SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE

Hubert Védrine

LES DIPLOMATES-ECRIVAINS, TRAITS D'UNION ENTRE DEUX MONDES

u firmament de la littérature et de la diplomatie, le « diplomate-écrivain » jouit depuis longtemps en A d'un prestige rare. Sans doute parce qu'il participe à la fois de deux fascinations. Précisons : il s'agit bien de diplomates- écrivains, plus que d'écrivains-diplomates. Quelques « gens de lettres » sont certes venus à la diplomatie, à commencer par Bernis, poète de salons et essayiste avant d'être envoyé à Venise, ou Rousseau, qui mena de front les deux activités. Mais l'expression désigne en réalité des diplomates venus à la littérature, venus naturellement À la littérature pourrait-on dire. Quoi de plus allant de soi en effet pour le diplomate que d'écrire ? Le sens de l'obser­ vation des milieux, des situations et des hommes, l'art du portrait, 11 REVUE DES DEUX MONDES MARS 1999 SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE Les diplomates-écrivains, traits d'union entre deux mondes qualités que requiert la « dépêche diplomatique », la recherche du mot exact, le façonnage de la phrase prédisposent à écrire de véri­ tables ouvrages, traités, essais, mémoires. Encore un pas à franchir, et les voilà, si le talent est là, de plain-pied dans la littérature, voire la poésie. Voyez Claudel : le tremblement de terre survenu à Tokyo le 1er septembre 1923 est l'objet de sa part d'une dépêche descrip­ tive : « A travers une ville en flammes », avant de fournir la matière d'une publication dans Lecture pour tous, puis d'un essai en prose, enfin d'un poème. Du XVIIIe au XXe siècle se transmet de généra­ tion en génération de diplomates-écrivains le trésor d'une langue pure, aujourd'hui presque perdue, constamment reaiguisée par la nécessité de la description juste.

Une floraison de genres

Le diplomate-écrivain s'essaye à une floraison de genres parmi lesquels domine sans conteste - ce n'est guère surprenant - celui des mémoires d'ambassadeur. Par exemple : l'Etonnement d'être - 1939-1973 d'Hervé Alphand ; Au temps du danger alle­ mand d'Armand Bérard ; Souvenir du Quai d'Orsay, 1955 de Jacques Dumaine, chef du protocole, introducteur des ambas­ sadeurs ; Commentaire de Jean Chauvel, 1971 ; les multiples sou­ venirs d'André François-Poncet sur ses séjours à Berlin ou à Rome ; ceux aussi de Bernard Destremau, en 1994, Quai d'Orsay, derrière la façade. Et le dernier en date, Vu du Quai d'Henri Froment-Meurice, en 1998. Voilà une source qui n'est pas prête de se tarir/ Vient ensuite l'essai. Je ne pense pas là à la quarantaine de titres du comte de Gobineau, à ses études très datées sur la Perse ou le Brésil, mais surtout aux méditations sur le métier, comme celles de Jules Cambon en 1926 avec le Diplomate ; de Gilles Curien et sa Profession de foi d'un diplomate; de Wladimir d'Ormesson, la Carrière, en 1958 (un de ses trente-quatre titres) ; de Léon Noël, autre auteur prolixe, en 1957, sur le mensonge en diplomatie (oserait-on aujourd'hui braver ainsi le politiquement correct ?) ; aux nombreux ouvrages d'Amédée Outrey sur le minis-

12 SAINT-JOHN PERSE, L'ETERNEL EXILE Les diplomates-écrivains, traits d'union entre deux mondes tère des Affaires étrangères dans les années cinquante - trop oubliés aujourd'hui ; d'André François-Poncet, en 1948, sur le métier d'ambassadeur ; de François Seydoux en 1980 sur le métier de diplomate. La tradition de l'essai n'a guère laissé de côté l'aspect impor­ tant du monde que les diplomates ont à observer, au-delà même de ce qui touche à leur métier. De l'étude de Chateaubriand le Congrès de Vérone (en 1838) à celle, récente, de Bernard de Montferrand sur l'Europe, en passant par celles de Jean Laloy sur Yalta ou de Stéphane Hessel sur le tiers-monde et tant d'autres textes de circonstances sur Vienne, Versailles, Yalta, Potsdam, Genève, etc. N'omettons pas ici l'œuvre abondante de notre consul à Cracovie en 1954-1956, je veux dire Alain Peyrefitte.

Un goût particulier pour la biographie

La biographie jouit d'une prédilection marquée de la part de ces diplomates avant même que ce genre soit à la mode, comme depuis qu'il l'est redevenu. Les Talleyrand, les Richelieu, les Mazarin (du comte de Sainte-Aulaire, de Léon Noël, de , entre autres) sont les plus nombreux, mais on relève aussi des Lyautey (Wladimir d'Ormesson), des Lénine (Jean Laloy), des Adenauer (Jean Laloy encore), des Hitler (André François- Poncet), des de Gaulle, bien sûr. Ce genre prend parfois les allures d'un jeu de miroirs entre collègues où le prestige du modèle flatte le portraitiste, quand Jacques-Alain de Sédouy s'intéresse à Chateaubriand, un diplomate insolite, René Servoise à Stendhal diplomate, André François- Poncet à Stendhal en Allemagne, Jean Baillou à Giraudoux et la diplomatie, François-Régis Bastide à Saint-Simon, Pierre de Bois- deffre à Saint-John Perse. Les ministres des Affaires étrangères, considérés es fonctions comme des diplomates, ayant écrit forment dans cette galaxie une constellation particulière. On y trouve de grands écrivains - Chateau­ briand, Lamartine -, des analystes géniaux - Tocqueville -, de grands historiens - Guizot -, qui ont été aussi ministres. D'autres,

13 SAINT-JOHN PERSE L'ETERNEL EXILE Les diplomates-écrivains, traits d'union entre deux mondes qui n'étaient pas écrivains, et qui fascinent encore tant ils maîtri­ saient la sublime langue de leur temps - Bernis, Talleyrand. Mais, signe d'une proximité entre les livres et la vie politique longtemps si caractéristique de notre pays, presque tous les ministres des Affaires étrangères ont écrit, parfois abondamment (Gabriel Hanotaux, Michel Debré, par exemple). Plus près de nous, que l'on songe à la saveur des livres de Michel Jobert. En tout cas, il y en a peu qui n'aient rien publié. Mes cinq prédécesseurs l'ont fait (1). Si l'on ne parle pas seulement livres, mais littérature, l'évoca­ tion se circonscrit à quelques grands noms : Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, bien sûr, et, au XXe siècle, Paul Claudel, Jean Giraudoux, Paul Morand, Saint-John Perse, auquel la Revue des Deux Mondes consacre opportunément ce dossier. Je n'oublie pas Pierre de Boisdeffre, ni Romain Gary, ni le talent de conteur de Guy Georgy, ni, bien sûr, Jean-Pierre Angremy, et ses cinquante-six ouvrages (2). Pourtant cette évocation des diplomates-écrivains nous tire de façon si évidente vers le passé qu'on ne peut que s'interroger. Un passé paré certes de mille séductions. Le siècle de Bernis, de Choiseul et des encyclopédistes, des missions de Voltaire à La Haye en 1743, de Jean-Jacques Rousseau à Venise en 1744, de Beaumarchais à Londres en 1775, de Mirabeau à Berlin en 1786. Quelle floraison ! Ou encore, l'époque où Henri Beyle est consul à Civitavecchia. Celle ensuite, plus proche de nous, du « concert des puissances », de la « diplomatie des lacs », des « chancelleries », qui est aussi le grand moment des revues, la Revue blanche, la Revue des Deux Mondes, plus tard la NRF. Justement, la figure du diplo­ mate-écrivain n'est-elle pas condamnée à s'estomper au fur et à mesure que s'éloigne cet âge d'or de la diplomatie des arts et des lettres, où les livres, écrits au stylo, étaient imprimés et brochés chez Gaston Gallimard ou Bernard Grasset ? Ne tournons-nous pas un album de photos sépia, ou noir et blanc ? Oui, la question se pose : y a-t-il encore un fil conducteur pour relier l'auteur d'Anabase et d'Amers, le secrétaire général du Quai d'Orsay, Prix Nobel de littérature, au jeune diplomate harassé qui doit ingurgiter des notes en anglais sur un litige à l'OMC, échanger des « non-papers », et communiquer par e-mail avec ses homologues ? Comment être diplomate-écrivain quand l'écrivain

14 SAINT-JOHN PERSE, Les diplomates-écrivains, traits d'union entre deux mondes s'interroge sur son devenir dans la vidéosphère et lorsque le diplo­ mate d'après le téléphone, l'Ena et la globalisation se sait un mutant ? Ma conviction est pourtant que nous avons toujours besoin de diplomates qui poursuivent contre le désordre leur travail de finesse et de patience, comme d'écrivains qui façonnent les mots et donnent un sens à la vie. Aussi saluerai-je par avance ceux d'entre eux qui continueront d'être des traits d'union entre ces deux mondes. C'est pourquoi ce dossier consacré à « Saint-John Perse, l'éternel exilé » n'est pas nostalgie mais promesse et appel.

Hubert Védrine

1. , Diplomatie, l'empreinte française ; , le Filet la Pelote ; Jean-Bernard Raimond, le Quai d'Orsay à l'épreuve de la cohabitation ; Alain Juppé, la Tentation de Venise ; Hervé de Charette, Lyautey. 2. Ni les poèmes « Elégies barbares » de , ni les romans d'Isabelle Hausser, ni le Rostand de Sophie-Caroline de Margerie, ni que Pierre Morel achève, depuis Pékin, son Saint-John Perse après avoir traduit de l'allemand San Pietro suivi de Serpentara de Jùnger.

15