LA TAPISSERIE DE FIONAVAR DE : LA CONSTRUCTION D’UN UNIVERS FICTIONNEL D’INSPIRATION MYTHOLOGIQUE ET LÉGENDAIRE

Mémoire

AMÉLIE FRÉCHETTE

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Amélie Fréchette, 2013

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RÉSUMÉ

Ce mémoire propose d’analyser, sous la perspective de la lecture, de quelles façons Guy Gavriel Kay intègre les mythologies celtique et nordique ainsi que la légende arthurienne à l’univers fictionnel de La Tapisserie de Fionavar. La première partie permet de montrer que l’auteur canadien introduit la fantasy arthurienne dans récit annoncé comme appartenant à la high fantasy. Le mémoire se penche ensuite sur son utilisation plus érudite et personnelle des sources mythologiques. Par la suite, l’analyse s’attache plus spécifiquement à la façon dont les mythes participent à la création du monde secondaire et des personnages et enfin à la manière dont la légende arthurienne est intégrée à la diégèse par le biais des notions d’intertextualité et de transfictionnalité.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ...... iii Table des matières ...... v Introduction ...... 1 La fantasy ...... 1 Guy Gavriel Kay ...... 4 La Tapisserie de Fionavar ...... 6 Bref résumé ...... 6 Deux enjeux ...... 8 Présentation de l’hypothèse de lecture et de la méthodologie ...... 9 Première partie : La Tapisserie de Fionavar et la high fantasy ...... 13 Chapitre I : La high fantasy : une ère de reprise ...... 15 La constitution de caractéristiques génériques canoniques : Tolkien, un intertexte implicite ...... 15 Entre romance et novel ...... 27 Chapitre II : La high fantasy rencontre la fantasy arthurienne ...... 32 La fantasy arthurienne ...... 32 Le mythique rencontre le légendaire ...... 38 La convergence de deux lectorats : pour un lecteur déstabilisé ...... 41 Deuxième partie : Les mythologies celtique et nordique ...... 45 Chapitre III : La création du Monde Secondaire ...... 47 Fionavar, premier des mondes ...... 47 La mythification du matériau thématique ...... 48 La reprise d'une quête ancienne et le retour à un passé légendaire ...... 52 Fionavar, Un monde homérique ...... 55 Les dieux et les déesses...... 58 Chapitre IV : Les cinq ...... 64 De l’individu vers l’archétype ...... 68 Paul/Pwyll ...... 68 Kimberly/la Prophétesse ...... 76 Kevin/Liadon ...... 82 Dave/Davor ...... 85 Troisième partie : La légende arthurienne ...... 89 Chapitre V : Le traitement transfictionnel de la légende ...... 91 Guenièvre est Jennifer ...... 93 Flidaïs est Taliésin ...... 96 Leyse est la demoiselle d'Escalot ...... 100 Chapitre VI : Une histoire déjà connue ...... 103 La conscience des personnages ...... 108 La malédiction : un inévitable dénouement fatal ? ...... 112 L'eucatastrophe : la délivrance et la fin du cycle...... 114 Une manière contemporaine d’aborder une légende ancienne ...... 119 Conclusion ...... 121 Bibliographie sélective ...... 128

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Je voudrais remercier Richard Saint-Gelais d’avoir été, d’abord, un professeur passionné et, ensuite, un excellent directeur de maîtrise. Son appui et ses judicieux conseils auront été précieux tout au long de ce projet. J’aimerais également dire merci à ma famille et à mes amis, qui m’ont encouragée et soutenue. Enfin, je désire adresser ma gratitude à mon amoureux pour sa patience, son réconfort et son amour.

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INTRODUCTION

LA FANTASY

" Fantasy ", " merveilleux " et " fantastique " sont trois termes qui se confondent parfois ; étant ici employés pour désigner le même genre, étant là au contraire distingués. Dans le cadre de ce mémoire, il faudra pourtant prendre position ; choisir l'un au détriment des autres. S'il est aisé de différencier le fantastique, il est toutefois plus délicat de dessiner la frontière entre le merveilleux et la fantasy. Il est donc de mise de donner la définition de chacun des termes afin d'éviter tout flou générique par la suite.

Le fantastique, s'il s'éloigne du roman « réaliste » par son approche plus irrationnelle de la réalité, ne convoque toutefois pas les éléments surnaturels de la même façon que la fantasy ou le merveilleux. Dans ce genre, en effet, l'irruption d'invraisemblances, comme la présence d'un fantôme, est perçue comme une étrangeté en laquelle on refuse de croire, comme une rupture de l'ordre établi : « Le fantastique est le registre qui correspond aux émotions de peur et d'angoisse. Il est caractérisé par le renversement des perceptions rationnelles du réel, l'immixtion du doute dans les représentations établies et la proximité d'un supra- ou antinaturel1. » Ici, le doute est donc omniprésent ; le surnaturel est incompris et le lecteur tente de l'expliquer par les perceptions et les paroles d'un narrateur en qui on ne peut se fier. Si « le fantastique repose sur la possibilité d'hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle - et non sur une acceptation conventionnelle de l'étrange2 », le merveilleux et la fantasy, eux, impliquent au contraire une acceptation de ce qui transgresse les lois qui régissent le monde réel. Les sorcières, les fantômes, les lutins et les autres créatures, s'ils sont impossibles dans l'univers du lecteur, sont par contre vraisemblables dans l'univers fictionnel dans lequel ils sont convoqués. Le lecteur joue donc le jeu qu'on lui propose : celui d'entrer dans un monde autre, de franchir la frontière du réel pour entrer, le temps d'un récit, dans le merveilleux.

1 Jean-Pierre Bertrand, « Fantastique », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, Puf (Quadrige), 2006, p. 226. 2 Idem., p. 227.

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Mais justement, le merveilleux, qu'entend-on par là ? Jacques Goimard affirme qu'« [i]l y a du merveilleux dans un récit quand un personnage (ou un objet) y détient un pouvoir extraordinaire3. » Mais il s'agit là d'une définition peut-être un peu trop restrictive. Pour une définition plus complète, j'ajouterais, comme Todorov, qu'entrerait dans le merveilleux tout roman qui « suppose l'acceptation de nouvelles lois empiriques4 » et où, comme Umberto Eco le suggère, la « vraisemblance n'y est qu'une question d'encyclopédie5 » ; c'est-à-dire qu'est vraisemblable ce qui respecte les nouvelles lois empiriques du monde fictif. Si, par exemple, j'accepte que la magie existe dans la fiction dite « merveilleuse », et donc si j'adapte mon encyclopédie à la fiction qui m'est présentée, la présence d'un magicien qui emploie un sortilège est vraisemblable, parce que conforme à la loi empirique qui veut que la magie existe dans ce monde. Ainsi, le merveilleux est davantage un « effet esthétique » lié à la modification de l'encyclopédie du lecteur, alors que le conte, la fable, l'épopée, la science-fiction, la fantasy, etc., sont, eux, des genres historiquement avérés qui produisent cet effet. Donc, si les deux termes sont si difficiles à différencier, c'est que la fantasy est intimement liée au merveilleux, elle en est même indissociable ; c'est-à-dire que si le merveilleux n'est pas nécessairement de la fantasy, la fantasy est nécessairement du merveilleux.

La fantasy est donc un genre à part entière, à associer au merveilleux, certes, mais à circonscrire dans une définition plus restreinte. Avant d'aller plus avant dans la définition, il convient d'expliquer, à l'instar d'Anne Besson, pourquoi le choix s'est porté sur un terme générique anglais : « Même si pour nous, francophones, le terme possède une fâcheuse tendance à la confusion avec le " fantastique " [...], il ne peut être remplacé par nul autre : d'abord et tout simplement parce que " fantasy " est le nom que porte un genre ainsi identifiable par son public, ensuite et en outre parce que nous ne disposons pas d'une traduction satisfaisante6. » En effet, traduire par « fantastique » est impossible puisque ce terme désigne déjà un autre genre ; traduire par « fantaisie » implique une confusion avec une littérature d'« invention libre et souriante 7 » qui n'a rien à voir avec la fantasy et,

3 Jacques Goimard, Critique du merveilleux et de la fantasy, Paris, Pocket (Agora), 2003, p. 42. 4 Jean-Jacques Vincensini, « Merveilleux », dans Le dictionnaire du littéraire, p. 387. 5 Idem. 6 Anne Besson, La fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 13. 7 Ibid., p. 16.

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finalement, le terme merveilleux, comme on vient de le voir, n'est pas non plus envisageable parce que trop général8. Nous nous retrouvons donc devant l'impossibilité de traduire adéquatement le terme, ce qui nous contraint à le garder dans sa forme anglophone.

Maintenant que ce détail linguistique est réglé, il convient de donner une définition plus précise de la fantasy, et celle qu'en donne André-François Ruaud semble ici convenir par sa concision : « Nous estimons donc que relève de la fantasy une littérature qui se trouve dotée d'une dimension mythique et qui incorpore dans son récit un élément d'irrationnel au traitement non purement horrifique, notamment incarné par l'irruption ou l'utilisation de la magie9. » En ce qui concerne la magie, Tolkien affirmait dans son essai Du conte de fées que lorsqu'elle est présente dans les histoires, « il faut la prendre au sérieux, ni la railler, ni l'expliquer10. » Sa présence ne demande pas à être expliquée, parce qu'elle est présentée comme naturelle ; tout comme l'air, la terre, le feu et l'eau, la magie fait partie des « éléments » qui composent l'univers fictif. Ce genre joue également, selon David Pringle, un critique anglais, sur les émotions : « Mais les émotions qui l'occupent sont plus complexes, et globalement plus " positives " que celles de l'horreur. Le désir, l'émerveillement, l'aspiration à la différence, et la nostalgie ont leur place ici, tout comme le rire11. » Le récit de fantasy se déroule dans ce qu'on pourrait appeler, à l'instar de Tolkien et de spécialistes du genre, un Monde Secondaire, qui est un monde, différent du nôtre, créé par l’auteur. Ce dernier peut être ou ne pas être mis en relation avec le Monde Primaire, qui est celui du lecteur.

Il est possible de résumer les principaux critères de la fantasy, selon André-François Ruaud, par la présence des « canons » suivants12 : l'irrationnel (non horrifique), l'enchantement du réel, le mythe, la magie et l'univers matériel secondaire (un terme selon lui moins restrictif

8 Certains chercheurs choisissent malgré tout consciemment d'utiliser les deux termes (fantasy et merveilleux) de façon équivalente. C'est le cas d’André-François Ruaud. 9 André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Lyon, Les Moutons Électriques, 2004, p.13. 10 J.R.R. Tolkien, « Du conte de fées », dans Christopher Tolkien [dir.], Les monstres et les critiques et autres essais, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 145. Je reviendrai sur l'apport de Tolkien à la constitution de la fantasy dans le chapitre I. 11 Citation qui provient de l’introduction de David Pringle, The Ultimate Encyclopedia of Fantasy, Carlton Books, 1998. N’ayant pas eu accès au document original, j’ai puisé cette citation dans André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, op. cit., p. 12. 12 Dans son Panorama, ibid., p.17, André-François Ruaud dresse cette liste de canons.

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que Monde Secondaire, puisqu'il permet d'intégrer la Faërie, « un monde contigu au nôtre, d'où proviennent entre autres les êtres des légendes celtes13 »).

Ce genre se ramifie ensuite en plusieurs sous-genres, dont la high fantasy, la fantasy historique, la fantasy arthurienne, l'heroic fantasy, la fantasy urbaine, etc. Il n'est pas nécessaire, dans le cadre de ce mémoire, de définir chacun de ces sous-genres, puisqu'il ne sera question que de la high fantasy et de la fantasy arthurienne, qui seront définis dans la première partie.

GUY GAVRIEL KAY

Le genre de la fantasy, qui est un genre « populaire », est largement investi par les auteurs contemporains. Ces derniers profitent de sa large diffusion et de son succès commercial ; il en résulte des productions parfois (et même souvent) peu satisfaisantes, truffées de clichés et qui proposent des intrigues « remâchées ». Heureusement, une part du marché est malgré tout occupée par des auteurs qui prennent le genre au sérieux et qui proposent des romans particulièrement riches et originaux. Un auteur qui a su se démarquer est Guy Gavriel Kay, un écrivain anglophone canadien.

En 1974, alors qu'il est étudiant en philosophie à l'université de Toronto, il est appelé à seconder Christopher Tolkien, le fils du grand auteur de fantasy J.R.R. Tolkien, dans la rédaction du Silmarillion à partir de nombreux brouillons laissés par ce dernier. Après cette expérience dans l'univers de celui qu'on peut, à juste titre, qualifier de fondateur de la fantasy telle que nous la connaissons aujourd'hui, Guy Gavriel Kay entreprend en 1982 la rédaction d'une série télévisée appelée The Scales of Justice. À la même époque, il commence l'écriture de son premier roman (une trilogie) qui se veut une imitation du style tolkienien, La Tapisserie de Fionavar (The Fionavar Tapestry, 1984-86). La trilogie comprend L’Arbre de l’Été 14 (The Summer Tree, 1984), Le Feu vagabond 15 (The

13 Ibid., p. 15. 14 Guy Gavriel Kay, L’Arbre de l’Été. La Tapisserie de Fionavar (tome 1), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg, Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1984], 423 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention AÉ, suivie du numéro de la page. 15 Guy Gavriel Kay, Le Feu vagabond. La Tapisserie de Fionavar (tome 2), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg, Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1986], 357 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention FV, suivie du numéro de la page.

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Wandering Fire, 1986) et La Route obscure16 (The Darkest Road, 1986). Guy Gavriel Kay écrit par la suite les romans Tigane (Tigana, 1990), Une Chanson pour Arbonne (A Song for Arbonne, 1992), Les Lions d'Al-Rassan (The Lions of Al-Rassan, 1995), la série La Mosaïque de Sarance (The Sarantine Mosaic, 1998-2000), Le Dernier Rayon du soleil (The Last Light of the Sun, 2006), (2007) et (2010). Une seule fois, en 2003, Guy Gavriel Kay s'essaie à un autre genre que le roman avec son recueil de poèmes Beyond this Dark House. L’auteur canadien a été récipiendaire de nombreux prix, dont Aurora, World Fantasy for Best Novel, Sunburst et International Goliardos Prize.

Si, dans sa première trilogie, La Tapisserie de Fionavar, la magie et le merveilleux sont très présents et si la série convoque abondamment les mythes, les romans qui suivent perdent graduellement la touche mythologique propre à la high fantasy au profit d'une fantasy plus historique, c'est-à-dire que Guy Gavriel Kay s'inspire de plus en plus d'événements historiques propres à certaines cultures pour écrire des romans qui en présentent une version fictionnelle dans un univers de fantasy. Il est donc possible de voir une évolution dans son écriture ; d'un univers de type homérique, où les dieux et les déesses agissent et interagissent avec les humains, les romans évoluent vers des univers où la mythologie et la magie sont peu à peu remplacées par la religion et la spiritualité. Cette tendance, loin d'être consciente, est le résultat de la manière dont Guy Gavriel Kay travaille les éléments merveilleux : « I haven't been consciously eroding the fantastical elements as a " weaning " process or some such. The use of the fantastic, for me, is an authorial tool as much as any other, and in each book the tools I use are the ones that seem suited to the subject and themes of that book17. » Ce n'est donc pas le sujet qui est choisi en fonction du genre, mais le genre qui est choisi en fonction du sujet, ce qui rend les éléments de merveilleux convoqués d'autant plus riches en significations, puisqu'ils ne sont pas intégrés de façon aléatoire, mais au contraire de façon réfléchie. Chaque élément merveilleux est présent parce qu'il permet d'intégrer une atmosphère et une signification particulière afin de rendre le récit le plus efficace possible. En effet, comme le dit Anne Besson, « l'efficacité

16 Guy Gavriel Kay, La Route obscure. La Tapisserie de Fionavar (tome 3), traduit de l’anglais par Élisabeth Vonarburg, Québec, Alire (Fantastique), 2002 [1986], 509 p. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention RO, suivie du numéro de la page. 17 Edo van Belkom, « Guy Gavriel Kay », dans Northern Dreamers : Interviews with Famous Science-Fiction, Fantasy, and Horror Writers, Kingston, Ontario, Quarry Press, 1999, p. 154.

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narrative [doit] toujours figurer au premier rang de nos préoccupations lorsqu'il est question des choix opérés au sein d'un récit de genre18. »

Dans ce mémoire, les premiers romans de Guy Gavriel Kay, et donc la trilogie La Tapisserie de Fionavar, qui s'inscrit pleinement dans un univers empreint de mythologie et de magie, m'intéressent plus particulièrement. J'utiliserai les versions françaises de la traductrice et écrivaine québécoise Élisabeth Vonarburg. Toutefois, avant d'exposer mon projet plus en détail, il convient de présenter l'œuvre elle-même.

LA TAPISSERIE DE FIONAVAR

BREF RÉSUMÉ

L'histoire débute dans notre monde, à l'université de Toronto, alors que cinq étudiants, Jennifer, Kimberly, Kevin, Paul et Dave vont assister à une conférence sur la mythologie celtique. Cet événement aura des retombées peu banales, puisqu’à la fin de cette conférence, ils seront invités à passer dans l'univers de Fionavar avec l'aide du magicien Lorèn Mantel d'Argent et de sa source Matt Sören. On pourrait être tenté de considérer cet univers comme un monde secondaire ; en fait le monde de Fionavar est présenté comme le premier de tous les mondes, celui dont tous les autres ne sont que de pâles échos ; échos qui se retrouvent dans nos mythologies… Ils se retrouvent tous au Royaume du Brennin, la plus importante cité des hommes de ce monde. Là se déroule un festival en l'honneur du roi Ailell qui se transforme bientôt en une guerre contre les forces du Mal dans laquelle les Torontois seront tous entraînés, car Rakoth Maugrim, le dieu renégat qui était enchaîné sous la Montagne du mont Rangat, s'est libéré de ses chaînes millénaires et projette d'anéantir les forces de la Lumière. Cette lutte qui s'engage ne détermine pas uniquement le sort du monde de Fionavar, mais également celui de tous les univers, y compris de notre monde, la Terre.

Les cinq Torontois devront ainsi trouver chacun leur place dans le fil de la Tapisserie. Kimberly devient Prophétesse du Brennin et porteuse du Baëlrath, la pierre de la guerre. Elle est celle qui convoque les puissances de Fionavar à la guerre, et c'est par ce pouvoir

18 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 123.

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qu'elle fait revenir à la vie le roi Arthur et qu'elle dénature les Paraïkos, géants depuis toujours pacifiques, en leur apprenant la haine afin qu'ils agissent eux aussi pour défendre le monde de Fionavar. Paul, quant à lui, devient Pwyll le Deux-fois-né, Seigneur de l'Arbre de l'Été, après avoir passé trois nuits pendu à l'Arbre des rois pour faire cesser la sécheresse qui dévaste le Royaume du Brennin. Son pouvoir, lié au dieu Mörnir du Tonnerre, lui permet d'agir à diverses reprises contre les forces du Mal. Kevin trouve le rôle qui lui est échu après s'être longtemps senti inutile, mais la découverte de ce qu'il est change le destin de la guerre. Alors qu'un hiver maléfique empêche les forces de la Lumière d'agir, il découvre son identité en tant que Liadon, amant d'une déesse, et se sacrifie durant la fête du Solstice d'été. Sa mort sera le prix à payer pour le retour tant attendu de l'été. Jennifer, elle, est en réalité la reine Guenièvre, qui revit pour une énième fois son histoire d’amour tragique avec Arthur et Lancelot. Elle est enlevée par Galadan, seigneur des andains et premier commandant de Rakoth Maugrim, et amenée dans la forteresse du dieu déchu pour y être torturée et violée. Naît de cette tragédie un enfant, Darien, qui sera finalement le pion décisif dans la défaite finale de Rakoth. Finalement, Dave, qui est séparé des autres lors de la première traversée, sera recueilli par la tribu des Dalreï, avec qui il apprend l'amitié et devient un puissant guerrier. Il devient plus tard le porteur du cor qui a le pouvoir de réveiller la Chasse sauvage.

Résumer l'histoire au complet, en rendant compte de sa profondeur et en décrivant ses principaux revirements, serait une tâche plutôt inutile et fastidieuse sans compter qu'un tel résumé serait démesurément long. Je me limiterai donc à cette brève entrée en matière et résumerai les passages importants, et sur lesquels je m'attarderai plus particulièrement, au fur et à mesure du mémoire.

S'il est impossible de résumer de façon concise cette histoire, il est toutefois possible de dire qu'il s'agit d'un roman de fantasy qui a su créer des personnages à la psychologie très développée dans un univers où la mythologie empreint chacun des fils de sa structure. Amour, amitié, haine, devoir, responsabilité, déchirement et joie s'entrecroisent pour former une histoire dans laquelle les personnages vivent et meurent avec la complexité caractéristique d'êtres de chair.

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DEUX ENJEUX

Après la première lecture de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, deux aspects en particulier me semblaient marquants : l’intensité émotionnelle avec laquelle le lecteur peut suivre le récit des cinq Torontois (et donc la réaction du lecteur face aux procédés narratifs utilisés) et la présence constante et fondamentale des mythes qui dessinent l’intrigue, l'univers et les personnages.

Je ne fus donc pas surprise, mais au contraire plutôt amusée, lorsque je lus, dans une entrevue réalisée par Jean-Louis Trudel et parue à l'hiver 1996 dans la revue Solaris, la conception de l’écriture défendue par Guy Gavriel Kay : En ce qui me concerne, le point de départ de la fiction, c’est l’accent très traditionnel que je mets sur l’idée de raconter une histoire pour envoûter le lecteur, et ce sont la narration et les personnages qui sont les deux éléments devant, me semble-t-il, opérer de concert pour créer une histoire mémorable. […] [L]es thèmes et les motifs de mon livre s’inscrivent par en dessous, derrière ou en dessous du flot de la narration; c’est l’idée du lecteur debout à trois heures du matin, qui sait qu’il a un rendez-vous à huit heures le lendemain, mais qui tourne encore les pages parce qu’il ne sait pas ce qui va arriver et qu’il s’est attaché aux personnages, et parce qu’il veut savoir ce qui va arriver. C’est essentiel pour moi que l’histoire soit dynamique et que les personnages émeuvent le lecteur. […] J’espère que toutes les thématiques […] émergeront doucement et resteront présentes une fois le livre terminé. Pour moi, ma conception d’une réussite, c’est le lecteur qui tourne les pages presque plus vite qu’il ne le devrait, parce qu’il veut savoir ce qui va se passer et qui, une fois le livre refermé, pense un peu, pas seulement " C’était génial " mais, un peu aussi, à un certain niveau, aux thèmes rémanents de l’histoire19. La tension narrative présente dans la trilogie réussit en effet à capter l’intérêt du lecteur au fil des pages. En ce qui concerne les thèmes qui traversent le texte, par l’importance qu’ils prennent dans la construction de l’intrigue, ils demeurent bel et bien présents dans l’esprit du lecteur. Son objectif a donc été plus qu’atteint et, sans aucun doute, les deux éléments qu’il a soulignés comme étant essentiels dans l’écriture de ses romans, soit la narration et les personnages, sont au cœur de la réussite de la Tapisserie de Fionavar ; deux éléments que j’entends d’ailleurs approfondir dans le cadre de ce mémoire.

19 Jean-Louis Trudel, « Guy Gavriel Kay », dans Solaris, n°116 (hiver 1996), p. 28.

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PRÉSENTATION DE L’HYPOTHÈSE DE LECTURE ET DE LA MÉTHODOLOGIE

Ce qui m'intéresse plus particulièrement dans la trilogie est l’utilisation d’éléments mythologiques et légendaires dans divers aspects de la création de l’univers fictionnel. Je m'intéresserai entre autres à la façon dont les mythes – surtout celtiques et nordiques – participent à la création du Monde Secondaire et des personnages. Dans le cas de Guy Gavriel Kay, ce monde est particulièrement intéressant, puisqu’il se donne comme le premier de tous les mondes, celui dont tous les autres (dont la Terre) ne sont que de pâles échos.

Plus généralement, je chercherai à démontrer que l’œuvre de Guy Gavriel Kay ne convoque pas la mythologie simplement afin de créer l’atmosphère typique de la fantasy, mais bien au contraire pour en faire le pilier principal sur lequel tout l’univers fictionnel reposerait. La cohérence interne et la structure de la trilogie La Tapisserie de Fionavar dépendraient en fait des sources mythologiques habilement tissées par l’auteur canadien.

Dans un premier temps, il sera important de montrer comment La Tapisserie de Fionavar s’inscrit dans la high fantasy, sous-genre qui est par définition fortement lié à la mythologie. Pour ce faire, nous utiliserons plus particulièrement les travaux d'Anne Besson et les ouvrages généraux sur la fantasy comme ceux d'André-François Ruaud.

Dans un deuxième temps, j'étudierai l’utilisation plus personnelle et érudite que Guy Gavriel Kay fait des sources mythologiques, en analysant plus précisément de quelle façon l’auteur les intègre à son récit. Il est à noter que la mobilisation de la mythologie ne découle pas d'une attitude passive, mais au contraire d'une démarche d'appropriation ; Guy Gavriel Kay utilise en effet les mythes afin de poursuivre ses propres fins. Ce n'est pas le récit qui se plie à la structure préétablie du mythe, mais le mythe qui épouse la forme bien personnelle du récit de l'auteur canadien. Il s’agira donc ici de montrer comment les mythes sont repris, mais aussi modifiés, à travers les multiples facettes de l'écriture du roman, c’est-à-dire à travers la construction du monde, des personnages et de l’intrigue. Pour ce faire, nous convoquerons les ouvrages de spécialistes de mythologies celtique et nordique tels que Robert Graves et Joseph Campbell. Il est à noter que je n’entends pas utiliser la

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mythocritique20 dans ce mémoire, puisque le but n’est pas ici d’analyser la signification – psychologique ou sociale – des mythes convoqués, mais plutôt de comprendre les effets qu’a l’emploi de ces mythes dans le cadre de la structure romanesque de Guy Gavriel Kay.

Dans un troisième temps, il sera question de la façon dont Guy Gavriel Kay intègre la Matière arthurienne à son œuvre. Pour ce faire, j'utiliserai la théorie de l’intertextualité. J'analyserai également de quelle manière la transfictionnalité participe à la création de l’univers de Fionavar et de l’intrigue qui s’y déroule. Les concepts de l'intertextualité et de la transfictionnalité se doivent d'ailleurs d’être différenciés : « L’intertextualité repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle21. » Plus précisément, une grande partie de mon travail sera réservée au traitement transfictionnel (la présence de plusieurs personnages avec leurs attributs distinctifs) et intertextuel de la Matière arthurienne. Pour ce faire, je me baserai principalement sur les travaux de Richard Saint-Gelais, notamment son article « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité » et le collectif La fiction, suites et variations qu’il a dirigé avec René Audet.

Cette étude se concentrera donc sur ces notions tout en s’intéressant de près à l’effet que ces dernières ont sur l’acte de lecture. Je convoquerai ainsi tout au long de ce mémoire – de la première à la dernière partie – les théories de la lecture en me référant entre autres à Umberto Eco avec son ouvrage Lector in fabula et à Hans Robert Jauss avec Pour une esthétique de la réception. L’insertion des références mythologiques, tissées de diverses manières dans le corps du récit, sera également analysée sous l'angle de la réception afin de voir de quelle façon elle suscite chez le lecteur des attentes, du suspense et de la surprise. À

20 Il convient de définir légèrement la mythocritique afin de clarifier ce qui sera exclue de ce mémoire : « Appelée à comparer en des tableaux les grandes structures figuratives, leur flux et leur reflux en une culture à un moment donné, [la mythocritique] débouche sur une mythanalyse. » (Pierre Brunel, Mythocritique : théorie et parcours, France, Presse Universitaires de France, 1992, p. 38) La mythanalyse est une « méthode d’analyse scientifique des mythes afin d’en tirer non seulement le sens psychologique, mais le sens sociologique. » (Gilbert Durand, Figures mythiques et visage de l’œuvre, Virginie, Berg International, 1979, p. 313.) C’est cette perspective psychologique et sociale qui ne correspondait pas à l’angle d’analyse de ce mémoire, qui se penche davantage sur la structure de la fiction et les archétypes convoqués. 21 Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », dans Alexandre Gefen et René Audet [dir.], Frontières de la fiction, Bordeaux/Québec, Presses Universitaires de Bordeaux/Nota Bene (Fabula), 2002, p. 45.

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ce sujet, les travaux de Raphaël Baroni (La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise) seront particulièrement pertinents.

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P REMIÈRE PARTIE : LA T APISSERIE DE

FIONAVAR ET LA HIGH F AN T AS Y

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CHAPITRE I : LA HIGH FANTASY : UNE ÈRE DE REPRISE

LA CONSTITUTION DE CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRIQUES CANONIQUES : TOLKIEN, UN INTERTEXTE IMPLICITE

J'ai déjà dit que La Tapisserie de Fionavar de Guy Gavriel Kay s'inscrivait dans le sous- genre de la high fantasy, mais ce dernier n'a pas encore été défini. Il s'agit en fait du sous- genre de la fantasy le plus largement connu du public. Par contre, dans les ouvrages et les articles, il apparaît que les définitions sont souvent lacunaires. En fait, elles se complètent la plupart du temps. Ainsi, afin d’obtenir une définition qui soit la plus précise possible, on peut assembler les divers éléments retenus par quelques chercheurs en une seule définition générale. Mes sources principales sont Anne Besson, Jacques Baudou et André-François Ruaud.

La high fantasy est donc un récit de fantasy au ton épique qui raconte la quête d'un ou de plusieurs héros luttant contre les forces du Mal. Ce sous-genre se déploie dans un cadre de type médiéval au sein d’un monde secondaire dans lequel la magie est présente et considérée comme naturelle. Les récits y mettent en scène des créatures telles que des elfes, des nains, des dragons, des géants, des gobelins, etc. Elle se termine également par ce que Tolkien appelle l’eucatastrophe1.

La mention de Tolkien dans ma définition n’est évidemment pas anodine, puisque le rôle que ce dernier a joué dans la constitution de ce sous-genre est déterminant. D’ailleurs, la high fantasy est aussi connue sous les noms de fantasy épique et de fantasy tolkienienne. Il est également à noter qu'elle se confond souvent avec le genre dans son ensemble. Cette confusion est en partie due à la très forte présence, dans l'imaginaire collectif, de l'œuvre de Tolkien, Le Seigneur des anneaux. On peut d'ailleurs « décrire la présence intertextuelle de Tolkien, constante de façon plus ou moins diffuse ou massive, comme celle d'un " mégatexte implicite ", fournissant une part importante de la " compétence de lecture " du public de fantasy2. » Dès lors, il n'est pas surprenant que l'on retrouve très souvent en quatrième de couverture des romans de high fantasy une citation de critique qui fasse

1 Ce terme sera expliqué plus en détail un peu plus loin dans ce chapitre. 2 Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 86.

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référence à cet auteur et à son œuvre ; une stratégie purement commerciale, certes, mais qui en dit long sur l'influence de Tolkien. Les critiques n'hésitent pas à comparer les romans contemporains à l'œuvre magistrale de ce dernier afin d'offrir une sorte d'échelle de réussite que le public peut saisir puisque l'objet de comparaison est une des bases principales de leur compétence de lecture en fantasy. On retrouve par exemple ces citations de critiques au début de l'édition Alire de L'Arbre de l'Été de Guy Gavriel Kay : « L'Arbre de l'Été est comparable au Seigneur des anneaux par sa profondeur, et les personnages en sont mieux en accord avec notre époque. Ce livre est assurément l'un des meilleurs ouvrages de fantasy à paraître depuis Tolkien3. », « La Tapisserie de Fionavar ne peut être comparée qu'au chef-d'œuvre de Tolkien lorsqu'on considère la vaste complexité de son intrigue, la bataille passionnée que s'y livrent le bien et le mal et la façon dont la vie et la mort de ses personnages nous touchent4 », ou encore : « Un roman passionnant, d'excellente qualité, probablement le meilleur de ceux qui se réclament sans honte de Tolkien5. » Bien que ce soit effectivement, à mon avis, l'un des meilleurs romans dans la veine tolkienienne, il semble que la critique surexploite cette comparaison au point qu'elle ne veut plus rien dire lorsqu'on la retrouve sur le dos d'un nouveau roman à la librairie.

Cette manœuvre commerciale n'en demeure pas moins le signe de l'influence très grande de Tolkien en fantasy. Il est en effet celui qui a réinventé6 le genre et qui a constitué une sorte de répertoire de caractéristiques qui ont été reprises par les auteurs qui lui ont succédé. En effet, il est impossible de lire la trilogie La Tapisserie de Fionavar sans identifier plusieurs similitudes avec Le Seigneur des anneaux : « Les points de comparaisons sont nombreux entre Le Seigneur des anneaux et La Tapisserie de Fionavar, surtout à la lecture du premier tome, alors que le lecteur ne s'est pas encore approprié ce nouvel univers fictionnel et qu'il s'accroche encore au monde qu'il connaît7. » Ce n'est évidemment pas surprenant, puisque comme le dit Francine Pelletier, « il est impossible d'ouvrir une œuvre de fantastique [fantasy] épique sans chercher (et trouver) des points de comparaisons avec l'œuvre de

3 Andre Norton, « À propos de La Tapisserie de Fionavar », dans Guy Gavriel Kay, L’Arbre de l’Été, op. cit. 4 Ibid., citation de Star Phoenix. 5 Ibid., citation de Isaac Asimov's Science Fiction Magazine. 6 Tolkien n'a pas inventé le genre, qui existait avant lui, mais son intervention dans cette littérature a eu une influence considérable. Comme le dit Anne Besson, « le genre ne vaudrait sans doute pas que l'on s'y arrête si Tolkien ne l'avait réinventé. » Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 62. 7 Francine Pelletier, « Le métier du Tisserand », dans Solaris, no 116 (hiver 1996), p. 29.

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Tolkien8 ». Ce qui rend toutefois cette similitude importante à mes yeux, et qui explique pourquoi je prends le temps de me pencher sur cette question, c'est que Guy Gavriel Kay a consciemment réutilisé la formule tolkienienne, et ce, dans un but précis. Paradoxalement, s'il a effectivement repris les caractéristiques génériques de Tolkien, c'est qu’il était justement irrité par l’imitation constante des auteurs post-tolkieniens. En effet, la fantasy, qui est un « récit de genre qui ne vit que de formules reprises 9 », offre souvent des variations sur les mêmes caractéristiques imitées, ce qui peut mener à une surexploitation lassant par son manque d'originalité. Les canons établis par Tolkien sont ainsi parfois utilisés de façon stéréotypée par les auteurs. Ces derniers reprennent souvent les formules « toutes faites » du sous-genre de la high fantasy sans tenter d'écrire un roman original et sans chercher à produire une œuvre unique qui se démarquerait de la masse de productions. C'est du moins ce que déplore Guy Gavriel Kay : J’étais tellement irrité par les imitations bâclées de Tolkien qui avaient paru à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt. J'avais l'impression que les auteurs de fantastique épique [fantasy épique] que je respectais avaient abandonné le style noble, qu'ils avaient en quelque sorte baissé les bras en disant : « Tant pis, il n'y en a plus que pour les tâcherons et leurs médiocres copies » […]. La tradition du fantastique épique noble est si longue et si illustre que je trouvais que c'était une démission de le laisser aux personnes qui ne produisaient que de piètres imitations. Il s’agissait donc d’un effort très conscient pour affirmer que les éléments du fantastique noble – les armes magiques, les bijoux enchantés, les races de nains et de lios alfar, l’équivalent des elfes – que tous ces éléments conservaient encore une vitalité certaine, s’ils étaient employés à bon escient. […] Mais c’était une tentative délibérée de me servir de ces éléments afin de voir si quelque chose de neuf pouvait en sortir10. Avant de voir sa contribution au sous-genre de la high fantasy et d'analyser plus avant en quoi sa trilogie amène effectivement quelque chose de neuf, il convient de voir les principales caractéristiques génériques que Tolkien a léguées à ses successeurs. Il ne s'agira pas, ici, de faire un compte rendu exhaustif de son influence, mais plutôt de présenter les caractéristiques les plus importantes afin de comprendre dans quelle mesure l'œuvre de Guy Gavriel Kay, La Tapisserie de Fionavar, est fortement liée à celle de Tolkien, ce qui nous permettra par la même occasion de mieux définir la high fantasy.

8 Idem. 9 Ibid., p. 103. 10 Jean-Louis Trudel, « Guy Gavriel Kay », dans Solaris, n°116 (hiver 1996), p. 23.

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Tolkien commence à théoriser le genre de la fantasy et ses principales caractéristiques dans son essai Du conte de fées, mais c'est avant tout et surtout dans son chef-d'œuvre Le Seigneur des anneaux qu'il fixe les caractéristiques de la high fantasy. En effet, son essai, écrit avant le roman, se penche davantage sur les caractéristiques et les visées esthétiques de la fantasy, et donc en quelque sorte sur sa définition ; Le Seigneur des anneaux, lui, plus influent dans le monde de la littérature de fantasy, instaure un modèle de récit imité par la suite.

La première caractéristique que tous les auteurs qui lui succèdent tâcheront de respecter (avec ou sans succès) est la très grande importance accordée à la vraisemblance, c’est-à- dire à la création d’un monde cohérent qui suscite un effet de complétude. [L]e conte de fées n'est pas un conte où il est question de fées ou d'elfes, mais un conte où il est question de Féerie, c'est-à-dire de la Faërie, le royaume ou l'état dans lequel les fées ont leur être. La Faërie recèle bien d'autres choses, en dehors des fées et des elfes, mais aussi des nains, sorcières, trolls, géants ou dragons : elle recèle les mers, le soleil, la lune, le ciel, ainsi que la terre et toutes les choses qui s'y trouvent : arbres et oiseaux, eau et pierre, pain et vin, et nous-mêmes, mortels, lorsque nous sommes gagnés par l'enchantement. […] La plupart des bons « contes de fées » parlent des aventures des hommes dans ce Périlleux Royaume ou à sa lisière ombragée11. Le monde secondaire de la fantasy n’est donc pas uniquement constitué de magie et de créatures merveilleuses, mais il se veut aussi un monde concret, qui est, dans une certaine mesure, semblable au nôtre. Il ne suffit pas à l’auteur de décrire ce qui est différent ; il doit aussi décrire le monde dans ce qu’il a de banal et de commun pour le lecteur. Il s’agit, en termes tolkieniens, d’ajouter de la Croyance Secondaire à la Croyance Primaire12. Donc, à partir de ce que le lecteur peut croire et comprendre, le romancier crée un nouveau monde différent qui est, chose primordiale, crédible : « Il est en tout cas essentiel au conte de fées authentique (distinct de l'utilisation de cette forme à des fins moindres ou discréditées)

11 J.R.R. Tolkien, , « Du conte de fées », dans Christopher Tolkien [dir.], Les monstres et les critiques et autres essais, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 144. À ce sujet, selon la définition du conte de fées que donne Tolkien, les romans Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des anneaux sont considérés comme tels. Lorsqu'il parle de conte de fées, il faut donc entendre ici fantasy. 12 La Croyance Secondaire est celle qui est créée par l’enchantement du lecteur lorsqu’il est confronté au monde fictionnel d’un auteur. La Croyance Primaire représente, quant à elle, la croyance réelle dans les lois du monde qui nous entoure. C’est sur la base de cette dernière que le lecteur peut ensuite être mené à « croire », si le récit est réussi, à un monde secondaire différent du monde primaire. Si, au contraire, le récit ne réussit pas à créer un monde vraisemblable, « au moment où surgit l’incrédulité, le charme est rompu ; la magie, ou plutôt l’art, a échoué. [Le lecteur est] alors de nouveau dans le Monde Primaire, à regarder de l’extérieur le petit Monde Secondaire avorté. » (J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 165- 166.)

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d'être présentée comme " vrai " 13 . » D’ailleurs, « cette idée d’un monde parfaitement cohérent et autonome, progressivement construit par une succession de textes consacrés à son exploration, constitue pour [Anne Besson] le legs principal à la fantasy qui lui fait suite. Tolkien apparaît bien en effet comme celui qui a su imposer l’image d’un (impossible) monde textuel complet14 ». Pour explorer cet univers fictionnel, les auteurs de fantasy inscrivent souvent leur récit dans des séries. Le modèle de la trilogie a en fait été largement dépassé, car les auteurs contemporains écrivent de plus en plus de récits qui comprennent de très nombreux volumes (pouvant aller jusqu'à plus de 15). Guy Gavriel Kay, irrité par cette tendance, évite la multiplication des volumes : « One thing I hate is the proliferation of big multi-volume books in the fantasy genre15. » Il conserve donc le modèle de la trilogie pour son récit La Tapisserie de Fionavar, non pas uniquement parce qu'il éprouve des réticences face aux longues séries, mais aussi parce que c'est ce que Tolkien avait fait avant lui. En effet, en écrivant cette première œuvre, Guy Gavriel Kay s'était donné comme mandat d'« utiliser autant de motifs et de thèmes centraux propres à la high fantasy qu'il le pouvait 16 »; or ces derniers ont justement été instaurés par Tolkien ; le modèle dans lequel les caractéristiques génériques sont puisées est donc Le Seigneur des anneaux.

Une de ces caractéristiques est l’eucatastrophe, un terme inventé par Tolkien et qui signifie la « catastrophe heureuse ». Il s’agit en fait de l’équivalent de la fameuse « fin heureuse » des contes de fées, mais ce dénouement heureux est précédé d’un moment où tout espoir semble avoir disparu ; c’est le sentiment d’avoir échappé de justesse à la catastrophe ultime. Guy Gavriel Kay parle en ces termes de l’eucatastrophe : « It’s the breath of relief, the mopping of the brow, and the glorious sensation that comes from the meteor that almost hit or shadow that almost descended 17 . » Tous les romans de high fantasy ont leur équivalent tolkienien, tous ont leur version de l'épisode où Frodon est chancelant au bord de l’abîme, l’anneau à la main, le sort du monde balancé entre la domination des Ténèbres et

13 Ibid., p. 148. 14 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 94. 15 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay. The Autorized Website, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10 septembre 2010] 16 « I'm going to use as many of the central motifs and themes of high fantasy as I can » Idem. [ma traduction] 17 Idem.[ma traduction] Je reviendrai plus en détail sur l’eucatastrophe de La Tapisserie de Fionavar dans le chapitre VI.

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la victoire de la Lumière. Dans La Tapisserie de Fionavar, c’est Darien, dans la tour de Rakoth, venu pour s’allier aux Ténèbres, mais qui choisit finalement le camp de la Lumière. C’est la guerre qui semble perdue, mais dont la fin est permise par le choix ultime de Darien et sa mort volontaire lorsqu’il s’empale sur le poignard, tuant ainsi son père. C’est cet instant fatidique où tout aurait pu s’écrouler, où le Mal est passé à un cheveu de triompher, mais où la Lumière l'emporte grâce à un événement inespéré : « Dans ce cas, la culmination de la tension [narrative] est atteinte en faisant croire provisoirement au spectateur que c'est le " méchant " qui a triomphé, même si l'on sait parfaitement qu'en principe (en fonction de régularités architextuelles et d'attentes idéologiques) c'est le " bon " qui devrait l'emporter18. » Ce procédé narratif est utilisée pour intensifier la curiosité du lecteur qui se demande : « Mais comment le camp de la Lumière va-t-il réussir à gagner après cela ? » En effet, si l'événement qui permet le triomphe du Bien contre le Mal est inespéré, la victoire elle-même ne l'est pas, puisqu’elle est attendue par le lecteur qui connaît les caractéristiques génériques de la fantasy. En fait, il s'agit plutôt de miser sur la difficulté qu’a le lecteur à imaginer l'issue permettant d'atteindre un dénouement heureux. Il est à noter que ce moyen ne doit pas donner l'impression d'être dû à un deus ex machina, sous peine de compromettre la vraisemblance du récit et de décevoir le lecteur. La victoire arrive donc tel que le genre l'impose, mais d’une façon que le lecteur ne pouvait prévoir, et c’est là que réside la surprise et le plaisir de ce dénouement.

Une autre caractéristique très importante en high fantasy, et qui est à la base de la création de l'univers de la Terre du Milieu de Tolkien, est l'utilisation de la mythologie et de la matière légendaire. En effet, les divers éléments qui apparaissent dans les mythes et les légendes (personnages, événements et lieux) et qui ont été accumulés dans l'imaginaire collectif forment ce que Tolkien appelle le « Chaudron du Conte », dans lequel les auteurs ne « trempent pas la louche complètement à l'aveuglette. Leur sélection a son importance19 » ; ce qui compte, dans cette sélection des « ingrédients », est « l'effet produit aujourd'hui par ces éléments dans les contes tels qu'ils sont20. » La mythologie est donc un aspect très important de la fantasy, comme le dit d’ailleurs Anne Besson : « [i]l semblerait

18 Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil (Poétique), 2007, p. 119. 19 J.R.R. Tolkien, op. cit., p. 160-161. 20 Ibid., p. 161.

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que la référence au(x) mythe(s) s’impose fatalement quand il est question de définir, aussi bien que de décrire, la fantasy 21 . » C'est plus particulièrement vrai de son sous-genre principal, la high fantasy. Aussi, la présence de références liées à la mythologie dans le corpus de mon mémoire n'est pas une chose surprenante, puisque tous les auteurs, à l’exemple de Tolkien, empruntent aussi aux mythes. Cependant, ce qu'il faut savoir, c'est que « [l]es auteurs de fantasy n'ont pas forcément de leurs sources une connaissance directe, ils s’appuient aussi et surtout les uns sur les autres, conformément au fonctionnement du récit de genre22. » De même, les caractéristiques génériques créées par Tolkien dans Le Seigneur des anneaux, notamment les personnages et les créatures, sont souvent reprises à travers des variations plus ou moins subtiles. Par exemple, « les nains, retravaillés par Tolkien à partir de la mythologie germanique, et non pas de la littérature médiévale, se retrouvent dotés des mêmes caractéristiques, avec un systématisme qui en fait des icônes de fantasy – les exemples seraient innombrables. [Il est à noter] qu’un des leurs appartient régulièrement au groupe des héros-quêteurs […]23 » On retrouve d’ailleurs, dans La Tapisserie de Fionavar, un nain nommé Matt Sören, qui est présenté comme le roi des nains et la source du magicien Lorèn Mantel d’Argent et qui fait partie des personnages principaux de la trilogie. Sans faire réellement partie du groupe des héros-quêteurs, il est toutefois mis de l’avant et son histoire est un élément indispensable à l’élaboration et à l’évolution de l’intrigue. Le fait d’avoir présenté uniquement des humains, qui plus est de notre monde, comme héros-quêteurs est peut-être d’ailleurs un moyen utilisé par Guy Gavriel Kay pour se distinguer du roman de Tolkien. Tout comme chez ce dernier, par contre, le peuple des nains est constitué de travailleurs habiles ; mineurs, graveurs, sculpteurs et bâtisseurs, ils vivent dans de somptueux souterrains près des montagnes, sculptés et creusés à même le roc. Toutefois, la première fois que Kimberly se retrouve chez les nains – et en même temps la première fois que le lecteur y est confronté , dans leurs montagnes, dans leur demeure, Guy Gavriel Kay trouve le moyen de les déstabiliser tous deux. Ce n'est en effet pas devant un nain qu'ils se retrouvent, mais bel et bien devant une naine (personnage que l'on n'a jamais vu chez Tolkien).

21 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 72. 22 Ibid., p. 80. 23 Ibid., p. 91.

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L'auteur exploite d'ailleurs la surprise qu'une telle apparition peut produire chez le lecteur de fantasy, qui ne s'y attend pas, parce qu'il a rarement été confronté à ce type de personnage dans son expérience de lecture : « Elle [Kim] n'aurait pu expliquer rationnellement pourquoi la présence d'une naine aurait dû la surprendre, pourquoi elle avait supposé, sans s'y attarder davantage, que les femelles des Nains devaient être… eh bien, des équivalents massifs et imberbes de guerriers tels que Matt et Brock […] elle était mince et gracieuse, avec des yeux sombres largement écartés et de lisses cheveux noirs qui lui retombaient dans le dos. » (RO-264) Il est au contraire possible d’expliquer rationnellement pourquoi Kimberly est si surprise (et le lecteur de même). Comme elle a le même monde primaire que le lecteur, elle a une encyclopédie de base équivalente, et cette encyclopédie implique une expérience de lecture qui est lacunaire de représentations féminines du peuple des nains. Toutefois, il est à noter que cette lacune n'est remarquée que par un lectorat bien précis, c'est-à-dire par les " habitués " de high fantasy. Ainsi, une personne qui plongerait pour la première fois dans un univers de fantasy lirait ce passage sans rien noter de particulier. Or, le lecteur qui a déjà un certain nombre d'idées préconçues en tête, tirées de ses expériences antérieures de lecture de fantasy, voit le dispositif mis en place ; il est orienté par l'horizon d'attente produit par la connaissance du genre. L'une des idées fondamentales, ici, est que la figure du destinataire et de la réception de l'œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l'œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d'exemples et de normes. « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'informations ; par tout un jeu d'annonces, de signaux manifestes ou latents de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la " suite " et de la " fin ", attente qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l'ironie. […] »24 Confronté à l'absence presque systématique des naines dans la littérature de fantasy, le lecteur a tendance à les concevoir d'après l'image qu'il se fait des nains – image conçue dans les expériences de lecture antérieure – et à s'imaginer les naines comme des « équivalents massifs et imberbes » de leur pendant masculin. Il s’agit d’un clin d’œil de Guy Gavriel Kay à cette particularité dans le monde de la fantasy, et une preuve que, pour

24 Jean Starobinski, « Préface », dans Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1987, p. 13. [Dans ce passage, Starobinski cite Jauss.]

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sa part, il entend exploiter les mêmes caractéristiques génériques canoniques de la fantasy, mais sans être contraint par elles, et même en les déjouant à l'occasion.

Il est aussi possible de mentionner la présence presque systématique, dans les romans de high fantasy, des elfes, des orques, des magiciens qui ressemblent grandement à Gandalf et d’autres créatures ou races. Ces reprises sont présentes surtout parce que les écrivains imitent Tolkien et les autres auteurs qui lui font suite et non parce qu'ils s'inspirent de sources antérieures communes. En effet, comme l'indique Anne Besson, les romanciers ne vont que rarement puiser directement dans les mythes et les légendes et s'inspirent davantage les uns les autres, créant ainsi une ambiance mythique générale qui est en quelque sorte superficielle, c'est-à-dire qu'elle résulte de l'esthétique du genre plutôt que de sources extérieures à celui-ci. On pourrait comparer le roman d'un auteur qui imite à un masque, un ornement qui peut passer de mains en mains, et comparer le roman d'un auteur qui s'inspire réellement de sources mythologiques à une sculpture, à savoir une nouvelle structure modelée à partir de matière brute. Comme il sera démontré au cours de ce mémoire, Guy Gavriel Kay adopte la seconde démarche. Il puise dans de véritables sources mythologiques qu'il tisse de diverses manières dans la trame de son récit, et Tolkien est pour lui une source d'inspiration parmi d'autres. André-François Ruaud le remarque judicieusement : « À la lecture de sa première œuvre, la trilogie de la Tapisserie de Fionavar (1985-1986), il est aisé de discerner que Tolkien ne saurait être comptabilisé comme unique influence de l'auteur et peut-être devrions-nous d'ailleurs plutôt parler de " source " plutôt que d' " influence ", tant l'approche de Kay dans cette première œuvre semble être du domaine de l'érudition mise au service de la construction d'une nouvelle fiction25. » Il y a bel et bien présence d’elfes et de leur antithèse, c’est-à-dire d’une sorte d’orque ou de gobelin. Toutefois, Guy Gavriel Kay ne présente pas uniquement une copie des créatures de Tolkien. Les noms seuls des « elfes », les lios alfar, et des « gobelins- orques », les svarts alfar, le prouvent bien. Plutôt que de reprendre la terminaison de Tolkien, il use ainsi de noms inspirés des mythologies scandinaves : « les Alfes, Elfes au féminin, sont répartis en deux grandes classes, les Alfes lumineux (Iosalfar) et les Alfes sombres (Dokkalfar) à laquelle se joint une troisième catégorie, les Alfes noirs

25 André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Lyon, Les Moutons Électriques, 2004, p.13.

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(Svartalfar)26. » Bien qu’il ne s’agisse ici que de noms, cette simple différence a une conséquence significative : elle produit chez le lecteur un effet d’étrangeté et de la curiosité qui modifie ses attentes de lecture, car les connaissances antérieures qui donnaient forme à ses attentes sont confrontées à de l'inédit, à quelque chose qui ne correspond pas tout à fait à ce qu'il aurait pu prévoir : « […] il est impossible d'aborder un texte sans préjugés et, loin de constituer une entrave au processus interprétatif, ces derniers sont au contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible […] La compréhension du texte devient alors un phénomène résultant de la fusion entre deux horizons, celui du texte et celui des préjugés de l'interprète27. » Le lecteur sent qu’il est en présence de quelque chose de nouveau qui a besoin d’être exploré, d’être découvert, c'est-à-dire qu'il doit vérifier dans quelle mesure ses préjugés sur les elfes et leurs pendants maléfiques sont valables face à ce nouveau texte. L'utilisation du nom lios alfar, plutôt que celle du nom elfe, l'oblige à réviser, ou du moins à suspendre, ses attentes prédéfinies par le genre. Moins attaché à ses connaissances liées aux elfes tolkieniens, il est plus réceptif à la nouveauté. Évidemment, il ne se leurre pas ; il s’agit bel et bien d’une créature elfique, dont les principales caractéristiques sont les mêmes que les elfes de Tolkien (la voix musicale, la beauté, la grâce, la magie elfique, la longue vie, etc.) : « Ils étaient anciens, pleins de sagesse et de beauté, dans leurs yeux leur âme était une flamme multicolore, leur art rendait hommage au Tisserand dont ils étaient les enfants les plus éclatants. La trame même de leur essence était une célébration de la vie et leur nom venait de la langue la plus ancienne, et signifiait

Lumière, ennemie des Ténèbres. Mais ils n'étaient pas immortels. » (AÉ-184) Par contre, le lecteur n’associe pas aussi automatiquement, et a priori, les lios alfar à l’histoire « classique », c'est-à-dire à celle inventée par Tolkien, et au mode de vie bien connu des elfes. Le lecteur peut donc encore être surpris sans qu’il ne se sente nécessairement dépaysé, car le simple changement de nom permet d'estomper (et non d'effacer) l'influence des lectures antérieures relatives aux elfes. En effet, dans la Tapisserie de Fionavar, il ne s'agit pas d'elfes, mais de lios alfar ; semblables, mais pourtant différents ; familiers, mais en même temps étrangers.

26 Robert-Jacques Thibaud, Dictionnaire de mythologie et de symbolique nordique et germanique, Paris, Dervy, 2009, p. 20. 27 Raphaël Baroni, op. cit., p. 161.

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C'est sensiblement la même chose qui se produit avec ce qu'il est possible de voir comme les équivalents des gobelins, soit les svarts alfar. Ils sont décrits comme de petites créatures

à la « peau vert sombre, dépourvue de poils » (AÉ-66), maléfiques, agiles et sournoises. Toutefois, rien d'autre dans leur description, hormis le fait qu'ils sont alliés aux Ténèbres, ne permet de les identifier hors de tout doute comme des gobelins ou des orques. D'ailleurs, la créature qui ressemble le plus à un orque dans La Tapisserie de Fionavar ne serait pas, comme dans Le Seigneur des anneaux, un elfe dégradé (un lios alfar qui serait devenu un svart alfar), mais plutôt une créature distincte, que rien ne lie au lios alfar (comme le lien étymologique entre svart alfar et lios alfar aurait pu le suggérer). Il s'agit de l'urgach, qui est une créature moins intelligente et moins agile que le svart alfar, mais beaucoup plus imposante et plus féroce par sa force brute et sauvage. On la décrit comme « une créature hirsute qui ressembl[e] à un singe » (AÉ-279), au « regard écarlate, enragé » (AÉ-279), qui a du mal à se servir d'une épée et qui possède « un grognement épouvantable » (AÉ-280). Cette description prouve que la créature, si elle est, tout comme l'orque, foncièrement mauvaise, si elle est elle aussi une créature brutale et de forte carrure, n'a toutefois pas les mêmes caractéristiques physiques, ni tout à fait les mêmes caractéristiques mentales que les orques tolkieniens (ces derniers, sans être particulièrement intelligents, savent du moins très bien manier une arme).

Dans la high fantasy post-tolkienienne, non seulement les créatures sont imitées, mais la formule manichéenne de la lutte entre le Bien et le Mal est elle aussi reprise de façon semblable : « Les camps de la Lumière et des Ténèbres adoptent souvent les mêmes contours : du côté des opposants, pseudo-Orques et pseudo-Cavaliers noirs au service d’une puissance démoniaque un temps endormie, dont le territoire d’emprise peut même rappeler de fort près le Mordor […]. Du côté des alliés, on reconnaîtra encore, sous d’autres noms, les Rohirrim de Tolkien, à travers des peuples de cavaliers nomades, farouches tribus comme les " Dalreï " chez Kay […] 28 ». On retrouve cette dualité du Bien et du Mal dans La Tapisserie de Fionavar et les deux camps reprennent effectivement des contours semblables, mais non identiques, à ceux que l’on retrouve chez Tolkien. D’abord, les peuples des Dalreï rappellent peut-être les cavaliers du Rohan par leur amour des chevaux,

28 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 91-92.

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par le fait qu’ils sont maîtres des plaines, mais leur hiérarchie interne est bien différente. Le peuple de Kay n'est pas construit comme une société monarchique, ce qui est le cas avec les Rohirims de Tolkien, mais est plutôt constitué de diverses tribus menées chacune par un chef, lui-même conseillé par un shaman. Si au cours du récit un chef, Ivor, gouverne l’ensemble des tribus en devenant un avèn, c’est uniquement en raison de l’irruption de la guerre, donc par la nécessité. De plus, l’inspiration de Guy Gavriel Kay pour ce peuple chasseur est moins liée à la trilogie de Tolkien qu’au chamanisme et au totémisme. Il est possible de le voir entre autres par la présence du rite de passage à l’âge adulte chez les garçons. Chaque jeune aspirant chasseur est appelé à un rituel de jeûne durant lequel il s’isole dans les bois. Lors de cette exclusion, il voit en songe son animal-totem et revient en homme, prêt à chasser et à participer à la protection de la tribu. Inutile de s’attarder sur le fait que l'auteur s'est inspiré du chamanisme et du totémisme, mais il est pertinent de noter que Guy Gavriel Kay est loin de reprendre de façon aveugle les peuples de Tolkien, et la présence de ces sources en est une manifestation.

Enfin, le fait que la quête entreprise par les héros de la trilogie consiste en la reprise d’une quête ancienne est la dernière caractéristique que je mentionnerai brièvement avant de poursuivre, bien qu'elle soit primordiale, puisque je la développerai plus en détail au chapitre III du mémoire : « Le rappel entêtant du passé constitue enfin le motif sans doute le mieux partagé de la fantasy post-tolkienienne, notamment à travers la reprise du schéma d’intrigue qui voit le groupe des héros affronter ce qui est toujours un réveil de Mal, obligeant à la reprise de la lutte contre lui, en un retour à un passé héroïque devenu légendaire29. » Le représentant des forces du Mal a presque toujours été défait une première fois, dans un passé lointain, mais il ne s'agit jamais d'un dénouement véritable, puisqu'il réussit toujours à revenir, souvent plus fort. Il est, évidemment, toujours défait une seconde fois, la plupart du temps pour de bon. Chose certaine, si ce n'est pas la même force maléfique qui revient, c'est du moins une lutte contre le Mal qui fait écho à un événement du passé.

Ce qu’il faut donc retenir est que Guy Gavriel Kay emprunte délibérément les caractéristiques génériques héritées de Tolkien dans le but de renouveler le genre. Son

29 Ibid., p. 92.

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imitation n’en est en fait pas une, puisqu’il crée une œuvre sensiblement différente, une trilogie qui a son propre souffle, ses propres sources d’inspiration. Les caractéristiques léguées par Tolkien ne font office, dans ce récit, que de base commune aux auteurs et aux lecteurs de high fantasy, et l’écrivain canadien les adapte à ses propres desseins. André- François Ruaud écrit ainsi : Pourtant, si Kay a retenu des leçons de Tolkien, c'est surtout sur " la manière de combiner la construction d'un monde avec la vigueur narrative de la structure d'intrigue mythique, donnant à son œuvre une force et une intelligence qui manquent dans la plupart des épopées du style sous-Tolkien. " Autrement dit : contrairement à beaucoup de ses collègues, Kay semble avoir compris chez Tolkien les rouages internes, la mécanique de l'imaginaire lui-même, plutôt que d'en simplement retranscrire les péripéties30. Dans le même esprit, Francine Pelletier affirme que « Kay, pour sa part, a su détricoter le " maître " pour tisser une nouvelle tapisserie, entremêlant les fils d'or et d'argent de la fantasy classique aux siens, plus colorés, plus modernes31. » C'est cette coloration propre à Guy Gavriel Kay que j'entends explorer plus avant dans les chapitres suivants. La modernité de cet auteur réside dans sa façon bien personnelle de traiter la high fantasy.

ENTRE ROMANCE ET NOVEL

Une partie de la modernité de Guy Gavriel Kay réside dans le traitement même qu'il fait de la narration de la fantasy. L'auteur canadien se situe en effet entre la narration de type romance et celle de type novel. Ces deux termes anglais différencient en deux catégories différentes de récits ce que le terme français désigne sous le seul nom de " roman ". Effectivement, « l'anglais, lui, sépare depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle " novel " et " romance ", soit grossièrement " roman réaliste " contre " roman d'aventures ", et la fantasy trouve naturellement sa place dans une lignée du " romance " qui remonte à la littérature médiévale et que Tolkien revendique32. » En bref, le terme romance désigne une littérature romanesque, c'est-à-dire une littérature qui met en scène des aventures extraordinaires. Le terme renvoie également à « un mode d'énonciation épique33 » qui est souvent associé à « l'invraisemblance la plus totale34 ». Ian Watt précise également que Defoe et Richardson,

30 André-François Ruaud, Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, op. cit., p. 363. Dans cette citation, André- François Ruaud cite Paul Kincaid, The Encyclopedia of Fantasy, 1997. 31 Francine Pelletier, op. cit., p. 30. 32 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 18. 33 Millet Baudoin, « Novel et Romance. Histoire d’un chassé-croisé générique », dans Cercles, n°16-2 (2006), p. 92. 34 Ibid., p. 93.

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qui sont considérés comme les premiers à écrire du novel au détriment du romance, « sont les premiers grands écrivains de la littérature anglaise qui n'empruntent pas leurs sujets à la mythologie, l'histoire, la légende ou la littérature précédente 35 . » Ainsi, le novel se caractériserait par ses sujets contemporains et singuliers. Clara Reeve résume assez bien la différence entre les deux termes : The Romance is an heroic fable, which treats of fabulous persons and things – the Novel is a picture of real life and manners, and of the times in which it is written. The Romance in lofty and elevated language, describes what never happened nor is likely to happen – the Novel gives a familiar relation of such things, as pass every day before our eyes, such as may happen to our friends, or to ourselves ; and the perfection of it is to represent every scene, in so easy and natural a manner, and to make them appear so probable, as to deceive us into a persuasion (at least while we are reading) that all is real, until we are affected by joys or distresses, of the persons of the story, as they were our own36. La Tapisserie de Fionavar, en tant que fantasy, qui est une littérature au ton épique, qui emprunte à la mythologie et à la légende et qui, par sa nature même, est invraisemblable puisqu'elle ne respecte pas les lois de notre monde, s'inscrit sans contredit dans la tradition du romance. Elle met effectivement en scène des personnages et des objets fabuleux et il est certain que rien de ce qui est raconté dans ce récit ne pourrait arriver au lecteur. Personne ne peut réellement être projeté dans un univers parallèle pour se battre contre une force démoniaque.

Dans le novel, « l'intrigue d[oi]t se jouer entre individus particuliers, dans des circonstances particulières, contrairement à ce qui se passait d'habitude autrefois, où des types généraux d'humanité se détachaient sur un fond déterminé d'avance par une convention littéraire appropriée37. » Si l'on considère cette caractéristique, il est clair que La Tapisserie de Fionavar, et tous les romans de fantasy, sont indéniablement du côté du romance ; la séparation dichotomique du clan de la Lumière contre le clan des Ténèbres en est la réalisation la plus concrète. L'affrontement entre les deux forces opposées et le triomphe du Bien contre le Mal sont déterminés à l'avance par le genre. Les héros, qui font partie du camp vainqueur, sont eux-mêmes des personnages souvent typés. Toutefois, la frontière qui sépare le romance du novel n'est pas aussi nette et arrêtée qu'elle le semble et la fantasy, bien que naturellement attachée au romance, n'est pas complètement étrangère au novel. En

35 Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », dans Roland Barthes et alii., Littérature et réalité, Paris, Seuil (Points), 1982, p. 18. 36 Clara Reeve, citée par Millet Baudoin, op. cit., p. 93. 37 Ian Watt, op. cit., p. 20.

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effet, une caractéristique propre au novel se retrouve dans La Tapisserie de Fionavar. Il s'agit de la caractérisation des personnages et du développement de leur psychologie individuelle et singulière : « on distingue avec certitude le roman des autres genres et des formes antérieures de fiction [romance] par la quantité d'attention qu'il accorde habituellement à l'individualisation des personnages 38 . » Cette caractéristique n'est évidemment pas propre à Guy Gavriel Kay, puisqu'il n'est pas le seul auteur de fantasy à doter ses personnages d'une psychologie individuelle. Par contre, il se démarque du lot par la complexité psychologique de ses protagonistes et par l'importance que ce développement individuel a dans l'évolution de l'intrigue. En effet, c'est le développement des personnages, surtout des cinq Torontois, bien plus que les événements fabuleux et généraux qui ponctuent la trame du récit, qui permet de faire progresser le récit. Par exemple, le triomphe final du Bien contre le Mal est une victoire psychologique avant tout ; Darien s'est débattu tout le long du récit entre le désir de faire le bien et celui d'être aimé et accepté par quelqu'un, peu importe que ce soit par son père ou par sa mère. La propriété du poignard

Lökdal (« Qui tue sans amour périra à coup sûr » (AÉ-225)), qui permet finalement de tuer Rakoth Maugrim, n'est pas le ressort principal sur lequel l'intrigue repose. Il est un simple outil utilisé par Darien après son choix, « [l]e choix de la Lumière, et de l'amour. » (RO-444) C'est l'aboutissement du conflit psychologique de Darien qui est le véritable ressort. Lorsqu'on y regarde de plus près, ce sont également des choix – ceux des protagonistes – qui forment les pivots principaux de l'intrigue39. Ainsi, si La Tapisserie de Fionavar est romance par sa trame fabuleuse et mythologique, elle est aussi novel par sa caractérisation des personnages.

Il est à noter que les noms des personnages représentent à eux seuls la dualité romance/novel présente dans la trilogie de Guy Gavriel Kay. En effet, les novels mettent en scène des personnages qui possèdent des noms qui contribuent à singulariser les personnages et à les situer à l'époque contemporaine. Les noms, normalement composés d'un prénom et d'un nom de famille, peuvent véhiculer une signification particulière, mais de façon beaucoup moins marquée que dans la romance. En effet, dans ce dernier type de

38 Ian Watt, op. cit., p. 23. 39 J’analyserai d'ailleurs plus en profondeur le développement psychologique (lié aux archétypes) et les choix décisifs des cinq Torontois dans le chapitre IV.

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récit, les noms sont typés et sont majoritairement composés uniquement d'un prénom (Ulysse, Perceval, Tristan, etc.) et parfois accompagnés d'une caractéristique (Lancelot du Lac). Bien sûr, dans les formes antérieures de littérature, les personnages avaient habituellement des noms propres ; mais le genre des noms effectivement employés montrait que l'auteur n'essayait pas de camper les personnages comme des entités totalement individualisées. Les préceptes de la littérature classique […] étaient en accord avec la pratique de leur littérature, qui préférait soit des noms historiques, soit des noms types. Dans ce cas, les noms plaçaient les personnages dans le contexte d'un vaste ensemble de déterminations prévisibles issues de la littérature passée, plutôt que dans celui de la vie contemporaine 40. Dans la Tapisserie de Fionavar, les cinq Torontois ont chacun un nom propre et contemporain : Kevin Laine, Kimberly Ford, Jennifer Lowell, Paul Schafer et Dave Martyniuk. Ces noms n'ont rien de particulier et ne révèlent aucune signification cachée, hormis peut-être Jennifer, qui est l'équivalent de Guenièvre en anglais moderne41. Son nom peut donc être vu comme une annonce de son archétype (encore faut-il connaître le lien qui existe entre les deux noms), mais demeure malgré tout moderne et courant. Il est lié à l'époque où vit le personnage (le présent du lecteur) et à sa provenance (la Terre). Toutefois, quelques-uns de ces personnages se verront attribuer un deuxième nom dans l'univers de Fionavar, nom qui sera la marque de leur archétype. Ces noms typés, puisés dans les mythologies et les légendes, comportent effectivement des significations prédéterminées par ce que la littérature antérieure véhicule déjà. On retrouve ainsi Geneviève42 pour Jennifer, Pwyll pour Paul, Davor pour Dave et, quoique le nom lui soit donné que pour une très brève période, Liadon pour Kevin. Kimberly est la seule à conserver son nom tout au long du récit (que l'on retrouve plus souvent sous son diminutif Kim), mais elle se fait malgré tout surnommer différemment par les gens de Fionavar, qui la désignent à maintes occasions sous son titre de prophétesse. L'utilisation du nom typé au détriment du nom contemporain (et vice versa) n'est pas faite à la légère et a, tout au long du récit, une signification particulière. Cet aspect sera d'ailleurs développé plus en détail

40 Ian Watt, op. cit., p. 24. 41 Voir Jean Markale, Le roi Arthur et la société celtique, Paris, Payot, 1983, p. 201. 42 Élisabeth Vonarburg a traduit le nom anglais « Guinevere », qui se retrouve dans le texte original de Guy Gavriel Kay, par le nom français moderne « Geneviève » plutôt que par celui plus ancien de « Guenièvre ». Dans ce mémoire, j’utiliserai les deux noms de façon équivalente, puisque ce choix de traduction diminue à mon avis l’effet que peut produire la mention du nom légendaire dans l’imaginaire du lecteur. C’est en effet le prénom « Guenièvre » plutôt que « Geneviève » qui est normalement associé à la légende. Si j'ai pris cette décision, c'est parce que moi-même, en lisant le roman (et sans m'en rendre compte), je lisais « Guenièvre » plutôt que « Geneviève », tellement ce dernier nom ne correspondait pas à la figure légendaire de mon encyclopédie intertextuelle.

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dans le chapitre IV, mais il est important de retenir que les deux types de noms sont présents et qu'ils font l'objet d'un jeu délibéré, lié à l'évolution psychologique des personnages. Cela montre bien que La Tapisserie de Fionavar oscille délibérément entre romance et novel. Il est également à noter que même les personnages plus typés du monde de Fionavar, ceux qui possèdent un archétype bien précis qui les détermine, sont présentés comme des êtres individualisés. Par exemple, la prêtresse Jaëlle, qui est surtout considérée par tous comme un symbole de pouvoir lié à la Déesse Mère, est aussi présentée comme une femme qui a ses propres forces, mais surtout ses propres faiblesses : « Il y avait une femme sous cette tunique blanche, une personne et non une simple figure symbolique. »

(FV-25) Ainsi, dans la Tapisserie de Fionavar, les personnages sont à la fois typiques des récits de novel et de ceux de romance.

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CHAPITRE II : LA HIGH FANTASY RENCONTRE LA FANTASY ARTHURIENNE

LA FANTASY ARTHURIENNE

Deux tendances majeures dominent aujourd'hui la Fantasy « sérieuse » d'inspiration médiévale : « Fantasy historique » et high fantasy, que l'on peut choisir de désigner par leur inspiration principale, sous le nom de Fantasy arthurienne et Fantasy tolkienienne. Quoique a priori ces sous-genres se présentent comme bien distincts et même opposés, leur expansion respective les voue à se croiser, à franchir leurs frontières pour fraterniser avec l'ennemi, et nous nous proposons de voir là un mouvement exemplaire du développement du genre1 […] L'intégration de la légende arthurienne dans la trame de La Tapisserie de Fionavar, identifié comme un récit de high fantasy, fait justement partie des éléments qui contribuent à rendre la trilogie de Guy Gavriel Kay moderne et originale. Dans ce chapitre-ci, il ne s'agira pas encore d'analyser le traitement de la légende dans le récit2, mais bien plutôt de voir comment l'auteur canadien brouille les frontières de la high fantasy en jumelant d'une certaine façon ce sous-genre à celui bien différent de la fantasy arthurienne. Il s’agira également de voir quel effet a cette hybridité générique sur l’acte de lecture. Toutefois, avant de discuter de l’incidence qu’un tel jumelage a sur le lecteur, il faut d’abord comprendre ce qu’est la fantasy arthurienne et en quoi elle diffère de son rival tolkienien.

Tout d’abord, « [l]'essence de leur opposition tient dans le domaine réservé par chacun au merveilleux – dans la question de savoir s'il vaut mieux le rêver presque accessible, peut- être vécu, dans un passé légendaire de notre monde, ou si la faërie sera davantage préservée dans un autre monde où sa cristalline pureté ne soit pas confrontée aux compromissions du réel3. » Ainsi, la high fantasy s’emploie généralement à créer un monde indépendant du nôtre dans lequel le merveilleux convoqué n’est généralement pas relié au réel du lecteur. Au contraire, la fantasy arthurienne met en scène une légende qui est censée se dérouler dans le monde du lecteur. Ce qui est raconté intervient donc sur son réel et le modifie ; le

1 Anne Besson, « Arthur et Tolkien, seigneur rivaux ? Fantasy et transfictionnalité », dans Anne BESSON et Myriam WHITE-LE GOFF [dir.], Fantasy, le merveilleux médiéval aujourd’hui, actes du colloque du CRELID, Paris, Bragelonne (Essais), 2007, p. 75. 2 Cette analyse plus particulière de l'utilisation de la légende et de ses principaux motifs sera effectuée dans la dernière partie de ce mémoire (chapitres V et VI). 3 Anne Besson, « Arthur et Tolkien, seigneur rivaux ? Fantasy et transfictionnalité », op. cit., p. 76.

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merveilleux intervient dans son univers connu, dans son propre passé historique et légendaire. Dans le cas de Guy Gavriel Kay, " l'essence " merveilleuse des deux sous- genres est liée d'adroite façon. Au cours du récit, le merveilleux lié à Arthur se déploie effectivement surtout dans un autre monde, celui de Fionavar, dans lequel ce personnage légendaire est appelé à intervenir, mais il se manifeste d'abord et avant tout – et pour la première fois – dans le monde du lecteur : « Vous comprenez, c'est dans votre univers qu'il est mort la première fois. » (AÉ-153) L’Arthur fictionnel de Guy Gavriel Kay conserve ainsi sa valeur légendaire même pour les protagonistes, qui sont originaires de la Terre ; l’existence d’Arthur relève d'un passé lointain dont les principales péripéties leur sont parvenues de la même façon qu’au lecteur, c’est-à-dire par l’entremise des légendes et des mythes qui entourent son nom4. La Tapisserie de Fionavar met en scène une prolongation de la légende plutôt qu’une reprise qui relaterait dans une variation nouvelle la même « première vie » d’Arthur, comme s’emploie normalement à le faire la fantasy arthurienne. Ce qui est raconté se passe après que le personnage légendaire et historique soit né, ait vécu et soit mort sur notre Terre. Bref, cela se passe après toute une existence au cours de laquelle un fil maudit lui a été attribué dans la tapisserie. Dans les moments de grands besoins, il est condamné à revenir à la vie et à revivre par la même occasion le tourment lié au triangle amoureux qui l’unit à Guenièvre et à Lancelot. Cette malédiction, qui est la conséquence des actes et des choix qui ont dominé l’existence d’Arthur lorsqu'il a vécu en Angleterre, est le pivot sur lequel Guy Gavriel Kay se base pour entremêler la légende arthurienne à son récit de high fantasy. Il est également à noter que c'est dans le monde fictionnel de la Terre et le présent des cinq Torontois (et donc en quelque sorte dans le monde et le temps du lecteur) qu'il est rappelé d'entre les morts par Kimberly 5 pour accomplir sa destinée et endosser le rôle qui lui est dévolu dans la tapisserie. Ainsi, non seulement l'histoire contamine effectivement le réel du lecteur en y intégrant des éléments de merveilleux, telle qu'Anne Besson le mentionnait, mais cette intervention est présentée comme contemporaine, et non pas seulement ancienne, ce qui intensifie l’effet de contamination. Le postulat de l’existence originelle d’Arthur dans l'univers fictionnel du

4 Je discuterai plus en détail des effets qu'a cette connaissance commune de la légende sur l'acte de lecture dans la troisième partie. 5 Pour lire le passage du réveil d'Arthur, voir FV-39 à 43.

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lecteur est donc le déclencheur d'un merveilleux qui se déroule dans le présent de la narration ; la malédiction dont Arthur est la victime fait en sorte que Kim peut le ramener à la vie sur Terre et ainsi lui permettre de se joindre aux forces qui se dressent contre Maugrim le Dévastateur sur Fionavar. Le lecteur est donc bel et bien en présence d'un merveilleux typique de la fantasy arthurienne, puisque le récit intervient dans sa réalité, du moins dans celle qui est mise en place par la fiction, mais aussi d'un merveilleux typique de la high fantasy, puisque la guerre, et avec elle la majeure partie du récit, se déroule sur un monde secondaire, celui de Fionavar. Ce caractère double dans la manifestation du merveilleux n’est pas uniquement présent lorsqu’il est question d’Arthur. En fait, le récit débute dans l’univers fictionnel du lecteur et c’est là que la première manifestation magique a lieu lorsque Lorèn Mantel d'Argent établit un contact avec Paul6. Les cinq protagonistes reviennent également dans leur monde originel à la fin du premier tome et ne retournent en Fionavar que lorsqu’Arthur est convoqué par Kim. En effet, cette dernière puise dans le pouvoir de sa bague pour ramener avec elle le Guerrier et ses quatre compagnons sur le monde de Fionavar. Il est d'ailleurs à noter que c’est sur la Terre que Paul découvre son pouvoir pour la première fois lorsqu'il se retrouve confronté à Galadan dans une salle d'exposition. Voulant sauver Jennifer qui l'accompagne, il réussit à se projeter avec elle au Brennin. Le merveilleux pénètre donc le réel du lecteur lorsqu’il se manifeste dans l’univers des Torontois tout en demeurant plus typique de la high fantasy lorsqu’il se déroule dans le monde secondaire. Ainsi, en ce qui concerne la manifestation du merveilleux, la fantasy arthurienne et la high fantasy se retrouvent habilement mêlés dans la trame de La Tapisserie de Fionavar.

Un autre aspect qui permet de différencier les deux sous-genres est la période historique dans laquelle les récits se déroulent : « Quant à la période historique où se déploie la Fantasy arthurienne, elle s'avère volontairement floue, oscillant entre plusieurs contextes (V-VIe et XII-XIIIe siècles) d'un Moyen Âge dénué de toute vraisemblance documentaire, et essentiellement compris comme le temps d'une coexistence des peuples et des croyances7. » Dans la high fantasy, il s'agit plutôt d'une époque inspirée du Moyen Âge. En fait, la plus grande différence entre les périodes historiques respectives des deux sous-genres consiste

6 Il s'agit d'un contact mental magique qui permet au magicien d'entrer dans l'esprit de Paul. (AÉ-11) 7 Anne Besson, « Arthur et Tolkien, seigneur rivaux ? Fantasy et transfictionnalité », op. cit., p. 79.

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en la relation que ce caractère médiéval entretient avec le véritable monde du lecteur. Dans la fantasy arthurienne, il s'agit d'une version merveilleuse de notre propre passé historique, l'époque médiévale, alors que la high fantasy se déroule dans un temps indéfini sur un monde qui n'est pas le nôtre. Alors que la fantasy arthurienne propose de raconter une histoire qui se déroule dans une période relativement floue, mais malgré tout identifiée comme appartenant à notre passé, la high fantasy raconte une histoire qui se déroule dans une sorte de hors-temps. Bien que la différence entre les deux périodes historiques représentées puisse paraître mince, elle n’en demeure pas moins importante. C'est en effet ce qui permet de retrouver dans la fantasy arthurienne un « jeu, repris par chaque auteur, sur la polarité entre vraisemblance historique et autonomie merveilleuse8. » Jeu qui n'est pas totalement absent de la trilogie de Guy Gavriel Kay, malgré le cadre affiché de la high fantasy. En effet, faire vivre plusieurs existences à Arthur permet à l’auteur de présenter une version merveilleuse nouvelle et inédite tout en conservant l’aura un peu floue de sa première existence légendaire et historique. Toutefois, c’est bel et bien dans un cadre typique de la high fantasy que la trilogie se déroule. De fait, si à l'ouverture des deux premiers tomes les protagonistes sont sur la Terre à une époque contemporaine, lorsqu’ils traversent dans le monde de Fionavar, ils basculent dans un hors-temps, dans un monde d'où toute technologie est absente, où la nature est encore indomptée et où les dieux marchent encore parmi les hommes. C’est donc dire que le rattachement à la fantasy arthurienne n’a que peu d’impact en ce qui concerne l’ancrage historique.

Ainsi, les deux sous-genres se différencient par leur traitement du merveilleux et par la période historique représentée. Dans les deux cas, comme il a été démontré, Guy Gavriel Kay ne s'inscrit jamais complètement et uniquement dans l'un ou l'autre des sous-genres, bien qu'il soit évident que la high fantasy domine la trilogie. Les deux aspects susmentionnés ne sont toutefois pas ce qui permet hors de tout doute de séparer la high fantasy et la fantasy arthurienne. En effet, la caractéristique qui permet avant tout et surtout de les distinguer est le sujet même de la diégèse ; la fantasy arthurienne raconte la légende arthurienne, ce que la high fantasy ne fait (normalement) pas. Il s’agit d’un élément évident qui permet de classer des fictions de fantasy relativement similaires dans deux sous-genres

8 Ibid., p. 77.

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différents. Mais c’est connu, là où il y a des frontières établies et acceptées par un lectorat apparaissent presque toujours des transgressions qui bousculent les attentes. Entre fictions déjà proches, mais nettement séparées, on repère désormais des connexions possibles, des zones où se superposent leurs encyclopédies respectives – si l'on admet, à la suite de Richard Saint-Gelais, qu'un genre peut se définir comme un ensemble de textes sollicitant chez son lecteur un domaine encyclopédique spécifique : comme un réglage de lecture qui fait qu'on attend de la Fantasy tolkienienne des créatures de type elfique par exemple, et qu'on ne s'attend pas en revanche, avant qu'on nous prouve le contraire, à les voir rencontrer Morgane ou Lancelot9… L'intégration de personnages de la légende arthurienne dans la trame du récit provoque ainsi un « effet de surprise qui consiste simplement en la contradiction d'une prédiction fondée sur les régularités d'un genre ou d'une routine, sans que cette contradiction implique nécessairement une obscurité stratégique du texte. Créer un effet de surprise, c'est pousser l'interprète à émettre des hypothèses, c'est anticiper ses attentes concernant la suite du texte et ensuite les décevoir […]10. » Toutefois, afin que la surprise causée par l’apparition de Morgane ou de Lancelot soit effective, il faut que le lecteur possède des connaissances encyclopédiques qui règlent ses attentes de lecture, et donc qu’il possède une expérience de lecture en high fantasy relativement considérable. Le lecteur doit savoir au préalable que la légende arthurienne est normalement réservée à un champ bien précis de la littérature de fantasy pour percevoir que son intégration dans La Tapisserie du Fionavar a quelque chose d’inattendu. En effet, « [b]eaucoup de textes révèlent immédiatement leur Lecteur Modèle en présupposant apertis verbis […] une compétence encyclopédique spécifique 11. » Un texte associé à un genre particulier implique ainsi un horizon d’attente précis chez le lecteur qui maîtrise cette encyclopédie. Cet horizon est d’ailleurs souvent orienté par le paratexte (le titre, le sous-titre, la collection, le classement éditorial, le prière d’insérer, etc.). Or, La Tapisserie de Fionavar ne laisse transparaître dans son paratexte aucun indice qui permettrait d’associer les romans à la légende arthurienne. Au contraire, tout invite le lecteur à attendre un récit de high fantasy typique, ce que la lecture du premier tome confirme d'ailleurs. La référence à Tolkien en quatrième de couverture est évidemment, comme il a été indiqué au premier chapitre, un facteur déterminant en ce qui concerne les horizons d'attente du lecteur, qui trouve automatiquement dans cette comparaison un point

9Ibid., p. 79-80. 10 Raphaël Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil (Poétique), 2007, p. 108-109. 11 Umberto Eco, Lector in fabula, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche (essais), 2004, p. 68.

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de repère générique. Jauss écrit qu'« il faut avoir reconnu l'horizon antécédent, avec ses normes et tout son système de valeurs littéraires, morales, etc., si l'on veut évaluer les effets de surprise, de scandale, ou au contraire constater la conformité de l'œuvre à l'attente du public12. » Umberto Eco mentionne lui aussi que l’encyclopédie du lecteur influence l’effet de surprise que génère un texte : « Naturellement, les scénarios intertextuels circulent dans l’encyclopédie, ils se prêtent à différentes combinatoires et l’auteur peut sciemment décider de ne pas les observer, justement pour surprendre, tromper ou amuser le lecteur 13. » Le lecteur qui a reconnu dans la trilogie les scénarios intertextuels liés à la high fantasy lit donc avec surprise le premier passage qu'il perçoit comme une référence à la légende arthurienne. En effet, une référence à la légende trop subtile pour l'encyclopédie d'un lecteur ne sera pas perçue comme telle, d'où le fait que cette reconnaissance variera d'une personne à l'autre. Dès le moment, donc, où le lecteur découvre que le Guerrier n’est nul autre que le fameux roi Arthur, il prend conscience que c'est un élément non conforme aux normes établies par le genre et qui déroge à ses horizons d'attente.

La révélation de la présence d'Arthur dans la trame du récit n'est présentée qu'au début du deuxième tome, ce que plusieurs ont d'ailleurs vu comme un revirement inattendu qu'il n'avait peut-être pas prémédité, ce dont l’auteur lui-même s’est étonné : « Some people reading the trilogy were surprised by the emergence of the Arthurian figures in the second volume, despite what I thought were fairly extensive foreshadowings in the first. I have encountered responses like, why does Arthur suddenly come in ? or did you suddenly decide partway through to bring the Arturian material in ? The Arthurian material was, in fact, integral to the first conception of the trilogy 14 . » Si certains lecteurs ont eu l'impression que la légende arthurienne arrivait en quelque sorte inopinément, c'est qu'ils ne la connaissaient pas suffisamment pour avoir perçu les indices présents dans le premier tome, ou alors, s'ils les connaissaient, c'est qu'ils n'ont pas prêté attention à ces indices, justement parce qu'ils ne pouvaient pas se douter que la figure d'Arthur allait apparaître dans un récit de high fantasy, ce qui est parfaitement légitime. Ce sont deux postures

12 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1987, p. 14. 13 Umberto Eco, op. cit., p. 104. 14 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay. The Autorized Website, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10 septembre 2010]

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différentes qui, dans un cas comme dans l'autre, provoquent de l'étonnement. Il s'agit d'un effet de surprise que Guy Gavriel Kay apprécie tout particulièrement : « What I like to do with the readers is to try to create a situation […] in which you read a twist in the plot and you say, what the hell ? Then ten seconds later you say, of course ! I love that double effect when you catch the reader completely for a moment, and then, the readers says, I shouldn't have been surprised, but I was15. » Ce désir qu’a Guy Gavriel Kay de provoquer ce genre de réaction peut d’ailleurs expliquer pourquoi les premières références à la légende sont introduites uniquement sous forme d’allusions. Il est à noter que le texte peut être reçu par un lecteur qui ne connaissait pas les composantes du genre de la high fantasy, mais qui connaissait la légende arthurienne ou par un lecteur, plus rare, qui ne connaissait ni l'un ni l'autre. Dans ces cas, aucune surprise n'est possible, parce qu'aucune encyclopédie liée au sous-genre ne prédéfinissait l’horizon d'attente.

LE MYTHIQUE RENCONTRE LE LÉGENDAIRE

Avant d'analyser plus avant ce que la convergence de deux sous-genres distincts, celui de la high fantasy et celui de la fantasy arthurienne, a comme effet sur l'acte de lecture, il convient de voir de quelle façon le premier tome annonce l'arrivée de la légende arthurienne. En effet, si les indices sont bel et bien présents, ils sont toutefois insérés dans la trame du récit de façon subtile, permettant ainsi la surprise de découvrir Arthur, tout en faisant de son apparition un aboutissement « naturel » du premier volume. Le lecteur peut alors revenir en arrière et saisir ce qu'il n'avait pas compris jusqu'alors ; les signes avant- coureurs de l'arrivée d'Arthur, qui étaient passés inaperçus à la première lecture, deviennent autant d'indices évidents à la seconde lecture.

La première fois que le texte fait référence à Arthur, du moins au personnage qui s'avère plus tard être Arthur, tout est réuni pour que le lecteur soit placé dans une position d'incertitude. C'était un lieu parsemé de pierres massives, culbutées en tous sens. Le vent soufflait sur de vastes prairies. C'était le crépuscule. Elle [Kimberly] connaissait presque cet endroit, le nom en était si proche de ses lèvres que son incapacité à le prononcer lui laissait un goût amer. En soufflant entre les pierres, le vent hurlait une plainte glacée. Elle était venue chercher celui dont on avait besoin, mais elle savait qu'il n'était pas là. Elle portait à son

15 Ibid.

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doigt un anneau serti d'une pierre qui brillait d'un rouge sourd dans le crépuscule ; c'était à la fois l'insigne de son pouvoir et son fardeau. Les pierres assemblées exigeaient d'elle une invocation que le vent menaçait de lui arracher des lèvres. Elle savait ce qu'elle était venue dire et son cœur se brisait dans un chagrin plus déchirant que tout ce qu'elle avait éprouvé jusqu'alors, devant le prix que ses paroles feraient payer à l'homme qui répondrait à son invocation. Dans le rêve, elle ouvrait la bouche pour prononcer les mots. (AÉ-35) Cette scène est en réalité un rêve que Kim fait avant la première traversée dans le monde de Fionavar, alors qu'elle n'est encore que Kimberly Ford, et non pas la prophétesse du Brennin. Le lecteur ne sait pas encore l'importance que prennent les rêves de ce personnage et ne cherche donc pas encore à percer l'identité de cet homme. Il convient toutefois de préciser qu'une longue tradition littéraire fait des rêves des personnages des épisodes significatifs. Ainsi, le lecteur au fait de cette tradition pourra accorder une attention spéciale à ce passage. De plus, son intérêt est attisé par le fait que Guy Gavriel Kay emploie une méthode narrative bien connue qui consiste à dire sans dire ; le lecteur sait que Kim prononce des mots importants, puisque le texte le dit, mais ces mots ne sont pas révélés et demeurent un mystère jusqu'à l'épisode où Arthur est bel et bien réveillé d'entre les morts. La curiosité est accentuée par le silence qui est gardé sur le plus important, sur l'information que le lecteur veut réellement obtenir. En effet, ici, selon la terminologie de Baroni, il s'agit davantage d'un effet de curiosité que de suspense : « Il y a création d'un effet de curiosité quand on constate que la représentation de l'action est incomplète. Quand l'incomplétude du texte s'accompagne de l'attente que le texte fournira une réponse après un certain délai, la curiosité produit l'une des modalités de la tension narrative. Dans ce cas, il y a également une forme quelconque de retardement stratégique de la réponse qui oriente l'interprétation vers un dénouement à venir 16. » C'est ce qui permet d'aviver l'intérêt du lecteur sur des points précis de la diégèse par le biais de techniques narratives qu’Umberto Eco appelle des signaux de suspense. [U]n texte narratif introduit des signaux textuels de différents types pour souligner que la disjonction qui va être occurrente est importante. Appelons-les signaux de suspense. Ils peuvent, par exemple, consister à différer la réponse à la question implicite du lecteur. […] Les signaux de suspense sont parfois aussi donnés par la division en chapitre, la fin du chapitre coïncidant avec la situation de disjonction. Parfois encore, la narration procède par épisodes et introduit un laps de temps imposé entre la question (pas toujours implicite) et la réponse. Nous disons alors que l’intrigue, au niveau des structures discursives, travaille à préparer les attentes du Lecteur Modèle au niveau de la fabula et que, souvent, les attentes

16 Raphaël Baroni, op. cit., p. 99-100.

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du lecteur sont suggérées par la description des situations explicites d’attente, souvent angoissée, du personnage17. Dans la trilogie, la curiosité liée à Arthur se concentre autour du mystère du « Guerrier ». En effet, le lecteur apprend au cours de la diégèse que Kim sera celle qui réveillera le Guerrier. Le texte ne dit jamais qui il est, mais en parle à de multiples reprises. Le délai entre la question (qui est-il ?), qui traverse le premier roman, et la réponse (Arthur Pendragon) qui est révélée au début du deuxième roman est ce qui permet à l'auteur de maintenir et de renforcer la tension narrative relative au mystérieux Guerrier. La curiosité créée par le retard de la réponse est en plus renforcée par les non-dits qui engendrent chez le lecteur de l'anticipation, voire de la frustration. Ce passage en est l'exemple parfait : « […] Vous comprenez, c'est dans votre univers qu'il est mort la première fois. — Qui est mort ? murmura Kimberly. — Le Guerrier. Celui qui meurt toujours et n'a pas droit au repos. C'est son destin. » Kim serra les poings : « Pourquoi ? — Au tout début de ses jours, il a commis une faute très grave, et pour cette raison n'a pas droit à la paix. On le raconte, on le chante et on l'écrit dans chacun des univers où il a combattu. […] » […] « C'est le Guerrier. Celui qui ne peut être invoqué qu'en cas d'extrême besoin, seulement par magie, et seulement par son nom. » […] « […] Son nom secret, nul ne le connaît, nul ne sait même où l'on pourrait le découvrir, mais il y en a un autre qu'on lui donne toujours. […] » Ysanne prononça le nom du Guerrier. (AÉ-153) On observe ici une tentative délibérée d'aiguillonner la curiosité du lecteur. Le Guerrier est ainsi souvent évoqué, mais toujours en omettant délibérément de dire son véritable nom, celui que le lecteur attend de découvrir. Ysanne le prononce pourtant bel et bien, mais le narrateur le tait au lecteur, se contentant de dire qu'elle « prononça le nom du Guerrier. » Cela rend d'autant plus net l'effet de censure du texte autour du Guerrier. Seule Kim possède l'information et le lecteur est volontairement et explicitement mis à l'écart. La frustration du lecteur est encore plus attisée par le savoir que ce Guerrier est né dans son univers et qu'il y a sur la Terre, comme dans chacun des « univers où il a combattu », selon les dires d'Ysanne, des chants et des textes qui racontent sa vie. Le lecteur peut donc supposer qu'il le connaît, qu'il pourrait presque fermer son tome de La Tapisserie de Fionavar et se rendre à la bibliothèque pour s'informer sur le compte de ce personnage mystère. À condition de connaître son nom…

17 Umberto Eco, op. cit., p. 144-145.

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Les indices sont ainsi donnés peu à peu ; des miettes qui sont laissées en cours de narration pour former une piste qui mène au bout du compte à Arthur. Guy Gavriel Kay provoque la curiosité en laissant échapper toujours plus d'informations, évoquant au fur et à mesure plus de bribes de son passé. « Les péchés des enfants, pensa-t-elle dans son rêve en reconnaissant l'endroit […]. La voie qui menait au Guerrier passait par une tombe et par les os ressuscités du père qui ne l'avait jamais vu vivant. » (AÉ-376), est-il révélé vers la fin de l'Arbre de l'Été. Il s'agit d'une référence à l'épisode des enfants de mai de la légende arthurienne, alors qu'Arthur fait tuer tous les enfants nés en même temps que Mordred, son fils engendré de l'adultère, afin de s'assurer que son péché meure définitivement. Un personnage de la légende, Taliésin, est également réincarné en le personnage de Flidaïs. Ce dernier le dit à Dave lors de leur première rencontre, quoique cette information soit perdue dans le flot de ses paroles incompréhensibles et chaotiques : « J'ai été la lame d'une épée, lui confia Flidaïs […]. J'ai été une étoile dans la nuit, un aigle, un cerf dans une autre forêt que celle-ci. Je suis allé dans votre univers et j'y suis mort deux fois. J'ai été et un harpiste et une harpe. […] J'étais Taliésin. J'ai été un saumon. » (AÉ-355-356) Ainsi, plusieurs indices sont disposés, mais le lecteur ne les perçoit pas nécessairement comme tels, ou du moins peut échouer à les interpréter, parce qu'il ne s'attend pas à se retrouver confronté à la fantasy arthurienne18. Au début du volume II, qui dévoile le mystère du Guerrier, les indices se multiplient et se précisent jusqu'à la révélation finale. Le lecteur apprend successivement que le Guerrier se trouve en Angleterre, plus précisément à Stonehenge et que son père, un roi, ne l'a jamais connu : « Stonehenge. Où était enseveli un roi, un géant en son temps, mais petit, bien petit auprès de celui dont, par delà les murs de la mort, il gardait le nom sacro-saint. » (FV-32) Le nom du père est finalement nommé, Uther

Pendragon (FV-38), puis le nom de sa mère, Ygraine (FV-38). S'en suivent ensuite rapidement la mention de la légendaire île d'Avalon (FV-40) et enfin celle du personnage de Merlin (FV-

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LA CONVERGENCE DE DEUX LECTORATS : POUR UN LECTEUR DÉSTABILISÉ

18 Dans La Tapisserie de Fionavar, Guy Gavriel Kay convoque surtout une version « celtique » d’Arthur, loin d’être la plus familière pour le lecteur. C’est pour cette raison, entre autres, que les références à Taliesin ou à l’épisode du meurtre des enfants n’évoqueront pas nécessairement d’échos dans l’esprit du lec teur.

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Les clés de lecture sont là, mais comme la trilogie est annoncée comme un récit de high fantasy, il est possible que le lecteur ne soit pas nécessairement familier avec la légende, à la différence d’un lecteur du sous-genre de la fantasy arthurienne. Ainsi, même à la mention d'Uther Pendragon, « d'Ygraine abusée, et d'un fils engendré grâce à un mensonge » (FV-38), le lecteur peut encore ignorer qu'il est confronté à la légende arthurienne. Si, ensuite, les mentions de l'île d'Avalon et de Merlin ne suffisent pas à révéler à ce lecteur dont l'encyclopédie est lacunaire qu'il s'agit du roi de la légende, alors la révélation du nom du Guerrier en dévoile définitivement la présence : « J'étais Arthur ici, n'est-ce pas, dame ? »

(FV-42). Mais voilà, entre savoir qui est le fameux roi Arthur et connaître réellement sa légende en détail, il y a un énorme fossé. Le lecteur modèle de la trilogie serait donc familier à la fois avec la high fantasy et avec la légende arthurienne. Or, le corpus arthurien et le corpus tolkienien n’ont pas nécessairement le même lectorat. Toutefois, il serait erroné de dire que les deux lectorats sont complètement distincts l'un de l'autre ; ils se recouvrent en partie. La Tapisserie de Fionavar étant présentée comme faisant partie du deuxième corpus, Guy Gavriel Kay a dû considérer la possibilité que son lecteur pouvait avoir une encyclopédie lacunaire lors de l'écriture du roman. I simply assumed that educated people today – and one always likes to hope one's readers are educated – would know the broad outlines of the Arthurian story. I didn't expect they would remember Arthur's role as child slayer, and so I gave a fairly clear description of what happened at that point in the myth. I did, however, assume that the broadest outlines of the love triangle and its resolution were part of the common repository of cultural knowledge for most people. I found out that I was wrong. […] I found myself having to give potted history of the relationship between the three of them, and how Camelot was unravelled in the war that Arthur made upon Lancelot after Guinevere was rescued. This forced me […] to introduce a few small glosses to flesh out the story of the love triangle for the reader who might not be familiar with it19. Ainsi, comme le dit Umberto Eco, « prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement " espérer " qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence, mais, de plus, il contribue à la produire20. » Guy Gavriel Kay, en ajoutant les informations potentiellement manquantes à son lecteur, contribue à en faire son lecteur modèle. Il lui donne des outils afin que les ressorts du récit conservent leur pleine force dans l'intrigue. L'auteur doit en effet faire évoluer l'intrigue autour du triangle d'Arthur, de Guenièvre et de Lancelot tout en s'assurant

19 Raymond H. Thompson, op. cit. 20 Umberto Eco, op. cit., p. 69.

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que le lecteur possède un savoir suffisant pour suivre l'évolution de leur histoire. Il intègre donc à son récit les renseignements essentiels à sa compréhension, tout en laissant aux plus érudits la possibilité de déceler les références qui sont présentes dans la trame narrative, mais qui ne sont pas obligatoires à la bonne compréhension globale de l'intrigue. « Son Lecteur Modèle, [l’écrivain] se le construit en choisissant les degrés de difficultés linguistiques, la richesse des références et en insérant dans le texte des clefs, des renvois, des possibilités, même variables, de lectures croisées21 », affirme Umberto Eco. Toutefois, il n'est pas dit qu'un texte possède un seul lecteur modèle. La Tapisserie de Fionavar est écrite autant pour des lecteurs qui liront la trilogie en ne voyant que le tissu créé par l'auteur, donc en percevant uniquement les indices explicites, alors que d'autres lecteurs plus érudits pourront en plus appréhender les fils qui le constituent, c’est-à-dire les allusions plus subtiles qui se retrouvent dans la trame narrative. Les références mythologiques – pas uniquement celles reliées à Arthur, mais aussi celles tirées des cultures nordique et celtique – sont en effet innombrables. Elles infiltrent de diverses manières la trame narrative, mais leur présence ne laisse, à la lecture davantage préoccupée de suivre le fil de l'intrigue, qu'une impression générale de richesse mythologique. Ce n'est que lorsque le lecteur interrompt cette sorte de lecture et qu'il tente d'analyser davantage le texte qu'il peut démêler les fils entrelacés dans la trilogie. C'est à ce travail que les chapitres qui suivent s'attarderont.

21 Umberto Eco, op. cit., p. 72.

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D EUXIÈME PARTIE : LES MYTHOLOGIES

CELTIQUE ET NORDIQUE

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CHAPITRE III : LA CRÉATION DU MONDE SECONDAIRE

FIONAVAR, PREMIER DES MONDES

Dans cette partie, il sera question de l’utilisation de la mythologie dans La Tapisserie de Fionavar. Le présent chapitre se penchera plus spécifiquement sur la création du monde secondaire de Fionavar dans ses multiples facettes. Il convient de commencer l’analyse par l’aspect le plus général de la création de l’univers fictionnel, soit par la forme que prend Fionavar en tant que monde « matériel », c’est-à-dire en tant que planète fictive. Comme il a été mentionné dans le chapitre précédent, le monde fictionnel créé par Guy Gavriel Kay est présenté comme étant le premier de tous. Il s'agit d'un monde qu'Anne Besson appelle matrice, c'est-à-dire que ce monde central est à l'origine de tous les autres1. Fionavar est en effet le monde originel dont tous les autres ne sont que des échos, de pâles copies qui, à un moment où à un autre de leur histoire, se sont éloignées de leur modèle. Il y a de la magie en Fionavar. Je [Lorèn Mantel d'Argent] vous en ai montré un peu, ici même. Il y a aussi des créatures, bienveillantes et maléfiques, qui coexistent avec l'humanité. Votre propre monde était ainsi autrefois, même s'il s'est écarté depuis longtemps de la trame originale. Les légendes dont j'ai parlé ce soir à l'auditorium sont les échos, à peine compris désormais, de matins où l'être humain ne marchait pas seul, où d'autres créatures, amies ou ennemies, vivaient dans les forêts et les collines. (AÉ-22) Fionavar est donc présenté au lecteur comme un univers où la vérité fondamentale est préservée, vérité qui est parvenue au lecteur uniquement sous forme de mythes et de légendes. La trilogie, en présentant un univers originel dominé par la magie, explique les bribes de merveilleux qui teintent les récits du passé terrestre. Elle affirme par cette posture qu'elle est « vraie », puisque des indices connus – les mythes et les légendes – peuvent être observés dans le monde concret du lecteur. À ce sujet, il n'est pas banal que l'auteur ait délibérément choisi de faire commencer l’histoire sur la Terre, à Toronto, alors que cinq étudiants – les futurs héros de la trilogie – assistent au « Second Colloque international sur les Celtes » (AÉ-7). Lorèn Mantel d'Argent explique par la suite aux cinq Torontois que les légendes et les mythes dont il parlait dans le colloque2 étaient les échos du monde de

1 Anne Besson, « Hyperconscience générique et expansion fictionnelle : quelques images de monde dans les littératures de l’imaginaire contemporaines », dans le cadre du séminaire du CRILCQ « Narrativités contemporaines », Université Laval, mardi le 7 février 2012. 2 Lorèn Mantel d'Argent emprunte une autre identité sur Terre : Lorènzo Marcus. C'est ce fameux Lorènzo, une « légende » (AÉ-13) dans le domaine de la mythologie celtique, qui est le conférencier du colloque.

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Fionavar. Il s'agit ici de métatextualité, c'est-à-dire que le texte parle de lui-même, il explique son propre mécanisme en affirmant, par le biais de cette référence implicite, que sa trame narrative a été inspirée de mythes et de légendes celtes. Ainsi, en lisant les propos de Lorèn Mantel d'Argent, « le lecteur attentif (i.e. aussi et surtout convenablement conditionné) voit-il s'esquisser un horizon d'attente 3 » ; il attendra, voire cherchera, des références à la mythologie celtique dans la trame narrative.

Dans La Tapisserie de Fionavar, tous les univers sont reliés entre eux, puisqu'ils proviennent tous de la même source. C'est ainsi que Lorèn Mantel d'Argent affirme qu'« il existe un pont entre nos univers. » (AÉ-167) Toutefois, le voyage de l'un à l'autre n'est pas aisé et des manipulations magiques sont nécessaires pour franchir ce pont. Seul en Fionavar ces manipulations sont possibles, ce qui explique que les Terriens n'aient jamais eu conscience de l'existence de Fionavar et des autres mondes : « Il existe bien des univers, dit-il, dans les nœuds et les boucles du temps. Ils se croisent rarement et, pour la plus grande part, demeurent inconnus les uns des autres. C'est seulement en Fionavar, la création originelle dont toutes les autres sont le reflet imparfait, qu'a été rassemblé et sauvegardé le savoir qui permet de passer d'un univers à l'autre […] » (AÉ-19) Le fait que les habitants des divers mondes fictifs ignorent l'existence des autres univers ne change rien au fait que le lien entre les mondes existe et qu'il entraîne une conséquence déterminante pour tous. En effet, sans qu'ils ne s'en aperçoivent, leur vie sur leur planète est en danger, car « ce qui arrive en Fionavar se trouvera reflété [sur la Terre] comme dans tous les autres univers, où qu'ils soient » (FV-6). La guerre qui se déroule sur Fionavar ne détermine pas uniquement le destin d'un monde, mais celui de tous. L'enjeu de la trilogie se reflète donc dans le monde fictionnel du lecteur, ce qui peut accroître l’importance que l'issue de la bataille aura à ses yeux, car sa réalité semble impliquée, quoique secondairement, dans la diégèse.

LA MYTHIFICATION DU MATÉRIAU THÉMATIQUE

Une caractéristique importante du monde fictionnel de La Tapisserie de Fionavar, qui est partagée par la majorité sinon tous les univers de fantasy, est la mythification du matériau thématique : « bien entendu, une bonne part de la production, dès ses débuts,

3 Frank Wagner, « Du métatextuel à la métatextualité », dans Alain Tassel [dir.], La métatextualité, Nice, Université de Nice, 2000, p.13 à 28.

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exploite thématiquement tel ou tel héritage mythique, mais au-delà de ces références plus ou moins directes ou retravaillées, nous pouvons constater une tendance plus générale encore du genre à " mythifier " ses matériaux thématiques4 ». La mythification permet de donner une certaine profondeur au monde fictionnel. Par ce procédé, l’univers créé est en effet lié à un passé légendaire, même si celui-ci est en partie inventé pour l’occasion. Cette inscription dans une sorte d’historicité permet d’affirmer que le monde fictionnel possède également un passé et un futur, et non pas uniquement un présent de la narration. En effet, le récit de la trilogie ne raconte pas seulement les péripéties présentes des héros, mais il raconte aussi en parallèle l'histoire du Baël Rangat, vieille d’un millier d’années et devenue légendaire dans ce monde. Il s’agit d’une époque du monde de Fionavar où le Mal – représenté par le dieu déchu Rakoth Maugrim – a été repoussé pour la première fois. Cette tranche du passé fait office de point de référence ; les années se comptent désormais à partir de cette date et les événements extraordinaires sont comparés à ceux advenus durant cette terrible guerre. Par exemple, Brendel, un lios alfar, calcule son âge en affirmant qu’il « est né quatre cents ans après le Baël Rangat » (AÉ-184), comme on le fait avec Jésus Christ sur la Terre.

Les événements du Baël Rangat forment une mythologie du monde de Fionavar souvent évoquée par les personnages de la trilogie. La Tapisserie de Fionavar s’ouvre d'ailleurs sur une mise en place de cette mythologie. Le narrateur raconte brièvement la séquestration de Rakoth Maugrim sous la montagne et la succession des années qui transforme des hauts faits en souvenirs et en rumeurs. […] mais avec le passage des années ces rumeurs s'estompèrent, comme toutes les rumeurs, dans la brume d'une histoire à demi oubliée. L'ouragan des années emporta des âges et des âges. Partout ailleurs que dans les lieux de savoir, Conary lui-même n'était plus qu'un nom, comme Ra-Termaine. Oubliée aussi, la chevauchée de Révor à travers le Daniloth lors de la nuit au crépuscule écarlate. Devenue chanson pour les nuits d'ivrognes dans les tavernes, elle n'était ni plus vraie ni plus fausse que les autres chansons à boire, et ni plus ni moins encourageante. (AÉ-1-2) Un exemple de chanson à boire évoqué dans la trilogie est celle que chante Tégid, un homme au service du prince Diarmuid, lorsqu'il revient complètement ivre d’une soirée passée à la taverne. Les cinq Torontois l’entendent alors chanter une partie d’une chanson qui raconte la chevauchée de Révor :

4 Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 72-73.

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[…] quelqu'un approchait en chantant d'une voix mal affermie, quelqu'un qui avait beaucoup bu : Ceux qui avec Révor allèrent cette nuit-là Accomplirent un exploit qui toujours durera Le Tisserand fit d'une plus brillante étoffe Ceux qui chevauchèrent à travers le Daniloth (AÉ-46) Toutefois, ce n'est pas uniquement par le biais de chansons que ces bribes de passé font irruption dans le présent de la narration. Les légendes racontées aux enfants en forment également une grande partie : « Certains récits en parlaient, qui étaient devenus des légendes, des motifs pour des tapisseries, pour les cauchemars des enfants. » (AÉ-425) Notons toutefois que les mythes et les légendes ne sont que rarement racontés et donc communiqués au lecteur; ils sont au contraire bien plus souvent uniquement évoqués. Ce sont les personnages eux-mêmes, du moins ceux originaires de Fionavar, qui en ont pris connaissance durant leur jeunesse. Ces histoires, loin d'être oubliées par ces enfants devenus adultes, restent présentes dans leurs souvenirs. La peur insufflée par les créatures de ces récits influence leurs actes ; tous savent que, comme toute légende, une part de vérité y est conservée. C'est ainsi que le lecteur peut lire ce passage : « Torc n'avait jamais vu d'urgach, personne de la tribu n'en avait jamais vu, mais il y avait assez de légendes et d'histoires racontées la nuit pour le rendre prudent. Il se rappelait très bien les histoires, celles d'avant la catastrophe, quand il n'était qu'un enfant parmi les enfants de la troisième tribu, un enfant comme les autres, frissonnant d'une agréable terreur près du feu, inquiet de se faire envoyer au lit par sa mère alors que les anciens racontaient leurs histoires. » (AÉ-274) Toutefois, si la crainte qui leur est inspirée par les récits du passé demeure bien vivace dans l'esprit des gens qui vivent sur Fionavar, elle est absente chez les héros torontois qui, ayant été élevés sur la Terre où les histoires pour enfants sont différentes, ne peuvent reconnaître les résurgences du passé de Fionavar : « Il [Dave] n'était pas de Fionavar, ne connaissait pas les légendes de la Forêt qui auraient pu l'épouvanter ». (AÉ-341)

Les chansons, les légendes et les jeux pour enfants évoqués permettent d’établir le passé du monde fictionnel. Dans la trilogie, plusieurs sources fictives sont inventées pour relater les différents événements advenus jadis5. Il est à noter que l’auteur intègre souvent ces récits du

5 Le lecteur lit donc des phrases comme celles-ci : « Ainsi le disent certaines histoires et certaines chansons » (AÉ-328) et « L’Histoire est vraiment compliquée à présent, et elle intègre de nombreuses autres histoires des Grandes Années. » (AÉ- 329-330).

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passé par le biais de l'apprentissage des cinq Torontois qui, en même temps que le lecteur, découvrent le monde de Fionavar. Les explications qu’ils reçoivent et les histoires qu’ils se font raconter sont présentes pour initier à la fois les héros et le lecteur. Un bon exemple de ce procédé est le moment où Kim devient prophétesse et qu’Eilathèn tisse pour elle l’origine du monde de Fionavar (AÉ-114-116), c’est-à-dire qu’il lui transmet en esprit des images de l’histoire de Fionavar, et ce, de ses origines jusqu'au présent de la narration. Si cet événement est indispensable à l’évolution de la protagoniste, il est également une occasion pour le narrateur d’informer le lecteur. En l’espace de trois pages, il peut ainsi résumer la mythologie de Fionavar et fournir des clés de lecture indispensables. L’intrigue est donc en quelque sorte subordonnée à la découverte du monde et de son passé.

La mythologie est mise en place grâce à l’insertion dans le récit des diverses histoires et chansons véhiculées par le peuple, mais aussi par les poètes et les chanteurs renommés du monde fictionnel : « les auteurs de cycles de Fantasy citent des récits, des chansons, dont le titre et l'auteur peuvent être précisés, et renvoient pour leur origine à d'antiques archives6 ». Lévon, un Dalreï, fera ainsi référence à la chanson qui raconte l’histoire de Lisèn et d’Amairgèn : « Cette rencontre, une seule chanson la célèbre. Elle fut composée peu de temps après par Ra-Termaine, le plus grand des chanteurs […]. C’est le plus beau lai jamais composé, et aucun poète depuis ne s’est essayé à ce thème. » (AÉ-328) Il s'agit en réalité d'une forme d'intertextualité fictive : « Ce n'est qu'en trompe-l'œil que les allusions intertextuelles et récits insérés enrichissent la cohérence du monde fictionnel7 ». En effet, il est impossible de lire nulle part cette fameuse chanson ; le lecteur doit se contenter de cette allusion pour supposer que le passé de Fionavar est parcouru d'autres récits qui ne sont pas racontés en entier dans la trilogie.

Si le passé est source de mythologie pour le présent de la narration, le présent de la narration devient à son tour une source de mythes pour le futur. La mythification du matériau forme donc une chaîne. L'histoire racontée se transforme elle-même en légende, en mythe, qui sera chanté et raconté dans le futur. Par exemple, le lecteur lit ceci : « Voilà qui serait matière à légendes et à chanson si une génération suivait celle-ci pour raconter les vieilles histoires et

6 Anne Besson, « La Terre du Milieu et les royaumes voisins : de l'influence de Tolkien sur les cycles de Fantasy contemporaines », dans Vincent Ferré [dir.], Tolkien, trente ans après, Paris, Christian Bourgois, 2004, p. 367. 7 Ibid., p. 368.

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les chanter. La chevauchée d'Ivor, qui se rendit à Célidon à la tête des Dalreï en une nuit et un jour de sauvage randonnée, pour intercepter les armées des Ténèbres et les combattre dans la Plaine au nom de la Lumière. » (FV-313) On le voit également après la mort du personnage de Finn, l'enfant qui conduisait la Chasse Sauvage, lorsque le narrateur dit :

« Une légende naquit dans les jours qui suivirent, un récit qui prit de l'ampleur » (AÉ-465). La fin de la guerre permet également à une nouvelle chanson, encore une fois composée et chantée par un seigneur des lios alfar, de raconter les hauts faits de la trilogie : « Bien des motifs s'entrelaçaient dans la trame de son chant, beauté et douleur à parts égales, depuis le tout début, qui disait comment Lorèn Mantel d'Argent avait amené cinq étrangers d'un autre univers en Fionavar. […] Il raconta tout, insufflant une nouvelle vie à l'histoire tout entière sous les vitraux de la grande salle d'honneur. » (AÉ-486) Encore une fois, toutefois, ce chant est uniquement évoqué et le narrateur n’en dévoile pas les paroles.

LA REPRISE D'UNE QUÊTE ANCIENNE ET LE RETOUR À UN PASSÉ LÉGENDAIRE

Au début de la trilogie, la mythologie mise en place appartient bel et bien au passé, mais à mesure que l'histoire évolue, plus les personnages et le lecteur se rendent compte que les légendes renaissent de leurs cendres. Il s’agit donc d’un roman qui reproduit dans une certaine mesure le temps cyclique du mythe : « Le temps cyclique, où la durée se fait retour périodique du même […]. Il est celui [..] où s'inscrivent les mythes et leurs manifestations ou réitérations8 ». En effet, l'ancienne quête menée contre les forces du Mal est reprise par les héros du présent de la narration. Rakoth Maugrim, n'ayant pas pu être tué lors du Baël Rangat, mais seulement enchaîné, se délivre de ses chaînes millénaires pour entreprendre une nouvelle guerre contre Fionavar et les créatures maléfiques qui le servent recommencent à marcher parmi les hommes. Avant que Rakoth Maugrim n’annonce sa libération, l'apparition de ces créatures est une source d'étonnement et de nouveauté pour les habitants de Fionavar : « Il n'y a jamais eu de loups si loin au sud de mon vivant. Et de gros loups, aussi. Ils ne devraient pas être aussi gros. » (AÉ-111) Tous perçoivent qu'il y a quelque chose d'anormal, que l'arrivée des créatures de légendes est inquiétante. Normalement, les habitants de Fionavar n'auraient pas cru possible de voir une de ces créatures maléfiques de

8 Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 158.

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leurs propres yeux, pas plus qu'ils n'auraient pensé un jour rencontrer la créature de rêve et de légende qu'est le lios alfar. C'est ainsi que le roi Ailell dit à Paul, lorsque Brendel vient lui rendre visite en secret : « vous êtes sur le point de voir ce que peu d'hommes ont jamais vu. » (AÉ-81) Porter son regard sur cet être diaphane est quelque chose de rare et d'exceptionnel pour les habitants de Fionavar, mais cela deviendra beaucoup plus courant et normal, quoique toujours impressionnant, après l'irruption de la guerre.

La trilogie est ainsi parcourue par de multiples références au passé. Le narrateur insiste sans cesse sur le caractère exceptionnel des résurgences légendaires et mythologiques. Le lecteur lit ainsi de nombreuses phrases comme celles-ci : « Aucun mortel n'avait ri dans la forêt de

Pendarane depuis mille ans. » (AÉ-339), « Il n'y en [un cristal de convocation] a pas eu entre nos murs depuis quatre cents ans. » (AÉ-83), « Dans la matinée, il arriva ce qui n'était jamais arrivé : un vent du nord chaud et sec, aigre et troublant, balaya Paras Derval. De mémoire d'homme, jamais il n'y avait eu de vent du nord aussi chaud. » (AÉ-219, « de tous les peuples gardiens, seuls les lios alfar possédaient un savoir assez ancien pour dire sans hésitation que jamais une telle lune n'avait brillé auparavant. » (AÉ-260) et « On n'a pas vu de telles créatures depuis des centaines d'années. Leur retour n'augure rien de bon. » (AÉ-279) Les exemples seraient innombrables, mais l'important est de retenir la présence récurrente de ces références qui ponctuent la trame du récit et qui rappellent constamment au lecteur que les événements qui se déroulent dans le présent de la narration sont pratiquement sans précédent.

Il y a pourtant bel et bien des échos entre ce qui se passe dans le présent de la narration et ce qui est arrivé jadis, échos qui ont une influence sur les personnages. En effet, ces derniers puisent dans la gloire de leur passé la force dont ils ont besoin pour combattre à nouveau les créatures des Ténèbres, et ce, avec une ferveur accentuée par la rage de voir que l'histoire se répète : « Nous les combattrons comme nous l'avons déjà fait, comme nous l'avons toujours fait ! » (AÉ-204) Les habitants sont ainsi déterminés à vaincre une fois de plus. Leur ancienne victoire leur permet d'en espérer une nouvelle. D'ailleurs, les forces des ténèbres se souviennent elles aussi de leur première défaite. Ainsi, Rakoth Maugrim se prépare-t-il davantage que la première fois, ce qui est néfaste pour les héros. Toutefois, le souvenir de leur échec engendre aussi de la crainte chez les créatures : « " Révor ", hurla Lévon, et ce nom même sembla effrayer les hordes assemblées des Ténèbres. » (AÉ-335) La simple

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évocation du nom du héros légendaire fait reculer les svarts alfar, mais « [l']espace d'un instant seulement » (AÉ-335). Bref, tous, hormis les cinq Torontois, se souviennent et utilisent ce souvenir pour agir dans le présent de la narration.

Il faut donc retenir que le passé resurgit dans le présent de la narration et que la guerre fait rage à nouveau : « les Ténèbres se répandent à nouveau sur le monde. » (AÉ-204). Toutefois, loin d'être une copie du Baël Rangat, la guerre qui est racontée dans la trilogie est inédite et rassemble plus de puissances que jamais auparavant. Des puissances parcouraient Fionavar comme il ne s'en était pas assemblé depuis le premier tissage des mondes et l'instant où le Tisserand avait nommé les dieux. Iorweth le Fondateur n'avait point subi l'explosion de Rangat ni vu la main dans le ciel ; Conary n'avait point connu un tel tonnerre dans le bois de Mörnir, ni de pouvoir comme celui de la brume blanche qui avait jailli de l'Arbre de l'Été à travers le corps de la victime sacrificielle. Ni Révor ni Amairgèn n'avaient vu de lune comme celle qui avait vogué dans le ciel cette nuit- là, et de toute sa longue histoire, le Baëlrath n'avait jamais brillé d'un tel éclat à la main de quiconque. Et nul autre homme qu'Ivor dan Banor n'avait vu Imaraith-Nimphaïs emporter son Cavalier dans le poudroiement des étoiles. (AÉ-358) Il y a en effet reprise d'une lutte que les ancêtres ont amorcée, et donc présence d’un temps cyclique, mais il y a aussi et surtout un dépassement. Le retour au passé est ainsi accompagné d’événements au caractère inédit. Ce qui se joue, ici et maintenant, est plus fort et a un impact incontestablement plus crucial que le Baël Rangat. Les exploits accomplis dans le présent de la narration rivalisent avec ceux du passé et les surpassent, d'où justement le choix du narrateur de raconter cette guerre-ci, et non pas la précédente. Cette dernière semble en effet être évoquée surtout pour magnifier davantage celle à laquelle les cinq Torontois prennent part, pour en souligner le caractère exceptionnel. Il faut noter toutefois que la première guerre, du fait qu’elle appartient à un passé légendaire (et qu’elle n’est qu’évoquée, pas racontée) a une aura que la plus récente n’a pas. De plus, si le lecteur a l’impression en cours de narration d’être confronté à un temps cyclique, il se rend compte que la boucle est en quelque sorte rompue grâce à la défaite finale de Rakoth Maugrim, qui empêche définitivement la possibilité de son retour. En effet, cette fois-ci, le dieu a commis l'erreur d'inscrire son fil dans la tapisserie en engendrant un enfant, ce qui le rend mortel, et qui permet à Darien, son fils, de le tuer à la fin.

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FIONAVAR, UN MONDE HOMÉRIQUE

Si Rakoth Maugrim peut être défait et tué, c’est qu’il est présent en chair et en os dans la trilogie. La présence physique des dieux dans le monde de Fionavar est en effet un aspect très important de la création du monde secondaire. Fionavar est, comme l’appelle Guy Gavriel Kay, « un monde homérique, […] où les dieux interviennent dans les affaires des hommes, y mêlant leurs propres querelles et dissensions internes, et où ils sont présents physiquement : des hommes peuvent coucher avec une déesse ou débattre avec un dieu 9. » Le panthéon de La Tapisserie de Fionavar est constitué des puissances suivantes : Mörnir du Tonnerre, Dana (la Mère), Cernan des animaux, Ceinwèn à l’Arc (la Chasseresse), Liranan (dieu de la Mer) et Macha et Nemain (les déesses de la guerre). Les divinités, en tant qu'êtres matériels et agissants, doivent d’ailleurs respecter des règles et des lois édictées par le Tisserand à son Métier, le dieu suprême qui tisse la Tapisserie de Fionavar : « pendant la période de paix, le Tisserand avait parlé, pour la première et la dernière fois. Il avait décrété que les univers n'avaient pas été tissés pour devenir le champ de bataille de puissances étrangères au temps, et que si Maugrim devait être vaincu, il le serait par les

Enfants : les dieux n'interviendraient que de façon mineure. » (AÉ-405) Il est à noter que Rakoth Maugrim est exclu de leur cercle et n’est donc pas soumis, comme les autres dieux, à la domination du Tisserand. En fait, il est un intrus dans la Tapisserie : « Issu de quelque lieu incertain situé hors du temps, au-delà des Salles du Tisserand, il s'était introduit dans le dessein de la Tapisserie. Il était présent dans tous les univers, mais ici, en Fionavar, premier de tous les univers, celui qui comptait le plus, il s'était incarné. » (AÉ-404)

J’analyserai ici plus particulièrement Ceinwèn et Liranan, qui sont les deux divinités qui permettent de mieux comprendre la place que tiennent les puissances dans la Tapisserie. Cela me permettra également de montrer que, bien que régies par les mêmes lois, les divinités possèdent chacune son propre libre arbitre, tout comme les hommes, et font donc des choix différents et en assument les conséquences.

Ceinwèn apparaît pour la première fois dans le récit lorsque Dave, par erreur, la surprend en pleine chasse : « Dave se retourna, dans un silence anxieux et vit une femme qui brandissait un arc […]. Tout de vert vêtue, cheveux couleur de lune, elle était très grande, avec un port

9 Jean-Louis Trudel, « Guy Gavriel Kay », dans Solaris, n°116 (hiver 1996), p. 23.

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de reine ; il n'aurait pu dire son âge ni la couleur de ses yeux car son visage était si éclatant de lumière qu'il dut se détourner, confondu, effrayé. » (AÉ-314) On voit donc que la déesse se présente sous une forme anthropomorphique et qu'elle agit dans la Tapisserie conformément à sa nature, soit en chassant (d’où son surnom de Chasseresse). Dès cette première rencontre, on voit que la Déesse agit de son propre gré et selon ses choix. En effet, la mort était normalement le châtiment réservé à quiconque surprenait la Chasseresse en action, mais la Déesse décide d’épargner Dave. Plus tard, une deuxième rencontre a lieu, au cours de laquelle Ceinwèn prend la liberté d’offrir le cor d’Owein, qu’elle a en sa possession, au Torontois. Mais ce don qu’elle croyait sans conséquence prend des proportions qu’elle n’avait pas pu prévoir, comme quoi même une déesse, dans la trilogie, n’est pas toute puissante et est soumise aux aléas de la Tapisserie. […] car Ceinwèn avait voulu que le cor fût en la possession de Dave afin qu'il apprît ce qu'ils apprirent tous lorsque cette note éclatante monta dans le matin. Elle avait eu trop d'audace, car ce trésor ne lui appartenait pas réellement et elle ne pouvait en faire don. Selon son plan, ils devaient sonner du cor et apprendre ainsi sa première propriété, puis quitter la forêt où l'objet avait séjourné depuis si longtemps. Ainsi l'avait-elle voulu, mais l'agencement de la Tapisserie était tel que même une déesse ne pouvait tout façonner à sa volonté, et Ceinwèn n'avait pas tenu compte de Lévon dan Ivor. […] Elle ne le savait pas, la Déesse, et n'avait pas eu l'intention qu'il en fût ainsi, mais même une déesse ne peut tout savoir. Elle avait voulu que ce soit un don mineur ; les choses tournèrent autrement, et ce ne fut pas le cas. (AÉ-359-360) Ainsi, Ceinwèn a fait le choix d’offrir ce qui ne lui appartenait pas. Elle a agi dans la Tapisserie même si la règle le lui interdisait. Le narrateur dit même qu’« [e]lle avait eu trop d'audace ». Cette première infraction, qui lui semble mineure, en entraîne toutefois une seconde beaucoup plus importante. En effet, plus tard dans le récit, la Chasse Sauvage, que le cor permet d’invoquer, est libérée et Dave utilise l’instrument durant une bataille contre les forces des Ténèbres. L’arrivée de la Chasse apporte malheureusement la désolation parmi la troupe de Dave, car les Cavaliers d’Owein commencent à tuer autant les Dalreï, qui sont quant à eux au service de la Lumière, que les svarts alfar, qui sont des créatures au service des Ténèbres. C’est l’arrivée et l’intervention de Ceinwèn qui permettent de mettre fin à la tuerie. Toutefois, elle n’en avait pas le droit : « Je n’aurais pas dû agir comme je l’ai fait, et j’en paierai le prix. Nous ne devons pas intervenir dans la Tapisserie. Mais tu as reçu de moi ce cor, si c’était dans un but moins important, et je ne pouvais pas rester là et voir

Owein déchaîner sans frein. » (FV-321) Elle a donc fait un choix délibéré en transgressant les ordres du Tisserand. Elle a décidé d’intervenir et d’« en payer le prix ». Tout comme les

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hommes, la déesse est donc confrontée aux imprévus et peut agir selon ses propres convictions. Par ses gestes et ses décisions, elle prouve qu’elle est plus qu’une puissance impersonnelle et omnipotente, elle est une puissance singulière soumise aux mêmes dilemmes que les mortels. Et comme les hommes, elle est elle aussi soumise au désir, ce qui la pousse à s’unir à Dave : « Et il se coucha dans l’herbe verte, si verte, pour aimer une déesse et en être aimé. » (FV-321) De cette union naîtra un andain : « l'enfant d'une mortelle et d'un dieu. [Dans ce cas-ci, c'est l'inverse.] Au temps jadis, de telles unions étaient fréquentes. » (AÉ-220) La présence de ces créatures hybrides est d’ailleurs un signe indéniable de l'interrelation entre les dieux et les mortels dans le monde de Fionavar.

Le dieu Liranan, qui agit lui aussi dans le récit, ne fait pas les mêmes choix que Ceinwèn. Il est à noter que lorsqu’il est présent, ce n’est pas parce qu’il a choisi de l’être, mais parce qu’il a été invoqué par Paul, c'est-à-dire parce qu'il y a été contraint. Le dieu ne se présente d’ailleurs qu’après une longue et difficile poursuite en mer. En effet, Liranan s’enfuit sous la forme d’un « poisson d’argent » (FV-284), puis sous celle d’un plus gros poisson aux « flancs tachetés de l’arc-en-ciel » (FV-284), et Paul, aidé de la puissance de Mörnir, le pourchasse en esprit depuis une plage, puis l’attrape enfin : « le dieu prit alors sa véritable forme et se dressa sur la mer argentée pour s’avancer à grandes enjambées vers la plage, ruisselant d’eau luminescente. Lorsqu’il fut assez près, Paul vit que les eaux cascadantes lui servaient de tunique et vêtaient sa majesté, dans un incessant frisson coloré d’étoiles marines et de corail.

[…] sa barbe était longue et blanche, ses yeux de la même couleur que la lune. » (FV-285) On voit ici que, tout comme Ceinwèn, Liranan se présente sous une forme anthropomorphique lorsqu'il entre en relation avec les hommes. Paul, que le dieu appelle « mon frère mortel »

(FV-286), lui demande son aide pour la traversée vers Cadèr Sédat. S’il est interdit au dieu d’intervenir de son propre chef, il en a le droit si Paul l’invoque. Le problème est que ce dernier ne « peut contraindre un dieu dans son propre élément » (FV-286), car en mer il n’a plus accès à son pouvoir, puisque ce dernier lui vient de Mörnir et puise donc sa force dans la terre ferme. En effet, Paul tente vainement d’invoquer Liranan en pleine mer, alors que le bateau Prydwèn est attaqué par le Trafiqueur d’âmes, ce qui attriste d'ailleurs la divinité :

« Je suis navré, mon frère, réellement navré. » (FV-330) Toutefois, avec l’aide du chaman Gereint, Paul réussit à accéder à son pouvoir et peut dès lors contraindre Liranan à agir, au plus grand plaisir de ce dernier : « Il [Paul] entendit le dieu crier sa joie de pouvoir agir

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enfin » (FV-331), « il pouvait enfin combattre parce qu’on l’avait appelé, pour le contraindre à le faire. » (FV-332) La répétition du mot « enfin » est révélatrice : le dieu, quoique se refusant à agir de son propre chef, espérait au plus profond de son âme pouvoir intervenir. La divinité n’a pas averti les lios alfar de la présence du trafiqueur d’âme, ce qui a causé de nombreuses morts parmi ce peuple. Paul, ne comprenant pas que Liranan ait fait ce choix alors que Ceinwèn, elle, avait décidé d’aider Dave, demande des explications à Liranan. Celui-ci lui répond alors : « Je ne le pouvais. […] Ceinwèn la Verte devra répondre avant peu de ses actes […]. Mais je ne voulais pas quant à moi transgresser la volonté du Tisserand. […] Et pourtant, c’était un amer chagrin. » (FV-333-334) Ce n’est donc pas parce qu’il n’avait pas la possibilité d’agir, mais parce qu’il avait librement choisi de ne pas transgresser les lois du Tisserand qu’il a agi comme il l’a fait. Tout comme Ceinwèn, il était placé devant un dilemme, a fait un choix et a assumé les conséquences de sa décision. Tous deux sont donc des divinités qui vivent et agissent dans le monde de Fionavar et qui éprouvent des sentiments – désir, tristesse, joie, etc. –, mais alors qu’une d’elles choisit la transgression, l’autre opte pour le respect des consignes. Plus tard, par contre, les choix de Liranan seront différents, car il finit bel et bien par enfreindre les lois du Tisserand, lui aussi. En effet, lorsque le Prydwèn échoue, Liranan intervient pour sauver les passagers : « J'en paierai le prix, longtemps et on me le fera encore payer avant que la tapisserie du temps ne soit achevée. Mais j'ai une dette envers toi [Paul], mon frère – les étoiles de la mer brillent quelque part parce que tu m'as contraint à t'aider. » (RO-161-162) Comme quoi, dans La Tapisserie de Fionavar, même les divinités possèdent, dans une certaine mesure, des traits psychologiques qui les individualisent. C’est ce qui fait qu’il peut y avoir des désaccords entre eux, voire des conflits. Mais ce qui est plus important encore, c’est que les dieux peuvent interagir avec les hommes ; ils ont la capacité de les aider ou de les conseiller s’ils sont du côté du bien, et celle d’entrer en guerre contre eux dans le cas contraire.

LES DIEUX ET LES DÉESSES

Les dieux et les déesses incarnés dans le monde de Fionavar sont tous inspirés des mythologies celte et scandinave. La manière dont ces sources sont utilisées n'est toutefois pas la même pour toutes les divinités. Par exemple, la représentation de la Dana fictive de Guy Gavriel Kay est très proche de la Déesse-Mère celte du même nom. En plus de la

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reprise onomastique, les deux déesses ont de nombreux points communs. Dans la mythologie celtique, Dana est « une divinité chtonienne, [mais aussi], en même temps, une divinité ouranienne dont la lune est une des théophanies10. » Dans la Tapisserie de Fionavar, Dana est associée au pouvoir de la terre, notamment par le biais de l’avarlith, et à la mort par le biais des rituels de sang que les prêtresses pratiquent. C’est aussi sous la forme de la lune qu’elle se présente et qu’elle intervient dans la Tapisserie. « Déesse de toutes les créatures vivantes dans tous les univers, mère, sœur, fille, épouse du Dieu » (AÉ-256), Dana est aussi liée dans la trilogie à la hache, qui est un des plus fréquents attributs associés à la Déesse- Mère celtique11. La divinité de la trilogie n’est évidemment pas une reprise exacte de la déesse celtique, et Guy Gavriel Kay la crée en la modelant selon les besoins de la fiction. Il détourne par exemple la Dana originale en associant la déesse à la guerre, domaine étranger à la Déesse-Mère. En effet, lorsque la lune rouge de Dana monte dans le ciel, Kim affirme qu’il s’agit de la « lune de la guerre » (AÉ-259), et les lios alfar eux-mêmes confirment qu’il s’agit bel et bien d’« une réponse à Rakoth » (AÉ-260). D’ailleurs, Dana donne naissance à la licorne Imraith Nimphais, qui est une créature née pour tuer et pour servir d'arme durant la guerre.

Mörnir est quant à lui une fusion de plusieurs divinités scandinaves et celtes distinctes. Il est inutile de s’attarder en profondeur sur la création de ce dieu dans le cadre de ce mémoire, car c’est probablement l’exemple le plus cité et analysé par les chercheurs et les critiques. Tous notent le « parallélisme évident entre Mörnir, le dieu de l’Arbre d’été [sic], et le dieu Odin. Chacun possède deux corbeaux qui portent exactement le même nom : chez Kay, Tought (Pensée) et Memory (Mémoire), traduction parfaite des noms norrois Huginn et Muninn. Mais Mörnir est aussi associé au dieu Thor : ils sont tous les deux des divinités liées au tonnerre et à la foudre12. » D’ailleurs, le nom du marteau de Thor ressemble énormément à celui que Kay donne à la divinité : Miollnir, qui « provoquait la foudre et le tonnerre13 ». Le choix de ce nom plutôt que celui de la divinité est révélateur : contrairement à Thor, qui

10 Yann Brekilien, La mythologie celtique, Paris, Éditions Jean Picollec, 1981, p. 76-77. 11 Ibid., p. 67. 12 Caroline Olsson, « La Fantasy et l’héritage nordique, sources et motifs », dans Anne Besson et Myriam White-Le Goff [dir.], Fantasy, le merveilleux médiéval aujourd’hui, acte du colloque du CRELIQ, Paris, Bragelonne (Essais), 2007, p. 175. 13 Robert-Jacques Thibault, « Miollnir », dans Dictionnaire de mythologie et de symbolique nordique et germanique, Paris, Dervy, 2009, p. 297.

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puise son pouvoir dans son marteau, Mörnir en est l’incarnation même, il est le pouvoir du marteau ; le grondement du tonnerre est sa voix, les éclairs et la pluie sa création. Ce que les chercheurs et les critiques semblent avoir omis, et qui nous semble digne d’être mentionné, est la ressemblance que l’on peut remarquer entre le dieu de Fionavar et le Dieu Père de la mythologie celtique : « Le Dieu Père est nécessairement un dieu rayonnant, lumineux, un dieu céleste régnant sur toutes les sphères de la création. C'est donc dans le soleil, les éclairs, le vent et les nuages que se manifeste le grand dieu des Celtes. En même temps que père suprême, il est à la fois le Dieu-chef au caractère guerrier, et le Dieu-druide, maître de la science, de la sagesse et de la magie14. » Mörnir est en effet celui qui transmet le savoir céleste et les rudiments de la magie aux mages. Sa sagesse, une autre caractéristique du Dieu Père, est léguée à son représentant mortel, Paul, qui parle par sa voix. Le dieu est également celui qui assemble les vents et les nuages afin de dispenser la pluie aux habitants de Fionavar après la sécheresse. Il est à noter que le savoir céleste et les rudiments de la magie sont aussi des aspects inspirés du dieu Odin, qui est entre autres « le maître du savoir magique et des Runes15. » De plus, Odin « est le dieu des pendus [et] la pendaison constitue par excellence son sacrifice16 », car il s’est lui-même pendu à l’arbre du monde, Yggdrasill, pour acquérir le savoir des runes. Ainsi, dans la trilogie, Mörnir est-il lui aussi associé au pendu et à un arbre de puissance ; les rois doivent en effet se sacrifier en se pendant trois nuits dans l’Arbre de l’Été afin d’accéder au pouvoir du dieu. Mörnir partage donc plusieurs de ses facettes avec des dieux distincts.

Ce qu'il faut retenir, ici, ce n'est pas uniquement le fait que l'auteur ait trouvé son inspiration dans diverses mythologies, mais aussi la façon dont il a intégré ces sources à la création de son panthéon. Guy Gavriel Kay emploie deux techniques fort différentes. Alors que Dana est l'avatar d’une véritable divinité celtique dont le nom et les principales caractéristiques sont repris, Mörnir est une fusion de plusieurs dieux, qui plus est de mythologies différentes, et dont le nom ne renvoie pas directement à une figure mythologique, mais à un objet magique. Dans les deux cas, toutefois, et c'est probablement là le plus important, l'auteur s'approprie les figures mythologiques et les façonne à sa façon en les détournant –

14 Yann Brekilien, La mythologie celtique, op. cit., p. 135 15 Renaud-Krantz, Structures de la mythologie nordique, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose, 1972, p. 76. 16 Ibid., p. 78.

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légèrement ou de façon plus marquée –, selon ses propres desseins. Seuls les lecteurs possédant les connaissances appropriées reconnaîtront les emprunts mythologiques et les modifications qui y ont été apportées17. Ceux-là auront donc accès à un autre niveau de lecture, qui n’est toutefois pas indispensable à la compréhension de la diégèse.

On retrouve le même phénomène dans la création des autres divinités. Les déesses Macha et Nemain, quoique seulement évoquées, sont comme Dana des avatars de deux déesses du panthéon celtique. Toutefois, ces dernières font normalement partie d’un trio dont la troisième figure est Morrigan ou Bodb. Son absence ne peut être que délibérée18 et montre que l'auteur n'entend pas se conformer en tous points à ses sources. Cernan est quant à lui la reprise presque identique du dieu Cernunnos, quoiqu'il ne possède pas, comme dans la mythologie, un corps de cerf, n'en portant que les bois. Liranan, lui, tire probablement son nom du dieu Lir (qu'on retrouve aussi sous les graphies Llyr, Ler, Lŷr), qui est le dieu de la Mer de la mythologie celtique. Enfin, Rakoth Maugrim, dont la création rappelle davantage celle de Mörnir, est inspiré entre autres des dieux celtiques Loki (« the shape-shifter19 ») et Cythraul. Sa création rassemble ainsi plusieurs divinités associées aux ténèbres et au mal, ce qui permet d’en faire la représentation de Satan : « les dieux les plus jeunes [l’]avaient nommé Sathain, Celui-qui-va-masqué. » (AÉ-260) Je me permets également de mentionner le fait que Galadan, quoiqu’un andain, est lui aussi créé de façon similaire. En effet, son personnage peut rappeler le dieu Fenrir de la mythologie celtique. Tout comme lui il prend la forme d’un loup, et tout comme lui, il désire mettre fin au monde : « Le Seigneur-Loup est celui qui désire l’annihilation de cet univers-ci » (FV-174). Toutefois, contrairement à Fenrir, Galadan ne réussira pas dans son entreprise et se révèlera finalement être un agent de la Lumière. Ainsi, on voit bien que Guy Gavriel Kay utilise les sources mythologiques pour créer, et ce, de diverses manières, les dieux de son panthéon, mais qu’il n’est jamais limité par elles ; il prend ce qui lui convient, détourne telle figure mythologique, fusionne tels autres, pour créer des divinités somme toute originales.

17 Il convient toutefois de mentionner que tout lecteur est à même de deviner que quelque chose se joue. Le roman suscite d’ailleurs un certain désir d’érudition, qui peut mener certains lecteurs à entreprendre des recherches. Les connaissances acquises grâce à cette curiosité intellectuelle leur permettront de comprendre les emprunts de Guy Gavriel Kay et les modifications qu’il y apporte. 18 Dans le chapitre V, je reviendrai sur l'absence apparente de cette troisième déesse dans la trilogie. En effet, il est possible de voir Kim, du moins dans une certaine mesure, comme une représentation mortelle de cette dernière. 19 Joseph Campbell, The masks of God : tome III, Occidental mythology, New York, Penguin Books, 1976, p. 486.

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Il est aussi à noter que Guy Gavriel Kay intègre à sa diégèse une querelle historique dans la société celte qui oppose le matriarcat (représentée par la Déesse-Mère) et le patriarcat (représenté par le Dieu-Père). En effet, les Celtes ont d'abord été gouvernés par une divinité féminine : « Lorsque les Indo-Européens se sont répandus en Europe, ils y ont trouvé des populations pratiquant une religion dont la Déesse-Mère était la figure centrale. Leur religion à eux, cavaliers des steppes, donnait la prépondérance aux divinités masculines20 […] » Avec le temps, c'est donc le patriarcat qui a remplacé le matriarcat et les dieux masculins ont, par la même occasion, détrôné la Déesse-Mère : « Avec l'abolition du matriarcat, le culte de la Déesse-Mère perdait sa prépondérance21. » Dans la trilogie, cette lutte des pouvoirs oppose d'un côté les prêtresses, qui servent la Déesse-Mère, Dana, et qui sont détentrices de la magie du sang et d'un autre côté les mages et leur source, qui honorent, quant à eux, le Dieu-Père, Mörnir, et qui sont détenteurs de la magie du ciel : « Il ne régnait guère de sympathie entre les Mormae de Gwen Ystrat et les mages qui s'étaient libérés avec

Amairgèn de la domination de la Mère. » (AÉ-134) La tension est d'ailleurs manifeste tout au long du récit entre les représentants des deux camps respectifs, soit Jaëlle, la grande prêtresse, et Lorèn Mantel d'Argent, qui est pour un certain temps premier des mages. Si ce dernier a en horreur les rites du sang et tout ce qu'ils signifient, Jaëlle, quant à elle, aspire à un retour à l'ancienne voie de la Déesse, qui gouvernait par l'intermédiaire de sa grande prêtresse, autrefois, avant qu'Iorweth n'arrive au-delà de l'océan. […] Au temps où l'on ne pouvait avoir accès à la magie sauvage que par les profondeurs de la terre, et seulement par le sang, le pouvoir nécessaire à une traversée aurait dû être tiré du cœur même de la terre, qui a toujours été le domaine de la Mère. En ce temps-là, il aurait été vrai qu'une telle dépense d'avarlith, la racine de la terre, n'aurait pu être envisagée qu'avec l'intercession de la grande prêtresse auprès de la Déesse. Mais maintenant, depuis de longues années, depuis qu'Amairgèn a appris le savoir du ciel et fondé le Conseil des Mages, c'est seulement la source du mage qui subit la perte d'énergie subséquente à l'exercice de la magie, et l'avarlith reste intacte. (AÉ-78-79) On voit donc que la querelle entre les mages et les prêtresses fait naître un fossé entre les deux systèmes de magie, fossé qui a réellement existé dans l’histoire des Celtes. Les mages et les prêtresses se disputent le pouvoir et cherchent à démontrer leur prépondérance sur l’autre, mais l’apparition des mages n’a pas rendu pour autant la magie du sang caduque et la grande prêtresse conserve une place importante à la cour du roi. Le fait que Jaëlle ait conservé une autorité relative dans la trilogie correspond à la situation réelle de la société

20 Yann Brekilien, La mythologie celtique, op. cit., p. 77. 21 Ibid., p. 133.

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celtique : « l'on n'a jamais vu s'instituer chez [les Celtes] le système patriarcal rigoureux que l'on qualifie aujourd'hui de " phallocratique ". C'est pourquoi la Grande-Déesse a conservé une place importante dans la tradition celtique22. » Ainsi, bien que les divinités de Mörnir et de Dana ne soient pas des reprises exactes du Dieu Père et de la Déesse Mère que l’on retrouve dans la mythologie celtique, la querelle entre les puissances mâles et les puissances femelles est intégrée dans la diégèse de La Tapisserie de Fionavar. Dans la société celtique, le patriarcat a graduellement remplacé le matriarcat, mais dans la trilogie on perçoit une sorte d’évolution dans la lutte des pouvoirs qui semble mener à une entente entre les deux partis adverses. Les deux systèmes de magie trouvent leur équilibre à la fin du récit et la haine entre les prêtresses et les mages s’estompe. Encore une fois, donc, il est possible de voir que Guy Gavriel Kay s’inspire de sources mythologiques, mais ne se conforme pas en tout point à ceux-ci ; il les déjoue au contraire constamment.

22 Ibid., p. 134.

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CHAPITRE IV : LES CINQ

Après l'analyse plus globale du monde secondaire, il est temps d'aborder un aspect plus central de la création du monde fictionnel de Fionavar, soit les personnages principaux. Les lecteurs s’identifient aux Torontois et découvrent la fiction de Guy Gavriel Kay par leurs yeux. Toutefois, ce qui fait en sorte que les cinq héros s’avèrent les piliers de la création du monde fictionnel est leur évolution. Leur développement psychologique et leurs gestes constituent en effet les pivots principaux de l’intrigue de La Tapisserie de Fionavar. Ce chapitre se penchera donc sur le cheminement qui transforme les Torontois en figures archétypales. La notion d’archétype renvoie à un « modèle de référence [qui est] le modèle héroïque, modèle qui relèverait d'un schéma initiatique et s'actualiserait dans le mythe, le conte de fées, l'épopée ou le roman1. » Il est aussi possible de dire que le « récit mythique [lui-même joue] la fonction de l'archétype pour la littérature puisqu'il propose des modèles avec lesquels celle-ci joue de façon délibérée2 ». En effet, en littérature, les mythes sont souvent convoqués par le biais de la «réapparition d'archétypes fondamentaux qui constituent l'espace commun de la littérature et du mythe3 ». Dans le cadre de ce mémoire, la notion d’archétype fera référence aux statuts plus stéréotypés des héros que l’on retrouve dans les récits mythologiques (guerrier, mentor, martyr, etc.). À la lecture, il n’est pas toujours possible de reconnaître un mythe en particulier et l'auteur n'a pas nécessairement conscience de faire écho à des mythes par le biais d'archétypes, parce que ces derniers sont ancrés dans la culture et l'imaginaire collectif. Dans le cas de La Tapisserie de Fionavar, par contre, le jeu avec les mythes et les archétypes est conscient. En plus d’analyser l’utilisation des archétypes, le présent chapitre verra dans quelle mesure la quête initiatique des cinq Torontois correspond au cheminement typique des héros des aventures mythologiques. Pour ce faire, j'analyserai de manière plus détaillée les personnages de Paul Schafer et de Kimberly Ford. L'étude de ces deux héros me permettra de dresser un portrait général de l'utilisation des archétypes par Guy Gavriel Kay. Je me pencherai aussi, quoique plus sommairement, sur les personnages de Kevin Laine et de Dave Martiniuk. Quant au

1 Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, Paris, Hachette (Contours Littéraires), 2001, p. 45. 2 Idem. 3 Ibid., p. 47.

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personnage de Jennifer Lowell, je l'omettrai volontairement pour le moment, puisque son cas sera étudié en détail dans la troisième partie du mémoire, qui explore le traitement de la légende arthurienne.

Avant d’entamer l'analyse individuelle des protagonistes, il convient de parler du groupe des héros-quêteurs dans son ensemble. Le groupe, constitué de Terriens, entreprend sa quête dans notre monde, au Canada, plus précisément au campus de l'Université de Toronto. Suivant le parcours type du héros mythologique, les Torontois y reçoivent l'appel de l'aventure qui les pousse à s'éloigner de leur monde connu; ils quittent le confort de leur univers habituel pour entrer dans l'inconnu, conformément au schéma décrit par Joseph Campbell : L’aventure mythologique du héros suit un itinéraire type qui est une amplification de la formule exprimée dans les rites de passage : séparation-initiation-retour, formule qui pourrait se définir comme l’unité nucléaire du mythe. Un héros s’aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles surnaturelles; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive; le héros revient de cette aventure mystérieuse doté du pouvoir de dispenser des bienfaits à l’homme, son prochain4. C'est bel et bien dans un lieu de merveilles qu'ils se retrouvent tous, c'est-à-dire en Fionavar, où la magie et les mythes prennent vie. Dans cet univers nouveau, ils affrontent des forces fabuleuses, en l'occurrence celles du Mal, contre lesquelles ils remportent une victoire décisive. Rakoth Maugrim meurt à la fin, mais ce n'est pas leur seule réussite. En effet, tous les héros parviennent également – et surtout – à s'accomplir et à découvrir leur véritable identité. Bref, ils réussissent à mener à bien leur quête initiatique. Cela n'est possible que parce qu’ils ont répondu à l'appel de l'aventure, appel qui se déroule en deux étapes distinctes. Il y a d’abord un appel collectif, qui pousse les héros à voyager sur le monde de Fionavar. Ensuite, chaque Torontois reçoit un appel individuel qui les mène chacun à entreprendre une quête initiatique qui s’accomplit dans l’autre univers.

Un autre aspect important de l’amorce de la quête initiatique est la façon dont l'appel collectif se présente : un héraut apparaît dans la vie des futurs héros. La rencontre avec ce personnage s’avère la plupart du temps inopinée et fait office de « manifestation préliminaire des pouvoirs qui entrent en jeu 5 ». Le héraut correspond à la notion de

4 Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, traduit de l’anglais par H. Crès, Paris, Éditions Pierre Laffont, 1978, p. 36. 5 Idem.

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destinateur du schéma actantiel de Greimas. Dans la trilogie, celui qui endosse ce rôle et qui « charge le héros d’une mission6 » est Lorèn Mantel d’Argent, et avec lui, sa source Matt Sören. C'est plus particulièrement le mage qui est la réelle figure de héraut. Il est en effet celui qui a planifié la traversée entre les mondes pour venir chercher les cinq Torontois, parce qu'Ysanne avait rêvé que Fionavar aurait besoin de cinq personnes. Le fait qu’il agisse en réaction aux rêves d’une autre personne est d’ailleurs significatif. On peut en effet comprendre que le héraut, Lorèn, est lui-même poussé par un autre héraut, puisqu’il ignore la raison qui motive son geste, comme le dialogue entre lui et Matt le montre bien : « Ces cinq personnes… dit-il [Lorèn] enfin, les yeux tournés vers la rue. Vers quoi vais-je les emmener? En ai-je le droit? […] — […] tu te trompes rarement en la matière. Ysanne aussi. Si tu as le sentiment qu'on a besoin d'eux… — Mais je ne sais pas pour quoi! Je ne sais pas comment. Ce sont seulement ses rêves, mes prémonitions… (AÉ-25) Ainsi, dans La Tapisserie de Fionavar, le héraut entraîne bel et bien les héros vers un monde inconnu afin qu’ils entreprennent leur quête. Toutefois, il le fait aveuglément, sans savoir lui-même pour quoi et comment les Torontois seront sollicités. Il est celui qui leur offre l’aventure, mais il ignore la nature et l’importance de la quête qu’il leur offre ; il le découvre en même temps qu’eux. En fait, en allant chercher les cinq héros sur la Terre, Lorèn est lui- même plongé dans une quête. Contrairement aux hérauts des récits mythologiques, qui sont habituellement extérieure à la quête, le mage, lui, y participe. En tant que héraut-quêteur, il est également « une manifestation préliminaire des pouvoirs » auxquels les héros feront face plus tard sur Fionavar. C'est par le biais du magicien et de sa source que les protagonistes sont témoins de la première manifestation magique de leur vie7, lorsque Lorèn leur projette une vision de Paras Derval, le château du Royaume du Brennin (AÉ-20). Cette manifestation de magie, qui est étrangère à la réalité des héros, déstabilise les Torontois. En fait, Mantel d’Argent est pour eux une énigme : « Qui est cet homme doté de pouvoirs qui leur propose de traverser dans un autre univers ? » À ce sujet, Joseph Campbell affirme que « [l]e héraut est soit, comme dans le conte de fées, un animal, un représentant de la fécondité instinctuelle

6 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Presses Universitaires de France, Puf (Formes sémiotiques), 1986, p. 178. 7 Paul est toutefois témoin avant cela de la magie, puisque Lorèn Mantel d'Argent établit un contact avec lui juste avant la conférence. Voir AÉ-11.

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refoulée, soit un personnage mystérieux et voilé : l’inconnu8. » Mantel d’Argent représente l'inconnu, qui est tout à la fois mystérieux et voilé. Voilé, puisqu’il se cache sous une autre identité, celle de Marcus Lorenzo; mystérieux, parce que même sous cette fausse identité, il semble inaccessible. En effet, sa présence au Second Colloque international sur les Celtes, qui lui permet de rencontrer les protagonistes, est la « première apparition publique de tous les temps pour ce génie qui menait une vie de reclus » (AÉ-8). Il est à noter que c'est son statut de personnalité célèbre qui lui donne la clé pour entrer en communication avec les cinq Torontois.

Les cinq héros ont ainsi tous un choix à faire, celui d’accepter ou de renier l’appel de l’aventure. Par contre, c’est tous ensemble, en groupe, qu'ils passent dans le monde de Fionavar et entreprennent leur quête initiatique. De fait, même si Dave fait le choix de renier l'appel, les circonstances font en sorte qu’il est contraint d'entreprendre sa quête; alors qu'il rompait la chaîne qui l'unissait aux autres pour la traversée, Kim l'a agrippé par le bras et l'a amené avec elle de force dans l'autre monde. Les héros partent donc à l’aventure, quatre d'entre eux poussés par un désir personnel et le cinquième parce qu'il a été entraîné par un « agent du destin9 » bienveillant.

La première étape a donc été franchie : l'appel collectif de l'aventure a été entendu et les héros y ont répondu. La quête est amorcée. Cette « première étape du voyage mythologique […] signifie que le destin a sommé le héros et que son centre de gravité spirituel a été transféré de son milieu habituel à une zone inconnue. Cette zone, cette région fatidique, pleine de trésors et de dangers, peut être représentée de bien des façons : comme un pays lointain, une forêt, un royaume souterrain, [etc.]10. » Dans la trilogie, le pays en question est si lointain qu'il se trouve sur une autre planète, dans un autre univers. C'est dire que les héros évoluent dans un environnement qui n'est pas le leur, mais c'est justement cette contrée étrangère qui leur permet de s'accomplir. En effet, une fois la traversée accomplie, la deuxième étape de l’appel s’amorce et ils évoluent tous individuellement dans leur quête en suivant des routes fort différentes, mais qui révèlent à chacun sa véritable identité. Pour vaincre Rakoth Maugrim, ils doivent entreprendre un voyage initiatique qui leur permettra

8 Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, op. cit., p. 54. 9 Ibid., p. 58. 10 Ibid., p. 57.

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de se transformer et d’acquérir les outils (matériels ou psychologiques) nécessaires à la victoire.

DE L’INDIVIDU VERS L’ARCHÉTYPE

PAUL/PWYLL

Lorsque Paul répond à l'appel de l'aventure, il le fait parce qu'il a perdu foi en la vie. La mort de son ancienne petite amie, Rachel, survenue un an avant le début de l'histoire, le hante toujours. Il n'a pas encore accepté le rôle qu'il a joué dans l'accident qui a causé le décès de celle qu'il aimait; il ne s'est pas encore permis de la pleurer. Juste avant l'accident, alors qu'ils sont tous deux en voiture sous la pluie, Rachel avait annoncé à Paul, qui était le conducteur, qu'elle rompait avec lui. Paul croit qu'il ne mérite pas de faire son deuil, parce qu'il est persuadé qu'il a volontairement tué Rachel dans l'accident d'auto, qu'il n'a pas réagi aussi rapidement qu'il aurait pu pour le faire éviter : « Elle l'avait quitté et il l'avait tué, et on n'a pas le droit de pleurer quand on a fait une chose pareille. On paie le prix, voilà. » (AÉ-254) C’est donc poussé par le désespoir, par le désir de mort qu’il accepte l’appel de la quête. À Lorèn qui affirme que Paul n’est pas venu en Fionavar pour mourir, Kevin réplique : « Je crois que c'est pour cela qu'il est venu. […] S'il a agi ainsi, c'est en toute connaissance de cause, et de plein gré. Laissez-le mourir pour vous, s'il ne peut vivre pour lui-même. » (AÉ-

228) Ce qui attire Paul n'est pas l'aventure, mais plutôt le désir d'oublier et de s'oublier. Le chemin qui le mène vers la première épreuve est donc un chemin douloureux pour lui.

Son épreuve est son sacrifice dans l'Arbre de l'Été, lorsqu'il se substitue au roi pour mourir, pour se donner en offrande au dieu Mörnir afin de faire cesser la sécheresse qui accable le Brennin. Il n'y est pas forcé; c'est lui-même qui fait l'offre au roi. Comme le dit Kevin, c'est de son propre gré qu'il marche vers la mort. Ce qui le pousse à aller voir le roi pour lui offrir sa vie, du moins ce qui est l'élément déclencheur, est la Chanson de Rachel, écrite par son meilleur ami Kevin. En voici les paroles : Mon amour, te souviens-tu De mon nom? Je me suis perdue Dans l'été hiver devenu Par le gel amer engloutie Et quand juin devient décembre C'est le cœur qui en paie le prix

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Les vagues se brisent au long de la grève Dans le matin gris lente tombe la pluie Et la pierre a tout recouvert Tu enfouiras ta peine Profonde en la mer Mais les marées désespèrent D'être jamais apprivoisées Un jour viendra Où tu pleureras pour moi Les vagues se brisent au long de la grève Dans le matin gris lente tombe la pluie Oh mon amour, souviens-toi Souviens-toi de moi (AÉ-178) À la première lecture de cette chanson, le lecteur comprend que les paroles réfèrent au drame de Paul et à l'incapacité de ce dernier de pleurer. En entendant Kevin chanter dans la taverne, Paul décide de se rendre auprès du roi pour s’offrir en sacrifice. En fuyant les émotions que les paroles réveillent en lui, il marche au contraire plus directement vers elles. En effet, en se sacrifiant sur l'Arbre de l'Été pour le peuple du Brennin, il doit revivre en souvenir la mort de Rachel. L'épreuve de la pendaison est donc bien plus que l’épreuve physique qui consiste à survivre trois jours attaché à l'Arbre de l'Été, sans boire ni manger, livré au soleil et à la nuit. C'est aussi et surtout une épreuve psychologique. Tout comme la chanson le prédisait, Paul doit replonger dans sa douleur, celle qu'il avait enfouie en lui- même : « Sombrer. Sous la mer, au fond… » (AÉ-245) Le retour vers le passé le mène en fait au moment crucial du sacrifice, qui implique une ultime épreuve psychologique : « Et ainsi, en la troisième nuit, Paul Schafer subit-il la dernière épreuve, celle qui était toujours le moment de l'échec : l'ouverture. » (AÉ-248) Cette ouverture, que le héros torontois accepte de subir, est une introspection, une plongée dans ce qu’il aurait préféré enfouir et oublier : sa culpabilité. Durant cette ultime épreuve, Paul, avec l'aide de la Déesse, comprend enfin et accepte qu'il est mortel et qu'en tant que mortel, il n'est pas responsable de la mort de Rachel : « Ne nie pas ta propre mortalité. La voix était en lui comme le vent, c'était l'une des voix de la Déesse […]. Tu as échoué parce que les humains échouent. C'est un don, comme n'importe quel don. […] Va, et va en paix. Tout est bien. » (AÉ-257) Cette révélation fait comprendre à Paul que le deuil lui est permis. Pleurer devient maintenant possible : « Et c'est alors que survint, enfin, la si douce libération des pleurs. Il pensa à la chanson de Kevin, s'en souvint avec amour : " Un jour viendra où tu pleureras pour moi. " […] Ainsi pleura Paul dans l'Arbre de l'Été. Alors retentit un grondement de tonnerre […], et le Dieu

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apparut dans la clairière, le Dieu était là. » (AÉ-257) On voit donc que l'épreuve de Paul est avant tout celle de son évolution psychologique. C'est la mort survenue après l’évolution psychologique qui amène la pluie. Ce sont donc en quelque sorte les pleurs de Paul qui forment la pluie.

Alors que sa mort était le prix à payer pour obtenir la fin de la sécheresse, le héros, vivant en un temps de guerre et de nécessité, reçoit un don ultime de la part du dieu auquel il s’était donné en sacrifice; il est renvoyé parmi les vivants pour agir au nom de Mörnir : « Il pleuvait; il était vivant. Renvoyé. La Flèche du Dieu. Il sentit alors en lui la présence de

Mörnir, une présence latente, muette. C'était un fardeau à venir ». (AÉ-371) Avec l'accomplissement de son épreuve, qui est en réalité une sorte de rite de passage, il endosse son identité archétypale, celle de Pwyll, Seigneur de l'Arbre de l'Été, le Deux-fois-né. En effet, la transformation de Paul est conforme à la formule du rite de passage, qui se définit selon Joseph Campbell par une séparation, une initiation, puis un retour. Paul se sépare du monde des vivants; il est initié par le biais de l’épreuve de la pendaison et finalement il revient à la vie et retourne dans le monde qu’il a quitté, investi de nouvelles responsabilités. Il s’agit alors d’un retour non pas à sa terre natale, mais au monde de Fionavar. Cela confirme le postulat selon lequel l’appel de l’aventure intervient en deux étapes distinctes. La deuxième et plus importante étape, la quête initiatique, s’amorce et s’accomplit dans l’univers étranger.

Paul endosse ainsi un rôle archétypal qui fait écho à la description de Joseph Campbell en ce qui concerne le cheminement du héros mythologique : Le mystagogue (le père ou le substitut du père) ne doit confier les symboles de sa fonction qu’à un fils qui s’est réellement purgé de tout vestige infantile inadéquat, c’est-à-dire celui auquel le juste, l’impersonnel exercice des pouvoirs ne sera pas rendu impossible pour des raisons inconscientes (ou peut-être même conscientes et rationnalisées) de prétention égoïste, de partialité ou de ressentiment personnel. Idéalement, celui qui est investi s’est dépouillé de son humanité ordinaire et représente alors une force cosmique impersonnelle. Il est le Deux-fois-né, il est devenu le père. Et, en conséquence, il est apte désormais à assumer lui-même le rôle d’initiateur, de guide, de porte du soleil par laquelle on passe des illusions infantiles de " bien " et de " mal " à l’expérience de la majesté de la foi cosmique purgé de l’espoir et de la crainte, et une paix établie sur la compréhension de la révélation de l’être11.

11 Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, op. cit., p.115-116.

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Paul s'est purgé de son sentiment de culpabilité. Il a acquis la paix de la conscience en faisant le deuil de Rachel et en acceptant son rôle dans la mort de cette dernière. Ce faisant, il a aussi acquis le pouvoir de Mörnir. Le dieu confie effectivement les symboles de sa fonction à Paul. En effet, lorsque ce dernier parle au nom du dieu, l'on perçoit le pouvoir et le tonnerre qui grondent dans sa voix. Il est ainsi dépositaire d'un pouvoir latent, qui est souvent éveillé par l'arrivée invisible des deux corbeaux de Mörnir. Ce pouvoir acquis le dépouille par la même occasion de son humanité ordinaire. Il n'est plus seulement Paul, mais aussi Pwyll, Seigneur de l'Arbre de l'Été. Dans La Tapisserie de Fionavar, il est le Deux- fois-né non seulement symboliquement, mais aussi concrètement. De plus, ce statut de Deux-fois-né est plus qu'un titre; c'est un rôle, non pas celui d’initiateur, mais celui de guide. D'ailleurs, Paul remarque lui-même qu'en assumant ce rôle il a perdu une part de son humanité, qu'il est dorénavant solitaire, à l'écart des autres. Une conséquence visible de son statut différent est son insensibilité au froid. En effet, ayant goûté à toutes les formes de mort dans l'Arbre, le froid, qui en est une forme, ne l'affecte plus : « Il marchait presque sans but, essentiellement pour se fondre à la nuit, pour confirmer son étrange immunité au froid et réfléchir à la façon dont elle le séparait d'autrui. C'était un écart immense. » (FV-97) Il y a donc un prix à payer pour l’acquisition de son archétype, celui d’être dorénavant différent, à part des autres.

La première réaction de Kevin en apprenant que Paul est revenu en vie, et qu'il est Seigneur de l'Arbre de l'Été, n'est pas d'être surpris par son nouveau titre, et donc par son statut archétypal, mais plutôt de constater l'évolution psychologique de Paul : « Tu y es parvenu, dit-il sans prendre quatre chemins. Tu es libéré, maintenant, n'est-ce pas? » (AÉ-393) Si le lecteur, à la première phrase, peut penser qu'il fait référence à ses trois nuits dans l'Arbre et à l'avènement de la pluie, il se rend vite compte que le référent est tout autre. Ce dont il est question est l'état psychologique de Paul, qui est enfin libéré du poids de la culpabilité et qui peut maintenant vivre son deuil et pleurer. D'ailleurs, même Diarmuid s'adresse à lui par son véritable nom, et non pas par celui de son statut archétypal, pour exprimer la joie de le revoir vivant. C'est le retour de Paul, plus que la venue de Pwyll, qu'il salue ainsi. Il est à noter toutefois que lorsque Lorèn annonce le retour de Paul, c'est en le désignant par son titre et par son statut archétypal : « Je vous amène le Deux-fois-né de la prophétie. Voici Pwyll l'Étranger qui nous est revenu, seigneur de l'Arbre de l'Été. » (AÉ-392) Nulle mention de son

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véritable nom, celui qui le détermine en tant qu’individu à part entière. Celui que voulait présenter Lorèn n’est donc pas le Torontois, mais la figure nouvelle, le guide qui sera si précieux dans la guerre à venir. D’ailleurs, dès que la discussion s’engage sur la guerre et les décisions à prendre, c'est de nouveau sous le pseudonyme de Pwyll qu'on s'adressera à lui, hormis lorsque c'est l'un des Torontois qui s'adresse à lui. En effet, pour les autres héros, il demeure d’abord et avant tout Paul, leur ami, celui qu’ils ont toujours connu, et non pas celui qu’il est devenu. Tout ce passe comme si les événements se bousculaient trop vite pour que les cinq héros parviennent à modifier leur encyclopédie afin de la faire correspondre à la nouvelle réalité. Il s’agit alors bien plus que la simple force de l’habitude. De fait, le choix des Torontois de nommer Paul par son nom terrestre montre qu’ils résistent d’une certaine manière à la transformation de leur identité sur Fionavar. En effet, reconnaître l’identité terrestre de leur ami désormais changé semble permettre aux héros de s’assurer qu’ils sont, eux aussi, au fond toujours les mêmes. En résistant à la transformation de leur ami, ils résistent à la leur.

Le nom de Pwyll lui est donné par le roi avant même qu'il ne devienne Seigneur de l'Arbre de l'Été : « Voici Paul Schafer, que nous nommerions Pwyll en Fionavar, je pense. » (AÉ-82) Il est à noter que le nom Pwyll est tiré de la mythologie celte. Comme l’univers du monde secondaire est largement inspiré de la mythologie celte, le roi associe le nom de Paul, qui lui est inconnu, à un nom de son univers, et donc à un nom de type celtique, dont la sonorité est similaire. Toutefois, les ressemblances entre le héros de la trilogie et le héros mythique ne se limitent pas à la simple reprise onomastique. Une des caractéristiques que le personnage mythologique et le Torontois partagent réside dans la signification même du nom celte, puisque pwyll signifie raison12. Seul un lecteur possédant le savoir spécialisé nécessaire pourra percevoir que le sens étymologique du nom celte coïncide avec la personnalité de Paul. Ce dernier est en effet celui qui guide par ses bons conseils, par son jugement toujours sûr. Sa perspicacité innée et la sagesse que son expérience dans l’Arbre de l’Été lui a permis d’acquérir font de lui un symbole de raison. La présence sporadique des corbeaux de Mörnir à ses côtés ne fait qu’accentuer cet aspect de sa personnalité et de son archétype, car ces derniers sont porteurs de connaissances. Une autre caractéristique de la figure mythologique

12 « Pwyll (dont le nom signifie " Raison ")» (Yann Brekilien, op. cit., p. 79.)

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à considérer est le fait que « Pwyll est un personnage souvent en relation avec les divinités de l'Autre Monde13. » En effet, dans la mythologie, Pwyll prend littéralement la place d’un dieu pendant un an. Il se substitue à Arawn, le roi d’Annwvyn, qui représente en réalité Cernunnos14. Dans la suite de la saga du héros celte, « Pwyll lui-même sera un avatar du grand dieu chtonien15 ». Dans la trilogie, bien qu’il ne prenne pas la place de Cernunnos, Paul devient bel et bien le représentant d’un dieu et, clin d’œil peut-être délibéré de la part de l’auteur, Cernan des animaux – et donc Cernunnos – s’incline devant lui à la fin de son sacrifice (AÉ-257). De plus, comme on l’a vu précédemment, Paul entre en contact avec de nombreuses divinités, dont Mörnir, Dana, Cernan et Liranan. Par ailleurs, lorsqu’il s’entretient avec Liranan, il se retrouve un instant dans l’Autre Monde : « Je vous ai vus tous les deux dans une autre lumière que celle de la lune. Pwyll, quelle que soit par ailleurs votre nature, vous êtes mortel, et ce n’est pas une lumière où nous pouvons vivre. » (AÉ-287) Par ces paroles, Jaëlle rappelle au héros, et par la même occasion au lecteur, qu’il demeure d’abord et avant tout un homme; il est Paul avant d’être Pwyll, Seigneur de l’Arbre de l’Été, le Deux-fois-né. Il a une identité propre qui surpasse son identité archétypale et qui le définit davantage que le pouvoir et les attributs qu’il a acquis.

Il est également possible de noter une ressemblance marquante entre la pendaison de Paul dans l'Arbre de l'Été et celle d'Odin dans la mythologie celtique. Paul a acquis son pouvoir, lié à la connaissance, en se pendant trois jours dans l’Arbre de l’Été; Odin, qu'on appelle aussi le dieu pendu, a acquis la connaissance et le savoir des runes en se pendant neuf jours dans l'Arbre du monde, Yggdrasill. Cet épisode est raconté dans une Edda poétique islandaise :

I (Odin) ween that I hung on the windy tree, Hung there for nights full nine ; With the spear I was wounded, and offered I was To Odin, myself to myself. [...] I took up the runes, shrieking I took them, And forthwith back I fell. Then began I to thrive and wisdom to get16

13 Robert-Jacques Thibaud, Dictionnaire de mythologie et de symbolique celte, Paris, Dervy, 1995, p. 325. 14 Pour lire un résumé de cet épisode, voir Yann Brekilien, op. cit., p. 99-102. 15 Ibid., p. 102. 16 Joseph Campbell, The Masks of God : Vol. III, Occidental Mythology, op. cit., p. 482.

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Bien que les deux pendaisons soient effectivement liées, il serait erroné de dire que Paul est un avatar d'Odin, comme l'a affirmé Amy Yeong Xiao Hui dans sa thèse : « Through the ravens, Kay deliberately shows Paul as the primordial Odin of the Norse mythology [...]17. » À mon avis, il serait plus juste de dire que c'est Mörnir qui est, dans la trilogie, une représentation partielle de la divinité celtique, comme il a été démontré plus tôt dans le chapitre trois. Paul devient quant à lui un envoyé du dieu, et non pas le dieu lui-même. C’est d’ailleurs très clair dans la trilogie. Les corbeaux, qui sont les symboles les plus représentatifs d’Odin, n’appartiennent pas à Paul, mais bien à Mörnir : « Il y avait deux oiseaux dans les branches, deux corbeaux. […] Ils s'appelaient Pensée et Mémoire. Je l'ai appris il y a longtemps. C'était vrai. Ils étaient nommés ainsi dans tous les univers, et c'était là l'endroit où ils nichaient. Ils appartenaient au Dieu. » (AÉ-255; je souligne) Dans la mythologie de notre univers, les corbeaux appartiennent bel et bien à Odin, qui devient dans le monde fictionnel de la trilogie un écho lointain – une facette – du dieu « originel » qu’est Mörnir. C’est pour cette raison que Paul les reconnaît et peut les nommer par leur nom. Dans La Tapisserie de Fionavar, les corbeaux viennent en aide à Paul parce qu'ils sont envoyés par le dieu et parce que le héros torontois est devenu le représentant terrestre de Mörnir. Seul le dieu a le contrôle sur les corbeaux; Paul en est quant à lui dépendant. Il attend leur intervention dans les moments de besoin et est impuissant à les convoquer par sa simple volonté.

Le pouvoir du héros échappe à son contrôle, mais aussi à sa compréhension. Son rôle archétypal, malgré son importance, devient dès lors une source de frustration, d’impuissance. Il était le Deux-fois-né. Il avait vu les corbeaux, entendu leurs paroles et celles de Dana dans la forêt. Il avait senti Mörnir en lui. Il était la flèche du Dieu, sa Lance. Il était le Seigneur de l’Arbre de l’Été. Et il ne savait comment capter un pouvoir à cette source dont, ignorance douloureuse, il ignorait aussi la signification profonde. Il avait été contraint de fuir devant Galadan, ne comprenait pas même comment il avait effectué la traversée avec Jennifer. Il avait dû implorer Jaëlle de les renvoyer dans leur univers […]. Cette nuit même, il avait été aveugle à l’approche de Fordaëtha; seule la mort de Tiène lui avait donné le temps d’entendre les corbeaux. Et même : il ne les avait pas appelés, ne savait ni d’où ils venaient ni comment les faire revenir. (FV-97-98)

17 Amy Yeong Xiao Hui, « Myth in Fantasy », thesis of BA in English Literature, Singapore, University of Singapore, 2003, dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay, [en ligne] http://www.brightWeavingss.com/ scholarship/mythinfantasy.htm [texte consulté le 3 septembre 2010].

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Lorsqu’il intervient en tant que puissance, c’est uniquement parce que la nécessité le lui permet, et encore, il n’agit pas réellement de sa propre initiative. Par exemple, lorsqu’il repousse Fordaëtha, la Reine des Glaces, il se contente de « psalmodi[er] les paroles qu[e les corbeaux] lui offraient » (FV-89). Le fait qu’il ignore comment les faire revenir limite les interventions du héros. Paul est donc livré à lui-même et doit vivre avec le doute et l’incertitude; il doit « march[er] seul dans les ténèbres pour trouver sa propre bataille » (FV-

120). Il ne découvre la signification de son archétype qu'à la toute fin de la trilogie : « depuis le tout début, c'était une force de résistance qu'il avait possédée, une force d'opposition, de dénégation des Ténèbres. Il était une arme défensive et non offensive, le symbole du Dieu, une affirmation de la vie par son existence même, par le fait même d'être vivant. » (RO-451) Il s’agit d’un revirement significatif; Paul, qui a entrepris sa quête poussé par un désir de mort, devient un symbole de vie. Il ne découvre par contre jamais la façon de puiser dans son pouvoir. C’est donc dire que l’archétype de Paul est en quelque sorte déconstruit. Kay thus gives us an archetype - Pwyll, Son of Mörnir, Lord of the Summer Tree, [...] the Twiceborn who possesses knowledge and power that mere mortals do not have. Yet, he also shows us Paul Schafer the individual who does not know what to do with this new-found and unsought-for power. Paul the individual is contrasted against the 'archetype-ed' [sic] Paul, resulting in a blurring and dismantling of standard archetypes which can result in their re- examination18. Guy Gavriel Kay propose ainsi un personnage qui n’est pas dominé et encore moins effacé par son statut archétypal. On pourrait dire que dans ce cas l’archétype ne définit pas le héros, mais que le héros définit l’archétype; c’est la singularité de Paul qui permet à Pwyll, Deux- fois-né et Seigneur de l’Arbre de l’Été, de prendre forme. On aurait ainsi tort de dire que l'archétype se substitue à l'individu. Plutôt que de définir le personnage, il est en réalité une simple facette du héros, facette qui ne se manifeste qu'en des occasions bien précises et hors du contrôle de Paul, qui « n’a pas choisi ce qu[‘il est] devenu » (FV-120). Ce sont les aventures et l’évolution de Paul, plutôt que de Pwyll, que le lecteur suit.

18 Amy Yeong Xiao Hui, op. cit.

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KIMBERLY/LA PROPHÉTESSE

Kimberly est essentielle à l’amorce de la quête du groupe de héros-quêteurs. En effet, il est impossible aux Torontois de traverser dans le monde de Fionavar sans elle : « Il est écrit dans nos livres de sagesses », lui dit Lorèn, « que dans chacun des univers vivent des êtres qui ont des rêves ou des visions – un des sages les appelle souvenirs – de Fionavar, qui est le premier des mondes. Matt, qui a ses propres dons, vous a désigné comme telle hier. […] On sait, poursuivit Lorèn, que des voyageurs ne peuvent revenir d’une traversée que si une telle personne se trouve au cœur du cercle. » (AÉ-38) Dès l’amorce du roman, donc, le lecteur apprend que Kimberly a un certain don relié au monde secondaire de Fionavar. Elle possède déjà une caractéristique distinctive qu’elle développera au cours de sa quête initiatique. C’est dire que Kimberly est une « rêveuse » avant même que sa quête ne débute. Toutefois, c’est uniquement en Fionavar qu’elle cultive son pouvoir. En fait, dans cet univers elle doit prendre la place de quelqu’un d’autre. Non seulement elle devient la prophétesse du Brennin, mais elle est appelée à surpasser Ysanne, sa prédécesseure : « Vous êtes une prophétesse comme moi, et bien plus, je pense, que je ne l'ai jamais été. » (AÉ-110) Tout comme Paul, elle doit subir une sorte de rite de passage avant d’assumer son rôle archétypal. Dans son cas, cela se déroule à la Chaumière d’Ysanne, sur le bord d’un lac où demeure une puissance des eaux, Eilathèn. L’épreuve à laquelle Kim doit se soumettre est en réalité l’aboutissement naturel de son évolution, car « d'une façon ou d'une autre, toute sa vie l'avait amenée à ce rivage. » (AÉ-111) La première étape consiste à en apprendre davantage sur le monde secondaire de Fionavar, car son encyclopédie personnelle, basée sur son expérience terrestre, est lacunaire. C’est ainsi qu’Eilathèn tisse pour elle l’origine du monde de Fionavar

(AÉ-114-116). Comme elle devra avant tout agir sur ce monde, elle reçoit l’enseignement qui lui manque afin d’accomplir sa quête. Kimberly a ainsi la chance d’obtenir l’aide que Paul n’a pas reçue ; elle est guidée alors qu’il était livré à lui-même. C’est à ce moment également qu’elle doit assumer le fardeau du Baëlrath, l’anneau de pouvoir, la Pierre de la

Guerre. C’est par le biais de cet objet surtout qu’elle agit et qu’elle déploie son pouvoir.

Kimberly apprend qu’elle devra jouer un rôle essentiel dans le monde de Fionavar, un rôle de guide, d’autorité. Contrairement à Paul, qui a une fonction avant tout défensive, Kim a une fonction surtout offensive ; son pouvoir est lié à la guerre. Elle devient aussi le bras droit du roi, sa conseillère. Au début, l’importance qu’on accorde à ses rêves et à ses

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décisions lui semble une erreur et elle refuse d’endosser son rôle : « Je commence seulement à comprendre ce que je suis. J’ai vu ce qu’a tissé Eilathèn. Mais je ne suis pas de ce monde, je ne l’ai pas dans le sang, je n’en connais pas les racines comme vous, comme toutes les prophétesses ont dû les connaître. Comment… comment pourrais-je jamais avoir la prétention de dire qui doit porter le Bandeau de Lisèn. Je ne suis qu’une étrangère,

Ysanne ! » (AÉ-167-168) La deuxième étape de son rite de passage permet de remédier à cette situation. En effet, Ysanne lui fait don de son âme, parce que le tissage d’Eilathèn et le pouvoir de Kim ne sont pas suffisants : « on avait besoin d’elle mais elle n’était pas prête, elle était réellement incomplète » (AÉ-214-215). Ainsi, la jeune femme n’est plus uniquement Kim, car en elle vit désormais une autre âme, une autre source de savoir. Tout comme Paul, mais d’une autre façon, elle devient double. La transformation de la jeune femme en prophétesse implique dans son cas une marque visible : « Avant même de le vérifier, Kim savait que ses cheveux étaient devenus blancs. » (AÉ-225) Les symboles de l’archétype de Kimberly sont donc l’anneau et les cheveux blancs, ces derniers pouvant être perçus comme un signe de sagesse.

Il est à noter que, contrairement à Paul qui obtient son pouvoir lors de son rite de passage par le biais du sacrifice, Kim, lors de son rite de passage, ne fait quant à elle qu’acquérir les outils qui lui manquaient pour développer son potentiel latent. Contrairement à Paul également, qui choisit son sacrifice, Kimberly subit son épreuve et devient prophétesse du Brennin malgré elle. Toutefois, si l’épreuve est vécue différemment, l’acquisition d’un statut archétypal n’est pas un choix dans les deux cas. En effet, le rôle de Kim lui est imposé. Comme Paul, d’ailleurs, elle devra vivre dans le doute, car les gestes qu’elle doit poser en tant que prophétesse sont terribles : « Elle arracherait les morts à leur repos et traînerait les vivants à leur funeste destin. » (FV-34) Lorsqu'elle intervient dans la Tapisserie, elle devient en quelque sorte une autre personne : « Elle leva les mains et cria elle aussi, d’une voix froide, très différente de celle qu’elle avait quand elle pouvait n’être qu’elle-même, Kim. »

(FV-37) Tout comme Paul lorsqu’il parle au nom de Mörnir, Kim intervient en tant que prophétesse et porteuse du Baëlarth avec une voix changée par le pouvoir et qui est étrangère à sa nature. Elle agit avec autorité, car l'anneau qu'elle porte à son doigt appelle à la guerre, et la guerre est sans merci : « Kim était venue pour contraindre, par le pouvoir qu’elle portait et le secret qu’elle connaissait. Elle était venue commander. » (FV-38) Cette

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voie dure s’oppose aux sentiments de Kimberly. De fait, le rôle que la jeune femme doit jouer va à l'encontre de ses convictions personnelles. On le voit notamment lorsqu'elle doit ressusciter Arthur et qu'elle doit forcer Uther Pendragon à lui révéler le nom qui permet d'invoquer son fils : « Nulle place pour la tristesse ici […]. Nulle place pour la pitié.

Aucune. Kim força son cœur à s’endurcir » (FV-38). De plus, lorsque ce roi l'implore de laisser enfin Arthur en paix, on peut lire : « […] le Baëlrath finirait par en être victorieux. Elle en fut bouleversée jusqu’au tréfonds de l’âme; se faire d’acier à ce point, c’était apparemment au-delà de ses capacités. […] Qu’était-elle pour que les fiers rois des morts l’implorent ainsi ? » (FV-39) Kimberly doit donc enfouir en elle-même ses émotions afin d'accomplir la mission qui lui est échue. Elle se demande toutefois, en un leitmotiv qui en dit long sur le fardeau que son archétype représente, « Oh, qu’était-elle donc ? » (FV-42) : qu’était-elle pour agir ainsi qu'elle le faisait, pour contraindre les morts et les vivants à accomplir leur funeste destin, un destin toujours dominé par la souffrance ? Le fait qu'elle ignore la plupart du temps la raison pour laquelle elle agit comme elle le fait n'aide bien sûr pas Kim à accepter son rôle : « C’était la Pierre de la Guerre et elle avait ramené le Guerrier.

Dans quel but, à quelles fins, Kim l’ignorait. » (FV-123) Elle suit ses intuitions, ses rêves et le feu de la Pierre de la Guerre, mais les conséquences de ses actes demeurent pour elle obscures jusqu'à ce que l'avenir lui révèle le dessein qui se cachait derrière les gestes qu'elle devait poser.

Kimberly est la prophétesse du Brennin, la porteuse du Baëlrath, et doit donc agir en conséquence : « Les deux derniers mages du Brennin se trouvaient là avec leur source, le plus vieux shaman de la Plaine – et de loin le plus puissant –, la prophétesse du Grand

Royaume, avec sa chevelure blanche, et la grande prêtresse de Dana en Fionavar. » (FV-189, je souligne) Kimberly est nommée par son titre et elle est présentée comme l'égale de tous les personnages importants qui l'entourent. Bien plus, même, puisque c'est elle qui doit les guider : « " Prophétesse du Brennin ", déclara Gereint, " nous sommes ici à vos ordres. " »

(FV-190). La responsabilité qui lui est impartie n'est alors plus déstabilisante pour Kimberly, qui a appris à accepter le rôle qu'elle doit jouer : Même ici, c'était à elle, comme tant de fois ces derniers temps. Autrefois, il n'y avait pas si longtemps, elle en aurait douté, elle se serait demandé pourquoi. Elle se serait demandé […] qui elle pouvait bien être pour que ces puissances assemblées lui obéissent. […] Plus à présent. Avec un simple regret lointain pour son innocence perdue, Kim accepta la

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déférence de Gereint comme le dû de la seule véritable prophétesse présente; elle aurait été obligée de prendre le contrôle de la situation s'il ne lui avait pas offert. (FV-190) Elle doit diriger l'opération qui permettra de découvrir ce qui crée l'hiver. La réussite de cette mission est primordiale. Ainsi, le rôle de Kimberly est-il lui aussi essentiel. Le succès repose sur les épaules de la prophétesse, donc sur Kim : « ils seraient tous perdus si elle

échouait. » (FV-192) Heureusement, elle réussit dans son entreprise : « même sans le soutien des mages, la prophétesse avait réussi à communiquer une image. » (FV-196). La puissance de Kimberly est donc immense et peut même, presque, rappeler celle d'une déesse.

En effet, on peut percevoir Kimberly comme l'équivalent mortel de la déesse celtique Morrigan. Les déesses Macha et Nemain, nommées dans la trilogie, sont en réalité deux des trois facettes d’une même divinité. Le trio n’est pas toujours le même, mais celui le plus souvent rencontré dans les ouvrages de références comprend Morrigan, Bodb et Macha, Nemain étant alors considérée comme l’équivalent de Bodb. Dans sa thèse, Amy Yeong Xia Hui affirme ceci à propos de Kim : « She shows a strong resemblance to the Morrigan figure, the Celtic triple goddess of death, battle and prophecy. […] Kimberly " inherits " practically all the archetyp[al] properties of the Morrigan, who is said to be an inciter of war and terror, as well as [...] a goddess of prophecy19. » Cette affirmation n’est toutefois que partiellement vraie, en ce sens qu'il serait erroné de dire que Kim hérite de presque tous les attributs des trois divinités. D’abord, Kimberly ne provoque pas la guerre comme le fait la déesse Morrigan. Cette dernière est considérée comme une déesse provocatrice qui inspire par sa simple présence une « atmosphère de panique et de terreur20 » dans les armées. Au contraire, la présence de Kimberly dans la trilogie est plutôt inspiratrice d’un sentiment de sécurité. Par exemple, le roi semble en détresse lorsqu’elle se trouve sur la Terre. On le voit lorsque, au début du deuxième tome de la trilogie, Paul, Jennifer, Kevin et Dave se retrouvent devant lui après leur traversée, mais sans Kim : « " Où est-elle ? ", s’écria Ailéron dan Ailell. " Où est ma prophétesse ? […] J’ai… grand besoin d’elle. " » (FV-79). On pourrait donc affirmer que c’est plutôt son absence que sa présence qui engendre une forme de panique. De plus, la prophétesse intervient parce que la guerre est déjà entamée et qu’elle cherche justement à y mettre un terme. Elle n’incite donc pas à la guerre. Toutefois, elle

19 Amy Yeong Xiao Hui, op. cit. 20 Françoise Le Roux et Christian-J. Guyonvarc’h, Mórrígan – Bodb – Macha. La souveraineté guerrière de l’Irlande, Rennes, Ogam-Celticum, 1983, p. 40.

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invoque bel et bien des puissances afin qu’elles combattent, même si cela va à l’encontre de leur nature. C’est le cas notamment avec les Paraïko. Si elle ne les incite pas réellement à combattre, elle leur apprend tout de même la haine, ce qui rejoint un aspect de Morrigan. Ensuite, Kimberly peut effectivement être comparée aux déesses celtiques par son don de prophétie. En effet, l’un des aspects de Macha correspond au rôle de Kim dans la trilogie : Macha est « voyante », certes, puisque la déesse de la guerre, nous l’avons vu, est aussi une satiriste habile et une prophétesse. Mais elle est voyante en vertu de sa qualité souveraine et non en conséquence de son état de « guerrière ». […] Macha est prévenue en songe parce qu’il faut qu’elle le soit, en tant que souveraine d’Irlande, épouse de l’un des fondateurs du pays. Elle voit, activement, […] « c’est elle qui vit en rêve » […]21. En tant que prophétesse du Brennin, la rêveuse du rêve, Kimberly correspond donc parfaitement à cette facette de la déesse. Elle n’est pas elle-même souveraine, ni même épouse, mais elle est le bras droit d’Ailéron. En ce sens, elle est pratiquement souveraine, puisque porteuse d’un pouvoir et d’un savoir qui guident le roi. Il est à noter que l’une des propriétés les plus représentatives des déesses est leur capacité à se métamorphoser, notamment en corbeau, l’animal qui les représente (« Bodb » signifie d’ailleurs « corbeau ») 22 . C’est souvent sous cette forme, ou celle d’une corneille, qu’elles se présentent dans les batailles. Kimberly, en tant que mortelle, ne possède pas cette propriété distinctive des déesses celtiques. Elle ne partage donc qu’une partie des caractéristiques de ces dernières, tout comme Paul ne partageait que quelques caractéristiques avec le Pwyll mythologique et le dieu Odin.

On pourrait tout de même considérer, à la suite d’Amy Yeong Xiao Hui, qu’en tant que prophétesse du Brennin et porteuse du Baëlrath, la Pierre de la Guerre, Kimberly représente en quelque sorte la troisième facette manquante des déesses guerrières, qui sont normalement toujours au nombre de trois, alors que dans la trilogie Kay n’en nomme que deux : « Kay’s deliberate naming of only two goddesses of war in Fionavar (as well as deliberately keeping their Celtic names) implicitly leaves open a " position " for another character to step into the role of the missing third " war goddess ". Kay implies that this role is filled by Kimberly 23 . » Le texte de La Tapisserie de Fionavar le suggère d'ailleurs explicitement : « aucune mortelle ne ressemblait autant qu'elle à Macha et à Nemain. Avec

21 Ibid., p. 46. 22 À ce sujet, voir Idem. 23 Amy Yeong Xiao Hui, op. cit.

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une différence dont elle avait bien conscience : c'étaient des déesses, absolument maîtresses de leur nature. Et elle ? Elle était bel et bien une mortelle, une simple mortelle, portée par le

Baëlrath tout autant qu'elle le portait. » (RO-259) Kim n'est donc pas leur égale, mais elle prend malgré tout la place de la troisième figure, en tant que mortelle. Du moins, ce rôle est- il temporairement « rempli » par Kimberly. En effet, ce qui lui permet de devenir pratiquement l’égale des deux déesses est le pouvoir de l’anneau. C’est la Pierre de la Guerre plus que la prophétesse qui incarne l’archétype des déesses guerrières. D’ailleurs, Kim dit elle-même que l’anneau a sa propre volonté, qu’il n’obéit qu’à la nécessité et qu’elle ne peut donc pas agir à son gré : « Je ne puis le contraindre à obéir » (FV-191). Tout comme Paul ne pouvait pas invoquer les corbeaux par sa volonté, Kim ne peut enflammer le Baëlrath et utiliser son pouvoir comme elle le jugerait bon. En fait, elle est en quelque sorte elle-même contrainte par son pouvoir, puisque malgré ce que son cœur lui dit, elle doit agir tel que l’anneau le commande. Elle doit même « lutt[er] contre l'aversion désormais instinctive qu'elle en éprouv[e] » (RO-185) Toutefois, elle peut le contrôler malgré tout dans une certaine mesure en refusant d'agir. Le pouvoir de l'anneau n'est libéré que si la volonté de Kim le lui permet. Or, c'est justement cette volonté qui manque à Kim à la fin de la trilogie, la poussant ainsi à rejeter le pouvoir de l'anneau. On le voit lorsqu'elle refuse de contraindre le dragon du Calor Diamand, l’une des plus anciennes puissances de Fionavar, à combattre contre Rakoth Maugrim : « Non, dit Kimberly Ford à voix basse, d'un ton absolument définitif. J'en suis arrivée là, j'ai fait tout ce que j'ai fait jusqu'à présent. Je n'irai pas plus loin dans cette voie. Il est un point où la quête de la Lumière commence à servir les

Ténèbres. » (RO-356) Elle renie par ce geste son pouvoir. Cet ultime refus est en fait celui de son identité archétypale. Elle refuse de continuer dans la voie que lui dicte son statut de prophétesse qui invoque les morts et qui contraint, et décide de redevenir Kim, la Torontoise qui se révolte contre les gestes qu’on lui demande de poser. C'est d'ailleurs sous son véritable nom qu'elle prend la décision. Le narrateur dit en effet que c'est « Kimberly Ford » qui prend la décision, et non pas « la Prophétesse du Brennin ». Il n’utilise pas le diminutif de la jeune femme, celui qui est le plus souvent utilisé, mais bien son nom complet, la marque officielle de son identité terrestre, celle qui est la plus profonde. Le choix ultime de Kim, son rejet de la Pierre de la Guerre, entraîne évidemment des conséquences qu'elle devra assumer par la suite, mais au moment de sa décision, elle en est pleinement

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consciente : « Elle savait exactement ce qu'elle faisait et quelle en était la signification éventuelle, elle en connaissait plus profondément que jamais les implications. Et elle en acceptait le fardeau. » (RO-356) C’est donc librement et consciemment qu’elle choisit son identité. Ce choix de Kim est rendu possible par le libre arbitre que Guy Gavriel Kay a décidé d’octroyer aux héros; les personnages ne sont pas des archétypes prédéterminés par leur destin et par leur rôle, mais se donnent comme des êtres à part entière, avec leur personnalité propre et leur liberté : « Un choix nous est offert, Matt. Nous ne sommes pas des esclaves, pas même de nos dons. J'ai choisi d'utiliser l'anneau autrement. » (RO-363) C'est donc dire que dans La Tapisserie de Fionavar, les héros ne sont pas esclaves de l’archétype qu’ils incarnent. Avec le fardeau et le poids de leur don, ils sont toujours confrontés à des choix, et ce sont ces choix plus que leur archétype qui les déterminent.

KEVIN/LIADON

L’évolution de Kevin est légèrement différente de celle des autres, en ce sens qu’il ne découvre que tardivement, et à la fin de son parcours, l’archétype qu’il représente. En fait, la découverte de ce dernier est l’aboutissement de sa quête et non pas une simple épreuve à passer. Son rite de passage n’inclut donc pas de « retour ». Tout au long des deux premiers tomes de la trilogie, Kevin est dominé par l’impression d’être inutile, de n’avoir aucun rôle à jouer, à la différence de ses amis, dans la Tapisserie : « Il ne s’était jamais senti aussi superflu de sa vie et il avait de plus en plus l’impression de l’être. » (FV-65) La seule caractéristique distinctive – mais bel et bien primordiale – de Kevin est son état physique et psychologique lorsqu’il fait l’amour : « Car il en était toujours ainsi. L'acte d'amour était pour lui une tentative convulsive, aveugle, pour s'emparer des ténèbres où il s'engloutissait. Chaque fois. Il y perdait son nom même, la forme et le mouvement de ses os; et chaque fois, il se demandait après s'il y aurait une nuit où il irait si loin qu'il ne pourrait revenir. » (AÉ-175) Il en a toujours été ainsi pour lui, et ce, même sur Terre. Son parcours sur Fionavar n’est donc pas différent de celui qu’il suit dans son univers; en fait, sa quête à lui a débuté à son insu depuis fort longtemps. Ce qu’il avait toujours vécu est la marque de ce qui devient son rôle archétypal sur Fionavar, mais aussi ce qui l’isole des autres. Ainsi, lors de la nuit de Maidaladan, où tous les hommes ressentent intensément le désir sexuel, il ne voit lui-même aucune différence dans sa condition : « Chaque homme de Gwen Ystrat pouvait sentir

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l’attraction de la Déesse, chaque homme sauf lui pour qui, à l’âge adulte, les ressorts intérieurs du désir avaient été une durable et profonde constante ». (FV-202) Tout s’explique pourtant lors de cette nuit, puisque Kevin s’avère finalement être Liadon, l’amant de la déesse Dana : « Kevin eut alors l’impression d’avoir une vision de son passé, de ce rêve fugitif qu’il avait poursuivi, éveillé ou dans son sommeil, pendant toutes les nuits de sa vie. […] Tout convergeait. Le sanglier. La lune. Le solstice d’été. L’hiver auquel ils ne pouvaient mettre fin. » (FV-216) Kevin, en tant que Liadon, se sacrifie volontairement pour mettre fin à l’hiver maléfique qui accable le Brennin en s’unissant à la déesse. Son pouvoir est celui de son désir : « il y avait tant de puissance en lui, tant de désir, le désir de toute une vie arrivé ici à sa conclusion, à cette conclusion, à cette crevasse dans la terre ! Dun Maura.

Maidaladan. Le désir profond de son cœur. » (FV-235) Ce désir est une caractéristique associée non seulement à Liadon, mais aussi à Kevin. Ce n’est pas que la figure archétypale qui se sacrifie, mais c’est aussi et surtout l’individu singulier, le terrien : « Alors, pour couronner ce désir, pour lui donner forme, car elle [Dana] l’aimait et allait l’aimer, elle reprit la parole, pour murmurer cette fois : " Kevin " ». (FV-235) La déesse le reconnaît ainsi non seulement en tant que son ancien amant, mais aussi comme son amant présent, celui qui provient de notre univers et qui a une personnalité bien distincte. Comme Paul et Kimberly, Kevin est donc double. Son identité archétypale n’efface pas celle du terrien. D’ailleurs, si les prêtresses pleurent la mort de Liadon, les Torontois pleurent quant à eux la mort de leur ami.

Une particularité du sacrifice de Kevin fait écho au sacrifice de Paul. Il s’agit en fait des paroles de la chanson qu’il avait composée, « La Chanson de Rachel ». Lorsqu’il la chante à la taverne, le narrateur dit ceci : « Kevin jouait le morceau que Rachel avait joué à son récital d'examen, et donnait voix à la souffrance qui était et n'était pas la sienne. » (AÉ-179) À ce moment, « cette souffrance qui était et n’était pas sienne » ne signifie rien d’autre que la souffrance de Kevin qui voit son ami en peine. Toutefois, plus tard, lorsque le lecteur est confronté au sacrifice de Kevin, il est possible pour lui de relire la chanson et d’y voir un deuxième sens et de comprendre que la souffrance était bel et bien également sienne : « Mon amour, te souviens-tu/ De mon nom? Je me suis perdue/ Dans l'été hiver devenu/ Par le gel amer engloutie/ Et quand juin devient décembre/ C'est le cœur qui en paie le prix » (FV-255-

256). « Mon amour » désigne alors la déesse; le nom perdu est celui de Liadon; l’été qui est

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devenu hiver est la terrible réalité du Brennin et le prix à payer pour faire fondre la neige est le cœur de Kevin; bien plus même, sa vie. Comme le dit le narrateur, « maintenant, tout [a] changé, la métaphore [est] devenue d’une douloureuse réalité. […] La chanson parlait de

Rachel, pas de Kevin. Et pourtant. » (FV-256) Pour décrire ce glissement du sens selon le contexte, il est possible de recourir à ce qu’Umberto Eco appelle l’isotopie, qui est « définissable comme cohérence d’un parcours de lecture24 ». Le contexte permet de choisir une isotopie plutôt qu’une autre. Par exemple, à la première lecture, « La chanson de Rachel » ne peut pas être interprétée autrement qu’en fonction de l’isotopie « sentiments de Paul », parce que le contexte du récit ne permet pas encore l’interprétation selon l’isotopie « destin de Kevin ». Ce n’est que plus tard, alors que le contexte le permet, que les mots de la chanson prendront ce deuxième sens qui, plutôt que d’annihiler le premier sens, se superposera à lui, ajoutant une couche interprétative inaccessible à la première lecture. Tout comme les deux autres héros, on peut voir que Kevin est inspiré d’une divinité, grecque celle-là. En effet, on peut voir dans le sacrifice de Kevin une allusion au culte d’Adonis : « Le culte d’Adonis, annuellement célébré, se trouva fêter son retour annuel et son union régulière avec la déesse25. » Le culte d’Adonis est une « fête [qui] aurait lieu en pleine saison chaude – solstice d’été ou début de canicule – pour ceux qui voient en Adonis le dieu du blé26 » Dans La Tapisserie de Fionavar, la fête de Maidaladan est aussi un rituel qui se déroule au solstice d’été. Dans la mythologie, « Apollon, le dieu grec du Soleil, déguisé en sanglier, tue Adonis, ou Tammuz, le Syrien, l’amant d’Aphrodite, la déesse de l’amour27. » Il est également dit que « [c]’est l’hiver qui met à mort Adonis28 ». Dans la trilogie, Kevin est marqué par le sanglier, il s’unit à la déesse Dana et c’est bel et bien la présence de l’hiver qui est la cause de sa mort. Si « Adonis est le soleil29 » et est un dieu de la fertilité, la mort de Kevin permet l’arrivée du soleil qui fait fondre la neige et le retour du printemps; il est donc celui qui est responsable de la fertilisation du sol et de la renaissance de la nature. De plus, tout comme dans le culte d’Adonis, dans la trilogie, il y a présence

24 Eco, Umberto, Lector in fabula, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche (essais), 2004, p. 117. 25 Hélène Tuzet, Mort et résurrection d’Adonis. Étude de l’évolution d’un mythe, Paris, Librairie José Corti, 1987, p. 26. 26 Ibid., p. 28. 27 « Appolo, the Greek Sun-god, disguised as a boar, kills Adonis, or Tammuz, the Syrian, the lover of the Goddess Aphrodite. » [Ma traduction] Robert Graves, The White Goddess. A Historical Grammar of Poetic Myth, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1966, p. 210. 28 Hélène Turzet, Mort et résurrection d’Adonis. Étude de l’évolution d’un mythe, op. cit., p. 51. 29 Ibid., p. 50.

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d’un rituel de lamentation : « Cette déploration revenait aux femmes : en appareil de pleureuse, gorge nue, cheveux épars, se frappant la poitrine, elles jouaient le rôle des nymphes qui, selon la légende, se joignaient au deuil d’Aphrodite30. » Dans La Tapisserie de Fionavar, ce sont les prêtresses qui deviennent les pleureuses durant le rituel de Maidaladan, mais aussi et surtout en dehors du rituel puisque le mythe se concrétise : « Mais la lamentation des prêtresses au lever du soleil était un symbole, un rappel. […] " Liadon est mort de nouveau ! " Elle [Jaëlle] se mit à pleurer. Elle pleurait de toute son âme. […] Elles [les Mormae] se mirent à déchirer leurs propres robes, à se lacérer le visage dans un chagrin sauvage et à se lamenter comme elle-même l’avait fait. » (FV-236-237) Comme les deux autres héros, il est donc double ; il est Adonis, mais avant tout et surtout Kevin. C’est le parcours de l’individu plus que le parcours de l’archétype qui détermine le personnage et qui donne corps à l’évolution de l’intrigue.

DAVE/DAVOR

Comme nous l’avons dit au début du chapitre, Dave entreprend sa quête de force. Il est le seul des cinq Torontois à refuser l’appel de l’aventure. Son obstination à s’exclure des autres Torontois avant la traversée et son non-appartenance au groupe des héros-quêteurs peuvent donner lieu à des suppositions de la part du lecteur, qui pourra se demander si Dave trahira ou abandonnera ceux qu’ils refusent de considérer comme des amis. Ces hypothèses que le lecteur peut formuler sont ce qu’Umberto Eco appelle des « promenades inférentielles ». Il s’agit d’une « échappée hors du texte (pour y revenir riche d’un butin intertextuel) 31 » qui permet au lecteur d’« hasarder des prévisions qui aient une probabilité minime de satisfaire le cours de l’histoire32 ». Or, comme le dit Joseph Campbell, « il arrive parfois que la situation difficile, causée par un refus obstiné de l’appel, soit l’occasion d’une révélation providentielle de quelque principe insoupçonné de libération33. » C’est exactement ce qui se passe avec Dave. En refusant sa quête, il se sépare des autres lors de la traversée. Il se retrouve donc dans une situation fort difficile : il se retrouve seul, perdu et sans repères dans un monde inconnu. C’est pourtant cette situation qui lui permet d’évoluer

30 Ibid.,p. 27. 31 Umberto Eco, op. cit., p. 151. 32 Ibid., p. 150. 33 Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, op. cit., p. 63.

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psychologiquement. Lui qui, au début de l’histoire, rejetait l’amitié, apprend sur Fionavar à socialiser, à cultiver un sentiment d’appartenance à la communauté des Dalreï : « il eut une autre pensée : j'aime ces gens. Cette prise de conscience soudaine le frappa presque autant que l'explosion sur la Montagne, car Dave était ce qu'il était. » (AÉ-333) Si cela le frappe autant, c’est qu’il s’agit d’un sentiment nouveau pour lui. Son évolution psychologique est ce qui marque le plus le parcours du héros; Lorèn Mantel d’Argent le remarque lorsqu’il le retrouve : « Il pouvait voir [après huit jours] combien Dave Martyniuk avait changé, rien qu'à son visage et aux liens tacites qui l'unissaient aux deux autres Cavaliers [Torc et

Lévon]. » (AÉ-397) C’est surtout ce cheminement psychologique que le lecteur suit au fur et à mesure que le récit progresse.

Il est à noter que contrairement aux quatre autres Torontois, le rôle archétypal de Dave ne s’accompagne pas d’un dédoublement de son identité. Il n’endosse pas l’identité d’un héros ou d’un dieu déjà existant et il n’a en lui aucune puissance distincte de sa propre personne. Il représente plutôt un rôle typique des héros mythologiques, celui du héros guerrier. En effet, alors qu’il n’a jamais appris les bases de l'autodéfense, il s'en sort avec gloire lors de sa première bataille : Une rage profonde s'empara alors de lui. […]Dans un vertige de fureur, il arracha la hache du cadavre et fit volte-face pour abattre encore son arme. […]dans la frénésie de la bataille, il leva et abaissa sa hache encore et encore. Combattre, c'était tout ce qu'il pouvait faire; il combattait donc. […] [Il] fit cabrer son cheval pour dominer le cercle de l'ennemi. Il abattit sa hache de chaque côté des sabots qui revenaient se poser par terre, et les deux coups furent mortels. Un instant, les svarts hésitèrent; Dave en profita pour éperonner son cheval de nouveau et pour charger, dans le demi-cercle écarlate de sa hache, une fois, et une autre, et encore, et tout à coup il eut la voie libre; leurs rangs se défaisaient devant lui. (AÉ-335-336) Il est pris de la furie du combat et se bat vaillamment, avec une efficacité redoutable. Il livre bataille avec une telle aisance et avec une telle intensité qu’il fait hésiter ses ennemis. Il est même celui qui a l'inspiration de s'enfuir par la forêt, et donc celui qui permet à ses deux amis, Torc et Lévon, de survivre. Ces derniers diront d’ailleurs qu’« [a]ucun homme d'aucune tribu n'aurait pu ouvrir cette brèche » (AÉ-339). C’est donc dire que Dave, bien qu’il en soit à sa première expérience de combat, surpasse déjà les hommes de la tribu, qui sont, eux, expérimentés. Il représente donc en quelque sorte le guerrier brut. À chacun des combats auxquels il prend part, Dave entre dans une sorte de transe guerrière : « Il ne se souvenait pas de grand-chose d’autre, car sa furie guerrière l’avait submergé. […] on lui apprit ensuite qu’il avait abattu à lui seul un urgach et sa monture. […] Après. » (FV-68) À

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chaque fois, « dans son sang montait la marée d'une frénésie meurtrière. » (FV-315) Sa hache, arme elle-même brute et féroce, symbolise son archétype. On l'appelle d'ailleurs « Davor à la hache ». Cette façon de le nommer rappelle la manière dont étaient nommés les héros de saga, souvent déterminés par leur arme ou leur attribut distinctif. Bref, dans le cas de Dave, aucun archétype n’est explicitement nommé, comme c’est le cas pour les autres, mais il est bel et bien présent. Son nom ne représente d’ailleurs aucun héros mythologique; il prend simplement une sonorité plus typique du monde de Fionavar : « celui qu’on appelait Davor, immense et féroce, comme nimbé d’écarlate par sa frénésie guerrière. » (FV-58) C’est donc dire que le héros demeure lui-même du début à la fin, même s’il évolue. Il est donc encore une fois vrai de dire que l’archétype ne se substitue pas à l’individu, mais ne fait que représenter une facette du personnage.

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T ROISIÈME PARTIE : LA L É G E N D E ARTHURIENNE

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CHAPITRE V : LE TRAITEMENT TRANSFICTIONNEL DE LA LÉGENDE

Dans ce chapitre, il sera question de l’emploi qui est fait de la légende arthurienne dans l'univers fictionnel de Guy Gavriel Kay et plus spécifiquement du traitement transfictionnel des personnages de la légende. Avant de poursuivre, il convient de définir la notion de transfictionnalité.

La transfictionnalité, telle que la définit Richard Saint-Gelais, « repose sur le postulat d’une identité fictive qui transcenderait les limites d’un texte1 » ou, comme le dit Anne Besson, « désigne le voyage d’un nom et de ses principales caractéristiques entre plusieurs univers fictionnels2. » Le plus souvent, les éléments fictifs repris sont des personnages, mais il ne faut pas oublier que « [l]a transfictionnalité est un phénomène qui concerne non seulement (et par définition) la fiction, mais aussi, très largement, le récit et l’intrigue3 ». Ainsi, en intégrant à son récit le personnage d’Arthur, Guy Gavriel Kay convoque par la même occasion l’intrigue qui est reliée à la légende. L’auteur qui utilise un personnage fictif préexistant a toutefois le choix de se conformer, en partie ou en totalité, à cette intrigue originale ou au contraire de s’en distancier en opérant des changements plus ou moins importants; auquel cas, c’est la connaissance de l’intrigue originale qui rend la variation intéressante. Il est à noter que « pour qu’il y ait effet de transfictionnalité, il faut que les éléments similaires soient des créations de fiction et que l’œuvre de référence soit identifiée par le lecteur4. » Dans la trilogie, ce n’est pas en effet le Arthur historique qui est repris, mais plutôt celui qui est devenu un mythe culturel et littéraire, autour duquel toute la légende s’est construite. Dans ce cas, la fiction de référence que le lecteur peut identifier n’est d’ailleurs pas une, mais multiple, tout le champ des récits arthuriens faisant office de sources. Il est impossible d’identifier une version originale qui serait la référence des

1 Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », dans Alexandre Gefen et René Audet [dir.], Frontières de la fiction, Bordeaux/Québec, Presses Universitaires de Bordeaux/Nota Bene (Fabula,) 2002, p. 65. 2 Anne Besson, La Fantasy, Paris, Klincksieck (50 questions), 2007, p. 69. 3 Richard Saint-Gelais, « Contours de la transfictionnalité », dans René Audet et Richard Saint-Gelais [dir.], La fiction, suites et variations, Presses Universitaires de Rennes, Éditions Nota bene, 2007, p. 11. 4 Matthieu Letourneux, « Le récit de genre comme matrice transfictionnelle », dans René Audet et Richard Saint-Gelais [dir.], La fiction, suites et variations, op. cit., p. 75.

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reprises ultérieures. C’est la totalité des variantes – celles qui datent du Moyen Âge comme d’autres plus contemporaines, celles qui sont d’origine celte, française ou anglaise – qui forment le matériel dans lequel les auteurs peuvent puiser les caractéristiques du (ou des) personnage(s) qu’ils font passer dans leur diégèse : Some fictionnal INDs [individuals] created by influential writers have enjoyed a large number of versions over the centuries. [...] Any late link in this chain may contain a version of a named IND which uses as its original the IND created in the originating story, or this IND plus one or more versions in intermediary texts, or even just one or more versions created in intermediary texts, without recourse to the absolute original. In the case of multiple textual sources, the later author has at his disposal in fact a synthetic or eclectic second-level original, which may be quite different from the absolute original and which, in addition, is not contained in any one story world5. Il ne faut pas oublier que la source même de la reprise transfictionnelle de la Tapisserie de Fionavar est une légende elle-même composée d'une longue tradition de reprises. Comme le dit Marie Blaise, « le principe de la transfictionnalité pourrait presque suffire à définir la littérarité du texte médiéval6. » En effet, le mythe littéraire du roi Arthur prend naissance au Moyen Âge, où « [c]haque " trouveur " s’empare de la matière [de Bretagne] à sa guise, commence où il veut, s’arrête où bon lui semble, gonfle un détail, ajoute des personnages ou en retranche, transforme ceux qui passent d’un roman à l’autre7. » L’importance qu’a prise la matière de Bretagne dans l’imaginaire collectif fait d’Arthur un personnage qui se prête très bien au jeu des reprises, puisque le lecteur identifie facilement les éléments les plus représentatifs de la légende (sans nécessairement la connaître en détail). La Tapisserie de Fionavar ne nie pas tous les possibles narratifs actualisés dans les nombreux romans qui sont parus au cours des siècles. Au contraire, elle l’explique en quelque sorte par le biais de la malédiction qui pèse sur Arthur, lequel se voit forcé de revivre sa première vie en un cycle de souffrance perpétuel. Le récit de la trilogie est en quelque sorte ce qui explique la multitude des reprises. Du moins, s’agit-il ici d’un clin d’œil à toutes ces variations.

Avec la transfictionnalité, « il ne s’agit pas d’évoquer un univers qui s’inspire d’autres univers ou un texte qui parle d’autres textes, mais une fiction qui prolonge une autre fiction, soit en imaginant des aspects que la première n’aurait pas évoqués (prolepses, analepses ou

5 Uri Margolin, « Characters and Their Versions », dans Calin-Andrei Mihailescu et Walid Hamarneh [dir.], Fiction Updated. Theories of Fictionality, Narratology, and Poetics, Toronto, University of Toronto Press (Theory/Culture), 1996, p. 116. 6 Marie Blaise, « " Et Percevaus redit tot el ", Translatio médiévale et transfictionnalités modernes », dans René Audet et Richard Saint-Gelais [dir.], La fiction, suites et variations, op. cit., p. 30. 7 Marie Blaise, op. cit., p. 36.

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ellipses), soit en choisissant de raconter autrement le récit premier8 ». De fait, plutôt que de raconter en une variation différente la première vie du roi, comme la majorité sinon tous les romans arthuriens le font, Guy Gavriel Kay raconte l'une des nombreuses vies qui lui font suite. Chose assez rare, voire inédite dans la littérature arthurienne, les personnages ne se contentent pas de vivre une nouvelle vie distincte – et complémentaire – de la première; ils évoluent avec le souvenir de leur histoire sur Terre et agissent en fonction de ce savoir. Cet aspect de la mise en intrigue sera discuté un peu plus loin dans le chapitre.

Il faut préciser que les héros torontois (hormis Jennifer et Dave), qui peuvent parfois ressembler à des personnages eux aussi préexistants dans des récits mythologiques antérieurs, ne sont pas des personnages transfictionnels. Ils sont des personnages inédits, propres à La Tapisserie de Fionavar qui endossent des rôles archétypaux puisés dans la mythologie. Dans le cas des personnages arthuriens qui prennent part à la fiction de Guy Gavriel Kay, ce ne sont pas les archétypes qu’ils représentent qui sont repris (le roi, la reine infidèle et le preux chevalier), mais bel et bien les personnages eux-mêmes. Arthur, Guenièvre et Lancelot migrent, avec leurs caractéristiques principales et leur histoire, d’une diégèse (ici une multitude de diégèses) à une autre, celle de la trilogie, ce qui fait d’eux des personnages transfictionnels.

GUENIÈVRE EST JENNIFER

Si Arthur et Lancelot sont présentés comme des personnages qui traversent les univers en demeurant toujours les mêmes hommes, qui ne font que « dormir » en attendant d’être éveillés, le personnage de Guenièvre est quant à lui intégré dans le récit par le biais d’une réincarnation. Jennifer Lowell, qui est une femme née et élevée dans notre monde, s’avère être un avatar de la reine de la légende. Le lecteur et le personnage lui-même ne l’apprennent que dans le deuxième tome de la trilogie. Au début de La Tapisserie de Fionavar, le narrateur ne dévoile que peu de détails sur Jennifer. Contrairement aux autres Torontois, Jennifer est très peu développée; le lecteur apprend uniquement les caractéristiques essentielles à la mise en place du personnage. Il sait par exemple qu'elle est très belle, a les yeux verts et les « cheveux d'or » (AÉ-82). Cette description rappelle le

8 Matthieu Letourneux, op. cit., p. 72.

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physique de Guenièvre : « Guenièvre, dont le nom gallois signifie textuellement " blanche apparition, blanc fantôme ", est donc avant tout la Belle Femme. Elle est la beauté personnifiée. Elle est la Blancheur et la Pureté. Elle ne peut être que blonde, bien entendu 9 . » Outre ces caractéristiques physiques, que le lecteur ne peut associer à Guenièvre parce que beaucoup trop générales et courantes pour une femme, aucune caractérisation plus approfondie du personnage n’est présente au début de la trilogie. Guy Gavriel Kay s’en explique dans une entrevue : Of the five characters we meet at the outset, Jennifer is the least fully realized in this world, and this is very deliberate. As I was sorting out the implications of creating an avatar of a mythic figure, who passes through an apotheosis to become Guinevere, and who must ultimately ascend to another world, it occurred to me that one way to make her more acceptable for the reader would be to ground her least effectively in our world. So we don't know anything about Jennifer, other than that her father's name is James, that she's Catholic, that she had a relationship with Kevin Laine, and that she lives with Kim. We don't know what she's doing as the novel opens. Kim's an intern, Kevin is articling in a law firm, Dave's in law school, Paul is on sabbatical leave from the history department. We don't know what Jennifer's doing, and that is very deliberate. If I'm going to turn her into something else, it makes sense to me to make it easier for the reader to accept that something else by making her less concrete here10. Ainsi, rien ne laisse le lecteur présager la véritable identité de Jennifer. Ce n'est qu'après cette découverte que certains indices peuvent être rétrospectivement compris et remis dans le contexte de la légende arthurienne. C'est le cas notamment de sa beauté particulièrement frappante : « Il comprenait la beauté de Jennifer, à présent, ils comprenaient tous, et ils la connaissaient par son nom le plus ancien. Oh, Geneviève, avait dit Arthur. » (FV-139)

L’identification transfictionnelle de Jennifer ne résulte pas d’un rite de passage ou d’une épreuve comme c’est le cas avec les autres héros lorsqu’ils endossent leur identité archétypale. C’est le réveil d’Arthur qui déclenche le processus de transformation de la jeune femme. En étant confrontée à lui, c’est-à-dire en le rencontrant physiquement, les souvenirs enfouis en elle refont surface et redonnent par la même occasion « vie » à Guenièvre. Aucun choix ne lui est offert11; elle est ce qu’elle est parce qu’elle a toujours été ainsi. Simplement, elle ne le savait pas encore. Ainsi, comme tous les autres héros, excepté

9 Jean Markale, Le roi Arthur et la société celtique, Paris, Payot, 1983, p. 242. 10 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay. The Autorized Website, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10 septembre 2010]. 11 Elle ne peut pas choisir d’être ou de ne pas être Guenièvre, mais comme il sera vu plus tard, elle a bel et bien le choix de ses actes. C’est elle qui décide de prendre part à la malédiction en s’autorisant à aimer Arthur.

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Dave, Jennifer devient double. Ce dédoublement est particulièrement bien mis en relief dans le court passage où son identité est révélée au lecteur : « Elle [Kimberly] se retourna vers l’autre partie du couple fatal. Oh, Jen, pensa-t-elle. Oh, Jennifer. " Oh, Geneviève ", dit

Arthur, " Oh, ma bien-aimée. " » (FV-128) Kimberly pense à son amie d’abord sous le nom qui est pour elle le plus intime, soit par son diminutif « Jen », qui est la marque de l’amitié qui les lie, et ensuite sous son prénom complet : « Jennifer ». Elle la nomme par ce qui la rattache à son identité contemporaine, celle qui n’est pas contrainte par une vie et une histoire prédéterminées. Arthur, cependant, la reconnaît comme ce qu’elle était avant d’être Jennifer, c’est-à-dire ce qu’elle était depuis toujours : « Geneviève », la « bien-aimée » légendaire du roi. C’est dire qu’elle n’est pas uniquement définie par son identité en tant que Guenièvre, mais aussi par son identité en tant que Jennifer Lowell, qui a sa propre histoire indépendante du passé légendaire de la reine. C’est avec le savoir et les souvenirs accumulés de ces deux identités que le personnage agit : « Ce qui était encore Jennifer Lowell en elle se rebellait contre cette pesante solennité – Jennifer, qui avait pris plaisir à monter à cheval et à taquiner sa colocataire, qui avait aimé Kevin Laine pour son esprit autant que pour sa tendresse. […] Et Jennifer était aussi Geneviève, et Arthur était là, égal à lui-même » (RO-138) C’est cette partie indépendante en elle qui permet entre autres à l’histoire de différer de la légende sur certains points. Par exemple, « Geneviève, qui n'avait pas eu d'enfants à Camelot » (RO-82), en a un en Fionavar; ou plutôt, Jennifer en a un. Le personnage transfictionnel ne vient donc pas oblitérer complètement le personnage inédit; les deux cohabitent pour créer un personnage qui est, tout en n’étant pas, celui de la légende. Bien sûr, tous les personnages transfictionnels sont différents tout en étant similaires : « la transfictionnalité travaille l’identité de l’intérieur, proposant des entités qui ne sont ni tout à fait autres, ni tout à fait mêmes12 ». Toutefois, avec Jennifer/Geneviève, cette différence est concrétisée par la présence d’une autre identité qui se juxtapose au personnage transfictionnel. Certains aspects du personnage sont caractéristiques de Jennifer, la Torontoise, alors que d’autres le sont de Guenièvre, la reine : Paul jeta un rapide coup d’œil à Jennifer; elle le lui rendit en souriant. Étrange, songea-t-il, plus étrange que tout le reste, d’une certaine manière, qu’elle pût être à la fois tellement étrangère, tellement lointaine, tellement Geneviève de Camelot, reine d’Arthur, bien-aimée

12 Richard Saint-Gelais, « Introduction », dans René Audet et Richard Saint-Gelais [dir.], La fiction, suites et variations, Presses Universitaires de Rennes, Éditions Nota bene, 2007, p. 7.

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de Lancelot, et, l’instant d’après, dans un rapide sourire, redevenir Jennifer Lowell partageant son propre accès de joie devant le retour de Kimberly. (RO-374) Elle est autant l’amie des quatre héros torontois que la bien-aimée légendaire, ce qui fait de Jennifer un personnage inédit, spécifique à l’univers fictionnel de La Tapisserie de Fionavar.

FLIDAÏS EST TALIÉSIN

Le personnage de Flidaïs est représenté dans La Tapisserie de Fionavar comme celui qui fut jadis Taliésin, le barde du roi Arthur. Ce n’est toutefois pas par le biais de cette identité qu’il est d’abord introduit dans la trilogie, mais plutôt sous la forme d’un andain de la forêt. On le décrit alors comme une créature qui « ressemblait surtout à un gnome corpulent. Une très longue barbe blanche contrastait avec un crâne dégarni et reposait confortablement sur une panse impressionnante. Ce personnage portait une sorte de tunique ample munie d'un capuchon, et l'ensemble ne faisait guère plus qu'un mètre vingt. » (AÉ-353) Rien dans son apparence, comme c’était le cas avec Jennifer, ne fait écho à son ancienne identité de Taliésin. Lors de cette première rencontre avec le personnage, c’est plutôt dans ses paroles que le lecteur – du moins le lecteur averti et au fait de la légende – peut comprendre qu’il a déjà été, jadis, un personnage de la légende arthurienne. Comme il a été vu dans le chapitre deux, Flidaïs lui-même en fait mention dans le flot chaotique de ses paroles lorsqu’il rencontre Dave pour la première fois : « J'ai été la lame d'une épée, lui confia Flidaïs […]. J'ai été une étoile dans la nuit, un aigle, un cerf dans une autre forêt que celle-ci. Je suis allé dans votre univers et j'y suis mort deux fois. J'ai été et un harpiste et une harpe. […] J'étais

Taliésin. J'ai été un saumon. » (AÉ-355-356) Les paroles de Flidaïs, à ce moment, sont certes pertinentes parce qu’elles mentionnent son ancienne identité de Taliésin, mais ce qui est le plus frappant est avant tout la forme que prend cette révélation.

Il faut savoir que le nom de Taliésin ne fait pas uniquement référence au personnage de la légende arthurienne. Il évoque aussi un dieu de la mythologie celtique, « le plus savant druide de tout le pays de Galles13 » et un poète qui vécut au sixième siècle. Or, les paroles de Flidaïs rappellent parfois certains passages des écrits du poète historique. Le Taliésin fictionnel de Guy Gavriel Kay est d’ailleurs le seul personnage de la trilogie à évoquer

13 Yann Brekilien, La mythologie celtique, Paris, Éditions Jean Picollec, 1981, p. 126.

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explicitement de véritables sources littéraires. L’intertextualité présente dans les paroles de l’andain permet au lecteur de reconnaître (ou plus vraisemblablement de retrouver la trace) des textes d’origine dans des ouvrages de référence. Si l’on revient aux paroles citées plus haut, on remarque ainsi qu’elles proviennent du poème « Câd Goddeu ». C’est le cas également un peu plus loin dans la trilogie lorsque Flidaïs affirme ceci : « J’ai eu bien des formes. J’ai été la lame d’une épée, une étoile, la lumière d’une lanterne, à la fois la harpe et le harpiste. […] J’ai combattu, malgré ma petite taille, sous les ordres du Commandeur 14 de Bretagne . » (RO-25) Cette citation, juxtaposée à la première, fait écho au poème original de Taliésin : I have been in many shapes, Before I attained a congenial form. I have been a narrow blade of a sword. […] I have been a shining star. […] I have been a light in a lantern. I have journeyed as an eagle. […] I have been the string of a harp, […] I have been a tree in a covert. […] I have fought, though small, In the Battle of Goddeu Brig, Before the Ruler of Britain15 L’intertextualité est dans ce cas-ci complètement intégrée au texte fictionnel. Aucun indice ne permet au lecteur de deviner que les paroles du personnage font référence à un texte antérieur, puisque les mots de Taliésin se fondent aux mots de Guy Gavriel Kay. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. On le voit lorsque Flidaïs rappelle à Jennifer/Geneviève qu’il a écrit le récit de ses aventures avec Arthur : « J’ai connu bien des formes, répéta Flidaïs. Mais j’ai été son harpiste, jadis. […] J’ai accompagné le Guerrier à Caèr Sidi, qui s’appelle ici Cadèr Sédat. J’ai écrit le récit de ce voyage. » (RO-26) Dans la fiction, le personnage est donc présenté comme l’auteur d’un texte réel; un texte qui a bel et bien été écrit sous la plume d’un dénommé Taliésin. Il s’agit du poème « Preiddeu Annwn ». Dans La Tapisserie de Fionavar, Flidaïs récite un court extrait de son présumé texte16 : « Thrice the fullness of

14 Dans la version originale anglaise, l'intertextualité devient encore plus évidente : « I have been in many shapes. I have been the blade of a sword, a star, a lantern light, a harp and a harper, both. [...] I have fought, though small, in battle before the Ruler of Britain. » Guy Gavriel Kay, The Darkest Road. The Fionavar Tapestry (book 3), New York, Penguin (A Roc Book), 2001, p. 21. 15 Robert Graves, The White Goddess. A Historical Grammar of Poetic Myth, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1966, p. 30-31. 16 Pour faciliter la comparaison, ce passage sera cité d’après le texte d’origine, soit en anglais. Cela permettra de mieux voir la ressemblance entre la reprise intertextuelle et le texte d’origine.

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Prydwen we went with Arthur,/ Except seven, none returned from17 – ». Le passage est intégré par le biais d’une mise en page typique de la citation : les caractères sont en italique et le texte est mis en retrait. Le contexte de la diégèse annonce également la présence d’une citation, puisque Flidaïs affirme l’avoir écrit. Tout indique donc l’emprunt textuel possible, quoique la source elle-même ne soit pas nommée explicitement, comme il est d’ailleurs relativement peu courant de le faire en fiction. L’intertextualité est donc ici plus explicite que dans le premier exemple. D’ailleurs, on constate que la fiction reprend presque mot à mot le texte « original », c’est-à-dire la version traduite en anglais par Robert Graves18. Ce n’est toutefois pas tout à fait ce qui se passe lorsque c’est Jennifer/Geneviève qui cite un passage du texte de Flidaïs/Taliésin. Voici l’extrait en question : « I will not allow praise to the men with trailing shields,/ They know not on what day the chief arose,/ When we went with Arthur of mournful memory19 – ». Encore ici, la citation est explicitement annoncée par la mise en page et le contexte de la diégèse, qui sont les mêmes que dans l’exemple précédent. Dans ce cas-ci, la reprise est pratiquement identique, mais on remarque que des vers ont été tronqués et d’autres, inversés. En effet, la version traduite par Robert Graves en anglais se lit comme suit : I will not allow praise to the men with trailing shields.[…] And when we went with Arthur of mournful memory, Except seven, none return from Caer Vandwy. […] I will not allow praise to men of drooping courage, They know not on what day the chief arose20, […] Ce qui était présenté par Geneviève comme une seule strophe s’avère en réalité la fusion de deux strophes différentes. Cette différence s’explique peut-être par le fait qu’elle cite de mémoire, une mémoire d’une autre existence qui plus est, alors que Flidaïs est quant à lui présenté comme le véritable auteur. Il est donc plus à même de se souvenir correctement de ses « propres » écrits.

La fidélité de la reprise intertextuelle n’a toutefois que peu d’importance ici. Les reprises permettent surtout de définir le personnage de Flidaïs comme un être qui a possédé plusieurs identités, l’une d’elles pouvant être en quelque sorte prouvée par l’existence réelle

17 Guy Gavriel Kay, The Darkest Road. The Fionavar Tapestry (book 3), op. cit., p. 22. 18 « Thrice the fullness of Prydwen we went into it;/ Except seven, none return from Caer Sidi » Robert Graves, op. cit., p. 108. 19 Guy Gavriel Kay, The Darkest Road. The Fionavar Tapestry (book 3), op. cit., p. 22. 20 Robert Graves, op. cit., p. 108.

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des textes anciens écrits par le poète Taliésin. L’intertextualité permet d’associer le personnage fictionnel au passé de notre monde, et par la même occasion à la légende arthurienne. Flidaïs est ainsi intégré à l’histoire qui entoure Arthur, Guenièvre et Lancelot dans la trilogie. Arthur et Lancelot sont, eux, de véritables personnages transfictionnels, qui voyagent des fictions antérieures à celle de Guy Gavriel Kay. Ce voyage est expliqué et fictionnalisé dans la diégèse par les nombreuses vies des héros légendaires. Guenièvre, quant à elle, comme il a été vu, n’est pas une reprise transfictionnelle aussi directe, puisqu’elle possède une autre identité distincte et indépendante, celle de Jennifer. Dans le cas de Flidaïs, l’identité transfictionnelle est moins évidente, car contrairement aux autres, elle n’implique pas une reprise, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’un personnage transfictionnel, du nom et des principales caractéristiques du personnage d’origine. Il n’a en effet aucune des caractéristiques physiques du barde de la légende arthurienne, qui était d’ailleurs présenté comme un enfant. Dans la trilogie, il ne redevient pas Taliésin comme Jennifer redevient Guenièvre, c’est-à-dire qu’il ne l’incarne pas réellement. Il a tout simplement déjà été Taliésin : « Il s’était trouvé à Camelot; il avait connu ces trois êtres lors de leur première existence, les avait revus, à leur insu, pendant nombre de ces autres existences auxquelles ils avaient été contraints. Il connaissait l’histoire. Il en faisait partie. »

(RO-196) Même s’il partage son intérêt pour les énigmes avec le barde de la légende arthurienne, Flidaïs est un personnage différent et indépendant de Taliésin. Si Jennifer agit bel et bien en tant que Guenièvre dans la trilogie, Flidaïs n’agit jamais en tant que Taliésin. Lorsqu’il intervient dans le récit, c’est sous sa propre identité qu’il le fait, grâce à la sagesse, au pouvoir et à la connaissance de l’andain, qui est en réalité la somme de toutes ses existences antérieures. Taliésin n’est qu’une facette de sa connaissance. D’ailleurs, le personnage fictionnel de Guy Gavriel Kay est un demi-dieu, ce qui rappelle l’identité mythologique de Taliésin, celle du dieu celte. Ainsi, le nom de Taliésin évoque dans la trilogie tout à la fois les nombreuses identités qui lui sont associées. Si le personnage est en partie transfictionnel, il ne se borne pas à endosser l’identité d’un seul personnage original. Le Taliésin fictionnel de Guy Gavriel Kay s’avère plutôt la fusion d’un ensemble de sources différentes, c’est-à-dire celles qui concernent le barde, le dieu et le personnage arthurien. Il n’est donc ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre, en plus d’endosser, comme

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Jennifer, une tout autre identité indépendante des textes antérieures, celle de Flidaïs, l’andain né sur le monde de Fionavar.

LEYSE EST LA DEMOISELLE D'ESCALOT

Dans La Tapisserie de Fionavar, un autre personnage entremêle le fil de son existence à celui de la malédiction qui s’abat sur le trio arthurien. Il s’agit de Leyse, une lios alfar, qui est une réincarnation de la Demoiselle d’Escalot. Dans la trilogie, elle est présentée comme une des plus belles femmes de son espèce, tout comme la Demoiselle d’Escalot était décrite dans la légende comme une des plus belles demoiselles. Déjà, le choix de l’auteur de faire de ce personnage une lios alfar plutôt qu’une humaine est révélateur et montre que, tout comme lors de la création des autres personnages, il n’entend pas se conformer en tout point à ses sources. Elle n’est pas uniquement la Demoiselle d’Escalot – d’ailleurs ce nom n’est pas même mentionné dans la trilogie –, mais aussi et surtout Leyse. Il est à noter que contrairement à tous les autres personnages qui prennent part à la malédiction, Leyse ne se souvient pas de ses anciennes vies, et n’a donc pas conscience de la présence d’échos passés. Elle reconnaît dans le regard de Lancelot qu’il aime Guenièvre, mais ne se rend pas compte qu’elle fait elle-même partie de l’histoire : Mais derrière tout cela, et par-dessus tout, fil reliant les univers qui lui étaient familiers, encore et toujours, éternellement, elle y vit Geneviève. Et le caractère définitif, irrévocable, de l’amour absolu qu’il lui portait. Ce qui lui fut épargné – une facette de la bonté de Lancelot – ce fut de voir dans ce regard paisible combien de fois déjà avait eu lieu leur rencontre. […] il lui épargna de savoir à quel point elle partageait leur triple destinée si ancienne. Avec quelle aisance sa transfiguration soudaine, éblouissante, pouvait s’intégrer totalement au récit […]. (RO-330) Sa transformation soudaine se fait par le biais de l’amour imprévu et foudroyant qui naît en elle lorsqu’elle rencontre Lancelot. Le narrateur affirme ceci à propos de la rencontre : « Elle se dit par la suite qu’elle aurait pu savoir son nom avant même qu’il ne le lui apprît.

Peut-être. » (RO-329) On sent donc que, si elle ne se rappelle pas ses anciennes vies, le souvenir de ces dernières semble effleurer sa conscience. C’est ce qui explique également qu’elle se soit involontairement protégée contre l’amour, du moins avant de rencontrer le chevalier : « Ce fut seulement après, en y réfléchissant, que Leyse comprit : elle devait toujours avoir été intérieurement consciente du terrible danger qui la guettait si son cœur s’ouvrait jamais à l’amour. Comment expliquer autrement pourquoi Leyse […], la plus belle et la plus désirée de toutes les femmes du Daniloth […] avait choisi de repousser

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toutes ces propositions […] ? Comment, en vérité ? » (RO-327-328) On peut au contraire justement l’expliquer dans la fiction ; il était inscrit au plus profond de sa nature qu’elle était la Demoiselle d’Escalot et donc que seul Lancelot pouvait émouvoir son cœur. Sans le savoir, Leyse attendait quelqu’un et sentait que la rencontre de cette personne lui serait fatale.

Dans la légende arthurienne, « [Lancelot] se loge chez le vavasseur d’Escalot dont la fille tombe amoureuse de lui sans connaître son nom. […] comme il est blessé, il est recueilli et soigné par la Demoiselle d’Escalot21. » Dans la trilogie, le chevalier est également blessé à la suite de son combat contre une puissance de la forêt et est accueilli dans le Daniloth par Leyse, qui tombe amoureuse de lui dans les mêmes circonstances. Le narrateur dit ainsi de Leyse que « son cœur [a]vait déjà été octroyé, perdu, avant même d’entendre ce nom et de savoir qui il était. » (RO-329) Dans la légende, il est raconté que la Demoiselle d’Escalot, n’étant pas aimée en retour de Lancelot, met volontairement fin à ses jours : « un jour, un petit bateau aborde sous les murailles de Camaalot. Arthur et Gauvain y découvrent le cadavre de la Demoiselle d’Escalot, avec un message qui déclare qu’elle est morte d’amour à cause de Lancelot du Lac qui n’a jamais voulu céder à ses prières22. » Cela rappelle de fort près ce qu’il advient dans La Tapisserie de Fionavar : « Leyse s’en alla alors, seule, sous le couvert des ombres, et en elle un chant s’ébauchait, un ultime chant. […] elle trouva […] une petite barque pourvue d’une unique voile aussi blanche que sa robe. […] Elle monta dans la barque et la poussa loin des saules et des hauts fonds. […] Leyse ne savait pas […] combien c’était encore un écho de l’histoire où elle était entrée ». (RO-339) La fin rencontrée par la jeune femme est donc similaire dans la trilogie. Par contre, si le contexte est le même, c’est-à-dire que Lancelot est dans l’impossibilité de répondre à son amour et que cela la pousse à prendre la mer dans un bateau qui amène son corps, la « mort », elle, n’est pas équivalente. Dans la légende, la Demoiselle d’Escalot se suicide ; sa mort est donc irrévocable, comme toute mort l’est d’ailleurs, mais dans la trilogie, la mort n’en est pas réellement une pour les lios alfar qui voguent vers une terre créée pour eux par le Tisserand. Lorsque Leyse prend la mer, elle est vivante et se rend vers cet endroit hors du temps pour y trouver le repos, mais pas la mort. Il s’agit peut-être d’une façon pour l’auteur

21 Jean Markale, Le roi Arthur et la société celtique, Paris, Payot, 1983, p. 74. 22 Idem.

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d’adoucir le « destin » du personnage, de rendre son histoire moins tragique. C’est comme si elle avait enfin atteint la fin de son cycle de souffrance, tout comme c’est le cas à la fin de la trilogie pour Arthur, Lancelot et Geneviève.

On pourrait croire que le personnage se retrouve dans une situation hors de son contrôle, c’est-à-dire qu’elle serait vouée à toujours mourir d’amour pour Lancelot. Or, c’est bel et bien un choix qui mène Leyse à revivre la même histoire lorsqu’elle décide de laisser le chevalier traverser le pays du Daniloth. Sans elle, il se serait perdu dans les brumes tissées par les lios alfar. C’est donc librement qu’elle le laisse entrer dans sa vie : « Et elle créa ainsi elle-même son propre destin, le destin que sa voix intérieure avait essayé de lui éviter pendant toutes ces années, et qu’elle lui avait pourtant préparé, tel un banquet sur l’herbe. »

(RO-329) C’est ainsi que la rencontre a lieu et que la lios alfar reproduit son histoire d’amour déçu pour la énième fois. Comme il a été vu avec les héros et comme il sera vu avec Arthur, Guenièvre et Lancelot, Leyse n’est pas prisonnière de son destin. Les personnages sont maîtres de leur existence et ce sont toujours leurs choix qui déterminent leur vie.

Dans La Tapisserie de Fionavar, la fatalité est donc constamment déjouée, contredite. Cette insistance sur le libre-arbitre des personnages constitue en fait une transformation – en apparence du moins – du système de valeur du récit. Le narrateur installe d’abord une atmosphère où les personnages semblent pris dans un destin implacable. Tout laisse croire qu’ils sont impuissants contre le joug de la fatalité. Puis, à mesure que le récit progresse, le lecteur réalise que cette fatalité n’était qu’apparence. En réalité, les héros, les personnages arthuriens, comme tous les autres personnages de la fiction, sont maîtres de leur destin. Leurs choix seuls déterminent leur vie. Si la malédiction d’Arthur se rejoue sur Fionavar, si le roi, Guenièvre, Lancelot et la Demoiselle d’Escalot revivent encore la même histoire pour la énième fois, c’est qu’une succession de choix l’a permis.

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CHAPITRE VI : UNE HISTOIRE DÉJÀ CONNUE

Dans ce chapitre, qui viendra clore mon analyse, j’examinerai les conséquences que l’emploi transfictionnel des personnages de la légende implique sur l’intrigue et la lecture. L’histoire d’Arthur est en effet connue de la plupart des lecteurs et ce savoir va inévitablement influencer les pronostics qu’ils formuleront au fur et à mesure de la progression du récit. La simple mention des noms des personnages, comme il a été vu, fait intervenir un ensemble de textes, dans ce cas-ci, tous les mythes, légendes, poèmes, romans ou nouvelles faisant référence à la légende arthurienne. La fiction fait ainsi intervenir les compétences intertextuelles du lecteur. Ce dernier « est sollicité par l'intertexte sur quatre plans : sa mémoire, sa culture, son inventivité interprétative et son esprit ludique sont souvent convoqués ensemble pour qu'il puisse satisfaire à la lecture dispersée recommandée par les écrits qui superposent plusieurs strates de textes et, partant, plusieurs niveaux de lecture1. » Ainsi, selon ce que le lecteur sait de la légende, il pourra percevoir ou non les indices textuels présents dans la trilogie et énoncer des hypothèses quant à la suite de l’intrigue. Comme « [l]a mémoire de chaque individu n'[est] ni totale, ni identique à celle portée par le texte, la lecture de l'ensemble des phénomènes intertextuels – de leurs résultats dans le texte – admet forcément la subjectivité2. » Il ne faut pas oublier également qu’un lecteur qui se souviendrait de tout et qui « pourrait saisir d'un seul coup d'œil l'ensemble des références […] priverait de ce fait l'intertextualité d'une part de son intérêt qui tient justement à la variabilité de sa réception, phénomène qui permet aux œuvres d'avoir plusieurs vies différentes3. » Le texte admet donc plusieurs lectures selon les compétences de son lecteur. C’est ce qui fait que certains percevront une partie ou l’ensemble des reprises de motifs arthuriens, qui voyagent avec les personnages dans la fiction de Guy Gavriel Kay, alors que d’autres n’y verront que des événements comme les autres. On le voit notamment avec la transgression d’un geis et le rapt de la reine. Il s’agit de deux motifs auxquels le lecteur est confronté dans le premier tome de la trilogie, et donc, avant même qu’il n’apprenne que la légende arthurienne fait partie de l’histoire.

1 Tiphaine Samoyault, L’intertextualité : mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001, p. 68. 2 Ibid., p. 68. 3 Ibid., p. 68-69.

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Dans la société des anciens Celtes, « [l]e roi […] est enserré dans une série de geisa, c’est- à-dire d’interdictions impératives. S’il transgresse ces geisa, il peut être destitué, ou pire, il peut mourir […]. De plus, la transgression des geisa s’accompagne de malheurs épouvantables pour le royaume lui-même. Ainsi s’explique que le royaume du Graal soit devenu le Gaste pays, c’est-à-dire un pays stérile depuis que le Roi-Pêcheur, ayant transgressé un geis, est blessé et ne peut plus correctement gouverner son royaume4 ». On le voit entre autres dans l’œuvre – majeure pour la transmission de la légende arthurienne – de Chrétien de Troyes : « Dès les premiers vers, il met en scène un royaume dévasté5 ». C’est aussi le cas dans La Tapisserie de Fionavar. À l’ouverture de la trilogie, les cinq Torontois traversent dans le monde de Fionavar et se retrouvent au Royaume du Brennin, lequel est accablé par une terrible sécheresse : Au-delà des portes du palais et des murailles de la cité, les ravages de la sécheresse devenaient évidents. On pouvait mesurer les conséquences de l'été aride à l'épaisse poussière de la route, à l'herbe rare et brune qui pelait comme de la peinture sur les collines et les tertres, aux arbres rabougris et aux puits vides des villages. En cette cinquantième année du règne d'Ailell, la souffrance du Grand Royaume était telle que de mémoire d'humain on n'en avait jamais connu de semblable. (AÉ-91) La stérilité de la terre se concentre en un seul endroit : « Il pleut au Cathal et dans la Plaine.

Au Brennin seul a failli la moisson. Seul… » (AÉ-86) L’importance de la sécheresse est inégalée « de mémoire d’humain » en plus d’affecter physiquement Kimberly, qui, grâce à son don de prophétesse, a conscience que de la magie est à l’œuvre dans la terre. C’est donc dire que l’origine de la sécheresse n’est pas naturelle, mais surnaturelle. En fait, un geis a été transgressé. Le roi a commis une faute : il a été mandé dans l’Arbre de l’Été pour y mourir, parce que « le pays était dans le besoin » (AÉ-88), mais il a refusé l’appel : « Si vraiment une puissance des Ténèbres parcourt le pays, je ne peux rien y faire cette nuit, à moins de mourir. Et en vérité, je ne désire pas mourir, que ce soit dans l'Arbre ou d'une autre façon. » (AÉ-87) À partir du moment où le roi faillit à son devoir, il n’est plus apte à gouverner. Le Brennin est alors soumis à une épreuve terrible. C’est le royaume en entier qui paie pour les fautes de son roi, car celui-ci représente le peuple. Il est celui qui maintient l’ordre. Or, le roi qui échoue détruit cet ordre. Le motif de la terre stérile est donc

4 Jean Markale, Le roi Arthur et la société celtique, Paris, Payot, 1983, p. 228. 5 Marie Blaise, « " Et Percevaus redit tot el ", Translatio médiévale et transfictionnalités modernes », dans René AUDET et Richard SAINT-GELAIS [dir.], La fiction, suites et variations, Presses Universitaires de Rennes, Éditions Nota bene, 2007, p. 39.

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intégré à la trilogie de Guy Gavriel Kay, mais rien ne permet de l’associer spécifiquement à la légende. D’ailleurs, de nombreux récits associent calamité et faute. La tragédie, qui s’inspire d’ailleurs énormément de la mythologie, en est le parfait exemple. La manière d’intégrer ce motif arthurien à la fiction ressemble donc ici davantage à la manière dont Guy Gavriel Kay emploie les sources mythologiques celtiques et nordiques pour créer son monde secondaire ou ses personnages; leur reconnaissance par le lecteur est facultative et ne modifie pas le fil de la lecture et de l’intrigue. Il s’agit d’une source d’inspiration parmi d’autres.

Le deuxième motif, le rapt de la reine, s’avère par contre différent en ce sens que son intérêt réside justement dans son association à la légende, ou plutôt, dans son association tardive à la légende. Le potentiel narratif de ce motif arthurien repose en effet sur le fait qu’il n’est pas reconnu comme tel dès le départ, mais qu’il le sera plus tard. Lorsque Jennifer se fait enlever par les forces des Ténèbres, le lecteur ignore encore qu’elle est Geneviève. Son rapt est en fait un indice, un événement qui permettra plus tard au lecteur au fait de la légende de se dire qu’il aurait pu deviner l’identité réelle de Jennifer, que tous les éléments étaient présents pour qu’il le découvre. L’effet recherché par l’auteur est que ce lecteur se dise alors : « Bien sûr, j’aurais pu le savoir ». D’ailleurs, l’un des personnages permet d’intégrer à la diégèse la découverte qui aurait pu être faite, le danger qui aurait pu être évité si la véritable identité de Jennifer avait été connue. En effet, Brendel, le lios alfar, se retrouve dans la même situation que le lecteur lors de l’enlèvement. Il ignore encore que la Torontoise est la reine de la légende, même s’il pressent la vérité : « Elle ressemblait à quelqu'un. Il le savait ou il le sentait mais, bien qu'il eût tout à fait raison, il n'avait absolument aucun moyen de savoir de qui il s'agissait et ne pouvait donc prévenir personne. » (AÉ-184) La double identité de Jennifer est ici suggérée par le narrateur qui confirme que Brendel avait « tout à fait raison » de l’associer à une figure préexistante. Le narrateur tait volontairement le nom de cette figure qui échappe au souvenir du lios alfar, accentuant ainsi la curiosité du lecteur qui cherche à découvrir à qui Jennifer peut bien ressembler et comment cette ressemblance peut annoncer les événements à venir. Il reproduit, dans une moindre mesure toutefois, l’effet de curiosité qui entourait l’identité du Guerrier, mais cette fois face à Jennifer.

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Brendel et le lecteur auraient pu prévoir l’enlèvement s’ils avaient su qu’elle était Guenièvre, car la connaissance de la véritable identité de Jennifer implique une intrigue prédéterminée. L’identité transfictionnelle de la reine entraîne avec elle toute une série de scénarios intertextuels : « En second lieu entreraient en jeux les scénarios motifs, schémas assez flexibles, du type " la jeune fille persécutée " où on détermine certains acteurs (le séducteur, la jeune fille), certaines séquences d’action (séduction, capture, torture), certains décors (le château des ténèbres), etc., sans que pour autant soient imposées des contraintes précises quant à la succession des événements6 ». Le rapt de la reine constitue un scénario motif récurent de la légende arthurienne7. Dans les nombreuses versions qui forment le mythe littéraire, celle qui est aujourd’hui connue sous le nom de Guenièvre est toujours enlevée par un homme malveillant, ou du moins malintentionné. Ce dernier l’amène dans son domaine (souvent un château) avant qu’elle ne soit enfin délivrée par un chevalier, qui est dans les versions plus récentes Lancelot du Lac. Le rapt ne se déroule pas toujours dans les mêmes circonstances, ni même avec les mêmes acteurs ou dans les mêmes décors, mais il demeure une constante de l’intrigue de la légende. Dans certaines versions plus anciennes, qui ne sont pas influencées par le style courtois, il est même possible de retrouver le viol de la reine. Dans la trilogie, la séquence d’action est donc reprise : enlèvement, séquestration, viol et délivrance. Il faut noter toutefois que ce n’est pas réellement Guenièvre qui est enlevée, mais bien Jennifer. Ne sachant pas elle-même qui elle est, elle réagit à son épreuve avec la seule force de sa personnalité, celle de la jeune femme torontoise emplie de fierté et de courage. C’est Jennifer qui est torturée et violée. Le passé de Guenièvre est par contre utilisé lorsque Rakoth prend l’apparence de Lancelot durant le viol : « Vint un moment où [Rakoth] fut un homme qu’elle ne connaissait pas, très grand, basané, la mâchoire carrée, la face déformée par la haine, les yeux bruns exorbités – mais elle ne le connaissait pas, elle savait qu’elle ne le connaissait pas. » (AÉ-408) Le narrateur insiste sur l’ignorance de Jennifer, répétant trois fois qu’« elle ne le connaissait pas ». À ce moment, elle n’est encore que la Torontoise. Ce n’est que bien plus tard, lorsqu’elle rencontre Lancelot pour la première fois, qu’elle peut comprendre de

6 Umberto Eco, op. cit., p. 103. 7 « C’est aussi un thème constant dans l’épopée celtique. » Jean Markale, Les Celtes et la civilisation celtique, Paris, Payot, 2001, p. 71.

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qui il s’agissait et pourquoi Rakoth avait pris cette forme : « Il s’était efforcé d’entacher et de souiller ce qu’elle savait de l’amour, de dégrader le souvenir, de le lui arracher au fer rouge, à l’aide du sang brûlant qui coulait de son moignon noirci. » (RO-165). Le motif intertextuel du rapt de la reine est donc déformé, car rien d’autre que l’identité encore cachée de Jennifer ne rattache cet événement à la légende. De plus, le roi Arthur n’est pas la cible de l’enlèvement, comme c’est souvent le cas dans la légende, et aucun chevalier n’est mandé pour aller la sauver. C’est Kimberly qui réussit à la délivrer des griffes du dieu déchu, non pas parce que Jennifer est la reine légendaire, mais parce qu’elle est son amie. Le rôle que Kim joue dans la délivrance de la jeune femme, l’absence d’un chevalier providentiel et la force et le courage dont fait preuve Jennifer sont tous des éléments qui contribuent à donner une inflexion féministe à la légende. La reine n’est plus uniquement un objet de querelle qui déclenche des combats; elle est elle-même une combattante qui agit pour infléchir son propre destin. On le voit aussi lorsqu’elle décide de laisser son fils Darien libre de choisir sa voie, c’est-à-dire sans tenter de se l’attacher. La détermination et la confiance dont fait preuve Jennifer, et ce, malgré le désaccord général, est digne d’une femme moderne. Un autre détournement notable du motif est à considérer. En effet, l’épreuve de l’enlèvement est ce qui empêche d’abord Jennifer d’endosser entièrement l’identité de Guenièvre, la bien-aimée du roi. Au moment où Jennifer prend conscience qu’elle est Guenièvre, c’est-à-dire lorsqu’elle rencontre Arthur pour la première fois, elle réalise que son expérience dans la tour de Rakoth Maugrim s’interpose entre elle et lui : « le Dévastateur se dressait entre eux. Elle ne pouvait aller à [Arthur], jamais, aller quérir cet amour si parfait, elle ne l’avait pas fait la première fois, ni aucune de celles qui l’avaient suivie. Pour une autre raison que maintenant, toutefois. Ce n’avait jamais été en

Fionavar. Il y avait eu des ombres de l’ombre, […] [m]ais jamais Rakoth auparavant. » (FV-

128-129) Le motif transfictionnel qui la rattachait à la reine l’éloigne en réalité davantage de cette identité. Le rapt doit donc être perçu comme un indice laissé en vue d’une découverte ultérieure, mais aussi comme un élément perturbateur de cette même découverte. Le lecteur se retrouve devant ce qui est à la fois un motif clé dont le mécanisme est à retardement et devant un détournement de la légende.

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LA CONSCIENCE DES PERSONNAGES

Le fait que la légende arthurienne soit un mythe littéraire fortement ancré dans l’imaginaire collectif et souvent repris par les auteurs rend la version de Guy Gavriel Kay encore plus intéressante par sa différence : « The myth is familiar through its reiteration by many writers and so gives a sense of the continuity of human life, of tradition, of the perennial character of human interests. At the same time, it challenges the poet, for it dares him to tell the same story differently, conveying his own attitude toward it and exemplifying his own solution to the problems of technique inherent in the tale 8. » L’attitude de l’auteur canadien par rapport au mythe littéraire diffère de celle généralement adoptée par la majorité des auteurs de romans arthuriens. Plutôt que de travailler sur l’intrigue de la légende elle-même, c’est-à-dire sur la succession des actions qui la composent9, l’auteur canadien choisit de travailler plus particulièrement sur les répercussions de l’intrigue, sur son aspect psychologique. Cette façon de faire rappelle celle de Robert Graves : « By focusing primarily on the heart rather than [the mythic character], the author reveals the psychological character of his attitude toward the myth10. » John B. Vickery affirme aussi à propos d’un des poèmes écrits par Robert Graves : « it is [the] faculty of memory that dominates the entire poem and distinguishes it from the others11. » Dans la Tapisserie de Fionavar, la mémoire est également primordiale; celle du lecteur, mais aussi celle des personnages – les cinq héros principaux comme les figures transfictionnelles (hormis Leyse, comme on l’a vu au chapitre précédent). Arthur, Lancelot et Flidaïs gardent le souvenir de chacune de leurs anciennes existences. Jennifer se souvient quant à elle uniquement de la première de toutes, celle qui compte le plus12. Le fait qu’ils soient au courant de leur propre histoire, et donc de tous les événements et dénouements marquants qui en font partie, va évidemment influencer l’intrigue. Les actions de ces avatars sont ainsi posées en réponse à cette connaissance. Ils peuvent également émettre, comme les lecteurs

8 John B. Vickery, Myths and Texts : Strategies of Incorporation and Displacement, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1983, p.28. 9 Un roman arthurien raconte ainsi généralement la vie d’Arthur dans son ensemble, de sa naissance à sa mort. On y découvre la manière dont il acquiert le titre de roi, dont il crée la Table Ronde, dont il épouse Guenièvre, est trahi par elle et Lancelot, etc. 10 John B. Vickery, op. cit., p. 32. 11 Ibid., p. 36. 12 Cela revient d’ailleurs à accorder un privilège à la vie racontée par la version composite « originale » de la légende arthurienne au détriment de toutes les variations écrites à travers les siècles.

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et les cinq héros torontois, des pronostics sur leur propre futur en se basant sur la trame « prédéterminée » de leur histoire13. C’est ainsi qu’Arthur peut demander, dès qu’il est ramené d’entre les morts : « Sont-ils déjà là, les deux autres ? » (FV-43), et que Jennifer peut affirmer, dès qu’elle rencontre Arthur : « Je ne peux traverser. C’est mieux ainsi. J’ai été mutilée, mais au moins je ne trahirai pas. » (FV-129) Arthur sait dès le départ que son histoire est liée à Guenièvre et Lancelot, tout comme Jennifer sait en devenant Guenièvre qu’elle trahit toujours Arthur.

Dans La Tapisserie de Fionavar, l’intrigue qui concerne les trois personnages arthuriens ne repose pas sur l’actualisation de la trahison, mais sur la connaissance de cette trahison. La souffrance est d’autant plus grande pour les trois personnages qu’ils savent ce qui est advenu dans le passé et donc ce qui est censé advenir dans le présent de la narration. Arthur, avant même de réveiller Lancelot, est déjà mis en garde contre lui. Le lien d’amitié qui l’unissait à ce chevalier dans la légende ne peut être vécu de la même façon dans la trilogie, car aucune inconscience ou innocence n’est possible. Arthur sait que l’histoire est vouée à se répéter et ce savoir transparaît dans son attitude et ses gestes. Le fait que la trahison se soit réitérée mainte et mainte fois semble par contre avoir effacé la haine et la jalousie qui étaient présentes dans la légende pour laisser place à un sentiment plus profond : « Nulle haine, nulle rivalité, mais pire, et infiniment plus douloureux : l’amour et les défenses érigées contre lui, dans la certitude inévitable de ce qui allait advenir. L’histoire qui allait se répéter, comme elle l’avait déjà fait tant de fois ». (RO-102-103) Connaître leur histoire fait donc partie de leur fardeau, de leur malédiction : « [Jennifer] en savait trop sur sa destinée et le rôle amer qu'elle-même y jouait pour avoir jamais plus le cœur léger. Elle

était la dame des douleurs et l'instrument du châtiment » (RO-138). L’effet tragique est accentué par le fait que les personnages ont conscience, ou plutôt ont l’impression, de se trouver dans un cycle « sans fin » d’amour et de trahison. Or, dans la trilogie, aucune trahison n’est commise, ou plutôt une trahison l’est, mais sur un plan psychologique et émotionnel uniquement. Dans une entrevue, Guy Gavriel Kay explique la façon dont il voit la trahison de Guenièvre et Lancelot lors de leur première rencontre :

13 Un peu plus loin dans le chapitre, je reviendrai plus en détail sur les pronostics émis par les personnages en ce qui concerne la malédiction d’Arthur et sur l’effet que ces prédictions produisent sur la lecture.

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Their transgression is in loving, and the intensity of that moment – this is perhaps my own view of the traditional story – lies in her sending him away despite the attraction that exists between them. I was dealing, not with physical adultery, but with the emotion of love. Physical desire is less of a violation of the bonds of marriage than deep emotional and psychological love for a third party, and in some ways it trivializes the human failure that destroyed Camelot. When you are unfolding events on a very large scale, which is what I'm trying to do, there is a sense in which it diminishes the figures. I was seeing them as mythic figures brought into a mythic landscape where I tried to integrate them with vivid, real characters from our world14. En déployant le mythe littéraire sous l’aspect psychologique, Guy Gavriel Kay tente donc d’humaniser les figures transfictionnelles. Leur psychologie est complexifiée, approfondie. On constate ainsi que l’auteur canadien transforme des figures mythologiques typiques du romance en personnages singuliers associés au novel. Leur histoire n’est en effet plus une succession d’actions dont les motivations et la signification sont figées, comme c’est souvent le cas dans la légende et dans le romance, mais est plutôt une succession de choix difficiles.

Lorsqu’elle se retrouve devant Lancelot, Jennifer est confrontée à son passé. Elle sait que jadis elle a renvoyé le chevalier et elle connaît les conséquences qui en ont découlé : Ses yeux revinrent aux mains de Lancelot et elle se rappela comment il avait plongé dans la folie – rendu véritablement fou, pendant un temps, par le désir qu'il avait d'elle, et sa négation. Il était parti de Camelot pour errer dans la forêt pendant des saisons, nu même en hiver, sauvage et solitaire, dépouillé de tout par le désir. Et ses mains, quand on l'avait enfin ramené : les cicatrices, les coupures, les croûtes, les cals, les ongles brisés, les engelures subies pour avoir gratté la neige à la recherche de baies. (RO-164) Le geste qu’elle pose dans le présent répond à ce passé : « " Je l'ai renvoyé ", ajouta-t-elle, et elle perçut ces paroles comme la chaîne en travers de la trame qu'était la tempête passée.

L'histoire se répétait une fois de plus. Les fils se croisaient et se recroisaient. » (RO-181) Guenièvre fait ce choix malgré l’amour qui la lie au chevalier. Rien ni personne ne la force à agir ainsi, pas même la malédiction. Il est à noter qu’elle n’a pas à le lui demander, car Lancelot la devance. « Dois-je partir ? », lui demande-t-il; il s’agit pratiquement des premières paroles qu’il adresse à sa dame. Il peut lui poser cette question parce que la connaissance de ses anciennes vies lui fournit les éléments nécessaires pour prévoir dans une certaine mesure les événements qui adviendront en Fionavar. Il sait qu’il devra quitter la reine avant même que le cours normal du temps ne confirme la nécessité de son départ.

14 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10 septembre 2010].

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Toutefois, le renvoi de Lancelot est appelé par une nécessité bien différente et dans un contexte particulier et relativement indépendant de la légende. Guenièvre le renvoie pour qu’il accomplisse une quête, comme il l’a toujours fait pour elle. Cette fois-ci, par contre, le mandat qu’elle lui confie est de veiller sur son fils, Darien; un fils qu’elle n’a jamais eu à Camelot. Cette quête est donc spécifique à La Tapisserie de Fionavar. D’ailleurs, si dans les récits légendaires le chevalier est devenu fou lors de son exil, ce n’est pas le cas dans la trilogie, même si Flidaïs en doute à un moment. Ce dernier est surpris d’apprendre que Lancelot tentera de suivre Darien (qui s’enfuit sous la forme d’une chouette) alors qu’il est gravement blessé : « " Avez-vous perdu l’esprit ? ", balbutia l’andain. Lancelot émit un son qui parvint à être un rire : " Je l’ai perdu autrefois, admit-il. Il y a très longtemps. […] " »

(RO-254) Le chevalier se souvient de son ancienne folie et il a la possibilité de comparer les gestes qu’il pose dans le présent à ceux qu’il a posés dans le passé. Il peut ainsi affirmer que les deux circonstances sont différentes. Cette fois-ci, il ne perd pas l’esprit; il n’est plus amoureux de Guenièvre de la même manière qu’avant, c’est-à-dire que son renvoi n’a plus la capacité de l’aliéner. Son geste n’est pas motivé par la folie, mais par l’amour et l’honneur. Il accomplira sa quête jusqu’à ce que ce ne soit plus possible pour lui de le faire. Cette détermination fait partie des aspects caractéristiques de la personnalité du personnage légendaire. Dès lors, il est possible d’affirmer que Lancelot demeure lui-même, c’est-à-dire conforme au héros légendaire, malgré les modifications que la variante de Guy Gavriel Kay lui fait subir.

Le souvenir de l’épisode de folie de Lancelot est partagé par l’avatar lui-même, le lecteur au fait de la légende ainsi que d’autres personnages de la diégèse. C’est le cas de la puissance de la forêt, qui respecte d’ailleurs Lancelot parce qu’il sait qui il est et ce qu’il a accompli dans sa première vie, mais aussi ce qu’il n’a pas fait : « Je ne te chercherai point querelle, Lancelot, et Pendarane sait que tu as vécu tout un hiver dans la Forêt sans commettre aucune transgression. » (RO-210) Le fait que le chevalier n’ait jamais commis de transgression même lors de l’époque la plus chaotique de sa première vie, lors de son épisode de folie où il s’est réfugié dans la forêt, lui permet de récolter de l’honneur même dans sa vie « future », c’est-à-dire sa vie transfictionnelle.

D’autres épisodes de la légende que le lecteur et les personnages de la diégèse peuvent reconnaître sont évoqués dans la trilogie. Or, les encyclopédies des lecteurs, des avatars et

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des personnages divergent. Chacun ne peut donc appréhender de la même façon les éléments de l’intrigue. C’est le cas notamment lorsque Diarmuid et Lancelot combattent l’un contre l’autre sur le Pridwèn. Si au départ, cette lutte amicale allège l’atmosphère, ce qui était justement le but recherché, elle assombrit finalement l’humeur d’Arthur et de Lancelot. En effet, le prince, sans le savoir, utilise une feinte que Gauvain, dans la légende, avait essayée avant lui. Cette tentative de flouer Lancelot fait resurgir le passé : le souvenir douloureux de la mort de Gauvain et les circonstances qui ont mené à cette tragédie. Diarmuid l’ignore, contrairement à Paul et au lecteur au fait de la légende, car tous deux ont eu accès au savoir de la Terre : Le prince ne pouvait savoir; aucun d'entre eux, sinon peut-être Lorèn, ne pouvait savoir ce que savait Paul. Ce savoir ne lui venait pas des corbeaux de l'Arbre, mais des légendes de son propre univers : Gauvain de la Table Ronde avait en vérité tenté toute sa vie de vaincre Lancelot en combat singulier. Des combats amicaux, sauf à la fin – la fin rencontrée par Gauvain aux mains de Lancelot, au cours d'un combat qui s'était inscrit dans une guerre. Celle à laquelle Arthur avait été contraint, après que Lancelot eut sauvé Geneviève du bûcher où on l'avait condamnée à brûler vive à Camelot. (RO-108-109) Le souvenir de cet épisode ramène à la surface le drame de la trahison qui a mené Guenièvre sur le bûcher et qui a définitivement rompu l’amitié entre Arthur et Lancelot. La guerre qui en a résulté a mené à la perte de Camelot. Arthur a alors trouvé la mort durant la bataille de Camlann, cette mort qu’il est « voué » à revivre dans chacune de ses vies. C’est tout cela que le lecteur et Paul savent, mais que les habitants de Fionavar ignorent. Guy Gavriel Kay fournit d’ailleurs aux lecteurs dont l’encyclopédie est lacunaire l’information nécessaire afin que ces derniers puissent comprendre l’enjeu de ce moment.

LA MALÉDICTION : UN INÉVITABLE DÉNOUEMENT FATAL ?

J’ai déjà parlé plus tôt de l’effet de curiosité engendré par l’intrigue de La Tapisserie de Fionavar, notamment en ce qui concerne l’identité du Guerrier. Lorsqu’il est question de la malédiction d’Arthur, une autre sorte de tension narrative est impliquée : le suspense, déclenché lorsqu’il y a une « disjonction de probabilité » dans le « développement chronologique de l’action15 », bref, lorsque le futur de l’action est incertain. Baroni appelle ce moment, où plusieurs possibles interprétatifs se présentent, le « nœud ». Le nœud fait naître dans l’esprit des lecteurs des questions telles que « Que va-t-il arriver ? » ou « Qui va

15 Raphaël Baroni, « Passion et narration », dans Protée, vol. XXXIV, n°2-3 (automne-hiver 2006), p. 170.

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gagner ? ». Pour y répondre, le lecteur émet alors des pronostics, c’est-à-dire qu’il cherche à anticiper cet avenir possible par le biais de ses connaissances textuelles ou encyclopédiques passées. Il formule des hypothèses qui seront par la suite infirmées ou confirmées. Les réponses aux questions soulevées par le suspense ont un fort potentiel de surprise, et c’est d’ailleurs là leur intérêt.

Dans La Tapisserie de Fionavar, les indices textuels orientent les pronostics du lecteur. Toutefois, cette orientation vise uniquement à le flouer; elle lui fait suivre de fausses pistes en lui suggérant une hypothèse pour ensuite lui proposer une option contraire. Le lecteur formule donc des pronostics qui sont constamment déjoués. Il doit les remanier au fur et à mesure de la lecture. Cette oscillation dans les jugements est clairement visible en ce qui concerne la présence ou l’absence de Lancelot sur Fionavar. Dans la trilogie, au début du deuxième tome, il n’y a d’abord qu’Arthur. Peu après, Jennifer prend conscience de son identité en tant que Geneviève; Lancelot est encore absent. Une tension narrative s’installe alors pour créer un suspense qui ne se clôt qu’à la fin du volume lorsque Lancelot est ramené à la vie : « Arthur et Geneviève seront-ils deux, cette fois ? Sont-ils enfin libérés de la malédiction qui pèse sur eux ? » Voici une série de citations, disposées dans l’ordre de leur apparition, qui permettent de bien comprendre de quelle façon Guy Gavriel Kay joue sur les pronostics du lecteur par le biais des indices textuels16 : Lorsque les enfants étaient morts, le Tisserand l’avait marqué [Arthur] pour un destin qui se déroulerait sans fin. (FV-41) « Sont-ils déjà là, les deux autres ? » [, demande Arthur.] Et la souffrance qui perçait dans sa voix révéla à Kim, pour la première fois, la véritable nature de la malédiction qu’il subissait. […] Le prix des enfants et de l’amour. « Je l’ignore, dit-elle avec peine. – Ils sont toujours là, reprit-il, parce que j’ai fait massacrer les enfants. » (FV- 43) Il n’est pas ici. Le troisième n’est pas là. [C’est Jennifer/Geneviève qui parle à Arthur] (FV-129) Mais l’histoire ne se déroulerait pas ainsi cette fois, se disait-elle [Geneviève], pas en Fionavar. Il n’est pas là, avait-elle déclaré, et elle en avait été certaine car, en cela du moins, elle avait des certitudes. Il n’y avait pas de troisième en ce monde […] Et elle ne trahirait pas. Tout était différent ici, profondément différent. (FV-178) Ce que je t’ai dit est toujours vrai. Il n’y a pas de Lancelot ici. C’est différent, Arthur. Il n’y a que nous deux maintenant, seulement nous deux. [Arthur lui répond :] Il ne peut en être ainsi, dit-il. J’ai tué les enfants Geneviève. » (FV-271)

16 Des passages ont été mis en gras afin de mettre en évidence quelques indices textuels.

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[Alors que les personnages se retrouvent devant le corps sans vie de Lancelot qui attend d’être éveillé par Arthur :] « Seigneur Arthur », énonça Diarmuid avec peine, « vous n’avez nul besoin de le faire. Ce n’est ni écrit ni prédestiné. » […] « Lancelot ! » dit Arthur à la silhouette étendue sur la pierre. […] Puis, entre Paul et Diarmuid, Lancelot retourna en silence vers le monde des vivants. (FV-352.) Même à la toute fin, alors qu’ils sont tous devant le corps de Lancelot, la possibilité que ce dernier demeure endormi est affirmée par Diarmuid. Ce passage permet de garder le lecteur dans l’incertitude pour un dernier court instant. Ce n’est plus un destin implacable qui s’abat sur Arthur : un choix lui est offert. Lequel choisira-t-il ? Il s’agit d’une décision qui implique non seulement son propre destin individuel, mais aussi celui du monde de

Fionavar : « On aura besoin de lui. […] C’est inévitable. » (FV-352), dira ainsi Arthur. Son geste met fin à l’incertitude : il rappelle Lancelot à la vie. Arthur accepte de réamorcer la malédiction, « le fatal destin qui découlerait de ce choix effroyable » (FV-352). Ce dénouement, qui est la réponse au nœud de l’intrigue, vient clore le suspense relié au trio arthurien : ils seront bel et bien trois et la malédiction les force à vivre à nouveau la même histoire d’amour et de trahison, ce qui afflige le chevalier : « Et Lancelot avait répondu, courtois et triste : " Pourquoi nous avoir infligé cela à tous trois, seigneur ? " Un instant Arthur avait fermé les yeux. Puis, en les rouvrant il avait dit : " Parce qu’il y a plus en jeu que nous trois. " » (FV-353) Le geste d’abnégation d’Arthur lui cause de la souffrance, mais cela fait partie de la malédiction. Il aurait pu la déjouer de façon égoïste; le prix à payer étant de priver Fionavar de l’aide de Lancelot. Arthur opte plutôt pour « la quintessence de la noblesse » (FV-352), pour un choix responsable en ce temps de guerre et de nécessité. Bref, son geste est digne du personnage légendaire, considéré dans l’imaginaire collectif comme un modèle exemplaire de roi courtois. En cela, donc, l’auteur ne s’écarte en rien de la légende, mais se conforme au contraire à elle par le respect du caractère « courtois » d’Arthur.

L'EUCATASTROPHE : LA DÉLIVRANCE ET LA FIN DU CYCLE

La mort qu’Arthur est « voué » à revivre à chacune de ses existences est un autre aspect important du suspense suscité par la trilogie. Le destin du héros légendaire est en effet de ne jamais voir la fin de la guerre. Cette fin tragique s’inscrit dans un éternel cycle : Arthur meurt pour revenir plus tard, ailleurs, dans une autre vie. Nécessairement, Guenièvre et Lancelot devront mourir et revenir également pour accomplir la malédiction. Tout, dans la

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trilogie, laisse croire au lecteur que c’est ainsi que se terminera encore l’histoire. Tout comme c’était le cas avec le suspense lié à Lancelot, des indices textuels sont laissés au fil du texte pour amener le lecteur à émettre des pronostics précis, du type « Arthur va mourir » ou encore « le cycle se répétera une fois de plus ». Le narrateur dirige l’attente du lecteur vers un dénouement tragique, appuyé par cela par l’encyclopédie intertextuelle; c’est en effet ce que les textes antérieurs racontent. Dans la fiction, Métran, le mage qui s’est allié à Rakoth Maugrim, le rappelle d’ailleurs à Arthur : « Nos livres content une autre histoire. […] Il est dit qu’on peut vous tuer. Que vous avez été tué, encore et toujours. »

(FV-344) Les livres auxquels le lecteur a accès transmettent le même message. Il peut ainsi se dire que cette version de l’histoire d’Arthur se terminera mal, parce que la légende arthurienne se termine toujours mal. D’ailleurs, le dénouement du suspense concernant la présence ou l’absence de Lancelot permet au lecteur de croire que les scénarios intertextuels sont repris conformément à la légende. La fatalité exigeait la présence de Lancelot; la même fatalité exigera probablement la mort d’Arthur. Toutefois, comme l’affirme Umberto Eco, « les scénarios intertextuels circulent dans l’encyclopédie, ils se prêtent à différentes combinatoires et l’auteur peut sciemment décider de ne pas les observer, justement pour surprendre, tromper ou amuser le lecteur17. » C’est exactement ce qui se passe dans La Tapisserie de Fionavar. Le scénario intertextuel, plus précisément transfictionnel, de la mort d’Arthur et de la fin tragique de la légende est déjoué, et ce, malgré les indices textuels qui invitaient le lecteur à croire le contraire. L’efficacité de la surprise repose justement sur l’anticipation par le lecteur d’une fin tragique pour le trio arthurien, laquelle n’advient finalement pas.

Le narrateur tente d’abord de faire croire au lecteur que l’heure du Guerrier a sonné durant le voyage à Cadèr Sédat. Comme on l’a vu plus tôt lorsqu’il était question de Flidaïs, Arthur avait déjà entrepris ce voyage par le passé : « Mais je peux vous dire que si votre seul problème est de trouver Cadèr Sédat – nous l’appelions Caèr Sidi autrefois, et Caèr Rigor, mais c’est le même endroit – j’y suis déjà allé, et je sais où est l’île. […] Un lieu de mort. » (FV-268) La fiction met en place tous les éléments afin que le lecteur ait l’impression que la présence d’Arthur lors de l’expédition en mer était prédestinée. Il est en effet celui

17 Umberto Eco, Lector in fabula, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Le Livre de Poche (essais), 2004, p. 104.

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qui connaît la route puisqu’il a déjà vogué jusqu’à cette île; le bateau grâce auquel il s’y rend, le Prydwèn, porte le même nom que celui sur lequel il avait navigué la première fois et, dans les deux cas, l’objet du voyage concerne un chaudron magique. L’expédition peut dès lors être perçue comme une reprise de celle de la légende. Les lecteurs et les quelques personnages qui notent ces échos du passé peuvent ainsi anticiper un périple extrêmement périlleux. Ils s’attendent d’autant plus à une catastrophe que la fiction leur rappelle que, dans la légende, les morts furent nombreux : « La dernière fois que vous êtes allé là-bas, combien d’entre vous ont survécu ? – Sept, murmura Arthur. Seulement sept. » (FV-269) La possibilité d’un dénouement tragique semble se confirmer lorsque Arthur et la compagnie de Diarmuid arrivent enfin sur l’île. La situation semble alors désespérée, voire impossible à surmonter. L’espoir de vaincre Métran, ce qui était le but de voyage, est anéanti. En effet, pour réussir à le tuer, ils doivent attirer son attention afin qu’il abaisse le bouclier magique qu’il a créé autour de lui, mais il leur est « [i]mpossible d’agir » (FV-341). Arthur semble alors tout désigné pour se sacrifier à cette tâche, car son statut de personnage légendaire a le potentiel d’inquiéter même le mage renégat et de le pousser à baisser sa garde pour l’attaquer.

On constate donc que le narrateur installe un climat propice à la formulation de pronostics dramatiques. Tous les éléments réunis font en sorte qu’Arthur lui-même croie que son heure est venue : « Je crois que c’est pour cela que Kim m’a appelé. Je ne vois jamais la fin, de toute façon. […] Adieu, mon grand cœur [Cavall], ma joie. Tu voudrais venir avec moi, je le sais bien, mais c’est impossible. On aura encore besoin de toi, grand cœur. Un jour arrivera peut-être… où nous n’aurons plus à nous séparer. » (FV-342) Les adieux d’Arthur transforment les hypothèses du lecteur en certitudes. De plus, le fait de mettre en scène cet événement à la fin d’un tome contribue à la formulation du pronostic « Arthur va mourir ». Guy Gavriel Kay le savait et a profité de l’occasion : « Since the reader expects Arthur to die before the ending, and since the adventure takes place near the end of a volume, it is possible for an author to take advantage of the situation. The reader assumes that the mage Metran will lower his shield to kill Arthur, and that thereby victory will be gained at the price of Arthur life. I can only set that assumption up powerfully if I make use of the sense

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of predestinity and doom that’s lying in wait for him18. » Il ne suscite donc une impression de fatalité que pour mieux la démentir par la suite, puisqu’Arthur revient indemne de son voyage à Cadèr Sédat.

On retrouve un mécanisme similaire à la fin du dernier tome de la trilogie lorsque les armées de la Lumière se retrouvent aux portes de la forteresse de Rakoth Maugrim. L’endroit où se déroule l’ultime bataille, l’Andarièn, a déjà porté un autre nom, celui-là très symbolique : « Il y a mille ans, cette plaine était verdoyante et fertile. On l’appelait

Camlann, en ce temps-là. » (RO-384) Cette fois, le lecteur ne peut que croire avec conviction, sinon certitude, que le destin intervient; Camlann est la plaine qui fut jadis le théâtre du décès du roi Arthur. Comme le dit Anne Besson, « on saisit comment cette fatalité peut être doublement exploitée, car la nécessité de l’histoire en marche que subissent les personnages arthuriens se confond avec le " souffle du destin " et la permanence des mythes sacrificiels, dans une ambivalence trop féconde pour que les auteurs ne la fassent pas affleurer à la conscience de leurs héros19. » Le personnage légendaire lui-même anticipe ainsi sa mort prochaine; il l’explique à Ailéron, le roi du Brennin : « Je vous l’ai dit il y a longtemps, à la veille du voyage vers Cadèr Sédat, on ne me permet jamais de voir la fin, quand je suis invoqué. […] une Camlann m’a attendu dans chacun des univers. C’est la raison de ma présence ici, Très Haut Roi. » (RO-384) La première fois qu’il a révélé son destin aux autres personnages, avant le voyage à Cadèr Sédat, cela permettait au narrateur d’installer une attente qui était ensuite contredite par le dénouement. Cette fois-ci, alors qu’il redit l’issue que le Tisserand lui a destiné, le but est le même : accentuer le suspense en encourageant les lecteurs à s’attendre à la mort d’Arthur. Comme il s’agit de la seconde fois, le lecteur ne se doute pas que le même jeu est à l’œuvre, qu’il se fera flouer une fois encore. Il se dit au contraire que s’il s’est trompé la première fois, c’est parce que la mort prédestinée d’Arthur devait en réalité se dérouler sur les plaines de Camlann; forcément, puisque c’est ainsi que cela se passe dans la légende.

Le narrateur insiste sur le caractère tragique de la situation en mettant en scène la rébellion de Guenièvre contre ce destin : « Arthur, je ne te perdrai pas ainsi une fois de plus. Je ne le

18 Guy Gavriel Kay, dans Raymond H. Thompson, op. cit. 19 Anne Besson, « Introduction », dans Anne Besson [dir.], Arthur au miroir du temps. La légende dans l’histoire et ses réécritures contemporaines, Dinan, Terre de Brume (Essais), 2007, p. 16.

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supporterais pas. Ce n’est pas pour un combat singulier que tu as été appelé ici, mon amour, ce ne peut en être la raison. Camlann ou pas, ce ne doit pas être ton combat. » (RO-385) Le combat singulier en question est celui que réclame Uathach, un urgach du clan des Ténèbres. Ce dernier défie le clan de la Lumière de l’affronter en duel. Il s’agit, comme le dit Arthur, d’un défi très ancien qui ne peut être refusé : « C’était la vérité : on ne pouvait se refuser à cette danse. Et en définitive, c’était apparemment celle d’Arthur. » (RO-385) Encore une fois, donc, tous les éléments de l’intrigue désignent Arthur, lequel accentue encore l’effet de fatalité en affirmant ceci : « Nous sommes captifs du destin tissé pour nous, sans échappatoire possible. » (RO-385) Or, c’est justement tout le contraire qui se produit dans La Tapisserie de Fionavar : la fatalité du destin n’existe pas, il n’y a que des choix. Toujours. C’est ainsi que Diarmuid, le prince, choisit de se sacrifier afin que le cycle ne se réitère pas une fois de plus. C’est lui qui réclame le duel et qui combat l’urgach, au prix de sa vie : « Car c’était pour Arthur et Lancelot, et Geneviève, que Diarmuid, dans sa nature farouche et indomptée, avait réclamé le droit à la danse. C’était contre leur long et fatal destin qu’il s’était rebellé, et il avait canalisé cette rébellion en un acte de son cru contre les Ténèbres. Il s’était chargé d’Uathach afin qu’Arthur et Lancelot pussent tous deux survivre à cette journée. » (RO-391-392) Son choix de se sacrifier va à l’encontre de la fatalité. Ce combat ne lui était pas prédestiné, mais il le réclame comme sien malgré tout. Son acte permet ainsi à la malédiction de prendre fin et à Arthur et Lancelot de survivre. Pour la première fois, contrairement à ce que le texte annonçait, Arthur voit bel et bien la fin de la guerre : « Arthur, la guerre est finie et vous ne nous avez pas été repris. Ce lieu s’appelait Camlann et vous êtes toujours vivant parmi nous. […] Vous nous avez décrit le dessin, Guerrier, dit Paul. Comme il en a toujours été, chaque fois qu’on vous a invoqué. Cette journée est tout autre, Arthur. […] Diarmuid en a décidé autrement. Il a contraint les

événements à prendre une autre tournure. » (RO-472) Cette issue est inattendue pour le lecteur, puisque les indices textuels semés au long du récit annonçaient pratiquement tous le contraire. Parfois, les personnages, surtout Jennifer, laissaient présager une fin heureuse, mais cela relevait plus de l’espoir que d’un véritable pronostic. La surprise de découvrir que le cycle est enfin rompu est ce qui permet l’eucatastrophe liée au trio arthurien : « The Fionavar Tapestry was a deliberate attempt to work within the traditions of high fantasy, which incorporates the idea, in Tolkien's word, of the eucatastrophe, the reverse of the

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catastrophe. The resolution of the Arthurian love triangle, the unbinding of that curse, would be central to the eucatastrophe at the end of the book20. » L’eucatastrophe, qui est une caractéristique générique de la high fantasy, transforme donc un scénario-motif typique de la légende arthurienne. Arthur ne meurt pas; lui, Lancelot et Guenièvre ne sont pas séparés et leur amour peut enfin être vécu comme jamais il ne l’a été dans la légende. Ce dénouement renverse donc à la fois – et c’est là sa force et son intérêt – les indices textuels (donc les pronostics du lecteur et des personnages de la fiction), la fatalité (typique des récits mythiques) et l’intrigue originale de la légende.

UNE MANIÈRE CONTEMPORAINE D’ABORDER UNE LÉGENDE ANCIENNE

Non seulement Guy Gavriel Kay évite la fin tragique de la légende, mais il détourne également deux de ses aspects fondamentaux. Le premier détournement majeur concerne le mythe du réveil d’Arthur : « Arthur est le mythe du Roi-Suprême, le mythe de l’Envoyé prédestiné, le Mythe du Dormant qui se réveillera pour sauver le monde21 ». Il faut savoir que « [c]ette croyance dans le retour d’Arthur n’est pas une invention littéraire : c’est au contraire un mythe profondément enraciné dans les pays celtiques22 » Guy Gavriel Kay s’inspire donc d’une croyance véritable, mais comme il l’a fait pour la majorité de ses emplois mythologiques, il la l’infléchit. Dans La Tapisserie de Fionavar, Arthur se réveille effectivement pour sauver le monde, mais la raison pour laquelle il le fait est loin d’être la même que dans le mythe. En effet, dans la légende, s’il est appelé à revenir, c’est parce qu’il est considéré comme le plus grand roi, parce qu’il a été si valeureux que personne, jamais, ne pourra le surpasser. Or, dans la trilogie, il doit revenir parce qu’il a posé un geste terrible; il a fait tuer des enfants : « Lorsque les enfants étaient morts, le Tisserand l’avait marqué [Arthur] pour un destin qui se déroulerait sans fin. Un cycle de guerres et d’expiations, où il porterait bien des noms, dans bien des univers, pour que fût payé le prix des enfants, et de l’amour. » (FV-41) C’est son péché qui lui vaut un fil dans la tapisserie. Ainsi, si l’Arthur de la légende est un roi glorifié et béni, l’Arthur transfictionnel est quant

20 Guy Gavriel Kay, dans Raymond H. Thompson, op. cit. 21 Jean Markale, Les Celtes et la civilisation celtique, Paris, Payot, 2001, p. 16. 22 Jean Markale, Le roi Arthur et la société celtique, op. cit., p. 105.

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à lui un guerrier maudit. Comme l’affirme Guy Gavriel Kay dans une entrevue, il s’agit d’un revirement de la légende jusqu’alors inédit : To the best of my knowledge, no one else has ever inverted 180 degrees the idea of the Once and Future King, as I ultimately do with the notion that Arthur is not resting among the blessed, our savior and champion in time of need, because of his greatness and glory. Rather I see him as a cursed to return in our time of need at the cost of his own pain and grief. [...] Furthermore, as part of the received material of the legend, Arthur does not see the end of such conflicts. I found myself thinking, that's not much of a state of grace; that is a burden and a duty and a responsibility23. C’est ainsi que le destin d’Arthur devient dans la trilogie une malédiction, un fardeau. Le prix à payer pour les meurtres des enfants est de toujours mourir avant la fin et, bien sûr, de revivre la même histoire de trahison.

Cette trahison fait d’ailleurs l’objet du deuxième détournement significatif de la légende. Ce n’est toutefois pas la trahison elle-même qui est modifiée, mais plutôt son essence, sa signification. En effet, dans la trilogie, la duplicité de Lancelot envers Arthur ne concerne pas le devoir féodal comme c’est le cas dans la légende, mais plutôt l’amitié. Guy Gavriel Kay modernise ainsi la trahison en changeant sa nature, ce qui la rend d’autant plus tragique pour le lecteur d’aujourd’hui : « It's not simply two men competing for the same woman, but two friends linked by a bond that is deep and profound. That for me was not only a given, but at the heart of the truly tragic nature of the love triangle. Now it could quite rightly be pointed out that this is a modern treatment of the personalities. For me, however, it was the essence of what I wanted to do with the Arthurian story, the essence of why I found it so tragic24. » Ce que l’auteur canadien met en scène dans son récit, ce n’est pas un roi trahi par son vassal le plus fidèle, mais un homme trahi par son meilleur ami. Ce qui est mis de l’avant, ce sont les liens humains qui unissent deux amis amoureux de la même femme. C’est donc dire que les deux détournements contribuent à rendre les figures mythiques plus humaines et contemporaines. On constate ainsi que Guy Gavriel Kay fait voyager des personnages légendaires dans une intrigue dont les ressorts ne reposent pas uniquement sur les actions, mais aussi et surtout sur les motivations et les conséquences psychologiques qui la composent.

23 Raymond H. Thompson, op. cit. 24 Raymond H. Thompson, op. cit.

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C ONCLUSION

Dans La Tapisserie de Fionavar de Guy Gavriel Kay, on constate que les mythes et les légendes imprègnent tous les aspects de la création de la fiction; la forme générique hybride du roman, le monde secondaire, les personnages, l’intrigue, tout cela repose sur l’intégration érudite de sources mythologiques et légendaires. Le lecteur s’aperçoit que cette intégration, tout en s’inscrivant dans une tradition, permet un mouvement général de modernisation des canons du sous-genre de la high fantasy. Le fait que l’auteur introduit les mythes – surtout celtiques et nordiques – et la légende arthurienne dans une perspective de réappropriation participe de cette modernisation.

Mon étude m’a permis de voir que la lecture de la trilogie, loin d’être un acte passif, s’avère un jeu dynamique où l’encyclopédie et les compétences intertextuelles du lecteur sont constamment interpellées… pour être par la suite presque systématiquement déjouées. L’auteur joue avec les attentes du lecteur par le biais des anticipations et des révisions que provoque le parcours du texte. On l’a vu, l’attente des lecteurs – du moins des lecteurs qui possèdent l’encyclopédie minimale requise – est flouée entre autres par la forme même que prend la trilogie. D’abord annoncée comme de la high fantasy, La Tapisserie de Fionavar s’avère en réalité une fusion de ce sous-genre avec celui bien distinct de la fantasy arthurienne. Guy Gavriel Kay, conscient d’écrire son œuvre à la suite de nombreux imitateurs de Tolkien, tente ainsi de construire un univers fictionnel unique, nouveau. Il a affirmé, on s’en souvient, que l’écriture de la trilogie était en réalité « un effort très conscient pour affirmer que les éléments du fantastique noble [de la high fantasy] – les armes magiques, les bijoux enchantés, les races de nains et de lios alfar, l’équivalent des elfes – que tous ces éléments conservaient encore une vitalité certaine, s’ils étaient employés à bon escient. […] Mais c’était [pour l’auteur canadien] une tentative délibérée de [se] servir de ces éléments afin de voir si quelque chose de neuf pouvait en sortir1. » L’hybridité générique du récit fait partie de ces éléments neufs.

1 Jean-Louis Trudel, « Guy Gavriel Kay », dans Solaris, n°116 (hiver 1996), p. 23.

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On l’a vu, la mythologie prend une place primordiale dans la création de l’univers fictionnel de la trilogie. Le monde secondaire de Fionavar, présenté comme un monde matrice, celui où la vérité première a été conservée, prétend expliquer l’existence des mythes et des légendes que le lecteur retrouve sur son monde et qu’il peut donc connaître. Ces récits, perçus aujourd’hui comme des fictions par le lecteur, seraient en réalité des échos d’un temps où la Terre ne s’était pas encore écartée de la trame originale du monde de Fionavar. Cette posture explique et motive les modifications que Guy Gavriel Kay a apportées aux sources mythologiques lorsqu’il les intégrait à sa diégèse : « The notion I was working with was that one of the most effective ways to convey this idea of a prime world that ours isn't quite getting right was to slightly skew the myths, to take them and make slight changes2 ». L’auteur canadien peut dès lors justifier non seulement les versions « originales » auxquelles le lecteur a accès et qui forment (peut-être) déjà son encyclopédie intertextuelle, mais aussi les versions déformées de sa fiction; l’intérêt de leur intégration à la trame narrative provient alors de leur altération.

Les dieux et les déesses qui habitent l’univers fictionnel de Guy Gavriel Kay sont des êtres agissants qui entrent en contact avec les humains. Ils sont tous créés à l’image de divinités puisées dans les mythes. Toutefois, les sources originales sont intégrées par le biais de différentes méthodes. La première consiste à reprendre une divinité déjà existante tout en introduisant de subtiles différences. C’est le cas entre autres de Dana et de Macha et Nemain. Comme on l’a vu dans le mémoire, la reprise onomastique de ces déesses et le respect de leurs principales caractéristiques permettent de les associer hors de tout doute aux divinités du panthéon celtique. Or, on l’a vu, elles ne correspondent pas en tout point à leur homonyme original. Dana a un rôle à jouer dans la guerre alors que l’attribut guerrier est absent chez la Déesse-Mère celtique ; de plus, Macha et Nemain, les déesses de la guerre, ne sont que deux dans la trilogie alors qu’elles se retrouvent toujours au nombre de trois dans la mythologie celtique. La troisième figure, Bobd ou Morrigan est représentée par Kimberly, qui ne correspond d’ailleurs pas en tout point à la déesse en plus d’être mortelle. La deuxième méthode de création des dieux dans la trilogie consiste à fusionner

2 Raymond H. Thompson, « Entrevue avec Guy Gavriel Kay », dans Bright Weavings : the World of Guy Gavriel Kay. The Autorized Website, [en ligne]. http://www.brightWeavingss.com/ggkswords/thompson.htm [texte consulté le 10 septembre 2010].

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plusieurs divinités en une seule figure inédite. C’est le cas de Mörnir du Tonnerre, qui peut être rapproché des dieux Odin et Thor. Le nom de la divinité de Fionavar, Mörnir, n’est alors pas inspiré des figures mythologiques elles-mêmes, mais d’un objet appartenant à Thor : le marteau Miollnir. Peu importe la méthode utilisée par Guy Gavriel Kay, on constate donc que les divinités sont toujours adaptées à la fiction dans une perspective de réappropriation. Des changements, parfois mineurs, d’autres fois plus importants, permettent d’offrir au lecteur des figures inédites, différentes de celles qui nourrissent peut- être déjà son encyclopédie intertextuelle. Si tel est le cas, le lecteur doit dès lors adapter son encyclopédie à la fiction qu’il découvre.

La création des personnages principaux implique une troisième méthode de réappropriation des sources mythologiques et légendaires. Conformément au parcours type des héros mythologiques, les Torontois rencontrent un héraut, Lorèn Mantel d’Argent, qui leur propose une aventure. Comme on l’a vu, l’appel se déroule en deux étapes distinctes. D’abord, un appel collectif pousse le groupe des héros-quêteurs à traverser sur le monde de Fionavar. Ensuite, sur ce monde nouveau, chacun d’entre eux reçoit un appel individuel qui amorce une quête initiatique. Cette dernière leur permet de se transformer et d’acquérir les outils (matériels ou psychologiques) nécessaires à la victoire finale. De fait, elle les mène tous à endosser une identité archétypale ou transfictionnelle qui est inspirée des mythes ou qui est reprise de la légende arthurienne, mais jamais cette dernière n’oblitère leur identité torontoise. Paul devient ainsi Pwyll le Deux-fois-né, Seigneur de l’Arbre de l’Été. Son sacrifice rappelle celui d’Odin dans la mythologie, mais le Torontois n’en est pas pour autant un avatar. Kimberly endosse le rôle de prophétesse et de porteuse du Baëlrath. Comme je l’ai dit plus tôt, elle rappelle – mais ne remplace pas – la déesse manquante du trio constitué de Macha, Nemain et Morrigan. Kevin s’avère être Liadon, qui est inspiré du culte d’Adonis. Dave se fait appeler Davor à la hache. Aucune figure préexistante ne peut lui être associée, mais son rôle correspond malgré tout au héros guerrier des récits mythologiques. Enfin, Jennifer devient (ou plutôt redevient) Guenièvre, la reine légendaire. Dans chacun des cas, ils sont déterminés autant par leur « deuxième » identité que par leur personnalité initiale. Il est toutefois à noter que si la véritable et « première » identité des quatre héros qui endossent un rôle archétypal est celle qu’ils avaient à Toronto, celle de Jennifer est Guenièvre. Il s’agit de sa forme authentique, celle qu’elle a endossée mainte

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fois à travers les siècles (et à travers les fictions). Kevin pourrait aussi être perçu comme un personnage qui redevient une figure qu’il avait été jadis, mais il ne décède pas en tant que Liadon uniquement; sa mort est autant celle du Torontois que celle de l’amant de la déesse. On l’a d’ailleurs vu, Dana l’appelle et le reconnaît autant par son nom archétypal que par son nom terrien. Par contre, ce n’est pas Jennifer qui est invitée à voguer avec Arthur et Lancelot vers les Salles du Tisserand à la fin de la trilogie, mais bel et bien Guenièvre, la reine légendaire, celle qui a du subir la malédiction de vie en vie.

Il ne faut pas oublier que la trilogie s’inscrit à la suite d’une longue tradition de romans arthuriens du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui. Cet état des choses a des conséquences sur la diégèse. En effet, les personnages transfictionnels de la légende arthurienne que l’on retrouve dans la fiction de Guy Gavriel Kay sont en quelque sorte « hantés » par le fait d’avoir déjà été des personnages de nombreux romans antérieurs à La Tapisserie de Fionavar. On l’a vu, la malédiction, qui oblige Arthur, Guenièvre et Lancelot à vivre en un cycle « infini » la même histoire d’amour et de trahison, peut être perçue comme un clin d’œil aux nombreuses variations qui ont été faites autour de la légende arthurienne. Les personnages arthuriens ont conscience de, non pas vivre, mais revivre une histoire dont les principaux événements et surtout l’issue sont déjà connus. Ils agissent ainsi en fonction de leur souvenir et de la trame « prédéfinie » de leur histoire. S’ils se souviennent de leurs vies antérieures, cela revient à dire qu’ils se souviennent en quelque sorte d’avoir été l’objet de nombreuses variations. Cela rappelle le Faust de Paul Valéry, qui est « une continuation fortement proleptique (Faust quatre siècles après), mais aussi passablement métaleptique, puisqu’ici un héros de récits, de drames et d’opéra sort de son univers de papier et de fiction […], pour entrer dans une vie " réelle ", c’est-à-dire tout aussi fictive, mais un cran au-dessous : le Faust de Valéry se souvient d’avoir été jadis le héros de Faust de Goethe, ou de Gounod3. » De la même façon, Arthur se souvient d’avoir vécu d’autres existences (bien sûr fictives) actualisées dans la légende arthurienne et les nombreuses fictions antérieures à la trilogie de Kay. Cette posture sous-entend que La Tapisserie de Fionavar est une version qui a conscience de son statut de fiction. Cette conscience implique également que les personnages anticipent la fin tragique de la légende arthurienne, fin que

3 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil (Poétique), 1992, p. 527.

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les nombreuses versions antérieures à celle de Guy Gavriel Kay ont pour la plupart, sinon toutes, respectée. Le lecteur au fait de la légende formule lui aussi des pronostics dramatiques. Lui et les personnages concernés, comme on l’a vu, sont floués à deux reprises – une première fois durant le voyage à Cadèr Sédat puis une deuxième fois lors de la bataille sur les plaines de Camlann – puisque l’auteur évite la fin tragique habituelle au profit d’une levée de la malédiction. Il ne faut pas oublier que la malédiction et sa résolution sont permises par les choix des personnages. La fatalité du destin n’était qu’apparence, comme Guy Gavriel Kay l’explique : « One of the ways that free will is expressed in my treatment of the Arthurian material is to set up a situation where it appears to be absent, then establish that it is indeed present. There is an escape from the apparent inevitability of cycles of doom4. » Arthur a choisi de réveiller Lancelot; Guenièvre a choisi de renvoyer le chevalier; Leyse a choisi de laisser entrer Lancelot au Daniloth; enfin, Diarmuid a choisi de briser le cycle de souffrance en réclamant le duel qui était « destiné » à Arthur, permettant ainsi à ce dernier de voir la fin de la guerre pour la première fois de ses nombreuses existences. Ainsi, la conscience de s’inscrire dans la chaîne des versions, d’une part, et le libre-arbitre accordé aux personnages, d’autre part, témoignent de la distance critique que Guy Gavriel Kay entend maintenir face aux mythes qu’il reprend ou se réapproprie.

À la lumière de l’importance accordée aux choix des personnages tout au long du récit, qu’il s’agisse des dieux et déesses, des Torontois, des habitants de Fionavar ou des figures arthuriennes, je constate que l’hybridité romance/novel, que j’ai développée dans le chapitre I, est un élément clé du mouvement général de modernisation que j’ai pu observer dans la trilogie. On se souvient que la romance est une littérature qui renvoie à un mode d’énonciation épique mettant en scène des personnages souvent typés. Il s’agit du type de narration le plus naturellement associé à la fantasy. Or, on l’a vu, la trilogie de Kay peut aussi être associée au novel, dont la principale caractéristique est de mettre en place des personnages individualisés et dont la psychologie est plus approfondie. On ne retrouve plus, dans ce type de récit, de « types généraux d’humanité [qui se détachent] sur un fond

4 Raymond H. Thompson, op. cit.

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déterminé d’avance par une convention littéraire appropriée5 ». Ainsi, dans La Tapisserie de Fionavar, si l’identité archétypale ou transfictionnelle des Torontois les rattache aux personnages types du romance, le développement psychologique de chacun permet aussi, et surtout, de les associer au novel. Les noms peuvent d’ailleurs à eux seuls représenter la dualité novel/romance des héros. Ce qu’il est alors intéressant de constater, c’est que cette opposition entre les identités archétypales ou transtextuelles et leur identité torontoise fait partie du cheminement psychologique de chacun des protagonistes, cheminement qui, je le rappelle, est le pilier principal de l’intrigue. Les Torontois (sauf peut-être Kevin) résistent dans une certaine mesure à leur transformation. Paul ignore comment assumer son rôle de Deux-fois-né, Seigneur de l’Arbre de l’Été; Kimberly n’accepte pas les gestes qu’elle doit poser en tant que prophétesse; Dave refuse d’entreprendre sa quête initiatique et Jennifer, quant à elle, ne peut pas endosser son identité dès le départ à cause de son épreuve dans la tour de Rakoth Maugrim. De plus, leur identité archétypale ou transfictionnelle n’efface pas leur identité terrestre, mais se superpose au contraire à elle. Même en endossant une identité plus typée, les Torontois sont malgré tout toujours confrontés non pas à des destins, mais à des choix, choix qui se présentent à eux au fur et à mesure de leur évolution psychologique. Chaque choix leur permet d’avancer et de se rapprocher toujours davantage de l’accomplissement de leur quête initiatique. C’est donc dire que le traitement typiquement romanesque des personnages, qui introduit la notion de libre-arbitre, est ce qui guide les héros dans leur quête, qui, elle, est associée à la romance. En effet, si le parcours initiatique des Torontois rappelle celui des héros mythologiques (appel, épreuve et retour), l’évolution des cinq protagonistes repose quant à elle sur l’approfondissement de leur psychologie et sur les questionnements identitaires qui en découlent. Il y a donc ici réconciliation des deux types de récit.

Il est donc possible d’affirmer que le libre-arbitre prend une place prépondérante dans la trilogie. En accordant une part d’initiative à ses personnages et en se réappropriant les mythes et les légendes, Guy Gavriel Kay affirme par la même occasion qu’il est lui aussi, en tant qu’écrivain, libre de se conformer aux contraintes du genre et aux éléments déjà mis en place dans les mythes et les légendes convoqués ou, au contraire, de s’en distancier. Sa

5 Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », dans Roland Barthes et alii., dans Littérature et réalité, Paris, Seuil (Points), 1982, p. 20.

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démarche de réappropriation et sa réconciliation du novel et du romance met donc de l’avant son individualité créatrice. Guy Gavriel Kay explique dans une entrevue ce qui peut avoir fait naître son intérêt pour la notion de libre-arbitre : It's entirely possible that this deep sense of frustration – even of resentment – against the notion of a foretold doom, against the notion of prophecies that are fulfilled even though people have been warned about them, has led to my interest in free will. Free will is a fundamental theme in all of my writing. It's deeply important to me to believe in it6. La mythologie est une littérature majoritairement habitée par des personnages régis par des destins. L’auteur canadien, en usant des mythes à profusion dans la construction de son univers fictionnel, a renversé nombre de schémas préconstruits. Ses autres romans, moins inspirés des mythes que de l’histoire, intègrent aussi largement la notion de libre arbitre. Il serait intéressant de voir si la liberté des personnages est traitée de la même manière dans tous les romans de Kay. Cette question pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un mémoire qui viendrait compléter le mien.

6 Raymond H. Thompson, op. cit.

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