LLee CCaannaaddaa eett ll’’iimmpprreessssiioonnnniissmmee –– NNoouuvveeaauuxx hhoorriizzoonnss Exposition au musée Fabre du 19 septembre 2020 au 3 janvier 2021

Avec plus de 100 œuvres et 35 artistes représentés, Morrice, doivent encore beaucoup au naturalisme, l’exposition nous montre un nouveau point de vue sur l’ac - comme les scènes automnales qu’il peint au jardin du cueil et le rayonnement de l’impressionnisme dans l’art Luxembourg ou sur les quais de la Seine. canadien. Elle a été conçue par le musée national des Mais la plupart retournent dans leur patrie, formant à beaux-arts du Canada, en collaboration avec la Kunsthalle leur tour des élèves francophiles et s’appropriant la moder - de Munich, la Fondation de l’Hermitage de Lausanne et le nité impressionniste pour constituer une véritable école Musée Fabre. Cet accrochage retrace la découverte et l’ap - nationale. Ces peintres adoptent ce nouveau langage pictu - propriation de la modernité impressionniste par les artistes ral pour restituer les paysages et la culture de leur patrie canadiens entre 1880 et 1920. Pour eux, le voyage en sans pour autant perdre leur esprit d’aventure et leur goût du France fut un itinéraire obligé, mais ils surent, de retour voyage. Ils saisissent la lumière incomparable et les rudes - chez eux, élaborer un vocabulaire pictural propre à leur ses du climat canadien dans des œuvres fortes et originales. identité, adaptant leurs impressions picturales à la lumière La France de 1900 tranche avec la vision de ces pionniers et aux paysages incomparables du Nord. À travers plus qui construisent non sans mal des voies de chemins de fer d’une centaine de peintures issues de collections publiques sur des terres immenses à défricher. et privées canadiennes, l’exposition offre la possibilité de Le Train en hiver de Clarence Gagnon, dont nous vous découvrir des artistes peu connus en Europe et met en présentons le détail de la locomotive en couverture, qui lumière leur contribution originale au rayonnement inter - sillonne l’immensité du paysage enneigé, est triplement national de l’impressionnisme. Pour Katerina Atanassova, symbolique de ces « nouveaux horizons » canadiens : senior curator en charge de l’art canadien au musée des l’image du voyage, de la vitesse et de la force avec lesquel - beaux-arts du Canada à Ottawa, l’exposition « remet en les ces peintres ont su transposer et adapter l’impressionnis - question la notion monolithique de l’impressionnisme qui me français aux particularités de leur propre pays. C’est, en serait limitée à l’art des maîtres français ». effet, dans l’exaltation des grands espaces que ces artistes À l’aube des années 1880, de jeunes peintres cana - révèlent toute leur plénitude. L’immensité de leur pays leur diens – hommes et femmes – entreprennent le voyage offre une inspiration sans limite et le paysage devient leur vers , capitale des arts. « Paris fut mon tuteur, mon genre de prédilection dans lequel ils investissent leur senti - livre », confesse ainsi l'artiste Florence Carlyle. Il faut, au ment d’identité. Les scènes hivernales sont un sujet emblé - demeurant, souligner le rôle particulièrement remarqua - matique, surtout les paysages recouverts de neige, pour les - ble joué par les artistes femmes au sein de ce mouvement quels les peintres saisissent l’effet brillant de la lumière du en le nourrissant d’une sensibilité particulière. Tout en soleil sur la surface blanche. Nombre d’entre eux choisis - s’imprégnant des modèles français, ces artistes offrent un sent de travailler à l’extérieur malgré les conditions rigou - regard nouveau sur leurs sujets de prédilection ou déve - reuses, forgeant l’image d’un artiste aventurier, explorateur. loppent des thèmes originaux, particulièrement dans les L’esprit qui les anime constitue une inspiration pour le portraits de femmes et d’enfants. Groupe des Sept (de Toronto) et le Groupe de Beaver Hall S’ils viennent initialement se former auprès des maî - (de Montréal), formés en 1920. Leurs œuvres montrent de tres académiques renommés, les Canadiens s’en déta - façon remarquable l’évolution de l’art du Canada au chent rapidement, marqués par la découverte de la pein - moment où le pays émerge sur la scène internationale ture impressionniste. Sur les pas de leurs aînés français, comme une puissance en devenir. ils sillonnent la France (Barbizon, Giverny, Pont- Aven…), adoptant leur vision instantanée et lumineuse du paysage . Certains, comme James Wilson Jean -P aul SPieth

en Couverture : C larenCe GaGnon (1881-1942), Le tRain en hiveR , v. 1913- 1914, h/t, 56 x 71 CM , C olleCtion De DonalD r. S obey , © P hoto MbaC

Pour proposer un texte à la revue La Rencontre adressez vos textes, de préférence sous forme de fichier informatique, au responsable de la commission : [email protected], ou sous forme de texte imprimé à l’adresse postale : Édouard aujaleu, résiden - ce des Colinnes d’estanove, 47 rue Jacques tati, 34070 Montpellier. les textes ne doivent pas comporter plus de 3 000 mots, avec des intertitres si possible. Des illustrations doivent être fournies (sous format informatique : fichiers tiFF, 300 dpi éventuellement JPeG, 1 Mo min. ; ou sous forme de photos, reproductions de bonne qualité) ou du moins leurs sources doivent être indiquées. Pour les problèmes d’illustration, contactez : J. P. Spieth, [email protected] le comité de rédaction prend les décisions de publication. la rencontre Editorial

L’art au temps du coronavirus

soMMairE

Lors du confinement du printemps dernier, le contact 1 Editorial Ed. Aujaleu avec les œuvres d’art a été maintenu par le biais des images numérisées. La consultation des sites fournis - au MuséE FabrE sant des bases de données, des vidéos de conférences, 2 Petite fenètre ouverte sur des visites “ virtuelles ” de musées ou de monuments, a la peinture canadienne pu combler le désir de voir. Mais, ce faisant, cette situa - J. Capbert tion a montré ses limites. On a abondamment souligné 7 Peinture de guerre au le fait qu’il s’agissait d’une expérience solitaire, alors XViie siècle M. Pagès que l’appréciation esthétique est aussi une affaire col - lective, une modalité de l’ “ être ensemble ”. Essais Mais il y a peut-être un phénomène plus important : 11 l’Œuvre ou la vie ! l’image dématérialisée s’adresse à un pur regard, en G. Pallarès excluant la dimension corporelle de l’expérience esthé - 14 tant de chiens ! tique des arts plastiques (le cas de la musique est à J. P. Spieth part). Les tableaux, les sculptures ou les installations sont des corps matériels dont les densités sont irréduc - EXPositions tibles à une pixellisation. Dans l’image numérique, la 19 nicolas tarkhoff lumière est fixe, alors que dans les lieux d’expositions 1 G. Abot ‒ musées, monuments, espaces publics ‒ les variations lumineuses et les déplacements des spectateurs modi - 24 notE dE lEcturE fient sans cesse l’aspect des œuvres et les font “ vivre ”. Sous le street art, S’approcher ou s’éloigner d’un tableau, tourner autour le Louvre d’une sculpture ou d’une installation sont des activités M. N. Véran qui engagent le corps du spectateur. La vision est suspendue au mouvement. Comme dit Merleau-Ponty, 25 ayEz l’oEil dans L’ Œil et l’Esprit , « Mon corps mobile compte au louis béroud monde visible, en fait partie ». L’image numérisée est Le Salon carré du Louvre comme délocalisée, elle est sans “ entours ”, alors que M. Morestin l’œuvre habite un lieu dont le spectateur fait partie. Il faut rendre justice à l’informatique : la numérisa - la rencontre Revue quadrimestrielle éditée par tion des œuvres est un formidable outil de connaissan - l’Association des Amis du Musée Fabre ce ; elle met à la portée de tous ce qui ne serait acces - 2bis rue Montpellieret - 34000 Montpellier directeur de publication : Edouard Aujaleu. sible que par de longs et coûteux déplacements ; elle comité de rédaction : éd. Aujaleu - K. Boudjakdji-Lacoste facilite l’analyse et le travail comparatif, mais c’est au A. Diez - A. Millat - M. Molinari - M. Morestin G. Pallarès - J. P. Spieth - M. N. Véran prix de l’abandon de l’expérience physique de l’œuvre qui est chose et non simple image. Là réside, peut-être, conception graphique : J. P. Spieth Assistants : A. Diez la frustration des amateurs d’art lors du confinement. impression : Imp’Act Imprimerie Dépôt légal septembre 2020. Ce numéro de la rencontre a été tiré à 1600 exemplaires. *** DouarD uJaleu Bulletin AMF – INFOS e a Supplément joint à La Rencontre PrÉSiDent DeS aMF aauu MMuussééee FFaabbrree

Petite fenêtre ouverte sur la Peinture canadienne

Après les vicissitudes que l’on sait, le Musée Fabre peut enfin nous présenter son exposition temporaire d’été, qui devient donc une exposition d’automne, saison qui sied bien au pays mis à l’honneur, le Canada, tant vanté pour la flamboyance automnale de ses érables. Son titre : Le Canada et l’Impressionnisme, Nouveaux Horizons. Cette exposition donne à voir une peinture peu connue, pour des raisons diverses, l’une d’entre elles étant l’his - toire récente de ce pays qui n’existe, en tant que nation, que depuis le 1 er juillet 1867, date de la naissance de la Confédération canadienne. Jusque là, les peintres étaient soit français soit anglais et donc fortement influencés par les conventions et les goûts européens. Cette identité nouvelle va Tom Thomson, Lac du Nord , 1912, huile/toile. 72 x 102 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, pousser certains artistes à regarder Toronto d’un autre œil leur pays et à en environ 200 km au nord-est de part par la fulgurance de sa carrière de exploiter les richesses, en particulier Toronto, devenu le premier parc peintre. Connu du grand public à par - sa nature sauvage à la beauté provincial canadien en 1893 et désor - tir de 1912 seulement grâce à Lac du 2 grandiose. Le peintre Harold Town a mais lieu historique national depuis Nord , premier de ses tableaux acheté écrit en 1977 dans son livre Tom 1992. On y compte plus de 2400 lacs. par le gouvernement de l’Ontario, il Thomson, le silence et la tempête : L’un d’eux a pour nom Tom Thomson , est mort accidentellement dans le lac « En regardant en nous-mêmes, nous nom du peintre qui l’a immortalisé. Canoe en 1917, à quarante ans. C’est nous sommes donné une identité un météore qui a traversé le ciel cana - extérieure ». tom thomson et l’École dien. Cette mort tragique et mys - Ce besoin de renouveau est parti- Algonquine térieuse a été ressentie comme une culièrement sensible dans l’œuvre Tom Thomson (1877-1917) est perte immense, au point que le peintre des peintres du groupe de l’École une véritable icône au Canada. Cette David Milne (1882-1953) a écrit : « Je Algonquine , du nom du Parc dévotion s’explique d’une part par son crois qu’il aurait été préférable de Algonquin où ils allaient chercher choix des sujets qui a su flatter le sen - prendre vos dix meilleurs peintres leurs sujets, immense territoire à timent national canadien et d’autre pour les noyer dans le lac Canoe afin

Tom Thomson, Le Canoë , 1912, huile sur toile collée sur bois, 17,3 x 25,3 cm, Peter Doig, White Canoe , 1992, huile sur toile, 200 x 243 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto collection privée Tom Thomson, Splendeur d’octobre , esquisse, 1915, huile/bois, 17 x 24 cm, collection particulière (exposée à Montpellier) de sauver Tom Thomson . » Le mystère qui entoure sa mort est à l’origine d’une B. D. publiée récemment et réalisée par Tom Thomson, Splendeur d’octobre , 1915-1916, huile sur toile, 54 x 77 cm, collection particulière, Thornhill, Ontario la Française Sandrine Revel, Tom Thomson. Esquisses d’un printemps . L’hiver, il s’installait dans l’atelier du groupe, à Toronto, et Le mode de fonctionnement de Thomson incarnait par - en reprenait certaines sur toile, une cinquantaine. On a un faitement l’esprit canadien. Il n’a jamais été un artiste enfer - bel exemple du passage de l’esquisse à la toile d’atelier dans mé dans sa tour d’ivoire. D’origine très modeste, il a dû tra - Splendeur d’Octobre . L’esquisse elle-même est plutôt vailler comme garde forestier et garde-chasse, tout en banale, mais il en garde en gros la structure, et il la tran - s’adonnant à la peinture. Il se rendait au Parc Algonquin scende dans le tableau final. Ce qui est assez rare car la plu - aussi tôt que possible au début du printemps et y restait part du temps les peintres n’arrivent pas à recréer sur leur 3 aussi tard que possible à l’approche de l’hiver. C’était une toile en atelier la fraîcheur, l’intensité et la spontanéité de immersion totale. On retrouve son campement, à savoir sa l’expérience vécue sur le vif.

Tom Thomson, Le Pin , esquisse, 1916, huile/bois, 21 x 27 cm, RiverBrink Art Museum, Queenston (Ontario) petite tente, et son mode de déplacement, le canoë, dans plusieurs de ses esquisses. Ce canoë incarne si bien Thomson qu’il suffit désormais aux peintres qui veulent l’évoquer de placer un canoë sur leur toile pour que l’on comprenne instantanément qu’il s’agit d’un hommage. Ce qu’a fait le peintre écossais Peter Doig, en 1992, dans sa Tom Thomson, Le Pin (The Jack Pine) , 1916-1917, huile sur toile, 128 x 140 cm, musée des beaux-arts du Canada, Ottawa grande toile, White Canoe , 200 x 243 cm, achetée par un russe pour plus de huit millions d’euros. La double réalisation Le Pin , (en anglais The Jack Pine ) Ses esquisses sont petites, la plupart du temps des 21 x 1916-1917, a fait beaucoup pour sa notoriété. Elle est con - 26 cm, pour des commodités de transport faciles à com - sidérée comme son chef-d’œuvre. C’est la peinture la plus prendre, et les supports variés car il se servait de ce qu’il reproduite au Canada. Le jack pine, appelé pin gris en avait sous la main, bois, carton, boites de cigare etc. Il les Europe, est l’espèce la plus répandue au Canada. C’est donc réalisait rapidement, la plupart du temps en moins d’une une représentation emblématique du paysage canadien. De heure, souvent dans des conditions extrêmes. On en compte plus, cet arbre solitaire, aux branches lourdes et imposantes, quelque chose comme 400, presque toujours à l’huile. bien droit et stable sur un rocher aride et se découpant dans Tom Thomson, Le Vent d’ouest , esquisse, 1916, huile/bois. 21 x 26 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto (exposée à Montpellier) la lumière d'un coucher de soleil du nord de l'Ontario, incar - ne parfaitement l’esprit canadien : « ferme et résolu face à l’adversité » selon Arthur Lismer, l’un de ses amis peintres. Lorsqu’on compare l’esquisse et la toile finale, on constate Tom Thomson, Le Vent d’ouest (The West Wind) , 1916-1917, huile/toile, 121 x 138 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto qu’il a apporté de nombreuses modifications. Le ciel qui était très agité se calme en larges bandes horizontales de Callum, ami et mécène de Thomson, souvent à ses côtés nuages colorés. L’eau se transforme en longues touches de quand il peignait, avait d’ailleurs écrit : « Le vent soufflait si mauve, de bleu et de jaune. Il a assombri la couleur de l’ar - fort cette journée-là qu’il a littéralement arraché un arbre bre ce qui lui donne une présence extraordinaire : il domine qui atterrit sur Thomson pendant qu’il peignait .» le paysage. Il a rehaussé les couleurs des rochers au premier Thomson, par son dynamisme, sa faculté d’adaptation et plan avec des taches de rouge pour accompagner la force de son inventivité, était donc considéré comme le chef de file l’arbre. Dès lors, ce bloc solide peut défier les éléments. de l’École Algonquine qui comptait d’autres peintres de ta- L’esquisse présente une plus grande spontanéité, une plus lent : Lawren Harris (1885-1970), James Mc Donald (1873- grande fraîcheur, mais la toile, plus figée, avec ses traits à 1932), Alexander Young Jackson (1882-1974), Arthur l’horizontale, courts et géométriques, offre une sorte de Lismer (1885-1969), Frederick Varley (1881-1969), Frank 4 sérénité beaucoup plus symbolique. Carmichael (1890-1945) et Frank Johnston (1888-1949). Ce Une autre double réalisation de Thomson est très proche sont eux qui en 1920 ont fondé Le Groupe des Sept , suite du Pin ; elle a été réalisée au même moment, l916-1917, sa logique de l’École Algonquine , mais sans Thomson, mort en dernière année. Les Canadiens les considèrent comme frère 1917. Cependant Lawren Harris a écrit dans son essai et sœur. Il s’agit de Vent d’ouest . (L’esquisse sera à l’expo - Histoire du Groupe des Sept : « J’ai compté Tom Thomson sition). Le sujet est identique : accroché à un rocher, un pin comme un membre, même si le nom du groupe date d’après solitaire résiste aux éléments. Il sem - ble frêle, mais ses branches tordues évoquent l’âge et la persévérance. L’esquisse et le tableau final sont très proches, contrairement à ceux du Pin. Il a juste légèrement décentré l’arbre pour un meilleur équilibre et donné une plus grande netteté à ses lignes, soulignant ainsi sa résistance. Il a habilement renforcé par des taches rouges la surface rocheuse du premier plan, comme il l’avait fait dans Le Pin , mais il a associé à ce rouge un vert éclatant, sa complémentaire, et ce con - traste fort ancre fermement l’arbre sur la seule partie stable du tableau, les rochers. Stephen Gritt, conservateur du Musée des Beaux-arts d’Ottawa a écrit : « On sent presque le souffle du vent dans l’esquisse de Vent d’ouest et je pense que Tom Thomson l’a ampli - fié dans le grand tableau en faisant appel à ses souvenirs . » James Mc

Gustaf Fjaestad, Clair de lune en hiver , 1895, huile/toile, 100 x 134 cm, musée National de Stockholm sa mort. Tom Thomson a néanmoins été essentiel au mou - vement, une partie prenante de sa formation et de son développement, au même titre que ses autres membres .»

Le Groupe des Sept Lawren Harris a été le leader du Groupe des Sept . Très cultivé et fortuné, il avait vécu plusieurs années en Europe, en particulier à Berlin, afin d’y étudier la philosophie et la théosophie. Il a beaucoup apporté à Thomson dont il était très proche, lui conseillant des lectures et des articles de revues. À la suite d’une exposition aux USA, Le Nord Mystique, en 1912-13, sa peinture, ainsi que celle de ses amis, a été fortement influencée par celle des peintres nordiques européens qui y étaient présentés. La révélation est surtout venue du suédois Gustaf Fjaestad (1868-1948) et de son tableau Clair de lune en hiver , qui ouvrait l’exposi - tion. Sa représentation de l’hiver avec ses jeux de lumière sur la neige était si nouvelle qu’elle a modifié radicalement Alexander Y. Jackson, La Lisière de l’érablière , 1910, h/t, 54 x 65 cm, leur propre vision des paysages de neige canadiens. On voit musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (exposé à Montpellier) nettement cette influence dans le tableau de Harris Forêts grande terre d’accueil depuis toujours et melting pot de pre - en hiver . Elle est également sensible dans le tableau de mier ordre. Ce fut le cas d’Arthur Lismer, né à Sheffield, où James Edward Hervey Mc Donald, L’Hiver dans le village il avait fait des études dans une école d’art avant d’intégrer de Thornhill . l'Académie Royale des Beaux-arts d’Anvers en 1906 et 1907. C’est en partie grâce à lui que Thomson a pu décou - vrir un peintre anglais majeur, John Constable, dont on voit bien l’influence dans ses représentations de tempêtes. Et c’est lui qui a incité son ami d’enfance Frederick Varley, également formé à l’art, à le rejoindre au Canada. Peu après son retour au Canada, A. Y. Jackson a réalisé La Lisière de l'érablière . Ce tableau a très vite été repéré par Mac Donald et acheté par Harris. À la suite de quoi Jackson est venu s’installer à Toronto et a rejoint le groupe. Thomson et lui sont alors devenus très proches. Ils se com - plétaient parfaitement : Jackson enseignait à Thomson cer - 5 taines techniques apprises en Europe en matière de compo - sition et de traitement de la couleur et Thomson lui faisait découvrir des régions sauvages du Canada. Plus tard, Jackson, inclus d’office dans le Groupe des Sept en 1920, est également devenu, cette même année, président du Groupe de Beaver Hall ou Beaver Hall Hill , de Montréal, fondé en même temps que le Groupe des Sept . Il a donc fait le lien entre ces deux groupes majeurs de la

Lawren Harris, Forêts d’hiver , 1915, huile/bois, 120 x 128 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto (exposé à Montpellier) Mc Donald et Harris ont été les mentors de Thomson à ses débuts. Tous deux l’ont formé aux techniques nouvelles, mais l’élève a bien vite dépassé ses maîtres, ce qu’ils ont volontiers reconnu. Un autre peintre a joué un rôle impor - tant dans la courte carrière de Thomson, Alexander Young Jackson (1882-1974). Originaire de Montréal, il était parti se perfectionner à Paris. Resté deux ans en Europe, il a voy - agé, en France, bien sûr, mais également en Italie et en Angleterre. C’était le parcours obligé pour tout artiste canadien désirant faire carrière. Ils s’inscrivaient, pour la plupart, à l’Académie Julian qui a compté un très grand nombre d’é - trangers parmi ses élèves. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’il y a eu, parmi les Canadiens initiés aux techniques européennes, des peintres tout simplement nés en Europe et qui ont été instruits dans des écoles d’art de leur pays, le plus souvent l’Angleterre, avant d’émigrer au Canada,

Maurice Cullen, La Récolte de la glace , 1913, huile/toile, 76 x 102 cm, musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (exposé à Montpellier) peinture canadienne de ce début du XXe siècle et s’est alors arrangé pour qu’ils fassent des expositions com - munes. Il y a cependant une nette dif - férence de regard entre ces deux groupes. Dans la peinture du Groupe des Sept , l’homme se fait petit face à la puissance de la nature, même s’il s’arrange pour s’y glisser subreptice - ment. Dans celle du groupe de Montréal, la nature est également rude, mais l’homme y est au centre, il parvient à s’imposer, ce que l’on peut constater dans le tableau La Récolte de glace de Maurice Cullen (1866-1934), ou encore dans celui de Clarence Gagnon (1881-1942) Le Train en hiver . Autre différence notable, alors qu’il n’y a eu aucune femme dans le Groupe des Sept , les Beaver Hall avaient opté pour la parité : ils comp - taient autant de femmes que d’hommes. Cette présence féminine se ressent dans le choix de sujets : on y Emily Carr, Gitwangak , 1912, huile/toile, 84 x 89 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, trouve davantage de portraits, en particu - Toronto, (exposée à Montpellier) lier d’enfants, et une vision de la nature plus domestiquée, totémiques et les masques. Elle souhaitait mettre à l’honneur avec des paysages ruraux et urbains. Leur approche rejoint cette civilisation et constituer un témoignage, alors que celle- celle des impressionnistes français. Ce que l’on constate en ci était en train de disparaître, avec des tableaux comme particulier dans l’œuvre de dont le Gitwangak . C’est l’une des seules artistes féminines tableau Paysage avec coquelicots n’aurait sûrement pas été majeures de cette période en Amérique du Nord. Elle est renié par Monet. désormais une légende au Canada, et son attitude dans la vie Mais rendons justice au Groupe des Sept , ils n’étaient pas en fait une figure phare des mouvements féministes. 6 totalement machistes. Une femme, Emily Car, a été très Le Groupe des Sept a joué un rôle prépondérant en do- proche d’eux et elle a été soutenue par Lawren Harris dans minant l’art canadien pendant les trente années suivantes, des moments difficiles de sa carrière. C’est de sa propre même s’il s’est dissout en 1933. Beaver Hall a eu une exis - volonté qu’elle est restée à l’écart. Elle était trop indépen - tence beaucoup plus brève, trois ans seulement (1920- dante pour accepter de s’enfermer dans un groupe. Elle est 1923). Après la dissolution du Groupe des Sept , la plupart surtout connue pour son travail sur la culture traditionnelle des peintres ont poursuivi leur carrière au sein du Canadian des autochtones, en particulier les maisons, les mâts Group of Painters , animé par Arthur Lismer et A.Y. Jackson. C’était une association plus vaste, ouverte aux artistes de tout le Canada. Les peintres canadiens ont su parfaitement s'approprier les tech - niques de l’impressionnisme né en Europe, et ils ont remarquablement bien réussi à les adapter aux réalités si particulières de leur pays. La référence à l’impressionnisme français ne fut pas, pour eux, une imitation servile. Ce transfert est d'ailleurs comparable à ce qui s'est fait, à la même époque, dans les pays scandinaves. L’exposition permet d’orienter notre regard sur l’origi - nalité de ces œuvres au-delà de la reconnaissance d’un style devenu familier à nos contemporains.

Janine CaPbert William Blair Bruce, Paysage avec coquelicots , 1887, huile/toile, 27 x 34 cm, musée des beaux-arts de l’Ontario, Toronto, (exposée à Montpellier) la Peinture de guerre au Xvii e siècle à ProPos de deuX tableauX du musée fabre

Deux toiles représentant un com - bat de cavalerie sont exposées dans la salle Zurbaran du musée Fabre. L’une fait partie de la donation Fabre, l’autre a intégré les collections à la fin du XIXe siècle. Toutes deux ont été initialement considérées comme des œuvres de Jacques Courtois avant que cette attribution ne soit secondaire - ment révisée en faveur de Pandolfo Reschi pour la seconde, l’auteur de la première restant anonyme. Elles nous offrent l’occasion d’évoquer la peintu - re de genre guerrière et le rôle de Jacques Courtois dans son développe - ment au XVIIe siècle.

les toiles montpelliéraines

La toile de l’anonyme italien (Fig. 1) représente dans son quart infé - rieur droit un combat de cavalerie Fig. 1 : Anonyme italien du XVII° siècle, Combat de cavalerie , huile sur toile, 84 x 122,5 cm, © musée Fabre, Montpellier Méditerranée Métropole, photographie Frédéric Jaulmes avec, au premier plan, l’affrontement de deux couples de cavaliers, à l’arme chargé de nuages. Une diagonale ten - composition pyramidale, est consti - 7 blanche et au pistolet, surmonté par la due de l’angle inférieur gauche à l’an - tuée par un affrontement de cavaliers fumée d’un incendie. Sur leur droite, gle supérieur droit sépare la scène de sur un monticule surplombé de fumée. l’espace est fermé par d’autres com - combat, dans des tonalités brunes Un protagoniste est tué d’un coup de battants, des fortifications et un escar - ponctuées par la couleur blanche d’un feu, un autre gît à terre avec sa montu - pement rocheux. Sur leur gauche, l’an - cheval et quelques taches rouges sur re. Le cadrage est moins serré que pré - gle inférieur est occupé par un cheval les combattants, du paysage peint en cédemment mais les tonalités sont simi - et un cavalier blessés ; la bataille se teintes claires. laires. Par une ouverture sur la gauche, poursuit en second plan par une ouver - Le tableau de Pandolfo Reschi barrée en oblique par un tronc d’arbre ture vers un pont fortifié, le fond étant (Fig. 2), de forme beaucoup plus mort, le regard porte en légère plongée constitué par un paysage de plaine allongée, pourrait correspondre à un sur deux trompettes dont l’un embou - avec un village et un large ciel bleu dessus-de-porte. La scène centrale, de che son instrument, et en arrière-plan

Fig. 2, Pandolfo Reschi, Bataille , vers 1690-1695, huile sur toile, 59 x 147 cm, © musée Fabre, Montpellier Méditerranée Métropole, photographie Frédéric Jaulmes Parallèlement, la peinture de genre guerrière se développe de façon considérable aux Pays-Bas méridionaux (Sébastien Vrancx, Pieter Snayers) et septentrionaux (Esaias Van de Velde, Palamedes Palamedesz [Fig 3], Jan Martszen le jeune) pen - dant la longue guerre opposant les Provinces Unies aux Espagnols. Elle s’exporte par l’intermédiaire des artistes néerlandais qui vont en Italie, tels Vincent Adriaenssen (“ il Manciola ”) ou Jan Asselijn (Fig. 4). Une synthèse des traditions hol - landaise et italienne est effectuée par Michelangelo Cerquozzi (“ Michelangelo delle battaglie ”), formé par des maîtres flamands. Un autre foyer de peinture de genre guerrière apparaît à Naples avec Aniello Falcone (“ l’oracolo delle battaglie ”) et son élève Andrea di Lione. Un Fig. 3 : Palamedes Palamedesz, Un Combat de cavalerie , 1626-38, huile sur toile, autre de ses élèves, Salvator Rosa, peint quelques 49,4 x 85,4 cm, Stockholms Universitet Konstsamling, Stockholm tableaux de bataille qui lui vaudront la célébrité. une mêlée de cavalerie sur fond de montagnes. À droite de C’est dans ce contexte que Jacques Courtois effec - la scène principale et séparés de celle-ci par un second tronc tue sa carrière artistique et religieuse. d’arbre, sont représentés d’autres cavaliers et un plan inter - médiaire de bâtiments en flammes.

la peinture de genre guerrière jusqu’à Jacques courtois

La peinture de bataille apparaît en Italie au quattrocento (Paolo Ucello : La Bataille de San Romano ; Piero della Francesca : La Victoire de Constantin et la défaite de Chosroes ). Par la suite, l’atelier de Raphaël, dirigé par Giulo Romano ( Victoire de Constantin sur Maxence ) et Léonard de Vinci ( La Bataille d’Anghiari , connue par des dessins), appor - tent de nombreuses innovations dans la figuration de la mêlée, le rendu des mouvements et de la fureur des combats, qui ser - 8 viront de modèles aux générations suivantes. La période du maniérisme voit se multiplier les représentations de batailles historiques (Giorgio Vasari, les frères Zuccari, Bernardino Fig. 4 : Jan Asselijn, Escarmouche de cavalerie , 1631, huile sur toile, 29,2 x 47 cm, Pocetti, le Tintoret). Antonio Tempesta (1555-1630) se spécia - vente Christies, New York, 31/1/2013 n° 2676 lise dans les thèmes picturaux de chasse et de guerre et traite pour la première fois la bataille comme une scène de genre, Jacques courtois (1621-1676) : ex-militaire, sans référence historique ni personnages connus, pour le seul peintre de bataille et jésuite plaisir de la représentation. Il introduit un nouveau type de composition appelé à un grand avenir, où le commandant des Né en Franche-Comté espagnole dans une famille de opérations, au premier plan, surplombe légèrement d’un mon - peintres, Jacques Courtois a émigré en Italie dans les années ticule le déroulement des opérations représenté en arrière- 1636-37 pour fuir la guerre et la peste. Il sert pendant trois plan. Cette disposition est adoptée par Jacques Callot dans ses ans à Milan dans un régiment de Comtois au service du roi premières gravures ( Vie de Ferdinand Ier de Toscane ). d’Espagne. Probablement initié à la peinture par son père, il séjourne à Bologne où il fréquente les ateliers de Guido Reni et de l’Albane, puis à Florence où il aurait travaillé avec des peintres hollandais, dont Jan Asselijn, enfin à Sienne dans l’atelier d’Astolfo Petrazzi. Pendant un premier séjour romain (1640 à 1650), il fait une carrière de paysagiste avant de voir sa renommée de peintre de batailles s’établir vers la fin de la décennie. Il ren - contre probablement Pierre de Cortone et Michelangelo Cerquozzi et fréquente les bamboccianti 1. Dans les années 1651-57, il travaille à plusieurs reprises en Toscane, notamment à Sienne, où il a pour mécène Mattias de Médicis, frère du grand-duc Ferdinand II. Après un voyage en Suisse à Fribourg, il séjourne à Bergame puis à Venise où il travaille à la galerie du palais Sagredo, son autre mécène. En 1657, après la mort de sa femme, il entre chez les Jésuites et y prononce ses vœux.

Fig. 5 : Jacques Courtois, Bataille de cavalerie près d'un pont , huile sur toile, 1 Artistes dont les œuvres étaient inspirées du peintre Pieter Van Laer, appe - 116 x 174 cm, musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg lé Il Bamboccio (le pantin) qui peignait des scènes de genre (des bambo - chades) représentant crûment la vie quotidienne le commandant de cavalerie, ceint d’une écharpe rouge ou bleue, le bras tendu d’un geste noble (Fig. 6) ; le porte étendard brandissant son ensei - gne ou agrippé à sa hampe (Fig. 6) ; les trompettes sonnant la charge ou le ralliement, les tambours renversés (Fig. 7) ; les morts ou les blessés au premier plan. Les chevaux, effrayés ou blessés (Fig. 7), effondrés sur leur avant-train (Fig. 8) ou la crinière au vent, sont toujours présents. Enfin, de nombreux combats voient s’affronter chrétiens et turcs, ces derniers entur - bannés ou le crâne rasé, revêtus d’une Fig. 6 : Jacques Courtois, Lutte pour la possession d'une forteresse , huile sur toile, 76 x 155 cm, longue tunique et d’une ceinture de musée du Prado, Madrid soie, avec une musculature saillante, selon les critères iconographiques du Ses années de maturité, 1657- guerrières, détachées d’un contexte XVIIe siècle (Fig. 8). 1676, correspondent à une deuxième historique ou religieux, qui ont fait sa Le tableau est organisé en plu - période romaine, au noviciat puis au renommée. Il a multiplié les représenta - sieurs plans : une scène principale de collège de la Compagnie de Jésus. Ses tions de combats furieux et anonymes, combat en avant, un plan intermédiai - supérieurs continuent d’utiliser ses avec un cadrage serré sur quelques re avec d’autres combattants ou un talents : cycles décoratifs pour les éta - protagonistes au visage expressif, dans bâtiment, un paysage montagneux au blissements de la Compagnie, mais la fumée, le galop des chevaux et le fond. Il peut exister un second plan aussi, à partir de 1661, tableaux de claquement des étendards. intermédiaire comprenant un groupe chevalet : paysages et batailles. À l’époque de l’artiste, la cavalerie éloigné de combattants, une ville ou a perdu son rôle prédominant après un édifice isolé. le style de Jacques courtois l’organisation de l’infanterie en for - L’affrontement de premier plan est mations de piquiers appuyées par les généralement limité à quelques com - Jacques Courtois a peint quatre feux de mousqueterie. Mais, probable - battants représentés en cadrage serré et batailles historiques pour illustrer les ment en raison de son expérience mili - en position légèrement surélevée : les faits d’armes de Mattias de Médicis taire personnelle et de préoccupations protagonistes se battent deux à deux pendant la guerre de Trente ans esthétiques, il privilégie les combats au pistolet ou à l’arme blanche, dans 9 (Batailles de Lützen et de Nördlingen ) équestres (Fig. 5) ou plus rarement une action simultanée (coup de feu à et la première guerre de Castro, oppo - ceux qui opposent cavaliers et fantas - bout portant et coup d’épée) ou suc - sant l’état pontifical au duché de sins (Fig. 6), les instants qui les pré - cessive (un des adversaires devançant Parme ( Prise de Radicofani et Bataille cèdent (déplacements de troupe) ou l’autre). Le combat s’inscrit dans un de Mongiovino ), ainsi que plusieurs les suites des affrontements (secours triangle ou une pyramide, laissant batailles de l’ancien testament pour le aux blessés). Parmi les cavaliers et apparaître une ou deux ouvertures palais Sagredo. Il y adopte une vision les montures apparaissent de façon latérales : l’une donne en légère plon - panoramique et une composition en systématique un certain nombre de gée sur le paysage, l’autre (en cas de frise. Mais ce sont les scènes de genre figures ou de détails emblématiques : composition pyramidale), est fermée par un bâtiment ou un autre groupe de soldats. Un des angles inférieurs est occupé par un arbre ou une branche morte, un combattant ou un cheval tombé au sol. Le décor, très soigné, comprend des constructions (ville fortifiée, pont ou tour isolés) et un paysage montagneux, parfois enneigé. Sur un fond de ciel bleu lumineux des fumées d’incendie montent vers de gros nuages. L’artiste utilise principalement les couleurs chaudes (bruns, rouges et jau - nes) et quelques couleurs neutres (blancs et gris) ainsi que le bleu. Une lumière dorée accentue les lignes de la composition. Avec la maturité, les cou - leurs se font plus vives et lumineuses,

Fig. 7 : Jacques Courtois, Scène de bataille , huile sur toile 34 x 57 cm, University of Edinburgh art collection et la touche, initialement très lisse, devient de plus en plus apparente, avec des effets d’empâtement, la cou - leur finissant par prédominer au détri - ment du trait (Fig. 8).

Jacques Courtois fait ainsi une synthèse personnelle des peintures de genre guerrières italienne et nordique. À la première il emprunte l’expressivi - té, le sens du mouvement et des gestes (Romano), le cadrage serré du groupe principal (Léonard de Vinci), l’emploi de figures-types : capitaine de cavale - rie, trompettes (Giorgio Vasari), éten - dard (Vasari, le Tintoret), turcs (pein - tres napolitains). L’influence nordique se traduit par les ciels clairs et lumi - neux, certains détails naturalistes comme les chapeaux tombés à terre ou les tambours renversés (Palamedsz, Fig. 9 : Francesco Casanova, Choc de cavalerie , vers 1769, huile sur toile, 100 x 154 cm, Martzsen). musée de Condé, Chantilly

la fortune de la peinture de genre On prête à Jacques Courtois de très exercé son art en Italie, à Rome puis guerrière nombreux élèves. En réalité, le seul Florence, sous la protection du cardi - après Jacques courtois attesté par des documents écrits est un nal François Marie de Médicis. C’est artiste siennois. De plus, son statut de un imitateur des paysages de Salvator La renommée acquise par Jacques frère jésuite pendant sa période de Rosa et des batailles de Jacques Courtois en tant que peintre de maturité ne lui permettait pas d’avoir Courtois. Mais il a également fait des batailles fait de lui le principal repré - un atelier. La plupart des élèves men - copies conformes des œuvres de sentant à Rome, après la mort de tionnés comme tels ne sont donc en Courtois présentes dans les collections Michelangelo Cerquozzi, d’un genre réalité que des suiveurs ou des imita - florentines. qui va connaître un succès considéra - teurs, ce qui explique les difficultés et À la fin du XVIIe siècle et au début 10 ble. De très nombreux artistes venus les erreurs d’attribution des œuvres du XVIIIe, une nouvelle génération en Italie et confrontés à ses tableaux présentées dans les musées ou mises d’artistes du Nord de l’Italie (Antonio vont répandre dans toute l’Europe son sur le marché de l’art, dont les toiles Calza, Ilario Spolverini, Francesco répertoire et son style mêlant le coloris du musée Fabre sont un exemple. Simonini) adopte une touche beau - italien et le naturalisme hollandais, Pandolfo Reschi, auteur de la coup plus vigoureuse pour rendre rendant ce genre beaucoup plus homo - deuxième toile du musée, est l’un de compte de l’ardeur des combats. Par la gène que par le passé. C’est le cas de ces artistes. Polonais né à Dantzig suite, la peinture de genre guerrière Joseph Parrocel en France. sous le nom de Pandolf Resch, il a deviendra plus monumentale et réa- liste (Francesco Casanova, 1727- 1803, Fig. 9) avant de perdre de son importance au profit de la peinture d’histoire pendant la période néoclas - sique et romantique.

MiChel PaGèS

références : Jérôme Delaplanche et Axel Sanson : Peindre la guerre , éditions Nicolas Chaudun, 2009 Nathalie Lallemand-Buyssens : Jacques Courtois dit le Bourguignon (alias Giacomo Cortese detto il Borgognone) 1621-1676. Sa vie et son œuvre peint. Thèse de doctorat d’histoi - re moderne Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, novembre 2010

Fig. 8 : Jacques Courtois, Rencontre de cavalerie , 2 ème partie XVIIe, huile sur toile, 48 x 67 cm, musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg eessssaaiiss L’ŒUVRE OU LA VIE !

Les artistes reconnus font désor - mais partie de notre patrimoine, et nous nous demandons rarement si leur valeur d’humanité est à la mesure de leur réputation. Nous connaissons surtout leur production. Mais quand l’actualité s’empare de certains auteurs, peintres ou réalisateurs de cinéma..., le public actuel est plus attentif aux détails de leur vie qui prennent même parfois le pas sur la qualité de leurs œuvres, surtout quand ils sont instrumentalisés par les médias. Plusieurs exemples nécessi - tent qu’on y réfléchisse. Avant que Ciné-Art puisse réinté - grer la médiathèque Zola – dans la belle salle rénovée –, nous avons pu être généreusement accueillis à la médiathèque Fellini. Le dernier film que nous avons présenté proposait une sorte de biographie de Bacon. Quand nous choisissons les films, nous vou - lons diversifier les façons de les concevoir, ce que nous appelons “ les angles d’attaque ”, en particulier leur construction. Avec, toujours, le souci de choisir des titres qui nous permet - tent de mieux comprendre les secrets de la création, la diversité des sources d’inspiration, l’originalité des œuvres et des artistes. L’Énigme Francis Bacon , réalisée en 2016 par Richard Curson Smith, propose une approche très particulière de ce peintre. Sa vie est privilégiée par rapport à son œuvre, bien que des illustrations y trouvent évidemment leur place. Mais le lien entre les éléments de sa vie qui sont successivement évoqués et les Francis Bacon, Autoportrait , 1969, huile/toile, 35.5 x 30.5 cm, collection particulière, © ADAGP 2020 tableaux qui sont montrés ne paraît pas toujours assez fort. Du moins n’est-il Animer le débat après la projection Et peut-être grâce à la promesse de pas suffisamment analysé. Le film met faisait craindre le pire. Car l’art de projeter plus tard un autre film sur l’accent sur le côté cynique du person - Bacon, ce qu’il apporte de résolument Bacon qui laisse, justement, une plus nage, sur son côté grand joueur, grand nouveau et difficile à décrypter, passe grande place à son art. buveur, vaguement tricheur avec ses résolument au second plan. Et si la Je me suis beaucoup amusée de amitiés, violent, jouissant d’une façon discussion qui a suivi est parvenue à voir, à la même époque, un film sur sadique de sa supériorité sur les autres, prendre en considération cet aspect, ce Brassens qui parvenait au contraire à en particulier sur ses amants. ne fut pas sans quelque difficulté. rendre sympathiques le côté pique- Paul Gauguin, Trois Femmes tahitiennes, 1896, huile/toile, 24.4 x 43.2 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York, états-Unis

assiette qui l’a longtemps caractérisé lequel on pouvait lire : « Paul révélait d’ailleurs que 400 jeunes 12 avant qu’il connaisse le succès, la Gauguin a souvent eu des relations filles de moins de 14 ans étaient façon dont il profitait des femmes, son sexuelles avec de très jeunes filles, mariées. Est-ce que ça diminue la anarchisme de pacotille qui lui servait épousant deux d’entre elles. Nul responsabilité de Gauguin ? Bien sûr surtout à fuir les engagements. Il est doute que Gauguin a tiré parti de sa que non. Est-ce que cela n’explique vrai que ces défauts n’atteignaient pas position d’occidental privilégié pour pas en partie qu’il ait ainsi profité de les méfaits que l’on pourrait reprocher profiter de toutes les libertés dont il son statut ? à Bacon ! Et je n’insisterai pas davan - disposait ». La vraie question est ailleurs. Il tage sur l’intrusion dans le domaine de En novembre 2019, à plusieurs s’agit de savoir si le talent – peut-être la chanson... reprises, le New York Times, se le génie – étant reconnu, les “ turpitu - Mais il se trouve qu’au même demandant s’il fallait interdire des ” de l’homme, de la personne, moment la vie de Gauguin déchaînait Gauguin, répondait affirmativement à exigent qu’on doive le nier. Il faut les polémiques au cœur même d’ex - cette question. À Ottawa, on avait rap - alors insister sur le fait que ces “ tur - positions prestigieuses. Le film sorti pelé également des propos insupporta - pitudes ” doivent être avérées car en 2017 – Le Voyage à Tahiti – passe bles du peintre qui avait traité les nous pouvons supposer qu’il en exis - totalement sous silence les relations Polynésiens de “ sauvages ” ou de te dont personne ne se doute, surtout du peintre avec de très jeunes polyné - “ barbares ”, propos qu’on ne pourrait si l’on songe à des époques où l’in - siennes. Interviewé par Léa Salamé à bien entendu approuver. Il est vrai fluence des médias ne s’exerçait pas propos de cette omission, Vincent qu’à 43 ans Gauguin avait de jeunes autant. Nous étions habitués à ce Cassel, qui jouait le rôle de Gauguin, maîtresses – ou épouses – de 13 ou 14 qu’on mette l’accent sur un événe - a laissé entendre qu’à cette époque et ans et nous ne pouvons pas ne pas être ment ou un élément de la vie d'un dans ce pays de nombreuses jeunes choqués à notre époque où les artiste quand il contribue à éclairer filles de 13 ans se trouvaient dans la femmes progressent difficilement son œuvre. Je pense à Van Gogh dont même situation. La présentation au dans la lutte contre les violences qui les tableaux sont magnifiés quand, Grand Palais de Gauguin l’alchimiste leur sont faites. Mais on ne peut pas arrivant à Arles, il découvre la lumiè - a fait flamber la polémique après les ignorer non plus que, en Polynésie, la re provençale. Ou à des réalisations expositions qui ont eu lieu à Ottawa loi ne condamnait les relations plus anciennes de l'époque des puis à Londres. La National Gallery sexuelles qu’avec des fillettes de Mangeurs de pommes de terre , de Londres affichait dans le parcours moins de 13 ans. Un recensement opé ré imprégnés d'un poids très lourd à por - même de l’exposition un panneau sur en 1886 auprès de ces populations ter : un frère mort-né, un an jour pour jour avant sa propre naissance, et dont il hérite les deux réflexion déterminants. Si V oyage au bout de la nuit , paru prénoms, Vincent, Willem. Je n'insisterai pas sur de belles en 1932, et Mort à crédit , en 1936, sont reconnus comme histoires − devenues des légendes − comme ce récit plu - des chefs-d’œuvre écrits dans une langue et un style plus sieurs fois répété par Soulages qui, se battant avec une toile que novateurs, L’École des cadavres et Les beaux draps jusque tard dans la nuit, finit par l'abandonner pour décou - renouent quelques années plus tard avec ses virulents pam - vrir, le lendemain matin, qu'il phlets antisémites de 1937. Il est établi qu’il était proche vient de trouver son des milieux collaborationnistes et du service de sécurité “ outre noir ”. La nazi, qu’il dénonçait les juifs. À côté, les mensonges qu’il question que nous a répandus, par exemple sur sa trépanation, paraissent tout posons ici est d'une à fait secondaires et suffiraient à le ridiculiser. Pour que autre nature car vous puissiez mesurer le venin raciste qui animait Céline, elle oppose vio - je ne résiste pas au plaisir de citer ce qu’il écrivait en lemment deux 1940 à propos des populations occitanes : « zone camps dont l'un peuplée de bâtards méditerranéens dégénérés, de ne peut ni ne nervis, de félibres gâteux, parasites arabiques veut prendre en que la France aurait tout intérêt à jeter par- considération dessus bord ». En 2011, Frédéric Mitterrand, l'œuvre d'un artiste alors ministre de la culture, doit céder aux quand des élé - multiples pressions qui s’exercent sur lui ments de sa vie et le retirer de la liste des 500 personnali - sont jugés inad - tés que la nation allait célébrer. missibles. Tout près de Je suis certaine qu’on pourrait facilement trouver d’au - nous Polanski et son film tres exemples et dans tous les domaines artistiques. Cela J’accuse déchaînent les pas - ne rendrait pas la question plus simple ou moins impor - sions. Des amis, pourtant tante. Et les points de vue n’en seraient pas moins parta - amateurs éclairés de cinéma, gés, dépendant de convictions personnelles déterminantes ont refusé de voir le film. C’est et bien ancrées. Et sans nul doute réfléchies. pourtant, selon moi, non seule - J’ai seulement essayé d’introduire quelques élé - ment un grand film, mais un film ments de réflexion susceptibles de modérer, nécessaire. La vérité de l’histoire et peut-être, ces polémiques entretenues par la justice ont tout à y gagner. Nous des pratiques médiatiques qui caracté - sommes au cœur du même débat. Les risent notre époque – que je ne propos échangés paraissent souvent savais pas si soucieuse de 13 outrés, de part et d’autre d’ailleurs, moralité… parfois ils prennent des accents morali - sateurs. Les sommes investies, celles que l’entreprise rapporte, ne sont pro - bablement pas étrangères à la diffi - culté de poser plus cor - rectement la question qui n’est cependant pas nouvelle, évi - demment. Et nous ne pouvons pas ne pas évoquer les polémiques plus anciennes qui se dis - tinguent des affaires plus récentes mais parti - cipent de la même ques - tion fondamentale. On n'a jamais cessé de se demander quelle responsabilité a été celle de Claudel dans l'internement de sa sœur Camille. De nom - Camille Claudel, La Valse , 1905, bronze, hauteur 46.5, largeur 35.5, breuses études, certaines récentes, tendent à montrer qu’il profondeur 19.5 cm, musée Paul Claudel, Paris s’en est allègrement débarrassé et que son attitude allait même au-delà de la seule indifférence. Je n’ai lu nulle part d’appel au boycott de son œuvre ! Je terminerai en pensant à Céline. Fabrice Luchini l’a même rendu populaire en disant – magnifiquement – ses tex - tes. Pourtant nous possédons, sur cet auteur, des éléments de Gaby PallarèS De gauche à droite, réunion de chiens célèbres échappés de : Vittore Carpaccio, La Vision de saint Augustin , vers 1502 ; Titien, Vénus d’Urbino , vers 1535 ; Jan van Eyck, Les Époux Arnolfini , 1434 ; Francis Barraud : His Master voice , 1898 ; Diego Velasquez, Les Ménines , 1656. Ils sont tous symboles de fidélité et (ou) de loyauté

Après le cheval, le chien est l’animal domestique le plus part majoritaire de nos “ 30 Millions d'Amis ”, les autres for - souvent représenté dans les arts plastiques. Cela semble bien mes lexicales où cette pauvre bête est mal traitée abondent : naturel puisqu’il partage la vie des hommes depuis plus de “ prendre quelqu'un pour un chien ”, “ se faire traiter comme 14 15 000 ans. Son apparence et surtout son comportement lui un chien ” etc. Cette ambivalence rend parfois difficile le ont même procuré une place de choix dans les mythologies décryptage du rôle symbolique qu’il joue souvent dans le et les religions de plusieurs civilisations et régions du sujet d’une œuvre d’art, ou ne permet pas de percevoir les monde. Il a été également longtemps utilisé comme figure informations que l’artiste veut donner dans son œuvre, en y fig. 2 : Titien, Tobie et l'Ange , 1507-1508, huile sur bois, 170 x 146 cm, Venise, Galerie de l'Académie ambivalente de symboles et d’allégories. Selon les cultures incluant un ou plusieurs chiens. Prenons quelques exemples. et les époques, il possède une image positive ou négative, et souvent les deux simultanément en fonction de sa race, de sa chiens des mythologies et des religions situation dans la société ou de ses comportements. Aujourd’hui cette ambigüité se traduit, par exemple, dans Le chien est un gardien, il hurle à la lune et chasse sou - des expressions couramment employées comme “ un mal de vent la nuit. C’est pourquoi, dans de nombreuses sociétés, il chien ”, “ une chienne de vie ” ou “ avoir du chien ”. Pour les a été associé à la mort. Il est le gardien des Enfers, empê - musulmans, le chien a un côté obscur qui en fait un être chant les vivants et les morts de franchir la porte séparant impur, à l'exception du lévrier qui, lui, est considéré comme les deux mondes. C’est Cerbère, le chien noir à trois têtes de un animal noble ; certains se servaient et se servent toujours la mythologie grecque, ou Garm, le chien monstrueux de l'injure “ chien de chrétien ” pour désigner un occidental. enchaîné à la grotte Gnipahellir, à l'entrée de Hel (les Alors qu’en France ce “ compagnon fidèle ” représente la Enfers), dans la mythologie nordique.

Pour les anciens égyptiens, Anubis (fig. 1, a), maître des nécropoles, préside aux opéra - tions d'embaumement, procédé qu'il mit au point pour sauver de la destruction le corps démem - bré du dieu Osiris. À ce titre, il veille à la momification des morts et les conduit dans l'au- delà. Il est représenté comme un homme à tête de chien, ou sous la forme d'un chien noir.

fig. 1a: Anubis, dieu des morts, couché sur un sarcophage , vers 2613-1494 av. fig. 1b: Oupouaout , Basse époque, 664-332 avant J.-C., J.C., fresque sur calcaire, Thèbes, temple de la pyramide de Mykérinos Statuette en bronze, 12 x 11 cm, Paris, Le Louvre elle existe pourtant en la personne de saint Christophe sur les icones byzanti - nes (fig. 3), en relation avec l’un des nombreux mythes qui l’entourent : d’après les anciens récits grecs qui relatent sa vie, l’homme, qui s’appelait Reprebus (Réprouvé) avant de prendre le nom de “ porteur du Christ ”, vivait au IIe siècle en Afrique du nord, hors de toute civilisation, dans une tribu cannibale, les Marmaritae, dont on rap - portait qu’ils étaient dotés de têtes de chiens. Sous Dioclétien, qui menait une guerre contre les Marmaritae, les soldats romains ont arrêté Reprebus et l’ont engagé dans l’armée où il était chargé d’aider les voyageurs à traver - ser un fleuve tumultueux. C’est là qu’il rencontra le Christ sous la forme d’un petit enfant qu’il prit sur son épaule pour le porter sur l’autre rive. Curieusement, cette charge devenait de plus en plus lourde à mesure qu'ils pro - gressaient ; belle image pour représen - ter la prise en charge des péchés du monde par le “ Sauveur des âmes ”. Christophe y gagna son nom et fut récompensé par l’attribution d’une 15 apparence humaine.

fig. 2 : Titien, Tobie et l'Ange , 1507-1508, huile sur bois, 170 x 146 cm, Venise, Galerie de l'Académie

Son congénère, moins connu, “ chien ” est une insulte. Les cher - Oupouaout (fig. 1, b) est “ l'ouvreur cheurs attribuent cette vision négative des routes ”. C'est le guide des dieux et à l'existence, dans les temps anciens, des rois, mais aussi celui des morts du de nombreuses meutes de chiens sau - fait de sa ressemblance avec Anubis vages qui s’attaquaient aux troupeaux l'embaumeur. Souvent accompagné de et allaient jusqu’à dévorer des cada- cobras, Oupouaout est presque tou - vres. D’un aspect sale et repoussant, jours représenté comme un chien l’animal faisait peur et favorisait la debout alors qu'Anubis est habituelle - terrible propagation de la rage. ment couché. Le rôle psychopompe du Porteur de cette maladie mortelle, les chien est présent dans de nombreuses babines dégoulinant de bave, le chien religions et c’est à ce titre que nous le devenu agressif, prit une apparence retrouvons aux côtés de l’archange démoniaque. Ce n’est que bien plus Raphaël, guidant Tobie (fig. 2) en tard, en raison de sa fidélité évidente, quête du poisson dont le fiel guérira la qu’il deviendra l’un des symboles de cécité de son père. L’exégèse catho - la foi. Matthieu, dans son évangile, lique interprète l’histoire de Tobie fait dire à Jésus : « Ne donnez pas les comme un voyage initiatique de l’âme choses saintes aux chiens » et « il aveuglée par le démon et sauvée par n'est pas juste de prendre le pain des l’intervention divine. Mais, plus géné - enfants et de le jeter aux chiens ». ralement, dans la Bible les chiens ne Dans ce contexte, on imagine mal sont pas en odeur de sainteté ; ils sont dans l’iconographie chrétienne une associés au diable, et être qualifié de représentation cynocéphale d’un saint ;

fig. 3 : Anonyme, Saint Christophe cynocéphale , tempera sur bois, 67 x 35 cm, Athènes, musée byzantin Dans certaines cultures, notam - ment chez les premiers Amérindiens, les Turco-mongols et en Sibérie, une croyance largement répandue faisait même du chien l’ancêtre de l’homme. Il faudrait donc admettre, contraire - ment aux propos de Byron, qu’il en a aussi les défauts, ce que certains pein - tres ne se sont pas privés de représen - ter, par exemple avec ce Tricheur (fig. 4) d’Edwin Landseer. Bien sûr, ce chien n’a aucune conscience de la por - tée de sa situation, mais le peintre s’est habilement servi, avec humour, de cet anthropomorphisme pour donner une valeur morale à son œuvre. Il en est de même avec les Chiens se battant dans une clairière (fig. 5), une grande huile sur toile de Frans Snyders, de plus de 4m², peinte vers le milieu de XVIIe siècle. L’artiste prête aux animaux une fonction symbolique liée à la nature humaine : délaissant le gibier, chacun lutte désormais pour soi afin de s’ap - fig. 4 : Edwin Landseer, Le Tricheur , vers 1850, huile sur toile, 69 x 90 cm, proprier la proie. Cette façon de pro - Dundee, écosse, Université de Dundee céder est à rapprocher de la fable ani - malière en littérature ; ésope en serait Dans la réalité ainsi que dans la chiens policés ? le créateur au début du VIe siècle mythologie, les chiens accompa - avant J.-C., et La Fontaine en fera un gnent également les chasseurs. C’est Dans la vie réelle comme dans genre majeur à la fin du XVIIe. C’est aussi le cas dans le ciel où les cons - l’art, on a souvent “ humanisé ” le un procédé également bien pratique tellations du Grand Chien et du Petit chien en en faisant généralement un pour introduire certaines notions qu’il Chien côtoient celle d’Orion, chas - “ être idéal ”, comme l’écrivait Lord est difficile d’exprimer directement 16 seur géant de la mythologie grecque, Byron dans son épitaphe pour un pour diverses raisons. Dans la gigan - transformé par Zeus en amas d'étoi - chien en 1808 : « Le chien possède tesque fresque Via Veritatis (Le les. Or, Procyon, l’étoile très lumi - la beauté sans la vanité, la force Chemin du Salut ) (détail fig. 6), peinte neuse de la constellation du Petit sans l'insolence, le courage sans la vers 1365 dans la chapelle des Chien, se lève et se couche en même férocité, toutes les vertus de Espagnols du prieuré dominicain de temps que le soleil lors de la période l'Homme sans ses vices ». Santa Maria Novella à Florence, du 24 juillet au 24 août. Ce constat avait fait penser aux Anciens qu'il existait un lien entre l'apparition de cette étoile et les grandes cha- leurs de l’été. Ainsi, Pline l'Ancien écrit dans son Histoire naturelle (livre XVIII, 68) : « Dans cette cons - tellation que nous entendons sous la dénomination de Canicule, c'est-à- dire Petit Chien, brille le brûlant Procyon. [...] à partir du 16 des calendes d'août, il se lève le matin [...], période à laquelle nous don - nons le nom de lever du Chien, et qui coïncide avec l'entrée du soleil dans le premier degré du Lion. [...]. Cet astre rend le soleil plus ardent, et il entre pour beaucoup dans les cha - leurs de l'été. » Ce “ temps de chien ”, autrefois limité à la canicule, s’est étendu de nos jours à tout épi - sode météorologique “ à ne pas met- tre un chien dehors ”.

fig. 5 : Frans Snyders, Chiens se battant dans une clairière , vers 1650, huile sur toile, 173 x 242 cm, collection particulière fig. 6 : Andrea da Firenze (Andrea di Bonaiuto), Via Veritatis , détail, vers 1365, Florence, chapelle des Espagnols du prieuré dominicain de Santa Maria Novella Andrea da Firenze (Andrea di Bonaiuto) avait pour mission La peinture hollandaise du Siècle d’Or regorge de scè - de glorifier l’action des Dominicains pour la propagation de nes de genre, de vues d’intérieurs et de portraits, où la la foi chrétienne. Sur cette scène, dans le registre supérieur présence d’un ou plusieurs chiens est l’une des clefs de à droite, deux saints dominicains en habit noir et blanc sont lecture du tableau. L’épagneul qui s’accouple avec une en grande explication pacifique : saint Pierre Martyr prêche petite chienne sur cette peinture de Frans Van Mieris au peuple tandis que saint Thomas débat avec des héré - (fig. 7) permet de lui attribuer un titre sans équivoque, tiques. Mais à gauche, saint Dominique, par un geste élo - Scène de bordel ou plus prudemment Conversation leste , quent, lâche ses chiens contre les loups. Dans le registre et de distinguer le lieu représenté d’une simple taverne. À inférieur s’exprime alors la violence de la lutte, en ne lais - l’inverse, la toile de Pieter de Hooch, La Nourrice, l'en - sant aucun doute sur le triomphe des chiens, qui libèrent fant et le chien (fig. 8), où une très jeune fille nourrit un également par leur intervention les agneaux (du Bon bel épagneul breton, imitant sa mère qui donne le sein à Pasteur) convoités par les loups. Les “ domini canes ” (les un nouveau-né dans une cuisine propre et bien rangée, chiens de Dieu) ont un pelage noir et blanc qui reprend les présente, non seulement l’image édifiante d’une moralité couleurs de l’habit des Dominicains ; ils sont le symbole irréprochable, mais aussi l’exemple à suivre pour incul - 17 homophonique adopté par saint Dominique pour illustrer quer sans tarder le sens du dévouement maternel à ses son combat contre les hérétiques. enfants.

fig. 5 : Frans Snyders, Chiens se battant dans une clairière , vers 1650, huile sur toile, 173 x 242 cm, fig. 7 : Frans Van Mieris, Scène de bordel ou Conversation leste , 1658, fig. 8 : Pieter de Hooch, La Nourrice, l'enfant et le chien , vers 1658- 1660, collection particulière huile sur panneau, 43 x 33 cm, La Haye, Pays-Bas, Mauritshuis huile sur toile. 68 x 56 cm, San Francisco, Fine Arts Museums sa place à côté de saint Roch puisque, selon la légende, il a largement contribué à sa guérison au moment où notre montpelliérain était confiné car atteint de la peste, en lui apportant son pain quotidien et en léchant ses plaies (autre - fois était répandue l’idée que toute blessure léchée par un chien guérissait, notion remplacée aujourd’hui par l’emploi d'hydroxychloroquine !). Terminons par cette superbe idée de Velasquez lorsqu’il utilise un chien pour semer le doute autour d’un mensonge : Joseph, ayant été vendu par ses frères à des marchands ismaélites ambulants, il fallait expliquer sa disparition à leur père. Sur ce tableau (fig. 10), ils présentent au patriarche la tunique ensanglantée de Joseph en prétendant qu’une bête féroce l'a dévoré. Comment montrer graphiquement qu’il s’agit d’une arnaque ? Le chien a “ flairé ” la supercherie et jappe de désapprobation ; il éveille ainsi la suspicion des deux personnages intermédiaires, placés par l’artiste comme parfaits miroirs de nous-mêmes, contemplateurs de l’œuvre. Et le tour est joué !

Au cours des siècles, petit à petit, les chiens apparaissent seuls sur les tableaux ou, au moins, tiennent le rôle principal. Certains artistes se spécialisent alors dans la peinture anima - lière, comme François Desportes (1661-1743), peintre offi - ciel du Roi Soleil, Paul de Vos (1596-1678), Abraham Hondius (1625-1691), Franz Snyders (1579-1657) ou Jean- Baptiste Oudry (1686-1755). Les chiens comme les autres animaux perdent alors leur portée symbolique ou allégorique et ils disparaissent évidemment des arts plastiques avec l’émergence de l’abstraction. Mais, sans surprise, ils ont migré et réapparaissent dans le 7 ème et le 9 ème art, c'est-à-dire au ciné - fig. 9 : Van Dyck, James Stuart, 1er duc de Richmond, 4ème duc de Len - nox , vers 1635, h/t, 216 x 128 cm, New York, Metropolitan museum of art ma et sur les planches des bandes dessinées. Fidèles à leur image, ils y sont débonnaires, astucieux, flemmards, aristo - 18 Dans les portraits, le chien sert de révélateur à la nobles - crates, méchants, philosophes, intellectuels, aventuriers, stu - se, au statut et (ou) à la richesse de son maître ; il le glorifie pides, clochards, placides, coquets... en somme très et parfois sert d’amorce au récit d’une histoire vécue en com - humains ! Alors, merci à Milou, Snoopy, Dingo, Idéfix, mun. À ce titre, le lévrier a toujours été traité différemment Rantanplan, Pif, Kador (qui lit Kant dans le texte), Patmol, des autres chiens : “ royal canin ” de sa race, il instille une Rox et Rouky d’avoir pris la parole : ils ont, pour notre plus grâce naturelle due à son pedigree. Symboliquement, il grand bonheur, la langue bien pendue ! représente la noblesse, le respect et la bonne éducation. Pour cette raison, il est très présent sur les armoiries des grandes Jean -P aul SPieth familles. Certaines œuvres sont parti - culièrement émouvantes : lorsque James Stuart (1612-1655, 1er duc de Richmond, 4 ème duc de Lennox) com - mande son portrait à Van Dick (fig. 9), il lui demande expressément de le représenter avec son lévrier. L’attitude admirative de l’animal et la main posée affectueusement sur la tête du chien expriment leur intimité et, par projec - tion, la fidélité et le dévouement de Stuart envers son roi Charles 1er . James Stuart tenait particulièrement à cet ani - mal qui lui aurait sauvé la vie au cours d’une chasse au sanglier. Le chien sert également d’identi - fiant ou d’attribut à de nombreux per - sonnages, génériques ou individuels. Il accompagne souvent les pèlerins et les bergers, mais joue aussi des rôles inha - bituels. Entre autres, il mérite largement

fig. 10 : Diego Velasquez, La Tunique de Joseph , h/t, 223 x 250 cm, Madrid, Escurial, monastère eexxppoossiittiioonn

nicolas tarkhoff (1871-1930)

« Fixer le plus possible la vie des formes par la richesse de leurs couleurs 1 »

Nicolas Alexandrovitch Tarkhoff naît à Moscou le 2 jan - vier 1871 dans une famille de commerçants aisés et mani - feste une vocation artistique précoce. Orphelin à l’âge de huit ans, il est confié avec sa fratrie à la tutelle de ses oncles. À l’âge de vingt-quatre ans, il échoue à l’examen d’en - trée à l’école de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou ; le jury lui reproche son tempérament “ révolu - tionnaire ”. Il poursuit alors sa formation en autodidacte. En 1897, il intègre l’atelier du peintre Constantin Korovine, le chef de file de l’impressionnisme en Russie, dont l’influen - ce sera déterminante pour son expression artistique. Il y côtoie notamment le peintre Valentin Serov. Sur les conseils de Korovine, le petit groupe d’étudiants peint avec audace des modèles nus dans un large balayage avant d’entrer dans les détails et les nuances. En 1897 et en 1898, Tarkhoff expose, au Salon de la Société des Amateurs d’Art de Moscou, des paysages qui suscitent l’intérêt de la critique.

Autoportrait , c. 1905, huile sur bois, 40 x 35 cm, collection privée

Fin 1898, il s’établit à Paris, ville devenue depuis quelques décennies le centre rayonnant de la création artis - 19 tique, et suit à l’Académie Julian les cours de Jean-Paul Laurens. Pendant plus de deux années il discipline sa main à la rigueur des études académiques. Néanmoins, son esprit rebelle s’affranchit de cet enseignement pour exprimer son propre langage plastique. C’est en parcourant les galeries et les salons que Tarkhoff s’imprègne des œuvres de ceux qu’il considère comme ses vrais maîtres – Eugène Carrière, Paul Cézanne, Paul Gauguin, édouard Manet ou Vincent Van Gogh – dont il tire de singulières leçons. Dans la capitale en perpétuel mouvement, il capte le frémissement des fou - les et l’atmosphère trépidante des rues et des fêtes foraines. Il en restitue avec virtuosité toute la dynamique dans la course de ses brosses et la vivacité des couleurs de sa palet - te. Ses scènes de fêtes foraines et de carnavals préfigurent même les rugissements chromatiques et le lyrisme dématé - rialisé des “ Fauves ”. Mi-Carême (Fig. 2), réalisée en 1901, s’inscrit dans ce processus de création. Tarkhoff peint directement sur la toile brute et laisse des réserves qui constituent notamment la teinte des immeubles. Ces derniers et les arbres qui compo - sent le cadre conservent leur aspect figuratif, tandis que la

Fig. 2 : Mi-Carême , c. 1901, huile sur toile, 100 x 81 cm, collection privée peinture sur la toile pour tracer le décor du char ou la sil - houette de certains personnages du premier plan 2 ; ces der - niers sont totalement réinterprétés et déformés (Fig. 4) par la virulence du geste de leur créateur, lequel anticipe une écriture picturale que d’autres artistes exprimeront avec la même liberté quelques décennies plus tard. Pour Tarkhoff, à la recherche de nouvelles expressions stylistiques, le sujet devient le lieu où s’exercent ses propres impulsions subjectives. Animé d’un caractère indépendant et passion - né, il façonne un langage plastique qu’il théorise : « Fixer le plus possible la vie des formes par la richesse de leurs couleurs ». Au printemps 1901, il présente pour la première fois au Salon des Indépendants neuf toiles dont deux sont aussitôt achetées. Encouragé par ces premiers succès, il continuera à y exposer les années suivantes. Il participe également dans

Fig. 3 : Mi-Carême , c. 1901, huile sur toile, 100 x 81 cm, collection privée foule, les chevaux et les chars se meuvent en taches abstrai - tes, accentuant l’opposition du statique et du cinétique. Les couleurs dansent, courent et s’entremêlent sur la toile, ryth - mées par le mouvement énergique de sa main. Aucune forme, aucun volume ne sont délimités par le trait du des - sin ; la structure est suggérée par les touches plus ou moins 20 longues ou plus ou moins empâtées dont la fusion optique, combinée à l’interaction des contrastes, crée pour l’œil un éclatant chatoiement. Dans cette autre Mi-Carême (Fig. 3), réalisée à partir du même poste d’observation et vraisem - blablement à la même époque, Tarkhoff restitue le défilé dans une composition assez similaire. Les chevaux et leurs cavaliers y sont représentés de manière plus figurative : ils sont cernés par des traits plus ou moins larges dans une har - monie de couleurs complémentaires ; les nuances des bleus et des violets s’opposent aux couleurs dominantes des jau - nes du boulevard et du char, et les rouges se répartissent dans l’espace de la composition pour la renforcer. Tarkhoff Fig. 5 : Marché sous la neige, c. 1907, huile sur toile, 73 x 54 cm, trouve ici un vocabulaire plastique en pressant les tubes de collection privée sa ville natale aux expositions du groupe des « 36 » et de l’Union des peintres russes dont il est membre 3. Les œuvres qu’il expédie régulièrement à Moscou et à Saint- Pétersbourg jusqu’en 1914 séduisent de nom - breux collectionneurs russes. Si Paris lui fournit les thèmes de ses nombreux décors – son fleuve, ses boulevards (Fig. 5) et ses monuments –, la campagne lui offre d’autres sujets d’inspiration dont il fait le théâtre de ses impressions. Il se rend régu - lièrement dans la paisible Vallée de Chevreuse (au sud de Paris) et en rapporte des arbres en fleurs au printemps aux teintes écla - tantes ou de superbes paysages flamboyant sous un soleil d’automne (Fig. 6).

Fig. 4 : Mi-Carême , c. 1901, détail des personnages de la fig. 3 entre 1908 et 1920 qui trouve - ront place dans divers musées ou institutions. Son nom continue de figu - rer sur les catalogues des expo - sitions 5 et la presse internatio - nale fait l’éloge de son talent. Les écrivains et critiques d’art Marius et Ary Leblond lui consacrent plusieurs pages dans leur ouvrage Peintres de Races entre des articles consa - crés notamment à Gauguin et Van Gogh. Ses toiles entrent dans les musées russes : la Galerie Trétiakov de Moscou et le musée Alexandre III (actuel Musée russe) de Saint- Pétersbourg. Eugène Druet l’invite dans sa galerie parisienne en juin Fig. 6 : Soleil d’automne, c. 1904, huile sur papier marouflé sur toile, 53,5 x 83 cm, collection privée 1909. Les ventes réalisées sont si importantes qu’il rentre à la En 1904, il rejoint les nouveaux exposants du Salon maison les poches pleines de francs or. Il emménage ensui - d’Automne de Paris, fondé l’année précédente en réaction à te dans un appartement bourgeois de la place du Maine où l’académisme prédominant dans les salons officiels. il reçoit ses amis écrivains, artistes et socialistes français et Il épouse Jeanne-Yvonne Deltreil 4 en 1905. Désormais, russes. Cet appartement devient le nouvel espace des scènes avec la naissance de ses deux fils, Jean-Albert (1905) et familiales (Fig. 9) et s’avère un observatoire idéal pour Boris (1906), une grande partie de ses œuvres est consacrée peindre l’intense activité qui règne autour de la gare à des scènes familiales. Sa palette demeure toujours d’un Montparnasse. éclatant chromatisme, mais sa gestuelle se fait au cours du Il triomphe à Saint-Pétersbourg lors de l’exposition temps de plus en plus apaisée. Dans la composition archi - rétrospective que lui consacre la revue Apollon en décem bre tecturée de Maternité (au lit) (Fig. 7 et Fig. 8), le regard s’o - 1910. Les quatre-vingt-treize tableaux, tous prêtés par des riente vers la femme et l’enfant mis en valeur par les cou - collectionneurs (comte de Cholet, Gabriel Frizeau, Frantz 21 leurs dominantes, parme et rouge, de leurs vêtements et le Jourdain, Alfred Keyre, Zadoc Kahn, Ivan Morozov, triangle qui les structure. Les angles intègrent des cercles Mikhaïl Tkatchenko, baron de Rothschild, Albert Sarraut, formés par leurs têtes et le coude de la mère. Les couleurs les galeristes Druet et Vollard), la Galerie Trétiakov et l’é - chaudes et froides de l’oreiller, qui est inséré dans un second tat français, témoignent de sa notoriété. triangle, font écho aux cou - leurs similaires des draps dans le jeu contrasté des nuances de la lumière et des ombres. D’importants galeristes parisiens, comme Berthe Weill, s’intéressent à son travail. organise en mai 1906 une exposition personnelle dans sa prestigieuse galerie de la rue Lafitte qui a accueilli précédemment les œuvres de Cézanne, Gauguin, Picasso, Renoir et Van Gogh. Il devient sociétaire du Salon d’Automne en 1907. Cette année-là, l’état s’inté - resse à son travail et lui achète un dessin. Cette acquisition sera suivie de celle de six autres peintures

Fig. 7 : Maternité (au lit), c. 1905, huile sur toile, 59 x 81 cm, collection privée. Expositions : musée des beaux-arts Pouchkine, Moscou, 1983 ; Kunst-Museum, Ahlen, 1999 Malgré ses succès internationaux, les premières difficul - tés financières se font sentir. La cause principale est la conséquence de sa querelle avec Ambroise Vollard qui, selon son habitude, a proposé de mettre sous contrat la pro - duction de l’artiste à un prix si bas qu’il a provoqué sa colè - re. Tarkhoff perd le soutien précieux de l’influent galeriste qui rompt définitivement avec lui. De plus, la concurrence des nouveaux courants artistiques (cubisme, “ école de Paris ”) nuit à l’achat de ses tableaux, d’autant qu’il reste fidèle à sa propre expression artistique. Il supporte de moins en moins les mondanités parisien - nes et aspire à peindre au plus près de la nature. En juin 1911, il prend une décision qui sera lourde de conséquen - ces : il quitte définitivement Paris avec sa femme et ses enfants. Il s’enracine à Orsay, à cette époque gros bourg campagnard de la vallée de Chevreuse et loue “ Le Buisson Picard ”, une maison avec jardin entourée d’arbres, de champs et d’animaux. Dans cet environnement rural qui convient à son tempérament plus apaisé, il continue à pein - dre les scènes familiales qu’il poursuivra jusqu’au terme de sa vie. Il se consacre également aux sujets de la nature, aux paysages (Fig. 10), aux fleurs et aux animaux qu’il dessine et peint au quotidien dans l’environnement resserré autour de sa maison. La même année, il fait la connaissance de son compa - triote Marc Chagall. Ce dernier lui rend visite à Orsay et réalise plusieurs dessins le représentant avec sa famille. Le lien amical entre Tarkhoff et Chagall prendra fin en juin Fig. 9 : Les Enfants à la fenêtre, 1910, huile sur toile, 100 x 81 cm, collection privée 1914 avec le retour en Russie de ce dernier qui ne pourra revenir de sitôt à Paris, bloqué dans son pays par le conflit réclamé en Allemagne, à l’Association artistique de meurtrier qui entraînera les nations dans la tourmente. Cologne, et à Francfort où son exposition personnelle au Sa situation pécuniaire s’aggravant, Tarkhoff envisage Salon de la Société des Arts connaît un certain succès. de retourner vivre en Russie. De nouvelles rentrées d’argent En 1913, la toile Sous la lampe prêtée par Eugène Druet, 22 lui seraient pourtant bien nécessaires car sa famille s’agran - rejoint à New York le prestigieux Armory Show. L’exposition dit avec la naissance de sa fille Hortensia, le 27 août 1912. se déplace ensuite à Chicago et à Boston. On lui propose une Surmontant sa fierté, il demande une aide au Ministère de exposition rétrospective à Moscou qui se tiendra au cours de l’Instruction publique et des Beaux-arts qui la lui accorde à l’année 1914. Malheureusement, la guerre qui éclate empê - plusieurs reprises jusqu’en 1916. Il bénéficie encore du sou - che la réalisation de ce projet. Le conflit le prive de toute pos - tien de quelques collectionneurs et des galeristes Berthe sibilité d’exposer dans les pays belligérants. Par ailleurs, les Weill et édouard Devambez. En 1912, il est à nouveau salons officiels parisiens ferment leurs portes. Tarkhoff s’isole de plus en plus dans la nature agreste, délaissé par nom - bre de ses relations pari - siennes. Il peint désormais les coqs de sa basse-cour. Sous ses brosses, ces modèles domestiqués deviennent le symbole du fier et beau coq gaulois, celui de la France confrontée au belliqueux aigle prussien (Fig. 11). Le bec largement ouvert, l’oiseau coqueline avec force pour montrer son courroux et affirmer son courage, prêt à défendre son territoire. Tarkhoff, ici, fait montre de ses qua - lités de dessinateur et de peintre animalier.

Fig. 8 : Maternité (au lit), c. 1905, composition géométrique Le rouge de la crête, la tête et le corps éclatent en tonalités de cadmium, de carmin, d’orangé et de rose tyrien. Des reflets bleu outremer et cobalt sou - lignent la silhouette et le plumage. Les rouges et les bleus renvoient aux cou - leurs du drapeau français. Des verts d’émeraude et d’absinthe, complémen - taires des rouges, valorisent le coq, principal acteur de cette composition. En Russie, la révolution bolché - vique, victorieuse en octobre 1917 et prometteuse d’une société nouvelle, emporte son adhésion et celle de sa femme. Il demande la citoyenneté soviétique à l’ambassade russe. La guerre civile qui s’ensuit et le blocus militaire provoqué par les puissances coalisées ne lui permettent pas d’expo - ser en Russie. Fig. 11 : Coq en courroux , 1914 , tempera sur papier marouflé sur toile, 51 x 63 cm, Au sortir de la guerre, les salons collection privée parisiens rouvrent enfin leurs portes. Il songe toujours à retourner en Russie ; l’art moderne. À l’initiative de ce col - Ses peintures rejoignent en décembre sa santé fragile et le manque de fonds lectionneur d’art, elle devient l’objet 1920 l’Exposition internationale d’Art l’empêchent de réaliser ce projet. d’expositions à travers le monde moderne de Genève, puis, en janvier L’artiste et sa famille sont confrontés à (Allemagne, Espagne, états-Unis, 1921, celle de la “ Russian Arts and la misère. France, Japon et Russie). Crafts ” organisée par la Whitechapel La Galerie Trétiakov de Moscou Une exposition rétrospective lui est Art Gallery à Londres. envisage en mars 1928 d’intégrer un consacrée au Musée de l’Hôtel-Dieu Au début des années 1920, il certain nombre de ses œuvres dans Maximilien Luce de Mantes-la-Jolie, en tombe gravement malade, affecté par l’exposition de “ L’Art contemporain partenariat avec l’Association Les Amis un cancer de la gorge. Physiquement de France ” qu’elle organisera à l’au - de Nicolas Tarkhoff 7. Elle est prolongée et moralement épuisé, il délaisse les tomne 6. Cette proposition ne sera pas jusqu’au jusqu’au 7 décembre 2020 et Indépendants de 1922 à 1925. Il y suivie d’effet ; il est probable que rassemble 59 œuvres en provenance de réapparaîtra une ultime fois lors de la Tarkhoff, faute de moyens financiers, collections privées et muséales. 23 grande rétrospective du cinquantième n’aura pu expédier ses travaux. Affaibli salon de 1926. Bien que handicapé par la maladie et les privations, il s’é - Guy abot dans son travail par la maladie qui le teint le 3 juin 1930. Directeur du Comité Nicolas Tarkhoff ronge, il maintient sa présence au Cinquante ans après son décès, une très grande partie de son œuvre est à Salon d’Automne, mais avec des envois Notes : de plus en plus restreints. Il continue nouveau mise en lumière au Musée du 1 Pascal Forthuny, citation de Tarkhoff. Préface du à peindre malgré les difficultés Petit-Palais de Genève, par Oscar Ghez catalogue de l’exposition de Nicolas Tarkhoff, financières qu’il éprouve pour ache - son fondateur, où elle prend la place Galerie Druet, Paris, 1909, p. 5. 2 qu’elle mérite aux côtés des maîtres de C’est le seul tableau de Tarkhoff, connu à ce jour, ter des toiles et des tubes de couleur. qui emploie la technique du tube de peinture pres - sé directement sur la toile. 3 En 1910, Tarkhoff quittera l’Union des peintres russes et ralliera les scissionnistes pétersbourgeois avec les moscovites Grabar, Sapounov et Sérov regroupés au sein du « Monde de l’Art ». La rup - ture fera suite aux violentes polémiques qui oppo - seront le groupe de Saint-Pétersbourg à celui de Moscou. L’un d’eux, , ayant considéré les artistes moscovites comme traditio - nalistes et « d’arrière-garde ». 4 Cette jeune célibataire, native du Périgord (1er février 1880 au Bugue), est la mère d’un garçon de quatre ans, Jean-Baptiste-Eugène-Albéric qui est légitimé par le mariage. 5 Notamment en Belgique (1905 au 12e Salon de la Libre esthétique dont il est le seul représentant de la Russie) et en Allemagne (1906, galerie ber - linoise d’Eduard Schulte). 6 Son conseil d’administration confirme que « Tarkhoff occupe une des places les plus en vue de l’art russe de ces 25 dernières années, en tant qu’ar - tiste ayant compris et mis en œuvre avec succès les hautes réalisations de l’impressionnisme français ». (Lettre inédite en russe. Département des manus - Fig. 10 : Paysage d’hiver, Orsay, c. 1912-1915, huile sur toile, 89 x 129,8 cm, crits de la Galerie d’état Trétiakov, Moscou). collection Tatiana et Georges Khatsenkov. Exposition : Musée du Montparnasse, Paris, 2010 7 (www.asso-nicolas-tarkhoff.com) nnoteS De leCture

Sous le street art, le Louvre Quand l’art classique inspire l’art urbain. par Cyrille Gouyette éditions alternatives 2019 25€

Frappé par la puissance créatrice de nombreux artistes urbains, Cyrille Gouyette, chef du service éducation et formation du musée du Louvre, les considère comme les héritiers des grands maîtres anciens. Son livre se propose d’analyser les formes très variées de réécritures des œuvres célèbres que le street art a fait sortir des musées, dans le projet de les mettre à la portée de tous ou de les régénérer. De façon très lisible et pédagogique, cet in-quarto de quelque 200 pages laisse avant tout parler les images, les commentaires s’en tenant à l’essentiel. On y décou - 24 vre que les artistes urbains, loin de vouloir brûler le Louvre, y trouvent une source d’inspiration inépuisable et diverse. Certains font resurgir la mémoire d’artistes dans les lieux qu’ils ont hantés, tel Ernest Pignon-Ernest pour le Caravage dans les vieilles rues de Naples. D’autres s’inscrivent dans l’histoire de l’art en interprétant des chefs-d’œuvre célèbres comme La Joconde . Parfois, les artistes repren - nent le message porté par l’œuvre de référence, par exemple La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Ou bien un personnage historique Dès le début de l’ouvrage, le lec - métro de Rome qui se sont effacées comme Napoléon donne lieu à divers teur est saisi par la qualité des une fois exposées à l’air libre. Nul questionnements. Le message politi- œuvres qui résultent de cette explora - doute que ce petit livre grand public que peut être très appuyé, comme ce tion du passé par le street art. Certes, provoquera un choc émotionnel chez Radeau de la méduse de Bansky qui le génie des œuvres d’origine leur l’amateur d'art le plus sceptique vis- interpelle sur l’indifférence des sert de support, et non des moindres, à-vis de l’art urbain. Car, loin de dis - riches à l’égard des naufragés d’au - mais les artistes de rue font preuve qualifier le travail des artistes jourd’hui. Cyrille Gouyette propose aussi d’originalité, d’une grande contemporains, la confrontation avec ainsi onze angles de vue différents de créativité et d’une technique indénia - le chef-d’œuvre initial donne à celui- l’exploitation explicite des chefs- ble. À tel point qu’on en vient à ci une vitalité nouvelle. d’œuvre connus. Puis il montre, à regretter que la plupart de ces œuvres travers près de trente exemples, com - soient vouées à une destruction ra- ment les références peuvent se faire pide, comme ces fresques romaines de façon plus fortuite ou allusive. découvertes lors du creusement du Marie -n oêlle vÉran aayyeezz ll’’ooeeiill Louis Béroud (Lyon, 1852- Paris, 1930), Le Salon carré du Louvre , 1883, huile sur toile, 500 x 380 cm

À l’instar de Degas qui hante les coulisses de l’Opéra et peint les danseuses et les musiciens de l’orchestre, Louis Béroud fréquente le milieu du spectacle puisqu’il a une formation de décorateur de théâtre, entre autres pour l’opéra. Mais un autre lieu lui est cher : le Louvre. Une vingtaine de ses toiles ont comme sujet la représentation des salles du plus célèbre musée du monde. Il affectionne particulièrement le Salon carré qu’il peint sous divers angles. Le tableau de 1883 illustre ses talents pour repro - duire en trompe-l’œil les chefs-d’œuvre accrochés les uns contre les autres comme il est d’usage à l’époque. Près des Noces de Cana (Véronèse), Charles Ier (Van Dick), La Vierge et l’enfant avec le petit saint Jean-Baptiste (Raphaël), Suzanne au bain (Tintoret) et bien d’autres. Mais ce sont surtout les visiteurs de passage qui attirent l’attention. Onze personnages − en majorité des femmes − ani - ment cette œuvre. L’attitude de chacun, saisie comme un instantané, est reflètée dans sa variété ce que nous voyons encore dans un musée. Au fond de la salle, le gardien revêtu de son uniforme (gilet et redingote) et coiffé de son bicorne veille à l’ordre et à la discrétion du public. Des livrets mis à disposition permettent à trois visiteuses de mieux apprécier les œuvres. Un monsieur désigne avec sa canne un tableau à l’attention d’un autre, tandis qu’un troisième, en haut de forme, tend l’oreille pour écouter ses explications. Trois dames, visiblement fatiguées, se Louis Béroud, Le Salon carré du Louvre, 1883, reposent sur des banquettes. Le peintre a saisi également huile sur toile, 500 x 380 cm, © musée Fabre, l’ennui ou le désintérêt d’une enfant qui préfère regarder Montpellier Méditerrannée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes 25 le plancher étoilé de la salle. Remarquons l’aisance sociale, visible dans les tenues vestimentaires (robes avec Au Salon de 1883, l’œuvre est remarquée et citée dans tournure, col de fourrure, chapeaux, robe de l’enfant). Le plusieurs ouvrages. Mais elle est bien encombrante. Après noir domine. Seules quelques touches de rouge et de blanc l’avoir acheté, l’Etat l’envoie à Montpellier où les con - égayent l’ensemble. Les tableaux, riches en couleurs, et le servateurs successifs ont tenté plusieurs accrochages peu plancher de bois clair permettent ainsi de mieux mettre en convaincants. André Joubin, conservateur de 1915 à valeur les personnages. N’oublions pas l’absent : un 1920 : « Je voudrais bien me débarrasser de la grande chevalet sur lequel est reproduite une œuvre, un escabeau tartine de Louis Béroud qui encombre la salle des ita- et un chiffon nous rappellent que la copie des tableaux est liens ». Voilà notre œuvre déplacée d’un lieu à l’autre, un exercice incontournable pour les apprentis peintres, pliée jusqu’à la décision de la restaurer (magnifique expo - tâche encore plus essentielle pour les femmes, interdites sition en 2005, Les dessous d’un tableau ). Depuis, elle de formation aux Beaux-Arts avant 1896. décore le mur de l’escalier Béroud. Monique MoreStin

Et voici notre nouvelle énigme : Lors de votre prochaine visite au Musée Fabre, regardez bien les oeuvres des collections ou des expositions. Recherchez le détail illustré ci-contre. Quel est ce détail ? À quelle œuvre et à quel peintre appartient-il ? Que signifie sa présence dans ce tableau ? C'est ce que vous aurez à découvrir avant de retrouver les réponses à ces questions dans votre prochain numéro. Nous vous proposerons alors une nouvelle recherche. Bonne visite... Association des Amis du Musée Fabre

2 bis, rue Montpellieret 34000 Montpellier tél. 04 67 60 63 50 Mail : [email protected] site : http://www.amf-asso.com

PErManEncEs mercredi de 14 h à 16 h - samedi de 10 h 30 à 12 h