin et Molotov, le Narkomindel a désormais perdu la petite marge de manœuvre qu’il avait réussi à se ménager dans la première moitié des années 301.

2 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la situation évolue quelque peu. En 1946, la substitution du ministère des Affaires étrangères, le MID (Ministerstvo Inostrannyh Del), au Narkomindel, participe au renouveau d’une instance diplomatique qui retrouve un peu de son identité perdue. Mais jusqu’en 1953, le nouveau ministère reste étroitement dépendant des volontés personnelles de Stalin. Formés à l’École supérieure de la diplomatie, les diplomates soviétiques apparaissent alors comme des exécutants dociles et disciplinés, dépourvus de toute initiative : l’empreinte des purges reste très vivace.

3 Les années post-staliniennes et plus encore les années Hruščev à partir de 1956 voient des changements majeurs se dessiner dans la politique extérieure soviétique : la guerre froide fait place à la coexistence pacifique qui, elle-même, s’incarne dans des mesures très concrètes. Il suffit de rappeler la signature, en 1955, du traité d’État redonnant à l’Autriche sa souveraineté puis, en 1963, la signature du traité de Moscou sur l’interdiction partielle des essais nucléaires. Parallèlement, des thématiques nouvelles font leur apparition, témoignant là encore de l’effervescence intellectuelle et conceptuelle qui anime l’appareil dirigeant.

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4 Dans ce contexte de changement, que devient l’héritage diplomatique de la période stalinienne ? évolue-t-il ? se modifie-t-il ? En un mot, observe-t-on dans la période khrouchtchevienne des changements de nature quant à l’organisation et au fonctionnement de la politique extérieure ? quant aux perceptions et aux pratiques diplomatiques ? Enfin, le milieu des diplomates évolue-t-il aussi ?

5 Pour tenter de répondre à ces diverses questions, cet article distinguera deux parties. Dans un premier temps, l’on cherchera à cerner le rôle joué par l’administration du MID dans la formulation et l’exécution de la politique extérieure soviétique, ce qui nous amènera à traiter des relations cruciales entretenues par le MID et le PCUS tout au long de la période 1953-1964. Puis l’on s’intéressera à la machine diplomatique et aux hommes qui la composent, en s’interrogeant tout particulièrement sur son degré d’efficacité.

I. Le rôle du MID dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique extérieure soviétique

6 De la mort de Stalin à juin 1956, date à laquelle il est contraint de céder la place à Šepilov, Molotov est encore aux commandes. Dans cette période troublée, il gère le MID dans une continuité certaine par rapport à la fin des années 30, tout en s’efforçant de rendre à l’appareil diplomatique une part de l’autonomie qui était la sienne avant les grandes purges.

1953-1955, une nouvelle donne pour le MID ?

7 Ponctuées par des rivalités au sein de l’appareil dirigeant, les années 1953-1954 sont particulièrement crispées et la politique étrangère n’échappe pas à ces tensions. Plusieurs questions diplomatiques se trouvent largement instrumentalisées à des fins de politique intérieure : au printemps 1953, les prises de position de Berija en faveur d’une Allemagne « pacifique » qui pourrait ne pas être « socialiste »2 déchaînent l’hostilité violente du Présidium3 et préfigurent la proche élimination du « traître en puissance ». Quelques mois plus tard, en août, l’accueil plus que critique réservé aux déclarations de Malenkov sur le caractère universel du péril nucléaire atteste déjà de sa marginalisation politique et bientôt de son éviction4.

8 Dans ce contexte particulier, marqué par des querelles de succession, des relations nouvelles se nouent entre le MID et le parti.

9 Tout en prétendant agir au nom des intérêts du parti et dans le respect des volontés de ce dernier, Molotov s’efforce d’imposer au Présidium ses positions et celles de son administration ; et il connaît de fait un certain succès en amenant le Présidium à entériner des positions élaborées par ses services. Dans le flottement qu’entraînent la disparition de Stalin et la promotion d’une direction collégiale qui n’est pas homogène, les perceptions de Molotov et sa lecture manichéenne des relations internationales pèsent de manière marquée sur les décisions adoptées par le Présidium.

10 Cette prééminence de Molotov et des services du MID se repère de manière très nette tout au long de l’année 1954. Ainsi, durant la préparation de la conférence quadripartite de qui se tient en février 1954, les services du MID, dont au premier plan le Troisième département européen en charge des questions allemandes,

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prônent des positions extrêmement intransigeantes à l’égard de l’Occident, martèlent leur refus de toute amorce de discussion au sujet d’une hypothétique réunification qui se ferait sur la base d’élections prétendues libres et s’affirment, dans les rapports préparatoires qu’ils rédigent à l’intention du Présidium, convaincus par avance de l’échec de la conférence à venir5. De même, l’organisation de la conférence de Moscou de novembre 19546 est l’occasion pour Molotov de promouvoir, devant les représentants du bloc socialiste et des partis communistes ouest-européens, des thèses staliniennes, dont au premier plan celle d’une Allemagne belliqueuse et agressive contre laquelle il faut à tout prix se prémunir par l’adoption de mesures de sécurité collective et de désarmement.

11 D’une manière plus générale, durant les années 1953-1954, Molotov et l’administration du MID sont en mesure d’imposer au Présidium un certain nombre de thèmes issus de la guerre froide : une hostilité de principe à l’égard des États-Unis et des États d’Europe occidentale, des critiques virulentes à l’encontre de l’OTAN perçue comme une structure offensive et agressive, un attachement viscéral au glacis territorial est- européen et, plus encore, une inquiétude marquée devant l’évolution de la question allemande : le rapprochement qui, depuis la fin de la guerre, s’opère entre l’Allemagne « occidentale » et l’ensemble des pays occidentaux ne cesse en effet d’alimenter les angoisses des décideurs soviétiques.

12 Dans le même temps, cette machine diplomatique qui prétend placer sa compétence et son expérience au service du parti reste largement extérieure à lui : dans les années 1953-1955, trois ambassadeurs seulement, les ambassadeurs en poste aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Chine populaire, sont membres du Comité central et ils ne sont que membres candidats. Seul Molotov est alors membre de plein droit du Comité central, mais il ne saurait évidemment être considéré comme un diplomate de carrière.

13 Héritée des années 20 et 30, cette séparation étanche entre fonctions diplomatiques et responsabilités au sein du parti est extrêmement utile à Molotov : elle lui permet en effet de placer « à part » l’administration des affaires étrangères, dans une sorte de « bulle » de compétences au moment même où le poids et l’influence de cette dernière sur les décisions du parti sont à leur zénith. Car dès 1955, l’autorité du MID sur le Présidium commence à s’affaiblir.

14 À partir de 1955, en effet, l’autorité du MID sur le Présidium se fait moins forte. Les membres du Présidium ne sont plus tout à fait novices en matière de politique extérieure et plusieurs d’entre eux parviennent non seulement à affirmer des positions différentes de celles du MID mais plus encore à les faire adopter.

15 Deux questions majeures ont ainsi servi de test. Au printemps 1955, alors que Molotov y était farouchement opposé et que l’administration centrale du MID jugeait le projet aventureux, Hruščev et Bulganin qui se font les avocats d’un rétablissement des relations soviéto-yougoslaves l’emportent au sein du Présidium. Et à la fin du mois de mai 1955, Hruščev effectue un spectaculaire voyage en Yougoslavie qui, là encore contre l’avis de Molotov, aboutit à la publication d’une déclaration commune soulignant la diversité des voies d’accès au socialisme. La question autrichienne fut encore plus lourde de sens : opposant longuement Molotov et le MID qui refusaient de concéder à l’Autriche toute souveraineté au nom du maintien du sacro-saint glacis territorial stalinien, à Hruščev et à son secrétariat qui voulaient en finir avec cette « séquelle de la guerre froide »7, l’affaire se conclut au sein du Présidium à l’avantage de Hruščev. Et désormais, le MID retourne au rôle d’exécutant des volontés du parti. Par la

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suite, cette réalité ne fait que s’accentuer : au fil des années 1957-1964, l’administration du MID se trouve soumise aux volontés du Présidium et, de plus en plus, aux volontés de Hruščev lui-même.

1955-1964, un MID retourné dans l’ombre du Présidium

16 En dépit de la nomination en 1957 d’un diplomate expérimenté à la direction du MID, -- Andrej Gromyko a été présent aux conférences de Dumbarton Oaks, de Yalta, de San Francisco et de Potsdam, il est auréolé de son prestige d’ancien ambassadeur à Washington et il est membre de plein droit du Comité central depuis la fin de l’année 19568 --, la politique extérieure soviétique reste au fil des années 1957-1964 l’apanage d’un Présidium par ailleurs de moins en moins monolithique. En juin 1957, l’élimination politique du groupe anti-parti a permis à Hruščev d’en finir avec la vieille garde stalinienne et de gagner en autorité. Mais en matière de politique étrangère, des nuances, voire des divergences, ne cessent plus de se dessiner au sein du Présidium : à un Mikojan confiant dans le fonctionnement et l’avenir de la coexistence pacifique9, s’opposent Suslov et Kozlov qui, eux, se distinguent par leur vision inquiète, voire paranoïaque, des relations internationales. Pour eux, les États-Unis, soutenus dans cette voie par les puissances ouest-européennes, sont engagés dans la préparation d’une guerre nucléaire contre l’URSS et la coexistence pacifique n’est qu’un leurre10. Toutefois, s’ils parviennent à faire entendre leur point de vue, les deux hommes ne seront pas en mesure de l’imposer à un Présidium qui, jusqu’en 1964, reste acquis aux vues plutôt optimistes de Hruščev.

17 De fait, entre 1956 et 1964, la primauté de Hruščev sur le plan diplomatique est un fait avéré qu’illustrent la consultation des archives du MID et du parti et la lecture des écrits des diplomates soviétiques contemporains de la période. Dans ses Mémoires, Ot Kollontaj do Gorbačeva. Vospominanija diplomata, le diplomate Aleksandrov-Agentov souligne ainsi : Hruščev n’était pas homme à permettre à quiconque de formuler à sa place la politique extérieure. [...] Les idées et les initiatives diplomatiques provenaient bien de Hruščev ; en revanche, c’est au ministre des Affaires étrangères et à son appareil que revenait la tâche de les rendre intelligibles, de les corriger, de les étayer et de leur donner forme11.

18 Et plus loin : Tous les épisodes les plus délicats de notre politique extérieure d’alors -- traité sur l’Autriche, rapprochement avec la Yougoslavie et avec l’Inde, propositions à l’ONU sur l’indépendance des peuples colonisés et sur le désarmement général -- et nos difficultés -- rupture avec la Chine, échec de la conférence de Paris en 1960 et crise de Cuba en 1962 -- étaient le fruit de l’intervention personnelle de Hruščev et de ses initiatives dans notre politique extérieure12.

19 Cette prééminence a été particulièrement nette en plusieurs circonstances : dans la gestion de la crise de Berlin de 195813 et dans l’affaire de la conférence de Paris de 1960 où, alors que le secrétariat général du MID préparait activement le sommet14 et que le Troisième département européen assaillait Gromyko de rapports préparatoires, Hruščev prend seul l’initiative de la crise internationale qui conduit au sabordage de la conférence. Et elle s’est parfois affichée sans ménagement à l’égard des diplomates de carrière. Aleksandrov-Agentov rapporte ainsi de manière pittoresque, voire cruelle : À l’automne 1958, devant l’auteur de ces lignes, Gromyko, accompagné de deux de ses collaborateurs, rendit visite à Hruščev, dans son bureau du Comité central, pour

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lui faire part de ses réflexions concernant nos futures démarches sur la question d’actualité que constituait alors Berlin-Ouest. Andrej Andreevič mit ses lunettes et commença à lire le rapport qu’il avait préparé. Mais soudain Hruščev l’interrompit en lui déclarant : « Attends et écoute ce que je dis, la sténo le prendra en note. Si cela correspond à ce que tu as préparé, c’est bien ; mais si ce n’est pas le cas, eh bien, tu n’auras qu’à mettre ton texte au panier ! » Et il commença à dicter (comme toujours de manière confuse et négligée sur le plan de la forme mais de manière assez claire sur le fond), son idée de faire de Berlin-Ouest une ville libre et démilitarisée15.

20 La primauté du parti et de son Secrétariat en matière de politique extérieure n’a toutefois pas privé le MID de toute initiative : tout au long de la période, le MID dispose en amont du processus décisionnel d’une réelle marge de manœuvre par les rapports et recommandations qu’il présente pour examen au Présidium ou au Secrétariat, par les grilles d’analyse qu’il livre, par la lecture qu’il donne des événements et par les suggestions qu’il émet. Toutefois, le MID n’est pas le seul à remplir cette fonction de conseil et il subit la concurrence d’autres instances qui interviennent, elles aussi, en amont du processus décisionnel. Dans la période khrouchtchevienne, c’est du Département international du Comité central que provient la concurrence la plus vive.

21 Fondé le 19 mars 1953, le « Département du Comité central du PCUS pour les relations avec les partis communistes étrangers » est à son origine essentiellement chargé des questions de propagande au sein des pays capitalistes. En avril 1956, la dissolution du Kominform en fait une instance majeure du système soviétique qui précède hiérarchiquement le MID16 et qui coiffe surtout les relations entre les différents partis communistes d’Europe occidentale et le PCUS. À partir de mars 1955, le Département international est dirigé par Boris Ponomarev ; spécialiste des questions de propagande, Ponomarev, qui a servi dans l’appareil du Kominform de 1936 à 1943 et a été directeur de l’Institut Marx-Engels en 1943-1944, apparaît comme un gardien rigoriste de l’orthodoxie marxiste-léniniste.

22 Sous la houlette de Ponomarev, le Département international, qui compte une centaine de personnes dans la période khrouchtchevienne, a la responsabilité de la « famille » communiste : il gère l’aide financière accordée aux différents partis communistes occidentaux, mais il est également chargé du développement des mouvements marxistes dans le Tiers-Monde. Or c’est évidemment un premier point qui pose problème au MID car lorsqu’en conformité avec les directives du parti, le Département international choisit de soutenir tel ou tel mouvement plutôt que tel autre, il effectue des choix qui touchent à la sphère diplomatique et empiètent d’une certaine manière sur les intérêts du ministère des Affaires étrangères. De même si, en théorie, les partis indépendantistes relèvent des attributions du Département international tant qu’ils s’inscrivent dans une logique de conquête du pouvoir, et relèvent en revanche de la compétence du MID dès lors qu’ils accèdent au statut de Partis-États, en pratique, la répartition des tâches n’a jamais été facile. Et en plusieurs circonstances, Gromyko s’est plaint de l’existence de deux instances chargées d’élaborer la politique extérieure17.

23 Dans ce contexte -- l’autorité prédominante du Présidium dans le processus décisionnel et une concurrence sinon une rivalité avec le Département international en amont de ce processus -- la marge de manœuvre de l’administration diplomatique apparaît donc comme plutôt réduite dans la période 1956-1964 : le MID reste bien, avant tout, l’agent d’exécution des volontés du Présidium, voire l’agent d’exécution des volontés

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khrouchtcheviennes. Cet agent est-il efficaceet perçu comme tel ? C’est ce qu’il convient d’observer maintenant.

II. La machine diplomatique et ses hommes, un outil efficace ?

24 Largement marquée par l’héritage stalinien et molotovien de 1953 à 1956, la machine diplomatique tend à s’en émanciper dans la seconde moitié des années 60, sous l’influence de la « révolution » khrouchtchevienne.

La formation et le fonctionnement de l’appareil diplomatiquede 1953 à 1956, l’empreinte de Molotov

25 Dans le sillage des grandes purges, les nominations de 1939-1941 au sein du Narkomindel avaient contribué à la promotion d’une nouvelle génération de diplomates18. Jeunes, d’origine modeste, issus du peuple, il s’agissait majoritairement de provinciaux (à près de 80 %), russes (à plus de 85 %) qui, dotés d’une expérience professionnelle de techniciens ou d’ingénieurs, étaient passés par l’École supérieure de la diplomatie créée par Molotov pour asseoir leur formation de diplomates.

26 Ces caractéristiques se modifient de manière sensible à partir des années 1949-1950 et plus encore à partir de la déstalinisation des années 1953-1954. Cependant la primauté des Russes demeure et le profil sociologique des nouveaux diplomates reste le même. En revanche les nouveaux venus sont encore plus jeunes que leurs prédécesseurs et ils entrent dans la carrière sans expérience professionnelle, après avoir été formés au MGIMO (Moskovskij Gosudarstvennyj Institut Meždunarodnyh Otnošenij). Cette tendance deviendra prédominante au début des années 1960 et, désormais, le brillant parcours d’Anatolij Dobrynin, secrétaire adjoint de l’ONU de 1957 à 1960 puis ambassadeur aux États-Unis de 1962 à 1988 alors qu’il est initialement diplômé d’un institut aéronautique, apparaîtra comme tout à fait atypique.

27 La formation des diplomates au sein du MGIMO constitue en effet le fait majeur des années 50. C’est en octobre 1943 qu’au sein de l’Institut d’État de Moscou, une faculté des relations internationales a vu le jour avant de devenir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale un institut à part entière, le MGIMO. Cette création s’est inscrite dans un contexte qui n’était pas anodin -- celui de l’effervescence diplomatique qui caractérisait la fin de la Seconde Guerre mondiale -- et elle témoignait d’un souci nouveau, celui de former en nombre plus grand -- deux cents étudiants environ étaient recrutés chaque année -- des spécialistes en relations internationales susceptibles soit de travailler directement au sein du MID, soit de rejoindre les autres sphères touchant aux relations avec l’étranger, comme l’Union des associations pour l’amitié entre les peuples, TASS, les maisons d’éditions et les revues destinées à la propagande extérieure.

28 Dès ses premières années, le recrutement du MGIMO19 diffère sensiblement du recrutement à l’École supérieure de la diplomatie. En effet, cette dernière accueillait pour l’essentiel des cadres du parti, des komsomols et des cadres des organisations sociales, envoyés à l’École sur recommandation des instances régionales du parti, c’est- à-dire avant tout sélectionnés sur des critères idéologiques. Le MGIMO ne rompt pas

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complètement avec cette pratique et il continue d’accueillir des étudiants répondant à ces critères auxquels s’ajoute une minorité d’anciens combattants20, mais la tendance nouvelle est au recrutement, au travers d’un concours extrêmement sélectif où la maîtrise d’une langue étrangère s’avère un critère décisif, de candidats de plus en plus jeunes, tout juste sortis de l’enseignement secondaire. Si les étudiants doivent toujours faire preuve d’une parfaite allégeance au système communiste -- sur ce point, le témoignage sans fard de Georgij Arbatov est particulièrement éloquent21 -- et s’ils resteront, tout au long des années 50, sous la haute surveillance des autorités politiques22, la conformité idéologique ne constitue plus le critère primordial conditionnant le recrutement des futurs diplomates.

29 Cela étant, cet effort accompli en faveur d’un renouvellement des élites via des procédures de recrutement qui privilégient les compétences des étudiants et non plus leur conformité idéologique ne se trouve pas, dans la période 1953-1956, prolongé par une ouverture quant à l’enseignement délivré.

30 Les disciplines reines des anciens programmes de l’École supérieure de la diplomatie maintiennent leur position privilégiée dans la nouvelle structure. C’est le cas du droit, dont l’enseignement est confié à des théoriciens autant qu’à des praticiensbrillants : l’un d’eux, le professeur Durdinevskij, a fait partie de la délégation soviétique associée aux négociations internationales sur l’élaboration de la charte de l’ONU23. Parallèlement, il faut souligner la qualité de l’enseignement des langues étrangères, particulièrement efficace. Alors que les autres enseignements regroupent en moyenne 20 à 25 étudiants, les cours de langue sont limités à 5 ou 6 étudiants et se caractérisent par des méthodes modernes et innovantes pour la période24. Enfin, certains enseignants ont un charisme et une envergure qui ne peuvent que fasciner les étudiants ; c’est le cas de Lozovskij qui dispense un enseignement au MGIMO alors qu’il est vice-commissaire du peuple aux Affaires étrangères.

31 Toutefois, la formation donnée au MGIMO ne va pas sans présenter de sérieuses limites : la vulgate marxiste-léniniste continue de structurer de manière très pesante les enseignements d’histoire, de géographie, de sciences politiques et d’économie. Le Cours abrégé de l’histoire du PCUS, publié en 1948, reste toujours le cadre obligé de référence25 dans une vision manichéenne jdanovienne qui combine des éléments agressifs -- il s’agit de faire la démonstration bruyante de la supériorité du système socialiste sur tout autre système -- et des éléments défensifs, voire paranoïaques, puisque réapparaît avec force le thème de la citadelle socialiste « encerclée et menacée » par les ambitions des impérialistes. Enfin, et plus encore, la formation alors délivrée aux futurs diplomates est complètement close sur elle-même : les étudiants du MGIMO n’ont aucun contact avec les étrangers présents en URSS et leur connaissance directe du monde extérieur est extrêmement limitée ; Jurij Dubinin souligne qu’il lui faut attendre, alors qu’il est déjà spécialisé dans les questions françaises26, la dernière année de cours au MGIMO pour être autorisé à consulter, dans un dépôt spécial, le journal L’Humanité, tandis qu’il ne peut toujours pas lire les autres journaux français.

32 Dans ce cadre, la question de la compétence et de l’efficacité de la machine molotovienne se pose avec acuité. Dans ses Mémoires parus en 1994, le diplomate Aleksandrov-Agentov met en valeur un certain nombre de dysfonctionnements, caractéristiques de la période 1945-1956 : Comme je le comprends clairement aujourd’hui, à cette époque, dans leur style de travail et dans tout leur mode de vie, se reflétaient assez clairement de nombreux

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traits caractéristiques de la machine stalinienne : un centralisme maximal, absolu, un refus de toute liberté d’esprit et de toute initiative « déplacée » venue d’en bas, un secret allant jusqu’à l’absurde et un isolement complet du petit personnel, privé de toute information politique sérieuse27.

33 Et le diplomate de souligner de manière incisive la vacuité des tâches accomplies par des bureaucrates privés de toute information sérieuse : Des dizaines de personnes travaillaient dur, du matin jusqu’à tard le soir, à la rédaction de papiers n’ayant en fait aucune signification réelle : ces fonctionnaires rédigeaient les annotations des rapports trimestriels et annuels de nos ambassades et de nos missions, inventant fréquemment de toutes pièces, loin de la réalité et de l’atmosphère réelle du pays en question, la « critique » de ces rapports28.

34 Ces dysfonctionnements, en particulier le manque d’ouverture et d’information sur l’extérieur et les conséquences dommageables qui en découlent, n’échappent pas complètement à l’appareil. Dès 1954, le directeur du MGIMO souligne que des aménagements sont nécessaires et que le pays a besoin de diplomates compétents, plus à l’aise dans les rencontres et les négociations internationales : Notre politique extérieure s’intensifie. Nous avons de plus en plus de contacts. Et ceci n’est qu’un début. Mais comme vous le savez, des travailleurs maîtrisant bien les langues étrangères, nous n’en avons presque pas. Il n’y a pas longtemps, à Genève, à la conférence sur l’Indochine, il est apparu que personne n’était en mesure de fournir une traduction correcte29.

35 Et deux ans plus tard, durant le XXe congrès, le discours de Mikojan, alors ministre du Commerce extérieur, s’inscrit à son tour dans cette même perspective en confessant : Nous sommes sérieusement à la traîne dans l’étude du capitalisme contemporain ; nous n’étudions pas en profondeur les faits et les chiffres ; nous nous limitons souvent, par un souci de propagande, à des faits individuels sur les symptômes d’une crise qui approche ou l’appauvrissement des travailleurs, au lieu de tracer une évaluation détaillée et profonde de ce qu’est la vie dans les pays étrangers30.

36 Entre 1953 et 1956, la diplomatie soviétique, à l’image de son ministère des Affaires étrangères, combine donc des éléments paradoxaux sinon contradictoires : des éléments de modernité, c’est-à-dire un recrutement renouvelé, des diplomates de plus en plus jeunes, mais aussi des éléments renvoyant à la pesanteur stalinienne : à savoir un cadre mental jdanovien et des références permanentes à une représentation manichéenne du monde qui n’incite ni au compromis ni à l’ouverture et favorise l’inertie au sein d’un ministère dont les fonctionnaires restent largement dépourvus de toute information fiable sur le monde extérieur. Mais à partir de 1956, ces schémas traditionnels et relativement inefficaces sont brutalement remis en cause par la révolution mentale que Hruščev s’efforce d’imposer à l’appareil dirigeant.

La révolution khrouchtchevienne : nouvelles perceptions, nouveaux regards sur le monde extérieur

37 Dès 1955, mais plus encore à partir du XXe congrès du PCUS, la coexistence pacifique entre l’Est et l’Ouest devient la « ligne générale de la politique extérieure soviétique »31 et se substitue au principe léniniste de l’inéluctabilité des guerres entre pays capitalistes et pays socialistes qui avait jusque-là dominé la lecture soviétique des relations internationales. Le concept de coexistence pacifique témoigne de la volonté soviétique de déplacer la rivalité soviéto-occidentale de la sphère strictement militaire vers la sphère politico-économique. Mais parce qu’elle ne signifie qu’un déplacement

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de la rivalité Est-Ouest vers d’autres sphères, la coexistence pacifique ne tarde pas à déboucher sur des slogans de plus en plus volontaristes -- rattraper les États-Unis --, des ambitions accrues dans le Tiers-Monde et une course technologique -- Spoutnik en 1957, vol habité dans l’espace en 1961- dont l’objectif majeur est d’impressionner l’adversaire et de le convaincre, à tort, de l’existence d’un « missile gap » en faveur de l’URSS. Ce dernier point est fondamental car c’est bien dans la période khrouchtchevienne que, pour la première fois, l’URSS « met en scène » le facteur technologique pour donner l’illusion de sa supériorité et de sa puissance32.

38 Par ailleurs, alors qu’à la fin de la période stalinienne, le facteur idéologique servait essentiellement à conserver des positions acquises -- c’est le cas en Europe centrale et orientale -- et à tenter d’affaiblir les puissances occidentales grâce aux attaques portées par les PC d’Europe, la période khrouchtchevienne valorise de manière plus importante qu’auparavant l’atout majeur que représente le mouvement communiste international dans le Tiers-Monde. Certes, les décideurs soviétiques ne sont pas dupes des ambiguïtés recelées par les mouvements de libération nationale. Mais l’aventure, à leurs yeux, doit être tentée. Désormais, l’arme idéologique devient un instrument direct au service de la puissance soviétique et plusieurs documents émanant du parti apportent à ce phénomène une justification théorique. Il suffit d’évoquer le rapport présenté par Hruščev sur le programme du parti adopté en juin 1961 par le Comité central. Le texte du premier secrétaire est clair : l’URSS se doit désormais, « au nom de la paix mondiale », d’orchestrer sur tous les continents la lutte contre l’impérialisme en s’appuyant sur toutes les forces progressistes quelles qu’elles soient33. La conséquence de cet intérêt accru pour le Tiers-Monde et l’enjeu géopolitique qu’il représente, c’est évidemment l’évolution de la puissance soviétique dont l’influence va désormais au- delà de sa sphère traditionnelle, c’est-à-dire au-delà de la sphère euro-asiatique et s’étend à l’Amérique latine et à l’Afrique, avec la Guinée et le Ghana... Et très tôt, dès 1956, dans le rapport qu’il présente devant le XXe congrès, Suslov se fait l’écho de cette aspiration de l’URSS à la mondialisation de son influence et de son rayonnement en déclarant de manière bien caractéristique : « Il n’y a aucun problème international intéressant les peuples du monde dans lequel, durant ces dernière années, l’URSS n’ait été amenée à se prononcer et à la solution duquel elle n’ait participé. »34

39 Armature théorique nouvelle, la coexistence pacifique n’a pas tardé à susciter de nouvelles pratiques au premier rang desquelles celle des sommets bilatéraux et multilatéraux au plus haut niveau et celle des déplacements de plus en plus nombreux des dirigeants soviétiques : il suffit d’évoquer le voyage de Bulganin et de Hruščev à Londres en 1956, le séjour de Mikojan aux États-Unis en janvier 1959, puis celui de Hruščev en septembre 1959 ou bien encore le voyage de Hruščev en France en mai 1960. Mais elle a aussi conduit à des aménagements d’importance dans l’organisation du MID et dans la formation des diplomates : parce qu’elle valorise les contacts avec le monde occidental, la coexistence pacifique impose d’avoir une école diplomatique plus au fait des réalités du monde extérieur et, par là même, plus efficace.

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Formation des diplomates et fonctionnement du MID, premières prises de conscience et premiers aménagements, 1956-1964

40 Les exigences nouvelles clairement formulées lors du XXe congrès ont été rapidement à l’origine d’aménagements tant sur le plan de la formation des diplomates que sur le plan du fonctionnement du MID.

41 La première évolution a concerné les enseignements du MGIMO. Progressivement remaniée à partir de 1956-1960, la scolarité au MGIMO est allongée à six ans ; l’enseignement y est dispensé à raison de six à huit heures quotidiennes de cours et de séminaires six jours sur sept ; il gagne en qualité avec un « training » plus intense dans l’apprentissage des langues étrangères et une information plus solide et plus fiable sur les pays étrangers35. Cette dernière tient désormais compte de l’apport intellectuel des nouveaux centres de réflexion et d’analyse créés dans le sillage du XXe congrès et dont l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, l’IMEMO (Institut Mirovoj Ekonomiki i Meždunarodnyh Otnošenij), fondé en avril 1956 et dirigé tout au long de la période khrouchtchevienne par l’économiste Arzumanjan, constitue le fleuron.

42 C’est en effet au sein de l’IMEMO que sera élaborée une grande partie de la réflexion khrouchtchevienne sur les questions internationales auxquelles l’Union soviétique est confrontée. Si une grande partie de la réflexion élaborée par l’IMEMO sera de plus en plus systématiquement consacrée au Tiers-Monde et aux perspectives de développement socialiste dans les pays nouvellement décolonisés, les questions occidentales ne sont pas laissées de côté, loin s’en faut. Paru en juillet 1957, le premier numéro de la revue MEiMO, Mirovaja Ekonomika i Meždunarodnye Otnošenija, présente ainsi les « dix-sept thèses sur le Marché commun et l’Euratom », document qui, pendant près de cinq ans, va fixer la position officielle de l’URSS sur le problème de l’intégration ouest-européenne.

43 Ces changements intervenus dans la formation des futurs diplomates se doublent de changements plus timides en matière d’organisation qui visent, là encore, à accroître l’efficacité de la machine diplomatique.

44 Désormais, le ministre est conseillé par plusieurs vice-ministres des Affaires étrangères et un collège qui réunit les vice-ministres ainsi que les chefs des divisions géographiques et fonctionnelles les plus importantes. Spécialiste des questions européennes, en particulier françaises, Vasilij Kuznecov occupera jusqu’en 1977 le poste de premier vice-ministre. Parmi les six divisions géographiques qui couvrent l’ensemble des pays européens, trois se détachent par leur importance : le Premier département européen coiffe les pays du Benelux, la France et l’Italie. Le Second département est chargé du Royaume-Uni et de l’Irlande et le Troisième, des questions autrichiennes, allemandes et scandinaves. Au fil des années 1956-1964, le Troisième département se montre de loin le plus actif et le plus dynamique avec des diplomates jeunes et brillants, comme Vladimir Semenov et Georgij Puškin. Membres du collège du MID, ils accéderont tous deux au rang de vice-ministres, ce qui témoigne de l’importance alors dévolue par le pouvoir soviétique à la question allemande...

45 Mieux informés, plus ouverts sur le monde extérieur à partir de 1956-1960, les diplomates soviétiques ont-ils été plus efficaces et en mesure de regagner progressivement la marge de manœuvre et la part d’influence qui avait été la leur dans

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les années 20 et dans la première moitié des années 30 ? Pas véritablement dans la période khrouchtchevienne car, nouvellement formés, ils n’ont pas encore, à de rares exceptions près, accès aux postes de responsabilité. Mais en revanche, dans la seconde moitié des années 60 et au fil des années 70, c’est bien cette génération de meždunarodniki qui commencera précisément à s’imposer, en particulier au détriment du Département international du Comité central, et qui poussera le parti dans la voie de la détente. La plupart des grands diplomates des années 70, Kovalev, Dubinin, Abrasimov, seront ainsi les « produits » compétents et efficaces des réformes khrouchtcheviennnes.

46 Favorables à l’ouverture de l’URSS à l’Occident au point qu’on leur donnera l’appellation de zapadniki, c’est-à-dire d’Occidentalistes dans un clin d’œil au XIXe siècle qui n’est pas sans signification, ces « nouveaux » diplomates incarneront, à partir de la seconde moitié des années 60, la montée en puissance d’une machine diplomatique dont le crédit, attesté par la confiance dont bénéficie Andrej Gromyko auprès de Brežnev et son statut de membre de plein droit du Politbjuro acquis en 1973, atteindra son apogée dans la seconde moitié des années 70 et la première moitié des années 80. Avant que ce crédit ne soit à son tour contesté et brutalement remis en cause à l’heure de la perestroïka.

47 Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

48 Centre de recherches sur l’histoire des Slaves

49 mariepierre. rey@ wanadoo. fr

NOTES

1. Voir Teddy J. Uldricks, « The impact of the Great Purges on the People’s Commissariat of Foreign Affairs », Slavic Review, 36, 2, June 1977, p.187-204 et l’ouvrage de Sabine Dullin, Des hommes d’influences, les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Paris, Payot, 2001. 2. Sur cette prise de position iconoclaste, voir James Richter, « Reexamining Soviet policy towards Germany during the Beria interregnum », in The Cold War International History Project, Working Paper, 3,June 1992. 3. Dans ses entretiens avec Čuev, Molotov témoigne de la virulence des échanges qui accueillirent la proposition de Berija, in Félix Tchouev, Conversations avec Molotov, 140 entretiens avec le bras droit de Staline, Paris, Albin Michel, 1995, p.274-276. 4. Voir sur cette question importante la biographie consacrée par A. G. Malenkov à son père, intitulée O moem otce G. Malenkove, Moscou, NTC, 1992. 5. Cette position se dessine très clairement dans le rapport du 14 janvier 1954, émanant du Troisième département européen et intitulé « Les plans anglo-saxons sur les élections “libres” en Allemagne », et consigné dans les archives du MID, referentura po Germanii, op. 42, por 34, papka 287, dossier « Sur la conférence de Berlin ».

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6. Sur la conférence intitulée « Conférence européenne pour la sauvegarde de la paix et de la sécurité en Europe » qui se tient à Moscou du 29 novembre au 2 décembre 1954, voir les dossiers préparatoires figurant dans les archives du MID, fonds 46, « conférence de Moscou », op. 1, por. 1, delo 1, « Matériaux ». 7. Selon l’expression de Nikita Khrouchtchev, Mémoires inédits, Paris, Belfond, 1991, p. 106. 8. Quatre ans après avoir été nommé membre suppléant en 1952. 9. Voir par exemple ses déclarations dans la Pravda, 18 août 1961. 10. Plusieurs discours attestent de ce thème récurrent. Voir par exemple les déclarations de Kozlov dans la Pravda, 20 septembre 1961 ou bien encore le discours de Suslov reproduit dans la Pravda, 13 mars 1962. 11. Andrej Aleksandrov-Agentov, Ot Kollontaj do Gorbačeva. Vospominanija diplomata (De Kollontaj à Gorbačev. Mémoires d’un diplomate), Moscou, Meždunarodnye Otnošenija, 1994, p.70-71. 12. Ibid., p.72. 13. Voir sur ce point les travaux de Hope Harrison, en particulier son article « New archival evidence on the dynamics of Soviet-East German relations and the Berlin crisis, 1958-1961 », in The Cold War International History Project, Working Paper , 5, May 1993. 14. Les archives du MID aujourd’hui déclassifiées et la publication de plusieurs témoignages concordants attestent de l’attachement des diplomates du MID au succès d’une conférence qu’ils ont préparée avec soin. Voir en particulier le témoignage d’Anatoly Dobrynin dans ses Mémoires, In confidence, Moscow’s ambassador to America’s six Cold War presidents, 1962-1986, New York, Times Book, Randon House, 1995, p.42. 15. A. Aleksandro-Agentov, op. cit., p.71. 16. Voir sur ce point le témoignage de Nicolas Polianski, M.I.D. : douze ans dans les services diplomatiques du Kremlin, Paris, Belfond, 1984, p.34-35. 17. Les témoignages abondent dans ce sens ; voir par exemple celui d’Arkadi Chevtchenko in Rupture avec Moscou, Paris, Payot, 1985, p.232 : « Un jour que nous parlions de lui [Ponomarev], et de son département, Gromyko s’emporta, disant qu’il ne comprenait pas pourquoi deux instances différentes s’occupaient de politique étrangère. » 18. Voir Teddy J. Uldricks, « The impact of the Great Purges... », art. cit., p.187-204 et voir l’article de Sabine Dullin dans le présent numéro. 19. Voir le précieux ouvrage Polveka spustja (1948-1998) : govorjat pervye vypuskniki MGIMO (Un demi-siècle plus tard (1948-1998) : les premiers élèves sortant du MGIMO témoignent), Moscou, Moskovskij učebnik i kartolitografija, 1998. 20. Environ 60 sur la promotion de 1943 qui comptait 200 étudiants. 21. Voir Georgi Arbatov in The system, an insider’s life in Soviet Union, New York -- Londres, Times Book, Random House, 1992 : « Peu après la grande victoire, une nouvelle vague de persécutions et des campagnes de répression débutèrent. Cette atmosphère était palpable au sein de notre institut. Nous, les étudiants, étions préparés pour des carrières politiques diplomatiques et des postes à l’étranger. En conséquence, nous subissions un examen minutieux et féroce. Nous avions à remplir une très longue

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et méticuleuse anketa. C’était un document d’une dizaine de pages, comportant toutes sortes de questions déplaisantes sur nous et les membres de notre famille. “Vous ou quelqu’un de votre famille a-t-il appartenu à un ‘autre parti’ ? (c’est-à-dire 22. Voir Polveka spustja, op. cit., p.10. 23. Jurij Dubinin, Diplomatičeskaja byl´ : zapiski posla vo Francii (Histoire diplomatique : mémoires d’un ambassadeur en France), Moscou, ROSSPEN, 1997, p.17. 24. Une grande importance est accordée à la pratique de la langue orale, sous toutes ses formes, y compris de manière ludique par la mise en scène de pièces de théâtre. Voir Polveka spustja, op. cit., p.7. 25. Ju. Dubinin, op. cit., p.13. 26. Il envisagera même de consacrer une thèse à l’histoire du droit public français avant d’être détourné de ce projet par le directeur du MGIMO. 27. A. Aleksandrov-Agentov, op. cit., p.43-44. 28. Ibid., p.44-45. 29. Cité par Ju. Dubinin, op. cit., p.19. 30. Cité par Iven B. Neumann, in Russia and the idea of Europe, Londres -- New York, Routledge, 1996, p. 133. 31. Voir Jacques Levesque, L’URSS et sa politique internationale de Lénine à Gorbatchev, 2e éd., Paris, A.Colin, 1987, p.170-171. 32. De fait, si l’URSS khrouchtchevienne a bien entrepris de rattraper son retard, en particulier dans le domaine des missiles à longue portée, elle n’est pas encore parvenue à le combler en 1964. 33. Archives du parti communiste de l’Union soviétique, fonds 586, « Documents préparatoires pour le troisième programme du PCUS, 1958-1961 », consultés sur microfilm, Hoover Institution Archives, Stanford University. 34. Rapport de Mihail Suslov au XXe congrès du PCUS, cité par James Richter, Khrushchev’s double bind : international pressures and domestic coalition politics, Baltimore -- Londres, Johns Hopkins University Press, 1994, p.84. 35. Le MGIMO devient alors une des écoles les plus prestigieuses du pays. Voir sur ce dernier point le témoignage du diplomate Aleksandr Kaznacheev, Inside a Soviet embassy : experiences of a Russian diplomat in Burma, Philadelphia -- New York, J.B. Lipincott Co, 1962, p.19.

RÉSUMÉS

Résumé Le dégel qui suit la mort de Stalin en 1953 a eu un impact varié sur la stature, le rôle et la composition de l’administration diplomatique soviétique. Entre 1953 et 1955, le ministère des Affaires étrangères (MID), alors dirigé par Molotov, a profité des luttes de succession qui se jouaient au sommet de l’appareil pour regagner un peu de la marge de manœuvre qui avait été la

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sienne durant les années 20 et la première moitié des années 30. Toutefois, dès 1955-1956, le MID retourne dans l’ombre du Présidium et il devient un instrument docile au service de la politique extérieure khrouchtchevienne. En revanche, en ce qui concerne l’appareil diplomatique proprement dit, les changements ont été plus durables : dirigée par Gromyko à partir de 1957, l’administration diplomatique aspire désormais à moins de propagande et plus de professionnalisme et de compétence, dans le contexte nouveau de la coexistence pacifique. Le MID évolue sensiblement dans son recrutement -- il sélectionne des étudiants jeunes, peu investis dans les structures du parti -- et dans sa formation puisque les années 1956-1964 coïncident avec une rénovation qualitative des enseignements de l’Institut de Moscou pour les relations internationales (MGIMO). Mais l’on est encore dans une période de transition et nombre des références mentales héritées de la guerre froide jdanovienne continuent de peser sur une administration diplomatique qui ne connaîtra son âge d’or que dans les années 70, au moment où les « meždunarodniki », formés durant le dégel, seront propulsés aux postes de responsabilité.

Abstract Diplomacy and Soviet diplomats during the Thaw, 1953-1964. The Thaw following Stalin’s death in 1953 acted in different ways upon the stature, role and makeup of the Soviet diplomatic administration. Between 1953 and 1955, the Ministry of Foreign Affairs (MID), headed at the time by Molotov, took advantage of the struggle for power that took place at the top of the apparatus to regain some of the room to maneuver it had enjoyed during the 1920s and the first half of the 1930s. However, starting in 1955-1956, the MID fell back into the shadow of the Presidium and became a docile instrument in the service of Khrushchev’s external policy. On the other hand, changes inside the diplomatic apparatus proper were more lasting : as of 1957, under the leadership of Gromyko, in the new context of peaceful coexistence, the diplomatic administration strove for less propaganda and for more professionalism and competence. There was a noticeable evolution in the MID’s new policy of recruiting young students little involved in party structures, and in the qualitative renovation of the curriculum of the Moscow Institute for International Relations (MGIMO) that took place between 1956 and 1964. However, this was still a transition period. Numerous established patterns inherited from the Zhdanovian cold-war years still weighed on a diplomatic administration that would not know its golden age till the end of the 1970s when the mezhdunarodniki who had been trained during the Thaw were propelled to positions of responsibility.

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Soviet industry and the Red Army under stalin: a military-industrial complex?

Mark Harrison

Introduction

1 In recent years it has been hard to pick up a book or article written in any language about Soviet defence without finding reference to the Soviet military-industrial complex. But the term is typically used in two or three quite different ways.

2 First, there are those who use the term “military-Industrial complex” with and without definition. On one side are most Russians and some westerners to whom its meaning is self-evident and does not require any special definition.1 On the other side are those who take the trouble to define what they mean by it.2 It appears that the more carefully one defines the military-industrial complex the harder it is to apply to the Soviet Union, to the point where a few writers prefer not to use it at all.3

3 Second is a linguistic differentiation across which those who avoid definitions can slide unnoticed. “Military-industrial complex” is usually translated into Russian as voenno- promyshlennyi kompleks (VPK for short) and conversely. Yet these mean different things. In the English term “military” and “industrial” carry equal weight as adjectival qualifiers of the “complex”; in other words, it refers to a complex made up equally by military and industrial interests. But in the VPK “voenno-” (= military) qualifies “promyshlennyi” (= industrial), not the “complex”; in other words, it refers to a complex made up by the interests of the “military industries,” not of the military and industry.4 Which is intended ? Perhaps we should be told.

4 A discussion of such issues may perhaps be too late. The “military-industrial complex” has entered everyday language with the result that this term will be used in many contexts with many meanings that social scientists cannot control. For example “military-industrial complex” is now used as an official designation for some Russian

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defence industry corporations like VPK “MAPO” (Military-Industrial Complex “Moscow Aviation Production Association,” formed in 1996 by a merger of MAPO-MiG with other defence producers). Social scientists who wish to speak the language of every day must live with such uses. However, there is merit in seeking periodically to check the drift between everyday language and more specialised uses in the light of new knowledge. An opportunity is presented by new research on the Soviet defence industry and its relationship with the Red Army in the 1930s and 1940s. Hence the purpose of this paper is consider the implications of this research for our understanding of the Soviet army- industry relationship under Stalin.

5 This paper is organised in six parts. Part 1 reviews past and present-day uses of the concept of a military-industrial complex in relation to the Soviet Union. Part 2 develops a particular aspect of this concept, that of collusion between military and industrial interests in lobbying for resources. Parts 3 and 4 consider evidence concerning Soviet military procurement outcomes and procedures. Part 5 casts this evidence in the framework of a prisoners’ dilemma. Part 6 concludes.

1. The concept of a military-industrial complex

6 On 17 January 1961 the retiring US President Dwight D. Eisenhower gave a parting warning to the American people.5 Until the latest of our world conflicts, the United States had no armaments industry. American makers of plowshares could, with time and as required, make swords as well. But now we can no longer risk emergency improvisation of national defense ; we have been compelled to create a permanent armaments industry of vast proportions. Added to this, three and a half million men and women are directly engaged in the defense establishment. We annually spend on military security more than the net income of all United States corporations. This conjunction of an immense military establishment and a large arms industry is new in the American experience. The total influence -- economic, political, even spiritual -- is felt in every city, every State house, every office of the Federal government. We recognize the imperative need for this development. Yet we must not fail to comprehend its grave implications. Our toil, resources and livelihood are all involved ; so is the very structure of our society. In the councils of government, we must guard against the acquisition of unwarranted influence, whether sought or unsought, by the military-industrial complex. The potential for the disastrous rise of misplaced power exists and will persist.

7 The idea was further developed from seeds already sown by C. Wright Mills in an influential work of political sociology published in 1956. Among the significant themes of The power elite was that of the new connectedness of America’s political, military, and industrial leaders.6 From these beginnings the idea of the military-industrial complex was developed in various directions, but the common thread was of a coalition, sometimes even a conspiracy, among military and industrial interests and political representatives to lobby for lucrative weapons programmes so as to extract rents from the political process.7 The argument was not just about pressure, but about collusion : for the “conjunction of an immense military establishment and a large arms industry” to constitute a military-industrial complex, it was necessary that the pressure brought to bear on politicians by military and industrial interests should be coordinated among them rather than competitive between them. Finally, the argument

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that American policy was dominated by a powerful military-industrial complex was buttressed by a strongly held belief that David Holloway identified : “that the United States has spent more than is necessary on defence.”8

8 A few scholars have investigated the applicability of the concept of the military- industrial complex as a broad military and industrial coalition to the Soviet Union. All have found it difficult to specify, let alone identify empirically, the character of collusion that would have to be found to enable us to confirm that there was indeed a Soviet military-industrial complex in this sense.

9 Mikhail Agursky and Hannes Adomeit came to the most sweeping conclusion.9 They claimed to have found : a core of truth in the aphorism that “the USA has a military-industrial complex, the USSR is a military-industrial complex.”

10 They drew this from a comparison of the United States political structure, open to pressure from a range of interests in society, civilian as well as defence-related, with the closed political structure of the Soviet state from which independent civilian interests capable of resisting military-industrial pressures were excluded. They hesitated to carry the implication to extremes, however, concluding that : to consider the whole of the Soviet Union as a military-industrial complex is far too broad to be meaningful.

11 Vernon Aspaturian presented two alternative hypotheses or ‘prototypes’ of the Soviet military-industrial complex, one weaker and the other stronger.10 The stronger sense, he argued, was of : an interlocking and interdependent structure of interests among military, industrial, and political figures, that enables or impels them to behave as a distinctive political actor separate from its individual components. A complex of this type [...] would exhibit a high degree of policy unity and act as a single input into the political system.

12 For the Soviet Union to conform to the stronger hypothesis it would be necessary to identify the influence of the military-industrial complex exerted by its representatives acting in unison. In the weaker hypothesis, its influence would be seen in military, industrial, and political leaders acting separately, but in harmony, to promote shared objectives, in other words through : a deliberate and symbiotic sharing of interests on the part of the military establishment, industry, and high-ranking political figures, whose collective influence is sufficient to shape decisions to accord with the interests of these groups at the expense of others in Soviet society.

13 Aspaturian’s own preference was for something in between harmony and unison, “much more than the first prototype and something less than the second.”

14 Peter Almquist concurred with Aspaturian’s weaker hypothesis and argued that a model of collusion based on harmony was more realistic that one based on unison. He agreed that shared interest must underlie the idea of a military-industrial complex : 11 For a military-industrial complex to exist in a meaningful way, the military and its supporting industries must have, first, complementary interests. By this it is meant that one of the “partners” generally benefits from the self-interested actions of the other [...].

15 As distinct from shared interest, however, Almquist suggested that shared purpose must be capable of independent and separate expression :

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Second, and equally important, both the military and the industry must have a means of influencing the political decision makers. In a military-industrial complex, a “silent partner” is an irrelevant partner [...].

16 Julian Cooper stressed the fact that Soviet military and defence-industry leaders led largely separate existences and pursued separate careers that almost never crossed over from one sphere to the other : how then could their interests be enabled to coalesce ? This led him to reject the idea of an interconnected military-industrial elite on straightforward evidential grounds.12

17 Most recently Irina Bystrova, specifically dissociating herself from those who identified the military-industrial complex narrowly with the defence industry and its leaders, has argued for a return to a wider and also stronger conception of the Soviet military- industrial complex as :13 a powerful corporation that represented the common interests of social-political groups associated with the provision of the USSR’s national security : professional soldiers, party and state officials, representatives of the security agencies, and scientific-technical circles. In our view, the term “power elite” applies even more closely to the Soviet VPK than to the American, where the element of [private] property relations and economic dominance somewhat obscured a “pure” portrayal of political power.

18 As will become clear, Bystrova limits her empirical application of this concept to the post-Stalin period. But then, even Julian Cooper concurs that under Brezhnev the interests of the Soviet defence industry lived through their “golden age.”

2. Collusive lobbying : a rationale

19 Under what circumstances may either the army or industry have something to gain from investments in lobbying ?

20 Under any constitution, various aspects of military budgeting and procurement make these a suitable target for lobbying activity. The funding principal takes decisions in secret and often does not have to account for them even afterwards in a transparent way. Much military spending has an insurance aspect, but the worst cases against which the principal seeks to insure are not susceptible to actuarial calculation. Where military projects involving new technologies are concerned there is usually intrinsic uncertainty about the timescale and expected value of returns to investment. It may be rationally expected that many projects will fail. There are powerful information biases : agents know the true worth of their projects better than the principal does. All of these impede the principal in the course of both selection and monitoring of spending programmes. Under these circumstances self-interested agents from within both military and industrial organisations can be expected to invest resources in lobbying the principal for funding of their own projects.

21 This on its own does not mean that more will be spent on defence in the presence of lobbying than without it ; it just means that the military budget will be allocated in a way that reflects the effectiveness of lobbying investments. If the resources invested are taken out of the sums nominally allocated to national defence, then it could even mean that true defence spending is less than appears. For such lobbying to increase the total of resources available for national defence in a market economy it appears to be also necessary that the budget constraints on military projects should be relatively soft.

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Alternatively, in a command system like the Soviet economy where all budget constraints were soft to some degree, it would be necessary for the military budget also to have some degree of priority in the rationing of material supplies, which was in fact the case. Under these circumstances military and defence-industry interests will be able to invest more in lobbying than their civilian counterparts and will anticipate a higher return on lobbying investments. As a result, military procurement will claim more resources than an uncorrupted principal would have allocated.

22 When rivalrous lobbying can influence the principal, why should agents collude ? The reason is that unrestricted rivalry dissipates the rents they extract. In the simplest case, if n risk-neutral agents are competing for a given sum of project funding that offers a net surplus k and each has the same expectation of being awarded the contract, then each should be willing to invest in lobbying to win the contract and the result will be that the entire surplus available is competed away in lobbying costs. However, if two agents secretly collude they can pool their probabilities of winning the contract, reduce their joint costs of lobbying, and so gain.

23 When collusion pays, why should military and industrial agents collude among themselves rather than with others ? For example, the Red Army annually procured very large quantities of food. Farmers and soldiers both stood to gain from increased investments in food production and procurement for the armed forces. Therefore, why not a “military-agricultural complex” in which farmers and soldiers colluded to lobby for increased agricultural investment ? One reason might be that soldiers and weapon producers could hide collusion more easily under a common cloak of secrecy than any other coalition one could think of. For another reason, it is commonly held that the success of collusion depends in part on the frequency and repetitiveness of interaction between agents that may collude. From this point of view the interaction between soldiers and industrialists was far more intense and far more likely to give rise to long- term relationships. If the Red Army and Soviet industry could not learn to trust each other, no one could.

24 Finally, consider the motivation of the funding principal who is the target of lobbying. Why should a principal permit any lobbying ? One reason may be that lobbying provides the principal with more information than in its absence, even if the information itself may contain biases. This information is of two kinds : about the relative worth of the spending projects from among which he must choose, and about the relative loyalty of the agents competing for his favour.

25 A dictator, for example, might intentionally design the budgetary system to distribute rewards to loyal agents. As a result public spending will be larger than on a pure public- good calculation of the costs and benefits. The excess is the signal that loyalty is being rewarded and expected in return ; if some extra spending did not result, those receiving the funding would have no reason to offer thanks to the government in exchange since any politician would rationally promise to undertake at least those expenditures that were efficient.14 A dictator like Stalin, already closely linked with military and industrial interests, might rationally choose military spending for one of the channels through which he distributed rewards, and military spending would then also be enlarged.

26 However, such a dictator should prefer his agents to compete, not collude, in lobbying him. This is for two reasons : first, collusion among agents would restrict the flow of information and probably increase its inherent biases. Second, collusion would enable

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them to increase both the level of rents extracted, and the proportion extracted not as a reward for loyalty but as a return on lobbying investments. The implication is that, if military and industrial interests succeeded in colluding in such a way as to form a military-industrial complex, then the dictator was failing to rule efficiently in some degree.

3. Evidence on the defence burden

27 How can we tell whether there was a Soviet military-industrial complex ? I have outlined an argument that collusive lobbying by military and industrial interests should lead to more spending than is necessary on defence. Some have been tempted, therefore, to seek to resolve this question by looking at outcomes. If a particular society shows a particularly high level of military spending, perhaps that is evidence that a military-industrial complex is at work. By this criterion, however, the case of the Soviet Union under Stalin would not be especially clear cut.

28 It is true that the Soviet Union, although a relatively poor country, allocated somewhat greater resources to defence than other countries at a similar level of development for much of the twentieth century. For most of the interwar period, for example, most other European countries, including the United Kingdom, were spending 3 % of their national incomes on defence or less, and the United States much less.15 In contrast the peacetime share of Soviet military spending rose unremittingly from 2 % in 1928 to 6 % in 1937 and 15 % in 1940.16

29 Even so, the 1937 Soviet figure is only slightly in excess of the 5 % recorded for the in 1913.17 Moreover, the argument that the Soviet Union was spending more than was necessary on defence is undermined by two stubborn facts. One is that a war was coming. In 1937 Germany was already spending 15 % of national income on military rearmament.18 Given the relative sizes of the two economies, Soviet real military outlays at this time were probably only half Germany’s.19 The other is that the peacetime burdens were modest by comparison with those imposed by war itself. War drove the defence share far higher : as a share of GDP at prewar prices the Soviet military burden rose from 17 % in 1940 to more than 60 % in 1942 and 1943 before falling back to 9 % by 1950.20

30 It is true that after the Korean rearmament the Soviet economy again carried a burden consistently higher than that of its main rival. The Soviet postwar military burden was lower, and shows less variation both across estimates and through time, than is often supposed, but still exceeded figures reported for the United States. Higher estimates of Soviet defence share of GDP vary within a 13 to 16 % range from the 1960s through the 1980s, while lower estimates give a range of 10 to 13 %.21 United States figures are lower : they show 9 % in 1960 falling to 8 % in 1970 and less than 6 % in 1980.22 But again it is necessary to take into account that the US economy was never less than twice the size of the Soviet economy in the postwar period.

31 It has been argued that such ratios understate the scope of the Soviet military- economic effort in comparison with other countries. At the end of the 1970s, for example, Harriet and William Scott wrote :23 A number of Soviet dissidents argue that over 40 percent of the Soviet gross national product goes for military purposes. Their rationale may take into account hidden costs for which there are no counterparts in the United States. [...] To [the

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regular Soviet military program] must be added paramilitary training of the population and premilitary and reserve training. Civil defense programs, hardening of both military and industrial facilities, and dispersion and duplication of industries for defense purposes are additional costs. The costs of highways and railroads constructed primarily for strategic purposes, even though they have some peacetime use, must be considered. Foreign military aid is another factor.

32 More recent writing in this vein has focused on the special role of mobpodgotovka (mobilisation readiness) in the Soviet economy.24 For example, in his foreword to Lennart Samuelson’s recent book on the Soviet military commander M.N. Tukhachevskii, Vitalii Shlykov describes how :25 the Soviet economy very rapidly became an economy of total preparation for war. To enable the transition from civilian to military production an elaborate and strictly centralised system of mobilisation readiness was established at every level of Soviet power and in all the agencies of economic administration down to the factory level.

33 In my view too much should not be made of these arguments, certainly where the Stalin period is concerned. For one thing the Soviet authorities certainly intended to create an all-embracing system of mobilisation preparation, but whether they succeeded in doing so, or merely in creating the appearance of it, has not yet been sufficiently researched. For another, while mobpodgotovka was aimed at enhancing the Soviet Union’s military potential, the nature of an economic potential is that in the outcome it may yet be used for other purposes. Many Soviet outlays that were defence- related without being counted in the military budget either contributed more to goals other than of defence (for example, the maintenance of large internal security forces the primary task of which was defence of the regime against its internal enemies), or else added to the economy’s general potential through the accumulation of fixed assets and the stock of knowledge. In the Soviet Union as in other countries, finding a strategic rationale for something desired for other reasons was always an effective way of pushing it up the budgetary agenda. Finally, there are parallels in other countries from the origins of Germany’s Autobahn network in the consolidation of Hitler’s regime of the 1930s to the Defense and Interstate Highways built in the United States after World War II.

34 The main problem with using high levels of military spending to detect the presence of a military industrial complex, however, is that high Soviet military spending may be explained otherwise than by the collusive lobbying of military and industrial interests. It might be that competitive lobbying was powerful enough to secure additional outlays. It might be that the Soviet dictator designed the budgetary process intentionally to reward loyal agents in the military and industrial sectors. Finally, it might be that high military spending was justified on public-good grounds of Soviet national security simply as a response to external threat perceptions.

35 Related to the national security argument is the possibility that the Soviet Union spent more on defence simply because it was a dictatorship. Michelle Garfinkel has argued that incumbent policy-makers in competitive political systems have an incentive to underinvest in national security in the face of a given threat, because the likelihood of being replaced in the short-term by another policy-maker with different goals prevents the incumbent from fully internalising the long-term benefits.26 Given that threats are not actually given but are determined by interaction between states, the outcome can be a good equilibrium of low military spending in regions where democracies

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predominate. Garfinkel also shows empirically that democratic states have tended to spend less on defence than non-democratic ones. As a possible explanation of high levels of Soviet military spending this has nothing to do with lobbying or special interest groups.

36 In summary, if we wish to detect the operation of a military-industrial complex we cannot rely on statistical indicators of the outcomes of military budgeting and procurement. We have to find direct evidence of the process that gave rise to the outcome. This evidence should substantiate the hypothesis of a coalition among military and industrial interests in lobbying for resources.

4. Evidence on collusion

37 Irina Bystrova has suggested a useful distinction between lower-level lobbying by agents within ministerial departments, which I will call lobbying for project funding, and the sort of higher-level lobbying that ministers and ministries engaged in where the funding of entire ministerial programmes was at stake.27

38 Recent archive-based studies have thrown light on lobbying for project funding in defence industry. “The activity of creating monopolies is a competitive industry,” and the Soviet aircraft industry was no exception.28 Mikhail Mukhin’s study of aircraft designers suggests that rivalry, far from being artificially engendered from above, was intrinsic, intense, and amoral.29 Harrison’s accounts of aeroengine innovation show that rivalry began with each inventor’s struggle to gain a first-mover’s advantage over competitors for influence over the funding principal. Their competition was developed through behaviours that aimed to establish and defend a monopoly over intellectual and physical assets of various kinds. An active market for second-hand assets was expressed through activities such as hostile takeover bids and mergers.30 While each struggled to create a personal monopoly, there is little evidence of collusive behaviour among agents. Bystrova considers it typical, for example, that one designer would refuse to take on the former employee of another.31

39 Evidence of intense competition for project funding does not settle the issue of whether or not there was collusion among military and industrial interests at higher levels in the political system in lobbying for ministerial programmes. For example, if military and industrial interests successfully colluded to extract some of the dictator’s rent, they might reasonably also agree to use competitive lobbying at lower levels to distribute the surplus among the agents within the military-industrial complex.

40 In this connection a story told by Irina Bystrova is suggestive. In the spring of 1946 following the “aviators’ affair” the new air force chief K.A. Vershinin reported to Stalin that one reason for the technical backwardness of Soviet aviation was that aircraft designers had too much control over the air force’s plan for experimentation, and that they had achieved this control because design work had become too monopolised, with only three bureaux for fighter aircraft and one each for other types.32 The significance of this case lies in several implications : the designers’ competitive struggle to create a monopoly had in part succeeded, perhaps as a result of wartime conditions ; previous leaders of the air force and aircraft industry had colluded, but for the sake of a quiet life rather than to distribute rents ; such collusion had damaged the interests of the

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armed forces as a whole ; and the new air force chief lobbied the dictator to correct this. Finally, it is significant that the dictator agreed.

41 Is there direct evidence of collusion between ministries that is more than anecdotal ? Consider first the lower levels of daily interaction between the industrial producers and the military consumer of defence products. Here the evidence is almost entirely of tension.33 Producers tried to inflate prices and persuade the consumer to accept and pay for products than fell below contractual standards. Defence ministry regulators in industrial establishments struggled to secure information about costs and verify claims about deliveries and quality standards. Collusion took the form of military regulators accepting bribes from producers to make decisions in favour of industry rather than the armed forces. The consistent policy of the defence ministry was to legislate against collusion and punish it when it was detected.

42 If we raise our sights to higher levels of the political system, is there evidence that the commissars for defence and the defence industries, say, colluded to win enhanced funding for ministerial programmes ? The archives confirm that the army and heavy industry each separately pressed for additional resources at various times.34 But did they pursue their interests jointly ? Evidence of collusion -- for example, that military leaders were prompted or induced to press for increased allocations by industrialists, or conversely -- has not been found. In general the record of daily interaction of industrial and defence officials suggests that mutual tensions, frustrations, suspicions, and conflicts between the army and industry were endemic.35

43 If anyone attempted to eliminate this conflictual situation in Stalin’s time it was probably Tukhachevskii. Throughout his career Tukhachevskii repeatedly advocated industrial mobilisation under military management. In the spring of 1927 as chief of the Red Army general staff he sponsored a project for a military-industrial complex organised not through collusion but by a military takeover of defence industry. His ambition rested partly on a proposal to create a “defence sector” for industrial mobilisation within the state economic planning commission, in which he proposed personally to play the leading role. The Gosplan defence sector was established, but Tukhachevskii was sidelined.36 At the same time the Defence Commissariat requested the right to agree appointments to the defence industry, plans and reports of defence producers, and plans for capital investment in the industry. This proposal was rejected. 37 Tukhachevskii was resisted in particular by Stalin’s defence commissar and loyal agent K.E. Voroshilov. Samuelson has shown that Tukhachevskii’s resignation as chief of staff, which followed in May 1928, was most likely a result of the failure of his ambition to control the defence industry.38 Later, as chief of armament for the Red Army in the early and mid-1930s Tukhachevskii tried to organise a reseach and development empire that was independent of industry under the Red Army administration for military inventions, and to establish a monopoly in such new fields as jet propulsion. Here he was again unsuccessful.39

44 After Tukhachevskii’s execution no one followed in his footsteps.When we turn to the later Stalin period Bystrova has shown that at key moments the voice of the armed forces was conspicuously absent. For example, when minister for the chemical industry M.G. Pervukhin fought for more resources for the uranium industry after World War II, it was within a framework that excluded the military : the Special Committee appointed by Stalin to take charge of atomic weapons development had no armed forces representatives.40 When minister for armament D.F. Ustinov struggled against

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Moscow’s civilian administration for more factory space for jet and rocket armament in the same period Stalin settled the dispute, not pressure from the armed forces.41

45 It appears generally that industry and army had little opportunity to act in concert, and even the influence that each could exert separately was strictly constrained by the political system in which they operated. While the interests of Soviet society were explicitly identified with both military and industrial construction, the concentration of power in the central party organs and the ubiquitous role of the party-state apparatus meant that military and defence-industry interests had little or no freedom of independent action. Civilian leaders from Stalin onwards retained complete authority through prewar rearmament, World War II, and postwar military confrontations. The political influence of outstanding soldiers was always tenuous from Tukhachevskii, executed by Stalin in 1937, to air force Marshal A.A. Novikov, imprisoned by Stalin in 1946, and Marshal G.K. Zhukov, sacked first by Stalin in 1946, then by Khrushchev in 1957.

46 If any branch of government developed an organic relationship with the defence industry at this time, it was the security organs under the leadership of the civilian minister for internal affairs and deputy prime minister L.P. Beriia. The latter, like Stalin’s postwar commander of ground forces N.A. Bulganin, held the military rank of Marshal, but neither was a professional military man. Boris Starkov has shown from the archives that Beriia shared Stalin’s distrust of the professional soldiers to the point where, in the early 1950s, he even opposed handing over his newly developed nuclear weapons to the armed forces.42

47 What explains the absence of collusion ? The structure of individual incentives was evidently such that the private gains to collusion were typically less than the gains from acting in rivalry. In other words the absence of collusion may be explained in terms of a prisoners’ dilemma.43

5. A prisoners’ dilemma

48 The concept of the prisoners’ dilemma describes a class of games in which the players would gain jointly if they could only cooperate with each other. However, to prefer cooperation they need some means of making a binding commitment beforehand to cooperate and share the mutual gain. Without this mutual trust each is better off cheating on the other.44

49 The dilemma in the Soviet military-industrial complex could be described as follows. Consider two players, Army and Industry, under a Dictator who fixed the demands upon each and allocated the resources with which each must meet these demands. Think of each player as aiming to maximise their own resources relative to the demands placed on them by the Dictator. In other words each player sought to minimise plan tension -- the degree of effort or “mobilisation” they must exert to achieve the demands placed on them, but since they could not easily control these demands the best way of achieving this goal was to lobby for additional resources.

50 A problem for each was that the additional resources must come from somewhere. When the Army, for example, faced the Dictator with a demand for more resources, the Dictator had to decide where to find them, and this must have detracted either from the Dictator’s objectives for living standards, or for investment in agriculture or trade,

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or it must have resulted in harder work and lower pay for Industry. When Industry pressed the Dictator for more resources, the Dictator could similarly choose to find them from agriculture or consumption, or by making the Army wait longer for new weapons. By colluding and lobbying jointly, Army and Industry could make it harder for the Dictator to make the other pay and easier for him to decide to sacrifice consumption and agriculture instead. Thus each might support the other’s case for more resources.

51 Suppose Army and Industry acted on this logic. Before the game each might promise the other to adopt a high plan rather than a low plan. Industry would propose a high plan for the output of military products (plan voennoi produktsii), and the Army would propose a high plan for the matching procurement of military products (plan voennykh zakazov). But in playing the game each could then choose either to honour its commitment to go high, or cheat on the other by going low.

52 A possible set of payoffs to each player and each strategy is set out in figure 1. When both went low, each neither gained nor lost but simply received the allocation that the Dictator decided without influence being exerted. When both went high, each gained. This gain was at the expense of the Dictator, or to be precise at the expense of the Dictator’s other objectives, say, to develop the civilian sector.45

53 In the other cases one went high and the other low. This shifted the balance of power in the market for military products : whoever cheated was able to shift this balance against the other. When the Army went high and Industry low, it appeared as if the Dictator had favoured the Army by augmenting its budget for weapons and military equipment. But the reality was that the Army faced a seller’s market in which the supply of munitions was restricted ; the Army found its favourable budget eroded by inflation as producers pushed up prices faster than expected, and the Army could only succeed in procuring weapons in the numbers envisaged by relaxing quality standards. Thus Industry could gain at the Army’s expense.

54 Alternatively Industry went high and the Army low, so it appeared as if the Dictator had favoured Industry by permitting rapid expansion of its production and capacity. But in reality Industry now faced a buyer’s market in which the Army could exploit the increased availability of munitions ; the Army could pick and choose among producers and products, exert downward pressure on prices, and control quality more effectively by making it more difficult for Industry to realise its plan for deliveries. Thus the Army could gain at Industry’s expense.

55 In short, the joint gain of both players was greatest when both went high : in figure 1, each gained 1. But Industry gained by cheating whether or not the Army cheated. If the Army went high Industry received 1 if it went high too, but 2 if it cheated and went low. If the Army cheated and went low, Industry received zero if it cheated too, but -1 if it went high. Either way Industry would prefer to cheat. A glance at the figure shows that the position of the Army was symmetrical.

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Figure 1. Industry versus Army

56 Finally, the textbook analysis of the prisoners’ dilemma tells us that the tendency to cheat could be overcome in specific circumstances : if each player could learn to trust the other as a result of repeated interactions. Aware of this, Stalin demanded that his agents be loyal to him, not to each other, and took measures to speed up the circulation of nomenklatura posts to prevent the formation of personal ties. Bystrova refers to this quite correctly as Stalin’s policy of “divide and rule.”46 But in the post-Stalin era elite circulation slowed down. For example, research on the postwar membership of the Sovnarkom and Council of Ministers has shown that the leaders of the defence and heavy industries made up the core of continuity from the Stalin era to the post-Stalin succession.47 Defence industry leaders were given stable appointments and built long careers.48 Reduced turnover and increased opportunities for military and industrial agents to build personal reputations and form personal ties of trust might well have increased the incentives for them to collude with each other.

57 This provides some theoretical justification for Bystrova’s view that the Soviet military- industrial complex only came into its own after Stalin’s death. It may also support her identification of Ustinov personally as the key figure in the post-Stalin military- industrial coalition.49 Ustinov was exceptional in being accepted as a leader of both army and industry, and his ministerial responsibilities over more than 40 years ranged from the armament industry and the defence industry as a whole to defence itself.50

58 If Ustinov is remembered as the father of the Soviet military-industrial complex, more distant ancestors should not be forgotten. In an earlier period of Soviet history Tukhachevskii represented the interests of the army by advocating high plans for defence industry and tried, although with little success, to create institutional means to enforce them. Another forefather of the modern military-industrial complex was from another era and another country : General Erich von Ludendorff, the military author of Germany’s “Hindenburg” plan for industrial mobilisation in August 1916.51 Ludendorff was not much more successful than Tukhachevskii, but for quite different reasons, and at least he was not executed for it.

6. Conclusion

59 To judge from the present-day discourse of Russian history, the Soviet military- industrial complex is an established fact. Speaking more strictly, however, this paper

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suggests that in the Stalin period the military-industrial complex was not yet fully developed. Despite the development of large and diversified armed forces served by large-scale specialised industrial facilities apparently integrated and coordinated through the party-state apparatus, the incentives for the agents of these interests to compete rather than collude were very strong. The dictator personally disliked it when his agents colluded with each other rather than with him, and took steps to break up and punish collusion when it was identified. Only after Stalin’s death were conditions created that may have been more favourable to the emergence of a durable military- industrial coalition.

60 Department of Economics

61 University of Warwick

62 Coventry CV4 7AL

63 Mark. Harrison@ warwick. ac. uk

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NOTES

1. For example Scott and Scott (1979): 283-301 (chapter 9, “The Soviet military- industrial complex and defence costs”); Aniskov and Khairov (1996); Savitskii (1996); Simonov (1996a) and (1996b); and Samuelson (1996) and (2000). 2. For example Holloway (1983); Albrecht (1993); Bystrova (1996), (1997), and (2000). 3. For example Cooper (1990) and (1991); Barber, Harrison, Simonov, and Starkov (2000); and Harrison (2001a). 4. For further discussion see Barber, Harrison, Simonov, and Starkov (2000): 23-28. The VPK, used in the present context as an abbreviation of the military-industrial complex must also be distinguished from the the military-industrial commission of the USSR Council of Ministers, also abbreviated to VPK. 5. Eisenhower (1961): 1035-1040. 6. Mills (1956): especially 171-224 (chapters 8, “The warlords,” and 9, “The military ascendancy”). 7. Rosen (1973): 3. 8. Holloway (1982): 293. 9. Agursky and Adomeit (1978): 6. 10. Aspaturian (1973): 103. 11. Almquist (1990): 12-13. 12. Cooper (1990): 166. 13. Bystrova (1997): 35, and (2000): 9 (emphasis added). 14. Wintrobe (1998): 31. 15. Eloranta (2002): 110, provides figures for the share of military spending in GDP [gross domestic product] of a number of European and world powers averaged over the years 1920 to 1938. These yield 3.0 % for the UK, 2.9 % for France, an unweighted average of 2.1 % for eight smaller European countries (Belgium, Denmark, Finland, Netherlands, Norway, Portugal, Sweden and Switzerland), and only 1.2 % for the United States. 16. Bergson (1961): 46. 17. Gregory (1982): 57. 18. Abelshauser (1998): 138. 19. For size comparisons of GDP here and below see Maddison (2001). 20. For the war years see Harrison (1996): 110, and for 1950 Bergson (1961): 46. 21. Easterly and Fischer (1995): 348. 22. Smith and Smith (1983): 23. 23. Scott and Scott (1979): 283. 24. For accounts of mobpodgotovka in the 1930s see Simonov (1996): 115-25, and Simonov (2000). 25. Samuelson (2000): XII (emphasis added). Shlykov goes on : “[...] until the publication of this book and Samuelson’s other writings these preparations were inadequately evaluated and understood both by Western Sovietologists and by the wartime adversaries of the Soviet Union, especially Germany.”

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26. Garfinkel (1994). 27. Bystrova (2000): 317. 28. For the aphorism see Tullock (1991): 604. 29. Mukhin (2000). 30. Harrison (2001b) and (2003). 31. Bystrova (2000): 319. 32. Bystrova (2000): 320-321. 33. For an account of the military procurement system in the 1930s, see Harrison and Simonov (2000). 34. For various examples see Samuelson (1996) and (2000); Davies and Harrison (1997). 35. See further Harrison (2001a): 103-107. 36. Samuelson (2000): 42-47. 37. Harrison and Simonov (2000): 230. 38. Samuelson (2000): 55-59. 39. Harrison (2001b). 40. Bystrova (1996): 6. 41. Bystrova (2000): 247-249. 42. Starkov (2000): 265. 43. Harrison (2001a): 91, suggested this without elaborating on it. The prisoner’s dilemma is not the only possible game-theoretic interpretation of relations between the Red Army and Soviet industry. For an alternative approach see Gregory (2002). 44. Here is the original illustration by Tucker (1950/2001). “Two men, charged with a joint violation of law, are held separately by the police. Each is told that (1) if one confesses and the other does not, the former will be given a reward of one unit and the latter will be fined two units, (2) if both confess, each will be fined one unit. At the same time each has good reason to believe that (3) if neither confesses, both will go clear.” Although the total of penalties on the two would be minimised at zero if each remained silent, each player is individually better off confessing regardless of the other’s action. If B remains silent, A gains by confessing. If B confesses, by confessing too A loses but avoids the greater loss from remaining silent. 45. Tucker (1950/2001) pointed out that the prisoner’s dilemma is a zero-sum game when the state is introduced as a third player. In the Army-Industry game the Dictator does not exercise a choice, but receives a payoff in each case chosen by the other players that is the sum of the players’ payoffs with opposite sign. 46. Bystrova (2000): 317. 47. Crowfoot and Harrison (1990): 52. 48. Cooper (1990): 167-168. 49. Bystrova (2000): 328. 50. Ivkin (1999): 564. 51. Feldman (1966).

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RÉSUMÉS

Résumé L’industrie soviétique et l’Armée rouge sous Stalin : un complexe militaro-industriel ? L’article étudie certaines vues courantes de l’historiographie sur le rapport entre l’industrie soviétique et l’Armée rouge sous Stalin et démêle certains problèmes liés à l’interprétation du terme voenno-promyšlennyj kompleks. Il présente plusieurs aspects du poids du secteur de la défense dans le système économique. Les connaissances acquises grâce à des recherches récentes dans les archives servent de point de départ à l’analyse du rapport entre l’armée et l’industrie sous Stalin, analyse qui présente ce rapport comme le « dilemme du prisonnier » : malgré les gains potentiels d’une coopération, les deux parties sont fortement encouragées à se tromper mutuellement. L’auteur conclut que la notion de complexe militaro-industriel n’est pas tout à fait applicable à l’ère stalinienne, mais serait peut-être plus pertinente en ce qui concerne l’ère post- stalinienne.

Abstract The paper considers some of the views of the Stalin-era relationship between Soviet industry and the Red Army that are current in the literature, and disentangles some confusions of translation. The economic weight of the defence sector in the economic system is summarised in various aspects. The lessons of recent archival research are used as a basis for analysing the army- industry relationship under Stalin as a prisoners’ dilemma in which, despite the potential gains from mutual cooperation, each party faced a strong incentive to cheat on the other. It is concluded that the idea of a Soviet military-industrial complex is not strictly applicable to the Stalin period, but there may be greater justification for the Soviet Union after Stalin.

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Profils et destins d'administrateurs

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Le passé au service du présent L'administration statistique de l'État soviétique entre 1918 et 1930

Martine Mespoulet et Alain Blum

1 À sa création, au lendemain d’Octobre 1917, l’administration statistique du nouvel État bolchevik présente une particularité : bien que centralisée, elle a été organisée sur la base de l’expérience des bureaux statistiques des anciennes institutions de gestion locale des zemstva. Elle en a hérité le personnel, les méthodes et certaines formes institutionnelles1. En juillet 1918, les statisticiens des zemstva se retrouvèrent, en effet, aux commandes de la nouvelle Direction centrale de la statistique, la CSU (Central´noe Statističeskoe Upravlenie). Le directeur, Pavel I. Popov, était encore à la tête du bureau de statistique du zemstvo de Tula en février 1917. Parmi les dix premiers chefs de département, sept étaient d’anciens statisticiens des zemstva, un venait d’un bureau de statistique de ville et deux avaient travaillé dans des zemstva avant d’entrer dans un bureau de statistique urbaine2. Tous venaient donc de la statistique locale.

2 En fait, cette situation n’est paradoxale qu’en apparence. Dès la fin des années 1880, les statisticiens des zemstva développèrent un projet scientifique au service du progrès économique et social qui dépassait le simple cadre d’une statistique régionale. Ils affirmèrent, en particulier, la nécessité d’homogénéiser et d’unifier les objets d’étude et les méthodes d’enquête et de traitement des données à l’échelle de l’ensemble du territoire russe3. Cela ne pouvait se faire sans un cadre institutionnel approprié. La Première Guerre mondiale, d’abord, puis la création de la CSU leur offrirent la possibilité d’en créer un à Moscou et dans les régions.

3 Ces caractéristiques de la genèse de l’administration statistique soviétique permettent d’aborder une question qui est au cœur du fonctionnement de l’administration de tout État issu d’un processus révolutionnaire : comment le nouveau gouvernement peut-il accomplir son projet de transformation de l’économie, de la société et de l’État en s’appuyant pour partie, au moins dans un premier temps, sur un personnel qui a été formé et a servi une autre forme d’État dans la période prérévolutionnaire ou, comme ici, qui a travaillé au service d’institutions de gestion locale dont le champ d’action était circonscrit à une autre échelle ? Quel est le degré et quelles sont les formes d’adhésion ou de coopération de ce personnel aux objectifs affichés par le nouvel État ? Répondre à ces questions nécessite d’étudier la manière dont s’est constitué le personnel de cette

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nouvelle administration et les trajectoires de ses membres issus de l’Ancien Régime tsariste.

4 À cette fin, nous présenterons tout d’abord les différentes mutations institutionnelles qui ont caractérisé la période de transition de la Première Guerre mondiale. En particulier, nous mettrons en évidence la série de glissements institutionnels qui ont conduit les premiers responsables de la CSU à sa tête. Ensuite, nous nous efforcerons de comprendre le rôle joué dans ce processus par des réseaux de statisticiens constitués dans la période prérévolutionnaire et dont nous essaierons de dresser les contours. Enfin, nous montrerons comment les choix d’organisation de la CSU peuvent être expliqués à la lumière de pratiques administratives anciennes des statisticiens venus des zemstva, tout en mettant en évidence l’adaptation ou la transformation de celles-ci face à une formulation différente de la demande de données chiffrées par le nouvel État.

Glissements institutionnels

5 La Première Guerre mondiale contribua de manière déterminante à faire passer la statistique des zemstva du statut d’une statistique régionale à celui d’une statistique d’État. La mise en place, entre août 1914 et octobre 1917, de diverses institutions liées à la gestion des conséquences économiques et sociales immédiates de la guerre joua un rôle central dans ce domaine4. L’Union des zemstva, fondée dès août 19145, et diverses organisations économiques consacrées, en particulier, aux questions d’approvisionnement furent à l’origine d’une série de glissements institutionnels qui menèrent les statisticiens des zemstva à la direction de l’administration statistique de l’État bolchevik. L’Union élargit le champ d’action des statisticiens des zemstva de la province à l’État. Toutefois, c’est une initiative du ministère de l’Agriculture qui fut à l’origine de l’ensemble des transformations institutionnelles qui allaient mener les statisticiens des zemstva, et notamment P. I. Popov, à la tête de la future CSU.

6 Peu après sa création en août 1915, le Conseil à l’approvisionnement6, placé sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, décida d’organiser un recensement agricole pour faire le point sur la situation de l’approvisionnement agricole et alimentaire7. À cet effet, il convoqua un congrès des statisticiens des zemstva et des villes entre le 25 et le 27 décembre 1915. Popov, alors directeur du bureau de statistique du zemstvo de Toula, fut élu secrétaire et vice-président de la commission exécutive du congrès8, chargée d’organiser le congrès suivant et de régler les affaires courantes entre deux sessions. La commission eut notamment à contrôler l’organisation et le traitement des données du recensement agricole général décidé par le Conseil. La collecte des données devait être confiée aux différents bureaux de statistique des zemstva. En raison de sa fonction, Popov joua un rôle important dans la coordination de l’ensemble des opérations tout en dirigeant plus particulièrement celles de la province de Toula.

7 En mars 1917, il fut nommé directeur du bureau du recensement agricole de 1916 par le Gouvernement Provisoire. Placé sous la tutelle du ministère à l’Approvisionnement, cet organe était chargé d’effectuer le traitement des données de ce recensement. De fait, il se comporta comme un véritable bureau central de statistique, Popov le reconnaissait lui-même quelques années plus tard : De cette façon, en m’appuyant sur le bureau du recensement de 1916, que je dirigeais, je pus, en fait, unifier tous les bureaux de statistique des zemstva et des

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villes de toute la Russie de l’époque, car les bureaux de statistique des zemstva et des villes collectaient les données du recensement et les traitaient. Cette union des statisticiens des zemstva et des municipalités m’a permis, quand la Grande Révolution d’Octobre est arrivée, de mettre tous les bureaux de statistique de tout le pays au service de la Grande Révolution d’Octobre9.

8 Le dispositif organisationnel adopté pour le recensement agricole de 1916 joua un rôle essentiel dans les transformations institutionnelles qui suivirent, contribuant à dessiner les contours de la future administration statistique de l’État bolchevik. En tant que directeur du bureau du recensement, Popov organisa également le recensement agricole de 191710. La délimitation des circonscriptions de collecte des données de celui- ci servit de base, en 1919, à la délimitation des circonscriptions du premier recensement agricole conduit par la CSU.

9 Au lendemain d’Octobre 1917, tous les anciens bureaux des zemstva et des municipalités furent rattachés institutionnellement au bureau du recensement de 1916, ce qui lui donna de fait un statut d’organe central de la statistique. Dans un premier temps, il fut intégré au nouveau commissariat à l’Agriculture, puis, en décembre 1917, au Conseil suprême de l’économie nationale (Vysšij Sovet Narodnogo Hozjajstva -- VSNH). En élargissant son champ d’activité, cette nouvelle appartenance institutionnelle le consacra comme bureau central d’État de la statistique à part entière. À sa tête, Popov devenait, de fait, le chef de la statistique du nouvel État. À ce titre, il organisa son administration statistique. En avril 1918, il convoqua un congrès des statisticiens russes pour examiner les questions liées à l’organisation du recensement industriel qui devait être effectué la même année. Il lui soumit également le projet d’organisation d’une nouvelle administration statistique d’État qu’il avait élaboré conformément à la résolution votée par le congrès des statisticiens de décembre 1917, qui « avait chargé le bureau du recensement d’élaborer un plan d’organisation de tous les travaux de statistique effectués dans les régions comme au centre »11.

10 Ainsi, le bureau du recensement agricole de 1916, puis celui du VSNH assurèrent une sorte de transition institutionnelle entre l’ancien réseau des bureaux statistiques des zemstva et la création d’une administration statistique d’État à l’échelle de l’ensemble du territoire russe. Fait remarquable, suivant un mouvement de translation, chaque nouvelle structure se glissa dans l’ancienne, fournissant ainsi un cadre institutionnel à la continuité des pratiques administratives. Il en fut ainsi dans les régions également. Après la suppression des zemstva, en décembre 1917, il fut prévu, dans un premier temps, de « transférer tous les organes statistiques sous la tutelle des conseils de l’économie nationale des provinces et de les relier, pour leur organisation et leur financement, au bureau du recensement du Conseil suprême de l’économie nationale » 12.

11 Les hommes glissèrent aussi d’une institution à une autre. Ainsi, cinq des six statisticiens responsables de l’ancien bureau du recensement du VSNH entrèrent en même temps que Popov à la CSU, dès juillet 1918, et y devinrent chefs de département. A.R. Brilling, N.Ja. Vorob´ev, V.M. Kolobov et A.I. Hrjaščeva venaient de la statistique des zemstva13. Pour sa part, V.P. Efremov était issu d’un bureau de statistique urbaine, donc de la statistique locale également. Cette caractéristique de la constitution du personnel de la CSU à sa création renvoie au rôle joué par les réseaux de statisticiens antérieurs à la révolution d’Octobre.

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Réseaux et formation du personnel

12 Ces hommes et ces femmes avaient déjà exercé des fonctions de responsabilité dans l’Empire russe. Souvent enfants de nobles, de bourgeois ou de professions intellectuelles, parfois de paysans, mais rarement d’ouvriers, la plupart d’entre eux étaient passés par les meilleurs établissements d’enseignement supérieur de l’Empire. Certains, même, avaient étudié dans une université étrangère prestigieuse.

13 À l’image des étudiants de leur génération, beaucoup avaient fréquenté des groupes révolutionnaires avant 1917. Tous étaient porteurs d’un projet de changement social. Plusieurs avaient subi les aléas des arrestations politiques. Parmi les onze chefs de département proposés au congrès des statisticiens de juin 1918, six avaient dû interrompre leurs études après une arrestation suivie de la prison ou de l’exil politique intérieur.

14 L’exil a été déterminant dans la construction de leurs carrières professionnelles. Dès les années 1870, un vaste réseau de solidarités et d’amitiés s’est créé entre statisticiens pour aider ceux qui étaient privés brutalement du droit de résidence à Moscou ou à Saint-Pétersbourg à trouver un emploi dans une ville de province où l’installation de condamnés politiques était autorisée14. Au hasard de leurs trajets d’exil, certains de ces hommes se sont croisés dans différents bureaux des zemstva. Certaines villes, Oufa, Saratov, Vologda ou Kharkov par exemple, furent des lieux privilégiés de rencontre et de constitution d’un réseau d’interconnaissance à l’échelle du vaste territoire de l’Empire à l’ouest de l’Oural.

15 En juillet 1918, Popov puise largement dans ce réseau pour construire l’ossature de la nouvelle administration qu’il dirige. Au cours de son propre exil intérieur, il a croisé tous ceux qui, venant de province, prennent en charge un département de l’administration statistique (voir le tableau de l’Annexe II) : Semenov à Smolensk en 1901 et Bljaher à Vologda en 1902, par exemple. Ceux qu’il n’a pas connus en exil ont participé aux différents congrès professionnels qui, à partir de la fin des années 1880, ont structuré progressivement le monde des statisticiens des zemstva. Tous nés entre 1868 et 1871, ils étaient issus d’une même génération.

16 Cette communauté de parcours, de génération et de pratiques professionnelles a rendu d’autant plus forte l’homogénéité de la première équipe dirigeante de la CSU, cimentée également par l’engagement politique de ses membres contre l’autocratie et pour une modernisation des institutions de l’État.

17 L’élargissement de l’équipe de départ, effectué au rythme de la création de nouveaux départements centraux entre la fin de l’année 1918 et la fin de l’année 1921, n’a pas modifié son profil : quatorze des vingt-sept responsables en poste en janvier 1921 sont des statisticiens issus de bureaux des zemstva et trois viennent de bureaux de villes. Les départs et les recrutements ont eu cependant quelques effets : plusieurs nouveaux venus sont nés dans la décennie 1880, et non plus dans les années 1860 et 1870 comme leurs aînés de l’équipe initiale. Par ailleurs, ils sont issus d’un autre monde administratif ou institutionnel que celui des zemstva, celui de la statistique d’État par exemple. Recrutés pour organiser de nouveaux départements correspondant à des nouvelles branches de la statistique qui exigent de nouvelles compétences, comme la statistique du travail ou la balance de l’économie nationale, ils incarnent les premières transformations dans l’administration de la CSU. Il en est ainsi jusqu’en 1926.

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Une hiérarchie des âges et des qualifications

18 L’ensemble de l’appareil, dirigeants, statisticiens, chiffreurs15, employés administratifs, n’a pas été recruté de la même manière. Le personnel embauché entre 1918 et 1924 appartient à deux générations, l’une née avant 1880, l’autre dans les années 1890 (Tableau 1)16. Les responsables des départements appartiennent à la première, le personnel moins qualifié et ayant peu de responsabilités à la seconde.

19 Cette distance entre les générations renforce la coupure introduite par un recrutement fondé sur la compétence et la pratique professionnelle. Dès les premières années du nouvel État, elle introduit une dissociation entre ceux qui possèdent le savoir et qui dirigent, génération qui a plus de 40 ans en 1917, et ceux qui sont sous leurs ordres, soldats de l’Armée rouge ou jeunes non qualifiés vivant en ville, dont l’instruction a été interrompue par la Première Guerre mondiale et la révolution. La relation entre niveau d’instruction et responsabilité ou fonction occupée n’est pas différente de celle qui caractérisait les bureaux des zemstva avant 1917 : plus le niveau d’instruction est élevé, plus la fonction est qualifiée et plus le niveau de responsabilité augmente (Tableau 2).

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20 La stratification sociale ne peut être dégagée directement des sources utilisées : bien que les dossiers professionnels comportent une question sur l’origine et la position sociales17, ces deux informations sont absentes dans deux tiers des dossiers remplis dans les premières années qui suivent la révolution. S’agit-il d’une omission volontaire par crainte d’un usage stigmatisant ou seulement de l’indifférence des administrateurs vis-à-vis d’un critère qu’ils considèrent comme secondaire ? Notons cependant que, lors de la purge de 1924, l’origine de classe constitue déjà un stigmate, une raison à elle seule de licenciement18. Les rapports divers établis à cette occasion mettent en évidence une proportion importante de personnel d’origine noble, cléricale ou bourgeoise, selon l’ancienne classification tsariste en ordres sociaux19. Cette identité, qui agit comme une stigmatisation politique et sociale, sera mentionnée plus fréquemment à partir du milieu des années 1920. Alors qu’un peu plus de 10 % des dossiers comportent cette indication entre 1918 et 1919, c’est le cas d’un tiers d’entre eux entre 1920 et 1925 et de près de 40 % entre 1926 et 1929.

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21 À défaut d’une appréciation directe de l’origine des nouveaux recrutés, les langues parlées par le personnel peuvent constituer un bon indicateur indirect de l’origine sociale et du niveau de formation des individus. Pour partie, elles sont même une expression plus fine de l’origine de chacun, mêlant indices sociaux et indices culturels. Le français, langue de la noblesse de l’Ancien Régime et des couches cultivées, est autant pratiqué que l’allemand. Un membre du personnel sur cinq connaît cette langue, ce qui témoigne d’une origine sociale privilégiée. L’inégalité des compétences linguistiques entre niveaux de qualification montre que la hiérarchie à l’intérieur de la CSU est aussi une stratification sociale liée à la culture (Tableau 4).

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22 La stratification sociale et culturelle n’est pas la seule forme de hiérarchisation interne du personnel de la nouvelle administration soviétique. Celle-ci repose aussi sur une division sexuelle du travail. Les femmes, majoritaires, constituent les deux tiers du personnel recruté entre 1918 et 1925, et sont affectées principalement à des postes subalternes. Elles représentent moins d’un tiers des responsables au sens large du terme, chefs de département et adjoints, et sont, dans ce cas, cantonnées le plus souvent dans les départements administratifs. Une seule d’entre elles, Anna Ivanovna Hrjaščeva, est chef de département. En revanche, elles sont nombreuses dans les travaux techniques peu qualifiés, notamment de chiffreurs (Tableau 5).

Les réseaux familiaux

23 La présence d’un certain nombre de femmes dans différents départements de la CSU est pour partie l’expression de solidarités familiales. Face aux difficultés économiques du moment, le recrutement de proches, notamment des épouses et des filles, peut être interprété, dans un lieu dont l’accès est encore contrôlé par les représentants d’une élite de l’Ancien Régime, comme le seul moyen à disposition susceptible de fournir un emploi pour survivre. Des frères ou des fils ont été recrutés également. En 1926, un membre du personnel sur dix avait un parent dans la Direction centrale20. Plus largement, le réseau de parenté, d’accès plus facile et direct, a été utilisé au même titre que celui d’anciens collègues ou compagnons de route et d’université.

24 Cela s’explique tant par la situation d’urgence des années post-révolutionnaires que par la survivance d’une forme de reproduction sociale. La difficulté de recruter un personnel qualifié et instruit dans des délais très courts, juste après la révolution, a conduit les responsables de la Direction centrale à aller au plus proche pour agir vite, à recruter par connaissance. Après avoir fait le tour des statisticiens travaillant avant la révolution, ils ont recruté un personnel moins expérimenté, mais instruit, par relation

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ou au sein de leurs propres familles. Ce fut le cas de femmes (épouses et filles) et d’anciens nobles à la recherche d’un emploi. Enfin, il est probable que cette administration organisée par une ancienne élite intellectuelle ait servi de refuge à de nombreux membres de celle-ci et à des femmes, inactives avant la révolution, qui, pour survivre, ont dû chercher un emploi après 1917.

25 Ainsi, si les accusations de népotisme portées par la cellule du parti de la CSU et par la Commission de contrôle du parti, lors de la purge de 1924, reposent probablement sur le constat réel de liens de parenté entre certains membres du personnel de la CSU21, elles ont en revanche instrumentalisé à des fins politiques des faits qui tiennent plus à des logiques sociales habituelles dans une situation du type de celle qui a été décrite qu’à une logique du complot. Non seulement la révolution ne pouvait éradiquer les mécanismes de reproduction culturelle et sociale en œuvre dans les familles de quelque origine qu’elles fussent, mais ceux-ci allaient survivre, même sous une autre forme, dans la société soviétique elle-même.

26 Dans la première moitié des années 1920, la Direction de la statistique reproduit donc certaines caractéristiques de la stratification sociale prérévolutionnaire. En revanche, les nouvelles catégories qui apparaissent -- personnel non qualifié passé par l’Armée rouge, en particulier -- vont fournir les premiers ferments de tensions internes. En effet, même si ces individus ne sont pas tous d’origine paysanne, ils sont ancrés dans un milieu populaire marqué par la violence de la Première Guerre mondiale22.

L’organisation d’une administration au service d’un État moderne

27 En 1918, la CSU hérite, avec son personnel, d’une conception de l’administration forgée au XIXe siècle. Ses responsables sont porteurs d’un projet politique fondé avant tout sur une conviction : la Russie doit être construite autour d’un État moderne. La place grandissante accordée à une démarche scientifique de connaissance, dont la statistique est un des outils, constitue un des éléments de cette modernité23.

Rationalité scientifique et efficacité administrative

28 Après Octobre 1917, les fondements de l’action des statisticiens demeurent les mêmes que dans la période prérévolutionnaire : en étant « au service de la vérité »24, la statistique est au service du peuple, qui est représenté par l’État, et l’administration statistique doit incarner ce projet. Ainsi s’explique la forme prise par l’administrration constituée par les premiers responsables de la CSU : centralisée, hiérarchisée, structurée autour d’une série de départements analogues aux grandes divisions de la statistique du XIXe siècle. Elle reflète encore le monde des administrations statistiques européennes organisées progressivement à partir des années 1860.

29 À cet égard, le choix de la centralisation se situait dans la continuité de la conception qui avait prévalu, au XIXe siècle, au moment de l’organisation du Comité central de la statistique de l’État tsariste, et qui avait été fermement défendue par P.P. Semenov Tjan ´-Šanskij, quand il était à sa tête, et par le statisticien Ju.E. Janson. La centralisation répondait au souci de l’efficacité administrative. Elle reposait également sur des arguments scientifiques : aux yeux des statisticiens, elle paraissait être le meilleur

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moyen pour unifier et homogénéiser le recueil et le traitement des données, pour garantir la fiabilité et l’exhaustivité de l’information collectée. La centralisation n’était pas seulement verticale. Horizontale, elle visait à unifier l’ensemble des pratiques statistiques, souvent dispersées jusque-là dans différents services de ministères. La rationalité scientifique était ici au service de l’efficacité politique, conception alors partagée par toutes les administrations statistiques européennes.

Indépendance scientifique et indépendance institutionnelle

30 Au service de l’État, l’administration statistique devait néanmoins demeurer indépendante du pouvoir politique. Les statisticiens restaient fidèles en cela à un des principes fermement défendus par les congrès internationaux de statistique du XIXe siècle25, et qui fut repris unanimement par les participants au congrès des statisticiens russes de juin 1918. La raison scientifique ne pouvait pas se laisser commander par la raison politique, mais devait, au contraire, éclairer la prise de décision politique. À cette fin, la CSU devait être indépendante de tout ministère et de toute instance politique. Elle fut donc rattachée directement au Conseil des commissaires du peuple26, et jouit du droit de se mettre « directement en rapport avec tous les ministères et avec toutes les autres administrations » sans avoir à passer par une instance de tutelle. À différentes reprises tout au long des années 1920, cette attitude d’indépendance des statisticiens les opposa aux dirigeants bolcheviks, mais aussi à d’autres administrations plus proches du pouvoir politique, en particulier le Gosplan et le commissariat à l’Agriculture.

31 Les anciens statisticiens des zemstva à la tête de la CSU étaient d’autant plus attachés à l’indépendance institutionnelle de leur administration qu’il s’agissait d’un principe organisateur fermement défendu par leur groupe professionnel depuis la fin du XIXe siècle. Comme les autres corps de spécialistes professionnels en formation à partir des années 1880, ils avaient construit leur identité sociale autour de deux principes fondamentaux pour eux, la compétence et l’indépendance27. Avant 1917, les congrès professionnels fournirent un lieu à l’expression de cette attitude. Dans cette logique, les statuts de la nouvelle CSU furent discutés et votés par le congrès de statisticiens de juin 1918 réuni à Moscou. Au cours des années 1920, les congrès et conférences continuèrent à jouer ce rôle de lieux de discussion d’une profession dans une arène indépendante du pouvoir, marquée du seul sceau de la profession.

La compétence, rempart de résistance face au pouvoir

32 Quand, à partir du milieu des années 1920, les relations se tendirent entre les statisticiens de la CSU et les dirigeants politiques, l’attachement au principe de la compétence devint une forme de résistance face aux injonctions du pouvoir ou à la concurrence d’autres administrations dans la production des données. Les statisticiens firent du maintien du niveau de la qualification du personnel un argument central dans leurs négociations avec les représentants du pouvoir au sujet des réductions d’effectifs ou des augmentations de salaires, par exemple28. Ce fut également un mode de défense contre les évictions de personnel en 1921-1922 ou au moment de la purge de 1924 au sein de la Direction centrale29. Dans ce cas-ci, face à la volonté politique de remplacer certains responsables et statisticiens qualifiés par des hommes du parti, Popov déclara :

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Pour que l’on puisse remplacer sans dommage le personnel de la statistique de la CSU par des camarades du parti, il est tout à fait indispensable de tenir compte des points fondamentaux suivants : Un statisticien, c’est un spécialiste au même titre qu’un médecin, un ingénieur, un agronome, etc. Il découle de cela qu’il est absolument impossible de remplacer de manière mécanique des personnes qui possèdent une formation statistique et une expérience pratique appropriées par des camarades du parti dépourvus des connaissances et de la pratique indiquées, tout comme il est impossible de remplacer de manière mécanique un médecin par un camarade communiste qui n’a pas travaillé dans le domaine de la santé publique et ne possède pas les connaissances nécessaires30.

33 La formation politique ne pouvait pas remplacer l’expérience et le savoir en statistique. Pour cette raison, les statisticiens s’efforcèrent de maintenir le plus longtemps possible un système de formation à trois niveaux, interne à la CSU, dont ils maîtrisaient les programmes et les contenus31. La création de l’Institut de l’économie nationale Plehanov, en 1924, fragilisa ce dispositif. La sortie des premières promotions de « statisticiens rouges » à la fin des années 1920 lui porta le coup de grâce. Les contenus des programmes des sessions de formation internes à la CSU devinrent beaucoup plus techniques. Au début des années 1930, la place de la théorie statistique y fut fortement réduite.

Un réseau dense de bureaux régionaux

34 La capacité à conduire les travaux d’enquête sur le terrain faisait partie des principaux critères de la compétence. Cela explique l’attention particulière apportée à la constitution, dès septembre 1918, d’un réseau de bureaux locaux de la CSU dans les régions et au recrutement de leur personnel. Sensibilisés plus que d’autres aux questions posées par la pratique de l’enquête sur le terrain, les anciens statisticiens des zemstva appuyèrent la nouvelle administration centralisée de la statistique sur un réseau dense de bureaux à l’échelon de chaque province (gubernija) et de chaque district rural (uezd). En Europe, au début des années 1920, la CSU était probablement l’administration statistique d’État qui avait le plus gros réseau de bureaux locaux dans les régions32.

35 Ce choix d’organisation s’explique par une spécificité du travail de la production des données statistiques. Toute publication de chiffres par un bureau central d’État dépend de la qualité du travail de collecte des données effectuée à l’échelle locale. Pour cette raison, l’implantation de postes de statisticiens jusqu’au fin fond des provinces fut considérée comme un élément central de l’organisation de la CSU. Pour les statisticiens, la fiabilité du travail de recueil des informations à l’échelon administratif le plus bas du territoire en dépendait. Seule la présence de statisticiens dans les campagnes pouvait éviter le recours aux données collectées et transmises par une administration beaucoup plus proche du pouvoir politique que de la CSU, en particulier les soviets ruraux et les comités exécutifs locaux.

36 La relation au territoire est centrale dans la production des données statistiques, mais aussi dans le choix des méthodes de collecte33. C’est le cas, en particulier, dans la délimitation des aires d’enquête. Sauvegarder la continuité des données est nécessaire à la comparaison dans le temps. Ainsi, dans un premier temps, les limites des circonscriptions d’enquête du recensement agricole de 1919 épousèrent celles du

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recensement de 1917. D’un autre côté, la plupart des aires d’enquêtes par sondage des enquêtes dynamiques effectuées dans l’agriculture avant 1917 furent conservées au début des années 1920. Outil d’observation continue sur un territoire et une population, elles furent l’objet de controverses dès le milieu des années 1920, accusées, notamment par les statisticiens du Gosplan, de n’être pas représentatives.

37 Les statisticiens de la CSU défendirent pied à pied leurs procédures d’observation tant que les limites de la compétence administrative des bureaux régionaux ne furent pas modifiées. Au fur et à mesure de l’application par étapes de la réforme administrative territoriale, entre 1923 et 1928, ils furent obligés d’adapter leurs circonscriptions d’enquête aux nouvelles limites administratives34. Les nouvelles régions administratives, les oblasti, définies par le Gosplan en 1923, devaient devenir des maillons efficaces de la centralisation économique et administrative. Quand cette réforme connut sa dernière étape, en 1928, chaque oblast´ avait été constituée par regroupement de plusieurs gubernii. Le territoire de l’échelon administratif régional s’élargit, celui du district également. Tout changea d’échelle, les circonscriptions d’enquête de la CSU aussi.

38 L’échelon territorial de l’oblast´ poussa à une centralisation plus forte de l’administration de l’État soviétique dans son ensemble. Pour cela, il fallait notamment casser l’échelon administratif de la gubernija, qui était un héritage de l’ancienne administration tsariste. Dans le cas de la statistique, l’héritage allait bien au-delà. La plupart des bureaux de gubernija étaient dirigés par des statisticiens des anciennes administrations de gestion locale des zemstva de ces mêmes gubernii. Ceux-ci en avaient conservé beaucoup de méthodes d’enquête. En ôtant toute sa pertinence à la gubernija comme territoire d’observation, la nouvelle carte administrative de 1928 obligea les statisticiens des anciens bureaux de gubernija de la CSU à transformer leurs procédures d’enquêtes pour les adapter aux normes imposées par l’administration du plan à travers une nouvelle échelle du territoire d’observation. En les contraignant à adapter leur instrument d’observation, cette réforme leur imposa de l’extérieur un nouveau mode de travail.

39 En fait, l’application définitive, en 1928, de la réforme administrative territoriale fit bien plus pour déstabiliser la continuité des méthodes d’enquête dans l’agriculture, dans les bureaux régionaux, que toutes les attaques verbales dont celles-ci avaient pu être l’objet jusque-là.

Conclusion -- Les transformations des années 1930, quelques pistes

40 Sans détailler les transformations des années 193035, on peut souligner déjà qu’elles sont à la fois une prolongation des principales caractéristiques de la formation de la CSU pendant les années 1920 et une exacerbation des changements apparus dans le seconde moitié de cette décennie.

41 La mobilité du personnel s’amplifie considérablement. Elle n’est plus seulement l’effet d’une rotation du personnel liée à des raisons d’opportunité, mais le résultat d’une pratique plus fréquente des évictions et de la purge de 1937. Elle se caractérise aussi, à partir du milieu des années 1930, par une transformation profonde du mode de recrutement, qui conduit à un affaiblissement des liens de solidarité qui contribuaient à

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la cohésion du personnel de cette administration. Parmi de nombreux changements, on observe en particulier un recrutement paysan de plus en plus important. Ce personnel ne vient plus de la région de Moscou, mais de beaucoup plus loin, pour certains des régions périphériques de l’Empire. Ceux qui sont entrés dans la CSU avant 1920 étaient, pour près de la moitié, nés à Moscou ou dans sa région. Dans les années 1930, moins d’un tiers en est originaire. Fuyant la collectivisation ou poussés à une mobilité plus grande par l’industrialisation du pays, ils viennent, nombreux, des régions occidentales et du nord du Caucase. Cette géographie des origines porte la trace précise des zones les plus touchées par la collectivisation. Cette diversité des provenances contribue à modifier les liens de reconnaissance mutuelle qui peuvent s’établir au sein de cette administration, affaiblissant en particulier l’action de toutes les relations cimentées par une origine et des trajectoires communes.

42 Deux exemples peuvent illustrer certains de ces parcours, ceux d’Ivan Vasil´evič Sautin et de Dmitrij Danilovič Degtjar. Le premier, membre du parti, d’origine paysanne, né en 1903, fut nommé directeur en 1938, à la place de Kraval´, quelques mois après l’arrestation de ce dernier. Son parcours est bien plus celui d’un homme d’appareil que d’un statisticien professionnel : après avoir été ouvrier, il exerce différentes responsabilités dans des écoles pour adolescents (l’équivalent de maisons de redressement). Actif au niveau politique, il étudie, à partir de 1928, dans des établissements pédagogiques, puis devient professeur d’économie politique dans un combinat. Son activité politique le conduit d’abord à Leningrad, puis à Moscou, où il étudie à l’Institut des professeurs rouges avant d’être nommé directeur de la Direction de la statistique.

43 Son adjoint, Dmitrij Danilovič Degtjar´ est un paysan ukrainien. Né en 1904, il devient membre du parti en 1926. Il commence à travailler en Ukraine dans sa propre exploitation agricole, puis dans un artel. Une fois entré au parti, il se forme dans une faculté ouvrière, puis à l’Institut Plehanov à Moscou. Il entre en 1930 au Gosplan et devient doyen de l’Académie soviétique de la planification en 1932. Il part ensuite dans la région de Stalingrad, où il exerce des responsabilités politiques. Il devient notamment secrétaire du parti d’une petite ville. Puis, après avoir occupé la fonction de secrétaire de l’Union de l’industrie du tricotage de Moscou, il est nommé à la tête de la Direction de la statistique en 1938.

44 Tous deux représentent la nouvelle génération de cadres rouges formés dans les nouvelles institutions soviétiques d’enseignement supérieur à partir de la seconde moitié des années 1920. Dans l’administration statistique, leurs parcours tiennent peu compte des compétences et de la formation professionnelle. Fidèles au parti avant tout, ces nouveaux responsables ne se connaissent manifestement pas entre eux avant d’être nommés à ces responsabilités et de travailler ensemble. Leur loyauté vis-à-vis du parti importe plus.

45 Alain Blum

46 EHESS -- Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique et INED

47 blum@ ehess. fr

48 Martine Mespoulet

49 Université d’Angers

50 martine. mespoulet@ wanadoo. fr

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Les sources

51 Les nombreuses sources utilisées pour décrire la formation de l’administration permettent une reconstitution fine des trajectoires professionnelles et sociales des individus qui y ont travaillé à différents moments de son histoire. Elles permettent de suivre avec précision le parcours des membres du personnel avant leur entrée et au cours de leur passage dans cette administration. En revanche, nous n’avons pas toujours trouvé des informations sur leur devenir après leur départ.

52 La source principale consultée est constituée par les dossiers et les fiches du personnel conservés aux Archives nationales de l’économie (RGAE). Ces dossiers ont été établis pour chacun à son entrée dans l’administration statistique. Leur partie principale fournit un ensemble d’informations standardisées : aux caractéristiques socio- démographiques classiques (lieu et date de naissance, âge, sexe) s’ajoutent des critères plus spécifiques à la période soviétique étudiée, qui caractérisent chacun par sa nationalité, au sens soviétique, sa position et son origine sociale. Le niveau de formation, la pratique d’une langue étrangère, l’appartenance au parti ou à un syndicat, le parcours professionnel antérieur à l’entrée dans cette administration sont indiqués également ainsi que les différentes positions occupées au sein de celle-ci. Enfin, la raison officielle du départ est indiquée dans certains cas.

53 Ces dossiers contiennent parfois d’autres documents : dénonciations, autobiographies, recommandations, indications relatives au passé politique. Les autobiographies sont totalement absentes des dossiers constitués pendant les années 1920. Ainsi, parmi le millier de dossiers dépouillés, nous avons trouvé seulement 96 autobiographies, dont une quinzaine écrites dans la première moitié des années 1930. Toutes les autres ont été rédigées dans la seconde moitié des années 1930. Enfin, seuls quatre dossiers comportaient des dénonciations.

54 Des sources complémentaires nous ont permis de vérifier le degré d’adéquation, de couverture et de qualité de ces dossiers. Nous avons utilisé pour cela les listes du personnel, établies sous des formes diverses : répertoires alphabétiques ou organigrammes. Enfin, des décisions administratives internes, telles que des arrêtés de licenciement ou de recrutement, ont aidé à compléter quelques lacunes.

55 Pour identifier les personnes réprimées et fusillées à Moscou, nous avons également eu recours au fichier constitué par l’association Memorial (http :// www. memo. ru). Nous avons pu ainsi trouver de nombreuses dates de décès, non connues avant le travail de mémoire, remarquable, de cette association.

56 Il n’était pas possible, bien entendu, d’envisager une exploitation exhaustive de l’ensemble des 9691 dossiers personnels conservés au RGAE, qui couvre environ 90 % du personnel ayant travaillé à différents moments, de manière plus ou moins longue, à la Direction centrale de la statistique avant 1939. Les listes du personnel que nous avons trouvées couvrent presque toutes les années, à quelques exceptions près.

57 Nous avons effectué un sondage dans l’ensemble des dossiers. Ceux-ci ont été traités de manière anonyme. Les noms ont été utilisés uniquement pour les appariements entre dossiers et listes, et toujours dissociés ensuite des informations elles-mêmes. Ils n’ont pas été conservés. Pour permettre un appariement entre dossiers et listes, le sondage a été effectué en prenant les membres du personnel dont le nom commençait par les lettres A, B ou Å, soit environ 10 % des dossiers (977 exactement)36. Parmi ceux-ci, 58

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correspondent à des doublons, c’est-à-dire concernent une même personne, recrutée à des moments différents.

58 Un corpus complémentaire de près de 300 personnes a été constitué avec l’ensemble des responsables de départements ou leurs adjoints.

59 Ces sources se sont révélées de bonne qualité. Plusieurs vérifications ont permis d’en juger. Entre 80 % et 90 % des membres du personnel présents dans des listes alphabétiques des années 1920 et 1930 ont un dossier conservé. La proportion, qui est de l’ordre de 87 % au début des années 1920, n’est plus que de 78 % au début des années 1930, mais devient très faible après 1937 (guère plus de 30 % en 1938 et 1939). Nous n’avons pas pu identifier avec précision l’origine de ces lacunes. La dégradation que l’on observe durant les années 1930 est sans doute liée aux nombreuses tensions et désorganisations qui ont marqué cette période, mais probablement aussi au fait que des dossiers conservés encore à l’aube de la Seconde Guerre mondiale ont été détruits ou perdus ensuite, lors de l’évacuation de Moscou. Il n’est pas exclu qu’une partie de ces matériaux soit conservée aussi aux archives de l’actuel Comité d’État de la statistique (Goskomstat), dont les dossiers les plus récents n’ont pas encore été déposés au RGAE. Plusieurs recoupements nous conduisent à penser que ces lacunes n’enlèvent rien à la représentativité de notre échantillon, à l’exception des années 1938 et 1939, pour lesquelles le nombre de dossiers est trop faible pour être vraiment exploitable. Cela rend impossible l’étude du renouvellement du personnel pendant et après les grandes purges de 1937 et 1938.

60 À l’inverse, environ 10 % des personnes pour lesquelles nous avons trouvé un dossier ne figurent dans aucune liste du personnel. En 1932, la proportion est plus importante (de l’ordre de 20 %), mais ceci s’explique par la réforme profonde que connaît alors l’institution et le renouvellement rapide du personnel, ce qui entraîne manifestement une certaine désorganisation et crée donc des lacunes dans les listes. D’autres facteurs interviennent, comme les mutations et les changements de nom pour les femmes après leur mariage.

61 Pour résumer, la couverture du personnel est donc correcte et les lacunes n’introduisent pas des biais importants dans l’analyse sauf durant les années 1938 et 1939. Certaines indications manquent parfois, par exemple la date de sortie de la Direction centrale de la statistique dans 12 % des dossiers. Nous avons alors réaffecté des dates de sortie par «hot deck», c’est-à-dire par tirage aléatoire d’un autre dossier de notre échantillon, qui avait une année d’entrée analogue. Cette procédure d’attribution des données manquantes a aussi été utilisée pour combler d’autres lacunes (jour et mois de naissance, jour et mois d’entrée et de sortie, etc.). Cela permet d’uniformiser l’échantillon sans modifier les distributions de probabilité et en conservant les relations entre variables.

Références des dossiers consultés au RGAE (fonds 1562)

62 1562/307 (4395 dossiers), 1562/308 (213 dossiers), 1562/309 (1857 dossiers), 1562/310 (1553 dossiers), 1562/311 (1673 dossiers).

63 1562/30/1 - liste alphabétique manuscrite, établie fin août-début septembre 1920, puis actualisée jusqu’au 1er février 1923 au fur et à mesure. La sortie la plus tardive de la liste

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date du 20 juin 1923, date à partir de laquelle la liste ne semble plus avoir été utilisée. Les positions (grade et secteur) dans la CSU sont indiquées.

64 1562/30/10 - liste alphabétique des collaborateurs de la CSU, établie le 16/11/1927 (selon les données ; la date n’est pas inscrite). Liste non actualisée ensuite. Contient l’ensemble des personnes passées par la CSU depuis l’origine (avec des lacunes constatées).

65 1562/30/3 - organigramme de la CSU, établi le 22/04/1924, indiquant la liste des membres du personnel, classés par département, sous-département, position hiérarchique et qualification.

66 1562/30/37 - organigramme de la CSU, établi le 9/03/1928 selon les indications, mais probablement commencé quelque temps auparavant (sans doute le 18 février 1928) et corrigé le 9 mars, indiquant la liste des membres du personnel, classés par département et sous-département, la position hiérarchique et la qualification.

67 1562/30/46 - organigramme de la CSU, établi le 1/01/1929, indiquant la liste des membres du personnel, classés par département, sous-département, secteur, section, position hiérarchique et qualification.

68 1562/30/56 - organigramme du secteur économique et social du Gosplan (ESS), établi au 1/01/1930, indiquant la liste des membres du personnel classés par groupe, position hiérarchique, qualification et salaire.

69 1562/30/69 - organigramme de l’ESS, établi au 1/01/1930, indiquant la liste des membres du personnel classés par section, position hiérarchique, qualification, salaire, année d’entrée, statut (vacataire ou non), appartenance au parti, éducation, année et lieu de naissance, origine sociale et adresse du domicile.

70 1562/30/70 - organigramme de la CUNHU, établi le 1/04/1932 indiquant la liste des membres du personnel, classés par département et sous-département, position hiérarchique, qualification et niveau de salaire.

71 1562/30/71 - organigramme de la CUNHU, établi le 1/07/1933 (et corrigé le 1/08/1933), indiquant la liste des membres du personnel classés par section, position hiérarchique, qualification.

72 1562/30/105 - organigramme de la CUNHU, établi le 1/03/1934, indiquant la liste des membres du personnel classés par section, groupe, position hiérarchique, qualification.

73 1562/30/106 - organigramme de la CUNHU, établi en mars 1934 (probablement à la fin du mois), indiquant la liste des membres du personnel classés par section, groupe, position hiérarchique, qualification et salaire.

74 1562/30/173 - organigramme de la CUNHU, établi en 1938 (mois non précisé), indiquant la liste des membres du personnel classés par département et secteur, position hiérarchique, qualification et salaire.

75 1562/2/791 - organigramme de la CUNHU, établi le 20/03/1939, indiquant la liste des membres du personnel classés par département, secteur, position hiérarchique, qualification et salaire.

Informations disponibles dans les dossiers personnels

76 1. Nom, prénom, patronyme

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77 2. Année de naissance

78 3. Lieu de naissance (village, district, région)

79 4. Sexe

80 5. Origine sociale

81 6. Occupation principale des parents

82 7. Position sociale

83 8. Niveau d’éducation

84 9. Nom de l’institution d’enseignement

85 10. Appartenance au parti

86 11. Membre d’un syndicat, nom du syndicat

87 12. Connaissance des langues étrangères

88 13. Activités professionnelles avant la CSU

89 14. Date d’entrée à la CSU (CUNHU) (mois/année)

90 15. Secteur et grade à la CSU (CUNHU)

91 16. Date de licenciement (mois/année)

92 17. Raison du licenciement

93 18. Présence éventuelle, dans les dossiers personnels, des documents suivants et, si oui, pour quelles années

Parcours géographique des statisticiens entrés dans le collège de la CSU en 1918

94 En gras est indiqué le lieu de naissance, en italique le lieu d’études supérieures (la période de ces études est imprécise ; seule l’année de fin est en général connue),

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ensuite sont indiqués les lieux de travail, dans les diverses périodes.

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NOTES

1. Martine Mespoulet, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001. 2. Rossijskij Gosudarstvennyj Arhiv Ekonomiki -- RGAE, f. 1562, op. 1, d. 31, l. 129. 3. M. Mespoulet, op. cit. ; Alessandro Stanziani, L’économie en révolution. Le cas russe, 1880-1930, Paris, Albin Michel, 1998. 4. Sur cette période, voir A. Stanziani, op. cit. ; Peter Holquist, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et le pouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », in Jean-Paul Depretto, ed., Pouvoirs et société en Union soviétique, Paris, Editions de l’Atelier, 2002, p. 21-40. 5. Sur le rôle de l’Union des zemstva pendant la Première Guerre mondiale, voir William Gleason, « The All-Russian Union of Zemstvos and World War I », in Terence Emmons, Wayne S. Vucinih, eds, The Zemstvo in Russia. An experiment in local self- government, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 365-382.

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6. Cette instance, créée le 15 août 1915, regroupait des représentants des ministères de l’Agriculture, de l’Économie et des Transports, de l’Union des zemstva et de l’Union des villes. Elle était présidée par le ministre de l’Agriculture. 7. Sur les questions posées au sujet de l’organisation du recensement agricole de 1916, voir notamment A.Stanziani, « Spécialistes, bureaucrates et paysans. Les approvisionnements agricoles pendant la Première Guerre mondiale, 1914-1917 », Cahiers du Monde russe, 4, 1997, p. 457-488. 8. P. I. Popov, « Avtobiografija », RGAE, f. 105, op. 1, d. 29. 9. Ibid., l. 5. 10. Le ministère à l’Approvisionnement était devenu ministère de l’Agriculture. 11. RGAE, f. 1562, op. 1, d. 28, l. 9. 12. Ibid. Sur la situation dans les régions, voir M. Mespoulet, « Les relations entre centre et régions au moment de la mise en place des bureaux statistiques des gubernii. L’exemple du gubstatbjuro de Saratov, 1918-1923 », Cahiers du Monde russe, 4, 1997, p. 489-510. 13. RGAE, f. 1562, op. 1, d. 30, l. 63. 14. Sur le rôle de l’exil intérieur dans la constitution de la communauté professionnelle des statisticiens des zemstva, voir M. Mespoulet, Statistique et révolution en Russie, op. cit. 15. Il s’agit des sčetčiki, employés chargés d’établir les tableaux de données et de faire les calculs. 16. Les sources utilisées pour le calcul des données concernant le personnel sont exposées dans l’Annexe I. 17. Quand la position sociale est donnée, elle n’offre par ailleurs pas un grand intérêt car elle n’indique que la position dans l’institution, c’est-à-dire le plus souvent celle d’« employé ». 18. Alain Blum, « La purge de 1924 à la Direction centrale de la statistique », Annales HSS, 2, 2000, p. 249-282. 19. Ibid. 20. 79 personnes parmi 780. « Liste des collaborateurs de la Direction centrale de la statistique ayant entre eux des relations de parenté », RGAE, f. 1562, op. 30, d. 11, l. 102-103. Ce nombre est, bien entendu, plus de deux fois plus élevé que le nombre de liens de parenté, puisque l’existence d’un lien implique au moins deux personnes. 21. A. Blum, , « La purge de 1924... », art. cit. 22. Sur l’effet de la violence sociale pendant cette période, voir notamment Peter Holquist, « La question de la violence », in Michel Dreyfus et al., eds, Le siècle des communismes, Paris, Ed. de l’Atelier, 2000, p. 122-143. 23. Au sujet de l’histoire des institutions de la statistique en Europe au XIXe siècle, voir notamment Jacques et Michel Dupâquier, Histoire de la démographie, Paris, Perrin, 1985. Sur l’histoire de la théorie et des outils, voir Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993. Sur l’histoire de la statistique russe, on pourra se reporter en particulier à M.V. Ptuha, Očerki po istorii statistiki v SSSR (Essais sur l’histoire de la statistique en URSS), t. 1-2, Moscou, 1955-1959.

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24. L’expression fut employée par Aleksej F. Fortunatov lors du XIe congrès des naturalistes et des médecins en 1901. 25. Voir notamment les résolutions prises par le congrès de Florence de 1867. 26. Paragraphe 2 du texte de loi réglementant son organisation. 27. Sur ces questions, voir Harley D. Balzer, ed., Russia’s missing middle class : The professions in Russian history, Armonk, NY, M. E. Sharpe, 1996. Au sujet des statisticiens des zemstva, voir M. Mespoulet, Statistique et révolution en Russie, op. cit. 28. M. Mespoulet, « Une lutte pour l’autonomie professionnelle : être statisticien dans une région au début des années 1920 », in J-P. Depretto, ed., op. cit., p. 63-88. 29. A.Blum, « La purge de 1924... », art. cit. 30. Gosudarstvennyj Arhiv Rossijskoj Federacii -- GARF, f. 374, op. 28, d. 603, l. 38. 31. M. Mespoulet, Statistique et révolution en Russie, op. cit. 32. Ibid. 33. A. Desrosières, « Du territoire au laboratoire : la statistique au XIXème siècle », Courrier des statistiques, 81-82, 1997, p. 53-61. 34. Sur cette réforme administrative territoriale, voir Marie-Claude Maurel, Territoire et stratégies soviétiques, Paris, Economica, 1982. 35. Pour des développements plus précis, voir A. Blum et M. Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003. 36. Ainsi, dans le fonds1562, op. 311, 1673 dossiers sont conservés, dont 74 commencent par la lettreA, 122 par la lettreB et 19 par la lettreÅ, soit 215 dossiers en tout.

RÉSUMÉS

Résumé À sa création, au lendemain d’Octobre 1917, l’administration statistique du nouvel État bolchevik présente une particularité : bien que centralisée, elle a été organisée sur la base de l’expérience des bureaux statistiques des anciennes institutions de gestion locale des zemstva. Elle en a hérité le personnel, les méthodes et certaines formes institutionnelles. Ces caractéristiques de la genèse de l’administration statistique soviétique permettent d’aborder une question qui est au cœur du fonctionnement de l’administration de tout État issu d’un processus révolutionnaire : comment le nouveau gouvernement peut-il accomplir son projet de transformation de l’économie, de la société et de l’État en s’appuyant pour partie, au moins dans un premier temps, sur un personnel qui a été formé et a servi une autre forme d’État dans la période prérévolutionnaire ou, comme ici, qui a travaillé au service d’institutions de gestion locale dont le champ d’action était circonscrit à une autre échelle ? Quel est le degré et quelles sont les formes d’adhésion ou de coopération de ce personnel aux objectifs affichés par le nouvel État ? Cet article s’efforce de répondre à ces questions en étudiant la manière dont s’est constitué le personnel de cette nouvelle administration, les trajectoires de ses membres issus de l’ancien régime tsariste, et le rôle joué par les réseaux de statisticiens constitués dans la période prérévolutionnaire. Ainsi, les choix d’organisation de la Direction centrale de la statistique (CSU) peuvent être expliqués à la

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lumière de pratiques administratives anciennes des statisticiens venus des zemstva, tout en mettant en évidence l’adaptation ou la transformation de celles-ci face à une formulation différente de la demande de données chiffrées par le nouvel État.

Abstract The past in the service of the present : the Soviet state’s statistics administration between 1918 and 1930. The new Bolshevik state’s statistics administration created on the morrow of the had this peculiarity that even though it was centralized, it was organizationally a continuation of the statistical bureaus of former zemstvo institutions of local self-government. It inherited their staffs, methods and some institutional forms. These specific features of the genesis of the Soviet statistics administration raise a crucial question concerning the way in which the administration of any state born from a revolutionary process functions : how can the new government successfully transform the economy, the society and the state while leaning partly -- in the beginning, at least -- on personnel that was trained in and served a different regime before the revolution or, as is the case here, worked for local self-government institutions operating on a different scale ? To what extent and in what way did this personnel adhere to or cooperate with the new state’s declared objectives ? This article tries to provide an answer to these questions. It analyzes how the personnel of this new administration constituted itself ; what were the career paths of its members issuing from the tsarist regime ; and what was the role played by statisticians networks formed before the revolution. One can thus explain the organizational choices made by the Central Direction of Statistics (TsSU) in the light of zemstvo statisticians’ former administrative practices. At the same time, one can highlight the way in which these practices were adapted or transformed so that they met the new state’s demand for numerical data.

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Vsevolod Balickij bourreau et victime

Iurii I. SHAPOVAL

1 Retracer l’histoire d’une administration à travers les parcours des hommes qui l’ont animée et dirigée relève d’une démarche désormais classique, mais qui fournit, dans le cas de la Tchéka-GPU-NKVD1, des éclairages particulièrement importants. L’approche biographique permet en effet d’apprécier de manière très concrète la spécificité et la singularité du système socio-politique soviétique dans la mesure où les organes punitifs n’ont pas seulement rempli leurs fonctions de maintien de l’ordre mais ont également joué un rôle-clé dans la lutte politique et la réalisation des grandes transformations socio-économiques du pays.

2 Si les « commissaires de fer staliniens » de l’Union soviétique, tels G. Jagoda, N. Ežov, L. Berija, I. Serov, V. Abakumov et d’autres, ont fait l’objet de nombreux travaux2, les dirigeants des services spéciaux des républiques soviétiques et en particulier de l’Ukraine restent, en revanche, très mal connus.

3 Jusqu’à une période assez récente, Vsevolod Balickij était, en tant que persona non grata, absent des pages d’histoire de la ČK-GPU-NKVD. En 1989, il fit l’objet d’une première et brève mention biographique dans un article des Izvestija CK KPSS, consacré aux destins des membres et candidats du parti élus au XVIIe congrès du parti 3. Les premiers travaux de recherche le concernant datent, eux, de 1992-19934.

4 En mentionnant le nom de Balickij, un auteur faisait remarquer « qu’il était très difficile de fournir une appréciation non ambivalente de son activité politique »5. Certains l’ont présenté comme un dirigeant audacieux qui s’était opposé aux instructions de Ežov relatives à la révélation des « ennemis du peuple »6. D’autres l’ont considéré, au contraire, comme un responsable corrompu, entouré d’agents asservis, menant une vie dissolue et détournant les fonds publics à son profit personnel7.

5 Il est évident que Balickij ne fut pas un fanatique aveugle de l’idéal communiste, même s’il l’a défendu tout au long de sa vie. Il n’a pas non plus été un dilapidateur trivial bien qu’il ait profité des moyens que lui offrait sa position. Il ne fut pas un Casanova (l’histoire de la police politique contient de bien pires exemples) sans être pour autant

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un puritain. Il serait également faux de voir en lui un banal intrigant même s’il est vrai qu’il utilisa les liens spéciaux de l’époque pour négocier ses intérêts avec les plus hauts dirigeants de l’Ukraine. Qui était en réalité Vsevolod Balickij que le commissaire de l’É ducation de l’URSS d’alors avait surnommé « la guillotine de l’Ukraine » ?

Des premiers engagements révolutionnaires jusqu’à l’entrée à la Tchéka

6 Vsevolod Apolonovič Balickij est né le 27 novembre 1892 dans la ville de Vrekhnedneprovsk de l’ancien gouvernement (gubernija) de Ekaterinoslav. Il passa son enfance et sa jeunesse à Lugansk où son père travaillait comme aide-comptable dans une usine privée. Plus tard Balickij rappela que sa famille « ne possédait aucun bien », « qu’à partir de l’âge de 17 ans il avait dû subvenir à ses besoins lui-même »8 et qu’il était « entré en contact avec le mouvement révolutionnaire à Lugansk »9.

7 Par ailleurs, comme beaucoup de tchékistes, il présenta, selon les époques, différentes versions de son identité nationale. Ainsi, en janvier 1922, dans son enquête autobiographique de membre du Comité exécutif central (CIK) des soviets d’Ukraine, il mentionna qu’il était « russe »10, de même que dans son livret de service d’agent de la GPU de 192711. En revanche dans les documents ultérieurs il se déclara « ukrainien »12 et ce n’est qu’après son arrestation en 1937 que, de nouveau, il se présenta comme étant « russe »13.

8 S’agissant de son origine sociale, il écrivait habituellement « issu d’employés » ou « de l’intelligenstia »14, mais ceux qui le connaissaient depuis l’époque de Lugansk affirmaient qu’il était d’origine noble15.

9 En 1912, Balickij entra à la faculté de droit de l’université de Moscou et suivit parallèlement les cours de l’Institut Lazarev des langues orientales. Il ambitionnait sans doute, à l’instar de ceux qui suivaient ce type de cursus, une carrière de diplomate.

10 Tout en ayant précisé, au début des années 1920, qu’il lisait le perse, le français et l’allemand16, Balickij ne semble pas, en réalité, avoir obtenu de succès particuliers dans sa formation linguistique car, par la suite, dans son livret de service de collaborateur de l’OGPU, il indiqua être ukrainien, que le russe était sa langue maternelle et il affirma ne connaître aucune autre langue.

11 Il est impossible de savoir jusqu’à quel point Balickij maîtrisait l’ukrainien. Dans l’une des enquêtes du parti, à la question « Connaissez-vous la langue ukrainienne » (précisez : lu, écrit, parlé, employé), il répondit seulement : « Je la connais »17.

12 À Moscou, Balickij entra en contact avec les cercles estudiantins révolutionnaires et devint membre du parti menchevik en 191318, fait qu’il tut soigneusement dans ses biographies officielles. Lorsqu’en 1936 Balickij découvrit que son passé menchevik avait été mentionné dans un article de la revue des gardes-frontières, son indignation fut sans limites19. Cela étant, dans les documents de service et du parti, il ne cacha pas son ancienne appartenance, ce type de « péché » étant assez courant parmi le personnel de la nomenklatura soviétique.

13 Il devint bolchevik en 1915 et fut mobilisé dans l’armée. Dans son autobiographie, il écrivit : Je fus envoyé en tant qu’étudiant à l’école d’enseignes de Tiflis. Étant politiquement suspect, je fus par la suite dirigé sur le front du Caucase puis de Perse. En février

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1917, je conduisais l’agitation révolutionnaire parmi les soldats et fus élu comme représentant du comité du 114e régiment d’infanterie de réserve et comme représentant du Soviet des députés de soldats de la ville de Tabriz (Perse), tout en poursuivant, parallèlement, mon activité révolutionnaire au sein de la colonie russe et parmi les Persans démunis de la ville20.

14 En fait, jusqu’en octobre 1917, il ne fut que vice-représentant du Soviet. Il fut arrêté pour son activité révolutionnaire et passa deux mois dans la prison du 7e bataillon du Caucase. À sa libération, il dirigea le tribunal populaire.

15 En 1918, lors du retrait de l’armée russe de Perse, il demeura dans le Caucase pour poursuivre son activité révolutionnaire. D’avril à juin, il fut membre du comité du parti et du bureau du Parti ouvrier social-démocrate russe (RSDRP(b)) de Gourie et de Mingrelie. Puis, arrêté par les mencheviks géorgiens, il passa un mois et demi à la prison de Kutais et, à sa sortie de détention, le comité local du Caucase l’envoya, selon ses dires, en mission à Moscou. Il fut arrêté en cours de route par les Allemands et les représentants de la Rada, mais parvint à leur échapper et, à Kharkov, le Comité central du parti communiste d’Ukraine (KP(b)U) lui demanda de rester travailler en Ukraine21.

16 Sous le pseudonyme de « Vsevolod », il commença, en janvier 1919, son activité de « délégué spécial de la République d’Ukraine »22. Au cours de ce même mois, sur décision du Comité central du parti d’Ukraine, il fut mandaté à la Commission extraordinaire d’Ukraine (VUČK).

17 L’état d’esprit et les attentes de Balickij lorsqu’il arriva à la VUČK sont bien suggérés par les vers qu’il publia dans le numéro de février 1919 des Izvestija du Comité des députés ouvriers et paysans de Kiev : Main dans la main nous nous sommes soulevés pour combattre Et là où, hier encore, la vie était si joyeuse Coulent des ruisseaux de sang Et alors ? qu’ils coulent, Il n’y aura pas de pardon Rien ne vous sauvera, rien!

18 Dans quelle mesure les caractéristiques biographiques de Balickij étaient-elles conformes à celles des autres responsables (à partir du grade de capitaine) de la police politique d’Ukraine ? D’après les données tardives (années 1930) dont on peut disposer, sa position parmi le personnel dirigeant était la suivante : au 3 juillet 1936, on comptait 3174 gradés au NKVD d’Ukraine, dont 3,3 % nés, comme Balickij, en 1892, et 55,5 % nés sur le territoire de la république d’Ukraine ; parmi eux 6,6 % s’étaient déclarés ukrainiens et 14,4 % s’étaient déclarés russes (les autres s’étant déclarés juifs). Ainsi, indépendamment de son « jeu » concernant sa nationalité, Balickij faisait partie des groupes minoritaires au sein de l’équipe dirigeante des tchékistes (rappelons que, d’après le recensement de 1926, la population de la république était composée de 75,4 % d’Ukrainiens, et de 8,1 % de Russes). S’agissant de ses origines sociales, Balickij faisait partie des 24,4 % de dirigeants « issus de familles d’employés ».

19 Seuls 4 tchékistes, soit 4,4 %, avaient reçu une formation supérieure, catégorie à laquelle n’appartenait pas Balickij qui n’avait pas achevé ses études universitaires comme 2,2 % de l’équipe dirigeante, l’écrasante majorité --soit 54,4 % -- n’ayant, elle, qu’une formation élémentaire ! Enfin, concernant l’ancienneté dans le parti, seuls 8,8 % des dirigeants, dont Balickij, y avaient adhéré avant la révolution. Il faisait également partie des 10 % ayant appartenu à d’autres partis politiques.

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Dans la guerre civile et la normalisation de la NEP

20 Durant les premiers mois de sa carrière à la Tchéka, Balickij dirigea plusieurs départements (juridique, d’instruction, secret opérationnel et d’autres) de la république d’Ukraine. Comme on le sait, le Département d’instruction coopérait avec les organes locaux de la Tchéka. Le Département secret opérationnel s’occupait, lui, de la défense de « l’ordre révolutionnaire », assurait la prévention et la liquidation de toutes les manifestations contre-révolutionnaires.

21 À la VUČK, il devint immédiatement membre du collège, dirigea le Département secret (SO) et le Secrétariat. Pendant l’occupation de l’Ukraine par Denikin, en septembre- octobre 1919, il avait été représentant du tribunal révolutionnaire du secteur fortifié de Gomel. Sous sa présidence, le tribunal ne légiférait pas seulement sur les affaires de criminalité militaire et sur celles qui, du point de vue des tchékistes, menaçaient la sécurité de l’Armée rouge, mais également sur les affaires de contre-révolution, de spéculation, d’abus de pouvoir et de crimes de droit commun car il n’existait aucun autre organe de justice dans les zones de front. D’après les instructions, les membres des tribunaux révolutionnaires devaient, pour prononcer les sentences, se laisser guider exclusivement par les circonstances de l’affaire traitée et une haute conscience révolutionnaire23. Et il fallait voir comment ils s’acquittaient de cette tâche !

22 Outre cette fonction, Balickij occupa également, à partir de septembre 1919, le poste de représentant de la VUČK, vacant depuis la nomination de M. Lacis à la tête du Département secret opérationnel (SOO) de la VČK. Le tribunal révolutionnaire ne resta pas longtemps sous la direction de Balickij car « la situation révolutionnaire de Gomel s’était améliorée »24 et il partit à Moscou où il collabora au Département secret et à l’Inspection politique de la VČK de la capitale25. Il s’occupa là d’une section spéciale de lutte contre les déserteurs.

23 À partir d’août 1919, le travail de la VUČK se réduisit en Ukraine. Le Comité révolutionnaire d’Ukraine (Vseukrrevkom), qui fut créé le 11 décembre 1919, prit à sa charge la Direction des commissions extraordinaires et des départements spéciaux qu’allait bientôt superviser le tchékiste moscovite Mancev. Cette Direction fut réorganisée au sein de la l’Administration centrale des commissions extraordinaires de lutte face à la contre-révolution, la spéculation et les crimes professionnels auprès du Sovnarkom d’Ukraine (CUPČREZKOM).

24 Avec la participation d’unités de l’Armée rouge et d’unités spéciales, les agents de la Tchéka menèrent un combat décisif contre les rebelles ukrainiens, qui s’accompagna d’actes terroristes à l’encontre de la paysannerie, de liquidations massives d’otages et d’opposants politiques au régime bolchevik.

25 Au cours de l’occupation de l’Ukraine par l’armée de Denikin, des commissions avaient été créées pour juger des crimes des tchékistes. Dans ces commissions siégeaient des autorités civiles (obščestvennye dejateli) ainsi que des représentants alliés qui étaient donc des étrangers. Les conclusions des commissions étaient confirmées par des témoins oculaires. Mandaté par le Présidium de la VČK (5 novembre 1919) pour organiser la ČK d’Ukraine avec un groupe de collaborateurs, Balickij arriva donc dans une région fortement marquée par l’action des tchékistes et par les sanctions engagées contre eux par le gouvernement blanc. Après l’expulsion des armées blanches, beaucoup d’organes locaux d’Ukraine hésitaient à prendre la dénomination de

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« commissions extraordinaires » (ČK) dont les menées sanglantes étaient encore très présentes dans la mémoire de la population locale. C’est ce qui conduisit les bolcheviks à masquer la Tchéka sous l’appellation de « Sledkom » (Commission d’instruction). Dans le bilan annuel de la CUPČREZKOM d’Ukraine, il fut noté que « le travail de ces organes chétifs [les sledkomy] correspondait parfaitement à leur dénomination de compromis ». C’est dans ce contexte qu’intervint Balickij, commandité par la VČK, dans le premier territoire tout juste libéré des bandes de Petljura, Jitomir. Le Sledkom de Volynie, organe faible, qui n’exerçait aucune autorité de fait, fut réorganisé de fond en comble, renommé ČK et doté de départements correspondants. Au cours du premier mois de restructuration, son activité s’était tellement accrue qu’il fut déjà possible d’affecter une partie du personnel à l’organisation de la Gubčeka dans la ville de Kiev, libérée par l’Armée rouge26.

26 Fin novembre 1919, Balickij fut nommé président de la ČK du gouvernement de Kiev et plénipotentiaire de la VČK pour l’Ukraine rive droite (Pravoberežnaja Ukraina). Là, il se fit remarquer par les succès qu’il remporta dans son action pour mater la contre- révolution et lutter contre la spéculation, de même que par la façon dont il organisa le procès politique des mencheviks kieviens (21-23 mars 1920), G. Kučin-Oranskij, I. Biskij, I. Kručinskij et d’autres27. Cette dernière expérience sera, par la suite, utile à Balickij.

27 Après la prise de Kiev en mai 1920, toute l’équipe de la Tchéka régionale fut, sous l’ordre de Mancev, évacuée à Kharkov. Le 5 mai 1920, Balickij rencontra à la gare le chef de la VČK, Feliks Dzeržinskij, qui était arrivé en Ukraine accompagné de 1400 hommes pour renforcer l’arrière du front du sud-ouest. Sous l’autorité directe du « Feliks de fer », Balickij commença à travailler à Kharkov. Un certain nombre de documents portent leurs signatures conjointes28.

28 C’est là qu’à partir de l’été 1920, Balickij fut l’adjoint de V. Mancev, alors responsable de la CUPČREZKOM ; il cumulait les fonctions de chef intérimaire de l’arrière, de représentant du tribunal du front du sud-ouest et de membre du collège du commissariat des Affaires étrangères de l’Ukraine. Il voyagea beaucoup dans le pays et donna l’exemple du parfait tchékiste.

29 Ainsi, lorsqu’il analysa le travail de la Tchéka du gouvernement d’Odessa, apparut « la nécessité de délester les lieux de détention », comme l’indiquait l’un des documents de la CUPČREZKOM. Dans ce but, un système de trojka fut mis en place pour résoudre rapidement le problème29.

30 On ne sait pas exactement combien de personnes furent ainsi « délestées » à Odessa par Balickij et par le représentant local de la Tchéka, S. Rendes. En revanche, le nombre total des personnes fusillées, selon les données officielles des différentes subdivisions de la CUPČREZKOM, s’élevait à 3879, dont 1418 dans le gouvernement d’Odessa, soit 36,5 % de l’ensemble30.

31 Au cours de l’une de ses missions, Balickij fut capturé par les bandes de Mahno. La discussion avec les insurgés fut plutôt brève et il fut conduit hors du village pour y être fusillé. Cependant, ils croisèrent en chemin un des responsables de l’armée insurgée, V. Bylaš, intrigué par cet homme grand et blond dans sa tunique militaire de bonne confection. Arrêtant son cheval, il commença à l’interroger, après quoi il ordonna à ses hommes de le relâcher. Balickij n’oublia pas ce service et, à son tour, sauva la vie de Bylaš lorsque celui-ci se retrouva un an plus tard entre les mains des Rouges. Il passa alors près de deux ans dans la cellule des condamnés à mort de la prison de Kharkov. Et, durant toute cette période, Balickij ne mit pas la sentence à exécution malgré les

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injonctions de Moscou. Au cours de sa détention, Bylaš écrivit sous la dictée du tchékiste un livre sur les bandes de Mahno et fut amnistié31.

32 Mais Balickij fut loin d’être aussi clément avec les autres mahnovistes et quand il reçut l’information -- qui se révéla fausse par la suite -- selon laquelle Mahno avait été tué avec quelques atamans au cours d’un affrontement près de Sofievka, il ordonna de décapiter les « bat´ki » et d’envoyer leurs têtes à Moscou.

33 Conformément au décret du Politbjuro du Comité central du KP(b)U du 29 mars 1921, Balickij dirigea une commission spéciale pour la préparation du procès des membres du parti socialiste-révolutionnaire d’Ukraine. L’adjoint au responsable du Département spécial de la CUPČREZKOM chargé de l’instruction des affaires des membres du Comité central du parti SR n’avait pas rempli sa tâche jusqu’au bout et Balickij fut chargé de l’achever. Il informa le Politbjuro de la préparation du procès et reçut l’ordre d’inscrire « dans l’acte d’accusation les liens [des SR] avec les bandes de gardes blancs en Ukraine et à l’étranger »32.

34 Balickij remplit sans faille l’ordre du parti et bien que les verdicts de l’affaire des SR d’Ukraine fussent relativement cléments, la plupart des accusés ne furent que temporairement graciés par les tchékistes car ils furent condamnés, au début des années 1930, pour d’autres délits. À l’époque, en 1921, les organes du parti et de la Tchéka faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour diviser l’intelligentsia ukrainienne. C’était l’objectif que s’était explicitement donné le Politbjuro du CC du KP(b)U lors de la réunion du 4 juin 192133.

35 Les qualités de Balickij furent appréciées par ses supérieurs. Le 6 avril 1921, il fut nommé adjoint au président de la VUČK (ainsi renommé à la place de la CUPČREZKOM) et, le 11 septembre, il fut décoré, avec un groupe de collègues, de l’ordre du Drapeau rouge. Durant toute sa carrière, outre d’autres gratifications, il reçut trois décorations de cet ordre.

36 Fin octobre 1921, le président de la VUČK, V. Mancev, fut rappelé au poste de président de la Tchéka du gouvernement de Petrograd et remplacé par S. Messing (ancien président de la Tchéka du gouvernement de Moscou). En apprenant ce changement, le Comité central du KP(b)U décida de lutter pour imposer « son » chef. Un télégramme fut envoyé au secrétaire du Comité central du RKP(b), Molotov, annonçant que « le Politbjuro du CC, prenant en considération le départ de Mancev, soutenait fermement la candidature de Balickij, président intérimaire de la VUČK »34. En réponse, la dépêche de Moscou confirma la nomination de Messing, mais le Politbjuro du Comité central du KP(b)U resta sur ses positions et finit par prendre une décision de compromis, le 8 novembre 1921, en autorisant « la VČK à nommer le camarade Messing à la tête de la Tchéka du gouvernement de Petrograd, ayant maintenu le camarade Mancev en Ukraine »35.

37 Balickij continua donc à travailler comme adjoint au président de la VUČK et, à partir du 22 mars 1922, comme adjoint au président de la GPU d’Ukraine. Il se révéla si actif et productif à son poste que, lorsque Mancev fut rappelé d’Ukraine en août 1923, sa candidature à la présidence de la GPU ne souleva aucune résistance. Il fut nommé à cette fonction le 1er septembre 1923 et devint ainsi le premier personnage des services spéciaux d’Ukraine.

38 Si l’on compare à nouveau la biographie de Balickij à celle des responsables de la police politique d’Ukraine des années 1930, on constate qu’il faisait partie de la minorité

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(3,3 %) de ceux qui étaient passés du parti à la Tchéka (la majorité venait de l’Armée rouge), mais il entrait dans les 44 % arrivés en service en étant membres du parti. Il appartenait également à la majorité (60 %) qui avait rejoint les rangs de la Tchéka au cours de la guerre civile et qui avait servi sous l’autorité de Dzeržinskij, que l’on appelait pour cette raison les « dzeržincy ». C’est sous la poigne de ces hommes-là que les dirigeants du parti d’Ukraine liquidèrent les « ennemis de classe », les « nationalistes bourgeois » et les opposants au sein du parti. C’est aux « dzeržincy » que revint également la tâche de purger les représentants de la nomenklatura du parti-État qui avaient participé de façon décisive à la consolidation du régime bolchevik.

Balickij au poste de commissaire

39 Hormis les quelques années où il fut appelé à Moscou, Balickij fit l’essentiel de sa carrière en Ukraine. Quelle politique y mena le commissaire ?

40 En tant que chef de l’administration républicaine du GPU-NKVD d’Ukraine, son action concerna d’abord le renforcement des structures des organes de sécurité.

41 Avant même d’être au poste de commissaire, Balickij fut attentif aux intérêts de ses services. Ainsi, en octobre 1921, sur sa proposition, le Sovnarkom d’Ukraine prit une résolution sur « l’établissement d’une prime proportionnelle aux marchandises confisquées aux contrebandiers pour récompenser les collaborateurs des départements spéciaux ». Et par la suite, les plus hauts organes du pouvoir en Ukraine donnèrent plus d’une fois satisfaction à ce type de requêtes de Balickij.

42 Il lui arriva aussi de procéder à des épurations au sein de ses propres rangs pour excès et abus notoires. Ainsi, l’ordre qu’il signa le 31 janvier 1921 condamnait à mort 10 collaborateurs de la CUPČREZKOM accusés de corruption, de viols de détenus, de chantage et d’extorsion, de collusion avec les services de renseignements blancs, de détournements d’objets lors des perquisitions, d’ivrognerie et de conspiration.

43 Cette décision coïncida avec les controverses en cours au sein du parti. Trockij avait beaucoup d’alliés y compris parmi les tchékistes. La majorité des membres du parti du département de la GPU du gouvernement de Kiev avait voté pour la plateforme de Trockij. Parmi les trotskistes se trouvaient, notamment, l’adjoint au chef du département de la GPU, V. Gorožanin, l’adjoint du chef de la SOČ (Sekretnaja operativnaja čast´) de la GPU d’Ukraine, Ja.Z.Kaminskij, le secrétaire de l’organisation du parti, responsable du Département secret (SO), P. Rahlis, le plénipotentiaire du SO, Voronov, le délégué du Département du contre-espionnage (KRO), M. Alehin, le délégué du Département économique (EKO), O.Rylkin, le délégué du Département opérationnel (OO), A. Auzen, et d’autres36.

44 Au sein de l’appareil central de la GPU d’Ukraine, c’était l’adjoint au président, Ja. Livšic, qui avait pris la tête de l’opposition et s’était illustré non seulement par ses qualités dans le service opérationnel mais aussi par ses penchants à l’intrigue et à la formation de clans. Plus tard, Balickij se rappela ainsi cette période : Arrivant à Kharkov, je me suis trouvé en opposition avec Livšic. Il avait des soutiens assez forts et la situation était telle que les cellules étaient partout en pleine ébullition. Tout en étant président de la GPU, je me suis senti quelques jours durant en minorité. C’est seulement par la suite que nous sommes parvenus à calmer l’auditoire, à le disperser et le dissoudre37.

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45 Le 14 février 1924, Ja. Livšic fut rappelé à l’OGPU de l’URSS et fut bientôt transféré à un poste économique. La majorité des autres opposants firent amende honorable par voie de presse, furent absouts et même promus. Quelques mois après son repentir, V.Grožanin fut appelé au poste de responsable du Département secret de la GPU d’Ukraine. Et Rahlis, qui se refusa à reconnaître ses fautes, fut rétrogradé à Ekaterinoslav.

46 Ce fut une bonne leçon qui donnait à comprendre que, dans les organes dirigeants, il était nécessaire d’avoir « ses gens ». Et Balickij commença activement à former son équipe.

47 Dès son entrée en fonction au poste de président de la GPU d’Ukraine, il commença à couvrir le travail de ses subordonnés par une auréole de mystère. Il fit en sorte que les plans de travail de la GPU d’Ukraine ne soient pas confirmés par le Sovnarkom et le CIK d’Ukraine, négligea la présentation des rapports réguliers de la GPU aux organes du pouvoir étatique et aux soviets locaux, et en vint même à interdire le tournage d’un film sur la GPU, dont le scénario avait été conçu par Ja. Livšic, sous le prétexte que le film pût dévoiler certaines activités secrètes de son administration.

48 En novembre 1923, lorsque l’OGPU fut créée, Balickij devint membre du Collège de l’OGPU de l’URSS. À partir du 3 mars 1924, il devint commissaire à l’Intérieur par cumul. Lorsque, le 13 août 1924, le VUCIK et le Sovnarkom d’Ukraine entérinèrent les statuts de la GPU d’Ukraine, la direction de cet organisme fut détachée de la tutelle du NKVD et rattachée au Sovnarkom d’Ukraine, son président (mandaté par l’OGPU de l’URSS) participait désormais au gouvernement de la république avec une voix délibérative. La GPU devait remplir toutes les tâches que lui fixaient le VUCIK et le Sovnarkom d’Ukraine, ses activités opérationnelles devaient se conformer aux directives et aux ordres de l’OGPU de l’URSS. Le suivi des affaires engagées par la GPU devait être effectué sous l’autorité du procureur par le biais d’un adjoint désigné dans le cadre défini par des actes législatifs spécifiques.

49 Les relations entre le parquet et la GPU pourraient constituer un thème de recherche en soi. Il y eut de nombreux malentendus entre ces institutions d’autant que les tchékistes n’estimaient pas nécessaire de coordonner leurs activités, ils ne suivaient pas les recommandations des services de contrôle du parquet dans le cours des enquêtes et des instructions, ni celles relatives aux procédures d’instruction existantes. Ils ne fournissaient aucune information, arguant du caractère secret de leurs activités.

50 À la suite des interventions de Balickij, le Politbjuro du Comité central du KP(b)U signa une série de décrets pour renforcer la GPU. Ainsi en juin 1925, dans l’une des décisions, il était précisé : En raison du renforcement de l’activité des organisations d’espionnage, accorder plus d’attention aux organes de la GPU qu’auparavant, [...] garantir à la GPU les moyens nécessaires à son activité, [...] accorder les mêmes droits d’accès au parti (entrée, stage) aux employés permanents des secteurs opérationnels de la GPU qu’à ceux de l’Armée rouge [...]. Insister sur le renforcement des moyens existants pour le travail d’information et d’espionnage de la GPU d’Ukraine [...]. Ne permettre en aucun cas la diminution du nombre des agents de la GPU rémunérés au buget (glasnye rabotniki), [...] garantir l’augmentation des salaires des employés de la GPU proportionnellement aux salaires unifiés des autres administrations38.

51 Balickij fit toujours en sorte de défendre les intérêts de son administration, soulignant qu’il servait exclusivement le parti et se conformait à sa volonté.

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52 Le renforcement du rôle de la GPU se traduisit par la nomination, lors du plénum du Comité central du KP(b)U du 29 novembre 1927, de Balickij au titre de membre- candidat du Politbjuro. Dès lors, il cessa pratiquement d’assister aux réunions du gouvernement. De plus, il ne cessa de rappeler à ses subordonnés que : L’appareil de la GPU devait remplir sans discussion la volonté du Comité central, telle qu’elle s’exprimait à travers son président. Si ordre est donné de tirer dans la foule, indépendamment du fait de savoir qui est là, et que vous refusez, je vous fusille tous. Il faut se conformer sans objection à ma volonté, je ne permettrai aucune protestation [...]. Le Comité central a besoin d’un appareil fort, monolithique répondant à la volonté du parti39.

53 Au cours de l’été 1930, Balickij devint membre du Comité central du KP(b)U et membre de la Commission centrale de contrôle du CC. Le 9 février 1934, lors du XVIIe congrès du VKP(b), il devint également membre du Comité central du VKP(b). Parmi les membres de l’OGPU de l’URSS, rappelons que seul Jagoda était parvenu à cette fonction.

L’écrasement de l’opposition

54 Dans son activité, Balickij fit en sorte d’étrangler les oppositions internes au parti. Dans son discours au Xe congrès du KP(b)U en novembre 1927, il convainquit les délégués de l’existence d’une opposition ukrainienne agissant aussi bien clandestinement que de façon ouverte (podpol´e i nadpol´e), il précisait qu’elle contenait des « gens de peu, liés à des sans-parti ou à des partis antisoviétiques. C’était maintenant quasiment prouvé ». Balickij accusa les représentants de l’opposition qui travaillaient dans les institutions soviétiques d’engager de grandes dépenses afin de garantir matériellement l’activité clandestine et le développement de liens « par le biais des mencheviks » avec « l’étranger »40.

55 Bientôt, dans l’esprit de Balickij, les opposants furent considérés comme la « cinquième colonne » du parti, et leurs liens avec des éléments antisoviétiques ou étrangers presque automatiquement démontrés. Interpellé une fois à ce propos, le président de la GPU d’Ukraine se défendit vivement : Camarade Lobanov, vous accusez les organes de la GPU de réagir aux propos de l’opposition ? Oui, ils réagissent. Mais comment et pourquoi ? Parce que, camarade Lobanov, derrière l’opposition souffle la contre-révolution !41

56 De nombreux documents attestent que Balickij fut à l’origine de la majorité des actions de répression contre l’opposition. Ainsi, le 27 juillet 1928, il fut décidé lors d’une réunion fermée du Politbjuro du Comité central du KP(b)U : 1) Sur la proposition de Postyšev et Balickij, autoriser l’enlèvement de quelques opposants actifs (3-4), menant une activité subversive. 2) Accepter la proposition du camarade Balickij concernant la nécessité de prendre, dans d’autres arrondissements (okruga) d’Ukraine, quelques opposants particulièrement actifs, charger le cam. Balickij de dresser une liste d’opposants à enlever. 3) Charger le cam. Balickij de résoudre la question de la prise des opposants avec Moscou42.

57 Dans ses interventions, le président de la GPU d’Ukraine essaya plus d’une fois de justifier théoriquement les actions illégales et grossières de ses subordonnés, il posa les fondements d’une « base » pour écraser définitivement les trotskistes, il stigmatisa « la déviation de droite » et les « nationalistes ». Ces attaques lui réussirent particulièrement. Intervenant en 1929 à la deuxième conférence du KP(b)U, il informa les délégués qu’il existait encore des débris de « l’organisation de Trockij » dont les

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formes et les méthodes d’action ne se distinguaient en rien de celles de n’importe laquelle des organisations contre-révolutionnaires et que : En plus de la propagande et de la presse clandestine, en plus de manifestations oratoires, ce groupe antisoviétique et contre-révolutionnaire [était] sur le point de mener une lutte implacable et terroriste. Je dois vous informer qu’à la veille du 7 novembre 1928, les organes de la GPU ont découvert une organisation terroriste de jeunesse trotskiste qui préparait l’assassinat du camarade Stalin. Il y a peu, on a découvert un autre groupe de jeunes trotskistes43.

58 Inutile de dire que ces déclarations du commissaire plaçaient arbitrairement n’importe quel individu sous l’appellation de trotskiste.

59 Avec l’aide de la GPU, la lutte « politico-idéologique » contre le trotskisme entra dans une phase décisive au cours des années 1930. En janvier 1936, dans son allocution au plénum du Comité central du parti ukrainien, Balickij souligna : En 1923, les trotskistes pouvaient intervenir dans les réunions, agir contre le parti, démontrant son iniquité dans tel ou tel secteur. Les trotskistes d’aujourd’hui sont des trotskistes nuisibles, mouchards. C’est pourquoi, lorsque nous parlons du trotskisme et des trotskistes, nous parlons des pires ennemis et nous les mettons sur le même plan que les fascistes de l’étranger44.

La conduite de la collectivisation forcée et de la dékoulakisation

60 Le 4 mai 1928, le Politbjuro du Comité central du KP(b)U, écoutant et analysant le discours de Balickij dans une réunion fermée, décida de « renforcer la lutte contre les éléments antisoviétiques les plus actifs dans les campagnes (anciens propriétaires et policiers, clergé, koulaks), en les réprimant »45.

61 Le 21 mai 1929, Balickij signa une directive adressée à tous les responsables des départements d’arrondissement de la GPU et des tribunaux, exigeant de mener une lutte décisive contre « les éléments koulaks qui travaillent activement à saboter les mesures prises pour la collecte des grains ». Il revenait aux départements de la GPU des districts de centraliser les dossiers d’accusation. Dans la procédure à adopter, il était indiqué : « En ce qui concerne les affaires ayant à être jugées, de sérieuses mesures de pression doivent être prises en vue des détentions afin de renverser les couches aisées des campagnes »46.

62 Bientôt les déportations des « éléments antisoviétiques » aux frontières de l’Ukraine se pratiquèrent à grande échelle. S’agissant de la rapidité avec laquelle ces actions se préparaient, le décret du Politbjuro du Comité central du 13 octobre 1929 est assez suggestif : Charger le cam. Balickij d’examiner rapidement la liste fournie par les autorités de Poltava pour la déportation hors d’Ukraine des koulaks et anciens possédants qui résistent à nos mesures de collecte des grains et prendre les mesures nécessaires pour accélérer leur expulsion47.

63 Le président de la GPU appliqua sans faute le décret. Au 12 mars 1930, le nombre des déportés s’élevait à 60000 personnes et, dans l’ordre (prikaz) n° 74 de la GPU d’Ukraine du 31mars 1930, Balickij souligna que « le 19 mars, les organes de la GPU, avec la collaboration des paysans activistes et des pauvres, ont achevé l’opération d’expulsion des koulaks des arrondissements totalement collectivisés »48.

64 Au 1erjuin 1930, 90000 foyers avaient été dékoulakisés et, au terme de la collectivisation, ils furent plus de 200 000.

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65 Balickij ne se contenta pas de donner des ordres, il participa également en personne à l’écrasement des résistances paysannes armées contre la politique du régime bolchevik dans les campagnes. Dans son rapport « sur la situation politique de la paysannerie d’Ukraine face à la liquidation des koulaks comme classe du 20/1/1930 au 12/11/1930 », il informa Ordžonikidze qu’en janvier 1930 on avait enregistré 37 révoltes massives de paysans auxquelles avaient participé 12000 personnes, tandis que, le 9 février 1930, 11865 individus avaient été arrêtés49. Balickij dirigea personnellement l’état-major opérationnel pour écraser les révoltes paysannes. Le 16mars, il télégraphia au responsable de la station de Trostianets : Hier, je suis arrivé dans le district de Toulchin. Tout le district est soulevé. Sur les 17 arrondissements du district, 15 sont en feu. Aujourd’hui, les troubles atteignent 153 villages. Les autorités soviétiques ont été chassées de 50 villages [...]. Les kolkhozes ont été liquidés dans la majorité des villages du district [...]. Il y a eu des révoltes armées dans certains villages [...]. J’ai donné l’ordre d’écraser définitivement l’insurrection. Je reste aussi dans le district pour diriger les opérations50.

La lutte contre la vieille intelligentsia et les « nationalistes contre- révolutionnaires »

66 Les bolcheviks justifiaient toutes les difficultés rencontrées par l’activation des « contre-révolutionnaires », des « forces nuisibles » et plus particulièrement des « forces nationalistes ».

67 Dans son discours, déjà cité, à la réunion du Politbjuro de mai 1928, Balickij attira l’attention sur « le renforcement de l’activité des groupes de l’intelligentsia ennemie » et, dans la résolution de la GPU, il fut dès lors exigé de « renforcer la lutte contre les groupes menant une activité antisoviétique en effectuant les arrestations nécessaires » 51. Les arrestations furent effectuées sans retenue.

68 En juillet 1928, Balickij adressa au secrétaire général du parti communiste ukrainien de l’époque, L.Kaganovič, un rapport « sur la vivacité de la contre-révolution ukrainienne » dont il estimait que l’origine remontait à 1926, en relation avec le coup d’État de Pisudski : « les éléments antisoviétiques ukrainiens ont vu dans la figure de Pisudski un vieux partisan de Petljura et se sont en conséquence sensiblement redressés »52. L’activation des éléments nationalistes apparaissait dans ce rapport sous les termes du « renforcement des couches capitalistes et koulaks de la campagne ukrainienne »53.

69 Balickij, de lui-même, décida de conduire, en mars 1928, « une vaste opération pour étrangler l’activisme antisoviétique ukrainien, opération qui aboutit à l’arrestation de plus de 400 personnes »54. Dans son rapport, il faisait remarquer « que tous les groupes n’avaient pas été écrasés » et que la nécessité s’imposait « d’engager une lutte ferme avec la contre-révolution ukrainienne renaissante »55. L’attention était surtout portée sur la campagne ukrainienne et sur l’intelligentsia travaillant dans les coopératives agricoles. Mais cela ne signifiait pas, cependant, que l’intelligentsia technique ne fût pas visée. Balickij ordonna les arrestations des ingénieurs du Donbass, la « purge » de l’appareil du Dneprostroj, l’instruction dite « de la filiale kharkovienne » du groupe des accusés du procès de Shakhty en 1928. Le 25 mars 1929, il adressa au Comité central du KP(b)U des « informations sur l’état d’esprit de l’intelligentsia technique »56. Ce document affirmait l’existence de liens de l’intelligentsia technique avec le procès de

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Shakhty. Il faisait part également de l’opinion des ingénieurs selon laquelle le procès était « le produit de la GPU qui cherchait par là à justifier tous les échecs de la politique économique menée par le parti »57.

70 L’intelligentsia ukrainienne se trouva donc au centre de l’attention de la GPU. Le 22 février 1926, le Politbjuro du CC du parti communiste ukrainien décida, suite au discours de Balickij « sur les dispositions de l’intelligentsia ukrainienne », d’entreprendre une lutte décisive contre les groupes droitistes qui s’y étaient infiltrés58.

71 Effectivement, la désagrégation de l’intelligentsia ukrainienne occupa continuellement l’activité de Balickij et de ses services. Ils organisèrent les filatures de ses représentants les plus en vue, à commencer, par exemple, par celle de l’académicien M.Gruševskij revenu d’émigration en 1924. Et ceci indépendamment du fait qu’à son retour l’académicien avait reçu une lettre du Sovnarkom d’Ukraine, signée de Balickij et deČubar´ dans laquelle il lui était assuré qu’il ne serait soumis à aucune perquisition, aucune arrestation ni aucune autre poursuite.

72 Sous l’autorité de Balickij, les services spéciaux menèrent leur propre politique dans le contexte de l’indigénisation (korenizacija) des républiques, proclamée par le parti dès 1923 (en Ukraine elle prit essentiellement la forme de l’ukrainisation). Tous les représentants plus ou moins marquants de l’intelligentsia ukrainienne étaient épiés. Des éléments compromettants étaient accumulés à leur sujet et la GPU allait bientôt les utiliser. Par exemple, au printemps 1930, un procès politique grandiose se déroula à Kharkov -- celui de « l’Union pour la libération de l’Ukraine » (SVU) dont le chef des accusés était l’académicien Sergej Efremov.

73 Dans le contexte de la liquidation de la NEP, de la dékoulakisation, de la collectivisation forcée à grande échelle et de la résistance massive de la paysannerie, le procès de la SVU donna le signal de la mise au pas des intellectuels d’Ukraine dont l’activité et l’existence même dans le contexte de l’ukrainisation contrôlée, était désormais assimilée à la lutte des Ukrainiens des années 1917-1920 pour l’établissement d’un État indépendant. Tous les accusés furent condamnés à des peines d’emprisonnement de durée variée, 12 d’entre eux furent fusillés en 1937-1938, cinq moururent dans les camps. En définitive, plus de 30 000 personnes furent ainsi jugées et déportées au cours de la décennie.

La liquidation de l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine

74 Comme on le sait, l’Église occupa l’attention du régime bolchevik dès le début des années 1920 et fut au centre de l’activité des tchékistes. Le 25 juillet 1926, le Politbjuro du Comité central du KP(b)U examina et confirma la « proposition de la Commission des questions pour les affaires de l’Église » (dans laquelle siégeait le président de la GPU d’Ukraine). Il fut décidé entre autres : 3) D’entériner les remarques de la Commission sur les mesures à prendre contre les dirigeants (Potienko, Jareščenko et Šaraevskij) de l’Église autocéphale, de faire connaître par la presse leur activité contre-révolutionnaire, de charger la Commission de poursuivre le travail de dissolution des autocéphalistes [...]. 6) D’envisager l’ouverture à Kiev d’un Institut de l’Église rénovée [...] sous le strict contrôle de la GPU. 7) De confier à une Commission spéciale l’évaluation des moyens nécessaires à la GPU pour son travail parmi le clergé [...] 59.

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75 De fait, en 1927, le métropolite V. Lipkivskij fut écarté de la direction du IIe concile de l’Église orthodoxe d’Ukraine et c’est ainsi que commença la liquidation de l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine (UAPC)60.

76 V.Čehovskij fut nommé à la présidence du IIe concile, mais en septembre 1928 la GPU d’Ukraine lui interdit de mener une quelconque activité religieuse. Entre 1926 et 1929, cinq hiérarches de l’UAPC furent arrêtés61, 34 membres du haut clergé, plus de 2000 prêtres et autres serviteurs du culte furent liquidés62.

L’intermède moscovite et la famine de 1932-1933

77 Au cours de sa carrière au poste de commissaire du NKVD-GPU d’Ukraine, Balickij passa, au début des années 1930, quelque temps à Moscou où, à partir d’août 1931, il fut nommé adjoint au président de l’OGPU d’URSS. Son activité à ce poste n’est pas encore entièrement connue. On sait qu’il conduisit, en septembre 1932, le premier interrogatoire de Martem´jan Rjutin qui s’était opposé à Stalin en mai 1928. Le 11 octobre de cette année-là, B. V. Menžinskij, G.Jagoda et V. Balickij, entre autres, condamnèrent à mort Rjutin selon des procédures extra-judiciaires (la sentence fut par la suite commuée en 10 ans de camp).

78 Le 15 novembre 1932, le Politbjuro du Comité central du VKP(b) décida de mettre en place un système de passeport unique dans le but de « décharger Moscou, Leningrad et d’autres grands centres du pays des éléments non productifs, des koulaks et autres criminels de droit commun en cavale ainsi que des éléments nuisibles à la société (antiobščestvennye elementy) ». Pour mettre en application cette nouvelle loi, une commission spéciale fut créée sous la direction de Balickij. Au bout de huit jours, celui- ci présenta à Stalin trois projets de décret du CIK et du Sovnarkom « sur l’application d’un système unique de passeport dans les villes de l’Union soviétique », « sur le système de contrôle et d’enregistrement de la population de l’URSS », « sur la mise en place de la propiska, et sur la régulation des entrées et des sorties des villes de Moscou, Leningrad et Kharkov »63. Ces décrets furent effectivement mis en application le 27 décembre 1932.

79 Balickij eut souvent l’occasion de rencontrer Stalin durant cette période. D’après le registre des visites du secrétaire général, ils se retrouvèrent plus d’une vingtaine de fois, essentiellement en 1931 et 193264.

80 Balickij fut nommé président de la « Commission de mobilisation du collège de l’OGPU de l’URSS » en automne 193265. Il ne resta cependant pas longtemps à Moscou car, fin novembre, il fut envoyé comme plénipotentiaire de l’OGPU de l’URSS dans l’Ukraine affamée. Le 1er décembre, il fut élu membre du Politbjuro du Comité central du KP(b)U66.

81 Hormis cet épisode moscovite, Balickij agit en Ukraine. Quelle politique y mena le commissaire ?

82 Arrivant à Kharkov fin 1932 en tant que plénipotentiaire spécial de l’OGPU de l’URSS, Balickij constata qu’il existait en Ukraine un sabotage organisé de la collecte des grains, des semailles d’automne, que les communistes et les activistes étaient terrorisés dans les villages et conclut à l’existence d’un mouvement contre-révolutionnaire clandestin, lié aux services de renseignement étrangers.

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83 Dans son ordre opérationnel n° 1 du 5 octobre 1932, il avait déjà chargé la GPU d’Ukraine de détruire toute organisation clandestine. Quelques jours plus tard, il ordonna de prendre toutes les mesures nécessaires pour couper court aux fuites des paysans qui traversaient les frontières de la république en quête de grains, il intima également l’ordre de partir à la recherche du grain usurpé.

84 Peu après, les groupes opérationnels de choc placés sous la responsabilité du vice- président de la GPU d’Ukraine, K.Karlson, firent savoir qu’ils avaient liquidé « une organisation contre-révolutionnaire insurgée et nuisible » qui exerçait son influence sur 133 arrondissements d’Ukraine, comptant jusqu’à 3 000 individus, possédant des cellules dans 114 kolkhozes, 102 MTS, 67 chefs-lieux d’arrondissement et préparant un soulèvement pour le printemps 1933.

85 Les arrestations massives ne mirent cependant pas fin au problème d’approvisionnement en blé et dans l’ordre opérationnel du 13 février 1933, Balickij écrivit : Actuellement nous nous trouvons face à la préparation d’un plan d’organisation de soulèvement armé en Ukraine pour le printemps 1933 ayant pour but de renverser le pouvoir soviétique et d’établir un gouvernement capitaliste, dit « République d’Ukraine indépendante ».

86 Il attribua à la GPU d’Ukraine « une tâche prioritaire et essentielle --garantir les semailles de printemps »67. Il définit ce qu’il exigeait des responsables régionaux de la GPU : Achever et régulariser, dans un délai de dix jours, les affaires de la périphérie insurgée [...] et les transmettre pour examen à la trojka judiciaire de la GPU d’Ukraine. Laisser à disposition seulement ceux qui, d’après leur déposition, pourraient contribuer à mettre au jour les liens existants avec d’autres organisations, à découvrir de nouveaux participants placés à la tête de centres de conspiration à l’intérieur du pays et à l’étranger. Concentrer tous les détenus dans les départements régionaux68.

87 Bientôt, Balickij rapporta que, sous la direction du responsable de la Direction économique (EKU) de la GPU d’Ukraine, S. Mazo, « une organisation contre- révolutionnaire avait été liquidée dans un village d’Ukraine et qu’elle était liée à des organisations analogues de Moscou, d’autres régions de l’URSS et de l’étranger » et que ses services avaient découvert l’existence d’un puissant réseau d’espionnage qui avait pénétré les organes de renseignement, les usines de production de véhicules et d’armement. À Moscou, les spécialistes ukrainiens détenus furent amalgamés à cette organisation soviétique « contre-révolutionnaire dans l’économie agricole » et ils furent fusillés en mars 1933.

88 Voici comment Balickij présentait lui-même ses méthodes de travail au cours de cette période : Dans les quatre mois qui ont suivi le stockage des grains, soit jusqu’au 15 novembre, 11000 personnes ont été arrêtées pour des affaires d’approvi-sionnement ; durant la période du 15 novembre au 15 décembre --16 000 individus dont 435 membres du parti, 2 260 cadres de l’appareil kolkhozien dont 409 présidents de kolkhozes, 441 comptables et aides-comptables et 107 présidents de soviets. Parmi eux, 108 ont été condamnés par la trojka à être fusillés, mais 100 affaires restent encore en cours d’examen. Au cours des deux dernières décades, 700 000 pouds de grains ont été trouvés dans les fosses et les entrepôts clandestins (7 000 fosses et 100 entrepôts). Les exploitants individuels se cachent dans les kolkhozes et en particulier dans ceux qui ont atteint les normes d’approvisionnement...

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Au cours des deux-trois derniers jours, nous avons adopté dans la région de Kharkov une nouvelle méthode d’intervention. C’est un collaborateur de la GPU qui se rend en uniforme dans le kolkhoze et négocie avec le président et les membres de l’administration kolkhozienne la remise des grains au cours d’un entretien très serré. Dans le kolkhoze de « Červonnyj Gospodar´ », on a abouti à une augmentation considérable du niveau de la remise qui est passé en deux jours de 58 à 96 % de la norme du plan. « Nov[e] Åittja » est passé de 54 à 80 % de la norme, etc. Nous pensons diffuser cette méthode dans d’autres régions69.

89 L’une des préoccupations majeures du président de la GPU d’Ukraine était de maintenir secrète l’existence même de la famine et de ses conséquences meurtrières (le bilan de cette famine oscille entre 4 et 6 millions de vies humaines en Ukraine).

90 Le retour de Balickij en Ukraine ne fut pas seulement motivé par sa participation aux luttes internes pour le pouvoir à la Lubjanka mais également par le décret du Comité central du VKP(b) du 24 janvier 1933 dans lequel l’organisation du parti d’Ukraine était sévèrement jugée pour n’avoir pas rempli le plan de stockage des blés. Le décret entraîna d’importants changements parmi les cadres dirigeants de la république. Le plus significatif d’entre eux fut la nomination de P.P.Postyšev au poste de deuxième secrétaire du Comité central du KP(b)U, lequel conservait par ailleurs sa fonction de secrétaire du VKP(b). Le « deuxième premier secrétaire », comme on l’appelait dans les coulisses des organes dirigeants, investi des pleins pouvoirs conférés par Stalin, conseilla le secrétaire général sur le changement du secrétaire du KP(b)U de l’époque, S. Kosior. Il fut bientôt évident, compte tenu du jugement négatif porté par le décret sur le travail de l’organisation du parti d’Ukraine, que le deuxième premier secrétaire était venu pour assurer le « rétablissement de l’ordre ». Les actions de Postyšev et Balickij aboutirent, en définitive, à une instrumentalisation de la famine pour mettre fin à la politique d’ukrainisation et détruire radicalement les forces intellectuelles de la république (nombreuses arrestations dans le corps enseignant, parmi les scientifiques, les écrivains et, plus généralement, les représentants de la culture). Ce ne sont pas seulement des millions de paysans qui moururent. Les arrestations de masses conduisirent finalement à une nouvelle étape dans l’ukrainisation des Solovki, du Kazakhstan et de la Sibérie...

Le début des purges ethniques

91 D’un point de vue général, la plus grande purge ethnique à laquelle la république assista fut celle que Balickij réalisa contre les Ukrainiens, lui-même et ses subordonnés ne ressentant aucune attache spécifique pour ce pays, ne s’identifiant jamais aux « aborigènes ukrainiens », qu’ils étaient seulement appelés à « servir ».

92 Néanmoins, Balickij coordonna également la lutte engagée contre d’autres nationalistes « contre-révolutionnaires ». La détérioration des relations de l’URSS avec l’Allemagne et la Pologne et le renforcement simultané des campagnes de propagande anti- germanique et anti-polonaise contribuèrent à la forte défiance du pouvoir soviétique à l’égard des populations polonaise et allemande.

93 En mars 1931, déjà, Balickij faisait remarquer que « les colonies allemandes, tchèques et polonaises constituaient des foyers privilégiés d’espionnage et de nuisance » et il exprima son inquiétude devant le fait que « dans l’arrondissement de Novograd Volinsk, sur 15 soviets de villages, 4 étaient allemands, 1 était polonais et 1 tchèque et il n’y avait pas d’indicateurs »70.

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94 En 1932 commencèrent en Ukraine les arrestations des membres de la POW (Polska Organizacja Wojskowa, Organisation militaire polonaise), organisation qui menait « un travail permanent d’espionnage, de diversion, de terrorisme dans le dessein de renverser la dictature du prolétariat en Ukraine, de détacher l’Ukraine de l’URSS et de la rattacher à l’État impérialiste polonais ». La POW avait effectivement existé et combattu le pouvoir soviétique au cours de la guerre civile, mais elle avait été démantelée dès 1921-1922 par les tchékistes. Dix ans plus tard, la GPU d’Ukraine décida de ressusciter la POW en accusant les Polonais arrêtés d’être membres de cette organisation. On en découvrit bientôt le chef en la personne de B. Skarbek, un ancien responsable du bureau polonais du Comité central du parti communiste ukrainien, qui fut arrêté le 15 août 1933.

95 En novembre 1933, lors du plénum du Comité central du KP(b)U, fut notifiée « la pollution des kolkhozes, des écoles, des clubs et des instituts par des éléments fascistes polonais et allemands » et il fut exigé de purger ces organisations de l’ennemi.

96 En avril-juin 1934, la GPU d’Ukraine réalisa « un bon score en arrêtant les éléments fascistes les plus actifs dans les colonies et les arrondissements nationaux »71 et le 22 mai 1934, Balickij rapporta l’arrestation de 85 individus, dont la plupart étaient des serviteurs du culte, ainsi que la préparation d’une autre vague d’arrestations de 60 personnes. Les arrestations des membres de la POW commencèrent également en Biélorussie.

97 Il est caractéristique que l’opération polonaise se soit déroulée sous le contrôle étroit des plus hauts dirigeants. La sanction adressée par le Politbjuro du Comité central du VKP(b) conduisit à l’organisation, en Ukraine et en Biélorussie, de procès relatifs aux membres de la POW. La décision du même Politbjuro du 31 mai 1934 autorisa « l’OGPU à mettre à exécution les condamnations des membres de la POW et de ses provocateurs au sein du parti communiste de Pologne ».

98 Mais ces mesures répressives, intervenant au moment même où étaient engagées parallèlement des arrestations massives au sein de la minorité allemande, donnèrent peu de résultats. En juillet 1934, P. Postyšev et A. Ljubčenko adressèrent une lettre à Stalin dans laquelle ils demandaient l’aval du secrétaire pour préparer des actions réellement décisives contre les individus qui « menaient ouvertement une activité fasciste provocatrice »72.

99 Malgré les succès évidents rencontrés dans la lutte contre les « fascistes », Balickij soulignait toujours, en novembre 1934, que les instructions en cours « n’avaient pas encore mis au jour ni atteint profondément, loin de là, la clandestinité contre- révolutionnaire » et il préconisait en conséquence de prendre les mesures répressives qui s’imposaient à l’égard de la contre-révolution allemande, en renforçant les arrestations et les déportations et en passant par les armes les plus dangereux des activistes. Il recommandait également « de pratiquer des interrogatoires des témoins qui pouvaient attester de l’activité criminelle des accusés »73.

100 Par la suite, Balickij ne cessa de revenir sur l’existence de fascistes allemands et polonais en Ukraine. Dans son discours, présenté au plénum du Comité central du KP(b)U en novembre 1936, il rappela que, malgré la répression engagée contre les membres de la POW en 1933-1934, ses services avaient de nouveau découvert « des membres de la POW dans les rangs du parti. L’ennemi ne se rend pas [...]. Fin 1934 et en 1935, tout une série d’émissaires polonais ont séjourné en Ukraine »74. Dans son

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télégramme adressé aux responsables régionaux des départements du NKVD, le 20 juillet 1936, il soulignait que les affaires en cours d’instruction relatives aux Allemands étaient entravées par les insuffisances de l’instruction menée par les chefs locaux du NKVD et il exigeait donc « de renforcer le rythme du travail opérationnel et d’instruction en prenant en considération l’influence croissante du rôle et de l’activité des consulats allemands, en particulier au cours des dernières années »75.

101 En 1936, en tant que membre de la Commission spéciale d’État, Balickij dirigea les déportations de 15 000 familles polonaises et allemandes76.

102 En définitive l’action de Balickij en faveur de la consolidation du régime bolchevik fut exemplaire et sans faille. À la suite des décrets du CIK et du SNK de l’URSS des 7 octobre et 26 novembre 1935 concernant la création de l’Administration centrale de la sécurité d’État (GUGB) du NKVD de l’URSS, le commissaire aux Affaires intérieures de l’URSS, Jagoda, devint commissaire général à la Sécurité d’État et le commissaire aux Affaires intérieures d’Ukraine, Balickij, fut nommé commissaire de la Sécurité d’État de premier rang. Néanmoins, cette nomination ne lui fut pas salvatrice.

Épilogue

103 Le 11 mai 1937, Balickij fut nommé chef de la Direction du NKVD pour le Kraj d’Extrême-Orient (DVK). Avant de partir pour sa mission, il s’entretint avec le vice- commissaire de la Sécurité de 3e rang, V.T.Ivanov, chargé de le remplacer, et informa son subordonné que « selon l’avis de Ežov et de l’Administration centrale de la sécurité d’État du NKVD de l’URSS la contre-révolution avait été écrasée en Ukraine », puis il partit à Moscou.

104 À la Lubjanka, il fut bien reçu par N. Ežov et M. Frinovskij qui lui précisèrent qu’il partait en Extrême-Orient avec la mission spéciale d’y mettre au jour la conspiration trotskiste existante. En arrivant le 3 juin à Khabarovsk, le nouveau chef du NKVD de la région commença à agir selon ses habitudes, rapidement et radicalement. Le lendemain de son arrivée, le président du parti d’Extrême-Orient, G.Krutov, fut arrêté et lors du premier interrogatoire auquel le soumit le responsable des brigades d’inspections spéciales de la GUGB NKVD de Khabarovsk, A.Arnol´dov-Kessel´man, il avoua l’existence d’un complot trotskiste de droite dans le Kraj. Ainsi commença le processus de purges du Kraj d’Extrême-Orient sous l’autorité de Balickij, mais celui-ci eut à peine le temps d’achever sa tâche.

105 Le 19 juin 1937, Balickij fut démis de ses fonctions de chef de la Direction du NKVD pour le Kraj d’Extrême-Orient et le 25 juin, lors du plenum du Comité central du VKP(b), il fut exclu du CC et du parti, son dossier fut transmis au NKVD « pour trahison du parti et de la patrie et pour activité contre-révolutionaire ». Le 7 juillet, il fut arrêté dans son wagon de service, par ordre n°15 signé de Ežov (non daté), et envoyé à Moscou. Lors des interrogatoires effectués par l’adjoint du commissaire à l’Intérieur de l’URSS, Bel´skij, par N. Nicolaev-Åurid, chef du 5e département de la GUGB NKVD de l’URSS et son adjoint, M. Listengurt, Balickij reconnut avoir été contacté fin 1935 pour participer au complot militaro-fasciste de Jakir. Ce dernier l’aurait, soi-disant, fait entrer dans le groupe dirigeant ukrainien de cette conspiration qui préparait un soulèvement armé dans le dessein de restaurer une Ukraine indépendante et capitaliste. Il fut également accusé d’avoir saboté la lutte engagée avec la contre-révolution. Le 25 novembre 1937, il fut condamné à la peine capitale par le commissaire du NKVD, le procureur de l’URSS

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et le président du Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS pour participation à un complot militaro-fasciste et fut fusillé le 27 novembre.

106 Sa femme de 43 ans connut le même destin le 28 octobre 1937. Elle avait été arrêtée le 17 juillet et ne fut interrogée qu’une seule fois, le 4 septembre. Elle était principalement accusée de connaître l’activité antisoviétique de son mari et d’avoir caché le fait aux autorités. Balickaja, sentant sa santé diminuer de jour en jour, adressa au juge d’instruction une lettre d’explication dans laquelle elle écrivait notamment ceci : J’ai vécu avec mon mari durant plus de 20 ans. Depuis 1919 ou depuis la fin 1918, il a travaillé sans trêve dans la ČK-NKVD. C’était à mes yeux un homme qui combattait la contre-révolution. Ce que vous m’avez dit à l’interrogatoire, je ne le savais pas. Depuis 1927, après les disettes, j’ai commencé à être malade et depuis 1930 ma maladie s’est sérieusement aggravée. Elle m’a causé de fortes souffrances physiques et a détruit mon système nerveux. Ces souffrances m’ont amenée à songer au suicide. Seule l’existence de mon fils malade m’a dissuadée de passer à l’acte. À la maison, on a toujours essayé de me protéger. J’ai été envoyée plusieurs fois en cure et j’ai été soignée dans une clinique pour maladies nerveuses. Voilà les conditions dans lesquelles je vivais. Monsieur l’instructeur, je vous certifie et je jure que je ne savais rien, je suis déjà une invalide complète et il me reste peu de temps à vivre. Je vous demande d’accélérer l’instruction. Le 16 septembre, cela fera deux mois que j’ai été arrêtée77.

107 Cette demande n’a pas été entendue et d’autres parents de Balickij ont été également victimes de la répression.

Les « péchés » de Balickij

108 Selon la tradition, on commença à réunir les éléments compromettants concernant Balickij bien avant son arrestation. Ainsi des documents avaient été recueillis au sujet de sa dépravation, des beuveries qu’il organisait chaque semaine dans la maison de repos « Dedovščina » et sur le bateau de loisirs Dniepr, des épouses de ses subordonnés avec lesquelles il avait des liaisons presque ouvertes (les épouses de Šarov, Semenov, Čirskij, Evgen´ev et d’autres...).

109 Comme on le sait, l’accusation de débauche était un atout dans la lutte politique et cette carte était utilisée à chaque fois qu’il s’agissait de détruire un fonctionnaire soviétique. Le cas de Balickij n’avait rien d’exceptionnel. Il suffit, par exemple, de se rappeler que lorsque Jagoda fut arrêté, on trouva chez lui 3904 photos pornographiques, 165 pipes et porte-cigarettes de contenu pornographique ainsi que 11 films pornographiques78. Ežov, lors de son instruction, avait été officiellement accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec des femmes comme avec des hommes. On connaît aussi les aventures amoureuses de Berija79.

110 Les excès reprochés à Balickij concernaient également son train de vie privé. Ainsi 8500 roses avaient été plantées dans le jardin de son hôtel particulier, il avait fait installer un jardin zoologique et possédait même une orangerie. Il était connu pour être, ainsi que sa femme, particulièrement dépensier, achetant avec les deniers publics des antiquités, des bijoux et des œuvres d’art. Pour satisfaire un des caprices de Balickij, il fallut partir à la recherche d’un âne dans toute l’Ukraine et, à défaut de l’avoir trouvé, ce fut un poney de Poltava d’une valeur de 5 000 roubles qui fut ramené. L’aménagement de la chambre du fils des Balickij avait coûté 35 000 roubles. Balickaja, qui avait été accusée d’espionnage en faveur de l’Allemagne, avait effectivement

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séjourné plusieurs fois dans ce pays pour s’y faire soigner sous un faux nom (en 1927, 1933 et 1934) et une fois en Autriche en 1932. Mais on sait que de nombreux représentants de la nomenklatura soviétique, et pas seulement leurs épouses, se faisaient soigner à l’étranger.

111 S’agissant des excès de Balickij, il faut également mentionner le culte de la personnalité, car si le fait est avéré en ce qui concerne Stalin, il l’est moins à l’échelle des dirigeants républicains, tels Kosior, Postyšev et Balickij, qui fit donner son nom, dès 1929, à l’école républicaine de la milice, en 1934 au stade Dynamo de Kharkov, en 1936 à l’école de Kiev n° 61, au Haras n° 62 et au village Ladan de l’oblast´ de Tchernigov.

L’indulgence du commissaire à l’égard du comportement des cadres de la GPU-NKVD

112 Il est évident que Balickij, contrairement aux accusations qui seront portées contre lui, ne recrutait pas d’agents d’organisations contre-révolutionnaires. En revanche, il est vrai qu’il fermait les yeux sur de nombreux abus de ses subordonnés qui, s’ils avaient été commis par de simples citoyens soviétiques, auraient conduit à des peines d’emprisonnement. Il devait, vraisemblablement, considérer que les éléments compromettants qu’il conservait sur ses subordonnés lui permettraient de se faire obéir plus facilement. Il faut préciser néanmoins que les bolcheviks purs et durs, qui pouvaient revendiquer une biographie tout à fait cristalline, servaient le président de la GPU avec la même ferveur que les plus corrompus, car tous étaient également dépendants de Balickij pour l’avancement de leur carrière et de leur bien-être matériel.

113 Ce fut le cas, par exemple, de l’ex-secrétaire de la cellule communiste de l’Institut d’économie de Kiev, S. Bronevoj, qui avait été exclu du parti pour trotskisme en 1927, et qui fut engagé l’année suivante à la GPU d’Ukraine. Cette nomination, totalement irréaliste en apparence, se révéla être le fruit de liens intimes avec le commissaire d’Ukraine. En effet, l’intervention du frère de Bronevoj, qui était par ailleurs le chef du 2e département économique de la GPU d’Ukraine, et qui avait adressé une requête en faveur du « trotskiste », fut décisive. Or, ce chef de département de la GPU était un très vieux frère d’armes de Balickij, le seul collaborateur que le chef de la GPU d’Ukraine appelait de son prénom -- Sacha. Arrivé à la GPU, S. Bronivoj commença par racheter sa faute devant le parti et les caractéristiques de sa fiche de parti portèrent mention du fait que, travaillant dans la GPU à Kiev, S.Bronivoj avait pris une part active à la destruction de l’opposition trotskiste, arrêtant personnellement les trotskistes de l’Institut d’économie qu’il avait réussi à attirer dans l’opposition80.

114 À propos de l’atmosphère un peu particulière qui régnait parmi les tchékistes ukrainiens, Zin´ko-Flejšman nota plus tard que, à partir de 1929, dans l’appareil central de la GPU d’Ukraine où il travaillait, régnait « une ambiance de clans, d’entraide mutuelle, de lèche et de décomposition. Le recrutement de l’appareil et la mutation des cadres se faisaient en fonction d’une même origine géographique (zemljačestvo), de soutiens réciproques, dans la connivence visant à masquer les délits et la soumission du travail opérationnel aux intérêts du groupe »81. Mais tous ne se satisfaisaient pas de ce mode de fonctionnement. Au printemps 1929, une lettre anonyme avait été adressée aux secrétaires des comités de parti des principales usines d’Ukraine ainsi qu’à Stalin et au président de l’OGPU de l’URSS, Menžinskij, dans laquelle étaient décrits des détails

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saillants de la vie des tchékistes ukrainiens. Dans la lettre en question, on pouvait lire notamment : Un état d’esprit de clans règne dans nos organes, il n’y a pas de droiture, et la diplomatie y a pris des proportions absolument invraisemblables. Parmi les collaborateurs et en particulier le personnel dirigeant, l’ivrognerie, la criminalité se sont développées à grande échelle, et non seulement on ne lutte pas contre cet état de choses, mais au contraire, [ces excès] sont cachés aux organes du parti, voire couverts, afin de ne pas saper l’autorité des organes et ne pas devoir sortir les immondices hors de la maison. Le personnel dirigeant, dans de nombreux services, est composé de ci-devants officiers, intellectuels, petits-bourgeois, etc., des dépravés, idéologiquement étrangers au parti et aux organes de la GPU. Malgré les directives du parti, le système des promotions de classe a été complètement abandonné ces derniers temps et, dans certains cas, les tchékistes issus de la classe ouvrière sont l’objet de brimades82.

115 La lettre fournissait, à l’appui de ses accusations, des noms concrets parmi lesquels figuraient ceux de quelques-uns des dirigeants de la GPU. Les faits cités dans cette dénonciation anonyme furent presque entièrement confirmés par la suite. Cependant, lors de la réunion ouverte du parti et du komsomol de la GPU, devant un auditoire de plus de 500 personnes, la lettre fut considérée -- après un exposé de Balickij -- comme résultant d’un acte contre-révolutionnaire et il fut exigé « une punition sans clémence [...]. Il faut -- indiquait la résolution -- marquer les traîtres au fer rouge et les chasser de nos rangs »83.

116 Le 2mars 1929, Balickij avait été néanmoins obligé de rédiger une explication à l’adresse du premier secrétaire du Comité central du KP(b)U, Kosior, dans laquelle il niait la majorité des faits reprochés aux cadres dirigeants et précisait qu’il avait donné des instructions pour découvrir les auteurs de la lettre anonyme84. Le « justicier » fut effectivement découvert en la personne d’un collaborateur du Département opérationnel de la GPU d’Ukraine, Fomin, qui, à la suite d’accusations démagogiques et non confirmées, fut déporté dans un camp de concentration. Les directions de l’URSS et de l’Ukraine n’avaient donc pas réagi à ce signal. À l’époque, le travail du président de la GPU leur était utile.

117 La dilapidation des fonds de l’État, qui fait partie des déviations enregistrées dans le comportement de Balickij, est un défaut qui apparaît comme une sorte de constante dans l’histoire des services spéciaux communistes, et l’Ukraine ne fait pas exception. Ainsi, le 29 janvier 1933, le chef de la GPU de l’oblast´ d’Odessa, Ju. Percov, fut démis de ses fonctions pour avoir dépensé des sommes importantes en faveur de sa maîtresse, l’actrice Z. Vansovič, et pour avoir systématiquement organisé, pendant les heures de service, des beuveries qui duraient parfois plusieurs jours. Peu après, le collège de l’OGPU de l’URSS condamna Percov à plusieurs années de détention « pour contrebande ».

118 Une mission effectuée par le plénipotentiaire de la Commission de contrôle soviétique, Šablievskij, conclut à la nécessité de démettre de leur fonction, par décision du Comité central du VKP(b) du 25 mai 1934, le chef de la Direction générale de la milice ouvrière et paysanne d’Ukraine (GURKM), P. Semenov, et l’adjoint du président de la GPU d’Ukraine, K. Karlson, pour « manquements grossiers dans la gestion financière et économique de la milice d’Ukraine »85.

119 Ce fut un coup dur pour l’autorité de Balickij qui avait lui-même fait l’objet d’un blâme du parti. Cependant, le commissaire ne laissa pas tomber ses subordonnés fautifs,

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lesquels avaient essayé, autant qu’ils le pouvaient, de sauver leur chef (on avait caché à la commission la dépense de près d’un million de roubles pour les besoins de la direction de la GPU d’Ukraine). En juillet 1934, K. Karlson fut nommé chef de l’administration de la GPU de l’oblast´ de Kharkov et, un mois plus tard, P. Semenov, que le Comité central du parti ukrainien avait exclu des postes de direction pendant une durée de deux ans, devint chef de la 8e section du Département opérationnel du NKVD d’Ukraine (un an plus tard, il deviendrait adjoint du chef de la Direction du NKVD pour l’oblast´ de Kharkov et chef du Département opérationnel de la GUGB de la région militaire de Kharkov). Celui qui, en définitive, eut le plus à souffrir des incidences du contrôle financier, fut le chef du Département financier de la GPU d’Ukraine, A. Janiševskij, qui fut envoyé dans un camp de travail du GULAG. Néanmoins, il revint rapidement à Kiev où il fut affecté à l’administration de la Direction des routes du NKVD d’Ukraine. Comme on le voit, les autorités restaient indulgentes malgré l’accumulation d’éléments compromettants.

Concurrence et inimitié entre dirigeants

120 Durant sa carrière en Ukraine, Balickij fut surtout confronté au président du Sovnarkom d’Ukraine, A. Ljubčenko, qui avait été nommé à ce poste en avril 1934. Le commissaire du NKVD d’Ukraine, soutenu par P. Postyšev et par le secrétaire du Comité central du parti communiste ukrainien, N. Popov, considérait que Ljubčenko n’avait pas le droit, en tant que ex- SR-borot´bist, à remplir la fonction de chef du gouvernement de la république. Cependant, la véritable raison de cette inimitié pour le président du Sovnarkom fut dévoilée plus tard par l’ami personnel de Balickij, le commandant des troupes de la région militaire de Kiev, I. Jakir : Dans cette question, c’étaient les relations entre la République et le Comité central qui étaient en jeu. Comment ce Ljubčenko passerait devant Balickij en tant que président du Sovnarkom de l’Ukraine. Je sais que, dans cette question, Postyšev était très actif et assidu aux côtés de Balickij. Tous deux, Balickij et Postyšev, m’ont injurié pour avoir soutenu les « Petliouriens »86.

121 Mais le président du Sovnarkom d’Ukraine bénéficiait d’un soutien solide de la part de la direction moscovite et se trouvait donc hors de portée de Balickij et de Postyšev. Ces derniers durent se borner à recueillir des documents compromettants sur Ljubčenko. Le commissaire à l’Intérieur d’Ukraine ne se contentait pas d’épier son ennemi, le président du Sovnarkom, mais également ceux des camarades du parti avec lesquels il avait de prétendues relations amicales. Il exigeait du chef du Département opérationnel de la Direction de la sécurité d’État du NKVD d’Ukraine, P. Šostak-Sokolov, que celui-ci « l’informe personnellement de tous les aspects de la vie professionnelle et personnelle des membres du Politbjuro du Comité central du KP(b)U : où ils vont dans le cadre de leur vie privée, qui leur rend visite, que se passe-t-il chez eux, quelles sont leurs relations ».

122 Balickij s’intéressait particulièrement aux liens qu’entretenaient les dirigeants ukrainiens avec leurs collègues moscovites « aussi bien dans leurs conversations avec Moscou que lors de leurs voyages personnels à Moscou : chez qui ils vont et combien de temps ils restent chez l’un ou l’autre membre du Politbjuro du Comité central du VKP(b) »87.

123 Pour satisfaire la curiosité de leur commissaire, P. Šostak-Sokolov et son adjoint A. Amirov-Pievskij utilisaient des gardes du corps, des femmes de ménage et autres

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employés. Même les domestiques de S. Kosior informaient régulièrement la direction tchékiste de la vie personnelle des chefs du parti d’Ukraine. Balickij tenta également de réunir des matériaux compromettants sur les secrétaires des comités d’oblast´ du parti ukrainien pour les tenir en main et il faisait pression sur les chefs des directions d’oblast´ du NKVD pour que ceux-ci lui communiquent tout type d’information dénigrant la direction politique et économique de leur oblast´. Cependant, parmi les différentes formes de surveillance exercées, les filatures des dirigeants du parti et des soviets de la république que faisait effectuer Balickij ne venaient pas de sa propre initiative. Il n’agissait que sur les directives du Kremlin, les organes de la sécurité d’État surveillant les dirigeants régionaux sous prétexte de garantir leur sécurité. Ainsi, par exemple, le chef de la Direction du NKVD de l’oblast´ de Leningrad, F. Medved´, envoyait quotidiennement un rapport détaillé à Moscou sur l’activité de son ami personnel, S. Kirov88.

124 Tous les « péchés » reprochés à Balickij ont été évidemment utilisés pour la fabrication de son affaire. Cependant, ils ne jouèrent qu’un rôle secondaire dans son procès. Aux yeux de Ežov, ces travers étaient insignifiants. En revanche, l’insatisfaction de Balickij concernant ses attentes en tant que dirigeant et sa marge d’action tint une place décisive dans son éviction. Selon les propos rapportés par l’un de ses collaborateurs : Le retour de Balickij en Ukraine en 1932-1933 l’a démoralisé, il s’est alors indûment considéré comme blessé. À ce moment-là et par la suite, Balickij a plus d’une fois rappelé qu’il avait dépassé « l’échelle de l’Ukraine » et, qu’en tant que président de la GPU d’Ukraine, il devait être promu, mais on ne lui accordait pas d’avancement dans sa carrière89.

125 Effectivement on bloqua sa promotion et, lors de l’arrivée de Ežov au poste de commissaire du NKVD de l’URSS en septembre 1936, Balickij comprit rapidement qu’on n’allait pas lui donner satisfaction. Toutefois, il nourrit quelques illusions dans les premiers temps. Après la réception donnée par Ežov, il rentra en Ukraine avec des ailes, annonçant à ses collaborateurs que l’accueil que lui avait réservé Ežov lui donnait à penser qu’il serait bientôt son premier adjoint. Mais le temps passa et le transfert de ses fonctions à la Lubjanka était continuellement différé. Face à ses subordonnés, Balickij justifia la situation de la manière suivante : Je suis membre du CC du VKP(b), mon autorité opérationnelle est connue et, dans la mesure où Ežov n’a pas d’autorité opérationnelle à la hauteur, si j’arrive à Moscou il peut très bien se trouver que Stalin nous appelle, moi et Ežov ensemble, ce qui serait désagréable pour Ežov90.

126 Balickij ressentit le premier signe de manque de confiance de Ežov à son égard après le procès « du centre parallèle trotskiste anti-soviétique » à Moscou. Il avait alors demandé les procès-verbaux de l’interrogatoire de Ja. Livšic et essuyé un refus. Il comprit à ce moment-là que Livšic l’avait manifestement sali. Pourquoi Ežov avait-il ressenti le besoin de discréditer Balickij qui s’était particulièrement distingué dans la lutte contre les ennemis du parti ?

127 Il est difficile de répondre clairement à cette question. Selon toute vraisemblance, le commissaire du NKVD de l’URSS, qui était en train d’accomplir les plans monstrueux de la Grande Terreur, essayait de prouver à Stalin qu’il était le seul à pouvoir entreprendre une véritable lutte contre les ennemis du peuple et que l’existence d’un nombre colossal de contre-révolutionnaires non découverts, de trotskistes, d’espions de diverses sortes mettait en évidence l’inactivité de la direction supérieure du NKVD de

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l’URSS. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si parmi les premières têtes tombées figuraient nombre de proches de l’entourage de Jagoda.

128 Balickij, cet intrigant de longue date, a vite compris qui était Ežov : Un homme très rusé, qui a une grande expérience du travail dans le CC, qui connaît bien « la cuisine » et la manière de manipuler les gens. Dans ce domaine, Jagoda est un petit garçon comparé à Ežov. Ežov a ses gens (svoi ljudi) dans l’appareil du NKVD qui lui rapportent tout ce qui s’y passe par-dessus la tête des dirigeants locaux91.

129 Désormais, le commissaire du NKVD d’Ukraine n’avait plus à lutter pour devenir patron du commissariat de l’URSS, mais pour sa propre vie et il perdit cette bataille. Il la perdit dans une grande mesure parce que Ežov sut utiliser les « propos oppositionnels » qu’il avait tenus et il s’avéra que ces propos furent nombreux.

130 Ainsi, ayant été personnellement témoin de la résistance paysanne en 1930, Balickij avait déclaré à ses subordonnés que « Stalin avait outrepassé les limites avec la collectivisation »92. Ce qui ne l’empêcha pas, du reste, de continuer à agir avec détermination et sans merci. Il prit maintes fois la tête d’unités à cheval de la GPU dans les villages rebelles. Lors de leur arrestation, des collaborateurs du NKVD d’Ukraine ont rapporté d’autres propos anti-staliniens de Balickij qui aurait dit, notamment, que Stalin avait créé un régime politique impossible dans le parti et le pays et que, dans ces conditions, toute pensée créatrice ne pouvait que s’effondrer, que le CC disposait des individus comme de pions, qu’il offensait les vieux cadres émérites et qu’une telle politique mènerait immanquablement à la catastrophe...

131 Au cours des dernières années de son existence, Balickij affirmait que Stalin était un dirigeant cruel, que l’homme pour lui n’était rien, qu’il menait le pays comme un « potentat oriental » et qu’apparemment en Russie il était impossible de faire autrement. Lors de la mort d’Allilueva, Balickij déclara qu’« elle avait contribué à tempérer le caractère cruel de Stalin et qu’après sa mort plus personne ne pourrait remplir cette fonction »93.

132 Le commissaire du NKVD d’Ukraine pouvait-il effectivement s’exprimer ainsi ? Le fait est parfaitement probable dans la mesure où il n’accordait pas à ses propres dires une signification sacrée. Mais la portée de ses propos fut largement amplifiée pour le détruire.

133 Cette rétrospective du parcours de Balickij mériterait, en définitive, d’être replacée dans le contexte des biographies collectives de l’establishment communiste des années 1920-1930, qui restent en grande partie à écrire, et qui éclaireraient la place décisive du paradigme humain dans la compréhension des tendances générales de l’histoire soviétique. Pour conclure temporairement rappelons que, parmi les 139 membres et candidats au Comité central du VKP(b) élus au XVIIe congrès du parti en 1937, 96 ont été fusillés dont trois n’ont pas été réhabilités jusqu’à présent. Il s’agit de Jagoda, Ežov et Balickij.

134 Académie nationale des sciences d’Ukraine

135 Institut d’études politiques et ethnonationales

136 Kiev

137 shapoval@ history. kiev. ua

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Abréviations

138 CIK Central´nyj ispol´nitel´nyj komitet

139 Comité exécutif central

140 ČK Črezvyčajnaja komissija po bor´be s kontrrevoljuciej i sabotažem

141 Commission extraordinaire pour la lutte contre la contre-révolution et le sabotage

142 CUPČREZKOM Central´noje upravlenie črezvyčajnyh komissij...

143 Administration centrale des commissions extraordinaires...

144 DVK Dal´ne-Vostočnyj Kraj

145 Kraj d’Extrême-Oreient

146 EKO Ekonomičeskij otdel

147 Département économique

148 EKU Ekonomičeskoe upravlenie

149 Direction économique

150 GPU Gosudarstvennoe političeskoe upravlenie

151 Administration politique d’État

152 GUGB Glavnoe upravlenie gosudarstvennoj bezopasnosti

153 Administration centrale de la sécurité d’État

154 GURKM Glavnoe upravlenie raboče-krest´janskoj milicii

155 Direction générale de la milice ouvrière et paysanne d’Ukraine

156 KP(b)U Kommunističeskaja partija (bol´ševikov) Ukrainy

157 Parti communiste (des bolcheviks) d’Ukraine

158 KRO Kontrrazvedyvatel´nyj otdel

159 Département du contre-espionnage

160 NKVD Narodnyj komissariat vnutrennih del

161 Commissariat du peuple à l’Intérieur

162 OGPU Ob´´edinennoe gosudarstvennoe političeskoe upravlenie

163 Administration politique unifiée d’État

164 OO Operativnyj otdel

165 Département opérationnel

166 POW Polska Organizacja Wojskowa

167 Organisation militaire polonaise

168 RKP(b) Rossijskaja kommunističeskaja partija (bol´ševikov)

169 Parti communiste (des bolcheviks) de Russie

170 RSDRP(b) Rossijskaja social-demokratičeskaja rabočaja partija (bol´ševikov)

171 Parti ouvrier social-démocrate (des bolcheviks) de Russie

172 Sledkom Sledstvennaja komissija

173 Commission d’instruction

174 SNK Sovet narodnyh komissarov

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175 Conseil des commissaires du peuple

176 SO Sekretnyj otdel

177 Département secret

178 SOO Sekretno-operativnyj otdel

179 Département secret opérationnel

180 SVU Spìlka vizlovennja Ukraïni

181 Union pour la libération de l’Ukraine

182 UAPC Ukrainskaja avtokefal´naja pravoslavnaja cerkov´

183 Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine

184 VČK Vserossijskaja črezvyčajnaja komissija po bor´be s kontrrevoljuciej i sabotažem

185 Commission extraordinaire de Russie pour la lutte contre la contre-révolution et le sabotage

186 VUČK Vseukrainskaja črezvyčajnaja komissija...

187 Commission extraordinaire d’Ukraine...

188 VUCIK Vseukrainskij central´nyj ispol´nitel´nyj komitet

189 Comité exécutif central d’Ukraine

190 Vseukrrevkom Vseukrainskij revoljucionnyj komitet

191 Comité révolutionnaire d’Ukraine

Fonds d’archives

192 CAFSB RF Central´nyj arhiv Federal´noj služby bezopasnosti Rossijskoj Federacii

193 CGAOOU Central´nyj gosudarstvennyj arhiv obščestvennyh ob´´edinenij Ukrainy

194 CGAVOU Central´nyj gosudarstvennyj arhiv Vysših organov vlasti i upravlenija Ukrainy

195 GASBU Gosudarstvennyj arhiv Služby bezopasnosti Ukrainy

196 GAHO Gosudarstvennyj arhiv Har´kovskoj oblasti

NOTES

1. On trouvera une liste des abréviations à la fin de l’article. 2. « Desat´ “železnyh narkomov” » (Dix « commissaires de fer »), Komsomol´skaja pravda, 29 septembre 1988 ; A. Antonov-Ovseenko, « Kar´era palača » (La carrière du bourreau), Zvezda, 9, 1988, p. 141-164 ; 5, 1989, p. 72-109 ; V. Nekrasov, « Genrih Jagoda », Sovetskaja milicija, 1, 1990, p. 16-23 ; V. Nekrasov, « Nikolaj Ežov », ibid., 2, 1990, p. 21-25 ; V. Nekrasov, « Lavrentij Berija », ibid., 3, 1990, p.18-24 ; « Jama » (La fosse), Nedelja, 44, 1990; V. Nekrasov, dir., Berija : konec kar´ery (Berija : fin de carrière), Moscou, 1991, 416p. ; V.Topoljanskij, « Ežov : portret palača » (Ežov : portrait

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d’un bourreau), Nezavisimaja gazeta, 4 décembre 1991 ; « Poslednee slovo Nikolaja Ežova » (Le dernier mot de Nikolaj Ežov), Moskovskie novosti, 30, 1994 ; V.Naumov, A.Karotkov, « Lavrentij Berija -- laskovyj palač » (Lavrentij Berija -- un tendre bourreau), Moskovskie novosti, 36, 1994 ; O. Hlevnjuk, « Berija : predely istoričeskoj reabilitacii » (Berija : les limites d’une réhabilitation historique), Svobodnaja mysl´, 2, 1995, p.103-110 ; V.Nekrasov, Trinadcat´ « železnyh » narkomov. Istorija NKVD-MVD ot A.I.Rykova do N.A.Ščelokova, 1917-1982 (Trente commissaires « de fer ». Histoire du NKVD-MVD de A.I. Rykov à N.A. Ščelokov, 1917-1982), Moscou, 1995 ; Ja. Suhotin, « Pervyj enkavedešnik. Åizn´ i smert´ Genriha Jagody » (Le premier enkavedešnik. Vie et mort de Genrih Jagoda), Čas pik, 117, 1996 ; Genrih Jagoda. Narkom vnutrennih del SSSR, General´nyj komissar gosudarstvennoj bezopasnosti. Sbornik dokumentov (Genrih Jagoda, commissaire des Affaires intérieures, commissaire général de la sécurité d’État. Recueil de documents), Kazan, 1997 ; N.V. Petrov, « Pervyj predsedatel´ KGB general Ivan Serov » (Le général Ivan Serov, premier président du KGB), 3. « O sud´be členov i kandidatov v členy CK VKP(b), izbrannogo XVII s´´ezdom partii » (Le sort des membres et des candidats au CK VKP(b), élu par le XVIIe congrès du parti), Izvestija CK KPSS, 12, 1989, p.88 ; V.Čisnìkov, « Kerìvniki organìv deržavnoï bezpeki Radjans´koï Ukraïni, 1918-1953 rr. Materìali do bìografìčnogo dovìdnika » (Les organes de sécurité d’État de l’Ukraine soviétique), Z arhìvìv VUČK-GPU-NKVD-KGB,2/4, 2000, p. 365. 4. V.Zolotar´ov, Ju.Šapoval, « Gìl´jotina Ukraïni » (La guillotine de l’Ukraine), Lìteraturna Ukraïna, 36/37, 1992 ; V.A.Zolotar´ov, Ju.I. Šapoval, « V.A. Balic´kij. Na šljahu do pravdi pro n´ogo » (V.A. Balickij. À la recherche de la vérité à son propos), Ukraïns´kij ìstoričnij žurnal, 4-6, 1993, p. 50-63 ; 7-8, 1993, p. 53-69. 5. « U istokov. Stranicy istorii organov gosbezopasnosti Ukrainy » (Sources. Pages d’histoire des organes de la sécurité d’État d’Ukraine), Večernij (Kiev), 10 janvier 1989. 6. V.M.Vinogradskij, I.K.Jakimenko, « Polkovnik Šovkunenko rasskazyvaet » (Le colonel Šovkunenko raconte), Kommunist Ukrainy, 1, 1990, p.78. Voir aussi « Na storožì bezpeki Vìtčizni. Vìdpovìdì golovi komìtetu deržavnoï bezpeki Ukraïns´koï RSR general-majora M. M. Goluška na zapitannja redakcìï gazeti “Radjans´ka Ukraïna” » (Pour garantir la sécurité de la patrie, réponses du chef du comité de la sécurité d’État de la RSS d’Ukraine, le général M.M.Goluška, à la rédaction du journal « Radjans´ka Ukraïna »), Radjans´ka Ukraïna, 9 août 1988. 7. S.Skotnikov, V.Tvorinskij, « Ehu “sdajut” vlastelina », Zerkalo nedeli, 29 juin 1996. 8. CGAVOU [Central´nyj gosudarstvennyj arhiv Vysših organov vlasti i upravlenija Ukrainy], f.1, op.11, d.2881, l.3. 9. V.A.Zolotar´ov, Ju.I.Šapoval, « V.A.Balickij.... », art. cit. (4-6), p.50. 10. CGAVOU, f.1, op. 11, d. 2881, l.3. 11. GASBU [Gosudarstvennyj arhiv Služby bezopasnosti Ukrainy], Kharkov, f. R-845, op. 2, d. 583, l. 161. 12. CGAOOU [Central´nyj gosudarstvennyj arhiv obščestvennyh ob´´edinenij Ukrainy], f. 1, op. 1, d. 354, l. 21. 13. GASBU, Odessa, d. 25468 FP, t.3, l.308. 14. CGAVOU, f.1, op. 11, d. 2881, l.3 ; GASBU, Odessa, d. 25468 FP, t. 3, l. 308. 15. GASBU, Kharkov, d.031106, l. 42.

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16. CGAVOU, f.1, op. 11, d. 2881, l.3 ob. 17. CGAOOU, f.1, op.1, d.354, l.21. 18. CGAVOU, f.1, op.11, d.2881, l.3 ob. 19. CGAOOU, f.263, op.1, d.44539 FP, l.204. 20. V.A.Zolotar´ ov, Ju.I.Šapoval, « V.A.Balic´kij... », art. cit. (4-6), p.50. 21. Ibid., p. 51 22. CGAVOU, f.1, op. 11, d. 2881, l.3 ob. 23. Graždanskaja vojna i intervencija v SSSR : Encyklopedija (La guerre civile et l’intervention en URSS : enyclopédie), Moscou, 1983, p.132. 24. GASBU, Odessa, d.2151, l.12. 25. GASBU, Kiev, FPI [Fond pečatnyh izdanij : Fonds des publications imprimées], d.408, l. 553. 26. Otčet Central´nogo Upravlenija Črezvyčajnyh Komissij pri Sovnarkome Ukrainy za 1920 god. K 5-mu Vseukrajnskomu s´´ezdu sovetov (Compte rendu de la Direction centrale des commissions extraordinaires du Sovnarkom d’Ukraine pour l’année 1920. Pour le Ve congrès des soviets d’Ukraine), Kharkov, Tip. Cupčrezkom, 1921, p.4. 27. Bìl´šovik, 24 mars 1920. 28. V.Balickij, « Stal´naja kogorta čekistov gorditsja svoim voždem » (La cohorte d’acier des tchékistes est fière de son chef), Proletarij, 20 juillet 1928. 29. Otčet central´nogo Upravlenija Črezvyčajnyh Komissij pri Sovnarkome Ukrainy za 1920 god., op. cit., p. 6-7. 30. Ibid., p.7. 31. V.Volkovins´kij, Nestor Mahno : legendi ì real´nìst´ (Nestor Mahno : légendes et réalité), Kiev, 1994, p. 174. 32. CGAOOU, f.1, op.6, d.14, l.76. 33. Ibid. l.130 ob 34. V.A.Zolotar´ov, Ju.I.Šapoval, « V.A.Balic´kij...», art. cit. (4-6), p.52. 35. V.I.Lenin i VČK. Sbornik dokumentov (1917-1922) (V.I.Lenin et la VČK. Recueil de documents, 1917-1922), Moscou, 1975, p.521. 36. CGAOOU, f.263, op.1, d.33032 FP, l.10-11. 37. Ibid, op.1, d. 531, l. 75. 38. Ibid, f.1, op.16, d. 1, l. 178-179. 39. V.V.Čencov, Polìtičnì represìï v Radjans´kìj Ukraïnì v 20-ti roki (La répression politique en Ukraine soviétique dans les années 20), Ternopol, 2000, p. 48. 40. X z´ïzd KP(b)U, 20-29 listopada 1927 r. Stenografìčnij zvìt (Le Xe congrès du KP(b)U, 20-29 nov. 1927. Compte rendu sténographique), Kharkov, 1928, p.213. 41. Perša Vseukraïns´ka konferencìja KP(b)U. Stenografičnij zvìt (Première conférence du KP(b)U d’Ukraine. Compte rendu sténographique), Kharkov, 1926, p. 120. 42. CGAOOU, f.1, op.16, d.4, l.318. 43. Druga konferencìja KP(b)U 9-12 kvìtnja 1929. Stenografičnij zvìt (Seconde conférence du KP(b)U des 9-12 mai 1929. Compte rendu sténographique), Kharkov, 1929, p. 53.

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44. CGAOOU, f.1, op.1, d.469, l.149. 45. Ibid, op.16, d.4, l.51. 46. GASBU, Kiev, FRD [Fond rasporjaditel´nyh dokumentov : Fonds des documents administratifs], l.20. 47. CGAOOU, f.1, op.16, d.7, l.56. 48. GASBU, Kiev, d.2174, l.31. 49. A.Graziosi, « Collectivisation, révoltes paysannes et politiques gouvernementales à travers les rapports du GPU d’Ukraine de février-mars 1930 », Cahiers du Monde russe, 35, 3, 1994, p. 480-481. 50. Ibid., p. 549-550. 51. CGAOOU, f.1, op.16, d.4, l.52. 52. GASBU, Kiev, FPI, l.2. 53. Ibid. 54. Ibid, l.58-59. 55. Ibid, l.59-60. 56. Gosudarstvennyj arhiv Luganskoj oblasti, f.34, op.1, d.895, l.21. 57. Ibid, l.20. 58. CGAOOU, f.1, op.16, d.2, l.136. 59. Ibid, l.77. 60. O.Zìnkevič, O.Voronin, Martirologìja ukraïns´kih cerkov (Martyrologe des Églises ukrainiennes), t.1 : Ukraïns´ka pravoslavna cerkva (L’Église ukrainienne orthodoxe), Toronto-Baltimore, 1987, p. 142-144. 61. O.Zìnkevič, « Sprava Ukraïns´koï aftokefal´noï pravoslavnoï cerkvi na procesì Spìlki vizvolennja Ukraïni i ìï likvidacìja u 1930 r. » (La question de l’église autocéphale pendant les procès de l’Union de libération de l’Ukraine et sa liquidation en 1930), Sučasnìst´, 1988, p.225. 62. V.Roztal´nij, « Mitropolit --mučenik » (Le métropolite martyre), Golos Ukraïni, 19 avril 1992. 63. « Izmenenie pasportnoj sistemy nosit principial´no važnyj harakter » (Le changement de système de passeport a par principe un caractère important), Istočnik, 6, 1997, p. 104-105. 64. Les visites de Balickij ont été notées sur le registre les 21 juillet, 12 novembre et 28 décembre 1931 ; les 26, 27 février, 5, 7, 9, 10, 15, 19, 27 mars, 4, 5 avril, 2 mai, 21, 26 septembre, 8 octobre, 15, 24, 28 novembre 1932 ; le 28 novembre 1934 ; le 1er avril 1937. 65. A.I.Korukin, N.V.Petrov, « OGPU (1929-1934) », Svobodnaja mysl´, 8, 1998, p.106. 66. CGAOOU, f.1, op.1, d.535, d.109. 67. Arhiv UVD [Upravlanija vnutrennih del] Har´kovskoj oblasti, f.48, op. 1, por.1, t.3, l. 1. 68. Ibid., l.4. 69. D’après Ju.Šapoval, Ukraïna XX stolìttja : osobi ta podìï v kontekstì važkoï ìstorìï (L’Ukraine au XXe siècle : les personnes et les événements dans le contexte d’une histoire complexe), Kiev, 2001, p.68-69.

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70. Arhiv UVD Har´kovskoj oblasti, Prikaz GPU USSR n°65, 15 mars 1931. 71. CAFSB RF [Central´nyj Arhiv FSB Rossijskoj Federacii], d.11554, t.2, l.401 ob. 72. V.B.Evtuh, B.V.Čirko, Nìmcì v Ukraïnì (1920-ì -- 1990-ì roki) (Les Allemands en Ukraine, des années 1920 aux années 1990), Kiev, 1994, p.60. 73. CA FSB RF, d. 11554, t. 2, l. 402-403 ob. 74. CGAOOU, f. 1, op. 1, d. 472, l. 70. 75. CA FSB RF, d.11554, t.2, l.401-402 ob. 76. Ju.P.Bondarčuk, « Masovì deportacìï naselennja Podìllja » (Les déportations massives de population en Podolie), Z arhìvìv VUČK-KGB, 1-2, 1997, p.130. 77. Ju.Šapoval, Ukraïna XX stolìttja, op. cit., p.41-42. 78. Ja.Tinčenko, « S dnem roždenija GULAG! » (Joyeux anniversaire, GULAG!), Kievskie vedomosti, 21 juin 1999 ; E.Emakov, « Åizn´ i smert´ Genriha Jagody » (Vie et mort de Genrih Jagoda), Razbor, 2, 2000. 79. B.B.Brjuhanov, E.N.Šoškov, Opravdaniju ne podležit. Ežov i ežovščina. 1936-1938 (Injustifiable, Ežov et la ežovščina, 1936-1938), Saint-Pétersbourg, 1998, p.137. 80. GAHO [Gosudarstvennyj arhiv Har´kovskoj oblasti], f.99, op3, d.354, l.409. 81. GASBU, Kiev, d.59881 FP, l.124. 82. CGAOOU, f.1, op.20, d.2994, l.193-194. 83. Ibid, l.192. 84. Ibid, l.191. 85. GAHO, f.2, op 1, d.501, l.8, 10. 86. P.Bačinskij, D.Tabačnik, « Gibel´prem´era : versii i fakty » (Le meurtre du premier ministre : les versions et les faits), Raduga, 2, 1991, p.88. 87. GASBU, Kiev, d.56297 FP, l.56. 88. V.I.Berežkov, Piterskie prokuratory. Rukovoditeli VČK-MGB (Les procureurs de Saint-Pétersbourg. Les dirigeants du VČK-MGB), Saint-Pétersbourg, 1998, p.89. 89. CGAOOU, f.263, op 1, d.45896 FP, t.3, l.93. 90. Ibid, d.44539, l.25. 91. Ibid, d.45886 FP, l.50. 92. Ibid, l.49. 93. Ibid.

RÉSUMÉS

Résumé Cet article retrace la carrière du commissaire de la ČK-GPU-NKVD d’Ukraine, Vsevolod Apolonovič Balickij, depuis son entrée en fonction à la Tchéka, en janvier 1919, jusqu’à la fin de sa longue expérience à la tête des organes de sécurité républicains, commencée dès 1923 et

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brutalement achevée en 1937 au début de la Grande Terreur. En s’appuyant sur les archives du parti communiste d’Ukraine, la première partie de l’article examine le rôle de ce dirigeant dans l’histoire politique de l’Ukraine des années 1920 et 1930, à travers les nombreuses actions de répression dont il fut, à bien des reprises, l’instigateur direct. Il reconstitue le parcours du « bourreau », serviteur zélé du régime, son ascension politique vers le centre moscovite dans la période la plus sombre de l’entre-deux-guerres en Ukraine, autour de la famine de 1932-1933. La seconde partie présente le responsable sur le banc des accusés et considère tour à tour les différents arguments contenus dans l’instruction qui précéda son jugement, des plus grotesques concernant son activité contre-révolutionnaire, jusqu’à ceux, très vraisemblables, relatifs à ses ambitions politiques. Cet essai monographique sur un haut dirigeant local s’inscrit ainsi dans l’histoire de la première génération des cadres du nouveau régime qui, en dehors des membres du premier cercle de l’équipe stalinienne déjà bien connus, reste à explorer par l’approche biographique.

Abstract Vsevolod Balitskii, hangman and victim. Vsevolod Apolonovich Balitskii was commissar of the Ukrainian Cheka, GPU and NKVD. The present article relates his career from the time when he entered the Cheka in January 1919 to the end of his long activity as head of the Republic’s security organs -- an activity which started in 1923 and came to an abrupt end in 1937 at the onset of the Great Terror. The first part of the article is based on Ukrainian Communist party archives. It studies Balitskii’s role in Ukraine’s political history during the 1920s and 1930s through the countless repressive actions he more than once instigated directly. The author pieces together the career of this zealous servant of the regime and hangman, his political ascension towards the Muscovite center during the darkest hours of the interwar period -- the famine years of 1932-1933. The second part presents him in the defendant’s dock and surveys the various charges contained in the pretrial investigation of his case, from the most grotesque -- counterrevolutionary conspiracy -- to the most plausible -- Balitskii’s political ambitions. This monographic article on a local top commander comes within the scope of the history of the regime’s first generation of leading officials which, aside from the well-known members of the Bolshevik Old Guard, remains to be explored in a series of biographies.

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Repressii v apparate MGB v poslednie gody zizni Stalina, 1951-1953.

Nikita PETROV

1

RÉSUMÉS

Résumé Les répressions dans l’appareil du MGB pendant les dernières années de Stalin, 1951-1953. Peu de temps avant sa mort, Stalin remplaça une fois de plus le dirigeant de la sécurité d’État et se mit à remanier de fond en comble la direction du MGB. D’habitude, il prenait ce type de mesure à la veille de nouvelles purges sanglantes acccompagnées d’arrestations et d’exécutions. Entre 1951 et 1953, la répression s’est abattue sur les dirigeants du MGB : le ministre Viktor Abakumov lui-même fut arrêté ainsi que des dizaines de ses collaborateurs, dont la plupart étaient juifs. Cette circonstance témoignait clairement des nouvelles et fâcheuses intentions du dictateur vieillissant. Quelle direction les événements allaient-ils prendre ? Sa mort soudaine en mars 1953 laissa la question sans réponse. On s’est demandé jusqu’à présent si cette campagne

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aurait pu évoluer en une purge gigantesque étendue à toute la société soviétique à l’image des répressions de 1937. Le présent article étudie l’histoire des dernière purges staliniennes ; il présente par ordre chronologique les annonces des arrestations des dirigeants tchékistes et en analyse les raisons. Grâce à l’étude des archives, on présente ici pour la première fois les directives que Stalin a communiquées au ministre de la Sécurité d’État Semen Ignat´ev sur le déroulement des arrestations et sur l’instruction de l’« affaire des blouses blanches ». On y décrit également la restructuration des activités du MGB, qui était l’instrument le plus important dans le système du pouvoir stalinien.

Abstract Repression within the MGB apparatus during Stalin’s last years, 1951-1953. Shortly before his death, Stalin once again replaced the head of the state security apparatus and engaged in a complete reshuffling of the MGB’s leadership. He usually took this type of measure on the eve of bloody purges that were accompanied by arrests and executions. From 1951 to 1953, repression was directed against MGB top leaders : the Minister Viktor Abakumov himself was arrested together with dozens of collaborators -- Jews for the most part. This affair clearly revealed the aging dictator’s latest and extremely ominous plans. What direction were events going to take ? Stalin’s sudden death left the question unanswered. Whether or not this campaign might have turned into a large-scale purge of the entire Soviet society in keeping with the repressions of 1937 has remained unclear until now. The present article provides a historical survey of Stalin’s last purge, a chronology of Chekist leaders’ arrests and an analysis of the motives behind these events. Based upon archival documents, it reproduces for the first time Stalin’s instructions to the new Security Minister Semen Ignatiev on how to carry out arrests and investigations in the “Doctors’ plot affair.” It also deals with the restructuring of the activities of the MGB, this major instrument of Stalin’s power.

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Une diplomatie plébéienne ? Profils et compétences des diplomates soviétiques 1936-1945

Sabine Dullin

1 Le commissariat du peuple aux Affaires étrangères (NKID)*, qui se reforma à la suite de la révolution, fait partie des administrations qui durent renouveler très largement leur personnel. Hormis le maintien en poste d’un petit groupe de juristes qui avait travaillé au ministère des Affaires étrangères (MID) à l’époque tsariste et constitua durant l’entre-deux-guerres la mémoire vive du ministère et si l’on excepte le choix de Čičerin comme commissaire du peuple1, il s’agissait de néophytes.

2 Anciens opposants au tsarisme ou jeunes recrues aux lendemains de la guerre civile, les nouveaux diplomates n’étaient pourtant pas des promus issus des classes populaires. Ils appartenaient pour la plupart, si l’on tient compte de leur bagage social et culturel, à la catégorie de ceux qu’on dénommait à l’époque les « spécialistes », que ceux-ci soient militants ou apolitiques, qu’ils aient été formés pour les plus anciens dans les universités européennes ou pour les plus jeunes dans les universités soviétiques au cours des années 19202.

3 Peu affectée par l’« ouvriérisation » des années 1928-1931, l’administration des Affaires étrangères figure au milieu des années 1930 comme un des réservoirs de la compétence3. Le formulaire à remplir lorsqu’on entrait dans la diplomatie au début des années 1920évaluait celle-ci par une série de questions portant sur la formation (nature et volume des enseignements suivis, raisons d’un éventuel inachèvement), sur la connaissance des langues étrangères, le nombre de séjours à l’étranger et l’expérience professionnelle en matière de pays étrangers (ce qui favorisait bien sûr les retours d’exil). Cette compétence, fondée sur le savoir, mais aussi l’expérience, était par ailleurs souvent validée par une lettre de recommandation de la part d’un cadre travaillant déjà au NKID4. La « distinction » linguistique resta un critère essentiel de recrutement pendant l’entre-deux-guerres. Jugés nécessaires par la direction du parti, ces critères d’évaluation de la compétence s’accompagnaient cependant d’une méfiance idéologique et politique à l’égard de ceux qui en étaient les porteurs5. La connaissance des langues en particulier était au milieu des années 1930 un marquage social et politique handicapant tout en étant un atout professionnel. Elle signifiait en effet le plus souvent une absence d’origine ouvrière ou elle était la trace lointaine d’années

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d’exil. Ces deux éléments étaient, dans le contexte stalinien, perçus comme des obstacles pour une loyauté politique sans failles.

4 Avec l’épuration du NKID au moment de la Grande Terreur, un deuxième renouvellement en profondeur du personnel diplomatique eut lieu. Comme dans le cas des militaires, on a gardé de la purge de l’appareil du Narkomindel l’idée d’un manque à gagner très fort de compétences. Le ministère des Affaires étrangères à la sortie de la « grande guerre patriotique » apparaît désormais comme un réservoir d’hommes loyaux dont la fidélité politique, assortie d’un niveau culturel limité, aurait inhibé toute capacité d’initiative. Bien des contemporains ont qualifié la diplomatie soviétique à la sortie de la guerre de « mauvaise diplomatie ». Citons Aleksandra Kollontaj, nostalgique de l’art diplomatique de l’équipe Litvinov dont elle avait fait partie : Si, depuis la fin de la guerre, [...] nous avions mené une politique extérieure plus souple, « raisonnable », sans les efforts acharnés et maladroits des « juristes » pour compliquer les questions, nous aurions pu freiner [...] le processus d’hostilité et de réaction. L’objet de la diplomatie est précisément d’obtenir le maximum d’avantages pour son pays dans des circonstances défavorables. Depuis la fin 1945, notre diplomatie a suivi un autre chemin. L’ignorance de la psychologie des leaders des autres pays [...] voilà ce qui a suscité des difficultés inutiles là où elles auraient pu être évitées6.

5 Pour certains historiens également, la faible pertinence des analyses élaborées sur le monde extérieur et le manque d’aisance des nouveaux diplomates dans l’art de négocier ont été des éléments à part entière du processus de guerre froide qui s’est nourri de nombreux malentendus7.

6 S’il convient de relativiser la part dévolue aux diplomates du MID dans une politique extérieure qui était entièrement définie et conduite par le binôme Stalin-Molotov, il n’en reste pas moins vrai que les diplomates conservent un rôle d’information, d’expertise et d’exécution dont les chefs du Bureau politique ne pouvaient se passer. Même si ces diplomates étaient réduits au rôle d’« agents de transmission », selon les propres termes de Molotov8, la perception de la politique étrangère de l’URSS était dépendante de leur attitude, et la raideur idéologique de même que la méconnaissance de l’étranger pouvaient dès lors nuire considérablement à l’effet recherché par tel ou tel message en provenance du Kremlin.

7 L’analyse du profil des diplomates entrés au NKID entre 1936 et 1945 peut contribuer à éclairer cette question. Y a-t-il véritablement une rupture en termes de profil social et politique et de formation entre l’appareil diplomatique forgé par Čičerin et Litvinov au cours des années 1920 et 1930 et celui que réorganise Molotov ? Dans quelle mesure les critères de sélection de la direction du NKID et du Comité central et les méthodes de formation interne se modifient-ils ? Quelle sorte de compétence attend-t-on dorénavant des diplomates ?

8 Cette étude s’appuie sur le dépouillement non exhaustif de dossiers biographiques concernant les cadres diplomatiques entrés dans la carrière au cours de ces années9. Elle utilise par ailleurs les travaux déjà effectués sur la période antérieure10. Si l’administration des Affaires étrangères se prête assez bien, dans l’absolu, au travail prosopographique du fait d’un personnel relativement restreint en nombre, il reste que l’accès aux dossiers administratifs du Département des cadres du MID (organigrammes, listes du personnel, fiches biographiques) est fermé pour les années 1930. Par ailleurs, on ne dispose pas, contrairement à la période antérieure à 1936, de sources permettant de chiffrer précisément les effectifs du NKID, à un moment où la désorganisation de ses

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services est maximale. Cependant, le recours aux archives du parti communiste permet de compenser en partie cette fermeture. En effet, l’ensemble des cadres diplomatiques est géré par le système de la nomenklatura du Comité central. Toutes les activités concernant les relations avec le monde extérieur étaient jugées suffisamment sensibles pour que, dès les années 1920, elles dépendent directement du CC. En 1946, la nomenklatura gérait 1 169 postes concernant les relations étrangères (Affaires étrangères, Commerce extérieur...)11. Sur ce nombre, les diplomates ne représentaient qu’une petite minorité : entre 1917 et 1946, soit pour une période de trente ans, environ 1 200 personnes occupèrent à un moment ou à un autre un poste de responsabilité au sein du NKID, ce qui est très peu. Les nominations de diplomates devaient être entérinées par l’Orgbjuro-Sekretariat et confirmées par le Bureau politique. Pour les plus hauts postes (représentants plénipotentiaires, conseillers), la procédure relevait le plus souvent du seul Bureau politique. Les formulaires d’inscription au parti ainsi que les documents biographiques annexes (autobiographie, lettres de recommandation, évaluations administratives) conservés par le Département des cadres dirigeants du CC, en lien avec le Département des cadres du NKID, ont pu ainsi être utilisés.

L’ampleur du renouvellement

9 En 1936, quatre cents personnes travaillaient entre le siège à Moscou et les représentations locales au sein de chaque république de l’Union soviétique et un peu moins de six cents étaient en poste à l’étranger12. Si l’on prend le seul niveau des cadres dirigeants, on a moins de trois cents personnes avant les purges13. Au moins 34 % de ce personnel disparut au cours des purges et, pour les postes à haute responsabilité, le pourcentage est deux fois supérieur puisque 62 % furent victimes de l’épuration tandis que 16 % conservèrent leur poste et 14 % échappèrent aux purges soit par la défection soit par un décès antérieur (il reste un volant de 8 % dont le sort est indéterminé)14. Après l’étiage des années 1937-1939, les effectifs se rétablirent peu à peu. Il fallait accompagner en termes d’effectifs l’essor de l’influence diplomatique soviétique : entre 1941 et 1943, l’Union soviétique rétablit ses relations diplomatiques avec le Mexique, le Canada et l’Uruguay et ouvrit des ambassades en Afrique du Sud, en Hollande, à Cuba, en Australie, en Éthiopie et en Égypte. En 1944, la Nouvelle-Zélande, le Costa Rica, le Liban et la Syrie, le Chili et le Nicaragua étaient dotés d’ambassades. Par ailleurs, au siège, se développèrent des départements géographiques nouveaux15. L’impact en terme de croissance du personnel dirigeant semble toutefois encore peu perceptible pour la période de la guerre (on constate en revanche une inflation du personnel subalterne sans qu’il soit possible de l’évaluer). Pour les années 1940-1946, ont été recensés 157 diplomates ayant un poste de responsabilité dont 85 % avaient commencé leur carrière après 193616. Par ailleurs, 159 diplomates sont entrés dans la diplomatie entre 1936 et 1945 et ont occupé, dès ces années-là ou plus tard, des postes suffisamment importants pour figurer dans le dictionnaire diplomatique17. Ces deux chiffres n’intègrent pas les nominations provisoires qui ont été un trait marquant de la période des purges et des années 1939-1941. Un indicateur quantitatif permet de saisir le turn-over des diplomates en période d’épuration et de renouvellement. Il s’agit de l’ensemble des nominations et des mutations internes examinées par le Comité central18.

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10 En 1937-1938, les cas examinés sont au nombre de 84 (dont 31 cas traités au seul niveau du Politbjuro). Le phénomène de renouvellement et de promotion interne reste encore assez limité. Dans un premier temps, c’est en effet le processus de démantèlement de l’appareil diplomatique antérieur qui prédomine, conduisant à une situation de pénurie et un nombre très élevé de vacances de postes. Cette première grande vague d’arrestations, menée par Ežov et, au sein du Narkomindel, par Korženko, responsable du Département des cadres, fut contemporaine des procès publics de 1937-1938. Sokol ´nikov, ancien représentant soviétique à Londres et ancien commissaire du peuple adjoint aux Affaires étrangères, comparut lors du procès mettant en vedette Pjatakov et Radek et il fut condamné à 10 ans de prison. Krestinskij, également commissaire du peuple adjoint aux Affaires étrangères, après avoir été plus de dix ans représentant de l’URSS à Berlin fut, quant à lui, l’un des accusés du procès de Buharin et Rakovskij en mars 1938 ; il fut fusillé en même temps que le commissaire du peuple au Commerce extérieur Rozengol´c. L’épuration du NKID commença véritablement dans le sillage de l’arrestation de Krestinskij, à partir de juin 1937 : les arrestations se multiplièrent au niveau des représentants plénipotentiaires mais aussi des cadres de l’appareil central19. Mais il y avait aussi tous ceux qui se retrouvaient sans poste sans pour autant être arrêtés dans l’immédiat. Potemkin, commissaire adjoint depuis 1937, ne savait plus où donner de la tête, demandant en février 1939 la prolongation de la Commission extraordinaire du CC chargée de trouver un emploi aux diplomates écartés du NKID20. Les mentions « en réserve du NKID » ou « en réserve du CC » sont légion en 1938-1939.

11 La « faim de cadres » (kadrovyj golod) et l’absence d’une réelle politique de renouvellement de la part du Kremlin étaient patentes. Ainsi, le 3 janvier 1939, dans une lettre à Stalin, Litvinov fait le bilan des vacances de postes et adresse au Bureau politique un signal d’alarme. Il évoque 9 postes de représentants plénipotentiaires vacants à Washington, à Tokyo, à Varsovie, à Bucarest, à Barcelone, à Kaunas, à Copenhague, à Budapest et à Sofia, et ce, dans certains cas, depuis plus d’un an ; 9 postes vacants pour les conseillers ; 22 pour les secrétaires ; 30 pour les consuls et vice- consuls ; et 46 pour les autres postes politiques des ambassades (responsables des départements de presse, attachés et secrétaires de consulats). Dans l’appareil central du commissariat aux Affaires étrangères, sur huit départements, un seul est dirigé par un responsable confirmé, les sept autres l’étant par des intérimaires21.

12 La procédure la plus souvent utilisée pour combler hâtivement les trous était la suivante : le Comité central affectait aux Affaires étrangères des groupes de communistes parmi lesquels Litvinov sélectionnait, après un entretien, les plus adéquats. Ceux-ci entamaient alors un cours de formation accélérée (3 mois) au sein de l’Institut des travailleurs diplomatiques et consulaires, institution de formation interne au commissariat créée en 1934 à un moment où le commissaire du peuple se préoccupait des prochains départs à la retraite et entendait préparer en douceur une relève. Ainsi, en juillet 1937, 13 nouveaux collaborateurs étaient réclamés par Litvinov qui trouvait trop lente la procédure du côté du Comité central22. En août, Malenkov, qui dirigeait la Section des cadres au Comité central, envoya 85 communistes aux Affaires étrangères. Litvinov constatait alors, dans une lettre à Stalin, que sur ce total seuls 15 parlaient à peu près une langue étrangère et aucun ne pouvait devenir dans un délai rapide un représentant plénipotentiaire23. Le commissaire du peuple, dont les critères de sélection reposaient en particulier sur une bonne connaissance des langues étrangères, se montrait le plus souvent mécontent du niveau des candidats proposés.

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Sur les 85, Litvinov en sélectionna finalement 50 en août 1937 pour une formation de trois mois, dont 15 furent immédiatement affectés à l’étranger comme conseiller ou secrétaire d’ambassade, tant le personnel diplomatique manquait24. Des diplomates tels que Plotnikov ou Listopad, qui ne connaissaient que le russe, se retrouvèrent ainsi très rapidement à la tête d’une ambassade.

13 Mais la promotion des nouveaux venus à des postes de responsabilité ne s’accéléra véritablement qu’en 1939 après la prise en main de la direction du NKID par Molotov. À partir d’avril-mai 1939, les procès-verbaux de l’Orgbjuro et du Secrétariat font état de 123 nominations ou mutations, dont 13 relèvent du seul Bureau politique, et de 150 pour 1940. Rien qu’au mois d’août 1939, 16 nouveaux occupent des postes importants. Il fallut donc attendre l’éviction de Litvinov qui, dès le début des années 1930 et surtout à partir de 1934, avait imprimé sa marque sur la politique de recrutement de son commissariat pour qu’une nouvelle stratégie de recrutement et de gestion des carrières puisse se mettre en place avec Molotov. La deuxième vague d’arrestations au sein du Narkomindel, qui avait débuté quelques mois plus tôt, fin 1938, sous la houlette de Berija, se développa au moment où Molotov devint le commissaire du peuple aux Affaires étrangères. Elle visait avant tout la personnalité de l’ancien commissaire du peuple et ses collaborateurs25 et marquait la volonté du nouveau commissaire de mener sa propre politique des cadres avec l’aide d’une commission qui comprenait Malenkov et Dekanozov. Durant la réunion du parti qui se déroula au sein du NKID en juillet 1939, quelques mois après sa prise de fonction, Molotov mit en cause, devant le personnel diplomatique, la politique des cadres menée par Litvinov : si le commissariat du peuple aux Affaires étrangères n’était pas complètement bolchevik, la faute en revenait à son prédécesseur qui avait défendu une série de personnes étrangères et hostiles au parti comme à l’État soviétique, et avait eu une attitude antiparti à l’égard des nouveaux arrivants au commissariat26.

14 La dénomination « personnes étrangères et hostiles au parti comme à l’État soviétique » recoupait deux profils existant au sein du NKID depuis les années 1920. Le premier était celui des anciens révolutionnaires. Ceux-ci avaient parfois eu des liens avec les opposants de Stalin. Ayant souvent commencé leur vie de militants en dehors du parti bolchevik, ils avaient tissé des réseaux de connaissance dans leur activité militante et au cours de leurs années d’exil. Ces vieux militants occupaient encore un peu moins du tiers des postes de responsabilité au NKID au milieu des années 1930. Certains qui correspondaient à ce profil furent pourtant épargnés, et non des moindres : Kollontaj, qui resta polpred en Suède pendant la guerre ; Majskij, en poste à Londres jusqu’en 1943 ; ou encore Suric et Trojanovskij, pour ne citer que les plus importants. Pourquoi eux ? On en est réduit à des conjectures. Est-ce à mettre au compte d’une immunité liée à leur notoriété internationale ou au caractère stratégique de leur poste à ce moment-là. Étaient-ils intouchables parce qu’au Kremlin on était persuadé qu’ils pouvaient encore servir ? Il faut souligner aussi le fait que la première épuration (celle de 1937), qui fut la plus tragique pour cette catégorie-là, ne visait pas encore la personne du commissaire du peuple Litvinov. Or il s’agissait de son cercle d’amis et de proches collaborateurs.

15 Le deuxième profil était celui des « spécialistes », dont l’expérience et la formation s’inscrivaient dans la continuité de la période tsariste (le Département juridique et celui des affaires de la SDN étaient en particulier les refuges des anciens fonctionnaires de la diplomatie prérévolutionnaire, souvent d’origine noble).

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16 À côté de ces deux catégories, cibles privilégiées des purges dans toutes les administrations, fut aussi touchée la jeune « intelligentsia » soviétique formée dans les instituts supérieurs de l’URSS au cours des années 1920. Celle-ci occupait une place très importante dans le noyau administratif central mis en place par Litvinov et dans les échelons intermédiaires des ambassades. C’étaient ses membres qui représentaient, dès le milieu des années 1930, le groupe majoritaire au NKID, détenant la moitié des postes de cadres et contribuant très largement à l’image d’une administration jeune où les 35-45 ans prédominaient.

Le profil des nouveaux venus : une réelle ascension sociale

17 Les dossiers biographiques consultés rendent compte du phénomène massif d’ascension sociale à travers le triptyque de la plébéianisation, de la provincialisation et de la russification du corps diplomatique durant les années 1936-1945. Cela s’accompagna d’un rajeunissement du NKID et de la prédominance de cursus de formation assez atypiques, même si, on le verra, il n’existe pas en ce domaine de rupture totale avec la période précédente.

18 Les formulaires étudiés27, s’ils apportent beaucoup d’éléments d’information sur l’origine sociale, la formation et les étapes tant politiques que professionnelles de celui qui les remplit, sont néanmoins largement codés. En particulier, on est confronté au problème d’une « auto-identification sociale », le scripteur ayant tendance à se conformer le plus possible aux critères de classe mis en avant par le régime. La valorisation des éléments pouvant permettre de s’identifier à la classe ouvrière dans un contexte où la discrimination positive joue en sa faveur s’estompe toutefois à la fin des années 1930. L’impact de la nouvelle constitution de 1936 n’est ici sans doute pas négligeable. En supprimant les critères socialement discriminants en matière de droits civiques, elle place dorénavant l’ouvrier, le kolkhozien et le služaščij à égalité de droit. Ces fiches donnent également lieu à une stylisation du parcours personnel selon les canons de la méritocratie stalinienne, avec notamment une insistance sur l’activisme social et politique ainsi que sur les états de service dans l’Armée rouge.

19 D’un formulaire à l’autre, la trame et les rubriques restent globalement inchangées, mais le soin avec lequel telle ou telle rubrique est remplie diffère en fonction des périodes. Ainsi, le poids de la terreur est assez perceptible dans la manière dont les diplomates, entre 1936 et 1939, répondent aux questions concernant les liens familiaux. On constate aussi, dans l’après-guerre, un certain manque d’attention dans les réponses aux questions portant sur la position sociale et l’engagement politique, tandis que les questions portant sur l’éducation, les diplômes acquis et les médailles reçoivent des réponses très précises. En effet, le diplôme qui valide l’appartenance à la nouvelle intelligentsia soviétique, mais aussi la médaille du vétéran ou du cadre méritant de la patrie pendant la « grande guerre patriotique » sont dorénavant porteurs de privilèges indépendamment de la condition sociale originelle28. D’ailleurs, la question du niveau d’éducation n’est introduite qu’à la fin des années 1930, là où, auparavant, était demandé le seul descriptif de son cursus.

20 L’impression la plus forte qui se dégage de ces récits de vie, même stéréotypés et codifiés à l’intérieur de rubriques très précises, est celle de l’immense ascension

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professionnelle dont la plupart de ces hommes (aucune femme chez ces nouveaux diplomates) ont bénéficié. Si 28 % d’entre eux se définissent comme ouvriers quant à leur « position sociale » (social´noe položenie), on constate que ceux qui disent relever de la catégorie des « cols blancs » (62 % de služaščij) ou de celle des paysans (10 %) ne proviennent pas de milieux aisés et partent, eux aussi, du plus bas de l’échelle sociale.

21 Pouvoir se dire « ouvrier » relève d’une alchimie particulière dont les critères ont été définis par le régime29. L’imbroglio des situations personnelles, avec des métiers souvent inclassables et une grande mobilité géographique, professionnelle et sociale, rend cependant difficilement palpable le moment de vérité prolétarienne dans un parcours. À y regarder de près, bien des biographies de « cols blancs » ne se différencient pas de celles des « ouvriers ». Ce sont aussi des pauvres même s’ils ne sont pas prolétaires. Ainsi F. F. Moločkov, qui fit l’essentiel de sa carrière au Département du protocole après son entrée au NKID en 1937, avait des parents paysans (bednjaki, puis kolkhoziens) et il commença à être apprenti à l’âge de 12 ans avant d’être ouvrier agricole puis apprenti plombier. Ce n’est qu’en 1930 (il a alors 24 ans) qu’il acquiert le statut de « col blanc » en devenant caissier 30 !

22 Être ouvrier relève d’abord de la généalogie personnelle. On est ouvrier parce que son père (plus que sa mère d’ailleurs) l’a été avant et parfois après la révolution. Mais, ce n’est pas le seul critère ; 23 % de ceux qui se définissent comme « ouvriers » ont des parents kolkhoziens issus, lorsque cela est mentionné, soit du milieu des ouvriers agricoles, soit de familles de paysans pauvres. Par ailleurs, certains fils d’ouvriers se définissent comme « cols blancs »31. L’élément constitutif d’une identité ouvrière est en effet l’expérience de l’usine ou de l’atelier, qui s’évalue en nombre d’années, de quatre à plus de dix ans, la moyenne se situant autour de sept ans. Cette « expérience prolétarienne formative » est renforcée si l’entrée au parti s’est faite au moment où l’on était ouvrier. L’engagement comme soldat de l’Armée rouge pendant la guerre civile fonctionne comme l’équivalent d’une identité ouvrière mais cela ne concerne que la poignée de diplomates nés autour de 1900. Le passage par une faculté ouvrière apparaît aussi comme une sorte de validation par le régime de l’origine sociale, de même que les états de service dans le domaine de l’activisme social et politique peuvent compenser les éventuels manques d’expérience ou d’antécédents familiaux. A. A. Sobolev, qui entre au NKID en 1939 et occupe après la guerre des postes importants à l’ONU, se définit comme ouvrier. Pourtant, son père était facteur et, à l’exception de quelques mois comme docker à Petrograd en 1919 à l’âge de 16 ans, il n’a pas d’expérience professionnelle ouvrière. C’est bien son entrée à la faculté ouvrière en 1920, favorisée peut-être par l’engagement syndical de son père après la révolution, qui l’autorise à se prévaloir de cette position sociale32.

23 On est donc en présence d’une alchimie susceptible de produire des ouvriers au sens où le régime les conçoit. L’adoubement n’est cependant jamais définitif.

24 Les faussaires en identité sociale, surtout au moment de la « révolution culturelle » des années 1928-1931, sont recherchés. Ainsi L.N. Kulikov reçoit un blâme de la commission d’épuration en 1929 pour s’être indûment prétendu ouvrier. La question porte sur le travestissement du métier réel exercé par son père, puis par lui-même, entre 1914 et 1919, celui de charpentier et non pas ouvrier charpentier33. Son engagement dans l’Armée rouge entre 1919 et 1922 n’est également plus un argument suffisant.

25 À partir de la fin des années 1930, comme on l’a vu, il devient moins important de se définir comme ouvrier. Même si l’identité ouvrière reste un élément de valorisation

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considérable en Union soviétique, certains des avantages civiques et sociaux qui lui étaient associés disparaissent. Le développement de la méritocratie et l’essor du patriotisme font évoluer la perception que l’on a des hiérarchies en URSS. P. V. Anurov, dont le père était commis, avait été six ans apprenti puis ajusteur avant d’entrer à la faculté ouvrière de l’Institut de Moscou formant les ingénieurs des ponts et chaussées. Il était ouvrier quand il entra au parti en 1929. Après des études à l’Institut d’orientalisme entre 1934 et 1937, il devient un spécialiste des affaires japonaises au sein du NKID. S’il indique « ouvrier » dans le formulaire de 1936, il se définit en revanche comme « col blanc » dans celui de 194834. Incontestablement, les enjeux en termes de position sociale ne sont plus les mêmes.

26 Qu’ils se disent « paysans », « cols blancs », ou bien « ouvriers », l’origine plébéienne des nouveaux diplomates est en tout cas incontestable pour les années 1937-1941. Aucun nouveau diplomate ne provient d’un milieu de fonctionnaires. Tous ont commencé par des métiers manuels. Cela est d’autant plus frappant dans une administration qui était restée très largement à l’écart du processus d’ouvriérisation à l’œuvre dans d’autres administrations depuis 1928-1931 (campagne des vydvižency, « sortis du rang »)35. Il faut cependant distinguer deux étapes. Les années de promotion ouvrière au sein de la diplomatie sont pour l’essentiel celles de la Grande Terreur et de l’avant-guerre. Bien peu de ceux qui se disent ouvriers entrent au NKID après 1941. La cause en est, d’abord, l’autodéfinition sociale évoquée plus haut, les fils d’ouvriers mais aussi de paysans (et ils sont nombreux durant ces années de guerre) se définissant plus facilement comme « cols blancs » que lors de la décennie précédente. L’on constate globalement, pour les années de la guerre, une plus grande mixité dans l’origine sociale des « cols blancs » désormais majoritaires. En particulier, chez les non-Russes et les recrues âgées de plus de 40 ans, le milieu social d’origine apparaît plus aisé (instituteurs, agronomes, professeurs, juges ou procureurs...).

27 La promotion sociale fut aussi, sur toute la période, celle des provinciaux par rapport aux citadins des deux capitales. Les nouveaux diplomates ont une origine géographique diversifiée. Seuls 22 % proviennent des villes de Moscou et Leningrad ou de leur oblast´. Les différentes étapes de leur vie s’identifient à une montée progressive vers l’une ou l’autre des deux grandes villes et l’éloignement de la capitale contribue souvent à démultiplier les étapes. Lorsqu’il s’agit de futurs diplomates originaires des régions entourant Moscou (moins de 500 km) et, dans une moindre mesure, Leningrad, le parcours géographique se fait en deux ou trois temps selon que l’on est de la campagne ou de la ville. Ces régions fournissent 31 % des diplomates. Dans la petite couronne (19 %), ce sont surtout des oblasti de Smolensk, Toula, Vladimir, Riazan, Iaroslavl et Tver/Kalinin que proviennent les nouvelles recrues. D’un peu plus loin, il en vient 12 % et, pour plus de la moitié, de la région ou de la ville de Nijni-Novgorod. En RSFSR, les régions et républiques plus lointaines du Caucase du Nord, du bassin de la Volga et de la Kama (18 %) sont également bien représentées. Un fort contingent arrive de Rostov. Un peu moins nombreux sont ceux qui viennent de la république autonome du Tatarstan, où se trouve le pôle scolaire et universitaire de Kazan. Les régions de l’Oural, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient sont en revanche sous-représentées. Le recrutement au moment des purges et avant la guerre reste pour l’essentiel un recrutement russe en provenance de la RSFSR. Mais à partir de 1941, et notamment entre 1943 et 1945, des candidats en provenance des périphéries non russes sont sélectionnés. Le contingent venu de l’Ukraine et de la Biélorussie (14 %), de la Transcaucasie et de l’Asie centrale (7 %), est pour l’essentiel arrivé à partir de l’automne 1941. C’est le résultat d’une

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politique volontariste, qui vise à faire entrer au NKID des représentants des républiques périphériques. Appartenant souvent aux élites locales, on les retrouve plus tard à des postes ciblés. Cependant, la plupart mentionnent le russe comme langue maternelle. Dans le groupe des Ukrainiens, la différenciation est très nette entre ceux qui, venant des régions de Dniepropetrovsk et de Kharkov, ne savent que le russe, et ceux qui, originaires de la campagne et des régions de Kiev et de Vinnitsa, ont l’ukrainien pour langue maternelle. La mention de ces Ukrainiens, de quelques Biélorusses, dont Andrej Gromyko, et d’un certain nombre de représentants des peuples du Caucase et d’Asie centrale, ne doit pas cacher pour autant la réalité de la russification de l’administration des Affaires étrangères : 80 % des nouveaux venus sont Russes. Cela conduit à de profondes modifications au sein du NKID. Il faut souligner en particulier le faible recrutement de juifs (à peine 2 %), alors qu’avant les purges, ils représentaient 30 % des cadres36.

28 Avec cette plébéianisation massive de l’appareil diplomatique, le clivage social et culturel qui existait dans les années 1930 entre d’un côté les promus, très souvent cantonnés par Litvinov et ses collègues aux postes subalternes, et de l’autre côté l’ancienne élite révolutionnaire et/ou sociale occupant les postes dirigeants, a sans conteste assez largement disparu. Néanmoins, cela n’a sans doute pas débouché sur le corps homogène et soudé qu’on a parfois tendance à décrire lorsque l’on évoque les diplomates de l’ère Molotov. Les indices sont peu nombreux en l’absence de documents privés, les mémoires et témoignages publiés ayant plutôt tendance à souligner la solidarité et la camaraderie qui règnent au sein de la grande famille des diplomates soviétiques. Si l’esprit de corps existe bel et bien -- et plusieurs facteurs matériels y contribuent fortement : le fait d’habiter ensemble dans les mêmes immeubles, tant au siège à Moscou que dans les pays étrangers, également l’expérience collective de l’évacuation à Kuibyshev entre 1941 et 1943 --, des éléments d’hétérogénéité subsistent. D’abord, la hiérarchisation très forte des fonctions inhérente au protocole diplomatique se renforça encore à la faveur de la guerre, nourrissant les ambitions des uns et les aigreurs des autres37. Ensuite, les diplomates plébéiens appartenaient à des groupes divers plus ou moins conscients d’eux-mêmes : les citadins et ceux qui étaient originaires de la campagne, les Moscovites et les nouveaux venus dans la capitale, les vétérans et les autres, et ces appartenances jouèrent, semble-t-il, un rôle non négligeable dans le contexte difficile de la guerre, entraînant des conditions de vie contrastées. Au sein des deux premières promotions du MGIMO en 1943-1944, la différenciation dans les niveaux de vie des étudiants, dont certains vivaient misérablement, est également frappante38. Il y eut en revanche, pendant ces années, une vraie égalité de chances entre catégories sociales dans la réussite professionnelle au sein du NKID. Plus que l’origine sociale, c’est l’année du recrutement qui a pu être déterminante dans l’évolution ultérieure de la carrière. L’année 1937 ne porta pas chance aux nouvelles recrues. Seule une petite moitié de ceux qui, cette année-là, étaient entrés pour occuper les nombreux postes vacants ont réalisé une carrière durable, tandis que les autres réalisaient des parcours aussi fulgurants que précaires39. En revanche, pour ceux qui ont été recrutés après 1939, la carrière dans la diplomatie se fit parfois jusqu’à la retraite dans les années 1970-1980. Citons K.V. Novikov, ouvrier chauffagiste après la révolution, formé dans le cadre d’une faculté ouvrière (rabfak) puis de l’Institut des turbines à Leningrad, et qui débuta au NKID en 1940 à l’ambassade de Londres sous la direction de Majskij. Sa carrière fut durable et prestigieuse : responsable de département à 37 ans en 1942, ambassadeur à 42 ans40.

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29 Les nouveaux diplomates, lorsqu’ils arrivent au NKID, sont indéniablement jeunes. Les trentenaires sont très largement majoritaires. En 1939, le rajeunissement est maximal, avec des recrues nées entre 1906 et 1914 à plus de 70 %. En revanche, pendant la guerre, on recourt à un spectre plus large, avec un contingent de diplomates de plus de 40, voire 50 ans, qui ont fait leurs preuves comme professeurs ou chercheurs, surtout en histoire et en droit, et occupent immédiatement des postes de haute responsabilité. Globalement, les nouvelles recrues ne sont cependant pas plus jeunes que les « spécialistes » qui étaient entrés dans la diplomatie durant les années 1920. Adolescents au moment de la révolution, ceux-ci, après avoir adhéré au parti et s’être engagés dans l’Armée rouge pendant la guerre civile, étaient entrés immédiatement au service du nouveau régime, tout en poursuivant leurs études. Ceux qui arrivent entre 1937 et 1945 au sein du NKID ont en comparaison davantage « roulé leur bosse ». Ils ont fait toutes sortes de métiers et de formation afin de s’élever progressivement dans l’échelle socio-professionnelle.

30 Beaucoup ont su se distinguer par leur travail d’activiste politique au sein des Comités de paysans pauvres à l’heure de la collectivisation, au sein des Comités d’usine ou des Soviets ruraux afin de sortir de leur condition. Le militantisme aux Komsomols est très important. Plus des deux tiers sont passés par les jeunesses communistes et le plus souvent de manière durable. Au début des années 1930, l’entrée au parti n’est plus aussi rapide qu’à l’heure de la « promotion Lenin » (20 % sont entrés dans le parti entre 1924 et 1926). Dorénavant, les étapes sont davantage délimitées : Komsomols, candidat puis membre du parti, avec très souvent plusieurs années entre ces deux dernières étapes. C’est particulièrement vrai des candidats du parti des années 1931-1933, qui ne deviendront membres qu’à la fin des années 1930. La procédure s’accélère en revanche au moment des purges de 1937-1939. Ceux qui entrent dans la diplomatie à cette époque doivent être des membres du parti à part entière avant de pouvoir partir à l’étranger. La période de stage se raccourcit donc à un ou deux ans et cette pratique se poursuit après guerre. Entrés rapidement ou par étapes au sein du parti, les nouveaux diplomates ont tous les éléments d’un profil loyaliste : aucune adhésion antérieure à un autre parti ou à une opposition (ils sont trop jeunes pour cela), aucun blâme à quelques rares exceptions près.

Les trajectoires de formation

31 Sur le plan de la formation, la rabfak du milieu des années 1920 au début des années 1930 est un levier de l’ascension ; le tehnikum l’est également. Un tiers a suivi l’une ou l’autre de ces formations. Dispensées par cycle d’un à trois ans, elles sont de nature pratique et technique et visent avant tout à former des constructeurs du socialisme dans le cadre du plan (machinisme agricole, topographie, économie industrielle, chimie, géologie). Ces formations, souvent reçues en province (Kazan, Novotcherkassk, Nijni-Novgorod, Toula, Iaroslavl, Krasnodar, Kharkov), ne sont qu’une étape dans le cheminement de ces futurs diplomates. Ils y gagnent une amélioration de leur situation professionnelle et surtout un tremplin vers d’autres formations plus diplômantes. I. V. Sadčikov, qui a terminé à 20 ans le tehnikum d’agriculture de Krasnodar, entre à l’université de Perm, ce qui lui vaudra trois ans plus tard un poste d’enseignant à l’Institut pédagogique de Magnitogorsk41. On est au début des années 1930 et sa carrière diplomatique, entamée en 1939 et qui le mène, dès 1946, à occuper le poste

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d’ambassadeur en Iran, est encore loin. S.S. Nemčina, qui entre dans la carrière en 1941 et fut, parmi bien d’autres postes, conseiller d’ambassade en France au début des années 1960, termine un tehnikum en métallurgie en 1931 et part étudier à la prestigieuse université Lomonosov de Moscou42. Certains multiplient les formations de manière éclectique : E. G. Zabrodin, ouvrier agricole au départ, enchaîne une école agricole, un tehnikum d’agronomie puis de chimie et, après son service militaire en 1929, se retrouve laborantin à Moscou. Il entre alors à la faculté de chimie de l’université de Moscou pour être ensuite dirigé vers l’Institut d’Orient en 1934-1935, où il apprend le japonais. Puis, il suit une formation à l’École centrale de préparation des commandants de l’état-major des services de contre-espionnage. Sa voie est désormais toute tracée : il entre au NKID en 1939 et part en mission au Japon pendant la guerre43.

32 Si les formations d’origine sont communes à l’ensemble des futurs administrateurs de l’État soviétique, on peut cependant constater qu’il reste des filières de spécialisation ultérieure plus spécifiques et qui sont des voies d’accès « naturelles » au métier diplomatique. Les sciences humaines, économiques et sociales continuent, comme pour la période précédente, à constituer des passerelles privilégiées pour entrer au NKID. Très souvent formés à l’Institut d’économie nationale Plehanov, à l’Institut du Plan ou à l’Académie du commerce extérieur (où un stage est effectué au commissariat du peuple au Commerce extérieur), 15 % se définissent comme économistes de formation. Environ 12 % se disent historiens et on a le même pourcentage de juristes. Ils sortent le plus souvent de l’université, mais aussi des instituts tant au niveau des provinces que de Moscou. Les instituts d’études orientales, en particulier l’Institut Narimanov à Moscou ou l’Institut militaire des langues étrangères de l’Armée rouge, mais aussi certains instituts de province comme l’Institut pédagogique d’Orient de Kazan, continuent à assurer un contingent de linguistes (moins de 10 %), pour l’essentiel sinologues ou japonisants. Parmi eux, certains se qualifient de chercheurs ou professeurs, mais le plus souvent ils mettent en avant leur qualité d’enseignant, sans que l’un exclue forcément l’autre. L’Institut des professeurs rouges, rattaché à l’Académie communiste, a souvent constitué une des dernières étapes de leur formation. Il est intéressant de constater que, pour une génération marquée par l’activisme politique et l’apprentissage de l’istmat et du diamat44, seule, une infime minorité de diplomates se définissent comme instructeurs ou éducateurs politiques (politprosvetrabotniki), préférant le qualificatif général de pédagogues. Pourtant, beaucoup ont été dans leur jeunesse des instructeurs politiques dans leurs kolkhozes, durant leur service militaire, dans leurs écoles ou dans leurs fonctions politiques locales. Un certain nombre sont passés par l’Institut du marxisme-léninisme ou les écoles supérieures du parti rattachées aux instances dirigeantes du PCUS, à la direction politique de l’Armée rouge ou de la Flotte (la promotion de l’école supérieure du parti auprès du Comité central fournit en 1944 plusieurs diplomates qui font une carrière durable de secrétaire ou conseiller d’ambassade). Même ceux qui sortent de l’Institut Krupskaja à Leningrad (Institut communiste d’éducation politique) ne s’auto-définissent pas comme éducateurs politiques.

33 À côté de ces « humanistes » et autres linguistes, on trouve un nombre important de diplomates (25 %) dont la spécialisation professionnelle est d’être ingénieur. Formés dans les secteurs-phares de la construction, de l’industrie lourde, de l’industrie mécanique, électrique et aéronautique, que font-ils dans la diplomatie ? L’inadéquation entre les acquis d’une formation scientifique et pratique, et les qualités nécessaires

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pour être diplomate (sauf peut-être à ne considérer les diplomates que comme des agents de renseignement en matière industrielle et militaire) est ici plus manifeste qu’ailleurs. Du reste, un certain nombre de ces ingénieurs furent mobilisés au cours de la guerre à des tâches correspondant davantage à leur savoir-faire. Citons, parmi d’autres, le cas de F. P. Dolja qui, après une formation à l’Institut aéronautique de Moscou achevée en 1936, entre au Narkomindel en 1938. Dès 1941, on l’affecte à un travail d’ingénieur aéronautique, puis il revient en 1944 dans la carrière diplomatique, et cela pour dix ans45. Cette inadéquation est sans doute avant tout une affaire de mauvais ajustement entre l’offre et la demande en matière d’emploi. La multiplication des formations qui visaient à créer l’encadrement industriel et technique pour la bonne marche du plan a provoqué une surabondance d’ingénieurs, d’autant que la tendance naturelle et politique des gens du peuple et les propositions qui leur étaient faites par leurs mentors du parti les portaient davantage vers ce type de formations, moins « intimidantes » culturellement que les formations littéraires.

34 Les nouveaux cadres dirigeants du NKID, à de rares exceptions près, sont pourvus d’au moins un diplôme d’études supérieures et entrent de ce fait dans la catégorie des vysšee. La situation apparaît inversée en comparaison de celle de la génération des révolutionnaires sociaux-démocrates qui avaient fourni une première élite à l’appareil d’État soviétique au sortir de la révolution. Leur métier de révolutionnaire marqué par la répression et l’exil les obligeait à des déplacements fréquents et avait fait d’eux d’éternels étudiants dont les formations restaient bien souvent inachevées. Entrant de ce fait dans la catégorie des srednee, ils avaient pourtant un niveau de culture très supérieur à celui des nouveaux diplomates. Le niveau des études suivies souvent à l’étranger, la maîtrise des langues en constituaient les deux indicateurs principaux. En revanche, le fossé séparant la première intelligentsia soviétique formée du temps de Lenin et celle qui arrive aux commandes au moment des grandes purges de la fin des années 1930 est peut-être moins grand qu’il n’y paraît. Certes, le conformisme s’est encore renforcé et les nouveaux diplomates sont passés par tous les stades pratiques et théoriques du formatage idéologique, ce qui n’était pas le cas de ceux de la période précédente, dont le cursus plus rapide et plus linéaire relevait pour l’essentiel du seul domaine académique. Bien des filières de recrutement restent cependant les mêmes, continuant à fournir au NKID des linguistes, des juristes, des historiens et des économistes, ce dont tout appareil diplomatique a besoin. C’est en amont, en revanche, que les parcours sont différents. C’est aussi dans la prédominance des ingénieurs que se situe l’originalité du NKID de ces années-là. C’est finalement le caractère plébéien du recrutement qui fait de la diplomatie soviétique une sorte d’anomalie dans le monde policé de la diplomatie mondiale.

L’acquisition d’une compétence diplomatique

35 Avant d’être diplomate, l’usage était, depuis 1934, de suivre une formation interne. La moitié de ceux qui sont entrés au NKID entre 1936 et 1939 ont suivi les cours de l’Institut de préparation des travailleurs diplomatiques et consulaires, créé par Litvinov en novembre 1934. Et ce sont près d’un tiers des nouveaux diplomates entrés entre 1940 et 1945 qui achèvent leur formation au sein de l’École supérieure de diplomatie fondée par Molotov durant la guerre.

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36 Le premier Institut avait comme objectif de préparer en trois mois 40 candidats ayant déjà terminé un cursus supérieur46. Dans les faits, certains diplomates y furent étudiants beaucoup plus longtemps. Ainsi Moločkov, qui avait été formé au préalable à l’Institut Plehanov, y resta deux ans avant d’être envoyé en Lettonie47. Sous forme de conférences et de travaux pratiques, la formation était axée sur l’histoire et la géographie ainsi que sur le droit, la sociologie et l’économie. Des ambassadeurs tels que Kollontaj, Majskij, Trojanovskij ou Štejn y faisaient des séminaires sur l’histoire des relations internationales et celle de la politique extérieure soviétique. Le juriste Pašukanis, et Zvavič, spécialiste de l’économie britannique à l’Institut d’économie et de politique mondiales, y intervenaient également. De l’École supérieure des propagandistes et de celle des organisations du parti du Comité central, venaient des conférenciers sur la socio-économie et l’histoire du PCUS48.

37 L’École supérieure de diplomatie qui lui succéda se situait dans la continuité en termes des matières enseignées et au niveau de l’équipe professorale. Bien des diplomates proches de Litvinov et évincés en 1940 comme Štejn, Trojanovskij ou Rubinin formèrent la nouvelle génération pendant la guerre. Leur enseignement était cependant sous étroite surveillance. Leurs conférences devaient faire l’objet d’une autorisation et Štejn, ancien polpred à Rome, fut par exemple pris à partie par Vyšinskij lors d’une séance du bureau des conférences du Comité des grandes écoles auprès du Sovnarkom en août 1944 pour n’avoir pas tenu compte des critiques et des corrections faites sur l’une de ses conférences portant sur l’Italie49.

38 Cette formation interne qui ouvrait la carrière n’était par ailleurs jamais considérée comme achevée. Au sein du NKID puis du MID, tout diplomate pouvait à un moment ou à un autre de sa carrière devoir reprendre des cours de perfectionnement. On le constate tout particulièrement dans l’après-guerre. Un tiers des diplomates qui avaient été directement nommés à des postes opérationnels à leur entrée au NKID prit dans l’après-guerre le chemin de l’École supérieure de diplomatie (VDŠ) afin de gravir quelques échelons dans la carrière. Ainsi I.F. Kurdjukov qui, après des études à l’Institut d’Orient, avait été envoyé en 1936 en mission en Chine, revint en 1946 pour quelques mois suivre des cours à la VDŠ, ce qui lui permit de passer premier secrétaire50. B. I. Karavaev, né à Novotcherkassk dans une famille d’ouvriers, avait reçu une formation d’ingénieur en hydraulique avant d’entrer au NKID en 1939. Après avoir servi sur le front de Carélie en 1941-1942, il travailla à l’ambassade de Londres entre 1943 et 1948. Il suivit alors des cours de perfectionnement destinés aux cadres du MID, ce qui lui permit de devenir conseiller d’ambassade aux États-Unis. Après une nouvelle période de formation à la VDŠ entre juillet 1953 et septembre 1955, il acquit le statut d’ambassadeur51. La notion de formation continue apparaît ainsi fondamentale dans l’apprentissage du métier de diplomate pour toutes ces recrues des purges et de la guerre qui n’avaient pas été spécifiquement formées dans ce sens au préalable.

39 Cela devient en revanche moins fréquent à partir du moment où les premières promotions sorties de l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO) purent fournir au MID des gens déjà opérationnels. Créée au sein de l’université de Moscou en novembre 1943, la nouvelle faculté des relations internationales -- qui prit ce nom de MGIMO un an plus tard -- avait pour vocation de former des spécialistes pour les ministères des Affaires étrangères et du Commerce extérieur, l’agence Tass et le VOKS et plus largement tous les métiers concernant les relations extérieures. Dans chacune de ces administrations, une commission (celle du NKID était présidée par

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Dekanozov secondé par le responsable du Département des cadres Silin) fut chargée de sélectionner sur entretien des candidats qui devaient être au nombre de 200 et venir pour un tiers du front (avec un contingent non négligeable de blessés ou invalides de guerre), pour un tiers des écoles supérieures et pour un tiers du secondaire, assurant ainsi une mixité en origine sociale, en niveau de formation et en âge. Le cursus étant de cinq ans, ce fut pour la première fois en 1948 que quinze lauréats intégrèrent le ministère des Affaires étrangères52. Le rythme des carrières s’était alors considérablement ralenti par rapport à la guerre puisqu’il leur fallut attendre les années 1960, voire 1970, pour occuper des postes de premier plan53. Si le MGIMO n’était pas encore l’organe de reproduction sociale qu’il devint par la suite, on constate cependant, dès les premières promotions, qu’un certain nombre d’étudiants sont des fils ou filles de diplomates. Citons parmi les étudiants de 1943 le fils de Dekanozov et celui de Bogomolov, ambassadeur à Vichy puis auprès de la France libre qui resta en poste à Paris jusqu’en 1950 ; parmi les premières étudiantes du MGIMO en 1946, la fille de Molotov, Svetlana, et Marina Arutjunjan, dont le père, économiste de renom, était entré en 1943 au NKID ; enfin, quelques années plus tard, Volodia, le petit-fils d’Aleksandra Kollontaj54. Le procédé d’un recrutement fondé sur les liens familiaux existait de toute façon au sein des administrations soviétiques, et au NKID en particulier, dès l’instant que le critère des langues favorisait naturellement les enfants de diplomates. C’est ainsi qu’Oleg, fils d’Aleksandr Trojanovskij, qui avait été ambassadeur au Japon puis aux États-Unis, fut mobilisé en 1941, après des études à l’Institut de philosophie, de littérature et d’histoire de Moscou, pour être finalement recruté, du fait de sa maîtrise de l’anglais, d’abord au Sovinformbjuro, organisme d’information et de propagande sur le monde extérieur dirigé par Ščerbakov et Lozovskij, puis au NKID où il fut nommé attaché en 1944 à 25 ans55.

40 Dans les compétences requises pour le métier de diplomate, la connaissance des langues s’avérait primordiale et Molotov lui-même était le premier à le reconnaître : Diplomate, moi ? Allons donc ! Je ne possède pas une seule langue étrangère ! [...] Je me débrouillais un peu dans les langues principales, mais pas vraiment. À l’ONU, j’ai toujours eu un interprète. Je n’ai jamais appris une langue à fond. C’est pour ça que je ne suis pas un vrai diplomate56.

41 Dans les programmes d’enseignement du MGIMO, l’accent est particulièrement mis sur l’apprentissage des langues. Cela reste dans le souvenir des étudiants la matière qui était à la fois la plus difficile et en même temps la plus exaltante, avec une pratique orale développée en petits groupes57. Cependant, qu’en a-t-il été pour tous ceux qui entrèrent dans la diplomatie entre 1936 et la fin de la guerre ? La nécessaire maîtrise d’une langue, voire de deux langues, comme préalable à l’entrée dans la diplomatie, avait toujours été la position de Litvinov et ce fut, à partir de 1936, un objet de discorde constant entre lui et le Comité central, bien incapable de fournir des communistes bilingues au NKID. Molotov, lorsqu’il prit les rênes de la diplomatie, adopta une attitude plus souple, empreinte de pragmatisme. Puisque les nouveaux diplomates ne pouvaient avoir qu’une maîtrise très limitée des langues étrangères étant donné leur origine et leur formation, il s’agissait de la leur faire acquérir le plus rapidement possible. Cette attitude correspondait assez bien à la méfiance que Molotov, comme Stalin, pouvait ressentir à l’égard des gens trop cultivés, et de ce fait trop indépendants. La connaissance de la langue n’était plus considérée comme une situation naturelle de départ et donc implicitement liée à un certain niveau social et culturel, mais comme un

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outil à acquérir dans le cadre de la formation interne de la diplomatie. C’était en quelque sorte la fin du dilemme entre compétence linguistique et loyauté politique.

42 Tous les diplomates ne partaient cependant pas de zéro. Pour les langues orientales, le bagage linguistique était le plus souvent déjà en poche en arrivant au NKID. Par ailleurs, certains furent spécifiquement recrutés du fait de leur connaissance de telle ou telle langue. Ainsi, A.D. Beljaev, sculpteur dans une usine de porcelaine, eut un destin totalement lié à sa maîtrise de l’allemand qui le catapulta à Vienne en 1937 comme secrétaire d’ambassade puis à Budapest comme conseiller jusqu’à ce qu’en 1941, on estimât plus utile d’utiliser ses dons sur le front comme traducteur aux services de renseignement de l’État-Major de l’Armée rouge puis, à la libération, en zone d’occupation soviétique en Allemagne. En 1948, on n’eut plus besoin de sa connaissance de l’allemand et il retourna à son usine de porcelaine58. A. M. Kučkarov, de nationalité ouzbèke, connaissait outre l’anglais, le kazakh et le persan, ce qui en faisait quelqu’un d’utile qu’on envoya en Afghanistan de 1945 à 1947. Il occupa par la suite des fonctions au sein de l’appareil de propagande du parti de la RSS d’Ouzbékistan59.

43 Mais pour la plupart, l’acquisition de la compétence linguistique se fit dans le cadre du NKID et elle n’était pas dissociée de l’apprentissage du métier de diplomate lui-même. Chaque département géographique au siège servait de vivier pour les futurs conseillers et ambassadeurs de l’aire concernée. Gromyko, sélectionné au printemps 1939 comme directeur du Département américain, fut nommé, six mois plus tard, conseiller d’ambassade à Washington. Lavrent´ev commença également sa carrière diplomatique en mai 1939 et, après avoir été responsable du Département d’Europe orientale, devint ambassadeur en Bulgarie puis en Roumanie en 1940-1941. Bogomolov et Orlov eurent des parcours similaires. Le premier, après avoir travaillé au premier Département d’Occident, fut nommé conseiller d’ambassade puis ambassadeur en France. Le second était à la tête du Département des Pays scandinaves, avant de représenter l’Union soviétique en Finlande60. Par ailleurs, pendant la guerre, il y eut une inflation des postes subalternes dans les ambassades, en particulier les secrétaires et les attachés. Cela s’expliquait sans doute par un besoin d’informateurs comme en témoigne la nomination de Dolbin, ancien chef adjoint du 5e Département de la Direction générale de la sécurité d’État (GUGB) du NKVD, en octobre 1939 comme secrétaire d’ambassade au Japon61. Mais c’était aussi un moyen d’envoyer dans les ambassades des stagiaires susceptibles de faire des progrès en langue.

44 Au final, comme on le voit dans les questionnaires remplis en 1954 et 1973, on constate une relative réussite dans la méthode : 34 % maîtrisent une langue et 43 % deux langues. Plus de 60 % des diplomates connaissent l’anglais et plus du tiers le français, l’allemand n’arrivant qu’en troisième position. Les diplomates soviétiques avaient beau être, dans une large mesure, murés dans leurs ambassades avec l’interdiction de nouer des liens à l’étranger, ils réussirent souvent à maîtriser la langue du pays où ils étaient en poste. En effet, on constate une assez grande diversité dans les langues connues : espagnol, italien et chinois mais aussi l’ensemble des langues slaves d’Europe de l’Est et le japonais et dans quelques cas le persan, le turc, le grec, l’arabe ou le portugais. Certains diplomates soulignent toutefois qu’ils maîtrisent davantage l’écrit que l’oral faute d’une pratique suffisante de la conversation. Près de 20 % possèdent entre trois et cinq langues. Il s’agit de ceux qui avaient déjà un bagage linguistique à leur entrée dans la diplomatie, que celui-ci provienne d’une formation dans ce domaine ou d’un héritage familial. On retrouve dans cette catégorie les diplomates dont le milieu d’origine était

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plus favorisé. S. S. Mihajlov, né en 1912, dont le père était instituteur et qui avait fait des études de philologie à l’université de Leningrad enseignait déjà l’anglais avant d’entrer au NKID en 1940. Il accumule au cours de sa carrière diplomatique, qui le conduit à devenir un spécialiste reconnu de l’Amérique latine, les titres universitaires (candidat en sciences historiques, docteur en sciences économiques) et les langues (anglais, français, espagnol, italien, portugais)62. Les multi-linguistes sont aussi les non- Russes. G. S. Paščenko, de nationalité ukrainienne, parle le russe, le tchèque et le polonais ainsi que l’anglais tandis que son compatriote S. P. Kiktev, outre l’ukrainien et le russe, maîtrise le français, l’anglais et l’arabe qu’il a appris lorsqu’il travaillait à l’ambassade soviétique en Égypte entre 1949 et 195463.

45 La formation des diplomates était, tant pour les langues que pour le reste, très largement fondée sur la mémoire. C’est d’ailleurs un trait spécifique de l’enseignement soviétique jusqu’à la fin du régime. On attendait par exemple des étudiants du MGIMO qu’ils connaissent l’ensemble des États et des villes des États-Unis. Certains se souviennent avec admiration de l’étudiant Erik Pletnev, capable de réciter par cœur le Capital de Marx64. Mais derrière ces exemples un peu caricaturaux, il y avait le souci, par l’étude du droit et de l’histoire, d’assurer aux futurs diplomates la mémoire nécessaire des faits, des dates et des traités afin de rendre plus pertinentes leurs futures expertises et plus efficaces leurs négociations avec les diplomates étrangers. Aux yeux des étudiants de la VDŠ comme du MGIMO, Durdenevskij était le professeur modèle de l’omniscience. Né en 1889, docteur en sciences juridiques, il avait mené une carrière de professeur de droit et il était entré par cumul au NKID en 1944 en tant qu’expert du Département juridique. À ce titre, il fut membre de toutes les délégations soviétiques aux grandes conférences de la fin de la guerre et, entre 1945 et 1957, il continua à mener des expertises juridiques pour le compte du MID en France, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, en Pologne et en Yougoslavie. Maîtrisant quatre langues (français, anglais, allemand, polonais) et lisant l’ukrainien, il était surtout admiré pour la mémoire parfaite qu’il avait de l’ensemble des textes et traités diplomatiques antérieurs65. Célébré pour ses services rendus à la cause du communisme à la fin de sa carrière, il n’en fut pas moins, et jusqu’au bout, l’un des rares diplomates sans parti. L’autre grand professeur souvent évoqué par ses étudiants était Krylov, professeur de droit international, né en 1888 dans une famille de militaires et qui, travaillant au MID à partir de 1942, prit part aux conférences conduisant à la création de l’ONU et fut membre du Tribunal permanent de La Haye66. Dans la compétence que l’on attendait d’un diplomate, la mémoire était donc un élément essentiel et le savoir encyclopédique, manifesté par des professeurs de la vieille école (celle d’avant la révolution) était valorisé67. Sans aucun doute, la rigidité et le juridisme tatillon dénoncés par Kollontaj pouvaient en être les corollaires, surtout lorsque l’apprentissage des textes était coupé du contexte culturel qui faisait de Durdenevskij et de Krylov des érudits.

Le profil idéal du diplomate soviétique

46 L’objectif de la direction du MID n’était pourtant pas de se limiter à former des perroquets obéissants et travailleurs. Il est vrai que, dans les évaluations (harakteristiki) des diplomates rédigées par le supérieur hiérarchique ou le responsable du parti dans l’ambassade et envoyées au Département des cadres, le fait d’être

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consciencieux et discipliné est la première des vertus. Les diplomates qui essuyèrent au cours de leur carrière un blâme le reçurent bien souvent du fait d’un comportement négligent ou indiscipliné à l’étranger. La lutte contre l’alcoolisme et l’amoralité apparaît comme une constante administrative en URSS et c’était l’objet déjà dans l’entre-deux-guerres de bien des inspections de la CKK-RKI au sein des ambassades. De même, l’observation d’un certain nombre de règles et d’une retenue dans les contacts avec les étrangers était demandée aux diplomates dès les années 1920 mais le régime de plus en plus strict qui prévalait depuis 1936 rendait toute infraction dans ce domaine plus grave.

47 Cependant, la discipline et le sérieux, s’ils étaient des conditions nécessaires, ne suffisaient pas à produire de bons diplomates. Les évaluations témoignent que l’on attendait d’un diplomate qu’il fasse montre d’une certaine culture politique, d’une capacité à diriger une équipe et d’un esprit d’initiative, autant de qualités que l’on cherchait à développer, mais parfois sans succès. Arrêtons-nous sur le cas de P. S. Atroščenkov dont le dossier, particulièrement complet, comporte plusieurs harakteristiki échelonnées dans le temps. Né en 1902, il est d’origine paysanne et a fait des études d’ingénieur en électricité avant de suivre les cours de l’Institut diplomatique en 1937. Il arrive au NKID avec une notation positive du secrétaire du parti de son usine qui loue son « esprit léniniste-staliniste ». Deuxième secrétaire en Autriche puis en Allemagne, il est, après avoir été provisoirement traducteur d’allemand sur le front nord-ouest en 1942, nommé responsable adjoint du Département consulaire. Lorsqu’en 1944, Dekanozov propose à Malenkov sa nomination comme premier secrétaire auprès du Comité national polonais de Lublin, il obtient un avis positif du Département des cadres : « politiquement cultivé, consciencieux et discipliné, travaille avec constance pour améliorer son niveau politique et sa qualification professionnelle, étudie par correspondance à la VDŠ. Apprend l’anglais. Prend une part active à la vie sociale »68.Un an plus tard, Atroščenkov est de nouveau évalué. Beljaev, son chef au Département consulaire, s’il le considère comme « politiquement cultivé » et travaillant « plutôt bien » dans les affaires consulaires, lui reproche en revanche de n’être « pas assez énergique et persévérant » et de ne pas avoir assez d’initiative dans le travail et la direction du département. Il conclut que « dans un poste de travail indépendant dont il aurait l’entière responsabilité », Atroščenkov serait « plus utile que dans son travail actuel ». Cette évaluation en demi-teinte est prise en compte et débouche sur la nomination d’Atroščenkov comme consul-général à Pretoria en décembre 1945. Au même moment, ses défauts et ses qualités sont discutés à l’initiative du secrétaire adjoint du parti lors d’une réunion du Partkom du NKID69. Le principe de l’autocritique et de la critique collective fait en effet partie intégrante de la stratégie du perfectionnement individuel, politique et professionnel. L’envoi d’Atroščenkov à Pretoria va se révéler peu concluant. Dès 1947-1948, une fronde au sein de l’ambassade soviétique en Afrique du Sud s’est formée contre lui. Au sein du CC, l’instructeur du Département des cadres à l’étranger est alerté par le vice-consul et l’attaché aux affaires commerciales dont les lettres soulignent l’incompétence d’Atroščenkov. Le consul se révèle imprudent, en contact permanent avec les communistes de Pretoria et les Amis de l’Union soviétique, et cela, malgré les injonctions de prudence données par la direction du MID. Il néglige le protocole et a réussi à vexer le reste du corps diplomatique. Il se révèle incapable de mener une conversation, laissant le plus souvent sa femme s’en charger. Cette opinion très négative est approuvée par le responsable à Moscou du Département consulaire qui reconnaît en décembre 1948 qu’Atroščenkov n’a

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pas assez étudié le pays dans lequel il est en poste, fait beaucoup d’erreurs dans ses rapports, ne sait pas faire une analyse politique se contentant de reprendre ce que dit la « presse bourgeoise », ne fournit aucune information dans ses dnevniki (comptes rendus de conversations) qui restent trop formels. Au bout du compte, il le fustige pour son « inculture politique grossière », ses « réflexions étroites », son expression écrite « incorrecte et décousue », son « niveau de culture peu élevé ». Atroščenkov est alors remplacé en janvier 1950, suite à une décision de Malenkov, et envoyé pour 9 mois suivre des cours de perfectionnement pour les travailleurs diplomatiques70.

48 Que peut-on tirer de ce cas individuel et cependant représentatif ? Au bout du compte, dans les exigences de la direction du ministère, on constate assez peu de changements par rapport à l’avant-guerre. Le diplomate se doit avant tout d’être un bon informateur et la qualité de ses revues de presse, de ses analyses politiques ainsi que la pertinence de ses entretiens en sont les vecteurs principaux. De même, comme avant-guerre, la prudence est nécessaire et l’on tient à éviter les contacts trop voyants entre les ambassades soviétiques et les partis communistes locaux. Une gestion habile des ressources humaines disponibles devient en revanche plus cruciale qu’auparavant afin d’éviter les faux pas. Du fait du niveau culturel originel assez faible d’une bonne partie des diplomates, l’idée est de réussir à développer peu à peu les capacités du néophyte et son esprit d’initiative par un parcours professionnel approprié. Dans le cas d’Atroščenkov, la nomination à un poste de consul-général s’est avérée prématurée, mais ne remet pas en cause sa carrière de diplomate en formation permanente. Dans d’autres cas, les réussites ont été frappantes. Il suffit d’évoquer le cas emblématique de Gromyko.

49 Par ailleurs, loin de faire table rase de l’expérience diplomatique accumulée dans l’entre-deux-guerres, Molotov recourt assez largement à ce qui reste de l’équipe de Litvinov pour apprendre le métier aux nouveaux diplomates. Jakubovskij, qui travaillait alors au Département des pays d’Amérique centrale et du Sud, se souvient des conseils que lui donna Litvinov fin 1944 : se sentir entièrement responsable de son domaine et se donner le droit de parler en son nom propre71. Le travail en commun au sein des commissions de préparation de l’après-guerre fut un vecteur important de transmission de savoir-faire en matière d’analyse ou d’expertise du monde extérieur mais aussi d’apprentissage de la réflexion. Dans la Commission de préparation des accords de paix et de l’ordre d’après-guerre, présidée par Litvinov, et dont les réunions entre 1943 et 1945 donnent matière à de véritables discussions contradictoires, siégeait aux côtés de l’ancienne génération de diplomates (Litvinov, Suric, Štejn) et de propagandistes tels que Lozovskij, responsable du Sovinformbjuro et Manuilskij, la nouvelle génération représentée par Malik, Carapkin, Potrubač, Smirnov ou Novikov. Les rapports étaient rédigés en commun par petites équipes où les novices étaient épaulés par les anciens72.

50 Molotov, dans les entretiens qu’il donna à la fin de sa vie, fait du manque d’expérience de ses ambassadeurs, qualifiés cependant de « loyaux et prudents, cultivés et instruits », une des raisons de la prudence de sa diplomatie et du faible niveau de négociations entre diplomates soviétiques et étrangers : « Le rôle de nos diplomates, de nos ambassadeurs avait été délibérément restreint, parce que nous n’en avions pas d’expérimentés »73. Il semble pourtant plus juste d’inverser la proposition. Ni Stalin, ni Molotov n’entendaient laisser une grande marge de manœuvre à leurs ambassadeurs et ils se méfiaient des positions jugées « opportunistes » des diplomates expérimentés de

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la période précédente qui servirent le temps de la guerre et de la Grande Alliance. M.I. Ivanov, qui était entré au NKID en 1939, se souvient des deux chefs successifs qu’il eut à l’ambassade d’Italie lorsqu’il y était attaché, Lev Gelfand puis Nikolaj Gorelkin. Il oppose le premier, « érudit, journaliste de talent, sportif et conducteur audacieux parlant couramment l’italien, le français et l’allemand », au second, « ancien ingénieur dans les pétroles, réservé et peu causant »74. Le premier était conseiller, proche de Litvinov et de Štejn, et s’enfuit au Mexique puis à Cuba durant l’été 1940, tandis que le second était une recrue de Molotov formé au sein du 3e Département d’Occident avant d’être rapidement envoyé comme ambassadeur en Italie.

51 Le manque d’aisance constaté chez ces nouveaux diplomates quand il s’agit d’entrer en relation avec les interlocuteurs étrangers fut en fait peut-être moins handicapant qu’il n’y paraît dans l’après-guerre, à un moment où l’obsession pour le Kremlin est de « ne pas se faire berner », de ne pas être dupe de la diplomatie étrangère. La méthode de Molotov dans la conduite des Affaires étrangères ne nécessite pas autant que dans la période précédente une compréhension du mode de pensée de l’autre. Il s’agit en effet, le plus souvent, non pas d’aller sur le terrain de la partie adverse mais de camper sur ses positions et de forcer le camp adverse à venir à soi. Dans les circonstances de l’après-guerre, avoir des diplomates connaissant mal le monde extérieur, imperméables à ses charmes de par une stricte éducation politique et, de ce fait, non influençables, pouvait s’avérer un atout dans la diplomatie de guerre froide.

52 Si Molotov préfère l’intransigeance à l’entregent, il sait cependant user de l’arme de la séduction en plaçant les diplomates qui conviennent au bon endroit afin d’assurer un véritable impact en terme d’image à sa diplomatie et une efficacité dans l’action soviétique75. À la toute fin de la guerre, une série de diplomates sont envoyés auprès des états-majors de l’Armée rouge sur les fronts occidentaux afin d’accompagner l’entrée des troupes en Europe de l’Est. Semenov fit ainsi partie de ceux, sélectionnés en fonction de leur expérience de l’Allemagne, qui partirent en avril 1945 auprès de la 1re armée d’Ukraine qui, commandée par le maréchal Konev, mena l’offensive sur Dresde76. E.D. Kiselev, qui avait été consul à Koenigsberg en 1940-1941 et parlait couramment l’allemand, accompagna la 3e armée d’Ukraine et resta ensuite en Autriche jusqu’en 194877. Par ailleurs, dans un contexte diplomatique où les républiques périphériques de l’URSS pouvaient avoir de l’importance afin de négocier au mieux auprès des Alliés la reconnaissance à l’Ouest des annexions des années 1939-1940 et d’obtenir de possibles concessions territoriales au Sud et à l’Est, le NKID recourut à des nationaux pour un certain nombre de postes ciblés. Citons M. I. Aliev, Azéri né en 1908 à Bakou, qui, après des études de médecine, avait dirigé un Institut puis le Département des grandes écoles de l’Azerbaïdjan. Lorsqu’il entre au NKID en 1943, c’est pour s’occuper des relations soviéto-iraniennes et soviéto-afghanes qui sont un enjeu fondamental à la sortie de la guerre (de 1944 à 1958, il est commissaire du peuple puis ministre des Affaires étrangères de la RSS d’Azerbaïdjan)78. A.A. Arutjunjan, Arménien né en 1902 à Bakou, était un économiste déjà renommé, collaborateur de l’Institut d’économie et de politique mondiales de l’Académie des sciences et directeur de l’Institut d’économie à Alma-Ata pendant la guerre. Il avait par ailleurs une expérience de l’étranger, ayant passé un an en 1929 comme étudiant à l’université du Minesota aux États-Unis. Il est envoyé représenter l’Union soviétique à la sortie de la guerre au Conseil économique et social de l’ONU et à la Commission économique européenne de l’ONU79.

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53 L’équipe des diplomates de l’époque Molotov a incontestablement des traits sociologiques tout à fait neufs, ce qui implique également des innovations en matière de formation et de gestion des ressources humaines au sein du commissariat. En même temps, on constate un certain nombre d’héritages et de filiations dans le Narkomindel de la guerre et de l’après-guerre. Enfin, si l’on se départit d’une vision par trop prédéfinie et faussement universelle de ce que doit être la compétence professionnelle, force est de constater que le renouvellement quasi intégral de l’appareil diplomatique, qui a été incontestablement une tragédie pour ceux qui ont disparu dans la tourmente, n’a pas débouché à moyen terme sur un effondrement de la capacité diplomatique de l’URSS. En termes de promotion sociale et de formation, les résultats sont même assez impressionnants. Quant au caractère obtus et « mal dégrossi » de bien des diplomates soviétiques d’après-guerre, décrit à l’envi par leurs partenaires occidentaux habitués à davantage de culture et de savoir-vivre, il n’est pas sûr qu’il ait desservi la diplomatie de glacis territorial, de rideau de fer et de guerre froide menée par Molotov et Stalin.

54 Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

55 Centre de recherches sur l’histoire des Slaves

56 Sabine. Dullin@ univ-paris1. fr

Abréviations

57 CKK-RKI Central´naja kontrol´naja komissija i Raboče-krest´janskaja inspekcija Commission centrale de contrôle et Inspection ouvrière et paysanne

58 GUGB Glavnoe upravlenie gosudarstvennoj bezopasnosti Direction générale de la sécurité d’État

59 MGIMO Moskovskij gosudarstvennyj institut meždunarodnyh otnošenij Institut d’État des relations internationales de Moscou

60 MID Ministerstvo inostrannyh del

61 Ministère des Affaires étrangères

62 Narkomindel Narodnyj komissariat inostrannyh del

63 NKID Commissariat du peuple aux Affaires étrangères

64 NKVD Narodnyj komissariat vnutrennih del

65 Commissariat du peuple à l’Intérieur

66 Orgbjuro Organizacionnoe bjuro

67 Bureau d’organisation

68 Orgraspred Organizacionno-raspredelitel´nyj otdel

69 Département d’organisation et de répartition

70 Polpred Polnomočnyj predstavitel´

71 Représentant plénipotentiaire

72 Sovinformbjuro Sovetskoe informacionnoe bjuro

73 Bureau d’information soviétique

74 VDŠ Vysšjaja diplomatičeskaja škola

75 École supérieure de diplomatie

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76 VOKS Vsesojuznoe obščestvo kul´turnoj svjazi s zagranicej Société fédérale pour les relations culturelles avec l’étranger

Fonds d’archives

77 AVPRF Arhiv vnešnej politiki Rossijskoj Federacii

78 GARF Gosudarstvennyj arhiv Rossijskoj Federacii

79 RGASPI Rossijskij gosudarstvennyj arhiv social´no-političeskoj istorii

NOTES

1. D’une famille d’aristocrates, il fut nommé en 1918 commissaire du peuple aux Affaires étrangères à son retour d’exil de Londres. Menchevik, secondé par le bolchevik Litvinov, il avait été choisi par Lenin car il était diplomate de formation et de métier. 2. Sur ces aspects, voir Sabine Dullin, Des hommes d’influences. Les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Paris, Payot, 2001, chap. 2. 3. Sur la notion de compétence et ses différents modes d’assignation, voir Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, chap. 8. Voir aussi l’introduction stimulante de Claude Pennetier et Bernard Pudal, « La volonté d’emprise. Le référentiel biographique stalinien et ses usages dans l’univers communiste », in Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002, en particulier les p. 21-24. 4. Formulaire du Département des cadres du NKID, Archives de politique extérieure de la Fédération de Russie (infra AVPRF). 5. L’évaluation de Majskij, alors responsable du bureau de presse de l’ambassade soviétique à Londres, faite par l’Orgraspred du Comité central à l’été 1926 est significative : « Connaît très bien l’anglais. A des réseaux en Angleterre du fait de son ancienne activité menchevique. Il a vécu là-bas en son temps. Ces liens constituent son plus et en même temps son moins », dossier personnel de Majskij, Archives nationales de Russie d’histoire politique et sociale (infra RGASPI), 17/100/303474. 6. Arkadi Vaksberg, Alexandra Kollontaï, Paris, Fayard, 1996, p. 463. 7. Vladislav Zubok et Constantine Pleshakov parlent de « pauvre diplomatie », dans Inside the Kremlin’s Cold War : from Stalin to Khrushchev, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996. 8. F. Tchouev, Conversations avec Molotov, Paris, Albin Michel, 1995, p.105. 9. J’ai eu accès à 114 dossiers de diplomates, grâce à l’aide de Larisa Malašenko, archiviste au RGASPI, que je remercie. Les pourcentages indiqués au cours de l’article ont été établis sur cette base. Ils ont une valeur indicative. 10. Pour les diplomates de la période Litvinov, voir S. Dullin, op. cit.

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11. Cela représentait 2,7 % des postes gérés selon le système de la nomenklatura, voir l’article de Moshe Lewin, « Rebuilding the Soviet nomenklatura, 1945-1948 », dans ce numéro. 12. E.L.Magerovsky, The People’s Commissariat for Foreign Affairs, Université de Columbia, 1975, manuscrit, vol.II, p. 397 ; lettre adressée à Stalin, le 29 février 1936, RGASPI, 17/120/228. 13. Annuaire diplomatique du commissariat du peuple aux Affaires étrangères, Moscou, 1934. Cet effectif comprend, dans les services centraux à Moscou, les commissaires et leurs secrétaires, les responsables des différents services, leurs adjoints et leurs conseillers, ainsi que les délégués et les agents diplomatiques auprès des républiques fédérées et enfin, à l’étranger, les représentants plénipotentiaires, leurs conseillers, secrétaires et attachés d’ambassade, les consuls. 14. T.J.Uldricks, « The impact of the Great Purges on the People’s Commissariat of Foreign Affairs », Slavic Review, juin 1977, p. 190. 15. Dès juin 1939, Molotov avait augmenté le nombre des départements du NKID organisés selon une logique géographique plus précise. La réforme dura jusqu’en 1941. On avait ainsi le Département européen dirigé par Bogomolov et s’occupant de l’Europe latine, le Département européen dirigé par Roščin qui s’occupait de la Grande-Bretagne et du Commonwealth, le Département des Pays baltes dirigé par Vasjukov jusqu’en 1940, le Département des Pays scandinaves dirigé par Orlov, un Département d’Europe orientale dirigé par Lavrentev, un Départe- 16. E.L. Magerovsky, op. cit., vol.2, p. 345. 17. Dépouillement du Diplomatičeskij slovar´ (Dictionnaire diplomatique), Moscou, Nauka, 3 tomes, 1985-1986. 18. Procès-verbaux du Politbjuro (17/3), de l’Orgbjuro et du Secrétariat (17/114,116), RGASPI. 19. Les polpredy Karahan, Rozenberg, Arens, Antonov-Ovseenko, Asmus, Davtjan, Karskij, Jurenev, Gajkis, Tihmenev, Bekzadjan, Podolskij et Brodovskij furent arrêtés avant la fin de l’année 1937 tandis que Raskol´nikov s’enfuyait à l’étranger ; le secrétaire général Geršel´man, les juristes Laškevič et Sabanin, le chef du Département d’Orient, Zukerman, les responsables des Départements occidentaux Fehner, Štern et Nejman furent également arrêtés. 20. Procès-verbal de l’Orgbjuro n° 102 du 9 février-20 mars 1939, RGASPI, 17/114/660. 21. Lettre de Litvinov à Stalin, 3 janvier 1939, Dokumenty vnešnej politiki (Documents de politique extérieure), t. 22, kn. 1, Moscou, Meždunarodnye otnošenija, 1992, p. 10. 22. Lettre de Litvinov à Andreev, 11 juillet 1937, AVPRF, 05/17/126/1. 23. Lettre de Litvinov à Stalin, 5 août 1937, ibid. ; procès-verbal n° 52 des décisions du Politbjuro du 31 juillet au 10 septembre 1937, RGASPI, 17/3/990. 24. Par exemple, Eršov, Listopad, Beljaev, Atroščenkov, Vetrov, etc., furent recrutés en août 1937. Ils furent nommés dès la fin septembre, pour les deux premiers, conseiller d’ambassade à Londres et à Varsovie, pour les suivants secrétaires d’ambassade en Autriche et en Lettonie. Procès-verbal n°54 des décisions du Politbjuro du 23 septembre au 25 octobre 1937, RGASPI, 17/3/992.

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25. Stomonjakov, sans poste depuis août 1938, son secrétaire personnel Nazarov, les responsables des principaux départements du ministère, Barkov, Vejnberg, Vinogradov, Plotkin, Gnedin, Giršfel´d. 26. A.A. Roščin, « V Narkomindele v predvoennye gody » (Le Narkomindel avant- guerre), in Otkryvaja novye stranicy. Meždunarodnye voprosy : sobytija i ljudi (Nouvelles pages d’histoire. Questions internationales : événements et acteurs), Moscou, Politizdat, 1989, p. 49. 27. La date des formulaires d’inscription et de réinscription au parti est variable. Pour certains diplomates, seul le questionnaire de la fin des années 1930 ou du début des années 1940 est disponible. Mais pour la plupart, on a également le formulaire de 1954, voire de 1973-1974, deux moments d’échange des cartes du parti qui conduisent à une réactualisation des données. Ces formulaires, tout en comportant de nombreuses rubriques, sont cependant moins détaillés que les fiches personnelles du Département des cadres (ličnyj listok po učetu kadrov), parfois accessibles dans les dossiers du parti. 28. Au sortir de la guerre, le Présidium du Soviet suprême de l’URSS décore de l’ordre de Lenin 10 diplomates ; de l’ordre de la Guerre patriotique du 1er et 2 e degré, 40 personnes du NKID; de l’ordre du Drapeau rouge du travail, 83 personnes et de l’ordre de l’Étoile rouge, 54 personnes, V.I.Ivanenko, Tropoju pamjati (Par la voie de la mémoire), Moscou, 1968, p.67-68. 29. Pour tout ce passage, je me réfère à l’article essentiel de Sheila Fitzpatrick, « L’identité de classe dans la société de la NEP », Annales ESC, 2, mars-avril 1989, p. 251-271. 30. Questionnaire du parti de Fedor Fedorovič Moločkov, RGASPI, 17/100. 31. C’est le cas par exemple de Nikolaj Borisovič Alekseev né en 1912, dont les deux parents sont ouvriers, mais qui intègre dès l’âge de 18 ans une formation de technicien, ce qui lui donne le statut de « služaščij ». Après des études d’histoire à l’université de Moscou, il intègre le parti en 1940 et le NKID en 1943 où il devient un spécialiste de l’Amérique latine jusqu’à sa retraite en 1981, RGASPI, 17/100 ; Diplomatičeskij slovar´, op. cit., t. 1, 1985, p. 24. 32. Questionnaire d’Arkadij Aleksandrovič Sobolev, RGASPI, 17/100. 33. Spravka (fiche de renseignement) sur Leonid Nikolaevič Kulikov, RGASPI, 17/114/515, à propos de sa nomination comme consul général à Klaïpeda (procès- verbal n° 77 de l’Orgbjuro, point 328 du 26 décembre 1937, 17/114/635) 34. Formulaires de Petr Vasilevič Anurov, RGASPI, 17/114/511. 35. Le personnel diplomatique se définissant comme ouvrier représentait 19 % de l’ensemble du personnel au milieu des années 1930, Sostav rukovodiaščih rabotnikov i specialistov Sojuza SSR (Les cadres et les spécialistes en URSS), Moscou, 1936. 36. Ibid., p. 296-303. 37. Le 9 mai 1941, un décret du Présidium du Soviet suprême rétablit les rangs pour les représentants diplomatiques à l’étranger. Les anciennes représentations plénipotentiaires redeviennent des ambassades et les polpredy des ambassadeurs. Cette mesure précède la transformation du NKID en MID en 1946, S.L. Tihvinskij, Diplomatija : issledovanija i vospominanija (La diplomatie : études et souvenirs), Moscou, Institut Rossijskoj istorii, RAN, 2001, p. 11-18.

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38. Voir en particulier le témoignage de Vladimir Vinogradov, invalide de guerre, et celui de Vladislav Koz´jakov, venu d’un petit village de la région de Toula, Polveka spustja (1948-1998). Govorjat pervye vypuskniki MGIMO (Un demi-siècle plus tard, les premiers élèves sortant du MGIMO témoignent), Moscou, 1998, p. 30-37 et 85-90. 39. Par exemple, sur 50 camarades sélectionnés le 20 août 1937 pour suivre une formation de trois mois au NKID, 22 ont finalement occupé un poste mais 5 seulement ont fait une carrière durable. Quatre ont été immédiatement propulsés ambassadeurs sans laisser de traces par la suite. Les 19 restants ont occupé des postes de secrétaires, consuls et conseillers sans réussir à démarrer une ascension professionnelle à laquelle semblait inviter la conjoncture. 40. Questionnaire de Kiril Vasilevič Novikov, RGASPI, 17/100. 41. Questionnaire d’Ivan Vasilevič Sadčikov, ibid. 42. Questionnaire de Sergej Sergeevič Nemčina, ibid. 43. Questionnaire d’Evgenij Grigorevič Zabrodin, ibid. 44. Le matérialisme historique et le matérialisme dialectique. 45. Questionnaire de Fedor Pavlovič Dolja, RGASPI, 17/100. 46. Sur l’organisation et l’activité de l’Institut, lettre de Litvinov au président du Sovnarkom, 19 octobre 1934, Archives nationales de la Fédération de Russie (infra GARF), f. R-5446, op.15a, d.1043. 47. Questionnaire de Moločkov, RGASPI, 17/100. 48. Procès-verbal n°16 de la réunion du Politbjuro du 13 novembre 1934, RGASPI, 17/3/954 ; A.A. Roščin, « V Narkomindele v predvoennye gody », art.cit., p. 45 ; lettre de Litvinov au Conseil des commissaires du peuple, 26 octobre 1938, GARF, f. R-5446, op. 22a, d.219. 49. A. Vaksberg, Vychinski le procureur de Stalin. Les grands procès de Moscou, Paris, Albin Michel, 1991, p. 247. 50. Questionnaire de Ivan Fedorovič Kurdjukov, RGASPI, 17/100. 51. Questionnaire de Boris Ivanovič Karavaev, ibid. 52. Polveka spustja..., op. cit, p. 3-12. 53. Issus de la première promotion de 1948, Anatolij Kovalev attendit 1965 pour devenir responsable du premier Département européen, Sergej Bogomolov fut ambassadeur dans les années 1970, Vladimir Suslov devint en 1957 conseiller auprès de la représentation permanente de l’ONU, etc., Diplomatičeskij slovar´, op. cit. 54. Polveka spustja..., op. cit., p. 180-188. 55. Oleg Trojanovskij, Čerez gody i rasstojanija. Istorija odnoj sem´i (Au fil des ans et des séparations. Histoire d’une famille), Moscou, Vagrius, 1997, p. 93-105. 56. F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 110. 57. Polveka spustja..., op. cit., passim. 58. Questionnaire d’Anatolij Dmitrievič Beljaev, RGASPI, 17/100. 59. Questionnaire d’Anvar Marasulovič Kučkarov, ibid. 60. Questionnaires du parti, ibid. ; Diplomaticeskij Slovar´, op. cit. 61. Procès-verbal de l’Orgbjuro, RGASPI, 17/116/17. 62. Questionnaire de Sergej Sergeevič Mihajlov, RGASPI, 17/100.

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63. Questionnaires de Grigorij Stepanovič Paščenko et de Sergej Petrovič Kiktev, ibid. 64. Polveka spustja..., op. cit, p. 108. 65. Ibid., passim ; Ličnyj listok po učetu kadrov (mai 58), il s’agit de la fiche professionnelle et non de la carte du parti, RGASPI 17/100/3658 ; Kratkie žizneopisanija sovetskih diplomatov (Biographies brèves des diplomates soviétiques), Moscou, MID, 1967, p. 37. 66. Polveka spustja..., op. cit., p. 86, 103, 122 ; Kratkie žizneopisania sovetskih diplomatov, op. cit., p. 62. 67. Dans l’entre-deux-guerres, le juriste Kolčanovskij, également sans parti, bénéficiait d’un prestige du même type au sein du NKID, Kratkie žizneopisania sovetskih diplomatov, op. cit., p. 54. 68. Dossier de Pavel Samojlovič Atroščenkov, RGASPI, 17/100. 69. L’évaluation du parti est alors la suivante : « A assimilé le travail consulaire. Discipliné. Se débrouille dans les questions de politique extérieure. Évalue justement les événements actuels. Consciencieux. Effectue les tâches avec ponctualité. Connaît l’allemand. Prend part à la vie du parti (a été membre du 1er bureau de l’organisation du parti). À l’heure actuelle, confirmé par le Rajkom pour le bureau de vote des élections au Soviet suprême. Prend avec sérieux les missions du parti et les accomplit consciencieusement. Discret. Réservé dans les relations quotidiennes. Il faut relever dans les insuffisances du camarade Atroščenkov que, ces derniers temps, il lit peu et ne travaille pas assez pour élever son niveau politico-idéologique. Dans le travail, il n’est pas assez persévérant et ne prend pas assez l’initiative », ibid. 70. Ibid. 71. V. Jakubovskij, « Vospominanija diplomata » (Mémoires d’un diplomate), Meždunarodnaja žizn´, 11-12, 1992, p. 168-169. 72. AVPRF, 0512/4/31/302; 7/10/6/64 et 66, voir aussi S. Dullin, Des hommes d’influences, op. cit., p. 315 sq. 73. F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 105. 74. M.I. Ivanov, « Edu rabotat´ v Italiju » (Je pars travailler en Italie), in Diplomaty vspominajut. Mir glazami veteranov diplomatičeskoj služby (Les diplomates se souviennent. Le monde à travers le regard des anciens des services diplomatiques), Moscou, MID, 1999, t. 2, p. 33-56. 75. « Nous possédions l’art d’entretenir de bonnes relations avec qui il fallait, et dans les limites de l’admissible », F. Tchouev, Conversations avec Molotov, op. cit., p. 106. 76. W.S. Semjonow, Von Stalin bis Gorbatschow. Ein halbes Jahrhundert in diplomatischer Mission. 1939-1981, Berlin, 1995, p. 169. 77. Questionnaire d’Evgenij Dmitrievič Kiselev, RGASPI, 17/100 et Diplomatičeskij vestnik, 4, 1995, p. 41-42. 78. Questionnaire de Mahmud Ismailovič Aliev, RGASPI, 17/100 et Kratkie žizneopisanija sovetskih diplomatov, op. cit. 79. Questionnaire d’Amazasp Avakimovič Arutjunjan, RGASPI, 17/100.

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RÉSUMÉS

Résumé Une diplomatie plébéienne ? Profils et compétences des diplomates soviétiques, 1936-1945. Cet article analyse la recomposition du personnel diplomatique après les grandes purges qui ont décimé près des deux tiers des cadres dirigeants du commissariat du peuple aux Affaires étrangères entre 1937 et 1939. Sur la base de données personnelles (archives du RGASPI et archives du MID), sont reconstituées les trajectoires de formation des nouveaux diplomates. Contrairement à la génération précédente dans laquelle prédominaient des parcours impliquant, pour des raisons familiales, culturelles ou politiques, une connaissance préalable de l’étranger, le personnel diplomatique soviétique recruté entre 1937 et 1945 se caractérise dorénavant par un profil socio-culturel et des cursus de formation assez similaires à ceux des autres personnels administratifs de l’URSS. Il apparaît en revanche fortement spécifique si on le compare à ses homologues occidentaux. Le profond renouvellement des hommes n’a pourtant pas débouché à moyen terme sur la perte de compétence diplomatique diagnostiquée par certains observateurs occidentaux dans les débuts de la guerre froide. Cependant, si la définition de la compétence ne fait pas l’objet d’une rupture complète avec l’héritage des périodes antérieures, elle est très largement reformulée sous l’égide de Molotov, dans un contexte où le loyalisme prime et où la marge de manœuvre professionnelle des diplomates apparaît très réduite.

Abstract Plebeian diplomats ? Profiles and skills of Soviet diplomats, 1936-1945. This article analyzes the reconstruction of the diplomatic corps after the great purges that decimated nearly two thirds of the leadership of the People’s Commissariat of Foreign Affairs between 1937 and 1939. The author uses private documents (RGASPI and MID archives) to reconstruct the new diplomats’ educational course. Unlike the personnel of the preceding generation who, for various reasons -- family, culture, politics -- had previous knowledge of foreign countries, the Soviet diplomatic personnel recruited between 1937 and 1945 was characterized by a socio-cultural and educational profile similar to that of other administrative employees. However, compared with its Western counterpart, it presented very specific features. The wholesale renewal of personnel did not lead to the loss of diplomatic skills predicted by some Western observers in the early stages of the cold War. However, while the definition of competence did not totally break away from the heritage of the past, it was greatly reformulated under the aegis of Molotov in a context giving primacy to loyalty and greatly reducing the diplomats’ room to maneuver.

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Administrations et société

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Policing post-Stalin society The militsiia and public order under Khrushchev

Yoram Gorlizki

1 The Soviet leadership after Stalin embraced a “new course” which entitled the population to limited socio-economic guarantees in exchange for public compliance with regime norms. The transition to this new order was not a smooth or easy affair. Building economic and welfare institutions through which incentives could be entrenched and socio-economic rights promoted involved experimentation and failure. 1 Dismantling Stalin’s machinery of coercion was also a far from straightforward matter. Stalin’s successors soon came to realize that even within the framework of a one-party authoritarian system, loosening controls risked triggering high levels of public disorder. The new leadership’s strategy rested, in part, on strengthening the justice agencies and on the adoption of a more covert, prophylactic role for the security police. Its ability to maintain public peace would depend, however, to a great extent on the services of the ordinary police, the Soviet militsiia, whose forces outnumbered judges and procurators at least ten times over.2 Responsible for patrolling the streets, manning public positions and carrying out the vast majority of arrests, the militsiia was normally the first line of defense against public anger. This article examines how the militsiia coped with this responsibility and how, over the course of Khrushchev’s rule, it was remodeled in order to deal with the problems of containing public disorder in a reforming, post-dictatorial society.

2 The Soviet militsiia operated at the interface of state and society. In fulfilling their ordinary duties militsiia officials were often physically immersed in everyday life, with stations near markets, construction sites and factories, and ancillary networks embracing a wide range of everyday civilian figures such as caretakers, wardens, housing administrators, social inspectors and street committees. In popular publications the militsiia was often pictured as “rubbing shoulder to shoulder with the community.”3 At the same time the militsiia was also the personification of Soviet power, the most visible everyday epitome of the state. It was perhaps for this reason that in times of violence and mass disorder the first port of call for the mob was often the police station.4 The police were also a membrane connecting state to society in another key respect. Central to the stability of the post-Stalin state was the regime’s

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segmentation of society through a network of administrative barriers between social, ethnic and territorial groups. The state-created system of territorial stratification created clusters of privilege around “closed enterprises” and “closed cities.”5 Operating the passport system and the hierarchy of permits and licenses which were key to the functioning of this system was also the domain of the police.

3 One of the main difficulties for the militsiia under Khrushchev was that its organizational home, the Ministry of Internal Affairs (Ministerstvo Vnutrennikh Del -- MVD), was a chief target of institutional destalinization. Over the course of the 1950s and early 1960s the MVD was frequently reorganized and purged. At the same time the regime had to confront a growing public order problem, as manifest in an upsurge of hooliganism and mass riots. The regime sought to address this problem by attaching particular significance to the concept of “public order.” One expression of this was the renaming, in 1962, of the Russian Ministry of Internal Affairs as the Ministry for the Protection of Public Order (Ministerstvo Okhrany Obshchestvennogo Poriadka -- MOOP). By this point, the regime had arrived at new institutional solutions for maintaining public peace. In these, the militsiia would play a prominent role.

The militsiia and the Ministry of Internal Affairs under Khrushchev

4 Under Stalin the Ministry of Internal Affairs had been an unwieldy conglomerate with a long-running involvement in terror, extra-judicial repression and slave labour.6 Since the 1930s the MVD and its predecessor, the NKVD, had, apart from its ordinary responsibilities, accumulated a broad portfolio of economic functions which helped push its workforce at the end of the 1940s to over a million.7 The ministry was also bound up in the system of extra-judicial repression. Although the ministry’s predecessor, the Commissariat of Internal Affairs (Narodnyi Komissariat Vnutrennikh Del -- NKVD) had split into two bodies, a reduced NKVD and a new Commissariat of State Security (Narodnyi Komissariat Gosudarstvennoi Bezopasnosti -- NKGB) in April 1943, the two bodies remained closely linked, a fact that was unaffected by the largely formal conversion of the two commissariats into ministries (the MVD and MGB -- Ministerstvo Gosudarstvennoi Bezopasnosti) in March 1946. One measure of this close link was the wholesale transfer of the militsiia from the MVD to the MGB in October 1949. Shortly after Stalin’s death, on 10 March 1953, the two ministries were again reunited.8 After Beriia’s fall in June 1953, Khrushchev and the new leadership sought to reform the ministry in two ways : first by rationalizing its structure and relieving the ministry of alien “economic” functions ; and secondly by purging it of its ties to Stalinist terror.

5 Rationalizing the MVD began with the transfer of the Gulag to the Ministry of Justice in March 1953.9 On 1 September 1953 the infamous Special Board of the ministry was dissolved.10 The unification of the MVD with the MGB was then reversed on 13 March 1954 when key subdivisions were transferred to a new Committee for State Security (KGB) at the Council of Ministers. In an effort to rid itself of a host of “atypical” (nesvoistvennye) functions, on 7 February 1956 the collegium of the Ministry of Internal Affairs submitted successful proposals to the Central Committee on the transfer of chief construction administrations (of which there had, at one point, been

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16) to corresponding economic ministries.11 The following year, in 1957, the main administration for border guards was transferred to the KGB.12

6 By the mid-1950s the MVD had successfully cast off most of the economic and extra- judicial functions which it had acquired under Stalin. By now the largest administrative subdivision within the MVD was the chief administration of the militsiia, which had returned to the ministry from the security police in 1953. The militsiia carried out three types of duties.13 The first may be categorized as social control functions.14 These included the validation of internal passports, the issuance of residence permits (propiski)15 and the treatment of non-criminal public order offenses. 16 Secondly, in order to prevent crimes and apprehend criminals, the militsiia carried out operational searches (operativno-rozysknaia rabota). Thirdly, the militsiia acted as an agency of criminal inquiry (doznanie), in the conduct of which militsiia officials were invested with criminal procedural powers, such as the right to start criminal cases.17 The most politically sensitive and strategically important of these functions were the first, social control tasks.

7 Within a year of the XX Party Congress, the MVD, which under Stalin had been a composite ministry embracing a wide variety of functions, had been stripped of most of its economic, construction and security divisions, so that its work was now dominated by the activities of the militsiia.18 The ministry was also purged of officials who had been implicated in the illegalities of the Stalin years. In the two years following the June 1953 Central Committee plenum 4,000 “compromised” members of the MVD’s managerial stratum (rukovodiashchii sostav) were dismissed and many of their positions filled by functionaries from the party apparatus. The purge encompassed a list of MVD generals who, on the recommendation of the minister, Sergei Kruglov, were stripped of their rank and title for violations of socialist legality, abuse of office, and other misdeeds committed under Stalin.19 Kruglov himself did not escape the wrath of de-stalinization. “Khrushchev,” writes Nekrasov, “associated Kruglov with many of the excesses of the Stalinist system. Hence he began to look for mistakes (both real and imaginary) in Sergei Nikiforovich’s work.” Khrushchev levered out Kruglov in January 1956 and had him replaced by Nikolai Dudorov who, as a Central Committee apparatchik with no previous ties to the security services, was meant to break the “NKVD chain” of officials who had led the ministry since the 1930s.20

8 Khrushchev went further than merely rationalizing the ministry or liberating it of tainted personnel. In keeping with the broad thrust of administrative reforms after Stalin, the ministry was decentralized. On 22 February 1955 a Russian republican Ministry of Internal Affairs was established, attracting key leadership functions from the all-union ministry. As part of a sweeping anti-bureaucracy drive, the new republican minister, Nikolai Stakhanov, informed the Central Committee eighteen months later that almost 7,000 administrative positions had been axed.21 Under Khrushchev the militsiia also reverted to a pre-Stalinist administrative structure. Prior to the sharp centralization of the early 1930s, the militsiia had been institutionally built into the fabric of local power and administered through local soviets.22 In a return to this tradition in October 1956 regional administrations of the MVD were redesignated as arms of the corresponding soviets, thus restoring the historical pattern of “dual subordination.”23

9 It is likely that Khrushchev himself harboured a personal animus against the MVD.24 This found expression in the general underfunding of the institution under his

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leadership, the reduction in wages and pensions for ministry officials, the drastic cuts in staffing levels and the denial of much-needed materials and technical facilities. Even after the first round of post-Stalin cuts, which affected a wide range of institutions, reductions of MVD staffing levels continued into the late 1950s. On 30 August 1958 a government commission ordered the all-union MVD to act on proposals from the Ministry of Finance to relieve the MVD of 40,000 posts.25 Although not implemented in full, over 1958 and 1959 the Russian militsiia was forced to cut 15,682 posts (over 12 % of its staff), yielding savings in salaries of 163 million roubles a year.26 The biggest blow, however, was the abolition of the all-union MVD itself on 13 January 1960. While some of its functions were transferred to other bodies, most were passed on to the RSFSR ministry.27

10 Khrushchev may have been swayed by the parallel campaign, also launched at this time, to entrust the protection of social order to people’s guards (druzhiny). Rather than relying solely on formal state agencies, such as the militsiia, to defend public order, greater weight was placed on the voluntary efforts of lay organizations, winning financial savings in the bargain. Even after the failure of this public law campaign had become apparent, Khrushchev’s hostility to the militsiia remained. When, for example, he was presented with a draft statute on the militsiia in 1962 which proposed raising its budget and increasing the powers of its officials, Khrushchev reportedly went into a frenzy, arguing that the authors had “gone out of their mind” in wanting to throw such resources at the militsiia, and he crossed out many of the proposals in the draft, scrawling the word “rubbish” (drianaia zapiska) in the margins.28

11 Even after the many secondary or extraneous activities of the MVD had been jettisoned, the core purpose of its main arm, the militsiia, remained in doubt. At the same time the regime would slowly have to come to terms with new realities. The relaxation of Stalinist constraints had opened the way for an upsurge of public order violations. Learning to deal with these would prove to be one of the main challenges facing the post-Stalin state.

Public order violations under Khrushchev

12 Stalin’s death prompted a lifting of restrictions on many fronts. The first and most notable of these was the sudden release of 1,195,000 prisoners following the “Decree on Amnesty” of 27 March 1953. Progress in registering recently amnestied convicts at new places of residence proved to be very slow. Even this, however, lagged well behind the capacity of the regime to organize work for ex-convicts.29 By July 1953 the state had been able to organize work for only 625,700 of the one million prisoners who had been released.30 Indeed, large numbers of former prisoners, many of whom were ordinary criminals, were allowed to roam the country with few restrictions, while many of those who were traced by the police found themselves without gainful employment and were compelled to find alternative, often semi-legal, means of eking out an existence.31 Many former convicts, especially among the ordinary criminals, found themselves on the margins of society, leading dissolute, drunken and often violent lifestyles. Regional authorities often found that they did not have the resources to accommodate or contain these new arrivals. As D. Iakovenko, who served in an internal troop division of the Ministry of Internal Affairs at the time, observed :

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The release of prisoners in such large numbers swamped our railways and water transport, train stations and piers, as well as large and small towns, and considerably complicated our work, leading to a sharp rise in serious crimes. In Stalingrad, for example, it was dangerous even to walk out on the streets in the daytime... The militsiia were unable to cope with this huge wave (moshchnyi val) of prisoners who had been released from so many camps.32

13 Other longer-term factors also contributed to the rise in social disorder under Khrushchev. Prime among these were the migrations of hordes of young, male workers to new construction sites and farms in the Virgin Lands in Kazakhstan and the return of deported peoples, most notably Chechens, to their homelands. The sudden resettlement of uprooted people, many of whom were stripped of traditional social and family supports, stirred up tensions both among the migrants themselves and with local communities. Tempers were often particularly tested by rules which allowed returnees to reclaim their former apartments, forcing their current residents out on to the streets.33

14 One measure of the rise in public disorder in the early post-Stalin period was the growth in criminal convictions for hooliganism. From 1950 to 1956 the number of successful prosecutions across the USSR mushroomed from 71,907 to 196,558. Convictions for other crimes of violence, such as blows and assaults also rose, from 74,696 in 1950 to 120,024 in 1956, while successful prosecutions for resistance to authority grew from 3,123 in 1950 to 11,061 in 1956. Collectively, the share of these crimes as a proportion of all convictions in the USSR shot up from 8.6 % in 1950 to 32.0 % in 1956.34 All pointed to the growing inability of the state to contain acts of aggression, especially those committed in public spaces under the influence of alcohol.

15 For its part, the new scaled-down militsiia was not up to the task of dealing with these problems. The regime encountered numerous difficulties in recruiting, training and controlling militsiia officials. The authorities certainly did not have a large pool of eager or reliable recruits to choose from. Given the acute manpower shortages after the war, the militsiia had been forced to enlist the services of many “untrained” or “politically unreliable” cadres, as well as, in some areas, pensioners and invalids.35 In some regions, such as Kemerovo, the militsiia appointed inexperienced personnel to responsible operational positions and, presumably for lack of choice, gave jobs to candidates with highly dubious records.36 The average educational level of militsiia staff was risible. Soon after assuming office, in March 1956, the USSR Minister of Internal Affairs, Dudorov, revealed to a gathering of republican ministers that 46 % of militsiia staff could boast no more than primary education and a further 42 % had not completed secondary school. “That means,” he concluded, “that about half the force is virtually illiterate while most of the other half doesn’t have a secondary education... Comrade Bulganin is right, we need to lift the militsiia from the dirt and put it on its feet.”37

16 Towards the end of 1956 the regime adopted measures on the militsiia aimed at addressing the growing public order problem. On 25 October the Central Committee and the Council of Ministers issued a joint resolution “On measures to improve the work of the USSR Ministry of Internal Affairs.” The resolution prompted a host of local rulings on improving working conditions for the militsiia, on moving reliable party cadres to local branches of the MVD, and on stepping up the work of voluntary auxiliary brigades which could assist the militsiia in its work.38 On the strength of the resolution, the number of militsiia officials manning public positions and patrolling the

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streets increased. The regime also reformed its legislation on hooliganism, so as to make the apprehension of hooligans more practicable than it had been previously. On 20 December 1956, a decree on “petty hooliganism” gave the authorities a means of skirting the harsh provisions of existing legislation (art. 74 of the RSFSR criminal code), which provided for a minimum custodial sentence of one year for any act of hooliganism, by allowing judges to impose mild punishments of three to five days detention for relatively minor offenses.39 The new legislation only served to further underline the seriousness of this problem however. In its first year on the books, almost 1.5 million people were convicted on charges relating to the decree.40

17 Despite the attention bestowed on the militsiia and on social order problems at the end of 1956, the difficulties facing the state remained formidable. Particularly disturbing were the spontaneous eruptions of violence which were liable to overwhelm the militsiia and engulf whole towns or settlements. In 1958 there were cases, especially in the new towns (novostroechnye gorodki) of Central Asia, where whole districts were in effect seized by hooligans. On certain occasions, for example the riot in Groznyi in August 1958, senior public officials, such as a regional party secretary and the deputy republican Minister of Internal Affairs, were dragged out on to the street and beaten up, while rank and file militsiia operatives simply took off their uniforms for fear of being assaulted. Lacking an appropriate means for placating riots and resolving heated disputes, the militsiia were sometimes driven to their last resort, the use of firearms.41

18 Tensions between the militsiia and local communities were often inflamed by the dubious practices and reputations of the militsiia themselves. In a report on its activities in 1959 to the Central Committee, the RSFSR Ministry of Internal Affairs conceded that no less than one in ten militsiia workers that year had been subjected to penalties for abuse, negligence, drunkenness and amoral misdeeds.42 Where particularly serious offenses were perpetrated militsiia officials were themselves prosecuted. In his speech to republican ministers in March 1956 Dudorov identified this as one of the two gravest shortcomings in the work of the militsiia : “In the organs of the militsiia many crimes are committed by the officials themselves. This is a most serious misfortune.”43 Perhaps most serious for community relations and for the reputation of the militsiia were the instances of unfounded arrests and beatings by militsiia officials. “Arbitrary rule and lawlessness,” observed a report on the state of discipline and criminality within the militsiia submitted to the collegium of the MVD on 25 June 1956, “find expression in the use of force against Soviet citizens, in injuries and killings. There are still many cases of militsiia officials taunting and mocking our citizens.”44 This was of sufficient concern that on 29 January 1958 the Central Committee issued a resolution “On violations of legality by the militsiia” which highlighted cases of rudeness, beatings and unfounded detentions by militsiia officials. 45 The Central Committee resolution appears to have had only a marginal effect. A survey conducted by the RSFSR procuracy in 1959 discovered numerous cases of violations of socialist legality by militsiia officials, including beatings of suspects, forced confessions, falsification of evidence and crimes provoked by militsiia personnel.46 In June 1960 the Procurator General Rudenko wrote that “in conducting inquiries and in their operational-search work certain militsiia functionaries resort to illegal methods right up to the application of physical force against witnesses and suspects, the provocational use of agents and the outright falsification of charges

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against certain innocent citizens.”47 The following March the RSFSR procurator, A.A. Kruglov, wrote to the Central Committee in a similar vein : The RSFSR procuracy has reports of trouble in the militsiia relating to the lack of education of its cadres and their failure to contain violations of socialist legality, as a result of which such violations have become common place. Recently the RSFSR courts have seen a significant volume of criminal cases brought against workers of the militsiia for gross violations of legality. These include the falsification of investigations, the application of physical force to suspects and witnesses, the illegal detention of citizens, and so forth.48

19 The militsiia’s reputation for illegally arresting and beating suspects meant that group hooliganistic actions, sometimes involving perpetrators who had themselves been detained or beaten by the police, often converged on militsiia outposts. When, for example, the militsiia apprehended one of 15 youngsters who caused an affray in Novorossiisk on 9 January 1956, the remainder, together with a segment of a crowd leaving a nearby cinema, stormed the local police station throwing sticks and stones at the windows and attacking the policemen there. The crowd, at one point a thousand strong, was only eventually tamed when border troops and a squad from a local military garrison were sent in. Similarly on 21 January 1956, when the husband of an illegal trader in the town of Klaiped (Lithuania), who had been apprehended by the militsiia, had an epileptic fit, a 500-strong crowd rounded on the militsiia post in the market, and then on the main police station hurling bricks and stones and shouting “Beat the police.” On 28 October a drunken man who had abused passengers on a bus was taken to the police station in the town of Slaviansk in Ukraine. Their passions inflamed by cries that the drunken man was being beaten by the police, a crowd of 500-600 people hurled stones at the police station and tried to break into the police cells.49

20 The often dismal reputation of the police exacerbated tensions with local communities and provided a focal point around which angry crowds could vent their spleen. Large outbreaks of violence -- “mass disorders” -- were nonetheless confined in the 1950s to quite specific circumstances, such as migrant communities in the Virgin Lands, garrison towns and interethnic conflicts -- often involving the returned Chechens -- in the Caucasus. Even the rise in cases of ordinary hooliganism, while causing some concern, was not perceived as a burning political issue. In the early 1960s this would change. A crime wave in 1961 and the Novocherkassk massacre in 1962 would force the question of public order onto the political agenda.

Finding new solutions

21 Two concurrent public order issues in 1960-1961 forced the regime to pay more attention to the militsiia. The complete breakdown of order in Novocherkassk in summer 1962 then turned the regime in favour of a more robust and long-term strategy for promoting public order. The endorsement of the militsiia and of the new Ministry for Protection of Public Order in late summer and autumn 1962 would mark the onset of a new and distinctive approach to public control which would become a key component of Brezhnev’s social contract.

22 The first public order issue to force its way onto the political agenda in 1960-1961 was the dramatic rise in cases of hooliganism. The adoption of special administrative procedures for processing cases of “petty” hooliganism at the end of 1956 had diverted

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the bulk of hooliganism cases from the ordinary courts and reversed the sharp escalation in criminal convictions for hooliganism which had been apparent since 1950. The entrusting of basic law enforcement functions to voluntary people’s guards in 1958 and 1959 however proved to be a policy failure.50 Apart from acting as less of a deterrent, inexperienced lay guards often aggravated rather than resolved tense conflict situations on the ground. With an upsurge of serious cases of hooliganism on their hands, the law enforcement agencies were instructed to direct cases which, in the previous two years would have been handled in administrative procedure or in the comrades’ courts, back to the ordinary people’s courts. Against the background of a general rise in criminal convictions of over 50 % between 1960 and 1961, the volume of convictions for hooliganism more than doubled in 1961.51

23 The second area of concern was a spate of mass disorders in the first half of 1961. Riots involving thousands of disaffected citizens broke out in Krasnodar in January, in Murom and Biisk (Altai Krai) in June, and in the town of Aleksandrov in July. The disturbances certainly had wider social causes. Low prices and steady wage increments had generated widespread shortages. Further, two of the towns, Murov and Aleksandrov, were located just beyond the 100km ring around Moscow and thus had very high concentrations of groups, such as vagrants, prostitutes, shirkers and camp returnees, who had been denied registration rights in the capital and its immediate environs.52 The high incidence of social drop-outs appears to have increased tensions. Ringleaders of the riots tended to be those most marginalized by society, such as orphans, disabled soldiers, and those who were either wrongly convicted or who had served long terms for trivial misdeeds, and who naturally harboured deep grudges against the state.53

24 In virtually all cases the focus of the crowd’s animosity was the militsiia. In Murom, crowds screaming “Beat the fascists,” “Beat the vermin” or simply “Beat the militsiia” rained stones on the police station and attacked police officials ; in Aleksandrov, also to the sounds of “Beat and smash the militsiia” rioters set fire to the police station and brutally assaulted an innocent bystander who they mistook for a policeman ; and in Biisk, where tensions between drinkers and the militsiia in the town market tended to run high, the wife of a man who had been detained for beating up a policeman, shouted out to a gathering mob that the “vermin policemen have taken our savings” and then implored the crowd to “kill the two (policemen)” as a result of which the two policemen were dragged out of a car, only to be saved at the last moment by incoming soldiers.54

25 The regime responded to these trends with two actions. First, on 16 August 1961 the Central Committee issued a resolution “On measures to strengthen the struggle with manifestations of criminality in certain towns and districts.” In the following months obkom buros across the country followed up the resolution’s recommendations by tabling motions on the crime wave at buro meetings, and by channeling reliable cadres to the regional justice agencies.55 This was followed, secondly, by the decrees of 15 and 20 February 1962 which protected the militsiia by extending the death penalty for violent attacks which threatened the life, health or dignity of members of the militsiia or of the people’s guard. The power of the militsiia was further shored up by another decree, shortly afterwards, which provided for sanctions against members of the public who refused to submit to the militsiia’s authority.56

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26 Towards the end of 1961 and at the beginning of 1962 advocates of the militsiia also lobbied the party leadership for more resources. One of the militsiia’s most ardent supporters was the head of the administrative agencies department at the Central Committee, Nikolai Mironov. Believing that the militsiia had been disadvantaged by the dissolution of the USSR MVD in January 1960 and thereby the lack of an institutional representative at an all-union level, Mironov took up the militsiia’s cause by sending a policy document “On the militsiia” to a member of the party Presidium, Frol Kozlov, urging the leadership to increase the militsiia’s wages, to invest in new equipment and to take steps to raise the militsiia’s status.57 For his part, the new RSFSR Minister of Internal Affairs, Vadim Tikunov, who had assumed office in August 1961, sent Khrushchev a new draft all-union statute on the militsiia with a recommendation that militsiia personnel be issued with rubber truncheons, handcuffs and tear gas.58 On account of what appears to have been a long-held scepticism towards the militsiia, the First Secretary, , blocked all these moves.59

27 What finally broke Khrushchev’s resistance was the political fallout from the events at Novocherkassk on 1 and 2 June 1962. The disturbances there were sparked off by the unhappy coincidence of national price rises for meat and milk, announced on 31 May 1962, with a 30 % slashing of piece-rates at the Budennyi electric locomotive plant in Novocherkassk. A group of 25 workers at the steel shop, unsatisfied by the explanations of the head of the industrial department at the Rostov party committee, Buzaev, streamed out on to the factory square and called on workers from other factory sections to join them. By 11 o’clock a large demonstration carrying home-made banners with the slogan “Meat, milk and higher wages” had gathered in front of the main building of the factory administration and at midday protesters stopped a passenger train heading from Saratov to Rostov. By 4.30, following the failure of top regional party and soviet dignitaries to placate them with speeches from the main balcony, a crowd of over 4,000 protestors seized the factory grounds, easily overwhelmed the 200 or so militsiia who had been sent in to bring order, and thereafter surrounded the main militsiia building in the city. The following day, on 2 June, a giant crowd, carrying red banners and portraits of Lenin, now swelled with workers from other factories, as well as women and children, marched on the headquarters of the city party committee. Following a meeting of a protestors’ delegation with two national party leaders, Anastas Mikoian and Frol Kozlov, who had flown in from Moscow to calm the situation, a section of the crowd began to make a move on the gorkom building. It was at this point that internal troops of the MVD, under the head of the Novocherkassk garrison, General Oleshko, opened fire on the crowd, killing twenty people.60

28 Two factors distinguished the events at Novocherkassk from other mass disorders of the post-Stalin period. First, whereas other disturbances had tended to attract marginal social groups, drunkards and former criminals, many of those involved in the Novocherkassk protests were men and women (as well as children) of good social standing with no criminal associations.61 Secondly, whereas other disorders had been rooted in local conflicts, the Novocherkassk uprising took place against a background of widespread disaffection with the economic policies of the regime.62 The events in Novocherkassk were on a major scale and the demands of protestors tapped the sympathies of many workers in nearby areas.63 The incident was indeed viewed with sufficient seriousness by the leadership that Presidium (Politbiuro) members were immediately flown in to the affected area to quell the disturbances. In the following

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weeks the party Presidium was kept regularly informed of developments in the Rostov region.64

29 Although we still do not have reliable information on dynamics within the Presidium at this time, it would appear that any resistance Khrushchev may have had to elevating the status of the militsiia was broken in the wake of Novocherkassk. Certainly, in the weeks following the massacre, the regime was quick to pour resources into public order institutions. Less than a month after the protest, on 7 July 1962, the collegium of the RSFSR MVD formally approved Tikunov’s original proposals to equip the militsiia with rubber truncheons, tear gas and handcuffs.65 On 17 August a resolution “On measures to improve the activity of the Soviet militsiia” addressed the organization’s continuing personnel problem by promising more qualified and politically reliable staff for the militsiia. Within eighteen months the RSFSR militsiia would acquire 12,000 communists and komsomol members.66 In a symbolic move the RSFSR Ministry of Internal Affairs was renamed the Ministry for Protection of Public Order (MOOP) on 30 August. It was at this time too that the concept of “public order,” as a mark of the new importance invested in it, began to be seriously studied and used by policy analysts and legal scholars.67

30 On the symbolic plane the militsiia, the main protector of public order, also prospered. Red banners were introduced for republican, regional and urban garrisons of the militsiia, oaths of allegiance were instituted and a new annual “day of the militsiia” was inaugurated on 10 November 1962.68 Khrushchev and other members of the Presidium praised the militsiia at a celebratory ceremony that day in Moscow. Furthermore, over the summer and autumn a rash of acclamatory books and pamphlets on militsiia workers were published and the Minister of Culture, Ekaterina Furtseva, was instructed to commission films depicting militsiia workers in heroic roles.69

Conclusion

31 The Novocherkassk drama and the backdrop of widespread dissatisfaction with the economic policies of the regime against which it was played out compelled the Soviet leadership to adopt a new formula for maintaining public order. The most immediate remedies included the formation of a new Ministry for the Protection of Public Order and steps to improve the cadre base and to raise the profile and reputation of the militsiia. A raft of other reforms in this period would indeed anticipate the approach to public order which would predominate under Brezhnev.70 Thus, for example, legislation in July 1962 extending the brief of the security services by revising article 70 of the RSFSR Criminal Code on “anti-Soviet agitation and propaganda,” presaged the deterrent approach to dissident and anti-Soviet activity, as well as the vast extension of the regime’s informer network, which would characterize the early Brezhnev period.71 Similarly legislation in summer 1966 granting police officials greater discretion in the arrest and detention of hooligans72 and establishing a new Union Ministry for the Preservation of Public Order, was entirely in keeping with the reforms of summer 1962. 73

32 Strengthening the militsiia was not the only lesson of Novocherkassk. With an eye to improving incentives, work norms were reduced and the sharp price rise withdrawn. New passport regulations adopted shortly after the demonstrations, on 19 July 1962, introduced a new band of towns and cities in the south, including the flashpoint

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centres of Groznyi, Krasnodar and Novocherkassk itself, which were ruled out of bounds for high-risk social groups. In line with this policy some central towns and districts, such as Moscow, Leningrad and Moscow oblast´, had further passport restrictions imposed on them in August 1966.74 It was as a continuation of policies introduced in the last two years of Khrushchev’s tenure that under Brezhnev a new formula for managing public order was settled on which granted a major role to the militsiia in applying summary justice and in operating an elaborate system of territorial and social stratification. In exercising these functions the militsiia was helped by the fact that its operatives had by now largely outgrown the methods and approaches of the Stalin years, and by the fact that the glaring discrepancy between utopian aspirations for self-administration and the realities of state-managed public order which had characterized the Khrushchev era had all but withered away.

33 Department of Government

34 University of Manchester

35 Oxford Road

36 Manchester M13 9PL

37 Yoram. Gorlizki@ man. ac. uk

NOTES

1. From a large selection of works, see Ed A. Hewett, Reforming the Soviet economy: Equality versus efficiency (Washington: Brookings, 1988): chap.5; Peter Hauslohner, “Managing the Soviet labour market: Politics and policymaking under Brezhnev” (unpublished PhD thesis, Michigan, 1984). 2. According to Soviet usage, the militsiia, as a voluntary civil militia attached to local soviets, contrasted starkly with the coercive police forces which serve capitalist states. Soviet authorities thus spurned the term “police” as a translation of the militsiia. In practice, however the functions of the militsiia became virtually identical to those of police services elsewhere such that for the purposes of this paper the terms militsiia and police will be used interchangeably. 3. Vsegda na postu (iz opyta raboty uchastkovykh upolnomochennykh militsii) (Orenburg, 1962): 4. 4. For more on this, see V.A. Kozlov, Massovye besporiadki v SSSR pri Khrushcheve i Brezhneve (Novosibirsk : Sibirskii khronograph, 1999): 15, 18, 262, 264, 267, 277, 291, 337. 5. See Victor Zaslavsky, The neo-Stalinist state : Class, ethnicity and consensus in Soviet society (Armonk, NY: ME Sharpe, 1982): 33-35, 58-59, 71, 76, 140-141, 152-153. 6. At the time of its inception in 1934 the MVD’s predecessor, the People’s Commissariat of Internal Affairs (NKVD), had been endowed with a very broad range of functions, including protecting state security, guarding the Soviet Union’s borders,

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registering marriages, managing correctional labour camps, supervising motorways, firefighting and ensuring the accuracy of weights and measures ; the commissariat’s main subdivisions included administrations for the militsiia, state security, border and internal troops, firefighting and correctional-labour camps. M.I. Eropkin, Razvitie organov militsii v sovetskom gosudarstve (Moscow, 1967): 59-62. 7. A very useful description of the MVD’s structure on 1 September 1949 may be found in A.I. Kakurin and N.V. Petrov, Gulag, 1917-1960 (Moscow : MFD, 2000): 324-333. 8. M.I. Eropkin, Razvitie, op. cit.: 74. 9. Following a spate of uprisings in summer 1953 the Gulag was returned to the MVD in January 1954 and from that stage the camp system was gradually wound down, with the rate of dismemberment picking up following XX Party Congress in February 1956. For a description of uprisings in Norilsk and Vorkuta in June and July 1953, see A.I. Kakurin and N.V. Petrov, Gulag, op. cit.: 567-587; for more on the return of the Gulag to the MVD in January 1954, see ibid.: 372-373. 10. A. Artizov et al., Reabilitatsiia : Kak eto bylo (Moscow : MFD, 2000): 69-70. 11. V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” Sovetskaia militsiia, 6 (1990): 18. 12. V.F. Nekrasov, Na strazhe interesov sovetskogo gosudarstva (Moscow, 1983): 329-330. In addition, the main administration of internal and convoy guards had seen a fivefold reduction in troop numbers between 1945 and 1955. Ibid.: 112-113, 116, 331. 13. This follows M.I. Eropkin, “Organy okhrany obshchestvennogo poriadka v sovremennyi period,” in Organy sovetskogo gosudarstvennogo upravleniia v sovremennyi period (Moscow : Iuridicheskaia literatura, 1964): 202-204. 14. In Soviet parlance this was referred to as “administrative work” or “administrative supervision.” See M.I. Eropkin, “Organy,” art. cit.: 202-203; and F.S. Razarenov, Administrativnyi nadzor (Moscow, 1964). 15. The internal passport system had been introduced through two SNK regulations of 27 December 1932 and 14 January 1933 which had sought to curb peasant migration to the larger cities. By 1953 there were restrictions on 340 cities, settlements and rail junctions as well as on several border areas. In addition, released inmates from the camps were subject to passport restrictions. A Council of Ministers resolution of 21 May 1953, sponsored by Beriia, sought to lift most of these restrictions ; it was replaced, however, by resolution no.2666-1124 of 21 October 1953. See A. Artizov et al., Reabilitatsiia, op. cit.: 45-48, 385 fn. 35. 16. Non-criminal public order violations and breaches of bye-laws (which could include swearing, fortune telling, littering the parks, trampling lawns, and ruining shrubs or flowers) were either subject to on the spot fines or treated through “administrative procedures” (i.e. outside the ordinary courts). Other tasks of this kind included ensuring compliance with road and motor regulations and enforcing the Soviet licensing system by which access to firearms, explosives, official seals, poisons and the means of printing and communication were regulated. 17. Whereas in the exercise of its duties as an agency of investigation the militsiia was bound by criminal procedural laws, as a search agency it was regulated by administrative orders from senior officials. Both functions were exercized by the main administration for criminal search and investigation (and its regional departments) and the OBKhSS (Otdely Bor´by s Khishcheniiami Sotsialisticheskoi Sobstvennosti i Spekuliatsiei : Departments for combating theft of socialist property and speculation).

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By contrast with the social control functions, searches and criminal inquiries were together known as the “operational services” of the militsiia and usually required more specialized and better educated staff. 18. Although not completely dissolved, the internal troops of the MVD, which continued to be administered in a separate division by the ministry, were also severely reduced. The number of MVD internal troops fell by 40,000 from 1953 to 1956, so that by November 1956 troop numbers stood at approximately 18,000. See V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 33. 19. This was part of a joint list of generals submitted to the Central Committee by Kruglov and the head of the KGB, Ivan Serov, in December 1954. V.F. Nekrasov, “Sergei Kruglov,” Sovetskaia militsiia, 5 (1990): 22. 20. For a detailed description of how Khrushchev arranged Kruglov’s dismissal, see V.F. Nekrasov, “Sergei Kruglov,” art. cit.:23-24. Kruglov was eventually expelled from the party for “violations of socialist legality” on 6 January 1960. On Dudorov’s background and his support of Khrushchev, especially in the leadership struggle with Malenkov, see V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” art. cit.:18-22. 21. Rossiiskii Gosudarstvenyi Arkhiv Social´no-Politicheskoi Istorii -- RGASPI, f. 556, op. 23, d. 8, l. 73-74. 22. For more on the system of “dual subordination” of the 1920s, in which the militsiia had been answerable to local soviets as well as to the central internal affairs apparatus in Moscow, see M.I. Eropkin, Razvitie, op. cit.: 12-14, 18, 39; and R.S. Mulukaev, “Stanovlenie organizatsionno-pravovykh osnov militsii,” Trudy vysshei shkoly MVD, 27 (1971): 7. On the centralization of the 1930s, including the creation of the main all- union administration of the militsiia on 25 May 1931 and the effective disappearance of dual subordination in 1934, see M.I. Eropkin, Razvitie, op. cit.: 57-59; and Vysshie organy gosudarstvennoi vlasti i organy tsentral´nogo upravleniia RSFSR (1917-1967) (Moscow, 1971): 481-482. 23. The militsiia was now held accountable to regional and local soviets as well as to the next hierarchical instance of the MVD. It was thus hoped that regional and local soviets and executive committees would play a more active role in organizing the militsiia, discussing its affairs at their meetings, and mobilizing public support for its actions. M.I. Eropkin, Razvitie, op. cit.: 78-79; id., “Organy,” art. cit.: 195-196. 24. See Vadim Tikunov, “Na strazhe obshchestvennogo poriadka,” Partiinaia zhizn´, 20 (1965): 15-21; “Khrushchev protiv militsii ?,” Sovetskaia militsiia, 7 (1989): 37-38. 25. V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” art. cit.: 24. 26. V.F. Nekrasov, “Nikolai Stakhanov,” Sovetskaia militsiia, 7 (1990): 26. 27. The RSFSR MVD gained three administrations (special militsiia, internal and convoy troops, and educational establishments) to add to the six that it had at its inception in 1955 (for the militsiia, correctional labour camps, fire-fighting, cadres, archive and administration). V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” art. cit.: 24. 28. As reported at the time by the Presidium member, Frol Kozlov, to the then head of the administrative agencies department, Nikolai Mironov. Interview with S.I. Grachev, 18 April 1991. 29. 781,968 former prisoners had been released by 10 June 1953. Of these 602,130 had been registered, of whom only 64.6 % were placed in officially recognized jobs. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 189.

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30. Iu.V. Aksiutin and A.V. Pyzhikov, Poststalinskoe obshchestvo : Problema liderstva i transformatsiia vlasti (Moscow : Nauchnaia kniga, 1999): 143. 31. A letter to the Central Committee from the Stavropol kraikom of 1 March 1957 attributed the recent settlement of 6,500 aliens in the resorts of the region to the amnesty and the removal of passport restrictions. A letter of 17 May 1957 attributed similar problems in Kaliningrad to the removal of passport restrictions in 1955. RGASPI, f.556, op.23, d.32 (see fn. 21). The regime’s reluctance to prosecute “violations of the passport regime” is evidenced by decline in criminal convictions for this offense from 19,704 in 1952 to 14,409 in 1953, 9,025 in 1954 and 7,485 in 1955. Gosudartsvennyi Arkhiv Rossiiskoi Federatsii -- GARF, f.9492, op.6, d.14, l.15. 32. Iu.V. Aksiutin and A.V. Pyzhikov, Poststalinskoe obshchestvo, op. cit.: 144. 33. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: chaps. 1, 3 and 4. 34. GARF, f. 9492, op. 6, d. 14, l.14-16. 35. M.I. Eropkin, Razvitie, op. cit.: 72. 36. Kemerovo city party committee resolution on the militsiia of November 1956 in RGASPI, f. 556, op. 23, d. 8, l. 44-45. 37. V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” art. cit.: 18. In some areas low educational levels were also evident in the managerial stratum. A memo from Kemerovo in mid-1956 reported that approximately half of the officer corps had attended less than seven years of school while only a third of operational workers had undergone specialist militsiia training. In the Mari ASSR only 30 of 58 line functionaries, 50 of 121 operational staff and three out of 71 ward plenipotentiaries had completed secondary school. RGASPI, f.556, op.23, d.8, l.44-45, 58-59. 38. Thus, for example, a resolution of the Novosibirsk obkom of 29 November 1956 ordered that 350 communists and komsomol members should be directed to the city militsiia within two months and a further hundred should be sent to district militsii. Similarly a resolution of the Penza obkom of 13 November 1956 directed 24 party and komsomol cadres to the local MVD, while a letter from the Briansk obkom to the Central Committee of 5 November announced that 80 “politically prepared and morally sound communists” were to be appointed to the local branch of the MVD. There were also similar rulings in Vladimir, Ivanovo, Ulianovsk, Arkhangelsk, Primorskii, and Kemerovo provinces. Auxiliary militsiia “brigades” were forerunners of the people’s guards (druzhiny) which were formally introduced in 1958. RGASPI, f.556, op.23, d.8, 26. 39. Such cases were heard under “administrative procedures” which were considered by a single judge in a summary hearing without right of appeal. Administrative hearings were normally grouped together by judges and processed quickly in sessions, which could typically take up one morning a week, and be heard either at court offices or at a local police station. 40. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 185. 41. Ibid.: 38, 146, 151, 193, 201-205. For a case in July 1957 when two militsiia officials in Leningrad used guns in order to deal with a fight with 150 students, see RGASPI, f.556, op.23, d.32. 42. RGASPI, f.556, op.23, d.101, l.79-80. For an example of drunkenness among militsiia officials in the Mari region, see ibid., d. 8. There is a good discussion of the high rates of

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general disciplinary punishments and party reprimands against militsiia officials in Altai Krai in 1957 in ibid., d.56, l.46. 43. V.F. Nekrasov, “Nikolai Dudorov,” art. cit.: 18. 44. Cited in V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.:202. 45. Ibid.: 206. 46. RGASPI, f. 556, op. 23, d. 101, l.23. 47. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 206. 48. RGASPI, f. 556, op. 23, d. 119, l. 34-35. 49. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 202-204. 50. A party resolution “On raising the role of the public in the struggle with criminality and with violations of public order” had been adopted on 5 November 1958. That month, people’s guards were set up on an experimental basis in Leningrad. Use of the people’s guards was generalized following the joint resolution of the Council of Ministers and the Central Committee of 2 March 1959 “On participation by workers in the protection of public order.” In addition to the ordinary druzhiny (people’s guards), of whom there were 2 million (24,000 units) in 1959, the latter resolution gave a strong impetus to lay assistants across the range of functions carried out by the militsiia, including non-staff ward plenipotentiaries, vehicle inspectors, passport inspectors, social investigators and assistants within specialized branches of the militsiia such as the OBKhSS. 51. GARF, f. 8131, op. 32, d. 6748, l.85-96. 52. Being outside the ring also meant that food was harder to come by than in the showpiece capital. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 258. 53. Ibid.: 243-244, 250, 260. 54. Ibid.: 261-263, 277, 289-291, 297. Kozlov [267] notes that a feature of the Murom riot was the fact that it was “almost exclusively directed at workers of the militsiia.” 55. RGASPI, f. 556, op. 23, d. 141. 56. Vedomosti verkhovnogo soveta SSSR, 8 (1962): 83; 14 (1962): 148. 57. Interview with S.I. Grachev, 18 April 1991. 58. V.F. Nekrasov, “Vadim Tikunov,” Sovetskaia militsiia, 8 (1990): 21. 59. S.I. Grachev, the deputy head of the administrative agencies department, was told this at the time by his immediate boss, Mironov. Interview with S.I. Grachev, 18 April 1991. 60. For a description of these events, see Samuel Baron, Bloody Saturday (New Haven : Yale University Press, 2000). 61. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 303, 307, 310, 316, 348. 62. Ibid.: 230-234, 305-307. 63. This is described in ibid.: 302, 366-374. 64. Ibid.: 305, 323, 350, 357, 374. Other mass disorders to have elicited some reaction -- albeit more limited -- from the Moscow leadership were the riots in Georgia in 1956 and in Groznyi in 1958. See ibid.: 153-154, 182. 65. V.F. Nekrasov, “Vadim Tikunov,” art. cit.: 21. 66. Ibid.: 22.

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67. M.I. Eropkin, “Organy,” art. cit.: 183 fn. 2, 184. 68. Pravda (27 September 1962). 69. V. Shiriaev, Moia militsiia (Iaroslavl´, 1962); V.N. Liakin, Vrag ne dostignet tseli (Moscow, 1962); Vsegda na postu (Orenburg, 1962); Klimenko, Protiv khuliganov i tuneiadtsev -- gnev i silu obshchestvennosti (Petropavlovsk, 1962). On the militsiia films, see V.F. Nekrasov, “Vadim Tikunov,” art. cit.: 22. 70. See V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 384; R.G. Pikhoia, Sovetskii soiuz : istoriia vlasti, 1945-1991 (Moscow, 1998):245. 71. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 405. 72. The decree of the Presidium of the USSR Supreme Soviet of 26 July 1966 allowed the head of the militsiia to decide within 24 hours of arrest of a petty hooligan whether to hand him over to a people’s court, a comrades’ court or a social organization. He could also now fine a petty hooligan on the spot without referring him to a court. Procedures for court hearings were simplified and detention for petty hooliganism was raised from a range of three to five, to ten to fifteen days, with a supplementary fine to cover food and lodging. See Vedomosti verkhovnogo soveta SSSR, 30 (1966): 595; for corresponding changes to the RSFSR codes see Vedomosti verkhovnogo soveta RSFSR, 32 (1962): 769. 73. The new ministry had four main administrations (militsiia, places of confinement, internal troops and fire-fighting) and a number of ordinary administrations (e.g. an investigation administration). Vedomosti verkhovnogo soveta SSSR, 30 (1966): 594. 74. V.A. Kozlov, Massovye besporiadki, op. cit.: 229, 402, 406.

RÉSUMÉS

Résumé Le maintien de l’ordre dans la société poststalinienne : la milicija et l’ordre public sous Hruščev. Avec la perte de ses ressources et les purges de son personnel, la milicija du milieu des années 1950 fut l’une des principales victimes institutionnelles de la déstalinisation de Hruščev. Parallèlement, l’amnistie massive de 1953 et la levée des contraintes staliniennes occasionnèrent une forte augmentation du niveau des infractions à l’ordre public recensées. Parmi ces infractions, on peut dire que celles qui ont eu le plus d’impact politiquement sont les éruptions de violence collective qui, ironiquement, visaient la milicija, symbole le plus proche et le plus accessible de l’État, sur lequel les masses pouvaient décharger leur colère. L’article avance la thèse que les événements de Novotcherkaskde juin 1962, conjugués au mécontentement général envers la politique économique qui leur servait de toile de fond, forcèrent le pouvoir soviétique à développer une nouvelle conception, post-stalinienne, de l’« ordre public » dans laquelle la milicija jouerait un rôle de premier plan.

Abstract With its resources cut and its staff purged the militsiia of the mid-1950s was one of the main institutional victims of Khrushchev's destalinization. In a parallel development, the mass

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amnesty of 1953 and the general lifting of Stalinist constraints led to a steep rise in recorded levels of public order offenses. Arguably the most politically significant of these were the spontaneous outbreaks of mass violence which, in an ironic twist, targeted the militsiia as the most immediate and accessible symbol of the state against which angry crowds could vent their spleen. The article suggests that the events at Novocherkassk of June 1962 and the background of widespread dissatisfaction with economic policies against which they were played out compelled the Soviet leadership to develop a new post-Stalinist conception of “public order,” one in which the militsiia would play the preeminent frontline role.

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Le miroir des statistiques Inégalités et sphère privée au cours du second stalinisme

Nathalie Moine

1 Le contraste offert par une situation de grave pénurie, allant jusqu’à la famine, et une administration employant d’importants moyens pour produire des données sur la consommation de dizaines de milliers de foyers peut paraître étonnant de la part d’un régime réputé indifférent aux souffrances de sa population. De fait, les objectifs et les usages, aux différents niveaux de l’État, de ce type d’enquête restent à explorer.

2 Pour certains, les enquêtes de budgets, tout comme l’ensemble de la production statistique de l’époque stalinienne, donnent des chiffres « truqués » sans grande valeur, alors que, pour d’autres, elles sont l’illustration à la fois de la solidité de la machine étatique soviétique et de l’amélioration sensible du niveau de vie de la population à partir du début des années 1950.

3 Reste à comprendre la construction de cette enquête, remarquable par son ampleur, et qui ne saurait se résumer à une simple commande politique, tout en offrant un reflet de la société soviétique évidemment biaisé. Dans quelle mesure répond-t-elle à la volonté étatique de mieux connaître les comportements socio-économiques réels de la population ? Et de quelle partie de la population ? Dans quelle mesure est-elle l’imposition pure et simple de schémas préconçus ? Jusqu’où l’administration statistique peut-elle se permettre d’aller lorsqu’elle enregistre des pratiques quotidiennes qui flirtent sans cesse avec l’informel, sinon l’illégal ?

4 Pour tenter de comprendre les ressorts de cette entreprise, il est nécessaire de se plonger non seulement dans les rapports analysant périodiquement les principaux résultats de l’enquête, désormais accessibles dans les archives déclassifiées, mais aussi dans les archives décrivant son fonctionnement, et ses dysfonctionnements, les tâtonnements méthodologiques des statisticiens au sommet de l’appareil statistique, les difficultés vécues par les enquêteurs sur le terrain. La reconstitution de ce « miroir » implique de prêter attention à des aspects techniques essentiels tels que la sélection de l’échantillon des familles enquêtées et de faire la part de ce qui relève d’une histoire de l’application de connaissances mathématiques et de ce qui tient aux a priori idéologiques. La reconstruction de l’enquête, engagée au tournant des années

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1951-1952, constitue un épisode central. Elle témoigne de l’importance qui lui est accordée, au plus haut niveau. Mais il s’agit aussi de considérer l’enquête au sein de l’ensemble de la production statistique des années du « second stalinisme », marquées par l’effort de reconstruction de l’après-guerre, l’extrême pénurie, le culte du secret et les tentations de libéralisation nées de la guerre qui s’achèvent par de terribles campagnes répressives.

5 L’étude de l’administration des enquêtes de budgets, objet très spécifique, si elle ne peut évidemment pas répondre à toutes les questions posées par l’après-guerre, offre pourtant un éclairage particulier : tout d’abord, elle permet de comprendre, au-delà du culte du secret, dans quelle mesure, à certains niveaux de l’État, on porte un intérêt à produire un diagnostic socio-économique sérieux sur la population. Ce qui s’inscrit dans la problématique largement défrichée par Alain Blum et Martine Mespoulet : la production de chiffres se poursuit y compris dans un contexte de terreur politique1. On essaiera ici de décrire au plus près le réseau de familles enquêtées, dans sa dimension socio-économique, mais aussi régionale, et c’est là que les questions ardues de méthode d’échantillonnage seront traitées. Reste dans un second temps à bien comprendre qui est à la source de cette production : les administrateurs statisticiens qui poursuivent leur logique et font vivre un héritage ? Les politiques qui ont besoin de ces données même s’ils en interdisent la divulgation ? Ce qui revient à poser la question de l’usage des données de cet ordre dans la prise de décision politique. Quels sont les résultats mis en avant dans les notes analytiques transmettant l’information au sommet de l’État ? Enfin, certains aspects de la production statistique, de la fin de la guerre à la mort de Stalin, permettent de reconsidérer, dans d’autres coordonnées, à la fois l’hypothèse d’une « libéralisation » avortée sous Stalin et le fameux changement de cap khrouchtchevien, en montrant combien la guerre et ses désastres ont nettement fait rejouer la séparation privé-public et ont posé comme enjeu le « niveau de vie matériel » de la population, avant que les années Hruščev ne s’en emparent comme un objet rhétorique majeur en même temps qu’un domaine d’action essentiel.

I. La reconstruction de l’enquête de consommation

6 Les enquêtes de budgets ont une longue histoire en Russie puisque ce sont les statisticiens des zemstva qui se sont les premiers lancés dans ce type d’enquête à la fin du XIXe siècle, faisant figure de pionniers à l’échelle internationale par l’ampleur, la richesse, les apports méthodologiques de leurs travaux2. L’étude des budgets s’inscrivait alors dans des entreprises ambitieuses d’observation exhaustive du monde agricole dans telle ou telle province. Puis, au tournant du XXe siècle, les statisticiens municipaux organisèrent eux aussi des enquêtes sur les populations ouvrières. La Première Guerre mondiale suscite des enquêtes statistiques situées désormais à l’échelle du pays tout entier, dans le souci de planifier le ravitaillement. Beaucoup de ces statisticiens participent ensuite à l’élaboration de l’administration statistique soviétique, qui introduit une systématisation des enquêtes, dont les principaux résultats sont publiés au cours des années 19203. Cependant, c’est au moment où l’enquête acquiert un statut strictement confidentiel, ses résultats étant réservés à l’usage interne de l’administration, qu’elle devient véritablement régulière et standardisée, tant en milieu urbain qu’au sein de la population agricole. À partir de 1932, la CSU (Central´noe statističeskoe upravlenie -- Direction centrale de la

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statistique) regroupe même les enquêtes sur les budgets ouvriers, paysans et kolkhoziens au sein d’un unique secteur, celui de la statistique du travail, avant que les budgets kolkhoziens ne repassent dans le secteur de la statistique agricole. À partir de 1935, des budgets du personnel d’encadrement, les ITR (inženerno-tehničeskie rabotniki), sont inclus dans l’enquête.

Le choc de la guerre

7 La guerre porte un coup très dur au réseau d’enquêtes, même si le niveau d’étiage semble se situer en 1942 et si le nombre de familles enquêtées remonte ensuite quelque peu. Les familles situées en territoire occupé disparaissent purement et simplement de l’enquête mais leur nombre diminue également dans le reste du pays.

Nombre de familles d’ouvriers, 1940-1944

8 La guerre avait aussi contribué à modifier la structure des familles, en termes de taille des ménages, de ratio au sein des foyers entre personnes actives/inactives/à charge. Très vite, au moment de la reconquête soviétique, les administrateurs s’inquiètent aussi d’une couverture territoriale tronquée, puisque l’enquête ne concernait plus que les régions qui n’avaient pas subi l’occupation allemande4. De fait, les rapports de cette période rédigés par les statisticiens en charge du secteur sont d’une grande prudence et spécifient régulièrement que les données ne sont pas fiables en valeur absolue, mais reflètent indéniablement des tendances, surtout lorsque celles-ci sont aussi massives que la brusque augmentation de la place du marché, tant dans les revenus que dans les dépenses des familles enquêtées.

9 Ainsi, alors que le choc terrible de la guerre n’avait pas totalement interrompu le suivi de l’enquête, les responsables de l’administration statistique, à tous les niveaux, étaient

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conscients des fortes distorsions qu’elle avait subies, au point d’en faire argument quand la situation dépeinte paraissait trop alarmante. Certaines critiques très radicales se firent jour pour contester la viabilité même de l’enquête. Le représentant (upolnomočennyj) du Gosplan pour l’oblast´ de Saratov, D. Ciporuha, n’alla pas par quatre chemins dans sa note rédigée à l’intention de Voznesenskij, le président du Gosplan, en date du 19 janvier 1944. Il y pointait l’ensemble des défauts de l’enquête, au premier chef un échantillon devenu obsolète : Avant-guerre, quand la structure et le niveau du budget matériel d’une famille étaient déterminés par le salaire du chef de famille et des autres membres, et que la consommation de biens alimentaires se faisait en fonction (za sčet) de leur acquisition, essentiellement, dans le système coopératif, le rôle de l’enquête budget était énorme. À cette époque, les résultats de l’enquête reflétaient correctement, pour l’essentiel, le niveau de vie matériel des travailleurs de la ville. Pendant la guerre, le nombre de familles enquêtées a brutalement diminué et le nombre fixé par le plan est descendu à 135 pour la ville de Saratov. Les conditions pour la mise en place et la menée de l’enquête budget ne cessent de se compliquer. Ces derniers temps, sur les 135 ménages prévus par le plan pour l’enquête, seuls 38 sont véritablement enquêtés, ce qui n’est absolument pas représentatif pour la ville dans son ensemble. En lien avec ce qui précède, les directions statistiques de RSFSR soumettent à l’enquête des branches de l’économie qui ne sont pas caractéristiques du profil actuel de l’oblast´ : ainsi de l’industrie de l’alimentation, de l’industrie du bois, des stations d’électricité. Conduire une mise en place complémentaire de budgets est presque impossible, car les ouvriers sont très surchargés et il ne reste absolument pas de temps libre pour remplir les carnets de budget.

10 La guerre n’avait pas seulement rendu caduc l’échantillon. Les comportements économiques de la population en temps de guerre, à savoir le recours massif au marché et au « système D », ne pouvaient plus être correctement enregistrés par l’enquête. Le statisticien de Saratov poursuivait ainsi : Le calcul du budget matériel est surchargé d’opérations complémentaires de toute sorte : achat, vente, échange, ce qu’il est excessivement difficile de refléter complètement dans les carnets de budgets. Le calcul du budget des ouvriers de l’industrie de l’alimentation n’a aucun sens, toutes leurs dépenses vont pour l’essentiel dans les produits d’hygiène et de toilette (manucure, permanente, etc.). En outre, dans de nombreux cas, l’essentiel du budget d’une famille tient aux ressources obtenues par la vente de produits qu’ils ont volés à la production.

11 Sa conclusion était donc sans appel : [...] La pratique du calcul des budgets des familles d’ouvriers et d’employés en temps de guerre témoigne non seulement de l’inutilité de ce travail, mais aussi, dans une certaine mesure, de sa nocivité politique. Je pense qu’il est nécessaire de cesser le travail d’enquête des budgets des familles des ouvriers et des employés dans les oblasti, les krai et les républiques. Actuellement, je travaille sur la question de la nécessité de poursuivre le travail d’enquête des budgets des kolkhoziens5.

12 La même défiance vis-à-vis des résultats se retrouve au plus haut niveau, y compris chez Starovskij, le directeur de la CSU. Exemple notable : le traitement des résultats pour l’hiver 1943, alors que règne une terrible disette6. Dans la note de synthèse sur les résultats de l’enquête pour les budgets ouvriers de décembre 1943 qu’il envoya en mars 1944 à Voznesenskij, président du Gosplan, Starovskij concluait à l’invalidité partielle des données. À la suite d’un tableau retraçant la chute substantielle de consommation par tête enregistrée pour la viande et les produits carnés, mais aussi les produits

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laitiers, il se refusait en ces termes à une vision trop sombrede la situation alimentaire des enquêtés : Ce tableau ne donne pas les caractéristiques correctes de la consommation des ouvriers. Les données des carnets de budgets, en ce qui concerne les mesures de consommation de la famille ouvrière, exigent un regard extrêmement critique, en raison du caractère incomplet des carnets (le sous-enregistrement des informations de la part des ménages enquêtés a particulièrement augmenté pendant la guerre), et de la difficulté à refléter au moyen de l’enquête de budgets la différenciation, par branche et par profession, en matière de ravitaillement et la diversité des conditions de ravitaillement et de consommation dans les différentes régions du pays. Il faut également noter que les données des enquêtes de budgets se prêtent très difficilement à la vérification pour ce qui concerne la part de consommation réalisée en fonction des acquisitions sur le marché, des ressources tirées de sa propre exploitation, de la restauration collective, des ressources décentralisées du commerce d’État et de coopératives. En prenant en compte le caractère incorrect des données sur la consommation et l’impossibilité de les corriger, la CSU a proposé, après examen du programme d’enquête budget, d’exclure la section « consommation »7.

13 Plutôt que de se fier aux résultats de l’enquête, la direction de l’administration statistique préféra en effet comparer ces mêmes données sur la consommation ouvrière en décembre 1943 aux données obtenues par la comptabilité des Départements du ravitaillement ouvrier (Otdely rabočego snabženija -- ORS) concernant le ravitaillement centralisé écoulé par ces organes dans différentes branches et elle put à nouveau conclure au sous-enregistrement par l’enquête budget : Les chiffres donnés plus haut [données du ravitaillement centralisé par branches] caractérisent un niveau de consommation plus élevé que celui reflété dans les carnets de l’enquête budget, ainsi qu’une différenciation très marquée. Il est indispensable de prendre en compte que les chiffres cités plus haut n’incluent pas la vente aux ouvriers, ravitaillés par les ORS, de biens reçus de façon décentralisée. Donc, la sous-estimation par les carnets de budgets du niveau de consommation en produits carnés et graisses est encore plus importante8.

14 Outre la question de la représentativité de l’enquête en terme de couverture du territoire, de branches économiques, un autre problème, qui leur était lié et qui faisait régulièrement l’objet de débats au sein de l’administration statistique, était celui de la représentativité des salaires des enquêtés. Au sortir de la guerre, Starovskij s’alarmait de la différence trop forte entre salaire moyen des personnes enquêtées et salaire moyen selon les données de la comptabilité nationale (po vsemu narodnomu hozjajstvu po otčetnym dannym), qui apparaissait, selon lui, comme l’une des conséquences de la couverture tronquée du territoire soviétique par l’enquête puisque les salaires des régions récemment libérées étaient plus bas. Cette différence entre les deux moyennes existait déjà avant-guerre, d’après les données présentées dans une note qu’il rédigea en 1945, mais son commentaire ne s’attarde que sur l’écart accru en 1944. De fait, des aspects structurels (construction de l’échantillon de l’enquête de budgets sur lequel nous reviendrons, comparaison biaisée entre le salaire moyen établi par la comptabilité nationale prenant en compte l’ensemble des branches et le salaire moyen des enquêtés qui ne porte que sur quelques branches) se mêlent aux difficultés nouvelles de l’enquête.

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Écart observé entre le salaire moyen des ménages enquêtés et le salaire obtenu par la comptabilité nationale, 1940-1944

15 Les administrations locales faisaient le même constat. En juillet 1948, Lakunin, responsable de la Direction statistique de la ville de Moscou, tint à signaler à sa hiérarchie le biais important en faveur des ouvriers les mieux payés au sein du réseau d’enquête. D’après ses analyses, il ressortait que l’échantillon des usines moscovites comprenait les plus hauts salaires ouvriers et n’était pas assez représentatif, en particulier dans des entreprises comme Serp i Molot, Dinamo, Krasnyj proletarij, Šlifoval´nye stanki. Son explication tenait au type de volontaires pour l’enquête : Cette situation s’explique par le fait que l’enquête de budgets n’est pas assez massive et que nous ne couvrons, dans les entreprises citées plus haut, que les ouvriers les plus qualifiés et les plus conscients qui répondent à notre appel à participer à l’enquête plus volontiers que les ouvriers moins qualifiés, et par conséquent moins bien payés9.

16 Cette remarque est importante, car elle montre combien, aux côtés de la construction sciemment biaisée de l’échantillon, importent les procédures de recrutement sur le terrain. L’aspect politique de l’enquête tient donc aussi au recrutement de ménages sans doute plus militants que les autres.

17 De fait, quelle était l’importance de cet écart ? D’après les tableaux envoyés par Lakunin en annexe de sa lettre, si on prend par exemple la célèbre usine Serp i Molot, on trouve 26 enquêtés avec un salaire moyen de 1 516 roubles (données pour mars 1948, qui incluaient le paiement en espèces et en nature de l’enquêté à son travail principal), alors que, selon les données du secteur de l’industrie, le salaire moyen des 6679 ouvriers dans l’entreprise était de 1 111 roubles, soit une différence très importante de 36,5 %. Pour l’ensemble de la ville de Moscou, l’écart était important, mais tout de même moindre10.

18 Pendant toutes les années qui séparèrent la fin de la guerre du moment de la reconstruction du réseau d’enquête, au tournant de l’année 1951-1952, les plans pour rebâtir le réseau de familles enquêtées se succédèrent. Les comptes rendus du Conseil scientifique de la CSU, en particulier des commissions portant spécifiquement sur la question des budgets, témoignent à la fois de la volonté de ses membres d’actualiser le réseau et les missions de l’enquête, mais aussi de remettre sur la table des questions de méthode débattues depuis des décennies, notamment la question de la classification

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des entreprises agricoles, alors que les conditions de production avaient été profondément modifiées à la suite de la collectivisation11. Cependant, le problème de l’adaptation de l’outil statistique à une vision marxiste de l’économie gardait visiblement son acuité aux yeux d’experts qui, d’ailleurs, étaient en partie des rescapés des débuts de la statistique soviétique, en tout premier lieu V.S. Nemčinov12, mais aussi S. G. Strumilin.

19 Cependant, à la veille de la reconstruction du réseau d’enquête, en 1951, l’enquête s’appuyait sur seulement 8 600 budgets d’ouvriers et d’employés de l’industrie et 12 600 budgets kolkhoziens13, contre respectivement 20 000 et 21000 en 1940.

20 La reconstruction complète de l’enquête de budgets, définie par un décret du 3 novembre 1951, semble avoir été souhaitée au plus haut niveau14.

Le nouveau réseau d’enquêtés

21 La nouvelle enquête frappe par son ampleur, au regard de ce que l’on sait des expériences comparables dans d’autres pays15. Au 1er janvier 1952 16, l’enquête comprenait en principe 23000 familles d’ouvriers et d’employés, 29000 de kolkhoziens. À travers ce gonflement des effectifs, elle avait gagné en diversité à la fois sur le plan des branches de production observées -- l’enquête était conduite dans 17 branches proportionnellement au nombre effectif d’ouvriers et d’employés, réparties entre 815 entreprises --, sur le plan géographique -- l’enquête sur les ouvriers et les employés couvrait toutes les principales régions économiques dans toutes les républiques de l’Union --, et enfin sur le plan de la diversité des groupes sociaux observés, à la fois parce qu’elle introduisait clairement une distinction entre ouvriers qualifiés et ouvriers peu qualifiés, mais aussi parce qu’elle avait inclus des professions en dehors de la production industrielle. Les budgets ouvriers et employés représentaient ainsi 16 540 ouvriers de l’industrie (9 520 qualifiés, 7020 peu ou pas qualifiés), 2 610 ITR de l’industrie, 1 510 employés de l’industrie, 1390 enseignants, 950 représentants du personnel médical.

22 Il est important de suivre précisément les étapes de la construction du nouvel échantillon pour comprendre quels sont les groupes sociaux précisément représentés dans l’enquête et, dans le même temps, saisir ce que signifie la notion de « représentativité », très prégnante chez les statisticiens de cette époque. La méthode utilisée à la fin de 1951 pour sélectionner le nouveau réseau d’enquête avait été la suivante17 : selon les instructions du collège de la CSU d’URSS, les statisticiens avaient appliqué la méthode du tirage proportionnel typique, avec sélection mécanique au sein des groupes (metod tipičeskogo proporcional´nogo otbora s mehaničeskoj vyborkoj vnutri grupp). Cette méthode s’opposait ainsi à un tirage purement aléatoire. La première étape consistait à répartir les entreprises pour sélectionner les plus « typiques », selon les caractères suivants : la branche industrielle et le salaire des ouvriers à la production. Ensuite, la sélection des ouvriersengageait le groupe de qualification et le montant du salaire, avec un biais important, puisque les bas salaires en étaient d’emblée exclus : Les ouvriers des catégories 1 et 2 n’ont pas été sélectionnés en raison de leur faible part, et surtout parce que, dans les conditions d’une élévation systématique de la qualification, ces ouvriers passent rapidement dans des catégories plus élevées.

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Écart entre le salaire des ouvriers de l’échantillon et celui des ouvriers des branches enquêtées

23 Igumencev, directeur du Département de la statistique des budgets, pouvait écrire en 1953, en commentant ce tableau : À l’examen des données, il faut avoir en tête que le salaire de tous les ouvriers des branches enquêtées dans la branche est pris dans le formulaire n2-p, dans lequel, tout d’abord, on a compté les ouvriers de toutes les catégories et dans lequel, deuxièmement, apparaît aussi le salaire des ouvriers n’ayant pas travaillé un mois complet. Le salaire plus élevé des ouvriers sélectionnés s’explique aussi par le fait qu’au moment de la sélection on a tiré le premier ouvrier dans chaque intervalle18.

24 Outre les biais de construction, la sélection effective sur le terrain pouvait s’accommoder de corrections. La description offerte par la Direction statistique de l’oblast´ de Lvov offre plusieurs exemples d’ajustement pour appliquer sur le terrain la notion de « typique »19. Pour commencer, la liste d’entreprises constituée pour le tirage mécanique devait ignorer celles qui comptaient moins de 50 ouvriers au mois de septembre 1952, ce qui revenait, dans ce cas, à laisser de côté des pans entiers de l’activité de la région, ici toutes les usines de spiritueux, et toutes les minoteries du groupe de minoteries de l’oblast´. Autre problème, sans doute fréquent : le tirage mécanique avait sélectionné une entreprise difficile d’accès, et dont le caractère fermé devait dissuader les statisticiens de l’observer de trop près. L’usine boîte postale n° 12520, de type fermé, est située loin de la ville, elle n’est pas reliée à la ville par des moyens de transport. C’est pourquoi l’enquête de budgets de ses ouvriers et travailleurs sera sujette à de nombreuses complications et la Direction statistique de l’oblast´, en accord avec l’administration statistique d’Ukraine (Ukrstat), a jugé possible de la remplacer par une usine proche d’elle sur la liste (en haut de la liste), la plus grosse usine de camions de l’oblast´ de Lvov, qui possède de très bonnes perspectives de développement dans l’avenir. Par le salaire mensuel moyen, cette usine de camions est typique.

25 Dans un autre cas encore, c’est la main-d’œuvre de l’entreprise qui ne correspondait pas à l’idée que les statisticiens se faisaient du prolétariat urbain : Par ailleurs, pour la sélection d’ouvriers et d’employés dans la fabrique de meubles pliants et dans l’usine de verre n° 2 des difficultés vont apparaître, du fait que 30 à 40 % des ouvriers de cette entreprise vivent dans des zones rurales. Même si on remplace lesdites entreprises par d’autres, l’écart entre le salaire mensuel moyen des entreprises sélectionnées et le salaire mensuel moyen dans la branche excédera 10 %. Au moment de sélectionner les familles d’ouvriers dont nous suivrons le budget, dans la mesure du possible les familles vivant dans des localités rurales seront remplacées par des familles typiques, vivant en ville.

26 Quant aux familles kolkhoziennes, il importe de suivre également les principes de leur sélection, et comment celle-ci fut appliquée sur le terrain. On retrouve les mêmes procédés que pour les budgets ouvriers, même si les critères utilisés sont plus nombreux afin de rendre compte d’un fonctionnement économique plus complexe, qui

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rend le travail de catégorisation plus difficile : le revenu paysan est encore faiblement monétarisé, il compte des sources multiples en dehors de l’employeur principal, le kolkhoze. Au final, la spécialisation agricole du kolkhoze remplace la catégorie « branche de production » utilisée pour les travailleurs de l’industrie21. Au sein de chaque spécialité, la taille du revenu distribué entre chaque kolkhozien sert d’équivalent au fonds salarial de l’entreprise. Les familles kolkhoziennes elles-mêmes sont classées en fonction du nombre de trudodni (journées de travail) fournis et de la présence de vaches en propriété personnelle, un équivalent du classement en fonction du salaire qui tient donc compte du travail collectif et de l’activité privée22.

27 Le parallèle avec les travailleurs de l’industrie peut se poursuivre sur un autre point : l’exclusion d’emblée de l’échantillon des « pattes cassées ». [...] conformément aux instructions pour la sélection des budgets à enquêter, n’ont pas été retenues les familles kolkhoziennes dont les membres ne travaillaient pas dans le kolkhoze et n’avaient pas de revenu du kolkhoze ; n’ont pas été retenues les familles dans lesquelles il n’y a pas de membres valides. La plus grande taille des revenus des familles de kolkhoziens sélectionnées s’explique aussi du fait que dans chaque intervalle, comme indiqué plus haut, c’est la famille du haut de la liste qui a été sélectionnée 23.

28 Une autre caractéristique de l’échantillon apparaît au contraire spécifique au traitement des kolkhoziens. En effet, au moins pour certaines régions, le principe de proportionnalité n’a visiblement pas été respecté, puisqu’on trouve le même nombre de ménages enquêtés dans les nouveaux territoires de l’enquête, indépendamment de la taille de la population agricole24.Un second problème apparaît, qui a sans doute les mêmes causes que ce qui précède : un inventaire plus difficile à établir des unités d’enquête ou, en tout cas, une moindre aisance à les incorporer à l’enquête. En effet, les spécialisations agricoles ne sont pas représentées de façon proportionnelle pour chaque territoire. Par exemple, la spécialisation en élevage est exclusivement représentée dans l’échantillon par des kolkhozes d’Asie centrale (Kirghizie, Kazakhstan), la spécialisation en cultures techniques renvoie essentiellement à des kolkhozes producteurs de coton, etc. À l’inverse, certaines régions n’apparaissent dans l’échantillon que pour une seule spécialité, comme les pays baltes pour la production laitière. Ce recoupement entre des spécialisations agricoles et des territoires spécifiques complique, on le verra plus loin, l’interprétation des résultats.

29 La construction du nouveau réseau de ménages enquêtés posa également d’inévitables problèmes sur le terrain. Ils furent particulièrement aigus dans les territoires récemment annexés à l’Union soviétique, où la collectivisation forcée fut accompagnée de déportations et d’un terrible cycle de répression visant à purger la population de ses éléments nationalistes et soupçonnés de collaboration avec l’ancien occupant nazi. En ce début des années 1950, la maîtrise de l’ordre public dans les campagnes en voie de « soviétisation » reste visiblement très incertaine. Ainsi la sélection des kolkhoziens des pays baltes ne put être laissée au seul tirage mécanique. Le 10 janvier 1952, le chef de la Direction statistique de la république d’Estonie exposa dans une note à Monahov, vice- directeur de la CSU, les difficultés rencontrées localement : Au moment de la sélection des ménages pour l’enquête des budgets des kolkhoziens, les autorités du district (rajon) nous ont posé la question de l’éventuel remplacement de trois kolkhozes sélectionnés, à savoir le kolkhoze « Pervoe Maja » dans le Koseskij rajon, le kolkhoze « Hommik » dans le Rakvereskij rajon et le kolkhoze « Vyidu Tee » dans le Tyrvaskij rajon, pour les raisons suivantes :

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Dans le kolkhoze « Pervoe Maja », de nombreux membres du kolkhoze n’inspirent pas confiance politiquement, car bon nombre d’entre eux ont servi, sous l’occupation allemande, dans les rangs des fascistes et possèdent des proches qui ont été réprimés par le pouvoir soviétique. Le Comité exécutif et le Comité du parti du Koseskij rajon n’ont pu jusqu’à présent sélectionner un candidat pour la fonction de statisticien des budgets, car les rabotniki qui peuvent convenir refusent de travailler dans le kolkhoze pour les raisons expliquées plus haut. Dans le kolkhoze « Hommik » du Rakvereskij rajon, une partie importante des membres du kolkhoze sont des vieux-croyants, c’est pourquoi les autorités du rajon considèrent comme impossible d’organiser dans ce kolkhoze la tenue de budgets kolkhoziens et de recevoir de leur part des données fiables. Les autorités locales du Tyrvaskij rajon ont posé la question de l’éventuel remplacement du kolkhoze « Vyidu Tee » pour des raisons analogues à celles du Koseskij rajon. De nombreux membres du kolkhoze « Vyidu Tee » ont fait partie des troupes allemandes et, avec des proches qui ont été soumis à la répression, n’inspirent pas politiquement confiance25.

30 Le même type d’alarme se faisait entendre de Lituanie : La direction statistique de la république de Lituanie demande de remplacer le kolkhoze « Venibe » du Tauragskij rajon pour l’enquête de budgets des kolkhoziens par le kolkkhoze « Vintso Kudiorkos » du même rajon pour les raisons suivantes : Du fait des conditions locales dans le kolkhoze « Venibe », il n’est pas possible d’organiser le travail sans escorte le jour, et la nuit il est indispensable de quitter le kolkhoze. Le kolkhoze « Venibe » est situé à pratiquement 15 kilomètres du chef-lieu du rajon et de la station ferroviaire la plus proche, au milieu des bois et des marécages. En raison de l’absence de chemins, il est impossible, au printemps et à l’automne, de se rendre dans le kolkhoze. En conséquence, l’enquête de budgets n’a pas encore commencé dans le kolkhoze « Venibe »26.

31 En Ukraine occidentale, dans l’oblast´ de Volynie Du fait que le kolkhoze « Radians´ka Volin´ » du Luckij rajon a été organisé à la fin de l’année 1950, que le renforcement organisationnel et économique n’est pas achevé, qu’une part importante des kolkhoziens aptes au travail ne participent pas à la production collective, mais s’occupent à des travaux occasionnels, sans lien avec la production du kolkhoze, qu’en outre une partie importante des kolkhoziens n’est pas bien intentionnée sur le plan politico-moral, jusqu’à maintenant du côté de certains individus des actions se poursuivent dirigées contre le pouvoir soviétique, ce qui complique la tenue de réunions et la mise en place de l’enquête de budgets, nous vous demandons la permission de remplacer ce kolkhoze par le kolkhoze « Novoe Åittja »27.

L’exemple ukrainien

32 La description du fonctionnement des enquêtes de consommation pour l’Ukraine apporte un éclairage particulièrement intéressant, puisqu’il s’agit d’un réseau complètement reconstruit. La Direction statistique d’Ukraine avait organisé depuis le début 1952 le nouveau réseau d’enquête28. L’enquête se déroulait dans 242 kolkhozes répartis dans 11 oblasti, à raison de 22 kolkhozes dans chaque oblast´. Dans chaque kolkhoze, 23 ménages (hozjajstva) étaient observés, soit 5 566 familles de kolkhoziens. 3 404 appartenaient à des kolkhozes céréaliers, 1 771 à des kolkhozes spécialisés dans les cultures techniques.

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33 L’administration statistique ukrainienne avait également mis au point l’enquête sur les ouvriers et employés, dont 3 004 familles d’ouvriers (1 718 ouvriers qualifiés et 1 286 ouvriers faiblement qualifiés). La proportion entre ouvriers qualifiés et non qualifiés variait fortement d’un oblast´ à l’autre, d’une branche à l’autre.

Enquête de budgets d’ouvriers et employés en Ukraine

34 Un tableau détaillé sur le réseau d’enquête pour les budgets ouvriers et employés aborde deux points importants et pourtant pas toujours faciles à documenter, même si les données ne portent que sur le 4e trimestre1952 : celui de la déperdition d’effectifs -- un aspect essentiel pour une enquête qui se caractérise par sa continuité -- ; celui de la répartition des ménages, y compris, de façon détaillée (ce qui est rare) pour les catégories « marginales »de l’enquête, c’est-à-dire celles qui n’appartenaient pas à la production industrielle.

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Réseau d’enquête pour les budgets des ouvriers et employés en Ukraine, 4e trimestre 1952

35 Les différences entre les effectifs préconisés par le plan et ceux de l’enquête effective, plus importantes pour les ouvriers de faible qualification que pour les autres catégories29, étaient simplement expliquées par le passage d’un groupe de qualification à l’autre au cours de l’enquête. On retrouve des tendances comparables pour la RSFSR, mais avec des écarts plus importants30. Il faut noter que le taux de perte est remarquablement bas, au regard d’enquêtes comparables menées à la même époque dans les pays occidentaux31. On y lit entre les lignes la fameuse « conscience politique » des enquêtés, évoquée plus haut, accompagnée sans doute plus prosaïquement par toutes sortes de pressions.

36 Un autre point mérite d’être abordé au travers de l’enquête ukrainienne, même s’il vaut pour l’ensemble de l’Union, celui des célibataires. Il est bien plus important parmi les peu qualifiées : 27 % des ménages, contre 16 % chez les qualifiés. Cependant, de nettes variations apparaissaient selon les branches, une césure se faisant avec les branches de l’industrie légère : 58 % de célibataires dans les ménages peu qualifiés de la confection (43 % chez les qualifiés), 37 % dans l’industrie alimentaire (21 % chez les qualifiés) ou encore 40 % chez les ménages qualifiés de l’industrie textile.

37 Le rapport s’attachait à expliquer certains résultats en variant l’argumentation, invoquant la présence dans l’échantillon d’une entreprise au personnel « atypique » dans certains cas, ou les réalités de la branche elle-même dans d’autres cas donnant ainsi l’impression que ce paramètre n’était pas maîtrisé dans le recrutment de l’échantillon. Parmi les différentes branches de l’industrie lourde, on trouve le plus grand nombre de célibataires et de familles de taille moindre chez les enquêtés de l’industrie chimique. Une telle composition s’explique principalement par l’usine d’azote et d’engrais minéraux de Dneprodzeržinskij, dans laquelle le recrutement (nabor) des ouvriers se fait surtout parmi les jeunes des villages environnants,

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appartenant à des ateliers spéciaux de jeunes. Parmi les ouvriers qualifiés enquêtés de l’usine [...] on trouve environ 35 % de célibataires et plus de 53 % chez les peu qualifiés.

38 Dans l’industrie de la confection : Dans les fabriques de confection, le contingent d’ouvriers se recrute (podbiraetsja) essentiellement parmi des femmes ou des jeunes filles célibataires des villages environnants, n’ayant aucune qualification. Le travail de production de produits de confection se limite à une multitude de petites opérations et n’exige pas une longue formation. La rémunération du travail dans les fabriques est faible comparée à celle des autres branches. Dans les fabriques de confection où est menée l’enquête sur les budgets des ouvriers (L´vovskaja N° 2, Umanskaja, Odesskaja, Molodaja Gvardija, etc.) il existe un turn-over de la main-d’œuvre plus élevé que dans les entreprises des autres branches.

39 Dans l’industrie textile : [...] En outre, dans l’industrie textile parmi les ouvriers qualifiés, le pourcentage de célibataires est moindre que parmi les peu qualifiés, du fait de la filature de coton de Poltava et de la fabrique « Krasnaja nit´ » où le contingent d’ouvrières est rempli par les jeunes ayant achevé les écoles FZO [fabrično-zavodskogo obučenija].

40 Cette forte présence de célibataires embarrasse l’administration statistique, essentiellement en raison d’une structure des dépenses « atypique » dans ce type de budget, même s’il n’est jamais clair si elle revient à un biais de la sélection (il est dans doute plus facile d’intégrer dans le réseau d’enquête une population jeune et donc mieux alphabétisée que ses aînés, sans doute plus encadrée par le Komsomol et donc politiquement plus « consciente ») ou à la réalité de l’URSS de l’après-guerre. De façon notable, les tristes caractéristiques démographiques de cette période (fort déséquilibre hommes/femmes, important nombre de veuves) ne sont jamais évoquées.

41 Un dernier aspect de l’enquête mérite enfin d’être souligné : le recrutement d’enquêteurs et leur rôle dans la bonne tenue de l’enquête. Dans les administrations statistiques des 11 oblasti et de Kiev, un secteur des budgets ouvriers et employés avait été organisé, avec une équipe de 200 statisticiens. Ces derniers devaient, au moins deux fois par mois, visiter les familles d’ouvriers et d’employés, remplir les formulaires après avoir interrogé les membres de la famille en s’aidant des notes auxiliaires tenues par les familles ainsi que de tous les documents se rapportant aux budgets (sur le salaire, les primes, les allocations, pensions, le loyer, le paiement des services communaux, etc.). Deux fois par trimestre, les fonctionnaires de la Direction statistique et les inspecteurs de rajon de la CSU devaient contrôler le travail de chaque statisticien attaché aux enquêtes de budgets, en étant présents au moment de la discussion entre le statisticien et la famille, ou en allant voir seuls les familles enquêtées.

42 Pour les budgets paysans, là encore des secteurs spécialisés avaient été créés dans les directions statistiques et 242 statisticiens avaient été recrutés. Les documents auxiliaires consultés au cours des visites pour vérifier les informations consignées dans les carnets portaient sur les rentrées en nature et en argent en provenance du kolkhoze, le nombre de trudodni effectués, les livraisons obligatoires à l’État, etc. Or, la mauvaise tenue de la comptabilité dans beaucoup de kolkhozes empêchait les statisticiens de recevoir les informations à temps et conduisait au sous-enregistrement. D’autre part, le fait que beaucoup de statisticiens ne résidaient pas dans le kolkhoze, mais dans les chefs-lieux, à grande distance du kolkhoze, paraissait défavorable à la qualité de l’enquête. Par exemple, dans l’oblast´ de Volynie, seuls deux statisticiens sur 22 vivaient dans le kolkhoze, cinq seulement dans l’oblast´ d’Odessa.

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43 Une rumeur avait couru parmi les familles enquêtées, urbaines et rurales, certaines n’avaient pas compris le principe de continuité et pensaient donc être remplacées par d’autres à la fin 1952. La Direction de la statistique ukrainienne avait dû avoir recours aux comités locaux du parti pour convaincre les familles de poursuivre leur collaboration avec la CSU. Cet épisode montre bien que les primes n’étaient pas les seules incitations à rester dans le réseau et que la CSU s’appuyait sur d’autres stuctures d’encadrement.

L’enquête des syndicats

44 Afin de saisir toute l’importance accordée à ce type d’observation du social en Union soviétique, il est important de noter que, parallèlement à l’administration statistique, la direction des syndicats avait son propre réseau d’enquêtes, évidemment beaucoup plus modeste : à la fin de 1950, l’enquête, en phase d’expansion, portait sur 3 114 familles, dont 2 416 familles d’ouvriers, 314 d’ITR, 240 d’employés, 71 d’enseignants, 73 de travailleurs médicaux, dans 175 entreprises de Moscou, de Leningrad, du Donbass, de l’Oural, de Sibérie occidentale, d’Extrême-Orient, d’Asie centrale, de Bakou, soit dans 6républiques. À la fin de 1952, elle comptait 3 666 familles dont 2 922 familles d’ouvriers, 1 633 familles d’ouvriers qualifiés de l’industrie, 737 familles d’ouvriers peu ou pas qualifiés32.

45 On voit que les catégories enquêtées sont désignées de façon très proches de l’enquête de la CSU. En revanche les bas salaires font l’objet d’une attention spécifique. Ainsi, parmi les 3 114 familles enquêtées en 1950, 494 comptaient un chef de famille avec un salaire inférieur à 500 roubles. On verra par la suite, dans l’examen de la réforme des loyers de 1952, toute l’importance de cette orientation favorable aux faibles revenus.

II. L’utilisation de l’enquête

46 Les archives révèlent donc une riche production chiffrée, qui n’était pas destinée à la publication, mais dont une partie était diffusée en dehors du service producteur, notamment par le biais de notes analytiques. Les recueils d’archives actuellement publiés accordent une bonne place à ce type de documents et contribuent à donner au thème de la consommation une importance grandissante dans les recherches en cours sur l’après-stalinisme, mais aussi sur le second stalinisme. Cependant, la publication de documents bruts n’est pas suffisante pour permettre de véritablement comprendre la place de ce type de données dans la prise de décisions politiques.

47 De fait à quel usage cette production statistique est-elle destinée ? Dans leurs plaidoyers pour améliorer l’enquête, les statisticiens soulignent à plusieurs reprises le caractère unique des informations fournies par les enquêtes de budgets, nécessaires pour le fonctionnement de la planification économique : elles sont indispensables pour connaître le volume de consommation en produits agricoles et produits manufacturés, ce qui est produit et dépensé par les kolkhoziens, employés, ouvriers sur leur lopin (ličnoe podsobnoe hozjajstvo) ; la part respective des biens acquis dans le commerce d’État, les coopératives, sur le marché ; le paiement de services à des particuliers ; la part de produits en provenance du lopin et de produits reçus du kolkhoze en échange des trudodni effectués ; la redistribution des revenus en argent parmi les différents groupes de la population à travers le marché ; les réserves en vivres et en matériel ; les

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réserves en argent parmi différents groupes de la population. Le caractère continu de l’enquête constitue enfin un atout majeur : particulièrement adaptée à la grande saisonnalité des revenus, des dépenses, de la consommation, elle permet aussi, grâce à l’analyse mensuelle des données, l’observation fine de l’influence des mesures du gouvernement sur les budgets familiaux33.

48 Les rapports sur les enquêtes constituent donc une forme d’utilisation, parmi bien d’autres, des données. La richesse des informations permet, en tenant bien évidemment compte des biais, d’étudier l’évolution de la consommation d’une partie de la population soviétique, ainsi que des formes de commerce. C’est ce qu’ont fait récemment Julie Hessler et Donald Filtzer34, tandis que que Basile Kerblay, aux débuts des années 1960, traçait un programme de recherches qu’il ne put lui-même accomplir, faute d’accès aux données35, alors qu’aujourd’hui ces données sont disponibles.

L’économie de la note

49 On trouve trois niveaux de rapports : ceux qui sont envoyés par les administrations locales à l’administration centrale de la statistique ; ceux qui sont envoyés par l’administration statistique au Gosplan ; ceux enfin qui s’adressent à la direction politique du pays, c’est ainsi que nous nommons ici les dirigeants au sein du gouvernement en charge des questions économiques36.

50 Les rapports sont relativement standardisés dans leurs rubriques : ils précisent la situation socio-démographique des familles enquêtées, en donnant quelques indications sur la composition du ménage : le nombre de personnes et leur répartition (actifs/à charge). L’analyse du revenu des ménages fait écho à ces indications : part du salaire principal, du salaire des autres membres de la famille, pensions, bourses et autres transferts sociaux. La structure des dépenses constitue le second grand volet de l’analyse. Les deux postes principaux sont les dépenses alimentaires et les dépenses pour les produits manufacturés. On trouve aussi la part des dépenses pour les impôts, achats d’obligations, cotisations, etc., ainsi que les dépenses « culturelles », mais cet ensemble est traité de façon secondaire et n’est pas toujours analysé. Les dépenses alimentaires sont décomposées pour les produits dits de base : pain, farine, pommes de terre, viande et produits carnés, poisson, graisses, sucre et confiserie, parfois aussi légumes et fruits. Les produits manufacturés examinés en détail concernent exclusivement l’habillement : achat de tissus au mètre, en distinguant cotonnade, tissus de laine et soie, chaussures, souvent divisées entre chaussures en cuir et chaussures en résine. La consommation est ensuite présentée par tête, sans distinction en fonction de l’âge ou du sexe, même si, on l’a vu, les différences entre les modes de consommation des célibataires et des familles sont connues et soulignées par les statisticiens. Rien n’est jamais dit en revanche sur la consommation propre aux enfants, adolescents, personnes âgées, entre les hommes et les femmes...

51 L’analyse des budgets kolkhoziens suit à peu près ce schéma, auquel il faut ajouter une attention plus grande à la structure par âge et par sexe des ménages, liée à l’analyse du travail effectué par les membres du ménage, à la fois dans le kolkhoze et à l’extérieur (entreprises et coopératives). L’analyse de leurs revenus concerne à la fois les revenus en argent et en nature.

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Les chiffres et les mots

52 La lecture doit se faire à deux niveaux : celui des données chiffrées, généralement présentées sous la forme de tableaux, et celui du commentaire qui les accompagne.

53 Quatre axes permettent aux auteurs des notes de présenter leurs résultats de façon différenciée : l’axe du temps, l’axe de la qualification pour les ouvriers, celui de la branche de production ou de la spécialisation agricole, enfin l’axe territorial.

54 En ce qui concerne tout d’abord l’évolution dans le temps : dans les rapports d’après- guerre, les données utilisées par tous les statisticiens ne remontent pas avant 1940. L’enjeu des rapports du début des années 1950 est de faire apparaître un retour à la normale, en montrant comment les données du début de la décennie sont comparables avec celles de l’immédiat avant-guerre. Parfois, une autre date de référence apparaît, par exemple 1947, qui fait entrapercevoir les bouleversements de la guerre et de l’après-guerre, marqué par la famine (les rapports parlent de sécheresse) et la réforme monétaire de 1947. Dans ces années, le recours au marché apparaît massif, aussi bien comme source de revenu devenue fondamentale pour les ménages, tant urbains que ruraux, que comme lieu où se procurer biens alimentaires et manufacturés.

55 Au-delà du retour à la « normale », l’axe du temps devait servir aussi, au fur et à mesure qu’on avance dans les années 1950, à montrer l’amélioration du niveau de vie de la population. Pourtant, si les commentaires insistaient sur l’augmentation de la consommation en produits riches sur le plan nutritionnel, c’est bien la consommation de la pomme de terre qui avait le plus nettement augmenté, à en croire les chiffres des tableaux. De façon générale, ces chiffres ne pouvaient masquer le fait qu’on se trouvait bien dans une économie de misère, aussi bien sur le plan alimentaire que dans la consommation, infime, de produits culturels, sans parler de l’habillement, secteur où le prêt-à-porter semble à peu près absent, et où l’achat de chaussures en résine progressait plus vite que celui de chaussures en cuir, tandis que la consommation du savon de toilette était en régression...

56 De fait, les rapports avaient le plus grand mal à opérer des distinctions nettes entre les groupes sociaux enquêtés. Du point de vue alimentaire, il n’y avait guère que la viande qui pût servir d’élément discriminant. Pour les autres biens de consommation, l’achat de tissus de valeur était le type de consommation le plus sensible aux différences de revenus.

57 On peut trouver plusieurs causes à ce relatif égalitarisme. D’abord une pénurie absolue de biens, que même le marché ne pouvait pallier. Ensuite, il n’était pas évident pour les statisticiens de saisir quelle était la meilleure variable pour présenter les stratifications sociales. Sans parler des kolkhoziens, aux revenus mixtes et irréguliers, les notes montraient bien, dans le cas des ouvriers de l’industrie, combien la distinction entre qualifiés et non qualifiés pouvait manquer de pertinence, tant étaient primordiales les différences entre branches, mettant les qualifiés de l’industrie légère loin derrière ceux de l’industrie lourde.

58 D’autre part, les groupes jugés périphériques comme les enseignants ou le personnel médical étaient traités ensemble sans que cette agrégation soit tout à fait cohérente.

59 On l’a bien vu dans la construction de l’échantillon, le bas de l’échelle salariale était considéré comme inutile, car non représentatif de la société soviétique dans son évolution, alors qu’étaient privilégiés les revenus les plus élevés. On retrouve cette

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dissymétrie dans les notes qui présentent des sections à part sur les ouvriers les mieux payés ou les kolkhoziens d’avant-garde. Pourtant, il était difficile là encore de faire illusion et le commentaire avait du mal à dépasser le stade de la pure anecdote lorsqu’il s’agissait de l’achat d’objets domestiques de valeur ou de consommation « culturelle », censés illustrer « la croissance du bien-être matériel du peuple soviétique ». Ainsi, dans des rapports consacrés à l’Ukraineen 195337, la consommation de produits manufacturésétait mise en valeur, sous la forme d’exemples nominatifs, ce qui finalement n’était guère convaincant quant à « l’augmentation du niveau de vie matériel et cultureldes ouvriers ». On pouvait lire : Ainsi, par exemple, un ouvrier qualifié de la mine n° 10 dans l’oblast´ de Stalinsk a acheté une voiture « Pobeda » pour 15 000 roubles ; un ouvrier qualifié de la mine n° 1 du même oblast´ a acheté une motocyclette au prix de 5 000 roubles. En outre, d’autres ouvriers enquêtés de l’industrie minière dans l’oblast´ de Stalinsk ont acquis une automobile, 2 motocyclettes, 8 récepteurs radio, 7 phonographes, etc. [...] Par exemple, les mineurs enquêtés de l’oblast’ de Stalinsk ont acquis au 4e trimestre une voiture, deux motocyclettes, une maison pour 6 000 roubles, 8 récepteurs radio, 7 phonographes, etc.38 [...] Le niveau matériel et culturel de la vie des ouvriers peut être caractérisé par les données suivantes sur les familles d’ouvriers de l’oblast´ de Stalinsk : au 1er janvier 1953, sur 1000 familles enquêtées, on trouve 5 automobiles, 27 motocyclettes, 345 appareils radio, 138 bicyclettes, 60 phonographes.

60 D’autres dépenses de luxe étaient complaisamment soulignées dans le cas des ITR, dans un sens positif puisque ce groupe social devait incarner la kulturnost´ soviétique depuis le milieu des années 1930 : Par exemple la famille d’un ingénieur de l’usine de construction de wagons de Krjukovskij de l’oblast´ de Poltava a acheté un vêtement de confection en soie pour la somme de 1260 roubles et un manteau de fourrure pour 725 roubles. Un ingénieur de la direction de la mine Ilič de l’oblast´ de Dnepropetrovsk a acquis un piano pour 4320 roubles.

61 Enfin, l’axe territorial aurait sans doute été d’une grande pertinence pour une enquête qui couvrait désormais un territoire immense. Les analyses montraient pourtant une grande difficulté à étudier des différences de comportement en termes géographiques, et donc culturels. Des données sur la fréquentation des marchés fournissaient un aperçu de l’extraordinaire diversité des situations. Pourtant, souvent, l’explication géographique était au contraire laissée de côté. C’est particulièrement net dans le cas de l’analyse des budgets kolkhoziens, où le commentaire préférait mettre en avant la spécialisation agricole, alors qu’on a vu comment, par construction, cette spécialisation renvoyait à un territoire précis.

Confidentialité et langue de bois

62 La difficulté à laquelle se heurtent les rapports pour analyser de véritables clivages au sein de la population enquêtée, la question délicate de la représentativité de l’échantillon, tant celle recherchée que celle obtenue, pourraient faire penser que les rapports sont de la pure langue de bois administrative au service du discours éternellement optimiste des dirigeants politiques. Leur statut est pourtant plus complexe. Les enquêtes n’ont pas une fonction de propagande, contrairement à ce que certains ont pu juger trop hâtivement. On en veut pour preuve la consigne absolue du

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secret sur les résultats39. Dans une note du 3 juin 1949 adressée à toutes les directions statistiques d’URSS concernées par l’enquête, il était rappelé : La qualité des matériaux de l’enquête des budgets des familles d’ouvriers, d’ITR et d’employés de l’industrie à l’heure actuelle, par comparaison avec la période de la guerre, s’est quelque peu améliorée ; cependant, il reste encore des sous- estimations dans le domaine des revenus, des dépenses, et surtout de la consommation des familles enquêtées. [...] La CSU d’URSS vous informe à nouveau que l’instruction (ukazanie) du directeur de la CSU, le cam. Starovskij, du 28/1-1943 : « ...3. Désormais, jusqu’à l’élimination de la situation insatisfaisante du travail au sujet des budgets des ouvriers et employés, je vous demande de cesser toute utilisation des données d’enquête de budgets pour tout calcul ou note d’information (à part les notes d’information présentées à la CSU selon la procédure établie) » reste en vigueur 40.

63 La confidentialité n’équivaut pourtant pas forcément à une grande liberté de ton. C’est ce qu’illustrent les commentaires envoyés par Pisarev, directeur adjoint de la CSU d’URSS, au directeur adjoint de la direction de la statistique de l’oblast´ de Tcheliabinsken 1949 : Dans la note que vous avez présentée, il arrive de tomber sur des formules malheureuses. En particulier la conclusion, correcte sur le fond, que la réforme monétaire et l’introduction de prix d’État au détail unifiés a nettement fait diminuer la présence d’éléments spéculateurs (p. 2), juxtaposée aux données des budgets des familles d’ouvriers, donne l’impression que la majorité des membres des familles d’ouvriers s’adonnait à la spéculation avant l’introduction de la réforme monétaire. « Nous assistons à l’augmentation du salaire des autres membres de la famille de 804 roubles par tête en 1947 à 1047 roubles par tête en 1948 du fait que la réforme monétaire a amené une diminution sensible de la spéculation et par là-même a obligé les autres membres de la famille à prendre un travail. » La mise au travail des membres des familles d’ouvriers et la diminution des revenus en provenance de la vente d’objets, etc., sont une conséquence de l’importance en hausse du salaire et de l’augmentation du pouvoir d’achat du rouble41.

64 Autre exemple d’analyse jugée incorrecte par la direction : après la réforme de 1951, la CSU d’URSS envoya aux directions statistiques des républiques une lettre alignant un certain nombre de remarques sur les notes analytiques qu’elles lui avaient envoyées au sujet des enquêtes de budgets pour le second trimestre 1951 et le premier semestre 1952. La Direction de la statistique y épinglait notamment le travail d’analyse insuffisant sur les données de la statistique des budgets ouvriers et employés accompli par la Direction statistique de la république de Géorgie42. Elle s’était rendue coupable de fautes extrêmement graves, qualifiées de « grubejšie izvraščenija » : en particulier, elle s’était permis d’affirmer que « dans les familles d’ouvriers peu ou pas qualifiés il y avait eu une soi-disant diminution de la possibilité d’acquérir des produits manufacturés et d’engager des dépenses en matière de besoins culturels et éducatifs. » La CSU rappelait donc la « ligne générale » : Il est notoire (obščeizvestno) que ces dernières années la structure des dépenses des familles d’ouvriers enquêtées s’est considérablement améliorée, que le poids relatif des dépenses pour l’acquisition de biens manufacturés a augmenté et que le poids relatif des dépenses pour l’achat de produits alimentaires a baissé alors même que s’accroissait de façon considérable la consommation de biens alimentaires. La direction statistique [de la république de Géorgie] doit savoir que dans les achats des travailleurs le poids relatif des biens manufacturés a considérablement augmenté ces dernières années, et en particulier de biens tels que les automobiles, les motocyclettes, les vélocipèdes, les récepteurs radio, les téléviseurs, les meubles,

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les frigidaires, les instruments de musique, etc., ce qui caractérise de façon éclatante la croissance du bien-être matériel du peuple soviétique43.

65 Dans ces conditions, marquées par les difficultés de l’analyse et par la limitation volontaire de la portée des enseignements que l’on peut tirer de l’observation du social, quel peut bien être l’usage de ces informations par les destinataires des notes ? On prendra deux exemples : une situation de crise et un projet de réforme qui semble prendre son temps et ne saurait de toute façon affecter trop profondément la population.

La famine de 1946

66 Premier cas : celui de la famine de 1946. Les analyses de budget brillent par leur absence dans les récits qu’en ont faits récemment les historiens. Effet d’archives ? Il est en tout cas indéniable que les plus hauts responsables reçoivent des types d’information sur la famine qui apportent un autre rapport à l’événement, faisant davantage appel à la sensibilité qu’à un point de vue rationnel pour l’étude du phénomène. On a vu plus haut comment les rapports en temps de guerre, déjà, avaient eu tendance à expliquer les brusques changements de consommation par des questions de sous-enregistrement plutôt que par une crise réelle, alors même qu’on se trouvait dans le contexte de famine de 1943. On peut expliquer en partie cette prudence des statisticiens par leurs expériences des années 1930 et singulièrement du recensement de 1937. Qu’en est-il pour 1946 ? L’ouvrage de V.F. Zima sur la famine de 1946 est, à ce jour, le plus documenté sur cet épisode tragique de l’après-guerre44. Or, on notera que, parmi les documents qu’il utilise, aucune allusion n’est faite aux enquêtes de budgets. Zima cite essentiellement les archives du Conseil des ministres d’URSS et, apparemment, les informations sur les désastres de la sécheresse de 1946 ne proviennent pas de ces enquêtes. Quant à V.P. Popov45, il cite des données de l’enquête de budgets, mais aucune qui se rapporte spécifiquement à la famine de 1946.

67 De fait, l’enquête de budgets se poursuit, mais il est vrai qu’elle ne couvre pas la zone la plus touchée, anciennement occupée46. En revanche, on sait avec certitude que d’autres canaux d’information sont utilisés, qui jouent sur un registre très différent : on pense en particulier aux extraits de lettres issus de la censure du courrier, réceptionnés par Berija.Ils contiennent des descriptions poignantes de la progression de la famine dans les foyers, de la dégradation physique et mentale, de l’impuissance face à l’agonie de ses propres enfants. Le plus remarquable peut-être est le destinataire final de ces montages d’extraits : Stalin lui-même, comme s’il s’agissait d’utiliser les moyens les plus percutants pour l’inciter à prendre la mesure de la tragédie et à donner enfin des directives propres à sauver de futures victimes47.

Le projet de réforme des loyers de 1952

68 Prenons un exemple opposé, celui du projet de réforme des loyers, où il est fait au contraire un usage intensif des enquêtes de ménages. Les documents relatifs à un projet de réforme des loyers apportent un éclairage instructif à une double question : dans quelle mesure les données issues de l’enquête de budgets sont-elles utilisées dans la prise de décision au plus haut niveau du politique ? Dans quelle mesure la situation économique des plus pauvres est-elle prise en compte ?

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69 Tout d’abord essayons d’évaluer l’importance du dossier en jeu. Il fait intervenir les plus hautes instances du régime, même si, dans le détail, il ne s’agit pas forcément de la faction la plus en pointe. En même temps, l’enjeu peut paraître dérisoire au regard des situations très dures dont a souffert la population. Le projet porte en effet sur l’augmentation des loyers qui représentent précisément une part très faible dans les budgets des ménages, alors même que les décennies d’après-guerre se caractérisent par le poids des impositions de toutes sortes que le gouvernement n’hésite pas à brusquement augmenter à plusieurs reprises. À l’inverse, les tarifs des loyers datent d’avant-guerre, suivant des décrets de la fin des années 1920, en partie amendés pendant les années 1930, et sont donc devenus totalement obsolètes, l’essentiel des ménages payant le tarif maximum, qui est lui-même trop bas. D’autre part, le parc immobilier souffre de sa vétusté, des destructions de la guerre, etc., et il devient donc indispensable de lever davantage d’argent. Pourtant, le dossier traîne pendant des mois sans qu’une décision soit prise. Une commission est créée, comprenant : Zverev (ministre des Finances), Starovskij (président de la CSU d’URSS), Kuznecov (président du Conseil central des syndicats), Černusov, Pautin, Jasnov (président du Comité exécutif du Mossovet). Le dossier est entre les mains de Molotov en personne.

70 Or, il est intéressant de noter à la fois les arguments de chaque partie et les données dont chacun fait usage. Aux côtés de ces tableaux de chiffres qui offrent une présentation relativement uniforme des dépenses, en valeur absolue mais aussi en part relative du revenu familial concernant le logement, on assiste à une production prolifique de tableaux présentant des données sous une forme nominative, qui ont pour objet de mettre en valeur les situations extrêmes, tant en termes de pauvreté que de richesse, et de contester la pertinence des valeurs moyennes.

71 Ainsi d’une enquête par sondage, menée par le Comité exécutif du Mossovet, auprès de locataires moscovites résidant dans des immeubles avec différents niveaux de confort, tenant compte de leur revenu, ainsi que de celui additionné des membres du ménage48. Les résultats sont présentés sous forme de listes comprenant l’ensemble des enquêtés. Les 546 personnes interrogées sont d’abord réparties en fonction du niveau de confort du logement et de l’immeuble et, à l’intérieur de ces groupes, en fonction de leur revenu. Or, les tranches de revenus choisies sont bien inférieures à celle des enquêtes de budgets de la CSU, puisqu’on commence à moins de 200 roubles. Il s’agit de retraités, pour l’essentiel des femmes vivant seules dans une chambre. La tranche suivante, regroupant les revenus entre 201 et 300 roubles, concerne aussi le plus souvent des personnes vivant seules, mais en majorité actives. À l’autre extrémité, l’enquête englobe dans la tranche la plus élevée les revenus superieurs à 2000 roubles. Le nombre de personnes dans chaque groupe n’est pas identique. Les données fournissent le nom de famille de l’enquêté et ses initiales, son adresse très précise, sa profession (et non la catégorie ouvrier, employé, ITR), son salaire, le revenu familial, le nombre de personnes dans le ménage, la surface occupée, le nombre de pièces, le montant du loyer, sa part dans le revenu, ainsi que le nouveau montant projeté.

72 De son côté, Kuznecov utilise les données de l’enquête des syndicats. Lui aussi met en valeur les petits budgets à travers la présentation de données nominatives, afin de convaincre la commission d’adopter un système plus avantageux pour les petits revenus à l’aide de tarifs préférentiels.

73 Les données agrégées de l’enquête CSU sont ainsi concurrencées par des données de même type, mais qui sont désagrégées, n’utilisant donc que marginalement la notion de

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moyenne, et qui s’attachent à descendre plus bas dans l’échelle des revenus, couvrant de ce fait une population un peu différente, qui comprend notamment davantage de retraités, mais aussi de professions très peu qualifiées comme par exemple les femmes de ménage.

74 Ainsi, dans les deux cas, l’élite politique, qui s’est pourtant attachée à construire un puissant appareil d’observation, semble surtout réceptive à une argumentation fondée sur une perception personnalisée des données sociales.

III. Enquêtes et secteur privé de l’économie

75 Les enquêtes de consommation conduites par l’administration statistique, mais aussi par les syndicats, sont clairement un des outils d’observation de la sphère privée de l’économie par l’administration, voire -- à travers les notes analytiques qui lui sont envoyées -- par le sommet du politique. Revenons sur l’extension de cette sphère privée. Elle comprenait, on vient de le voir, les lopins individuels, la part de leur production dans la consommation des ménages, mais aussi dans leurs revenus, à travers la vente au marché. L’enquête donne aussi des informations sur le recours au marché pour se procurer différents biens, alimentaires ou manufacturés. Elle essaie également de mesurer l’importance du recours à des personnes privées pour se faire fabriquer une paire de chaussures, coudre une robe, etc. Elle cherche à identifier les différentes composantes des revenus, qui sont loin de se limiter au salaire et aux transferts sociaux. En particulier, la vente de sa propre production joue un rôle plus ou moins important, selon les branches, la localisation géographique, les périodes...

76 Pourtant, les informations recueillies ne se cantonnent pas aux transactions opérées sur le marché kolkhozien. Toute une série de pratiques sont ainsi inventoriées dans des « dictionnaires » distribués aux praticiens des budgets. Ces précieux instruments de travail recensent de la façon la plus exhaustive possible l’ensemble des revenus et des dépenses que peut rencontrer l’enquêteur et lui indiquent dans quel poste de dépenses et de revenus prévus par le carnet ils doivent être portés. Dans la partie « revenus » du dictionnaire est mentionné par exemple, parmi les sources de revenus possibles, le recours aux « Lombardi », c’est-à-dire au Mont-de-Piété, ou aux petits travaux comme faire du ménage, du repassage, fendre du bois pour autrui, ou encore recevoir un loyer.

77 Les « dictionnaires » ne pouvaient cependant pas mentionner toutes les situations possibles et les statisticiens devaient donc décider seuls l’interprétation des renseignements collectés. Ainsi, la direction de l’oblast´ de Novosibirsk éprouva le besoin de recevoir l’imprimatur de son département de tutelle dans la façon d’enregistrer l’achat de ciergeset d’autres dépenses liées au culte : Nous avons porté l’huile de lampe à la ligne 75 de la rubrique II du formulaire N° 2 (« autres articles ») et non à la ligne 70 « combustible et produits pour éclairage » : 1/ Le fait de faire brûler des lampes devant des icônes est la manifestation d’un culte religieux. 2/ Le prix de l’huile de lampe, qui s’achète exclusivement dans les églises, est si élevé (1000 roubles le litre), que cette huile ne peut, bien évidemment, être utilisée pour l’éclairage. Sur la même ligne, nous avons porté les cierges, achetés à l’église à l’occasion de funérailles, baptêmes, etc. Les sommes dépensées pour ces achats, ainsi que le paiement pour la réalisation de cérémonies d’église, sont portés dans la colonne 1 de la partie « dépenses ».

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Nous vous demandons de confirmer que les sommes mentionnées ont été correctement réparties49.

78 L’administration des budgets est ainsi perpétuellement mise au contact de pratiques tolérées, même si elles n’apparaissent pas forcément au grand jour, y compris dans les documents primaires des budgets. Elles ne sont pas en effet inscrites comme telles dans le formulaire puisqu’elles se fondent dans des sous-rubriques plus larges50. C’est la part anthropologique du travail de l’enquêteur qui disparaît ainsi, et dont on ne retrouve que très épisodiquement la trace dans les archives.

79 On pourrait, sur la base de tels documents, parler d’un certain pragmatisme des statisticiens, préoccupés de relever le plus correctement possible dépenses et revenus, sans trop se soucier de leur portée idéologique. Pourtant, dans quelle mesure le pragmatisme est-il inhérent à cette administration, indépendamment du discours politique qui pose les barrières entre ce qui est observable et ce qui ne l’est pas dans la société ? Dans quelle mesure au contraire est-il le fruit de demandes explicites du politique ? L’étude de la production statistique au cours des années 1930 a montré à la fois combien cette production était infiniment plus riche que la maigreur des données publiées pouvait le faire penser, mais aussi que le tournant pris par l’appareil politique à l’orée des années 1930 avait considérablement modifié la production de données elle- même, un certain nombre d’informations n’étant tout simplement plus collectées. Ainsi, si les techniques et la pratique d’enquête font bien partie d’un patrimoine professionnel, d’autant plus fort que l’administration statistique, malgré toutes les ruptures que lui inflige le politique, garde, en partie, une continuité du personnel, il semble bien que ce soit le politique qui fixe le champ de l’observation51.

80 La situation au sortir de la guerre et tout au long des dernières années du stalinisme semble différente des années 1930. Si le contraste entre la richesse de la production statistique et la pauvreté des publications de données reste tout à fait caractéristique du « second stalinisme », l’administration statistique donne l’impression d’une volonté d’exploration du paysage socio-économique de l’URSS qui aboutit à un certain nombre de résultats. De fait, cette souplesse, toute relative, n’est elle-même que le reflet d’un contexte plus général -- dans lequel l’appareil politique tient toute sa place -- qui a vu se modifier considérablement lerapport à la situation matérielle « réelle » du régime.

81 On peut faire l’hypothèse qu’en cela la guerre constitue l’explication centrale. Elle a en effet imposé la nécessité de dresser des bilans des dégâts subis pendant le conflit, un travail d’autant plus facile à justifier idéologiquement que la responsabilité des dirigeants soviétiques était dégagée, les coupables étant, bien entendu, les occupants nazis et leurs alliés.

82 La Commission extraordinaire d’enquête sur les dommages commis par l’occupant pourrait bien être un maillon essentiel de cette chaîne. Elle a en effet pour objet de dresser le bilan humain mais aussi matériel de la guerre52. Or, ce bilan matériel est consacré aux dégâts subis par les institutions publiques (entreprises, kolkhozes, administrations, ministères, municipalités, etc.) mais aussi par les personnes, qui apparaissent ainsi en tant que propriétaires privés. Ils sont invités à faire l’inventaire des destructions, pertes, vols à imputer à l’occupant et à adresser ces formulaires soit aux commissions locales mises sur pied au fur et à mesure de la reconquête de leur territoire par les Soviétiques soit à l’administration locale. La question de l’évaluation de ces biens fait entrer encore plus avant dans la nature de la part privée de la

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propriété, puisque se pose la question de la nature des prix à employerpour évaluer la valeur des biens perdus : faut-il utiliser les prix d’État ou les prix du marché ?

83 Le point 5 de l’instruction, approuvée par le Conseil des ministres le 17 juin 1943, au sujet des pertes subies par les citoyens soviétiques, précisait les méthodes d’estimation de ces pertes. On y lit une savante élaboration entre divers systèmes de prix dans laquelle le marché joue un rôle primordial : L’évaluation des biens (imuščestvo) détruits et pillés s’effectue selon la valeur complète de rétablissement (po pol´noj vosstanovitel´noj stoimosti) ou bien selon la valeur d’acquisition au moment de l’établissement de l’acte, selon les règles suivantes : La valeur des biens du ménage, dont les vêtements et les chaussures, est déterminée selon les prix locaux du marché. La valeur des réserves en produits agricoles, ainsi que la récolte non utilisée et la valeur des autres biens et pertes, détruits ou pillés, sont déterminées selon les prix locaux du marché. En outre, les dommages causés aux citoyens d’URSS en liaison avec la vente forcée de produits agricoles et autres, de bétail et de biens aux occupants fascistes, sont mesurés en fonction de la différence entre les prix du marché et les prix imposés par les occupants. La valeur des bâtiments et dépendances détruits est déterminée à la suite de la multiplication du volume en mètres carrés par le prix au mètre carré de ce type de construction [...] le prix du mètre carré considéré est le prix moyen en cours dans les frontières de l’oblast´. Pour déterminer le prix du mètre carré on prend des prix qui diffèrent pour les types de construction suivants : a/ habitations de type urbain [...] ; b/ habitations de type rural[...]; c/ dépendances [...]. La valeur du bétail domestique abattu est déterminée en fonction des prix locaux du marché au moment de l’établissement de la déclaration ; les dommages subis à la suite de la destruction de potagers, vignes et autres plantations vivaces sont évalués en faisant le compte de toutes les dépenses nécessaires pour la remise sur pied des plantations et le dédommagement des récoltes qui n’ont pu être faites sur l’ensemble de la période allant de la destruction au moment de la remise sur pied, en utilisant le volume moyen d’une récolte et les prix moyens du marché.

84 Le point 6 concernait, quant à lui, l’établissement des pertes en nature : bâtiments exprimés en mètres carrés, matériel agricole par pièce, bétail par tête, voire par essaim d’abeilles, vergers par nombre d’arbres, en donnant leur âge, objets de valeur en or, en argent, en indiquant un prix, œuvres d’art, bibliothèques, livres rares, manuscrits et autres œuvres culturelles de valeur, en indiquant de façon détaillée leur importance, leurs auteurs53.

85 Cependant, le travail d’estimation effectué sur le terrain semble souvent insatisfaisant. L’appréciation suivante sur la Bachkirie, à la fin décembre 1943, est caractéristiquede la difficulté à appliquer ces différents systèmes de prix : une part importante des actes souffrent d’inexactitude, car les prix pour les bâtiments d’habitation et les constructions auxiliaires sont surévalués, la date d’établissement de l’acte manque, les prix du bétail et des produits agricoles sont sous-évalués, manquent l’adresse où ont été commis les dommages, la signature des témoins et des personnes qui ont établi l’acte, etc. Le travail d’établissement des pertes exprimées en nature, que ce soit par liste ou de façon agrégée, n’était souvent pas effectué54.

86 La question de l’établissement de la valeur, en roubles, des dommages subis, récurrente au moment de la collecte des données sur le terrain, se poursuit au sommet de l’administration, la CSU et le Gosplan ayant des appréciations divergentes sur la question.

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87 En juillet 1945 par exemple, Švernik et Maiskij envoient à Molotov une note signalant leurs dissensions avec Starovskij, le directeur de la CSU. Notamment, la commission estime les dégâts subis pour la propriété privée en prix du marché, alors que « le camarade Starovskij prescrit de réévaluer les pertes de biens personnels des particuliers (ličnogo imuščestva graždan) en prix d’État selon les indices de prix. »55

88 La relative tolérance à l’égard de la propriété privée au sortir de la guerre, voire son instrumentalisation, sont des faits connus56.

89 À la suite des observations des témoins de l’époque, les travaux actuels vont dans le même sens57. Les frontières entre individuel et collectif, public et privé ont toujours eu un caractère incertain en Union soviétique, mais il est intéressant de noter que le stalinisme d’après-guerre marque une période de réactivation du problème de leur définition. Là encore, les questions pratiques liées à la sortie de la guerre l’expliquent : ampleur de la tâche de reconstruction qui nécessite de dresser des bilans relativement complets, problème massif du retour de certaines populations (notamment les évacués) dans un contexte d’extraordinaire pénurie qui entraîne une forte tension pour éclaircir les droits des uns et des autres sur les biens les plus disputés, en tout premier lieu le logement.

90 C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le recensement, tenu secret58, de la propriété privée en milieu urbain. Il s’agissait à la fois de faire un état des lieux alors que la crise du logement, endémique, avait pris des proportions gigantesques à la suite des destructions massives de la guerre. Il s’agissait aussi de mesurer l’importance du mouvement de reconstruction individuelle. En effet, de même que l’État avait décidé d’intensifier la production agricole par les « individus », ce qui impliqua le recours à des incitations relevant du marché, de même, l’énorme effort de reconstruction avait en partie été délégué aux « individus », à travers l’encouragement à la construction individuelle59. L’ukaz du Présidium du Conseil suprême de l’URSS du 26 août 1948, « O prave graždan na pokupku i stroitel´stvo individual´nyh žilyh domov » (Sur le droit des citoyens à acheter et construire des maisons d’habitation individuelles), donnait à chaque citoyen soviétique le droit d’acheter ou de construire une maison d’habitation de un à deux étages avec un nombre de pièces de un à cinq, en ville ou en périphérie. Cette maison relevait du droit de propriété personnelle (na prave ličnoj sobstvennosti), et le propriétaire obtenait la jouissance illimitée (v bessročnoe pol´zovanie) de la parcelle sur laquelle était construite la maison60.

91 De fait, les résultats du recensement montraient à la fois l’importance de la part de la propriété privée dans le logement urbain, mais aussi sa relative vigueur, en comparaison notamment avec le parc immobilier municipal. Le recensement permit ainsi d’établir que le parc urbain immobilier d’habitation se répartissait entre 60 % au secteur public et 40 % en propriété privée61. Là encore, les disparités régionales étaient essentielles à saisir, comme on l’a vu plus haut pour les domaines couverts par les enquêtes de budgets. Le recensement fit donc le point de façon détaillée sur un secteur qui avait continué à se reproduire après la révolution et que les statistiques avaient laissé dans l’ombre depuis des décennies. D’autre part, la reconstruction et les facilités offertes par l’administration avaient donné une nouvelle vigueur à ce secteur, justifiant la tenue d’un recensement ponctuel. En effet, le recours à la construction individuelle entraîna une certaine anarchie, dont témoignait l’écart entre les données du recensement et celles de la statistique courante62. Rapportant les résultats d’une enquête menée par le département de l’économie communale et du logement de

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l’administration statistique dans 11 oblasti de RSFSR ayant connu l’occupation, ainsi qu’en Ukraine, Biélorussie, Moldavie et républiques baltes, son directeur soulignait par un tableau l’importance de cet écart :

Surface habitable se trouvant en propriété privée des citoyens (en milliers de m2)

92 L’écart pour les trois dernières années s’expliquait par le caractère incomplet des données reçues par les directions statistiques régionales, en provenance des bureaux urbains d’inventaire, des banques communales et des architectes des villes et des districts63. De fait, les bureaux d’inventaires étaient absents de nombreuses villes, des maisons construites sans permission n’étaient pas enregistrées et étaient également ignorées des architectes. De même, les banques ne prenaient pas en compte les maisons construites aux frais des seuls constructeurs. Tout ceci concourait à rendre peu fiable la statistique courante dans ce domaine.

93 Dans son rapport adressé au Présidium du Conseil des ministres d’URSS rendant compte de ce recensement de 1950, Starovskij décrivait en ces termes la poussée anarchique de la construction individuelle dans les villes et les lotissements ouvriers : La construction d’un nombre considérable de petites maisons d’habitation sans aucun confort, fabriquées avec des matériaux périssables, à la toiture inflammable, viole l’aspect architectural des villes et des lotissements ouvriers. Dans de nombreuses villes, la construction de maisons d’habitation se fait sans autorisation, sans un projet confirmé, sans plan de construction du bâtiment. La construction de maisons d’habitation individuelles sans autorisation s’est faite en grand nombre dans les villes de Gorki, Kiev, Tcheliabinsk, Zlatoust, Magnitogorsk et dans de nombreuses autres villes et lotissements ouvriers. Dans le Pecherskij rajon de la ville de Kiev, au sein des villages (na hutorah) Ostrov et Pokal, sur 109 propriétaires (domovladel´cy) ayant construit de nouvelles maisons, seuls trois détenaient un permis de construire. Dans plusieurs villes ont surgi des lotissements entiers, construits sans suivre la procédure régulière, sans permis de construire. Ainsi par exemple dans la ville de Tcheliabinsk se sont formés les lotissements Ozernyj, Nagornyj, Sibirskij pereezd et d’autres, dans lesquels ont été bâties plus de six mille maisons sans aucun plan, et une partie sans permis, en outre un bon nombre d’entre elles s’élèvent sur des terrains destinés, selon le plan de construction, à l’édification d’immeubles d’habitation à étages64.

94 Les résultats du recensement montraient ainsi que le fait d’être un propriétaire privé ne signifiait pas forcément un niveau de vie très luxueux, bien au contraire, sauf dans quelques cas montés en épingle65. Dans son rapport au collège de la CSU d’URSS sur le recensement de la propriété urbaine privée, le chef du département concerné mentionnait :

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[...] 40000 maisons, d’une surface habitable supérieure à 100 m2 se trouvent en propriété privée de quelques citoyens. À Moscou, on en compte 1 006, à Kiev 1 277, à Tbilissi 2 463, à Riga 1 097, à Bakou 976, à Tallin 891. Il a été établi par le recensement que certains citoyens possèdent deux maisons d’habitation, voire plus, et parfois jusqu’à cinq maisons, qu’ils disposent d’une surface habitable de plus de 300 m2, parfois plus de 500, et la mettent en location afin d’en tirer des revenus66.

95 En Ukraine, à la suite d’un rapport envoyé par l’administration statistique ukrainienne sur le même recensement, le Conseil des ministres de la république d’Ukraine avait réagi en adoptant un décret intitulé « Sur les mesures à prendre pour combattre l’utilisation de bâtiments d’habitation par des personnes privées dans le but d’en tirer des revenus non issus du travail », en date du 19 juillet 195067. Était dénoncée la location par des personnes privées de bâtiments entiers, qui n’étaient pas que d’habitation, à la fois à des organisations d’État ou des coopératives, mais aussi la location d’appartements à des personnes privées. Le décret lança une campagne de vérification tendant à remettre en cause les titres de propriété et l’usage « privé- capitaliste » qui en était fait. Ainsi, à la date du 31 octobre 1950, la commission de la ville de Kiev avait transféré dans le parc immobilier municipal 20 propriétés privées68.

96 Les retombées répressives du recensement sur le logement privé urbain démontrent ainsi les limites de la « libéralisation » : l’administration statistique ne peut mettre au jour des pans jusque-là occultés de l’activité socio-économique sans risquer de lui porter tort.

Conclusion

97 L’enquête sur les budgets des ménages menée par l’administration statistique soviétique présente pour l’historien du régime soviétique un intérêt qui excède les questions d’ordre strictement économique. Héritière d’une longue tradition, c’est à l’époque stalinienne qu’elle acquiert des traits qui en ont fait un des piliers de la production statistique soviétique et post-soviétique, même si son utilisation au cours du temps a pu changer. Par comparaison avec les pays occidentaux, elle se signale par l’importance du réseau d’enquête et plus encore par son caractère permanent, ainsi que par la richesse de l’information collectée. Tant le renforcement spectaculaire de l’enquête de la CSU annoncée à la fin de l’année 1951 que l’enquête parallèle menée par les syndicats, qui connaît elle-même une forte expansion à partir de 1950, montrent que ce type d’information était tenu en haute considération par le pouvoir politique. Ce nouvel essor doit être resitué dans la rhétorique stalinienne qui, en ce début des années 1950 et en écho au milieu des années 1930, fait à nouveau du citoyen soviétique un consommateur, dont l’amélioration du niveau de vie importe.

98 L’enquête serait-elle donc une pure production de propagande ? Certes, ses futurs résultats serviront à illustrer les succès de l’économie socialiste, du moins les organisateurs en semblent persuadés. Pourtant, elle reste strictement confidentielle. La méthode utilisée pour constituer l’échantillon de ménages enquêtés est un aspect fondamental pour comprendre cet écart permanent entre la fonction d’illustration et la fonction d’enregistrement de la réalité socio-économique assurées par l’enquête. La notion de représentativité (reprezentativnost´) est abondamment utilisée par le Département en charge des budgets ainsi que par le Conseil scientifique de la CSU et il importe de prendre au sérieux sa signification, qui diffère largement de l’usage de cette notion dans la statistique occidentale actuelle, centrée sur la méthode de la sélection

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aléatoire, en fonction des lois mathématiques de probabilité, selon lesquelles un échantillon suffisamment important permet de retrouver les caractéristiques d’une population dans sa globalité69. Or, dans le cas soviétique, l’aléatoire n’a pas de place, et il n’a de fait guère de sens pour des dirigeants soviétiques qui ignorent une vision universelle de la société, selon laquelle chaque individu, porteur des mêmes droits et des mêmes devoirs, doit avoir la même signification, et qui ont instauré au contraire un système fortement hiérarchisé et segmenté. L’échantillon soviétique provient d’une unité de base qui n’est pas la société dans son ensemble, mais le monde du travail dans ce qu’il a de plus typique pour les Soviétiques : l’entreprise industrielle, le kolkhoze. L’échantillon exclut les bas salaires, les chefs de famille qui ne travaillent pas, car ils ne sont pas représentatifs.

99 Pour autant, les enquêtes de budget se caractérisent aussi par l’éclairage qu’elles apportent aux dirigeants soviétiques eux-mêmes sur des aspects particulièrement difficiles à saisir pour tout État : la question du rôle du marché, tant dans les revenus que dans les dépenses des ménages. La difficulté, pour les mêmes dirigeants, à analyser les résultats ne doit pas être négligée : comment rendre compte des inégalités de revenus et d’accès aux produits alimentaires, plus frappant encore, comment rendre compte de la diversité culturelle de l’Union, alors même que l’enquête s’emploie à sortir de son « russo-centrisme ». Enfin, ce n’est qu’après mars 1953 que les notes d’analyse utilisent des points de comparaison pris en dehors de la période stalinienne, mais aussi en dehors de l’espace soviétique70.

100 Enfin, les problématiques autour de la production et de l’utilisation des informations sur l’« humeur » de la population se retrouvent pour beaucoup ici. Pourtant, alors que les premières sont aisément associées à l’État stalinien, de nature policier, il importe de prendre en compte les secondes comme non moins révélatrices du type et des méthodes de savoir dont dispose la société soviétique sur elle-même.

101 Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique

102 EHESS

103 54, boulevard Raspail

104 75006 Paris

105 moine@ ehess. fr

Fonds d’archives

106 CA FSB Central´nyj arhiv Federal´noj služby bezopasnosti

107 GARF Gosudarstvennyj arhiv Rossijskoj Federacii

108 RGAE Rossijskij gosudarstvennyj arhiv ekonomiki

109 RGANI Rossijskij gosudarstvennyj arhiv novejšej istorii

110 RGASPI Rossijskij gosudarstvennyj arhiv social´no-političeskoj istorii

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NOTES

1. A. Blum, Naître, vivre et mourir en URSS, 1917-1991, Paris, Plon, 1994 ; A. Blum, M. Mespoulet, L’anarchie bureaucratique. Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2002. 2. Voir M. Mespoulet, Statistique et révolution en Russie. Un compromis impossible (1880-1930), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; M.Mespoulet, « Du tout à la partie. L’âge d’or du sondage en Russie (1885-1924) », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 31, 2, 2000, p.5-49 ; M.Mespoulet, « Pratique de l’enquête et construction du savoir statistique en Russie à la fin du XIXe siècle », Genèses, 52, 2003, p.96-118 ; A.Stanziani, L’économie en révolution. Le cas russe, 1880-1930, Paris, Albin Michel, 1998, pour des travaux récents sur ces questions. Ja.Ja. Matjuha, «Statistika semejnyh bjudžetov» (La statistique des budgets des familles), in Istorija sovetskoj gosudarstvennoj statistiki (Histoire de la statistique d’État soviétique), Moscou, 1969, p. 410-432. 3. S. Wheatcroft, « Soviet statistics of nutrition and mortality during times of famine, 1917-1922 and 1931-1933 », Cahiers du Monde russe, 38, 4, oct-déc. 1997, p.525-558. 4. Avant 1952, il n’y avait pas d’enquête pour l’Ukraine, la Biélorussie, les républiques baltes, la république carélo-finnoise, dans les oblasti de la république de Russie qui avaient subi l’occupation, mais aussi en Sibérie orientale, en Extrême-Orient et en Kirghizie. 5. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 1123, l. 14-15, note de D. Ciporuha, représentant du Gosplan auprès du Sovnarkom d’URSS pour l’oblast´ de Saratov, adressée à N.A. Voznesenskij, président du Gosplan, datée du 19 janvier 1944. 6. W. Moskoff, The bread of affliction. The food supply in the USSR during World War II, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 7. Ibid., l. 19-20, note « O materialah obsledovanija bjudžetov semej rabočih » (Sur les matériaux de l’enquête de budgets des familles ouvrières), adressée à N.A. Voznesenskij, signée V. Starovskij, 8 mars 1944. Les quantités de viande relevées étaient de 1,75 kg en décembre 1940, 1,70 en décembre 1941, 0,86 en décembre 1942, 0,85 en décembre 1943. 8. Ibid., l. 25. 9. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 2840, l. 85. Note envoyée à la fois à A.M. Suharev, directeur de la Direction statistique de RSFSR, et à N.G. Mihajlov, directeur du Département du travail de la CSU. 10. L’échantillon des ouvriers de l’industrie pour la ville de Moscou était de 316 personnes, avec un salaire moyen de 1020 roubles, à comparer avec le salaire moyen de 837 roubles pour l’ensemble des ouvriers recensés (184227), soit une différence de 17,9 %. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 2840, l. 90-94. 11. RGAE, f. 1562, op. 331. 12. Voir les propositions de classification des ménages paysans publiées par V.S. Nemčinov dès la fin des années 1920 in A. Blum, M. Mespoulet, L’anarchie bureaucratique, op. cit.

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13. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 187, l. 60, « Ob ulučšenii statistiki bjudžetov rabočih, služaščih i kolhoznikov » (Sur l’amélioration de la statistique des budgets des ouvriers, des employés et des paysans) . Plus exactement, 7100 familles ouvrières de l’industrie de Moscou, de Leningrad, et des villes du Nord, du Centre, de la Volga, de l’Oural, de la Sibérie occidentale, de la Transcaucasie, d’Asie centrale et du Kazakhstan. En 1940, les 20900 budgets d’ouvriers et d’employés provenaient, pour 12400 d’entre eux, d’ouvriers de l’industrie, dont des ouvriers d’Ukraine, de Biélorussie et d’oblasti de la république de Russie qui n’étaient plus représentés dans l’enquête depuis l’occupation. 14. «À l’examen du bilan de l’année 1950 vous avez donné pour instruction la nécessité d’améliorer le travail de la statistique des budgets » écrit Starovskij dans une note du 2 juillet 1951, adressée à Stalin. Ibid., l. 53-59. 15. Sur les enquêtes de consommation en France, voir J. Desabie, «Les enquêtes sur les conditions de vie des ménages», in Pour une histoire de la statistique, Paris, INSEE- Economica, 1987, t. 2, p. 253-286. 16. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1148, l. 77-125, « Ob itogah obsledovanija bjudžetov rabočih i služaščih i bjudžetov kolhoznikov za 1-oe polugodie 1952 goda » (Bilans de l’enquête de budgets des ouvriers, employés et paysans pour le premier semestre 1952), note de Starovskij au bureau du Présidium du Conseil des ministres d’URSS du 3 septembre 1952, annexe 1 : « Spravka o porjadke otbora rabočih i služaščih dlja obsledovanija ih bjudžeta » (Note sur l’ordre de sélection des ouvriers et des employés pour l’enquête de budgets), ibid., l.111-114. 17. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1769, « Meroprijatija po obespečeniju reprezentativnosti seti obsledovanija bjudžetov i po ulučšeniju dostovernosti dannyh statistiki bjudžetov » (Mesures pour garantir la représentativité du réseau de l’enquête de budgets et pour améliorer la qualité des données de la statistique des budgets), note d’Igumencev datée du 18 juillet 1953. 18. Ibid. 19. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1151, l. 84-85. Note de la Direction statistique de l’oblast´ de Lvov adressée au Département de statistique des budgets ouvriers, employés et paysans de la CSU et au même département de la Direction statistique de la république d’Ukraine, 22 décembre 1951. Selon le plan de la CSU, 160 budgets devaient être suivis dans l’oblast´, répartis entre 112 budgets ouvriers de l’industrie (dont 62 parmi les ouvriers qualifiés, 50 parmi les peu ou pas qualifiés), 15 budgets d’ITR, 11 d’employés, 12 d’enseignants des écoles primaires et moyennes, 10 de médecins et membres du personnel médical. Les ouvriers étaient répartis entre 5 branches : 41 dans la construction de machines et la métallurgie, 20 dans les matériaux de construction industrielle, 15 dans le travail du bois, 20 dans l’industrie textile et 16 dans l’alimentation. 20. Il s’agit d’une usine dont l’adresse doit être gardée secrète. 21. L’échantillon se répartissait comme suit : 17300 familles des kolkhozes à blé, 4400 familles des kolkhozes d’élevage, 6400 des kolkhozes de cultures techniques, et 900 d’autres types de kolkhozes, essentiellement maraîchers. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1147 « Ob itogah obsledovanija bjudžetov rabočih promyšlennosti i bjudžetov kolhoznikov za 11 mesjacev 1952 goda » (Bilans de l’enquête de budgets des ouvriers de l’industrie et des budgets des paysans sur 11 mois de l’année 1952), note d’Igumencev, directeur du Département de la statistique des budgets de la CSU d’URSS.

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22. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1148, l. 96. 23. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1769. 24. 504 ménages kolkhoziens pour chaque république balte et pour la Moldavie, 506 pour chacun des 11 oblasti ukrainiens (également 504 en Kirghizie, 506 en Azerbaïdjan). RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1148, l. 123-125, «Spravka o porjadke otbora semej kolhoznikov i raspredelenii bjudžetov po respublikam» (Note sur l’ordre de sélection des familles klokhoziennes et sur la répartition des budgets entre les républiques), annexe9. 25. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1151, note de Timakov, directeur de la Direction statistique de la république d’Estonie à V.F. Monahov, directeur adjoint de la CSU d’URSS, 10 janvier 1952. Timakov proposait en échange trois autres kolkhozes. 26. Ibid., l. 214, note de N. Semakov, directeur de la Direction statistique de la république de Lituanie, adressée à la CSU d’URSS, Département des budgets, 14 janvier 1952. 27. Ibid., l. 178, note de I. Gladušenko de la Direction statistique de l’oblast´ de Volynie au directeur adjoint de la CSU d’URSS, V.F. Monahov, 10 janvier 1952. 28. À la suite du postanovlenie du Conseil des ministres d’URSS n° 4354 du 3 novembre 1951 et du décret du Conseil des ministres de la république d’Ukraine n° 3457 du 21 novembre 1951. 29. Les effectifs engagés dans l’enquête sont inférieurs de 6 % au plan (6,3 % pour les effectifs effectivement enquêtés). 30. « Dans les bilans généraux d’analyse des budgets pour l’année 1952 sont incluses les données de l’enquête sur 6243 familles d’ouvriers qualifiés et 4441 familles d’ouvriers peu ou non qualifiés. Sur toute l’année ont été observées 79 % des familles d’ouvriers qualifiés et 74 % d’ouvriers peu ou non qualifiés ; les autres familles, pour différentes raisons au cours de l’année, sont sorties du réseau d’enquête et ont été remplacées par d’autres familles typiques », RGAE, f. 1562, op. 26, d. 80, l. 163, 23 mars 1953. 31. Voir J. Desabie, « Les enquêtes sur les conditions de vie des ménages », art. cit. 32. GARF, f. 5451, op. 43, d. 1079, l. 13. Rapport de V. Kuznecov, envoyé à Stalin et à Malenkov en décembre 1952. 33. RGAE, f. 1562, op. 327, d. 322, l. 9-15 (juin 1948). 34. Julie Hessler, A social history of Soviet trade : trade policy, retail practices, and consumption, 1917-1953, à paraître ; D.A. Filtzer, Soviet workers and late Stalinism. Labour and the restoration of the Stalinist System after World War II, Cambridge, Cambridge Univesity Press, 2002. 35. B. Kerblay, « L’évolution de l’alimentation rurale en Russie, 1896-1960 », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 5, 1962, p. 885-1913. Reproduit in B. Kerblay, Du mir aux agrovilles, Paris, Institut d’études slaves, 1985. L’article de Basile Kerblay étudiait l’évolution de l’alimentation paysanne entre 1896 et 1960 en s’appuyant sur deux types de sources : d’une part les enquêtes de budgets menées par les zemstva puis par l’administration statistique soviétique, d’autre part des enquêtes monographiques, dont certaines portant sur les années 1930. Cependant, l’arrêt des publications des résultats des enquêtes statistiques à partir de 1932, de même que le caractère succinct des données pour la période post-1953 contribuent à donner un caractère très lisse à la description de Basile Kerblay, qui mentionne la crise du début des années 1930, sans pour autant parler de famine, ou encore les années de guerre, et ne mentionne pas

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même celle de 1946. Conscient des limites de ces sources, il énumère par ailleurs le type de questions auxquelles il n’est pas en état de répondre : suivre l’évolution de la consommation rurale en quantité physique, étudier l’évolution des frontières alimentaires sur une grande période, ou encore analyser «l’élasticité de la consommation paysanne en fonction des revenus». 36. Politbjuro CK VKP(b) i Sovet Ministrov SSSR, 1945-1953, Moscou, Rosspen, 2002. 37. RGAE, f. 1562, op. 26, d. 81, l. 175-194, « Itogi obsledovanija bjudžetov rabočih i služaščih za IV kvartal 1952 goda po Ukrainskoj SSR » (Bilans de l’enquête de budgets ouvriers et employés pour le 4e trimestre de l’année 1952 en RSS d’Ukraine), note de I. Jaščuk, directeur de la Direction statistique de la république d’Ukraine au cam. V.F. Monahov, 27 février 1953. Ibid., l. 195-212 « Osnovnye pokazateli obsledovanija bjudžetov kolhoznikov po Ukrainskoj SSR za 1952 god » (Indices de base de l’enquête de budgets kolkhoziens en RSS d’Ukraine), note de I. Jaščuk du 11 avril 1953. Ibid., l. 214-223 « Osnovnye pokazateli obsledovanija bjudžetov rabočih po Ukrainskoj SSR za III i IV kvartaly 1952 goda » (Indices de base de l’enquête de budgets ouvriers en RSS d’Ukraine pour le 3e et le 4e trimestre de l’année 1952), note de I. Jaščuk du 15 avril 1953. 38. On notera que l’achat de la maison a disparu dans le rapport d’avril envoyé au premier secrétaire du Comité central du parti communiste d’Ukraine et au président du Conseil des ministres de la république d’Ukraine. 39. Au directeur adjoint de la Direction de la statistique de l’oblast´ de Tcheliabinsk, qui demandait, le 11 avril 1949, l’autorisation de présenter les notes analytiques sur les données des budgets au secrétaire du Comité du parti de Tcheliabinsk et au président de l’Ispolkom de la ville, Pisarev réponditque ces analyses devaient être produites par les fonctionnaires en charge de l’enquête et devaient être présentées exclusivement à la CSU d’URSS ou à la Direction statistique de RSFSR. RGAE, f. 1562, op. 15, d. 2907, l.69-68. 40. RGAE, f. 1562, op. 15, d. 2907, note de Pisarev du 3 juin 1949. 41. RGAE, f. 1562, op. 15, d. 2907, l. 68-68 ob., note de Pisarev à G.A. Pan´šin directeur adjoint de la direction statistique de l’oblast´ de Tcheliabinsk, copie à S.V. Karasev, directeur adjoint de la Direction statistique de RSFSR, 7 juin 1949. 42. Étaient visés le chef de la direction, Šanidze et le chef du secteur des budgets ouvriers et employés, Cirumov. 43. RGAE, f. 1562, op. 26, d. 141, l. 169-171, note envoyée aux chefs des directions statistiques des républiques par V. Monahov, directeur adjoint de la CSU d’URSS, le 5 novembre 1952. 44. V.F. Zima, Golod v SSSR 1946-1947 godov : proishoždenie i posledstvija =The famine of 1946-1947 in the USSR : its origins and consequences, Lewiston, NY, Edwin Mellen Press, 1999. 45. V.P. Popov, Ekonomičeskaja politika sovetskogo gosudarstva. 1946-1953 gg. (La politique économique du gouvernement soviétique en 1946-1953), Moscou-Tambov, Izdatel´stvo TGTU, 2000. 46. Voir D. Filtzer, op. cit., p. 54-55 sur les privations au sein de la population urbaine. Voir aussi par exemple RGAE, f.1562, op. 15, d. 2907, l. 81-88, note de V.Džaparidze, chef adjoint de la Commission du plan du Conseil des ministres d’URSS auprès de la Géorgie comparant les budgets ouvriers de l’industrie en 1946 et 1947 (130 budgets). Cette note décrit un contexte régional «particulier»: la récolte de blé de 1946 en Géorgie est moins

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désastreuse que dans d’autres parties de l’Union, mais on assiste à la diminution des normes du ravitaillement et du nombre de personnes qui y ont accès, situation compensée par la très bonne récolte de fruits et de légumes, en vente libre sur les marchés, de même que la farine de maïs. Sur la situation alimentaire relativement favorable de la Géorgie à l’été 1946, voir le témoignage de Alexander Werth, Russia : the post-war years, New York, Taplinger Pub. Co., 1971. 47. Voir les extraits de lettres en provenance de Moldavie, d’Ukraine, des oblasti de Voronej et de Stalingrad, rassemblés par le MGB d’URSS et envoyés par Berija à Stalin, RGANI, f.89, per.57, d.20, l.1-14. Voir aussi le même type de matériel pour la ville de Moscou, « à adresser à Berija », CA FSB f.4, op.4, d.74, l.39-42, publié in Moskva poslevoennaja, 1945-1947. Arhivnye dokumenty i materialy (Moscou dans l’après- guerre, 1945-1947. Documents d’archives), Moscou, « Mosgorarhiv », 2000. Document 75, p. 392-393. 48. RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1149, l. 29-64. RGASPI, f. 82, op. 2, d. 102, l.47-60. 49. RGAE, f. 1562, op. 15, d. 2907, l. 89 (lettre de Pimenov, directeur adjoint de la Direction de la statistique de l’oblast´ de Novosibirsk, adressée au Département de la statistique du travail de la CSU d’URSS, 4 mai 1949). 50. À l’inverse, ce qui revient au collectif peut aussi apparaître comme problématique. L’achat de farine auprès du buffet ou de la cantine de son entreprise, vendue exceptionnellement à la veille des jours de fête, devait-elle être enregistrée comme de la consommation en restauration collective ? RGAE, f. 1562, op. 15, d. 2907, l.66. « La pratique d’enquête de budgets montre qu’actuellement une part significative des denrées s’acquiert essentiellement dans des entreprises de restauration collective, pour être consommée à domicile. On trouve parmi ces produits le pain (en particulier lorsqu’il y a interruption de l’approvisionnement dans les magasins), le gruau, le saucisson, le lait, les fruits secs », note du directeur adjoint de la Direction de la statistique de l’oblast´ de Novosibirsk, au Département de la statistique du travail de la CSU d’URSS du 9 juin 1949, ibid., l.67. 51. A. Blum, Naître, vivre et mourir ..., op. cit. 52. Un décret (ukaz) du Présidium du Soviet suprême d’URSS daté du 2 novembre 1942 crée la Commission extraordinaire d’État chargée d’établir et d’enquêter sur les crimes des occupants allemands-fascistes et de leurs complices et sur les dommages causés par eux auprès des citoyens, des kolkhozes, des organisations publiques, des entreprises d’État et des administrations de l’URSS. Nous nous proposons de faire l’histoire de cette commission. 53. GARF, f. 7021, op. 120, d. 53, l. 46-47. 54. Voir la plupart des conclusions in GARF, f. 7021, op. 120, d. 53. Pour la Bachkirie, l.4 ob. 55. RGASPI, f. 82, op. 2, d. 513. 56. On pourrait même parler de sa défense : comparer l’ukaz du Présidium du Soviet suprême d’URSS du 4 juin 1947 « Ob usilenii ohrany ličnoj sobstvennosti graždan » (Sur le renforcement de la protection de la propriété privée des citoyens) et, du même jour, « Ob ugolovnoj otvetstvennosti za hiščenija gosudarstvennogo i obščestvennogo imuščestva » (Sur la responsabilité criminelle pour atteinte aux biens nationaux et publics) avec le postanovlenie du Comité exécutif central et du Sovnarkom d’URSS du 7 août 1932 « Ob ohrane imuščestva gosudarstvennyh predprjatij, kolhozov i kooperacij i

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ukreplenii obščestvennoj (socialističeskoj) sobstvennosti » (Sur la protection des biens des entreprises d’État, des kolkhozes, des coopératives et le renforcement de la propriété publique (socialiste)). 57. Voir en particulier l’article stimulant de Julie Hessler, « A postwar perestroika ? Towards a history of private enterprise in the USSR », Slavic Review, 57, 1998. Voir aussi Stephen Lovell, Summerfolk. A history of the dacha, 1710-2000, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2003, p. 163-168 sur le mouvement de distribution à la population urbaine de lopins individuels (ogorody), déjà présent dans les années 1930, fortement activé au cours de la guerre, puis de l’après-guerre, notamment à la suite de la famine de 1946, ainsi que sur l’essor des jardins collectifs (sadovodstvo). Décret du gouvernement du 24 février 1949 « O kollektivnom i individual´nom ogorodničestve i sadovodstve rabočih i služaščih » (Sur la culture des lopins collectifs et individuels et des jardins des ouvriers et des employés). C’est donc à la fois la frontière entre individuel et collectif mais celle aussi entre public et privé qui sont en jeu. Voir aussi, p. 168-178 : « The dachas dwelling : the property issue in postwar Russia ». Sur la distribution d’ogorody à la suite du décret de février 1949, voir V.F. Zima, Golod..., op. cit., p.61. 58. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 4489, l. 108. 59. Lovell cite le décret du 29 mai 1944 : « O meroprijatijah po vosstanovleniju individual´nogo žiliščnogo fonda » (Sur les mesures pour le rétablissement de la propriété foncière individuelle) et du 26 août 1948 : « O prave graždan na pokupku i stroitel´stvo individual´nyh žilyh domov » (Sur le droit des citoyens à acheter et construire des maisons d’habitation individuelles). De fait, l’État chercha à promouvoir à la fois la construction et l’accession à la propriété. « Pour la seule période du plan quinquennal d’après-guerre, on a distribué aux citoyens pour la construction de logements et pour l’achat de maisons d’habitation construites par les entreprises environ quatre milliards de roubles. » RGAE, f. 1562, op.327, d. 664, l.8. 60. V.F. Zima, Golod..., op. cit., p. 60. Un décret du Conseil des ministres d’URSS précisa ensuite que la taille de la parcelle devait être déterminée au cas par cas par le comité exécutif des soviets locaux, en fonction de la taille de la maison et des conditions locales, dans les limites suivantes : dans les villes, de 300 à 600 m2 ; en périphérie, de 700 à 1200 m2. Une rente foncière est versée en échange de la jouissance de la parcelle. Izvestija, 31 août 1948, GARF, f. 9401, op. 2, d. 171, l. 462 (cité par Zima). 61. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 4489, l. 106, rapport de Starovskij adressé au Présidium du Conseil des ministres d’URSS, 17 juillet 1950 « O gorodskom žiliščnom fonde, nahodjaščemsja v ličnoj sobstvennosti graždan, po sostojaniju na 1 aprelja 1950 goda » (Sur l’habitat urbain, propriété privée des citoyens d’après la situation au 1er avril 1950). 62. RGAE, f. 1562, op. 327, d. 664, l. 1-2, daté du 28-12-1950. 63. L’écart inverse pour l’année 1946 était dû, selon le rapport, à l’inclusion des maisons reconstruites dans le nombre des nouvelles constructions. 64. RGAE, f. 1562, op. 327, d. 664, l. 7, rapport daté du 30 janvier 1951. 65. On notera cependant qu’à l’époque le recensement ne fournit aucune information sur les propriétaires ou sur les occupants des logements privés. 66. RGAE, f. 1562, op. 329, d. 4489, l. 88, rapport de P. Vlasov, chef du Département de l’économie communale et du logement de la CSU d’URSS au collège de la CSU, daté du

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22 septembre 1950 : « Ob itogah perepisi gorodskogo žiliščnogo fonda, nahodjaščegosja v ličnoj sobstvennosti graždan » (Bilans du recensement de l’habitat urbain, propriété privée des citoyens). 67. Décret (postanovlenie) n° 2184-227s du 19 juillet 1950 : « O merah po bor´be s ispol ´zovaniem častnymi licami žilyh stroenii s cel´ju izvlečenija netrudovyh dohodov », RGAE, f. 1562, op. 329, d. 4489, l.76. 68. Ibid., l.78. 69. Sur l’évolution des pratiques d’échantillonage, voir A. Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993. 70. Des extraits de ces études rétrospectives, comparant les niveaux de consommation de 1952-1953 avec ceux de la période pré-révolutionnaire, de la NEP et de l’avant- guerre (extrait de RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1184, daté du 5 octobre 1953), ont été publiés dans E.Iu. Zubkova et al., Sovetskaja žizn´, 1945-1953 (La vie soviétique, 1945-1953), Moscou, Rosspen, 2003. Voir aussi l’ensemble de tableaux dans RGAE, f. 1562, op. 33, d. 1192, l. 152-171, signé et daté du 18 septembre 1953. Les autres angles de comparaison sont les niveaux de consommation dans certains pays occidentaux ainsi que les normes établies par l’Institut d’alimentation de l’Académie de médecine d’URSS. Sur la nouvelle lecture des enquêtes de budget après la mort de Stalin, voir mon article à paraître en 2004 dans Sociétés contemporaines.

RÉSUMÉS

Résumé Héritières en partie d’une pratique statistique antérieure à la révolution, les enquêtes de budget des ménages sont poursuivies et renforcées par l’administration statistique stalinienne. La « grande guerre patriotique » a fortement mis à mal l’échantillon de familles enquêtées. Si l’enquête n’est pas interrompue, elle est soumise à de vives critiques dans les années d’après- guerre. Par un décret de novembre 1951, le réseau de ménages observés est à nouveau considérablement élargi, cependant qu’une enquête parallèle est menée par les syndicats, ce qui souligne l’importance accordée par la direction stalinienne au niveau et aux modes de consommation. L’étude de la construction du nouvel échantillon aussi bien que celle des rapports envoyés à la direction politique du pays illustrent cependant la tension entre, d’une part, la volonté conjointe des statisticiens et des politiques d’obtenir des informations précises sur le fonctionnement de la sphère privée des ménages pour l’ensemble du territoire soviétique et, d’autre part, la soumission de l’outil statistique à une conceptualisation très compartimentée de la société. Pourtant, les instruments d’évaluation du bien-être, thème caractéristique de la rhétorique post-stalinienne, sont déjà en place.

Abstract The mirror of statistics. Inequality and the private sphere during the “second Stalinism.” The Stalinist statistics administration continued and intensified statistical surveys on domestic budgets marked in part by practices inherited from prerevolutionary times. WorldWarII caused great harm to the sample of families under study. The surveys did not stop after the war, but

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they underwent sharp criticism. A November 1951 decree substantially expanded the group of families under study. At the same time, another survey was conducted by labor unions, a fact which highlights the importance the Stalinist leadership attached to consumption modes and level. However, studying the formation of the new sample and the reports sent to authorities, one sees a tension between the shared desire of statisticians and political leaders to obtain precise information on how the private sphere functioned throughout the territory on the one hand, and the subjugation of the statistical tool to a partitioned vision of society on the other. And yet, the means for the evaluation of well-being -- a favorite theme of post-Stalinist rhetoric --were already in place.

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« Kto naš, kto ne naš » Théorie et pratiques de la citoyenneté à l’égard des populations conquises Le cas des Polonais en URSS, 1939-1946

Catherine Gousseff

1 La conception administrative de l’identité, telle qu’elle apparaît au début des années 30 lors de l’élaboration des premiers passeports intérieurs soviétiques et son rôle dans les pratiques d’enregistrement, en tant qu’instrument de contrôle et d’épuration sociale, ont fait l’objet d’un renouveau historiographique important1. Ces travaux ont montré l’incidence de la contrainte administrative dans les déplacements forcés de population et, plus généralement, dans les critères de stigmatisation qu’elle a contribué à fixer, voire à étendre, dans le cours de la décennie. L’appartenance et l’origine sociales des individus, facteurs essentiels de reconnaissance ou d’exclusion dans les premières actions de passeportisation des grands centres urbains, se sont combinées de façon progressive à cet autre déterminant de l’identité que fut la nationalité ou l’appartenance ethnique, notamment lors de l’extension des opérations d’enregistrement aux régions multiculturelles des territoires frontaliers. L’analyse de cette évolution majeure qu’a représentée l’ethnicisation croissante du regard porté par l’État sur la société complète, sous un autre angle, les travaux engagés sur les grandes vagues de répressions « nationales » de la seconde moitié de la décennie, qui ont touché en particulier les Polonais et les Allemands des régions occidentales et les Coréens des régions orientales de l’URSS2.

2 Cet article s’inscrit dans le prolongement des problématiques ouvertes sur la conception et l’usage des déterminants de l’identité. Il les aborde dans la période de la guerre, en se concentrant, cependant, sur la citoyenneté, objet qui a été jusqu’à maintenant peu exploré. La citoyenneté a revêtu une évidente actualité lors de la conquête en 1939 des territoires orientaux de la Pologne et de la soviétisation des populations qui a suivi. Quelle conception les autorités soviétiques ont-elles eue de l’appartenance étatique et sur quels fondements l’ont-elles appliquée ? Cette question est analysée à partir du cas de quelque 260 000 « anciens citoyens polonais »,

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originaires de Pologne centrale et des territoires annexés, qui, pour avoir été déportés vers l’Est en 1940-1941, n’ont pas connu l’occupation allemande et ont, en revanche, vécu toute la guerre sur le territoire soviétique avant, finalement, d’être évacués vers la Pologne à l’issue du conflit. Leur sujétion --polonaise ou soviétique--, plusieurs fois remise en cause en fonction de l’état des relations bilatérales, a reposé sur des critères changeants. D’abord conçue en fonction de la territorialisation des individus, la citoyenneté a, par la suite, été définie selon leur appartenance ethnique, cette donnée de l’identité devenant alors centrale dans les pratiques d’enregistrement visant à établir les statuts. Elle fournit de ce point de vue un éclairage particulier sur l’utilisation de l’ethnicité comme fondement de la légitimité étatique d’une part, et d’autre part comme instrument au service des modes d’assignation identitaires. Dans un troisième temps, enfin, la citoyenneté a été conçue en fonction de l’ancienne appartenance étatique et l’identité des personnes a été validée en fonction des preuves documentaires exigées de leur précédente sujétion. L’extrême variation des critères en jeu dans les modalités d’attribution de la citoyenneté souligne l’absence de définition fixe de cette notion, ou en tout cas son caractère confus. La citoyenneté est surtout apparue, s’agissant des Polonais déportés, comme un objet politique aux mains des autorités soviétiques, elle fut abordée de façon essentiellement instrumentale dans un contexte bilatéral qui connut plusieurs bouleversements : rompues en 1939, rétablies en 1941 lors du passage de l’URSS dans le camp allié, les relations diplomatiques polono-soviétiques ont été dissoutes une fois encore en avril 1943 avant d’être reformulées avec des interlocuteurs nouveaux à partir de l’été 1944.

3 L’objectif de cette étude est d’abord de retracer l’usage de la citoyenneté telle qu’elle apparaît dans la succession des différentes séquences précitées, en analysant les logiques politiques à l’œuvre dans l’énonciation des principes et leur traduction dans les modalités d’application de la sujétion. Ce dernier aspect renvoie aux pratiques d’assignation identitaire, où l’exigence de preuve documentaire a fait apparaître, notamment, le rôle des médiateurs extérieurs. L’administration de l’identité conduit, en effet, à analyser les modalités de gestion des Polonais en URSS non seulement lorsqu’ils furent officiellement représentés par l’ambassade polonaise, rétablie dans ses fonctions entre 1941 et 1943, mais également par la suite. La création de l’Union des patriotes polonais (Zwiàzek patriotów polskich), organisation étroitement liée au parti communiste d’Union soviétique, relaya leur prise en charge à partir de 1943. Cette configuration particulière s’inscrit dans le champ encore mal connu des groupes de médiation qui ont été créés en URSS au sein de populations spécifiques, comme les réfugiés espagnols ou les prisonniers de guerre, et qui, lorsqu’ils ont été abordés, l’ont surtout été dans le prisme de l’inféodation politique au régime soviétique et non dans les formes de négociation, voire dans les compromis, que leur intervention a rendu possibles.

4 L’activité de l’Union des patriotes polonais à l’égard des « anciens citoyens polonais » pose, parallèlement aux opérations successives d’enregistrement, mais de façon contradictoire, la question de l’intention politique dans la destinée de ce groupe. Entre la volonté d’intégration, manifestée à travers la campagne de (re)passeportisation de 1943, et les évacuations effectives de 1946 vers la Pologne, s’ouvrent plusieurs interrogations sur le sens des décisions politiques et le rôle que joue en amont l’action administrative dans leurs orientations.

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Conquérir et réprimer : le pouvoir soviétique face à ses nouveaux citoyens

5 Les vingt et un mois qui séparent le franchissement par l’Armée rouge des frontières orientales de la Pologne, le 17 septembre 1939, de la pénétration en juin 1941 des troupes de la Wehrmacht dans les territoires incorporés à l’URSS, représentent l’une des périodes les plus sensibles et les plus douloureuses des relations polono-soviétiques au XXe siècle. Réalisée dans le cadre du Pacte germano-soviétique, l’annexion des régions orientales de la Pologne n’a pas seulement été la manifestation la plus spectaculaire de la communauté d’intérêts qui, au-delà de leurs divergences idéologiques, a ligué Hitler et Stalin durant les deux premières années de la guerre. Le « quatrième partage », ainsi que les Polonais ont pris coutume de désigner l’événement, par référence aux morcellements successifs de leur pays au XVIIIe siècle (1772, 1793, 1795), ou la première occupation soviétique, comme le dénomment encore certains historiens polonais, est une période qui a longtemps contenu de nombreuses « taches blanches », avant de faire l’objet de multiples introspections historiographiques depuis l’effondrement du bloc soviétique et l’ouverture des archives qui l’a accompagné3. Ces travaux récents éclairent les différentes stratégies mises en oeuvre dans l’entreprise de soviétisation visant, selon l’expression de l’historien Amir Weiner, « à réaliser vingt ans en deux ans »4 dans la mesure où l’ambition de la direction stalinienne était, en effet, de conformer sous tous les aspects -- politiques, économiques et sociaux--, les nouveaux territoires aux républiques soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie auxquelles ils se trouvaient désormais rattachés. La radicalité de cette entreprise s’est exprimée sous la forme de différentes offensives à l’encontre de la société, qui se sont succédé sans relâche jusqu’à l’invasion allemande, faisant de la dimension répressive de la soviétisation l’une des principales caractéristiques de la période.

6 Dans un premier temps, la situation de ces régions occupées fut assez spécifique dans le sens où les conflits qui l’ont marquée n’ont pas été, sinon dans une moindre mesure par rapport aux étapes ultérieures, le fait direct des nouvelles autorités. Alors que l’armée soviétique n’a pas eu à faire face à d’importantes confrontations (moins de 3000 victimes dans ses rangs), un déferlement de violences sociales a en revanche accompagné l’arrivée des forces armées, sous l’effet conjugué de la vacance effective du pouvoir, en particulier dans les campagnes, et des actions d’incitation à la haine socio- ethnique menées par les nouvelles autorités à l’égard des anciens maîtres polonais (« polskie pany »)5. Dans une région où la tutelle de l’État polonais avait été largement contestée dès le début des années 1920, où la population polonaise y était minoritaire tout en ayant été sur-représentée aux postes-clés de l’économie et des administrations locales, l’instigation à la revanche de classes réactivait dans une même dynamique les antagonismes sociaux et ethniques, visant en premier lieu les Polonais6. Cette stigmatisation laissa des traces durables dans la minorité polonaise qui se sentit agressée durant toute la période du seul fait de son identité, même si les répressions à venir allaient toucher l’ensemble de la population des territoires conquis, officiellement incorporés à l’URSS les 1er et 2 novembre 1939.

7 Bien que les interpellations et les détentions soient devenues des pratiques courantes à partir de septembre 1939, la mise en place d’une politique d’épuration à grande échelle de la société date de la fin de l’année. Celle-ci fut conçue par le pouvoir central sous la forme de deux actions principales, de passeportisation d’une part, de déportation de

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l’autre. Leur réalisation a cependant donné lieu à un enchaînement de mesures de plus en plus radicales qui atteignirent leur apogée en mars 1940, lorsque fut décidé, sur proposition de Berija, de procéder à la liquidation de près de 15 000 officiers polonais prisonniers de guerre et de 11 000 détenus civils7. Cette conjonction d’opérations constitue la grande singularité de la période qui s’étend sur les six premiers mois de l’année 1940 et qui représenta le « pic » de la terreur étatique déployée dans la région.

La campagne de passeportisation

8 À première vue, la décision prise par le Sovnarkom, le 29 novembre 1939, relative à la passeportisation des nouveaux territoires se situait dans la continuité du processus d’institutionnalisation de l’État soviétique, elle avait pour objectif de matérialiser la nouvelle sujétion des populations locales par la délivrance de documents d’identité. Cette action se référait, en effet, à la loi du 19 août 1938 « sur la citoyenneté de l’URSS », qui marqua tardivement l’unification des droits et des modalités d’acquisition de la citoyenneté soviétique.

9 Cette loi était novatrice à plusieurs égards8. Jusque-là en effet, la naturalisation n’avait été conçue que pour certaines catégories d’étrangers, qui devaient être soit des membres de la classe ouvrière et paysanne, soit des personnes jouissant du statut de réfugié, ou encore des étrangers mariés à des Soviétiques9. Désormais ces restrictions étaient abolies et pouvait accéder à la citoyenneté soviétique toute personne, indépendamment de sa race et de sa nationalité (au sens d’appartenance ethnique : nacional´nost´), qui en adressait personnellement la requête au Présidium du Soviet suprême de l’URSS10. Cette instance était également la seule habilitée à statuer sur la « sortie » de la citoyenneté (vyhod iz graždanstva) des étrangers naturalisés, procédure qui, nous le verrons, donnera lieu, au terme de la guerre, à une vaste campagne de vérification des Polonais.

10 La loi de 1938 définissait également pour la première fois le statut d’apatride que les Soviétiques avaient contribué, dans les faits, à promouvoir de façon déterminante11. Par rapport à la définition en vigueur depuis la convention internationale de 1933 selon laquelle l’apatride désignait toute personne privée de la protection de son État d’origine, les autorités soviétiques adoptèrent une conception beaucoup plus pragmatique de ce statut qui concernait « tout individu se trouvant sur le territoire de l’URSS, n’étant pas citoyen soviétique et n’étant pas en possession de document attestant son appartenance à un État étranger » (art. 8). La situation d’apatride n’était donc abordée que sous l’angle des conséquences de la perte de protection étatique -- l’absence de pièces d’identité -- et non de ses causes. Sa formulation revenait à statuer sur le simple constat de non-possession de passeport, pratique qui devint effectivement la règle au cours de la guerre, où cette situation d’apatride allait, de fait, être assimilée à une situation illégale.

11 L’élaboration de la loi de 1938 ne fut liée à aucun contexte factuel précis, qu’il s’agît d’entrées massives d’étrangers en URSS, comme ce sera le cas près d’un an plus tard lors de l’arrivée des réfugiés espagnols, ou d’acquisition de nouveaux territoires. Elle s’inscrivait en revanche dans le cadre de la consolidation de la législation soviétique à laquelle la promulgation de la nouvelle constitution de 1936 avait donné une impulsion majeure, arrivant à point nommé, quinze mois plus tard, pour procéder à la soviétisation massive des nouvelles populations incorporées.

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12 Bien que l’opération de passeportisation ait été officiellement conçue pour formaliser l’attribution de la citoyenneté soviétique, son objectif réel, les modalités de son déroulement et ses incidences ne différenciaient pas foncièrement cette action de celles menées depuis 1933 au sein de la société soviétique. Cette remarque s’applique d’abord à la conception générale de la passeportisation qui concernait, selon les directives du 30 décembre 1939, non pas l’ensemble du territoire mais les centres industriels et urbains ainsi que les lieux jugés stratégiques, telles les zones frontalières. Outre la population rurale, plusieurs catégories de personnes, comme les prisonniers de guerre et les civils en état d’arrestation, en furent exclues12. D’autre part, l’action de passeportisation ne fut pas une banale formalité d’enregistrement. La volonté de contrôle social et politique, avec sa cohorte de mesures directement répressives ou stigmatisantes, s’est ouvertement manifestée tout au long de la campagne, instaurant, au cours de l’hiver 1940, un véritable climat d’inquisition.

13 L’ukaz du Soviet suprême de l’URSS du 29 novembre 1939 sur la mise en application de la loi de 1938 précisa quelles étaient les catégories d’individus concernés, à savoir : 1) tous les anciens citoyens polonais se trouvant sur les territoires de Biélorussie et d’Ukraine occidentales lors de l’intégration officielle de ces régions à l’URSS (1er et 2 novembre 1939)13 ; 2) tous les individus arrivés sur les dits territoires conformément aux accords germano-soviétique et soviéto-lituanien de 193914 ; 3) tous les individus, anciens citoyens polonais, ayant été déchus de la citoyenneté soviétique en 192115. La définition des ayants droit de cet ukaz prêtait à confusion dans la mesure où elle opérait des distinctions dans les situations des « anciens citoyens polonais », notamment entre ceux qui étaient présents sur le territoire et ceux qui étaient arrivés dans les contextes particuliers précités. Elle conduisait ainsi à s’interroger sur les mesures à prendre face à une autre catégorie de population non évoquée mais très importante qui était constituée de tous les réfugiés « spontanés » ayant fui la Pologne centrale au moment de l’invasion allemande et qui étaient majoritairement des juifs. Des demandes de précision furent adressées au Présidium du Soviet suprême, mais six mois plus tard Kalinin se contentait toujours de répondre en reformulant les mêmes catégories16.

14 Bien des aspects de la campagne de passeportisation, autant dans son déroulement que dans ses bilans, restent mal connus, mais il est avéré qu’elle fut d’abord entreprise en Biélorussie occidentale, région stratégique par sa proximité avec la frontière, où elle débuta, théoriquement du moins, le 15 février 1940 dans les villes de Bialystok et de Grodno, avant de s’étendre à l’Ukraine en mars où elle rencontra, semble-t-il, de plus grandes difficultés17. La responsabilité et la conduite de cette action revinrent aux organes du parti qui manquaient de personnel, ne disposaient pas d’infrastructures suffisantes et étaient peu préparés à remplir cette mission qui incombait traditionnellement au NKVD18.

15 Dans sa conception même, l’opération de passeportisation visait à hiérarchiser la population selon les profils et les trajectoires des individus. Elle prévoyait, en conséquence, la délivrance de différents types de documents, allant d’un passeport à une simple attestation d’identité valable trois mois, et en fonction desquels étaient définis les droits ou les non-droits de résidence. A priori, sur la base de la présentation de différents papiers, tels que la fiche d’état civil, les certificats de travail et d’habitation (ainsi que deux photographies), les résidents pouvaient obtenir un passeport d’une validité maximale de trois ans (la norme ayant été alors de cinq ans

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dans le reste de l’URSS)19. L’obtention du passeport ne revenait pas cependant à accorder systématiquement le droit de résidence dans les lieux où il avait été délivré. Il pouvait comprendre des paragraphes restrictifs et en particulier le paragraphe 11 qui signifiait l’expulsion pure et simple du lieu de résidence au-delà d’un rayon de 100 kilomètres, pratique qui fut alors très répandue dans les principales villes d’Ukraine occidentale dans une période où l’on assistait, par ailleurs, à l’arrivée d’un nouveau personnel administratif, en provenance des régions orientales des républiques, qu’il fallait loger20. Le paragraphe 11 fut appliqué à différentes catégories de personnes, dont les familles de ceux qui se trouvaient en état d’arrestation. Les réfugiés, alors estimés à environ 300 000 personnes, qui s’étaient massivement concentrés dans les villes occidentales furent également parmi les plus exposés à cette restriction21. Ils furent nombreux à devoir quitter à nouveau leur précaire abri pour aller plus à l’est22.

16 Outre les stigmatisations et les déplacements forcés qu’elle entraîna, l’opération de passeportisation donna lieu à de forts mouvements de résistance. Compte tenu du caractère volontaire et individuel de l’« entrée » dans la citoyenneté soviétique, l’enregistrement ne consistait pas en une simple démarche administrative, il impliquait une confrontation directe avec les autorités qui ressemblait bien souvent à un véritable interrogatoire sur les trajectoires, les affiliations politiques, la nationalité (ethnique) des individus. Cet élément de l’identité, consigné dans les documents soviétiques et théoriquement enregistré selon le principe de l’autodéclaration, fit, selon des témoignages a posteriori, l’objet de fortes pressions dissuasives lorsque l’interessé cherchait à se déclarer polonais23. L’entretien devait se conclure par la signature du formulaire de demande, acte symbolique d’acquiescement qui en fait suscita de nombreuses oppositions24. Celles-ci furent massives à Lvov, principal bastion polonais de la région, où les résistances se manifestèrent aussi par des vols massifs de formulaires dans les bureaux d’enregistrement. Sur 40 000 passeports prévus, seuls 1 500 avaient été délivrés fin mars et la presse officielle locale reconnut elle-même que la campagne avait été mal préparée25. Parmi les plus réfractaires à la signature figurèrent certes de nombreux Polonais pour lesquels l’acte signifiait une négation de leur patrie, mais également de nombreux réfugiés qui redoutaient de ne plus pouvoir ainsi retourner dans leurs foyers, au-delà du Bug. L’infléchissement du climat social et politique de l’hiver 1940 s’exprima de façon extrême dans le comportement d’une partie significative des juifs qui, après avoir fui l’occupation nazie, commença à vouloir figurer sur les listes des volontaires au transfert dans le Gouvernement général, ce qui entraîna, comme nous le verrons par la suite, leur déportation26.

17 L’étendue temporelle de la campagne de passeportisation reste jusqu’à présent difficile à préciser, de même que son incidence directe sur les arrestations qui, de fait, s’intensifièrent à partir de février et furent particulièrement massives vers juin-juillet, puis en septembre (plus de 15 000 arrestations mensuelles)27. Dans cette période, l’attention des autorités centrales se porta davantage sur les républiques baltes, devenues républiques de l’URSS au cours de l’été, tandis que les autorités locales d’Ukraine et de Biélorussie engagèrent à l’automne une campagne de vérification des passeports dans les régions orientales de ces républiques. Ce contexte explique sans doute la relative accalmie dont bénéficièrent les anciens territoires polonais dans la dernière partie de l’année, après la vaste opération d’épuration engagée non seulement par le biais de la passeportisation mais aussi, de façon plus explicite, à travers les déportations de masse.

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Les vagues de déportation

18 Les liens entre les formes de résistance ou d’exclusion manifestées au cours de la passeportisation et les opérations de déportations réalisées dans la même période n’apparaissent pas formellement à travers les catégories d’individus visées par ces dernières, sinon tardivement lors de la dernière vague de déportation de juin 1941 qui mentionnait, parmi les réprimés, les individus ayant refusé de prendre le passeport soviétique. Néanmoins, le déroulement parallèle de ces deux actions conduit à formuler l’hypothèse d’une forte interaction, à l’exception cependant du premier transfert massif qui intervint en février 1940 et qui fut, contrairement aux autres vagues, exclusivement conçu à l’échelle des pouvoirs centraux.

19 Le scénario des quatre grandes opérations qui jalonnèrent la période n’a pas attendu l’ouverture des archives soviétiques pour être assez précisément retracé, jusque dans les catégories de groupes socio-professionnels et politiques destinés à être déportés. Les matériaux collectés et conservés par le gouvernement polonais en exil ont permis de reconstituer l’essentiel de la trame événementielle et ont livré, en outre, de très nombreux témoignages sur le vécu de la déportation28. En revanche, d’importants rectificatifs ont été apportés, suite à la consultation des documents du NKVD, aux estimations quantitatives faites par les autorités polonaises et reprises jusqu’à la fin des années 1980. Après avoir longtemps évalué à 1,5 million le nombre d’anciens citoyens polonais déportés, les historiens l’estiment généralement à 320 000 environ29.

20 La première opération (en février 1940) et --numériquement parlant -- la plus importante fut planifiée sur la proposition de Berija, soumise le 2 décembre 1939 à Stalin. Elle programmait de déporter en priorité les « osadniki », soit ces anciens membres de l’armée qui avaient participé à la guerre polono-russe de 1920 et auxquels furent attribuées des terres, avec l’objectif stratégique d’affirmer la présence polonaise dans ces régions frontalières. Ennemis auto-désignés des Russes, koulaks par définition et privilégiés de l’État polonais, les osadniki représentaient dans l’esprit des autorités soviétiques un groupe socio-politique irréductiblement étranger et néfaste. Les décisions du Politbjuro du CC du PCUS et les décrets du Sovnarkom de décembre 1939 donnèrent lieu, le 10 février 1940, à la déportation de 140 000 personnes environ, dont une grande partie vers Arkhangelsk. Les déportés spéciaux de février 1940 étaient, en réalité, en nombre beaucoup plus important que les 6 à 8 000 familles d’osadniki installées dans les confins. Ils comprenaient plus généralement des exploitants agricoles et de nombreux employés de l’ancienne administration forestière qui furent ainsi transférés au fin fond de l’URSS avant la mise en œuvre de la campagne de passeportisation.

21 Les deux vagues de déportations d’avril et de juin furent planifiées au niveau central, avec également la collaboration de Nikita Hruščev, alors premier secrétaire du parti communiste d’Ukraine. Les déportations par voie administrative d’avril concernèrent surtout les représentants de l’ancien ordre public polonais : policiers, gendarmes, gardiens de prison, employés administratifs. Elles visaient aussi les membres des classes possédantes : propriétaires, artisans, fabricants ; les membres d’organisations contre-révolutionnaires ainsi que les familles des individus réprimés. La décision prise le 2 mars relativement à cette deuxième vague mentionnait significativement les familles des officiers dont la mise à mort fut décidée, elle, trois jours plus tard,

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témoignant, s’il en était besoin, du haut degré de coordination des actions d’épuration, déplacements forcés d’une part, pure éradication de l’autre. Les convois du 13 avril, dirigés surtout vers le Kazakhstan, comprenaient environ 61 000 personnes.

22 La troisième vague de juin, dite des réfugiés, comportait en effet une catégorie spécifique de personnes qui s’étaient fait enregistrer sur les listes de la Commission soviéto-allemande de transferts mais qui n’avaient pas été sélectionnées par les responsables allemands de la commission lorsque ceux-ci s’étaient rendus en Ukraine en mai 1940. Parmi les 75 000 personnes qui furent alors déportées vers les colonies spéciales des régions du Nord, figuraient plus de 80 % de juifs, proportion comparable à celle des Polonais dans la première vague de déportations30.

23 Alors que les grandes opérations de masse de l’année 1940 avaient été réalisées selon les décisions du Politbjuro du CC du PCUS et du Sovnarkom, les déportations de mai- juin 1941 ne portent pas trace de telles résolutions, si ce n’est celle du 14 mai 1941, formulée de manière plus imprécise et relative à l’arrestation et au transfert des familles des membres d’organisations contre-révolutionnaires ukrainiennes et polonaises. D’autre part, elles se distinguent des précédentes par leur étendue géographique et temporelle : elles affectèrent tous les nouveaux territoires incorporés, de la Bessarabie à l’Estonie, et se déroulèrent entre mai et juin selon les régions. En Lituanie, l’invasion allemande surprit des convois sur le point de partir et qui furent interceptés. De fait, cette dernière série de déportations s’est en partie confondue avec les grands mouvements d’évacuation entrepris lors de l’arrivée des troupes allemandes. Sur près de 90 000 personnes alors déportées vers l’intérieur de l’URSS, le nombre d’anciens citoyens polonais reste difficile à préciser car les statistiques des déportations de Lituanie, où ils formèrent une partie notable des contingents, ne les ont pas mentionnés en tant que tels. Ils auraient constitué, selon les estimations, plus du tiers des déportés (de 34 000 à 41 000 personnes).

24 La très grande diversité des destinations, l’inégale durée du vécu dans les colonies spéciales et les camps ne permettent pas d’évoquer, même synthétiquement, ce pan d’histoire qui s’acheva à partir d’août 1941, dans le nouveau contexte de la « grande guerre patriotique ». À cette date près de 390 000 anciens citoyens polonais, déportés mais aussi prisonniers de guerre et détenus dans les camps du Goulag, se trouvaient en URSS, selon les rapports ultérieurs du NKVD et le bilan que présenta Vyšinskij au nouvel ambassadeur polonais31.

Qu’est-ce qu’un citoyen polonais ? La controverse polono-soviétique sur le statut des déportés amnistiés

25 La mise en œuvre du plan Barbarossa, qui déclencha la « grande guerre patriotique » en juin 1941, modifia radicalement l’attitude de l’URSS face au gouvernement polonais en exil, partenaire protégé du camp allié que le gouvernement soviétique s’empressa de rejoindre dès les premières semaines de l’agression. Cette nouvelle période de coopération bilatérale, qui se traduisit par le rétablissement de l’ambassade polonaise sur le territoire soviétique et l’arrivée d’une délégation en provenance de Londres, dura près de deux ans et fut tout à fait insolite dans l’histoire soviétique. Jamais, en effet, aucun État étranger ne bénéficia de prérogatives aussi étendues sur le territoire soviétique que celles qui furent concédées au gouvernement polonais dans la prise en charge de ses ressortissants. Cela étant, les concessions faites furent caractérisées par

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un écart sans cesse croissant entre les accords de principe et les marges d’action réelles des représentants polonais, continuellement enfreintes par les mesures de contrôle et de restriction imposées par le pouvoir central soviétique. De fait, le contentieux latent sur la délimitation des frontières entre les deux États se reporta, compte tenu de l’occupation par les Allemands des territoires en litige, sur les populations qui en avaient été déportées.

26 Le nouveau cadre de coopération défini par les accords bilatéraux de juillet et août 1941 s’appliquait essentiellement aux ressortissants polonais déportés en 1940-1941. Le principe de leur libération des camps et colonies spéciales dans lesquels ils étaient jusque-là détenus, de la formation en URSS d’une armée polonaise destinée --au terme de laborieuses négociations -- à être évacuée via l’Iran, et de la mise en place d’une aide humanitaire aux personnes libérées, conduisit l’ambassade polonaise à mettre en place un vaste réseau de représentants et de responsables, chargés d’enregistrer, d’orienter, de subvenir aux besoins des milliers d’individus et de familles dont le sort nouveau demeurait néanmoins incertain.

27 La première étape dans la réalisation des accords consistait donc dans la libération des déportés qui fut effectivement proclamée le 12 août 1941 par un ukaz du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, lequel ordonnait, dans une formulation particulièrement brève mais impérative, d’« amnistier tous les citoyens polonais se trouvant actuellement sur le territoire soviétique soit en qualité de prisonniers de guerre, soit sur d’autres fondements »32. Les bénéficiaires recevaient à leur sortie une attestation (udostoverenie) qui leur permettait désormais de circuler librement en URSS, à l’exception de certaines zones spéciales ou interdites33. Les autorités locales devaient leur rendre tous les documents et les biens confisqués, pourvoir si nécessaire à l’habillement manquant, et fournir des billets de train. Toutes les personnes libérées disposaient d’un délai de trois mois pour se faire enregistrer auprès de l’ambassade et obtenir auprès des autorités locales des permis de séjour pour étrangers.

28 L’ukaz du 12 août 1941 fut suivi de plusieurs directives du NKVD central qui en limitèrent immédiatement l’application. D’après l’analyse faite de ces instructions par l’historien Albin Gowacki, les restrictions explicites ou potentielles étaient de deux ordres. Elles concernaient en premier lieu certaines catégories de condamnations. Dans les instructions qu’il adressa aux responsables locaux les 19 et 20 août 1941, Berija excluait d’une libération immédiate les individus condamnés pour activité antisoviétique, pour espionnage au profit de l’Allemagne, et pour participation à l’organisation nationaliste ukrainienne de l’OUN (Organizacija Ukrainskih nacionalistov -- Organisation des nationalistes ukrainiens)34. Ces restrictions furent complétées par la directive, en date du 19 septembre 1941, du vice-commissaire du NKVD, B. Kobulov qui, tout en élargissant la liste des exclus selon les délits, tel celui de déserteur de l’Armée rouge, apporta également d’autres précisions en matière de preuve identitaire des ayants droit. Il indiquait, notamment, qu’il fallait entendre par bénéficiaires « les citoyens polonais en possession d’un passeport soviétique délivré après le 17 septembre 1939 » et qu’en revanche « n’étaient pas concernés par l’amnistie les Polonais qui, au moment de leur délit, n’avaient aucune citoyenneté »35. L’introduction de ces conditions limitait beaucoup en théorie la portée de l’amnistie dans la mesure où - on l’a observé- nombre de déportés n’avaient pas le précieux document, soit parce qu’ils avaient été transférés avant même l’opération de passeportisation, soit parce que la délivrance de ce document leur avait été refusée, soit encore parce qu’ils avaient eux-

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mêmes refusé de prendre la citoyenneté soviétique. Quel fut le degré d’application de cette exigence de preuve ? Lors du contrôle interne du NKVD central consécutif aux plaintes de l’ambassade sur l’application inégale de l’amnistie, il apparut que certains détenus n’avaient pas été libérés faute de papiers d’identité. Ainsi le responsable du camp d’Užtojžemskij justifia auprès de ses supérieurs le maintien en détention de 45 Polonais « qui ne possédaient aucun document confirmant leur citoyenneté polonaise » 36. Bien des indices conduisent néanmoins à penser que la directive de Kobulov fut loin d’avoir été suivie à la lettre. Elle fut, en règle générale, comprise dans le sens plus large d’une exigence de preuve quelconque concernant l’ancienne sujétion polonaise car la préoccupation première des autorités soviétiques était de pouvoir distinguer les « citoyens polonais » des citoyens soviétiques de nationalité ethnique polonaise réprimés avant 1939, et dont beaucoup se trouvaient dans les mêmes régions de relégation que les « nouveux venus », notamment au Kazakhstan37. Dans la pratique, la conception de la preuve identitaire varia considérablement selon les interlocuteurs des administrations locales. Alexandre Wat relate qu’en guise de papier demandé, il présenta le seul document qui lui restait, à savoir sa carte du Pen club de Varsovie (Union d’écrivains) qui lui permit effectivement de poursuivre ses démarches38. Certains responsables locaux cherchèrent à pallier l’absence de preuve en exigeant des requérants qu’ils figurent dans des listes nominatives de l’ambassade39. Une proportion, difficile à préciser, de personnes a été de fait libérée sans avoir pour autant présenté un quelconque document. Courant 1942, l’administration soviétique reconnaissait ainsi l’existence de nombreux cas d’apatrides, c’est-à-dire de « sans-papiers », parmi les amnistiés40. De son côté, l’ambassade fit part, début 1942, de différentes plaintes des personnes libérées concernant la confiscation, lors des enregistrements à la milice, des attestations d’amnistie qui constituaient les seuls documents en leur possession41.

29 Ces certificats représentaient, dans l’histoire de la contrainte documentaire subie depuis 1939 par les déportés, le premier document positif, la manifestation tangible de la réparation d’une injustice, le symbole de la liberté. Il est significatif, de ce point de vue, que de nombreux enfants, relatant cette nouvelle période dans leur récit de déportation, aient mentionné cette étape notoire que fut la délivrance des attestations d’amnistie, témoignant également par là de leur pleine intériorisation du rôle crucial des documents pour tout résident sur le territoire soviétique42. « Quand j’ai reçu mes documents --écrivit un adolescent -- je suis redevenu un homme libre après deux ans. » 43 Après avoir été l’objet d’une stigmatisation réelle ou ressentie telle, la qualité de Polonais ouvrait désormais la porte des camps et des colonies spéciales, constituait la promesse d’un avenir plus heureux et manifestait enfin l’existence -- à défaut de pays -- d’une réalité nationale qui semblait jusque-là anéantie. Cette radicale inversion de statut était évidemment propice au développement massif d’un sentiment identitaire polonais parmi les déportés, fussent-ils juifs, biélorusses ou ukrainiens44.

30 Désormais les anciens déportés furent assimilés à une nouvelle catégorie de population en pleine croissance qui était celle des « évacués ». La libération des citoyens polonais coïncida en effet avec la période des grandes migrations internes de Soviétiques vers l’est, qui avaient commencé au début de l’été et s’étaient intensifiées lors de l’attaque allemande en direction de Moscou. Plus de 17 millions de personnes ont été ainsi évacuées des zones occidentales au cours de la guerre45. L’ambassade polonaise elle- même partit, à l’instar de la majorité des institutions soviétiques et étrangères, à Kouïbychev en octobre 1941 et ce transfert contraria fortement son activité. La rigueur

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théorique des instructions du NKVD ne pouvait masquer l’état de débâcle dans lequel se trouvait alors le pays. Quelle en fut l’incidence sur la conduite des amnisties ?

31 Le degré d’application de l’ukaz d’amnistie peut être apprécié diversement selon les sources et les dires des témoins. Ces derniers mentionnent le plus souvent le caractère tardif des libérations, et les limites imposées à la liberté de circulation46. Beaucoup d’anciens déportés ont également rapporté que nombre de Polonais n’avaient pas été amnistiés. Il est néanmoins difficile de savoir dans quelle mesure ceux-ci étaient bien des « anciens citoyens polonais » et non des Polonais soviétiques. De son côté, l’ambassade a régulièrement dénoncé les maintiens abusifs en détention, mais, tout en s’appuyant sur des cas bien identifiés de rétention, elle n’avait pas de critères d’évaluation fiables de la population déportée des territoires annexés et l’avait beaucoup surestimée. D’autre part, l’inquiétude des représentants polonais concernant l’application de l’amnistie était aussi motivée par l’absence des 15000 officiers prisonniers de guerre sur le sort desquels ils ne cessèrent d’interroger les autorités soviétiques jusqu’à la découverte des charniers de Katy. Dans les faits, le département de l’ambassade, qui s’était spécifiquement consacré au suivi de l’amnistie, intercéda sans relâche en faveur de la libération de ses ressortissants sur la base de requêtes personnelles, et il envoya, durant les 21 mois de coopération soviéto-polonaise, 79 notes au NKID concernant 5579 condamnés et 1348 colons spéciaux47.

32 Si l’on se réfère aux sources soviétiques sur le bilan de l’amnistie établi au 1er septembre 1942 et régulièrement rappelé dans les rapports postérieurs du NKVD sur les « anciens citoyens polonais », seules 341 personnes restaient en détention à cette date48.

L’imposition d’une « citoyenneté ethnique »

33 Bien qu’ayant été dans nombre de cas très contraignante, la nécessité de la preuve documentaire s’avéra être un moindre mal par rapport aux restrictions introduites par la suite. Lorsque le bénéficiaire avait passé ce premier obstacle administratif, il recevait alors une attestation indiquant, à la suite de ses nom et prénom, que le porteur « [était] amnistié comme citoyen polonais sur les fondements de l’ukaz du Soviet suprême et qu’il a[vait] le droit de circuler librement sur le territoire de l’URSS »49. Mais l’évidence, dans la formulation, de la définition du « citoyen polonais » fut singulièrement remise en cause lorsqu’il s’agit effectivement de procéder à la régularisation des ex-déportés par la délivrance d’un passeport national.

34 C’est une note du commissaire du peuple à la Guerre du Kazakhstan qui alerta, début novembre 1941, les autorités polonaises sur leurs prérogatives concernant les ressortissants polonais. À la suite de plaintes émises par l’ambassade sur l’incorporation forcée de citoyens polonais dans l’Armée rouge, le commissaire avait tenu à préciser qu’il agissait conformément aux directives du gouvernement central, lesquelles avaient indiqué de considérer comme citoyens soviétiques tous les anciens citoyens de la république de Pologne ayant une autre origine que polonaise et possédant un passeport soviétique50. Interrogé à ce sujet par les autorités polonaises, le commissariat du peuple aux Affaires étrangères énonça officiellement la position soviétique en matière de citoyenneté dans sa note du 1er décembre, soit à une date correspondant peu ou prou à l’expiration des délais d’enregistrement impartis aux premiers bénéficiaires de l’amnistie. Dans cette note, il était rappelé que

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en vertu du décret du 29 novembre 1939 tous les citoyens des républiques d’Ukraine et de Biélorussie occidentales ont acquis la citoyenneté soviétique et que si le gouvernement soviétique est prêt à reconnaître la citoyenneté polonaise aux personnes de nationalité (ethnique) polonaise, ce fait témoigne surtout de sa bonne volonté et de sa tempérance. Il ne faut en aucun cas en faire le fondement d’une reconnaissance comme citoyens polonais des individus d’autres nationalités, en particulier ukrainienne, biélorusse et juive51.

35 Une nouvelle étape était désormais franchie sur le seuil de l’éligibilité. Il ne suffisait plus de prouver son ancienne qualité de citoyen polonais, il fallait désormais démontrer sa « polonité » ethnique pour bénéficier de la protection de l’ambassade et plus concrètement pour espérer, dans un terme toujours imprécis, quitter l’URSS. L’intrusion du critère ethnique dans la conception soviétique de la citoyenneté polonaise annonçait clairement le franchissement d’une nouvelle étape dans la relation bilatérale par la réactualisation du différend sur le tracé des frontières, il contenait, en effet, tout l’argumentaire jusqu’alors déployé pour justifier l’annexion des territoires en litige, à savoir que les Polonais ethniques y avaient été minoritaires et ne pouvaient donc prétendre à une quelconque légitimité en tant que nation dominante et qu’en revanche l’existence de républiques ukrainienne et biélorusse justifiait le rattachement à ces États de régions peuplées en majorité par des populations de ces nationalités.

36 L’introduction de la condition ethnique dans la définition de la citoyenneté polonaise menaçait désormais la pleine réalisation de l’ukaz d’amnistie, alors que les instructions concernant son application n’avaient jusque-là comporté aucune clause relative à la nationalité.

37 S’agissant, en revanche, du processus de régularisation des documents d’identité des amnistiés, les archives centrales témoignent de la précocité de l’adoption de la « position soviétique » en matière d’attribution de la citoyenneté. L’absence, à ce jour, de trace de directives spécifiques sur le sujet est en partie compensée par les correspondances administratives internes, tel ce courrier de demande de précision du 2 octobre 1941 adressé par Serov, vice-commissaire du NKVD à Vyšinskij, qui illustre déjà à cette date la pleine intégration par l’administration du NKVD des critères ethniques à appliquer pour l’attribution de la citoyenneté polonaise, la question posée portant, elle, sur la procédure de « dénaturalisation » : Parmi les citoyens polonais libérés par l’amnistie [...] ayant l’ancienne citoyenneté polonaise et étant [....] citoyens de l’URSS, ceux qui ont reçu à l’ambassade polonaise des passeports nationaux ont demandé à ce qu’on leur délivre des papiers en tant qu’étrangers. En relation avec ce fait, je vous demande de préciser : doit-on reconnaître comme citoyens polonais les individus de nationalité polonaise présentant des passeports polonais mais étant des citoyens soviétiques ou bien la « sortie » de la citoyenneté soviétique doit-elle être effectuée conformément à la loi soviétique du 19 août 1938 ?52

38 Dès le début de la nouvelle opération d’enregistrement, le NKVD possédait donc une bonne maîtrise des consignes passées. Celles-ci allaient encore être complétées dans un sens plus restrictif par Vyšinskij au cours des six premiers mois de l’année 1942.

39 Cette période correspond au moment d’activité le plus intense des autorités polonaises sur le territoire soviétique, l’année s’ouvrant sur la création d’une vingtaine de représentations consulaires, l’organisatisation de transferts des premières unités constituées dans la région de la Volga vers les républiques d’Asie centrale, Kazakhstan et Ouzbekistan principalement, où furent répartis en différents camps les membres de l’armée Anders en formation, l’État-Major polonais s’étant, lui, localisé à Yangi-Yul près

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de Tashkent. La présence de ces centres, qui comptaient environ 64000 hommes à la mi- mars 1942, attira également de très nombreux civils, familles des militaires bien souvent, mais pas exclusivement, qui arrivèrent de tous les points de l’URSS. Un véritable exode interne s’était esquissé au cours de l’hiver 1941-1942 vers les républiques d’Asie centrale qui allait aboutir, pour près de 120000 personnes, au départ de l’URSS. L’organisation en deux temps des évacuations du printemps et de la fin de l’été 1942, sur fond d’âpres négociations bilatérales, tant sur le principe même des départs que sur leur destination et leur logistique, fut accompagnée, côté soviétique, par de nouvelles instructions en matière de contrôle des identités.

40 Le 30 mars 1942, Vyšinskij adressa un courrier au vice-commissaire du NKVD pour apporter de nouvelles corrections aux critères de reconnaissance des citoyens polonais. Il fit savoir en effet que les ayants droit de nationalité ethnique polonaise ne concernaient que les individus originaires d’Ukraine et de Biélorussie occidentales. Les personnes de nationalité polonaise arrivées pour vivre en Lituanie, Lettonie, Estonie après le 17 septembre 193953, ayant acquis là-bas la citoyenneté de l’un de ces États et étant devenus citoyens de l’URSS, ne [devaient] pas être considérées comme citoyens polonais54.

41 L’introduction de cette nouvelle clause restrictive visait principalement les Polonais de Wilno et de ses proches alentours, ce territoire que les Lituaniens avaient vainement revendiqué, avec le soutien de la SDN aux lendemains de la Première Guerre mondiale et qui leur avait été restitué en octobre 1939 par les Soviétiques, au cours d’une brève intervention. Ceux-ci avaient laissé les Lituaniens prendre pleinement possession de leur nouvelle capitale avant d’engager en juin 1940 l’offensive qui allait conduire à l’incorporation de la république à l’URSS. Dans l’intervalle, le gouvernement lituanien exerça de très fortes pressions pour soumettre les Polonais locaux à la nouvelle réalité étatique-nationale, notamment par la promulgation, en décembre 1941, d’une loi qui conditionnait l’exercice de nombreuses professions et fonctions à l’adoption de la citoyenneté. Cette loi applicable à toute personne résidant dans la république le 27 octobre 1939 touchait non seulement la population permanente mais également les groupes de réfugiés en provenance de Pologne centrale dont le nombre était alors estimé à 30 00055. Prétextant de l’« effacement » de la sujétion polonaise par l’acquisition de la citoyenneté d’un État balte antérieurement à la soviétisation des républiques, le vice-commissaire du NKID donna, en quelque sorte, le signal d’un nouveau contrôle.

42 La directive de Vyšinskij intervint au beau milieu de la première évacuation qui se déroula du 25 mars au 5 avril 1942 et comprit au total près de 44 000 personnes, selon les données d’enregistrement au port d’arrivée à Palhevi56. Sans pouvoir apprécier le rôle de cet appel au redoublement de vigilance et de sélection dans la conduite des opérations d’évacuation, son incidence dans les communautés polonaises en URSS fut attestée à travers la réaction rapide du gouvernement polonais à Londres qui, dès le 13 avril, dénonça auprès de l’ambassadeur de l’URSS, Bogomolov, l’incorporation massive des citoyens polonais dans l’Armée rouge, y compris « ceux dont la nationalité polonaise est expressément reconnue dans la note du NKID du 1er décembre 1941 »57.

43 Le durcissement du contrôle soviétique sur les identités fut confirmé en mai 1942 par une nouvelle note du NKID au NKVD relative à un projet d’instruction sur la documentation et l’enregistrement des Polonais. La nouvelle réglementation introduite en matière de délivrance des passeports revenait à supprimer toute prérogative aux

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autorités polonaises, qui étaient désormais sommées de présenter des listes nominatives, en quatre exemplaires, de tous ses requérants, le NKID disposant du pouvoir décisionnel dans la reconnaissance ou non de la citoyenneté polonaise58. Vyšinskij répondait ainsi tardivement à la requête adressée par Serov au tout début des opérations d’enregistrement, en introduisant effectivement une procédure de contrôle au niveau central, exercée non pas par le Soviet suprême mais par le NKID. Tout en confirmant l’exclusion, dans les ayants droit, des Polonais « baltes », l’instruction contenait néanmoins une ouverture qui allait se révéler importante par la suite et qui concernait les résidents temporaires. La note précisait à leur propos que les permis de séjour pour étrangers étaient délivrés « aux citoyens polonais, indépendamment de leur nationalité, lorsqu’ils étaient arrivés en provenance du dit “Gouvernement général” sur le territoire de l’URSS après le 1er novembre 1939 et qu’ils n’avaient pas accompli les formalités légales d’acquisition de la citoyenneté soviétique »59. Mais encore fallait-il pouvoir prouver la date de son arrivée...

44 L’introduction de la nouvelle procédure imposée à l’ambassade, qui allait tant susciter l’indignation des autorités polonaises, conduit à explorer plus concrètement les critères sur lesquels les Soviétiques s’appuyaient pour statuer sur la nationalité ethnique des individus. Le formulaire des listes nominatives qui devaient être soumises par l’ambassade au NKID contenait, en effet, 15 paragraphes qui, outre les données courantes de l’état civil, les précisions à fournir sur les trajectoires60, exigeaient également un certain nombre d’informations sur les parents (nom, citoyenneté ancienne et actuelle, lieu de résidence passé et présent). Le formulaire comprenait d’autre part un paragraphe sur la nationalité et sur la religion des requérants. En revanche, il ne comportait aucune question sur la langue maternelle qui représentait pourtant jusque-là une composante importante de la conception soviétique de l’identité nationale61. Celle-ci, dans le cas présent, empruntait essentiellement les critères généalogiques et culturels (à travers la religion principalement) qui caractérisaient jusqu’alors l’appréhension polonaise de l’appartenance ethnique... Compte tenu du nombre d’informations demandées, les pratiques de distinction de la nationalité ethnique paraissaient reposer sur un « faisceau » d’indices probants. Mais si l’on se réfère à l’opération de passeportisation de 1943, la fixation de la nationalité semble surtout avoir été effectuée par référence au nom des personnes, voire à ceux de leurs parents62.

45 Les formes de contrôle de l’identité peuvent très inégalement être reconstituées selon les situations, les enregistrements lors des évacuations vers l’Iran étant les mieux connus, quoique leur degré de contrôle ait, en réalité, largement dépendu des interlocuteurs locaux63. Près de 8 % de l’ensemble des personnes transférées dans le cadre du départ de l’armée Anders furent, selon les données polonaises, des membres de minorités juive (3 %), biélorusse (2,75 %), ukrainienne (1 %) et autre (1 %)64. Le durcissement du contrôle soviétique s’est surtout exprimé dans le cadre de la deuxième évacuation qui se déroula du 9 août au 1er septembre 1942 et qui donna lieu, lors de sa préparation, à des protocoles visant à éviter que des « citoyens soviétiques » ne partent avec les Polonais65. Certains transferts furent négociés, tel celui de ces dix enfants juifs d’un orphelinat de Kermine que relate l’un d’entre eux en rappelant que ses deux frères, eux, durent rester avec les 90 autres enfants juifs non inscrits sur les listes de partants66. Qu’il s’agisse de militaires ou de civils, les « cas négociés » semblent avoir

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concerné essentiellement des juifs, les informations livrées par les sources polonaises étant pratiquement silencieuses sur la présence des Biélorusses et des Ukrainiens67.

46 Le contrôle au départ n’a guère concerné plus d’un tiers de l’ensemble des anciens citoyens polonais et la contrainte administrative exercée à l’encontre des centaines de milliers restants, dispersés en groupes très inégaux sur l’ensemble du territoire soviétique, s’est principalement exprimée lors de la nouvelle campagne de passeportisation de l’hiver 1943. La situation, jusque-là, des Polonais libérés est d’une extrême diversité. Au Kazakhstan où ils s’étaient le plus massivement regroupés au cours des migrations de l’hiver 1941-1942, les ex-déportés furent rapidement acculés à trouver, faute de moyens de subsistance, un emploi. Beaucoup furent orientés vers des kolkhozes et de fait se redispersèrent, partageant l’existence très précaire de la population locale face à laquelle pourtant ils apparaissaient bien souvent comme des privilégiés, du moins lorsqu’ils possédaient des passeports soviétiques (les kolkhoziens en étant par définition dépourvus), et lorsqu’ils purent bénéficier de l’assistance humanitaire. La tendance naturelle à former des solidarités communautaires fut stimulée, dans cette période, par le développement de l’aide humanitaire, à travers la distribution de produits alimentaires et de première nécessité importés de l’étranger. L’acheminement des vivres, des vêtements, des médicaments donna lieu à la création d’un réseau relativement important d’« hommes de confiance » (m´§a zaufania), évalués à près de 400 fin 1942, qui furent généralement nommés par les représentants de l’ambassade au sein des collectivités locales, et qui instauraient eux-mêmes leur propre relai de distribution interne. L’aide matérielle, même symbolique pour certains, était la matérialisation d’une protection pour les bénéficiaires, le signe d’un privilège pour les témoins soviétiques ou d’une exclusion pour ceux des citoyens polonais auxquels elle fut refusée. Par les conflits qu’elle suscita, en particulier entre juifs et Polonais, l’œuvre d’assistance constitue l’un des laboratoires d’analyse des comportements « ethniques », montrant, à l’autre extrême de l’assignation administrative, la réalité des formes de reconnaissance et de discrimination au sein même des groupes d’ex-déportés. L’actualité du critère ethnique ne résidait donc pas seulement dans son enjeu politique sur la scène bilatérale, dans son utilisation comme instrument de pression et de contrainte, elle renvoyait aussi aux comportements collectifs des intéressés68. On ne peut ici qu’évoquer cette dimension complémentaire des réalités identitaires qui s’exprimèrent dans un mouvement d’interaction, encore difficile à préciser, avec les pratiques édictées d’en haut et conduites par les acteurs locaux.

47 L’assistance humanitaire, comme le rappela un mémoire ultérieur du gouvernement polonais à Londres, constitua, de fait, l’une des grandes activités des représentants polonais après les évacuations de 1942, qui disparut, du moins en tant que prérogative de l’ambassade, lors de la phase critique des tensions polono-sovétiques de janvier 194369.

48 Le tournant marqué par la victoire de Stalingrad correspondit en effet à une crise ouverte dans les relations bilatérales au cours de laquelle s’exprima le contentieux sur les régions annexées. La position offensive de l’URSS sur le plan militaire et la perspective d’une reprise en mains des territoires occupés par l’Allemagne apportaient une acuité nouvelle à la question du devenir des régions frontalières. Cette position se manifesta par la rupture effective des principaux accords de juillet 1941 relatifs aux Polonais en URSS.

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Un débat détourné : citoyenneté et résidence

49 Le 16 janvier 1943, une note du NKID à l’ambassade fit savoir que le régime d’exception accordé aux individus de nationalité polonaise avait cessé d’exister et que la possibilité de ne pas leur appliquer la citoyenneté soviétique n’était plus valide70.

50 Parallèlement à cette décision, le gouvernement procéda à la confiscation de tous les biens et institutions polonais en URSS qui relevaient jusqu’alors des prérogatives de l’ambassade (décret du Sovnarkom de l’URSS du 15 janvier) et engagea une nouvelle campagne d’attribution des passeports soviétiques à tous les Polonais présents en URSS.

51 Dans cette phase ultime de confrontations polono-soviétiques sur les fondements de la citoyenneté, la controverse se polarisa non plus sur l’appartenance ethnique des individus, mais sur leur statut de résidents temporaires ou de résidents permanents. A priori, et en admettant comme un fait acquis l’incorporation définitive des territoires annexés à l’URSS, les enjeux du débat renvoyaient en premier lieu à la situation des réfugiés, arrivés dans les nouvelles régions soviétiques à partir de septembre 1939. Lors des différentes rencontres avec l’ambassadeur Romer, Stalin et Molotov se référèrent régulièrement à l’ukaz du 29 novembre 1939 qui, selon eux, distinguait clairement « les résidents permanents des territoires rattachés à l’URSS, qui avaient pris la citoyenneté soviétique par la force de la loi, des résidents temporaires dont l’application était matière à examen individuel »71. Ce texte, on l’a vu, était loin d’apporter les précisions que revendiquaient les dirigeants soviétiques72. Mais d’une certaine manière, les choses s’étaient bien passées comme ils le prétendaient, puisque la campagne de passeportisation de 1940 avait, semble-t-il, beaucoup contribué à l’exclusion des réfugiés en provenance de Pologne centrale, les acculant à fuir les zones passeportisées. La notion de résident temporaire concernait, en principe et avant tout, cette population qui comptait une majorité de juifs, déportés en juin 1940, auxquels avait été dénié, à partir de l’automne 1941, le droit à la citoyenneté polonaise. Dans les faits cependant, la notion de résident temporaire en débat ne faisait référence qu’au personnel direct et délégué de l’ambassade désormais menacé par la nouvelle campagne de passeportisation, comme l’indiquaient clairement les cas concrets évoqués, de part et d’autre, lors des entretiens bilatéraux73. C’est pour ces représentants, venus en URSS à partir de l’été 1941, que Vyšinskij avait envisagé la reconnaissance de la citoyenneté polonaise indépendamment de leur nationalité, à la condition -avait-il précisé- que les individus ainsi visés fussent arrivés sur le territoire soviétique après le 1er-2 novembre 1939. Or l’application de cette clause conditionnelle ressortait des propos de l’ambassadeur qui s’indignait que ses subordonnés eussent à fournir une attestation de leur localisation en novembre 193974. La tyrannie de la preuve devenait là l’expression la plus achevée de l’arbitraire soviétique.

52 L’hiver 1943 fut pour les autorités polonaises une période d’impuissance et de renoncement en faveur des ex-déportés. Outre la défense de ses agents, qu’ils cherchaient à préserver de l’assimilation aux populations des territoires annexés, les représentants du gouvernement en exil avaient également de nouvelles causes à plaider. Il est significatif de ce point de vue que le premier entretien entre l’ambassadeur Romer et Stalin, qui ait fait suite à la note de janvier 1943, n’ait pas concerné en premier lieu le destin des anciens ressortissants mais celui des « malgré-

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nous » polonais, enrôlés de force dans la Wehrmacht et désormais détenus en URSS parmi des centaines de milliers de soldats de l’armée de Von Paulus75. La victoire de Stalingrad signait bien l’abandon du combat mené pendant plus d’un an pour la reconnaissance de la sujétion polonaise.

Des citoyens soviétiques confirmés

53 La campagne de passeportisation de l’hiver 1943 apparut avant tout comme le marqueur du tournant politique offensif de l’URSS face aux autorités polonaises. Elle ouvrit, après les espoirs fondés sur l’amnistie de 1941, une nouvelle page sombre et à plusieurs égards paradoxale dans l’histoire des « anciens citoyens polonais » déportés qui, en dépit de leur (re)soviétisation forcée, furent maintenus en état de forte extériorité par rapport à l’ensemble de la société soviétique.

54 La nouvelle opération d’enregistrement, décrétée simultanément par le Sovnarkom de l’URSS et le CC du PCUS le 14 janvier 1943, ne peut qu’être très partiellement abordée à travers les sources soviétiques, non encore déclassifiées, à l’exception des résultats statistiques de cette action qui rendent compte, notamment, des mesures répressives auxquelles elle donna lieu76. Les deux directives du NKVD du 9 février 1943 sur la procédure à suivre marquèrent, semble-t-il, le début de la passeportisation qui s’adressa en priorité à tous ceux qui, de près ou de loin, représentaient les autorités polonaises sur le territoire de l’URSS. Bien que celles-ci eussent dénoncé la nouvelle procédure, les agents du NKVD se targuaient auprès des « anciens citoyens polonais » d’agir avec le plein aval de l’ambassade, restée en fonction jusqu’en avril. Les pressions se concentrèrent en particulier sur les « hommes de confiance » qui, en tant que personnalités-clés au sein des communautés locales, pouvaient par leur soumission forcée faciliter celle du plus grand nombre77. La campagne de passeportisation se déroula selon un scénario bien expérimenté de convocations dans les organes locaux de la milice, d’interrogatoires sur les trajectoires, les opinions et affiliations politiques, les liens éventuels avec les « officiels polonais » déjà assimilés, dans l’esprit des agents du NKVD, à des espions. À cet égard, les familles de militaires qui avaient des passeports avec des visas anglais se trouvèrent particulièrement exposées à la vigilance suspicieuse et menaçante des agents. La confiscation des documents présentés était la norme mais l’absence de possession de pièces d’identité constituait un argument de pression supplémentaire, la situation de l’intéressé étant alors jugée illégale78. Si le refus de signer le formulaire d’obtention de la citoyenneté soviétique fut alors assimilé à un acte de résistance nationale, les réfractaires furent aussi des juifs et Alexandre Wat ponctue de façon significative son témoignage de la guerre en URSS en distinguant l’avant de l’après de la passeportisation ; il rappelle le climat d’oppression qui commençait à régner dans cette période au sein des différentes communautés d’« anciens citoyens polonais »79. Comme en 1940, les documents délivrés étaient hiérarchisés selon le profil socio-politique des individus, allant d’un passeport soviétique d’une validité de cinq ans à des attestations de trois mois renouvelables qui revenaient de fait à des situations de garde à vue. D’après le bilan soviétique de l’opération, 1583 personnes furent explicitement incriminées pour avoir refusé le passeport80 et près de 1500 le furent pour d’autres motifs, notamment d’espionnage, au cours de la campagne81.

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55 Pour les autorités polonaises, la passeportisation fut vécue comme une insupportable provocation, pour les anciens ressortissants elle ne marqua pas seulement la soumission, mais aussi le retour à la répression directe ou potentielle, par les formes de stigmatisation et d’inquisition qu’elle fit renaître. Pour les autorités soviétiques, la passeportisation fut certes un signal politique à l’égard de l’« allié » polonais, un moyen de démanteler les réseaux de l’ambassade sur le territoire soviétique et, plus généralement, un instrument d’épuration efficace, mais elle correspondit aussi à une pratique régulière, banalisée, de l’administration, s’étendant à l’ensemble de la société soviétique et non pas seulement à cette population. Dans le courant de l’année 1943, le Sovnarkom avait fait procéder à l’édition de 15 millions de passeports, témoignant bien qu’une très vaste opération de contrôle était en passe de s’effectuer. Les controverses de l’année 1942 sur l’attribution de la citoyenneté polonaise avaient aiguisé l’attention des autorités sur la diversité des statuts -- apatride, polonais, soviétique -- des amnistiés qui, au regard de l’ordre soviétique, nécessitait une intervention. D’ailleurs, en déterminant à trois ans la validité des passeports délivrés en 1940 dans les nouveaux territoires d’Ukraine et de Biélorussie, l’administration avait en quelque sorte programmé une nouvelle vérification des documents en 1943. Elle suivait de ce point de vue sa logique propre tout en répondant parfaitement à la demande politique.

56 Malgré l’état d’impuissance de l’ambassade, les derniers échanges au sommet entre Stalin, Molotov et Romer à propos des droits des résidents temporaires et permanents ne furent pas sans incidence sur le déroulement de l’opération. Celle-ci avait conduit, dans un premier temps, à reconnaître 4 324 citoyens polonais. Mais une nouvelle directive du NKVD édictée le 3 avril ordonna d’attribuer également cette citoyenneté à tous les individus originaires de Pologne centrale. Suite à la révision de contrôle, près de 20 000 personnes, à l’évidence anciens réfugiés arrivés dans les territoires annexés à l’automne 1939, obtinrent le statut82. L’arbitraire avec lequel les autorités soviétiques agissaient face à l’interlocuteur polonais n’empêchait pas néanmoins l’application d’une certaine légalité socialiste fondée sur le suivi des directives secrètes qui, depuis l’automne 1941, établissaient ses critères en conformité avec la position politique du moment.

57 Malgré la polarisation qu’elle entraîna sur la question de la citoyenneté, la banalité de la passeportisation s’exprimait, du côté de l’administration soviétique, dans le cynisme même avec lequel les agents procédaient. Ainsi ce responsable local qui, face à la résistance opposée par l’un des ex-déportés, tenta de le convaincre en ces termes : « Il n’y a pas de quoi faire une affaire de ce bout de papier (žwistka papieru) qu’on te donne aujourd’hui, qu’on te reprendra demain et qui ne te coûte qu’un rouble. »83

58 Au terme de la campagne près de 260 000 personnes (257 660) avaient été identifiées et contrôlées. Cette estimation n’était, à vrai dire, pas très éloignée des dernières données élaborées par l’ambassade qui avait, de son côté, répertorié 263000 Polonais en 194384. Par rapport au nombre établi des 389 382 anciens citoyens polonais présents en URSS lors de l’amnistie, et prenant en compte les départs de l’année 1942, l’administration centrale du NKVD reconnaissait que près de 12000 anciens citoyens polonais « étaient décédés ou avaient disparu pour d’autres raisons »85. Parmi l’ensemble des personnes passeportisées, seuls les individus de nationalité ethnique juive (81 217 adultes et enfants) furent mentionnés dans la comptabilité, le nombre de personnes de nationalité biélorusse et ukrainienne n’étant pas cité.

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59 Les résultats de la campagne de passeportisation confirmaient l’existence de quelques grandes concentrations d’anciens citoyens polonais, en particulier dans la république du Kazakhstan (77 000 personnes), de l’Ouzbékistan (25 500), dans les krai de l’Altaï (15 900), de Krasnoiarsk (14 200), les régions de Sverdlovsk (12600) et de Tcheliabinsk (10 200), les autres étant dispersés dans 43 régions de l’URSS. La majorité était employée dans l’industrie (36 %) et dans l’agriculture (23 %), près de 11 % l’étaient dans l’artisanat ; 7 830 personnes (4 %) avaient été embauchées dans l’administration et près de 25 % de l’ensemble se trouvaient sans emploi.

60 A priori, l’opération de passeportisation aboutissait, après de nombreuses tribulations, à l’intégration définitive des anciens déportés dans la société soviétique. Cette évidence doit néanmoins être largement relativisée à la lumière d’autres décisions prises dans la même période et dont le rôle allait s’avérer décisif dans le devenir des Polonais demeurés en URSS. En effet, la mise en place d’un nouvel encadrement à travers la création de l’Union des patriotes polonais reformula les termes d’une relation bilatérale, même si cette Union, animée par les communistes polonais, avait été fondée sur le territoire soviétique.

L’ère des patriotes

61 L’Union des patriotes polonais à laquelle se rattache étroitement la genèse du Comité polonais de libération nationale (Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego -- PKWN), fut officiellement créée en février 1943, suite aux pourparlers menés par Wanda Wasilewska avec les dirigeants soviétiques86. Sa création permit aux communistes polonais qui s’étaient regroupés à Lvov en 1939-1941, puis partiellement à Saratov, d’étendre considérablement le champ de leurs activités et de préparer la mise en place du futur État polonais. Le premier objectif de cette Union, formulé au cours de l’hiver 1943, était la formation d’une armée polonaise (future armée Berling), appelée aux côtés de l’Armée rouge à participer à la libération des territoires sous occupation allemande. La tâche de recrutement et d’organisation des contingents polonais ne constitua cependant qu’une partie des activités de l’Union car celle-ci se consacra plus généralement à la prise en charge des différentes communautés d’ex-déportés disséminées au sein de l’URSS. Le premier congrès de l’Union des patriotes polonais réunit plus d’une soixantaine de délégués en juin 1943, parmi lesquels figuraient, aux côtés de communistes convaincus comme A. Lampe, un certain nombre de personnalités politiquement « étrangères », tel Andrzej Witos, le frère du leader du parti paysan et ancien homme de confiance de l’ambassade, le socialiste Bolesaw Drobner et bien d’autres dont la présence accréditait la volonté de rassemblement et d’unité des Polonais d’URSS sous la bannière de l’Union. Idéologiquement, cette organisation se présenta comme un vaste front antifasciste. Concrètement, elle se substitua en tant qu’autorité institutionnelle à la représentation « londonienne » qui venait de quitter l’URSS. L’Union des patriotes polonais reprit dès lors l’essentiel des activités déployées par l’ambassade à l’égard des populations civiles, à commencer par la distribution de l’aide humanitaire qui, d’abord conçue pour les familles de militaires, fut rapidement étendue à l’ensemble des communautés d’anciens citoyens polonais. Elle prit de même sous sa tutelle les institutions polonaises créées en URSS fin 1941 et confisquées en janvier 1943, qui comptaient, entre autres, plus d’une cinquantaine de jardins d’enfants, une trentaine d’écoles, 24 maisons d’invalides, 9 hôpitaux. En prenant

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progressivement en charge la gestion des Polonais, l’Union prit les attributs d’une véritable administration, appelée à recenser l’ensemble des « anciens citoyens ». Elle comptait une vingtaine de départements spécialisés, l’un des plus actifs étant le département d’aide sociale qui tissa à nouveau un réseau important d’hommes de confiance version « patriote », mais qui associa aussi d’anciens représentants de la période de collaboration polono-soviétique, Andrzej Witos ayant montré l’exemple, au sommet, d’une reconversion réussie87. Tout en s’étant inégalement implantée dans les différentes communautés d’anciens citoyens polonais, l’Union des patriotes put rapidement s’instituer comme leur organe de représentation. Fin 1943, elle avait créé des cellules locales dans 72 régions de l’URSS et avait procédé à l’enregistrement de 223 800 personnes dont une majorité symbolique (51 %) était ethniquement polonaise, les autres comptant essentiellement des juifs (44 %), et une minorité de Biélorusses et Ukrainiens (5 %)88.

62 C’est en 1944 que l’Union atteignit son plein développement et connut un impact décisif même auprès des plus récalcitrants des anciens déportés. Son évidente inféodation à la direction stalinienne était aussi le gage d’une certaine marge d’action et son premier succès, de ce point de vue, fut d’obtenir des autorités soviétiques le transfert partiel des Polonais localisés dans les régions les plus austères du Nord de l’URSS, telle la république des Komis, vers les régions plus clémentes du Sud. Face au gouvernement central, la planification et le suivi de cette opération par l’Union constituèrent, de fait, un test de ses capacités d’organisation et de contrôle sur les populations concernées. Aux yeux des anciens citoyens polonais, cette initiative permit à l’Union de s’imposer comme une administration pro domo. Le principe de ces transferts, conçus à l’origine pour 26 900 personnes, fut accepté par le Comité d’État à la défense, sur la proposition de l’Union des patriotes, ainsi que l’indiquèrent les décret du Sovnarkom relatifs à cette question, à commencer par celui du 18 mars 1944 qui avalisa la première décision sur le déplacement « en raison des conditions climatiques difficiles » des anciens citoyens polonais des régions du Nord vers les régions du Sud89. Ces premiers transferts visaient effectivement les collectivités localisées dans les républiques des Komis, de Iakoutie, d’Arkangelsk, et de Sibérie occidentale qui devaient être réparties en différents groupes comprenant au maximum 2 000 personnes dans des kolkhozes des régions de Russie centrale et du Sud. La tâche de l’Union revenait à planifier des contingents, à coordonner les opérations entre régions de départ et régions de placement, toutes ces actions étant soumises au contrôle du pouvoir central qui, de son côté, fit procéder notamment aux vérifications des partants, ce qui conduisit à réduire le nombre de bénéficiaires. Ainsi en mai, lorsque Berija présenta à Stalin un premier état des lieux sur la question, seules 23250 personnes avaient été retenues sur les 26900 prévues90. En revanche, les autorités locales se plaignirent souvent, aussi bien sur les lieux de départ que sur les lieux d’arrivée, de contingents en nombre plus important que ceux officiellement programmés91.

63 Malgré ces évidents dysfonctionnements, l’Union, une fois accepté le principe des transferts, ne cessa de solliciter les autorités centrales pour en élargir les quotas. Elle enregistra plusieurs échecs dans ses démarches, notamment dans ses tentatives de faire évacuer les Polonais de l’oblast´ de Djambul au Kazakhstan, les dirigeants républicains s’y étant fortement opposés, arguant de la pénurie de main-d’œuvre qui s’ensuivrait. En guise de compensation, le Sovnarkom de l’URSS ordonna l’envoi de 500 tonnes de farine pour les anciens citoyens polonais92. En juillet, l’Union adressa une nouvelle requête

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concernant 45000 personnes jusque-là majoritairement employées dans l’industrie forestière, en proposant que cette population soit placée dans les sovkhozes d’Ukraine centrale où « elle pourrait efficacement contribuer au redressement de l’agriculture dans la république »93. Le Sovnarkom de l’URSS retint le chiffre de 30000 personnes, mais par la suite il s’avéra que près de 33000 furent effectivement replacées en Ukraine et cette opération, qui entraîna de nombreuses difficultés logistiques, concentra l’essentiel de l’énergie déployée dans le suivi des transferts qui se déroulèrent à partir de l’été 194494.

64 D’après les nombreux rapports établis sur ces déplacements internes, ceux-ci étaient apparentés, dans l’esprit des dirigeants, aux très vastes mouvements de réévacuation des Soviétiques, réfugiés dans les territoires de l’Est à partir de juin 1941. Les documents relatifs aux transferts des Polonais les qualifient d’ailleurs d’« évacués ». Mais contrairement aux Soviétiques de Leningrad, de Moscou et d’autres régions, il n’est pas question de les relocaliser dans leurs terres natales. La plupart a été placée, par petits groupes, dans les sovkhozes de Kherson, Nikolaevsk, Dniepropetrovsk, Kharkov, Odessa, etc., chacune de ces régions ayant accueilli quelques milliers d’entre eux (2 000 en moyenne mais jusqu’à 4 500 dans les oblasti du sud de la république comme à Kherson)95. Autrement dit, ces opérations correspondaient à un placement de main-d’œuvre dans des zones déficitaires, libérées seulement quelques mois auparavant, qui pouvaient servir, de tous ces points de vue, de test d’intégration à long terme des Polonais, ce que suggérait également l’argumentaire présenté par l’Union sur l’intérêt des transferts. Mais le contexte plus large du milieu de l’année 1944 conduit surtout à envisager cette migration comme une étape dans le processus de « rapatriement » des ex-déportés vers la Pologne.

Des transferts frontaliers aux évacuations des « nouveaux » citoyens polonais

65 Parallèlement à la réalisation, entre mai et l’automne 1944, des transferts internes, la nouvelle donne sur le front de l’Ouest accéléra le processus d’externalisation des Polonais soviétisés.

66 La contribution de l’armée polonaise --qui comptait 36 510 membres en mai 1944 -- aux offensives de l’Armée rouge à l’ouest eut en particulier pour effet de réactualiser la question de la citoyenneté de ces militaires, parvenus en Pologne orientale en libérateurs. C’est à leur intention que fut édicté l’ukaz du Présidium du Soviet suprême du 22 juin 1944 relatif aux droits d’acquérir la citoyenneté polonaise. Ce document mentionnait les militaires de nationalité polonaise et leurs familles, résidents d’Ukraine et de Biélorussie occidentale au 29 novembre 1939, ainsi que les individus ayant contribué à la lutte pour la libération de la Pologne96. La procédure indiquée se référait implicitement à la loi du 12 août 1938 en précisant que le changement de citoyenneté s’effectuait par requêtes à adresser directement ou via le commandement militaire polonais à la commission ad hoc97 du Présidium du Soviet suprême de l’URSS, sachant - précisait l’ukaz- que celle-ci comprenait des membres de l’Union des patriotes polonais (UPP)98. Ceux-ci furent donc directement associés à la prise de décision sur les attributions de la citoyenneté polonaise99.

67 L’exclusion, parmi les ayants droit, des « Polonais-Lituaniens », prononcée en mai 1942 par le vice-commissaire du NKID, fut abolie par un ukaz du Présidium du 14 juillet 1944

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qui étendait le bénéfice des conditions d’accès à la citoyenneté polonaise aux résidents de Lituanie100. Cette concession, première d’une série, annonçait déjà l’abolition des clauses conditionnelles introduites au cours des années 1941-1942.

68 La possibilité, réactualisée, d’acquérir la citoyenneté polonaise fut néanmoins abordée de façon très sélective. Conçue dans une optique méritoire, elle revêtait, du moins à l’égard des civils combattant pour la liberté, un caractère discrétionnaire et témoignait, en tout cas, de la prudence avec laquelle les Soviétiques envisageaient alors l’éventualité pour les anciens déportés de partir vers la Pologne. L’attitude à l’égard des Polonais soviétisés, qui confirmait en quelque sorte l’absence de perspectives clairement formulées sur leur devenir, contrasta de façon singulière avec la décision prise, à peine deux mois plus tard, de procéder aux échanges « ethniques » de populations frontalières. Les accords passés en septembre 1944 entre les républiques soviétiques d’Ukraine, de Biélorussie et de Lituanie, d’une part, et le Comité polonais de libération nationale (PKWN), de l’autre, prévoyaient en effet le transfert vers la Pologne des populations de nationalité polonaise et juive résidentes des régions frontalières ainsi que celui des Ukrainiens, Biélorusses, Russes et Ruthènes résidents des régions frontalières de Pologne vers les républiques soviétiques101. En se basant sur la localisation, en septembre 1944, des populations concernées, les accords excluaient de fait les anciens déportés. L’objectif poursuivi d’homogénéisation ethnique des territoires contestés était clairement d’anticiper le changement officiel du tracé des frontières en plaçant les acteurs nationaux et internationaux devant le fait accompli. Mais cette décision prise avec le PKWN, ce comité pro-soviétique issu en partie de l’Union des patriotes polonais et, à cette date, pratiquement inconnu en Pologne même, qui intervenait alors qu’une partie importante du territoire polonais était encore occupée par les Allemands, fut loin d’être immédiatement effective102. Il faudra dans les faits plus de deux ans pour réaliser le transfert de plus d’un million de personnes vers la Pologne103.

69 Les accords de septembre 1944 témoignaient, après l’ère des restrictions ethniques, d’un changement important dans la conception des populations polonaises auxquelles étaient désormais associés les juifs. Cet élargissement, qui mériterait d’être resitué dans le contexte plus vaste de l’appréhension de la question des juifs par le pouvoir soviétique, fut lié, dans le cas des Polonais, à l’influence de l’Union des patriotes. L’organisation, qui comptait de nombreux juifs à la fois parmi ses représentants et ses simples membres, venait, en juillet 1944, d’officialiser leur présence par la création au sein de l’appareil central d’un « Comité d’organisation des juifs polonais en URSS ». Ce comité joua un rôle important surtout auprès des fondations juives étrangères dont il sollicita le soutien104. Mais il avalisait aussi en la portant au grand jour l’existence de juifs « polonais » dont l’attribut avait été jusque-là dénié, et qui allaient désormais systématiquement figurer dans les ordres d’évacuation vers la Pologne105.

70 Les nombreuses instructions qui suivirent les accords de septembre 1944 pour l’enregistrement des candidats au départ et l’accueil des nouveaux arrivants ne contenaient aucune indication concernant le changement de citoyenneté, fait qui ne sera relevé que plus d’un an après, en octobre 1945, par le vice-commissaire du NKVD, qui était alors inquiet surtout des modalités d’enregistrement des Ukrainiens transférés en URSS de Pologne106.

71 Cette « négligence » soulignait, en quelque sorte, la distinction faite par les autorités soviétiques entre les populations polonaises tout juste libérées de l’occupant allemand

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et les « anciens citoyens polonais » passeportisés dont la procédure de sortie allait se révéler, un an plus tard, d’une extrême complexité. À l’automne 1944, il n’est cependant pas encore question de leur « rapatriement » vers la Pologne. Seules, les autorités d’Ukraine qui venaient de procéder au placement de 33000 personnes venues de l’Est plaidaient déjà pour leur départ, arguant de leur faible productivité et de leur comportement « antisoviétique »107. Dans l’hypothèse où ces premiers transferts auraient été conçus comme un test pour le replacement durable des anciens déportés, l’échec s’avérait patent, du moins aux yeux des autorités républicaines qui ne cachèrent pas, dans ce cas de figure comme dans celui plus général des transferts frontaliers, leur volonté d’homogénéiser l’Ukraine par l’expulsion des minorités polonaise et juive108.

72 À l’automne 1944, dans l’euphorie de l’annonce de la libération de Varsovie par l’Armée rouge, l’Union des patriotes polonais déploya une intense propagande auprès des communautés restées en URSS. Essentiellement destinée à populariser l’action du PKWN et à le présenter comme l’instance gouvernementale de la nouvelle Pologne, cette propagande apportait un contenu patriotique à la version soviétique des tragédies de la guerre et de la libération. C’est à cette époque que furent organisées, comme à Karaganda, d’importantes collectes d’argent pour l’édification de monuments en mémoire des officiers polonais « assassinés à Katyn par les nazis »109. La multiplication de bulletins locaux, d’émissions de radio, de conférences périodiques sur la « consolidation de la Pologne démocratique » accompagna cette période de sortie de la guerre au cours de laquelle les anciens déportés furent désormais assimilés par les représentants de l’UPP à des « émigrés ». Le développement des activités politiques et culturelles des communautés, l’encadrement des enfants par la création d’organisations apparentées aux komsomols, témoignaient, au-delà de la citoyenneté formelle, d’une soviétisation des esprits, stimulée par la liesse de la libération et l’atmosphère unitaire qui l’accompagna. Quant à la perspective du retour, elle ne se fit jour, parmi les anciens déportés, que dans les premiers mois de l’année 1945.

73 À partir de décembre 1944, l’Union des patriotes polonais fut appelée à créer une nouvelle cellule à Lvov pour participer à l’organisation des transferts des résidents frontaliers, tâche qui annonçait déjà son rôle à venir dans l’organisation des rapatriements des « émigrés »110. Fin janvier 1945, la conférence tenue par l’Union à Moscou aborda longuement la question du nouveau tracé des frontières orientales de la Pologne, fournissant aux représentants locaux l’argumentaire nécessaire à la justification de la perte de ces territoires et à l’idée d’un retour, non dans la terre natale, mais « dans les terres de la Pologne ancestrale »111.

L’actualité des retours

74 Contrairement aux accords signés en septembre 1944 à l’échelle des autorités républicaines et du PKWN pour le transfert des populations frontalières, le nouvel accord du 6 juillet 1945, passé entre l’URSS et le Gouvernement provisoire d’unité nationale de la république de Pologne, s’inscrivait dans le cadre d’une relation étatique bilatérale clairement établie dans les textes. Il rehaussait en les confirmant l’autorité des décisions prises près d’un an auparavant sur les « évacuations » et introduisait dans la définition des bénéficiaires un nouveau paragraphe concernant « les individus de nationalité polonaise et juive, citoyens polonais jusqu’au 17 septembre 1939 et résidents des autres régions de l’URSS » (les premiers bénéficaires étant, rappelons-le, les résidents des régions occidentales des républiques frontalières)112. L’accord du 6

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juillet conduisit à la création rapide d’une Commission bilatérale chargée des évacuations113.

75 La voie était désormais ouverte pour l’organisation des retours, du moins théoriquement, car le processus de sortie de l’URSS représenta pour les anciens déportés une nouvelle course d’obstacles imprévisibles. Alors que les populations frontalières furent surtout confrontées à la suspicion obsessionnelle de « nationalisme » lors des contrôles au départ, les ex-déportés eurent principalement à affronter, une fois encore, la tyrannie administrative de l’enregistrement et de l’exigence de preuves identitaires. L’accord sur les évacuations fut, en effet, immédiatement précédé le 5 juillet de l’ukaz du Présidium du Soviet suprême sur le droit des individus de nationalité polonaise et juive « à sortir de la citoyenneté soviétique » qui, dans son paragraphe 3, réitérait l’obligation de présenter la requête à la commission du Soviet surpême de l’URSS114. D’après le texte, la procédure s’appliquait à l’ensemble des candidats à l’évacuation, mais dans les faits elle ne concerna que les anciens déportés, les formalités administratives de départ des populations frontalières ayant été déjà définies et mises en pratique depuis l’automne 1944115. L’application de l’ukaz du 5 juillet 1945 revenait à procéder à une vaste opération de dépasseportisation.

76 De juillet à décembre 1945, les modalités de « sortie de la citoyenneté soviétique » donnèrent lieu à de très nombreuses correspondances transformant, au fur et à mesure des consultations, instructions et contre-instructions, la procédure élaborée. Dans un premier temps, c’est le NKID, en collaboration avec la commission du Présidium du Soviet suprême, qui, début août, définit la marche à suivre. Les compétences dans l’organisation et le suivi de la procédure revenaient au NKVD. Les instructions relatives à la formulation des demandes mettaient l’accent sur la nécessité de fournir à l’appui de la requête des documents prouvant l’ancienne sujétion polonaise et qui pouvaient être de nature très diverse, allant du passeport soviétique --s’il était mentionné qu’il avait été fourni sur la base d’un passeport polonais -- jusqu’à des attestations de fin d’études, récépissés de paiement d’impôts, livrets sanitaires et autres116. Aucun paragraphe n’abordait la question de la nationalité (polonaise ou juive) des ayants droit, ceux-ci n’étant définis que par référence à leur ancienne citoyenneté. Ainsi, toutes les distinctions ethniques, si préjudiciables trois ans auparavant, devenaient lettre morte dans le nouveau contexte étatique bilatéral, confirmant a posteriori leur caractère éminemment circonstanciel et instrumental.

77 Le 24 août un prikaz de Berija établit l’ordre interne de la procédure, transmise sous forme d’instructions détaillées à toutes les administrations locales en charge du dépôt des demandes. Celles-ci devaient transmettre à l’administration centrale de l’OVIR (Otdel viz i registracija inostrannyh graždan -- Département des visas et d’enregistrement des citoyens étrangers) des listes nominatives mentionnant précisément les références des documents fournis dans les milices locales à l’appui des requêtes. Cependant, les instructions insistaient surtout sur l’efficacité attendue des responsables locaux, l’examen des demandes devant être achevé avant le 1er novembre 1945117. Cette exigence d’efficacité fut sans doute à l’origine de la légèreté manifestée dans l’application des consignes relatives à la preuve identitaire, du moins à en croire les récriminations que fit l’administration centrale à ce sujet début octobre. En effet, nombre de listes envoyées à l’OVIR ne portaient aucune indication des documents présentés et devaient pour cette raison être réexpédiées pour compléments118. En

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rappelant la nature des documents exigés, le responsable précisait qu’ils devaient être traduits en russe et indiquait que les représentants de l’Union des patriotes polonais étaient mandatés pour ce faire. Jusqu’alors l’UPP n’avait été explicitement sollicitée, dans les formulaires des requêtes, que pour attester du bien-fondé des demandes des « combattants pour la liberté » présentées à la commission centrale119. Elle l’était désormais pour les demandes auprès de l’administration locale.

78 Après avoir mis en cause le travail effectué au niveau de l’enregistrement, il s’avéra qu’en fait la production de la preuve constituait un problème insoluble dans bien des cas et la centralisation de la procédure ne conduisait dès lors qu’à un va-et-vient de courriers sans lendemains. Pour remédier à l’impasse bureaucratique120, le Sovnarkom en vint à modifier radicalement la procédure en exigeant des autorités républicaines la constitution de commissions spéciales pour l’examen des demandes121. Un mouvement de décentralisation s’amorçait pour rendre effectif le contrôle administratif. D’après les directives du NKVD qui accompagnèrent cette réorientation, la décentralisation présentait, entre autres, l’intérêt de permettre de statuer sur les cas des « sans- papiers » en recourant aux archives des milices locales122. L’administration centrale en venait par là à reconnaître sa propre responsabilité dans la quadrature du cercle à laquelle elle se trouvait confrontée. Comment, en effet, exiger des preuves documentaires d’individus dont les documents avaient été précédemment confisqués ? Les directives du NKVD relatives à la création des commissions spéciales concernaient longuement les « sans-papiers » et indiquaient précisément les démarches à suivre : utiliser les matériaux des organes du NKVD sur la passeportisation de 1943 ou recourir aux rapports élaborés sur les lieux administratifs de détention lors de l’amnistie d’août 1941. En cas d’absence de toute trace dans les administrations locales, des recherches devaient alors être engagées dans le Premier département spécial (specotdel) du NKVD de l’URSS. S’agissant des personnes « documentées » (dokumentirovannye ljudi), il était bien précisé, cette fois-ci, de ne pas confisquer leurs papiers mais d’en faire des copies123. Enfin les commissions étaient sommées de rendre compte de leur activité et de fournir les listes de sans-papiers.

La dépasseportisation effective

79 La vigilance attendue des commissions dans la production de la preuve était toujours officiellement rappelée début décembre 1945 dans les projets de directives du NKVD soumis à la décision de Kosygin. Mais en fait un changement notoire était en passe de s’effectuer à travers l’introduction d’un nouveau paragraphe indiquant de confier aux commissions spéciales la tâche de statuer sur les sans-papiers, selon leurs convictions (usmotrenie)124. La décision administrative était donc entièrement déléguée aux instances régionales et républicaines, elle mettait fin au contrôle exercé par le centre sur le fonctionnement des administrations locales et marquait le passage à la phase massive de vérification et de sélection des partants125. La latitude laissée aux commissions pour statuer sur les citoyens polonais n’impliquait pas, cependant, l’abandon de l’exigence de preuves, instrument de pression et de confrontation efficace, bien ancré dans les pratiques normatives de contrôle du NKVD et plusieurs fois expérimenté à l’égard des « anciens citoyens polonais ».

80 S’agissant de la prise de décision locale et des interlocuteurs en présence, le rôle de l’Union des patriotes polonais doit être rappelé car, bien que le recours à cette

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organisation à titre de caution pour les sans-papiers n’ait pas figuré dans les directives centrales, elle remplit effectivement cette tâche, comme l’indiquaient les instructions internes de son comité directeur qui précisaient que, dans ce cas de figure, le témoignage de deux anciens citoyens polonais, confirmé par l’agent local de l’UPP, pouvait pallier le défaut de preuve126. À l’évidence, l’adhésion à l’Union favorisait l’obtention de l’attestation, quand elle n’était pas conditionnée par cette démarche. C’est au cours de cette période que l’Union enregistra le plus de membres, soit environ 70 % de la population adulte127. Faute d’être reconnue officiellement, l’autorité du document était, elle, fonction des relations entre les agents de l’UPP et l’administration locale qui, tout en étant inégales, se caractérisaient néanmoins dans la majeure partie des cas par une active collaboration128. La voie était désormais ouverte pour considérer peu ou prou que les membres inscrits dans les listes de l’Union étaient des anciens citoyens polonais et vice versa, ce qui permettait aux administrations de se délester, en partie du moins, des tâches de contrôle désormais urgentes. Les pouvoirs concédés aux commissions s’inscrivaient en effet dans un contexte nouveau de pressions au sommet pour la réalisation des rapatriements. Le « changement d’opinion » sur les évacuations évoqué, le 14 décembre, lors de la réunion des membres soviétiques de la Commission bilatérale, n’en précisait ni l’origine ni la nature, mais les consignes passées ce jour-là revenaient à formuler l’ordre impératif d’accélérer la procédure d’évacuation129.

81 Sans préjuger des motifs spécifiques de ce « changement » concernant les « anciens citoyens polonais », on peut néanmoins le rapprocher d’autres mesures prises dans la même période à l’égard de certaines populations, comme les prisonniers de guerre du camp allié ou les civils internés, dont les délais de rapatriement avaient été également fixés à la fin de l’année 1945. Or on constate pour les prisonniers de guerre ce même revirement visant soudainement à achever les rapatriements130. En cette fin d’année, la direction stalinienne procédait ainsi à un premier bilan général de cette tâche, à vrai dire immense, d’organisation des migrations de retours et prenait acte de la relative paralysie de son administration. Le non-respect des délais était sur le point de constituer une faute grave, il s’agissait bien de mettre fin à la période flottante de sortie de guerre.

82 Dès lors, parallèlement à la vérification des individus, la planification des retours se concrétisa rapidement, tout en se heurtant encore à des obstacles bureaucratiques. Ainsi, Alexandrov, qui avait été chargé de pourvoir aux formulaires d’autorisation de sorties du territoire et qui avait fait éditer 240000 documents131, se vit obligé par le NKVD de modifier les directives affairantes à leur diffusion, Černišov exigeant qu’y figurent des photos d’identité visées par tampon de l’administration locale132. Malgré toutes sortes de dysfonctionnements, l’ordre signifié d’en haut apporta vite des résultats probants. Au 31 décembre 1945, 100 830 demandes avaient été présentées pour examen. Seul le Kazakhstan se distinguait par l’absence de toute donnée sur la conduite des vérifications133. Dix jours plus tard, le nombre s’élevait à 159 550, mais les commissions n’avaient statué que sur 66900 cas134. Le 11 janvier 1946, les délégués soviétiques de la Commission centrale bilatérale prirent de nouvelles mesures pour accélérer, parallèlement aux contrôles des individus, la mise en œuvre des rapatriements, 60 000 départs ayant été alors programmés pour le 1er mars135. À cette date, 170 000 demandes sur les 180 000 présentées avaient été contrôlées par les commissions et 34480 citoyens polonais étaient repartis vers leur patrie non sans avoir, au préalable, rendu leur passeport soviétique, du moins pour ceux qui le possédaient136. Tandis que l’efficacité des contrôles des commissions était désormais statistiquement

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attestée et que les rapatriements commençaient à devenir effectifs, la délégation soviétique reçut l’annonce de la libération des anciens citoyens polonais détenus dans les prisons et les camps pour lesquels elle fut appelée à définir, à nouveau, les procédures de sortie. Tout en reconnaissant que la majorité des détenus étaient des individus « sans citoyenneté », Kosygin, qui avait été consulté à ce sujet par la délégation, conclut qu’il fallait assimiler ce nouveau contingent aux autres citoyens polonais visés par l’accord du 6 juillet 1945 et ne pas engager de procédure de vérification spécifique à leur égard137. La volonté d’achever le plus rapidement possible les rapatriements prévalait décidément sur la préoccupation de contrôle qui avait marqué la conception et la mise en œuvre initiales du processus. L’impératif d’efficacité se traduisit, dans les rapports périodiques sur l’état comptable de la dépasseportisation et des rapatriements, par des résultats spectaculaires puisqu’entre décembre et juin 223000 personnes avaient été « vérifiées » et 222000 étaient parties. En ajoutant à ces résultats la part des militaires, la somme des évacuations correspondait en fait approximativement au bilan de la passeportisation de 1943 qui avait ainsi fourni, dans un objectif a priori contraire, les paramètres de cette dernière opération. À ce stade, la délégation soviétique de la Commission bilatérale décida que les évacuations étaient achevées et la fermeture, en juillet 1946, des bureaux moscovites de l’Union des patriotes polonais sanctionna cet état de fait.

Conclusion

83 Au fil de cette rétrospective, la citoyenneté, telle qu’elle a été imposée et appliquée par les autorités soviétiques, se présente non comme un concept qui définirait le lien de l’individu à l’État, mais davantage comme une série de mesures administratives aux critères changeants, traduisant la position politique de la direction stalinienne à l’égard des régions conquises, et plus généralement, sa volonté de contrôler une nouvelle population.

84 Dans la période genèse de l’annexion, c’est une approche totalisante de la citoyenneté qui domine ; elle repose sur la territorialisation des individus dans les régions incorporées. Aucune distinction explicite n’a été introduite dans la qualité de résident (permanent ou temporaire) qui permettrait d’envisager une conception de la citoyenneté basée sur la loi du sol, défini par le lieu de naissance, voire par la résidence permanente. Dans son principe, l’ukaz du 29 novembre 1939 proclamait soviétiques toutes les personnes présentes, affirmant ainsi la mainmise totale de l’URSS sur ses nouveaux territoires.

85 À partir de l’automne 1941, une exception est introduite permettant aux Polonais ethniques, originaires des régions conquises en 1939, d’être soustraits à la citoyenneté soviétique, celle-ci se fondant donc désormais sur les critères d’appartenance nationale des individus. Mais la logique à l’œuvre, qui pourrait s’apparenter à la loi du sang, ne s’est manifestée que partiellement. En admettant que les Biélorusses et les Ukrainiens, en tant que natifs des régions annexées aux républiques nationales d’Ukraine et de Biélorussie soviétiques, dussent être reconnus comme soviétiques, aucun fondement ethnico-national ne pouvait en revanche justifier l’appropriation par l’État soviétique de la population juive, position sur laquelle d’ailleurs il reviendra. L’utilisation de l’argument ethnique est donc surtout apparue pour rappeler l’illégitimité des

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revendications territoriales polonaises et plus pragmatiquement pour affirmer le droit de contrôle soviétique sur la sélection des ayants droit à changer de citoyenneté.

86 La campagne de passeportisation de 1943 a mis théoriquement fin à l’état d’exception de 1941 sans pour autant revenir à la position de l’ukaz de 1939 puisque désormais près de 20000 personnes étaient reconnues comme citoyens polonais en vertu de leur lieu de naissance (la Pologne centrale et non les territoires annexés). Le gouvernement soviétique en venait-il tardivement à faire reposer le critère de citoyenneté sur le droit du sol ? La réponse fournie par l’évolution ultérieure est évidemment négative, et le sens même de cette opération de passeportisation apparaît a priori assez contradictoire dans son contexte immédiat, puisque deux intentions opposées étaient affichées : celle d’intégrer une population par la confirmation de sa sujétion soviétique, celle de la maintenir en situation d’extériorité par la création d’un nouvel organe de médiation. Mais cette opposition ne vaut que si l’on prête à l’intention un projet clairement défini, ce qui n’était pas le cas. Perçues à travers leurs objectifs très pragmatiques, les décisions de 1943 paraissent, en fait, assez cohérentes au regard du tournant politico- militaire amorcé dans la période et compte tenu de l’émergence de nouveaux interlocuteurs polonais. La campagne de (re)soviétisation s’est présentée à la fois comme un message politique de rupture à l’égard de l’« allié » polonais et comme une opération de bilan de la situation des amnistiés après les départs de 1942. L’action administrative de 1943 a ainsi permis de dresser un état des lieux statistique de cette population (localisation, composition ethnico-démographique et sociale). Elle a anticipé sur la décision prise, deux ans plus tard, d’évacuer les anciens déportés vers la Pologne, mais l’a amplement configurée par sa dimension opératoire, montrant ainsi le rôle décisif du système d’enregistrement dans la formulation des actions engagées au sommet de l’État.

87 Conçus en 1945, les départs massifs des « anciens citoyens polonais » ont surtout résulté de l’enchaînement de différentes logiques de déplacements : mise en mouvement de l’armée Berling, retour vers l’Ouest des évacués de 1941 et transferts des populations frontalières à visée d’homogénéisation ethnique. Le principe de « désoviétisation », théoriquement basé sur l’appartenance ethnique polonaise et juive a, en réalité, reposé sur l’ancienne sujétion polonaise. Comme en 1943, l’action de dépasseportisation s’est présentée sous un double volet. Elle fut d’une part une opération de contrôle administratif, visant à vérifier, à l’instar de la procédure d’amnistie de 1941, que les candidats au départ correspondent bien à la catégorie des « anciens citoyens polonais », et non à des Soviétiques de nationalité ethnique polonaise. Elle fut, d’autre part, une opération de contrôle politique, dans laquelle la carte de l’Union des patriotes polonais semble avoir pleinement joué son rôle et qui doit être envisagée dans le contexte des retours vers un pays en voie de satellisation. De ce point de vue, l’attestation de loyauté, de même que la constitution de dossiers personnels, est apparue comme l’expression d’un maintien sous surveillance, du moins potentiel. Il reste dès lors à s’interroger sur la « soviétisation » effective des anciens déportés, après six ans de tribulations et de confrontation au système soviétique. Mais l’histoire « polonaise » de ce groupe, hormis les trajectoires de quelques figures politiques comme celle de Jaruzelski, reste encore largement à écrire.

88 Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique

89 EHESS

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NOTES

1. N. Moine, « Passeportisation, statistique des migrations et contrôle de l’identité sociale », Cahiers du Monde russe, 38, 4, 1997, p. 587-600 ; id., « Le système des passeports à l’époque stalinienne. De la purge des grandes villes au morcellement du territoire, 1932-1953 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 1, 2003, p.145-169 ; G. Kessler, « The passport system and state control over population flows in the Soviet Union, 1932-1940 », Cahiers du Monde russe, 42, 2-4, 2001, p. 477-504 ; D. Shearer, « Social disorder, mass repression and the NKVD during the 1930s », ibid., p. 505-534. 2. Pour une rétrospective de ces répressions, voir T. Martin, The affirmative action empire. Nations and nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Ithaca -- Londres, Cornell University Press, 2001 (chap. 8, p. 309-343). 3. C’est en Pologne surtout que le développement des travaux sur la période a été le plus important, se focalisant sur les différents aspects de l’agression soviétique (intervention de l’Armée rouge, arrestations et détentions des militaires et des civils, assassinat des officiers polonais et des détenus civils au printemps 1940, déportations). Voir l’état des lieux historiographique dressé par S. Ciesielski, W. Materski, A. Paczkowski, Represje sowieckie wobec Polaków i obywateli polskich, Varsovie, Karta, 2000. La contribution des historiens russes sur la période concerne, elle, principalement les déportations (outre les travaux de N. F. Bugaj et de P. Poljan sur les déportations des peuples, en particulier des Polonais, voir plus spécifiquement V. S. Pasardanova, « Deportacija naselenija iz Zapadnoj Ukrainy i Zapadnoj Belorusii v 1939-1941 gg. » (La dépor- 4. A. Weiner, « Wild West, window to the West : The Soviet western frontier, 1939 to present », communication présentée au Centre d’études du monde russe, soviétique et post-soviétique de l’EHESS, Paris, 15 novembre 2002. 5. J. T. Gross, Revolution from abroad..., op. cit., p. 17-69 ; A. Gowacki, Sowieci wobec Polaków na ziemiach wschodnich II Rzeczypospolitej 1939-1941, |dê, WU|, 1998, p. 39-63. 6. D’après le recensement polonais de 1931 (enregistrement des nationalités selon la langue maternelle), les Polonais représentaient 43 % de la population totale des territoires annexés (Ukrainiens -- 24,2 %, Biélorusses -- 7,5 %, juifs -- 8,8 %) et étaient très inégalement répartis selon les régions. 7. 14552 officiers furent effectivement assassinés et 7305 détenus civils. Katyƒ, Dokumenty Ludobójstwa. Dokumenty i materiay archiwalne przekazane Polsce 14.10.1992, Varsovie, PAN, 1992 (édition bilingue russo-polonaise), p. 42-44 pour les bilans.

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8. Pour un aperçu de l’évolution de la législation en la matière, cf. V. S. Ševcov, Graždanstvo SSSR (La citoyenneté de l’URSS), Moscou, MR, 1980, p. 20-23. Ju. Fel ´štinskij, K istorii našej zakrytosti. Zakonodatel´nye osnovy sovetskoj immigracionnoj i emigracionnoj politiki (Histoire de notre fermeture. Les fondements juridiques de la politique soviétique d’immigration et d’émigration), Moscou, Terra, 1991. 9. Ces différentes catégories d’étrangers furent définies dès 1918, y compris celle de « réfugié », la RSFSR ayant été le premier État à reconnaître l’existence juridique des réfugiés politiques. Mais le contenu donné à ce statut subit plusieurs modifications, puisqu’à l’origine il désignait tout individu persécuté pour des raisons politiques et/ou religieuses, alors qu’à la veille des années 1930 il ne visait plus que les combattants actifs pour la liberté. Voir Ju. Fel´štinskij, op. cit. 10. Article 3 de la loi du 19 août 1938, Sbornik dejstvujuščih dogovorov, soglašenij i konvencij zaključennyh SSSR s innostrannymi gosudarstvami (Recueil des traités, accords et conventions en vigueur conclus par l’URSS avec les États étrangers), Moscou, MID, 1955, vol. 10, p. 223-224. 11. La RSFSR avait été, en effet, pionnière dans l’application du principe de déchéance de citoyenneté qu’elle promulga dès 1921 à l’égard des ressortissants russes à l’étranger n’ayant pas fait acte d’obédience au gouvernement de la Russie soviétique. En dénationalisant plusieurs centaines de milliers de citoyens, la RSFSR conduisit les États européens à élaborer, sous l’égide de la Société des Nations, le statut d’apatride. Sur le rôle décisif des réfugiés russes dans l’élaboration de ce premier statut, voir C. Klein- Gousseff, « Immigrés russes en France, 1900-1950. Contribution à l’histoire politique et sociale des réfugiés », thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1996, p. 387-420. 12. A. Gowacki, Sowieci..., op. cit., p. 77-78. 13. GARF, f. 7523, op. 10, d. 67, l. 1-2. 14. L’accord germano-soviétique du 16 novembre 1939 définit le principe d’un échange de populations entre les deux zones d’occupation, l’URSS s’engageant à assurer, sur la base du volontariat, le transfert des populations germaniques d’Ukraine et de Biélorussie, et l’Allemagne, les populations ukrainiennes, biélorusses, russes et ruthènes résidant en Pologne. GARF, f. 7523, op. 10, d. 67, l. 5-23. Il existe une version française de ce texte, présentée, avec les accords de Lausanne sur les transferts gréco- turcs, comme étant un modèle en la matière ; voir Les transferts internationaux de population, Paris, 1946. L’accord soviéto-lituanien du 10 octobre 1939 avait été passé lors de la brève intervention soviétique d’octobre 1939 au cours de laquelle la région de la Wilenszczyzna avait été remise aux Lituaniens. 15. En effet, de nombreux réfugiés de la guerre civile, puis de la famine de 1922, s’étaient installés dans les territoires limitrophes de l’URSS. Lors de la promulgation du décret sur la déchéance de citoyenneté des Russes se trouvant à l’étranger, le gouvernement polonais estimait à 250 000 le nombre de réfugiés se trouvant sur son territoire. Voir C. Klein-Gousseff, « Immigrés russes... », op. cit., p. 155-156 16. GARF, f. 7523, op. 10, d. 67, l. 24. 17. S. G. Filippov, « Dejatel´nost´ organov VKP(b) v zapadnyh oblastjah Ukrainy i Belorussii v 1939-1941 » (L’activité des organes du VKP(b) dans les régions occidentales d’Ukraine et de Biélorussie en 1939-1941), in A.E. Gur´janov, ed., Repressii protiv Poljakov..., op. cit., p. 56-57. L’auteur signale la très grande pauvreté des archives locales relatives à la campagne de passeportisation.

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18. Ibid. 19. A. Gowacki, Sowieci...., op. cit., p. 80. 20. J. T. Gross, Revolution..., op. cit., p. 188-189. 21. Cette estimation, présentée dans l’étude pionnière de K. Kersten, d’après les travaux de A. Kulischer, est depuis systématiquement reprise. K. Kersten, Repatriacja ludnoÊci polskiej po II Wojnie žwiatowej, Varsovie, Ossolineum (PAN), 1974, p. 31. 22. Ibid. ; A. Gowacki, Sowieci... op. cit., p. 80-81. 23. Voir notamment K. R. Jolluck, Exile and identity. Polish women in the Soviet Union during World War II, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 2002, p. 204-205. 24. J. T. Gross, Revolution..., op. cit., p. 190. 25. S. G. Filippov, « Dejatel´nost´... », art. cit., p. 57; A. Gowacki, Sowieci..., op. cit., p. 82-83. 26. J. T. Gross, Revolution..., op. cit., p. 190-192. 27. O. A. Gorlanov, A. V. Roginskij, « Ob arestah v zapadnyh oblastjah Ukrainy i Belorussii v 1939-1941 » (Les arrestations dans les régions occidentales d’Ukraine et de Biélorussie en 1939-1941), A.E. Gur´janov, éd., Repressii protiv Poljakov..., op. cit., p. 88. 28. C’est sur la base de cette collection de récits effectués auprès de ceux des Polonais qui furent évacués en 1942 avec l’armée Anders que Jan Gross a reconstitué dans les années 1980 l’histoire des déportations. Voir J. Gross, Révolution..., op. cit. 29. Cette estimation est issue de la recherche de A. E. Gur´janov, « Pol´skie specpereselency v SSSR v 1940-1941 gg. » (Les sepcpereselency polonais en URSS en 1940-1941) et « Masštaby deportacii naselenija v glub´ SSSR v mae-ijune 1941 » (L’ampleur de la déportation de la population à l’intérieur de l’URSS en mai-juin 1941), in A.E. Gur´janov, ed., Repressii..., op. cit., p. 114-175. Dans l’exposé qui suit, nous nous référons à cette étude. Bien que les résultats présentés par A.E. Gur´janov soient accrédités par la plupart des spécialistes, certains historiens persistent néanmoins dans de très hautes estimations. Voir M. Tuzsynski, « Soviet war crimes against during the Second World War and its aftermath : a review of the factual record and outstanding questions », Polish Review, 2, 1999, p. 183-216. 30. Dans le cadre de l’accord germano-soviétique sur les transferts de population, environ 66000 personnes des territoires annexés en 1939 purent partir ou repartir vers la Pologne. M. Wieliczko, « Migracje przez “lini´ demarkacyjnà” w latach 1939-1940 », in M. Marszaka, ed., Poo§enie ludnoÊci polskiej na terytorium ZSRR i wschodnich ziemiach II Rzeczypospolitej w czasie II Wojny Êwiatowej, Toru, 1990, p.137. 31. Vyšinskij indiqua à l’ambassadeur de Pologne, S. Kot, la présence de 387932 anciens citoyens polonais présents en URSS (K. Kersten, Repatriacja..., op. cit., p. 34) ; le premier bilan général de Berija mentionnait 389 382 personnes (GARF, f. 9401, op. 2, d. 64, l. 384-3). 32. GARF, f.7523, op.10a, d.69a, l.2. 33. Soit les zones frontalières et interdites, les zones de front, les villes soumises à régime spécial de 1re et 2e catégories. 34. A. Gowacki, « Dla kogo “Amnestia” 1941 roku ? », My Sybiracy, 6, 1995, p. 11. 35. Ibid., p. 13. La directive excluait également les citoyens soviétiques qui avaient trahi la patrie, s’étaient enfuis en Pologne où ils avaient reçu une nouvelle citoyenneté. Il est

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difficile d’interpréter cette dernière mention, à moins d’envisager des cas de personnes déférées par les autorités allemandes aux Soviétiques. 36. Ibid., p. 16. 37. N.F. Bugaj, L. Berija -- I. Stalinu : « Soglasno Vašemu ukazaniju... » (L. Berija à J. Stalin : « Conformément à votre ordre... »), Moscou, AIRO-XX, 1995, p.8-11. Les répressions engagées dans les régions frontalières de l’URSS au cours des années 1930 touchèrent environ 300000 citoyens soviétiques de nationalité ethnique polonaise, dont 140000 durant la Grande Terreur. Voir S. Ciesielski, W. Materski, A. Paczkowski, Represje..., op. cit. , p. 3-5. 38. A. Wat, Mon siècle. Confession d’un intellectuel européen, Paris, L’žge d’homme, 1989, p. 653. 39. E.Raczyski, B.Biegaski, eds, Documents on Polish-Soviet relations 1939-1945, t.I, 1939-1943, Londres -- Melbourne -- Toronto, Heinemann, 1961, p.230 (cité infra : Documents...). 40. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 4. 41. Documents..., op.cit., p. 323, 343. 42. J. T. Gross, I Grudzinska, eds, War through children’s eyes. The Soviet occupation of Poland and the deportations, 1939-1941, Stanford, HIP, 1981, p.84, 89, 107, 111, 130, 158, 230, 236. De nombreux récits d’enfants ne vont pas cependant jusqu’à l’amnistie et décrivent essentiellement l’histoire de leur déportation. 43. Ibid, p. 220. 44. K. R. Jolluck, Exile and identity..., op. cit., p. 199-212. 45. R. Manley, « L’URSS en guerre : la question de l’évacuation de la population civile », Communisme, 70-71, 2002, p.159-179. 46. S. Ciesielski, Polacy w Kazachstanie w latach 1940-1946, Wrocaw, 1997, p.65 sq. ; J.T. Gross, I.Grudziƒska-Gross, W czterdziestym nas matko na Sybir zesali. Polska a Rosja 1939-1942, Varsovie, 1990, p. 267 ; P. Åaron, « Deportacija pol´skogo naselenija v Sibir´ (1940-1941) i repatriacija na rodinu (1945-1949) » (La déportation de la population polonaise en Sibérie (1940-1941) et son rapatriement dans la patrie (1945-1949)), in A. Kučinskij, P. Romanov, Sibir´ v istorii i kul´ture pol´skogo naroda (La Sibérie dans l’histoire et dans la culture du peuple polonais), Moscou, Ladomir, 2002, p.382-384. 47. K. Sword, Deportation and exile. Poles in the Soviet Union, 1939-1948, Londres, Macmillan Press, 1994, p.52-53. Le bureau reçut des réponses concernant 3229 cas, mais on ne sait pas quels furent les résultats définitifs de ces démarches. 48. GARF, f. 9401, op. 2, d. 64, l. 384. 49. S. Ciesielski, Polacy..., op. cit, p.64 (fac-similé du formulaire d’attestation). 50. Documents..., op. cit., p. 200. 51. Documents..., op. cit., p. 227; GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 2. 52. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 1. L’auteur se référait à l’article 4 de cette loi relatif à l’examen des demandes de sortie de citoyenneté par le Présidium du Soviet suprême de l’URSS, ce qui supposait que tous les dossiers des bénéficiaires fissent l’objet d’une procédure de contrôle supplémentaire au niveau central et non plus seulement à l’échelle des organes du NKVD.

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53. Dans la note de mai 1942 qu’il adressa au vice-commissaire Merkulov, Vyšinskij recommandait de supprimer le renvoi au 17 septembre 1939 et de considérer comme Soviétiques tous les Polonais ayant pris la citoyenneté de l’une des républiques baltes. 54. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 3. 55. P. |ossowski, Litwa a sprawy polskie 1939-1940, Varsovie, Nowa, 1985, p. 112-116. L. Tomaszewski, Kronika Wileska 1939-1941, Varsovie, Pomost, 1990, p.34-36. 56. K. Sword, Deportation..., op. cit., p.71. Cette première évacuation comprenait près de 11 000 civils. 57. Documents..., op. cit., p.322-323. 58. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 4. 59. Ibid. 60. Localisation jusqu’en novembre 1939, date éventuelle d’arrivée sur le territoire soviétique, date et lieu de délivrance du certificat d’amnistie, lieu de résidence lors du dépôt de la demande d’enregistrement. 61. J. Cadiot, « La constitution des catégories nationales dans l’Empire de Russie et en Union des républiques socialistes soviétiques (1897-1939) : statisticiens, ethnographes et administrateurs face à la diversité du “national” », thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2001. 62. « Paszportyzacja », Karta, 10, 1993, p. 130. 63. K. Sword, Deportation..., op. cit., p.56. La commission initiale de recrutement polono-soviétique qui allait par la suite servir de référence à toute les nouvelles commissions locales d’enregistrement pour les évacuations comprenait un représentant militaire polonais, un représentant militaire soviétique et un responsable du NKVD. S’agissant des modalités de contrôle, A. Wat rappelle par exemple qu’il lui fut proposé de partir avec l’armée, bien que juif, en échange d’une bouteille de vodka. A. Wat, Mon siècle..., op. cit., p.649. 64. K. Sword, Deportation..., op. cit., p. 59. 65. Ibid, p. 78-79. Les civils pouvaient prétendre au départ s’ils étaient membres des familles de militaires, fait qui devait être attesté par les autorités militaires polonaises. L’été 1942 marqua à l’évidence une nouvelle étape dans la détérioration des relations polono-soviétiques, qui s’est traduite en juillet par plusieurs arrestations de représentants de l’ambassade, lesquelles coïncidaient, précisément, avec le temps fort de l’activité d’enregistrement pour désigner les partants ; voir, à ce propos, Documents..., op. cit., p. 401 sq. 66. J. Gross, I. Grudziska-Gross, W czterdziestym, op. cit., p. 230-234. 67. Constat qui est rappelé dans la majeure partie des travaux reposant sur les sources polonaises. Voir notamment C. Jolluck, Exile and identity..., op. cit ; K. Sword, Deportation and exile..., op. cit. 68. Outre l’étude spécifique de K. Sword qui aborda la question des relations inter- ethniques dans le cadre de l’aide humanitaire (« The welfare of Polish Jewish refugees in the USRR, 1941-1943. Relief supplies and their distribution », in N. Davies, A. Polonsky, eds, Jews in Eastern Poland and the USRR, 1939-1946, Londres, 1991, p. 145-160), de nombreux témoignages et éléments d’analyse sur les relations inter- ethniques parmi les déportés ont été recueillis, fournissant des éclairages très divers, qui mettent tous en évidence l’intériorisation forte de l’appartenance ethnique au sein

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des groupes de déportés, mais ne permettent pas encore d’apprécier l’importance des clivages existants. Voir à ce propos K.R. Jolluck, Exile and identity..., op. cit. ; S. Ciesielski, Polacy..., op. cit. ; A.E. Gur´janov, « Pol´skie specpereselency...», art. cit. ; J. Siedlecki (T. Piesakowski), Losy Polaków w ZSRR w latach 1939-1986, Varsovie, 1989, J.T. Gross, I.Gross-Grudziska, W czterdziestym, op. cit. 69. Documents..., op. cit., p. 476. 70. Ibid., p. 473. 71. Ibid., p.494-495. En fait, comme nous l’avons vu, ce décret était loin d’être précis quant aux individus concernés par la citoyenneté soviétique. 72. D’ailleurs de façon significative, Molotov qui avait promis de fournir copie du texte à Romer ne la lui fit jamais parvenir. Documents..., op. cit., p. 512. 73. Ibid., p. 504-510. 74. Ibid., p. 495. 75. Ibid., p. 489 sq. 76. Politbjuro CK RKP(b)-VKP(b) 1919-1952, katalog, t.3, 1919-1952, Moscou, Rosspen, 2001, p.285, d.1046, n° 155 « O sovetskom graždanstve nekotoryh kategorij B[yvših]. Pol ´skih graždan » (Sur la citoyenneté soviétique de certaines catégories d’ex-citoyens polonais), (papiers spéciaux). Le catalogue concernant les décisions du Sovnarkom de l’année 1943 ne contient, lui, aucune indication de décret sur la passeportisation. 77. « Paszportyzacja », art. cit., p. 118-119. Cet article présente des extraits du rapport effectué par le premier secrétaire d’ambassade, Stefan Gacki, sur la base de 153 documents et récits de passeportisés. Voir également Documents..., op. cit., p.504-507; 514-516. 78. « Paszportyzacja », art. cit., p. 121-124. 79. A. Wat, Mon siècle..., op. cit. Sur les résitances manifestées parmi la minorité juive, voir K.R. Jolluck, Exile and identity..., op. cit., p. 205 sq. ; « Paszportizacja », art. cit., p. 125. 80. La peine encourue dans ce cas était une détention en prison pour une période de deux ans, en théorie du moins. 81. GARF, f. 9401, op. 2, d. 64, l. 384-3. Parmi ces 1500 personnes, la majorité (969) était détenue sur la ligne du NKGB. 82. GARF, f. 9401, op.2, d.64, l.384-3. Cette révision donna lieu à une mention spéciale sur les passeports soviétiques alors qu’on laissa le passeport polonais aux 4000 personnes immédiatement reconnues comme citoyens polonais. 83. « Paszportizacja », art. cit., p.125. 84. K. Kersten, Repatriacja..., op. cit., p.43. 85. GARF, f. 9401, op.2, d.64, l.384-3. 86. Sur l’histoire de cette organisation, voir Z. Kumos, Zwiàzek Patriotw polskich, Varsovie, 1983; A. Gowacki, « Powstanie, organizacja i dziaalnoÊç Wydziau Opieki Spoecznej Zarzàdu Gwnego Patriotw polskich w ZSRR (1943-1946) », Acta Universitatis Lodziensis, |dê, 1981, p.109-127 ; P. Ìaron, LudnoÊç polska w Zwiàzku Radzieckim w czasie II wojny Êwiatowej, Varsovie, PWN, 1990. A. Gowacki, Ocaliç i repatriowaç. Opieka nad ludnoÊcià polskà w g´bi terytorium ZSRR, |dê, WU|, 1994. Ces travaux éclairent de façon très inégale

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87. A. Gowacki, « Powstanie... », art. cit. 88. P. Ìaron, LudnoÊç polska..., op. cit., p. 285. 89. GARF, f. 5446, op. 46a, d. 261, l. 2-3. 90. GARF, f. 9401, op. 2, d. 64, l. 384ob. Sur les 23250 individus sélectionnés, seul le placement de 9000 était alors concrètement envisagé dans les régions de Voronej, Rostov, Stavropol, etc. Les autres furent par la suite évacués vers l’Ukraine centrale et l’Ukraine du Sud. 91. GARF, f. 5446, op. 46a, d. 261, l. 21-22 ; d. 232, l. 7 ; d. 205, l. 2 ; Archivum Akt Novyh (cité infra AAA), Zwiàzek patriotw polskich (infra ZPP), sygn. 216/24, k. 38. 92. GARF, f. 5446, op. 46a, d. 205, l. 1-5. 93. Ibid., d. 261, l. 18-25. 94. Ibid., l. 25 et sq.; f. 5446, op. 47a, d. 254, 1-6. 95. Ibid. 96. GARF, f. 7523, op. 10, d. 69a, l. 3-4. 97. La Commission « pour l’examen des questions d’entrée, de réception et d’exclusion de la citoyenneté soviétique » avait fait l’objet d’une réorganisation par décision du 23 novembre 1943. Elle était désormais dirigée par A.F. Gorkin (secrétaire du Sovnarkom), et comprenait S. Kruglov (NKVD, vice-commissaire), N. Pugovkin (Narkomjust, vice- commissaire), A.P. Pavlov (NKID, membre du collège), Beljaev (NKID, chef du département consulaire), GARF, f. 7523, op. 10, d. 67, l.35. 98. GARF, f. 7523, op. 10, d. 69a, l. 3-4. 99. Entrèrent dans la commission H. Wolpe, A. Juszkiewicz et I. Kuczynska. AAA, ZPP, présentation historique. 100. GARF, f. 7523, op. 10, d. 69a, l. 5. Mais contrairement aux notes de mars et mai 1942 qui concernaient tous les individus de nationalité polonaise, anciens citoyens des républiques baltes, l’ukaz de 1944 ne se référait qu’aux Polonais de Lituanie qui étaient, de fait, les seuls sauf exception à être effectivement concernés par la question. 101. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 8-44, accord du 9 septembre entre le PKWN et la république d’Ukraine, accord du 9 septembre entre le PKWN et la république de Biélorussie, accord du 22 septembre entre le PKWN et la république de Lituanie. 102. Le 11 décembre 1944, seules 4200 personnes avaient été effectivement évacuées d’Ukraine et les rapports périodiques présentés au CC du PC ukrainien dans cette période insistaient tous sur la réception très défavorable de la perspective des transferts, conçus théoriquement sur la base du volontariat. Central´nyj gosudarstvennyj arhiv obščestvennyh ob´´edinenij Ukrainy (infra CGAOOU, Kiev), f. 1, op. 23, d. 790, l.216 (pour le bilan). 103. Sur l’histoire de ces transferts, voir notamment, K. Kersten, Repatriacja... op. cit. ; J. Czerniakiewicz, Repatriacja ludnoÊci polskiej z ZSRR w latach 1944-1948, Varsovie, 1987; S. Ciesielski, Przesiedlenie ludnoÊci polskiej z kresw wschodnich do Polski 1944-1947, Varsovie, Neriton Pan, 1999. 104. A. Gowacki, Ocaliç..., op. cit., p.55. Le fonds de l’UPP ne contient aucun dossier sur ce comité et la présentation de l’inventaire ne fait que mentionner son existence sans apporter aucun élément substantiel d’information.

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105. Selon les bilans généraux des évacuations frontalières, 4837 juifs partirent de Biélorussie parmi les 231152 Polonais évacués ; 2284 juifs partirent de Lituanie sur un total de 171158 évacués ; 810415 personnes furent évacuées d’Ukraine, mais les autorités républicaines ne produisirent aucune statistique concernant le nombre de juifs que ce chiffre comprenait, GARF, f. 9415, op. 3c, d. 1415, l. 92-93. 106. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 6. Les formulaires d’enregistrement ne comprenaient pas de rubrique sur la citoyenneté. 107. GARF, f. 5446, op. 47a, d. 254, l. 33-35 ; CGAOOU, f. 1, op. 23, d. 1466, l. 1-6. Ce dernier rapport de décembre 1944 précisait par « comportement antisoviétique » que ces Polonais reconnaissaient tous l’autorité du gouvernement de Londres. 108. Le rôle des dirigeants ukrainiens dans la décision d’évacuer l’ensemble des populations déportées est une hypothèse qui entraînerait de trop longs développements mais qui mérite néanmoins de figurer, sachant que la politique conduite à l’égard des minorités polonaise et juive a été très différente selon les autorités républicaines concernées, celles d’Ukraine ayant eu l’attitude la plus radicale. S. Ciesielski, Przesiedlenie..., op. cit. 109. AAA, ZPP, sygn. 112, k. 33-35. 110. Dans cette période, la grande difficulté des autorités ukrainiennes était la présence, en nombre infime, de membres des délégations polonaises locales chargées d’enregistrer les candidats au départ et qui s’avéraient politiquement peu fiables. CGAOOU, f.1, op.23, d.1465, l.18-20 ; d.1466, l.7-16. AAA, ZPP, sygn.141, k.41-46. 111. AAA, ZPP, sygn.141, k. 14-15. 112. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 59-64. 113. GARF, f. 5446, op. 47, d. 63, l. 4-7 ; f. 5446, op. 47a, d. 374, l. 10-12. Le fonctionnement de cette commission bilatérale était en réalité très inégalitaire car elle accordait aux Soviétiques un droit de regard sur le fonctionnement de la délégation polonaise qu’elle ne reconnaissait pas à l’autre partie. Figuraient, dans la délégation soviétique de la commission bilatérale, Kosygin (vice-président du Sovnarkom), Alexandrov (président de la délégation soviétique de la commission), Galkin (responsable de l’administration centrale de la milice du NKVD), Dobrovolskij (représentant du Narkomfin), (représentant du Narkomtorg), Miterev (chargé des questions sanitaires), Arutjunov (chargé de la logistique des transports), Ljubimov (chargé de l’approvisionnement des évacués). 114. GARF, f. 7523, op. 10, d. 69a, l. 8-9. 115. CGAOOU, f. 1, op. 23/1, d. 790, 792, 793, 1464, 1466, 1467. Rappelons qu’en Ukraine d’où partirent la majorité des évacués frontaliers, les transferts concernèrent d’abord la population rurale, enregistrée sur des listes établies par des délégués ad hoc, et ce principe d’enregistrement dès lors prévaudra. Les nombreux documents relatifs à l’application de la procédure ne mentionnent jamais, sauf cas exceptionnel, de problèmes relatifs à l’identification des personnes. En revanche, l’enregistrement des biens des évacués fait l’objet de nombreuses correspondances. Ces remarques ne valent cependant que pour l’Ukraine, les autorités des autres républiques, en particulier de Lituanie, ayant mené des politiques très différenciées dans la question des transferts. 116. GARF, f. 5446, op. 47a, d. 374, l. 5-10. 117. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 65-66.

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118. Ibid., l.69. Sur 7180 demandes adressées à l’OVIR, 1141 avaient dû être renvoyées pour compléments. Les administrations des milices d’Ouzbekistan, du Daghestan, d’Ukraine, d’Azerbaidjan, étaient explicitement mises en cause. 119. C’est-à-dire les civils mentionnés dans la loi de juin 1944. 120. La consultation des archives de l’OVIR fournirait un éclairage complémentaire important sur la nature de cette impasse, sans doute également redevable au fonctionnement de cette administration. 121. GARF, f. 7523, op. 16, d. 57, l. 1-2 ; f. 9401, op. 2, d. 168, l.391. Ces commissions devaient comprendre le vice-président de l’Ispolkom (dans le cas où les commissions pouvaient être créées au niveau régional) ou du SNK de la République fédérée, l’adjoint au chef de l’administration du NKVD, l’adjoint au chef de l’administration du NKGB, l’adjoint au procureur, de la région, du kraj ou de la république selon les cas. 122. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 70-74. 123. Ibid., l. 73. 124. Ibid., l. 77. 125. À la date du 29 octobre, seuls 12934 dossiers avaient été présentés pour examen, le 20 décembre on en comptait 56052. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 69. 126. AAA, ZPP, sygn. 8, k. 28. 127. A. Gowacki, Ocaliç..., op. cit., p. 59. 128. Les archives des représentations locales de l’UPP sont très disparates et inexistantes dans certains cas, ne permettant pas de ce fait de se faire une idée exacte des différentes situations locales. C’est en Ukraine orientale que des entraves ont été mises à l’activité de l’Union. Voir à ce propos AAA, ZPP, sygn. 19. 129. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 80. 130. Voir à ce propos, C. Klein-Gousseff, ed., Retours d’URSS. Les prisonniers de guerre français et les internés dans les archives soviétiques, 1941-1950, Paris, CNRS-Éditions, 2000. 131. D’après un rapport statistique du NKVD de février 1947, le nombre d’anciens citoyens polonais présents en URSS fut estimé en janvier 1946 à 220000 et, de fait, c’est ce chiffre qui sera effectivement retenu et non les 240000 avancés d’après le nombre de formulaires édités. GARF, f.9401, op. 2, d. 168, l.399. 132. GARF, f. 9415, op. 3, d. 1400, l. 84. 133. Ibid., l. 87. 134. Ibid., l. 88. 135. Ibid., l. 92. 136. Ibid., l. 118. 137. Ibid., l. 125.

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RÉSUMÉS

Résumé Cet article a trait à la conception soviétique de la citoyenneté et à la façon dont elle a été appliquée à l’égard des anciens citoyens polonais déportés des territoires annexés par l’URSS en 1939-1940. Il retrace les différentes opérations d’enregistrement -- passeportisations, dépasseportisation -- auxquelles ce groupe a été soumis dans un contexte politique bilatéral qui a connu plusieurs bouleversements et rend compte du caractère essentiellement instrumental de la citoyenneté, fondée d’abord sur la territorialisation des individus, puis sur leur appartenance ethnique, et enfin sur leur ancienne appartenance étatique. Dans chacun de ces cas, il tente de reconstituer à la fois les pratiques d’assignation identitaire, caractérisées par l’exigence de preuves documentaires, mais confrontées de fait aux « sans-papiers », et leurs objectifs dont la cohérence ne se manifeste qu’à l’issue du vaste périple vécu par les anciens déportés, lors de leur évacuation vers la Pologne en 1946, posant ainsi la question du rôle de l’administration de l’identité dans l’élaboration de la décision politique et l’organisation des transferts massifs de population.

Abstract “Kto nash, kto ne nash.” The citizenship of conquered populations in theory and practice. The case of Poles in Russia, 1939-1946. This article deals with the Soviet conception of citizenship and the way in which it was applied to former Polish citizens deported from the territories annexed by the USSR in 1939-1940. It relates the various registration operations -- passportizations, depassportization -- to which this group was submitted in a bilateral political context that went through many upheavals. It also explains the purely instrumental character of citizenship, which was first based on territorialization, then on ethnic, and ultimately national, ties. In each of these cases, it tries to reconstruct identity assignation practices characterized by documentary evidence requirements addressed in reality to an undocumented public. It also tries to redefine these pratices’s objectives whose coherence only became evident at the end of the deportees’ long voyage, when they were evacuated to Poland in 1946. The article thus poses the question of identity assignation in political decision- making and in the organization of mass population transfers.

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