Revue italienne d’études françaises Littérature, langue, culture

9 | 2019 E pluribus unum

Francesco Fiorentino (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rief/2969 DOI : 10.4000/rief.2969 ISSN : 2240-7456

Éditeur Seminario di flologia francese

Référence électronique Francesco Fiorentino (dir.), Revue italienne d’études françaises, 9 | 2019, « E pluribus unum » [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2019, consulté le 26 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rief/2969 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rief.2969

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La Revue italienne d’études françaises présente dans la section monographique de son numéro 9 une partie des communications du colloque du Seminario di Filologia Francese, À propos de genres : e pluribus unum, qui a eu lieu à Turin en novembre 2018. La question du mélange des genres, qui a une évidente portée théorique, a été traitée dans une perspective historique : « La nécessité de brouiller les frontières entre les genres – souligne Gabrielle Bosco, organisatrice du Colloque–, de les forcer ou bien carrément de les ignorer, a été ressentie souvent au cours des siècles. La contemporanéité en a fait un de ses atouts, un signe distinctif, visant le dépassement de toute contrainte venue d’ailleurs, tout comme la mise en avant d’une volonté iconoclaste, d’un refus de la notion de code, qui pourrait être considéré aussi comme une réaction – court-circuit mental et culturel affichant une attitude d’autocontestation critique – aux dérives du postmodernisme ». Dans nos Rubriques d’approfondissement, pour ce neuvième numéro nous proposons, dans « Rencontres », une conversation entre Ilaria Vidotto et Laurent Demanze à propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête (Paris, José Corti, « Les Essais », 2019). La forme de l’enquête, déjà adoptée par les romanciers du XIXe, se présente à nouveau dans la littérature contemporaine. Il s’agissait donc de préciser les variantes de son revival par rapport à la tradition et de comprendre les raisons de sa fortune actuelle. Pour « Seuils poétiques », Concetta Cavallini a réuni six spécialistes qui ont traduit, en italien ou en français moderne, chacun un poème du XVIe siècle et commenté leur traduction, apportant ainsi une contribution significative non seulement à la pratique de la traduction, mais aussi à son histoire. Dans la Rubrique qui réunit les « Documents » nous présentons deux contributions. En premier lieu Andrea Schellino présente vingt-neuf lettres inédites de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis et à Eugène de Broise, envoyées entre octobre 1863 et octobre 1872 ; cet ensemble s’ajoute aux lettres de Champfleury (novembre 1858-septembre 1863) que Schellino avait publiées dans le numéro 8 de la RIEF. En second lieu Vincenzo De Santis présente l’édition critique commentée de l’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme. La section « Mélanges » ouvre le numéro avec quatorze articles qui portent sur des sujets hétérogènes relatifs à différentes époques de la littérature et de la culture française et francophone, de Théophile de Viau à nos jours. Le nombre d’articles, la multiplicité des points de vue et des questions affrontées dans ce numéro 9 soulignent, une fois de plus, la vitalité de notre Revue, toujours ouverte aux contributions de tous pays. Toutes les propositions sont d’abord accueillies et ensuite jugées avec impartialité et rigueur, un modus operandi qui nous a permis d’atteindre des résultats dont nous sommes orgueilleux. Tout d’abord, l’Agence italienne d’évaluation a confirmé la classification de la RIEF dans la catégorie A, ensuite notre Revue a été reçue dans Scopus, la plus grande base de données transdisciplinaire approuvées par des pairs et enfin nous enregistrons une augmentation considérable du nombre des visites, des pages vues et des pays de contact. Nous tenons à remercier tous nos lecteurs et nos collaborateurs, aussi bien ceux qui nous ont envoyé des articles que ceux qui les ont évalués. Dans les difficultés que nos études rencontrent aujourd’hui dans les institutions européennes et américaines, nous avons pu apprécier la résistance, la compétence et la passion de la communauté savante actuelle.

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SOMMAIRE

Mélanges

Théophile de Viau 1914 : anthologie et appropriation Maxime Cartron

Avant Corinne : L’Italienne de Jean-François Dognon Shelly Charles

Stendhal et les campagnes napoléoniennes Cécile Meynard

Aux portes du paradis Fabien Laudic

L’Immoraliste d’André Gide au-delà des études postcoloniales Guillaume Bridet

Le manuscrit du Mystère de la chambre jaune ou la construction d’une énigme Irene Zanot

Genevoix et la « parole » animale. Du brouillage énonciatif à la spiritualité de l’oikos Davide Vago

Beckett traducteur de Joyce : Anna Lyvia Pluratself Francesca Milaneschi

Prendre à « contre-pied la psychanalyse » : Le Maître des âmes d’Irène Némirovsky Teresa Manuela Lussone

De l’effet transformatif de l’imaginaire : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec au prisme des genres Daniela Tononi

Désarçonner l’écriture de soi Quignard avec Montaigne, Rousseau et Stendhal Dominique Rabaté

Le vertige intertextuel. Une lecture de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête Veronic Algeri

La filiation et l’oblique. Le Silence de mon père de Doan Bui Maria Chiara Gnocchi

« Migrant » et « réfugié » dans des corpus de presse et des banques de données terminologiques : instabilité des dénominations dans les pratiques langagières Claudio Grimaldi

E pluribus unum Quand un seul genre ne suffit pas

À propos de genres : e pluribus unum Gabriella Bosco

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Ceci n’est pas un roman Philippe Forest

Transparence poétique. La poésie et les codes entre deux révolutions (N.-G. Léonard, A. Chénier, Lamartine) Luciano Pellegrini

Le récit poétique en question Annalisa Lombardi

Contradictions du fantastique Paolo Tortonese

Les écrits sur l’actualité de Paul Valéry : essais, pamphlets, écrits de circonstance ou textes littéraires ? Paola Cattani

Déconstruction des modèles et ironie littéraire : quelques remarques sur l’effet de distanciation dans la poésie d’Apollinaire Luca Bevilacqua

Sous le signe de l’interférence. Les classiques de la littérature française dans la collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » Simona Munari

« Je suis un petit peu alchimiste » : la collision des genres littéraires dans la Trilogie allemande de L.-F. Céline Jacopo Leoni

De Jean Bruller à Vercors : texte et images dans les 21 recettes pratiques de mort violente Roberta Sapino

Rubriques

Seuils poétiques « La peine » ou « la gloire » ? La poésie française du XVIe siècle en traduction

Présentation Concetta Cavallini

Traduire Louise. Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, 1555 Michel Jourde et Jean-Charles Monferran

Traduire le sonnet LXXXIX des Amours de Cassandre de Ronsard : une syntaxe oxymorique Fabio Scotto

Le Rondeau parfaict de Clément Marot Marco Villa

Traduire un poète-peintre de la Pléiade : la « Petite description de l’Aurore » de Nicolas Denisot Daniele Speziari

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Traduire la poésie de la Renaissance en français moderne : translation partielle commentée du Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre (1524) Isabelle Garnier

Documents

Lettres de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis, à Madame Poulet-Malassis et à Eugène de Broise (Seconde partie) Andrea Schellino

« Le livre qu’on nous fait juger ». L’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme Vincenzo De Santis

Rencontres

Conversation avec Laurent Demanze à propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, « Les Essais », 2019 Ilaria Vidotto

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Mélanges

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Théophile de Viau 1914 : anthologie et appropriation Théophile de Viau 1914 : anthology and appropriation

Maxime Cartron

1 En 1914, paraît à La Belle Édition un Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile par de Scudéry1 avec des bois gravés. Le tirage en est limité comme suit : Vingt-cinq exemplaires sur Japon à la forme avec une suite de tous les bois, en bistre, numérotés de 1 à 25. Trois-cents exemplaires, sur papier vergé des anciennes manufactures Canson & Montgolfier, numérotés de 26 à 325. Vingt-six exemplaires de Chapelle sur vergé, hors commerce, lettrés de A jusqu’à Z2.

2 Pour augmenter le caractère de rareté de l’ouvrage, la justification du tirage indique que « les bois ont été détruits après l’impression »3. Tout semble par conséquent concourir à former un « livre de luxe »4 destiné aux amateurs. Dans Le Pont des - Pères, André Billy mentionne l’illustrateur de l’ouvrage, Charles de Fontenay, et ses rapports avec l’éditeur, François Bernouard : « Pour en finir avec les artistes qui fréquentaient la Belle Édition, et puisque j’ai commencé par eux, je citerai encore Charles de Fontenay, fils de l’ambassadeur, qui n’était pas seulement peintre, mais aussi graveur et musicien, mais aussi philosophe, mais aussi poète »5.

3 Il y a donc eu, selon toute vraisemblance, des échanges au sujet du Florilège, et peut-être même une collaboration. Mais pourquoi une anthologie de Théophile de Viau en 1914 ? S’agit-il d’une simple curiosité proposée, en guise de distinction sociale, à un public fortuné, ou le contexte éditorial du temps motive-t-il sa publication ? En 1909, Frédéric Lachèvre avait relancé les études sur Théophile, en faisant paraître le premier volume de sa série intitulée Le Libertinage au XVIIe siècle, qui portait spécifiquement sur le procès du poète6. En 1914, soit la même année que notre Florilège, le quatrième volume de cette entreprise titanesque – Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile (1626). Bibliographie de ces recueils et bio-bibliographie des auteurs qui y figurent –, voyait le jour. Il y avait donc dans l’ère du temps une réflexion en cours sur Théophile à travers le prisme du libertinage, mais aussi un intérêt pour la forme

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anthologique : la réflexion de Lachèvre sur les recueils collectifs, ancêtres des anthologies modernes, coïncide pratiquement avec la parution d’un tome de l’ Anthologie poétique française de Maurice Allem consacré au XVIIe siècle7. Pour classiciste qu’il soit, ce dernier réédite nombre de textes auxquels la critique accolera plus tard l’étiquette générique de Baroque. De plus, le Florilège de la Belle Édition n’est pas un cas isolé, puisqu’en 1907 Rémy de Gourmont avait réuni, avec sa Collection des plus belles pages de Théophile de Viau8, la « première anthologie des œuvres de Théophile » selon Guido Saba9. Or, quand vient le moment d’évoquer l’anthologie de 1914, le critique italien se contente de ce jugement laconique : « Une anthologie faite exclusivement de ses poèmes sans introduction critique. Ornée de bois gravés, tirée à peu d’exemplaires, cette édition ne prétend pas remplacer celle de Gourmont ; elle atteste simplement l’intérêt de quelques amateurs au début de la première guerre mondiale »10.

4 La cause serait donc entendue : sans perspective analytique, cette anthologie serait un pur objet de jouissance, qui se contenterait, de façon quasi mercantile, de reconduire, de piller presque, Gourmont11. Pourtant, pour peu que l’on regarde de près l’ouvrage et son contexte de publication et de diffusion, on observe que, malgré l’indéniable configuration luxueuse et l’évidente opportunité publicitaire saisie par l’éditeur, ce petit livre est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.

5 Afin d’en préciser le sens et la portée, on s’efforcera de situer le Florilège dans son contexte évènementiel, puis d’analyser le choix et l’agencement des textes, avant d’en venir aux illustrations, le but étant d’étudier l’appropriation, et même l’instrumentalisation, la « puissante contextualisation d’une réception vraisemblable » 12 à laquelle se livrent F. Bernouard et C. de Fontenay.

Une poésie pour temps de guerre ?

6 Si nous ne disposons d’aucune information tangible sur la genèse de l’ouvrage, on remarque malgré tout que l’achevé d’imprimer indique « septembre 1914 », soit un mois à peine après le début de la Grande Guerre. Rien ne permet donc d’affirmer formellement que le livre a été préparé en fonction de cet événement. De plus, pour ce qui concerne les acteurs de la publication, F. Bernouard, est plutôt considéré par la critique comme un « haut couturier de l’édition »13. A. Coron juge ainsi son travail : « Si Bernouard est aussi un éditeur de “livres de peintres”, il n’en demeure pas moins apparenté à ce milieu de la mode, dont il exprime par son style typographique et ses formats inédits, le souci d’élégance, non sans joliesses et facilités toutefois. Éditeur de livres-bibelots dira-t-on, mais pleins de trouvailles »14.

7 René Ponot présente quant à lui le personnage en ces termes : Poète, François Bernouard redevint typographe par amour des vers bien composés, ce qui n’était pas si fréquent alors. “J’achetai une presse à bras et, comme à treize ans, je pris le composteur avec un programme et un idéal. Le programme : une typographie aux caractères grands et clairs, espacés selon les règles des belles époques ; l’idéal : établir des éditions luxueuses sans être de luxe”.15

8 A priori, ces données vont dans le sens de G. Saba, qui n’accorde à l’ouvrage qu’une portée esthétisante. Cependant, F. Bernouard est aussi un écrivain engagé, ou en tout cas concerné par les éclats de son temps. En témoigne au premier chef Le Soldat du pays, une pièce en trois journées et sept tableaux sous-titrée Tragédie de la guerre de 1914, qu’il fait paraître en 1930, et qui traite du quotidien des poilus16, mais aussi de celui de

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l’arrière17. Simultanément, cette œuvre expose sans concession les horreurs de la guerre, et tient un fervent discours nationaliste18. De la même façon, les poèmes de Franchise militaire, recueil paru en 1936, constituent le récit de batailles de la guerre de 14, écrites au présent afin d’en fixer le lieu mémoriel19. Il est par conséquent légitime de se demander si le Florilège entretient quelque rapport avec ces ouvrages à valeur rétrospective, car postérieurs à la Grande Guerre.

9 En 1920, paraît un volume dont l’avant-titre est Deux frères morts pour la . Il s’agit de Lettres du front (1914-1916) adressées par Charles et Étienne de Fontenay à leurs parents20. L’intention de l’ouvrage est explicitement mémorielle, sinon hagiographique. L’introduction de Dominique Sylvaire tend notamment à ériger Charles en modèle et en héros21. D. Sylvaire déploie un véritable récit de vie, qui contient des informations intéressantes sur son œuvre gravée : Restent sa mémoire et son œuvre, celle de l’illustrateur et celle de l’écrivain. Les livres qui tentèrent son talent de dessinateur achèvent de la définir. En dehors du Cantique des Cantiques, qu’il orna dès l’âge de dix-neuf ans, on lui doit les gravures de l’Hymne à Pan, de Candide, des Fêtes galantes et de plusieurs poésies de Théophile ; le choix de ces textes prouve jusqu’à quel point il aimait les purs et subtils travaux de l’imagination. Ce qui l’attirait, c’étaient les chefs-d’œuvre de la sensibilité, de la grâce et de la raison. Comment aurait-on pu déduire de ces prédilections qu’il y avait en lui l’étoffe d’un guerrier exemplaire ? Cependant, il ne voulut pas laisser survivre de lui un double personnage, ni qu’on pût croire son corps seul détaché dans les rangs de l’armée et comme séparé de sa pensée. Il mit rapidement ses dons de poète au service de la cause qu’il défendait et de la vie qu’il menait.22

10 L’opposition entre l’artiste et le soldat est annulée par l’exemple rare d’une vertu patriotique conduisant le graveur à renoncer aux fastes de l’art23. Cette « âme délicate, faite pour le luxe de la sensibilité » en vient ainsi à « triomphe[r], avec aisance, sans raideur, sans impassibilité et sans brusquerie, de ce qui pourrait détendre son ressort » 24, l’acmé de ce portrait culminant enfin dans cette remarque en apparence anodine : « mesure-t-on ce qu’il a fallu de volonté et de discipline morale pour écrire ces mots à celui qui, naguère, illustrait les Fêtes galantes ? »25. La délicatesse supposée des textes illustrés par C. de Fontenay trancherait avec la violence avérée des temps de guerre.

11 Or, cette dichotomie est présente dans le Florilège. Les gravures des poèmes de Théophile relèvent bien pour partie du divertissement artiste que D. Sylvaire prête à C. de Fontenay, mais on y sent déjà l’appel du néant, la fin de cette Belle époque que la Belle Édition s’efforce d’incarner par son raffinement luxueux. L’éloge post-mortem n’est pas uniquement la manifestation convenue d’une quête hagiographique visant à inventer de toutes pièces le sens d’un destin : D. Sylvaire fait encore observer que C. de Fontenay s’engage à vingt-quatre ans et que « cinq ans auparavant il commençait à publier une œuvre gravée dont l’intérêt est manifeste »26. Dans une lettre à son père datée du 28 juillet 1914, l’illustrateur écrit pour sa part : « je suis fermement décidé à m’engager pour la durée de la guerre »27. Chose faite dès la mobilisation générale, avec une conscience patriotique aiguë des enjeux : « c’est maintenant la lutte la plus formidable que l’on ait jamais vue depuis le commencement du monde qui se prépare, et le sort de toute la civilisation ainsi que de la France qui se joue »28. On constate alors, bien sûr, que D. Sylvaire force le trait afin d’accentuer la noble et « mâle renonciation aux délices du rêve »29 : de fait, l’engagement de C. de Fontenay est loin d’être aussi éloigné, du moins chronologiquement, de sa vocation d’artiste et de poète, et on est par là amené à questionner l’étroite conjonction des deux. Dans le même volume, le récit de

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publication30 de François Le Grix évoque un rapport intime entre la parution de cette anthologie de Théophile et les événements de 1914 : J’allais omettre les « bois », un peu plus rudes, assez déconcertants par un apparent parti pris de dédaigner le sujet, ou plutôt d’ignorer le texte, dont il a enrichi un Florilège des poésies de Théophile de Viau, qui a paru pendant que nos armées remportaient la victoire de la Marne, pendant aussi que Fontenay s’initiait au maniement d’armes dans la cour de la caserne. Peut-être faut-il voir dans ce dernier ouvrage la récréation d’un virtuose, car il exécutait lui-même ses bois, avec quelle patiente lenteur ! plutôt que la démarche d’un poète. Voilà les derniers mouvements, les derniers reflets de cette âme mélancolique, amusée, courageuse, ironique, si française ! Combien nous lui eussions connu sans doute d’autres évolutions, d’autres « manières » !31

12 F. Le Grix reprend en fait et romance très probablement l’achevé d’imprimer de la Belle Édition, que voici : « Achevé d’imprimer sur les presses de LA BELLE EDITION 71, rue des Saints-Pères, A PARIS Pendant que les Armées Alliées remportaient les Victoires de la MARNE de LEMBERG d’ANVERS et de SEMLIN Septembre MCMXIV »32. Cette déclaration patriotique peut être regardée comme une opération publicitaire de F. Bernouard, mais on peut aussi la prendre au mot, et considérer que le choix des textes, allié aux illustrations, est réellement orienté afin de faire concorder la poésie de Théophile avec ces temps de guerre : il ne serait pas purement cosmétique, et porterait un projet de lecture structurant33. D’ailleurs, le compilateur est selon toute évidence F. Bernouard lui-même tant, comme le signale F. Le Grix, C. de Fontenay semble « ignorer le texte », sciemment ou par défaut de lecture. Tel serait du reste le sens de la mention « agréments typographiques qui décorent ce livre »34, assignant de prime abord au travail du graveur un rôle strictement ornemental, comme le montre l’exemple de « Dis-moi Tirsis, sans vanité » (Fig. 1) : la conversation amicale et raisonneuse sur l’amour s’est transformée en promenade en bateau à trois.

Choisir et (ré)agencer : d’un nouvel itinéraire poétique

13 En guise de première page, on trouve un « ordre des poésies de Théophile de Viau contenues dans ce florilège »35, qui se présente comme suit : De Scudéry, Tombeau de Théophile Œuvres de Théophile Prose : Epître aux lecteurs Poésies : i Mon frère je me porte bien. ii Grâce à ce comte libéral. iii L’Aurore sur le front du jour. iv Un fier démon qui me menace. v Que mon espoir est faible… vi Ah ! Philis que le ciel me fait… vii Le plus aimable jour. viii Qui voudra pense à des… ix Maintenant que Philis est morte. x S’il est vrai Cloris que tu m’aimes. xi Quand tu me vois baiser tes bras. xij Je jure le jour qui luit. xiij Dans ce temple où ma passion. xiv L’infidélité me déplait.

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xv Enfin mon amitié se lasse . xvi Je n’ai repos ni jour ni nuit. xvij Dis-moi Thirsis sans vanité. xviij Cloris pour ce petit…36

14 En partant du positionnement des textes dans l’édition Scudéry de 1632, on constate que deux diptyques (en italiques, séparés par un espace) et une suite de quatre textes (en italiques) apparaissent : « Mon frère, je me porte bien » : dernier texte de la première partie des Œuvres (LXXVI) « Grâce à ce comte libéral » : épigramme, LXVI (première partie) « L’aurore sur le front du jour » : Le Matin, XI (id.) « Un fier démon qui me menace » : Ode, XIII (id.) « Que mon espoir est faible » : Stances, XX (id.) « Ah ! Philis, que le ciel me fait » : « A Phyllis. Stances », XVIII (id.) « Le plus aimable jour » : LXXIV (id.) « Qui voudra pense à des » : LXXV (id.) « Maintenant que Philis est morte » : Stances, XXV (id.) « S’il est vrai, Cloris, que tu m’aimes » : « A Cloris. Stances », XXVI (id.) « Quand tu me vois baiser tes bras » : Stances, XXIX (id.) « Je jure le jour qui me luit » : Stances, XXX (id.) « Dans ce temple où ma passion » : Stances, XXXIII (id.) « L’infidélité me déplaît » : Ode, XLV (id.) « Enfin mon amitié se lasse » : Ode, XLVI (id.) « Je n’ai repos ni jour ni nuit » : Ode, XLVII (id.) « Dis-moi Tirsis, sans vanité » : Ode, XLVIII (id.) « Cloris pour ce petit » : Ode, XXIV, dernier poème de la deuxième partie « Un corbeau devant moi croasse » : Ode, XLX (première partie)

15 Hasard dû à une compilation hâtive des pièces ou volonté de reconduire fidèlement des effets de lecture tissés dans l’édition source par la continuité entre certains textes ? Ce remploi de la disposition initiale permet de lire ensemble (sur deux pages) « Le plus aimable jour » et « Qui voudra pense à des empires », qui illustrent la toute-puissance de la femme aimée. Plus intéressant, l’autre diptyque (« Maintenant que Philis est morte » et « S’il est vrai Cloris ») forme une suture narrative entre l’amour de Philis et celui de Cloris, qui apparaît dans le premier poème comme une amante hypocrite et fausse : Cloris c’est mentir trop souvent, Tes propos ne sont que du vent.37

16 Le poème suivant concourt à former une progression narrative : le poète en vient finalement à croire Cloris, son « Ne fais plus semblant de m’aimer » s’infléchissant en un « S’il est vrai Cloris que tu m’aimes ». Jusque-là, l’anthologiste se contentait de suivre la disposition d’origine. Mais son geste de remploi devient recomposition lorsqu’il efface deux poèmes qui, dans le recueil d’origine, s’intercalent entre « S’il est vrai Cloris » et « Quand tu me vois baiser tes bras »38. On assiste alors à la création d’un véritable roman de Cloris, décliné en trois étapes : franc soupçon quant à l’amour qu’elle professe, dissipation progressive de ce dernier, réalisation amoureuse et érotique. La figure de Cloris, présente dans les trois poèmes, encode une sorte d’autofiction, montée de toutes pièces par la dispositio anthologique. Les textes intercalés entre « Quand tu me vois baiser tes bras » et « Cloris pour ce petit moment » en viennent même, en raison de ce continuum narratif, à devoir être lus sous le régime de la passion pour Cloris, à plus forte raison que la série de quatre textes vient renforcer cette impression de cohérence manifestement voulue par le compilateur.

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Mais ce n’est pas l’unique effet narratif qui se dégage du Florilège : avant ce roman de Cloris, on peut lire un roman de Philis, mis en scène par la série « L’aurore sur le front du jour » ; « Ah ! Philis » et « Maintenant que Philis est morte ». Le décès de la première femme aimée enclenche le passage à l’amour de Cloris, le choix et l’agencement des textes validant en définitive l’hégémonie de la lyrique amoureuse, présentée par l’effet biographique qui s’en dégage comme le parcours, l’itinéraire intime de Théophile de Viau.

17 Et, conjointement, se lisent en surimpression des allusions, imposées par le contexte, à 1914. Le Tombeau composé par Scudéry et « Maintenant que Philis est morte » matérialisent, secondés par les illustrations (Fig. 2 et Fig. 3), l’inscription de la mort dans ce paysage amoureux à tendance idyllique. Le second poème de l’anthologie évoque quant à lui la fortune d’un poète-soldat : Grâce à ce comte libéral, Et à la guerre de Mirande, Je suis Poëte et Caporal, O Dieux que ma fortune est grande ! O combien je reçois d’honneur Des sentinelles que je pose ! Le sentiment de ce bonheur Fait que jamais je ne repose : Si je couche sur le pavé, Je n’en suis que plus tôt levé, Parmi les troubles de la guerre Je n’ai point un repos en l’air, Car mon lit ne saurait branler Que par un tremblement de terre.39

18 Bien que le contexte évoqué par Théophile soit évidemment différent, et que la tonalité du texte soit volontiers ironique, ces vers sur les « troubles de la guerre » ne pouvaient sans doute pas manquer d’acquérir, dans l’esprit du lecteur de 1914, une tonalité toute particulière, au point de remplacer l’intentionnalité originale du poète pour figurer les premiers temps de la Grande Guerre. En filigrane de l’itinéraire amoureux se tisse donc un itinéraire guerrier, qui culmine dans l’apocalypse de l’ode « Un corbeau devant moi croasse ». Il serait alors possible de relire autrement l’inscription du Tombeau de Scudéry placé en tête de l’anthologie : Théophile, tombé pour d’autres raisons au XVIIe siècle, deviendrait, par anticipation, un modèle du soldat qui sera tué à la guerre et, peut-être, de C. de Fontenay lui-même.

D’une temporalité l’autre : le « textimage de l’Histoire »

19 L’étude des images permet de consolider ces hypothèses, et donc de revenir sur le jugement formulé par F. Le Grix : si une lecture hâtive donne à penser que C. de Fontenay se contente de survoler les textes, on peut plutôt considérer qu’il les aborde comme des fictions, en accord avec l’effet biographique que nous venons de détailler.

20 À première vue, il semble que Charles de Fontenay suive parfaitement l’apparente atmosphère d’insouciance exclusivement consacrée au sentiment amoureux que le choix de textes promeut. La poésie de Théophile serait en fait une poésie d’avant un temps de guerre. On aurait affaire à un Théophile de Viau « art nouveau », si l’on entend cette notion comme une « résurgence baroque et romantique essentiellement

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décorative, visant à mettre en relief la valeur ornementale de la ligne courbe »40. Et de fait, une « atmosphère de fine culture et d’esthétisme précieux »41 se dégage des tracés de Charles de Fontenay. De façon moins impressionniste, notons que le graveur se livre à des opérations de fictionnalisation : d’emblée, l’« Épître au lecteur » (Fig. 4) instaure un climat mondain et galant, sorte de fantasme ou de survivance42 « d’époque », les costumes, très stylisés, confinant à la mise en scène ostentatoire d’un Ancien Régime de convention, voire de pacotille, comme le montre la théâtralisation exacerbée de la scène amoureuse d’« Ah ! Philis », presque ironique (Fig. 5). De la gestuelle volontiers outrée de « Dans ce temple » (Fig. 6), ou quasi paroxystique de « L’infidélité me déplait » (Fig. 7), des sociétés amicales de « Que mon espoir est faible » (Fig. 8) et « Je jure le jour qui luit » (Fig. 9) ressort l’image d’une sorte d’âge d’or dépourvu de tensions et d’aspérités, suggérant une époque de « civilisation des mœurs » – selon l’expression de Norbert Elias dans son livre écrit à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale43 – qui contraste étrangement avec la violence du contexte de publication. Il s’agit, en somme, de rappeler de façon patriotique le glorieux monde d’hier pour exorciser les temps présents. L’otium qui se dégage des gravures viserait à marquer une rupture nette avec la brutalité de l’actualité.

21 Ces fictions galantes dérivent systématiquement vers le sexe44, vers une hégémonie du corps féminin, qui s’affiche dès la première de couverture, image unique, sans texte, invitant le lecteur à un parcours affriolant (Fig. 10). L’érotisation de l’image renforce l’érotisme du texte, comme le montrent exemplairement les illustrations de « Le plus aimable jour » (Fig. 11) et de « Quand tu me vois baiser tes bras » (Fig. 12). Au rappel d’un passé idéalisé s’ajoute une stratégie de jouissance textuelle et iconique visant à conjurer, par la libération pulsionnelle, la violence du présent45.

22 Mais cette atmosphère éclate avec l’image finale (Fig. 13), qui illustre l’ode « Un corbeau devant moi croasse »46. Le texte est lu scrupuleusement par C. de Fontenay, beaucoup plus que les autres : on retrouve de fait la plupart des éléments qu’il évoque (le cheval et son cavalier, le bœuf et le clocher, l’ourse et l’aspic ...). L’absence d’intérêt accordé aux proportions, l’enchevêtrement et l’accumulation donnant lieu à une sorte d’empilement, de saturation de l’espace, procurent à cette image l’allure d’une vignette, qui constitue bien une transcription du texte et de l’apocalypse qu’il décrit : le mouvement de l’image, marqué par l’apparition du cheval, s’apparente à un surgissement du cauchemar de l’Histoire, qui vient réduire à néant les proportions délicates savamment orchestrées par les illustrations précédentes47. Chez Théophile de Viau, cette ode du monde renversé n’est pas historiquement située. Chez F. Bernouard et C. de Fontenay, l’optique change : elle est la clausule, qui ferme le volume et débouche immédiatement, si le lecteur prend la peine de tourner la page, sur l’achever d’imprimer, ce qui la lie implicitement et intimement au temps présent, soit à la folie destructrice de la guerre.

23 De l’amour insouciant au bruit de l’Histoire, Théophile de Viau est dans ce Florilège le lieu d’une appropriation et d’une instrumentalisation visant à formuler, par la « co- présence de l’image et de l’instant historique »48, une réponse esthétique au chaos du temps. De la fragmentation anthologique et iconique se dégagent par conséquent deux fonctions temporelles, analysées par Georges Didi-Huberman : d’une part, » devant une image (…), le présent ne cesse jamais de se reconfigurer »49 ; d’autre part, l’image « produit de la mémoire »50. D’une époque l’autre, la disposition anthologique et l’image réénoncent le propos d’une œuvre qui, prise dans l’ensemble des effets de sens que

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nous avons étudiés, se mue en mémoire historique vive du temps présent. Il n’est absolument pas certain que cette anthologie ait eu quelque impact que ce soit sur l’appréhension de l’œuvre de Théophile de Viau. Peut-être même sa proposition est-elle restée lettre morte en raison de sa trop grande liberté à l’égard d’un poète que les travaux futurs d’Antoine Adam, en particulier, allaient restituer à son temps. Reste que ce Florilège de F. Bernouard et C. de Fontenay démontre exemplairement que l’histoire littéraire est avant tout « une histoire des différentes modalités de l’appropriation des textes »51.

Annexes

Fig. 1

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Dis-moi Thirsis »

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Fig. 2

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Tombeau de Théophile »

Fig. 3

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Maintenant que Philis est morte »

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Fig. 4

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Epître aux lecteurs »

Fig. 5

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Ah ! Philis »

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Fig. 6

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Dans ce temple, où ma passion »

Fig. 7

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « L’infidélité me déplait »

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Fig. 8

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Que mon espoir est faible »

Fig. 9

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Je jure le jour qui luit »

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Fig. 10

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, première de couverture

Fig. 11

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Le plus aimable jour »

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Fig. 12

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Quand tu me vois baiser tes bras »

Fig. 13

Florilège des poèmes de Théophile de Viau, « Un corbeau devant moi croasse »

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NOTES

1. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, Paris, La Belle Édition, 1914, In-4°, n.p. 2. Ibidem. 3. Ibidem. 4. Voir A. Coron, « Livres de luxe », dans H.-J. Martin, R. Chartier et J.-P. Vivet (dir.), Histoire de l’édition française, t. IV , Le livre concurrencé (1900-1950), Paris, Promodis, 1986. 5. A. Billy, Le Pont des Saints-Pères, Paris, Arthème Fayard, 1947, p. 70. 6. F. Lachèvre, Le Libertinage au XVIIe siècle. I. Le libertinage devant le Parlement de Paris. Le procès du poète Théophile de Viau, Paris, Champion, 1909, 2 vol. 7. M. Allem, Anthologie poétique française. XVIIe siècle, Paris, Garnier, 1916. 8. Th. de Viau, Théophile. Odes et stances. Élégies et sonnets. La Maison de Sylvie. Fragments : Pyrame et Thisbé ; poésies diverses ; contes. Appendice : documents biographiques ; anecdotes ; jugements littéraires ; le Parnasse satyrique et le procès. Bibliographie. Avec le portrait de Danet ["sic" pour Daret] et une notice de Remy de Gourmont, Paris, Société du Mercure de France, 1907. 9. G. Saba, Fortunes et infortunes de Théophile de Viau. Histoire de la critique suivie d’une bibliographie, Paris, Klincksieck, 1997, p. 179. 10. Ibidem. 11. Si l’on analyse le choix de textes des deux anthologies, on remarque cependant que la plupart des pièces (douze sur dix-neuf) retenues par le Florilège ne figurent pas dans le volume de Gourmont, qui opte de plus pour un classement rhématique, alors que les principes de classement du Florilège, que nous analyserons, sont autres. Il est donc plus probable que les compilateurs ont eu accès à l’édition Jannet (Bibliothèque elzévirienne) de 1855-1856. G. Saba rappelle en effet à son sujet qu’elle reproduit l’édition Scudéry parue à Rouen en 1632 ; Voir G. Saba, op. cit., p. 121. Ceci expliquerait la présence dans le Florilège du Tombeau de Théophile par Scudéry qui, placé à la suite de l’Epître aux lecteurs, ouvre également en 1632 les Œuvres. Cependant, l’exemple de l’ode « Un corbeau devant moi croasse » invite à nuancer cette hypothèse : dans l’édition de 1855, on retrouve des graphies d’époque telles que « voy », « moy », « soy », qui dans le Florilège sont abandonnées. De la même manière, dans « Un fier démon », la lexie « menasse » de Jannet devient « menace ». On peut en déduire que les compilateurs ont aussi consulté l’anthologie de Gourmont, mais il est également possible que l’éditeur et typographe ait de lui-même modernisé le texte. Au sujet de la publication et de la diffusion des œuvres poétiques de Théophile au XVIIe siècle, voir M. Folliard, « De la diffusion manuscrite à l’identité imprimée de l’auteur : une histoire de la publication des Poésies de Théophile de Viau (1615-1626) », dans G. Peureux (dir.), Lectures de Théophile de Viau. « Les Poésies », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Didact français », 2008, p. 193-216. 12. Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la publication entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 9. 13. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 422. Pour une vue d’ensemble de son travail, voir notamment F. Bernouard, Les Livres de La Belle Édition et de l’imprimerie François Bernouard, Paris, Imprimerie François Bernouard, 1919 ; G.-A. Dassonville, Les Livres de la Belle Édition et du Typographe François Bernouard, Paris, Librairie de la Lanterne, 1981 ; Id., Catalogue des impressions de feu Monsieur François Bernouard rassemblées par Monsieur Gustave Arthur Dassonville, Bagnolet, La Typographie, 1988 ; C. Giovanangeli-Taoussi, François Bernouard : poète, typographe, imprimeur, éditeur, libraire, Montolieu, Musée du livre et des arts graphiques, 2009. 14. A. Coron, « Livres de luxe », op. cit., p. 421-422. 15. R. Ponot, « La création typographique des Français », dans Ibid., p. 369.

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16. Voir par exemple ce passage tiré du troisième tableau : « UN SOLDAT SAVOYARD. Ça sent le macchabée boche. LE SOLDAT PARISIEN, montrant une tête. Regarde, c’est cette vache-là, il est venu crever ici pour nous asphyxier », F. Bernouard, Le Soldat du pays. Tragédie de la guerre de 1914, Paris, Typographie François Bernouard, 1930, p. 40. 17. Le quatrième tableau met ainsi en scène les personnages génériques suivants : L’Enfant, La Mère et Le Vieillard. 18. Voir la tirade du « Soldat du pays », porte-parole de F. Bernouard : « Honte à celui qui n’est pas venu, honte à celui dont le courage a fait défaut quand les barbares massés ravageaient ma belle province et que chez lui je le défendais, honte à ceux qui, bien portants, n’étaient pas là, à leur place, dans le rang et ne sont pas venus individuellement défendre la collectivité quand la horde menace et sont cause que là-bas, les bords des routes sont jonchés de tant de croix (…). Nous avons debout dans nos têtes les monuments de nos aïeux et jamais notre volonté d’être vainqueurs pour la paix du monde ne nous abandonnera, car nous devons un jour remettre, devoir sacré, sauvées de vos pensers vulgaires, notre langue et nos libertés à nos enfants », Ibid., p. 50-52. 19. On pense entre autres à « La Relève », qui trouve place dans la section « » : « Dans chaque trou d’obus, / les hommes sont étendus / recroquevillés / morts. », F. Bernouard, Franchise militaire. Poèmes. La Somme – Picardie – Artois – Alsace – Hauts de Meuse – Verdun - Champagne – Sainte-Menehould, Paris, Bernard Grasset, 1936, p. 131. 20. Ch. et É. de Fontenay, Lettres du front (1914-1916), préface de P. Deschanel, introduction de D. Sylvaire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1920. C. de Fontenay est tué à Massiges en Champagne le 10 janvier. Voir la préface de Paul Deschanel dans Ibid., p. 8. Dans le recueil de F. Bernouard, on trouve une section intitulée « Champagne ». 21. « Jusqu’à la dernière minute, il conserva dans la mêlée la générosité d’un poète (…). Il s’acquitta sans défaillance et avec une égale perfection de sa double mission d’artiste et de soldat », Ibid., p. 20. 22. Ibid., p. 20-21. 23. En 1924, Jérôme et réutilisent cette apparente disjonction pour distinguer la « vie d’artiste laborieux » du graveur se consacrant au « sentiment de la beauté plastique » et celle du poète : « durant toute la campagne, il ne dessine jamais, il écrit. En vérité, c’est un poète, un écrivain de race et du plus rare mérite, que la guerre a révélé à lui-même pour le détruire aussitôt ». Voir Association des écrivains combattants, Anthologie des écrivains morts à la guerre, t. I, Amiens, E. Malfère, 1924, p. 263-264. 24. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 21. 25. Ibid., p. 23. 26. Ibid., p. 31. 27. Ibid., p. 91. 28. Lettre du 2 août 1914 à son père, Ibid., p. 92. Pour topique qu’elle soit, cette déclaration est en accord avec celle du « Soldat du pays » dans la pièce de F. Bernouard. 29. Ibid., p. 23. 30. Sur cette notion, voir la réflexion collective du GRIHL : « les récits de publication, c’est-à-dire les textes, ou les portions de textes, si fréquents à l’époque moderne, qui racontent la publication des ouvrages dans lesquels ils apparaissent », dans Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 13-14. Ici, le récit de publication intervient après coup, et reconstruit a posteriori l’ouvrage en question. 31. Ch. et É. de Fontenay, op. cit., p. 271. 32. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p. 33. « Chaque action de publication, révélant par son accomplissement l’espace de publicité dont elle subit les contraintes, le construit comme sa raison d’être, l’invente comme son horizon, l’imagine comme son présupposé ». Ch. Jouhaud et A. Viala (dir.), op. cit., p. 10.

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34. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p. 35. Ibidem. Sur l’« architecture » des Œuvres poétiques et les déplacements de sens opérés d’une édition l’autre, voir M. Rosellini, « La composition des Œuvres poétiques de Théophile de Viau », dans G. Peureux (dir.), op. cit., p. 231-249. 36. Il faut par ailleurs noter que l’ode « Un corbeau devant moi croasse », qui ferme en réalité le volume, n’est, suite à un probable accident de la publication, pas mentionnée dans ce sommaire. 37. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p. 38. Il s’agit de « Désespoirs amoureux » et des Stances « J’ai trop d’honneur d’être amoureux ». L’anthologie accélère le passage d’un amour à un autre, au point de suggérer que le caractère du poète serait libre et volage. 39. Th. de Viau, Florilège des poèmes de Théophile de Viau, précédé du Tombeau de Théophile, par de Scudéry, bois gravés de Charles de Fontenay, cit., n.p. 40. Dictionnaire de l’art et des artistes, Paris, Fernand Hazan, 1982, p. 29. 41. Ibid., p. 30. 42. A. Viala se propose d’observer comment le passé « hante la conscience culturelle présente ». Voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2008, p. 15. 43. N. Elias, La Civilisation des mœurs, tr. fr. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991 [1939]. 44. Pour les développements d’A. Viala sur l’ambivalence du désir galant et sur son potentiel licencieux et libertin, voir A. Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, cit., p. 213 et sq. 45. En 1938, F. Bernouard publie sous pseudonyme un roman érotique décrivant les amours voluptueuses d’un soldat avec la veuve de son ami tué au front. Ce livre, conservé dans L’Enfer de la Bibliothèque nationale de France, procède exactement de ces principes d’économie libidinale. En voici un échantillon : « il comprend que Rose se prête à ses caprices ; les doigts du soldat se mouillent voluptueusement ; à cette sensation, Mme de B. tressaille, elle va perdre l’équilibre ; ses bras s’enroulent autour du cou du jeune homme ; son souffle change de rythme ; elle geint faiblement ; sa main droite quitte le cou de son amant, descend ; une chaleur lui brûle la main ; doucereusement, elle se laisse défaillir sur le canapé. Vincent la suit, elle le guide ; il sent une chaude moiteur. Est-ce le trop de désir, le manque d’habitude, leur chaleur réciproque ? Déjà il s’abandonne, la jeune femme laisse dolemment tomber sa tête à droite et chacun de ses bras d’un côté du canapé, brisée par une émotion qu’elle ne connaissait pas ». F. François, Rose de B. Contribution à l’étude de la sensibilité et de la sensualité pendant la guerre de 1914-1918 : texte recueilli et suivi d’un épilogue par François Le François, Paris, Compagnie des libraires, 1938, p. 16-17. 46. Sur ce texte, on se reportera aux analyses de Michèle Rosellini, qui y voit la marque d’une « forme radicale de l’abandon de l’homme ». M. Rosellini, Théophile de Viau. Œuvres poétiques, Paris, Atlande, « Clefs concours/Lettres XVIIe siècle », 2009, p. 133. 47. Je remercie vivement Aurélie Barre d’avoir éclairé mon regard sur cette image. 48. J.-P. Dubost, « Alexander Kluge : démonter et remonter le “textimage” » de l’histoire », dans A. Barre, J.-P. Esquenazi et O. Leplatre (dir.), Entre textes et images : montage / démontage / remontage, , Textimage-Le Conférencier, mars 2016, consulté le 04/02/2019, URL : . 49. G. Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000, p. 10. 50. Ibid., p. 19. Pour une réflexion sur les images de la Grande Guerre, on se reportera avec profit à A. Cassigneul et Ph. Maupeu (dir.), Revoir 14 : images malgré tout ?, dans Textimage-Le Conférencier, 9, printemps 2017, consulté le 13/02/2019, URL : .

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51. Roger Chartier, Au Bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 2010 [1998], p. 324.

RÉSUMÉS

Cet article analyse une anthologie de poèmes de Théophile de Viau parue en 1914 accompagnée de gravures sur bois. En partant d’une réflexion sur le contexte éditorial et les acteurs de la publication, le propos vise à démontrer que le choix et l’agencement des textes, alliés aux illustrations, consacrent l’inscription de l’œuvre de Théophile dans l’Histoire, et constitue par là une modalité de son appropriation et de son instrumentalisation à des fins idéologiques.

This paper analyzes a poetic anthology of Théophile de Viau published in 1914 with woodcuts. Starting from a study of the editorial context and the publication stakeholders, the purpose aim to prove that the choice and the texts arrangement, combined with the illustrations, consecrate the inscription of Théophile’s work in History, and thus constitutes a modality of his appropriation and instrumentalisation for ideological goals.

INDEX

Keywords : Viau (Théophile de), 1914, anthology, illustration, appropriation Mots-clés : Viau (Théophile de), 1914, anthologie, illustration, appropriation

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Avant Corinne : L’Italienne de Jean- François Dognon Before Corinne : L’Italienne by Jean-François Dognon

Shelly Charles

1 Au mois de mai 1803, Jean-François Dognon publie un roman consacré au voyage en Italie d’un jeune peintre français, Denneval, et à ses relations tumultueuses avec une Italienne passionnée, Orette. Malgré l’obscurité de l’auteur, L’Italienne, ou Amour et Persévérance ne passera pas tout à fait inaperçu, et en ce temps de surproduction sans précédent où il paraît en France « un roman par jour »1, l’ouvrage aura même les honneurs d’un bref compte rendu dans la Décade philosophique. Un compte rendu qui a de quoi attiser la curiosité d’un lecteur de Corinne : Mr. F. D. a voulu venger les femmes d’Italie d’une opinion assez généralement accréditée. Il a voulu prouver par une anecdote qu’il déclare être véritable, qu’on peut rencontrer parmi elles des amantes qui joignent à l’énergie des passions une fidélité à toute épreuve. Denneval, jeune français, amateur passionné des beaux-arts, s’embarque à Marseille pour visiter l’Italie. Son vaisseau, destiné pour Gênes, est porté par la tempête jusqu’à la hauteur de Naples. […] De Naples, Denneval va à Rome et à Florence. Partout il décrit les monuments des arts, partout il obtient sur les Italiennes des triomphes faciles […]. À peine Denneval est-il arrivé à Milan, qu’une jeune veuve, noble, riche et d’une rare beauté, en devient éperdument amoureuse. Elle ne tarde point à lui faire connaître sa passion, mais les conquêtes que Denneval a faites en Italie, lui ont laissé, contre des femmes qui cèdent avec tant de facilité, une prévention funeste. Autre obstacle aux désirs de la belle Milanaise. Denneval a eu un frère ; ce frère, aimé d’une Génoise, a voulu l’abandonner : sa vindicative amante a suivi ses traces avec deux assassins, et a trempé elle-même ses mains dans le sang de l’infidèle. Denneval, qui d’abord s’était senti quelque penchant pour Orette (c’est le nom de la veuve), s’est malheureusement ressouvenu de la catastrophe du roman de son frère, et un songe funeste lui présente toutes les nuits Orette prête à le percer d’un poignard. Fatigué de ses poursuites, il retourne à Paris […] Cependant Orette que la froideur de Denneval n’a rendue que plus passionnée, […] parvient enfin à savoir sa demeure, elle accourt et le trouve aux portes du tombeau. Alors ses soins attentifs, son amour sans bornes, son inaltérable patience touchent enfin par gradation ce cœur rebelle.2

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2 Si le résumé de la Décade ne peut naturellement pas faire ressortir de manière flagrante les traits qui seront communs à L’Italienne et à Corinne, et sur lesquels portera l’hypothèse intertextuelle que nous allons examiner ici, l’auteur du premier roman semble, quant à lui, curieusement conscient de ne produire, en quelque sorte, qu’un « avant-texte ». En effet, après avoir décrit son double objectif : J’ai cherché à indiquer dans le premier tiers de l’ouvrage, les monuments qui existaient en Italie au temps où Denneval y était. […]. J’ai peint dans les deux autres parties, l’amour d’Orette, d’une manière opposée à ce qu’on appelle le caractère national3,

3 il termine sa préface en souhaitant à cet ouvrage « mixte » un succès d’un genre bien particulier : Je ne désire qu’une chose ; un peu d’attention dans la lecture de ce petit roman qui peut donner l’idée d’un grand ouvrage, plus savant, mieux fait sans doute, mais qui exigerait plus d’étendue et plus de développements que n’en comporte un petit volume.4

4 Le souhait de Dognon aurait-il été réalisé par Mme de Staël ? Corinne ou l’Italie serait-il cette amplification de L’Italienne que l’éphémère romancier appelle de ses vœux, ce grand ouvrage plus savant, mieux fait, plus étendu, et qui serait fondé sur la combinaison d’un tour d’Italie et d’une histoire d’amour où les caractères nationaux jouent un rôle essentiel ? Même si les deux textes partagent à l’évidence de multiples topoï communs aux romans sentimentaux de l’époque, le nombre et la combinaison des coïncidences rend ces dernières remarquables et incitent à une lecture de Corinne comme variation sur le projet de L’Italienne.

Voyages romanesques

5 Sans négliger leur appartenance commune à la mode générale du « voyage sentimental », il est ainsi, tout d’abord, important d’observer que les deux romans s’écartent de la mouvance sternienne par la pratique, plus traditionnelle, d’une alternance entre discours savant et discours romanesque et par l’effet plus ou moins marqué de juxtaposition qu’elle produit. La manière de Dognon, qui recourt massivement et souvent littéralement aux Lettres sur l’Italie de Dupaty, est certes rudimentaire, mais sa façon d’attribuer au personnage fictionnel l’itinéraire et les impressions du magistrat voyageur, d’une part, et de les intégrer dans l’intrigue sentimentale, d’autre part, peut ici le faire apparaître comme un précurseur5. Nous n’en donnerons qu’un exemple, celui de la visite au tombeau de Virgile. Observons d’abord la façon dont Dognon reprend Dupaty. Commençons par Dupaty, lui-même « voyageur sentimental » : J’ai fait hier une promenade charmante. J’ai d’abord été sur la montagne du Pausilippe, au tombeau de Virgile. Je l’ai trouvé tombant en ruines, enseveli parmi les ronces qui achèvent de le détruire. Un laurier s’élève au milieu d’elles. Je suis entré dans le tombeau ; je m’y suis assis sur des fleurs : j’ai récité l’églogue de Gallus ; j’ai lu le commencement du quatrième livre de l’Énéide ; j’ai prononcé les noms de Didon et de Lycoris ; j’ai coupé une branche de laurier, et ensuite je suis descendu, plein des sentiments que ce lieu doit faire éclore dans toutes les âmes qui sont sensibles à la nature, à l’amour et à Virgile.6

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6 Passons maintenant au voyageur romanesque, Denneval : Il a cherché le tombeau de Virgile sur le mont Pausilippe, il l’a trouvé tombant en ruines, enseveli parmi des ronces : un laurier s’élève encore au milieu de ces ronces. Il est entré dans le tombeau ; il a relu l’églogue de Gallus et le quatrième livre de l’ Énéide ; il a prononcé les noms de Lycoris et de Didon ; l’écho a soupiré les noms de Lycoris et de Didon. Il a coupé une branche du laurier, et quitté ce tombeau, rempli des sentiments que ce lieu doit faire éclore dans les âmes qui sont sensibles à la nature, à l’amour et à Virgile. Près du tombeau de Virgile, il vit celui de Sannazar. Il passa. Une réflexion triste avait oppressé son âme.7

7 L’appropriation du récit factuel se fait ici par le passage à la troisième personne et par une légère surenchère du narrateur qui, grâce au motif de l’écho (« l’écho a soupiré les noms de Lycoris et de Didon »), renforce l’allusion amoureuse et marque l’idée d’une résonance entre les impressions tirées du périple touristique et l’intrigue sentimentale. Le même site sera choisi par Mme de Staël pour préparer l’épisode capital de l’improvisation au Cap Misène, où Corinne, sous l’emprise d’une passion profonde, s’engage dans une remise en question de son talent et de son inspiration (« La première station de la promenade fut au tombeau de Virgile. Corinne et sa société s’y arrêtèrent avant de traverser la grotte de Pausilippe. Ce tombeau est placé dans le plus beau site du monde […] »8). Chez Mme de Staël, la mention du laurier de Pétrarque et la mémoire de vers de Virgile adaptés au contexte romanesque, s’imposent (« ce simple vers des Géorgiques aurait pu servir d’épitaphe »9). Enfin, une longue réflexion du narrateur sur l’art et la mort est interrompue par un passage sans transition au discours direct : Corinne parle à Oswald des « impressions qu’[il vient] d’éprouver » (« Oswald, dit Corinne à lord Nelvil, les impressions que vous venez d’éprouver préparent mal pour une fête… »10). Les « impressions » d’Oswald renvoient nécessairement au propos précédent du narrateur, qui se lit alors comme une description de l’état d’âme du voyageur – une âme « oppressée » par « une réflexion triste », comme l’était déjà celle de Denneval.

8 Dans les deux romans les effets de juxtaposition et d’alternance des discours sont « lissés » grâce au lien spécifique établi entre l’intrigue romanesque et le discours savant, chorographique et culturel. En effet, dans ces fictions qui racontent l’histoire d’un amour interdit entre un personnage masculin de touriste et un personnage féminin autochtone, l’obstacle à l’amour vient justement du contraste culturel et, plus précisément, des préjugés nationaux du voyageur, combattus, avec plus ou moins de succès, par l’amante italienne.

Le profil du voyageur : de Denneval à Oswald

9 Comme Corinne ou l’Italie, L’Italienne, ou amour et persévérance commence par s’intéresser au protagoniste masculin avant d’imposer progressivement la présence, la supériorité morale et le point de vue de l’héroïne éponyme.

10 Le héros de L’Italienne, jeune peintre français, est remarquable « par son extrême politesse, l’étendue, la variété de ses connaissances, la rectitude de ses jugements »11. Comme Oswald, il s’engage dans son périple italien à la suite d’un deuil (celui d’un frère en l’occurrence) – un deuil qui teinte d’une couleur sombre et quelque peu suicidaire ses actions d’éclat. On peut ainsi comparer les gestes aussi héroïques que désespérés

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qui font la renommée italienne du personnage staëlien et cette anecdote de la visite de Denneval au Vésuve (qui, hors de cet incident, est entièrement empruntée à Dupaty) : Denneval, dont l’âme s’exhalait à la vue de ces tableaux imposants de la nature, encourageait ses compagnons de voyage et leur redonnait de l’assurance par sa fermeté. Il leur proposa de descendre dans le gouffre d’où sortait une fumée épaisse […] ; tous refusèrent : alors il pénétra seul dans l’ouverture […]. Pendant un mois, on ne parla, dans Naples, que de la hardiesse du jeune Français ; on le rechercha davantage ; le roi voulut le voir, et le présenta à toute sa cour.12

11 Au deuil s’ajoute le serment fait au défunt – serment qui, dans les deux romans, se trouve au cœur de l’intrigue et détermine son déroulement. Pour Oswald, c’est l’engagement général pris sur la tombe du père : « j’y jurai, comme si le temps de réparer existait encore pour moi, que jamais je ne me marierais sans le consentement de mon père »13. Le héros de Mme de Staël n’apprendra que plus tard, par la lecture posthume d’une lettre de son père à celui de Corinne, qu’épouser celle-ci serait justement contrer le dictat paternel : « Si mon fils épousait miss Edgermond […] il irait donc vivre en Italie, et cette expatriation, si je vivais encore, me ferait mourir de douleur »14. « Son père lui avait défendu d’épouser cette Italienne, souligne-t-on encore ; ce serait outrager sa mémoire que de braver sa volonté »15. Le héros de Dognon, quant à lui, partait en Italie peu après le décès de son frère, assassiné de la main d’une Italienne qu’il avait séduite et abandonnée. Sur son lit de mort, ce dernier laissait au héros un « dernier avis » sans équivoque : « Crains, disait-il en mourant, crains d’être aimé par une Italienne »16. Denneval doit « redouter toujours une Italienne, et ce qu’on appelle son amour »17. Il commence à résister à ses sentiments et à lutter contre la passion d’Orette dès sa rencontre avec la séduisante Italienne : « il fit encore le serment de ne pas l’aimer ; il mit dans cette dénégation d’amour une sorte de ténacité qu’il s’enorgueillissait de conserver toujours »18. À son ami italien Lorenzo, lui-même amoureux d’Orette, et qui s’étonne de le voir rejeter l’incomparable jeune femme, il explique : « j’ai résolu de ne pas aimer ; je sais, quand je prends une résolution, la tenir fermement »19.

12 Si Oswald pouvait longtemps ignorer (et jusqu’à son retour en Angleterre) la nature précise et contraignante de l’interdit auquel il s’était soumis et ne le découvre de fait que lorsqu’il est déjà profondément engagé à Corinne, il n’en est pas moins obsédé, dès son arrivée en Italie, par la mémoire d’un autre amour tyrannique et mortifère : celui de sa première maîtresse, la perfide française Mme d’Arbigny, qui, l’appelant en France et retardant son retour, a été en quelque sorte la cause de la mort de lord Nelvil père. C’est donc pétri de ce sentiment de culpabilité qu’Oswald, comme Denneval, refuse d’abord les avances de l’Italienne. L’échange (au premier chapitre du livre III) entre Oswald et le comte d’Erfeuil qui s’étonne de la réserve de son ami est parfaitement semblable aux échanges que l’on trouve entre Denneval et son entourage. Tandis que Denneval explique ses réticences par une peur vitale : « je périrais comme mon frère […]. Le malheureux, assassiné par […] celle qui l’aimait ! »20, Oswald est rempli de « terreur » à la perspective d’une rencontre avec Corinne : « il laissa passer tout un jour sans aller chez elle, éprouvant une sorte de terreur du sentiment qui l’entraînait »21 ; « Oswald était un homme séduit, entraîné, mais conservant au-dedans de lui-même un opposant qui combattait ce qu’il éprouvait »22.

13 Le poids du serment qui pèse sur les deux personnages provoque les mêmes réactions pathologiques. On connaît les fragilités d’Oswald, sa raison toujours « prête à se troubler »23. Observons celles de Denneval, hanté par une seule et même idée depuis sa

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première rencontre avec Orette au bal de l’ambassadeur. Il y a d’abord le traumatisme initial, le cauchemar où il se voit en victime de cette « jeune veuve de vingt-deux ans, grande, brillante de tous les attraits de la beauté » : […] furieuse de voir ses désirs rejetés, ses offres dédaignées, elle avait saisi un poignard qu’elle cachait sous sa robe, elle m’en avait percé le cœur, s’en était frappée après, et, mourant, était tombée sur mon sein.24

14 Et les choses tournent très vite à l’obsession : « cet avis de mon frère mourant, assassiné par une Italienne, et ce rêve toujours présent à ma mémoire […] m’obsèdent » 25. Une fois rentré en France, le désordre psychique provoqué par le « retour continuel des mêmes idées »26 se développe en maladie physique. Le patient interpelle ainsi son médecin : « Docteur… j’ai fait un rêve affreux… Il me poursuit depuis l’Italie… Vingt fois il a troublé mon esprit depuis ce fatal voyage… cette nuit encore… »27, et s’exclame à la vue de son « infirmière », qui n’est autre que l’Italienne elle-même, qui a quitté son pays pour le retrouver : « Non, je n’y puis consentir… Te prendre pour épouse… Jamais… je brave ton poignard… frappe, j’aime mieux mourir, cruelle, frappe… – Voilà les mots que l’infortuné prononça […] dans une agitation extrême »28.

15 Pourquoi tant de haine ? Comme ce sera le cas chez Oswald, les arguments de Denneval mettent en avant des préjugés culturels. « C’est la plus séduisante des femmes, mais c’est une Italienne », s’inquiète d’emblée l’amant staëlien29, tandis que Denneval, sous le charme d’Orette, s’écriait « d’une voix étouffée et déchirée par les sanglots : – Que n’est-elle française ! »30. Dans les deux cas, il s’agit bien d’une « prévention » (« Je n’aimerai pas une Italienne, je l’ai résolu, ma prévention sera la plus forte », affirme Denneval31). Dans les deux cas, le héros la dit d’abord fondée sur l’« observation ». On connaît les multiples considérations d’Oswald sur l’amour en Italie. Elles sont aussi légion dans L’Italienne, comme dans cette adresse de Denneval à son valet : N’as-tu pas observé, lui dit-il, comme moi, combien l’amour est peu de chose pour les Italiennes ; un caprice, un amusement, fort peu de temps au besoin, car elles l’usent très promptement. Les mœurs n’opposent jamais d’obstacles qui le fortifient, nuls préjugés qui lui donnent du prix, nulle gêne qui l’entretienne, et qui en fasse un bonheur, une vertu. On peut être aimé d’une femme, mais son amour n’est que passager et trompeur ; en l’épousant [Orette], je me prépare peut-être quelques jours de bonheur suivis de regrets éternels ; j’aime mieux la fuir ; elle m’aura bientôt oublié.32

16 Et dans les deux cas, l’inconstance féminine fantasmée produit la même infidélité masculine. Oswald et Denneval fuient leurs maîtresses italiennes, rentrent dans leurs patries respectives pour y tomber dans les bras de femmes qui sont loin d’en partager les qualités exceptionnelles – et ne manquent pas d’accuser encore leurs « Italiennes ». L’homme qui cherche à tout prix à oublier se plaint de l’oubli dont il croit être la victime. Très tôt, Denneval s’inquiète de l’effet de ses propres esquives : « Depuis huit jours je n’ai reçu aucune de ses nouvelles : […] elle m’oublie »33 et, de France où il tente de se consoler dans les bras d’une autre, il se lamente dans une lettre à son ami italien Lorenzo : « elle doit m’avoir oublié »34. Nous savons qu’Oswald, parti en Angleterre et s’apprêtant à épouser Lucile, fera preuve de la même mauvaise foi. L’amant parjure, mécontent de ne pas avoir des nouvelles de la femme qu’il a abandonnée, provoque ainsi chez son interlocuteur, M. Edgermond, un discours qui le conforte dans ses propres préjugés : […] comme il réfléchissait avec peine sur ce silence, il rencontra M. Edgermond qu’il avait vu à Rome, et qui lui demanda des nouvelles de Corinne. – Je n’en sais point, répondit lord Nelvil avec humeur. – Oh ! je le crois bien, reprit M. Edgermond ; ces

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Italiennes oublient toujours les étrangers dès qu’elles ne les voient plus. Il y a mille exemples de cela, et il ne faut pas s’en affliger ; elles seraient trop aimables si elles avaient de la constance unie à tant d’imagination.35

17 Dans les deux romans, l’interprétation erronée des sentiments dévoués de l’Italienne est au cœur du drame : quand l’amour la rend littéralement malade et l’empêche d’écrire, quand elle ne donne plus de nouvelles car elle est partie à la recherche de celui qu’elle aime et qui la rejette, l’indigne amant continue toujours à écouter ses « préventions ».

Profil de l’Italienne : d’Orette à Corinne

18 Le parallèle entre les deux voyageurs, le Français et l’Anglais, est flagrant, et les seules véritables différences tiennent justement à leur propre identité nationale : Denneval, que nous avons déjà entendu regretter qu’Orette ne soit pas française, trouve refuge, dès son retour au pays, dans les bras d’une comédienne dévergondée et intéressée, tandis qu’Oswald, dans les mêmes dispositions, va épouser la chaste, timide, et quelque peu insipide Lucile, « la femme vraiment anglaise », pour reprendre l’expression de lord Nelvil père36.

19 Il ne peut évidemment en être ainsi de l’héroïne féminine. Si les improvisatrices couronnées au Capitole ne courent pas les rues, même en Italie, et que le génie de Corinne est bien là pour la rendre littéralement incomparable, il reste que sa devancière présentait déjà quelques traits d’exception que l’on retrouvera dans les performances de Corinne : La raison, les connaissances d’Orette devançaient son âge. À douze ans […] elle chantait comme on chante en Italie ; mais elle joignait à cette brillante exécution, une expression tendre, sentimentale, qu’on trouve rarement dans cette belle contrée, et qui ferait de ses musiciens les premiers chanteurs du monde, s’ils la pouvaient connaître.37

20 Dognon, qui permet à son héros de rencontrer à Rome l’improvisatrice Corilla et de l’admirer, ne peut en effet pas ignorer la critique exprimée dans la même occasion par son maître Dupaty, accusant les sonnets de cette dernière de présenter « trop peu d’idées, de sentiments et d’images »38 et les Italiens en général de ne demander à leur langue « ni pensées, ni sentiments »39. Sans être une artiste professionnelle, la belle Orette aux « cheveux d’ébène » présente donc, avant Corinne, cette rare qualité du « sentiment » ajoutée à l’art italien. Ses conceptions morales sont elles aussi exceptionnelles. Jeune et riche orpheline, Orette avait épousé son tuteur par reconnaissance, et leur union, d’où « une estime réciproque, une confiance extrême bannissait jusqu’à l’idée du soupçon », approchait de l’idéal (anglais) du compagnonnage matrimonial. Quand, une fois veuve, elle rencontre Denneval, Orette est, comme Corinne, une femme expérimentée et indépendante. Comme Corinne, elle découvre brutalement l’amour passion : « le cœur d’Orette vient de s’ouvrir à un sentiment dont elle ne connaissait pas la puissance, dont elle croyait pouvoir braver la force, et qui va désormais remplir toute sa vie »40. Comme Corinne, qui « avait tort, pour son bonheur, de s’attacher à un homme qui devait contrarier son existence naturelle »41, elle vient de choisir l’homme susceptible par excellence de faire son malheur : Arrête, femme déplorable ! pleure, infortunée, pleure sur ton sort ! pleure sur ce jour où tu le vis pour la première fois ! son cœur, armé d’un triple airain, ne peut

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être touché. Une fatale prévention, contraire à tes vœux les plus doux, le préserve de toutes les séductions de la beauté : tant de charmes, ton amour extrême ne pourront le séduire.42

21 Comme Corinne qui, « offensée des préjugés haineux qu’Oswald exprimait contre sa nation »43, tente de convertir son amant, Orette, voyant « son amour méprisé par une injuste prévention », tente de « faire abjurer [à Denneval] cette idée qu’il nourrit contre les Italiennes »44 : « Qu’il m’écoute, je saurai bien désarmer une injuste prévention, et trouver le bonheur en le lui donnant »45. Comme Corinne, enfin, forte de sa bonne conscience, Orette n’hésite pas à s’affranchir de l’opinion. Quand, invoquant les convenances, son ami et admirateur Lorenzo lui déconseille de faire le voyage de Paris à la poursuite de Denneval (« Que dira-t-on en voyant une femme dans la fleur de son âge et de sa beauté, courir après un jeune homme qui la repousse, qui la fuit ? »), la téméraire Italienne s’exclame : « que m’importe ce que dira le monde ! »46. Et l’auteur de défier, dès sa préface, « les moralistes sévères [qui] vont peut-être se scandaliser en voyant […] une femme courir sur les traces d’un homme qu’elle adore ».

L’inoculation de l’amour

22 Comparons enfin le traitement que réservent les deux textes à une scène topique du roman contemporain : les soins rendus par la femme amoureuse à son amant malade47. En l’occurrence, ceux prodigués par nos deux Italiennes, dont le dévouement vient infirmer les fameuses « préventions » du héros masculin.

23 Nous l’avons vu, la maladie de Denneval et celle d’Oswald ont la même cause : la crainte de faillir à la mémoire du parent défunt en succombant aux charmes de l’Italienne. Dans le cas d’Oswald, c’est la représentation de Roméo et Juliette qui réveille sa « superstition secrète » et la peur de trahir les dernières volontés de son père en épousant une Italienne (« Ah ! qui sait, s’écria-t-il, qui sait s’il ne craindrait pas […] que son fils oubliât sa patrie et ses devoirs envers elle »48). L’angoisse de manquer au devoir va alors jusqu’à provoquer un accident physique : Son agitation, sa peine devint si forte, qu’elle lui rendit un accident dont il se croyait guéri ; le vaisseau cicatrisé dans sa poitrine se rouvrit. […] il souhaitait en secret que la fin de sa vie terminât ses chagrins.49

24 C’est déjà le cas de Denneval qui, rentré à Paris, et tentant par la dissipation d’oublier Orette, tombe gravement malade. Comme Oswald, qui prend ce qu’il craint « pour un présage » et ce qu’il souffre « pour un avertissement du ciel »50, Denneval, dans le délire de sa fièvre, retrouve son cauchemar obsédant. « Docteur, dites-moi si l’on doit croire aux rêves : ne sont-ce pas des inspirations célestes, des avertissements ?... » demande-t- il sans cesse au médecin qui le soigne51.

25 Mais plus encore que l’origine du mal, c’est la ressemblance dans la nature particulière des soins qui est frappante. L’Italienne, où l’épisode de la maladie occupe une place centrale, nous fournit les détails d’une thérapie artistique qui sera celle exercée par Corinne non seulement quand, au chevet d’Oswald, elle « trouvait l’art de varier les heures par la lecture [et] par la musique »52, mais tout au long de sa relation avec son amant anglais, atteint de mélancolie chronique. Dans les lettres-journal où Orette enregistre l’évolution de la maladie de Denneval, nous découvrons ainsi le rôle majeur de ses talents de musicienne :

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Un matin, ne sachant plus qu’imaginer, je lui proposai de pincer un morceau de harpe. – Ah, oui, me dit-il, je me souviens qu’à Milan on me vantait votre talent sur un instrument si difficile, vous savez lui donner une expression, une âme… On dirait que vous lui prêtez la vôtre…53

26 Talents de plus en plus sollicités par le patient : Chantez, en vous accompagnant, quelques romances ; vous leur donnerez sans doute une expression nouvelle en les colorant, pour ainsi dire, de votre mélancolie. – Je ne puis vous rien refuser… Je pris ma harpe, et après un prélude assez expressif, je chantais les Malheurs de Laure et Pétrarque, et le Serment d’amour. J’observais en jouant, sa figure ; ses yeux s’animaient et restaient fixés sur mes doigts ; sa bouche, entr’ouverte, semblait aspirer mes paroles, son immobilité avait quelque chose de touchant.54

27 Talents que l’on retrouve dans les fameux recours de Corinne à sa harpe : […] elle posa ses doigts sur la harpe qui était placée à côté d’elle, et fit quelques accords sans suite et sans dessein. Ces sons harmonieux, en accroissant l’émotion d’Oswald, semblaient lui inspirer un peu plus de hardiesse.55 […] le tombeau de son père et les montagnes d’Écosse se retracèrent à sa pensée, et ses yeux se remplirent de larmes. Corinne prit sa harpe, et devant ce tableau elle se mit à chanter les romances écossaises dont les simples notes semblent accompagner le bruit du vent qui gémit dans les vallées. […] Oswald ne résista point à l’émotion qui l’oppressait.56

28 Quant à Corinne comédienne, jouant pour Oswald Roméo et Juliette, elle aussi a pour devancière Orette qui récite des vers de Racine et de Voltaire à la demande de son amant malade, et qui lui fait verser des larmes en jouant Iphigénie : « Je pris au hasard, j’ouvris Iphigénie. Je le vis verser des larmes à la scène entre Achille et la fille d’Agamemnon »57.

29 Certes, les joueuses de harpe sont légion dans le roman sentimentalo-ossianique du tournant du siècle, certes, la communion amoureuse par la lecture ou la performance artistique est alors un véritable topos, mais, ici encore, une même combinaison de lieux communs suggère l’hypothèse d’une dérivation spécifique. Les matériaux du très long épisode de la maladie dans L’Italienne essaiment en effet un peu partout dans Corinne. On retiendra ainsi l’exemple de l’incident de parcours éprouvé par Orette lors de ses performances artistiques : Je pensais triompher de lui, je jouissais même intérieurement de mon succès… Ma précipitation pensa me perdre. Je chantais les Plaisirs d’amour ; Denneval se retourna, je vis son humeur et cessai sur le champ.58

30 On conçoit que l’inquiet Denneval ne pouvait apprécier les paroles de la célèbre chanson : Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, Chagrin d’amour dure toute la vie. J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie. Elle me quitte et prend un autre amant.

31 On comprend qu’Orette, qui n’a pas encore gagné la bataille, songe au chagrin d’amour qui dure toute la vie, et que Denneval n’entende que l’amour qui ne dure qu’un moment et craigne que l’Italienne ne ressemble finalement à l’ingrate Sylvie. Orette finira par corriger son erreur de répertoire en passant une nuit sans sommeil à lire La Nouvelle Héloïse. Heureuse occupation où elle sera surprise par son amant, et grâce à laquelle elle sera enfin rachetée.

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32 Ce sont les mêmes soupçons continuels provoqués par le fantasme de l’Italienne volage que nous retrouvons dans Corinne, la même tendance du héros à interpréter les paroles de sa maîtresse à l’aune de ses préventions. Quand Corinne, inquiète de l’effet qu’aura la divulgation de sa véritable identité sur les sentiments d’Oswald, sollicite son amant à profiter de l’instant présent (« jouissons encore quelque temps de cette paix du cœur qui nous est accordée »59), ce dernier la soupçonne de chercher à éloigner « attentivement tout ce qui pouvait amener une union indissoluble ». Elle dissipera cette nouvelle inquiétude en conduisant Oswald vers un tableau d’Ossian et en lui chantant devant ce tableau une romance écossaise. Les effets de la sensibilité rousseauiste d’Orette et ceux de la sensibilité ossianique de Corinne sont pratiquement les mêmes. Denneval ne considère plus comme sacrilège l’idée d’épouser une Italienne qui lit Rousseau et s’exclame aussitôt : C’est à vous que je vais devoir le jour… Que ferai-je jamais qui puisse m’acquitter envers vous ?... – Denneval, le don de votre main lui dis-je en tremblant : il a frissonné. – Orette […], laissez-moi m’habituer à cette idée ! que je puisse me familiariser avec elle ; je vous demande un mois.60

33 Oswald s’émeut devant la sensibilité gallique de Corinne et esquisse une proposition : « Serais-tu la digne compagne de ma vie […] ? »61 demande-t-il à l’Italienne qui vient de se montrer digne de le suivre dans son Écosse natale.

Préventions culturelles et modèles littéraires

34 Mais les références livresques sont à double tranchant. Cherchant in extremis à se justifier de ses « injustices », de ses « rigueurs », de sa « fuite », enfin de « toute [sa] conduite » à l’égard de l’Italienne amoureuse, Denneval évoque « [sa] prévention, née de [ses] lectures des ouvrages sur l’Italie »62. De quels ouvrages est-il question ? Les Lettres sur l’Italie de Dupaty viennent évidemment à l’esprit. Et, sans surprise, l’on y retrouve en effet, à quelques mots près, les termes mêmes de Denneval dans son propos général sur les Italiennes cité plus haut. Dans sa lettre LXIII, « À Rome », Dupaty décrit ainsi l’amour à l’italienne : Qu’est-ce que l’amour chez les Romaines ? Ce qu’il peut être dans un climat et dans des mœurs où il ne rencontre, presque jamais, d’obstacles, qui le fortifient ; de préjugés, qui lui donnent du prix ; d’idées morales, qui l’embellissent ; de gênes, qui l’entretiennent ; de circonstances, enfin, qui en fassent, comme très souvent dans nos mœurs, un bonheur, un triomphe et une vertu. L’amour est, chez les Romaines, un amusement, ou une affaire, ou un caprice, et fort peu de temps un besoin ; car elles l’usent très promptement.63

35 Mais Denneval poursuit son explication et précise que la prévention née de la lecture des ouvrages sur l’Italie, a été « accrue par un souvenir cruel ». Les « lectures » et le « souvenir » sont-ils parfaitement distincts ? L’aventure sanglante du frère, poursuivi et poignardé à mort par la maîtresse italienne qu’il venait d’abandonner, est-elle ainsi seule à l’origine du rêve récurrent du héros, s’imaginant frappé de la main d’Orette, qui se donne aussitôt la mort et expire sur son sein ? Nous ferons l’hypothèse que la lecture des livres sur l’Italie n’est pas seulement à l’origine des préventions générales du personnage mais aussi de ses fantasmes particuliers. On notera en effet que l’ensemble du propos justificatif de Denneval suit immédiatement la scène de lecture de La Nouvelle Héloïse par Orette. La posture de la garde-malade défiant la contagion, qui fait de l’Italienne l’équivalent féminin de -Preux dans l’épisode de « l’inoculation de

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l’amour », vient certes marquer la transformation positive du rêve par lequel le héros était jusque-là obsédé, mais nous rappelle aussi au passage la dimension italienne du roman de Rousseau. Le « souvenir cruel » de Denneval serait peut-être lui aussi un souvenir livresque : il renverrait non seulement à l’expérience « réelle » du frère, mais à celle, littéraire, de milord Édouard. L’on songe évidemment à la marquise napolitaine qui « conçut pour lui une passion violente qui la dévora le reste de sa vie »64, à sa « jalousie infernale qui la fit cent fois attenter à la vie » du pacifique Anglais, enfin au propos général du narrateur : « Ainsi commencèrent ces doubles liaisons, qui, dans un pays comme l’Italie, exposèrent Édouard à mille périls de toute espèce »65.

36 Et au-delà des « Amours de milord Édouard », c’est à leur modèle que l’on doit ici songer : aux amours de sir Charles Grandison, héros éponyme du dernier roman de Richardson, et dont les liaisons sentimentales contractées en Italie à l’occasion de son Grand Tour sont au cœur de l’intrigue66. Nul doute que Denneval craigne trouver en Orette le double d’Olivia, l’aristocrate florentine passionnée, violente et jalouse, « vindicative jusqu’au crime », qui poursuit Grandison jusqu’en Angleterre de ses assiduités comme de ses menaces : […] une dame de Florence, nommée Olivia. Elle a à la vérité de grandes qualités, elle est d’une grande naissance, généreuse, d’une figure aimable, en possession d’un très grand bien, dont elle peut entièrement disposer, n’ayant ni père, ni mère, ni frère, ni d’autres proches parents. Je la vis pour la première fois à l’opéra […]. Il ne pouvait y avoir d’objection contre sa figure ; personne ne contestait sa vertu ; mais elle était d’un caractère violent et impétueux. […] Je fus obligé, à cause de cela, de quitter Florence pour quelque temps, ayant appris que la vengeance avait pris la place d’une passion plus douce, et que ma vie était en danger.67

37 Mme de Staël avait-elle besoin de Dognon pour lui rappeler Dupaty, Rousseau ou encore Richardson ? Certainement pas. Reste que les références partagées entre L’Italienne et Corinne sont instructives. Le renvoi explicite que fait Denneval aux « ouvrages sur l’Italie » qui sont à l’origine de sa prévention nous permet d’identifier le rôle de Dupaty dans « l’opinion qu’[Oswald] avait témoignée sur les Italiennes » et dont Corinne était « douloureusement affligée ». On comparera ainsi le discours d’Oswald sur l’absence de roman en Italie aux réflexions de Dupaty reprises par Dognon et que nous avons citées plus haut : Aucun sentiment profond ni délicat ne se mêle […] à cette mobilité sans pudeur. Aussi dans cette nation où l’on ne pense qu’à l’amour, il n’y a pas un seul roman, parce que l’amour y est si rapide, si public, qu’il ne se prête à aucun genre de développement.68

38 On observera encore leurs considérations respectives sur la manière italienne de « parler d’amour » : Un des mystères de l’amour devrait être de parler d’amour ; l’amour est, ici, un lieu commun de conversation ajouté à ceux de la pluie et du beau temps, de l’arrivée d’un étranger, de la promotion du matin, et de la procession du soir […] Une mère dit tout naturellement, ma fille ne mange point, ne dort point, elle a l’amour ; comme si elle disait, elle a la fièvre.69 En arrivant ici, j’avais une lettre de recommandation pour une princesse ; je la donnai à mon domestique de place pour la porter ; il me dit : Monsieur, dans ce moment cette lettre ne vous servirait à rien, car la princesse ne voit personne, elle est INNAMORATA ; et cet état d’être INNAMORATA se proclamait comme toute autre situation de la vie, et cette publicité n’est point excusée par une passion extraordinaire ; plusieurs attachements se succèdent ainsi, et sont également connus.70

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39 Quant à la référence à l’Histoire de sir Charles Grandison, omniprésente dans le roman de l’époque, Mme de Staël la partage avec Dognon, comme avec Rousseau, et la met au cœur même de son roman. Elle apparaît dans la doxa évoquée par l’héroïne féminine : Écoutez, dit-elle à lord Nelvil, quand vous serez à Londres, ils vous diront, les hommes légers de cette ville, que les promesses d’amour ne lient pas d’honneur ; que tous les Anglais du monde ont aimé des Italiennes dans leurs voyages, et les ont oubliées au retour.71

40 L’allusion ici n’est pas à Olivia, personnage secondaire de Grandison, mais à Clémentine : le grand amour italien du héros anglais, une jeune fille dont il se fait aimer littéralement à la folie et envers laquelle il s’engage solennellement – avant de rentrer dans son pays et de s’y choisir une épouse anglaise plus raisonnable. Une fois marié, il confiera à cette épouse ses sentiments pour l’Italienne dans des termes qui nous sont désormais familiers : Je n’ai jamais vu […] une femme que j’eusse pu aimer autant qu’elle, si je n’avais pas retenu mon cœur dès les commencements […] par la résolution que j’avais formée, comme une précaution contre moi-même, quand je commençai mes voyages, de ne penser jamais à épouser une étrangère.72

41 Mais c’est là une autre histoire73.

NOTES

1. « […] on peut, sans exagération aucune, fixer à UN PAR JOUR, le nombre des productions de ce genre », Décade philosophique, 20 Brumaire, an IX (compte rendu de Saint Léon de W. Godwin). 2. « L’Italienne, ou Amour et Persévérance ; par F. D. », Décade philosophique, 30 Floréal, an XI. 3. L’Italienne, ou Amour et Persévérance, Paris, Mme Masson, An XI-1803, préface non paginée. Désormais L’Italienne. 4. Ibidem. 5. Pour situer la particularité du modèle offert à Mme de Staël par Dognon, on peut ainsi se référer à Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles, J. Herman, K. Peeters et P. Pelckmans (dir.), Amsterdam-New-York, Rodopi, 2012. 6. Ch. Dupaty, Lettres sur l’Italie, en 1785, Rome et se trouve à Paris chez De Senne et Comte d’Artois, 1788, lettre XCV, « À Naples », t. I, p. 176. 7. L’Italienne, p. 49. Nous soulignons. 8. Corinne ou l’Italie, éd. S. Balayé, Gallimard, « Folio », 1985, p. 344. Désormais Corinne. Sur Mme de Staël lectrice de Dupaty, voir M. Gille, « Un antécédent littéraire de Corinne : les Lettres sur l’Italie de Dupaty », dans les actes du colloque Il Gruppo di Coppet et l’Italia (Pescia, 24-27 septembre 1986), M. Matucci (dir.), Pisa, Pacini Editore, 1988, p. 163-185. 9. Ibidem. 10. Ibid., p. 345. 11. L’Italienne, p. 13. 12. Ibid., p. 54-55. 13. Corinne, p. 332-333. 14. Ibid., p. 467. 15. Ibid., p. 496.

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16. L’Italienne, p. 9. 17. Ibid., p. 208. 18. Ibid., p. 12. 19. Ibid., p. 114. 20. Ibid., p. 10. 21. Corinne, p. 77. 22. Ibid., p. 155. 23. Ibid., p. 44. 24. L’Italienne, p. 5-6. 25. Ibid., p. 16. 26. Ibid., p. 124. 27. Ibid., p. 156-157. 28. Ibid., p. 174. 29. Corinne, p. 99. 30. L’Italienne, p. 191. 31. Ibid., p. 119. 32. Ibid., p. 132. 33. Ibid., p. 125. 34. Ibid., p. 136. 35. Corinne, p. 478. 36. Ibid., p. 468. 37. L’Italienne, p. 95. 38. Lettres sur l’Italie, p. 141. 39. Ibid., p. 142. 40. L’Italienne, p. 108. 41. Corinne, p. 431. 42. L’Italienne, p. 109-110. 43. Corinne, p. 158. 44. L’Italienne, p. 143. 45. Ibid., p. 164. 46. Ibid., p. 138. 47. Voir, par exemple, Mme Cottin, Malvina, Paris, Maradan, 1800, t. III, p. 98-146. 48. Corinne, p. 201. 49. Ibid., p. 205. 50. Ibid., p. 202. 51. L’Italienne, p. 157. 52. Corinne, p. 212. 53. L’Italienne, p. 188. 54. Ibid., p. 191-192. 55. Corinne, p. 81. 56. Ibid., p. 238. 57. L’Italienne, p. 190. 58. Ibid., p. 192. 59. Corinne, p. 231. 60. L’Italienne, p. 194. 61. Corinne, p. 238. 62. Ibid., p. 193. 63. Lettres sur l’Italie, p. 296. 64. J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. H. Coulet, Paris, Gallimard, « Folio », 1993, vol. I, p. 416.

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65. Ibid., p. 425. Nous soulignons. 66. Voir l’analyse des « Amours de milord Édouard Bomston » dans Sh. Charles, « Rappeler, varier, combiner : la mémoire romanesque de La Nouvelle Héloïse », dans Poétique, 173, 2013, p. 63-86. 67. S. Richardson, Histoire de sir Charles Grandison, trad. Monod, Élie Luzac fils, Göttingen et Leyde, 1755, t. III, p. 231-232. 68. Corinne, p. 153. Le même propos se retrouvait déjà dans De la littérature : « Ils n’ont point de romans […], parce que l’amour qu’ils conçoivent, n’étant pas une passion de l’âme, ne peut être susceptible de longs développements. Leurs mœurs sont trop licencieuses pour pouvoir graduer aucun intérêt de ce genre » (Mme de Staël, De la littérature considérée dans ses relations avec les institutions sociales, éd. G. Gengembre et J. Goldzink, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 200). 69. Lettres sur l’Italie, p. 296-297. 70. Corinne, p. 153. 71. Ibid., p. 441. 72. Histoire de sir Charles Grandison, t. III, p. 343. 73. Voir Sh. Charles, « Au miroir de l’intertexte. Une lecture de Corinne ou l’Angleterre », Eighteenth-Century Fiction, 31, 3, 2019, p. 481-508.

RÉSUMÉS

Peut-on lire Corinne ou l’Italie comme une amplification de L’Italienne, ou Amour et Persévérance ? Paru en 1804, le roman de Jean-François Dognon mêlait déjà un tour d’Italie inspiré de Dupaty à une histoire d’amour où les caractères nationaux jouaient un rôle essentiel. L’article met à l’épreuve l’hypothèse d’un palimpseste en analysant un réseau ramifié de correspondances : l’alternance entre discours narratif et discours savant, la caractérisation individuelle et culturelle des personnages, la présence de péripéties communes. Il met aussi en évidence l’intertexte fictionnel partagé de Corinne et de L’Italienne : Grandison, le roman anglo-italien de Samuel Richardson et l’épisode italien de La Nouvelle Héloïse.

Can Staël’s Corinne or Italy be read as an amplification of L’Italienne ou Amour et Persévérance? Published in 1804, Jean-François Dognon’s novel had already linked an Italian tour inspired by Dupaty with a love story in which national characters were playing an essential role. The article tests a palimpsest hypothesis by analysing a network of multiple correspondences: the alternation between narrative and scholarly discourse, the mixture of individual and cultural characterization, the presence of common adventures. It also highlights the shared fictional intertext of Corinne and L’Italienne: Grandison, Samuel Richardson’s Anglo-Italian novel and the Italian episode of La Nouvelle Héloïse.

INDEX

Mots-clés : Staël (Madame de), roman sentimental, tour d’Italie, lieux communs, intertextualité, Dognon (Jean-François) Keywords : Staël (Madame de), sentimental novel, tour of Italy, commonplaces, intertextuality, Dognon (Jean-François)

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Stendhal et les campagnes napoléoniennes Stendhal and Napoléon’s campaigns

Cécile Meynard

1 Henri Beyle, futur Stendhal, est un témoin et acteur privilégié des campagnes militaires de Napoléon en Europe de 1800 à 1814. Il en rend compte dans ses journaux et dans sa correspondance personnelle. Ces documents, mi-intimes mi-publics, donnent ainsi, dans toute la complexité de leur propos et de leur destination, une vision tantôt croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits majeurs du début du siècle en Europe. Il va ensuite littérariser cette expérience vécue, en particulier dans ses biographies de Napoléon et dans son œuvre romanesque. Il s’agit donc ici de confronter le récit en direct à la façon d’un reporter avant l’heure1 à cette restitution littéraire ultérieure qui n’a rien de simple et évolue dans le temps et selon les genres choisis.

*

2 Stendhal a fait toutes les campagnes militaires à partir de 1800, sauf deux : la campagne d’Autriche en 1805 (il est alors à Marseille et semble se désintéresser complètement de la vie politique et militaire contemporaine, au point que l’on ne trouve même aucune référence dans ses journaux et lettres de l’époque à la victoire d’Austerlitz le 2 décembre), et la guerre d’Espagne de 1808-1809 (pour la bonne raison qu’il est alors commissaire des guerres à Brunswick). En revanche, son expérience des campagnes militaires est très particulière. Dans deux cas, il arrive durant les périodes d’occupation ou de pacification qui suivent les batailles de conquête : pour la deuxième campagne d’Italie (1800-1801), il est sous-lieutenant mais la République cisalpine ayant déjà été rétablie, son régiment se déplace de garnison en garnison sans avoir à livrer le moindre combat2 ; de même en 1806-1808, il fait seulement la fin de la campagne en Allemagne contre la Prusse. Pour les autres campagnes en revanche, il suit de très près l’Empereur et ses troupes, en tant que membre du corps des commissaires des guerres (campagne

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d’Allemagne, printemps-été 1809), responsable chargé de la Direction générale des approvisionnements de réserve dans les trois gouvernements de Smolensk, Mohilev et Vitebsk (campagne de Russie, automne-hiver 1812), intendant (Sagan, 1813) et enfin chargé de participer à l’organisation de la défense du Dauphiné (campagne de France, printemps 1814). À noter qu’à partir de sa réintégration dans l’armée en octobre 1806, il remplit ces missions avec un zèle qui est reconnu par tous ses supérieurs3. Pour ces dernières campagnes, il constate les conséquences immédiates des combats et parfois y assiste de loin, en tant que spectateur. À cette distance liée à ses fonctions s’ajoute le fait que Stendhal s’auto-censure par prudence dans ses lettres, mais aussi dans ses journaux : il évoque en particulier à plusieurs reprises la nécessité de ne point parler de politique4.

3 Enfin, ses journaux de campagne et ses lettres rendent compte de la banalité et de l’incohérence d’un parcours chaotique sans aucune vue générale permettant de comprendre les événements ou la stratégie des chefs, et préfigurent ainsi, bien avant l’heure, la modernité d’un roman comme La Semaine sainte d’Aragon5. Ces récits, portant sur les difficultés de la vie quotidienne, mais aussi sur les relations avec les populations occupées ou libérées, relatent toutefois cette expérience d’une façon singulière.

4 Stendhal pratique en effet le plus souvent une narration distanciée et froide dans ses journaux, alors même qu’il se trouve dans des zones dévastées par des batailles récentes. Lors de la campagne d’Allemagne, il dort ainsi tout habillé à Landshut, le 24 avril 1809, après la victoire française, par crainte que les ennemis ne reprennent la ville dans la nuit6. Malgré le danger réel, il se contente cependant d’évoquer de façon lapidaire la situation à l’hôpital et l’aide qu’il est allé apporter jusqu’à minuit : « […] nous soutînmes des malades qui descendaient de charrette, et enfin moi, qui ne suis pas indulgent pour moi, je ne trouvai rien à me reprocher. […] Rien de nouveau ; détails d’un hôpital en désordre. Économe fripon et de mauvaise volonté. Un seul chirurgien autrichien pour tout, plein de bonne volonté »7. Refusant la description « facile » et pathétique, il ne cherche pas à mettre en valeur son dévouement ni les risques qu’il prend à approcher des malades – les maladies, et notamment les fièvres, ont plus tué que les batailles napoléoniennes elles-mêmes8… Il avait pourtant de quoi broder sur l’ambiance d’un hôpital de campagne, telle que la peignent les témoignages de l’époque évoquant le manque dramatique de chirurgiens, la confusion, la saleté, les monceaux de bras et de jambes coupés, les hurlements, les infections, et notamment la célèbre « pourriture d’hôpital »9.

5 Stendhal porte sur les campagnes napoléoniennes un regard de reporter de guerre avant la lettre. Nous n’évoquerons ici que le cas de la campagne de Russie. Nombre de critiques sont convaincus que Stendhal a beaucoup affabulé sur sa participation à cette campagne10. Toutefois, la confrontation de son récit avec les témoignages des survivants permet de prendre conscience à la fois de son exactitude et de sa sobriété. Il précise par exemple que « [ses] gens, comme ceux de tout le monde étaient ivres et capables de s’endormir au milieu d’une rue brûlante »11. De fait, à l’instigation du général russe Rostopchine, pratiquant la politique de la terre brûlée devant l’avancée française, des feux démarrent à Moscou et ravagent la ville du 14 au 18 septembre 181212. Napoléon reste plus d’un mois dans Moscou brûlé, espérant en vain la réponse du Tsar à ses propositions de paix, et les troupes françaises, désœuvrées et désorganisées, s’enivrent et pillent ce qui n’a pas été détruit. Stendhal note encore qu’une « violente diarrhée faisait craindre à tout le monde le manque de vin13 », ce qui

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correspond encore une fois à la réalité, la dysenterie et le typhus faisant des ravages dans les rangs de la Grande Armée.

6 Son journal se fait donc la chambre d’écho des événements, par exemple le 15 septembre 1812 : « Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment son affaire prendra »14. C’est exactement dans ces termes que Rostopchine s’exprime lui-même dans une lettre à sa femme : « Lorsque tu recevras cette lettre, Moscou sera réduite en cendres ; pardonne-moi d’avoir voulu faire le Romain »15. Stendhal précise encore qu’« on a trouvé aujourd’hui un écriteau à un des châteaux de Rostopchine ; il dit qu’il y a un mobilier de tant (un million je crois), etc. etc. mais qu’il l’incendie pour ne pas en laisser la jouissance à des brigands. Le fait est que son beau palais d’ici n’est pas incendié »16. Or Rostopchine a effectivement laissé un écriteau devant sa maison de campagne à Voronovo : « […] je mets le feu à ma maison, afin qu’elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec des meubles valant un demi-million de roubles ; ici vous ne trouverez que des cendres » 17.

7 Stendhal livre ainsi dans ses journaux une chronique sans aucune glorification de la guerre, vue du côté de l’intendance, et semble parfois faire preuve d’un matérialisme indifférent et d’un esprit de dérision qui peuvent choquer, mais qui sont liés à ses fonctions mêmes. Ses trois préoccupations principales sont en effet : que faire manger à son supérieur, le terrible Pierre Daru ? où le faire dormir ? comment le véhiculer ? Autant de questions qui prennent une dimension de casse-tête inextricable dans le désordre de l’avancée ou de la retraite de la Grande Armée. Les craintes qu’il exprime inévitablement lors des différentes campagnes auxquelles il participe se comprennent mieux dans un tel contexte, comme en Allemagne en 1809 : Nous arrivâmes enfin à Pfeffenhausen. J’eus un moment de peur en y arrivant. J’étais à pied depuis une heure, tout à coup je vis une calèche derrière notre voiture, je crus que c’était M. D. qui arrivait à son logement avant nous. C’était l’excellent Joinville. M. D. n’arriva que deux heures après et fut content de son logement. Il demanda ce que nous avions à souper, je répondis : « Des pommes de terre et un demi-veau. » Il rit beaucoup de « demi-veau ». Je crois que c’était de moi me servant d’une expression impropre, mais qu’aussi il commençait à sentir que c’était exprès.18

8 Le jeune intendant n’est pas concerné par l’effroi que peut éprouver le soldat à la bataille, mais la peur qu’il éprouve de faillir à sa mission et de mécontenter le chef n’en est pas moins forte… Et la fierté de faire rire ce dernier semble faire oublier le reste. Ce qui peut paraître un traitement cynique de la situation par un humour décalé va plus loin encore. De fait, il transpose souvent son expérience nécessairement partiale et lacunaire de la guerre sur le mode comique. Dans ses lettres, en particulier à Félix Faure et à Mme Daru, il accentue encore plus ce côté humoristique et détaché dans la description des conditions de vie difficiles19 : sans doute faut-il y voir une forme de mise en scène pudique où la dérision éviterait tout risque de vantardise et de dramatisation.

9 Il donne aussi par moments l’impression de parcourir les champs de bataille en touriste, surtout sensible au pittoresque du paysage : « Nous passâmes à côté d’un pont brûlé, où l’on s’était battu la veille, et où je vis trois kaiserlich morts. Ce sont les premiers. La route était entourée de bivouacs, elle a des parties on ne peut plus pittoresques »20. Il s’attarde aussi volontiers sur l’évocation de la beauté du paysage allemand, ou de l’ovale parfait des visages de femmes : faisant abstraction des décombres et des bivouacs, il lui arrive même de se croire en Italie21. Cette indifférence

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morale affichée au profit d’un intense plaisir esthétique – que l’on retrouve en 1812 dans l’incendie de Moscou – est encore plus nette dans son « Journal écrit à Bautzen le 21 mai 1813, pendant qu’on se canonne »22 : « Nous voyons fort bien, de midi à 3 heures, tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu’on est un peu ému par la certitude qu’on a, que là se passe une chose qu’on sait être terrible » 23.

10 Même quand il peut voir quelque chose des combats, la froideur correspond le plus souvent à une forme de discipline, du point de vue du contenu autant que de la forme, que s’impose Stendhal par horreur de l’emphase. L’expérience, quand elle est bouleversante, est, dès cette époque, de l’ordre de l’indicible, sous peine de ridicule. Il le dit explicitement : Un mot ridicule ou seulement exagéré a souvent suffi pour gâter les plus belles choses pour moi : par exemple à Wagram à côté de la pièce de canon quand les herbes prenaient feu, ce colonel blagueur de nos amis qui dit : C’est une bataille de géants ! L’impression de grandeur fut irrémédiablement enlevée pour toute la journée.24

11 Toutefois la chronique froide et exacte ne dissimule pas toujours l’horreur et le mal au cœur. Le regard que Stendhal porte sur les guerres napoléoniennes est avant tout un regard critique, y compris sur les pillages et autres exactions commis par les soldats français, que l’on devine parfois au détour d’une anecdote25. Il va même adopter un ton grave pour évoquer dans son journal les dégâts causés par l’incendie d’Ebersberg qu’il a pu constater le 4 mai 180926 : […] au milieu, à quatre cents pas au-dessous du pont, était un cheval droit et immobile. Effet singulier. Toute la ville d’Ebersberg achevait de brûler, la rue où nous passâmes était garnie de cadavres, la plupart français, et presque tous brûlés. Il y en avait de tellement brûlés et noirs qu’à peine reconnaissait-on la forme humaine du squelette. En plusieurs endroits les cadavres étaient entassés ; j’examinais leur figure. Sur le pont, un brave Allemand, mort, les yeux ouverts : courage, fidélité et bonté allemande étaient peints sur sa figure, qui n’exprimait qu’un peu de mélancolie. Peu à peu, la rue se resserrait, et enfin, sous la porte et avant, notre voiture fut obligée de passer sur ces cadavres défigurés par les flammes. Quelques maisons brûlaient encore. Ce soldat qui sortait d’une maison avec l’air irrité. J’avoue que cet ensemble me fit mal au cœur. […] J’ai appris depuis que c’était réellement une horreur. Le pont a été attaqué par les tirailleurs du Pô, qui étaient 800 (il n’en reste plus que 200), par la division Claparède, qui était 8000, et qui est réduite à 4000, dit-on. […] On se battit dans la ville, les obus y pleuvaient et finirent par y mettre le feu. On sent bien que personne ne s’occupait de l’éteindre, toute la ville brûla, ainsi que les malheureux blessés placés dans les maisons. Voilà comment on explique l’horreur qu’on voit dans la rue en passant. Cette explication me paraît probable. Car d’où viendraient tant de soldats brûlés ? de morts ? Mais on n’a tué personne dans les maisons, on n’y a pas transporté les morts ; donc ces pauvres diables ont été brûlés vivants. Les connaisseurs disent que le spectacle d’Ebersberg est mille fois plus horrible que celui de tous les champs de bataille possibles, où l’on ne voit enfin que des hommes coupés dans tous les sens, et non pas ces cadavres horribles avec le nez brûlé et le reste de la figure reconnaissable.27

12 La qualité journalistique, mais aussi littéraire, de l’évocation, est frappante : refus de se laisser emporter par l’émotion et souci de raisonner en discutant la crédibilité de l’explication donnée pour justifier le nombre de cadavres brûlés ; organisation du récit

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en faisant succéder à la description l’explication, ce qui suscite une horreur encore plus grande ; place accordée au témoignage personnel et au témoignage rapporté (avec la plus grande prudence : il multiplie les « dit-on », « je crois », chaque fois qu’il n’est pas certain de ce qu’il relate, il recourt à l’avis d’autorités, « les connaisseurs », pour corroborer son avis personnel) ; énumération de chiffres ; alternance de vues générales et de vues de détail permettant de dramatiser sans faire de pathos, d’opinion personnelle et de description objective, de faits et d’idées ; contraste entre les événements horribles évoqués et le style froid, parfois télégraphique mais le plus souvent d’une rédaction soignée, marquée par le refus absolu de toute emphase, voire par le recours à une forme d’ironie toute voltairienne permettant de mettre à distance le choc éprouvé ; sensibilité aiguë à une certaine esthétique de l’horreur (cheval tout droit dans la rivière, rangées de soldats figés dans la mort, visages au nez brûlé mais au reste des traits reconnaissables) ; analyse précise des effet du spectacle sur soi et du sentiment d’étrangeté éprouvé face aux autres28.

13 Ces caractéristiques sont d’autant plus remarquables qu’elles sont développées dans son journal, dont la destination est avant tout personnelle, et non dans un texte destiné à la lecture par autrui : Stendhal écrit bel et bien pour lui-même, afin de garder la trace brûlante de ce moment et de son état d’esprit, et non pas dans la perspective d’écrire une « belle page » pour des lecteurs partagés entre horreur et fascination29. Il résume d’ailleurs cette scène de façon très lapidaire dans une lettre à Félix Faure, en donnant des indications complémentaires sur son état d’esprit et sur son attitude face à l’horreur : « J’ai eu réellement envie de vomir en traversant Ebersberg, en voyant les roues de ma voiture faire jaillir les entrailles des corps des pauvres petits chasseurs à moitié brûlés. Je me mis à parler pour me distraire de cet horrible spectacle. Il résulte de là qu’on me croit un cœur de fer »30. Le contraste est frappant entre ces visions croisées sur le même objet.

14 Toutefois, la mort, la souffrance, le danger, l’inconfort même, cela n’est rien à côté de l’horreur de devoir côtoyer des hommes sans aucune envergure intellectuelle : « Les intérieurs d’âme que j’ai vus dans la retraite de Moscou m’ont à jamais dégoûté des observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches de sabre qui composent une armée »31. Stendhal fait ainsi une découverte paradoxale : l’horreur de la guerre, c’est surtout la désillusion sur la nature humaine, non parce qu’elle se montre capable de barbarie (tantôt cette barbarie l’amuse, tantôt il la trouve sublime), mais parce qu’elle se révèle au contraire dans sa médiocrité et sa platitude. Contre l’ennui et le dégoût, le seul refuge est alors significativement la littérature (lecture des Facéties de Voltaire devant l’incendie de Moscou32 ; travail sur les projets de Letellier et d’Histoire de la Peinture en Italie).

15 Ainsi, les journaux de campagne qu’il tient et les lettres qu’il envoie dans ces moments parfois terribles, en tout cas intenses, lui permettent d’évoquer, mais toujours en termes mesurés, les événements qu’il a vécus. L’humour, la dérision et l’antiphrase donnent une tonalité personnelle significative à ce qui semblerait peut-être autrement un simple procès-verbal. Enfin, Stendhal souligne que ces journaux et ses lettres sont précieux en ce qu’ils constituent la base de futurs mémoires : bien conscient de vivre une page d’histoire, il se pressent écrivain-témoin. Une fois retombé l’élan guerrier et la morosité de la Restauration puis de la Monarchie de Juillet aidant, il en donnera toutefois dans ses œuvres des transpositions démystificatrices.

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16 On trouve essentiellement chez lui deux types de transpositions littéraires de cette expérience des campagnes napoléoniennes : les biographies de Napoléon – Vie de Napoléon (1818), Mémoires sur Napoléon (1836) –, et les romans. Précisons de suite que ces transpositions seront dénuées de tout parti-pris rhétorique d’embellissement et d’idéalisation de ces campagnes33.

17 En ce qui concerne les biographies, nous n’évoquerons ici que la Vie de Napoléon de 1818. Cette biographie est construite comme un plaidoyer en faveur de Napoléon, sans se priver de le critiquer pour autant34 : il ne s’agit pas pour Stendhal de livrer un récit scrupuleusement précis mais plutôt de produire une synthèse raisonnée35. La dimension synchronique est privilégiée sur la dimension diachronique. Il suffit de voir par exemple la construction des chapitres XII à XIV consacrés à la campagne d’Égypte, qui se fait sur le principe de réponses argumentées à quatre accusations portées contre Bonaparte (massacre des prisonniers à Jaffa, empoisonnement de ses malades à Saint- Jean-d’Acre, prétendue conversion au mahométisme et désertion de l’armée) et non selon une logique chronologique36. Dans ces chapitres, Stendhal transcende même la chronologie en évoquant les discussions de l’Empereur, à l’île d’Elbe en 1814 avec lord Ebrington, pour se justifier d’avoir fait administrer de l’opium à Jaffa à ses malades de la peste, malades qu’il ne pouvait emmener avec lui sous peine de contaminer toute son armée, et qu’il ne voulait pas abandonner aux Turcs. Le texte se caractérise ainsi par une vision d’ensemble et des jugements portés sur la politique de Napoléon, sans chercher à donner une présentation analytique des épisodes des campagnes. Peu de chapitres comportent un titre, et parmi ceux-ci, un seul a un titre de bataille, le chapitre XXXV : « Campagne de Wagram ». Stendhal résume cette campagne elle-même en deux brefs paragraphes : Les deux empereurs du Midi [Napoléon] et du Nord [le tsar Alexandre] se virent à Erfurt. L’Autriche comprit son danger et attaqua la France. Napoléon quitta Paris le 13 avril 1809. Le 18, il était à Ingolstadt. En cinq jours, il livre six combats et remporte six victoires ; le 10 mai, il est aux portes de Vienne. Cependant l’armée, déjà corrompue par le despotisme, ne fit pas aussi bien qu’à Austerlitz.37

18 À campagne efficace, récit lapidaire ! Après d’autres considérations, Stendhal consacre une dernière phrase à cette campagne : « La bataille de Wagram fut belle : 400 000 hommes se battirent toute la journée »38. La suite du chapitre porte sur le mariage de l’Empereur avec Marie-Louise et la naissance d’un héritier. Ainsi, le seul chapitre qui annonce explicitement une thématique militaire n’accorde en réalité qu’une place minime à la campagne elle-même : les enjeux du livre sont moins ceux d’un historien39 que d’un théoricien politique, prêt à rendre hommage indifféremment aux deux armées qui s’affrontent.

19 De même, dans les chapitres LIII à LVI, Stendhal revient avec un œil critique sur l’évolution de l’armée française de la Révolution à la campagne de Russie : « Au reste, résume-t-il en tête du chapitre LIV, l’esprit de l’armée a varié : farouche, républicaine, héroïque à Marengo, elle devint de plus en plus égoïste et monarchique. À mesure que les uniformes se brodèrent et se chargèrent de croix, ils couvrirent des cœurs moins

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généreux »40. Les erreurs de Napoléon lors de cette campagne sont analysées et jugées sans complaisance : Après la bataille de la Moskova, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre ; il y était parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin ; mais son génie politique, toujours si médiocre, lui fit perdre son armée. Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1er octobre. Il se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix ; l’héroïque brûlement de Moscou, s’il l’eut évacué, devenait alors ridicule.41

20 S’ensuit un sévère réquisitoire contre toutes les actions et tous les choix stratégiques de l’Empereur : on mesure à la lecture de ce texte la transformation de Stendhal, qui, de simple acteur englué en 1812 dans une campagne dont il ne comprenait ni les tenants ni les aboutissants et qu’il ne cherchait même pas à s’expliquer, s’est mué en théoricien critique qui se veut détenteur d’une parole d’autorité face à un lecteur moins savant et moins apte à juger que lui.

21 Les campagnes napoléoniennes sont encore très présentes dans les romans de Stendhal, mais il cherche désormais plutôt à montrer à quel point, avec le recul, elles sont devenues un mythe, voire une mystification, dans l’imaginaire collectif. Seules surnagent, dans son estime rétrospective, les premières campagnes – celles du temps où Bonaparte n’était pas encore empereur. Dans Le Rouge et le Noir, le souvenir de ces campagnes se réduit le plus souvent à l’idéalisation de l’énergie, de la vivacité, et de l’esprit de conquête plein de jubilation. Cet imaginaire est incarné tout particulièrement par le « vieux chirurgien, membre de la Légion d’honneur »42, dont M. de Rênal dit non sans mépris qu’il « avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie ; et même avait, dit-on, signé non pour l’Empire dans le temps43 ». Figure de héros républicain, dont le rôle était de soigner et non de tuer, il a enseigné à Julien « ce qu’il savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie44 ». Pour Stendhal, seules les premières campagnes militaires sont légitimes, quand Bonaparte est au service de la République au lieu de se l’asservir puis de l’anéantir. En revanche, la métaphore de la campagne napoléonienne revient constamment dans l’esprit de Julien, dont les lectures préférées (« son coran », dit Stendhal45) sont bien sûr Le Mémorial de Sainte-Hélène, mais aussi les bulletins de la Grande Armée, rapports officiels sur les actions des troupes en campagne, utilisés par Napoléon comme outils de propagande. Stendhal les évoquera d’ailleurs dans sa Vie de Henry Brulard comme des « machines de guerre, des travaux de campagne et non des pièces historiques »46. Comme le note Yves Ansel, « en insistant sur le fait que Julien a foi dans des bulletins aussi “menteurs”, le narrateur marque expressément l’innocence et la crédulité politique du “plébéien” »47. Tout aussi significative est cette mention d’un souvenir exalté : Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6e, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien- major.48

22 Julien, sans doute né en 1807 ou 1808, est évidemment trop jeune pour avoir vu des dragons revenant des campagnes d’Italie, mais l’invraisemblance chronologique, sans doute inspirée à Stendhal par ses propres souvenirs, lui permet de mettre en scène

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cette mythologie des premières campagnes napoléoniennes et des héros qui les firent, qui se développe chez les nouvelles générations n’ayant pas connu la guerre.

23 Plus généralement, c’est toute la psychologie du héros qui est innervée par cette mythologie guerrière ; et la campagne napoléonienne est ici exploitée comme modèle d’action dans la vie personnelle. Quand il a honte de la terreur qu’il a ressentie en croyant voir du sang près du bénitier dans l’église de Verrières avant de se rendre pour la première fois chez les Rênal, « “Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !” / Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour Julien »49. Et de fait, il envisage la conquête de Mme de Rênal non pas simplement comme une bataille à livrer contre le mari de cette dernière, mais comme une véritable campagne, supposant une stratégie globale : l’épisode célèbre étant évidemment celui où il s’ordonne de prendre la main de la jeune femme sous les tilleuls de Vergy. Après son succès, il ne songe d’abord qu’à une chose en retournant dans sa chambre, reprendre son livre favori (le Mémorial bien sûr) – mais, ajoute Stendhal, bientôt cependant, il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S’il me le refuse, je lui mets encore le marché à la main [partir prendre du service chez les Valenod], il cédera.50

24 Il s’agit d’une transposition de la stratégie militaire, qui devient simple lutte de pouvoir. Mais du moins, la campagne napoléonienne reste encore un modèle pour Julien. La dégradation de cette mythologie est très nette dans Lucien Leuwen51. Les campagnes militaires de Napoléon sont présentées par le héros sur un mode à la fois naïf52 et désabusé comme appartenant à un passé difficilement réactualisable dans le contexte de la monarchie de Juillet. Elles ne font plus l’objet désormais que d’un discours fragmentaire, désabusé, réduit au seul thème de la bataille, sans plus aucune évocation de stratégie globale : « Je pensais à de belles batteries rapidement élevées sous le feu tonnant de l’artillerie prussienne… Qui sait ? Peut-être mon 27e de lanciers chargera-t-il un jour ces beaux hussards de la Mort dont Napoléon dit du bien dans le bulletin d’Iéna… »53. Son seul espoir de sortir de la médiocrité, ajoute-t-il, est que « la Russie et les autres despotismes purs » attaquent la Monarchie de Juillet. Mais sa seule perspective de bataille est une dérisoire parodie des guerres napoléoniennes : guerre aux cigares, ou pire, « aux tronçons de choux contre de sales vriersou [ouvriers] mourant de faim »54. Du Poirier le souligne avec mépris dans un de ses dialogues avec Lucien : « Pour vous [les Juste-milieu], l’expédition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo »55. La rencontre avec le général Filloteau, héros de la campagne d’Égypte56 mais vendu à la Monarchie, ne fera qu’accentuer son dégoût57. En somme, on ne peut plus évoquer les campagnes de Napoléon que de façon négative et ironique.

25 Dans La Chartreuse, à l’inverse, ces campagnes napoléoniennes semblent pouvoir à nouveau être valorisées. Plus précisément, trois campagnes sont évoquées : les deux premières ont pour protagoniste le lieutenant Robert et sont présentées sous un jour positif puisqu’il s’agit de la première et de la deuxième campagne d’Italie, en 1796 et 1799 : les Français sont les libérateurs du peuple italien face à la tyrannie autrichienne. Mais en réalité ces campagnes se réduisent essentiellement à l’évocation de l’entrée triomphale des Français dans Milan, à quelques lignes stéréotypées sur la glorieuse bataille de Marengo et à la description de l’accueil réservé aux Français par les Milanais :

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[…] ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan : ce moment est encore unique dans l’histoire ; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire.58

26 Une fois de plus, Stendhal refuse en une pirouette de détailler la campagne trop connue, seule suffit la synthèse hagiographique. D’une certaine façon, au lieu d’inventer des récits de campagnes et de batailles pseudo-réalistes qui auraient peut- être une tendance à l’éloquence (comme le fait Balzac par exemple59), il préfère nimber sa présentation d’une forme d’irréalisme qui transforme l’histoire en légende, mais la ramène à peu de chose en définitive. La bataille de Waterloo, troisième bataille évoquée – symboliquement à l’autre bout du règne de l’Empereur comme pour signifier que la période glorieuse est close pour de bon en Europe –, est réduite à encore moins par Fabrice, jeune étranger parlant à peine le Français, qui n’a rien d’un soldat, et surtout qui ne comprend rien aux événements qu’il vit60. L’usage de la focalisation interne pour faire comprendre de l’intérieur au lecteur cette naïveté du personnage a été souvent étudié61. Par ailleurs il convient d’insister sur le fait que Stendhal, par le biais du recul ironique et attendri du narrateur, fait tout rater à son héros dans cet épisode qui semble un exorcisme de son propre passé de bleu lors des campagnes d’Italie62. Bêtement, Fabrice n’arrive pas à voir l’Empereur sur le champ de bataille à cause de quatre verres d’eau de vie bus un peu plus tôt, mais s’enthousiasme pourtant assez niaisement : « Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était pour cela qu’il était venu en France »63. Une simple galopade au milieu des boulets à la suite des « héros » devient ainsi parodiquement l’équivalent d’une charge sabre au clair… Un peu plus loin, le narrateur semble entrer dans le vif de l’action, mais le récit prend une tonalité toute voltairienne : « on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes »64. L’action se réduit à entendre et voir : aucun héroïsme, mais un mécanisme de pantins qui s’affrontent et tombent sans susciter la moindre compassion. Cette scène se passe juste avant la rencontre fortuite avec le comte d’A, lieutenant Robert, qui voit son cheval tué sous lui et, comble de l’ironie, fait alors réquisitionner celui de Fabrice comme le seul qui puisse encore galoper, le laissant assis par terre, stupéfait de colère. La campagne napoléonienne est ainsi restituée sous l’apparence d’un épisode farcesque, où la petite histoire redouble voire cache la grande. Ensuite, un soldat auquel Fabrice mort de faim demande un morceau de pain lui répond méchamment qu’il le prend pour un boulanger : « Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan d’âmes aimantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de Napoléon ! »65. Stendhal, restituant sa propre expérience, souligne ainsi la désillusion tardive des naïfs : une bataille ne suscite aucun héroïsme, aucune solidarité des combattants, elle n’est que juxtaposition d’individualismes exacerbés par la peur et la violence.

27 Enfin, Fabrice, recru de fatigue, s’endort dans la charrette de la brave cantinière qu’il a retrouvée par hasard, et il manque ainsi le seul vrai moment d’héroïsme accordé par Stendhal à la bataille, à la fin de la journée, alors que les Français s’enfuient comme un seul homme par peur des Cosaques : un « vieillard à cheveux blancs » – un « vrai » héros de la première heure donc – se trouve commander le régiment à la place du colonel, qui vient d’être « sabré » : « F…, dit-il aux soldats, du temps de la république on

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attendait pour filer d’y être forcé par l’ennemi… Défendez chaque pouce de terrain et faites-vous tuer, s’écriait-il en jurant ; c’est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir ! »66. Héroïsme dérisoire de vieillard sorti du rang, mais bien plus convaincant que ces généraux inutiles qui ne font que galoper et discuter, quand ils ne sont pas directement accusés de trahir l’Empereur au profit des Bourbons67… Fabrice, petit soldat de pacotille, tue bien « son » Prussien mais ne sait même pas recharger un fusil ou se servir correctement d’un sabre et sera blessé non par un ennemi mais par un hussard français en fuite …

28 Même si, çà et là, demeurent quelques touches de sublime et d’horreur absolue comme ce cheval blessé qui se prend les pieds dans ses propres entrailles68, le dernier avatar de la campagne napoléonienne semble ainsi devoir être la juxtaposition de scènes de comédie dépourvues de toute grandeur historique ou symbolique. Stendhal renoue d’une certaine façon avec la vision fragmentaire et au premier degré qu’il donnait de ces campagnes dans ses journaux de jeunesse, mais c’est désormais un narrateur ironique et cynique qui se charge du récit, créant une atmosphère tout en tension entre nostalgie et désillusion.

29 Ainsi, la confrontation avec des écrits de contemporains et des travaux d’historiens spécialistes du Premier Empire montrent que, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, quand le futur Stendhal évoque dans ses journaux ou ses lettres les campagnes auxquelles il participe par sa fonction dans l’intendance impériale, il le fait avec réalisme, sans exagération, et même souvent en minimisant l’horreur observée, pour éviter autant que possible le pathos qu’il exècre et la lourdeur d’un récit exhaustif. Il conservera cette distance à la fois critique et pudique dans ses œuvres littéraires – aussi bien dans sa Vie de Napoléon que dans ses romans –, refusant à la fois l’exactitude lourde et froide du récit d’historien et le morceau de bravoure facile que serait le grand récit littéraire d’une bataille. Toutefois, l’évolution est nette entre le récit à la fois précis et fragmentaire du jeune intendant, le propos théorique et l’effort de neutralité de la Vie de Napoléon et l’ironie tendre mais aiguë manifestée à l’égard de ses héros : Julien qui idéalise Napoléon et les campagnes qu’il a menées, Lucien qui regarde d’un œil désabusé les parodies de campagnes militaires que sont les escarmouches contre des ouvriers français révoltés, et enfin, Fabrice, qui, dans toute la naïveté de sa jeunesse et de son extranéité, expérimente bien ce qu’est une bataille, mais sans y rien comprendre.

NOTES

1. Il n’est pas anodin à cet égard qu’il soit celui qui fera plus tard entrer ce terme dans la langue française, dans Stendhal, Promenades dans Rome (1829), dans Voyages en Italie, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 801. 2. De plus, âgé de 17 ans, sous la protection de son cousin Pierre Daru, c’est un bleu, comme il le souligne à plusieurs reprises dans la Vie de Henry Brulard.

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3. En témoignent les lettres de ses supérieurs, publiées dans les tomes I (1800-1809) et II (1810-1816) de la Correspondance générale, éd. V. Del Litto, E. Williamson, J. Houbert et M.-E. Slatkine, Paris, Champion, 1997 et 1998 (dorénavant CG I ou II). 4. Voir par exemple Stendhal, Œuvres intimes, éd. V. Del Litto, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, t. I, p. 517, 525 et passim (dorénavant OI I ou II). Voir aussi E. Williamson, « Beyle-Stendhal en 1809 : les énigmes de la Campagne de Vienne », dans Recherches et travaux, 2011,79, Stendhal, Vienne et l’Autriche, p. 35-71. 5. Ce dernier connaissait très bien les œuvres de Stendhal. Voir F. Vanoosthuyse, « Lectures communistes de Stendhal : enjeux politiques et patrimoniaux », dans Itinéraires, 2011, 4, Écrivains communistes français, p. 117-133. 6. OI I, p. 531. 7. Ibid., p. 530. 8. Voir J.-F. Lemaire, « Les morts et les blessés des armées napoléoniennes », dans Napoléon Ier, 56, mai-juin 2010, p. 17-23, en particulier l’encart sur les fièvres, p. 20. 9. Ibidem. 10. Voir par exemple V. Del Litto, OI I, note 4, p. 1521. 11. Ibid., p. 832. 12. Incendie qui ne touche visiblement pas toute la ville puisque le 2 octobre 1812, Stendhal peut écrire à Félix Faure : « Il paraît que je passerai l’hiver ici ; j’espère que nous aurons concert. Il y aura certainement spectacle à la Cour, mais quels acteurs ? Au lieu que nous avons Tarquinio, un des meilleurs ténors » (CG I, p. 355). La vie de société est loin d’être anéantie à cette date et le journal de Stendhal en est un témoignage. 13. Ibid., p. 831. 14. OI I, p. 833. 15. F. Rostopchine, Lettre du 14 septembre 1812, citée dans Histoire, numéro spécial, 1812. Pourquoi les Russes ont battu Napoléon, mars 2012, p. 67. 16. OI I, p. 833. 17. F. Rostopchine, cit., p. 67. 18. OI I, p. 529-530. 19. À Smolensk, le 7 novembre il fait ainsi à Mme Daru le récit plaisant d’une nuit passée dans l’angoisse d’être attaqués par quatre ou cinq mille Russes, pour conclure ainsi : « Les ennemis ne nous jugèrent pas dignes de leur colère, nous ne fûmes attaqués que le soir par quelques cosaques qui donnèrent des coups de lance à quinze ou vingt blessés » (CG II, p. 383). Par le biais de ce récit bouffon, il restitue toutefois de façon aiguë l’ambiance angoissante des bivouacs et le harcèlement des troupes par les Cosaques. 20. OI I, 24 avril 1809, environs de Landshut, p. 529. 21. Ibid., p. 530. 22. La mention de la canonnade n’a rien d’anodin : on n’avait jamais autant employé l’artillerie que lors de cette campagne d’Allemagne en 1813. 23. Ibid., p. 870-871. 24. Vie de Henry Brulard, OI II, p. 949. En réalité, Stendhal n’a pas assisté à la bataille de Wagram car il était abattu à ce moment-là par une crise de fièvre. En revanche, cette précision n’ôte rien à la sincérité de la réflexion. 25. Voir par exemple OI I, p. 539. 26. Le témoignage que Stendhal apporte sur Ebersberg est conforme aux descriptions épouvantées données par d’autres témoins. Voir l’article de M. Roucaud, « Mourir au combat sous l’Empire », dans Napoléon Ier, 73, 2014. 27. Ibid., p. 535. 28. Sarga Moussa évoque aussi d’autres techniques employées par Stendhal dans ses témoignages sur la guerre dans ses journaux, pour rendre froid son style : passage d’un récit du passé au

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présent, emploi de déictiques, de phrases courtes et paratactiques. Sarga Moussa qualifie cette écriture comme « blanche » (S. Moussa, « Stendhal et la guerre. Journal (1809-1813) », dans L’Année Stendhal, 4, 2000, p. 81-96). Voir p. 87 sur cette « écriture blanche ». 29. François Vanoosthuyse note à propos de ce récit que Stendhal « s’essaye à une littérature de témoignage ou, pour le coup, il s’approche de la puissance de Tacite », loin de tout effet rhétorique (Id., Le Moment Stendhal, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 66). 30. CG I, Wels, le 3 mai 1809, p. 829-830. 31. OI I, p. 868. 32. Voir les analyses de D. Sangsue, « Stendhal et le comique », dans Stendhal et le comique, Grenoble, ELLUG, 1999, p. 7-25, p. 8. 33. François Vanoosthuyse note en particulier que « les historiographes que Beyle apprécie sont étrangers au romantisme, par conviction et par style, et l’on reconnaît en particulier dans son goût pour la prose de Gouvion-Saint-Cyr un reflet de sa propre tendance à la narration “pure”, peu métaphorique, peu digressive et peu lyrique » (Id., « Stendhal et l’historiographie bonapartiste. Un problème de positionnement », dans Recherches et Travaux, Stendhal historien, 90, 2017, consulté le 26/04/2019, URL : . 34. Voir sur ce point les travaux de Catherine Mariette, notamment Id., « La notion de “récit raisonnable” dans les Mémoires sur la vie de Napoléon », dans L’Année Stendhal, 2, 1998, p. 51-61 ; G. Rannaud, « Stendhal et la tentation de l’histoire », dans Romantisme, 107, 2000, p. 5-22 ; et, plus récemment, F. Vanoosthuyse, « Stendhal et l’historiographie bonapartiste. Un problème de positionnement », cit. 35. De façon générale, comme le note François Vanoosthuyse, « à la différence des historiens focalisés sur le fait militaire, il [Stendhal] met plutôt en place une rhétorique “judiciaire” qui intellectualise et personnalise le combat ». Id., art. cit. 36. Stendhal, Vie de Napoléon, Cahors, Climats, 1998. 37. Ibid., p. 77. 38. Ibid., p. 78. 39. Stendhal justifie d’ailleurs ce parti-pris au début du chapitre XLII : « Nous laisserons, comme à l’ordinaire, l’histoire générale de la guerre qui exige de longs détails. » (Ibid., p. 103). 40. Ibid., p. 142. 41. Ibid., p. 147. 42. Stendhal, Le Rouge et le Noir, dans Id. Œuvres romanesques complètes, éd. Y. Ansel et Ph. Berthier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, t. I, p. 359. Dorénavant ORC I, II (éd. Y. Ansel, Ph. Berthier et X. Bourdenet, 2007), III (éd. Y. Ansel, Ph. Berthier, X. Bourdenet et S. Linkès, 2014). 43. Ibid., p. 360. 44. Ibid., p. 365. 45. Ibid., p. 367. 46. OI II, p. 746. 47. Y. Ansel, note 4, dans Le Rouge et le Noir », ORC I, p. 1012. 48. Ibid., p. 369. 49. Ibid., p. 371. 50. Ibid., p. 409. 51. Sur ce sujet, voir X. Bourdenet : « “Heureux les héros morts avant 1804 !” Héroïsme et modernité dans Lucien Leuwen », dans C. Cazanave et F. Marchal-Ninosque (dir.), Mourir pour des idées, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 151-171. Comme il le souligne : « Ce n’est […] pas par un héroïsme de la conquête que Lucien pourra exister et se construire comme héros de roman. Ce n’est pas non plus par un héroïsme de dévouement à une cause […] ni un héroïsme de la gloire patriotique et militaire […]. La seule issue offerte à Lucien est ce qu’on appellera un héroïsme du réel. […]. Mais un réel inique et désespérant : le réel bourgeois et anti- héroïque », Ibid., p. 165.

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52. « Il se figurait la guerre d’après les exercices au canon au bois de Vincennes. » Stendhal, Lucien Leuwen, ORC II, p. 91. 53. Ibid., p. 90-91. 54. Ibid., p. 92. 55. Ibid., p. 149. 56. Ibid., p. 96. 57. Dans la biographie synthétique que Stendhal donne de ce personnage, on voit d’ailleurs que les seules campagnes évoquées parmi celles qu’il a faites dans sa carrière militaires sont celles de la Révolution ; le narrateur précise simplement que « l’Égypte le fit sous-lieutenant » ; ensuite le personnage est caractérisé par son renoncement au chant de la Marseillaise quand il comprend que ce dernier ne plaît plus à l’Empereur, puis par sa première communion sous les Bourbons, autant d’actions glorieuses qui lui valent successivement « la croix » et « la Légion d’honneur », Ibid., p. 97. 58. Stendhal, La Chartreuse de Parme, ORC III, p. 151. 59. Voir, entre autres, son récit dramatique de la retraite de la Beresina dans Adieu, ceux de la campagne d’Égypte ou de la bataille d’Eylau dans Le Colonel Chabert, ou encore les récits de vie militaire (en particulier pendant la campagne d’Espagne) racontés par les convives d’Une conversation entre onze heures et minuit. 60. Les critiques ont souvent rapproché le célèbre passage sur les boulets qui font voler des mottes de terre autour de Fabrice sans qu’il comprenne ce qui se passe avec le passage déjà cité du « Journal écrit à Bautzen pendant qu’on se canonne » : « Nous voyons fort bien, de midi à 3 heures, tout ce qu’on peut voir d’une bataille, c’est-à-dire rien » (voir entre autres S. Moussa, art. cit., p. 82 ou Michel Crouzet, Stendhal ou Monsieur moi-même, Paris, Flammarion, 1990, p. 184-190). Mais la différence est de taille puisque le journal se caractérise par la plus grande lucidité (presque blasée pourrait-on dire) de Stendhal assistant au déroulement même du combat là où au contraire, Fabrice, aveuglé par son enthousiasme, se caractérise par son incapacité radicale à prendre la moindre distance analytique et critique par rapport à ce qu’il vit. Il serait bien en peine de constater qu’en définitive il ne voit « rien », persuadé au contraire de voir tout. François Vanoosthuyse précise aussi à juste titre une importante différence : le récit du journal de Bautzen « ne nous situe pas au cœur de la bataille, au contact des vivants et des morts, au ras du sol ou dans le mouvement des chevaux » (F. Vanoosthuyse, Le Moment Stendhal, cit., p. 66). 61. À commencer par l’ouvrage fondamental de G. Blin, Stendhal et les problèmes du roman [1953], Paris, José Corti, 2001 ; ou, plus récemment, C. Mariette, « Retour sur le choix de Stendhal : le point de vue sur Waterloo dans La Chartreuse de Parme », dans D. Zanone (dir.), « La chose de Waterloo » : une bataille en littérature, Leyden, Brill, 2017, p. 62-75. 62. Alice Tibi parle même de « non-présence [de Fabrice] à l’événement », Id., Stendhal sur la voie publique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996, p. 62. 63. La Chartreuse, ORC III., p. 184. 64. Ibid., p. 185. 65. Ibid., p. 186-187. 66. Ibid., p. 187. 67. Ibid., p. 190-191. 68. Ibid., p. 180.

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RÉSUMÉS

Henri Beyle, futur Stendhal, témoin et acteur privilégié des campagnes militaires de Napoléon, en rend compte en direct dans ses journaux et dans sa correspondance personnelle. Ces documents, mi-intimes mi-publics, donnent ainsi, dans toute la complexité de leur propos et de leur destination, une vision tantôt croisée, tantôt complémentaire, de cette expérience des conflits majeurs du début du siècle en Europe. Il est d’autant plus intéressant de confronter ce regard à l’image qu’il donnera de ces campagnes dans ses œuvres biographiques et romanesques, soulignant à quel point la mythification est devenue mystification.

Henri Beyle, who will further become Stendhal, has witnessed – and acted in – most of Napoléon’s military campaigns. He relates it in his diaries and in his private correspondence. In these complex documents, which can be considered half public half intimate and are sometimes contradictory, otherwise complementary, he tells us his experience of the major conflicts in the beginning of the nineteenth century in Europe. The comparison with the literary (biographic and novelistic) texts he will write years later is also quite interesting, since it shows how the mythicization is close to the hoax.

INDEX

Mots-clés : Stendhal, Napoléon Bonaparte, guerre, histoire, mythification Keywords : Stendhal, Napoléon Bonaparte, war, history, mythicization

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Aux portes du paradis At the Heaven’s Door

Fabien Laudic

1 Ce n’est pas tous les jours qu’on entre au paradis. Or, au début d’Un été dans le Sahara, d’Eugène Fromentin1, le narrateur fait cette expérience, ou plutôt il nous relate l’avoir faite quelque cinq ans avant le moment de l’écriture annoncé sur sa première lettre, soit en 1848. Factuellement, cette mention temporelle recoupe la réalité des trois périples algériens faits par Fromentin, dont le premier date de 1846, le second de 1847 et le troisième de 18522. Textuellement, l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara reprend un segment du troisième voyage effectué par l’auteur, dans lequel ont été enchâssés des éléments du second, dont l’arrivée à El-Kantara, le 28 février 18483. Or c’est précisément alors qu’il approchait de ce lieu à l’est d’Alger, sur la route de Biskra, à la recherche de ce qu’il nomme « le soleil indubitable du sud » juste avant notre extrait4, que le narrateur du livre qui nous concerne trouva le paradis. Se dressait alors devant lui le Djebel-Sahari telle une ligne de partage monumentale entre le Tell, qu’il venait de traverser, et le désert visé. Or, passé cette montagne, ce dernier se montre dans toute sa splendeur, pure apparition. Enchantés, les yeux du voyageur tâchent d’en extraire la beauté, l’ensemble de son être de prendre la mesure de sa vastitude étincelante. Mais quelle est au juste la teneur de cet éden et des découvertes qu’il promet ? Quel est au fond le sens de cette scène primitive qui ouvre tout ensemble la première œuvre littéraire publiée par Fromentin et l’existence de ce dernier à des dimensions créatives jusqu’alors laissées sans échos ? C’est ce que nous envisagerons en en sondant successivement les parts physique, esthétique, métaphysique et ontologique, pour finalement les articuler en direction de la poétique fromentinienne et de ce qui devait permettre qu’elle se révèle : l’assurance, pour l’auteur, de sa vocation artistique. Car c’est bien là, en fait, ce qui nous intéresse : tenter de saisir, si possible, le point existentiel mythique où l’essentiel a pu converger pour faire sens, offrir une voie au créateur pour se réaliser pleinement. Il est en tous cas hors de doute que Fromentin escomptait de son second voyage un prolongement tangible de ce que le premier lui avait fait espérer, comme le montre cet extrait d’une lettre adressée à sa mère le 30 juillet 1847 :

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Je crois pouvoir affirmer qu’après de fortes études faites dans ce pays-là, j’en reviendrai avec un talent du moins personnel. Je sais qu’il y a là quelque veine originale, je vous l’écrivais il y a un an.5

Une ligne de partage

2 El-Kantara apparaît d’abord telle une « muraille » colossale6, un « haut rempart »7 dans lequel s’ouvre une brèche étroite. Telle une « vision »8 marquante, décisive : son « pont »9 « garde le défilé et pour ainsi dire l’unique porte par où l’on puisse du Tell pénétrer dans le Sahara »10, d’où le nom donné au village qui se trouve au bout, ainsi que nous l’indique d’emblée le narrateur dans une incise qui pointe la valeur symbolique du lieu dans l’économie du récit. C’est en tous cas sous le signe de la hauteur que s’effectue l’entrée rêvée dans le désert, d’une verticalité frappante en travers de laquelle est jeté un pont qui offre d’en franchir la masse rocheuse.

3 Effectivement, ce pont fait communiquer deux mondes en tout opposés. Au septentrion règnent le noir et le gris, l’ombre, l’absence de végétation, la tristesse, en un mot : la mort, quand du côté austral se déploient couleurs et lumière, vie et joie de façon insigne. Cette donnée symbolique se marque assez tôt, à la fin de la description initiale du Djebel-Sahari et de ce qui l’environne directement : Aussi est-ce une croyance établie chez les Arabes que la montagne arrête à son sommet tous les nuages du Tell, que la pluie vient y mourir, et que l’hiver ne dépasse pas ce pont merveilleux, qui sépare ainsi deux saisons, l’hiver et l’été ; deux pays, le Tell et le Sahara ; et ils en donnent pour preuve que, d’un côté la montagne est noire et couleur de pluie, et de l’autre, rose et couleur de beau temps.11

4 Telle une frontière minérale, la montagne distingue deux aires antipodiques et le caractère « merveilleux »12 de ce barrage naturel s’inscrit puissamment dans le cycle des saisons. Or ce caractère est si fort qu’il se reflète dans le ciel de manière cosmique : lorsqu’après la plage narrative qui suit le premier tableau du passage l’antithèse climatique est reprise et se creuse, elle figure l’équivalent d’un miracle aux accents bibliques13, rendu en l’occurrence par une métaphore filée qui assimile les nuages aux flots de l’océan : Tout ce côté du ciel était sombre, et présentait l’aspect d’un énorme océan de nuages, dont le dernier flot venait pour ainsi dire s’abattre et se rouler sur l’extrême arête de la montagne. Mais la montagne, comme une solide falaise, semblait le repousser au large, et sur toute la ligne orientale du Djebel-Sahari, il y avait un remous violent exactement pareil à celui d’une forte marée.14

5 Sous un jour épique, par le choc grandiose des images, ce sont au fond deux sphères contraires qui s’étendent au-dessus de la montagne, de sa ligne crête. Car à la part du ciel en proie au « déluge »15, que tient en respect le Djebel-Sahari, répond celle sous laquelle se trouve alors le narrateur contemplatif, pour elle on ne peut plus paisible : « L’éternel printemps souriait sur nos têtes »16.

6 En l’occurrence, à ce jeu d’écart s’en ajoute un autre qui opère pour lui non sur le plan spatial mais sur le plan temporel du récit, ce qui place cet extrait sous le signe d’une esthétique du contraste qui souligne sa dimension formatrice. Alors que le franchissement du pont d’El-Kantara débouche sur une joie totale, la marche qui précède s’effectue tristement, dans une ambiance menaçante. Outre le fusil du narrateur qui aurait pu par accident « casser la tête » de A… S…, un de ses amis qui le lui passait, et dont les deux canons sifflent ensuite au gré du vent qui s’y engouffre de

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façon sinistre, un aigle dessine par moments dans le ciel en y montant d’un « vol circulaire » l’équivalent de signes funestes, obsidionaux17. Par ailleurs, la mise en suspens de l’évocation initiale d’El-Kantara ajoute à la dramatisation de ce qui se joue autour de ce lieu. Suite au premier regard général posé dessus18, que portent des présents de caractérisation et deux « vous » qui introduisent le lecteur dans la place et avivent ainsi la prégnance de la chose vue, une analepse lance une séquence narrative d’une page environ19 qui diffère l’impact heuristique du site jusqu’à ce que soit reprise sa peinture de façon plus nourrie par des imparfaits scéniques relatifs à l’atmosphère particulière du jour où fut découvert El-Kantara. Textuellement, ce second tableau20 inclut deux ellipses21, qui le divisent en trois temps. La première autorise un nouveau regard sur le nord du site au-dessus duquel se déploie l’ « énorme océan de nuages » vu plus haut22, en regard du parfait soleil du sud, afin d’accentuer le contraste qui existe entre les deux côtés de la chaîne rocheuse. La seconde ménage la fin de l’extrait en prenant de la hauteur pour relier le tableau au récit qui le précède23. Un ultime tour narratif dramatise enfin le texte sous la forme d’un effet de clausule qui en reprend les traits majeurs ainsi que le fond émotionnel. Exalté, cet effet esthétise l’aventure eue à El-Kantara de manière mémorable et enchanteresse : Tel fut, mon cher ami, le préambule de mon voyage aux Zibans. Ce passage inattendu d’une saison à l’autre, l’étrangeté du lieu, la nouveauté des perspectives, tout concourut à en faire comme un lever de rideau splendide, et cette subite apparition de l’Orient par la porte d’or d’El-Kantara m’a laissé pour toujours un souvenir qui tient du merveilleux.24

7 Tout compte fait, l’extrait propose donc quatre étapes distinctes, qui nous livrent deux visions d’El-Kantara que sépare une page narrative et qu’aiguise un effet de reprise globale. Et s’il y a deux versants à la montagne présente dans le texte, un devant et un derrière, on trouve également par rapport à elle un avant et un après sur le plan temporel du voyage qui renvoient intimement à l’expérience vécue alors par Fromentin sur le plan de l’être. Pour le dire autrement, ce passage injecte du narratif dans le descriptif en vue de l’animer et d’en inscrire le sens vital dans la quête globale que relate l’œuvre intitulée Un été dans le Sahara. On peut aussi envisager les faits à l’inverse en y voyant l’insertion d’un geste descriptif dans le mouvement d’ensemble du récit pour doter l’attaque de celui-ci de sa valeur fondatrice. Pour tout dire, outre qu’elle innerve le texte et met l’objet en perspective par ses sautes narratives qui varient les points de vue, la ligne brisée que suit ce passage évite son figement dans un hiératisme esthétique qui serait inapte à traduire ce qui s’est produit pour l’être de façon vivante à la vue d’El-Kantara, authentique paradis accru encore par les trombes qui tombent au nord de la montagne.

Un site édénique

8 Il n’y a de fait aucun doute que cet extrait nous livre un éden immédiat, dont les charmes font l’objet d’une sublimation totale. Ces derniers sont d’abord visuels : couleurs vives et lumière d’or25 se conjuguent dans le village pour engendrer l’impression d’un rayonnement idyllique : « Les palmiers, les premiers que je voyais ; ce petit village couleur d’or, enfoui dans des feuillages verts déjà chargés de fleurs blanches du printemps […] »26.

9 Logiquement, cette clarté colorée touche jusqu’au ciel dont elle vient et dont la moitié sud sert de métaphore à l’éden apparu. Lumineux grâce au soleil, le ciel réchauffe d’un

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côté les nuées du Tell en même temps qu’il les accuse, cependant qu’il fait signe de l’autre par son éclat céruléen vers la terre convoitée du « Grand Désert »27 : Ce qu’il y avait surtout d’incomparable, c’était le ciel : le soleil allait se coucher, et dorait, empourprait, émaillait de feu une multitude de petits nuages détachés du grand rideau noir étendu sur nos têtes, et rangés comme une frange d’écume au bord d’une mer troublée. Au-delà commençait l’azur, et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu.28

10 Grandement esthétisé, ne fût-ce que par le jeu brillant de ses couleurs, le ciel est avant tout sensible, relié à la terre par la pluie et la lumière, à ce qui s’y voit. D’ailleurs, la qualité du regard ici porté par Fromentin sur l’entrée du désert correspond à celle dont il dote le paysagiste van Ruisdael dans Les Maîtres d’autrefois : Ce grand œil bien ouvert sur tout ce qui vit, cet œil accoutumé à la hauteur des choses comme à leur étendue, va continuellement du sol au zénith, ne regarde jamais un objet sans observer le point correspondant de l’atmosphère et parcourt ainsi sans rien omettre le champ circulaire de la vision.29

11 La suite de l’article creusera cet aspect. Mais les charmes d’El-Kantara touchent d’autres sens que la vue. L’ouïe est clairement sollicitée : l’esthétisme visible du lieu est agrémenté de notes sonores multiples, douces et paisibles, qui tissent au total une « musique aérienne »30 faite de « bruits d’eau mêlés aux froissements légers du feuillage, à des chants d’oiseaux, à des sons de flûtes »31, et que le chant d’un Muezzin répété avec passion « aux quatre coins de l’horizon »32 dote d’une résonance spirituelle. Cette musique globale peut du reste être rapprochée de celle qui se serait élevée spontanément en 1844 de la première colonne militaire française qui a franchi le pont d’El-Kantara sous le coup de l’« admiration »33 pour donner l’idée d’un temps légendaire échappant au temps linéaire. Le toucher et l’odorat étant eux aussi touchés par le « spectacle »34 sublime des lieux (« Des brises chaudes montaient, avec je ne sais quelle odeur confuse »35), l’extase est en somme synesthésique. Et les attraits qui l’engendrent, tangibles ici-bas, vibrent de vie grâce au cours d’eau qui irrigue la place. Ce ne sont pas moins de « vingt-cinq mille palmiers » qui accueillent les voyageurs au sortir du défilé, générant une impression de profusion biblique36 que l’on retrouve au niveau floral : le village atteint est « en fleur »37. De la sorte la grâce végétale rejoint- elle celle que sèment les oiseaux dans l’ordre animal au sein d’une nature plantureuse. Le portrait qui se détache ensuite38 ne fait que porter ce sentiment de vitalité sur le plan de la vie humaine. Nous donnant à voir une « jeune fille » et un « vieillard » qui marchent ensemble harmonieusement, double emblème de notre existence, sur la « hanche nue » de la première pèse une amphore qu’elle porte et dont le contenu possible, grains ou liquide, fait un symbole de vie. En un mot, dans ce village, tout n’est que liesse et « beauté », comme le note la phrase qui lance la première ellipse : « Le lendemain, même beauté dans l’air et même fête partout »39. Transporté, l’être y est mis en présence d’un éden d’une richesse sensuelle supérieure, propre à le combler. Ultimement, c’est un sentiment de protection qui confine à la bénédiction divine qui plane sur El-Kantara. Gardé des hommes par son pont40, cet endroit a en outre « ce rare privilège d’être un peu protégé par sa forêt contre les vents du désert, et de l’être tout à fait contre ceux du nord par le haut rempart de rochers auquel il est adossé »41.

12 D’où l’émergence d’une « croyance »42 établie chez les Arabes quant au pouvoir climatique qu’aurait la montagne de faire une barrière inexpugnable aux assauts de

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l’hiver. Une force naturelle – voire surnaturelle – préserverait le site d’El-Kantara qui en tout point suggère un paradis terrestre.

Une aire métaphysique

13 La virtualité d’une transcendance en ce lieu est prégnante. Plusieurs éléments déjà vus résonnent de façon métaphysique au sein d’un espace propice à leur radiation spirituelle. Au-dessus de tout plane le ciel comme l’un des motifs centraux du texte avec la montagne qui fait signe vers lui pour dispenser une transcendance vers laquelle s’élèvent si l’on veut les « brises chaudes » du village « avec je ne sais quelles odeurs confuses et quelle musique aérienne », autant dire chargées d’indicible43. Au sol la vastitude du désert et de la « plaine immense »44 qui le précède reflètent la grandeur céleste et le divin qui s’y cèle. Celui-ci éclate de manière évidente à travers le déluge vu plus haut45. La luxuriance de la végétation en est un autre signe46 presque aussi manifeste. Avec ces motifs : ciel, montagne, désert, les lignes horizontales et verticales du décor s’étirent visiblement, creusent l’espace. On les voit même qui tendent vers l’infini à la faveur d’effets de profondeur récurrents. À la page 17, par rapport à la montagne campée une nouvelle fois puissamment « comme une solide falaise », la préposition « derrière » puis l’indication « tout à fait au fond » disposent par degrés les plans du paysage dans l’éloignement. Dès le début de l’extrait, suite à l’évocation première du village, une phrase qui s’ouvre par l’adverbe « au-delà » procède identiquement tout en suggérant finalement, par le biais de l’apposition « premier essai du grand désert », l’idée d’essais qui se succèdent à l’intérieur d’un seul et même cadre infertile : Au-delà s’élève une double rangée de collines dorées, derniers mouvements du sol, qui, douze lieues plus loin, vont expirer dans la plaine immense et plate du petit désert d’Angad, premier essai du grand désert.47

14 Surtout, derechef à la page 17, une autre phrase qui s’ouvre également par l’adverbe « au-delà » parcourt à la vitesse d’un regard les vastitudes lumineuses du ciel où se lisent en lumière les pans de désert graduels à franchir pour atteindre le terme de la quête entreprise, « le pays céleste du bleu », le « Grand Désert » : « Au-delà commençait l’azur, et alors, à des profondeurs qui n’avaient pas de limites, à travers des limpidités inconnues, on apercevait le pays céleste du bleu »48.

15 La sensation de clarté dynamique et vertigineuse à l’œuvre ici rappelle d’ailleurs celle que donne sur l’axe vertical la pièce intitulée « Élévation », de Charles Baudelaire, au début du recueil des Fleurs du Mal. L’esprit du poète s’y envole en effet jusqu’à se « purifier dans l’air supérieur » et « le feu clair qui remplit les espaces limpides »49. Dans les deux cas, que ce soit en prose ou en vers, il s’agit de rendre par des mots un dépassement suprême qui traverse le ciel.

Un paradis pour l’être

16 Omniprésente dans ce texte, la dimension métaphysique en hausse le sens et double la quête initiée sur le plan du récit d’une signification spirituelle. Mais pour postuler un au-delà, un espace transcendant qui comporte des similitudes avec le monde biblique, comme nous avons pu le voir50, cette dimension opère d’abord ici-bas. L’éden d’El- Kantara en témoigne clairement, et peut-être aussi en un sens les majuscules qui

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affectent le « Grand Désert » dans le texte que proposent les éditions Flammarion d’Un été dans le Sahara51. Derrière celles qu’implique tout nom propre, plus haut qu’elles si l’on veut, on pourrait voir dans ces majuscules, ce que rend possible leur absence dans le texte de la Pléiade, une valeur allégorique où se concentreraient le transcendant et les perspectives qu’il déplie ici même. De façon plus que discutable, car en l’espèce la majuscule s’impose lexicalement, il est encore tentant d’entendre cette valeur dans le mot « Orient », écrit à la fin du passage52. Une vie nouvelle, plus riche, est accessible sur terre, il n’y a pas à mourir pour l’atteindre. Tout se passe au fond comme si dans cet extrait l’au-delà était d’abord l’occasion d’accroître ce monde et ses marques, l’être qu’ils recèlent. Façon de dire que le métaphysique touche ici au physique, ou encore qu’il soutient l’ontologique, la lumière céleste irradiant en deçà d’elle-même, augmentant la présence sensible de ce qui est ici-bas. Quoi qu’il en soit, le nouveau monde découvert grâce au pont d’El-Kantara fait figure d’une révélation essentielle. Il augure avant tout un espace-temps inédit que le lexique pointe53 et où l’être pourra s’épanouir nouvellement, s’approcher de l’originel – la pureté du désert, liée à sa nudité élémentaire, en sera la preuve inspirante dans la suite de l’œuvre. Sur le plan de l’espace, ce qui a été vu plus haut dit assez à quel point celui-ci est neuf, faste à une vie plus dense esthétiquement, spirituellement. Sur le plan du temps, le passage par El- Kantara libère une temporalité inédite, prodigieuse. À celle, toute vectorielle, qui prévalait avant, lors de la morne marche qui a mené les voyageurs à la « porte »54 capitale qui s’ouvre dans la montagne, succède un temps fixe, suspendu, tout du moins sa virtualité. Partant le changement de temps climatique observé plus haut se double d’un autre changement de temps, situé pour lui au plan du vécu. L’« éternel printemps »55 souriant dans le ciel et le « perpétuel été »56 du grand désert que brigue le narrateur en sont des marques absolues. Or ce nouvel espace-temps et les perspectives qu’il dégage seraient liés à la création, qu’ils aiguisent. L’accès à la sphère des essences en tant que fond universel et qu’il est selon Fromentin crucial d’atteindre sous peine d’échouer artistiquement serait favorisé par la grandeur et l’inertie primordiale de l’aire désertique. L’avis suivant montre en tous cas l’importance de cette sphère des essences : « Donc, hors du général, pas de vérité possible dans les tableaux tirés de nos origines »57, de même que la poétique qui se dégage des Maîtres d’autrefois, sensible dans ces propos relatifs à Rubens : On trouverait en effet deux ou trois esprits dans le monde du beau qui sont allés plus loin, qui ont volé plus haut, qui par conséquent ont aperçu de plus près les divines lumières et les éternelles vérités.58

17 De façon directe, le « beau » est fonction d’idées transcendantes. Au demeurant, deux éléments textuels font signe vers la création humaine. C’est d’abord le cas de la « déchirure »59 initiale, qui pour être titanesque semble avoir été faite « de mains d’homme », puis du pont romain60 construit en travers. Sans ce pont, en effet, son ajout calculé, le paradis resterait bloqué, l’accès au Sahara, sur cette ligne, contrarié. Créer serait ainsi faire des liens, offrir des voies nouvelles. Quant au motif de la déchirure rocheuse, reprise par le mot « coupure »61, il est possible d’y voir la trace symbolique d’un accouchement colossal. En franchissant la montagne, en atteignant El-Kantara, une part vitale de Fromentin serait née à elle-même, éclairant sa soif créative, au bas mot sur un plan mythique. Le « lever de rideau splendide »62 qui théâtralise ce qui s’est passé pour le narrateur sur ce site autorise au moins cette hypothèse que nous suivrons enfin. Aussi bien, à ce stade, on peut encore postuler que, pour les natures les plus

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sensibles comme l’était celle de Fromentin, la beauté terrestre, liée au ciel, élève l’être et l’appelle à fournir sa pierre esthétique à l’édifice du monde.

18 Préludant à Un été dans le Sahara, premier livre d’Eugène Fromentin, l’apparition d’El- Kantara fait figure de passage fondateur. Franchir le pont qui s’y trouve puis la gorge qui donne accès juste après au désert s’apparente à une révélation esthétique et ontologique, située au niveau du paradis. L’être du narrateur, avivé par le décor sublime qui l’entoure, s’élève spontanément pour s’ouvrir aux nouveaux horizons qui se présentent à lui. La certitude ontologique quêtée en se mettant en route vers le « soleil indubitable du sud »63 reçoit donc au seuil du désert une confirmation éclatante. Or sans doute se joue-t-il là, dans les pages qui la reflètent, quelque chose d’unique pour l’auteur lui-même qui y met en abyme, par l’entremise de formes littéraires, l’émancipation qu’il connut au contact du désert algérien. Franchir le pont d’El-Kantara aurait aussi été franchir un cap intime déterminant qui devait lui permettre de se réaliser en tant que peintre et écrivain. Au bout des peines qui l’ont mené au Sahara l’attendait en effet l’âge d’homme64, que la révolution de 1848 avait donné à ses amis restés en France, et avec cet âge la grandeur dont l’auteur s’était cru dénué et qu’il désespérait d’insuffler à ses œuvres65. En tous cas, les pépites scintillantes d’être captées aux portes du Sahara se changeront finalement en motifs picturaux, ultime conversion après celles qui se sont opérées du plan physique au plan métaphysique, puis de ce dernier au plan ontologique, vu d’abord. Une boucle féconde se boucle ainsi qui, partie du monde sensible y revient après enrichissement profond, en même temps qu’elle inscrit son inspirateur dans l’espace commun. La vision d’El-Kantara a ouvert en grand la voie à l’achèvement du destin choisi : celui d’artiste, le plus apte à traduire l’au-delà d’un idéal perçu dans l’immanence du temps humain, à la fois intime et publique. Un fragment d’une lettre de l’auteur à son père datant du 29 décembre 1851 l’indique nettement : « Mon premier voyage d’Afrique […] a décidé de ma direction. […] Mon second voyage […] a fait ma position »66. Ce qui revient pour nous à dire que si la découverte de l’Algérie, en 1846, a ouvert des pistes esthétiques décisives, ce n’est qu’en y retournant un an plus tard et en trouvant El-Kantara que Fromentin a pu les affermir pour sceller son destin artistique. Aussi bien, l’esthétique, le métaphysique et l’ontologique trouvent par là même leur place sociale, existentielle. Un acte de foi majeur est advenu de ce point de vue près du pont cité dans le texte67, que l’on peut rapprocher de celui que projette le poème de Victor Hugo qui ouvre le sixième et dernier livre des Contemplations, « Au bord de l’infini », et qui s’intitule « Le pont »68. Dans les deux cas, l’image du pont symbolise de fait une croyance, l’existence d’une voie d’envergure qu’il est possible d’emprunter. En fin de compte, El-Kantara nous apparaît tout ensemble comme le point réel autour duquel a culminé pour Fromentin l’assurance de sa vocation artistique et comme le point fictionnel qui cristallise l’éblouissement de la découverte du désert, ce pourquoi ce site forme le portail de sa première œuvre littéraire69.

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NOTES

1. E. Fromentin, Œuvres complètes, éd. G. Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984, p. 15-18 (« El-Kantara – le pont – […] qui tient du merveilleux »). Dorénavant ES. 2. Voir à ce sujet la notice établie par G. Sagnes dans ES, p. 1251-1259. 3. Voir sur ces enchâssements la préface d’A-M. Christin dans E. Fromentin, Un été dans le Sahara, Paris, Flammarion, « Champs arts », 2009. 4. ES, p. 15. 5. E. Fromentin, Lettres de jeunesse, éd. P. Blanchon, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 222 (dorénavant LJ). 6. Exactement : telle une « énorme muraille de rochers de trois ou quatre cent pieds d’élévation » (ES, p. 15). 7. Ibidem. 8. Ibid., p. 17. 9. Ce mot – ce motif – essentiel dans l’extrait y est mentionné six fois : quatre fois à la page 15, dont trois dès le paragraphe d’ouverture, puis deux fois au bas de la page 16. 10. ES, p. 15. 11. Ibidem. 12. Désignant à la fois l’aspect enchanteur d’El-Kantara, la fiction et sa transcendance, cet adjectif intervient deux fois dans l’extrait : à la page 15, dans l’expression « pont merveilleux », et à la page 18, pour le clore. 13. Précisément, le texte fait état d’un « phénomène en effet très singulier » (ES, p. 17). Voir, à titre d’exemples, « La genèse », VII, 11, p. 12 et « Le livre d’Isaïe », XXIV, 4, p. 910, dans La Bible, tr. L. de Sacy, éd. P. Sellier, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990. Nuages et pluie renvoient au pouvoir sacré. On le lit clairement dans cet extrait qui rend les paroles de Dieu : « Je ferai paraître en haut des prodiges dans le ciel […] » (Ibid., « Le livre des Apôtres », II, 19, p. 1413). De ce point de vue, le « phénomène » céleste à l’œuvre au nord d’El-Kantara est un signe de transcendance. Voir infra. 14. ES, p. 17. 15. Ibidem. 16. ES, p. 18. 17. Ibid., p. 16. 18. Ibid., p. 15 (« El-Kantara – le pont – […] rose et couleur de beau temps »). Ce premier regard correspond au premier tableau du site vu supra. 19. Ibid., p. 15-16 (« C’était notre avant-dernière marche […] croire à cette tradition »). Cette séquence revient sur la marche effectuée en direction d’El-Kantara le matin même, dans une atmosphère « glacée ». 20. Ibid., p. 16-18 (« Les palmiers […] qui fut long »). 21. La première est lancée par l’indication temporelle « Le lendemain » (ES, p. 17) et la deuxième se traduit verbalement par un changement de temps qui implique d’abord un changement de point de vue : à l’aspect sécant des imparfaits succèdent après l’ellipse des passés simples d’aspect global : « se fit », « n’eus », « fut » (ES, p. 18), synonymes d’une prise de distance. La projection dans le futur du récit qu’implique la mention de la suite du « séjour » dans le Sahara le montre nettement. 22. Ibid., p. 17. 23. Voir la note 21. 24. ES, p. 18.

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25. Le substantif « or » apparaît trois fois dans l’extrait : « couleur d’or » (ES, p. 16), « rayons d’or » (ES, p. 17) et « porte d’or » (ES, p. 18). On trouve en outre deux dérivés : « collines dorées » (ES, p. 15) et « le soleil […] dorait » (ES, p. 17). 26. ES, p. 16. 27. Ibid., p. 35. Le « Grand Désert » est la partie du Sahara que recouvrent des sables inhabitables, autrement nommée « Falat » (ES, p. 35) ou « Pays de la soif » (ES, p. 18). Fromentin l’associe de nouveau à la couleur bleue peu après l’extrait retenu : « Admets seulement que j’aime passionnément le bleu, et qu’il y a deux choses que je brûle de revoir : le ciel sans nuage, au- dessus du désert sans ombre » (ES, p. 18-19). Il convient de ne pas le confondre avec le « grand désert » (ES, p. 15), qui désigne pour lui l’ensemble de l’espace saharien. Néanmoins, rien ne prouve a priori que ces deux expressions que seules deux majuscules distinguent ne puissent pas être interverties. 28. ES, p. 17. 29. E. Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Klincksieck, « Les mondes de l’art », 2018, p. 182-183 (dorénavant LMA). 30. ES, p. 17. 31. Ibidem. 32. Ibidem. 33. ES, p. 16. 34. Ibidem. 35. ES, 17. 36. Que l’on trouve entre autres au début de « La Genèse » (La Bible, op. cit.), ou encore dans « Le livre d’Isaïe » (Ibid., XLI, 18-20, p. 928). Quoi qu’il en soit, la luxuriance est un signe divin et par là même de transcendance. Voir infra. 37. ES, p. 17. 38. Ibid., p. 16-17 (« une jeune fille […] par une vieillesse hâtive »). 39. ES, p. 17. 40. Ibid., p. 15. 41. Ibidem. 42. Ibidem. 43. Ibid., p. 17. 44. Ibid., p. 15. 45. Voir notamment la note 13. 46. Voir supra, note 36. 47. ES, p. 15. 48. Ibid., p. 17. 49. Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, « Poésie », 1972, p. 37. 50. Voir notamment les notes 13 et 32. 51. E. Fromentin, Un été dans le Sahara, cit., p. 104. L’expression « Grand Désert » est du reste le titre d’un ouvrage que Fromentin a consulté (Général E. Daumas, Le Grand Désert, ou itinéraire d’une caravane du Sahara au pays des Nègres, Paris, N. Chaix, 1848). 52. ES, p. 18. 53. De « l’étrangeté du lieu » à la « nouveauté » de ses « perspectives » (ES, p. 18), des « limpidités inconnues » (ES, p. 17) entrevues au bout du désert à la répétition de l’adjectif « premier » au bas de la page 16 (« les premiers [palmiers] que je voyais », « la première fille », « pour la première »), plusieurs mots soulignent en effet la fraîcheur nouvelle du perçu. 54. Deux occurrences de ce mot qui condense le sens du texte l’encadrent si l’on veut (ES, p. 15 et p. 18). 55. ES, p. 18. 56. Ibid., p. 14.

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57. Ibid., p. 48. 58. LMA, p. 106, nous soulignons. 59. ES, p. 15. 60. Ibidem. 61. Ibidem. 62. Ibid., p. 18. 63. Ibid., p. 15. 64. L’inconfort et les risques qu’a représentés ce voyage ressortent dans les lettres qui l’évoquent (LJ, p. 282-312). En outre, c’est à ce moment-là que Fromentin perdit son grand frère spirituel resté en France : Émile Beltrémieux. Enfin, il devait composer avec la culpabilité que ses parents faisaient peser sur lui puisqu’ils étaient en désaccord avec son désir d’être peintre. 65. « Enfin, chose non moins grave, je vois joli et pas grand ; c’est peut-être, de tous mes défauts, celui qui me désole le plus, parce que c’est un défaut de nature qui ne sera jamais tout à fait corrigible », écrit Fromentin dans une lettre à Paul Bataillard le 12 novembre 1847, avant d’entreprendre son périple vers le désert (LJ, p. 250-251). Précisément, nous jouons ici sur le sens du mot « grandeur », à entendre d’abord dans une acception existentielle et non esthétique. Il désigne un gain de confiance personnel et non une capacité à générer par les formes de ses œuvres une impression sublime. Néanmoins le cap existentiel franchi n’a pu qu’aider à voir le monde avec plus de force. 66. Fragment inédit cité par G. Sagnes dans sa notice sur les voyages de Fromentin pour la collection de la Pléiade (ES, p. 1252). 67. « Je suis plus peintre que jamais. La paix du désert est entrée dans mon esprit », note Fromentin dans une lettre à Armand du Mesnil le 2 avril 1848, après l’émerveillement d’El-Kantara (LJ, p. 330). 68. V. Hugo, Les Contemplations, Paris, LGF, « Les Classiques de poche », 2002, p. 395. 69. Nous rejoignons ainsi pour finir Anne-Marie Christin, dont la préface à Un Été dans le Sahara pointe la « fonction nettement inaugurale » d’El-Kantara (E. Fromentin, Un Été dans le Sahara, cit., p. 41). Du reste, la vertu cristallisatrice du lieu apparaît clairement dans une lettre à Armand Du Mesnil datée du 17 mars 1848 : « Le sixième [jour] au soir nous débouchions par le pont El- Kantara. (Retiens ce nom, ce sera le rendez-vous de tous mes souvenirs, et quand nous causerons de l’Afrique ensemble, je te mènerai sur ce pont) » (LJ, p. 324, nous soulignons).

RÉSUMÉS

Cet article interroge les pages d’ouverture du premier texte littéraire publié par Eugène Fromentin : Un été dans le Sahara (1857). Précisément, il s’agit d’y concevoir de quelle manière ces pages s’apparentent à un seuil tout ensemble poétique et existentiel.

This article questions the first pages of the first literary text published by Eugène Fromentin: A Summer in the Sahara (1857). Precisely, it aims at showing how these pages can be seen like a poetic and existential threshold at the same time.

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INDEX

Keywords : Fromentin (Eugène), aesthetics, poetics, ontology, vocation Mots-clés : Fromentin (Eugène), esthétique, poétique, ontologie, vocation

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L’Immoraliste d’André Gide au-delà des études postcoloniales André Gide’s L’Immoraliste beyond Postcolonial Studies

Guillaume Bridet

1 Edward W. Said est l’auteur d’une œuvre remarquablement féconde qui a contribué à identifier de manière décisive un certain type de discours tenu par des Occidentaux avides de domination et caractérisé par son mépris pour un Orient plus fantasmatique que réel. Au nom de « la cohérence interne de l’orientalisme et de ses idées sur l’Orient »1, il fait néanmoins parfois peu de cas des variations historiques, géographiques et culturelles, ou simplement de la subjectivité des auteurs et des œuvres qu’il examine. Si Culture et impérialisme (1993) amende en partie les thèses développées dans L’Orientalisme (1978) en montrant que l’Orient lui-même n’est pas resté sans réaction devant cette agression symbolique commise par l’Occident, il ne revient en revanche pas sur la thèse centrale de l’auteur concernant la généralité de cette agression.

2 Les quelques pages que Said consacre à L’Immoraliste dans ce dernier essai le confirment : le roman de Gide participe pleinement à ses yeux du mépris occidental qui caractérise l’orientalisme. Le personnage de Michel – et l’auteur derrière lui – se comporte avec les jeunes Arabes qu’il rencontre en Afrique du Nord comme si les « indigènes » n’étaient que « d’éphémères menaces, et des occasions de faire preuve d’autorité »2. Et le critique de poursuivre à propos du roman : « Les Africains, et en particulier ces Arabes, sont là, sans plus. […] Se trouver parmi ces gens-là est agréable, mais il faut en accepter les risques (la vermine, par exemple) »3. Il ne s’agit certes pas de prétendre que L’Immoraliste est un roman absolument étranger au discours orientaliste ou a fortiori un roman anticolonialiste ; même les deux récits plus tardifs que Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928) ne sont pas de cette nature et ils formulent des critiques contre les excès de la colonisation sans remettre en cause son principe civilisateur. Mais le roman de 1902 s’inscrit dans un contexte idéologique et social à la fois contraignant et libérateur qui contribue à assouplir quelque peu les contraintes qui pèsent sur la représentation : à l’orée du XXe siècle, Gide est en mesure

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d’assurer sans scandale la publication de son œuvre dans un espace du champ littéraire qui s’autonomise quelque peu d’une société maintenant une forte censure sur la parole homosexuelle et pédérastique ; quant à Michel, le personnage principal du roman, il accède à la révélation de son propre désir grâce à son statut de jeune bourgeois métropolitain, mais en marge de la situation de domination coloniale à proprement parler – en lisière, dans un entre-deux social conforme à son identité elle-même incertaine. C’est ce double contexte – contexte externe du champ littéraire où paraît le roman et contexte interne de l’histoire qu’il raconte – qui autorise une reconnaissance au moins relative de la figure du jeune Arabe inséparable d’une affirmation de soi comme être de désir et comme romancier. Il apparaît ainsi qu’à côté de la catégorie de la « race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent elles aussi être prises en compte pour saisir le subtil équilibre dont témoigne l’art littéraire de Gide, et la complexité des relations humaines que met en scène son roman.

Michel : Français de métropole, mais aussi homosexuel et bourgeois

3 Si L’Immoraliste peut à juste titre être considéré comme un roman d’initiation pédérastique écrit à mots couverts, il est aussi un roman réaliste qui met en scène très précisément le contexte à la fois social et colonial de cette émancipation par rapport à la norme hétérosexuelle.

4 Michel est d’abord le rejeton d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle qui, après la mort de ses deux parents, fait un héritage si important qu’il peut vivre de ses rentes. Fils d’un homme fort savant dont la profession exacte n’est pas davantage précisée mais qui lui enseigne très jeune les langues anciennes, il a certes engagé des recherches scientifiques mais il n’a pas besoin de faire carrière. Pour ce jeune homme fidèle à une éthique qui ressemble à celle de l’otium antique, mais d’un otium qui occuperait tout son temps, il ne saurait être question de se soumettre au règne de l’utile et de se confronter à la réalité du travail salarié. Cette position sociale privilégiée se trouve encore redoublée dans l’histoire par le déplacement du personnage de Michel et de sa jeune femme Marceline en Afrique du Nord peu après leur mariage. Ce voyage, qui rassemble les traits du Grand Tour tel que les Anglais l’effectuaient alors encore en Europe et jusqu’au Proche-Orient et du voyage de noces, même si l’expression n’est pas employée par Michel dans son récit – et d’abord parce qu’elle implique un respect de l’institution maritale auquel bien vite il ne consent plus –, est censé se dérouler dans la décennie 1890, et il prend de ce point de vue clairement place dans le cadre d’une colonisation française triomphante, sous l’impulsion d’une Troisième République soucieuse de réparer par une expansion prétendument civilisatrice le désastre militaire de la guerre perdue contre les Prussiens en 1870. Lors de son parcours tunisien puis algérien comme lors de son séjour à Paris, le personnage de Michel n’a rien à « faire » pour assurer son statut ; il n’a qu’à « être ». Il n’est ni un entrepreneur parti faire fortune, ni un fonctionnaire de l’État français ni et encore moins un chômeur quittant la métropole pour trouver du travail dans les colonies, mais simplement un jeune touriste aisé, qui voyage en Afrique du Nord avec le seul souci de contempler beaux sites et vieilles pierres.

5 Or, c’est précisément durant ses vacances en Tunisie et en Algérie, c’est-à-dire dans ces territoires arabes colonisés qui sont pour lui un espace de loisir, que le personnage de

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Michel quitte la sphère de la pure intellectualité et accède à une labilité désirante d’une extrême intensité. Suivant le schéma assez nettement identifiable d’une initiation – ici inspirée à la fois de Whitman et de Nietzsche, et censée donc révéler « l’être authentique, le “vieil homme” »4 –, il passe d’un état premier aliéné à un moment de crise, puis à une révélation qui le conduit finalement vers la libération échevelée de ses sens.

6 Michel voyage d’abord avec un temps de retard sur sa propre existence. Ses préjugés lui font négliger la moderne Tunis et privilégier les hauts lieux de l’Antiquité comme Carthage, Timgad, Sousse et El Djem. Mais ses attentes sont à la fois déçues et rehaussées. D’un côté, la ville arabe de Tunis le comble ; de l’autre, le site romain d’El Djem n’est pas à la hauteur de ce qu’il escomptait. Parti en Afrique du Nord par intérêt érudit pour les traces qu’y ont laissées des civilisations antiques disparues – image de son propre passé et du passé de la civilisation à laquelle il appartient –, Michel prend goût à la double réalité présente d’un pays et de sa propre existence qui cesse de lui demeurer étrangère. C’est ce décalage entre les motivations initiales du voyage et l’intérêt réel qu’il y trouve qui déclenche la crise. Michel ne meurt pas réellement, mais ce qui disparaît en lui à l’occasion d’une longue maladie – aux symptômes proches de la tuberculose mais sans nom, ce qui indique bien sa dimension symbolique –, c’est le petit garçon ignorant de lui-même et de ses penchants au point de se marier pour faire plaisir à son père mourant. La terre arabe est le lieu de la crise ; elle est aussi le lieu de la renaissance. L’arrivée du jeune couple en Tunisie avait eu lieu en octobre, à l’automne, à la fin d’un cycle ; nous sommes à présent en janvier et à ce début d’année correspond une renaissance intime. Bachir, Ashour, Lassif, Moktir : Michel passe le plus clair de son temps avec ces jeunes adolescents et il prend goût à sa vie nouvelle. C’en est fini pour lui d’une érudition tournée vers le passé et assimilée à la mort ; la vie présente lui ouvre les bras – non plus l’Antiquité mais la terre arabe de son temps, non plus l’étude mais les sens, non plus sa femme mais des jeunes gens.

7 Dans la suite du roman, les deux époux reviennent à Paris, dont la vie mondaine trop intellectualiste et corsetée déçoit Michel. Ils décident alors de rejoindre la propriété normande du jeune homme, dans laquelle, puisqu’il emploie plusieurs familles paysannes, il peut fréquenter de nouveau de jeunes adolescents, avant finalement de rejoindre une nouvelle fois l’Afrique du Nord. Le roman de Gide pose ainsi une relation d’équivalence entre les possibilités sensuelles ouvertes par la fréquentation des jeunes Arabes d’Algérie et des jeunes paysans normands. En cette fin de XIXe siècle, quand on est parisien et bien né, la colonie et la province constituent toutes deux des espaces comparables : libérés en grande partie de la censure intime et de la peur du scandale, les jeunes bourgeois issus de la ville ou de la métropole peuvent laisser libre cours à leurs aspirations qui sont les moins acceptables socialement. Dans les deux cas, le jeune homme est sur des terres qui lui appartiennent, à lui personnellement en tant qu’il est un propriétaire foncier ou à lui en tant qu’il est le représentant d’un peuple colonisateur, et il entre donc en relation avec leurs habitants comme avec des subalternes dont la position sociale est clairement inférieure à la sienne.

8 Ce qu’un livre comme L’Immoraliste permet de ce point de vue de mettre en cause, c’est un certain idéalisme des théories « queer » considérant les individus, certes pas comme totalement libres de choisir leur identité de genre5, mais insistant à tel point sur le culturel qu’elles peuvent conduire à relativiser l’importance de l’appartenance des individus à tel ou tel groupe ou classe permettant ou pas de brouiller les frontières et

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d’échapper au moins en partie à la norme sociale. Nourries par un constructivisme sexuel essentiellement foucaldien, les études queer considèrent que l’hétérosexuel comme l’homosexuel ou le pédéraste sont surtout les produits d’un discours et de sa réitération performative ; elles ne doivent cependant pas faire oublier que ces discours sont produits dans certaines conditions sociales et qu’ils établissent des assignations identitaires de genre contraignantes, dont tout le monde n’est pas en mesure de s’affranchir6. Il apparaît ainsi que les terres arabes colonisées et les terres provinciales sont le lieu d’un épanouissement affectif et sexuel que le milieu mondain de la grande ville, même s’il est le lieu historique de la révélation à soi et aux autres de l’identité homosexuelle et pédérastique, n’autorise pas de manière si ouverte, tant il est plein de dangers. Il apparaît surtout que ce type d’épanouissement n’est accessible que moyennant, non seulement un minimum de prudence, mais encore une situation sociale suffisamment privilégiée pour ne pas encourir les foudres de la loi ou seulement la réprobation publique.

La possibilité d’une transposition esthétisante de l’homosexualité

9 Si Gide est en mesure de publier un roman aussi ambigu et exaltant de manière implicite mais claire pour qui veut bien le lire les attirances pédérastiques de Michel, c’est d’abord que, depuis les années 1880, un très grand nombre d’essais et de romans ont paru en France qui, même s’ils sont condescendants et orientés le plus souvent par une perspective médicale, témoignent d’un intérêt certain pour la question homosexuelle prise au sens large. La publication d’un roman comme L’Immoraliste est également rendue possible par le fait que l’auteur écrit dans un espace du champ littéraire particulièrement autonome et dans lequel les critères moraux sont relégués au second plan par rapport à des critères de type esthétique. S’inspirant du Flaubert de la lettre à Louis Bouilhet du 4 septembre 1850 auquel il fait allusion en évoquant ces « grands esprits [qui] ont beaucoup répugné à… conclure », Gide l’écrit on ne peut plus clairement dans la préface de son livre : « Mais je n’ai voulu faire en ce livre non plus acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. […] je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclairer bien ma peinture »7.

10 On peut bien entendu lire dans une telle déclaration, en particulier dans le refus de toute apologie, l’effet d’une certaine crainte : la condamnation d’Oscar Wilde n’est pas si loin, qui, lors de son procès de 1895, avait lui aussi, contre la réduction de son identité à sa seule sexualité, revendiqué et mis en avant son statut d’artiste. Gide est bien placé pour le savoir, qui fut un ami de l’écrivain, et L’Immoraliste se tient même au plus près de cette amitié compromettante. C’est en effet Oscar Wilde, rencontré pour la première fois en novembre 1891, qui est l’initiateur de Gide et qui lui permet pour la première fois de goûter la chair de jeunes Arabes à Alger en janvier 1895 ; lui qui, plus largement, le libère de ses sentiments de honte et de culpabilité. Le personnage de Ménalque tel qu’il réapparaît dans L’Immoraliste8 évoque très clairement pour tout connaisseur de la vie de Gide et même seulement de la vie littéraire de ces années-là, la personnalité sulfureuse de l’écrivain anglais. Sa présence le rappelle sans ambiguïté : pour certains hommes appartenant à l’élite intellectuelle et artistique de l’Europe, l’Afrique du Nord est le lieu d’une libération sensuelle qui transforme le territoire

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colonisé en un paradis, dont la véritable nature ne peut toutefois être reconnue et revendiquée de manière explicite dans une œuvre littéraire publiée en métropole.

11 Mais le propos de la préface est aussi pour Gide une manière de se situer d’un point de vue strictement littéraire. S’il n’entend pas juger les pratiques sexuelles auxquelles se livre son personnage, c’est surtout parce qu’une œuvre littéraire ne saurait être l’occasion de ce type de jugement et, d’une manière ou d’une autre, être rabattue sur la catégorie littérairement sans valeur du témoignage. La volonté d’une transposition esthétisante, plus encore que la crainte de susciter le scandale, constitue la raison profonde de l’euphémisation permanente à laquelle se livrent le narrateur de l’histoire et, derrière lui, très directement, l’écrivain Gide. Comme le résume bien François Cusset à partir des travaux du critique américain Lucey, « tout, dans le texte de Gide, contribue à placer à distance (une distance voluptueuse bien plus que respectueuse) ces jeux pourtant poussés jusqu’à leur terme »9 : l’énoncé du souvenir, le plaisir du voyeurisme, la médiation d’un tiers, le prolongement du plaisir au-delà de l’acte et de la personne même de l’objet désiré, le procédé stylistique de la prétérition ou l’usage des points de suspension retranscrivent une expérience sensuelle particulièrement évasive, en même temps qu’ils témoignent d’une pudeur conforme à une certaine bienséance littéraire.

12 C’est là que réside le miracle de ce livre : dans la rencontre entre une esthétique de l’allusion évitant de basculer dans une trop grande trivialité, accordée à une certaine évolution et à un certain état du champ, et une éthique sexuelle favorisant l’effusion et le flou sur la précision de la possession, la tension désirante sur les satisfactions plus charnelles du plaisir. La possibilité même qu’un roman comme L’Immoraliste soit publié repose sur l’existence d’un champ littéraire et d’un espace colonial autorisant tous les deux, d’un point de vue moral comme d’un point de vue littéraire, des prises de position autonomes par rapport à la morale plus commune. On est ainsi fondé à parler d’une autonomie surdéterminée : autonomie du personnage en Afrique du Nord et du romancier en France ; de l’histoire et du roman – autonomie dont on peut dire qu’elle rend possible l’existence sur le mode permanent du possible qui est celle de Michel, en même temps que l’expérimentation esthétique qui est celle de Gide.

13 Héritier du mouvement symboliste, ayant publié des textes qui, comme Les Nourritures terrestres, peuvent passer pour de vastes poèmes en prose et même s’il s’oriente avec L’Immoraliste vers une fiction plus réaliste qui rompt donc avec l’héritage de Mallarmé, Gide appartient encore pleinement dans les premières années du XXe siècle à l’espace du champ littéraire qui est celui de « la production pure, destinée à un marché restreint aux producteurs » et opposé à celui de « la grande production, orientée vers la satisfaction des attentes du grand public »10. Concernant L’Immoraliste, il prend lucidement la décision de n’en tirer que trois cents exemplaires, parce qu’il est conscient que son livre se vendra peu11. S’il y a un effet, non pas de domination (du corps des jeunes Arabes), mais d’autonomisation (dans le champ littéraire métropolitain), c’est seulement dans cette possibilité qu’a un individu comme lui de se maintenir dans une position esthétiquement risquée grâce au capital économique dont dispose sa famille, et qui l’autorise à écrire pour un public réduit sans se soucier outre mesure de ses chiffres de vente et de ses droits d’auteur. Le rappel de ce type de considérations n’a rien d’agréable pour qui entend être un individu libre et affranchi de toute détermination. L’Immoraliste met en scène cette gêne lors du séjour de Michel dans sa propriété normande de La Morinière, lorsque Bocage, qui s’occupe de faire

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fructifier le domaine agricole, tient à mettre le jeune homme dans la peau d’un maître et à se mettre lui-même dans celle du salarié zélé et indispensable. Le régisseur est comme l’épouse Marceline, tous deux obligent Michel à tenir son rang, à être celui que la société et la nature ont fait de lui : un homme, un propriétaire foncier – un individu ferme et achevé. « La présence de Bocage me gênait ; il me fallait, quand il venait, jouer au maître, et je n’y trouvais plus aucun goût »12. Or il se trouve que ce Michel qui cherche et qui écrit un temps par pur amour de la science constitue de ce point de vue une transposition de Gide qui, lui aussi, comme écrivain, peut se permettre d’être un créateur pur, dans la mesure où il est l’héritier d’une famille qui pourvoit à ses besoins. L’un est pour la science ce que l’autre est pour la littérature : un jeune homme bien né qui use librement de son temps pour envisager les choses de l’esprit.

14 On peut certes à partir de considérations de ce type émettre l’idée que la possibilité d’un tel raffinement esthétique repose sur une fortune familiale, elle-même garantie par un ordre social foncièrement inégalitaire dans les colonies aussi bien qu’en métropole. De là cependant à évoquer cet ordre social comme un ordre de domination et, plus encore, à rendre un auteur comme Gide et un livre comme L’Immoraliste responsables de cette domination, ce serait aller trop loin. De ce qu’un art autonome comme celui de Gide est autorisé par une certaine structure sociale ne signifie, ni qu’il la renforce, ni même qu’il la cautionne.

Domination sexuelle et ouverture à l’autre dans les colonies

15 Concernant « l’Occident et l’Orient » tels qu’ils peuvent apparaître dans les pratiques et les discours relatés dans les passages de L’Immoraliste se déroulant dans l’espace arabe colonisé, il est toutefois difficile de ne pas revenir sur la question de la « relation de pouvoir et de domination »13 qui caractérise, selon Said, le discours orientaliste. Le récent ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours a souligné à quel point les colonies ont pu être des lieux de défoulement sexuel pour les coloniaux et pour les métropolitains en visite14. Si Didier Eribon se contente de mettre en cause Gide de manière seulement indirecte avec des mots très durs sur les « gidiens français » qui brilleraient par « leur consternante naïveté » concernant « le rapport colonial dans lequel est ancrée [la] sexualité »15 de l’écrivain au tournant des XIXe et XXe siècles, Monique Nemer le critique plus frontalement. Tout en louant le courage de Gide dans son combat pour que soit laissé place à un discours de type homosexuel et tout en précisant qu’au regard de la loi s’appliquant de 1863 à 1942 Gide ne commettait aucun abus sexuel16, elle remarque néanmoins que « l’âge de ses partenaires diminue à mesure que l’on descend vers le Sud – Italie, Algérie, Égypte », ce qui, juge-t-elle, « n’est pas l’aspect le plus sympathique de Gide », et elle estime que « l’inconscience, ou le déni, de Gide face à ce “tourisme sexuel”, et à l’organisation, dont il profite, d’une prostitution des jeunes garçons, est assez déplaisante »17.

16 Comme Didier Eribon l’explique bien, « il faut renoncer à l’idée d’une “subversion” sexuelle qui serait nécessairement liée à un progressisme politique » et considérer plus généralement que « la subversion est toujours partielle et localisée »18. La subversion morale que constituent l’homosexualité ou la pédérastie par rapport à l’hétérosexualité n’implique pas nécessairement la subversion du rapport de supériorité entre le sujet et l’objet de son désir. C’est que plusieurs dimensions identitaires se mêlent les unes aux

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autres, qui touchent à la sexualité mais aussi à la classe sociale, à l’appartenance nationale ou à la couleur de la peau. Gide est pédéraste, ce qui le met en position de faiblesse par rapport à ses compatriotes de métropole ; mais il est aussi un homme blanc issu de la classe bourgeoise et venu de France. Et de fait, les années 1890-1900 sont les années du triomphe de l’idée coloniale et de la bonne conscience des puissances impérialistes européennes. Comme l’autonomie esthétique de Gide dans le champ littéraire de ces années-là est appuyée sur un certain ordre social, l’autonomie morale de Michel ne serait pas possible hors du cadre plus large de la conquête coloniale qui détermine de manière précise le rôle des uns et des autres. Se promenant dans un jardin de Biskra, Michel peut bien s’asseoir seul sur un banc et attendre « le hasard d’une rencontre heureuse… »19, il n’en reste pas moins que, si la rencontre de tel ou tel jeune garçon est effectivement due au hasard, les modalités du rapprochement entre l’homme français et le jeune Algérien sont conditionnées par leur identité respective. « L’air était calme et tiède, mais je pris mon châle pourtant, comme prétexte à lier connaissance avec celui qui me le porterait »20. Michel affaibli sait qu’il peut compter sur une sollicitude qui ne serait pas de mise s’il se promenait lui-même dans un jardin français fréquenté par de jeunes bourgeois ou a fortiori s’il était un travailleur algérien ayant émigré en métropole. Toutes ses initiatives, minimales à vrai dire, n’ont de sens que sur fond de service rendu et d’échange pécuniaire. Seule cette relation programmée et convenue entre un bourgeois et des enfants du peuple, entre un ressortissant de la puissance coloniale et des Arabes colonisés, autorise le rapprochement presque automatique des différents personnages et la mise en contact de leur univers respectif.

17 Ce qui se joue néanmoins ici, ce n’est pas une relation de domination, ni même uniquement une relation de pouvoir. La relation dissymétrique ne donne pas lieu à l’exercice d’un pouvoir, elle définit un cadre qui rend possible la relation ; elle n’est pas la fin que vise le narrateur, mais seulement un moyen au service d’un rapprochement. Mieux encore, il apparaît que l’autre est acteur de la situation d’échange, qu’il est reconnu dans son altérité et qu’il est même doté d’une force de contamination.

18 Le touriste sexuel n’est pas ou pas seulement un colon ; le jeune indigène, pas ou pas seulement un objet sexuel colonisé. Entre le désir de l’homme blanc et la rouerie des jeunes Arabes, il y a place pour un jeu social qui laisse se développer, d’un côté, une admiration fascinée, de l’autre, une ruse évidente. La célèbre scène du vol des ciseaux de Marceline commis par Moktir, auquel assiste Michel sans réagir, croyant que le jeune Arabe ne s’est pas rendu compte qu’il l’observait, alors qu’il l’a en fait parfaitement perçu21, dit d’abord et certes que l’épouse légitime ne pourra plus jouir des faveurs de son mari dont l’organe essentiel lui est dérobé par un jeune homme ; mais aussi, si l’on quitte la sphère intime du couple pour celle de la relation coloniale, que le maître de la situation n’est pas nécessairement celui que l’on croit, ou plutôt qu’il n’y a pas réellement de maître dans ce silence partagé ; enfin que le voyageur blanc qui concède à perdre cet objet au contact de l’autre est dans un état de trouble. Cette paire de ciseaux perdue le coupe de lui-même, de son passé, de son identification trop univoque au groupe des individus blancs de sexe masculin. La dépossession est moins économique, même si Michel paye les jeunes garçons qui l’entourent, que surtout symbolique. Ménalque l’a bien compris : « Il y a là, reprit-il, un “sens”, comme disent les autres, un “sens” qui semble vous manquer, cher Michel », et ce « sens », que le lecteur se met en quête de déceler dans une démarche de type herméneutique, c’est en fait de manière inattendue « celui de la propriété »22. Ce « sens » est comme le

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« problème » de la préface : c’est la pédérastie comme absence de « propriété » entre le sexe masculin et des pratiques sexuelles qui a priori ne lui sont pas accordées. Mais c’est aussi bien davantage une identité qui n’est plus pensée comme une somme de caractéristiques arrêtée mais comme mouvement – ce qui ne va pas sans expropriation permanente.

19 Du même coup, ce mouvement d’ouverture implique une reconnaissance au moins partielle de l’autre. On peut d’abord remarquer que Michel accorde bien plus d’importance dans son récit à la description physique exaltée des jeunes Arabes qu’à celle de sa propre épouse. Mais ce n’est pas tout. Pour Marceline se promenant avec Michel dans les alentours de Biskra, il est « inutile d’aller plus loin », parce que « ces vergers se ressemblent tous »23. Lorsque Michel se promène seul, il perçoit la réalité de manière différente : « Les jours suivants, j’allai plus loin ; je vis d’autres jardins, d’autres bergers et d’autres chèvres. Ainsi que Marceline l’avait dit, ces jardins étaient tous pareils ; et pourtant chacun différait »24. Marceline met l’accent sur le semblable, et elle arrête sa course ; Michel est sensible à la différence, et il poursuit la sienne. Les Arabes sont certes fondus dans le paysage, mais pas fondus au sens où ils seraient invisibles et donc relégués dans l’absence et méprisés ; fondus au sens où ils participent d’une nature qui n’est pas force brutale et instinctive – ce serait retrouver un nouveau cliché orientaliste –, mais présence pleine et neuve finissant par contaminer le touriste français.

20 Il y a en effet une forme de porosité entre l’identité du touriste blanc et celle du jeune Arabe – que métaphorise dans de nombreux passages du roman le motif de l’ombre : Presque pas d’étrangers, quelques Arabes ; ils circulent, et, dès qu’ils ont quitté le soleil, leur manteau blanc prend la couleur de l’ombre. Un singulier frisson me saisit quand j’entrai dans cette ombre étrange ; je m’enveloppai de mon châle ; pourtant aucun malaise ; au contraire…25

21 Cette « ombre étrange » dans laquelle entre Michel le fait passer du statut d’étranger au statut d’ombre étrangère de lui-même. Michel devient l’ombre de l’étranger qu’il était et, en même temps, le « manteau blanc » des Arabes prenant « la couleur de l’ombre », il perd sa peau blanche et devient une sorte d’indigène. Il faut toutefois préciser qu’il y a porosité mais pas réciprocité : le Blanc rejoint l’indigène dans l’ombre, mais l’indigène reste lui-même ; préciser encore que la porosité est un état temporaire : Ménalque a récupéré les ciseaux auprès de Moktir et il les repasse à Michel lors de leurs retrouvailles parisiennes. On peut voir la circulation de ces ciseaux comme un passage de témoin synonyme d’une initiation sexuelle réussie, mais elle est aussi le signe d’un retour social toujours possible parmi l’élite blanche européenne. Ce que Michel a perdu en Afrique du Nord, il peut toujours le retrouver une fois rentré en France. Lui seul a cette capacité d’ubiquité sociale. C’est que le personnage obéit à un principe de dépense énergétique et financier qui ne le menace pas – le capital de sa jeunesse lui sert de garantie, comme le capital économique accumulé par sa famille : il peut s’ouvrir à l’autre, vider ses poches – il reste lui-même. Là est, sinon la domination, au moins l’inégalité foncière qui oppose le jeune touriste français à l’Arabe d’Algérie. Lorsqu’il retourne à Biskra pour un second séjour, Michel est déçu des « enfants » qu’il retrouve : « Quelle déconvenue ! […] Ils ont affreusement grandi. […] Il y a là comme une banqueroute… »26. La « banqueroute », c’est, à ses yeux, la mauvaise dépense, la dépense qui conduit à la perte de ce soi labile qui fait le bonheur et à la réduction de l’individualité au profit de rôles sociaux figés. Le tort de ces jeunes gens, c’est de travailler et d’avoir pris femme, ce qui n’est pas du goût de Michel. « Que les carrières

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honorables abêtissent ! »27, pense celui qui n’a nul besoin de faire carrière ni même de travailler pour subvenir à ses besoins.

22 De la domination ? Dans le cas présent et sans nier par ailleurs la réalité de pratiques et de discours relevant effectivement de la domination : non. Mais de l’inégalité à coup sûr : au sein du champ littéraire que fréquente Gide et surtout au sein de l’espace colonial que hante Michel. Inégalité qui seule rend possible une inventivité littéraire et identitaire portée à ce degré et que tous ne peuvent durablement se payer – ni les écrivains moins bien dotés obligés de gagner leur vie par des travaux alimentaires ou de vendre leurs livres à un public plus nombreux, ni les jeunes Arabes de la colonie qui se sont mariés et sont devenus plongeur dans un café, terrassier au bord des routes ou boucher. Tenter de créer une œuvre, penser qu’on est en mesure de se créer soi-même – devenir un sujet en excès par rapport à ce qui le produit : ce sont là, à la croisée des XIXe et XXe siècles, les fleurs raréfiées de L’Immoraliste. C’était jadis ; c’est aujourd’hui encore.

NOTES

1. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [1978], tr. am. C. Malamoud, Paris, Le Seuil [1980], 2005, p. 17. 2. Edward W. Said, Culture et impérialisme [1993], tr. an. P. Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 265. 3. Ibid., p. 279. 4. A. Gide, L’Immoraliste [1902], dans Id., Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 622. p. 398. 5. Judith Butler précise bien, ce sont ses mots, qu’on ne change pas de genre comme on change de chemise. Voir J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of « sex », New York & London, Routledge, 1993, p. X. 6. Judith Butler a en partie répondu, d’un point de vue toutefois plus politique que théorique, à cette critique venue essentiellement des rangs des théoriciens marxistes. Voir J. Butler, « Simplement culturel ? », dans Actuel Marx, 30, 2001, p. 201-216. 7. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 591-592. 8. Ce personnage est déjà présent au Livre quatrième des Nourritures terrestres et encore dans la première des « Lettres à Angèle ». Voir A. Gide, Les Nourritures terrestres [1897], dans Id., Romans et récits. Œuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 379-398 ; « Lettre à Angèle » [I] [L’Ermitage, juillet 1898], Essais critiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 8-14. 9. F. Cusset, Queer critics. La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, PUF, « Perspectives critiques », 2002, p. 156. Voir M. Lucey, Gide’s Bent, New York, Oxford University Press, 1994. 10. P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, « Libre examen », 1992, p. 175. 11. Voir A. Gide, 8 janvier [1902], dans Id., Journal I, 1887-1925, éd. E. Marty, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 316. 12. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 662.

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13. E. W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit., p. 18. 14. Voir P. Blanchard, N. Bancel, G. Boëtsch, D. Thomas, Ch. Taraud, Sexe, race & colonies : la domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018. 15. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999, note 3, p. 319. 16. La loi autorisait en effet alors les relations sexuelles avec des individus âgés de treize ans et plus. 17. M. Nemer, Corydon citoyen. Essai sur André Gide et l’homosexualité, Paris, Gallimard, 2006, respectivement p. 96 et p. 99. 18. D. Eribon, Réflexions sur la question gay, op. cit., respectivement p. 179 et p. 183. 19. A. Gide, L’Immoraliste, op. cit., p. 613. 20. Ibid., p. 613-624. 21. Ibid., p. 618 et p. 649. 22. Ibid., p. 650. 23. Ibid., p. 616. 24. Ibid., p. 617. 25. Ibid., p. 611. 26. Ibid., p. 685. 27. Ibid.

RÉSUMÉS

Si les quelques pages qu’Edward W. Said consacre à L’Immoraliste dans Culture et impérialisme (1993) confirment pleinement le mépris occidental qui caractérise l’orientalisme, le roman que Gide fait paraître en 1902 s’inscrit dans un contexte social et idéologique qui assouplit quelque peu les contraintes qui pèsent sur la représentation de l’Orient. À côté de la catégorie de la « race » envisagée par Edward W. Said, les catégories de la classe et du genre doivent elles aussi être prises en compte pour saisir le subtil équilibre esthétique dont témoigne le roman de Gide et la complexité des relations humaines qu’il met en scène.

If the few pages that Edward W. Said devotes to L’Immoraliste in Culture and Imperialism (1993) fully confirm the Western contempt that characterizes Orientalism, the novel published by Gide in 1902 takes place in a social and ideological context that can somewhat reduces the pressure on the representation of East. Next to the category of « race » considered by Edward W. Said, the categories of class and of gender must be taken into account if we want to understand the subtle aeæsthetic balance of the Gide’s novel and the complexity of human relationships which it includes.

INDEX

Keywords : Orientalism, Postcolonial Studies, Gender Studies, Class Studies, literary field, Gide (André). Mots-clés : orientalisme, études postcoloniales, études de genre, sociologie de la littérature, champ littéraire, Gide (André)

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Le manuscrit du Mystère de la chambre jaune ou la construction d’une énigme The manuscript of the Mystère de la chambre jaune or the construction of an enigma

Irene Zanot

1 Considéré comme l’un des représentants les plus populaires du « roman policier archaïque », Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux a fait l’objet de nombreuses enquêtes de la part des passionnés du genre1. Publiée en feuilleton dans le supplément du magazine L’Illustration en 1907, la première aventure du « journaliste et reporter » Rouletabille a en effet suscité l’attention de spécialistes comme Colin, Vareille ou encore Isabelle Casta, qui a essayé de démonter la « machine » de ce polar avant la lettre pour décrypter le secret de sa réussite2. Si l’énigme de Mademoiselle Stangerson ne cesse de fasciner la critique et les lecteurs par la logique à la fois rigoureuse et déroutante qui préside à sa construction, un document encore peu connu nous permet aujourd’hui de remonter aux sources de la création leroussienne : le carnet contenant la première des aventures du « journaliste et reporter » Rouletabille, qui a été retrouvé en 2008 par l’un des petits-enfants de l’auteur3. Autrefois considéré comme perdu, le manuscrit, qui est disponible sur Gallica, recèle des indices précieux pour comprendre la genèse de ce chef-d’œuvre4. Dans cet article, nous présenterons une étude comparée du feuilleton et du manuscrit, qui, comme le dit Guillaume Fau, nous conduit « au plus près du cheminement de la pensée » de l’auteur5. Nous nous arrêterons d’abord sur quelques aspects typiques concernant la technique de composition leroussienne et la chapitration des deux versions ; après, notre attention se concentrera sur le cœur du roman, c’est-à-dire la représentation des crimes et des décors du Mystère, que l’artiste modifie et remodèle en construisant un mécanisme parfait dans sa complexité mais également plausible. L’analyse des nouveautés introduites dans le feuilleton nous permettra enfin l’occasion de formuler quelques réflexions générales sur l’ouvrage (et,

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notamment, sur son apport au développement de la littérature policière française) tout comme sur l’évolution de la carrière de l’écrivain.

2 Bien qu’elle nous livre des clés formidables pour avancer dans nos connaissances, la découverte du manuscrit ne dissipe qu’en partie le halo de mystère entourant la création de l’enquête de Rouletabille. Formé d’environ 200 feuillets, le document s’ouvre sur un ensemble de pages où Leroux énumère en ordre épars quelques-unes des idées principales du Mystère (les « pas élégants de Darzac », l’« os de mouton ») en alternant indications scénographiques, brefs syntagmes, ou encore, descriptions de scènes : les « Premières notes qui ont été écrites pour le Mystère de la chambre jaune » (D. 04-09)6. Précédées d’un Scénario presque indéchiffrable dont l’histoire ne rappelle que vaguement l’intrigue du Mystère, ces notes s’arrêtent sur une table des matières qui récapitule par de courtes légendes les chapitres du sixième au dix-septième, ce dernier étant désigné comme le chapitre final7 : curieusement, les épisodes et leur numérotation ne coïncident entièrement ni avec les solutions adoptées dans le feuilleton, ni avec l’architecture textuelle du manuscrit. On pourrait en déduire que dans les « Premières notes » Leroux a effectivement ébauché le tout premier projet du Mystère, si ce n’est que cette sorte d’avant-texte fait allusion à la « canne de Frédéric » – un objet qui, comme nous le verrons, ne fera sa parution que dans l’édition de L’Illustration.

3 En effet, s’il n’est pas aisé d’établir la chronologie de ce document, la tâche s’avère encore plus problématique pour le « Manuscrit autographe » (D. 08-57). Que la naissance du roman demeure un cas non complètement résolu, cela dépend avant tout de la perte de quelques feuillets, les pages 12, 36, 65 et 164 manquant à l’appel : c’est avec toute probabilité sur deux de ces feuillets que paraissaient les dénominations et les incipit des chapitres II, Où apparaît pour la première fois Rouletabille et X, « Maintenant il va falloir manger du saignant »8. Encore faut-il s’interroger sur la technique de composition du manuscrit, qui, comme l’observe Fau, relève d’un « état intermédiaire entre un premier brouillon » désormais disparu et l’édition en feuilleton. Conformément à un procédé typique de la pratique journalistique, à la fois source et modèle d’écriture pour notre artiste comme l’a montré Matthieu Letourneux9, Leroux aurait récupéré des « fragments d’au moins une version antérieure » pour les recoller sur de « nouveaux feuillets » en les recomposant entre eux, ou bien, en les alternant à des « passages de transition » rédigés ex novo10. Le début du texte semble confirmer cette thèse : les éléments péritextuels (le titre, l’intertitre Où l’on commence à ne pas comprendre, la mention Aventures extraordinaires de Rouletabille) paraissent tous sur une bande que le romancier a collée sur le feuillet 5 R. Ailleurs, la page se compose d’une séquence de bandes comme s’il s’agissait d’un « collage composite »11 ; l’atteste le feuillet 26 R, qui est deux fois plus long que les autres feuillets. Si le recours à ce « couper coller » artisanal semble s’intensifier lors des moments forts de l’action, la présence d’un nombre non négligeable de feuillets intacts (ou à peine raturés) attire toute notre attention : témoignage d’une réécriture intégrale de quelques épisodes ainsi que de la rédaction de scènes « de transition » comme l’observait Fau, ces pages nous montrent aussi que l’artiste a intégré de nouvelles péripéties à son récit ; des épisodes qui peuvent marquer un tournant dans le dévoilement de l’énigme, comme nous le verrons.

4 Que l’invention du Mystère se soit enrichie au cours du temps, cela est démontré d’ailleurs par la longueur du feuilleton, qui est bien plus volumineux que le manuscrit.

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Comme l’a mis en évidence Fau, « les ajouts sur épreuves sont venus amplifier la fin du texte de ses 6/8e environ », entraînant une modification substantielle de l’organisation en chapitres – et, notamment, du dernier épisode « Où Joseph Boitabille apparaît dans toute sa gloire » (ch. XXIV), que Leroux a scindé « en 4 chapitres numérotés XXVI à XXIX »12. En vérité, l’écart entre les deux versions s’élève à six, et non pas à quatre chapitres ; car, si le feuilleton contient un autre chapitre inédit (« La double piste », ch. XXIII)13, le manuscrit présente un « double » du chapitre XI, que l’on appellera chapitre XI bis. Intitulé Des pleurs dans la nuit, ce dernier (qui représente une version abrégée du chapitre XII du feuilleton) permet d’illustrer un cas majeur de réorganisation du « dispositif » romanesque pour emprunter la terminologie d’Ugo Dionne14. Les corrections et les variations de graphie concernant les chiffres des chapitres de IV à XI témoignent en effet d’un réarrangement général de la chapitration qui trouverait son origine dans le réaménagement des chapitres X, « Maintenant il va falloir manger du saignant », et V, Où Joseph Boitabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet15. Nous rappellerons qu’ici Leroux fournit des renseignements sur le passé du « Grand Fred » ; des informations qui créent un pont avec une série d’indications que l’écrivain, conformément à un cliché littéraire encore à la mode au début du XXe siècle, insérera dans la partie finale de l’ouvrage : L’affaire des lingots d’or [illis.]↓[de] l’hôtel de la Monnaie↑[, qu’il débrouilla quand tout le monde jetait [illis.] sa langue aux chiens,] [illis.] et la l’arrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit universel [illis.] illustre ↑[avaient rendu son nom presque populaire]. Il passait alors, à cette époque où Joseph Boitabille n’avait pas encore donné les preuves admirables admirables d’un talent unique, pour l’homme le plus fort en [illis.] pour l’esprit le plus apte à démêler l’écheveau le plus embrouillé des crimes les ↑des] plus mystérieux ↑[et plus obscurs crimes.]16 5 La question de la complication du récit et celle des chapitres doublons se relient en vérité à une recherche poétique de grande importance pour l’auteur, qui, à l’époque de rédaction du Mystère, faisait ses débuts en tant que romancier. Chroniqueur judiciaire et journaliste de renom comme Rouletabille, Leroux s’était en effet fixé un objectif précis : faire « plus fort que Poe, plus fort que Conan Doyle », comme il l’avouait dans une interview à Frédéric Lefèvre17. Attentif aux goûts d’un public avide de récits des crimes les plus affreux, lui-même attiré par les histoires sanglantes et quelque peu morbides18, l’écrivain s’apprêtait à donner sa contribution à la naissance du roman policier français, genre qui se caractérise par la mise en place d’un « nouveau modèle » fondé « non plus sur le récit du crime, mais sur sa reconstruction progressive ». Comme l’a clairement démontré Elsa de Lavergne, cette forme avait commencé à faire son chemin à partir des années 1860 malgré quelques « entraves » : les longueurs du récit à tiroirs, les retours en arrière du « récit du passé », les contraintes thématiques et de composition imposées par le roman-feuilleton, pour ne citer que partiellement cette étude19. Or, si Leroux ne manque pas d’intégrer ces éléments à son récit au fur et à mesure qu’il manipule sa création, l’analyse du manuscrit fait ressortir toute la richesse et la complexité du travail à travers lequel l’artiste a relevé le défi pour dépasser ses maîtres sur la voie des histoires de détective.

6 Ce n’est pas un hasard si les marques d’altération du texte se multiplient justement là où affleurent les composantes typiques du roman policier ainsi que de ses « ancêtres » les plus directs, comme le roman judiciaire20. La reconstitution du délit et de la scène du crime ; l’accumulation de preuves et l’interprétation des indices ; les phases de l’investigation officielle (l’instruction, l’audition des témoins, le procès) et encore, les

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tours et les détours de l’enquête parallèle, celle que mène le héros : voilà les points sur lesquels le romancier mise pour défier les capacités intuitives du lecteur ainsi que pour le fasciner par une affaire aussi embrouillée que possible, mais qui est en même temps fondée sur une logique de fer21. À cet effet, l’écrivain pousse jusqu’aux conséquences ultimes le motif à la base de sa création, à savoir l’impossibilité de pénétrer dans la pièce de Mademoiselle Stangerson. La scène où Rouletabille et le juge d’instruction passent en revue les différents moyens d’accès au bâtiment (chapitre III) comporte par exemple deux précisions par lesquelles M. de Marquet spécifie que la porte du pavillon ne peut s’ouvrir « ↑[soit de l’intérieur, soit de l’extérieur,] que par des ↑[deux] clefs spéciales », et qu’elle était « ↑[restée] refermée » quand M. Stangerson et ses accompagnateurs ont regagné l’édifice22. Plus loin, Leroux exclura définitivement l’hypothèse que cette entrée est restée ouverte : Boitabille grogna et se rendit dans le vestibule de ↑[et illis. se mit aussitôt à] D’abord il ↓[inspecter la] [porte. porte ↑[Il] se rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que ↑[cette] porte ne pouvait jamais ↓[rester ouverte et qu’il fallait une clef ↓pour l’ouvrir]23 7 Si ces remarques contribuent à cristalliser le thème de la « chambre close », la reconstruction de la dynamique de la lutte entre Mademoiselle Stangerson et son agresseur fait l’objet de quelques ajustements qui marquent un écart encore plus significatif avec la première version du Mystère. Les divergences concernent avant tout les signes que le combat a laissés sur les personnages : Leroux abandonne la théorie selon laquelle le criminel aurait bouché la canne du révolver pendant que la victime faisait feu tout en conservant le détail de l’empreinte de la « main ensanglantée » sur le mur24. Ensuite, il élimine les références à une deuxième blessure localisée « au pied » de Mademoiselle Stangerson. Loin d’être casuel, ce changement nous renvoie à un point culminant du récit, c’est-à-dire les dessous de la tragédie ; mais procédons avec ordre. Selon les représentants officiels de « la justice », le meurtrier aurait d’abord essayé d’étrangler l’héroïne, puis il aurait été blessé par un coup de pistolet lors d’une tentative de légitime défense de la femme. Ce n’est qu’après cet accident que le criminel aurait frappé Mademoiselle avec un instrument contondant, provoquant un traumatisme à la tempe (ou « au front ») de la malheureuse.

8 À ce propos, toutes les apparences indiquent que l’arme du délit est un os de mouton : abandonné à côté de la victime, ce dernier, qui est taché de sang, est effectivement considéré comme une « pièce probante ». En outre, la découverte de deux balles (l’une plantée sur le plafond, l’autre dans le mur de la chambre jaune) amène les enquêteurs à supposer que la victime a tiré à deux reprises avant de blesser son agresseur ; c’est là une version qui coïncide parfaitement avec les déclarations des personnes interrogés, qui, excepté les concierges, ont toutes entendu « deux coups de revolver, un coup sourd d’abord, puis un coup éclatant »25. De fait, la vérité est bien plus surprenante, car, comme le dévoilera Rouletabille en cour d’assises, la blessure de Mademoiselle est la conséquence d’un épouvantable cauchemar ; une « répétition des expériences traumatiques »26 au cours de laquelle la protagoniste, en revivant dans un rêve une agression qu’elle avait subie quelques heures plus tôt, tombe du lit, cogne sa tête à une table en marbre et renverse involontairement le revolver du père Jacques, qui fait partir un coup.

9 Or, plusieurs indices nous signalent que ce coup de théâtre s’est dessiné assez tardivement dans l’esprit du romancier. Examinons, avant tout, la balistique : la reconstitution que Rouletabille illustre devant le juge d’assises établit que les « deux

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coups de feu » ont éclaté à différents moments, et que le « coup sourd » dont parlent M. Stangerson et le père Jacques a été provoqué par la chute de la table de nuit de Mademoiselle. Ainsi s’explique pourquoi les concierges, qui s’étaient éloignés du pavillon pour braconner, ne font référence qu’à une seule détonation – et, précisément, à celle qu’a produite le pistolet du père Jacques en tombant dudit meuble27. Cette découverte s’insère comme une pièce de puzzle dans l’engrenage du récit ; et pourtant trois séquences font émerger une variante significative : une observation de Rouletabille au f. 40 R ; les spéculations de Darzac sur l’attentat (f. 40 R et 43 R) ; et, pour finir, les répliques que le juge d’instruction échange avec les concierges au cours de l’interrogatoire des suspects (f. 75 R). Les corrections présentes dans ces passages nous indiquent en effet que le scénario initial prévoyait seulement un coup de revolver : cette blessure eût été mortelle si l’assassin n’avait été ↑[à demi] arrêté, dans le coup qu’il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et s’enfuyait. Malheureusement, le coup ↑[de l’os de mouton] était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir failli être étranglée. ↑[Si] Mlle Stangerson avait réussi à blesser l’homme de son premier coup de revolver, elle eût, ↑↑[sans doute, échappé à l’os de mouton… Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard ; puis, le premier coup, dans] ↑[la lutte, a dévié, et la illis. balle est allée se loger dans le plafond] ; ce n’est que le second coup qui a porté…28

10 D’autres éléments confirment que la révélation finale du Mystère est le fruit d’un long travail de création : par exemple, la déposition de la victime, qui est parfaitement compatible avec l’élucidation de l’affaire proposée par Rouletabille, paraît sur une bande collée sur le feuillet 58 R29. Toutefois, c’est le chapitre VII (à savoir, l’ancien chapitre VI), Où Boitabille part en expédition sous le lit, qui retient le plus notre attention. On se souviendra qu’ici le héros se faufile sous le lit de Mademoiselle Stangerson pour en sortir avec une « preuve scientifique » qui corroborera sa thèse ; une petite chose qu’il avait trouvée sur le coin de la table de nuit et qu’il présentera au procès, c’est-à- dire un cheveu blond taché de sang. Narré dans un feuillet collé sur le f. 53 R, l’épisode contraste avec une version précédente où Rouletabille ressortait de son exploration sous le lit avec un bouton de manchette ; que cette « pièce à conviction » devait jouer un rôle assez significatif dans la résolution du mystère, cela est suggéré par des répliques supprimées sur ce feuillet, et, surtout, par les Premières notes, où l’expression « Un bouton sous le lit » sert de titre au chapitre VI : Et, rapidement, il me montra ↑[dans le pli d’une feuille de papier ↑↑[[qu’il avait du serrer dans la poche de son gilet, pendant son expédition ↓[sous le lit]], un cheveu blond de] [illis.] ↑[femme] - Mes compliments – Vous pensez… ce bouton ↑[de manchette] me sera plus précieux que la main rouge, que les pas noirs, que le mouchoir plein de sang ↑[bleu] et que le béret ↑[illis.] que je n’ai pas encore vu.. Prenez garde voici Robert Darzac ! Pas un mot !30 11 Il resterait encore à citer un ensemble de stratagèmes que l’auteur a insérés pour que cet épilogue, qui est totalement inattendu, « tienne » ; il nous semble pourtant plus approprié de nous arrêter sur une autre typologie d’interventions, qui concerne la redéfinition de l’espace romanesque. En effet, les corrections qui précisent (ou bien modifient) la conformation des « hauts lieux » du roman, c’est-à-dire le pavillon et le château, témoignent largement du souci de l’artiste pour un élément topique de la littérature policière : la représentation des scènes du délit. L’inspection de Rouletabille (ch. VI, Au fond de la chênaie), comporte par exemple des ajouts concernant le vestibule,

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une « petite pièce assez claire, ↓[ pavée de carreaux rouges ] » (f. 44 R), ainsi que le lavatory et la « goutte de sang » que le protagoniste détecte sur le sol de cette pièce. On se souviendra que c’est exactement à cet endroit qu’on retrouve les marques du paquet contenant les documents volés à M. Stangerson31. Mais c’est dans la seconde moitié du roman qu’émergent des « travaux de réaménagement » destinés à remodeler l’édifice qui deviendra la scène d’une nouvelle tentative de féminicide : le château du Glandier.

12 Malheureusement, on ne trouve aucune trace du deuxième support dont Rouletabille se sert pour mener son enquête, le célèbre plan des lieux ou « plan du premier étage », élément destiné à devenir « une composante essentielle du roman policier » mais qui était tout à fait familier au journaliste Leroux32 : comme le suggèrent les bords inférieurs du f. 96 R, le dessin devait occuper la partie en bas de la page, qui est déchirée33. D’ailleurs, la disparition de ce paratexte (et de la didascalie qui l’accompagnait) est cohérente avec la réorganisation de l’espace qui sert de toile de fond à cette macro-séquence : la galerie située dans l’aile droite du château, que Leroux divise en « galerie droite » et « galerie tournante ». Le tunnel fait l’objet d’une description dont le début se dénoue sur une bande collée au-dessus du feuillet 97 R, juste après la phrase « Cette galerie faisait angle », qui est biffée. Il faut donc présumer que Leroux, après avoir initialement envisagé un simple tournant, a par la suite décidé d’« allonger » la galerie pour créer un carrefour, comme le prouve aussi l’ajout de la « haute fenêtre » située au bout du couloir34 : Cette galerie faisait angle [DEBUT DE LA BANDE SUPERPOSEE] Cette ↑[La] galerie se continuait, toute droite, jusqu’à l’extrémité est du bâtiment où elle avait jour sur l’extérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle droit avec une autre galerie qui tournait avec l’aile droite du château. [FIN DE LA BANDE SUPERPOSEE] Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de l’escalier jusqu’à la fenêtre à l’est, « la galerie droite » et la ↑[le bout de] galerie ↑[qui tourne avec l’aile droite et] qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, « la galerie tournante ». C’est au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante, tandis que les portes de l’appartement de Mlle Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan)35

13 Or, si nous nous intéressons à la galerie, c’est que la redéfinition de cet endroit conditionne la dynamique du guet-apens narré dans le chapitre qui marque le climax de cette macro-séquence, Traquenard (ch. XIV du manuscrit). Contenu dans le « carnet de Rouletabille », l’épisode détaille le piège que le jeune détective a conçu après avoir entrevu le criminel dans l’appartement de Mademoiselle : sûr de clouer le malfaiteur au croisement des deux tunnels, Rouletabille se plante devant cette pièce et envoie Larsan au fond de la galerie tournante, devant la fenêtre n. 5. Après, il place M. Stangerson « devant le palier de l’escalier, non loin de la porte de l’antichambre de sa fille » et le père Jacques dans la zone de la « haute fenêtre » numérotée comme 2 sur le plan36 ; mais, malgré ces précautions, l’embuscade est destinée à échouer. Car le malfaiteur s’éclipsera mystérieusement au milieu du carrefour, tandis que ses traqueurs se heurteront dans un « choc fatal » à « l’intersection des galeries ».

14 Astuce nécessaire pour que le phénomène de la « disparition de la matière de l’assassin » puisse se produire (en effet, grâce à sa double identité, Larsan-Ballmeyer n’a eu qu’à faire un demi-tour pour faire perdre ses traces)37, la transformation de la galerie en un labyrinthe en miniature est précédée d’autres retouches qui suggèrent que l’architecture s’est affirmée comme une ressource précieuse pour transformer le

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Mystère en une véritable « machine à suspense ». L’appartement de Mademoiselle Stangerson, par exemple, est agrandi et doté d’une « antichambre » qui s’avère fonctionnelle à la mise en œuvre du jeu de cache-cache entre la femme et son persécuteur. Quant à la chambre d’un personnage dont l’assassinat jouera un rôle fondamental pour la résolution de l’énigme, le garde, des renseignements supplémentaires concernant cette pièce et celles du rez-de-chaussée conduisent le détective à croire que l’assassin « soit de la maison »38. Mais Leroux avait d’autres cartes à jouer pour mettre au point le premier volet de l’épopée de l’investigateur-reporter Joseph Rouletabille.

15 Comme nous l’avons anticipé, la lecture comparée du manuscrit et de l’édition de l’ Illustration met en effet en évidence l’introduction d’un ensemble de complications destinées à devenir des clichés des histoires de détectives, comme une fausse pièce à conviction que nous avons déjà évoquée : la canne de Frédéric Larsan. Une éclosion de scènes s’engendre autour d’un objet, qui, comme nous le soulignions, donne le titre à un chapitre que l’artiste a largement augmenté par rapport à son original, le chapitre XI bis. La montée de Rouletabille sur le bouleau, lieu d’où il aperçoit l’« inconnu » absorbé par la rédaction d’une lettre, un message qu’il écrit justement au bureau de Mademoiselle ; le dialogue avec Larsan à la gare d’Epinay, avec l’apparition du mystérieux « homme à la barbiche » ; la visite de Sainclair chez Cassette : voilà autant de séquences inédites liées à un indice, dont la fonction, comme le dévoilera le héros, n’est que d’offrir au malfaiteur un prétexte pour cacher un « signe apparent » du crime, sa blessure à la main39.

16 Encore faut-il signaler un autre pivot des romans policiers à venir, à savoir l’examen des empreintes, élément qui jouait déjà un rôle de premier plan dans les chroniques judiciaires ainsi que dans les reportages criminels. Ce thème fait l’objet d’une dislocation qui marque un tournant dans l’enquête : nous nous référons à l’épisode où le protagoniste, après avoir constaté que les « pas élégants » voyagent « en compagnie » des « pas grossiers », attribue ces derniers au père Jacques, qui avait erré dans le domaine du Glandier à la recherche du « fantôme noir », comme il l’avoue40. Originellement située au chapitre Boitabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front (ch. XVII du manuscrit), la scène est transformée en un flash-back révélateur qui se déroule dans un chapitre créé ex novo, La double piste (ch. XXIII du feuilleton). On ne peut sous-estimer l’importance de cette opération, du moment que l’action finit par se situer après deux incidents majeurs : le second attentat à Mademoiselle Stangerson et la mort du garde, que les personnages avaient erronément pris pour le criminel : Ce n’était certainement point et trempé ses habits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là et il avait plu après (…) Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai : « Eh bien ? Que conclure de tout cela ? … Quant à moi, je ne vois pas ! … je ne saisis pas ! … Enfin ! Que savez-vous ? – Tout ! s’exclama-t-il… Tout ! »41

17 De fait, l’explication du rébus des « pas grossiers » par l’affaire du garde avec sa maitresse, la femme du père Mathieu, est la dernière des interventions qui ont contribué à conférer au Mystère la structure d’une histoire de détective : une attention grandissante aux traces du délit et l’insistance sur les lieux des crimes se sont avérées décisives pour que Leroux devienne un représentant illustre du « roman policier

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archaïque ». Quant au drame « en deux phases », cette idée, tout en assurant un effet de surprise hors du commun, anticipe quelques évolutions vers les zones de la psychanalyse de ce genre : ce n’est pas par hasard si le Mystère était cher aux surréalistes. Cela dit, l’écrivain ne résistera pas à la tentation de replonger dans les plis du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux du feuilleton. Dans ce prolongement du récit, notre artiste, poussé par le désir de publiciser la suite de son roman, éclaircissait les crimes du Glandier tout en dévoilant les dessous de la liaison de Mademoiselle avec son harceleur, son ex-mari Ballmeyer, aka Roussell, aka Larsan42. Ainsi l’œuvre finissait-elle par se boucler sur la formule « à suivre » typique du feuilleton ; ce n’est pas par hasard si l’édition de L’Illustration se termine sur une allusion explicite au Parfum de la dame en noir, ouvrage où Rouletabille, Mademoiselle Stangerson, Larsan et les autres protagonistes du Mystère sont embarqués dans des vicissitudes fantasques aux accents mélodramatiques. On le sait, ce retour en arrière devait marquer le point de départ pour la carrière de Leroux, romancier « populaire », auteur d’un ancêtre du polar français à l’occasion43.

NOTES

1. Nous renvoyons notamment aux ouvrages de J.-P. Colin, Le roman policier archaïque. Un essai de lecture groupée, Berne, Peter Lang, 1984 et La belle époque du roman policier français, Paris, Delachaux et Niestlé, 1999 ; comme le souligne le critique, l’expression « roman policier » apparaît justement pour la première fois dans la suite du Mystère, Le Parfum de la dame en noir (ibid., p. 13). Voir également J.-C. Vareille, « Préhistoire du roman policier », dans Romantisme, 53, 1986, p. 22-36. 2. I. Casta, V. Van der Linden, Étude sur Gaston Leroux. Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir, Paris, Ellipses Marketing, 2007. 3. Le Mystère de la chambre jaune : le manuscrit retrouvé entre à la Bnf, communiqué de presse du 9 décembre 2008, consulté le 28/02/2018, URL : ; découvert à l’occasion d’un déménagement, le texte est hébergé dans le Fonds Gaston Leroux de la BNF, où il a été le fer de lance de l’exposition « Gaston Leroux. De Rouletabille à Chéri-Bibi ». 4. G. Leroux, Le mystère de la chambre jaune, BnF, Paris, département des Manuscrits, Fonds Gaston Leroux, NAF 28093, boîte 2, consulté le 28/08/2019 URL : < https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/ btv1b55006356n>. 5. G. Fau, « Le Manuscrit du Mystère de la chambre jaune retrouvé », dans Chroniques, 48, mars-avril 2009, consulté le 28/02/2018, URL : . 6. G. Leroux, « Premières notes qui ont été écrites pour le Mystère de la chambre jaune », in Id., Le Mystère de la chambre jaune, cit., D. 04-09, fol. 2 R et V ; dans toutes nos citations, nous indiquerons par des flèches et par des crochets droits les ajouts en haut, en bas ou en marge du texte. Les lettres, les mots et les passages illisibles seront indiqués par [illis.]. Nous signalerons le début et la fin des bandes ou des feuillets superposés en note ou directement dans la citation, et nous nous servirons des chevrons < et > pour indiquer des phrases qui sont absentes dans une version, mais présentes dans l’autre. Nous emploierons enfin la mise en forme soulignée et la mise en forme barrée lorsque l’auteur souligne ou biffe des mots.

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7. Ibid., fol. 4 R ; il faudrait bien comparer ce Scénario à l’ adaptation théâtrale du Mystère représentée au Théâtre de l’Ambigu le 14 février 1912. 8. G. Leroux, « Manuscrit autographe », in Id., Le Mystère de la chambre jaune, cit., D. 08-57 (dorénavant Ms. MCJ) ; il s’agit précisément des pages 12 et 65 suivant la numérotation de l’artiste (les feuillets ont été numérotés au coin gauche supérieur à partir du fol. 5 R). Afin de faciliter le repérage des citations, nous donnerons entre parenthèses la numérotation de l’auteur, si elle est présente et ne coïncide pas avec celle des feuillets ; pour l’indication des chapitres, nous conservons la graphie de Leroux, qui emploie les chiffres romains. 9. Nous renvoyons à M. Letourneux, « L’enquête journalistique comme relation médiatique au monde dans les romans de Gaston Leroux », dans Le temps des médias, 14, 2010, p. 62-72. En rappelant que la profession de journaliste est restée « l’activité principale » de Leroux « jusqu’en 1907 », Letourneux fait le point sur « les échanges qui se sont produits, dans son œuvre de fiction, entre ces deux types d’écriture, révélateurs d’une relation à la mimésis et à la diégésis, au monde et à sa mise en récit, largement modélisée par les pratiques journalistiques » (ibid., p. 62). 10. G. Fau, art. cit.. 11. Ibid. 12. Ibid. ; le Mystère parut en douze livraisons dans le supplément littéraire de L’Illustration du 7 septembre au 30 novembre 1907. Rappelons qu’à partir du troisième épisode du feuilleton, suite à une lettre de réclamation de la part d’un journaliste surnommé « Boitabille », le nom du héros changera en Rouletabille. 13. G. Leroux, Le Mystère de la chambre jaune, Paris, Lafitte, 1907, p. 114 sq (dorénavant MCJ feuill.). Cette édition réunit tous les épisodes parus dans les suppléments littéraires de L’Illustration. 14. U. Dionne, La voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Seuil, 2008 ; soulignons que le chapitre XI bis est à l’origine d’un décalage dans la numérotation, les chapitres de XII à XXI du manuscrit correspondant aux chapitres de XIII à XXII de l’édition de l’Illustration. 15. Voir les fol. 38 R, fol. 47 R, et fol. 54 R : tous les chiffres finaux sont écrits d’un trait visiblement plus fin. De nombreuses irrégularités caractérisent la numérotation de ces pages. Signalons aussi que le chiffre et le titre du chapitre 5 paraissent sur une bande que Leroux a collée au-dessus du fol. 35 R. 16. Ms. MCJ, fol. 35 R, p. 33 ; c’est par cette allusion aux exploits de Larsan que Leroux commence à introduire dans le récit le « roman des origines », pour le dire avec Elsa de Lavergne ; comme il le fera dans l’excursus final sur le passé du faux détective et de Mademoiselle Stangerson, l’artiste fournit ici « une explication laborieuse des aboutissants que le lecteur a découverts au début de l’histoire » (E. de Lavergne, La naissance du roman policier français, Paris, Garnier, 2009, p. 35). Il est également intéressant de signaler que l’autre chapitre que nous avons évoqué, le chapitre X, présente le couple père Mathieu-Mme Mathieu et le personnage du garde tout en introduisant le motif de la liaison clandestine entre cette femme et « l’homme vert » : c’est là une autre idée centrale dans la résolution du « mystère », une ruse que Leroux n’a conçue que dans un second temps, comme nous le vérifierons. 17. F. Lefèvre, « Une heure avec… Gaston Leroux », dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 133, samedi 2 mai 1925 ; ainsi Leroux commentait sa carrière : « J’ai été dix ans chroniqueur judiciaire, trois ans chroniqueur parlementaire, trois ans critique dramatique. Tous les mondes ont contribué à me documenter pour mon œuvre de romancier. Car je ne voulais pas me borner à être un journaliste, même célèbre, et je rêvais depuis l’enfance d’être un des premiers littérateurs de ce temps, d’appartenir à la grande élite » (ibid.). Pour la « mise en abîme » de la figure du reporter dans l’œuvre de Leroux, nous renvoyons de nouveau à M. Letourneux, art. cit., p. 70. 18. Des notes de travail conservées à la BNF que nous avons récemment consultées témoignent de cette prédilection : les carnets de Leroux contiennent en effet des coupures de presse relatant des faits divers macabres et insolites (découverte de squelettes, récit de tragédies rurales telles

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que la mort d’un enfant dévoré par les porcs, etc.). Nous n’avons toutefois trouvé aucun article qui pourrait figurer parmi les sources qui ont alimenté la création du Mystère ( BnF, Paris, département des Manuscrits, Fonds Gaston Leroux, NAF 28093, Carnets). 19. E. de Lavergne, op. cit., p. 32 et 23. 20. Voir J.-P. Colin, op. cit., p. 12, et K. Sándor, « Pratiques sérielles dans le roman judiciaire. Le cas de Gaboriau », Bélphégor, 14, 2016, consulté le 28/02/2018, URL : . 21. A propos des « scènes-clé » du roman policier, voir, entre autres, E. De Lavergne, op. cit., p. 86 sq. 22. Ms. MCJ, fol. 26 R (p. 24, 76). De même, dans l’un des plusieurs feuillets superposés dont se compose le fol. 26 R (p 24, 76), lorsque Rouletabille souligne que le criminel est nécessairement passé par une « fenêtre qui ne ↓[soit pas grillée] » et comme l’est la fenêtre du vestibule, le juge d’instruction observe que celle-ci est douée de « solides volets de fer – des volets qui « ↑[sont restés] fermés à l’intérieur par leur barre loquet de fer ». 23. Ibid., fol. 44 R, p. 43. 24. « L’assassin frappa Mlle Stangerson à la tempe et la frappa à la tête avec un instrument contondant, ↑[mais] celle-ci ↑[illis.] ↓[qui avait pu saisir] s’était déjà [illis.] son révolver [illis.] tire ↑[dans le même moment [illis.]]. Le misérable a vu le danger, il bouche la canne du révolver avec sa main [illis.] la balle ↑[droite - car il frappe avec l[DEBUT DU FEUILLET SOUS-JACENT]a main gauche, le coup étant à la tempe droite] – il est blessé…. (ibid., fol. 28 R, p. 26 ; le passage est placé dans un carré rayé). 25. Ibid., fol. 75 R, p. 75. 26. S. Freud, Au-delà du principe du plaisir [Leipzig, 1920], dans Id., Œuvres Complètes, tr. fr. A. Bourguignon et P. Cotet, Paris, PUF, 1996, t. XV, p. 273-338. Comme le dira Rouletabille en cour d’assises, le délit de la chambre jaune s’articule dans deux phases distinctes : primo, l’agression proprement dite, qui a eu lieu dans l’après-midi, dans la plus totale solitude, après que Larsan- Ballmeyer s’est introduit dans le pavillon grâce à la clé qu’il avait volée à Mademoiselle ; secundo, en pleine nuit, la lutte de Mademoiselle contre ses phantasmes, ou le « drame de l’inconscient », que les personnages échangent pour la véritable tragédie de la chambre jaune. 27. Voir le chapitre XXIV, Où Joseph Boitabille apparaît dans toute sa gloire (ce chapitre correspond aux chapitres XXVI, XXVII et XXVIII du feuilleton, qui ont été considérablement augmentés par rapport à la version originale). 28. Ms. MCJ, fol. 43 R, p. 42 ; l’extrait est écrit sur une bande superposée au-dessus de ce feuillet. 29. Ibid., fol. 58 R ; le récit que Mlle fait de son agression (ou mieux, de son cauchemar) est écrit sur une bande de six lignes superposée à ce feuillet (observons que l’angle en haut à gauche comportant la numérotation est coupé : à ce propos, voir la numérotation irrégulière des fol. 57 R sq.). 30. Ibid., fol. 53 R, p. 52 ; la citation est placée dans un carré barré. On remarquera que l’expression « Un bouton sous le lit » paraît également dans une phrase isolée écrite au verso de ce feuillet. 31. Ibid., fol. 44 R et 45 R, p. 44-45. Un fragment de la reproduction du pavillon situé au verso du fol. 11, p. 47, nous montre que l’écrivain n’avait pas encore prévu d’entourer la demeure hivernale de Mademoiselle d’un fossé, ce qu’il fera dans l’édition de L’Illustration. 32. E. de Lavergne, op. cit., p. 135 ; « largement repris dans le journaux », cet « élément incontournable dans le romans de Gaston Leroux » avait déjà fait son apparition dans les ouvrages de Gaboriau et de Chavette. 33. La déchirure se situe justement au-dessous des lignes où Rouletabille annonce de vouloir « bien faire comprendre l’économie des lieux » (ibid., fol. 96 R). 34. Cette ouverture, qui déclenche l’action de la séquence narrée dans le « carnet de Rouletabille », est indiquée par le numéro 2 sur ledit plan (voir ibid., fol. 101 R).

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35. Ibid., fol. 97 R. 36. Nous rappellerons qu’au début du chapitre, le héros avait aperçu sur le tapis conduisant à la chambre de Mademoiselle les « pas de l’assassin » ; ensuite, il trouve une échelle placée au- dessous de la fenêtre située à l’extrémité de la galerie tournante, fenêtre indiquée par le n. 5 sur le plan. Les parties relatives à cette fenêtre sont écrites en surimpression (ibid., fol. 102 R) ; de même, les références à la fenêtre numérotée comme 2 sur le plan du premier étage paraissent sur une bande collée en surimpression, où l’écrivain précise que la « haute fenêtre » n’offre aucune voie de fuite à l’assassin. 37. Ibid., fol. 106 R ; nous renvoyons à la fin du chapitre 15, Etrange phénomène de dissociation de la matière. 38. Voir ibid., fol. 97 R et 104 R. L’« homme vert » est suspecté parce qu’il n’est pas dans sa « petite pièce du rez-de-chaussée » et que celle-ci « a pour plafond la terrasse » d’où l’assassin aurait rejoint l’appartement de Mademoiselle 39. Cf. le ch. XI bis, Des pleurs dans la nuit, fol. 87 R, et le ch. XII du feuilleton, La canne de Frédéric Larsan. Le chapitre original ne consiste que d’une page : toute la partie du feuilleton à partir de la phrase « Rouletabille me mit la main sur l’épaule, se pencha à mon oreille » est manquante du manuscrit (cf. MCJ feuill., p. 66-68). 40. La séquence se déroule aux fol. 115 R, 116 R, 117 R et 118 R (p. 115 sq.) ; significativement, ces feuillets sont marqués par Leroux comme 115, 115 bis, 115 ter et 115 quater. 41. MCJ feuill., p. 116-117 ; ces phrases, sur lesquelles se ferme le chapitre 23, sont absentes du manuscrit (cf. Ms. MCJ, fol. 117 R, p. 115 ter). 42. À propos du mélange de genres dans le Mystère, voir I. Casta, V. Van der Linden, op. cit., p. 5-11. 43. Sur le Mystère comme « faux départ » pour ce « grand ténor » du roman populaire, voir la préface de F. Lacassin à G. Leroux, Œuvres, éd. F. Lacassin, Paris, Laffont, 1984, p. 7.

RÉSUMÉS

Retrouvé en 2008, le manuscrit du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux recèle des indices précieux pour démonter la « machine » de ce polar avant la lettre. Nous nous proposons de réaliser une étude comparée de ce document et de la première publication du Mystère, qui parut en 1907 en feuilleton sur le supplément du magazine L’Illustration. Nous essayerons de mettre en relief les interventions qui ont conféré à l’ouvrage la structure d’une histoire de détective : une attention croissante aux traces du délit, l’idée du drame « en deux phases », l’insistance sur les lieux des crimes se sont en effet avérées décisives pour que Leroux devienne le premier représentant du « roman policier archaïque ». Cependant, l’écrivain ne résistera pas à la tentation de replonger dans les plis du « drame familial », comme l’indiquent les chapitres finaux du feuilleton. Ici, l’artiste prolonge considérablement le manuscrit tout en anticipant le sequel de l’affaire de la chambre jaune : Le Parfum de la dame en noir.

Found in 2008, the manuscript of Gaston Leroux’s Mystère de la chambre jaune contains some precious clues to disassemble the « machine » of this polar avant la lettre. Our purpose is to carry out a comparative study of this document and the first edition of the Mystère, which was published serially in 1907 in the literary supplement of the magazine L’Illustration. We will focus on the procedures which have structured the book as a detective story: a growing attention to

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the traces of the offence, the idea of the drama « in two phases », the insistence on the crime scenes turn out to be decisive in making Leroux become the first exponent of the « roman policier archaïque ». However, the writer will not resist to the temptation of plunging back into the clichés of the « family drama », as we can see in the final chapters of the feuilleton. Here, the artist considerably extends his manuscript anticipating at the same time the sequel of the yellow room affair: Le Parfum de la dame en noir.

INDEX

Mots-clés : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), roman policier Keywords : Leroux (Gaston), Mystère de la chambre jaune (Le), crime fiction

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Genevoix et la « parole » animale. Du brouillage énonciatif à la spiritualité de l’oikos Genevoix and the animals’ “discourse” : from the blurring of utterances to the spirituality of “oikos”

Davide Vago

Contexte historique et préambule méthodologique

1 L’œuvre de Maurice Genevoix est étroitement liée à son expérience de la Grande Guerre. Dans le recueil des cinq récits de guerre qui composent Ceux de 141, qui recèle derrière un titre modeste l’un des témoignages les plus poignants de la tuerie du début du siècle, le lecteur pourrait s’étonner que l’une des premières rencontres du soldat Genevoix avec la violence meurtrière concerne « deux chevaux morts, pattes raides croisant leurs sabots contre la terre ou se dressant toutes droites vers le ciel »2. C’est que le monde animal, chez Genevoix, a une importance non commune, ayant trait à des modalités diverses qui vont de la précision du naturaliste, au jargon de la chasse à courre (La Dernière Harde), jusqu’à la réinvention des légendes médiévales (notamment dans La Forêt perdue) où le cerf devient l’animal permettant une communication entre ce monde et l’au-delà3.

2 Moins étudiés par les critiques, les romans sur lesquels Genevoix se penche, après l’expérience de la guerre, ont souvent comme protagoniste sa Sologne natale, et accordent une place de relief aux animaux et aux plantes. Très détaillés et précis dans l’évocation d’une nature qui est bien originelle et essentielle à la vie de l’homme, mais de plus en plus menacée par ce dernier, certains romans comme Rroû et La Dernière Harde ont comme protagonistes des animaux, qui accèdent à un véritable statut de sujet : leur univers perceptif, leur « milieu » radicalement différent par rapport à celui de l’homme, leur monde intérieur sont relatés par Genevoix à travers de précis choix de style, aptes à montrer jusqu’à quel point un texte littéraire possède ce « pouvoir

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fondamental de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, la différence »4 qui existe – et persiste – entre le milieu humain et le milieu animal. De ce fait, Genevoix appartient à ce groupe d’écrivains qui, au cours des premières décennies du XXe siècle, marquent un tournant dans la représentation littéraire des bêtes. Chez Pergaud comme chez Giono, tout comme, dans une moindre mesure, chez Mirbeau, la bête a tendance à émerger comme sujet ayant une conscience : les configurations linguistiques et stylistiques de leurs œuvres témoignent d’une volonté de s’approcher d’un milieu totalement autre. Chez Genevoix, l’expérience directe de l’une des plus grandes tragédies humaines du siècle, la Première Guerre mondiale, a pu renforcer, très probablement, sa vigilance à l’égard du monde vivant. Sa sensibilité le rend capable ainsi de prendre en charge empathiquement l’autre, même si l’autre en question est bien un animal, plus ou moins domestique : se mettre à la place d’autrui est le véritable travail d’un auteur de romans, selon Genevoix5. Par cela, l’écrivain participe à la tentative de repositionner l’être humain, en le nivelant au sein d’une nature qui se configure comme oikos incontournable pour la vie, sous toutes ses formes.

3 Cette contribution se situe dans le sillage des études de zoopoétique fédérées en France par Anne Simon6, mais envisagées selon une perspective linguistique et stylistique, en particulier à travers la théorie du point de vue (dorénavant, PDV) développée par Alain Rabatel et appliquée ensuite à l’étude de l’animal en littérature notamment par Sophie Milcent-Lawson, par Rabatel et par moi-même plus récemment7. D’un point de vue linguistique, le PDV est observable, selon Rabatel, comme une forme de « déplacement empathique par lequel les locuteurs se mettent à la place des autres (animaux ou humains), y compris si ces derniers ne parlent pas, pour peu qu’ils soient dotés d’une certaine intentionnalité »8. La théorie du PDV permet donc d’envisager une forme oblique de parole intérieure, un état embryonnaire ou larvaire de celle-ci, un discours non verbalisé, ni pleinement conscientisé (des « phrases sans parole » selon l’heureuse formule d’Ann Banfield9), comme c’est bien le cas pour des bêtes. En décentrant la focalisation du locuteur-narrateur, garant d’une homogénéité perceptive, la théorie du PDV rend compte de ces énoncés qui inscrivent une hétérogénéité énonciative relatant d’une subjectivité différente de celle du narrateur. Très proche du discours indirect libre (DIL), sous certains aspects, le PDV10 présente toutefois l’avantage d’être « une forme spécifique de parole intérieure non verbalisée », s’apparentant à une forme « de pensée non réflexive, ou préréflexive » qui peut même se passer de toute forme de discours dans ses formes embryonnaires11. Or, il faut remarquer au préalable que même si les bêtes n’ont pas de conscience de soi (question complexe, en fait, qui mériterait un développement ultérieur), ou bien, de toute façon, une conscience comparable à celle de l’homme, elles « pensent, agissent intentionnellement, éprouvent des émotions »12. Une activité intérieure, aussi rudimentaire soit-elle, est donc indéniable, même si tout animal « conjugue ses verbes en silence », pour reprendre le titre accrocheur d’un article de Jean-Christophe Bailly13. La formule du psycho-récit, chère à Dorrit Cohn, serait également applicable, vu que celui-ci peut « donner une expression efficace à une vie mentale qui reste non verbalisée, confuse, voire obscure » comme l’est celle d’une bête14.

4 Inscrire dans l’écriture les solidarités qui existent au sein du vivant va de pair, chez Genevoix, avec sa posture spirituelle : en général, chez lui, la force, l’élan de la vie – dans toutes ses manifestations possibles : plantes, animaux, saisons, etc. – tient lieu du divin, l’épanouissement de chaque existence permettant ainsi de rééquilibrer la perte, la disparition, la violence et la folie meurtrière de l’homme. Il s’agit alors d’une

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spiritualité qui ne débouche pas sur une forme de religiosité, quelle qu’elle soit, mais qui se fonde sur l’idée que toute forme de vie animée revient sur son vécu, sur ses émotions, fût-ce avec des modalités propres à son espèce, avec un continuum allant des formes préréflexives et préverbales (le PDV de l’animal) aux formes réflexives et pleinement conscientes.

5 Nous présenterons trois étapes au sein de la « parole animale » que Genevoix invente dans ses romans : premièrement, une forme de monologue intérieur dans un bref roman où le protagoniste est un chat, appelé Rroû. Ce premier cas de « parole intérieure » n’est pas en mesure de sortir totalement du leurre de l’anthropomorphisme traditionnel, à savoir l’assimilation de la vie psychique d’une bête à celle de l’homme, ce qui provoque une tension au niveau de la crédibilité du pacte de lecture. Dans un deuxième temps, nous allons analyser quelques citations qui posent la question de la vie intérieure de l’animal, à partir du roman La Dernière Harde15 qui a comme protagoniste un cerf. Nous montrerons que l’inscription des sentiments ou des pensées imputés à l’animal ne peut se passer des formes du PDV animal qui émergent de l’énonciation envisagée par l’auteur. Enfin, dans une troisième étape, nous analyserons des passages plus complexes, où c’est le brouillage énonciatif et l’alternance des PDV qui est à même de manifester des formes embryonnaires de « parole intérieure », celles-ci ouvrant à leur tour à une vision spirituelle, propre à l’écrivain, que nous appellerons de l’oikos16.

1. Le leurre de l’anthropomorphisme : le monologue intérieur animal

6 Le protagoniste de Rroû17 est un chat, qui est le noyau d’irradiation des forces de ce court roman aussi bien que la source du point de vue à partir duquel toute la narration est construite. Les exemples de ce que Cohn appellerait des monologues rapportés sont nombreux dans le récit. L’ombre monte du pied de l’arbre et sa crue gagne de branche en branche. Elle surprend Rroû, pénètre doucement son pelage. Il frissonne tout à coup et s’étire, du bout des pattes à la cime de ses reins. Encore une fois il bâille. En même temps que la fraîcheur mouillée du soir, il sent le vide de ses entrailles. Ah ! pourquoi faut-il s’en aller, rentrer encore dans la cour de Madeleine, et disputer aux bêtes de la cour sa part de pitance quotidienne ? Tous les soirs, alors ? C’est odieux.18

7 Des cas semblables de monologue intérieur entraînent un déficit de « crédibilisation de la dimension épistémique de la parole intérieure »19 : s’agissant d’un chat, en supposant même une vie interne supérieure à d’autres animaux, on s’aperçoit facilement que ce monologue n’est qu’un faux-semblant, puisqu’à Rroû on prête une « parole intérieure » qui est en fait totalement moulée sur le modèle humain. C’est ce que nous aimons définir par l’expression de leurre de l’anthropomorphisme, qui connaît une longue tradition littéraire : la bête est ramenée, encore une fois, à nous, les êtres humains. Fontenay et Pasquier ont proposé une distinction intéressante entre les écrivains qui font parler les bêtes et ceux qui en parlent : pour les premiers, les animaux sont « du côté de la mimésis, de l’allégorie, de la prosopopée », tandis que pour les auteurs qui parlent des bêtes (génitif objectif) celles-ci « sont du côté de la diegesis, du récit, de la narration, de la description »20. Le passage de Rroû que nous venons de citer appartient à bon droit à la première catégorie. L’altérité radicale de la bête apparaît alors diminuée, sinon réduite à un simple divertissement. La poétique du vivant, l’une des préoccupations fondamentales de la zoopoétique, est, en définitive, peu palpable dans

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de semblables passages. En revanche, le roman que Genevoix publia à la veille de la Seconde Guerre Mondiale est exemplaire, « manifestant en effet une connaissance réelle de l’éthologie des cerfs »21. La Dernière Harde a comme protagoniste un cerf – appelé le Rouge à cause de la nuance de son poil –, dont on suit l’évolution et l’existence sur cette terre : lorsqu’il est encore un faon, la perte de sa mère, tuée par l’homme, le marque ; devenu plus adulte (un verdet), il est réduit en captivité par le piqueux La Futaie, sur lequel il exerce un charme étrange ; libéré par la suite, le Rouge devient chef de la harde natale mais, devenu un splendide dix-cors, il sera censé affronter son ennemi et son alter ego, La Futaie, dans une dernière et exténuante chasse à courre.

2. La Dernière Harde : PDV embryonnaires et représentés de l’animal

8 Mireille Sacotte a remarqué la puissance des noms (surtout les noms propres) à l’œuvre dans ce roman : leur « porosité métonymique » est l’une des caractéristiques de l’écriture de Genevoix. Propre ou commun, le même nom, substantif ou adjectif, le même mot désignent souvent plusieurs réalités. La futaie désigne un sous-bois et c’est aussi le nom de l’homme de cette histoire qui se passe en forêt. La ramure est tantôt le feuillage des arbres, tantôt les bois des cerfs, comme les bois eux-mêmes, etc. Les métaphores encore permettent de passer d’un règne à l’autre en empruntant pourtant les mêmes mots (in DH, p. 21)

9 Le Rouge, qui porte un nom qui pourrait bien être le sobriquet d’un homme, est de ce fait reconnu comme une individualité, ayant des caractéristiques – des instincts, des bribes d’une existence intérieure – qui lui sont propres. De même, la puissance métonymique des noms est liée à une vision unitaire du monde naturel, où les noms fonctionnent en effet comme des passerelles entre les règnes : pour Genevoix, la même force vitale anime tout être sur terre.

10 Dans DH, la vie intérieure du Rouge est souvent présentée dans toute son imperfection et sa fragmentation : il s’agit en effet d’une intériorité ni totalement conscientisée, ni verbalisée. Cet aspect est explicitement thématisé, comme dans l’extrait suivant, concernant le brame et son instinct primordial : Toute la harde était là, dans le blé. Le Rouge la devinait toute proche. La Bréhaigne, tournée vers le bois, l’avait entendu la première. Elle poussa un brame court et grave, une sorte de « hon » qu’elle étouffait à fond de gorge. Le même brame, aussitôt, vibra dans la gorge du Rouge. Cela devançait toute pensée. Cela ne pouvait pas s’entendre au-delà d’une vingtaine de pas. Appel, réponse, c’était comme un dialogue assourdi, un secret échangé dans la nuit. Et cela signifiait que les bêtes n’avaient rien à craindre, qu’elles pouvaient continuer à paître le blé de printemps. (p. 72)

11 En suivant l’approche de Rabatel, cette citation mêle un PDV embryonnaire (le passé simple dans les premiers plans en est l’indice, en permettant à l’énonciateur premier d’envisager les évènements globalement), et un PDV représenté du cerf, celui-ci étant suggéré par l’imparfait dans les seconds plans (« Cela devançait toute pensée […] »), qui permet de prendre en compte les événements de l’intérieur. Construite sous la domination du PDV embryonnaire, la citation permet alors d’exprimer des mouvements de pensée infraverbalisés, liés aux ardeurs du rut22.

12 En nous faisant suivre la parabole existentielle d’un cerf, Genevoix montre aussi que la maturité de celui-ci se construit graduellement : « ce fut cette même nuit, bien avant

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l’aube, que le Rouge se sentit pénétré d’une sagesse inattendue et qu’il rejoignit la harde » (p. 81). Encore une fois, des ressorts plus instinctuels que conscients semblent diriger la conduite du Rouge. Plus subtilement, narrer la vie d’une bête à partir de son PDV signifie ne jamais oublier que l’intelligibilité du savoir dépasse toute perception et toute pensée animale : on peut bien raconter la vie d’un animal sans double prise en charge énonciative, comme Genevoix le fait dans cet extrait : « vers l’aube, le Rouge quitta la harde. Son ventre pesait entre ses jambes. La pensée du Vieux des Orfosses le précédait dans le taillis. Il le cherchait, ne sachant pas encore qu’il le cherchait : c’était la première fois, depuis des mois, qu’il restait si longtemps loin de lui » (p. 73). Comme dans le passage précédent, on a ici le PDV embryonnaire et le PDV représenté du cerf : toutefois, ces PDV correspondent à des pensées imaginaires imputées par le narrateur au cerf, dans la voix du narrateur /énonciateur premier, qui ne les assume pas. Comme des portées musicales parallèles, les lignes énonciatives, brouillant les frontières entre l’humain et l’animal, permettent de mieux apprécier la vie intérieure du Rouge, avec son statut propre, décalé et distinct de l’homme.

3. Une intériorité animale en sourdine assumée par le narrateur

13 La nomenclature proposée par Sophie Milcent-Lawson dans ses travaux nous fait comprendre comment la polyphonie énonciative aussi bien que d’autres techniques propres à la fiction permettent de saisir une intériorité animale qui n’est pas de nature introspective. Les sentiments, voire les sensations, imputés au Rouge, et leur enchaînement rapide, encadrent un bout de monologue narrativisé dans le passage qui suit : Une déception glissa dans sa poitrine : ce n’était pas là l’ennemi dont il avait espéré la rencontre. Mais le besoin physique de vaincre, la vue des biches à quelque pas, la joie même d’être où il était, sur la pelouse des Orfosses Mouillées, parmi les bêtes de la harde natale, celle de se mesurer avec son ancien camarade, vrais cerfs tous deux et non plus verdets, emportèrent son regret dans une recrue de sauvage ardeur. (p. 142. C’est nous qui soulignons)

14 Le monologue intérieur, relayé par le narrateur, assume ici la forme du DIL, ce qui permet d’insister sur le brouillage énonciatif par lequel Genevoix nous rend accessible la perspective animale sans la commodité trop manifeste d’un monologue rapporté, comme dans Rroû. Cette incursion du DIL se fonde sur la réaction du cerf à une perception précise (hic et nunc).

15 Dans DH on trouve aussi des passages où la mélodie énonciative se montre dans toute son ampleur : l’extrait suivant contient quelques tendances récurrentes de la « parole intérieure » animale de Genevoix que nous allons détailler par la suite. L’été, les branches en berceau, la retraite glauque où les mouches bourdonnaient, où sa mère, brusquement, d’un coup de tête si prompt et si roide, l’avait renversé dans les feuilles… Et puis l’homme qui avait passé, le même homme grand et mince qui avait crié vers le chien, la petite bête ardente, rageuse, et soudain muette, obéissante… Ce jour-là, ce brûlant jour d’été, la mère biche était revenue ; elle l’avait retrouvé sous les feuilles ; sa langue l’avait léché, caressé… Il s’arrêta et bêla de nouveau. Le poil en sueur, la poitrine haletante, il se remit à frissonner : il avait froid. (p. 55-56)

16 Ce monologue narrativisé se caractérise par l’évocation d’un souvenir qui traumatisa le Rouge lorsqu’il était petit et qu’il est capable, maintenant, de mettre en relation avec la situation présente : l’arrivée des chasseurs et la réaction immédiate de l’animal pour se

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protéger. À présent, le Rouge a grandi et comprend avec peine que sa mère, cette fois- ci, a été tuée par les chasseurs qui sont revenus. La « parole intérieure » du cerf est marquée par une tendance à la nominalisation à valeur thétique (« l’été, les branches en berceau, la retraite glauque où […] »), ce qui permet de reconstituer le cadre du souvenir. Pour l’épisode remémoré, l’agentivité est réservée à la mère biche (les mouches qui bourdonnent étant un bruit de fond), laquelle avait réagi d’une façon inopinée pour le Rouge qui, à cette époque-là, n’avait jamais rencontré l’homme. La présence réitérée des points de suspension fournit à la syntaxe cette impression de décousu, qui pourrait renvoyer à la simplification syntaxique maximale dont parle Vygotski dans son essai sur la parole intérieure humaine23. La conclusion de l’extrait (de l’imparfait on revient au passé simple : « Il s’arrêta… ») montre clairement le passage du PDV représenté au PDV embryonnaire.

17 Dans ces pages, Genevoix prête à l’animal une conscience aiguë de la mort24 : Alain Romestaing a montré les ressemblances qui existent, dans l’œuvre de Genevoix, entre le sentiment de la perte de la part d’un animal et celui de l’officier Genevoix qui, ayant perdu plusieurs camarades au cours de la Guerre, évoque dans Ceux de 14 leur disparition avec un traitement narratif tout à fait comparable25. C’est que la mort, issue de la violence, peut malheureusement concerner tout être vivant, tout règne confondu : la position spirituelle de Genevoix, attentive aux analogies existant entre les règnes du vivant, commence alors à se dessiner en filigrane.

18 D’autres exemples de monologue narrativisé sont parsemés dans DH. Par rapport au monologue rapporté de Rroû, cette forme permet d’entendre de plus loin les PDV de l’animal, sans passer par la voix ; elle repose essentiellement sur les PDV embryonnaires et représentés avec quelques intrusions, très ponctuelles, de DIL. Une sourde rancune commençait de se lever en lui au souvenir du long hiver morose, de l’esclavage qu’il avait subi. Il en voulait au cerf des Orfosses de ses sommeils interminables, de la lenteur précautionneuse avec laquelle il pliait ses genoux, s’allongeait pesamment sur les feuilles. Ce n’était point majesté de sa part, mais raideur de vieillard que tourmentent les rhumatismes. Qu’il s’en allât, satisfait d’être seul ! Le Rouge avait soif, désormais, de se mêler aux hères de son âge, de revoir l’Aile et la Biche Longue, de percer hardiment jusqu’aux gagnages de la plaine au milieu de jeunes bêtes alertes, joyeusement énervées comme lui par la montée des sèves nouvelles. (p. 71)

19 Les sentiments imputés au Rouge (de la « sourde rancune » à l’« esclavage » subi, jusqu’à la joie nerveuse provoquée par le rut) dessinent un univers perçu et relaté du PDV de la bête : le comportement du Vieux des Orfosses, qui est devenu son guide après la mort de sa mère, est jugé comme étant inacceptable pour les besoins instinctifs du jeune hère. Le noyau du passage est formé par un morceau de monologue narrativisé, qui se signale par un changement abrupt de l’imparfait au présent verbal – « tourmentent » –, provoquant une sorte d’effet-zoom dans la « parole intérieure » du Rouge. Le point d’exclamation qui clôt la phrase suivante, marquant le DIL, rend le ressentiment de l’animal encore plus patent.

20 Un dernier passage permettra de mieux saisir les relations entre la « parole intérieure » imputée à l’animal et l’ouverture à une spiritualité de l’oikos de la part du romancier. Douce terre des champs labourés, moiteur grasse des sillons ouverts : l’odeur de terre que soulevaient ses foulées lui entrait loin dans les naseaux. Il traversa la pointe de la jonchère, et ce fut le bruissement des hautes tiges, leur glissement frais le long de ses jambes, bientôt l’odeur de l’eau dormante, son clapotis sous ses sabots. […] Tout cela senti, respiré, entrevu au fil de sa course. Et sa course même

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était joie, une chaleur de mouvement qui coulait à travers son corps, qui plongeait sans cesse en avant dans la fraîche et profonde nuit. (p. 135-136)

21 Les trois phrases, bien identifiées par leur point final, alternent respectivement le PDV représenté de l’animal (1), le PDV embryonnaire (2) et, à nouveau, le PDV représenté (3). La syntaxe nominale, à valeur thétique, insiste sur les sensations physiques de l’animal (le toucher d’abord : « douce terre », « moiteur grasse » et, plus loin, le « glissement frais le long de ses jambes », la « chaleur du mouvement », la « fraîche et profonde nuit ») : l’ouverture de toute la palette perceptive du cerf est palpable, comme si ce galop entraînait dans sa course l’entrelacs de ses sensations (l’odorat, l’ouïe capable de capter le « bruissement des hautes tiges »). « Tout cela senti, respiré, entrevu au fil de sa course » : dans cette phrase, la passivité du comportement de l’animal par rapport à l’agentivité du réel rend encore plus évidente sa posture d’accueil par rapport au sensible qu’il traverse et dont il se sent partie intégrante. Pour exprimer l’intériorité animale, le romancier a tendance à simplifier la syntaxe, ce qui va de pair avec le resserrement du verbe au niveau de copule (« ce fut… »).

22 L’utilisation de PDV embryonnaires et représentés va de pair ici avec la double prise en charge énonciative : l’univers intérieur du cerf est davantage assumé par le narrateur par le biais de ces formes, que par le monologue rapporté (cf. le chat Rroû). L’analyse des PDV permet alors d’apprécier l’effort de l’écrivain de faire place, en sourdine, à l’univers intérieur du personnage animal : c’est cet entrelacement de PDV qui manifeste la sensibilité de Genevoix à l’égard de l’oikos. L’écrivain est conscient du fait que l’univers sensoriel d’un mammifère comme le cerf est, à coup sûr, beaucoup plus étendu que celui d’un être humain : dans Un jour, roman qui appartient à sa dernière période d’activité et qui est considéré comme son testament, d’Aubel, alter ego du romancier, révèle : « c’est en homme, avec nos sens d’homme, que j’ai voulu jouer le jeu. Combien de fois, pourtant, ai-je rêvé de m’augmenter ? Avoir la vue d’un épervier, l’odorat d’un chien, l’ouïe d’une chauve-souris… Une heure seulement, et puis m’en souvenir »26. Pour l’auteur de DH, alors, « la vraie vie est élémentaire, elle est celle que nous transmettent nos réactions sensorielles »27 : c’est l’exaltation issue de cette chevauchée sans frein qui permet au Rouge d’entrer en contact, de pénétrer la nuit qui est animée par la même force vitale28.

L’intercesseur d’une spiritualité de l’oikos. Conclusion

23 Ce ne sont pas seulement le PDV de l’animal ou la « parole intérieure » prêtée au Rouge qui nous permettent de définir la position spirituelle de Genevoix. Dans DH, la temporalité du récit est scandée par le retour cyclique des saisons, auquel s’ajoute la circularité topographique : l’endroit de la forêt connu sous le nom des « Orfosses mouillées » est non seulement le lieu où les biches de la harde se retrouvent pour mettre bas, mais aussi le lieu où l’on vient mourir29.

24 S’adapter au rythme de la nature signifie d’abord pour Genevoix avoir la possibilité d’oublier la violence dévastatrice, traumatisante de la Grande Guerre et se laisser soulager par l’« hymne de la vie chanté par toutes les créatures de la forêt, les grands animaux doués presque de raison, les insectes, les arbres, les plantes, les ruisseaux »30. Sa position est presque panthéiste, avec des accents plus immanentistes – il ne faut pas chercher de système chez lui –, si l’on croit aux mots de son alter ego fictif dans Un jour :

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Qu’est-ce que Dieu, dit mon compagnon, sinon la création même ? Il est partout. Nous sommes baignés dans son immanence […] je demande à Dieu qu’Il me laisse Le prier à travers Sa création, une nappe de jacinthes bleues au printemps, la sérénité d’un beau soir, la montée d’une nuit d’automne : reflet de Dieu, infime parcelle de Dieu, fondue en Lui dans Son éternité »31.

25 Le chapitre sept de la deuxième partie de DH constitue probablement la synthèse la plus fulgurante de la position de Genevoix. Nous ne présenterons qu’une dernière citation qui, tout en relatant des fragments de la « parole intérieure » du Rouge avec les configurations stylistiques déjà présentées, évoque une posture philosophique (« l’oubli ») qui se charge d’une véritable valeur spirituelle. Le Rouge est seul dans la forêt, pendant l’été, il se repose dans son creux : au comble de sa parabole existentielle, il ressent la force de la vie universelle32. Le cerf, les yeux grands ouverts, ne regarde même plus sous les arbres le vol de l’oiseau vert et rouge. Le soir approche. Entre les branches, le ciel devient doré : et les larges prunelles, peu à peu, prennent la couleur dorée du soir. Oubli… La fraîche nuit va venir. Derrière la taille, au flanc d’une pente, d’anciennes meules de charbonniers ont laissé des ronds noirs sur la terre. Dans ce fraisil sec et craquant, le Rouge, cette nuit, ira se rouler sur le dos. Le pivert a encore changé d’arbre. Oubli des chiens, des hurlements au fond des combes : on n’entend plus les coups de bec, pas un bruit dans toute la forêt. Oubli des traînantes fanfares qui résonnaient, le soir, près des étangs. Pour quelles morts ? Le Rouge est vivant. (p. 178)

26 En général, dans le chapitre en question nous retrouvons l’alternance entre le PDV de l’animal et le PDV d’un énonciateur qui relate et cherche à interpréter le comportement, les réactions, la vie intérieure du cerf. La phrase extrêmement condensée que l’on peut lire dans « Oubli… », au-delà de son effet poétique, pourrait bien être considérée comme une forme de monologue rapporté à valeur impératif – le Rouge se disant, s’imposant à lui-même l’oubli. Le resserrement syntaxique de cette phrase, réduite à un seul mot, est remarquable. Le lecteur se trouve face à l’évidence de ce discours intérieur qui se vide de tout contenu spécifique afin de se fondre mieux avec la force vitale universelle. D’ailleurs, comment ne pas entendre dans les sonorités qui composent l’expression « ce fraisil sec et craquant » la jouissance sensorielle que le cerf est à même de supposer, de goûter par avance, lors de sa promenade nocturne ? La fusion est signalée aussi par la couleur des prunelles de l’animal, qui se fond et se confond avec les nuances du couchant. Quelques lignes plus loin, l’écriture revient sur cet « oubli », en reprise anaphorique, avec des expansions du nom en série qui semblent mimer le cheminement de la vie intérieure du Rouge. Certes, l’indécision énonciative reste au cœur de ce passage : l’interrogative « pour quelles morts ? », est- elle à imputer à la « parole intérieure » de l’animal, ou bien s’agit-il d’une question du narrateur se faisant interprète de l’attitude du Rouge ? De toute façon, l’oubli reste une forme de paix intérieure : c’est « la possibilité de jouir sans penser de le faire »33.

27 Le brouillage énonciatif que nous avons présenté dans cet article concerne en définitive moins des voix proprement dites que des PDV, celui du narrateur et celui des animaux. L’alternance des PDV est ce qu’essaie de restituer par empathie la voix si soucieuse et si compréhensive du narrateur : écrivain faisant appel à l’oikos que nous partageons avec les autres espèces vivantes, Genevoix se fait l’inventeur d’une « parole intérieure » prêtée aux animaux afin de quêter « l’autre face du réel »34. Lui, qui a toujours reconnu sa dette à l’égard des personnes humbles (bûcherons, gardes forestiers, braconniers da sa Sologne natale) qui lui ont appris les voies secrètes de la nature, est devenu par l’écriture l’intercesseur, c’est-à-dire « l’enchanteur [qui] a le don de regarder,

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d’observer, de discerner, d’écouter, de voir et d’entendre, d’exprimer l’ineffable »35. Dans son œuvre, la « parole animale » serait alors la tentative de traduire l’intraduisible à partir d’un point de vue autre. Genevoix lui-même en est conscient, lorsqu’il révèle au cours d’une interview : « le romancier, c’est ça, c’est se mettre à la place de. Et dans DH, j’ai essayé de me mettre à la place du cerf, et ce n’est pas beaucoup plus difficile que se mettre à la place d’un autre »36. Derrière des choix narratifs et littéraires liés à « l’art [subtil] du déplacement et du décentrement »37, la vigilance de Genevoix recèle alors une attitude spirituelle fondée sur la vie : celle que nous partageons avec les autres êtres de ce monde38.

NOTES

1. La terrible expérience vécue au front en tant qu’officier d’infanterie est relatée dans les cinq récits (publiés entre 1916 et 1923) qui composent Ceux de 14 et que Genevoix a délibérément rassemblés pour une publication unique en 1949. 2. M. Genevoix, Sous Verdun, dans Id., Ceux de 14, Paris, Flammarion, 2013, p. 100. 3. M. Genevoix, La Forêt perdue [1967], Paris, Flammarion, 1996. Dans son Introduction, Jean Dufournet explique la portée spirituelle accordée à l’animal dans ce roman. Voir J. Dufournet, « De La Dernière Harde à La Forêt perdue : Maurice Genevoix et la chasse au cerf », dans Id. (dir.), Maurice Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, Paris, Bibliothèque historique de la ville de Paris, 1992, p. 59-77. 4. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », dans L’Analisi linguistica e letteraria, 15, 2016, p. 79. 5. Voir, plus loin, notre conclusion. 6. Voir le carnet de veille scientifique disponible sur Animots, Carnet de zoopoétique, consulté le 17.01.2019, URL : . 7. D. Vago, « Le point de vue animal dans Dingo : l’inscription ambiguë de l’altérité », dans Studi francesi, 185, 2018, p. 243-250. 8. A. Rabatel, « Du “point de vue” animal et de ses observables », dans Le Discours et la langue, t. 9.2, 2017, p. 145. 9. A. Banfield, Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995. 10. « Le PDV est une problématique plus complexe que celle de la voix et du discours rapporté, car si voix et discours rapportés renvoient bien à des PDV exprimés plus ou moins directement par leur auteur, il devient plus difficile de repérer le PDV d’un tel, dès lors que sa voix ne se fait plus entendre : cette difficulté, caractéristique du style indirect libre, qui n’est pas vraiment un “discours”, est encore plus nette chaque fois qu’un locuteur/énonciateur envisage les choses en se mettant à la place d’un autre, à la place de ce qu’il voit selon Ducrot, de ce qu’il fait (PDV représentés ou embryonnaires) sans pour autant lui donner la parole ». Voir A. Rabatel, « Diversité des points de vue et mobilité empathique », dans M. Colas-Blaise, L. Perrin, G. M. Tore (dir.), L’Énonciation aujourd’hui. Un concept clé des sciences du langage, Limoges, Lambert-Lucas, 2016, p. 137-138. 11. Id., « Les représentations de la parole intérieure. Monologue intérieur, discours direct et indirect libres, point de vue », dans Langue française, 132, 2001, p. 89. Sophie Milcent-Lawson a insisté sur le fait que pour étudier le changement de paradigme concernant l’animal en

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littérature dans les premières décennies du XXe siècle, il vaut mieux traiter la question « non plus en termes de discours, mais de point de vue (PDV) […] la polyphonie énonciative et les “phrases sans parole” du style indirect libre permettant de rendre compte des perceptions et des pensées animales sans passer par le discours rapporté ». Voir S. Milcent-Lawson, « Zoographies. Traitements linguistique et stylistique du point de vue animal en régime fictionnel », dans Revue des Sciences Humaines, n° 328, 2017, p. 93. Nous verrons que dans Rroû, le DDL (discours direct libre, ou PDV asserté selon la terminologie de Rabatel), qui exprime le PDV animal dans et par le discours, est largement moins convaincant que les autres formes du PDV. 12. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 146. 13. J. C. Bailly, « Les Animaux conjuguent les verbes en silence », dans L’Esprit créateur, CI, 4, 2011, p. 106-114. 14. D. Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981, p. 63. À côté de la théorie du PDV, nous utiliserons pour cet article la terminologie de l’étude de Cohn (monologue rapporté, monologue narrativisé, psycho-récit). Le psycho-récit correspondrait au PDV embryonnaire établi par Rabatel. 15. M. Genevoix, La Dernière Harde [1938], Paris, Flammarion, 1988 (dorénavant DH). Les indications des pages seront données directement dans le texte. 16. Le terme d’oikos est à entendre non dans son sens étymologique, mais dans un sens élargi : la terre où l’homme habite, vit et meurt avec d’autres espèces vivantes, en créant incessamment des liens entre le lieu, le moi et autrui. 17. Id., Rroû [1931], Paris, Éditions de la Table ronde, 2010. 18. Ibid., p. 44. 19. A. Rabatel, « Les représentations de la parole intérieure », cit., p. 84. 20. E. de Fontenay, M.C. Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Paris, L’Herne, 2008, p. 27. 21. A. Romestaing, « Avatars d’une “cerf-consciousness” », dans J. Poirier (dir.), L’Animal littéraire. Des animaux et des mots, Dijon, EUD, 2010, p. 79. 22. A. Rabatel, « Du ‘point de vue’ animal et de ses observables », cit., p. 151-152. 23. L. Vygotski, Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997, notamment « Pensée et mot », pp. 415-500. 24. « Et tout à coup, alors qu’ils franchissaient ensemble un fossé près de la lisière, il avait senti contre lui un vide glacial, extraordinairement profond, qui le suivait dans son élan. Aussitôt il s’était arrêté, désemparé, déjà orphelin, cherchant des yeux sa mère disparue » (p. 54). 25. A. Romestaing, « Vers une conscience animale de la mort », ElFe XX-XXI, 5, 2015, p. 139-157. 26. M. Genevoix, Un jour, Paris, Seuil, 1976, p. 76. 27. A. Fournet, « L’œuvre de Maurice Genevoix : un hymne à la vie », dans J. Dufournet, Maurice Genevoix. Colloque pour le centième anniversaire de la naissance de M. Genevoix, op. cit., p. 167. 28. Pierre Moinot rappelle justement que le cerf est par tradition lié à « une forêt de symboles, tous apparentés au domaine obscur de la force vitale ». Voir P. Moinot., Préface, dans J.-P. Grossin, A. Reille (dir.), Anthologie du cerf, Paris, Hatier, 1992, p. 11. Les bois de l’animal symbolisent par exemple le renouvellement perpétuel de la vie en nature. 29. On pourrait évoquer aussi la présence importante du vocabulaire de la chasse, des mots anciens ou régionaux : la puissance métaphorique de ces « expressions toutes vieillie[s] tombées en désuétude et redevenues imagées comme on n’en trouve plus qu’à la campagne », comme dirait Proust, est un aspect important de DH. 30. A. Fournet, art. cit., p. 167. Genevoix est l’auteur de plusieurs bestiaires (Tendre Bestiaire, 1968 ; Bestiaire enchanté, 1969 ; Bestiaire sans oubli, 1971) où se montrent encore une fois la finesse et la vigilance de l’écrivain à l’égard de l’univers des animaux. 31. M. Genevoix, Un jour, cit., p. 204. 32. « Genevoix ne parle jamais de surnaturel. La vie remplit le monde qu’il contemple. Et sa foi en celle-ci est absolue. […] Chez Maurice Genevoix, le sens de l’élan vital remplace la divinité, bien

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qu’il soit convaincu de l’existence d’un autre monde “où la mort ne compte plus” [L’Aventure est en nous]. Cette force, il l’identifie avec la vie elle-même et il ne cherche pas à passer outre, parce que la vie réalise simultanément et à l’infini tout ce qui est réalisable » Voir E. Timbaldi Abruzzese, Il romanzo rurale di Maurice Genevoix, Torino, Giappichelli, 1956, p. 31. Nous traduisons. 33. « L’oubli est le seul moyen pour arriver à une détente complète, qui est plus que joie : c’est l’annulation de toute souffrance, c’est la possibilité de jouir sans penser de le faire. C’est peut- être le bonheur. Certes, c’est la paix ». (Ibid., p. 86. C’est nous qui traduisons). 34. Mireille Sacotte, dans DH, p. 16. 35. A. Fournet, art. cit., p. 165. 36. M. Genevoix, L’harmonie retrouvée, Paris, Éditions de La Table Ronde, 2014, p. 58. 37. A. Simon, « Place aux bêtes ! Oikos et animalité en littérature », art. cit., p. 74. 38. Apostille. Le cerf reviendra encore dans son œuvre comme animal psychopompe dans La Forêt perdue, véritable réinvention originale d’un passé légendaire, qui forme ainsi, avec DH, un diptyque où le cerf apparaît comme « medium du monde sauvage et comme viatique pour atteindre une connaissance plus profonde de soi et du non soi en soi ». Voir A. Romestaing, « Avatars d’une “cerf-consciousness” », cit., p. 78. Pierre Moinot définit le cerf de La Forêt perdue comme un intercesseur, ouvrant à la possibilité d’une vie harmonieuse et réconciliée avec tout ce qui vit. Voir P. Moinot, cit., p. 17. Nous espérons approfondir cet aspect ultérieur de l’animal chez Genevoix dans nos futures recherches.

RÉSUMÉS

Alain Rabatel a développé au fil des années la théorie du point de vue (PDV), forme « oblique » de parole intérieure, discours non verbalisé, ni pleinement conscientisé. L’application de sa théorie à la représentation littéraire de l’animal permet de rendre compte d’une intériorité non- humaine, des mécanismes perceptifs et de représentation qui n’entraînent que des « phrases sans parole ». L’attention que Maurice Genevoix porte à la subjectivité animale est en ce sens exemplaire. Nous analyserons les formes embryonnaires de « parole intérieure » animale dans deux romans (Rroû [1931] et, surtout, La Dernière Harde [1938]), afin de montrer comment le brouillage énonciatif révèle une posture morale d’accueil de la part de l’écrivain et, par conséquent, une ouverture spirituelle, comblée par la contemplation de la force vitale qui anime toute créature vivante.

Over the years Alain Rabatel has developed the theory of the Point of view (PDV), an imperfect kind of inner monologue, a non-verbalised form of speech, whereof the subject is not totally conscious. By the application of Rabatel’s theory to the representation of animals in Literature, we can analyse a non-human interior universe, the animal’s perceptions and representations which only produce “unspeakable sentences”. Maurice Genevoix’s attention to the animals’ conscience is paradigmatic. In this paper we analyse the elementary forms of the animal’s “inner speech” in two novels (Rroû [1931] and especially La Dernière Harde [1938]): Genevoix’s “enunciative blurring” reveals his moral position and, consequently, his spiritual need, which is fulfilled by the contemplation of the force of life, moving through every living creature.

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INDEX

Mots-clés : Genevoix (Maurice), point de vue, animal en littérature, zoopoétique, oikos Keywords : Genevoix (Maurice), point of view, animal in literature, French Animal Studies, oikos

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Beckett traducteur de Joyce : Anna Lyvia Pluratself Beckett translator of Joyce: Anna Lyvia Pluratself

Francesca Milaneschi

1 Alors que l’histoire des rapports entre Samuel Beckett et James Joyce est un trait bien connu du parcours de formation littéraire du jeune Beckett, qui est influencé par son maître et compatriote au point de prendre la décision d’abandonner la carrière universitaire pour embrasser la profession d’écrivain, un aperçu de son expérience de traducteur en langue française de quelques pages de Finnegans Wake de Joyce en 1930 pourrait mieux éclairer le processus d’évolution esthétique de Beckett, et peut-être aussi sa pratique future et constante d’auto-traduction.

2 La chance de Joyce à Paris fut surtout de rencontrer deux femmes, qui eurent tout de suite une vision claire et prémonitoire de sa future grandeur : si le nom de la première de ces deux femmes, Sylvia Beach (1888-1962), éditeur d’Ulysse en 1922, est encore très célèbre aujourd’hui, c’est à son amie Adrienne Monnier (1892-1955), poète, éditeur, libraire de La Maison des Amis des Livres, rue de l'Odéon, que l’on doit l’édition de la première traduction française d'Ulysse de Joyce (1929).

3 C’est aux années 1920-1922 que remonte le premier projet de traduction d’Ulysse en français par les deux libraires de l’Odéon. Valery Larbaud en fut la première cible et Léon-Paul Fargue, qui ne lisait pas l'anglais, l’un des premiers lecteurs intéressés1.

4 Larbaud, déjà traducteur de Samuel Butler, tient une conférence lors d'une lecture de fragments d’Ulysse, mais il rechigne à la tâche de traduire le roman tout comme ces premiers fragments (Les Sirènes, Pénélope). En 1922, il renoncera définitivement à la traduction du roman et un jeune homme nommé Auguste Morel prendra la place de Larbaud, que la crainte de s’effondrer sous le poids des préfaces et des conférences ramène à son travail d'écrivain. Morel commence à traduire Ulysse en 1924, aidé et soutenu par Joyce et Larbaud. James Joyce est pour son jeune traducteur « le Walt Whitman de la prose » : en juillet 1924, ce Whitman irlandais propose pour la traduction de Pénélope non seulement l'élimination de la ponctuation tout comme dans la version originale, mais aussi l'abolition des accents et des apostrophes, qui n'existent

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pas en langue anglaise. Monnier n'est pas d'accord, mais dans une lettre du 6 juillet 1924 Larbaud répond : « Joyce a raison ». Au mois d'août le premier numéro de la revue Commerce paraît en publiant cette mala femmina de Pénélope, qui précède de cinq ans la traduction intégrale française de ce livre événement.

5 Le 10 mars 1923, Joyce avait déjà commencé à prendre des notes pour ce qui deviendra bientôt son Work in Progress et qui sera publié en 1939 avec le titre Finnegans Wake. À l’automne de cette même année 19232, il entame les premières pages de son Anna Livia Plurabelle, futur huitième chapitre de Finnegans Wake, dont une première épreuve est déjà écrite en février 19243.

6 Il progresse et écrit même à son amie Henriette Weaver en mars 1924 qu’il a terminé « the Anna Livia piece »4, en donnant cette célèbre définition de son texte : « a chattering dialogue across the river by two washerwomen who as night falls become a tree and a stone. The river is named Anna Liffey »5. Or, à cette date le travail sur ce texte était loin d’être achevé, si un spécialiste comme Patrick O’Neill, au fil des lettres de Joyce, témoigne d’un travail méticuleux et incessant d’ajouts et de modifications6. O’Neill enregistre au moins dix-sept versions différentes de ces vingt pages et, au cours des années de sa composition jusqu’en 1930, l’auteur en publie par ailleurs quatre éditions différentes : la première en 1925 dans la revue Le Navire d’argent d’Adrienne Monnier, la deuxième en 1927 dans transition d’Eugène Jolas, la troisième en édition de luxe de 800 copies par Grosby Gaige à New York en 1928 et enfin, grâce à l’intervention d’Ezra Pound, la quatrième publication encore comme livre chez Faber & Faber à Londres. L’édition définitive d’Anna Livia Plurabelle paraîtra le 4 mars 1939 comme huitième chapitre de Finnegans Wake, publié à Londres par Faber & Faber et à New York par Viking Press.

7 La variation la plus évidente, en passant d’une version à l’autre du texte nommé Anna Livia Plurabelle, c’est la prolifération continuelle et incessante des noms de fleuves, tout comme plusieurs résonances que l’on peut ramener à l’élément liquide en général, insérés dans le texte au fur et à mesure que son auteur y travaille, demandant souvent l’aide de ses amis et collaborateurs. Dans son étude récente et très bien documentée, Patrick O’Neill7 établit comme règle d’or pour discerner ces références fluviales de s’en tenir à trois critères fondamentaux : d’abord les noms mentionnés ouvertement dans le texte, ensuite les déformations explicites et manifestes, et enfin celles engendrées par un heureux hasard linguistique. Néanmoins, il en découle que des lecteurs différents relèvent des noms de fleuves différents et que le total qui en ressort varie selon le lecteur impliqué, jusqu’à atteindre le nombre de 12008.

8 Cette présence fluviale plurilinguistique en perpétuelle prolifération, loin de se configurer comme purement ornementale, ou encore comme une obsession excentrique de Joyce, s’avère être une composante structurelle dans la genèse du texte, résultant aussi de la véritable passion linguistique de l’auteur toujours plus polyglotte au cours de sa vie.

9 La richesse linguistique compte donc parmi les éléments constitutifs du futur Finnegans Wake, qui déborde de jeux de mots plurilinguistiques, au point qu’un critique a pu observer que tous ces calembours forment dans un certain sens un seul grand calembour9, un système dont l’écoulement réfléchit celui du fleuve lui-même : un potentiel traducteur pourrait donc ajouter ou soustraire quelque chose au texte sans en modifier de manière significative l’omniprésente substance fluviale. Un autre spécialiste de Finnegans Wake affirme que les noms des fleuves forment un ensemble

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tellement touffu et abondant et ils sont disposés de façon si ingénieuse et si savante qu’ils cessent d’avoir une signification en tant que noms individuels, mais, dans ce nouveau langage « finneganais », ils deviennent des phonèmes plutôt que de véritables morphèmes10.

10 Encore une fois, Joyce avait voulu lancer un défi au langage en partant de la langue latine : si Ulysse s’ouvrait sur cette bizarre invocation à la muse, cet Introibo ad altare Dei qui fait partie de la liturgie catholique de l’eucharistie, le chapitre le plus connu de son Work in Progress prend son titre de la « corruption » de l’expression latine Amnis Liviae : « The name Anna Livia, meanwhile, appears on old maps, a corruption of the Latin Amnis Liviae (River Liffey), but evocative also of the Irish Abha na Life /aue ne life/ (“River Liffey”) which in turn, and invitingly, looks as if it should be referring to the Heraclitean “river of life” »11.

11 Louant La Coscienza di Zeno dans une lettre en italien adressée à Italo Svevo, Joyce révèle qu’il a voulu donner à sa nouvelle protagoniste le nom de la femme de son ami de Trieste ; la référence au fleuve est néanmoins très pertinente, s’agissant du bavardage de deux lavandières d’une rive à l’autre d’un fleuve : A proposito di nomi ho dato il nome della Signora alla protagonista del libro che sto scrivendo. La preghi però di non impugnare né armi bianche né quelle di fuoco giacché si tratta della Pirra irlandese (o piuttosto dublinese) la cui capigliatura è il fiume sul quale (si chiama Anna Liffey) sorge la settima città del cristianesimo, le altre essendo Basovizza, Clapham Junction, Rena Vecta, Limehouse, S. Odorico della Valle di Lacrime e San Giacomo in monte di Pietà.12

12 À propos des traductions de Finnegans Wake, la critique a pu invoquer le principe steinerien d’après lequel toute communication impliquerait un procès de traduction, étant donné que ce roman nous montre une écriture comme traduction ainsi qu’une lecture comme traduction13. D’ailleurs, comme Beckett le remarquait déjà en 1929 dans son juvénile « Dante… Bruno, Vico… Joyce », le signifiant prend ici une telle place qu’il devient le signifié : Here form is content, content is form. You complain that this stuff is not written in English. It is not written at all. It is not to be read - or rather it is not only to be read. It is to be looked at and listened to. His writing is not about something ; it is that something itself. (A fact that has been grasped by an eminent English novelist and historian whose work is in complete opposition to Mr Joyce’s). When the sense is sleep, the words go to sleep. (See the end of ‘Anna Livia’) When the sense is dancing, the words dance.14

13 Ce texte écrit – ou faudrait-il peut-être dire « dicté » à un jeune Beckett et à d’autres collaborateurs par un Joyce de plus en plus aveugle – dans un anglais qui n’existe nulle part, mais prêt à accueillir toutes les immenses suggestions du plurilinguisme joycien, s’avère souvent plus transparent quand on le lit à voix haute, alors que le texte « s’auto-traduit ». Comme le montre l’exemple suivant, l’un des nombreux paraît-il, remarqué par Rosa Maria Bollettieri Bosinelli : « Who ails tongue coddeau, aspace of dumbisilly ? ». Voici que, une fois lu à voix haute, le texte devient en français Où est ton cadeau espèce d’imbécile ?

14 Dans Finnegans Wake, la superfétation du sens moyennant la superfétation du langage débouche, d’après Giorgio Melchiori, sur le paradoxe qu’il pose moins de résistance à la traduction que tout autre texte, puisqu’ici la lecture même devient un acte de traduction15.

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15 Si l’on ne peut pas nier à l’histoire des traductions du Work in Progress comme réécriture toute sa cohérence par rapport au projet créatif joycien, qui encouragea toujours la traduction en langue étrangère de son texte, l’on sait aussi que Joyce le modifiait au fur et à mesure que de nouvelles traductions paraissaient16 : la genèse du texte prend alors la forme (et la substance) d’un dialogue intertextuel perpétuel où la notion de texte original devient toujours plus floue et peut-être impossible à établir.

16 Pour ce qui concerne la version française de son texte, Joyce pensa tout d’abord à engager Léon-Paul Fargue qui avait déjà été le traducteur de quelques pages d’Ulysse lors d’une lecture organisée par Larbaud en décembre 1921 avant la publication du roman17. Ce projet de traduction, qui concernait les dernières pages du chapitre, fut cependant bientôt abandonné et ce fut à son compatriote Samuel Beckett que Joyce confia la traduction en français, mais cette fois-ci des premières pages de Anna Livia Plurabelle.

17 Beckett était à Paris depuis le 1er novembre 1928, envoyé par le Trinity College de Dublin comme lecteur d’anglais à l’École Normale, dans le cadre d’un accord d’échange culturel entre les deux institutions universitaires. Ce fut par le biais de son collègue et prédécesseur Thomas McGreevy qu’il fut introduit dans le cercle de Joyce, où il eut l’occasion de partager de nombreux intérêts et inclinaisons avec son compatriote : un certain anticléricalisme et scepticisme religieux, le goût pour les Lieder de Schubert, la peinture de Cézanne, l’amour pour Dante, pour les drames de John Millington Synge et pour Chaplin.

18 Il accepte tout de suite d’aider Joyce avec son Work in Progress : son travail concerne surtout la lecture à voix haute des livres que le « Penman » estime utiles à son œuvre et l’écriture du texte que l’auteur de plus en plus aveugle lui dictait : si l’on en croit à la légende, il y aurait dans Finnegans Wake des mots de Beckett que le maître aurait gardés comme contribution18. Bientôt Joyce insiste pour que Beckett, qu’il tenait en haute considération, prenne part en 1929 à l’ouvrage collectif au nom pompeux Our Examination Round His Factification For Incarnation of Work in Progress, où Beckett publie son premier essai critique, le déjà mentionné « Dante… Bruno. Vico… Joyce ». Leur fréquentation est tellement assidue que Beckett se souviendra jusqu’à la fin de sa vie du numéro de téléphone de Joyce : Ségur 95-20.

19 Philippe Soupault, qui avait rencontré Beckett le 2 février 1929 pour l’anniversaire de Joyce et le 27 juin de la même année au « Déjeuner Ulysse » organisé par Adrienne Monnier au moment de la sortie d’Ulysse en français, joue un rôle d’intermédiaire à l’occasion du quarante-huitième anniversaire de l’auteur en 1930.

20 Dans une lettre datée « Dimanche [entre le 27 avril et le 11 mai 1930] » Beckett écrit à son ami et mentor irlandais Thomas McGreevy : « J’ai vaguement commencé à travailler. J’ai vu Goll. Un autre esclave. Je vois Soupault demain, pour lui demander de faire ma partie sur les rivières & de me laisser commencer la traduction de base »19.

21 C'est donc Beckett qui va s'occuper maintenant de traduire Joyce en français : non pas Ulysse, mais un fragment de ce Work in Progress qui deviendra Finnegans Wake : il s'agit d'une des versions d’Anna Livia Plurabelle parue en 1925 dans la revue Le Navire d'argent de Monnier. Beckett y travaille avec Alfred Péron et la traduction aurait dû paraître dans les pages de la revue Bifur.

22 Là l'histoire, aussi bien l'histoire d’Anna Livia Plurabelle en français que l'histoire des rapports entre Joyce et Beckett, se brouille un peu. D’après le témoignage d’Adrienne

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Monnier, le travail ne dépassa jamais l’état d’épreuve et le bon à tirer ne fut pas délivré par l’auteur, non pas parce qu’il n’en était pas satisfait, mais parce qu’il voulait avoir lui aussi ses « Septante », tout comme les premiers « septante » traducteurs légendaires de l’Ancien Testament en grec vantés par la Bible. Monnier attribue donc à une sorte de manie de grandeur de Joyce s’il en fit une nouvelle version en ajoutant une équipe de cinq autres traducteurs, pour avoir « ses sept » au lieu des Septante de la tradition biblique.

23 Bien que le témoignage de Monnier nous amène à limiter uniquement à Péron et Beckett la responsabilité de la traduction, dans les pages de cette même Nouvelle Revue Française20 où parut ce fragment en 1931, Philippe Soupault 21 indique comme collaborateurs justement Paul Léon, Eugène Jolas et Ivan Goll, sans oublier la supervision de l’auteur.

24 Mais pourquoi Joyce prit-il la décision de retirer la traduction de la revue d’avant-garde Bifur, fondée par Georges Ribemont-Dessaignes, l’un des premiers dadas, peintre, écrivain et poète ? Jacques Aubert, directeur du Cahier de l’Herne consacré à James Joyce22, affirme que ce ne fut pas par souci de révision que Joyce refusa cette version, mais plutôt parce que poussé par un choix politique : au lieu de se borner au rôle de collaborateur étranger de Bifur, tout comme l’étaient à cette époque Gottfried Benn, Ramon Gomez, William Carlos Williams et d’autres, au lieu de se faire publier à côté d’auteurs comme Kafka, Eisenstein, Arp, De Chirico, Picabia, Heidegger et Sartre, il choisit de s’approcher d’un contexte plus institutionnel comme la NRF, avec le nom de Philippe Soupault bien en évidence.

25 Si le jeune Beckett avait été enthousiaste de s’engager dans ce projet de traduction, il était néanmoins effrayé per la difficulté de la tâche malgré sa bonne maîtrise de la langue française : c’est pourquoi il prit la résolution d’accomplir le travail en collaboration avec son ami Alfred Péron, ancien élève de l’École Normale Supérieure et lecteur d’échange au Trinity College de Dublin pendant deux ans. Péron passa l’examen de l’exigeant auteur, qui aimait bien l’idée que ces deux traducteurs donneraient à son anglais une empreinte irlandaise23, et ils s’y attelèrent du printemps 1930 jusqu’à l’été de la même année. Ils se rencontraient chez Beckett à l’École Normale ou bien dans un café du Quartier Latin, mais malgré le tenace acharnement des deux jeunes traducteurs, l’entreprise s’avéra bientôt presque impossible à cause de l’extraordinaire complexité linguistique du texte original24.

26 Une lettre du « jeudi [ ? 17 juillet 1930] » adressée à McGreevy témoigne du désarroi ressenti par le jeune traducteur irlandais : « Ici rien de plus intéressant que d’habitude : boisson & futilité. Alfy est ici et nous avons vu Soupault ensemble. Nous travaillons sur ce foutu truc ensemble de façon vague et peu efficace »25. Peu après il confie encore à McGreevy : « Nous (Péron) galopons à travers Anna Livia Plurabelle. C’est devenu comique maintenant. Je suppose que c’est la seule attitude »26.

27 Beckett était tellement découragé que, dans une lettre à Soupault datée « 5 juillet 1930 », il écrivait : « Mais je ne voudrais pas publier cela, pas même un fragment, sans l’autorisation de Monsieur Joyce lui-même, qui pourrait très bien trouver cela vraiment trop mal fait et trop éloigné de l’original. Plus j’y pense plus je trouve cela bien pauvre »27.

28 Par ailleurs, ses rapports avec le maître s’étaient brusquement interrompus à cause de la fille de Joyce, Lucia, qu’il n’aime pas en retour et qui en est offensée au point que son

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père est amené à communiquer à Beckett, déjà engagé dans la traduction d’Anna Livia Plurabelle, qu’il est désormais persona non grata chez eux.

29 Au mois de juillet Péron quitta Paris pour les vacances et un Beckett très contrarié écrivait à Tom McGreevy qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre le travail tout seul, ni de signer aucun contrat avec « ce salaud de Soupault », s’inquiétant surtout de dégoûter Joyce « par le gouffre de sentiment et de technique entre ses hiéroglyphes et notre français bâtard »28.

30 En dépit des inquiétudes qu’il exprime dans sa correspondance, et malgré l’absence de Péron qui se prolonge pendant le mois d’août, il est prêt à livrer une première version de ces six pages initiales du texte joycien vers le milieu du mois, après quoi il se prépare à rentrer en Irlande, où l’attend un poste de chargé de cours en français au Trinity College, et il entame le 25 du mois une étude longtemps reportée sur .

31 Beckett pensant être encore persona non grata chez Joyce (cette bouleversante rupture ne se recomposa que plus tard, lorsque la condition de maladie nerveuse dont Lucia Joyce souffrait devint évidente), ce fut Péron qui fut chargé de polir le texte et de le livrer à l’auteur qui, semble-t-il, en fut d’abord satisfait et le transmit à l’imprimeur29. Selon les biographes de Beckett30, la traduction de Beckett et de Péron avait atteint l’état d’épreuve pour la revue Bifur, qui en annonçait la parution dans le prochain numéro 7 dont la sortie était prévue le 10 décembre 1930. La publication toutefois n’eut pas lieu, parce que Joyce changea d’avis au début de novembre, estimant que la traduction n’était pas encore prête.

32 Selon Eugène Jolas, Ribemont-Dessaignes était impatient de publier le fragment d’Anna Livia Plurabelle, qui malgré les réserves exprimées sans doute par un excès de modestie par Beckett lui-même, était quand même un travail remarquable31. D’ailleurs, l’inspiration expérimentale de la revue Bifur ne laissait présager que de modestes chances de survie ; en effet, elle arrêta ses publications après le numéro 8 paru le 10 juin 1931. De surcroît, Joyce commença à accorder de plus en plus d’attention à son rôle personnel dans la traduction de son œuvre par rapport au processus d’écriture et de réécriture : il prit ainsi la décision de former une équipe présidée par lui-même et composée par Ivan Goll, Eugène Jolas, Paul Léon, Adrienne Monnier et Philippe Soupault, ironiquement baptisés par Joyce « the Septante of Septuagint ».

33 L’équipe des traducteurs se réunit à la fin de novembre chez Paul Léon, ayant établi que la première version de Beckett et de Péron était à remanier. Soupault rappelle la méthode suivie pour la révision du texte : « Nous rejetions d’accord avec M. Joyce ce qui nous paraissait contraire au rythme, au sens, à la métamorphose des mots et nous essayions à notre tour de proposer une traduction »32.

34 La nouvelle traduction fut accomplie en quinze séances de trois heures chacune, puis elle fut soumise aux suggestions d’Adrienne Monnier et de Jolas, qui se trouvait en Autriche et qui répondit par lettre. Ensuite, comme le rappelle Soupault, « nous consacrâmes encore deux séances à discuter ces apports et à corriger différentes parties que nous avions revues M. Joyce et moi dans l’intervalle »33.

35 Maria Jolas affirme34 que son mari reçut, tandis qu’il se trouvait en Autriche pendant l’hiver 1930-1931, une lettre de Léon qui lui demandait de chercher des noms de fleuves autrichiens, parce que l’auteur/traducteur voulait en ajouter à son amnis liviae : une première confrontation entre les deux versions35 montre en effet que les allusions aux références fluviales s’épaississent et que Joyce, obsédé par la pensée du fleuve en cette

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période, en ajoutait aussi dans son texte original, qui se modifiait au fur et à mesure que ses traductions avançaient36.

36 La version de Joyce et de ses collaborateurs fut présentée avant sa publication dans une lecture à La Maison des Amis des Livres, la librairie d’Adrienne Monnier, le 26 mars 1931 : Beckett arriva de Dublin exprès pour y assister. Au cours de la soirée il fut néanmoins obligé de retenir ses sentiments en écoutant Soupault qui présentait ce travail en attribuant au texte qu’il avait traduit avec Péron le modeste statut d’une première ébauche, qu’on avait dû soigneusement revoir au niveau du sens et du rythme. Soupault souligne l’importance de Joyce dans ce travail, en remarquant que ce texte n’est pas une traduction, c’est une reconstitution, en ce sens que c’est du Joyce en français… Je dois dire modestement que c’est Joyce qui reconstituait, qui ré-écrivait une partie de Finnegans Wake en français, et lui seul peut le faire. Evidemment je l’aidais, par exemple pour trouver des équivalences pour les noms des fleuves : j’ai aidé Joyce, c’est certain, mais en un sens Joyce a refait son texte. Si vous comparez le texte français et le texte anglais, vous verrez quelle énorme différence il y a entre les deux. C’est une recréation… Joyce était extrêmement scrupuleux, restant quelquefois une journée sur un mot.37

37 Dans sa biographie, Ellmann mentionne lui aussi les observations de Soupault à l’égard de l’insistance de Joyce sur le rythme du texte plutôt que sur son sens38, comparant le rythme du langage joycien à celui d’un fleuve, « une rivière tantôt rapide, tantôt dormante, tantôt même marécageuse, puis molle près de son embouchure »39.

La futilité de la traduction

38 Contrairement à l’opinion de Joyce, Beckett, semble-t-il, n’était pas du tout persuadé que cette nouvelle version d’Anna Livia Plurabelle était un chef-d’œuvre. Joyce lui avait envoyé à Dublin un exemplaire autographié qui renforça ses doutes sur la qualité de la traduction dont il partageait dans une certaine mesure la responsabilité, au point qu’en mai 1931 il confie à McGreevy « qu’il était impossible de lire son texte sans se rendre compte de la futilité de la traduction. Je n’arrive pas à croire qu’il ne voit pas lui-même les défauts de la traduction, cette horrible atmosphère de mots d’esprits & cette vulgarité »40.

39 Dans une lettre adressée à Jacques Aubert le 10 septembre 1983, Beckett atteste que « de l’échantillon soumis par nous il ne reste pratiquement rien »41. Ce n’est que tout récemment qu’une comparaison pointue entre ces deux traductions d’Anna Livia Plurabelle a été entamée par Patrick O’Neill dans son étude mentionnée ci-dessus ; il s’y livre à une série de microanalyses d’environ cinquante petits extraits du texte traduit, tout en admettant les limites d’une telle opération. Comme l’avait déjà reconnu Rosa Maria Bollettieri Bosinelli dans son essai de 199542, cela peut sembler un paradoxe que de parler de traduction à propos de ce texte, si le processus de traduction au sens traditionnel implique de passer d’une langue source à une langue cible, étant donné qu’il s’agit de deux langues qu’on peut reconnaître et définir. En revanche, il est plutôt évident que la langue joycienne, que l’on pourrait sans doute appeler « finneganais », ne s’identifie pas tout à fait à la langue anglaise, tout comme les idiomes issus de la transformation due à sa traduction ne pourraient pas correspondre à l’idée qu’on se ferait du français ou de l’italien43 en ayant recours au dictionnaire.

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40 C’est donc une langue qui échappe au sens établi et partagé, où l’écriture et la lecture deviennent des processus génétiques de traduction et où c’est le signifiant qui devient signifié, à commencer par la traduction du titre : Beckett44, qui traduit le titre Anna Lyvia Pluratself, élargit d’emblée les références fluviales en ajoutant le fleuve Lyvia de la Nouvelle Zélande et, grâce à l’emploi de la voyelle « y », il parvient aussi à insérer le fleuve irlandais Lee, l’anglais Lea et le chinois Li.

41 Le choix de traduire Plurabelle comme Pluratself, tout en marquant de façon presque baroque l’idée d’une personnalité « problematically fractured »45, garde néanmoins les noms des fleuves Our (Belgique), Ur (Mongole) et le nom basque « ura » qui signifie « eau ».

42 La version de Joyce modifie à peine le nom de la protagoniste de Livia à Livie, offrant une ouverture sémantique nouvelle vers le français « la vie », et suggérant presque d’interpréter ce nom comme « le fleuve de la vie », puisqu’il évoque aussi l’expression irlandaise correspondante « uisce beatha », qui signifie à la lettre « the river of life » : par ailleurs, la prononciation irlandaise de ce mot peut faire allusion au whiskey et à la résurrection fortuite de Finnegan après avoir reçu l’aspersion baptismale au whiskey46.

43 Si le critère fondamental de l’accroissement des noms de fleuves est partagé par les deux versions françaises, la version de Joyce modifie souvent le texte beckettien en lui conférant une nuance plus courante, par les choix lexicaux (par exemple « bien sûr » au lieu d’« évidemment ») et par l’usage de la ponctuation, en omettant parfois des virgules, suggérant ainsi l’impatience d’être informé le plus tôt possible sur le commérage.

44 Comme Soupault l’avait déjà affirmé dans les pages de la NRF en 1931, Joyce prête beaucoup d’attention au rythme du texte, même si Beckett lui-même y veillait déjà dans ses choix de traducteur, comme le montre, toujours au début d’Anna Livia Plurabelle, ce « Tell me all. Tell me now » où il garde selon O’Neill « the anapestic urgency » en traduisant « Dis-moi tout. Dis-moi vite » : Joyce maintient en effet les mots de Beckett, mais il remplace le point par une virgule qui confère plus d’urgence et d’impatience au texte.

45 Toujours à propos de l’importance attribuée au rythme par Joyce, la traduction beckettienne « ne bats pas l’eau comme ça » est transformée par l’auteur dans le plus allitérant et assonant « ne patauge pas tant », ce qui introduit de nouvelles références fluviales47 et favorise la poursuite de son jeu linguistique d’allitération : « Retrousse tes manches et délie ton battant », un parfait hendécasyllabe qui prend la place des mots de Beckett « Retrousse tes manches et délie ta langue ». Le même principe rythmique est appliqué juste après : là où Beckett traduit assez fidèlement « Et ne bouscule pas – ho ! – quand tu te penches », voici que Joyce préserve l’allitération de son texte original « butt/bend » restitué par « cogne/caboche », ce qui donne : « Et ne me cogne pas avec ta caboche, hein ! » qui ajoute le mot familier « caboche » à sa traduction. Ici l’allusion au mot chinois « Ho » (fleuve) disparaît de la version de Beckett, mais est introduite celle à la rivière chinoise Hei.

46 Ailleurs, comme dans la traduction de l’extrait : « He’s an awful old reppe. Look at the shirt of him ! Look at the dirt of it ! », alors que Beckett avait changé en anapestes les dactyles de l’original, traduisant « C’est un beau salaud. Regarde-moi sa chemise ! Regarde-moi cette saleté », voilà que Joyce conserve en partie les choix beckettiens, tout en rétablissant le rythme dactylique de son texte, suggérant même le nom du

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fleuve allemand Saale : « C’est un beau saalaud ! Vois sa chemise à lui ! Vois-moi cette saleté ! ».

47 Au fil de son examen comparé des trois versions du texte, Patrick O’Neill décèle finalement des tendances constantes en passant de la traduction de Beckett à celle de Joyce, voire le fait que le texte beckettien, loin d’être carrément écarté – comme l’affirme d’ailleurs Beckett lui-même – est souvent gardé, si ce n’est à tous égards, au moins en bonne partie : les variations apportées par Joyce et son équipe visent en effet surtout à renforcer les effets rythmiques et à accroître les références dissimulées dans le texte aux noms aquatiques et fluviaux.

48 Il ne manque pas de cas où, s’éloignant d’une traduction sémantiquement fidèle à son texte original, Joyce s’appuie sur les mots de la version de Beckett et bâtit là-dessus sa propre version. Un exemple éloquent à cet égard nous est donné par la traduction de l’extrait suivant : « How many goes it I wonder I washed it ? I know by heart the places he likes to saalem duddurty devil ! », qui devient pour la version française de Beckett « Je me demande combien de fois je l’ai déjà lavée. Je sais par cœur les endroits qu’il aime à salir, le misérable ». Ici Joyce, comme cela se produit souvent dans son processus d’auto-traduction, se sert du texte de Beckett comme d’un tremplin pour exercer sa propre et incontestable virtuosité linguistique : « Et combien de fois l’ai-je lavée ! Je sais paroker les endroits qu’il aime à seillir, le mymyserable ».

49 La traduction de Beckett s’efforce le plus possible de rester près de l’original, bien que ses exploits soient fréquemment frustrés par la vivacité kaléidoscopique du texte ; ceci l’amène à développer une écriture qui, par sa créativité, ressemble certainement au « finneganais » : c’est néanmoins le même Joyce qui, on l’a déjà souligné, se sert de la traduction de Beckett comme d’un tremplin pour s’élancer vers de nouvelles possibilités de son langage.

50 Bien que cela se passe en français, il s’agit là d’une écriture que les lecteurs de Beckett vont retrouver dans ses premières épreuves littéraires en langue anglaise telles que Murphy ou Watt, où l’influence du style de Joyce est prépondérante : pour ces œuvres, il est indéniable que ce travail de traduction constitue une pierre de touche.

51 C’est Beckett lui-même qui, peu après son expérience décourageante de traduction d’un texte de Joyce tel qu’Anna Livia Plurabelle, avoue cette influence sur sa propre écriture. Le 15 août 1931, écrivant à son éditeur Charles Prentice de Chatto & Windus à Londres à propos de ses nouvelles juvéniles48 Sedendo et Quiescendo et They go out for the Evening, il admet : « bien sûr ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de mes propres odeurs »49. D’ailleurs, lorsque ces textes seront enfin publiés parmi les nouvelles de More Pricks Than Kicks, le compte rendu publié par The Observer ne se doutera pas de cette emprise du langage joycien, dont il ne sera pas aisé pour Beckett de se dégager : L’un des rares livres anglais sur Marcel Proust fut l’œuvre de M. Samuel Beckett. M. Beckett se révèle à présent comme un auteur de nouvelles. Ce ne sont pas des nouvelles conventionnelles. Le même jeune Dublinois apparaît dans chacune d’entre elles. Ensemble elles forment l’épitomé de sa vie. Imaginez M. T. S. Eliot influencé par The Crock of Gold, et n’ignorant pas le vocabulaire de M. Joyce, et vous aurez une idée de M. Beckett.50

52 Du reste, il continue à travailler de près sur l’écriture de Joyce, si au mois de décembre 1937 il peut écrire à McGreevy qu’il l’a « payé 250 fr. pour environ 15 heures de travail

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sur ses épreuves. […] Il a ensuite ajouté un vieux manteau et 5 cravates ! Je n’ai pas refusé. C’est tellement plus simple d’être blessé que de blesser »51.

53 Bien qu’il repousse comme « imbécile »52 le jugement exprimé par The Observer, il est encore loin « d’inventer tant bien que mal une méthode pour démontrer verbalement cette attitude de mépris à l’égard du mot », comme il l’annonce dans sa célèbre lettre du 9 juillet 1937, où il écrit en allemand à Axel Kaun que « l’œuvre la plus récente de Joyce n’avait rien à voir avec un tel programme. Là il semble s’agir beaucoup plus d’une apothéose du mot. À moins que l’Ascension au ciel et la Descente en Enfer ne soient une seule et même chose. Combien ce serait agréable de pouvoir croire qu’en fait c’est le cas. Pour le moment, cependant, nous nous limitons à l’intention »53. Dans cette lettre, où la critique a reconnu l’annonce d’un programme littéraire et le manifeste d’une esthétique déjà bien définie et qui sera réalisée « sur la voie qui mène à cette littérature du non-mot, pour moi très souhaitable »54, le processus de confrontation et d’opposition à Joyce s’avère inévitable et central, sans laisser d’autre « consolation, comme maintenant, d’avoir le droit de violer une langue étrangère aussi involontairement que j’aimerais le faire, consciemment et intentionnellement, contre mon propre langage, et – Deo juvante – le ferai »55.

NOTES

1. Voir A. Monnier, Rue de l’Odéon, Paris, Albin Michel, 1989. 2. F. H. Higginson, Anna Livia Plurabelle: the Making of a Chapter, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1960, p. 3. 3. D. Hayman (dir.), A first draft version of Finnegans Wake, Austin, University of Texas Press, 1963, p. 302. 4. P. O’Neill, Trilingual Joyce. The Anna Livia Variations, Toronto, University of Toronto Press, 2018, p. 5. 5. Ibidem. 6. Ibid., p. 5-10. 7. P. O’Neill, op. cit., p. 9. 8. Ibidem. 9. Voir N. Halper, « Joyce and Anna Livia », dans James Joyce Quarterly, 4, 1967, p. 223-228, p. 225. 10. Voir L. O. Mink, A Finnegans Wake Gazetteer, Bloomington, Indiana University Press, 1978, p. xvii. 11. P. O’Neill, op. cit., p. 41. 12. J. Joyce, Anna Livia Plurabelle. Nella traduzione di Samuel Beckett e altri, éd. R. M. Bollettieri Bosinelli, Torino, Einaudi, « Scrittori tradotti da scrittori », 1995, p. 36-37. 13. Ibid., p. 41. 14. S. Beckett, « Dante… Bruno. Vico… Joyce », dans Our Examination Round His Factification for Incamination do Work in Progress, Paris, Shakespeare and Company, 1929, p. 1-22, p. 10. 15. Voir J. Joyce, op. cit., p. 42. 16. Ibid., p. 43-46. 17. Voir P. O’Neill, op. cit., p. 12-13.

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18. Voir J. Knowlson, Samuel Beckett. Una vita, tr. it. G. Alfano, Torino, Einaudi, 2001, p. 119. 19. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, tr. fr. A. Topia, Paris, Gallimard, 2014, p. 113-114 : « Lorsqu’on lui demanda d’entreprendre la traduction du chapitre “Anna Livia Plurabelle” de Work in Progress, Samuel Beckett assistait Joyce pour la traduction en français de références à plus de mille noms de rivières incorporées dans cette section du manuscrit, plus tard publié sous le nom de Finnegans Wake. […] Polyglotte, Goll apporta son aide à Joyce alors qu’il écrivait Work in Progress ». 20. Dorénavant NRF. 21. Voir P. Soupault « À propos de la traduction d’Anna Livia Plurabelle », dans Nouvelle Revue Française, 36, 1931, p. 633-636. 22. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, Paris, Éditions de l’Herne, 1985, p. 417-421. 23. Voir D. Bair, Samuel Beckett: A Biography, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, p. 95. 24. Ibid., p. 111. 25. Voir S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 117. 26. Ibid., p. 123. 27. Ibid., p. 129. 28. Ibid., p. 131. 29. Voir D. Bair, op. cit., p. 112. 30. Ibid., passim; J. Pilling, A Samuel Beckett Chronology, London, New York, Palgrave Macmillan, 2006; J. Knowlson, op. cit. 31. Voir M. Jolas, « Traduttore… Traditore ? », dans M. Jolas (dir.), A James Joyce Yearbook, Paris, Transition Press, 1949, p. 171-178, p. 172. 32. P. Soupault, art. cit., p. 633. 33. Ibid., p. 634. 34. Voir M. Jolas, art. cit. 35. Voir J. Joyce, op. cit., p. 50. 36. Pour une liste des rivières, voir R. McHugh, Annotations to Finnegans Wake, Baltimora, John Hopkins University Press, 1991, p. 196-216. 37. J. Aubert, « Finnegans Wake : Pour en finir avec les traductions ? », dans James Joyce Quarterly, 4, p. 217-222, p. 218-219. 38. Voir R. Ellmann, James Joyce, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 632-633. 39. P. Soupault, art. cit., p. 635. 40. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 169. 41. J. Aubert, F. Senn (dir.), James Joyce, op. cit., p. 417. 42. Voir J. Joyce, op. cit. 43. Rappelons qu’en 1938 Joyce travailla à une traduction italienne d’ALP avec Nino Frank. 44. On appellera dorénavant version Beckett la traduction de Beckett et de Péron, et version Joyce la traduction publiée dans la NRF en 1931. 45. P. O’Neill, op. cit., p. 43. 46. Ibid., p. 44. 47. Ibid., p. 55. 48. Ces nouvelles seront ensuite incluses dans le roman demeuré inédit Dream of Fair to Middling Women et enfin publiées dans S. Beckett, More Pricks Than Kicks, Londres, Chatto and Windus, 1934. 49. S. Beckett, Lettres I. 1929-1940, cit., p. 173. 50. Ibid., p. 286. 51. Ibid., p. 616. 52. Ibid., p. 284. 53. Ibid., p. 563-564. 54. Ibidem.

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55. Ibidem.

RÉSUMÉS

Au printemps 1930, le jeune Beckett s’engage avec son ami Alfred Péron dans la traduction en français des premières pages d’Anna Livia Plurabelle, cette partie du Work in Progress de James Joyce qui deviendra en 1939 le chapitre huitième de Finnegans Wake. La traduction de Beckett et Péron devait paraître en décembre 1930 dans les pages de la revue Bifur dirigée par Georges Ribemont-Dessaignes, mais au dernier moment Joyce change d’avis et se résout à former une équipe composée par P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon et A. Monnier, avec qui il travaille à une nouvelle version publiée en 1931 dans la Nouvelle Revue Française. Cet article retrace le parcours de ce texte et de la traduction en français de ces pages, peut-être les plus célèbres de Finnegans Wake, tout en offrant une lecture entrecroisée de l’original et de ses deux premières versions françaises.

In the spring of 1930, young Beckett joined his friend Alfred Péron in the French translation of the first pages of Anna Livia Plurabelle, this part of the Work in Progress by James Joyce which in 1939 became the eighth chapter of the Finnegans Wake. The translation of Beckett and Péron was to be published in December 1930 in the pages of the magazine Bifur directed by Georges Ribemont-Dessaignes, but at the last moment Joyce changed his mind and resolved to form a team composed by P. Soupault, I. Goll, E. Jolas, P. Léon and A. Monnier, with whom he worked on a new version published in 1931 in the Nouvelle Revue Française. This article traces the course of this text and the French translation of these pages, perhaps the most famous of the Finnegans Wake, while offering a cross-read of the original and its first two French versions.

INDEX

Keywords : Joyce (James), Beckett (Samuel), translation, multilingualism, river Mots-clés : Joyce (James), Beckett (Samuel), traduction, plurilinguisme, fleuve

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Prendre à « contre-pied la psychanalyse » : Le Maître des âmes d’Irène Némirovsky « Prendre à contre-pied la psychanalyse » : Irène Némirovsky’s Le Maître des âmes

Teresa Manuela Lussone

1 Le Maître des âmes, paru dans Gringoire du 18 mai au 24 août 1939 sous le titre Les Échelles du Levant, puis en volume en 20051, n’a que faiblement retenu l’attention de la critique. Ce roman a surtout été considéré en raison du fait que le héros se rapporte à son identité de la même façon ambiguë dont l’auteur se rapporte à la sienne2.

2 En effet, Dario Asfar, médecin provenant de l’Est qui arrive à se frayer un chemin dans la société française, est affligé par la même « haine de soi » qu’on a parfois attribuée à l’écrivain. Cette question, qui est certes cruciale, a toutefois détourné l’attention d’un autre aspect essentiel : le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse. Bien que la méthode inventée par le héros du roman ne prenne les rudiments de la psychanalyse que comme point de départ pour l’élaboration de son traitement, la profession qu’il exerce ne saurait être considérée comme accessoire, surtout si l’on considère que, dans ses notes de travail, l’auteur se propose de prendre à « contre-pied la psychanalyse »3. L’intention de l’auteur reste néanmoins très difficile à éclaircir, d’autant plus que Némirovsky n’aborde ce thème ni dans d’autres romans ni dans ses lettres et qu’elle ne prend jamais parti pour ou contre Freud.

3 Dans le même journal de travail elle écrit : « Adler, qui est le seul psychanalyste que j’ai connu me paraissait honnête et sérieux »4. Ce médecin était apparenté avec l’écrivain, car il avait épousé Raïssa Timofeievna, une proche parente de Michel Epstein, le mari de Némirovsky : installés aux États-Unis dès le début des années 1930, les Adler avaient même suggéré aux Epstein, sans succès, de suivre leur exemple5.

4 Ces données ne suffisent certes pas à éclaircir la position de l’auteur face à la nouvelle science, question qui est encore complètement inexplorée. Cette lacune apparente dans les recherches publiées jusqu’à maintenant est assez surprenante si l’on considère que,

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dès ses premiers romans, Némirovsky avait montré posséder une connaissance très fine de la psyché, ainsi qu’en témoigne sa peinture des relations familiales les plus problématiques. Dans L’Ennemie, Le Bal, Le Vin de solitude ou Jézabel, par exemple, il est question d’un désaccord insoluble entre mère et fille et de rapports mêlés de haine et de rancune. De plus, elle s’est souvent lancée dans la représentation de mécanismes psychologiques particulièrement recherchés dont Le Maître des âmes offre sans doute l’échantillon le plus remarquable, puisque son intrigue, bien plus complexe que celles de la plupart des romans de l’auteur, se noue justement autour des tensions psychiques les plus aiguës. C’est le cas, par exemple, de l’attirance d’Asfar envers les deux femmes de Wardes, riche homme d’affaires qui deviendra la victime du médecin. Le sentiment qu’il éprouve pour Sylvie, d’abord, puis pour Elinor, relève du désir triangulaire remarquablement décrit pat René Girard, car c’est Wardes, son rival « secrètement vénéré »6, qui l’éveille en lui. Mais surtout, par endroits, Dario Asfar et son fils déclenchent des dynamiques qui paraissent reprendre fidèlement certains traits du conflit œdipien tels que Freud les trace dans l’Introduction à la psychanalyse ou dans son texte Le Roman familial des névrosés7.

5 Nous nous proposons alors d’expliquer son désir de prendre à « contre-pied la psychanalyse », tout en nous demandant si, à travers son ouvrage, elle cherche une place dans le débat suscité en France par la diffusion de la psychanalyse8.

Un type éternel sous des traits actuels

6 Dans ce roman, Irène Némirovsky n’abandonne pas la représentation des types sociaux qui avait caractérisé son écriture dès ses premiers ouvrages et qui s’inspirait du modèle balzacien : « faire mon petit Honoré. C’est-à-dire, m’attacher principalement à peindre les types et (à un moindre degré) les situations d’à présent, d’après-guerre »9. Elle se propose de donner aux « types éternels » des « traits (un travestissement) actuels »10.

7 Le nom d’Asfar, qui évoque entre autres le mot voyage en arabe, fait comprendre tout de suite que le « type éternel » est ici celui du juif errant, dont la peinture impitoyable avait contribué à faire la renommée de Némirovsky dès son premier roman, Golder. Le personnage d’Asfar n’est pas proprement un juif, mais il incarne les pires stéréotypes du « macher », ainsi que l’auteur le décrit dans son article Rois d’une heure. « Macher », comme elle l’explique, vient de l’allemand « machen » (faire, fabriquer, agir) et désigne un homme provenant de l’Est d’Europe, toujours en quête, torturé par une soif atavique, prêt à mettre de côté tout scrupule pourvu qu’il puisse réussir son ascension. Le « macher » est constamment aux prises avec quelque entreprise : il a besoin de créer son argent et il n’est pas capable de faire autre chose11.

8 Ce type éternel prend ici un « travestissement » nouveau, celui du médecin, une figure qui, pour deux raisons, paraît être en prise directe avec l’actualité. En premier lieu car un personnage qui intervient dans son histoire, Philippe Wardes, paraît directement inspiré de deux personnalités alors vivantes : en tant que riche homme d’affaires dévoré par la passion du jeu, il rappelle le modèle d’André Citroën, et, par la situation d’enfermement à laquelle sa deuxième femme et Asfar le condamnent, il pourrait évoquer l’éditeur de Némirovsky, Bernard Grasset12. En second lieu, car Dario Asfar est médecin, et le médecin est un personnage romanesque à la mode. S’il y a un antécédent du médecin sans scrupule chez Ghédalia, dans David Golder, on ne peut négliger l’influence d’autres médecins romanesques, comme Bardamu de Céline, dont

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Némirovsky est une lectrice attentive, ainsi que les nombreux psychanalystes qui hantent les ouvrages de l’époque : il suffit pour les trouver d’ouvrir Les Faux-Monnayeurs de Gide (1925), Moravagine de Cendrars (1926), Babylone de Crevel (1927), Catherine Crachat (1928-1931) de Jouve, ou encore Thérèse chez le docteur de Mauriac (1933).

9 Avec ces médecins, Asfar partage plusieurs traits. C’est le cas de Luc de Bronte, le psychanalyste représenté par Lenormand dans Le Mangeur de rêves (1922), pièce communément considérée comme le premier texte littéraire né sous l’impulsion de la nouvelle science : le héros némirovskien partage avec de Bronte cette « ivresse de pénétrer dans une âme par la pensée »13, évoquée, dans le cas d’Asfar, dans le titre même du roman, qui rend le guérisseur capable de subjuguer complètement un de ses patients. Ce penchant donne au médecin un statut ambigu que montrait déjà le psychanalyste de Lenormand, lequel se dit capable de guérir par les mots et se présente comme « à peine médecin »14. Chez Asfar, toutefois, le titre de médecin, qu’il a « arraché avec peine »15 à l’Occident, est chargé d’une valeur supplémentaire : son diplôme, ou plutôt la manière dont Asfar l’a acquis, non seulement désigne une appartenance professionnelle ambiguë, mais dénote son désir d’assimilation. Comme tout ce qu’il obtient, ce titre de médecin paraît extorqué avec force à une société avec laquelle il entretient un rapport conflictuel.

10 Dario Asfar partage un autre trait avec ses confrères romanesques : l’origine étrangère, dévoilée dès que son nom est prononcé. Or, c’était déjà le cas de Mme Sophroniska des Faux-Monnayeurs ou d’Elisée Schwarz dans Thérèse chez le docteur, cet alsacien « mâtiné de juif »16. Dans ces deux derniers cas, la fonction du nom, oriental ou juif, paraît se limiter à faire allusion à Freud ou à ses élèves, en grande partie juifs, alors que chez Némirovsky, le nom du médecin transmet également un jugement de valeur de grande importance, car il renvoie à des qualités morales traditionnellement attribuées aux hommes de son origine : avidité, soif atavique, animalité. Les premiers mots qu’il prononce en ouverture du roman, « J’ai besoin d’argent ! »17, le confirment, mettant d’emblée l’accent sur l’un des traits typiques du « macher ».

11 Un autre précurseur d’Asfar est le héros de La Nuit de Putney de Paul Morand (1922), Habib Halabi, ce mystérieux praticien dont l’art « rejoignait évidemment la métaphysique »18. Comme de véritables juifs errants, Dario et Habib se montrent tous les deux capables de tourner à leur avantage une condition de départ qui, au début, leur paraît défavorable. En effet, leur position d’étrangers et l’impossibilité de s’intégrer à la société leur permettent d’observer celle-ci de l’extérieur, avec ses faiblesses et ses mécanismes pervers, tandis que la rage envers cette même société, qui refuse de les accueillir comme des pairs, leur ôte toute retenue.

12 Comme le veulent les clichés de ce « type éternel », pour Asfar rien n’est impossible. Chez lui, l’abandon de tout scrupule suit un parcours progressif scandé par trois épisodes qui représentent les trois échelons de son ascension. Ces trois étapes permettent de démêler l’intrigue du roman, qui est plutôt riche en rebondissements. Dans les deux premières occasions, c’est sous l’incitation de quelqu’un d’autre qu’il envisage la possibilité d’enfreindre la loi. La première fois, c’est la générale Mouravine, une usurière, qui lui demande de pratiquer un avortement clandestin sur sa belle-fille, Elinor. Obligé de subvenir aux besoins de sa femme Clara, qui vient d’accoucher, Dario accepte, s’assurant ainsi non seulement la survie de son couple mais aussi sa première revanche sur la société : « non seulement il n’éprouvait pas de remords, mais une satisfaction dure et cynique »19. Destiné à être toujours en quête, Dario n’a pourtant

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même pas le temps de se réjouir de son gain, la générale exigeant bientôt la restitution de son argent sous prétexte qu’Elinor vient d’abandonner son mari.

13 La deuxième fois, c’est Elinor, laquelle a réussi à obtenir du riche industriel Philippe Wardes qu’il se sépare de sa femme et qu’il l’épouse, qui l’incite à une mauvaise action. Elle propose à Dario d’interner son second mari de manière à pouvoir gérer ses affaires. Là, le narrateur ne fait même plus allusion à de possibles remords : « Dario se renversa légèrement en arrière et appuya la tête sur le dossier de son fauteuil. Un sourire las et léger parut sur ses lèvres »20.

14 Plus tard, sous les pressions de la première femme de Wardes, dont il a toujours été amoureux, il fait enfin sortir l’industriel de son internement. Cependant, quand Wardes revient chez lui et le supplie de le libérer de ses crises nerveuses, Dario se montre impitoyable. Il arrive à le subjuguer, le rendant complètement dépendant de lui. Il suffit au charlatan de s’éclipser, de ne pas répondre au téléphone ou aux télégrammes de Wardes, pour pousser celui-ci au désespoir et, enfin, au suicide. Là aussi, l’auteur puise dans le stéréotype de la représentation de la thérapie : cette même attitude ambivalente du patient, entre mépris et dépendance, est présente, par exemple, dans Catherine Crachat ou encore dans le roman de Svevo, La coscienza di Zeno. Le schéma de la thérapie fait également référence à la confession, laquelle suscite des sentiments tout aussi ambivalents, car le besoin de se confesser et de recevoir un te absolvo peut entraîner de la rancune21. Et d’ailleurs, si Dario Asfar en tant que stratège habile arrive à subjuguer Wardes, il n’a au contraire aucune chance de guérir ses patients en tant que praticien. C’est encore un point commun des médecins des ouvrages de l’époque, car le traitement qu’il pratique aboutit régulièrement à l’échec : le patient meurt dans Les Faux-Monnayeurs ainsi que dans Le Mangeur de rêves.

15 Pousser Wardes au suicide constitue la dernière étape de la progression de Dario vers le mal, laquelle se configure comme un voyage au-devant de son destin ou même comme l’affirmation de son identité. Si la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille avait pu justifier le comportement initial de Dario Asfar, la réalisation de ce dernier projet n’est motivée que par la nature cupide de cet homme, présentée comme atavique : après la mort de sa femme, il épousera Elinor et mettra enfin la main sur les biens de Wardes.

16 Mais ce « type éternel » n’a droit qu’à un succès éphémère : c’est le destin des « Rois de l’heure »22.

Un père « affamé » et un enfant « comblé »

17 Un autre trait qu’Asfar partage avec d’autres psychiatres de romans c’est que lui aussi est destiné à être abandonné par ses proches. Dans Babylone, par exemple, le médecin au ton professoral se montre incapable de résoudre ses conflits familiaux, au point que sa femme lui fait remarquer que la cuisinière serait capable d’émettre le même diagnostic que lui. À un moment donné, elle dénonce sa tyrannie et l’abandonne sur ses mots : « Vous n’êtes plus mon idole »23. Pareillement, dans Thérèse chez le docteur, la femme du médecin conteste son autorité au point qu’elle voudrait prévenir les patients de son mari qu’ils risquent de s’ajouter à la liste de ses victimes. Et, de même, elle quitte son mari, s’estimant enfin « délivrée »24.

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18 Dans Le Maître des âmes, la révolte est menée par le fils, qui a en horreur l’escroquerie montée contre Wardes par son père et Elinor. La relation entre père et fils a bien évidemment un caractère œdipien. Et l’impossibilité de franchir cette distance entre père et fils est manifeste dès le moment où le premier se penche sur le berceau du nouveau-né et découvre des traits qui ne lui appartiennent pas : « Clara, il sera blond… »25. Les cheveux blonds et la peau rose de « cet enfant comblé » désignent métaphoriquement la distance qui le sépare de son père, lequel provient d’une « race affamée »26.

19 La rivalité entre père et fils explose pendant l’adolescence de Daniel. Les bruits qui entourent le comportement de Dario provoquent le dégoût du fils qui finit par se révolter contre lui et par en démasquer l’imposture : Tu pensais donc que j’étais crédule à ce point, naïf à ce point ? Que je te prenais vraiment pour ce que tu voulais passer à mes yeux ? Un grand médecin, un inventeur génial, peut-être un second Freud ? Un charlatan, voilà ce que tu es, un triste spéculateur, et de la plus vile des spéculations ! Les autres trafiquent de la poche et du corps des hommes, et toi, de leurs âmes.27

20 Il craint le scandale et veut que son père libère Philippe Wardes. Il s’adresse d’abord à sa mère pour qu’elle convainque son père de le relâcher, puis, cette tentative échouée, il se tourne vers Sylvie Wardes. Cette femme lui offre un modèle édifiant alternatif à celui proposé par ses parents car elle paraît entourée d’une sorte de paix spirituelle qui s’oppose aux tourments ayant toujours accablé la famille de Daniel : il s’efforçait de voir avec les yeux de Sylvie, de vivre selon les strictes exigences morales de Sylvie ; cela lui était d’autant plus facile qu’il assouvissait ainsi d’obscurs ressentiments envers son père. Dario attachait un grand prix à la richesse, à la vanité. Rien de tout cela n’existait pour Sylvie et, en reconnaissant sa supériorité morale, Daniel satisfaisait à la fois sa conscience et une aversion sourde, un mépris irrité envers son père, qui étaient nés en lui avec la vie même ; comme une goutte de poison mêlée à son sang.28

21 Sans le savoir, il se met à avoir pour cette femme les mêmes sentiments que son père avait éprouvés pour elle. C’est là un thème dont l’écrivain s’était déjà servi pour raconter le conflit générationnel dans Le Vin de solitude : la relation entre un ou une jeune adulte et l’amant ou la maîtresse de l’un de ses parents. Paradoxalement, l’inclination de Daniel envers Sylvie, qu’il développe en réaction contre l’abjection de son père et afin de s’éloigner de lui le plus possible, finit par le rapprocher de Dario.

22 Peu à peu, commencent alors à se faire jour chez Daniel les traits qui révèlent son ascendance et qui préfigurent sa destinée. Il devient « sauvage »29 comme Dario et ses gestes trahissent les mêmes tourments que son père, comme son incapacité à tenir en place qui remotive l’image mythique du juif errant : « Il marchait de long en large, d’un mur à l’autre : c’était l’héritage de Dario, cette inquiétude inapaisable, cette fièvre sourde mêlée à ses os, à son sang »30. Cette similitude n’échappe pas à sa mère : « Lui, qui ressemble si peu à Dario, lorsqu’il est malheureux, lorsqu’il a froid, lorsqu’il tremble comme maintenant, c’est l’autre que je revois… »31. Chez elle se produit même une superposition, car, au moment d’interroger Daniel sur son inquiétude, elle lui prête les mêmes préoccupations qui ont toujours affligé son mari : elle lui demande s’il a une relation avec une femme ou s’il a des soucis financiers : « Tu as perdu de l’argent ? »32.

23 C’est justement dans le rapport à l’argent que l’adhésion de Daniel au modèle paternel s’exprimera irrémédiablement. Daniel affiche un mépris de l’argent afin de s’opposer à

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son père, qui, de son côté, remet en cause la posture du fils, l’attribuant à son inexpérience : Quand tu auras laissé ton premier enfant mourir, presque de faim, quand tu auras une autre misérable larve à nourrir (toi !), quand tu auras passé des semaines collé à ta fenêtre, attendant des malades qui ne viennent pas […] alors tu pourras parler d’argent et de réussite et comprendre ce que c’est, et si, alors, tu dis : « Je n’ai pas besoin d’argent », je te respecterai, car tu sauras de quelle tentation tu parles.33

24 Dario est certain que le temps changera l’attitude de Daniel, et ses paroles, désormais dénuées de tout espoir, commentent de façon cynique l’absence de son fils lors de son mariage avec Elinor Wardes : « Il reviendra, dit Dario. Pour l’héritage »34.

25 Le roman, qui s’était ouvert sur le besoin d’argent exprimé par Dario, se clôt précisément sur cette prévision qui inscrit le fils dans la lignée du père, de façon que la structure circulaire du roman reflète la cyclicité inexorable des rapports familiaux. Les noces de Dario sont aussi le moment du réveil de fantômes du passé dont le héros croit à tort s’être débarrassé. En particulier, la présence de la générale Mouravine fait ressurgir chez lui des souvenirs qui servent de rappel aux mots sur lesquels s’était ouvert le roman : Il se rappela tout à coup le soir où Daniel était né, quand il se tenait devant cette femme, affamé, tremblant, misérable, ne sachant que répéter : « J’ai besoin d’argent… » Et, toute sa vie, il avait répété et paraphrasé ces mots. Il ne pouvait croire que c’était fini, qu’il ne les dirait plus à personne.35

26 L’hostilité de Daniel repose assurément sur un conflit entre destinée et volonté, ce dont il était question, pour des raisons certes différentes, dans le mythe œdipien. À la volonté du jeune homme de s’écarter de son père s’oppose l’impossibilité d’échapper à son destin, comme le prouve l’irruption chez lui des traits caractéristiques de Dario. Mais avant son fils, Dario avait expérimenté sur lui-même cette loi implacable : « Je croyais ne pas être de la même race que mon père, moi, mais d’une autre, infiniment supérieure »36.

27 Le conflit générationnel représente en effet un motif récurrent chez Némirovsky. Dans Les Feux de l’automne, par exemple, Thérèse dit : « Hélas, on ne comprend jamais ses parents »37. Dario est aussi conscient que le conflit qui l’oppose à son fils représente une expérience partagée qui dépasse le cas particulier, ce qui lui permet d’accepter, somme toute, la haine de son fils : « Je ne m’en étonne pas et je ne m’en inquiète pas. C’est dans l’ordre »38.

28 Dans un premier moment, Irène Némirovsky avait même songé à faire de son charlatan un Français39 : pourtant, sans se priver, dans d’autres textes, de représenter des conflits générationnels dans le contexte français, ce n’est, à son avis, que dans un milieu de « non assimilés » que ce problème peut vraiment se manifester de la manière la plus intense. Le désir illusoire d’être intégrés à la culture française fait ressortir chez les héros cette « haine de soi » qui donne à leurs vicissitudes un accent tragique et qui leur permet d’incarner avec plus de justesse ce conflit dramatique entre volonté et destinée.

29 Par rapport aux autres romans de l’auteur où il est pourtant présent, le complexe œdipien qui sous-tend l’histoire entière de Dario et Daniel se charge alors ici d’une signification additionnelle qui permet d’aborder un thème cher à Irène Némirovsky : la question identitaire. Le fait que Daniel finisse malgré lui par marcher dans les traces de son père fait allusion, par synecdoque, à l’impossibilité de s’éloigner de ses origines : en

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se mesurant avec son père, le jeune homme affronte en effet toute la lignée qui l’a précédé.

Se poser « en rival[e] de quelque sommité médicale »

30 En conclusion, tant l’histoire de Dario, qui malgré le succès continue à être rongé par sa faim éternelle, que celle de Daniel, qui s’avère tout aussi avide d’argent que son père, montrent l’impossibilité de s’opposer aux lois qui déterminent l’homme et qui, par degrés, s’imposent de manière déchirante. L’impossibilité d’échapper à son sort trouve aussi une démonstration chez Wardes, lequel n’arrive pas à se libérer de ses obsessions. Ces trois histoires concourent donc à faire ressortir une conception désenchantée du monde et de l’âme humaine.

31 Pour revenir à la question posée au début de l’article, comment éclaircir le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse, il est possible d’affirmer que l’écrivain se place du côté de ceux qui croient que la littérature et la psychanalyse partagent le même objet d’étude. Sa position se laisse entrevoir dans l’affirmation de Dario : « Ma méthode est proche de celles dont se servent d’instinct les poètes et les artistes »40. Cette conviction que la littérature et la science ont en commun le même objet d’étude revient aussi, par exemple, chez Delteil, dans le roman Sur le fleuve amour (1927) : Nicolas, immobile, regardait Ludmilla pâlir de cette pâleur sensuelle qui envahit les joues et les poignets des femmes aux moments où la psychologie se combine avec la physiologie dans des proportions déterminées par les médecins et les poètes.41

32 Cet argument avait permis à Freud de voir son double chez l’écrivain-médecin Arthur Schnitzler, ainsi qu’il écrit dans une célèbre lettre qu’il lui adresse : « Je me suis souvent demandé avec étonnement d’où vous teniez la connaissance de tel ou tel point caché, alors que je ne l’avais acquise que par un pénible travail d’investigation et j’en suis venu à envier l’écrivain que déjà j’admirais »42. Dans ses propos, Dario semble paraphraser Freud de manière surprenante : tant chez Freud que chez le personnage némirovskien, le « pénible travail d’investigation » mené par le psychanalyste s’oppose à une capacité instinctive de pénétrer l’âme qui ne serait naturellement propre qu’aux poètes.

33 On sait que Dario n’est pas un véritable psychanalyste, mais dans d’autres textes aussi les auteurs parlent de manière générale de « médecins » ou bien se réfèrent à la psychanalyse de façon souvent ambiguë. Psychiatres, psychologues, psychanalystes et sorciers se trouvent souvent assimilés. Chez Dario, le fait qu’il usurpe cette profession ne contribue qu’à mieux identifier ce « type éternel » qui n’hésite pas à mettre en œuvre des moyens immoraux pour arriver à ses fins. Il fait partie à juste titre de ces « sorciers », selon les mots de Chardonne dans Eva ou Le Journal interrompu43 (1930), qui peuplent les romans de l’époque. Leur statut professionnel ambigu, l’échec de leurs traitements ou leur attitude parfois frauduleuse, le mépris que leur vouent leurs proches, traduisent la méfiance que ces « sorciers » éveillent chez les écrivains de cette génération.

34 Partageant avec eux le même objet d’étude, la psyché ou plutôt l’âme, pour rester dans un langage plus proche que celui des romanciers, ces écrivains n’acceptent pas les méthodes de traitement de ces « médecins ». Alors, si la psychanalyse peut explorer de manière efficace tous les méandres de l’esprit, elle ne peut avoir pour ambition de

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changer la nature humaine. Et tout médecin ou sorcier qui dit pouvoir guérir s’avère être bien un imposteur.

35 Selon Némirovsky, ni la médecine ni la volonté individuelle ne peuvent s’opposer à une destinée déterminée par un « fond héréditaire » qui, tôt ou tard, remonte à la surface et qui « s’empare tout entier de l’être humain »44. C’est ce qu’elle écrit en 1934 dans son compte rendu des Races de Ferdinand Brückner, qui l’avait particulièrement frappée. Et d’ailleurs, c’est ce qu’elle montre tant dans Le Maître des âmes que dans Fraternité ou Les Chiens et les Loups.

36 Toujours dans son compte rendu de la pièce de Brückner, elle avait remarqué que ces personnages ne sont pas des êtres humains authentiques, avec leurs faiblesses, leurs contradictions, leurs vices et leurs vertus, mais bien des symboles. Dans Le Maître des âmes, elle se sert de la même technique : le portrait de Dario se révèle excessivement conventionnel à la fois comme « macher » et comme médecin. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, il n’est qu’un « symbole »45 qui désigne l’impossibilité humaine de s’opposer à son sort et qui fait découvrir qu’« on n’échappe pas à sa destinée »46.

37 Derrière son histoire se profile ainsi une conception désenchantée de la nature humaine dont en effet seul le poète est exempt. Comme William Marx l’a montré à propos de Valéry, la conscience de partager la même matière a souvent déclenché chez des écrivains contemporains un « antagonisme de type concurrentiel »47. Némirovsky, de son côté, se propose de prendre « à contre-pied la psychanalyse » en montrant que le poète est le seul qui puisse tirer profit des passions les plus basses sans être accusé d’imposture, car il les transpose « sur un registre plus élevé »48, ainsi qu’elle le fait dire à son personnage, car il les anoblit en en faisant la matière de ses ouvrages. Dans ses notes de travail, la romancière écrit : « un roman devrait toujours être par la plupart des côtés sordide, sombre, plein des intérêts et des passions humaines, et par d’autres, que l’on entrevoie les âmes »49. Alors, le véritable Maître des âmes, c’est le poète et non le médecin qui trafique vainement afin de changer le fond de l’homme. De toute évidence, ce n’est pas seulement le rapport controversé à son identité que Némirovsky partage avec son personnage : elle aussi, tout comme Dario Asfar, se pose « en rival[e] de quelque sommité médicale »50.

NOTES

1. Au moment de la première édition en volume, les éditions Denoël ont opté pour l’autre titre envisagé par l’auteur, Le Maître des âmes, puisque Les Échelles du Levant était également le titre d’un roman d’. Un autre titre très significatif envisagé par l’auteur était Le Charlatan. Selon Susan Rubin Suleiman elle aurait aussi songé à intituler ce roman Les Enfants de la nuit, alors que ce dernier titre, d’après Olivier Philipponnat, devait plutôt faire référence aux Chiens et les Loups. En effet, au début de l’écriture, le projet du Maître des âmes n’est pas nettement distinct de celui de Les Chiens et les Loups. Voir S. Rubin Suleiman, La Question Némirovsky, Paris, Albin Michel, 2017, p. 122, p. 264 ; O. Philipponnat, Notice à I. Némirovsky, Le Maître des âmes, éd. O. Philipponnat, Paris, Le Livre de Poche, 2011, vol. II, p. 203-205 (dorénavant MA).

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2. Voir E. Quaglia, « Au-delà de la haine de soi juive : la judéité “d’interrogation” d’Irène Némirovsky », dans Revue italienne d’études françaises, 7, 2017, consulté le 22/01/2019, URL : ; S. Rubin Suleiman, op. cit. , p. 213-214 et p. 218-219 ; M. Scanlan, Undestanding Irène Némirovsky, Columbia, The University of South Carolina Press, 2018, p. 67 ; A. Kershaw, Before Auschwitz. Irène Némirovsky and the Cultural Landscape of Inter- war France, New-York – London, Routledge, 2010, p. 125-126. 3. I. Némirovsky, Journal de travail, conservé à l’IMEC (Abbaye d’Ardenne, Caen), sous la cote ALM 2999.1, f. 37r. Cette référence et la suivante ont été repérées par Elena Quaglia : je la remercie de me les avoir signalées. 4. Ibid, f. 28r. 5. P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, Paris, Grasset-Denoël, 2007, p. 137, p. 234 ; S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 164-165. 6. R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Fayard-Pluriel, 2010, p. 27. 7. Je me réfère par exemple au moment du retour de Dario à la maison, où il est évident que le fils, par ses pleurs, cherche à attirer sur lui l’attention de la mère, ce qui révèle la rivalité existante entre père et fils. Mais il suffit de penser au choix de la part du fils d’un géniteur « préférable » comme moyen de contester l’autorité des parents, selon un mécanisme décrit par Freud dans Le Roman familial des névrosés. Rien n’indique pourtant que Némirovsky ait lu ce dernier ouvrage, que l’on peut considérer comme marginal ou, du moins, peu connu par rapport à d’autres textes freudiens, et il me paraît plus probable que sa sensibilité d’écrivain et sa capacité de tirer parti de sa propre expérience se sont nourri de connaissances de base, plutôt superficielles. 8. La réception de Freud en France et l’accueil de la psychanalyse dans le milieu littéraire ont fait l’objet de nombreuses études. Je me limite à renvoyer à A. Compagnon, C. Surprenant (dir.), Freud au Collège de France, Paris, Collège de France, 2018, consulté le 04/01/2019, URL : (à ce sujet voir surtout l’introduction) et A. de Mijolla, Freud et la France : 1885-1945, Paris, PUF, 2010. Pour un aperçu sur ce débat qui illustre la curiosité et en même temps la méfiance que suscite la nouvelle discipline, voir le numéro spécial de la revue Le Disque vert consacré à Freud et la psychanalyse, paru en 1924. Dans ce numéro sont recueillis, entre autres, les propos de , René Crevel, , Edmond Jaloux, Valéry Larbaud, L.-R. Lenormand, Henri Michaux, etc. 9. Elle se réfère aux deux romans qu’elle écrit alors, Le Charlatan et Les Chiens et les Loups, Journal de travail, 26 mai et 11 avril 1938, cité par O. Philipponnat, Notice, cit., p. 202. 10. Ibidem. 11. Dans cet article, elle assimile les juifs aux autres « macher », tout en soutenant que l’identification exclusive des « macher » aux juifs a nui à ce peuple, I. Némirovsky, « Rois d’une heure », dans 1934, Le magazine d’aujourd’hui, 32, 16 mai 1934, p. 3. L’article parut dans trois livraisons : le 16 mai 1934, le 23 mai 1934 (p. 5) ; le 30 mai 1934 (p. 3). 12. Cf. P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 300 ; O. Philipponnat, Notice, cit., p. 204. L’internement de Grasset fut voulu, entre autres, par le docteur Angelo Hesnard, qui est un des premiers psychiatres français à avoir admis la valeur médicale de la psychanalyse et qui avait pris parti dans ce débat sur science et littérature. En 1924, c’est justement sur son article que s’ouvre le numéro spécial de la revue Le Disque vert consacré à Freud : Hesnard avouait le scepticisme de la médecine française à l’égard de la nouvelle science, et disait que celle-ci avait pénétré en France « par les lettres et par les journaux », A. Hesnard, L’Opinion scientifique française et la psychanalyse, dans Freud et la psychanalyse, Le Disque vert, numéro spécial, 1924, p. 5-19, p. 5. Cf. aussi E. Régis, A. Hesnard, Préface à Id., La Psychanalyse des névroses et des psychoses, Paris, Alcan, 1922, p. IX-X. 13. H.-R. Lenormand, Le Mangeur de rêves, dans Id., Théâtre complet, Paris, Crès, 1927, p. 212. 14. Ibid., p. 188.

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15. MA, p. 208. Mais, sur ce point aussi, Asfar correspond justement aux stéréotypes qui caractérisent son groupe social : « il sera industriel sans rien connaître à l’industrie dont il vit, banquier, sans avoir jamais appris comment fonctionne une banque ; mais pour le “macher”, il est un Dieu spécial qui l’aidera dans tout ce qu’il entreprendra », I. Némirovsky, « Rois d’une heure », art. cit. 16. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, dans Id., Œuvres romanesques et théâtrales complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, t. III, p. 2. 17. MA, p. 207. Mais en effet la convoitise est aussi un cliché très répandu dans la représentation du médecin et du psychanalyste. 18. P. Morand, Fermé la nuit, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 2017, p. 155. À ce sujet voir O. Philipponnat, Notice, cit., p. 203. 19. MA, p. 222. 20. MA, p. 320. 21. La dimension religieuse dont le roman est empreint est sans doute le reflet des pensées qui occupent Irène Némirovsky à l’époque : elle songeait, en effet, à recevoir le baptême catholique, ainsi qu’elle le confie à l’abbé Bréchard (La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 311). Néanmoins, on peut considérer comme un fait acquis le rapport très étroit entre confession religieuse et thérapie médicale. Sur le poncif du médecin-confesseur et sur l’inversion des rapports de force entre religion et médicine dans les romans du XIXe siècle, voir E. Sermadiras, Religion et maladie dans le récit de fiction de la seconde moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de P. Glaudes, Université Paris-Sorbonne, 2019, p. 335-337. 22. « Leur royauté est réelle, mais éphémère », I. Némirovsky, « Rois de l’heure », dans 1934, Le magazine d’aujourd’hui, 32, 16 mai 1934, p. 3. 23. R. Crevel, Babylone, Paris, Éditions Ombres, 2008, p. 53. 24. F. Mauriac, Thérèse chez le docteur, cit., p. 13. 25. MA, p. 218. 26. MA, p. 303. 27. MA, p. 372-373. 28. MA, p. 323. 29. MA, p. 322. 30. MA, p. 333. 31. MA, p. 335. 32. MA, p. 336. 33. MA, p. 379. 34. MA, p. 383. 35. MA, p. 381. 36. MA, p. 379. 37. I. Némirovsky, Les Feux de l’automne, dans Id., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 1319. 38. MA, p. 373. 39. Cf. S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 213. 40. MA, p. 295. 41. J. Delteil, Sur le fleuve amour, Paris, Grasset, 2011, p. 66. 42. S. Freud, Lettre du 8 mai 1906, citée par E. Gomez Mango, J.-B. Pontalis, Freud avec les écrivains, Paris, Gallimard, 2012, p. 228. 43. « En cette ère de sciences, Paris est plein de sorciers », J. Chardonne, Eva ou Le journal interrompu, Paris, Albin Michel, 1984, p. 47. 44. I. Némirovsky, « Théâtre de l’œuvre. Les Races. 8 tableaux de Ferdinand Bruckner. Adaptation de René Cave », dans Aujourd’hui, Le grand quotidien illustré, 323,10 mars 1934, p. 12. 45. Ibidem. 46. MA, p. 263.

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47. W. Marx, « Paul Valéry, “le moins freudien des hommes” ? » dans A. Compagnon, C. Surprenant (dir.), Freud au Collège de France, cit., consulté le 04/01/2019, URL : . 48. MA, p. 295. 49. Journal de travail, cité par S. Rubin Suleiman, op. cit., p. 122. 50. MA, p. 244. Cet aspect s’ajoute aux multiples arguments qui ont permis de voir chez Dario un double de la romancière : la reconstruction dans le roman d’un décor misérable semblable aux lieux dans lesquels Irène Némirovsky avait été envoyée par sa mère lors de ses premiers séjours parisiens (voir P. Lienhardt, O. Philipponnat, La Vie d’Irène Némirovsky, cit., p. 30) ; le fait que l’auteur et son personnage souhaitent tous les deux découvrir l’homme (voir P. Lienhardt, O. Philipponnat, Préface au Maître des âmes , Paris, Gallimard, « folio », 2006, p. 16) ; la peur de l’exclusion sociale (voir E. Quaglia, art. cit.).

RÉSUMÉS

L’article se propose d’éclaircir le rapport d’Irène Némirovsky avec la psychanalyse, question négligée par la critique. Le thème est abordé à partir du roman Le Maître des âmes, où l’auteur met en scène un médecin qui s’approprie quelques rudiments de la psychanalyse pour élaborer son propre traitement. Nous étudions ensuite le rapport entre la psychanalyse et la représentation des relations familiales, motif récurrent dans ses romans. Ces aspects permettent, pour finir, d’établir la position de l’écrivain dans les débats suscités en France par la diffusion de la psychanalyse.

The article aims at clarifying Irene Nemirovsky’s attitude to psychoanalysis, issue neglected by the critics. The topic is dealt with starting from the novel Le Maître des âme, where the author stages a doctor who learns some rudiments of psychoanalysis to develop his own essay. Then we study the connection between psychoanalysis and the representation of family relationships, a recurring subject in her novels. These aspects make it possible to establish the writer’s position in the debates aroused by the spread of psychoanalysis in France.

INDEX

Keywords : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychoanalysis, thirties Mots-clés : Némirovsky (Irène), Maître des âmes (Le), Freud (Sigmund), psychanalyse, années trente

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De l’effet transformatif de l’imaginaire : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec au prisme des genres The trasformative effect of the imaginary. “W, or The Memory of Childhood” by Georges Perec and the prism of the literary genres

Daniela Tononi

1. « J’écris pour me parcourir. Peindre … »

1 L’entreprise mémorielle est à l’origine de l’itinéraire1 à la fois scriptural et identitaire de Georges Perec et se décline sous différentes formes narratives car, pour dépasser les difficultés que la réflexion identitaire lui pose, Perec construit son œuvre à partir d’une conception polymorphe du roman2 et d’une intertextualité générique qui se révèlera consubstantielle à toute sa production. Ainsi le travail perecquien sur les genres, les codes et les modèles dont il s’inspire lui permettra d’interroger tous les champs de l’écriture afin de préserver la singularité de chacune de ses œuvres3 et d’accéder à l’écriture intime.

2 D’ailleurs, cet acrobate de la littérature et artisan des énigmes marque de manière inattendue la littérature du XXe siècle surtout parce qu’il résout l’opposition entre la littérature engagée à la manière de Sartre et les intuitions formelles du Nouveau Roman4. En effet, les romans de Perec ne s’accordent ni avec la littérature qui s’inspire des canons de la tradition ni avec la littérature qui, en suivant les instances structuralistes, essaie de renouveler une forme romanesque conçue désormais comme obsolète à cause de la reproduction stérile qu’elle propose du modèle balzacien. Au fond du projet de Perec s’affirme en revanche l’exigence d’un nouveau réalisme en accord, dans un premier temps, avec ce que Lukács écrit dans Signification présente du réalisme critique5 où le réalisme n’est plus considéré comme un style parmi les autres mais comme le fondement de toute la littérature. Bien que le philosophe hongrois constitue pour Perec le point de départ d’une nouvelle esthétique réaliste basée sur une représentation totale et totalisante du réel6, il prend très tôt de la distance, préférant à

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l’analyse de l’évènement et au « destin historique de la littérature »7, la recherche de l’infra-ordinaire, du banal, de ce qui se répète à l’identique, de l’« ordinaire quotidien »8 qui s’oppose à l’historicité de la littérature proposée par Lukács.

3 Mais Perec est aussi l’écrivain de la post-mémoire9 qui, dépourvu d’une expérience directe de la Shoah, essaie de réconcilier l’écriture et l’indicible et de combler le manque des souvenirs d’enfance que l’Histoire lui avait ôtés.

4 De quelle manière concilier alors l’exigence d’une représentation « totale » du réel qu’il accomplit à travers ses œuvres fictionnelles avec l’impossibilité de reconstruire l’ordinaire quotidien de sa propre expérience personnelle ? Robert Antelme, en lui montrant « comment réfléchir sur ce qu’on a vécu »10, devient pour Perec le modèle à suivre pour rendre crédible une expérience irreprésentable.

5 Le projet de totalité cherchant à englober toutes les manifestations du quotidien se transforme alors en une exploration minutieuse et parfois obsédante, de ses souvenirs, qui permet à Perec, à travers différentes modalités, d’explorer son histoire personnelle. Le désordre caractérisant son expérience mémorielle et la tentative constante d’en garder les traces conduisent Perec à compenser l’absence de mémoire par des formes d’accumulation textuelle11 et à encrypter dans tous ses romans les débris de ses souvenirs.

6 Ainsi Perec parsème ses romans d’éléments autobiographiques très difficiles à repérer surtout dans les œuvres qui, en tant que fictions, semblent exclure toute écriture intime. C’est le cas des Choses ou de La Vie Mode d’emploi où chaque chapitre a pour point de départ un événement quotidien réellement vécu par Perec et où les histoires minuscules encryptées dans la narration renvoient à sa mémoire intime et ne restent accessibles qu’à l’écrivain12. Mais La Disparition, que Perec écrit de décembre 1967 à septembre 1968, quoiqu’il reste un texte fictionnel, détermine l’émergence du projet identitaire en tant que tel. Derrière sa contrainte – le lipogramme en « e » – le pseudo- roman policier évoque la disparition de la mère de l’écrivain lors de sa déportation dans un camp de concentration et détermine le retour aux origines qui lui sera nécessaire pour aborder l’écriture du récit d’enfance. L’évolution du projet autobiographique coïncide alors avec toute l’existence de l’écrivain13 et ne se réduit pas aux limites d’une écriture autobiographique traditionnelle.

7 Lorsque Perec explique les caractéristiques de son travail sur la remémoration, il en discerne quatre principes fondamentaux. D’abord « l’insertion d’éléments du quotidien » qui, par succession des souvenirs tirés de l’ordinaire de tous les jours (comme dans La Boutique obscure, publié en 1973 et Je me souviens, paru en 1978), lui permet de ne pas succomber à sa « véritable phobie d’oublier »14. Puis, à côté de sa démarche de « recherche d’identité », qui traverse toute son écriture, Perec mobilise encore deux manières différentes de moduler le rapport entre mémoire et fiction : d’une part, ce qu’il appelle « mémoire fictionnelle », coïncidant avec un passé qui n’est pas celui de Perec mais qui aurait pu lui appartenir – comme dans le cas de son film Ellis Island – et d’autre part ce qu’il appelle l’« encryptage »15 : procédé qui permet de cacher des éléments de souvenir dans la fiction.

8 C’est alors l’impossibilité d’utiliser le langage ordinaire de l’autobiographie qui, comme le remarque Lejeune, « lui était en quelque sorte interdit », qui justifie et détermine la recherche obsessionnelle de nouvelles stratégies et nouvelles formes en mesure de lui permettre de composer l’indicible. L’autobiographie de Perec qui ne s’accorde pas aux canons génériques traditionnels participe ainsi du projet perecquien aussi bien à

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travers l’intertextualité générique en tant que principe foncier de toute son œuvre, qu’en s’insérant dans un plus vaste projet où chaque livre est élément d’un ensemble inachevable16. Pour cette raison, le projet autobiographique perecquien peut être défini comme « autobiographie critique »17 car l’écrivain, selon les analyses de Lejeune, ne s’interroge pas sur sa propre vie mais sur les mécanismes de la mémoire, sur sa faillite, sur les obstacles qui s’opposent à la réalisation du projet autobiographique, et cela afin de comprendre comment composer ses souvenirs oubliés, réduits à l’état de bribes éparses.

9 Plus précisément, Claude Burgelin, au sujet de l’intertextualité générique, a déclaré à l’occasion de la publication de W qu’il était le résultat de l’accumulation « des fragments éclatés de la possible autobiographie » de Perec et que le dispositif narratif faisant alterner la fiction avec le récit d’enfance évoquait d’une certaine manière les « procédures brechtiennes de distanciation »18 et permettait à l’histoire fictionnelle de l’île de W de fonctionner rétrospectivement. Perec a rédigé cette histoire, qui coïncide en partie avec la version parue en feuilleton dans La Quinzaine littéraire, en suivant les modèles du récit d’aventures et du roman imaginaire à la manière de Swift et Defoe19 comme il l’avait expliqué dans sa lettre-programme à Maurice Nadeau20.

10 Ici, notre propos est donc double : d’une part nous nous interrogerons sur la re- fonctionnalisation du roman imaginaire qui change de fonction lorsqu’il abandonne son statut de roman feuilleton et en acquiert une tout autre dès lors qu’il s’intercale dans la narration de W ou le souvenir d’enfance. D’autre part, l’analyse des documents avant-textuels du roman et en particulier du dossier 71 du Fonds Perec21, permettra de démontrer qu’il ne s’agit pas d’un simple déplacement textuel mais d’une transformation qui devient « méditation » autobiographique : en relisant son récit- feuilleton, Perec analyse sa propre mythologie enfantine pour en cerner les sens encryptés.

2. « …Composer »

11 Pour Georges Perec, l’entreprise mémorielle est un chemin irréversible. L’exploration se réalise aussi à travers des projets inaboutis, inachevés ou abandonnés qui constituent le chantier du projet autobiographique qu’il réalisera en écrivant W ou le souvenir d’enfance. Dans la lettre à Maurice Nadeau mentionnée plus haut, l’écrivain détaille l’ensemble autobiographique qui aurait dû comprendre L’Arbre. Histoire d’Esther et de sa famille (commencé en 1967), L’Âge (commencé en 1966), Lieux22 (commencé en 1969) et W23. Bien que Perec ait beaucoup travaillé aux trois premiers, il les abandonne pour se consacrer à l’écriture de W, le roman-feuilleton dont la livraison périodique régulière lui était indispensable afin de poursuivre son exploration mémorielle. Ce qui déclenche l’écriture du récit est un souvenir « profondément occulté, profondément enfoui et d’une certaine manière nié »24 : à l’occasion d’un voyage à Venise, en 1967, Perec se souvient par hasard d’un récit qu’il avait écrit à l’âge de douze ou treize ans, sur une société dominée par l’idéal olympique, allusion à l’organisation centralisée du régime concentrationnaire25. Si d’abord la forme du feuilleton avait été nécessaire au déclenchement de son écriture, au fur et à mesure que les descriptions de W se font de plus en plus insupportables et renvoient à une réalité historique précise – l’expérience concentrationnaire – Perec comprend que pour forcer l’oubli il faut donner à son projet une tout autre forme, celle de l’autobiographie26 qui active un mouvement de

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reconstruction identitaire par la parcellisation et la décomposition des souvenirs d’enfance qui lui restent.

12 Le roman-feuilleton W est ainsi englobé dans un projet bien plus complexe où il alterne avec un texte autobiographique dans un rapport d’interdépendance sémantique. Deux textes, deux registres qui s’entrecroisent, le récit autobiographique et le feuilleton devenu palimpseste et incorporé dans W ou le souvenir d’enfance transforment l’échec du roman d’aventures en chef d’œuvre de la littérature de la Shoah. Dans une autre version de la quatrième de couverture retrouvée parmi les notes du dossier 71, Perec explique de manière plus explicite que dans la version publiée27 la différence entre les deux textes qui alternent d’un chapitre à l’autre : Il y a dans ce livre deux textes inextricablement liés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui, à tout instant, est ici à la fois dit et caché. L’un de ces textes est le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre : récit d’une enfance neutre28, pauvre d’exploits et de souvenirs, récit des absences dont cette vie fut faite et dont seuls l’éparpillement et la dispersion ont pu rendre maigrement compte. L’autre texte est le récit froid et lointain, global et jules-vernien d’un fantasme enfantin, arbitrairement et minutieusement reconstitué. La même vérité s’infiltre au travers de ces deux textes, le même sens s’impose, au-delà, derrière ces deux récits qui s’articulent l’un à l’autre par le seul biais d’un même silence évoqué.29

13 Il est donc d’autant plus remarquable que ce qui oppose le récit d’enfance au récit d’aventures tient à la description : récit « précis et tenace » pour le roman d’aventures, vague et « fait d’oublis » pour le récit d’enfance. Empruntant aux aspects formels du roman d’aventures30, la précision des détails de W – en ce qui concerne l’enquête de Gaspard Winkler tout autant que la description de l’île – assure la crédibilité du récit et suggère une vérité dont le sens ne se révèlera qu’à la fin. Ainsi la configuration narrative du roman d’aventures se cristallise autour du topos de l’île mystérieuse car, suivant la définition de Thibaudet, « l’aventure s’identifie en quelque sorte avec la mer. La mer d’eau, ou la mer de soleil et de sables, le fluide, le mystérieux, l’illimité » qui deviennent « la matière passive ou la matrice de l’aventure »31. L’isolement qui dans le roman d’aventures transforme l’île en lieu où trouver des formes anciennes, ne suggère pas ici de royaume extraordinaire mais une île-prison dont, nous dira le narrateur anonyme, il est impossible de s’évader. La minutieuse description géographique et historique que Perec construit à travers le réalisme citationnel32 en évoquant le personnage de William Wilson33 des Nouvelles histoires extraordinaire de Poe et en faisant allusion aux romans de Jules Verne – Le Phare du bout du monde, L’Île mystérieuse et Vingt mille lieues sous les mers – fournit des repères extratextuels qui permettent d’amarrer l’île de W à l’univers du lecteur et de lui donner une apparence réaliste. Cette île vierge et inhospitalière n’est pas inhabitée mais organisée selon un très rigoureux esprit olympique : à l’exclusion des hommes âgés et des femmes qui sont enfermés dans une forteresse, ses habitants sont des athlètes sans identité assujettis à un système de gouvernement où dominent l’humiliation sans fin, les lois arbitraires et l’anarchie.

14 Il ne sera pas ici question d’aller retrouver dans les avant-textes ainsi que dans le roman la liste de tous les éléments canoniques du roman d’aventures, genre évoqué par Perec lui-même dans ses interviews au sujet de l’ouvrage. Ce qui doit retenir notre attention est plutôt comment ce texte voit sa fonction transformée et acquiert un nouveau sens lorsqu’il cesse d’être le roman-feuilleton autonome publié dans La Quinzaine littéraire pour être transposé en tant que texte complémentaire dans le roman

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autobiographique de Perec tout en restant, du point de vue formel, à peu près identique.

3 « …Écrire »

15 On pourrait dire que le roman imaginaire de W34 devient un texte caméléon dans la mesure où il prend une nouvelle fonction à partir du récit autobiographique qui l’incorpore : en relisant son récit d’aventures publié en feuilleton jusqu’à son interruption en août 1970 et en regardant ses dessins d’enfant – qui font aujourd’hui partie des documents du dossier 71 – Perec se redécouvre l’enfant juif orphelin. Ainsi les documents avant-textuels ne témoignent pas d’une simple relecture opérée par l’écrivain mais se font révélateurs d’une analyse plus complexe grâce à laquelle Perec interprète sa propre mythologie. Le dossier 7135 conserve les éléments du montage de certaines parties de W36 et les dessins grâce auxquels, nous dit-il, Perec a « réinventé son roman »37. Ainsi pour comprendre son imaginaire enfantin, Perec se réfère, comme on peut le voir dans les notes du dossier 71, à deux textes en particulier : l’« Atlas des mondes imaginaires » d’Andrey, publié en 1967 et Les Structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand, paru en 196938. Le premier que Perec cite dans ses notes et résume par un schéma dont nous proposons la transcription, décrit le stade de l’« imagination restreinte »39, à savoir les phases de construction de l’imaginaire de l’enfance à l’adolescence :

W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, Bnf, cote 71, 3, 79

16 Centrales dans le discours d’Andrey sont les représentations scripturales de l’angoisse qui changent avec l’âge : jusqu’à sept ans l’enfant associe l’angoisse aux images archétypales du gouffre, du vide, tandis qu’après douze ans l’angoisse se personnifie en formes humaines parfois immenses qui font penser aux athlètes des dessins enfantins

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de Perec. À partir du texte d’Andrey, Perec récupère une vision conflictuelle du monde fondée sur l’opposition ancestrale entre le moi et le monde qui est encore plus tragique dans l’opposition entre le moi-souffrance et le monde-bien-être. La lecture de l’Atlas ne résout pas le conflit de Perec mais il devient un instrument de quête identitaire.

17 Les recherches menées par Perec transforment alors la catégorie narrative de l’imaginaire, constitutive du roman d’aventures, en structure figurative à fonction symbolique, en un aide-mémoire qui, à travers la relecture de son fantasme enfantin caché dans l’île de W et l’analyse de ses dessins, lui permet d’accéder à l’écriture du souvenir. L’importance des dessins dans le montage définitif de l’œuvre est aussi sensible dans la forme ternaire autour de laquelle Perec avait organisé la structure du livre dans son projet initial. Cette structure intercalait en effet trois séries que Perec appelle « W (A) », « le Souvenir d’Enfance (B) » et « Intertexte (C) » et qu’il soumet à un remodelage en deux séries – A et B – après avoir intégré l’« Intertexte » en B40. L’« Intertexte » qui comprenait dix-neuf chapitres – « l’irrécupérable, textes anciens 1, textes anciens 2, Photos 1, Photos 2, Venise, Psychothérapie, Dessins /Dessins ou groupe de dessins, interprétations, la coupure, difficultés à écrire, Lettres à Nadeau, Notes, le sport, Dessins 2, + analyse, l’écriture, l’osmose, Mise en place /mise en page »41 – retrace le processus de remémoration qui à travers des aide-mémoires matériels, parmi lesquels les textes anciens et les dessins, permet de déclencher l’écriture. La confrontation des notes du dossier 71 avec le texte définitif met en évidence la transformation radicale de l’écriture de Perec qui remet en cause certains passages en changeant leur sens. À titre d’exemple, nous proposons le début du chapitre IV de la première partie du roman et l’une de ses versions antécédentes : Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. Comme tout le monde, ou presque, j’ai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet […]. Comme tout le monde, j’ai tout oublié de mes premières années d’existence. Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose. Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j’ai grandi, elle m’a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu’elle ne m’appartient plus. […] Mais l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens.42 Je ne sais où se sont brisés les fils qui m’auraient rattaché à mon enfance. Il me semble le plus souvent qu’elle n’est pas derrière moi, qu’elle n’est pas le sol sur lequel j’ai grandi, qu’elle ne m’appartient pas, mais qu’elle est devant moi, Toison d’or à conquérir, promesse et non nostalgie. Je mesure instantanément l’ambiguïté de ces phrases, mais ce n’est pas leur ambiguïté qui me gêne, mais ce qu’il y a sous elles de vain, d’inutile, la sourde inanité de ma démarche.43

18 Les deux versions se trouvent en claire opposition : dans la version avant-textuelle, l’incertitude domine les mots de Perec qui doute de l’existence même de son enfance remarquant par l’emploi du conditionnel passé « auraient rattaché » l’impossibilité d’en reconstruire le souvenir par des phrases inutiles et vaines. Le passage à la version définitive a quelque chose d’extraordinaire : l’enfance trouve sa place dans l’histoire de Perec et devient le point de départ de la reconstruction identitaire.

19 Et si l’on considère, comme le suggère Bernard Magné, que pour définir le montage de son œuvre, Perec intervient surtout sur la partie autobiographique afin de créer des sutures44 entre les deux textes, on pourra envisager que le texte « enchâssant », pour le dire avec les mots de Bakhtine45, n’est pas l’autobiographie mais le récit d’aventures. L’imaginaire enfantin auquel Perec accède soit à travers la reconstruction de l’histoire

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de l’île de W soit par l’analyse des dessins d’enfance retrouvés, comble la distance temporelle entre l’enfant et l’adulte. D’ailleurs, le statut de ce récit d’aventures, bien plus complexe qu’il n’y paraît, ne peut s’associer à aucune classification générique traditionnelle, car si le récit que Perec récupère par un processus de remémoration intime est le produit de son imagination enfantine, ce récit n’est-il pas également l’une des formes scripturales de sa mémoire ? Ainsi, au même titre que les rêves, le cauchemar ne fait-il pas partie de l’espace autobiographique46 perecquien en tant que forme autobiographique indirecte ?

20 Le recours à l’imaginaire devient alors fondamental : le roman d’aventures répond à la nécessité de construire une dimension irréelle fantasmatique afin d’authentifier par opposition le récit d’enfance car ce n’est qu’à travers l’imaginaire qu’il est possible de traduire ce qui se révèle intraduisible dans le langage ordinaire.

21 La Disparition évoquait la mère disparue pendant sa déportation à Auschwitz, W ou le souvenir d’enfance représente de son côté l’exigence analytique et intime d’un écrivain qui veut reconstruire son arbre généalogique et ne trouve ni dans sa culture, ni dans sa langue, ni dans sa famille, ni dans ses souvenirs les instruments pour se relier à une judéité qu’il n’arrive pas néanmoins à concevoir comme la sienne47. La problématique de l’identité juive thématisée de manière différente dans tout l’ensemble autobiographique perecquien n’est pas seulement une exigence de la littérature de la post-mémoire, mais constitue l’une des caractéristiques fondamentales de la littérature juive prise dans un sens plus général48. Perec, fils de deux juifs d’origine polonaise, qui n’est pas un rescapé, ni un témoin direct de la Shoah, fait de toute sa production narrative l’espace autobiographique révélateur d’une vérité personnelle et intime qui lui permet de redécouvrir son origine juive à travers un processus de réconciliation avec l’Histoire : l’écrivain de la post-mémoire trouve dans l’imaginaire le seul instrument pour créer l’image d’un passé historique qui lui appartient mais qu’il n’a pas vécu.

NOTES

1. Les titres des paragraphes évoquent la phrase de Michaux « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie » (Passages, Paris, Gallimard, 1963, p. 142) que Perec a choisie en plusieurs occasions pour décrire son écriture. 2. Terme emprunté à Perec. Voir D. Bertelli & M. Ribière (dir.), Georges Perec. Entretiens et conférences 1979-1981, Nantes, Joseph K., 2003, vol. I, p. 259 : « [Ma conception du roman] est polymorphe. Pour moi, le roman, c’est aussi bien des textes biographiques, des autobiographies, que des récits d’aventures, du policier ou de la science-fiction ». 3. Cf. J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », dans L’Arc, 76, 1979, Inculte, 2005, p. 24-39. 4. Cf. G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier contemporain », dans D. Bertelli & M. Ribière (dir.), cit., p. 76-93. 5. Voir G. Lukács, Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard, 1960.

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6. Voir notamment G. Perec, « Pour une littérature réaliste », dans Id., L. G. Une aventure des années soixante, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 53. 7. C. Burgelin, Préface, dans G. Perec, L. G. Une aventure des années soixante, cit., p. 18. 8. Pour une définition de l’infra-ordinaire voir G. Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989. 9. Pour le concept de post-mémoire je renvoie à M. Hirsch, « Surviving images : Holocaust photographs and the work of postmemory », dans Yale Journal of Criticism, 14-1 (2001), p. 5-37 et à Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : La génération d’après et la Mémoire de la shoah, Amsterdam, Rodopi, 2008. 10. G. Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », dans L.G. une aventure des années soixante, cit., p. 96. 11. Philippe Lejeune remarque que, « à l’exception, toujours, de W ou le souvenir d’enfance, les projets autobiographiques de Perec évitent le récit, rabattent le temps sur le lieu, substituent à l’histoire la liste, à l’intrigue le montage. Une mélopée, un labyrinthe » (Ph. Lejeune, La Mémoire et l’oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, P.O.L., 1991, p. 47). 12. Perec dit à propos de l’inscription d’éléments de souvenirs dans La Vie mode d’emploi : « C’est une sorte de résonance, un thème qui court en dessous de la fiction, qui la nourrit, mais qui n’apparaît pas comme tel... […] cette intervention d’éléments biographiques ou quotidiens a une fonction dans la fiction » (G. Perec, Le Travail de la mémoire (entretien avec Franck Venaille), dans Id., Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 81-93, p. 86-87). 13. Perec remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire », p. 41. 14. G. Perec, Le Travail de la mémoire, cit., p. 87. 15. Ibid., p. 86. 16. Voir J.-M. Le Sidaner, « Entretien avec Georges Perec », cit., p. 26. Pour le concept d’« espace autobiographique » voir Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996, p. 41-43 et p. 165-196. 17. Ph. Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit, p. 74-75. 18. C. Burgelin, « W ou Le souvenir d’enfance de Georges Perec », dans Les Temps modernes, octobre 1975, 351, p. 568-571. 19. « Conversation avec Eugen Helmlé », dans G. Perec, Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 199. 20. G. Perec, Lettre à Maurice Nadeau, dans Id., Je suis né, cit., p. 51-66. 21. Les documents avant-textuels concernant W ou le souvenir d’enfance, conservés dans le Fonds Georges Perec de la Bibliothèque de l’Arsenal, se composent d’un dossier avec les premières ébauches du roman (cote 7), d’un « petit carnet noir » (cote 116), de l’agenda de 1974 (cote 43) et du dossier 71. À la Bibliothèque royale de Suède est conservé le manuscrit de la dernière version du roman. 22. Pour la description du projet de ce livre-fantôme voir G. Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 76-77. 23. Id., Lettre à Maurice Nadeau, cit., p. 61. 24. Id., Le Travail de la mémoire, cit., p. 83. 25. Voir G. Perec, « Conversation avec Eugen Hemlé », dans Id., Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 193-199 et B. Magné, Georges Perec, Paris, Armand Colin, 2005. 26. Le premier chapitre est publié le 16 octobre 1969 dans le numéro 81 de La Quinzaine littéraire. Le feuilleton est interrompu en août 1970. 27. Version publiée : « Il y a dans ce livre deux textes simplement alternés : il pourrait presque sembler qu’ils n’ont rien en commun, mais ils sont pourtant inextricablement enchevêtrés, comme si aucun des deux ne pouvait exister seul, comme si de leur rencontre seule, de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection. L’un de ces textes appartient tout entier à l’imaginaire : c’est un roman d’aventures, la reconstitution,

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arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique. L’autre texte est une autobiographie : le récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre, un récit pauvre d’exploits et de souvenirs, fait de bribes éparses, d’absences, d’oublis, de doutes, d’hypothèses, d’anecdotes maigres. Le récit d’aventures, à côté, a quelque chose de grandiose, ou peut-être de suspect ». 28. Cet adjectif dénote chez Perec l’impossibilité à reconstruire l’absence de son enfance par le langage ordinaire. Il remarque dans W ou le souvenir d’enfance : « je sais que ce que je dis est blanc, neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes », p. 63. 29. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 29. 30. Pour une histoire du genre, voir J.-Y. Tadié, Le Roman d’aventures, Paris, Presses Universitaires de France, 1982. 31. A. Thibaudet, Le Roman de l’aventure, dans Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 319-333. 32. Pour le concept de réalisme citationnel, voir G. Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain » dans Entretiens et conférences, vol. I, cit., p. 76-88, p. 86 ainsi que M. van Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1999. 33. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit, p. 93-95. 34. Perec définit le feuilleton W comme roman d’aventures ou roman imaginaire. 35. Le dossier 71 ne suit pas l’ordre chronologique de rédaction du roman. Pour tout approfondissement voir D. Godard, « L’identité en question, étude des manuscrits de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec » et B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », dans Cahiers Georges Perec, 2 (1988), p. 39-55. 36. Voir Ph. Lejeune, « La rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Poétique 2003, 1, 133, p. 73-107. 37. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 18. 38. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, cote 71, 3, 79. 39. B. Andrey, « Atlas des mondes imaginaires. Les mondes imaginaires de l’enfance, ou l’imagination restreinte », dans Enfance, 20, 3-4, 1967, p. 323-345. 40. Pour une analyse précise des dernières transformations du texte voir Ph. Lejeune, « La rédaction finale de W ou le souvenir d’enfance », dans Autogenèses. Les brouillons de soi, 2, Paris, Seuil, « Poétique », 2013, p. 195-238. Pour l’analyse génétique des avant-textes du roman voir Ph. Lejeune, La Mémoire et l’oblique, cit. 41. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71. 42. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25. 43. W ou le souvenir d’enfance, Fonds Perec, BnF, Cote 71, 1, 94, 6. 44. Voir B. Magné, « Les sutures dans W ou le souvenir d’enfance », cit. 45. M. Bakhtine, « Le plurilinguisme dans le roman », dans Id., Esthétique et théorie du roman, 1978, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », p. 122-151. 46. Cet espace autobiographique révélateur de la vérité personnelle et intime de l’écrivain comprend toute la production narrative que le lecteur est contraint de lire dans le registre autobiographique. 47. Sur le rapport de Perec à la judéité je renvoie à M. Bénabou, « Perec et la judéité », dans Cahiers Georges Perec, 1, 1984. 48. Voir M. Decout, « Georges Perec : la judéité de l’autre », dans Roman 20-50, 49, 2010, p. 123-134 et Id., Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française, Seyssel, Champ Vallon, 2015.

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RÉSUMÉS

La conception polymorphe du roman et l’intertextualité générique définissent l’œuvre de Georges Perec qui par son écriture interroge et combine les genres, les codes et les modèles afin de préserver la singularité de chacune de ses œuvres. Parmi ses romans W ou le souvenir d’enfance, œuvre inclassable qui alterne la fiction et le récit d’enfance, a été objet d’une rédaction très difficile que les documents génétiques peuvent éclaircir. Nous nous proposons de réfléchir sur le processus de re-fonctionnalisation du roman d’aventures W, paru en feuilleton dans La Quinzaine littéraire avant d’être englobé dans le grand projet autobiographique de Perec.

The polymorphic concept of the novel and the intertextuality of the literary genres characterize the work of Georges Perec, whose writing looks into different genres, codes and models and combines them in order to preserve the singularity of each of his works. Among these W ou le souvenir d’enfance, an unclassifiable novel that alternates fiction and childhood memories, has been the result of a very difficult writing process, that genetic documents can only partly clear up. We propose to reflect on the process of re-functionalization of the adventure novel W, which appeared before as a serialized text in the journal La Quinzaine littéraire and was then integrated into the great autobiographical project of Perec.

INDEX

Mots-clés : re-fonctionnalisation, Perec (Georges), intertextualité générique, récit d’enfance, autobiographie Keywords : re-functionalization, Perec (Georges), intertextuality, childhood memories, Autobiography

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Désarçonner l’écriture de soi Quignard avec Montaigne, Rousseau et Stendhal Throwing off self-writing. Quignard with Montaigne, Rousseau and Stendhal

Dominique Rabaté

1 Saisir l’histoire littéraire du point de vue des écrivains contemporains, c’est accepter que cette histoire ne soit jamais vraiment figée, et qu’elle résulte de la somme des regards qui se sont déposés sur son cours polémique. Contrairement à la critique académique, celle des professeurs si l’on veut reprendre les catégories de Thibaudet, le créateur n’est pas tenu à une objectivité peut-être illusoire, ni même à la bonne foi. Il n’a pas à hériter de toute l’histoire littéraire, mais de celle qui constitue pour lui un moteur, positif ou négatif, qu’elle lui serve d’incitation ou de repoussoir. Ses choix personnels sont dictés par ses goûts, mais aussi par ses stratégies d’affiliation ou de distanciation. C’est par cet engagement personnel qu’il contribue à bousculer les hiérarchies scolaires, à remodeler le canon de son époque, parce qu’il réécrit depuis le présent ce qui lui importe, ce qui nous importe dans le passé de la littérature. Parlant ou citant les écrivains du passé, c’est toujours peu ou prou son autoportrait qu’il dessine.

2 Lecteur boulimique et érudit, convoque dans ses livres quantité d’auteurs, qu’il cite plus ou moins littéralement, qu’il traduit à sa façon, mêlant littérature, philosophie, mythe et sciences humaines. Son appétit spéculatif est immense, intact. Comme son refus de rentrer dans des cases ou dans des genres. Il s’en est expliqué notamment dans « La déprogrammation de la littérature »1 où il revendique la plus grande liberté pour le roman, qu’il ne veut pas cantonner à la lignée usée de Flaubert, et qu’il inscrit au contraire dans son foisonnement originaire chez les Latins ou en Chine, comme ce qui nous permet d’affronter l’obscurité et la solitude. L’écrivain se place dans un continuum bien plus large, continuum qui est aussi celui de la lecture et de l’écriture, l’une découlant de l’autre, car elles relèvent toutes deux d’une formidable mise au silence du langage social. Elles obligent à un passage par le « tacitoire » que Quignard oppose avec humour au gueuloir flaubertien2.

3 Car la littérature, sous ses deux faces ou ses deux « espèces » de l’écriture et de la lecture, est toujours pour Quignard une façon d’exacerber une solitude, une

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indépendance. Elle crée donc moins une histoire et des hiérarchies que des tête-à-tête singuliers, ou une sorte de communauté silencieuse et anachronique de solitaires. C’est donc ce rapport à d’autres œuvres, à d’autres singularités que je voudrais examiner dans la pratique de Pascal Quignard. Je l’envisagerai selon un angle délibérément réduit, dans la problématique d’une écriture de soi, en suivant ce que l’auteur en dit lui-même, en voyant ceux qu’il revendique comme modèles. C’est donc vers une écriture de nature autobiographique que je me tournerai, mais qu’il faudra moins comprendre comme un genre que comme la tentative de réunir vie et écriture. Nous sommes loin de Philippe Lejeune et de toute idée de constituer des règles et une histoire. Car ce que cherche Quignard c’est une sorte d’exemple, ou plutôt le rappel d’une conviction. Il s’agit moins de légitimer sa façon personnelle de faire que de défamiliariser des auteurs qu’on pourrait dire « classiques » en retrouvant chez eux quelque chose de plus sauvage, de plus étrange et de plus singulier.

Pensée, vie, fiction, savoir

4 Vie secrète, publié en 19983, forme par anticipation le noyau central de ce qui est devenu Dernier royaume, cette œuvre en mouvement, océanique, qui se constitue depuis vingt ans en archipels. L’écriture de ce livre est indissociable de l’expérience vécue par l’écrivain en 1997, quand il a frôlé la mort après une hémorragie. Et il s’inscrit aussi dans le processus de désengagement (le refus de continuer à donner des gages) qui le voit en 1994 démissionner des éditions Gallimard et se retirer de ses fonctions dans différentes institutions musicales. Par ce double retrait, l’écrivain affirme une forme de renoncement, et entame une sorte de vita nova, vouée presque exclusivement à l’écriture (même si elle s’élargit à des performances nouvelles du côté du théâtre ou de la danse).

5 L’écriture de soi devient avec Vie secrète plus impérieuse s’il faut témoigner d’une expérience de séparation et d’isolement, s’il faut dire tout ce qui détache de la société et qui constitue le vif secret d’une existence. Vie secrète est ainsi le grand livre de Pascal Quignard sur l’amour. Échappant à toute prescription générique, le livre mélange méditations spéculatives, fragments d’autobiographie, réminiscences de lectures. Il s’ouvre sur une suite de chapitres qui évoquent la bouleversante histoire d’amour avec celle que l’écrivain ne nommera que Némi Satler, sa professeure de musique. C’est cette expérience d’intense dépossession que recèle l’amour des amants clandestins, une expérience qui irradie vers d’autres formes de déprise de soi dont le livre cherche à capturer la puissance.

6 Au chapitre 32, Quignard écrit : Je cherche à écrire un livre où je songe en lisant. J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un seul corps. Les cinq doigts d’une main saisissaient quelque chose.4

7 Ce passage est tout à fait remarquable. D’abord par ce qu’on y voit, matériellement presque, la manière si particulière de découper les phrases en paragraphes dramatisés. Manière qui est en rapport avec l’enjeu d’une liaison essentielle de toutes les composantes d’une vie. Mais une liaison qui doit en passer avec des formes de déliaison et de fragmentation.

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8 En invoquant ici ces quatre noms, Quignard semble ajouter le sien comme s’il figurait ce cinquième doigt de la main qui cherche à saisir quelque chose. Il s’inscrit dans une famille d’écrivains et de penseurs qui ont toujours été à cheval entre littérature et philosophie, tous les quatre ouvrant leur œuvre à quelque chose d’infini ou d’interminable. Car le projet qu’inaugure Vie secrète est bien celui d’une écriture au présent, sans fin, et qui ne mérite le nom d’œuvre que si on lui donne sa valeur de chantier toujours en cours5. Un peu à la façon de Montaigne, il démissionne de la vie sociale pour se consacrer à une forme d’écriture qui épouse tout le reste d’une vie. Dans cette liste, c’est le nom de Stendhal qui est certainement le plus étonnant, mais lui aussi s’est livré à une autobiographie réticente et sans fin. Lui aussi a écrit des essais (sur l’amour, la musique) aussi bien que des romans. Et son inscription dans ce quatuor tient évidemment à la place qu’occupe le personnage de Clélia, l’héroïne de La Chartreuse de Parme dans Vie secrète.

9 L’admiration que confesse Quignard (admiration absolue) semblerait un mouvement classique de révérence pour les grands auteurs du passé, mais le texte décale subtilement les choses. Car l’admiration porte ici sur ce que ces quatre écrivains « ont tenté ». Il faut donc moins considérer leur œuvre que leur visée, que ce qu’ils ont essayé de faire dans des livres qui rencontraient l’obligation d’une forme inouïe. C’est cet effort vers une unité inédite que salue Pascal Quignard et qu’il veut poursuivre. Il s’agit donc moins de s’inspirer de modèles que de prolonger le même geste créatif, la même exigence de « mêler » pensée et vie, fiction et réalité.

10 Les affinités entre Quignard et ces quatre auteurs sont nombreuses. Auteur de récits pornographiques, penseur de la sexualité, méditant sur Lascaux, théoricien de la dépense, Bataille est une référence constante de l’auteur de Dernier royaume, qui l’oppose volontiers à Blanchot. Stendhal, on l’a vu, se présente plus comme le romancier que comme l’inventeur de la théorie de la cristallisation dans De l’Amour. Mais c’est aussi dans la revendication de l’anachronisme qu’ils se rejoignent. Quand Quignard écrit dans le quatorzième petit traité : « J’espère être lu en 1640 »6, il détourne volontairement le vœu de Stendhal d’être lu en 1880. De Montaigne, il retient certainement l’idée même de l’essai, essai de soi comme tentative de trouver un mode d’écriture au plus près de la singularité. Et Rousseau, dont la pensée anthropologique est éloignée de celle de Quignard, figure comme l’une des figures du solitaire, de celui qui a « tenté » dans tous les registres de son temps (discours, roman, autobiographie avant l’heure) de tenir ensemble philosophie personnelle et invention de soi.

11 Car ce qui unit les quatre noms, c’est bien la recherche de quelque chose d’absolument singulier, une expérience menée à la fois dans la vie et dans l’écriture, « expérience intérieure » comme la nomme Bataille, qui désigne par là un excès de la dimension subjective, un débordement du Moi que cherche aussi Quignard.

Anachorèses

12 Cette expérience porte chez Quignard toutes sortes de noms qui visent tous à faire signe vers l’impossible qui pousse nos vies, dans le rappel constant d’une perte originaire. Rester en éveil devant cet originaire manquant oblige à s’ouvrir à un perpétuel jaillissement. Il implique une désynchronisation7 du temps du rêve et du Jadis qui déchire la trame faussement linéaire de nos jours.

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13 Le portrait d’Agrippa d’Aubigné dans Les Désarçonnés8 témoigne de ces qualités singulières dans lesquelles Quignard reconnaît ses doubles ou ses frères d’écriture. « Agrippa d’Aubigné est l’individualisme samuraï, sanglant, marginal, proscrit, exilé, censuré »9. La formule est provocante qui mêle le soldat japonais et le chantre d’une qualité éminemment occidentale. Ce que salue Quignard en d’Aubigné, c’est que, pour lui, écrire « signifiait anachorèse religieuse face à la religion commune, désert face aux villes, vengeance des siens mis à mort, fidélité aux vaincus, aventure, oubli »10. C’est l’insubordination essentielle de l’écriture qu’il faut rappeler. Elle implique une marginalité dans son temps et le portait du poète protestant (et qui est bien celui qui ne cesse de protester contre son temps) se termine par un parallèle avec Stendhal, écrivain du dix-huitième siècle au dix-neuvième, puisque d’Aubigné fait figure sous le règne de Louis XIII d’écrivain du siècle d’avant.

14 Comme Montaigne et Rousseau, mais aussi comme Descartes, c’est la figure du solitaire qui ose penser seul et contre les normes de l’époque qui est mise en exergue. Il ne faut pas rappeler l’écrivain à son temps, mais au contraire exagérer le décalage, créer les parallèles les plus paradoxaux. À rebours de la méthode historique de Lanson, c’est parce qu’il échappe à la société et aux déterminismes grégaires du groupe que le penseur mérite de nous intéresser encore. C’est par son rapport irréductible à l’intraitable et à l’archaïque qu’il propose une figure quasiment héroïque d’émancipation individuelle.

15 L’entreprise de Quignard, on le comprend, est aux antipodes de l’histoire littéraire. Elle décontextualise les œuvres pour en rappeler la violence et la puissance de scandale. Elle en accuse tous les traits de singularité et salue la détermination des grands solitaires de la pensée, au nombre desquels il faut ajouter Spinoza, juif hétérodoxe, ou Nietzsche. Mais si certains noms semblent plus évidents dans ce panthéon des solitaires, d’autres apparaissent de manière plus étonnante, comme c’est le cas pour George Sand au début des Désarçonnés.

16 Le chapitre 3 relate l’accident de cheval de son père le 17 septembre 1808, accident mortel qui plonge sa fille dans le « vertige de la mort »11 qui l’accompagne toute son adolescence. Loin de l’image convenue de la châtelaine de Nohant, écrivant des romans champêtres, c’est une jeune femme se vouant à l’Absence, cette pièce de sa maison où la mort de son père lui avait été annoncée, au retrait solitaire et mélancolique que promeut Pascal Quignard, dans des pages magnifiques. Ce qu’elle recherche, c’est un lieu « où le moi peut être absent et où le corps s’oublie »12. Ainsi Sand prend-elle place parmi ces « désarçonnés », et même si c’est de façon indirecte par empathie avec son père chutant de cheval, elle incarne l’absentement qui préside à toute vie vouée à l’écriture.

17 On voit comment Quignard défamiliarise les clichés liés aux auteurs classiques. Il ne le fait pas à la manière de Pierre Michon, avec un irrespect ironique teinté de tendresse, car il ne vise pas une opération de désacralisation paradoxale. Ce qui le retient à chaque fois, c’est plutôt la façon infiniment variée dont un procès de désubjectivation se saisit d’un individu retiré, procès qui est tout aussi bien celui de l’écriture, de la lecture et de l’amour.

18 Cette expérience se rejoue donc sur toutes sortes de terrains. Elle crée des proximités, et justifie d’emprunter des bouts de lettres et de textes qui tous disent cette distance heureuse d’avec soi-même, cette non-concordance qui fonde la communauté lointaine et proche des littéraires.

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L’extase mortelle

19 Car l’expérience fondatrice est celle d’un retour à soi, après un accident, après une chute, après un moment d’absence radicale à soi. Mais ce retour à soi est aussi une manière de désappropriation de soi. C’est cette expérience de la chute, pour reprendre le titre du beau livre de Laurent Jenny13, qui est au cœur du tome VII de Dernier royaume, et qui lui donne son titre énigmatique.

20 Quignard se livre à une curieuse réécriture du texte où Montaigne raconte comment il a été renversé de cheval, et projeté quasiment mort « dix ou douze pas au delà »14. Ce passage célèbre du chapitre 6 du Livre II des Essais, est repris littéralement avec l’écart de langue entre le français actuel et celui du XVIe siècle. Commencé à la troisième personne comme une réflexion sur la possibilité d’essayer notre propre mort, le texte passe sans transition à la citation en première personne, comme si le narrateur pouvait directement dire Je à la place de Montaigne, se loger dans l’énonciation d’un autre. Ramené péniblement chez lui, Montaigne éprouve une « une langueur et une extrême faiblesse sans aucune douleur », il ressent « une infinie douceur » dans le repos. Loin de tout pathos, ce que relate Montaigne, c’est la facilité de cet absentement de soi, et le retour comme impersonnel de la vie pour un sujet qui est comme dépris de lui-même. Voici comment Quignard commente ce récit : C’est ainsi que l’écriture des Essais commence dans l’extase mortelle. Elle reproduit sans cesse, chaque chapitre étant une nouvelle renaissance, une perte de connaissance suivie d’un sentiment de pure joie de survivre.15

21 La valeur de l’expérience est fondatrice, itérative et il faut donc l’avoir éprouvée (comme Montaigne, comme Quignard lui-même) parce qu’elle ne peut se raconter qu’à la première personne. Mais on voit que cette première personne est pour ainsi dire poreuse, ouverte à un éloignement de soi, allégé par une forme d’écoulement de l’âme ou de l’esprit qui vient graduellement réhabiter un corps devenu étranger. Pour écrire, il faut avoir été désarçonné, jeté loin de soi, pour éprouver l’infinie douceur d’une renaissance qui n’est en aucune façon une restauration du Moi.

22 Dans L’Expérience de la chute, Laurent Jenny analyse ce passage des Essais, avant de relire un autre texte, non moins célèbre, de Rousseau. Celui, tiré de la « Deuxième promenade » des Rêveries où il raconte son accident du 24 octobre 1776, quand il a été renversé par un grand chien à Ménilmontant. Rousseau, qui marque si souvent sa différence avec le projet de Montaigne, reprend pourtant très précisément le canevas des Essais et s’inscrit dans la continuité d’une expérience qui semble se dire de façon très voisine. Quignard signifie cette proximité en relisant le récit des Rêveries, dans le chapitre immédiatement postérieur à celui qu’il consacre aux Essais.

23 La méthode, si l’on peut dire, est la même : Quignard écrit en lisant le texte, qu’il cite de la même manière en première personne et sans aucun guillemet. L’écriture procède directement de la lecture, et tisse la parole de l’écrivain à celle du texte rappelé au présent. On se souvient de l’extraordinaire sentiment de « calme ravissant »16 que ressent Jean-Jacques à son réveil, au crépuscule. À la suite de Laurent Jenny dont il cite le livre17, Pascal Quignard reprend le parallèle des deux expériences et note la coïncidence d’un même sentiment de joie. Il commente ainsi le passage de Rousseau qu’il a incorporé à son texte à la première personne : Le fond de l’âme extatique est sans identité.

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Le fond de l’autobiographie est sans autos. Le fond de la lecture est ce même sentiment d’oubli de soi. Cette liesse de l’oubli de soi. « Je n’avais d’affliction ni pour autrui ni pour moi », écrit Montaigne. « Je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais », écrit Rousseau.18

24 L’anaphore du début de chacune des phrases, de chacun des courts paragraphes, donne la clé de cette équivalence de la dépossession subjective. Procédant comme souvent par affirmation catégorique, Quignard met sur le même plan ce qu’il nomme « l’âme extatique », l’autobiographie et la lecture. On comprend dès lors comment cette équivalence autorise l’écriture si particulière des chapitres XVII et XVIII des Désarçonnés. Même si, dans ce commentaire assertif, il utilise les guillemets, Quignard peut mettre en œuvre cette absence de « l’autos » de l’autobiographie et parler en première personne à la place (vacante et poreuse) de Montaigne et de Rousseau. À rebours de la définition spontanée de l’autobiographie, il revendique au contraire que le plus singulier est « sans identité », que c’est là l’expérience, chaque fois individuelle, d’une désindividuation essentielle.

25 On comprend alors aussi que l’écriture de soi sorte de tout genre établi, qu’elle nécessite toujours une expérience de l’extase mortelle et renaissante où s’abîme le sujet. Ce que pointe, comme partout dans son œuvre, Quignard, c’est le principe actif d’une défaillance originaire qui constitue une limite fondatrice du sujet. Lire Montaigne ou Rousseau, c’est déjà éprouver cette désidentification, que l’écriture vient rejouer sur un mode plus actif, et sur le mode d’une réénonciation littérale. On ne peut parler d’appropriation, mais de circulation de ce qui excède nécessairement tout sujet. Citer ces deux textes célèbres, c’est faire réentendre leur caractère inouï, c’est les réécrire soi-même quand tout Soi s’est évanoui.

26 Il s’agit donc moins pour Quignard de chercher une filiation. Quand il invoque Montaigne, Rousseau, Stendhal et Bataille, c’est pour tracer le cercle d’une communauté des solitaires. L’opération peut ressembler à celle du chaman qui est visité par d’autres corps, d’autres esprits qui viennent habiter le sien. La lecture est cette visitation, l’écriture et l’amour les autres modes majeurs d’une extase à laquelle il faut consacrer toutes ses forces de survivant.

27 Loin de raffermir une famille ou une histoire de l’écriture de soi, Quignard indique, de façon plus provocante et paradoxale, que « la vie n’est pas une autobiographie »19, et ne saurait jamais l’être. Et qu’il faut donc résolument désarçonner l’écriture de soi de tout soi.

NOTES

1. P. Quignard, Écrits de l’éphémère, Paris, Galilée, 2005, p. 233-249. 2. Ibid., p. 244. 3. Toutes les références renvoient à l’édition originale : P. Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998. 4. Ibid., p. 286. 5. Voir P. Quignard, « Lettre à Dominique Rabaté », dans Europe, 976-77, août 2010, p. 8-16.

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6. P. Quignard, Petit traité XIV, Paris, Maeght, 1990, t. II, p. 174. 7. Voir D. Rabaté, « Ce qui n’est pas synchrone. Pascal Quignard et l’inactuel », dans G. Bonnet (dir.), L’Inactualité. La littérature est-elle de son temps ?, Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2013, p. 25-31. 8. P. Quignard, Les Désarçonnés dans Id., Dernier Royaume, Paris, Grasset, t. VII, 2012. 9. Ibid., p. 213. 10. Ibidem. 11. Selon l’expression même de Sand qui est citée, ibid., p. 12. 12. Ibid., p. 14. 13. Voir L. Jenny, L’Expérience de la chute. De Montaigne à Michaux, Paris, PUF, « Écriture », 1997. 14. P. Quignard, Les Désarçonnés, op. cit., p. 54. 15. Ibid., p. 56. 16. Ibid., p. 58. 17. Ibid., p. 59. 18. Ibid., p. 58. 19. C’est le beau titre du livre paru en janvier 2019 chez Galilée : P. Quignard, La vie n’est pas une autobiographie, Paris, Galilée, « Lignes fictives », 2019.

RÉSUMÉS

Dans Vie secrète, Quignard dit son admiration pour Montaigne, Rousseau, Stendhal et Bataille. Mais chez ces auteurs, il ne cherche pas un modèle, mais ce qu’ils ont tenté. À savoir une écriture de soi littéralement hors de soi, une manière d’être désarçonné qu’explore le tome 7 de Dernier royaume, Les Désarçonnés.

In Vie secrète, Quignard confesses his admiration for Montaigne, Rousseau, Stendhal and Bataille. But he does not seek to take them as models, he wants to pursue what they have tried. That is : a self-writing literally out of any self, a way to be thrown off to quote the title of the seventh volume of Dernier royaume : Les Désarçonnés.

INDEX

Mots-clés : Quignard (Pascal), écriture de soi, citation, histoire littéraire Keywords : Quignard (Pascal), self-writing, quotation, literary history

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Le vertige intertextuel. Une lecture de Kamel Daoud, Meursault, contre- enquête The intertextual vertigo. A reading of Meursault, contre-enquête by Kamel Daoud

Veronic Algeri

Introduction

1 Quand paraît le roman de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête une première fois aux éditions Barzakh, en Algérie, en 2013, et ensuite chez Actes Sud, en 2014, c’est un hommage à Albert Camus que l’on reconnaît dans un jeu intertextuel qui réécrit et corrige, soixante-dix ans plus tard, la trame de L’Étranger. Là où s’inscrit l’injustice d’un crime et est sanctionné l’« effacement de l’indigène »1, Daoud souhaite « que justice soit faite »2 : désormais l’Arabe assassiné en 1942 sur la plage d’Alger par Meursault a un nom, il s’appelle Moussa Ould el-Assasse, et une histoire que son frère Haroun raconte.

2 Meursault, contre-enquête se donne à lire telle une variation, une réappropriation, une réparation, une inversion ou une suite du texte fondateur, dit-on ; chez les lecteurs apparaissent le soupçon d’un paradoxe pour certains entre l’hommage et le mépris, l’hypothèse d’un contrepoint pour d’autres3 construit autour d’un équilibre finement travaillé entre les deux éléments d’un binôme qui nous conduit au cœur de l’Histoire4. Une histoire toute particulière néanmoins car le colonisateur et le colonisé sont le bourreau et la victime, le maître et l’esclave, et se présentent comme les deux termes d’une dichotomie subordonnée à un enjeu d’ordre à la fois politique, culturel et psychologique, qui concerne la conscience de soi : en d’autres mots, c’est l’histoire d’une identité qui, au lieu de surgir de la reconnaissance de l’Autre, implique sa mort5. En effet, le roman de Daoud se situe, autant que son roman matrice, à l’intérieur de l’histoire coloniale par un crime : l’Arabe qui prépare l’assassinat d’un Français,

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rappelle le meurtre de l’Arabe sans nom dans L’Étranger d’Albert Camus, vingt ans plus tôt.

3 Quel type de relation se tisse entre ces deux épisodes ? « […] je crois que je voudrais que justice soit faite. Cela peut paraître ridicule à mon âge... mais je te jure que c’est vrai. J’entends par là, non la justice des tribunaux, mais celle des équilibres »6.

4 En interprétant cette déclaration du narrateur, c’est une sorte de symétrie, au premier abord, qui semble se mettre en place entre ces deux événements mais, sous l’emprise de l’absurde, le dialogue avec le personnage camusien finit rapidement par se refermer sur un monologue, dans le roman de Daoud. La toile de renvois intertextuels se défait et glisse vers une polyphonie perturbée à l’intérieur de laquelle les repères de l’opposition propres de l’imaginaire postcolonial se décomposent, pour laisser surgir un sujet qui prend la parole dans un ensemble de références désormais privées de sens. Le vertige devient la métaphore de la présence de l’homme dans l’Histoire : un nouveau paradigme de l’étrangeté s’installe ainsi au sein de notre roman post-postcolonial et globalisé, qui, en réactualisant l’univers camusien, lit et réagit à la violence des affrontements binaires et idéologisés.

5 À partir de cette hypothèse, et afin d’interroger ses « équilibres », nous proposons de commencer par détecter les manifestations et les variations de l’intertextualité dans Meursault, contre-enquête. En analysant l’ensemble des relations entre ces deux ouvrages, l’idée est d’abord celle de signaler, au niveau de la structure de notre roman, une reprise ponctuelle d’éléments dans un équilibre d’oppositions symétriques. Puis, dans un deuxième temps, il s’agira de découvrir que le rapport à l’avant-texte renvoie non seulement à des segments de textes autres, mais à un « univers discursif »7, un système, autrement dit, au sein duquel se situent les questions de l’intellectuel face à la rhétorique coloniale et les réponses d’un certain humanisme philosophique.

L’hommage

6 La presse spécialisée, qui a réagi la première à la parution du roman de Daoud, reconnaît d’abord un hommage à Albert Camus, dans la reconstruction minutieuse d’un ensemble de références que l’auteur souhaite signaler à un lecteur avisé, comme dans une sorte de mimétisme stylistique et d’adhérence intellectuelle. Ce roman paraît une première fois sur demande de la maison d’édition algérienne, pour célébrer Camus à l’occasion du centenaire de sa naissance et son chef-d’œuvre, L’Étranger, déjà considéré comme un classique par ses contemporains. Jean-Paul Sartre le célèbre pour : […] le tour de ses raisonnements, la clarté de ses idées, la coupe de son style d’essayiste, et un certain genre de sinistre solaire, ordonné, cérémonieux et désolé, tout annonce un classique, un méditerranéen. […] Il n’est pas jusqu’à sa méthode qui ne fasse penser aux anciennes “géométries passionnées” de Pascal, de Rousseau […].8

7 Daoud lui adresse la même reconnaissance : « Il écrit si bien que ses mots paraissent des pierres taillées par l’exactitude même » ; « […] son monde est propre, ciselé par la clarté matinale, précis, net, tracé à coups d’arômes et d’horizons »9. La reprise et transformation de l’œuvre de Camus, semble surgir d’une image à l’intérieur de laquelle se déploie une sorte de solidarité entre les techniques narratives, la morale et une certaine métaphysique.

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8 L’intertextualité est, dans un certain nombre de cas, explicite au niveau du péritexte : « L’auteur a cité parfois en les adaptant, certains passages de L’Étranger d’Albert Camus (éd. Gallimard, 1942). Le lecteur les retrouvera en italiques »10, peut-on lire dans l’édition française.

9 Ailleurs, ce dispositif se manifeste à travers un ensemble de renvois qui se détachent de la structure diégétique comme des îlots intertextuels. L’auteur introduit en abîme des passages entiers de L’Étranger qu’il prend le soin de mettre entre guillemets : « “La maison était adossée à des rochers et les pilotis qui la soutenaient sur le devant baignaient déjà dans l’eau” »11 ; « “…tout était ombre et chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se dessinaient avec une confusion insultante pour la raison” »12.

10 Parfois, ce lien est même thématisé et L’Étranger devient : [...] le livre. Il avait un format assez petit. Une aquarelle était reproduite sur la couverture, représentant un homme en costume, les mains dans les poches, tournant à moitié le dos à la mer, située à l’arrière-plan. Des couleurs pâles, des pastels indécis. C’est ce dont je me souviens. Le titre en était L’Autre, le nom de l’assassin était écrit en lettres noires et strictes, en haut à droite : Meursault.13

11 La référence au romancier du XXe siècle ne se borne pas à ce roman, et l’intertextualité, explicite par rapport à l’œuvre palimpseste, s’établit de façon implicite avec La Chute14. Haroun est dans un café d’Oran et s’adresse à un « inspecteur universitaire »15, comme un demi-siècle plus tôt Jean-Baptiste Clamence se confessait à un homme sans voix, dans un bar d’Amsterdam. Ce lieu de la proximité physique, du dialogue désinvolte et de la consommation d’alcool, est un topos largement exploité par l’écriture littéraire, et devient ici le symbole d’une liberté menacée par le fondamentalisme religieux. Contre ces corps qui se cachent et cette voix qui se tait, Daoud s’insurge aussi bien dans ses romans16 que dans ses Chroniques17, comme si dans « le territoire d’une langue inconnue […] nue comme la géométrie euclidienne »18 se trouvait la réponse aux dissonances du monde. Cette focalisation particulière participe à l’intensité dramatique qui entoure le narrateur omniscient, enfermé dans un point de vue unique, face à un interlocuteur rendu muet par une prise de la parole enragée, dans l’urgence de l’actualité.

12 De tels motifs interpellent l’œuvre de Camus et installent le roman de Daoud dans une filiation voulue et travaillée.

Opposés dans l’Histoire

13 L’ensemble des relations intertextuelles renversent le point de vue, inversent le lien de cause à effet et transposent les indications temporelles et spatiales dans une autre dimension, comme à l’intérieur d’un jeu de miroirs.

14 C’est le cas de l’incipit de notre roman, « Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » 19, qui évoque celui de L’Étranger. La place du narrateur est désormais occupée par Haroun, Meursault n’est plus qu’un roumi et Marie devient Meriem. Les personnages évoluent sur le fond d’une lumière et d’une atmosphère générale bouleversées : le soleil de 14 heures qui précise l’heure du crime est remplacé par la lune de deux heures du matin ; l’éclat des lumières de la morgue s’oppose aux pièces sombres de la maison qui semblent abriter une veillée funèbre.

15 Ce dispositif performatif concerne aussi le quotidien, dans la parfaite correspondance des codes sociaux et religieux des deux mondes auxquels appartiennent le colon et

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l’indigène : Meursault s’ennuie le dimanche alors qu’Haroun s’ennuie le vendredi ; le prêtre est désormais l’imam.

16 Tous les éléments narratifs participent à la mise en place d’un équilibre qui lie les deux ouvrages et les oppose dans l’Histoire : si L’Étranger propose une « version […] injuste »20 encourageant le silence et l’oubli, la contre-enquête de Daoud défend la « justice […] des équilibres » à travers un projet qui consiste à retrouver l’origine du crime.

17 Dans l’idée de composer un monde contre le monde sans camusien, nous observons que le texte de Daoud s’ouvre alors à d’autres intertextualités qui rendent encore plus évident le renversement du point de vue. Afin de reconstruire le déroulement des événements qui, dans l’Étranger, s’enchaînent par « un lien causal sous la pure apparence de la succession »21, comme une séquence d’instants, « sans lendemain »22, le narrateur oppose à la routine une chronologie, au deuil éternel de la mère et à l’immensité du crime, « une vengeance »23. Contre le meurtre insensé de l’Arabe sans nom, Haroun s’insurge alors afin que l’affaire soit jugée, souhaitant qu’un procès soit instruit avec un témoin, un inspecteur et les nombreuses occurrences de termes qui s’approchent du champ sémantique du droit.

18 Contre Meursault qui, comme Sisyphe24, vit dans le présent d’un éternel recommencement, se dresse Haroun, que le hasard a fait naufrager dans un environnement auquel il n’appartient pas et qui, tel le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, souhaite réagir à son égarement, en se réappropriant ses nouvelles références : « Tu sais, ici à Oran, ils sont obsédés par les origines. […] Tout le monde veut être le fils unique de cette ville, le premier, le dernier, le plus ancien. Il y a de l’angoisse de bâtard dans cette histoire, non ? »25.

19 Au moyen de cette opération d’appropriation, la citation « parle autrement le discours de l’autre » et permet moins à l’auteur de « prendre possession d’autrui que de soi »26.

20 Si « l’homme absurde n’explique pas, il décrit »27, la quête identitaire, au contraire, informe toute la structure énonciative du roman et motive à la fois l’enquête judiciaire et l’écriture littéraire au moyen d’une langue capable de « nommer autrement les choses et d’ordonner le monde »28.

21 En effet, le narrateur envisage un récit-origine en renversant celui qu’il semble désigner comme le point de vue du discours monolithique occidental : c’est la réponse à l’oppression coloniale et au « phonocentrisme » du droit si l’on suit la thèse de Gayatri Spivak29 ; c’est la théâtralisation d’un espace binaire au sein duquel se produit le conflit de la colonisation et sa revanche réparatrice, dans la métaphore spatiale produite par la théorie de Jean-Marc Moura30 ; c’est l’Orient qui s’oppose à l’Occident dans un renversement de perspectives qu’Edward Saïd reconduit à la stratégie du rewriting, consistant à réécrire la grande Histoire et réinterpréter son parcours individuel au moyen d’une narration rivale, empruntant à l’héritage littéraire occidental pour lui imposer une mutation au contact d’une autre culture et d’une autre esthétique, contre le point de vue historique colonial31. Comme le rappelle François Cusset, le programme des subaltern studies, au prisme desquels cette intertextualité peut s’expliquer, permet « […] aux théoriciens postcoloniaux d’extraire le récit du colonisé de la trame historique dominante, ce "mythe" occidental, pour en faire le point de départ d’une autre pensée de l’histoire, d’une contre-histoire »32.

22 Moussa est l’écho de Meursault, le roman de Daoud, algérien, répond au roman de Camus, français, il représente son double : il nomme l’Arabe, le fait sortir de son

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anonymat, lui rend justice, car le discours colonial a privé l’indigène non seulement de son nom, mais aussi de sa géographie et de son histoire33.

23 Les relations explicites et implicites que nous avons décodées sur la base de cette opposition constitutive, produites par le jeu de l’intertextualité, mènent à l’interprétation d’un système de références qui dépassent les limites du texte pour atteindre l’espace et le temps.

24 Dans le projet littéraire de Daoud, l’opposition concerne notamment les dates de l’histoire coloniale : le 5 juillet 1942 Meursault tire sur l’Arabe et le 5 juillet 1962 le roumi Joseph Larquais est assassiné par Haroun.

25 Plus encore, cette symétrie engage les éléments biographiques de nos deux auteurs, leur place et leur position par rapport à cette même Histoire : Camus est journaliste à Alger et Daoud est journaliste à Oran. Or il se trouve que ces deux villes se conforment, elles aussi, à une sorte de disposition bipolaire car la prise d’Alger, qui a lieu en 1830, marque le début de la colonisation, et à Oran, en 1962, a lieu le massacre de civils européens après la reconnaissance officielle de l’Indépendance.

26 La critique est d’accord et propose ce constat en guise de conclusion : « En revisitant Camus et son Étranger, [on interroge] deux trilogies, celle qui hante l’âme tourmentée des Algériens – Camus-Meursault-l’Arabe – et l’autre qui hante la conscience troublée des Français – l’indigène-l’Arabe-le musulman »34.

Ni victimes ni bourreaux

27 Pour Daoud, écrire avec Camus équivaut à une opération plus ample que celle qui met en contact deux textes. Cela veut dire écrire avec l’histoire coloniale, son discours et sa plaie toujours à vif, comme cette mère qui « Aujourd’hui est encore vivante ».

28 L’exhibition du rapport à l’hypotexte camusien signale en effet une complexification que nous allons tenter d’éclairer. Au sein d’une écriture « à tiroirs et haletante »35, la voix qui appartient d’abord à Haroun, finit par prendre la place de celle de Meursault : « Mais souvent aussi je retombe, je me mets à errer sur la plage, pistolet au poing, en quête du premier Arabe qui me ressemble pour le tuer »36.

29 Les dispositifs de théâtralisation d’un affrontement binaire s’épuisent rapidement37 : la voix du narrateur se superpose à celles de ses interlocuteurs dans un mouvement de concentration polyphonique, en même temps que les parcours de vie des personnages déçoivent l’horizon d’attente du lecteur. Nous apprenons par exemple que Haroun, scolarisé dans les années 1950 à Hadjout, anciennement Marengo, a déserté la cause révolutionnaire et qu’il ne sera pas poursuivi pour le meurtre de Joseph Larquais, « […] mais parce qu’il n’a pas tué de Français au bon moment c’est-à-dire pendant le temps de la guerre pour l’indépendance de l’Algérie »38.

30 S’intensifiant au fil des pages, ces nouvelles informations décloisonnent la morphologie d’un système idéologique qui, des deux côtés, entretient la haine de l’Autre.

31 Une question semble surgir alors de cette structure énonciative à la « mécanique ondulatoire »39, concernant la place des uns et des autres face à la colonisation.

32 Dans ce même « univers farouche et limité de l’homme »40, Camus a dû chercher ses réponses. Le quotidien de Meursault est enregistré par une séquence parataxique de gestes et de phrases juxtaposées, sans rapport de coordination ni de subordination ; le

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choix du temps verbal, ce passé composé longuement analysé, par Sartre notamment, participe à la mise en place de « la solitude de chaque unité phrastique »41 comme à l’intérieur d’un monologue où l’abondance de locutions temporelles place le locuteur en dehors de toute chronologie42. Sans liens signifiants entre les faits, une « cloison vitrée »43, « transparente aux choses et opaque aux significations »44, laisse apercevoir un monde dirigé par le déterminisme d’une « économie mécanique »45, et l’on finit par croire que Meursault a tiré sur l’Arabe à cause d’une insolation, le regard dans le vide, la conscience rayée.

33 S’il développe une sorte de neutralité morale, Meursault refuse aussi le caractère déraisonnable de l’Histoire. Le héros de Camus est lucide, innocent et idiot : « Il est étranger à ce monde et il fait de l’absurde non pas ce qui dérange et brise tout, mais ce qui est susceptible d’arrangement et ce qui même arrange tout »46. L’homme trouve alors un sens dans la conscience de la répétition régulière de l’effort sans fin de vouloir refaire le monde en dehors de l’Histoire.

34 La perspective sociocritique postcoloniale semble être dépassée par une réflexion métaphysique.

35 À côté de Meursault, se dresse alors Haroun qui, sur la tombe vide de son frère, devient aussi un personnage sisyphéen : « C’est dans cet endroit que je me suis éveillé à la vie, crois-moi. C’est là que j’ai pris conscience que j’avais droit au feu de ma présence au monde […] malgré l’absurdité de ma condition qui consistait à pousser un cadavre vers le sommet du mont avant qu’il ne dégringole à nouveau, et cela sans fin »47.

36 Daoud et Camus, autant que les narrateurs de leurs romans, ne sont pas opposés dans l’Histoire car tous deux brouillent les clivages d’une opposition érigée d’abord par le système colonial puis, à partir de l’Indépendance, entretenue par la rhétorique du discours national. Ce schéma d’opposition bipolaire, nécessaire comme l’est un marqueur identitaire et absurde comme l’est tout régime racial basé sur la haine de l’autre, continue de s’imposer aux héritiers de l’histoire coloniale, tel un appareil de déshumanisation, comme l’entend Sartre48, ou un système d’aliénation, comme dans l’analyse de Saïd qui écrit à ce propos que : « the colonized people […] had freed themselves […] but remained victims of their past »49.

37 Né en 1970 et faisant partie de la génération de la post-indépendance50, Daoud considère que le drame du peuple algérien consiste à continuer à entretenir une sorte de « nostalgie du bilatéral pur et dur »51 dans la représentation de soi et la relation à l’Autre. En 1962, le colonisé se retrouve face à lui-même pour la première fois depuis toujours, il est uni à ses frères par un drapeau et une langue qui ne sont pas les siens, il est condamné à la mystification de la guerre de libération, et finit par trouver sa liberté dans le paradoxe de l’adoption de la langue du colonisateur.

38 Butin de guerre pour l’écrivain algérien Kateb Yacine, langue de l’Autre mais aussi autre langue, langage poétique, pour Assia Djebar52, la langue française représente un espace d’affranchissement. Dans cette acception bien particulière, Daoud énonce sa propre politique de la langue : faire « des mots du meurtrier et de ses expressions [un ] bien vacant »53, sans propriétaire (le colon l’aurait-elle abandonnée ou perdue) ou sans possesseur (l’indigène l’aurait-elle volée), pour sublimer le réel, comme l’a fait Camus, qui « savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime »54, « pour parler à la place du mort, continuer un peu ses phrases »55.

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39 La contre-enquête ne peut aboutir. Reste Sisyphe et son mythe qui inspire la révolte : jour après jour, le chroniqueur lit l’actualité et raconte d’autres histoires possibles au- delà du trouble que les violences de la décennie noire ont projeté sur les références identitaires des peuples dans la globalisation, encore et toujours colonisé : « Quel drôle de métier. D’ailleurs est-ce réellement un métier ? S’amuser à refaire le monde chaque matin, le porter comme Atlas, comme Sisyphe… dans un recommencement sans fin ? » 56.

40 La langue que Daoud s’approprie est littéraire dans l’écriture romanesque mais aussi dans ses témoignages journalistiques. Tel un roman, la chronique est une écriture de la jouissance et du jeu (non pas de la justice mais de la justesse), où la langue française, capable d’« éclairer les plis du quotidien étouffant entre le minaret et la caserne »57, n’appartient ni aux victimes ni aux bourreaux.

41 Ce binôme, en dehors duquel Daoud semble vouloir se situer à travers le recours à la pratique de l’écriture, est aussi refusé par Camus.

42 Dans la série d’articles intitulée Ni victimes ni bourreaux, il écrit : « on nous demande d’aimer ou de détester tel ou tel pays et tel ou tel peuple. Mais nous sommes quelques- uns à trop bien sentir nos ressemblances avec tous les hommes pour accepter ce choix » 58.

Le vertige

43 Une fois repoussées toutes politiques identitaires issues d’une éthique de l’antagonisme, celles du discours colonial aussi bien que celles du récit-origine de la nation algérienne, que peut l’intellectuel ?

44 Désormais, la question à laquelle Daoud semble vouloir répondre n’est plus de connaître la place des uns et des autres face à la colonisation, mais plutôt de savoir resituer l’individu dans l’Histoire. À notre tour, nous souhaitons y parvenir en suivant notamment les très nombreuses occurrences du mot « vertige » dans Meursault, contre- enquête.

45 « […] juste après l’Indépendance, je suis revenu à Alger, résolu à mener ma propre enquête. Mais penaud j’ai fait demi-tour à la gare. Il faisait chaud, je me sentais ridicule dans mon costume de ville et tout allait trop vite, comme un vertige […] »59. La tentative d’échapper à la routine d’un ordre causal et d’établir un « enchaînement chronologique »60, échoue, car la vengeance n’est pas réparatrice et dans le crime il n’y a pas de libération. Une fois l’équilibre perdu, le vertige s’empare de l’homme : « J’avais tué et cela me donnait un vertige incroyable »61.

46 Ce sentiment donne l’illusion que son corps ou que les objets environnants sont animés d’un mouvement d’oscillation, mais décrit aussi l’attraction irrésistible d’une chute éprouvée au-dessus du vide, ou d’une date. Car dans notre roman, l’Histoire et ses hommes se donnent rendez-vous le 5 juillet. Si en 1942 et en 1962 sont assassinés respectivement l’Arabe et le roumi, l’équilibre à peu près parfait qui aurait assuré « que justice soit faite »62, se défait lorsqu’on découvre que l’assassinat est commis deux jours après la reconnaissance officielle de l’Indépendance, et que la date de sa proclamation, que le général De Gaulle doit faire le soir du 5 juillet, arrive le jour du 132e anniversaire de la prise d’Alger par les Français.

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47 Or cette attirance vertigineuse de dates, loin d’appartenir à l’ordre de la justice, est plus proche d’un jeu de correspondances ludiques, qui tente en vain de donner un sens au hasard. Le narrateur l’explique ainsi : « Je pouvais passer de vie à trépas et de l’au-delà au soleil en changeant seulement de prénom : moi Haroun, Moussa, Meursault ou Joseph. La mort, aux premiers jours de l’Indépendance, était aussi gratuite, absurde et inattendue qu’elle l’avait été sur une plage ensoleillée de 1942 »63. Les crimes, à travers lesquels l’Histoire se reproduit, dans l’élan vain d’une aspiration à un idéal par exemple, s’enchaînent dans le vertige d’une répétition injuste où l’individu est condamné à se perdre. Comme Haroun qui avoue : « J’ai connu les vertiges de l’homme qui possède un secret bouleversant et je me suis promené ainsi, avec une sorte de monologue sans fin dans ma tête »64.

48 Emil Cioran, que l’auteur cite en exergue à son roman, l’exprime ainsi : « L’heure du crime ne sonne pas en même temps pour tous les peuples. Ainsi s’explique la permanence de l’histoire »65. Dans cet inexorable flux d’événements, Daoud renonce à rendre aux victimes la « justice absurde »66 des tribunaux, mais compose la justesse de l’écriture littéraire, comme si une fois déçues les attentes d’un ordre moral, il ne restait plus que les formes d’un virtuosisme esthétique. On se demande alors si Meursault a tué par le déterminisme ou par le hasard de l’histoire et si l’Arabe avait « un révolver, une philosophie ou une insolation ? »67.

49 Sans victimes et sans bourreaux, sans hiérarchie et sans références, Haroun tombe dans le vide anéantissant d’une histoire qu’il ne peut que rejouer à l’infini : « J’éprouve juste une sorte de lassitude, l’envie de dormir souvent et, parfois, un immense vertige »68.

50 Mais le vertige correspond aussi à la métaphore d’un sentiment d’étrangeté, comme le « trouble mental dans lequel le malade perd le sentiment de sa réalité personnelle, reconnaît mal le monde environnant »69.

51 Cette fracture coloniale continue de situer les anciens colonisateurs et les nouveaux Algériens à l’intérieur d’une opposition qui concerne aussi le rapport entre les littératures francophones et la littérature de l’Hexagone, dans les termes d’une hiérarchisation entre une périphérie et un centre. Un rapport que l’ouvrage de Daoud a déstabilisé, par une démarche transgressive, et cela au moins pour deux raisons : d’abord un écrivain algérien reprend un auteur classique de la littérature française, puis son roman paraît en Algérie, à la périphérie du marché éditorial, avant d’être publié en France, au sein des institutions de la sacralisation littéraire70. S’agit-il, comme le soupçonne Sylvie Ducas, d’« une extrême ambition qui ne s’avoue pas, celle d’un écrivain algérien rêvant de devenir un grand “écrivain français” »71 ? Ou bien, est-ce la permanence d’un rapport de force qui lie, dans le conflit et l’opposition, par une sorte d’attirance, le colonisé au colonisateur ? Cette force mimétique est l’objet de l’analyse d’Albert Memmi.

52 Le colon attire l’indigène pour mieux le repousser : « […] c’est sa langue maternelle (du colon) qui permet les communications sociales ; même son costume, son accent, ses manières finissent par s’imposer à l’imitation du colonisé […] »72.

53 La perversion de la relation coloniale se manifeste alors dans sa physionomie qui ressemblerait à une pyramide dans laquelle l’indigène souhaite prendre les distances du musulman et s’identifier au Français, et le colonisé finit par être le colonisateur : […] dans un grand élan qui m’emportait vers l’Occident, qui me paraissait le parangon de toute civilisation et de toute culture véritables, j’ai d’abord tourné allègrement le dos à l’Orient, choisi irrévocablement la langue française, me suis

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habillé à l’italienne et ai adopté avec délices jusqu’aux tics des Européens. En quoi d’ailleurs, j’essayais de réaliser l’une des ambitions de tout colonisé, avant qu’il ne passe à la révolte.73

54 Si Daoud a fait l’expérience de ce sentiment, il a aussi réalisé que l’injustice n’est pas une prérogative du système colonial et que la révolte ne concerne pas exclusivement l’indigène. D’après Memmi, le colon de bonne volonté fait aussi l’expérience de l’injustice de sa position. S’il refuse le camp auquel il est censé appartenir, qu’il perçoit comme injuste, il se rapproche du camp de l’indigène, qu’il découvre être celui du droit : mais bien avant « qu’il aille jusqu’au bout de sa révolte […] le vertige le gagne »74.

55 Ainsi sont réunis dans la voix d’un seul personnage Meursault et Haroun, en même temps que le drame qui les lie, comme si « la relation coloniale […] enchaînait le colonisateur et le colonisé dans une sorte de dépendance implacable »75.

56 Dans Mes indépendances, l’angoisse philosophique de l’écriture littéraire cède le pas à l’analyse de l’actualité dans laquelle surgit une réflexion sur le rapport de l’intellectuel à la politique et, face à un régime de discours qui continue d’être hanté par la fracture coloniale, une forme de liberté est revendiquée. L’Indépendance perd sa lettre majuscule et se décline au pluriel, à travers la référence à l’auteur des Chroniques algériennes76 : son combat pour la vérité en dehors des appartenances idéologiques et des partis politiques ; son attachement à l’Algérie qui le fait sentir en exil en France ; la dénonciation lucide des injustices du système colonial ; la revendication d’une issue dans l’égalité sont les thèmes inspirateurs d’un combat dont Daoud revendique à plusieurs reprises l’ascendance.

57 La pensée de Camus, qui s’inscrit dans cette guerre des mémoires, est déjà celle de la complexité et Kamel Daoud, qui semblait s’insérer dans la lignée « contrapuntique » de Saïd77 par ce biais littéraire, est encore l’homme révolté, faisant l’expérience de l’absurde.

58 « Coincé[s] entre deux histoires »78 et victimes de leurs rhétoriques aliénantes, se situant d’une certaine manière à un bout et à l’autre de cette fracture qui fait parader sur les deux fronts de la Méditerranée le nous et le eux, les victimes et les bourreaux, ouvrant un abîme au cœur d’une identité absurde pour Camus, peut-être vertigineuse pour Daoud, nos deux auteurs semblent réaliser que l’Autre, loin de servir à alimenter une haine paralysante, permet de « creuser les perspectives de sa solitude »79, que la mesure de l’homme n’est pas dans l’opposition à son frère mais plutôt dans l’immensité comme contrepoint de sa petitesse.

NOTES

1. S. Lapaque, « Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud : une réécriture de Camus », dans Le Figaro, 16 octobre 2014, consulté le 15/11/2018, URL : . 2. K. Daoud, Meursault, contre-enquête, Arles, Actes Sud, 2014, p. 16 (dorénavant MCE).

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3. M. Séry, « Kamel Daoud double Camus. Avec “Meursault, contre-enquête”, l’écrivain algérien a réécrit “L’Étranger” – du point de vue arabe. Superbe », dans Le Monde, 25 juin 2014, consulté le 15/11/2018, URL : . 4. Cette démarche est à la base du roman de K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, Paris, Stock, 2018. L’Orient et l’Occident s’opposent, à travers une série de couples dichotomiques : le sauvage et le civilisé, le corps voilé et le corps nu, Abdellah et Picasso, le djihadiste et l’artiste, le désert et l’idéal de pureté unique pour le premier, le musée et la défense des différents patrimoines de l’humanité pour l’autre. 5. Hegel a déjà pensé le binôme du maître et de l’esclave comme une relation paradoxale basée sur l’indifférence et la dépendance réciproques. G. W. F. Hegel, Indépendance et dépendance de la conscience de soi : domination et servitude, dans Phénoménologie de l’esprit [1807], tr. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, t. 1, 1978, p. 145 et sq. 6. MCE, p. 16. 7. J. Kristeva, « Le mot, le dialogue, le roman », dans Id., Sémeiotiké, Paris, Seuil, 1969, p. 82-112, p. 84. 8. J.-P. Sartre, « Explication de L’Étranger », dans Id., Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 99-121, p. 102. 9. MCE, p. 12. 10. Ibid., p. 4. 11. Ibid., p. 77. 12. Ibid., p. 115. 13. Ibid., p. 137. 14. A. Camus, La Chute, Paris, Gallimard, 1956. 15. MCE, p. 30. 16. K. Daoud, Le Peintre dévorant la femme, cit., p. 180. 17. Id., Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, Arles, Actes Sud, 2017. 18. MCE, p. 110. 19. Ibid., p. 11. 20. Ibid., p. 29. 21. J.-P. Sartre, art. cit., p. 118. 22. MCE, p. 29. 23. Ibid., p. 48. 24. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, Paris, Gallimard, 1942. 25. MCE, p. 21. 26. A. Compagnon, La Seconde Main, ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 351 et p. 356. 27. J.-P. Sartre, art. cit., p. 105. 28. MCE, p. 47. 29. G. Spivak, In Other Words: Essays in Cultural Politics, New York, Routledge, 1988, p. 213. 30. J.-M. Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. 31. E. W. Saïd, Orientalism, New York, Pantheon, 1978. 32. F. Cusset, « Politiques identitaires », dans Id., French Theory, Paris, La Découverte, p. 143-178, p. 155. 33. E. W. Saïd, « Representing the Colonized: Anthropology’s interlocutors », dans Critical Inquiry, 15, 1989, p. 205-225. 34. M. Harzoune, « Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête », dans Hommes et migrations, 1308, 4, 2014, p. 195. 35. F. Tilikete, « Meursault, contre-enquête ou la nécessaire réécriture », dans Review of books/ Revue Africaine des Livres, 11, 2, septembre 2015, p. 19-20, p. 19. 36. MCE, p. 147.

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37. Ch. Bonn, « La littérature francophone serait-elle sortie du face-à-face post-colonial ? », dans Modern & Contemporary France, 10, 4, 2002, p. 483-493. 38. E. Caduc, « Postérités d’Albert Camus chez les écrivains algériens de Kateb à Sansal », dans Loxias-Colloques, 4, « Camus : "un temps pour témoigner de vivre" (séminaire) », consulté le 15/11/2018, URL : . 39. M. Harzoune, art. cit., p. 195. 40. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, dans Id., Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, cit., p. 161-168, p. 167. 41. J.-P. Sartre, art. cit., p. 117. 42. M.-G. Barrier, L’Art du récit dans L’Étranger de Camus, Paris, Nizet, 1962. 43. J.-P. Sartre, art. cit., p. 114. 44. Ibid., p. 115. 45. Ibid., p. 121. 46. M. Blanchot, « De l’Angoisse au langage », dans Id., Faux pas [1943], Paris, Gallimard, 1971, p. 65-71, p. 70. 47. MCE, p. 57. 48. J.-P. Sartre, « Préface », dans A. Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, [1966], Paris, Gallimard, 1985. 49. « […] les peuples colonisés […] se sont libérés […] mais sont toujours victimes de leur passé », E. W. Saïd, art. cit. p. 207 [Nous traduisons]. 50. Ch. Chaulet Achour, « Une variation algérienne sur l’écriture camusienne : Meursault, Contre- enquête de Kamel, Daoud (2013) », « Albert Camus et l’Algérie », Lyon, 30 janvier 2014 – Association Coup de Soleil en Rhône Alpes, consulté le 15/11/2018 URL : . 51. MCE, p. 32. 52. V. Algeri, L’Histoire de soi dans la langue de l’autre. La Polyphonie linguistique dans l’œuvre d’Assia Djebar, Roma, Aracne, 2014. 53. MCE, p. 12. 54. Ibid., p. 11. 55. Ibid., p. 12. 56. Ibid., p. 9. 57. K. Daoud, Mes indépendances. Chroniques 2010-2016, cit. p. 16. 58. A. Camus, « Ni victimes ni bourreaux. 19-30 novembre 1946 », dans Id., Camus à Combat, éd. J. Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, « Cahiers Albert Camus 8 », 2002, p. 641. 59. MCE, p. 33. 60. J.-P. Sartre, art. cit., p. 121. 61. MCE, p. 121. 62. Ibid., p. 16. 63. Ibid., p. 115. 64. Ibid., p. 148. 65. Ibid., p. 7. 66. J.-P. Sartre, art. cit., p. 111. 67. MCE, p. 14. 68. Ibid., p. 97. 69. P. Janet et F. Raymond, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris, Alcan, 1903, p. 42. 70. K. Harchi, Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, Paris, Pauvert, 2016, p. 27. 71. S. Ducas, « L’entrée en littérature française de Kamel Daoud : "Camus, sinon rien !" », dans Littératures, 73, 2015, p. 185-197, p. 185. 72. A. Memmi, op. cit., p. 38. 73. Ibid., p. 25.

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74. Ibid., p. 46-47. 75. Ibid., p. 13. 76. A. Camus, Chroniques algériennes 1939-1958, Paris, Gallimard, 2002. 77. E. W. Saïd, « Camus et l’expérience impériale française », dans Id., Culture et Impérialisme [1993], tr. fr. P. Chemla, Paris, Fayard – Le Monde diplomatique, 2000, ch. 7, p. 248-268. 78. MCE, p. 93. 79. Ibid., p. 83.

RÉSUMÉS

En interrogeant la présence de l’œuvre d’Albert Camus dans le roman Meursault, contre-enquête (Barzakh, 2013 et Actes Sud, 2014) de Kamel Daoud, apparaissent les marques d’un engagement politique et poétique qui surgit aujourd’hui comme hier d’une inquiétude face à l’absence de repères. Deux auteurs, écrivains et journalistes, dialoguent ainsi d’un bout à l’autre de l’histoire coloniale, pour soulever la question fondamentale de la raison de la haine. Daoud avec son Arabe, comme Camus avec son Meursault, trouvent la réponse en dehors des idéologies, dans l’absurde. Est-ce le prix à payer pour se libérer d’un récit hanté par la fracture coloniale ?

By questioning the presence of the work of Albert Camus in the novel Meursault, contre-enquête (Barzakh, 2013 and Actes Sud, 2014) by Kamel Daoud, the marks appear of a political and poetic commitment that arises today as yesterday from a concern due to the absence of landmarks.Two authors, both writers and journalists, from one side to the other of colonial history, raise the fundamental question of the reason of hate. Daoud with his Arab, like Camus with his Meursault, find the answer beyond ideologies, but in the absurd. Is this the price to pay to free oneself from a story haunted by the colonial fracture ?

INDEX

Mots-clés : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextualité, absurde, colonisation Keywords : Daoud (Kamel), Camus (Albert), intertextuality, absurd, colonization

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La filiation et l’oblique. Le Silence de mon père de Doan Bui Filiation and the oblique. Doan Bui’s Le Silence de mon père

Maria Chiara Gnocchi

De l’exil à l’errance, la mesure commune est la racine, qui en l’occurrence fait défaut. C’est par là qu’il faut commencer. É. Glissant, Poétique de la relation

1 Doan Bui, journaliste à L’Obs et auteure de reportages 1, publie en 2016 un ouvrage personnel, de tout autre genre : Le Silence de mon père. La jaquette précise : « Enquête sur mon père, cet inconnu »2. C’est ce qu’on appelle un récit de filiation, à savoir un récit de soi où la définition du sujet doit beaucoup à son rapport avec son ascendance, en particulier avec les figures parentales (cf. infra). Tout commence, en effet, au moment où le père de la narratrice, qui coïncide avec l’auteure, devient aphasique à la suite d’une attaque cérébrale. Doan réalise alors qu’elle ne sait rien de lui et de ses propres origines. Tandis que, en tant que journaliste, elle a interrogé des migrants de tous pays, elle n’a jamais posé de questions à son propre père. Le livre est donc le lieu et le moyen, comme le suggère la quatrième de couverture, d’une « enquête intime menée comme un polar, [d’]un voyage dans les secrets de famille, les exils et la mémoire, de la banlieue du Mans aux ruelles de Hanoi ».

2 Je voudrais démontrer que l’intérêt du récit naît de la convergence de trois facteurs. Il s’agit, en premier lieu, d’un récit de filiation canonique, dans sa double acception familiale et littéraire, où la dimension de l’enquête est magnifiée par l’habitus de journaliste de la narratrice. On peut dire que c’est en même temps un récit de la post- migration en France3. Pour finir, la narration trouve une déclinaison particulièrement originale en rapport à la langue vietnamienne et à son emploi des prénoms, des pronoms et des allocutifs, ainsi que la narratrice le précise dans des commentaires qui ne sont pas seulement métalangagiers mais aussi inévitablement, métanarratifs4.

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Héritages

3 On assiste de nos jours, et depuis le début des années 1980, à une véritable prolifération, en France, de récits de filiation. Dominique Viart, à qui on doit cette définition, explique que « [c]ette forme littéraire a pour originalité de substituer au récit plus ou moins chronologique de soi qu’autofiction et autobiographie ont en partage, une enquête sur l’ascendance du sujet » : Tout se passe en effet comme si, la diffusion de la réflexion psychanalytique ayant ruiné le projet autobiographique en posant l’impossibilité pour le Sujet d’accéder à une pleine lucidité envers son propre inconscient, les écrivains remplaçaient l’investigation de leur intériorité́ par celle de leur antériorité familiale. Père, mère, aïeux plus éloignés, y sont les objets d’une recherche dont sans doute l’un des enjeux ultimes est une meilleure connaissance du narrateur de lui-même à travers ce(ux) dont il hérite.5

4 Les critiques reconnaissent dans des ouvrages comme La Place d’Annie Ernaux (1983), Vies minuscules de Pierre Michon (1984), L’Orphelin de Pierre Bergounioux (1992) les premiers exemples de récits de filiation, même si certains éléments du genre sont déjà reconnaissables dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, dans différents récits de , voire dans Le Premier homme d’Albert Camus, qui se configurent eux aussi « sur le mode de l’enquête » et sont « traversé[s] de supputations et d’hypothèses présentées comme telles dans le corps même du livre »6. Si l’enquête est nécessaire, c’est qu’il y a, au départ, un « défaut de transmission »7 : c’est souvent un décès qui en suscite l’initiative, ou encore la maladie ou, plus simplement, l’inexorable vieillissement d’un des parents.

5 Le livre de Doan Bui présente tous les traits du récit de filiation. Il naît d’une « contrainte » initiale (l’accident vasculaire cérébral du père de la narratrice, qui lui ôte la parole) qui, comme l’absence de souvenirs dans W ou le souvenir d’enfance, loin de décourager les tentatives de reconstruction du passé, leur donne leur plus vif élan. Ceci dit, on découvrira bientôt que depuis longtemps le silence couvrait de larges pans de l’histoire familiale. Le silence, et le silence des pères en particulier, est un des topoï principaux des récits de filiation : c’est là que réside, la plupart du temps, le « défaut de transmission » évoqué, et c’est là que l’acte d’écriture trouve sa raison d’être. De plus, dans le cas de Doan Bui, l’enquête n’est pas une ressource accessoire, mais quelque chose d’intimement lié à sa profession de reporter : Je ne sais pas qui est mon père. Je suis face à un reflet qui danse et qui tremble sur l’eau, je tente de le capturer, je plonge ma main, mais il se dérobe comme les bribes d’un rêve au matin. […] Il est temps d’élucider, de me débarrasser de mon habit de « fille de », et d’endosser celui du journaliste, retrouver mes réflexes : me documenter, interroger, poser des questions. (SP 62)

6 Loin de se limiter à présenter les résultats de l’enquête, le récit consiste dans cette enquête. Et donc d’une part, le texte suit les démarches de la narratrice dans les archives ou dans les bureaux de l’administration, sans cacher les marges d’incertitude qui restent. D’autre part, les documents, les lettres, voire les conversations sur WhatsApp ou MSN intègrent matériellement le récit. Ce n’est pas tout : comme tant d’autres écrivains, pour réduire « l’insavoir lié à telle ou telle période biographique mal renseignée », Doan Bui recourt « à des connaissances historiques plus larges, selon les méthodes développées par la microstoria »8. Comme Perec ou Modiano l’ont bien

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démontré, il y a des événements historiques qui décident des moments d’une vie : faute de renseignements sur l’histoire personnelle, l’Histoire « avec sa grande Hache » rendra compte de ce qui manque. L’histoire du Vietnam est déterminante pour l’avenir de la famille Bui. Le père de la narratrice était d’abord venu en France pour faire des études de médecine, au terme desquels il prévoyait regagner le Vietnam ; c’est à cause de la chute de Saigon et de la dissolution du Sud Vietnam dont il était originaire qu’il finit par rester en France. L’enquête menée par la narratrice lui permettra de découvrir le « secret de famille »9 que son père a caché à sa propre femme pendant quarante ans de mariage, à savoir qu’il a passé son enfance dans le maquis, son propre père étant un Viêt-minh.

7 Le recours à l’Histoire n’implique pas du tout que la narration aboutisse à l’exactitude d’une narration historique, au contraire : il est courant dans les récits de filiation que les doutes s’affichent et qu’on fasse recours, pour les combler, à l’imagination, voire à la fiction. Ce n’est pas là une nouveauté dans l’absolu : déjà dans les narrations post- mémorielles de Perec et de Modiano, « [c]’est par le détour de l’imagination romanesque que le fait historique acquiert sa plus grande authenticité, sa plus grande vérité »10. Il est pourtant vrai que cette attitude trouve aujourd’hui un terrain fertile à son déploiement, vu que « l’époque n’est […] plus au partage net entre fiction et mouvement du savoir, qui ferait de la fiction une dérive mensongère ou une illusion trompeuse »11. Viart invite à parler de « figuration » plus que d’invention tout court : le texte « entreprend de dire comment l’écrivain (le narrateur) se figure que les choses ont pu se passer, en fonction des éléments tangibles dont il dispose »12. C’est donc moins pour sa « puissance romanesque » que pour sa « potentialité cognitive »13 que la fiction se déploie, « comme fiction de méthode […] mais aussi comme potentialité réparatrice »14. Par exemple, Doan Bui sait exactement où et quand son père est arrivé en France, mais elle ne peut que se figurer les conditions climatiques voire psychologiques de ces moments : Mon père devait avoir emporté un pull-over tricoté par sa mère, celui que tous les Vietnamiens exilés avaient glissé dans leur bagage : sa mère avait si peur du froid climat de cette lointaine France. La France ! Il y arrive enfin le 6 décembre 1961. Je l’imagine regarder s’éloigner la tache verte et bleue de son pays, le vol est long, il s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse, et puis voilà, la France s’approche, il se penche vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings vus de haut, l’avion atterrit, il descend, l’aéroport d’Orly – Roissy n’existe pas encore – lui semble immense. (SP 118-119)

8 Les constructions verbales suggèrent la fusion entre les données factuelles et les suppositions. En effet, on pourrait être amené à distinguer entre des phrases comme « Mon père devait avoir emporté » ou « Je l’imagine regarder », qui ne cachent pas la participation subjective de la narratrice, et d’autres affichant une valeur historique comme « Il y arrive enfin le 6 décembre 1961 ». Or d’autres phrases dans le même paragraphe, par exemple « il s’assoupit à moitié, se réveille sans cesse » ; « il se penche vers le hublot, il est stupéfait par tous ces buildings » sont construites exactement comme des phrases avec un fondement de vérité historique, alors qu’elles sont visiblement le résultat d’une figuration.

9 Pour finir, comme tous les récits de filiation, la narration de Doan Bui a pour objet principal, ou principalement exhibé, une figure parentale, mais par le biais de cette recherche d’autrui, le sujet se questionne inévitablement sur lui-même, sur le rôle de cette ascendance sur son être. Annie Ernaux consacre La Place à la figure de son père, et

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pourtant la « place » dont il est question est bien plus la sienne que celle qu’a ambitionnée son géniteur au cours de sa vie. Les choses se passent de la même manière dans le texte de Doan Bui, où le silence n’est pas seulement celui du père, causé par l’AVC, ni celui de la famille qui cache ses secrets. Le silence caractérise aussi l’auteure, qui interrompt à un moment donné son enquête, « assommée » par le décès de sa troisième fille, deux semaines après sa naissance. « Je me suis tue », explique-t-elle : « Le silence me broyait. Je n’avais parlé qu’à peu de monde de ce décès. Comme ma mère lors de l’AVC de mon père, j’avais tout caché » (SP 138-139). Elle essaie dans un premier temps d’écrire à propos de cette petite fille, puis range ces pages dans une pochette pour ne plus jamais les lire. Elle ne se sent à son aise ni en évoquant la petite morte avec les gens, ni en occultant sa douleur. C’est alors que l’idée lui vient de reprendre son projet : Cette enquête sur mon père, sur le silence de mon père, en écho au mien. Peut-être est-ce ça, un livre. Quelque chose qui naît de ce qui n’a pas été dit. Quelque chose qui répare. Quelque chose qui vous projette vers le futur, tout en vous forçant à regarder en arrière. Comme un ruban de Möbius. (SP 141)

10 La narratrice explique ce qui la fascine dans le ruban de Möbius, dans cette « espèce de boucle qui tourne sur elle-même à l’infini » (ibid.), dont Lacan était aussi intrigué, qui y voyait « [l]a dualité entre le conscient et l’inconscient : ce qui se dit, ce qui se tait » (SP 142). « Nos vies sont le ruban de Möbius », écrit-elle : « Nous marchons, nous croyons que le chemin est une ligne droite […]. Il faut “aller de l’avant”, dit-on. Quelle absurdité. Alors que nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142).

11 Parler du père est donc une manière indirecte (« oblique », disait Lejeune à propos de Perec)15 pour parler de sa propre fille, mieux : pour parler de soi-même – coincée entre un aphasique et une petite morte – et donc de cette petite fille aussi. Les ressemblances entre la narratrice et son père sont d’ailleurs plusieurs fois soulignées dans le livre : des affinités qui touchent à la vue d’une part (ils sont myopes tous les deux) et à la voix de l’autre. Tous les deux se sentent rassurés par le silence (SP 74) et leur voix sonnent en écho, conditionnées par l’asthme : […] de mon silence un son a émergé : la toux asthmatique du mon père. J’écoutais ce son caverneux qui résonnait dans toute ma cage thoracique. J’étais devenue mon père : je sonnais comme lui. […] Je suis bien la fille de mon père. (SP 74-75)

12 Ce n’est pas pour rien qu’un chapitre du livre s’intitule « Fille de », et que cette formule revienne avec insistance dans le livre : Doan Bui parle d’elle-même, mais elle peut le faire seulement en relation avec son père.

Appartenances

13 Si les auteurs ne parlent de soi qu’indirectement, ce qu’ils mettent surtout en avant, ce sont leurs héritages, qui sont de deux types, familiaux et littéraires. Et donc, le récit de filiation assume sa dimension littéraire non seulement par l’usage qu’il fait de la fiction, mais aussi par « l’imprégnation littéraire dont témoigne sa forte intertextualité »16.

14 L’appartenance de type familial qui se dessine dans Le Silence de mon père va bien au- delà du cercle restreint de la famille. Doan Bui est née en France de parents vietnamiens et son « entre-deux » est maintes fois commenté : Nous sommes, mon frère, mes sœurs et moi, des enfants « banane ». Jaunes à l’extérieur, blancs à l’intérieur. Tous nés en France. De purs produits de la

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République française. Nous ne parlons pas la langue de nos parents. J’ai tout oublié du vietnamien, ma langue maternelle, celle dans laquelle j’ai appris mes premiers mots. (SP 81)

15 « Nous ne parlons pas la langue de nos parents » : l’écho est assez évident à Je ne parle pas la langue de mon père, récit de filiation de Leïla Sebbar, écrivaine française, résidant en France, née en Algérie de père algérien et de mère française. Et qui regrette, entre autres, la volonté de son père de taire l’essentiel de sa vie passée17. Mais d’autre part, des centaines d’œuvres de ce qu’on a longtemps appelé les deuxièmes générations en France résonnent en écho à ces quelques lignes. La critique, qui a actuellement tendance à parler de littérature de la post-migration, s’est surtout concentrée sur les récits « beurs », les plus nombreux dans cet ensemble, avec lesquels Le Silence de mon père partage plus d’un trait. Dans ces textes, en effet, il y a typiquement un narrateur né en France, qui parle français et qui est à son aise au milieu des habitudes, produits et conventions de son pays natal, alors que ses parents restent attachés au pays de provenance, du double point de vue linguistique et culturel. Les enfants de la post- migration vivent dès lors dans une sorte d’entre-deux, puisqu’ils ont une vie sociale qui les rapproche de leurs camarades « de souche », quitte à entrer dans un autre univers aux moments des repas en famille, des vacances, des fêtes traditionnelles. Alors que, tout jeunes, ces personnes se montrent agacées par la culture d’origine des parents, le moment arrive presque toujours où ils redécouvrent la valeur de ces attaches. Cela peut se passer à l’occasion d’un voyage dans le pays d’origine de la famille ou au moment où ils deviennent à leur tour parents. Dans La Nebulosa beur, Ilaria Vitali a très bien illustré toutes ces questions18, qui se retrouvent de manière très évidente dans Le Silence de mon père. Il serait peu pertinent de les aborder toutes dans le contexte de la présente étude ; quelques éléments méritent cependant d’être soulignés, puisqu’ils contribuent au sens et à la cohésion du texte analysé.

16 Rappelons, tout d’abord, que s’il est plus fréquent que les récits des deuxièmes générations soient centrés sur celles-ci plutôt que sur leurs parents, force est de reconnaître que le lien avec le père, la mère et leur communauté d’origine constitue un trait incontournable de leurs réflexions ; si on les a appelées « deuxièmes générations », c’est bien par rapport à une première et à ce qu’elle a accompli. Or, les pères décrits sont toujours plus ou moins absents, presque éclipsés du contexte familial, et si les enfants des primo-arrivants ressentent un besoin si vif d’en parler, c’est aussi à cause de la tendance à l’occultation de la part de la génération précédente19. Celle-ci se sent, peu ou prou, dans une condition d’exil : […] dans l’exil, un père n’a plus de gloire. On lui a coupé les ailes, comme l’albatros de Baudelaire. Il s’effondre, il n’est rien. Et quand il se relève, il est l’homme qui se bat contre des moulins : on ne le comprend pas, on le toise de haut. Il rentre, harassé par le travail, presque un étranger dans sa propre maison, il ne peut plus raconter d’histoires à ses enfants, ils ne comprennent plus sa langue. (SP 126)

17 Le père de Doan retrouve, en France, le silence de tout exilé, qui crée typiquement autour de lui « un espace de solitude où toute communication s’avère impossible »20. Or cet espace de silence est d’autant plus difficile à percer qu’il s’accommode bien des attitudes typiques de la culture vietnamienne : Ma mère est d’une génération et d’une culture où l’on ne parle pas. Parler, c’est perdre la face. C’est la honte. C’est pleurnicher et se complaire. Un truc de mauviettes, un truc de riches. Un truc de « Français ». Chez nous, on se tenait. Et on se taisait. (SP 20-21)

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18 Le dernier élément sur lequel je voudrais mettre l’accent est que la question de la double filiation, familiale et littéraire, a souvent été au cœur des écrits des auteurs francophones dits « périphériques », ou dont les parents ne sont pas français, lorsqu’ils s’attachent à parler – ne serait-ce qu’indirectement – d’eux-mêmes. Dans W ou le souvenir d’enfance, après avoir expliqué le caractère aléatoire de la graphie de son nom, Perec écrit : « j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance […] : celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée »21. La lecture et l’écriture, l’inscription de soi au registre des écrivains créeraient donc pour l’auteur « un lien familial d’un autre ordre, d’un autre registre, imaginaire autant que symbolique », en ce qu’elles lui permettent de « retrouv[er] un lignage qui le fonde en nécessité et le rattache à l’aristocratie des écrivains »22.

19 Doan Bui cite Cioran : « On n’habite pas un pays, on habite une langue » (SP 82) et observe qu’en dépit de tant d’années passées en France, son père n’a jamais habité la langue française. Par cette même citation, elle suggère a contrario qu’elle n’habite pas seulement cette langue, mais également sa culture, et en premier lieu sa littérature. La famille à laquelle elle sent d’appartenir est aussi une famille littéraire, in primis française, sans pour autant exclure les écrivains provenant d’autres pays et surtout ceux qui, comme Cioran, s’expriment en français tout en ayant des origines étrangères. Le texte abonde en citations explicites à Baudelaire (qui fut aphasique dans ses derniers jours), Proust, Camus, Saint-Simon, Duhamel, etc. Patrick Modiano, auquel est empruntée la citation en exergue du livre, est toujours présent au fil des pages. La recherche à travers les archives, les demandes aux bureaux de l’administration, la reproduction dans le texte des documents obtenus, font penser non seulement à Rue des Boutiques Obscures mais aussi à Dora Bruder, même si le ton est beaucoup plus ironique chez Doan Bui. La difficulté de dialogue avec les parents et surtout avec le père est d’ailleurs une constante dans toutes les œuvres de Modiano – et constitue l’un des thèmes majeurs de La Place d’Annie Ernaux.

20 Ce passage est un véritable condensé de citations et d’allusions littéraires : Je frissonne malgré mon gros pull-over. Mes mains sont gelées, mes doigts de pieds engourdis. Je suis à la recherche de notre mémoire, à la recherche de mon père, mais face à son nom répété dans les pages du dossier, j’ai le sentiment de pourchasser un individu qui n’a rien à voir avec l’homme que fut mon père. Je tente de m’imaginer les endroits où il a vécu […], je parcours des fiches et des noms de personnes disparues, je voudrais saisir ces ombres qui s’évanouissent, ce passé qui s’effiloche. Je tire sur le fil, les mailles se défont comme celles d’une écharpe mal tricotée, je n’ai plus rien au bout des doigts. Je tâtonne, je relis les mots, tentant d’y trouver une signification cachée, la vérité, une vérité, dans ces formulaires administratifs. (SP 115)

21 En « parcour[ant] des fiches et des noms de personnes disparues », Doan Bui réitère le geste à la base de W ou le souvenir d’enfance et surtout de Dora Bruder. L’allusion aux « ombres qui s’évanouissent » et qu’elle voudrait saisir renvoie aux deux épigraphes que Perec emprunte à Queneau pour introduire les deux parties de W ou le souvenir d’enfance : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? / cette brume insensée où s’agitent des ombres – est-ce donc là mon avenir ? ». Modiano a repris, lui aussi, cette allusion, et parle, dans Dora Bruder, des « ombres » arrêtées par les nazis, dont la mémoire a disparu et qu’il essaie inversement de tenir en vie grâce à la trace que laisse l’écriture23. Le recours explicite à l’imagination, dans ce qu’on pourrait paraphraser la « recherche de la mémoire

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perdue », à la Proust, fait également penser à Camus qui essaie, à l’instar de son alter ego Jacques Cormery, d’imaginer des bribes de la vie de son père24. Mais surtout, l’allusion aux fils de l’écharpe dont les mailles se défont renvoient à Perec, et, par-là, à Serge Doubrovsky et à son autofiction Fils. Dans W ou le souvenir d’enfance, Perec tâche de comprendre « où se sont brisés les fils qui [le] rattachent à [s]on enfance » et tresse littéralement, à l’image des « napperons de papier » qu’il faisait à l’école25, une « trame » qui les tienne ensemble, pour remédier à l’absence de souvenirs et enfreindre le silence assourdissant qui entoure son enfance d’orphelin. À l’inverse, Doan Bui croyait tout savoir de ses parents et de son enfance, ou du moins elle ne s’en était jamais inquiétée. Le silence du père, l’enquête qui s’ensuit et donc le travail d’écriture lui révèlent bien d’autres failles dans la connaissance d’un passé – celui de son ascendance – qui « s’effiloche ». Par ailleurs, son allusion au ruban de Möbius, représenté graphiquement dans le texte, n’est pas sans rappeler le W et les formes qui en dérivent, décrites et graphiquement tracées dans les pages de Perec.

22 Par ce jeu de citations enchevêtrées, Doan Bui dit son appartenance à la famille de la littérature française et d’une certaine littérature en particulier, qui fait de la recherche des appartenances et des filiations sa préoccupation majeure.

Désignations

23 L’écriture des récits de filiation affiche souvent dans le corps même du texte « les hésitations de forme comme de contenu qui l’envahissent »26. Cette attention aux « mots pour le dire » est souvent liée au « sentiment de “trahison de classe” de narrateurs issus d’un milieu social modeste […] que leur pratique littéraire a installés au cœur d’une certaine élite intellectuelle »27. Pour le dire autrement, la réflexion est souvent de l’ordre de la sociolinguistique. D’autre part, la réflexion métalangagière est récurrente dans les récits de la post-migration, où les auteurs commentent la manière dont on exprime certaines notions dans la langue de la famille d’origine. Les textes eux- mêmes sont souvent construits dans une langue qui dénonce cette double appartenance28.

24 L’opération accomplie par Doan Bui dans Le Silence de mon père relève de ces deux préoccupations, comme je l’ai dit assez typiques, mais elle se réalise de manière très originale, à travers les réflexions que la narratrice fait à propos des prénoms, des pronoms et des allocutifs en vietnamien.

25 À propos du prénom (et anticipant une réflexion sur le pronom « je »), Doan Bui explique : Le pronom personnel m’embarrasse. Je voudrais barrer ce « je » impudique qui me définit pourtant, moi, la fille de mon père. Je veux raconter mon père, raconter les miens et déjà, je fuis. Je me cache derrière le « nous », nous, notre famille, notre clan. Je suis « Doan Bui », mais nous sommes en vérité quatre autres « Doan Bui » dans ma famille. Le prénom est accessoire dans la culture vietnamienne. L’identité se décline toujours en donnant d’abord son patronyme, Bui, qui représente l’appartenance à un clan. Dans mon cas : Bui Doan Thuy. Doan : le nom de famille de ma mère. Thuy : mon vrai prénom, mon prénom vietnamien. À la maison, mes parents m’appelaient Thuy quand ils parlaient vietnamien. Ou « Con », « Enfant ». À l’école, au collège, au lycée, le prénom inscrit dans le fichier administratif prévalait : j’étais « Doan Thuy ». Et puis à 20 ans, à l’entrée dans l’âge

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adulte, j’ai coupé ce prénom en deux. Je suis devenue Doan. Un nouveau baptême. Ce prénom-là m’est resté. Dans le travail, dans la vie de tous les jours, pour la plupart de mes amis. Doan Bui : cette signature fusionne à la fois le nom de mon père et le nom de ma mère, effaçant le « Thuy », mon prénom intime. « Doan » pour les Français, « Thuy » pour les Vietnamiens, Doan pour la société, Thuy pour la famille, Doan l’adulte et Thuy l’enfant. Comme beaucoup d’enfants d’immigrés, je change de nom, comme autant de masques. (SP 63-64)

26 Le fait que le prénom soit « accessoire » est loin d’être anodin dans un récit qui participe de l’écriture de soi. Philippe Lejeune l’a toujours précisé : la signature de l’écrivain est un élément incontournable du pacte autobiographique, et l’identité onomastique entre auteur, narrateur et personnage fait l’objet, dans ses écrits critiques, de plusieurs approfondissements29. Claude Burgelin a lui aussi récemment débattu cette question en relation au « roman contemporain de la famille »30. Ce sur quoi le critique insiste surtout, c’est que le nom importe, le plus souvent, en tant que « lieu de mémoire », parce qu’il « inscrit [l’individu] dans la temporalité, la généalogie, l’histoire, la relation à d’autres »31 : « Parfois, le nom de famille traîne dans son sillage des souvenirs de frontières passées, des rappels d’exil ou de massacres, quelquefois de splendeurs enfuies »32. Or non seulement Doan Bui choisit-elle ce nom de famille lourd de mémoire, mais elle choisit de s’y identifier totalement, au détriment de son prénom, espace de l’intime, censé a priori l’identifier. Mais justement, elle a renoncé à son vrai prénom, en faveur de « Doan » qui est, ainsi qu’elle l’explique, « le même prénom que [s]es sœurs ». « Je ne suis pas Doan Bui : nous sommes Doan Bui » (SP 64). Ce nom présente donc le paradoxe de porter d’une part la marque du pluriel, du partagé, de la famille, et de représenter d’autre part le pseudonyme de l’auteure, ce qui fait d’elle une écrivaine. Si d’habitude le pseudonyme est « la plus évidente des tactiques pour contourner l’obstacle du nom de famille en se créant un nom propre » et comporte au fond une « forme de parricide »33, en tant qu’auteure Doan Bui évite au contraire la marque personnelle et s’exprime paradoxalement comme individu à travers les deux noms de la mère et du père. C’est encore une fois une manière oblique pour affirmer l’appartenance de son œuvre à la galaxie de l’écriture de soi et l’esquiver en même temps.

27 Il se trouve que tout ceci a une correspondance intéressante dans le mécanisme linguistique à l’œuvre dans les allocutifs vietnamiens : La langue vietnamienne ignore le « je ». Chacun se désigne toujours par la position qu’il occupe vis-à-vis de son interlocuteur. Grande Sœur (Chi). Enfant (Con). Petit Frère ou Petite Sœur (Em). Dans la famille, c’est par le rang de naissance qu’on vous appelle. « Eh, sœur numéro 2, viens t’asseoir à côté de sœur numéro 4 ! » (SP 65) Il existe pourtant bien un pronom personnel en vietnamien qui veut dire « je » : « toi », prononcé toï. Mais ce « toi », ce « je » enseigné dans les méthodes Assimil, personne ne l’utilise. Les Vietnamiens parlent d’eux à la troisième personne. Un érudit vietnamien m’a un jour expliqué l’origine du « toi » vietnamien. Le « toi » fut introduit à l’époque de la colonisation française. À l’école, les intellectuels étudiaient Victor Hugo, Lamartine. Ils aimaient ce romantisme échevelé, ils désiraient un mot pour exprimer leur individualité, pour exprimer leur « je ». Ce fut le « toi ». Dire « je » : un truc de Français. (SP 66-67)

28 C’est ce que les spécialistes appellent l’organisation verticale et horizontale de la personne en vietnamien34. Dans cette langue, les termes pour la référence au sujet et aux allocuteurs suivent typiquement l’organisation verticale, où le « moi » est

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« positionné à toutes les échelles des valeurs familiales, sociales, culturelles, d’égalité ou d’inégalité »35. Et, pour se positionner, le sujet emprunte, de préférence, les termes des relations familiales ; ainsi, pour se désigner face à son mari, une femme dira « petite sœur » (à la place de « je ») et l’appellera, lui, « grand frère » (à la place de « tu »). Alors que le système vertical présente une déclinaison pour toutes les personnes grammaticales (première, deuxième, troisième), le système horizontal, fondé sur le toi, est à terme unique, à cause du caractère artificiel de cette organisation, redevable de la colonisation française36. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de vis-à-vis pour le toi, du moins pas au niveau pronominal : ce sera plutôt un nom, choisi en fonction des rapports interpersonnels avec toi. Ce nom peut être un nom de profession ou de fonction ou bien, encore une fois, un terme de parenté. Ainsi, pour s’adresser à quelqu’un en signifiant « monsieur », on associe le toi au terme qui signifie « grand- père ». Les noms de parenté sont utilisés comme pronoms personnels et leurs sémantismes sont socialisés37.

29 Ces particularités sont du plus grand intérêt, mises en relation avec le récit de Doan Bui. En effet, l’auteure trouve dans la langue vietnamienne, qu’elle affectionne de plus en plus depuis l’AVC de son père, un modèle pour la construction de son récit. Elle évite de dire « je » et de se présenter comme une individualité singulière, et inversement elle se situe, à la fois par son nom (composé de deux noms de famille) et par l’attitude narrative qu’elle adopte, par rapport à sa famille et à son père en particulier. D’une certaine manière, on peut dire que son récit de filiation se présente comme l’extension narrative du système de référence pronominale/allocutive de la langue vietnamienne.

30 Le fait que le toi s’écrive comme le « toi » de la seconde personne française est une pure coïncidence, mais ajoute du charme à la question, parce que, comme l’on sait, le genre autobiographique se caractérise par son aspect dialogique : depuis Rousseau, la « confession » s’adresse bien à quelqu’un, et c’est de ce quelqu’un qu’on attend une réponse, une absolution, une confrontation.

Conclusion : « fille de »

31 Inscrit dans une double tradition très représentée, comme celle des récits de filiation d’un côté et des écrits de la post-migration en France, le texte de Doan Bui trouve, dans le parallèle créé entre le fonctionnement de la langue vietnamienne et la construction de son propre récit, un élément d’indéniable originalité.

32 Le chapitre « Fille de » (SP 70 sqq.) fonctionne comme une mise en abyme structurelle de l’œuvre, et l’expression acquiert toute son importance en relation avec le système des pronoms et des allocutifs en vietnamien, exposé dans le chapitre intitulé « Je » (SP 63 sqq.). En effet, « fille de » est la manière naturelle, traditionnelle, de dire « je » en vietnamien, lorsqu’on s’adresse à ses parents, à ses oncles ou à ses tantes, voire à toute autre personne plus âgée. Une manière oblique de dire « je » qui se fonde sur une poétique de la relation, pour le dire avec Glissant.

33 C’est là, on en conviendra, la quintessence du récit de filiation : une façon oblique de parler de soi, à la faveur d’une narration qui est aussi familiale mais qui trouve toujours dans le sujet son centre névralgique, sa motivation première. Doan Bui ne veut pas mettre l’attention pour elle-même et celle pour son père dans une alternative : elle invite à lire son histoire, voire son récit, comme un ruban de Möbius, où la fin coïncide

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avec son principe. La filiation n’est pas seulement double (Doan est fille et en même temps mère) mais, pour ainsi dire, bi-directionnelle : que l’on pense aux parallèles établis entre le père aphasique qui essaie de reprendre à articuler des sons et les filles de Doan apprenant le langage verbal. La narratrice parle en premier lieu de son père mais elle avoue : « nous tournons sans cesse autour de nous-même » (SP 142), parce que sans quitter la surface du ruban on passe de l’envers à l’endroit, puis de l’endroit à l’envers, en position oblique, sans savoir, à vrai dire, de quel côté on est. D’autre part, le ruban de Möbius est aussi à l’image des enfants de parents migrants : il serait impossible de réduire leur identité à l’une ou à l’autre langue, à l’une ou à l’autre culture ; on passe de l’un à l’autre côté sans même s’en apercevoir, parce qu’il n’y a pas, au fond, de dualité, sinon peut-être dans le discours d’autrui. Le ruban suggère également la versatilité de la relation, l’impossible réduction à un quelconque dualisme toi/moi. Si on parcourt la ligne du moi, on finit toujours par trouver un toi. Le couple toi/toi, que Doan Bui évoque sans trop le fouiller, est l’emblème de cette complexité.

NOTES

1. On retiendra D. Bui, I. Monnin, Ils sont devenus français : dans le secret des archives, Paris, Points, 2011. 2. D. Bui, Le Silence de mon père, Paris, L’Iconoclaste, 2016. Désormais SP suivi du numéro de page, directement dans le texte. 3. Cf. I. Vitali (dir.), Intrangers, I, Post-migration et nouvelles frontières de la littérature beur, Louvain- la-Neuve, L’Harmattan/Academia, 2011 ; K. A. Kleppinger, Post-Migratory Cultures in Postcolonial France, Liverpool, Liverpool UP, 2018. 4. Je tiens à remercier mon étudiante Chiara Calandri, qui a consacré, sous ma direction, son mémoire de licence au Silence de mon père (Università di Bologna, 2017). Je dois à mes échanges avec Chiara une partie des réflexions contenues dans cet article. 5. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », dans Études françaises, 45, 3, 2009, p. 96. Voir aussi Id., « Filiations littéraires », dans J. Baetens, D. Viart, Écritures contemporaines 2. États du roman contemporain, Paris/Caen, Lettres Modernes/Minard, 1999, p. 115-139 ; Id., « Récits de filiation », dans D. Viart, B. Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008, p. 79-101 ; Id., « Fictions familiales versus récits de filiation. Pour une topographie de la famille en littérature », dans Revue des lettres modernes. Écritures contemporaines, 12, 2015, Le Roman contemporain de la famille, S. Coyault, Chr. Jérusalem et G. Turin (dir.), p. 7-36. 6. D. Viart, « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », dans A. Adler (dir.), Arno Bertina, Paris, Classiques Garnier, « Écrivains Francophones d’aujourd’hui », 2018, p. 71. Cf. aussi le prologue de L. Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, Corti, « Les Essais », 2008, p. 9-38. 7. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 97. 8. Id., « Ma solitude s’appelle Brando. Le récit de filiation et la vie des formes », cit., p. 74. 9. Le secret de famille est une constante dans le roman contemporain, cf. P. Bissa Enama, N. Fontane Wacker, Le Secret de famille dans le roman contemporain, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2016.

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10. A. Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow : la génération d’après et la mémoire de la Shoah, Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 95. 11. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », COnTEXTES, 22, 2019, consulté le 25/02/ 2019, URL : . 12. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 110. 13. L. Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction », cit. L’objet de l’analyse de Demanze sont tous les récits d’enquête, non seulement les récits de filiation. Au moment où le présent article s’élabore, un nouvel essai de Demanze est annoncé, à paraître en 2019, intitulé Un nouvel âge de l’enquête (Paris, Corti). 14. F. Claisse, « Fictions et non-fictions d’enquête : un modèle de saisie des mondes contemporains », COnTEXTES, 22, 2019, consulté le 25/02/ 2019, URL : . 15. P. Lejeune, La Mémoire et l’Oblique. Georges Perec autobiographe, Paris, POL, 1991. Le titre du présent article paraphrase le titre de cette étude. 16. D. Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », cit., p. 109. 17. L. Sebbar, Je ne parle pas la langue de mon père, Paris, Julliard, 2003. On pensera également à Nulle part dans la maison de mon père d’Assia Djebar (Paris, Actes Sud, « Babel », 2010), qui partage, dès la négation du titre, la non-identification avec la figure paternelle mise en avant par Leïla Sebbar. 18. I. Vitali, La Nebulosa beur. Scrittori di seconda generazione tra spazio francese e letteratura-mondo, Bologna, I libri di Emil, 2014 ; voir aussi A. Hargreaves, Voices from the north african immigrant community in France. Immigration and identity in beur fiction, New York/Oxford, Berg, 1991 et M. Laronde, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, 1993. 19. Ce n’est pas pour rien qu’Anne Marie Miraglia a intitulé son essai sur les écrits « beur » en France, dans leur rapport aux parents en particulier, Des voix contre le silence (Durham, Durham University, 2005). Voir aussi Id., « Les figures du père immigré dans le texte dit “beur” », dans Francofonia, 55, automne 2008, p. 21-32. 20. A. Pessini, Itinéraires d’exil : Émile Ollivier, un parcours haïtien, Parma, Istituto di lingue e letterature romanze, 2000, p. 25. 21. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance [1975], Paris, Gallimard, 2013, p. 193. 22. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 142. 23. P. Modiano, Dora Bruder [1997], Paris, Gallimard, « Folio », 1999, p. 65. 24. A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 67. 25. G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, cit., p. 25 et 80. 26. D. Viart, « Filiations littéraires », cit., p. 116. 27. Ibid. Voir aussi, sur un plan qui n’est pas stylistique, V. de Gaulejac, La Névrose de classe. Trajectoire sociale et conflits d’identité, Paris, Hommes et Groupes, 1987. 28. Cf. M. Laronde (dir.), L’Écriture décentrée. La langue de l’Autre dans le roman contemporain, Paris, L’Harmattan, 1996. 29. Cf. Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971 ; Id., Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ; Id., « Autobiographie, roman et nom propre », dans Moi aussi, Paris, Seuil, « Poétique », 1986, p. 37-72. 30. C. Burgelin, « Nom de famille, nom propre, pseudonyme. Rivalités assassines », dans Revue des lettres modernes. Écritures contemporaines, n. 12, Le Roman contemporain de la famille, cit., p. 141-154. 31. Ibid., p. 141. 32. Ibid., p. 143. 33. Ibid., p. 146 et 144. 34. Cf. P. Phong Nguyen, « Deux organisations de la personne en vietnamien », dans Faits de langues, 3, mars 1994, p. 193-201, consulté le 25/02/ 2019 URL :

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docAsPDF/flang_1244-5460_1994_num_2_3_924.pdf> . Pour un approfondissement, cf. H. V. Luong, Discursive practices and linguistic meanings : the Vietnamese system of person reference, Amsterdam, John Benjamins, 1990. Sur la question des allocutifs en vietnamien on consultera avec profit les études de Jack Sidnell, qui jette sur ces faits linguistiques le regard d’un anthropologue : J. Sidnell, M. Shohet, « The problem of peers in Vietnamese interaction », dans Journal of the Royal Anthropological Institute, 19, August 2013, p. 618-638. 35. P. Phong Nguyen, « Deux organisations de la personne en vietnamien », cit., p. 193. 36. Toi, que les linguistes transcrivent tôi, est d’origine nominale et signifiait « serviteur ». Le terme s’est délexicalisé dans le temps et est progressivement devenu un pronom personnel à part entière ; ibid., p. 195. 37. Ibidem.

RÉSUMÉS

Doan Bui, journaliste à L’Obs, publie en 2016 un ouvrage personnel : Le Silence de mon père. C’est une sorte d’enquête que la narratrice mène au sujet de son père, devenu aphasique à cause d’un AVC. L’intérêt du récit naît de la convergence de trois facteurs. Il s’agit, en premier lieu, d’un récit de filiation, dans sa double acception familiale et littéraire ; c’est en même temps un récit de la post-migration en France ; la narration trouve, pour finir, une déclinaison originale en rapport à la langue vietnamienne et à son emploi des prénoms, des pronoms et des allocutifs.

Doan Bui, a journalist at L’Obs, published a personal book in 2016: Le Silence de mon père. It is a kind of investigation about the narrator’s father, who is aphasic because of a stroke. The interest of the book arises from the convergence of three factors. It is, first of all, a récit de filiation; it is at the same time a post-migration narrative; it finds, in the end, an original declination in relation to the Vietnamese language and its use of names, pronouns and interlocutor reference.

INDEX

Mots-clés : Bui (Doan), récit de filiation, post-migration, enquête, deuxième génération, vietnamien Keywords : Bui (Doan), filiation, post-migration, inquiry, G2, Vietnamese

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« Migrant » et « réfugié » dans des corpus de presse et des banques de données terminologiques : instabilité des dénominations dans les pratiques langagières « Migrant » and « réfugié » in press corpora and terminology databases: instability of denominations in language practices

Claudio Grimaldi

Introduction

1 Au cours des dernières années, la crise migratoire est devenue un des sujets politiques, économiques et sociaux parmi les plus débattus de l’Union européenne. Le nombre des flux migratoires a, en effet, atteint une proportion qui ne pouvait pas être prévisible et le drame quotidien des migrants est depuis plusieurs mois à la une de la presse européenne. Face à cette catastrophe humaine d’ampleur inédite, les instances politiques nationales essaient de proposer des solutions afin de catégoriser les immigrés, au moyen d’une politique migratoire dont les actions se basent souvent sur la dichotomie ontologique existant entre « migrant » et « réfugié ».

2 Parallèlement aux interrogations relatives aux modalités d’accueil des personnes traversant la Méditerranée ou rejoignant l’Europe par d’autres voies, un débat sémantique semble s’instaurer autour des catégories classifiant les personnes qui fuient leurs pays pour de multiples raisons. C’est au sein de ce débat que s’inscrit notre réflexion concernant la terminologie relative aux flux migratoires.

3 Dans notre étude il s’agira, d’une part, de décrire la problématique liée aux concepts de « migrant »/« réfugié », vu le foisonnement de plusieurs dénominations intermédiaires nouvelles (par exemple « migrant/réfugié économique », « migrant/réfugié

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climatique », « écoréfugié », « migrant/réfugié environnemental »), utilisées pour catégoriser les personnes fuyant leur propre pays, ainsi que, d’un point de vue principalement lexico-sémantique1, de réfléchir sur le débat existant sur le plan de l’usage en discours des mots « migrant » et « réfugié ». D’autre part, nous présenterons les dénominations nouvelles apparues au cours des dernières années et utilisées pour créer des catégories de migrants et réfugiés qui peuvent être exploitées sur le plan juridique, faute de dénominations partagées au niveau normatif. Pour cette dernière partie de notre contribution, nous nous insérons dans le cadre des réflexions proposées par Sablayrolles2 sur le concept de néologie combinatoire.

4 Notre étude, qui porte exclusivement sur le vocabulaire français de la migration, bien qu’elle s’insère dans un cadre de réflexion linguistique international3, s’appuiera sur l’exploitation de deux typologies de corpus complémentaires afin de comprendre les différents aspects sociaux, politiques et juridiques impliqués dans la terminologie des flux migratoires. Le premier corpus (Corpus 1), que nous pouvons qualifier de textuel, est constitué des discours médiatiques concernant la question migratoire. Les données retenues, tirées de l’enquête réalisée en 2015 par la Coordination 75 des Sans Papiers de Paris et de la plateforme Néoveille4, permettront d’encadrer les problèmes liés à l’usage en discours des mots « migrant » et « réfugié » dans la sphère du débat public. Le second corpus (Corpus 2), que nous pouvons qualifier de secondaire, puisqu’il est constitué des extraits de banques de données terminologiques en ligne telles que le Grand Dictionnaire Terminologique5 (GDT), FranceTerme 6 (FT) et Termium 7 (T), permettra de recenser les dénominations nouvelles créées pour catégoriser les concepts de migrant et réfugié. Finalement, dans 2.2, nous proposerons une réflexion sur les procédés d’arrangement sémantique des composantes des syntagmes retenus.

1. « Migrant » vs « réfugié » : une dichotomie conceptuelle désormais inadéquate

5 La problématique liée à la catégorisation des personnes fuyant leur propre pays est née principalement au sein des discours médiatiques, surtout en 2015 lorsque le journaliste Barry Malone commenta la décision prise par la chaîne Al Jazeera de bannir le terme correspondant au concept de « migrant » de son antenne et de lui préférer celui de « réfugié »8. Selon le journaliste, « migrant », qui renvoie à « immigrant », terme connoté d’ailleurs très négativement en France, est un mot qui ôte la parole à des personnes en souffrance et le fait de lui substituer le terme « réfugié » est au moins une tentative de leur en redonner un peu. Cette réflexion a rapidement enchaîné une série d’autres interrogations au niveau supranational concernant la manière d’appeler la crise migratoire. Toujours en 2015, Bertrand Vannier, médiateur de Radio France9, a en effet indiqué que le débat autour des termes à utiliser dans ce contexte est un sujet cher à plusieurs auditeurs qui reprochent aux représentants politiques et aux journalistes d’oublier le poids des mots, en soulignant que des difficultés majeures résident dans le constat que la géopolitique et la politique se mêlent et parfois contredisent le droit.

6 Le point discuté à plusieurs reprises concerne la création d’une dichotomie entre les migrants et les réfugiés, des dénominations qui sur le plan linguistique sont souvent utilisées de manière interchangeable en tant que synonymes, alors que des points de différence existent, du moins sur le plan conceptuel. « Migrant » n’indique pas, en effet, une catégorie juridique10 ; ce terme désigne simplement les personnes qui, par choix,

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par nécessité ou par contrainte, quittent leur pays pour aller s’installer ailleurs. Au contraire, les « réfugiés » jouissent d’un statut encadré par la Convention de Genève de 1951, qui précise également les conditions de l’état juridique de réfugié et les obligations légales des États qui l’ont ratifiée. De ce point de vue, la Convention ne définit pas seulement le cas de l’asile politique, son champ d’application s’avérant bien plus large puisque le statut de réfugié s’applique à toute personne qui, craignant à raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son orientation sexuelle, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité. Selon la Convention de Genève, le réfugié est aussi une personne n’ayant pas de nationalité, qui se trouve hors de son pays de résidence, dans lequel elle ne peut pas ou ne veut pas y retourner en raison de la crainte d’être persécutée.

7 Bien que cette catégorisation puisse apparaître pragmatiquement très claire et simple à opérer, les études menées en sociologie11 préconisent de ne pas effectuer de distinction aussi tranchée. Comme l’indique Akoka12, les conceptions de « migrant » et « réfugié » ont sensiblement changé au fil du temps, ce qui a provoqué le passage « d’une conception du “réfugié” marquée par une grande porosité avec la catégorie de “migrant”, à la rigidification de la catégorie de “réfugié”, puis à sa dualisation avec l’apparition de la catégorie de “demandeur d’asile”. Ces transformations doivent être restituées dans le contexte plus large de la crise économique, mais aussi dans celui de la fin de la guerre froide et de la crise de l’État providence ». Dans une perspective toujours historique, Akoka a souligné qu’à la variabilité et à l’évolution des termes « migrant » et « réfugié », dont les dictionnaires français contemporains ont saisi l’élargissement sémantique13, s’ajoute aussi une variabilité des interprétations et des catégories. Parallèlement, en l’absence de différences nettes entre réfugiés et migrants en termes de traitement institutionnel et de droits, c’est également le choix subjectif des exilés de se tourner vers l’une ou l’autre procédure (asile ou immigration) qui contribue à leur qualification. Bien loin d’une définition universelle, la qualification de « réfugié » apparaissait ainsi comme le résultat d’un processus à l’intersection entre, d’un côté, des choix subjectifs et, de l’autre, des dispositifs d’action publique participant à l’orientation stratégique des étrangers selon leurs groupes d’appartenance, les besoins sociaux et les intérêts politiques d’une période historique donnée.

8 Si la question de la signification des mots « migrant » et « réfugié » est aussi complexe, c’est aussi parce que des enjeux politiques sont à la base de l’usage de ces dénominations : premièrement, la manière dont on nomme une personne qui ne se sent nécessairement ni réfugié ni migrant implique le droit politique à l’assistance de l’État, à la protection internationale et à des procédures de surveillance spécifique ; deuxièmement, les catégories de « migrant » et « réfugié » sont mises en opposition dans le but de créer une hiérarchie morale et politique. On reste donc prisonniers d’une dichotomie qui voudrait que l’on considère deux cas de figure : d’une part, les gens qui se déplacent pour des raisons politiques et peuvent donc prétendre au statut de réfugié et à une protection internationale ; de l’autre, les migrants qui se déplacent pour des raisons économiques et que l’on pourrait considérer presque comme des marchandises à renvoyer à l’expéditeur. Comme l’indique Rodier14, ce sont des raisons de politique migratoire qui sont à la base de la connotation négative du mot « migrant » (sous- entendu « économique »), « comme s’il était en soi condamnable de chercher dans un

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autre pays que le sien des opportunités de vie meilleure – voire de seule subsistance et de survie ».

9 Il est ainsi possible de supposer des périodes d’emploi préférentiel des dénominations dans le débat public où, selon Setti15, le mot « migrant » a été chargé d’acceptions généralement associées au concept de « réfugié », ce qui a affaibli la signification propre au mot « migrant »16 et a rendu nécessaire la création de sous-catégories fonctionnelles pour rendre compte des variétés des situations personnelles existant dans l’univers de la migration.

10 Or, comme nous avons pu le constater, les discours politiques et médiatiques internationaux s’orientent autour de la dichotomie proposée entre « migrant » et « réfugié ». C’est donc sur ce premier volet que nous nous pencherons par la suite afin de vérifier l’emploi dans le débat public de ces deux dénominations françaises et en saisir l’interchangeabilité au niveau discursif.

2. Les pratiques langagières de dénomination des migrants et réfugiés

2.1 Corpus 1 : l’enquête de la CSP75 et la plateforme Néoveille

11 Une première enquête consacrée à l’emploi dans les discours politiques et médiatiques des désignations des personnes, qui sont arrivées en France lors des nombreux flux migratoires des dernières années, a été réalisée par la Coordination 75 des Sans Papiers de Paris17. L’étude, parue en 2015, a été mise à jour en juin 2016 à partir de quelques 1200 références, communiqués, appels, pages d’actualité, lettres d’information, articles de presse18 d’acteurs de la scène sociale française. Cela dans le but de déterminer les occurrences qualifiant les personnes et les populations, et non les formes verbales, ni les expressions telles que, par exemple, « passage clandestin » ou d’autres syntagmes comme « Haut-Commissariat pour les réfugiés ». Les résultats de l’enquête, qui ont été traduits en dessins en reproduisant les pourcentages obtenus dans des topologies des positionnements des mots et de leur emploi, témoignent des choix faits au niveau communicationnel par les acteurs pris en considération. Il s’agit d’institutions, partis politiques, syndicats, organisations, associations et collectifs.

12 Selon l’enquête menée par la Coordination, une distinction évidente émerge entre un langage pauvre se limitant à l’emploi de « migrant » ou « réfugié » et un langage plus riche qui s’élargit à une pluralité d’expressions, et qui relativise de manière nette l’alternative entre les deux mots. Ce sont notamment les associations et les collectifs de sans papiers, qui sont bien évidemment les plus sensibles à l’emploi d’une terminologie correcte, qui se distinguent par un moindre emploi de « migrant » et « réfugié » au profit d’une variété d’expressions, telles que « demandeur d’asile », « étranger », « exilé », « sans papiers », rarement prises en compte par les acteurs politiques. L’objectif de ce choix nous semble celui de vouloir transmettre de façon évidente la diversité des situations personnelles et des raisons sociales poussant à la migration vers la France. En revanche, des termes tels que « clandestin » et « débouté » sont plutôt utilisés par les partis de droite et d’extrême droite, comme le Front National, Debout la France, Les Républicains, Parti de la France, afin de véhiculer une image hostile des réfugiés.

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13 Nous présentons dans les tableaux ci-dessous les données chiffrées relatives à l’emploi des mots retenus pour l’enquête.

Figure 1. Données chiffrées relatives à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75. Les données se réfèrent aux institutions et partis politiques, mars 2018.

14 En ce qui concerne la presse, nous remarquons que le terme « migrant » occupe une place de choix. Selon les auteurs de l’enquête, les cinq grands quotidiens nationaux testés parlent d’une même voix. Ils emploient les mêmes termes dans des proportions similaires et cela n’est pas dû à la reprise des mêmes dépêches d’agence. Nous exposons ci-après les pourcentages de l’emploi des termes selon l’enquête de la Coordination 75.

Figure 2. Pourcentages relatifs à l’utilisation des mots analysés dans l’enquête de la CSP75. Les résultats se réfèrent à l’emploi fait par les médias de presse, mars 2018.

15 Afin de vérifier si l’utilisation des termes « migrant » et « réfugié » dans la presse a changé entre 2016 et 2018, nous avons interrogé la plateforme Néoveille, qui permet la consultation en diachronie d’un corpus assez vaste de textes tirés de quotidiens et d’hebdomadaires français, nationaux et régionaux, en proposant également des

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données relatives à l’aire francophone (Belgique, Suisse, pays du Maghreb). Des graphiques et des indications chiffrées peuvent être consultés, ce que nous présentons par la suite en termes de fréquence d’emploi des mots sur la période avril 2017-mars 2018 dans les quotidiens et les hebdomadaires du corpus.

Figure 3. Fréquence d’emploi du mot « migrant » dans le corpus Néoveille, mars 2018.

Figure 4. Fréquence d’emploi du mot « réfugié » dans le corpus Néoveille, mars 2018.

16 La recherche effectuée sur la plateforme Néoveille permet de valider l’hypothèse selon laquelle « migrant » serait utilisé plus fréquemment (15 216 occurrences relevées) que « réfugié ». Quant à l’emploi dans la presse, à l’exception du quotidien La Voix du Nord, la plupart des autres journaux analysés ont recours de manière plus ou moins égale aux deux dénominations. L’emploi quasi exclusif de « migrant » dans La Voix du Nord s’explique par le fait que la question de la « jungle de Calais » et son évacuation ont été à la une de la presse durant plusieurs mois et que le quotidien régional La Voix du Nord a été très probablement celui qui a traité le plus souvent le sujet de la crise migratoire. En ce qui concerne l’emploi dans les grands quotidiens français, nous constatons que Le Monde et Libération emploient ces termes de manière différente, le premier préférant le mot « réfugié », le second, « migrant ». Enfin, nous constatons que le journal à la ligne éditoriale neutre Le Parisien emploie ces deux mots avec la même fréquence alors que le quotidien La Croix, dont la ligne éditoriale est ouvertement liée à une identité catholique, privilégie le mot « réfugié », pour souligner le besoin d’intégration et de protection des personnes concernées.

« migrant » « réfugié »

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La Voix du Nord : 208 L’Express : 86 L’Express : 73 La Croix : 85 La Nouvelle République : 65 France Soir : 84 France Soir : 63 La Nouvelle République : 63 Le Parisien : 41 Le Parisien : 44 Bien Public : 36 Le Monde : 35 Le Dauphiné Libéré : 36 BFM TV : 30 BFM TV : 35 La Libre Belgique : 27 Libération : 35 Le Dauphiné Libéré : 26 Nice Matin : 31 La Dépêche du Midi : 26

Table 1. Nombre d’occurrences de « migrant » et « réfugié » dans les médias de presse du corpus Néoveille, mars 2018.

2.2 Corpus 2 : les banques de données terminologiques en ligne : le Grand Dictionnaire Terminologique, FranceTerme et Termium

17 Les tentatives de classification des instances politiques analysées auparavant reprennent en partie les distinctions faites au sein du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR), qui appelle à ne pas confondre les migrants et les réfugiés afin de proposer à ces derniers toute la protection à laquelle ils ont droit. Toutefois, cette distinction ne tient pas compte du phénomène de la migration dans son ensemble. De ce point de vue, le recours à de nombreux adjectifs accompagnant les termes « migrant »/ » réfugié », que nous analyserons par la suite, indique l’existence de catégories intermédiaires. De même, certains syntagmes soulignent l’importance des facteurs qui entrent en jeu dans les phénomènes migratoires puisque, comme l’indique Gemenne, « parler de migrants ou de réfugiés environnementaux est aussi une façon de souligner l’importance des facteurs environnementaux dans la décision de migrer plus que la volonté de créer une catégorie spécifique de migration »19. L’emploi, entre autres, du syntagme « migrant économique » semble renvoyer à cette stratégie de classification qui se révèle largement artificielle, ce qui contribue à créer une concurrence des « bons réfugiés » politiques et des « mauvais migrants » économiques et sans papiers. Dans cette perspective, ce ne sont pas seulement les associations d’aide aux migrants qui alertent sur une essentialisation dangereuse de la problématique par le biais d’une sorte de facilité de langage ; dans plusieurs articles de presse parus dans divers quotidiens français, on constate régulièrement la tendance consistant à vouloir faire le « tri » entre bons et mauvais migrants, alors que la vraie distinction est entre ceux qui ont droit à la migration, comme les réfugiés ou les familles qui se regroupent, et ceux qui ne sont acceptés que par faveur, comme les étudiants, les travailleurs, certains malades, ou ceux qui fuient la misère. De plus, le terme « migrant économique » semble être issu d’un préjugé qui discrédite les demandeurs d’asile en les renvoyant à une représentation de l’imaginaire collectif qui ne correspond pas à l’extrême complexité des réalités humaines.

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18 D’autres chercheurs20 soulignent qu’autour de la taxonomie renvoyant à la sphère des migrants et des réfugiés des hiérarchies morales existent, notamment entre les bons réfugiés et les mauvais migrants.

19 Or, les aspects que nous venons d’évoquer ont constitué le point de départ du travail mené sur un corpus d’extraits de banques de données terminologiques en ligne qui ont été consultées au mois de mars 201821 afin d’analyser les aspects néologiques concernant la création de syntagmes nominaux renvoyant aux mouvements migratoires. Les banques de données qui constituent notre corpus sont le GDT, FT et T22. Nous avons également croisé les données provenant de ces ressources terminologiques avec celles proposées dans le Glossaire 2.0 sur l’asile et les migrations, réalisé par le Réseau Européen des Migrations (REM) et constitué de termes touchant à l’asile et aux migrations. Cet outil vise à améliorer la comparabilité des dénominations entre les États membres du REM par le biais de l’utilisation de termes et définitions communs contenus dans le glossaire.

20 Dans un premier moment, nous nous sommes intéressé au traitement des termes « migrant » et « réfugié », dont la seule entrée satisfaisante est celle proposée pour « réfugié » par T, qui cite la définition de la Convention de Genève et qui ajoute l’observation suivante : « terme et définition normalisés par l’OTAN ; terme uniformisé par le Comité de terminologie française du Conseil de doctrine et de tactique de l’Armée de terre ».

21 Aucune information intéressante n’étant présente à partir de cette première recherche, nous avons interrogé les autres entrées renvoyant à la classification des « migrants »/ » réfugiés » qui, comme nous l’avons anticipé auparavant, se réalise principalement par le recours à des adjectifs.

22 Notre recherche a mis en évidence que les catégories de « migrants »/ » réfugiés » indiquées par le GDT et T ne renvoient qu’aux changements climatiques et environnementaux. Dans ce cas, les deux banques de données s’accordent sur le fait que « migrant » et « réfugié » sont ici synonymes, étant donné que, comme l’indique T, l’un des points de controverse concerne le fait de savoir s’il faut qualifier les personnes déplacées par les changements du climat de « réfugiés climatiques » ou de « migrants climatiques ». Selon le droit international, l’emploi du mot « réfugié » pour désigner les personnes qui tentent d’échapper aux dérèglements de l’environnement est incorrect. La Convention des Nations Unies de 1951 et son Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés indiquent clairement que cette expression doit être réservée aux personnes qui fuient les persécutions.

23 Face à l’absence d’une définition partagée pouvant s’appuyer sur un critère juridique, le GDT et T considèrent comme synonymes les syntagmes suivants : « migrant/réfugié environnemental » et « migrant/réfugié climatique », les syntagmes formés par les compléments « de l’environnement » et « du climat » étant aussi acceptés (« migrant/ réfugié du climat » et « migrant/réfugié de l’environnement ») puisque les deux adjectifs « environnemental » et « climatique » ont ici un sens neutre, à savoir « relatif à la nature/relatif à l’environnement ». De plus, le GDT fournit d’autres informations pertinentes puisqu’il indique que le concept de « migrant climatique » est exclu de toute convention ou loi internationale et que le terme « réfugié » doit être considéré comme synonyme de « migrant » et ne doit pas être compris dans le sens que lui donne la Convention de Genève de 195123. En ce qui concerne la question des changements climatiques, les deux ressources consultées renvoient à la dénomination « migrant

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écologique » et à la panoplie de synonymes « migrant environnemental », « écoréfugié », « réfugié de l’environnement », etc., bien que le GDT précise qu’il faut éviter d’employer de manière interchangeable toutes ces expressions puisque l’adjectif « écologique » ne recouvre pas en français le sens relatif uniquement à l’environnement. D’ailleurs, il en va de même pour le terme « écoréfugié » dont le préfixe « éco- » a la même valeur que l’adjectif « écologique ». Cette dernière réflexion sur l’emploi de « éco- » permet de signaler que d’autres préfixes sont à la base d’un foisonnement néologique autour des mots « migrants » et « réfugiés », tels que « pro- » et « anti- ». Ceux-ci sont en effet très exploités, notamment dans la presse et dans les blogues, pour indiquer le positionnement des instances politiques face à la crise migratoire. Parmi ces néologismes obtenus par préfixation, nous signalons « pro- migrants », « anti-réfugiés », « anti-migratoire », « pro-migration », etc.24. Une dernière remarque concerne le Glossaire 2.0 du REM, dont les auteurs proposent la construction du syntagme plus complexe au niveau syntaxique « migrant poussé pour des raisons environnementales » par rapport aux syntagmes nominaux basés sur l’emploi des adjectifs « environnemental », « climatique » ou « écologique ».

24 Les adjectifs servant à catégoriser les migrants et les réfugiés sont également présents dans plusieurs dénominations polylexicales à deux lexèmes proposées par T. Il s’agit notamment d’adjectifs de valeur tels que « autonome », « authentique », « indésirable » dans des syntagmes du type « réfugié autonome » (« personne reconnue comme réfugié au sens de la Convention à l’étranger ou comme membre de la catégorie de personnes de pays d’accueil et qui dispose de ressources financières suffisantes pour subvenir à ses besoins au »), « réfugié authentique », « réfugié véritable », « réfugié de bonne foi », « migrant clandestin indésirable », qui dénotent de manière évidente la posture idéologique assumée face à la condition migratoire des personnes désignées et qui servent à créer une distinction basée sur des critères prétendument juridiques.

25 Dans cette gradation de classification des personnes fuyant leur pays, T indique aussi la catégorie des « réfugiés dont personne ne veut », à savoir ceux qui, sans être renvoyés directement dans un pays où ils seraient victimes de persécution, se voient refuser l’asile ou sont dans l’incapacité de trouver un État prêt à examiner leur cas, et vont d’un pays à l’autre en quête d’asile. T précise aussi qu’il s’agit d’une terminologie employée par le bureau Citoyenneté et Immigration Canada et par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

26 De ce point de vue, nous partageons les réflexions de Nouss25 sur l’émergence d’une terminologie migratoire à forte composante idéologique qui dépasse le cadre strictement juridique de classification des personnes quittant leur pays. D’après Nouss26, dans le contexte migratoire actuel, les choix terminologiques ne sont pas innocents et le terme de « migration » semble exercer une aimantation idéologique néfaste. D’ailleurs, avec « migration légale » ou « illégale », on est encore dans une description objective, garantie par des critères juridiques qui, quoique relatifs, sont solidement ancrés et repérables. En revanche, les adjectifs « régulière » ou « irrégulière » révèlent d’emblée un changement de niveau dans la mesure où ils qualifient habituellement « immigration », qui à la différence de « migration » induit une ordonnance spatiale et une direction (« in » : du dehors vers le dedans) propices au classement hiérarchique (le dedans sera toujours mieux). De fait, les termes abandonnent une stricte neutralité puisque la « régularité » n’est pas la loi. À ce propos, nous signalons le syntagme « migrant forcé », répertorié par le Glossaire 2.0, qui

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se situe sur le même axe conceptuel que les constructions « migrant légal » et « illégal ».

27 Enfin, quant aux ressources officielles françaises (FT), nous constatons l’absence de fiches terminologiques sur les termes qui nous intéressent dans cette étude. Les experts du dispositif d’enrichissement de la langue française ont identifié au moment de la COP21 (Conférence des Nations Unies sur le climat en décembre 2015 à Paris) la nécessité de définir « réfugié climatique » et « réfugié environnemental ». La tâche a d’abord été confiée aux experts chargés de la terminologie et de la néologie de l’environnement, qui y ont finalement renoncé, estimant qu’il était plus problématique d’établir la distinction entre « réfugié » et « migrant » qu’entre « climatique » et « environnemental ». C’est donc les experts chargés de la terminologie et de la néologie qui ont repris l’étude des termes. Toutefois, en septembre 2018 FT ne propose toujours pas de fiche sur les termes qui nous intéressent ici. La banque de données ne présente qu’une fiche relative aux réfugiés de la mer, catégorie qui rassemble tous les termes renvoyant aux personnes qui ont fui leur pays d’origine sur une embarcation de fortune. Créée à partir de la catégorie des « boat people » anglais, la catégorie des « réfugiés de la mer » est née au cours des dernières années lors de l’interrogation relative à la manière de désigner en français les hotspot, dont les équivalents « zone d’urgence migratoire » et « point d’enregistrement » se sont imposés en français27.

28 La catégorisation et la typologisation des personnes ayant fui leur pays semblent donc suivre des axes et des critères fort différents. D’un côté, les motifs du déplacement sont à l’origine de plusieurs catégories très répandues et désormais acceptées dans les banques de données terminologiques et dans les dictionnaires (« migrant/réfugié climatique », « migrant/réfugié environnemental ») ; de l’autre, les cadres juridiques motivent le recours à des syntagmes tels que « migrant/réfugié authentique », « migrant/réfugié autonome », « réfugié/migrant véritable », qui dépassent parfois un positionnement objectif et situent la catégorisation de ces personnes au sein d’un débat idéologique sur les conditions d’acceptation et de refus dans les pays d’arrivée. Ces dénominations semblent moins stables en discours et renvoient parfois à des contextes nationaux hétérogènes. Enfin, une autre manière de catégoriser les migrants et réfugiés – plutôt neutre pour les instances politiques – est celle qui a recours à la manière de migrer (« migrant de la mer ») et au moyen utilisé (« boat people »).

Conclusion

29 Les réflexions proposées ont mis en évidence qu’une réelle réflexion d’ordre sémantique existe au sein du débat public concernant l’univers de la migration. Tel que nous l’avons signalé dans la première partie de notre contribution, cette problématique investit principalement les discours médiatiques, où toute une série d’enjeux socio- politiques et juridiques influencent de manière non négligeable les pratiques langagières et l’emploi d’une terminologie partagée relative aux flux migratoires. Dans cette perspective, il nous semble que, malgré les nombreux efforts linguistiques faits par les instances européennes, il est très difficile de suivre les rapides changements géopolitiques mondiaux provoquant de nouvelles formes de migration.

30 Nos recherches ont permis de mettre en évidence que la conceptualisation de la différence entre « réfugié » et « migrant » est problématique, notamment sur le plan juridique. En effet, à l’état actuel, le cadre normatif ne permet pas de catégoriser de

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façon précise et claire ces deux typologies de personnes. D’un côté, cela s’explique si l’on considère les nombreuses raisons qui sont à la base des déplacements humains qui ont récemment surgi et ont changé l’encadrement normatif indiqué dans la Convention de 1951 ; de l’autre, ce flou conceptuel serait la conséquence d’un positionnement des instances politiques qui ne veulent pas faire face à la question de la catégorisation officielle des migrants/réfugiés, ce qui provoquerait en effet un débat idéologique très profond au sein de la société contemporaine. La thématique de la migration semble vivre au gré du discours politique et du discours journalistique, où les médias fonctionnent en tant que caisse de résonance d’une terminologie qui n’est pas normalisée ni partagée par les institutions internationales.

31 D’un point de vue strictement linguistique, il semble que face à ce flou notionnel, de multiples dénominations nouvelles ou plus ou moins lexicalisées dans les ressources consultées sont nées, le besoin de classifier et catégoriser les personnes qui fuient leur pays étant une nécessité concrète dont les locuteurs ne peuvent pas s’affranchir. Cette donnée a été validée également dans le cadre de nos recherches sur la plateforme Néoveille, ainsi que dans les banques de données terminologiques francophones consultées, qui confirment d’ailleurs les résultats de l’enquête menée par la Coordination 75 des Sans Papiers de Paris en 2015.

32 L’instabilité terminologique remarquée dans cette étude est liée, comme l’indique Nouss28, au fait que dans les nombreuses catégories de « migrants »/ » réfugiés » se mélangent, de fait, les registres ontologiques, les inscriptions historiques et les conditions sociales. D’où la nécessité, à notre avis, d’une terminologie partagée sur le plan international qui puisse représenter linguistiquement la conceptualisation complexe du phénomène migratoire contemporain.

NOTES

1. Cf. L. Calabrese, « Faut-il dire migrant ou réfugié ? Débat lexico-sémantique autour d’un problème public », dans Langages, 210, 2018, p. 105-124 ; L. Calabrese, M. Véniard (dir.), Penser les mots, dire la migration, Paris, Academia/L’Harmattan, 2018. 2. Cf. J.-F. Sablayrolles, « De la “néologie syntaxique” à la néologie combinatoire », dans Langages, 183, 2011, p. 39-50. 3. Cf., à ce propos, les réflexions proposées par R. Raus (La terminologie multilingue. La traduction des termes de l’égalité H/F dans le discours international, Bruxelles, De Boeck, 2013) dans le cadre des grandes organisations internationales. 4. Cf. E. Cartier, « Néoveille, système de repérage et de suivi des néologismes en sept langues », dans Neologica. Revue internationale de néologie, 10, 2016, p. 101-131. 5. Consulté au mois de septembre 2018. URL : . 6. Consulté au mois de septembre 2018. URL : . 7. Consulté au mois de septembre 2018. URL : . 8. Cf. S. Moretti, T. Bonzon, « Some reflections on the IFRC’s approach to migration and displacement », dans International Review of the Red Cross, 99 (1), 2017, p. 153-178.

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9. B. Vannier, « Migrants ou réfugiés : où est la frontière ? », dans Franceinfo, 29 mai 2015, consulté le 11/09/2018. URL : < http://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-rendez-vous-du- mediateur/migrants-ou-refugies-ou-est-la-frontiere_1779309.html>. 10. Cf. K. Akoka, « Du consulat des réfugiés à l’administration des demandeurs d’asile : la fabrique des réfugiés à l’Ofpra (1952-1992) », dans e-Migrinter, 11, 2013, p. 193-197 ; A. Nouss, La condition de l’exilé. Penser les migrations contemporaines, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015 ; K. Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », dans La Vie des idées, publié le 31/05/2016, consulté le 10/09/2018. URL : . 11. Cf. L. Gauvin, P. L’Hérault, A. Montandon (dir.), Le dire de l’hospitalité, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2014. 12. K. Akoka, « Du consulat des réfugiés à l’administration des demandeurs d’asile : la fabrique des réfugiés à l’Ofpra (1952-1992) », cit., p. 193-197, p. 196. 13. En comparant les éditions de 2007 et de 2017 du Petit Robert (version en ligne) (s. v. « migrant » et « réfugié »), nous nous rendons compte que certaines modifications ont été intégrées sous les deux entrées. Les supports lexicographiques indiquent un phénomène incorrect de synonymie entre ces deux mots, qui est très fréquent sur le plan de l’usage, mais qui toutefois ne prend pas en considération le cadre juridique dans lequel les deux dénominations s’insèrent. D’ailleurs, le rapport d’hypéronymie-hyponymie existant entre les deux mots – tous les réfugiés sont des migrants, mais tous les migrants ne sont pas des réfugiés –, est remplacé sur le plan linguistique par un rapport de synonymie qui dans le dictionnaire n’est mentionné que sous l’entrée « migrant » (« Personne qui fuit son pays pour échapper à un conflit armé », ► réfugié). Quant à « réfugié », alors qu’un phénomène de néologie sémantique est recensé dans Le Petit Robert (« Personne ayant obtenu l’asile politique »), aucun renvoi synonymique à migrant n’est signalé. 14. C. Rodier , Migrants & Réfugiés. Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, Paris, La Découverte, 2016, p. 15. 15. Cf. R. Setti, « Migranti, profughi e rifugiati. Anche le parole delle migrazioni sono sempre in viaggio », Firenze, Accademia della Crusca, 2017. Consulté le 25/09/2018. URL : . 16. Nous signalons ici le même phénomène sémantique indiqué par Vadot pour les mots « insertion » et « intégration ». Vadot remarque que « insertion et intégration semblent désormais souvent nommer la même réalité, voire être interchangeables. Pour autant, l’exploration du sentiment linguistique de certains locuteurs permet de faire apparaître le poids de mémoires discursives différenciées se rapportant à chacune des dénominations mises en contraste » (M. Vadot, « De quoi Intégration est-il le nom ? L’importation d’une querelle de mots dans le champ de la formation linguistique des migrants », dans Argumentation et Analyse du Discours, 17, 2016, publié le 15 octobre 2016. Consulté le 07/10/2018. URL : ). 17. Les résultats de l’enquête menée sont disponibles à l’adresse suivante : . 18. La parution de ces textes remonte à la période novembre 2014-novembre 2015. Sauf pour les médias, les textes de positionnement, communiqués, appels à action et argumentaires ont été privilégiés. 19. Cf. G. Parrinello, F. Gemenne, « Qu’est-ce qu’un réfugié environnemental ? », dans Colloque annuel de Blois Les rendez-vous de l’histoire, 6-8 octobre 2016, à paraître. 20. Cf. Ibidem ; C. Rodier, op. cit., p. 14-15. 21. Pour ce qui est des ressources lexicographiques concernant la migration, nous signalons, d’une part, le glossaire (URL :

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joint>) et son résumé Termes clés de la migration (URL : ) de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui dépend de l’ONU, et, d’autre part, la banque UNTERM (banque de données des Nations Unies, URL ). À ce propos, nous précisons que les banques de données terminologiques en ligne que nous avons consultées ne font pas (ou quasiment pas) référence à la terminologie OIM/ONU, qui est quand même une terminologie de référence en français, le français étant une des langues officielles de l’ONU et de l’OIM. 22. Nous avons sélectionné ces banques de données terminologiques en raison du fait qu’elles sont développées dans des contextes de travail francophones. Les données retenues pourront être intégrées avec celles proposées dans d’autres banques de données terminologiques conçues dans une optique de travail plurilingue, telles que, à titre d’exemple, IATE. 23. T semble s’accorder avec les informations fournies par le GDT puisqu’il indique que « l’un des points de controverse qui surgit aussitôt est celui de savoir s’il faut qualifier les personnes déplacées par les changements du climat de ʽréfugiés climatiquesʼ ou de ʽmigrants climatiquesʼ. Au regard du droit international, le mot ʽréfugiéʼ appliqué aux personnes qui tentent d’échapper aux dérèglements de l’environnement, n’est pas tout à fait correct. La Convention des Nations Unies de 1951 et son Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés indiquent clairement que cette expression doit être réservée aux personnes qui fuient les persécutions [...] ». 24. Cf. C. Grimaldi, » Identité et diversité dans la terminologie de la crise migratoire : entre crise sociale et crise langagière », dans C. Diglio, C. Napolitano, F. Perilli (dir.), Identité, Diversité et Langue, entre ponts et murs. Hommage à Giulia Papoff, Napoli, Loffredo Editore, 2018, p. 163-174. 25. Cf. A. Nouss, op. cit. 26. A. Nouss, op. cit., p. 14. 27. Nous remercions Étienne Quillot de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) pour les documents qu’il nous a fournis et pour ses précieuses suggestions sur les travaux menés par la DGLFLF. 28. A. Nouss, op. cit., p. 21-22.

RÉSUMÉS

Le débat politique sur la crise migratoire pose de nombreux problèmes quant à la catégorisation des migrants et réfugiés, dont la définition juridique ne satisfait pas les nécessités de désignation. Dans cette contribution, nous nous proposons d’explorer la terminologie de la crise migratoire à l’aide de plateformes et banques de données terminologiques. Notre but est de fournir une réflexion sur ce qui motive les locuteurs et les organes de presse à opter pour l’un ou l’autre de ces termes.

The political debate on the migration crisis poses many problems with reference to the categorization of migrants and refugees, whose legal definition does not satisfy the designation needs. This contribution aims to explore the terminology of migration through online terminology platforms and databases. The contribution provides a framework of the choices that lead to use one term over another in the context of migration terminology.

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INDEX

Keywords : migration crisis, terminology, denomination, corpus, databases Mots-clés : crise migratoire, terminologie, dénomination, corpus, banques de données

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Gabriella Bosco, Hélène de Jacquelot et Barbara Sommovigo (dir.) E pluribus unum Quand un seul genre ne suffit pas

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À propos de genres : e pluribus unum About genres : e pluribus unum

Gabriella Bosco

À Michel Jeanneret1

1 « Je pratique tout éveillé la confusion des genres »2. En ouvrant le colloque de Turin par sa lectio magistralis intitulée « Ceci n’est pas un roman », Philippe Forest citait Louis Aragon déclarant dans La Défense de l’Infini son attitude sciemment fusionniste. Tout comme la tierce forme rêvée et théorisée par Roland Barthes à la fin de sa vie, la confusion évoquée fait signe à un texte « qui se refuse à toute assignation de genre afin que se déploie, dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant les frontières à l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature voudrait la tenir enfermée », dit Forest.

2 À sa manière, et par un langage qui lui est propre – en bon héritier des telqueliens, à la fois théoricien et romancier – Philippe Forest donne voix au questionnement qui est à l’origine de l’idée du colloque. Le titre choisi le formule à son tour : bien avant d’être adoptée comme devise, « e pluribus unum » était une locution latine figurant dans le Moretum, un poème en vers longtemps attribué à Virgile mais qu’il aurait, selon Leopardi, imité du grec de Parthénius de Nicée, auteur contemporain d’Auguste. Ce texte, Leopardi l’aima au point de le traduire personnellement. C’était l’époque où, jeune homme, il se consacrait aux belles infidèles. Ici, il s’agit de Simulo, « il rustico cultore » qui prépare une tarte salée après avoir mis ensemble plusieurs ingrédients. Lisons le passage où l’expression figure, d’abord en latin et ensuite dans la traduction de Leopardi : It manus in gyrum : paulatim singula vires deperdunt proprias ; color est e pluribus unus, nec totus viridis, quia lactea frusta repugnant, nec de lacte nitens, quia tot variatur ab herbis.3 Gira il pestello, e ne l’informe pasta di più colori fassi un sol colore : bianco non è, ché l’erba gliel contrasta verde no, ché gliel nega il bianco umore. Fan que’ cibi in perdendo lor virtute, una di molte lor virtù perdute.4

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3 Ce sont des ingrédients qui, mélangés, perdent leur couleur et leur vertu propre, mais qui, devenant autres, créent une couleur et une vertu nouvelles. Depuis toujours le métissage est une richesse. Mais il faut toujours le réaffirmer, contre les défenseurs de la pureté.

4 La nécessité de brouiller les frontières entre les genres, de les forcer ou bien carrément de les ignorer a souvent été ressentie au cours des siècles. La contemporanéité en a fait un de ses atouts, un signe distinctif, visant le dépassement de toute contrainte venue d’ailleurs, tout comme la mise en avant d’une volonté iconoclaste, d’un refus de la notion de code, ce qui pourrait être considéré aussi comme une réaction – court-circuit mental et culturel affichant une attitude d’autocontestation critique – aux dérives du postmodernisme. C’est en effet à partir de là, constatant la tendance de plus en plus évidente à créer des définitions nouvelles pour des objets artistiques et littéraires ne correspondant pas ou plus aux critères définitionnels préexistants, que nous avons eu l’idée de consacrer un colloque à l’insuffisance générique. Mais dans le but surtout de la resituer historiquement, pour essayer de lui découvrir une tradition, des récurrences, une géographie. Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d’erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu’ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l’ordonnance idéale, introduire çà et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur œuvre : un jour, au début de l’hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.5

5 L’an dernier, j’ai ouvert le colloque de Turin en citant ces quelques lignes que j’aime beaucoup, tirées du prologue des Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Si j’ai voulu les prononcer, je l’ai fait d’une part pour dire à tous ceux qui étaient là que non, les choses ne se passeraient pas ainsi, que tout irait dans le sens voulu, que le programme que nous avions sous les yeux serait respecté dans chacune de ses parties suivant l’ordre établi. Et d’autre part, au contraire, pour dire aussi que dans un certain sens et en même temps je m’attendais à ce que quelque chose vienne déranger notre programme, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure. C’est souvent de l’infraction à l’ordre que naît l’intérêt, plus parfois que du respect de l’ordonnance idéale. D’ailleurs, « indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique », disait André Breton6.

6 Les participants ont bien voulu me donner raison, en correspondant aux attentes, mais aussi en les bouleversant. À commencer par Forest, dont j’ai évoqué les propos d’ouverture. Lui qui, après avoir convoqué confusion de genre et tierce forme, a tout de suite après mis en question tant l’une que l’autre, pour mieux illustrer la valeur de ses exemples – à savoir, l’écriture de Louis Aragon et celle de Roland Barthes. Aucun des deux, pour Forest, ne pratique l’hybridisme générique, cette « sorte d’indétermination à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne vaut », comme il l’affirme. Et cela, parce que « le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la distinction qui va autoriser leur confrontation ».

7 Deuxième élément à l’origine de l’idée du colloque : l’attitude issue de la constatation de l’insuffisance générique à voir non pas comme pulsion autorisant n’importe quelle attitude transgressive, mais au contraire comme posture critique déterminant recherche et invention, produisant rhétorique et poétique, récit et histoire.

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8 Et ce sont les historiens de la littérature et les critiques littéraires qui ont ensuite pris la parole. Luciano Pellegrini en premier, qui a consacré son intervention à « essayer de s’interroger sur la situation de la poésie dans cette période intermédiaire, “entre deux mondes” » : le tournant des Lumières. Époque à l’étude de laquelle Lionello Sozzi s’est tellement consacré : cela soit dit sous forme d’hommage à un ami du Seminario, son ancien Président disparu en 2015, en ce qui me concerne quelqu’un qui m’a été maestro. « Notre hypothèse est la suivante, a précisé Luciano Pellegrini, un changement de paradigme advient en poésie pendant cette période difficile à définir. Et la question consiste à savoir pourquoi, dans l’histoire de la poésie française, il existe un avant et un après cette période, et en quoi cette période diffère du romantisme, à la fois rupture et conséquence de ce qui le précède. La réflexion portera en particulier sur l’origine de l’un des traits de nouveauté de la poésie romantique : l’élaboration d’une poésie réalisant un dépassement des hiérarchies des genres et des styles ».

9 C’est à l’analyse concrète d’une catégorie intergénérique, celle de récit poétique, par le biais d’une triple lecture de textes datant des années Vingt du siècle dernier, que s’est consacrée Annalisa Lombardi, « trois textes qui diffèrent par les stratégies formelles adoptées mais qui présentent des thématiques communes : Le Voleur de Talan de Pierre Reverdy de 1917, c’est-à-dire un roman poétique au sens littéral, Simon le pathétique de Giraudoux de 1918 et, finalement, Détours de Crevel, un récit de 1924 qui comprend des passages de poésie et qui – comme beaucoup de productions narratives liées à l’avant- garde surréaliste – a été associé à plusieurs reprises à cette fameuse dérive poétique de la narration », discutant la littérature critique sur le sujet, qui ne la satisfait pas tout en lui donnant matière à réfléchir.

10 La première séance du colloque, que nous a fait l’honneur de présider Daniela Dalla Valle, acceptant une invitation qui était, de ma part et de celle de mes amies et collègues Monica Pavesio et Laura Rescia (sans la précieuse aide desquelles rien n’aurait été possible) un signe de remerciement et de reconnaissance pour les enseignements qu’elle nous a donnés et nous donne toujours, s’est terminée par un moment de spectacle réalisé à l’enseigne du dépassement des clivages : Philippe Forest s’habillant en Samuel Beckett pour nous lire, en duo avec la comédienne Eleni Molos et sous la direction du metteur en scène Alberto Gozzi, les Textes pour rien du même Beckett7, série de treize séquences hors genre, bouleversante mise en espace d’un dialogue impossible entre l’écrivain et son écriture. Qu’un grand merci leur soit ici exprimé, ainsi qu’à Luana Doni et à Lisa Lo Presti : la première, doctorante, pour sa présence constante à mes côtés et sa collaboration attentive et intelligente ; la deuxième pour son travail de technicienne audio et vidéo (des reprises du spectacle ont été réalisées grâce à elle).

11 Le deuxième jour des travaux a commencé par une intervention très attendue, celle de Paolo Tortonese, consacrée aux « contradictions du fantastique ». Mariolina Bertini présidait cette nouvelle séance du colloque, amie irremplaçable qui, depuis toujours, travaille à démonter les clichés critiques les plus enracinés. Plus que n’importe qui, l’interlocutrice idéale pour Tortonese, lequel établit d’abord ceci : « Le fantastique est un genre exclusivement moderne, qui a fait son apparition précisément à l’époque où le déclin du système des genres s’est produit ». Pour dénombrer ensuite trois attitudes identifiables par rapport aux genres : leur refus « en tant que notions prescriptives », leur emploi « en tant que catégories historiques » et, à travers les deux siècles postromantiques, le réemploi des genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques et parodiques ». Constatant que la combinaison des genres comme opportunité moderne

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est issue à la fois du déclin des genres et de leur historisation. Se demandant surtout « si la survivance assez forte des genres qui précédaient le fantastique doit remettre en cause la justesse de la définition donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que Gautier et ses contemporains avaient déjà proposée ». Ce à quoi il a donné une réponse par l’intermédiaire de Francesco Orlando et des catégories qu’il a conçues, dans son essai publié posthume sur le surnaturel littéraire8, pour désigner des récits en amont et en aval du fantastique. Concluant d’ailleurs par une réaffirmation de son point de départ : le fantastique, genre moderne, « représente éminemment la remise en cause du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où le système des genres cédait sa place à l’usage des genres ».

12 C’est ensuite Paola Cattani qui a lancé la transition vers le XXe siècle, par sa communication étudiant les écrits sur l’actualité de Paul Valéry et s’interrogeant sur leur statut générique fluide : d’une part pour comprendre les raisons d’un tel acharnement de la part de Valéry à trouver une définition pour ces écrits, qu’il voulait de circonstance ; d’autre part pour déchiffrer l’extrême indécision caractérisant sa quête terminologique dans ce domaine, à un moment où sa réflexion le poussait à vouloir s’exprimer en dehors de l’opposition entre poésie et narration qu’il avait lui-même érigée en dogme. Comment traiter la matière politique tout en évitant les modalités énonciatives qu’elle entraîne généralement, la visée persuasive et la violence verbale ? Comment fuir le pamphlet ? Invention de genres nouveaux et pratique de la littérature en tant qu’exercice intellectuel sont autant de pistes qui conduisent à une lecture différente par rapport à la doxa critique concernant cette partie importante de l’œuvre de Valéry.

13 La distanciation de l’ironie comme moyen pour s’affranchir des contraintes génériques est en revanche la posture poétique que Luca Bevilacqua attribue à Guillaume Apollinaire, qui décrit ses nouveaux poèmes « synthétiques » en les comparant à des formations « plurielles » telles qu’une foule ou une nation, « de nouvelles entités qui ont une valeur plastique aussi composée que des termes collectifs »9. Bevilacqua énumère et exemplifie ensuite les différentes formes d’ironie mises en œuvre par Apollinaire – ironie culturelle, érotique, animale, macabre, polémique etc. – chacune contaminatio d’un ordre spécifique, mais toutes susceptibles de se combiner différemment pour donner des configurations poétiques à chaque fois nouvelles ; toutes, néanmoins, stratégies de communication qui soulignent la nécessité de garder intacte l’ambivalence, la contradiction, entre plusieurs versions d’un même réel.

14 La troisième et dernière séance, dirigée par Gianni Iotti, Président du Seminario di Filologia francese à qui j’exprime ma gratitude pour avoir bien voulu que le colloque 2018 ait lieu à Turin, a été consacrée à des textes devenus, pour différentes raisons, légendaires. D’abord grâce aux propos de Simona Munari qui nous a illustré la très célèbre « Sts », mythique collection de la maison d’édition turinoise Einaudi publiant de grands écrivains étrangers traduits par de grands écrivains italiens, et donnant jour par là à de véritables réécritures, créations nouvelles en aucun cas reconduisibles dans l’enceinte du genre de la simple traduction : l’analyse de Simona Munari passe aussi par l’inclusion du paratexte à l’intérieur de l’œuvre, vérifiant « l’hypothèse d’un haut degré de contamination entre traduction, réécriture et essai interprétatif ». Et puis par les deux communications de conclusion : la première sur la Trilogie allemande de Louis- Ferdinand Céline, dont nous a parlé Jacopo Leoni, démontrant que la séparation des genres y est définitivement abolie par Céline à la faveur d’une architecture textuelle

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qui fait entrer en collision roman et autobiographie, chronique et commentaire, distorsion d’instruments expressifs, et qui est relative à la présence d’une interrogation constante sur le monde de la part de l’auteur du Voyage au bout de la nuit ; la deuxième consacrée à un ouvrage peu connu de celui qui deviendra plus tard le grand écrivain Vercors, mais qui était à l’époque un illustrateur et s’appelait Jean Bruller, les 21 recettes pratique de mort violente, étudiées par Roberta Sapino.

15 Une remarque, avant de conclure. La présence de Michel Jeanneret, s’il avait pu donner suite à son désir de participer aux travaux du colloque, nous aurait permis d’inclure au programme le XVIIe siècle. J’avoue qu’en proposant comme argument à creuser la mise en question des genres, j’avais à l’esprit en premier les écrivains baroques. C’est par l’étude des poètes épiques français du XVIIe siècle que j’ai fait il y a longtemps, à l’époque où je préparais ma thèse à la Bibliothèque Nationale de Paris, la première fois l’expérience de l’insuffisance générique. Autant dire que le colloque de Turin nous invite à poursuivre les recherches sur ce sujet. Les interventions qu’on lira ci-dessous, ainsi que leur qualité, en sont la meilleure introduction.

NOTES

1. Ce compte rendu du colloque de Turin est idéalement dédié à Michel Jeanneret qui aurait dû y prendre part et n’a pas pu. Il avait salué avec enthousiasme le projet que je lui avais soumis, proposant de participer par une contribution qui aurait dû « porter sur le grotesque comme agent de subversion des classements génériques », et « aborder (rapidement) des aspects de la question aux XIXe, puis aux XVIe et XVII e siècles » (courriel du 16 mars 2018). Quelques mois après, au cours de l’été, il fut obligé de se désister en raison d’une intervention chirurgicale importante qu’il avait dû subir. Sa disparition, survenue au mois de mars 2019 des suites de cette grave maladie, nous a beaucoup émus. Dans mon esprit, les travaux du colloque lui sont dédiés. 2. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168. 3. Moretum, dans Appendix Vergiliana, v. 96-104. 4. G. Leopardi, « La Torta », dans Lo spettatore italiano, 15 janvier 1817, v. 88-99. 5. A. Robbe-Grillet, Les Gommes, Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 11. 6. A. Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 39. 7. S. Beckett, Nouvelles et Textes pour rien, Paris, Éditions de Minuit, 1955. Pour les parties en italien prononcées par la comédienne Eleni Molos nous avons utilisé ma traduction : S. Beckett, Testi per nulla dans Id., Racconti e prose brevi, éd. P. Bertinetti, Torino, Einaudi, 2010, p. 107-160. 8. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V. Sturli, Torino, Einaudi, 2017. 9. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id., Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954.

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RÉSUMÉS

L’article reprend et résume les réflexions qui ont été développées lors du Colloque annuel du Seminario di Filologia francese qui a eu lieu à Turin les 29 et 30 novembre 2018, consacré à la notion de genre et à son histoire ainsi qu’aux raisons de son dépassement au cours des siècles, à partir du XVIIIe et jusqu’à l’époque contemporaine, déterminant des formes différentes et parfois même contradictoires de contaminations novatrices et nécessaires.

The article resumes and summarizes the thoughts developed during the annual SFF Symposium, which took place in Turin on the 29th and the 30th of November 2018. The topic of discussion was the concept of genre and the causes of its overcoming from the 18th century to modern times, that resulted in several, sometimes even contradictory, forms of innovative and necessary contamination.

INDEX

Keywords : literary genres, literature, theory, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain), Beckett (Samuel) Mots-clés : genres littéraires, littérature, théorie, Forest (Philippe), Robbe-Grillet (Alain), Beckett (Samuel)

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Ceci n’est pas un roman This is not a novel

Philippe Forest

1

1 Sans doute ne fait-on rien sauf à ne pas trop savoir ce que l’on fait.

2 Une certaine innocence, une relative ignorance sont indispensables à qui s’engage dans une entreprise quelconque, et qui ne s’y engage que pour autant qu’il n’a aucune notion de ce à quoi elle le conduira – de sorte qu’il lui faut précisément faire ce dont il ne sait rien afin de savoir enfin ce qu’il entendait faire. À supposer qu’il y arrive. Je veux dire : à supposer qu’il réussisse à donner forme et puis à donner sens à ce quelque chose qui lui était d’abord obscur et qui lui restera peut-être toujours inintelligible.

3 C’est le mot de Mallarmé dans Igitur : « Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère »1. Seul l’inconnu appelle chacun avec assez de force pour l’obliger à s’aventurer là où ses pas, auparavant, ne l’ont jamais conduit et où, s’abandonnant à une illusion dont il n’est pas complétement dupe mais qui lui est indispensable, il lui faut pourtant s’imaginer qu’il sera le premier à pénétrer.

4 Les questions ne se posent qu’après. Lorsque l’on considère la chose nécessairement singulière à laquelle on a abouti et que, devant son étrangeté, on en vient à se demander ce qu’elle peut bien signifier et quelle place lui trouver qui lui convient peut- être parmi toutes les autres. Certes, l’idée vague qu’on en a précède l’objet auquel l’on parviendra. Elle dépend des conditions de possibilité qui la définissent en partie mais auxquelles il s’agit de se soustraire autant que de se soumettre afin qu’advienne ce qui, pour exister authentiquement, ne devait se réduire à rien qui lui fût antérieur.

5 Un écrivain pense toujours en ces termes. Ils déterminent la relation entre l’œuvre qu’il écrit et le genre dans lequel celle-ci s’inscrit. Le genre, qui lui préexiste, commande à l’œuvre, certes. Mais l’œuvre ne se réalise qu’à la condition de ne pas souscrire tout à fait au programme dont, autrement, elle ne constituerait que l’exécution, remettant ainsi en cause le genre dont elle relève et qu’elle renouvelle – même modestement –, jouant le jeu selon les règles mais y introduisant également du jeu dans les règles – et

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notamment en y jouant le jeu selon d’autres règles que celles auxquelles il lui faudrait, en principe, se conformer.

2

6 La roue est toujours à réinventer. Elle l’est pour qui souhaite avancer. Sous une forme toujours semblable et sans cesse différente. Ou le roman.

7 À ce titre, les vieilles idées autrefois formulées par Mikhaïl Bakhtine – et qui, finalement, correspondent encore assez à notre conception spontanée du roman – n’ont rien perdu de leur pertinence. Elles disent que le propre du roman, dépourvu qu’il est de canon, consiste à n’être contenu au sein d’aucune formule qui ne soit perpétuellement en mouvement – mouvement qu’il prouve du même coup en marchant. D’où les relations conflictuelles qu’il entretient avec les autres genres littéraires dont sa continuelle réinvention a pour effet de contester les hiérarchies et les classements sur lesquels ceux-ci reposent et qu’ils visent en vain à imposer alentour. Du roman, en 1941, Bakhtine déclare : « Il s’accommode mal des autres genres. Il combat pour sa suprématie en littérature, et là où il l’emporte, les autres genres se désagrègent »2.

8 En un sens, du roman, il n’existerait ainsi aucune définition sinon celle qui le présente comme insusceptible d’être défini de quelque façon que ce soit. En raison de l’hégémonie qu’il a acquise, absorbant les autres genres, les subvertissant, se les appropriant tout en les marginalisant sans merci, le roman est désormais partout. Il n’est plus de livre – on l’a remarqué – qui ne se réclame de lui comme en témoigne la mention qui, désormais, figure rituellement sur à peu près toutes les couvertures des ouvrages, quels qu’ils soient, auxquels leur auteur, leur éditeur ne désespèrent pas de trouver un lectorat un peu large : « Ceci est un roman ». Mais cet avertissement a également valeur d’antiphrase. Car il n’est pas de roman qui vaille qui, afin de ne pas se perdre dans la masse auquel il appartient, ne revendique, en même temps, de constituer autre chose que ce qu’il prétend être : « Ceci n’est pas un roman ».

9 Après que mon premier roman a paru, je me suis demandé ce que j’avais bien pu faire. J’ai essayé de répondre à cette question dans un petit essai, Le Roman, le Réel qui, grâce à Gabriella Bosco, fut, il y a presque vingt ans, le premier de mes textes à être traduit en italien. J’y citais Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma : « Quand j’aime un film, on me dit : – Oui , c’est très beau, mais ce n’est pas du cinéma… Alors, je me suis demandé ce que c’était… » En écho, j’écrivais à l’époque : « Quand j’aime un livre, on me dit : – Oui, c’est très beau, mais ce n’est pas du roman… Alors, je me suis demandé ce que c’était… »3.

10 Je me le demande encore.

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11 Aragon – qui sera le premier des deux exemples que je citerai ici – déclare quelque part dans La Défense de l’Infini, cet ouvrage insensé auquel il se consacra pendant la flamboyante période du surréalisme, texte monumental, long de quelques milliers de pages, qu’il laissa inachevé, dont la légende raconte qu’il en brûla de ses mains le manuscrit et dont ne nous restent que des fragments, des vestiges : « Je ne suis ni les

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règles du roman ni la marche du poème. Je pratique tout éveillé la confusion des genres »4.

12 Confondre les genres sans pour autant qu’ils disparaissent, les croiser, en faire la somme, les superposer de telle sorte que chaque texte participe de tous à la fois et ne se réduise à aucun, tel est bien le geste qu’accomplit Aragon, dans ses livres les plus expérimentaux comme dans ceux qui paraissent les plus conventionnels, mais également au plan de son œuvre appréhendée dans son ensemble et selon l’idée constante d’après laquelle il la développera, du début à la fin.

13 Le roman, certainement, est pour lui l’espace essentiel où s’opère cette « confusion des genres » qu’Aragon revendique avec le surréalisme et contre lui. Bravant par avance l’interdiction fameuse formulée par André Breton dans son Manifeste de 1924 (avec l’anecdote devenue légendaire du propos prêté à Paul Valéry et concernant la proverbiale marquise dont la sortie sur le coup des cinq heures ne mériterait pas qu’un poète s’abaisse à en faire le récit), Aragon se veut romancier et entend que la chose se sache si bien que le mot « roman » se trouve inclus par ses soins dans le titre même du livre qu’il signe en 1921 : Anicet ou le panorama, roman. Avec Le Paysan de Paris, cinq ans plus tard, il persiste et signe. Mais lorsqu’au soir de sa vie, il réunit ses livres, Aragon insère ce roman non parmi ses Œuvres romanesques croisées mais, contre toute attente, dans son Œuvre poétique au complet où il prend place ainsi aux côtés de toutes sortes de textes de circonstances (articles, conférences, souvenirs) qui n’ont en apparence rien de commun avec les recueils de vers auxquels, sans solution de continuité, ils se mêlent et au nombre desquels figure notamment ce Roman inachevé qui constitue sans doute son plus grand livre de poésie et que, non content de le baptiser « roman », il présente comme son autobiographie. La formule adoptée n’est pas très différente de celle à laquelle Aragon a recours dans ce grand livre trop méconnu, que certains tiennent pour son chef d’œuvre, monographie tardive consacrée à l’un des plus glorieux peintres français du XXe siècle, à l’intérieur de laquelle alternent essais, poèmes et récits et où, une deuxième fois, le mot « roman » figure dans le titre même d’un livre qui pourtant n’en a guère l’apparence : Henri Matisse, roman. Tout comme ce mot figurera sur la couverture de ce qui constitue le dernier vrai livre d’Aragon, Théâtre/Roman, paru en 1974, soit plus d’un demi-siècle après Anicet et où, cette fois et comme pour que la démonstration se trouve accomplie, le roman, tout en faisant une place en lui pour l’essai et pour la poésie, se réinvente sous le signe éminemment baroque du drame et de la comédie.

14 Toute l’œuvre d’Aragon compose ainsi comme un long roman, revendiqué comme tel par son auteur mais de telle sorte que le roman s’y définisse par le refus apparent des règles qui le caractérisent, recueillant du même coup toutes les formes possibles de l’expression littéraire perpétuellement réenvisagées selon le principe, proclamé dans les pages de La Défense de l’Infini, de la « confusion des genres ».

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15 Je dirais volontiers – mais la proposition serait certainement difficile à défendre jusqu’au bout sans une bonne dose de mauvaise foi critique – qu’il en va de même avec Roland Barthes – qui me fournira mon deuxième exemple. Néanmoins, ce à quoi parvient Aragon avec sa « confusion des genres », Barthes n’aura cessé, à sa manière, de le penser mêmement au travers de ce qu’il finira par nommer la « tierce-forme ».

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16 L’expression apparaît, comme on sait, dans la conférence de 1978 que Barthes consacre à Proust et où il se penche sur la forme adoptée par l’écrivain dans le Contre Sainte-Beuve et reprise par lui dans À la Recherche du temps perdu : « […] roman ? essai ? », demande Barthes, « Aucun des deux ou les deux à la fois : ce que j’appellerai une tierce forme »5.

17 Mais, si elle surgit aussi tardivement, l’expression « tierce forme » peut sans mal se voir prêter une valeur rétrospective afin de s’appliquer à ce qui fut l’objet constant de la pensée de Barthes : « le texte », ce que l’on nommait ainsi au temps défunt des avant- gardes et qui se refuse précisément à toute assignation de genre afin que se déploie, dans toute son amplitude, le mouvement même de l’écriture traversant les frontières à l’intérieur desquelles une conception plus convenue de la littérature voudrait la tenir enfermée.

18 Dans l’article qu’il consacre en 1965 à Drame de Philippe Sollers et qui constitue une étape essentielle dans le cheminement de sa réflexion sur de semblables questions, Barthes présente ce livre – que son titre semble destiner à la scène – à la fois comme un poème et comme un roman tout en ne manquant pas de souligner sa dimension d’essai6. Il le compare à la Vita Nova de Dante où prose, vers et commentaire alternent selon le vieux principe du « prosimètre » si peu attesté dans la littérature française moderne – sinon, précisément chez Aragon dans Le Fou d’Elsa.

19 Mais Vita Nova, comme on le sait aussi, est encore le titre que Barthes prévoira de donner au roman dont il rêve dans les dernières années de son existence et que, puisqu’il ne fut jamais écrit, nous ne connaissons pas davantage que La Défense de l’Infini sinon à travers la réflexion préparatoire que son auteur lui consacra et qui lui fournit la matière même de son dernier cours au Collège de France : un roman qui n’existe donc que sous les apparences de ce « roman du roman » auquel appartiennent si clairement d’autres textes qui furent composés à la même époque comme La Chambre claire ou Journal de deuil, qui conduit vers le moment de son écriture et qui, tout en se plaçant sous le signe de Proust, explore et étudie le champ de cette « tierce forme » qui relève à la fois du roman et de l’essai mais aussi de l’autobiographie et du poème, cherchant notamment, à partir du haïku japonais et de l’épiphanie joycienne, comment convertir le discontinu de la notation, du fragment en ce quelque chose susceptible de se trouver versé au sein de la continuité restaurée de la grande forme romanesque héritée du passé.

20 Un roman, certainement, mais qui n’en est pas tout à fait un au sens classique du terme puisqu’il se pense comme l’espace au sein duquel tous les possibles de l’expression littéraire – roman et essai, journal et poème – se trouvent convoqués afin de jouer ensemble et que le texte puisse répondre à « l’appel d’un nouveau sens » avec lequel « changer la vie » de qui lit, de qui écrit.

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21 Il y en aurait bien d’autres – exemplairement celui de Joyce, particulièrement dans Ulysse – mais ces deux noms-là suffisent ici – Aragon et Barthes – pour tenter d’approcher ce que l’auteur de La Défense de l’Infini revendique de son côté comme « confusion des genres » et ce que, pour sa part, l’auteur de La Préparation du roman se donne pour modèle sous le nom de « tierce forme. » Et, en vérité, la matière qu’ils offrent est encore bien trop abondante pour pouvoir être appréhendée de manière

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quelque peu synthétique. Car c’est chaque livre qui demanderait à être examiné. Et au sein de n’importe quel livre, il s’agirait de prêter une attention un peu suivie à la façon dont chaque genre littéraire se trouve réenvisagé, réinventé depuis une position et selon des codes qui appartiennent à un autre, à plusieurs autres – voire à tous les autres en même temps.

22 Pour les raisons que l’on a exposées précédemment, c’est la catégorie du roman qui s’offre comme étant susceptible de subsumer toutes les autres. Parce qu’il est un genre capable, du fait de son absence de définition, de faire place en lui pour une altérité essentielle qui le rend toujours différent de lui-même et qui aménage en son sein le site possible d’une parole plurielle qui rayonne dans toutes les directions à la fois, parcourt tous les registres, convoque en elle tous les modes de l’invention littéraire.

23 C’est pourquoi l’expression « tierce forme » est, au fond, insatisfaisante. Elle réduit trop le jeu, laissant entendre que celui-ci ne concerne que deux genres à la fois, en l’occurrence : le roman et l’essai formant une sorte de couple, quand tous les autres se trouvent également concernés par l’opération qu’implique toute idée un peu avertie de la création littéraire. Elle ne rend pas raison, d’ailleurs, à Barthes et au mouvement de sa pensée qui va plus loin. En réaction à la vision simpliste à laquelle il s’oppose quand éclate la querelle dite de la « nouvelle critique », l’auteur de Critique et vérité met tactiquement l’accent sur le fait que ne se distinguent pas essentiellement l’écriture du créateur et celle du critique. Cela revient à insister sur la dimension critique de tout texte de création qui n’est complet qu’à la condition d’inclure le commentaire qui l’accompagne et sur le caractère authentiquement créateur de la parole critique lorsqu’elle s’assume comme telle.

24 En ce sens, il est vrai que la réflexion de Barthes porte d’abord sur le face-à-face du roman et de l’essai et sur l’éventuel dépassement de cette opposition à travers la « tierce forme ». Mais il ne s’agit là que de l’un des aspects d’une question plus large. L’attention portée par Barthes à l’autobiographie, au théâtre, à la poésie le démontre amplement. Tout texte se situe dans cet intervalle, cet espace paradoxal qu’appelle le dialogue auquel oblige la confrontation entre tous ces genres différents à la fois – et pas seulement deux d’entre eux. Ainsi, et c’est notamment ce que dit La préparation du roman, lorsque le récit fictionnel procède de ces « moments de vérité » à quoi correspondent le « satori » du haïku chez Bashô ou la « quidditas » de l’épiphanie chez Joyce mais aussi le « punctum » de la photographie – disons : la révélation du poème, de l’image – qu’il appartient au roman de prendre en charge et de dire, les insérant dans la continuité de son récit.

25 De même, l’expression « confusion des genres » ne rend pas justice à Aragon. Elle laisse supposer une sorte d’indétermination à la faveur de laquelle tout se perd et où rien ne vaut. De sorte qu’y prospéreraient toutes sortes de textes hybrides relevant, au choix, du poème narratif, de l’essai littéraire, du récit à thèse, de l’autobiographie romancée. Quand le dialogue entre les genres suppose au contraire que subsiste entre eux la distinction qui va autoriser leur confrontation. Le texte n’efface pas les frontières car elles sont nécessaires au jeu qui se joue de part et d’autre d’elles – ainsi que le prouve assez la barre qui, dans le titre de son dernier livre, s’inscrit entre le mot de théâtre de celui de roman, séparant et unissant ceux-ci. Aragon, à l’occasion, ne manque d’ailleurs pas de souligner la spécificité des formes littéraires auxquelles il a recours, signant des romans qui sont bien des romans – et qui assument les codes hérités du réalisme ou du naturalisme, de Balzac et de Zola –, des poèmes qui sont bien des poèmes – et qui

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remettent en usage et en circulation toute la rhétorique démonétisée par la modernité du vers et de la rime –, des essais qui sont bien des essais – et qui ne répugnent pas à l’énoncé franc et parfois brutal d’un message idéologique confinant à la propagande. Mais ses livres les plus aboutis – des premiers aux derniers – se caractérisent par la manière dont ils assemblent en leur sein les formes littéraires dont ils usent selon un principe qui vaut à l’échelle de l’œuvre tout entière – ainsi qu’en témoigne la récapitulation ultime que proposent les Œuvres romanesques croisées et L’Œuvre poétique au complet. En ce sens, il s’agit moins de confondre les genres que de les combiner à l’intérieur d’un texte qui, selon un principe de « mouvement perpétuel », assure la continuelle métamorphose de l’un en l’autre.

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26 Je m’arrêterai sur un seul exemple car il concerne exemplairement Aragon et Barthes – que l’on rapproche pourtant rarement l’un de l’autre et, particulièrement, sur un tel terrain. Il concerne le jeu qui se joue chez l’un et chez l’autre entre la parole romanesque et la parole autobiographique et qui rend indissociables l’un de l’autre les deux genres auxquels elles renvoient.

27 On trouverait chez Aragon de nombreuses déclarations qui soulignent à quel point la seconde – la parole autobiographique, donc – s’exprime partout et à travers toutes les formes qu’elle emprunte, donne seule le sens et fait le prix exclusif de toute œuvre qui vaut. Ainsi à l’époque du dadaïsme : « Dans tout ce que je lis, écrit Aragon, l’instinct me porte trop vivement à rechercher l’auteur, et à le trouver ; à l’envisager écrivant ; à écouter ce qu’il dit, non ce qu’il conte ; pour qu’en définitive je ne trouve infimes les distinctions qu’on fait entre les genres littéraires, poésie, roman, philosophie, maximes, tout m’est également parole »7.

28 Du roman qui n’est qu’un roman, La Défense de l’Infini dénonce le caractère falsificateur en des remarques d’une vertigineuse profondeur : « À force d’écrire des bouquins où tout se passait paraît comme dans la vie, on a fini par savoir si bien la prendre, la vie, que de nos jours tout s’y passe comme dans les romans. Et ça aussi compince. Parce qu’alors, logique écrasante : pour que dans les romans tout se passe comme dans la vie, si dans la vie tout se passe comme dans les romans, dans les romans tout se passe comme dans les romans »8. Ce qui se laisse sans doute paraphraser comme suit. Le roman, en raison de son réalisme revendiqué, prétend produire une image vraie de la vie. Mais la vie elle-même n’existe plus que sous l’apparence que les fictions lui donnent et qui commande inconsciemment à la conscience que nous en avons – c’est aussi la thèse d’Oscar Wilde, au fond, dans « La Décadence du mensonge » lorsqu’il déclare que c’est la vie qui imite l’art et non l’inverse. Prétendant nous donner accès à la réalité, la fiction se réfléchit elle-même indéfiniment. On se retrouve à errer dans une sorte de palais des glaces où chaque miroir démultiplie le monde et lui donne l’allure d’un labyrinthe infini à l’intérieur duquel il s’agit à la fois de s’égarer et de ne pas renoncer à découvrir – c’est-à-dire : à inventer – son chemin.

29 Renouant avec ces questions qui ont été à son principe, l’œuvre tardive d’Aragon pose essentiellement le problème des rapports entre fiction et réalité – ce qui constitue assez l’objet même de toute littérature. Elle le fait selon le principe fameux du « mentir vrai » qui démontre quelles formidables affinités relient ces activités mentales que constituent « raconter » (ou « se raconter »), « rappeler » (ou « se rappeler »),

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« imaginer » (ou « s’imaginer »). Dans ces grands romans que sont La Mise à Mort, Blanche ou l’oubli et Théâtre/Roman – qui sont des romans sans être des romans – l’auteur donne à voir et à lire cet extraordinaire mécanisme de conversion par lequel la fiction se fait réalité et la réalité se fait fiction de telle sorte que le texte revendique simultanément et successivement son caractère romanesque et autobiographique. Car, comme l’avoue Aragon, « l’honnêteté sans nul doute exigerait que tous livres intitulés Mémoires soient considérés comme des romans, ou pour mieux dire comme du roman »9.

30 Le même mouvement en raison duquel remémoration et imagination, réalité et fiction s’appellent perpétuellement l’une l’autre occupe pareillement le dernier Barthes. Les textes autobiographiques qu’il signe se donnent pour des romans – c’est le sens du célèbre avertissement placé de la main de l’auteur en tête du Roland Barthes par Roland Barthes : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »10. Mais l’aveu personnel s’insinue progressivement au sein de l’essai – comme en témoignent Fragments d’un discours amoureux et surtout La Chambre claire. Et le roman auquel Barthes rêve enfin procède pour lui du journal dans lequel il consigne le récit de sa vie. D’où le modèle que constitue à ses yeux le monument laissé par Proust et qui lui ouvre la voie de ce qu’il nomme « écriture de vie » de sorte que, sous la forme du roman, exprimant la « vie de l’auteur » mais « désorientée », se donnant comme « un étoilement de circonstances et de figures », l’intime puisse « faire entendre son cri, face à la généralité, à la science »11. Afin que retentisse en lui cette pathétique parole de pitié en laquelle tient toute la morale de la littérature.

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31 Qui pourrait dire à quel genre – sinon celui du roman, du roman qui n’est pas un roman, entendu comme susceptible de contenir tous les autres – appartiennent tous les livres que je viens rapidement d’évoquer ?

32 Je me suis naturellement arrêté sur l’exemple qui précède et qui porte sur l’indissociabilité du romanesque et de l’autobiographique – plutôt que sur un autre qui aurait pareillement établi ce qu’il y a de relatif et de contingent dans la distinction des genres littéraires – parce qu’il me concerne un peu. Il me concerne en tant que romancier et en tant qu’essayiste. Encore que je ne sache plus très bien et depuis longtemps quand je suis l’un et quand je suis l’autre. D’où ma difficulté, mon embarras à remplir l’un de ces rôles lorsque l’on me demande de parler de littérature. Et les attitudes variables que j’adopte afin de me sortir comme je peux du mauvais pas dans lequel je me suis mis moi-même.

33 L’« autofiction » – à laquelle en dépit de mes protestations, de mes dénégations, on me rattache depuis vingt ans – a tenté de penser la question du rapport entre parole autobiographique et parole romanesque. Mais le débat théorique tourne depuis longtemps en rond. On se demande interminablement si l’« autofiction » constitue un genre en tant que tel et quelle place lui attribuer au sein d’une hypothétique nomenclature qu’elle obligerait à réviser. Le brillant néologisme autrefois forgé par Serge Doubrovsky invitait remarquablement à penser la possibilité d’un texte qui relèverait en même temps de l’un et de l’autre des deux genres dont elle se réclame. Mais la critique, plutôt que de tenter de penser une telle complexité, s’emploie le plus souvent à la défaire en se demandant quelles sont, au sein de l’objet sur lequel elle se penche, les parts relatives de l’autobiographie et de la fiction, laquelle prime sur

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l’autre, comment elles cohabitent et en quelles proportions. Au plan pratique, le bilan que l’on peut tracer n’est guère plus brillant. L’« autofiction » règne, dit-on, mais elle ne le fait que sous la forme d’un néo-naturalisme de l’intime qui a renoncé à tout questionnement authentiquement poétique et qui donne lieu à des livres en série témoignant essentiellement d’un narcissisme postmoderne en phase avec l’idéologie triomphante de la presse people, de la téléréalité et des réseaux sociaux.

34 Tout est à reprendre. La pensée de Barthes peut y aider et à rendre à l’« autofiction » les propriétés paradoxales qu’elle n’aurait jamais dû perdre. De la « tierce forme » dont il parle, Barthes dit qu’elle ne relève ni de l’un ni de l’autre des deux genres auxquels elle se rapporte : « Aucun des deux ou les deux à la fois »12. Cela vaut aussi pour l’autofiction qui est en même temps et totalement autobiographie et fiction, aucun des deux ou les deux à la fois. Et il me semble qu’une telle formule complète utilement celle qui donne son titre à notre colloque « E pluribus unum » et éclaire pourquoi, en matière de littérature, un seul genre ne suffit jamais car toute forme en contient une autre, plusieurs autres en même temps sans, d’ailleurs, que l’on puisse dire laquelle – que, par commodité, j’ai choisi d’appeler « roman » – recueille toutes les autres.

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35 « Aucun des deux ou les deux à la fois. »

36 L’expression est certainement curieuse. Comment une chose pourrait-elle être à la fois elle-même et une autre, ni une chose ni la chose contraire et pourtant l’une et l’autre de ces choses en même temps ? Une telle affirmation va contre toutes les règles de la logique. Elle heurte le sens commun.

37 Dans l’un de mes romans, Le Chat de Schrödinger, – livre qui raconte une sentimentale histoire de chat mais vaticine très sérieusement du côté des théories les plus délirantes, celles qui concernent la notion de « plurivers » c’est-à-dire d’« univers parallèles » tout en constituant un effort raisonné et systématique pour dire en termes romanesques la question du rapport de la littérature au réel – j’ai essayé de penser un pareil paradoxe au prix d’un détour par le domaine de la physique quantique. Je ne suis pas assez naïf, bien sûr, pour soutenir que les vérités établies par la science – à supposer d’ailleurs qu’il s’agisse de « vérités » – aient vocation à s’appliquer en dehors du champ à l’intérieur duquel elles furent d’abord pensées – et particulièrement en art et en littérature. Mais je suis convaincu qu’elles procèdent essentiellement, chez les savants, d’un effort pour penser l’énigme même de la réalité – entreprise qui, par analogie, peut rejoindre celle dans laquelle, avec la même visée, s’engagent les philosophes, les poètes et les romanciers.

38 L’équation d’ondes de Schrödinger, comme on sait, établit qu’au niveau sub-atomique, tant qu’elle n’est pas observée, une particule doit être considérée comme se trouvant simultanément dans des états contraires et que l’on dit superposés de la matière. C’est pourquoi le fameux chat, enfermé dans sa boîte, doit être pensé comme étant à la fois mort et vivant – selon, en tout cas, la morale que l’on tire en général de la fable qu’ironiquement son inventeur fabriqua afin d’en démontrer l’absurdité.

39 Qu’une chose puisse en même temps en être une autre étonne naturellement. Pourtant, on nous l’a enseigné dès les bancs du lycée. L’expérience dite des fentes de Young – qui date quand même de 1801 – établit comment. Elle montre que la lumière qui se

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présente dans d’autres circonstances comme si elle était constituée de corpuscules se comporte comme si elle était formée d’ondes dès lors qu’on la soumet à un protocole approprié d’observation. Si bien que, par extension, tous les objets physiques doivent être considérés comme s’ils étaient en même temps de nature corpusculaire et de nature ondulatoire. J’ajouterai : onde ou corpuscule, l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois.

40 Sans avoir à en passer ni par l’expérimentation scientifique ni même par la démonstration épistémologique, un tout petit peu de réflexion amène à la même conclusion qui ne concerne pas moins la littérature – car, autant, que la science, elle a le monde pour objet et en propose une représentation. Et au sein de la représentation qu’elle construit, le monde – que nous ne connaissons qu’à travers les modèles que nous élaborons – apparaît tantôt sous une forme et tantôt sous une autre, selon la manière dont on l’observe, se comportant ainsi ou autrement en raison de l’expérience où on l’appelle à comparaître et des instruments à l’aide desquels on le mesure. Si bien que, pour en revenir à l’exemple que j’ai évoqué, il n’y a pas d’un côté la réalité et de l’autre la fiction – et pour l’une ou pour l’autre le mode d’expression, autobiographique ou romanesque, qui lui serait adéquat. Car le monde est un : il n’apparaît sous une forme ou sous une autre qu’en raison du protocole auquel on le soumet qui le fait apparaître tantôt comme réalité et tantôt comme fiction.

41 Et à ceux qui douteraient d’une telle évidence, je me contenterai d’adresser cet avertissement fameux de Sade : « Je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleur physicien ».

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42 Pour conclure et afin d’être compris aussi bien que possible, j’éprouve le besoin de souligner le trait.

43 La vie, le monde est l’objet de la littérature. Et les « genres » – roman et autobiographie, poésie ou théâtre, essai – constituent les différents protocoles d’observation qui s’appliquent à cet objet. Ils le construisent. Disons qu’ils l’inventent : ce qui signifie qu’ils le découvrent autant qu’ils le créent. Et le roman moderne – parce qu’il se définit par son absence même de définition – procède de tous les genres auxquels il a simultanément recours, multipliant sur la vie, sur le monde les points de vue possibles dont chacun n’existe qu’en raison de la forme littéraire selon laquelle il se dit. Il revendique de proposer une représentation fictionnelle du monde : « Ceci est un roman » dit-il de lui. Mais il ne manque pas de signaler à quel point une pareille représentation se doit de faire apparaître le monde sous toutes les formes simultanées qu’il est susceptible de présenter au regard et que chacun des langages dont il use simultanément – poétique, dramatique, philosophique, autobiographique – fait exister à la fois d’une façon qui lui est propre : « Ceci n’est pas un roman » ajoute-t-il.

44 Chaque livre – et la série que tous les livres d’un auteur, mis à la suite les uns des autres, composent – expérimente en faisant varier la visée qu’il adopte et qu’il pose sur son objet. D’où cette indispensable pluralité générique qui est le sujet de notre réflexion et qu’à titre personnel, je revendique dans mes romans comme dans mes essais. Une pareille conception fait sans doute de moi un moderniste attardé. C’est possible. Voire : probable. Je ne me sens pas complètement seul, cependant. Disons que, sans me prétendre à leur hauteur, je peux me prévaloir de quelques prédécesseurs

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illustres qui comptent à mes yeux. Mais il est vrai que le temps est désormais de plus en plus à une autre forme de littérature… Tant pis pour le temps. Peu importe à la littérature.

45 J’ai parlé du roman. J’ai dit qu’il constituait pour moi le lieu à partir duquel toutes les autres formes de l’expression littéraire venaient s’appliquer au monde pour produire de celui-ci une représentation qui leur soit propre : l’autobiographie, l’essai, la poésie… J’oubliais le théâtre. J’avais tort. Parce que j’ai toujours pensé qu’il constitue la forme même dont toutes les autres viennent. Il se trouve que mon prochain roman s’en souvient. Pour commencer, je citais le Mallarmé d’Igitur : « Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère ». Pour finir, je citerai celui de « Crayonné au théâtre » : « Quelle représentation ! le monde y tient ; un livre dans notre main, s’il énonce quelque idée auguste, supplée à tous les théâtres, non par l’oubli qu’il en cause les rappelant intérieurement au contraire »13.

46 « Un Lieu se présente, écrit ailleurs Mallarmé, scène, majoration devant tous du spectacle de Soi »14. Sur cette scène qui est celle de soi – mais de telle sorte que le moi s’y oublie dans le spectacle qui se donne –, en ce Lieu qui est celui du Livre – mais qui prend les dimensions d’un Théâtre où tout vient prendre place –, une représentation s’offre à laquelle contribuent semblablement tous les parlers dont usent pareillement le romancier, le philosophe, le poète de sorte que chacun de ces parlers entre en relation avec tous les autres et qu’ensemble il font apparaître le monde sous toutes les formes qu’il est susceptible d’emprunter, donnant à voir ce mouvement perpétuel de conversion réciproque par lequel chacune n’existant qu’au miroir que l’autre lui tend, réalité et fiction s’engendrent féériquement et comme dans un songe sous nos yeux.

NOTES

1. S. Mallarmé, « Igitur », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 450. 2. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1987, p. 442. 3. Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, p. 23. 4. L. Aragon, La Défense de l’Infini, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, p. 168. 5. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », dans Id., Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1995, t. III, p. 829. 6. R. Barthes, « Drame, poème, roman », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 931-945. 7. L. Aragon , Projet d’histoire littéraire contemporaine, Paris, Gallimard, « Digraphe », 1994, p. 145-146. 8. L. Aragon, La Défense de l’Infini, cit., p. 419. 9. L. Aragon, « Théâtre/Roman », dans Id., Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, t. V, p. 1241. 10. R. Barthes, « Roland Barthes par Roland Barthes », dans Id., Œuvres complètes, t. III, cit., p. 81. 11. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 831-832. 12. R. Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », cit., p. 829. 13. S. Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Id., Œuvres complètes, cit., p. 334.

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14. Ibid., p. 370.

RÉSUMÉS

Prenant des exemples dans les œuvres d’Aragon et de Barthes et expliquant ce que ces deux écrivains entendaient par « confusion des genres » et par « tierce forme », Philippe Forest présente sa propre conception du roman – telle que l’illustrent certains de ses livres, particulièrement Le Chat de Schrödinger – et traite des relations entre fait et fiction dans la littérature contemporaine.

Taking exemples in the works of Aragon and Barthes and explaining what these two writers meant by « confusion of genres » and « third form », Philippe Forest presents his own conception of the novel – as illustrated in some of his books, especially Schrödinger’s cat – and deals with the relationship between fact and fiction in contemporary literature.

INDEX

Mots-clés : roman, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland) Keywords : novel, autofiction, Aragon (Louis), Barthes (Roland)

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Transparence poétique. La poésie et les codes entre deux révolutions (N.- G. Léonard, A. Chénier, Lamartine) Poetic transparency. Poetry and conventions between two revolutions (N.-G. Léonard, A. Chénier, Lamartine)

Luciano Pellegrini

1 Dans l’introduction à un volume collectif consacré à la période qui nous intéresse – Une « période sans nom » - Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire (2016) – Florence Lotterie écrit : Longtemps neutralisée par l’inscription dans la zone grise des époques « intermédiaires » entre deux temps qui comptent, la « période sans nom », selon la formule en elle-même alors polémique proposée par Simone Balayé et Jean Roussel dans un numéro fondateur de la revue Dix-Huitième Siècle titré « Au tournant des Lumières (1780-1820) », a souffert d’une indétermination historiographique la condamnant à la dilution entre un amont controversé (les Lumières) et un aval envahissant (le Romantisme) qui la réduisit longtemps au statut peu enviable de « vague lieu de passage, semi-désertique, entre deux mondes » (Balayé, Simone et Roussel, Jean, « Présentation », Dix-Huitième Siècle, n. 14, 1982, p. 6)1.

2 En partant de ce constat, il s’agira d’essayer de s’interroger sur la situation de la poésie dans cette période intermédiaire, « entre deux mondes ». À l’origine du renouvellement d’intérêt pour le tournant des Lumières, Le Sacre de l’écrivain. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. 1750-1830 de Paul Bénichou, publié en 1973. Mais c’est surtout à partir des années 1980, que, comme l’a souligné Michel Delon2, les études sur cette période « semi-désertique » sont devenues légion. Une légion partageant un même enjeu : étudier la période sans nom signifie réécrire l’histoire littéraire, mais aussi reconsidérer la définition même d’histoire littéraire. Et cela à deux titres. D’une part, se positionner à cheval sur deux siècles met en question la légitimité même d’un récit historique scandé par des coupures qui correspondent bien souvent à des siècles. D’autre part, la nature de cette période montre à quel point l’histoire

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littéraire constitue elle-même un récit, construit, orienté, déterminé par la contingence du goût ainsi que par des exigences qui ne sont pas seulement littéraires.

3 Car, à son origine comme discipline, l’histoire littéraire fonctionne comme une « fabrique ». Une volonté taxinomique multiforme caractérise notamment la période révolutionnaire et napoléonienne, qui cherche, en littérature comme ailleurs, à se définir et se redéfinir sans cesse par rapport au passé, dans l’actualité en mouvement. D’où, par exemple, la conception d’ouvrages comme le Tableau historique de l’état et des progrès de la littérature française depuis 1789, de Marie-Joseph Chénier, commandé par le pouvoir impérial. Sur le plan littéraire, cette tendance idéologique dépend de l’interprétation de l’héritage du siècle écoulé, des Lumières et de la Révolution. C’est en fonction de cet héritage que se créent les clivages politiques entre conservateurs et libéraux, et que les régimes trouvent leur légitimation ou leurs repoussoirs. C’est ce mélange magmatique et parfois incohérent du littéraire et du politique qui conduira, vers la fin de la Restauration, à un nouveau cheval de bataille : celui des écrivains identifiant la nouvelle littérature romantique à 1789, et opposant l’Ancien monde au Nouveau. D’un côté, l’Ancien monde, un passé classique étriqué fondé sur la hiérarchie des genres et des styles, et, de l’autre, le nouveau, fondé sur la liberté et l’originalité sans limite du génie.

4 Rien d’étonnant à cela. Ce qui surprend davantage, c’est que cette perspective militante est devenue au fur et à mesure un récit dominant reléguant la période qui nous intéresse dans les limbes de l’histoire littéraire. Ces limbes, pour la poésie, perdurent. Le renouvellement des études sur la période concerne surtout la critique de l’historiographie littéraire, l’histoire des institutions littéraires, la sociologie de la littérature, l’histoire des idées, l’esthétique et, pour ce qui est des genres, le théâtre et le roman. Les ouvrages consacrés à la poésie de cette période en mal de caractérisation sont en effet loin d’être légion3. L’époque ne manque pourtant pas de poètes remarquables, comme Évariste de Parny, voire éminents, comme André Chénier, qui suffiraient à démontrer que l’entre-deux siècles n’a pas été une période « sans poésie ». Une des raisons de cet étrange retard vient peut-être de ce que l’aspect « scandaleux » de la redécouverte du tournant des Lumières deviendrait plus sensible. Les scansions 1780-1820, ou 1770-1820, et peut-être 1750-1830, sont porteuse de polémique, car elles remettent en cause la césure que constitue la Révolution. Il en va donc du rôle de la Révolution et, par conséquent, du rapport du littéraire au politique dans la définition de la modernité littéraire. Malgré le décalage temporel qui sépare 1789 de 1830, l’équivalence entre révolution poétique de 1820-1830 et révolution politique a constitué le point d’arrivée et d’équilibre, sur le plan littéraire, de presque un demi-siècle d’élaboration des nouvelles identité et unité nationales, après la fracture révolutionnaire.

5 Ce point d’arrivée consiste en une articulation entre littéraire et politique telle qu’à un régime de liberté postrévolutionnaire correspond une littérature, et en particulier une poésie, nouvelle car absolue, autonome, dont la liberté moderne est une condition d’existence, mais qui n’est pas directement issue de la Révolution. Victor Hugo, par exemple, dans la préface à ses Nouvelles Odes (1824), défend l’idée d’une « littérature actuelle qui peut être en partie le résultat de la révolution, sans en être l’expression »4. C’est sur cette idée que s’appuie le mouvement de réaffirmation de la « modernité romantique » qui a récemment pris pied dans les études sur la poésie de la première moitié du XIXe siècle5.

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6 Rouvrir l’histoire de la poésie, remettre en question ce décalage entre « révolution poétique » et 1789, amènerait donc de façon plus « inquiétante » à explorer deux voies que le point de vue romantique avait fermées, à savoir : rouvrir la question de la modernité de la poésie « sans nom », pendant la Révolution elle-même ; placer les origines de la modernité poétique avant la Révolution, à la fin de l’Ancien régime.

7 Notre hypothèse est la suivante : un changement de paradigme advient en poésie pendant cette période difficile à définir. Et la question consiste à savoir pourquoi, dans l’histoire de la poésie française, il existe un avant et un après cette période, et en quoi cette période diffère du romantisme, à la fois rupture et conséquence de ce qui la précède. La réflexion portera en particulier sur l’origine de l’un des traits de nouveauté de la poésie romantique : l’élaboration d’une poésie réalisant un dépassement des hiérarchies des genres et des styles. La toile de fond consiste en la coexistence de deux faits apparemment contradictoires. D’une part, comme l’a montré Francesco Orlando dans Illuminismo, barocco e retorica freudiana, alors qu’il s’intéressait à l’« offensiva inflitta durante la maggior razionalizzazione dei tempi moderni alla libertà del linguaggio letterario », la poésie, tout au long du XVIIIe siècle, fait l’objet d’un réquisitoire de la Raison qui met en cause son droit à l’artifice, mensonge et abus, et donc son existence même6. De l’autre, la poésie fait également l’objet, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, d’une « promotion foudroyante, dont la littérature moderne ne s’est jamais remise »7. Dominique Combe décrit l’évolution de la place de la poésie dans le lent passage d’une rhétorique des genres à une esthétique des genres qui se réalise à partir des années 1750. Identifiée au mode lyrique et à l’expression de la subjectivité, elle « devient progressivement le mode dominant, l’aune de la littérature » 8.

8 Dans ce processus de promotion esthétique, la poésie réaffirme son droit d’existence en tant qu’artifice fondé dans un contexte de rationalité accrue. Si la poésie devient le mètre de la littérature, c’est parce qu’elle s’invente comme discours spécifique, qui n’est pas nécessairement incompatible avec la pensée scientifique, mais qui est essentiellement autre chose.

9 On a souvent remarqué la présence des vers d’Évariste de Parny (1753-1814) dans la poésie de Lamartine, notamment dans les Méditations poétiques. On sait que, à cause de ces réminiscences, Lamartine a presque été taxé de plagiaire ; celles-ci servent néanmoins la distinction entre différentes phases de la production du poète, et délimitent une phase plus épicurienne et juvénile, précédant la révélation du vrai Lamartine, inspiré par « le génie grave et infini du christianisme poétique »9. Pour autant, Parny est plus qu’un simple modèle dépassé ensuite par Lamartine. Des caractéristiques formelles rapprochent les deux poètes en dépit de leurs différences de sensibilité ; et celles-ci pourraient bien constituer l’un des apports majeurs de la poésie du tournant des Lumières. En question notamment, la recherche du naturel, la simplicité d’un style moyen coulant et transparent qui prend ainsi un nouveau sens. Ce phénomène est par exemple observable dans un quatrain tiré d’une « idylle » d’un poète contemporain de Parny, Nicolas-Germain Léonard (1744-1793) : O nuit qui m’as surpris sur ce lit de verdure, Quelle douce fraîcheur tu répands dans les airs ! Que ce calme touchant dont jouit l’univers Fait passer dans mon cœur une volupté pure ! (« La Nuit »)10

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10 Tout en étant régulière et bien soignée, la prosodie tend à s’effacer et à s’adapter à la situation et à l’émotion du sujet. Le recours à l’artifice de la prosodie est justifié par l’expression spontanée du sujet idyllique, qui exige une réduction maximale de l’artifice ainsi qu’une prosodie qui se fait discrète. L’épicuréisme sensible et évanescent de ces vers est éloigné des échos spirituels dont résonnent les Méditations poétiques. Cependant, si l’on considère la « naïveté » recherchée, aucun tournant ne sépare ces vers du célèbre incipit de L’Isolement de Lamartine : Souvent, sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.11

11 Lamartine adopte une rhétorique du naturel qui va jusqu’au dépouillement. Aucun approfondissement symbolique des rimes n’a lieu. En outre, seule l’inversion de l’adverbe du « tristement je m’assieds » sépare ces vers de la linéarité de la prose. En 2006, Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, dans leur livre sur La modernité romantique, ont souligné la nouveauté que constituait, en poésie, l’expression directe d’un sujet contingent : la nouveauté d’une poétique d’un « je, ici, maintenant », l’allure prosaïque des vers servant l’expression d’une subjectivité dans laquelle « chacun peut se reconnaître et valider sa propre expérience d’individu dans le monde et dans l’histoire »12. Pour affirmer la valeur du je « relatif » lamartinien, les critiques ont eux- mêmes recours au cliché anti-néoclassique : Lamartine inaugurerait « une poétique du dépouillement, de la transparence, de la fluidité en lieu et place d’une lourde batterie rhétorique qui, dans le canon classique, aurait évoqué la même situation avec force figures »13.

12 Cependant, dans le quatrain de Léonard que nous venons de citer, on ne trouve pas trace de la « lourde batterie » évoquée par les critiques ; le poète y poursuit au contraire le dépouillement et la transparence. Dans les vers de Léonard comme dans ceux de Lamartine, tout se passe comme si seule l’expression d’une émotion et d’une situation subjectives pouvait justifier le recours à l’artifice des vers. Si la prosodie est rendue presque invisible afin de « faire naturel », le recours même à la convention du vers trouve un nouveau fondement dans la dignité du sujet qui s’y exprime, dont les sensations et les émotions fondent l’anthropocentrisme laïque que Paul Bénichou a si bien défini comme étant à l’origine du sacre moderne du poète14.

13 Pourtant, les topoï ont la vie dure. En 2015, dans sa thèse consacrée à la Poétique de l’élégie moderne, de Ch.-H. Millevoye à J. Réda, David Galand parle à son tour des vers tirés de L’Isolement, et n’hésite pas à opposer la nouveauté des vers de Lamartine à l’académisme néoclassique : « la pauvreté rhétorique contraste avec les arabesques et artifices de la poésie néo-classique »15. On reconnaît encore une fois l’opposition coutumière entre classique et romantique, liberté contre norme, froide abstraction contre lyrisme infini, génie échevelé contre rhétorique en perruque, mot propre contre style noble, nature contre artifice. Il nous semble que la poésie « néo-classique » se caractérise par sa recherche d’un langage dissimulant sa nature d’artifice. Elle cherche ce que, dans l’art, Diderot appelle « naïveté », à savoir : « une grande ressemblance de l’imitation avec la chose, accompagnée d’une grande facilité de faire », comme « de l’eau prise dans le ruisseau et jetée sur la toile »16. Aussi peut-on trouver chez André Chénier des vers simples comme de la prose, des vers qui, comme le dit Hugo dans un poème des Contemplations, dédié justement À André Chénier (I, V), prennent à la prose

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« son air familier »17. Dans les poèmes de Chénier, il n’est pas rare de lire des vers ainsi formés : « Je meurs. Avant le soir j’ai fini ma journée » (Élégies, I, IX)18. Cet alexandrin à la césure invisible correspond bien à ce vers « aussi beau que de la prose » dont Hugo fera l’éloge, en citant par paradoxe La Harpe dans la Préface de Cromwell19. Et nombreux sont les vers de Chénier qui n’ont rien à envier à certains vers de Hugo où toute arabesque est bannie, et où Hugo fait du prosaïque l’ingrédient d’une nouvelle poésie se voulant libre et vraie. Que l’on pense, par exemple, à la Pente de la rêverie (1830), « L’autre jour, il venait de pleuvoir. Car l’été / Cette année… », et à tous ces vers dignes d’une conversation quotidienne ou d’une lettre familière : « J’ai différé. La vie à différer se passe » (A mes amis L. B. et S.-B., 1830)20.

14 Mettre en valeur ce prosaïsme poétique peut amener à repenser un autre lieu commun longtemps plaqué sur la période, qui oppose une prose novatrice à une production en vers sclérosée, attardée, et qui ne serait pas en phase avec l’éclosion d’une nouvelle sensibilité. Ainsi, selon ce point de vue, les premiers signes d’une « renaissance de la poésie » tiendraient plutôt à des pages en prose – qu’il s’agisse de passages des Rêveries d’un promeneur solitaire, de descriptions de Bernardin de Saint-Pierre, des enchantements de Chateaubriand, des élans de Senancour – des textes dans lesquels la sensibilité « préromantique » ou d’un « premier romantisme » s’exprimerait grâce à la prose, sans avoir à composer avec les normes antipoétiques de l’écriture en vers. Il faudrait cependant considérer la prose poétique de cette période en continuité avec les expériences en vers. Il en va ainsi, par exemple, pour cette forme de poème à prosodie et à longueur variables, à tonalité élégiaque et de style moyen, tenant à la fois de l’idylle, de l’héroïde, de l’épître, et du poème descriptif, dont la production s’emballe dans le dernier quart du XVIIIe siècle. Outre les poèmes de l’abbé Delille, on peut notamment mentionner les poèmes « élégiaques » de Loison, Legouvé, Baour-Lormian ou de Louis de Fontanes, comme sa Chartreuse de Paris, « chef-d’œuvre du jeune » écrivain selon Marc Fumaroli21, que Chateaubriand a tenu à faire figurer dans le Génie du christianisme. Sans aucun doute, ces poèmes n’atteignent jamais la richesse des images et des évocations sensorielles des proses de Chateaubriand. Reste que ces expériences de prosaïsme poétique en vers obéissent à une recherche de simplicité limpide et de transparence sensible qui constituera, autant que le naturel rythmé et hyperesthésique de la prose poétique, la base d’une poésie qui « coule à sa fantaisie » « comme un flot de cristal » (V. Hugo)22 en s’adaptant aux expériences du moi et aux mouvements de l’âme.

15 La langue poétique doit donc adhérer naturellement à l’expression du sujet, comme de l’eau jetée sur la toile. Par cela même, elle résiste au réquisitoire de la Raison pour assumer une légitimité nouvelle en tant que langage spécial, seul capable d’exprimer des choses qu’on ne saurait dire autrement qu’avec la poésie. En ce sens, effacement de l’artifice et affirmation de la spécificité du langage poétique ne font qu’un.

16 En effet, à mieux y voir, il n’est pas seulement question du prosaïsme. Il en va de même d’une remise en valeur de l’artifice poétique en soi. S’il devient évident dans les années 1820, un certain formalisme commence à se développer pendant la période sans nom, au tournant des deux siècles. Convention et artifice sont alors traités comme ayant une valeur en soi.

17 En 1828, Sainte-Beuve a réhabilité un patrimoine de formes anciennes dans son Tableau de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle . Avant lui, Victor Hugo, « le vers personnellement »23, expérimentait dès ses débuts plusieurs formes et mesures

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dépendant de modèles plus anciens. En effet, Hugo achève un processus déterminant une « fin des poétiques » (Claude Millet)24 dans laquelle la poésie comme genre ne s’identifie plus à des sous-genres hiérarchisés (ode, satire, élégie etc.). Elle devient alors une catégorie esthétique, un mode a priori, auquel les textes dans leur forme individuelle et hybride, en vers ou non, peuvent être reconduits. Pour autant, à rebours de cette ouverture du poétique, Hugo voit dans le vers un élément définitoire de la poésie en tant que langage spécifique. Il attribue donc aux contraintes de l’artifice une vertu expressive qui est consubstantielle à la poésie en tant que discours autre. Or, les nouvelles vertus reconnues à l’artifice remontent elles aussi à cette époque que le romantisme a placée sous le signe d’un artifice compris comme antipoétique et normatif. Par exemple, le poète Charles-Hubert Millevoye (1780-1816) est l’auteur d’un important discours Sur l’élégie (1814), dans lequel il propose une ouverture du poétique transversale aux genres : il étend les limites de l’élégie à celles de l’élégiaque, qu’il identifie finalement à la poésie elle-même25. Millevoye n’en exalte pas moins le rôle des formes traditionnelles comme la ballade qu’il restaure avant Hugo. Dans l’avant-propos à ses Ballades (1815), il demande ainsi : « pourquoi ne pas tenter de rajeunir quelques genres vieillis »26 ?

18 La poésie d’André Chénier réunit ce que nous avons distingué : l’effacement et l’affirmation de l’artifice. Dans le fragment de Néère, la nymphe invoque son amant Clinias avant de mourir : « O vous, du Sébéthus naïades vagabondes, Coupez sur mon tombeau vos chevelures blondes. Adieu, mon Clinias ! moi, celle qui te plus, Moi, celle qui t’aimai, que tu ne verras plus. O cieux, ô terre, ô mer, prés, montagnes, rivages, Fleurs, bois mélodieux, vallons, grottes sauvages, Rappelez-lui souvent, rappelez-lui toujours Néère tout son bien, Néère ses amours ; Cette Néère, hélas ! qu’il nommait sa Néère, Qui pour lui criminelle abandonna sa mère ; Qui pour lui fugitive, errant de lieux en lieux, Aux regards des humains n’osa lever les yeux. Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ; Soit qu’au bords de Paestum, sous ta soigneuse main, Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin ; Au coucher du soleil, si ton âme attendrie Tombe en une muette et molle rêverie, Alors, mon Clinias, appelle-moi, appelle-moi. Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi. Mon âme vagabonde, à travers le feuillage, Frémira ; sur les vents ou sur quelque nuage Tu la verras descendre, ou du sein de la mer, S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air, Et ma voix, toujours tendre et doucement plaintive, Caresser en fuyant ton oreille attentive ».27

19 Nous pouvons, avec Sylvain Menant, insister sur la recherche d’un naturel s’adaptant à l’émotion de la nymphe et aux mouvements de son « âme vagabonde », qui explique le choix de l’alexandrin à rimes plates. Les rimes affichent leur simplicité : toujours/ amours, moi/toi, feuillage/nuage, mer/air, plaintive/attentive. Comme le dit Sylvain Menant, Chénier utilise des modèles antiques pour donner du mouvement aux couples

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d’alexandrins, par un souci de « variété » mais aussi pour se rapprocher du naturel de la prose28.

20 Ce mouvement rythmique irrégulier, qui évoque une transposition de la prose, sert également l’exaltation de la fonction poétique du langage. On peut l’observer, par exemple, dans le traitement des noms propres (la nominatio, avec l’apostrophe, pourraient être considérées comme les figures souveraines du style de Chénier). Ainsi de la répétition pathétique des noms de Néère et de Clinias dans les vers cités. Chénier place toujours les noms propres en évidence, au point que, même dans les périphrases et les comparaisons les plus conventionnelles en apparence, ceux-ci scandent les mouvements rythmiques : Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ; Soit qu’au bords de Paestum, sous ta soigneuse main, Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin…

21 Le rythme valorise le nom d’Hélène de trois façons : il est en fin de vers ; il règle une phrase qui enjambe le vers ; et il résonne dans « ionienne » qui constitue la première véritable pause après le « Oh ! » initial. De la même manière, « Paestum », placé à l’hémistiche, s’impose car il est isolé au centre de ce groupe de quatre vers. La fonction rythmique des noms propres exalte donc leurs vertus évocatoires. Grâce à sa position, la force mythique du nom prime sur l’allégorie mythologique du style noble. Ici, Paestum ferait presque penser à l’emploi évocatoire des noms propres chez Nerval.

22 Le traitement rythmique des noms propres montre comment Chénier arrive à unir une forme de transparence naïve à une forme qui attire les regards sur elle-même. Dans les six derniers vers de la citation, on remarque cette même coexistence d’effacement et d’investissement de l’artifice. Si les mouvements rythmiques s’adaptent de façon fluide à l’expression de l’« âme vagabonde », ils mettent aussi en relief la densité sensorielle et la nature imitative et synesthétique des mots. Ainsi des allitérations et de l’enjambement rendant sensibles les mouvements de l’ « âme » qui, « à travers le feuillage, / Frémira » ; de la position à la césure du « songe » que l’on « voit s’élever » littéralement au milieu de ce groupe de six vers ; et pour finir de la position tonique de la « voix » qui annonce la rime plaintive-attentive, et qui flatte, par enjambement (« voix … / Caresser »), l’oreille de l’amant-lecteur.

23 Chénier opère donc deux mouvements. Par la naïveté imitative, il actualise ses modèles antiques. Par la force primitive de l’Antiquité, il refonde le jeu arbitraire de l’écriture en vers. Apte à exprimer l’émotion, et fait de la même matière que la vraie poésie, l’artifice trouve une nouvelle légitimation. Il devient une condition nécessaire, voire suffisante, de la poésie.

24 Qu’advient-il de la poésie quand la Raison s’institutionnalise ? L’effacement de l’artifice répond au nouvel investissement du « genre ». Faisant fi du Beau idéal, le poète opère entre deux extrêmes à partir de l’entre-deux-siècles. D’un côté, il nie la convention, faisant de ses artifices réduits à la transparence l’imitation des mouvements de son âme qui se veut digne d’une vérité poétique ; de l’autre, il plie sa subjectivité à un ou plusieurs codes établis, qu’il réinvestit en adoptant leurs contraintes, en jouant avec leurs clichés, et en faisant de ce jeu significatif la base d’une poétique originale. C’est dans ce rapport ambivalent du nouveau sujet souverain à la force des codes que commence la révolution, soit bien avant la condamnation à mort du style noble et des conquêtes de l’imagination.

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NOTES

1. F. Bercegol, S. Genand, F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom » - Les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2016, p. 9. 2. M. Delon, « Quarante ans de recherche sur un objet protéiforme », dans F. Bercegol, S. Genand, F. Lotterie (éd.), Une « période sans nom », cit., p. 37-49. 3. Je me limiterai ici à renvoyer aux récents travaux sur la poésie d’Eric Francalanza, Pierre Laforgue, Pierre Loubier, Jean-Noël Pascal, Jean-Marie Roulin et Catriona Seth. Et je mentionnerai en priorité les revues Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle et Orages – Littérature et culture 1760-1830, ainsi que les activités de 1800. Séminaire de recherche sur la littérature des années 1780-1830, dirigé par Stéphanie Génand et Jean-Marie Roulin, dont le carnet de recherches est disponible en ligne . 4. V. Hugo, Œuvres Poétiques I – Avant l’exil – 1802-1851, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 273. 5. Voir les nombreux travaux d’Alain Vaillant, le livre de Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris-Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2006, et celui de Luciano Pellegrini, La responsabilità del nuovo. Saggio sulla poesia di Victor Hugo prima dell’esilio, Pisa, ETS, 2018. 6. F. Orlando, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Torino, Einaudi, 19962, p. 232 (« attaque infligée, pendant la plus grande rationalisation des temps modernes, aux libertés du langage littéraire », c’est moi qui traduis). Voir notamment le chapitre III, « Che la metafora può non essere la regina delle figure » (p. 65-127). 7. D. Combe, Les Genres littéraires, Paris, Hachette, « Contours littéraires », 1992, p. 145. 8. Ibid., p. 71. 9. A. de Lamartine, commentaire à « Élégie », Méditations poétiques. Nouvelles Méditations poétiques, Paris, Librairie Générale Française, 2006, p. 335 10. N.-G. Léonard, Poésies pastorales, Genève et Paris, chez Lejay, 1771, p. 17. 11. A. de Lamartine, Méditations poétiques..., cit., p. 71. 12. J.-P. Bertrand, P. Durand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, cit., p. 34. 13. Ibidem. 14. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, in Id. Romantismes français I, Paris, Gallimard, 2004 (1973). 15. D. Galand, Poétique de l’élégie moderne, de Ch.-H. Millevoye à J. Réda, thèse soutenue sous la direction de D. Combe, Université Sorbonne Nouvelle Paris III, 12 juin 2015, p. 306. 16. D. Diderot, Pensées détachées sur la peinture dans Salons, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, 2008, p. 468-470. 17. V. Hugo, Œuvres poétiques II – Les Châtiments, Les Contemplations, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 491 18. A. Chénier, Poésies, éd. Louis Becq de Fouquières [1872], Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 1994, p. 176. 19. V. Hugo, Préface de Cromwell, dans Œuvres complètes, « Critique », dir. J. Seebacher et de G. Rosa, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 29. 20. V. Hugo, Les Feuilles d’automne, XXIX et XXVII, dans Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 770 et 766. 21. M. Fumaroli, « Louis de Fontanes (1757-1821). Poète et grand maître de l’université impériale », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 3, 2003, p. 683-691, p. 685. 22. V. Hugo, Les Chants du crépuscule, XXXIV, « Écrit sur la première page d’un Pétrarque », dans Id., Œuvres poétiques I, cit., p. 903. 23. S. Mallarmé, Divagations, « Crise de vers », dans Id., Œuvres complètes, t. II, éd. B. Marchal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 205.

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24. C. Millet, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire, Paris, Librairie Générale Française, 2007, p. 191. 25. Ch.-H. Millevoye Œuvres, précédées d’une notice par M. Sainte-Beuve, Paris, Garnier, 1874, p. 23-54. 26. Ibid., p. 379. 27. A. Chénier, Poésies, cit., p. 59-61. 28. Voir S. Menant, « Le vers de Chénier », dans J.-D. Beaudin, T. Vân Dung Le Flanchec (éd.), Styles, genres, auteurs. 5, Marguerite de Navarre, cardinal de Retz, André Chénier, Paul Claudel, , Paris, PUPS, 2005, p. 75-87, notamment p. 79-83. Voir aussi V. De Santis, « "Imiter le Cantique des cantiques". Présence du texte biblique dans l’œuvre de Chénier et dans la poésie au tournant des Lumières », dans M. Barsi, A. Preda (éd.), Le Cantique des cantiques dans les lettres françaises. Convegno internazionale di studi. Gargnano, Palazzo Feltrinelli, 24-27 giugno 2015, Milano, LED, 2016, p. 181-201, notamment p. 194-195.

RÉSUMÉS

Le Romantisme serait à la littérature ce que 1789 est à la politique. Cette idée, qui date du Romantisme, n’a pas vraiment été remise en question. Elle oblitère pourtant vingt années d’histoire littéraire car les Méditations poétiques paraissent en 1820. Qu’en est-il notamment de la poésie parue entre 1789 et l’essor de Lamartine, Vigny et Hugo, dont on a souvent souligné le caractère artificiel, froid et alambiqué ? Elle prépare la poésie à venir. Parny, Léonard ou encore Chénier adoptent une rhétorique de la transparence prosaïque qui leur permet de légitimer la poésie face aux attaques que la Raison porte alors contre l'artifice poétique.

Romanticism would be to literature what 1789 is to politics. This idea, which dates back to Romanticism, has not really been challenged. However, it obliterates twenty years of literary history because the Poetic Meditations were published in 1820. What about the poetry published between 1789 and the rise of Lamartine, Vigny and Hugo? Critics have often noted its artificial, cold and convoluted nature. Yet she is preparing the poetry to come. Poets such as Parny, Léonard or Chénier adopted a rhetoric of prosaic transparency that allowed them to legitimize poetry against the attacks that Reason then made against poetic artifice.

INDEX

Keywords : tournant des Lumières, neoclassicism, prosaicism, naivety, artifice Mots-clés : tournant des Lumières, néoclassicisme, naïveté, artifice, prosaïsme

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Le récit poétique en question Questioning poetic narrative

Annalisa Lombardi

1 Dans l’introduction de l’Anthologie de la Nouvelle Prose française, publiée en 1926 aux éditions du Sagittaire, Philippe Soupault mettait en lumière l’indéniable influence de la poésie sur les œuvres en prose les plus représentatives de son temps : « cette soumission de la prose [à la poésie] est un des plus importants phénomènes que l’on puisse constater lorsque l’on étudie les prosateurs d’aujourd’hui »1, écrivait-il. Effectivement, l’idée d’une contamination entre la prose narrative et la dimension poétique était communément admise à l’époque, notamment par les écrivains qui la pratiquaient : « je ne considère tout ce que j’ai fait que comme une espèce de divagation poétique »2, reconnaissait Giraudoux à propos de ses nombreux romans, « je pratique tout éveillé la confusion des genres »3, revendiquait Aragon, et « je ne suis pas un romancier mais un poète »4 coupait court Soupault, l’année même, paradoxalement, de la publication de son premier roman, Le Bon Apôtre.

2 Au-delà des déclarations des auteurs, la question relative à l’intégration d’éléments poétiques dans le roman et le récit au début du siècle dernier a été inlassablement ressassée par la critique et l’historiographie ; il s’agit aujourd’hui d’une sorte de lieu commun dans la réception d’une partie consistante des œuvres de l’époque, que l’on considère comme l’âge d’or du roman poétique. « S’il est une tentation qui est venue désaxer le roman, c’est bien celle de la poésie »5, a souligné Michel Raimond, relayé par nombre d‘auteurs par la suite. En fait, dans un souci de périodisation et de différenciation diachronique, la tendance a sans doute été d’accentuer le caractère prétendument poétique des ouvrages narratifs de cette période, ne serait-ce que pour mieux en constater le dépassement : « le genre “roman poétique” est moribond »6 déclarait Daniel-Rops à l’aube de la nouvelle décennie.

3 Les notions liées à ces interactions demeurent cependant floues. Si les auteurs de l’époque, les commentateurs de la première heure ainsi que la critique la plus récente sont d’accord sur cette contamination, il n’en reste pas moins que la nature de celle-ci reste à définir – de façon univoque du moins – d’autant plus que la narration poétique se prête à de nombreuses ambiguïtés et est sujette à des glissements sémantiques

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importants. Par ailleurs, les phénomènes langagiers spécifiques de cette hybridation générique demeurent tout aussi mal définis, de même que reste mal circonscrit le corpus de référence en la matière. Prose poétique, narration poétique, récit poétique : autant de formules affublées de sens aussi variés que les acceptions du terme « poétique » (et des genres qu’il définit) et attribuées, au fil du temps, à un corpus de textes d’une grande variété. Enfin, la perspective largement admise d’un éclatement des genres littéraires traditionnels consécutif à l’atténuation des prescriptions rhétoriques s’ajoute à la difficulté de déterminer les spécificités de ce genre hybride qui risque ainsi de se réduire à l’idée simpliste d’une hétérogénéité généralisée.

4 Si le phénomène de l’hybridation générique a fait l’objet d’une attention plus constante pour d’autres formes intermédiaires, comme le poème en prose, Le Récit poétique de Jean-Yves Tadié paru en 1978 constitue, en revanche, le seul texte entièrement consacré à la description des formes poétiques de la narration en prose. C’est d’ailleurs à cet ouvrage que font référence les travaux d’organisation historique du panorama littéraire des années vingt en particulier. Si des révisions partielles ou des intégrations de la perspective de Tadié ont certes vu le jour récemment – bien que de façon non systématique – l’hypothèse originale avancée par l’auteur ne s’avère aucunement remise en cause. Il devient dès lors légitime de se demander si l’idée même de récit poétique ne relève pas davantage d’une sorte de mythe théorique qui gagnerait sans aucun doute à bénéficier d’une nouvelle mise en perspective.

5 Après un survol de la littérature critique en matière de narration poétique, les questions de sa variété et de son champ d’application seront envisagées à travers une analyse rapide d’extraits tirés de trois ouvrages narratifs assimilés, selon des critères variés, à cette catégorie intergénérique. Parmi la multitude d’œuvres susceptibles de faire l’objet de la présente étude, nous avons arrêté notre choix sur trois textes qui diffèrent par les stratégies formelles adoptées mais qui présentent des thématiques communes : Le Voleur de Talan de Pierre Reverdy de 1917, c’est-à-dire un roman poétique au sens littéral, Simon le pathétique de Giraudoux de 19187, inclus dans l’essai de Tadié et, pour finir, Détours de Crevel, un récit de 1924 qui comprend des passages de poésie et qui – comme beaucoup de productions narratives liées à l’avant-garde surréaliste – a été à plusieurs reprises associé à cette fameuse dérive poétique de la narration. Bien qu’arbitraire, cet échantillon permettra d’envisager la notion de récit poétique sous ses diverses nuances et de revenir, à la lumière des études les plus récentes, sur les principales problématiques soulevées par le recours à cette dénomination.

Le panorama critique

6 Déjà en 1928 Albert Thibaudet enregistre une modalité inédite des interactions entre le roman de l’époque et la poésie, à savoir une forme d’« inversion littéraire »8 : les horizons d’attente vis-à-vis des genres se renversent radicalement, de sorte que la demande émotive et d’invention linguistique dont sont traditionnellement investis les poètes, se tourne vers les nouveaux prosateurs. Reprise par des travaux plus récents, cette perspective exclut toute volonté de description formelle des pratiques d’hybridation. C’est beaucoup plus tard, en 1951, qu’Henri Bonnet esquisse un relevé des interactions entre les deux genres dans son essai intitulé Roman et poésie, essai sur l’esthétique des genres. Moins intéressé par les effets d’une présumée interaction que par

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la détermination des spécificités de chacun des deux genres, le critique associe la poésie à la sphère de la subjectivité et le roman à celle de l’objectivité, abstraction faite de toute détermination historique. Bien qu’il admette l’existence d’éléments stylistiques potentiellement générateurs de la poéticité du roman, Bonnet se focalise surtout sur un usage thématique, ou du moins « métaphorique »9, du mot « poétique », dans le sens où celui-ci n’est pas associé à des marqueurs formels, mais à l’instauration d’une certaine atmosphère : Si la poésie peut sourdre du style verbal, c’est-à-dire du rythme, d’un certain arrangement surtout volontaire des mots et des phrases, elle peut aussi provenir des peintures mêmes du romancier, du monde, des êtres qu’il peint. De tout roman se dégage une atmosphère, qui n’a pas pour source le rythme de la phrase ou le ton de l’auteur, mais les particularités communes aux êtres et aux choses qui nous sont décrits.10

7 Cet emploi vague s’il en est du terme « poétique » sera pourtant abondamment récupéré et parfois durement critiqué. Contrarié par un tel manque de rigueur, Dominique Combe déplore, par exemple, que « la poésie [ne soit pas] considérée comme un “genre”, ni même un “mode”, mais comme une catégorie transcendante, non seulement à la littérature, non seulement à l’art, mais encore à l’existence, puisque tout est susceptible alors de recevoir la qualification de “poétique” »11.

8 L’idée du mélange générique avait été aussi explorée par des travaux historiques. Gaëtan Picon consacre un chapitre de son Panorama de la nouvelle littérature française (qui date de 1949) à ce qu’il appelle une « littérature poétique »12. Par cette formule, il désigne la production narrative de l’entre-deux-guerres, où il retrouve les échos de l’imaginaire célébré par la poésie contemporaine ou immédiatement précédente, cette poésie nouvelle13 née des pages d’Apollinaire, de Jacob ou de Reverdy : […] la poésie est partout […]. Une poésie du monde moderne apparaît. Et la prose s’imprègne de poésie, comme la poésie de prose. Le récit ne se contente plus d’être la narration objective d’un destin individuel : il est jeu poétique, spectacle sans limites, l’invention verbale et métaphorique la plus libre a toute latitude de s’y manifester. L’anecdote, les personnages, les cadres sont prétextes : c’est dans l’écriture même que se joue la partie. On reconnaît là les « romans » de Jean Giraudoux, de , de Philippe Soupault, de René Crevel, de Joseph Delteil, de Blaise Cendrars, de Valery Larbaud...14

9 Les guillemets qui accompagnent la référence aux romans mentionnés constituent la marque graphique de l’étrangeté perçue face à un genre réinventé par les procédés de métissage. Or, cette analyse a le mérite d’historiciser la poésie qu’elle évoque : il n’est pas fait référence à une idée abstraite ou idéale de la poésie, mais à un moment précis de son développement historique, concomitant à la production narrative analysée. Toutefois, la nature historique de ce travail porte à éluder la description stylistique des procédés d’hybridation. En fait, cet imaginaire commun dont participent la prose et la poésie est somme toute proche de l’idée d’atmosphère chère à Bonnet. Quasi contemporaine de l’ouvrage de Picon, l’Histoire du roman français depuis 1918 de Claude Edmonde Magny (1950) en partage l’enthousiasme face aux possibilités nouvelles offertes au roman par l’inclusion d’éléments poétiques, dont elle salue le potentiel d’innovation : « pour que le roman redevienne vivant à la génération suivante, il faudra qu’il ait réussi à s’intégrer les conquêtes de la poésie, et recueille les fruits de la libération surréaliste »15 ; encore une fois, les repères historiques sont bien explicités.

10 L’étude de Raimond, La Crise du roman de 1966, se montre beaucoup plus sceptique à l’égard de l’incidence de l’élément poétique sur les textes narratifs, pourtant indéniable

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et bien répandue. Décrite en tant que facteur de « dislocation du récit »16, l’attraction de la poésie y est pointée du doigt telle une menace potentielle pour la cohérence et la crédibilité de la narration. Ce travail offre des éléments d’historicisation du phénomène de contamination : on en retrouverait des antécédents dans des passages isolés de prosateurs précurseurs au XIXe siècle, dans le développement du poème en prose et dans les textes en prose issus du symbolisme, mais il faudra attendre Le Grand Meaulnes pour que soit perfectionné un genre qui s’affirmera dans les années qui vont suivre17. Cependant, on peut se demander si la prééminence accordée à l’influence symboliste ne risque pas de compromettre l’interprétation des procédés d’hybridation : les caractères spécifiques de la poésie symboliste sont automatiquement confondus avec des éléments définitoires de la poésie tout court. Par ailleurs, les déclinaisons diverses du poétique (formelles et thématiques) alternent continuellement au fil des pages, de façon à produire une impression aussi omniprésente qu’inconstante, en définitive, de la narration poétique. La lecture d’un passage suffira à mettre en évidence les glissements fréquents d’un registre à l’autre : […] un subjectivisme qui, transformant le fait en impression, implique la nécessité de dépasser l’observation extérieure vers une analyse intérieure ; l’idée du mystère que recèlent les choses les plus simples, et que le prosateur doit suggérer comme un au-delà de l’apparence ; l’idée d’un fantastique quotidien […] ; le goût aussi d’un certain jeu avec le réel, d’une distance par rapport à lui, où peuvent se déployer […] l’épanchement du rêve ou les subtilités de l’ironie, le culte de l’émotion fine, enfin. La couleur d’une rêverie, la grâce d’un objet, le mystère d’une rencontre, tout cela, […] a alimenté le roman poétique.18

11 Les éléments évoqués ici sont très disparates : on passe de l’aspect subjectif à la présence du fantastique, de la légèreté anti-réaliste des tons à une certaine grâce, de sorte qu’on finit par confondre les paramètres d’identification de la poésie au lieu de les éclaircir.

12 L’étude de Tadié, qui institutionnalisera définitivement la nouvelle catégorie générique de Récit poétique, doit beaucoup aux analyses de Raimond. Sa thèse est très simple : à partir des acquisitions linguistiques classiques de Jacobson autour des fonctions linguistiques, Tadié identifie dans la coexistence exhibée de la fonction référentielle et poétique les bases d’un genre intermédiaire, un « phénomène de transition entre le roman et le poème »19. Bien que l’essai se focalise sur certains des ouvrages les plus significatifs de la première moitié du XXe siècle (il est question des textes de Proust, Cocteau, Breton, mais aussi de Gracq, Blanchot et Queneau), le récit poétique y est dépeint, paradoxalement, comme un genre mineur et marginal dans la configuration du champ littéraire. Le corpus reste effectivement l’un des points les plus problématiques de l’essai : étalé sur une longue période, extrêmement hétérogène, il s’expose au risque de la dispersion des constantes, ainsi qu’à la formulation d’un paradigme qui reste infiniment ouvert et provisoire. Le texte est organisé en sections qui examinent à chaque fois les effets de la contamination poétique sur les éléments fondamentaux du récit classique, c’est-à-dire le personnage, le temps, l’espace, l’organisation structurelle. La grande clarté de l’exposition risque parfois de déboucher sur des schématisations, d’autant plus que la catégorie de Tadié s’applique sans réserve à nombre d’autres études ou d’histoires littéraires, qui se contentent de l’ériger comme un point de référence incontournable, sans aucunement le remettre en cause. Sa limite majeure réside, semble-t-il, dans l’adoption d’une idée artificiellement atemporelle de la poésie, dérivée de la tradition romantique et très éloignée des développements

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effectifs de la poésie de l’époque, d’où l’impression d’une utilisation abusive du terme « poétique » lui-même.

13 Bien que ces problématiques aient été partiellement soulevées par des études successives20, la seule perspective intégralement alternative au travail de Tadié serait l’essai de Dominique Combe de 1989, Poésie et Récit, où toute synthèse entre sphère narrative et sphère poétique paraît fondamentalement impossible, dans la mesure où celles-ci demeurent diamétralement opposées. Malgré la forte dévalorisation du narratif qui aurait marqué la production littéraire à partir de l’expérience de Mallarmé jusqu’aux produits du Nouveau Roman, une fusion véritable entre les deux genres reste inopérable. Associé aux notions de récit ou de roman, l’adjectif « poétique », privé comme il l’a été d’une valeur strictement stylistique ou énonciative, ne désignerait pas un genre hybride, mais tout simplement une sous-catégorie thématique du roman : La notion de « roman poétique » est possible parce qu’elle se situe sur un autre plan : […] le mot « poétique » revêt une signification presque métaphorique en indiquant seulement le contenu thématique de l’œuvre, exactement comme les qualificatifs « historique » ou « policier ». […] ce « genre » ne peut en aucun cas être considéré comme une « synthèse » […], il n’est jamais qu’une sous-classe du « roman », et n’a rien à voir avec la poéticité.21

14 Par ailleurs, les considérations de Combe portant sur les équilibres hiérarchiques qui organisaient le champ littéraire du début du siècle renversent la perspective de Thibaudet : la tentation poétique du roman aurait répondu à une nécessité de légitimation à travers le recours à un autre genre, plus illustre à l’époque : « le qualificatif de “poétique” pouvait permettre [au roman] de conserver son rang, préludant à son triomphe sur tous les autres genres dans les années vingt »22. Dans son examen des développements de la prose narrative aux cours des années 1920, Stéphanie Smadja a récemment repris, en revanche, la position de Thibaudet, pour lire les intégrations d’éléments poétique dans la prose (un certain emploi de la syntaxe, la prééminence de la parataxe et des structures nominales, le recours à l’énumération) tout simplement comme les signes d’une reconfiguration du champ littéraire, un « déplacement des pôles de créativité et d’expérimentation stylistique »23 de la poésie à la prose.

15 Avant de conclure ce tableau, il convient de mentionner un dernier volet de la théorie de l’hybridation intergénérique dans la première partie du siècle : il s’agit des études sur la production narrative des avant-gardes et du Surréalisme en particulier. Si la question est fréquemment évoquée dans ce domaine, c’est que la poésie y est souvent considérée comme un escamotage qui aurait permis aux auteurs surréalistes de contourner l’interdit posé sur le genre romanesque24. Selon cette perspective, les relations entre la poésie et la narration ne s’articuleraient plus selon une logique d’altérité ou d’intégration, mais plutôt en termes d’autorisation de l’une – la poésie – à l’autre.

16 De toute évidence, la nature du rapport établi entre les deux sphères détermine le sens donné à la narration poétique. De même que l’acception accordée au terme « poétique » (formelle, syntaxique, historique, thématique) actualise des catégories différentes entre elles, de même son antonyme (prose ou narration) peut donner lieu à des configurations multiples. Mais tentons à présent d’examiner de plus près cette variation en nous penchant rapidement sur les trois exemples sélectionnés.

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Variations de la narration poétique : Le Voleur de Talan, Simon le pathétique, Détours

17 Le Voleur de Talan, Simon le pathétique et Détours racontent, chacun à sa façon, la même histoire : un jeune protagoniste fait ses débuts à Paris et s’y trouve confronté à des formes diverses de malaise. Les textes recèlent tous les trois, d’ailleurs, un côté autobiographique. La proximité thématique servira tout simplement à accentuer les divergences des solutions formelles, pourtant toutes assimilées à la narration poétique.

18 Le Voleur de Talan est un texte narratif en vers libres ; des petits passages en prose – très elliptiques et parfois plus imagés que les sections en poésie – y figurent aussi ; la qualification générique de roman y est explicitement revendiquée par l’auteur qui, dans le premier manuscrit, recourt à la dénomination de « roman poétique »25. Il s’agit d’une typologie du procédé de synthèse des genres qui a été plutôt négligée par la critique qui s’est occupée de narration poétique, sans doute à cause de l’exiguïté relative des exemples : c’est un genre qui remonte à l’origine du roman mais qui, de fait, n’a pas connu une grande fortune à l’époque moderne. Tadié n’a pas pris en considération les textes de ce type, parce qu’il a privilégié l’étude des récits en prose, alors que Combe en a parlé sous la formule de « roman-poème » ; il s’agirait, pour lui, du seul cas d’un « genre authentiquement synthétique […] un stade supérieur dans la synthèse des genres [qui] se distingue par-là du “roman poétique”, trop impliqué dans une conception symboliste de la poésie »26.

19 La disposition typographique est analogue à celle que Reverdy avait déjà adoptée dans ses poèmes, dont il reprend aussi l’organisation syntaxique et la reformulation d’un lyrisme qui, s’il n’est pas évacué complètement, y est certainement redimensionné, toujours contenu, heurté au prosaïsme et aux effets de réalisme : « un bec de gaz d’une réalité crue […] calme l’extravagance des rêves »27, remarque le protagoniste, dans un passage qu’on peut lire aussi comme l’allusion à un principe de poétique. L’histoire du personnage, un jeune provincial mélancolique qui débarque à Paris, pétri d’ambitions littéraires, est racontée sans élan pathétique. Les chapitres longs s’alternent avec de petits fragments descriptifs : Il était plus grand que les autres. En naissant un éclair avait nimbé sa tête Et la lumière avait continué à luire28

20 ou à peine narratifs : Il commençait à faire nuit quand je suis descendu m’asseoir près de ton ombre29

21 ou plus elliptiques : Si sa tête tombait Il ne la ramasserait même pas30

22 Les chapitres les plus longs ont un caractère décidément plus narratif, même si le fil du récit procède par associations d’images et d’idées plutôt que par linéarité

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chronologique (au contraire, la simultanéité de deux actions est parfois soulignée par des procédés typographiques). Les décors et les situations sont évoqués par fragments. La caractérisation des personnages est floue, plutôt stylisée, à commencer par leurs noms aux échos allégoriques (Le Voleur de Talan ou Le mage Abel). Les ellipses sont fréquentes, comme le recours à l’image, pour commenter une action ou la supplanter. À noter aussi une alternance des sujets pronominaux : la première et la deuxième personne, avec leur caractérisation énonciative poétique plus forte, se substituent fréquemment à la troisième.

23 En définitive, ce roman semble renouer avec la tradition de la poésie narrative – effectivement présente dans la production poétique d’avant-garde de l’époque – qui, en son principe même, dément un stéréotype basé sur la réception de la tradition romantique, qui voudrait faire coïncider le champ de la poésie exclusivement avec la poésie lyrique et donc avec la dimension de l’expression subjective. Mais, comme nous l’avons vu, c’est précisément cette formulation stéréotypée de la poésie qui a été utilisée dans les analyses des phénomènes d’hybridation.

24 « Jean Giraudoux est un prosateur dont chaque phrase est un poème »31, écrit Soupault ; « Giraudoux est constamment un poète »32, souligne Picon. Effectivement, il s’agit d’un des auteurs pour lequel on a le plus souvent évoqué la contamination avec la poésie. Simon le pathétique, son premier roman, est pourtant écrit en prose. Énoncé à la première personne, il relate les vicissitudes du jeune protagoniste de l’enfance à la jeunesse, son installation à Paris, son irrémédiable détachement émotif à l’origine de l’échec de son histoire d’amour.

25 Le texte a été inclus dans les analyses de Tadié et utilisé comme point de départ pour des réflexions autour des formes narratives intergénériques. Si poésie il y a, elle a été associée au lyrisme de certains passages, aux pauses narratives qui préludent à des moments de contemplation, à la recherche stylistique qui marque le phrasé de Giraudoux au sens musical, à la richesse des images, ainsi qu’à la préciosité lexicale, aux tonalités fantaisistes de la narration, à la réduction de la communication à un simple jeu verbal : – Il me semble parfois que rien ne vous atteint. – Rien ! – […] De vous j’oublie tout… – Tout !33

26 ou à une narration caricaturalement synthétique : – Oui, je devine. C’est vous. Je reconnais votre voix. – Entendu, demain, à quatre heures… par l’Égypte, par les Indes, par la Perse ?... – Oh ! enchanté, ravi… Oh ! désolé !…34

27 Encore une fois, l’adjectif « poétique » sert à couvrir un éventail assez différencié de phénomènes langagiers et structurels. Au-delà du sens métaphorique du mot « lyrisme », très émotivement connoté, on retrouve dans certains passages du texte de Giraudoux ses marques proprement formelles : l’emploi du vocatif, des expressions ampoulées et rhétoriques (« Hélas ! Pourquoi me faut-il toujours jouer aux quatre coins avec les quatre démons du cœur et perdre à chaque instant ma place ? »35), des climax, des anaphores abondantes. Toutefois, l’ironie vise toujours à tempérer les excès lyriques ou rhétoriques, régulièrement remis en cause par des effets comiques dus à un recours hyperbolique d’exclamations ou à un décalage entre les tons emphatiques et le vécu objectif des personnages. Si les modalités stylistiques dans ce roman peuvent

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renvoyer à l’énonciation poétique, le lyrisme, souvent considéré comme le fondement même du déplacement de la narration vers la poésie, s’y trouve à nouveau fortement redimensionné.

28 Nous avons déjà introduit l’interprétation répandue qui lie les inclinations poétiques des textes narratifs surréalistes à la nécessité de dépasser la réticence amplement manifestée vers le roman réaliste : « l’interdit posé », écrit Chénieux-Gendron, « obligera Aragon et Soupault, mais aussi Crevel, Desnos voire Breton, à penser une nouvelle forme de récit en prose qui permette de contourner cet interdit et d’inventer ainsi un roman qui soit accordé aux ressources de l’esthétique surréaliste »36 et cette nouvelle forme du récit passerait, donc, par l’emprunt d’éléments poétiques. Dans Détours, le premier récit de Crevel, consacré aux malheurs et aux déboires relationnels du jeune Daniel, on retrouve même un passage entier qui est écrit comme un poème en vers : […] Rouille, sang des carcasses figé dans la mort, et puis toujours et puis encore alentour une eau si lisse avec le plomb des ménagères trop souvent mères. Tu as froid mais ne sais ni mourir ni pleurer. Triste entre les quais méchants que tout homme ici-bas méprise, tu vas, fleuve des villes grises et sans espoir d’océan.37

29 Jeux verbaux, métaphores foisonnantes et recherchées, tendance à la synthèse et à l’abstraction des passages narratifs qui se substituent à tout réalisme, scènes hallucinées et visionnaires : autant d’aspects relevant de la dimension poétique, entendue dans ses multiples acceptions possibles. Si Courtot parle d’une « expérience d’écriture, où la confession lyrique alterne avec la projection de désirs »38, les considérations de Devesa s’avèrent plus ponctuelles quant au relevé des traits stylistiques de nature poétique (« rythme syncopé », « répétitions oratoires », « partition textuelle »39 et désarticulation syntaxique).

30 Toutefois, on ne peut s’empêcher de constater, dans ce texte aussi, la profondeur de la dérision à l’égard de toute déclinaison de la poésie transcendant sa dimension purement formelle : « les coins de neige et de glace que j’aperçois par la vitre du wagon autorisent tous les lyrismes »40, dit le protagoniste à un moment donné, en établissant une équivalence assez éloquente entre le lyrisme dans son acception péjorative et un sentimentalisme facile et mélancolique, naïvement esthétisant. De même, au désarroi dont le protagoniste fait part à sa compagne – « il me semble qu’une certaine angoisse enveloppe les choses » –, fait écho une réplique moqueuse, où tout élan supposé poétique est mis à mal : « Poète (elle l’a dit du ton qu’elle aurait pour injurier : idiot), c’est la fumée des pipes »41.

Conclusions

31 Les quelques remarques autour de ces trois récits poétiques, unies à l’examen du développement du discours critique sur l’hybridation de la narration et de la poésie

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tout au long du XXe siècle, ont laissé apparaître les limites d’une catégorie soumise à une extrême variété d’utilisations, parfois peu rigoureuse dans la définition des nouveaux équilibres rhétoriques. « À force de généraliser le sens du poétique, on finit par le dissoudre dans un universel abstrait qui est l’ineffable »42, écrit Combe. Mais il ne s’agit pas que d’un simple problème de généralisation ou de prolifération de variantes à simplifier. L’association exclusive et automatique de la poésie avec le lyrisme compromet, en effet, le sens du poétique quand on l’applique à des textes narratifs, où l’on continue à rechercher des éléments qualifiés de « poétiques » sur la base de présupposés esthétiques dépassés (romantiques ou symbolistes), en tout cas déjà trop éloignés de l’esthétique poétique effective de l’époque. C’est parfois à un cliché de la poésie qu’on a l’impression d’être confrontés, une idée artificiellement figée du poétique que les textes narratifs eux-mêmes n’hésitent pas à ridiculiser.

32 Dans le grand nombre de traits de poéticité reconnus et à chaque fois proposés par la critique à la lecture des textes narratifs, il serait peut-être utile, en revanche, de cerner des marqueurs strictement formels véritablement communs et cohérents avec le développement historique de la poésie du temps. À partir de ces éléments on devrait pouvoir vérifier sur un corpus bien circonscrit l’hypothèse d’une stylistique possible d’un prétendu récit poétique, autrement insaisissable. Mais dans leur état actuel, les configurations proposées pour cette catégorie s’avèrent peu utiles à décrire les aspects novateurs de la production narrative des années 1920. « Vers la fin du XIXe siècle, on était tenté d’appeler roman-poème tout roman qui échappait aux moules convenus »43, admettait Raimond. Et, en effet, on pourrait bien envisager l’adoption de la formule de récit poétique comme une solution de facilité pour aborder la prose romanesque en voie de réinvention. Avec les instruments dont on dispose aujourd’hui, comme les excellentes analyses des spécificités linguistiques de la prose du début du vingtième siècle44, on devrait être en mesure de proposer des formulations plus convaincantes pour circonscrire le renouvellement narratif de cette période littéraire. D’un côté il faudra accepter la plasticité structurelle du roman et son aptitude naturelle à s’ouvrir à d’autres régimes discursifs ; de l’autre, il faudra se résigner à attribuer à la prose, quoique renouvelée, des éléments formels que l’on s’est longtemps obstiné à désigner comme poétiques.

NOTES

1. Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose française, Paris, Éditions du Sagittaire chez Simon Kra, 1926, p. 3. 2. F. Lefèvre, « Jean Giraudoux », dans Une heure avec…, Première série, Paris, Éditions de la NRF, 1924, p. 141-151, p. 149. Il s’agit de la reprise d’une interview recueillie pour Les Nouvelles littéraires en 1923. 3. L. Aragon, « Ô Byron, toi qui » dans La Défense de l’infini, éd. L. Follet, Paris, Gallimard, 2002, p. 167-174, p. 168. Selon l’éditeur la rédaction de ce fragment doit remonter à 1923. 4. Ph. Soupault, Littérature et le reste. 1919-1931, Paris, Gallimard, 2006, p. 147. Le propos était contenu à l’origine dans un article paru dans La vie des lettres en 1923.

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5. M. Raimond, La crise du roman : des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966, p. 194. 6. Daniel-Rops, « Le Roman d’aujourd’hui », dans Revue Bleue, 68, 1930, p. 427-429, p. 428. 7. La première édition paraît chez Grasset en 1918, alors que la version définitive du texte sort chez le même éditeur en 1926. 8. A. Thibaudet, « Sur la poésie » [NRF, février 1928], dans Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 1233. 9. Michel Sandrars a parlé des « emplois métaphoriques » des termes « poétique » et « romanesque » dans sa récente étude (M. Sandrars, Idées de la poésie, idées de la prose, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2016), consacrée à la variation historique des acceptions de la poésie et de la prose, selon les perspectives esthétiques adoptées. 10. H. Bonnet, Roman et poésie, essai sur l’esthétique des genres, Paris, Nizet, 1951, p. 158. 11. D. Combe, Poésie et récit, Paris, José Corti, 1989, p. 140. 12. C’est le titre du troisième chapitre de son ouvrage, voir G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, Paris, Éditions du Point du jour, 1949, p. 32. 13. Déjà Soupault avait eu à cœur de préciser la connotation historique et esthétique de la poésie qu’il considère comme le modèle dont s’inspire la prose : « La poésie et surtout cette poésie nouvelle amie des images, des assonances et des dislocations de la syntaxe, a exercé sur la prose une poussée très forte », Ph. Soupault, « Introduction », dans Anthologie de la nouvelle prose française, cit., p. 3. 14. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 34. 15. C. E. Magny, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Seuil, 1950, p. 66. 16. « Ambition poétique et dislocation du récit » est le titre d’un des chapitres consacrés à l’examen des interférences de la narration et de la poésie (M. Raimond, La Crise du roman, cit., p. 194). 17. D’autres datations existent, bien sûr. Gerald Prince, par exemple, anticipe le phénomène : « La poésie avait déjà envahi le genre », écrit-il, « Avant Jean Christophe et Le Grand Meaulnes, avant les surréalistes, Cocteau, Giraudoux et Giono, en 1901, par exemple, Francis Jammes publie Almaïde d’Étremont où, réduisant l’action à ses moments essentiels, rejetant l’analyse psychologique comme le récit et la représentation du détail de la vie, il insiste sur le spectacle de l’être et non du devenir », G. Prince « Romanesques et roman : 1900-1950 », dans G. Declercq, M. Murat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 183-191, p. 184. 18. M. Raimond, La Crise du roman, cit. p. 225. 19. J.-Y. Tadié, Le Récit poétique [1978], Paris, Gallimard, 1994, p. 7. 20. Comme l’a fait Emmanuel Rubio, qui se montre d’ailleurs réticent à réduire la complexité des manifestations narratives des années 1920 à la catégorie déjà fortement problématique de récit poétique : « Le Récit poétique se rapporte plutôt à une sorte d’essence de la poésie, et trouve là une […] de ses limites. Celle-ci se révèle très idéalisante […] La critique d’une telle essence est évidemment tentante, et ce d’autant plus qu’elle ne correspond pas à quelques pratiques majeures de la poésie moderne émergeant dans les années dix et régissant une part des années vingt », E. Rubio, « Par-delà modernité et avant-garde : le Roman en archipel », dans M. Boucharenc et E. Rubio, Réinventer le roman dans les années vingt dans Revue des Sciences Humaines, 298, Lille, Septentrion, Presses de l’Université Charles de Gaulle, 2010, p. 9-31, p. 16. 21. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 139. 22. Ibid., p. 137. 23. S. Smadja, La nouvelle prose française. Étude sur la prose narrative au début des années 1920, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, p. 49. 24. Voir, à ce sujet, J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, Paris, Honoré Champion, 2014.

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25. Voir C. Hubner-Bayle, Romans et contes de Pierre Reverdy. Une poétique de la marge, Paris, H. Champion, 1993, p. 14. 26. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 143. 27. P. Reverdy, Le Voleur de Talan [1917], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2010, t. 1, p. 409. « Son émotion sécha au soleil » (Ibidem), note le narrateur dans le même esprit. 28. Ibid., p. 371. 29. Ibid., p. 445. 30. Ibid., p. 436. 31. Ph. Soupault, Anthologie de la nouvelle poésie française, Paris, Éditions du Sagittaire, chez Simon Kra, 1924, p. 272. 32. G. Picon, Panorama de la nouvelle littérature française, cit., p. 40. 33. J. Giraudoux, Simon le pathétique [1918 ; 1926], dans Id., Œuvres romanesques complètes, éd. J. Body, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, t. I, p. 333. 34. Ibid., p. 317. 35. Ibid., p. 347. 36. J. Chénieux-Gendron, Inventer le réel : le surréalisme et le roman, 1922-1950, cit., p. 83. 37. R. Crevel, Détours [1924], dans Id., Œuvres complètes, Paris, Éditions du Sandre, 2014, t. 2, p. 29. 38. C. Courtot, « Préface », dans F. Cornacchia, René Crevel, il romanzo contro la ragione, Bari, B.A. Graphis, 2001, p. VII. 39. J.-M. Devésa, René Crevel et le roman, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1993, p. 490. 40. R. Crevel, Détours, cit., p. 73. 41. Ibid., p. 61. 42. D. Combe, Poésie et récit, cit., p. 140. Stéphanie Smadja observe, dans le même ordre d’idées, que « l’épithète, vague, signifie parfois “littéraire” » (S. Smadja, La Nouvelle prose française, cit., p. 159). 43. M. Raimond, La Crise du roman, cit., p. 196. 44. Les travaux de Smadja déjà évoqués, les études de Julien Piat et Gilles Philippe.

RÉSUMÉS

Cet article interroge la catégorie problématique de récit poétique : largement utilisée dans l’historiographie littéraire au sujet des formes narratives des années 1920, elle se prête à de nombreuses ambiguïtés et glissements sémantiques. Après un rappel de la littérature critique en matière de narration poétique, la variété de son application est envisagée à travers l’analyse de trois ouvrages assimilés, selon des critères différents, à cette catégorie intergénérique : Le Voleur de Talan de Reverdy, Simon le pathétique de Giraudoux et Détours de Crevel.

This paper examines the problematic category of poetic narrative : widely used in historical works dealing with the literature of the 1920s, it enables ambiguities and semantic shifts. After an overview of critical texts, the whole variety of its application will be considered in relation to Le Voleur de Talan by Reverdy, Giraudoux’s Simon le pathétique and Crevel’s Détours, all three associated to this intergeneric category, according to different criteria.

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INDEX

Keywords : poetic narrative, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves) Mots-clés : récit poétique, Reverdy (Pierre), Giraudoux (Jean), Crevel (René), Tadié (Jean-Yves)

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Contradictions du fantastique Contradictions of the Fantastic

Paolo Tortonese

1 Le fantastique est un genre exclusivement moderne, qui a fait son apparition précisément à l’époque où le déclin du système des genres s’est produit. Le romantisme a détruit une fois pour toutes non pas les genres, mais l’édifice du système des genres, non seulement parce qu’il a rejeté leur séparation, mais surtout parce qu’il a effacé la hiérarchie que ce système impliquait1. Le déclin des poétiques a en outre modifié la conscience littéraire. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l’attention s’est déplacée, assez brusquement, du rapport entre l’œuvre et les genres, au rapport entre l’œuvre et son auteur. Si à l’âge dit classique en France, un privilège était accordé à la fonction de médiation assurée par les genres, médiation entre l’intention de l’auteur et les attentes du public, à l’âge romantique qui s’ouvre, et qui ne se fermera plus, l’attention est désormais portée sur ce que la singularité de l’écrivain communique à la singularité de l’œuvre. Dans cette nouvelle perspective, le jugement de valeur se déplace, il ne peut plus porter sur la conformité à des modèles traditionnels définis par les poétiques, même si ces modèles ont souvent été pensés comme des manières de s’adapter aux formes naturelles de l’esprit humain. Il doit désormais porter sur la réussite d’un effort individuel, dans la création d’un objet artistique devant ses formes propres à une impulsion singulière. D’où l’idée que le poète ne sera jamais aussi capable de donner l’émotion esthétique, que lorsqu’il sera absolument fidèle à son propre caractère. Il n’y a plus de médiation entre le lecteur et l’auteur, plus de médiation si ce n’est l’œuvre elle-même. Les médiateurs en chef qu’étaient les genres finissent ainsi par paraître comme d’insupportables contraintes, des voiles opaques insinués là où devrait régner la transparence.

2 Pour Schiller en 1796, la « nature » dont se réclame le poète n’est plus celle dont l’ordre était exprimé par la partition des genres ; au contraire, la « nature » est devenue le principe dont émanent les poètes, soit qu’ils coïncident avec elle par la « naïveté », soit qu’ils cherchent à la retrouver par le « sentiment ». Cette nature-là est poétique précisément dans la mesure où elle s’oppose à « l’influence destructive de formes

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arbitraires et artificielles » que sont les genres. Le poète donc doit « lutter contre ces formes »2.

3 Trente ans plus tard, Victor Hugo, dans la préface aux Odes et Ballades, disait toute son irritation contre l’exigence de se conformer à des modèles génériques, et il concluait en affirmant que « la seule distinction véritable dans les œuvres de l’esprit est celle du bon et du mauvais ». Tout semble s’effondrer devant le jugement de valeur esthétique. Et en 1827, dans la préface de Cromwell, Hugo écrira : On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art, mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle.3

4 C’est reprendre le chemin ouvert un siècle plus tôt par l’abbé Du Bos. L’affirmation de l’esthétique, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, n’a laissé de place qu’à l’expérience de la beauté par elle-même. Et cela a été vrai pour une très longue période, depuis Schiller jusqu’à Breton, en passant par Victor Hugo et par Benedetto Croce.

5 En revanche, les genres, qui ne servaient plus à orienter la production, ni le goût, devaient trouver un nouveau souffle, en tant que notions, lorsque l’esprit historiciste du romantisme se tournait vers le passé. Là, les catégories génériques se dépouillaient de leur caractère législatif ou impératif, et se convertissaient en outils de compréhension de phénomènes historiques. L’histoire littéraire a pu s’emparer des genres pour en faire l’objet d’une étude qui les situe dans l’évolution de la culture européenne : Friedrich Schlegel, par exemple, cherche à disposer dans une succession précise les grands genres littéraires que sont le lyrique, le dramatique, l’épique, ce dernier faisant la synthèse des formes précédentes. Cette vision, qui fait des genres les instruments d’une périodisation historique, en les intégrant à des moments de la civilisation, ne cesse de travailler la pensée du XIXe siècle. Dans la préface de Cromwell, Hugo reprendra la triade de Schlegel en disposant cette fois-ci le drame en dernier, après le poème épique et le lyrique. Schelling et Hegel avaient jonglé avec les mêmes termes.

6 Mais cette vision diachronique se prolonge, en se modifiant, jusqu’à la théorie évolutionniste des genres, que Brunetière défendra dans ses cours de 1890-1894 : chez lui, le contextualisme historique laisse la place à une évolution interne de la littérature, qui change de forme comme un organisme vivant selon la théorie darwinienne. Certaines recherches de Franco Moretti vont encore dans cette direction.

7 À ces deux attitudes, de refus des genres en tant que notions prescriptives, et d’emploi des genres en tant que catégories historiques, s’en ajoute une troisième, qui a fait son chemin à travers les deux siècles postromantiques, et qui est celle du réemploi des genres traditionnels à des fins ludiques, ironiques, parodiques. Une manière nouvelle d’adhérer aux genres est apparue, dès que le système des genres s’est effondré : il s’est agi de saisir les masques de l’histoire littéraire pour s’en servir dans un exercice de second degré. Le nombre de contes de fées parodiques écrits au XIXe siècle est impressionnant, par exemple. Mais plus généralement, les genres ont pu fonctionner comme des matériaux à exploiter, des outils à manier, des objets que le passé historique met dans les mains de l’auteur pour qu’il en fasse un usage à lui. Serge Zenkine a écrit : « On a le sentiment qu’une œuvre littéraire, pour avoir quelque valeur, doit n’appartenir à aucun genre – ou en combiner plusieurs à la fois, ce qui revient au

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même »4. La combinaison des genres, comme opportunité moderne, est donc issue à la fois du déclin des genres et de leur historisation.

8 Le fantastique, genre nouveau, a fait son apparition dans ce cadre. Chacun sait comment il a été progressivement défini, depuis les premières tentatives de Jean- Jacques Ampère, de Théophile Gautier, de Charles Nodier, jusqu’à la critique des années 1950 (Castex et Caillois), puis à celle des années 1970 (Todorov). Avant même que Hoffmann ne soit traduit et ne rencontre le succès qu’on sait, Jean-Jacques Ampère écrivait dans Le Globe de 1828 : Ce n’est pourtant pas le merveilleux proprement dit, la sorcellerie, les diables, les apparitions, qui me frappent le plus dans les écrits d’Hoffmann, quoiqu’il ait traité tout cela avec un talent qui fait par moments frissonner plus le hardi lecteur. Non, ce qui dans Hoffmann a, selon moi, sur notre âme, une véritable prise, ce qui aussi appartient en propre à cet écrivain, c’est l’emploi d’un genre de merveilleux naturel. Du sein de ces événements, qui ressemblent à ceux de tous les jours, sortent, on ne sait comment, le bizarre et le terrible.5

9 En 1836, Gautier trouvait que Hoffmann montrait dans ses contes une formidable capacité à « donner les apparences de la réalité aux créations les plus invraisemblables ». Il trouvait que « sa manière de procéder est très logique, et il ne chemine pas au hasard dans les espaces imaginaires, comme on pourrait le croire »6. Il faisait remarquer que ses contes commençaient toujours par la mise en place d’un décor normal, voire banal, un intérieur bourgeois par exemple, pour faire surgir au creux de cette banalité un événement effrayant. La contradiction devient flagrante, entre une vision qui nous accroche à l’expérience commune et une histoire qui s’en écarte : Dès lors une terreur étouffante vous met le genou sur la poitrine et ne vous laisse plus respirer jusqu’au bout de l’histoire ; et plus elle s’éloigne du cours ordinaire des choses, plus les objets sont minutieusement détaillés ; l’accumulation de petites circonstances vraisemblables sert à masquer l’impossibilité du fond.7

10 L’impossible et le possible faisaient bon ménage chez Hoffmann ; ou plutôt « mauvais » ménage, puisque leur conflit était déclaré. C’est ce qui permettait à Gautier d’affirmer que les contes de Hoffmann n’étaient guère des contes de fées : « Du reste, le merveilleux d’Hoffmann n’est pas le merveilleux des contes de fées ; il a toujours un pied dans le monde réel »8.

11 Un siècle plus tard, Pierre-Georges Castex reprendra ces idées pour donner sa définition bien connue du fantastique : « une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ». Il dira que le fantastique « crée une rupture, une déchirure dans la trame de la réalité quotidienne »9. Mais le vrai théoricien du fantastique a été Roger Caillois, qui a donné à cette approche une rigueur nouvelle, parce qu’il a non seulement repris l’idée que dans le fantastique le fait extraordinaire s’inscrit en faux contre un cadre réaliste, mais il a fait remarquer que « le surnaturel paraît [dans le fantastique] comme une rupture de la cohérence universelle »10, et que ce sentiment de rupture n’était compréhensible que par rapport à la révolution scientifique et aux Lumières : « Il ne saurait surgir qu’après le triomphe de la conception scientifique d’un ordre rationnel et nécessaire des phénomènes, après la reconnaissance d’un déterminisme strict dans l’enchaînement des causes et des effets »11.

12 Caillois ajoutait ainsi un chapitre à l’histoire des genres littéraires en définissant le genre fantastique par des modalités narratives qui trouvaient leur sens dans un contexte culturel. Et il pensait le fantastique par rapport à ce qui le précède comme à ce

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qui le suit : le merveilleux, le féerique, la science-fiction. C’est à lui qu’on doit l’idée que dans le conte de fées « le monde féerique et le monde réel s’interpénètrent sans heurt et sans conflit »12 , observation qui n’est banale que si on la sépare de la définition du fantastique. De même, dans le merveilleux l’humain et le divin se côtoient. Ces deux genres, féerique et merveilleux, auraient recours à une sorte de caution qui leur permet d’établir le vraisemblable et l’invraisemblable dans un même univers de fiction. La caution serait religieuse pour le merveilleux, simplement littéraire pour le féerique.

13 Ce sont des distinctions bien connues ; il fallait juste les rappeler avant de jeter sur le fantastique le regard que requiert notre problématique. Le fantastique apparaît comme un genre hybride par définition, un genre issu de la contamination conflictuelle entre différents genres ou au moins différentes modalités de récit. Il n’y a pas de fantastique s’il y a harmonie des parties, cohérence préétablie et avérée. Même la fameuse notion d’« hésitation », par laquelle Todorov a voulu donner un tour plus formaliste à la théorie de Caillois, n’a de sens que si on hésite entre deux choix s’opposant radicalement l’un à l’autre, ou plutôt s’excluant réciproquement. Il y a dans le fantastique quelque chose d’inconciliable : un élément qui, dans une série homogène, se refuse à rentrer dans la norme. Cette norme étant, sans aucun doute, celle de la représentation scientifique et rationnelle de la réalité.

14 Mais une objection a souvent été faite à Caillois : la vision historique qu’il propose semble prétendre que le fantastique remplace le féerique et le merveilleux, alors qu’un très grand nombre d’œuvres du XIXe et du XXe siècle reprennent les modalités de ces deux genres traditionnels. On a parfois observé que le fantastique pur, pour ainsi dire, est un genre au corpus restreint, et qu’il ne représente qu’une petite partie de la grande masse de récits modernes où l’invraisemblable ou le surnaturel apparaissent. Pendant qu’une tradition moderne du fantastique se consolidait, à travers Gautier, Mérimée, Maupassant, et Henry James, on continuait à écrire des contes de fées. Si Andersen est peut-être le seul qui ait réussi à se faire une place dans le canon de la haute littérature, une grande masse de contes de fées existe néanmoins au XIXe siècle, ainsi que leurs détournements parodiques, tels que ceux de Jean Lorrain, par exemple13. On a également continué à écrire des récits où l’invraisemblable ou le surnaturel interviennent, sans que pour autant le conflit fantastique apparaisse, entre une représentation vraisemblable et un événement invraisemblable. Autrement dit, le merveilleux non plus n’a pas disparu, mais a trouvé de nouvelles formes. De même, l’entrée en scène de la science-fiction n’a pas produit l’effacement définitif du fantastique, et elle a souvent donné lieu à des narrations à la frontière entre fiction scientifique et fantastique.

15 Tout cela est indiscutable. La question est de savoir si la survivance assez forte des genres qui précédaient le fantastique doit remettre en cause la justesse de la définition donnée par Caillois et l’idée d’un genre à part, que Gautier et ses contemporains avaient déjà proposée. Quand on a dû procurer des éditions des grands auteurs du fantastique, ou bien quand on a voulu constituer de grandes anthologies du fantastique, on a toujours été confrontés à des difficultés. Faut-il inclure dans le corpus fantastique des contes comme Le chevalier double de Gautier ou Il viccolo di Madama Lucrezia de Mérimée ? Le premier a de nombreux traits du conte de fées, le second pourrait plutôt être considéré comme un récit gothique ou « étrange » (selon la terminologie de Todorov). Les deux montrent que la structure élémentaire du fantastique, étant a priori conflictuelle, est aussi ouverte et en équilibre instable, donc capable d’accueillir des

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contenus opposés et de se déséquilibrer facilement par la contamination. On pourrait prendre d’autres exemples chez Nodier, chez Maupassant, chez Jean Lorrain, chez Marcel Schwob. Je veux dire que le fantastique, étant un hybride lui-même, si l’on veut une chimère composée de données contradictoires, se prêtait facilement à l’hybridation avec d’autres genres, qui jouaient avec les mêmes composantes que les siennes.

16 En poussant le raisonnement à l’extrême, on pourrait dire que le fantastique est un genre « parodique », parce qu’il prend une séquence connue et remplace un des éléments qui la composent. Il est la parodie du récit merveilleux-féerique, parce qu’il l’inscrit dans un monde présent et proche, et il est la parodie du récit réaliste, parce qu’il y introduit les matériaux des traditions narratives surnaturelles. Cet aspect parodique est assez explicite chez les pionniers du genre qu’ont été Washington Irving aux États-Unis, Walter Scott en Grande Bretagne, Gautier en France. On peut songer à The Adventure of my Uncle (1824), à The Tapistred Chamber (1828), à (1832). Mais il s’efface, il est vrai, avec Maupassant et James, qui donnent du fantastique une version extrêmement sérieuse, même si elle est, elle aussi, mélangée : il suffit de penser à la première version du Horla, où le récit est encadré par le point de vue d’un aliéniste, ce qui incite à expliquer par la psychopathologie les événements extraordinaires.

17 La conscience que nous avons prise des difficultés de considérer le fantastique comme un bloc uniforme nous a un peu laissés dans l’hésitation entre deux chemins : effacer les frontières du fantastique au profit d’une catégorie plus vaste qui inclurait toutes les formes de récit non réaliste, ou bien maintenir la catégorie du fantastique et trouver d’autres notions pour définir les autres formes de récit invraisemblable ou surnaturel à l’époque moderne.

18 La dernière tentative importante que je connaisse, de reconfigurer la carte du surnaturel littéraire est celle qu’a faite Francesco Orlando dans ses cours des années 1980 et 1990, qui ont été publiés de façon posthume en 2017 par ses élèves Stefano Brugnolo, Luciano Pellegrini et Valentina Sturli. Orlando a proposé de prendre en considération l’ensemble des œuvres qui dans la littérature occidentale, montrent des faits surnaturels. C’est-à-dire des faits qui sont conçus par l’auteur et par les lecteurs comme sortant de la norme commune. Il soprannaturale [...] costituisce una supposizione di entità, di rapporti o di eventi in contrasto con quelle leggi della realtà che sono sentite come normali o naturali in una situazione storica data.14

19 Repartant de zéro, Orlando prend en considération cet immense corpus sous un angle d’attaque précis, qui est l’alternative entre croyance et critique. Ainsi, et selon sa méthode habituelle, il pose une question théorique sous la forme d’un conflit entre deux principes, et il en fait ensuite découler une vision historique en pondérant la force respective des deux principes dans chaque phénomène à travers les âges.

20 Le conflit entre croyance et critique, et l’équilibre toujours précaire (ou le compromis), qui se forme entre eux à chaque fois différemment, est pensé par Orlando sous deux aspects : d’une part le conflit historique entre Lumières et pensée religieuse ou magique, d’autre part le conflit permanent entre l’esprit enfantin et la raison adulte. Vision historique e théorie de la nature humaine s’interpénètrent ainsi, parce que la rationalisation scientifique apparaît comme l’extrême accomplissement de la répression qui pèse sur l’univers magique de l’enfance.

21 Grâce à ce schéma, Orlando peut définir tour à tour des formations de compromis qui correspondent à des manières de faire cohabiter dans une forme littéraire l’esprit

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adulte et rationnel avec l’esprit enfantin et magique, dans une confrontation permanente entre répression et retour du réprimé. Historiquement, cela correspond au schéma mis en place par Caillois, dans lequel le fantastique représentait un retour tardif de la croyance archaïque dans un monde désormais dominé par la modernité scientifique. Mais ce qu’Orlando reproche à Caillois, c’est d’avoir laissé entendre que le fantastique ferait disparaître le merveilleux en le remplaçant, alors qu’il est évident que des récits non fantastiques, mais dans lesquels le surnaturel apparaît, sont bien présents au XIXe et au XXe siècle. Cette lacune dans la théorie de Caillois nous a privés d’une terminologie qui rende compte d’un grand corpus d’œuvres allant du Faust de Goethe à La Métamorphose de Kafka. Si on reste dans les limites de la pensée de Caillois, nous sommes condamnés, soit à les ignorer, soit à les classer dans les catégories historiquement précédentes, le merveilleux, le féerique, ce qui n’est pas satisfaisant. Ces récits appartiennent eux aussi à l’époque qui suit les Lumières, et il est impossible de croire qu’ils fonctionnent comme ceux qui la précèdent.

22 Orlando a donc inventé ses propres catégories, pour désigner des types de récits en amont et en aval du fantastique. Ces catégories sont le « surnaturel de tradition », d’« indulgence », de « dérision », d’ « ignorance », de « transposition », d’ « imposition ». Certaines recoupent assez nettement des genres établis, d’autres en revanche redécoupent le corpus de la littérature selon des frontières nouvelles. Le « surnaturel de tradition » correspond assez largement à l’ensemble des récits merveilleux, qui font appel à une caution culturelle de type religieux, donc à une croyance forte, mais non pas illimitée : Ora, in questo tipo di testi che rinviano alla presenza di un soprannaturale forte codificato dalla tradizione, la critica tende a ridursi all’istanza del comune senso della realtà. Un’istanza questa da considerare come insopprimibile e costante qualunque sia il grado di credito ontologico accordato a questa o quella mitologia religiosa.15

23 Dans ce cas la critique ne détruit pas la croyance, elle se borne à la circonscrire, à la situer dans des lieux précis. Le commun « sens de la réalité » doit cohabiter avec la croyance au surnaturel, qui dans ce cas est le divin (ou son pendant, le diabolique).

24 À ce fort niveau de crédit répondent des types de récit qui, au contraire, mettent en place une critique progressivement plus forte : le « surnaturel d’indulgence » (comme dans les contes de Perrault), le « surnaturel de dérision » (comme chez Voltaire). On comprend que le premier a intégré la critique moderne, qui avait d’ailleurs fait son apparition déjà avec Arioste ou avec Cervantes de manière non destructive, alors que la dérision de Voltaire atteint le niveau minimal de croyance aussi bien sur le plan du récit que sur celui des convictions philosophiques.

25 Le « surnaturel d’ignorance » correspond au fantastique de Caillois. Orlando propose une analyse du roman de James Hogg, The Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner (1824), et une autre du plus célèbre conte fantastique de Henry James, The Turn of the Screw (1898). Dans cette dernière œuvre, nous trouvons une technique narrative qui pousse la critique au plus haut niveau, alors même que la fiction produit énormément de croyance. L’équilibre entre deux instances toutes les deux renforcées (alors qu’elles étaient toutes les deux affaiblies dans l’indulgence) est à la fois parfait et terriblement fragile. La complète ignorance dans laquelle est laissé le lecteur, quant à ce que les enfants savent de l’événement surnaturel, sanctionne ce compromis16.

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26 Mais venons à la catégorie la plus novatrice, qui est celle du « surnaturel de transposition ». Pour Orlando, la transposition est en effet une « remotivation » : « Il soprannaturale di trasposizione si fonda dunque su un rinvio allegorico-referenziale e sulla ripresa e la rimotivazione del soprannaturale più forte della tradizione »17. Que font Goethe ou Dostoïevski quand ils mettent en scène le diable ? Ils prennent un élément de la tradition, l’un des plus solidement établis dans la culture de la chrétienté, et s’en servent d’une manière qui ne peut pas être confondue avec celle de la tradition merveilleuse, parce qu’ils cherchent à donner une autre valeur, un autre sens à l’image du diable. Ce sens serait historique et non théologique, et se produirait à travers l’allégorie. Chez Goethe et Dostoïevski, comme chez Wagner, les grandes images mythiques ou religieuses signifient la condition historique moderne, et problématisent la question du progrès, du capitalisme, etc.

27 Ce « surnaturel de transposition » existe, selon la périodisation d’Orlando, depuis 1770 jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il s’oppose au « surnaturel d’ignorance » parce qu’il est « exempt du doute18 », mais quel type de croyance installe-t-il ? Une croyance supérieure, plus intense, certes, mais jamais aussi intense que celle du « surnaturel de tradition ». Il participe pleinement à la grande nostalgie de la croyance qui émerge avec la critique romantique de la science, mais il ne peut revenir à la caution métaphysique du surnaturel et doit se contenter d’une caution littéraire19. Dans le langage de Caillois, c’est comme si, après la révolution fantastique, la matière ancienne du merveilleux passait dans une sorte de nouveau féerique, exclusivement littéraire, mais s’ouvrant à l’allégorie.

28 Normalement, le « surnaturel de transposition » est localisé dans un ailleurs temporel ou spatial. Voir l’exemple de Faust, qui est paradigmatique pour Orlando. Mais dans quelques cas cette localisation ne se produit pas, et nous avons des récits où le surnaturel apparaît dans le présent et le proche. Orlando donne en exemple Les Frères Karamazov, Le Joueur généreux de Baudelaire, Doktor Faustus de Thomas Mann. J’aurais envie d’ajouter à cette liste trop courte un autre titre célèbre, La Peau de chagrin, où il n’y a pas de diable, mais bel et bien un pacte diabolique. Et on s’aperçoit, grâce à cette distinction (transposition localisée et non localisée), que la seconde est celle où nous pouvons avoir l’impression d’être à la limite du fantastique, ou presque dans une hybridité entre le fantastique et le merveilleux transposé. Dans ces cas, des éléments de doute explicite sur la nature des événements apparaissent parfois, mais ne sont pas développés, parce que la croyance littéraire allégorique doit prévaloir. Nous aurons ainsi des situations hésitantes entre l’ignorance et la transposition, comme dans la boutique du marchand où Raphaël de Valentin achète la peau de chagrin. La théorie d’Orlando nous permet de penser plus clairement cette contamination.

29 Il restera à considérer l’autre hybridation possible entre le « surnaturel d’ignorance » et les formes de récit où l’instance critique, très forte, opère à travers une explication rationnelle20, comme le roman gothique au XVIIIe siècle, ou bien les récits qui donnent des explications scientifiques au XIXe siècle, avec la variante importante des explications médicales psychopathologiques. Là aussi, le schéma d’Orlando est efficace, pour rendre compte de la continuité assez forte qu’on peut parfois constater entre histoires gothiques et histoires fantastiques, parce qu’il permet de prendre en considération une certaine dose de croyance dans le gothique, en dépit de la rationalisation conclusive, ou, à l’inverse, la persistante inquiétude dans les récits où l’instance critique est représentée par le point de vue scientifique, comme Le Horla,

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comme Frankenstein ou comme L’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr Hyde, ou encore comme Le Club des hachichins, ou Le Château des Carpathes.

30 Je terminerai par deux remarques. La théorie d’Orlando, comme toute catégorisation a posteriori, ne produit pas des genres, mais des notions critiques. Le genre ne peut être pensé sans une prise en compte de l’horizon d’attente du public. Or, le « surnaturel de transposition » n’a jamais constitué un genre précis pour les lecteurs du XIXe siècle, alors que le fantastique est devenu, en France à partir de 1830, un genre reconnu. Cela explique peut-être pourquoi il a pris tant d’importance aux yeux de la critique.

31 Une fois qu’on a élargi nos possibilités de créer des catégories, est-ce que la position centrale, éminente, du fantastique comme genre va être effacée ? Je pense qu’elle ne le sera pas vraiment, parce que même si nous réduisons ce genre à un corpus restreint et que nous le remettions à sa place, limitée, dans le panorama élargi des nombreuses formes de surnaturel narratif, nous devons reconnaître, avec Orlando, qu’il représente la forme de conflit la plus violente de toutes entre croyance et critique. C’est là que nous trouvons le climax de la lutte entre l’instance rationnelle répressive et l’instance irrationnelle enfantine. De ce point de vue, le fantastique représente éminemment la remise en cause du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où le système des genres cédait sa place à l’usage des genres.

NOTES

1. Plusieurs colloques se sont penchés sur le déclin et sur la survivance des genres ; parmi eux : Règles du genre et inventions du génie, A. Goldschläger, Y. Martineau et C. Thomson (dir.), London, Canada, Mestengo press, 1999 ; L’Éclatement des genres au XXe siècle, Marc Dambre (dir.), Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001 ; Generi litterari : ibridismo e contaminazione, A. Sportelli (dir.), Bari, Laterza, 2001. 2. F. Schiller, Poésie naïve et sentimentale, tr. R. Leroux, Paris, Aubier, 1947, p. 105. 3. V. Hugo, préface de Cromwell, éd. A. Ubersfeld, Paris, « GF » Flammarion, 1968, p. 107. 4. S. Zenkine, « Genre et histoire : sur un mécanisme d’évolution générique », dans Fortunes et infortunes des genres littéraires, éd. A. Montandon, Cahiers de l’Echinox, 16, 2009, p. 36. 5. J-J. Ampère, « Allemagne. Hoffmann. Aus Hoffmann’s Leben und Nachlass, herausgegeben von Hitzig. – Berlin, 1822 », Le Globe, 2 août 1828. 6. Th. Gautier, « Les contes d’Hoffmann », Chronique de Paris, 14 août 1836. 7. Ibidem. 8. Ibid. 9. P.-G. Castex, La Littérature fantastique en France, Paris, Corti, 1951, p. 8. 10. R. Caillois, « De la féerie à la science-fiction », dans Anthologie du fantastique, Paris, Gallimard, 1958, p. 9. 11. Ibidem. 12. Ibid., p. 8. 13. Voir H. Pernoud, Féeries pour une autre fois : réécritures et renouvellement des paradigmes des contes de fées (1808-1920), thèse de doctorat en Langue, littérature et civilisation françaises, sous la direction de P. Tortonese, soutenue à la Sorbonne Nouvelle en 2017.

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14. F. Orlando, Il soprannaturale letterario. Storia, logica e forme, éd. S. Brugnolo, L. Pellegrini, V. Sturli, Torino, Einaudi, 2017, p. 18. Une première publication du travail d’Orlando sur ce sujet a eu lieu dans l’ouvrage sur le roman dirigé par Franco Moretti : « Statuti del soprannaturale nella narrativa », dans Il romanzo, Torino, Einaudi, t. I, 2001, p. 195-226. 15. F. Orlando, Il soprannaturale letterario, cit., p. 102. 16. « Fino alla fine del racconto è impossibile sapere che cosa essi [i bambini] sappiano rispetto al soprannaturale. », Ibid, p. 79. 17. Ibid., p. 114. 18. « Esente dal dubbio che condiziona il soprannaturale d’ignoranza », Ibid., p. 116. 19. Voir p. 116 : je paraphrase les propos d’Orlando. 20. Ce qui est selon Orlando une manifestation de « pessimisme éclairé » : « pessimismo illuminista », Ibid., p. 72.

RÉSUMÉS

Le livre de Francesco Orlando, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme, publié à titre posthume en 2017, propose de nouvelles catégories pour définir les manières qu’a eu la littérature de mettre en scène des événements invraisemblables, en conflit avec les lois connues de l’univers. La catégorie du fantastique en est ainsi réduite à des dimensions moindres par rapport à la tradition critique inaugurée jadis par Roger Caillois. Elle est côtoyée, dans les deux derniers siècles, par d’autres modalités. Mais elle représente néanmoins la forme de conflit la plus violente entre croyance et critique. C’est là que nous trouvons le climax de la lutte entre l’instance rationnelle répressive et l’instance irrationnelle enfantine. De ce point de vue, le fantastique représente éminemment la remise en cause du rationalisme par la culture romantique, dans un monde littéraire où le système des genres cédait sa place à l’usage des genres.

Francesco Orlando’s posthumous book, Il soprannaturale letterario : storia, logica e forme (2017), introduces new categories to define the ways in which literature has staged implausible events in conflict with the known laws of the universe. The category of the fantastic is thus reduced to smaller dimensions compared to the critical tradition once inaugurated by Roger Caillois. In the last two centuries, it has been surrounded by other modalities. But it nevertheless represents the most violent form of conflict between belief and criticism. There we find the climax of the struggle between the repressive rational agent and the childish irrational agent. From this point of view, the fantastic eminently represents the questioning of rationalism by the romantic culture, in a literary world where the system of genres gave way to the use of genres.

INDEX

Keywords : literary genres, fantastic, supernatural, verisimilitude, Romanticism, rationalism, Orlando (Francesco) Mots-clés : genres littéraires, fantastique, surnaturel, vraisemblance, Romantisme, rationalisme, Orlando (Francesco)

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Les écrits sur l’actualité de Paul Valéry : essais, pamphlets, écrits de circonstance ou textes littéraires ? The writings of Paul Valéry on politics: essays, pamphlets, writings of circumstance or literary texts?

Paola Cattani

1 En tant que théoricien de la notion de « poésie pure », qu’il contribua à formuler et à introduire dans le débat critique de l’entre-deux-guerres1, Paul Valéry occupe une place privilégiée dans les études concernant les genres littéraires : c’est lui qui, substituant l’opposition entre « poétique » et « narratif » à la triade fixée depuis Aristote d’« épique-dramatique-lyrique », a systématisé et consacré la redistribution des critères génériques autour du binôme poésie/prose2. Il n’est donc pas surprenant que, lorsque ce poète idéalement voué à la poésie pure écrit et publie des essais (nombreux) en prose, il ne cesse de s’interroger sur le statut générique de ces textes. Ses questionnements constitueront le point de départ de notre réflexion.

2 Pour présenter ses écrits en prose, Valéry a recours à des termes variés : pour les recueils, par exemple, Variété, Rhumbs, Mélange, Instants, Regards sur [le monde actuel] ; pour les articles, Introduction à [la méthode de Léonard de Vinci], Note et digression, Propos sur [la poésie], Fragment/s [d’un Descartes, des mémoires d’un poème], Réflexions, etc. Dans une telle prolifération de titres, censés ramener les textes en prose au rang d’écrits mineurs et dénués d’importance, ce sont sans doute les écrits concernant l’actualité qui posent le plus de problèmes à Valéry.

3 En 1927, au comble de son engagement en faveur de l’Europe unie au sein de la Société des nations ainsi que dans d’autres cercles intellectuels internationaux, Valéry projette de réunir ses écrits sur l’Europe dans un recueil à publier chez Champion ; la Bibliothèque nationale de France conserve les épreuves de ce volume qui, pratiquement achevé, ne fut finalement jamais publié, le projet étant fort probablement devenu obsolète aux yeux de Valéry après l’échec des efforts pro-européens de Briand. Dans l’avant-propos au volume, Valéry s’attache, comme en témoignent les différentes

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ébauches conservées, à donner une définition des textes réunis, ainsi qu’à identifier un destinataire précis. Initialement Valéry a recours aux expressions suivantes pour qualifier ses textes : « tentatives de préciser quelques idées qu’il faudrait bien nommer politiques » (tentatives qu’il propose en « amateur ») ; « essais de précisions » ; « réflexions sur de tels sujets » ; « propos d’une personne tout étrangère à ce dont elle s’avise de parler »3. Il souligne aussi qu’il s’agit d’essais appartenant au domaine du subjectif : « Il faut s’attendre à voir des tentatives se produire pour opérer d’une façon analogue même dans les domaines entièrement ou partiellement “subjectifs”, – et singulièrement en politique. Les essais contenus dans ce volume appartiennent à cet ordre de recherches ». Finalement, Valéry se décide, dans la dernière version, pour l’expression « Ce petit recueil de réflexions, de tentatives et de doutes »4 ; et il garde la définition arrêtée dès l’incipit de la première ébauche : « Ce sont ici des études de circonstances ». En ce qui concerne le destinataire, il choisit la formulation suivante : « [le recueil] se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont absentes des partis ; qui par-là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas »5. Ces passages seront repris, à quelques variantes près, dans l’Avant-propos des Regards sur le monde actuel publiés en 1931 : la mention du destinataire change de place pour devenir le nouvel incipit ; la définition générique est reprise mais atténuée par la tournure restrictive : « D’ailleurs, ce ne sont ici que des études de circonstance »6.

4 Les « grands scrupules » et les « grandes répugnances » que Valéry avoue avoir envers « ce beau mot de politique »7, sont peut-être à l’origine du titre célèbre d’« Essais quasi- politiques » que Jean Hytier, éditeur de la Pléiade, a retenu pour l’un des sous- ensembles thématiques dans lesquels il a réparti les essais de Variété8 – titre qui pourtant n’est pas de la main de Valéry, ne se trouvant nulle part dans sa production. En revanche, Valéry médite longuement la notion de « proses de circonstance ». La note d’éditeur qui ouvre en 1924 le premier volume de Variété, où sont réunis surtout des essais à matière politique, précise : « De ces essais que l’on va peut-être lire, il n’en est point qui ne soit l’effet d’une circonstance, et que l’auteur eût écrit de son propre mouvement »9. Un autre avant-propos resté inédit, l’« Avertissement au lecteur » conservé à la Bibliothèque Jacques Doucet et écrit en 1935 pour une traduction russe de ses textes, revient sur la même notion : « Il [le lecteur de langue russe] dira d’abord que toute la prose qu’il a publiée (à l’exception de ses sept volumes de « Notes ») est “prose de circonstance”. Tous les essais ou dialogues qu’il a donnés au public ont été provoqués ou par les exigences de la vie pratique, ou par des considérations d’amitié ou de convenance. Parfois les conditions imposées à ces productions furent des plus bizarres, et même, des plus opposées – en apparence – à la libre création de l’esprit »10.

5 Nous examinerons ces réflexions de Valéry à partir de deux interrogations principales. Premièrement, pourquoi la définition du statut générique de ses textes est-elle à la fois si importante et si problématique pour Valéry ? Il s’agit de comprendre pourquoi, chez Valéry, l’acte d’incorporation des textes d’actualité à son œuvre s’accompagne de telles réflexions circonstanciées et hésitantes. Deuxièmement, sur quoi l’indécision valéryenne porte-t-elle exactement ? En précisant l’objet, le contenu et les enjeux de la quête terminologique de Valéry, on essayera de saisir quelle est sa conception du genre littéraire, et de dégager des éléments également utiles à la compréhension de la conception de littérature qui est la sienne. À partir de quelques cas-limite, nous

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essayerons également d’ébaucher des pistes de réflexion au sujet des frontières génériques, aussi bien que des frontières du littéraire.

Des textes problématiques

6 Essayons donc d’abord de comprendre quelles sont les raisons qui amènent Valéry à considérer avec autant d’attention la question générique par rapport à ses textes sur l’actualité.

7 Le caractère problématique de ces textes découle moins de leur nature de textes en prose, d’essais, que des difficultés posées par la matière dont ils traitent. Valéry, comme Marielle Macé l’a montré, a de fait donné une contribution essentielle à la consécration du genre de l’essai dans l’entre-deux-guerres11. « On peut appeler Valéry un homme d’“essais” », observait Albert Thibaudet12 : Valéry est, au sein du milieu NRF, l’essayiste par excellence, phare et tête de pont de la glorieuse collection « Les Essais » de Gallimard, publiée à partir de 1931 et appuyant une conception de l’essai comme « rencontre d’une idée, d’un grand esprit, d’une écriture »13. Ses Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et L’Homme et la coquille présentent les traits caractéristiques du nouveau genre : ils se donnent l’imaginaire pour espace d’enquête, conjoignent lyrisme et capacité cognitive, placent le « je » au centre de réflexions éparses et complexes qui explorent le temps mental et qui proposent une certaine sensualisation de la logique14. D’après Paulhan, Valéry « attend des Lettres ce qu’un philosophe n’ose pas toujours espérer de la philosophie »15 : par ses essais, il repense la fonction cognitive de la littérature et les frontières entre littérature et philosophie, au profit de la première. Valéry contribue de manière substantielle à la reconfiguration de l’histoire littéraire qui fait de la prose d’idées le propre de la tradition littéraire française16. Ses textes sur l’Europe et sur l’actualité ne lui posent donc pas problème en tant que proses d’idées, mais en tant que proses d’idées « politiques ».

8 L’embarras de Valéry est grand pour plusieurs raisons.

9 En premier lieu, il s’agit pour lui de justifier non pas une partie mineure et marginale de sa production, mais un corpus important sur le plan à la fois quantitatif et qualitatif. À partir de l’année 1925, les textes sur l’actualité dépasseront en nombre les articles littéraires, qui seront très brefs et proprement de circonstance (le recueil des Écrits de circonstance de 1926 en témoigne), ou bien reflèteront les intérêts politiques du moment, comme les articles sur Bossuet et sur les Lettres persanes le montrent. Sur le plan qualitatif, de plus, le corpus des textes à matière politique comprend des articles qui comptent sans doute parmi les plus célèbres de Valéry auprès des contemporains aussi bien que de la postérité. Au lendemain de la première guerre mondiale, la notoriété de Valéry grandit grâce à La Crise de l’esprit autant (sinon plus) que grâce à La Jeune Parque : l’article sur la crise de la civilisation connaît immédiatement un vaste retentissement en France et à l’étranger (il fut publié d’abord en anglais dans la revue londonienne The Athenaeum), et son incipit (« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ») demeure aujourd’hui l’une des citations valéryennes les plus connues, un véritable poncif de notre civilisation occidentale.

10 Ensuite, ces textes sont problématiques pour Valéry par rapport à son positionnement public d’homme de lettres. Il s’agit de textes très proches de ce qu’Edgar Morin a présenté, plus récemment, comme le trousseau de l’intellectuel : « On ne devient, à mon sens, intellectuel que lorsque l’on traite, soit par l’essai, soit par le texte de revue, soit

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par l’article de journal, de façon non spécialisée et au-delà de son champ professionnel strict, des problèmes humains, moraux, philosophiques, politiques »17. Valéry serait-il donc devenu, de poète dédaigneux et abstrait, un intellectuel engagé, au sens de Zola et de Sartre ? La production de Valéry est parsemée d’attaques contre la littérature engagée, didactique, à intention morale et politique, ainsi que de critiques adressées à la politique en tant que régime de la falsification et de la bêtise. Comment faire coexister un tel refus net d’un côté et, d’un autre côté, la vaste production d’articles à matière politique ainsi que l’investissement actif, important, de Valéry dans les initiatives pro-européennes au cours des années vingt et trente – investissement qui est à l’origine d’un vaste corpus d’allocutions et de discours ? La question se pose pour Valéry aussi bien que pour le chercheur.

11 L’hésitation générique dont Valéry fait preuve est donc à mettre directement en rapport avec l’histoire de l’anti-littérature, telle que William Marx l’a retracée18. Valéry serait l’un des protagonistes majeurs du mouvement antilittéraire qui, à partir des objections émises contre la littérature « sociale » au XIXe siècle, parvient à l’art pour l’art d’abord et à la littérature pure ensuite, deux revendications qui ne cessent d’évincer la littérature du monde. Si cette reconstruction est incontestable, elle ne tient cependant pas compte d’un autre visage de Valéry, qui, non sans conscience de la contradiction, ne recule pas face à la production d’articles, de conférences, d’allocutions ayant trait à l’actualité, à la politique, bref, au monde. Valéry est ainsi en même temps le plus grand poète formaliste et essentialiste, et un homme de lettres qui a une conscience très nette du caractère illusoire de la séparation entre poésie et monde qu’il a lui-même contribué à dresser. Il partage la réaction contre la conjonction classiciste du beau et de l’utile, mais il se rend aussi compte qu’il est au fond impossible de réduire la littérature à son essence pure et formelle : elle parle, toujours et inévitablement, de l’homme et du monde.

Valéry et les genres littéraires

12 Ce Valéry suspendu, de manière paradoxale, entre poésie pure et poésie vérité, est donc en quête de lieux et de formes littéraires qui lui permettent de s’exprimer en dehors de l’opposition entre poésie et narration qu’il a lui-même érigée en dogme. Ses hésitations génériques ont le mérite de nous introduire dans le laboratoire de la création des genres, terme à entendre ici comme catégories, qualifications, dont l’auteur aussi bien que le lecteur se sert pour penser la littérature à partir de leur propre expérience, plutôt qu’à travers les manuels d’histoire littéraire ou à travers le système des genres figé par la rhétorique. Par ses observations génériques, Valéry nous conduit à faire l’épreuve de la frontière entre expérience et élaboration conceptuelle, et du travail de la conscience immédiate lorsqu’il s’agit de caractériser un texte au-delà de la taxonomie classique. Les genres préconstitués ne recoupent en effet pas, à son avis, ses propres textes.

13 Tout d’abord, sortir de la polarité entre poésie et narration signifie trouver la juste place pour les idées. « Je confesse mon goût pour la poésie et ma passion pour les idées » : c’est un mot qu’un journaliste attribue à Valéry dans son compte rendu de la conférence « Regards sur le passé et aspects du monde actuel », tenue à Angoulême en décembre 193119. Et c’est un mot qui n’est pas extravagant : à côté du travail poétique, ce sont les idées, surtout politiques, qui retiennent Valéry pendant toute son existence.

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Parmi ses tout premiers textes, on trouve l’article « La conquête allemande » (1897), le compte rendu « Éducation et Instruction des troupes » (1897) et le projet d’article Marginalia de la guerre actuelle (1898) 20 ; toute sa vie durant Valéry ne cesse de rassembler, à partir des notes des cahiers, des volumineux dossiers thématiques ayant pour titre « Politique » et « Histoire » ; il attribue une place privilégiée à ses Principes d’anarchie pure et appliquée, un recueil de propos politiques qui sera publié à titre posthume21. Loin d’être l’ennemi à proscrire de l’écriture littéraire, les idées, même politiques, se trouvent au centre des efforts expressifs de Valéry.

14 Il convient à cet égard de relire attentivement le passage célèbre des Propos sur la poésie concernant la distinction entre poésie et prose, qui marque, comme on l’a déjà signalé, la substitution définitive, auprès de la modernité, du nouveau clivage binaire à la place de l’ancienne triade rhétorique : « La poésie ainsi entendue – écrit Valéry – est radicalement distincte de toute prose : en particulier, elle s’oppose nettement à la description et à la narration d’événements qui tendent à donner l’illusion de la réalité, c’est-à-dire au roman et au conte […]. Le poème […] exige de nous une participation qui est plus proche de l’action complète, cependant que le conte et le roman nous transforment plutôt en sujets du rêve et de notre faculté d’être hallucinés »22. Ce qui est intolérable, pour Valéry, dans les récits (romans ou contes), ce n’est pas la forme en prose et l’absence de lyrisme, mais la condition psychologique dans laquelle le lecteur se trouve plongé, qui est assimilable à un état hallucinatoire et de rêve, avec dépossession de soi ; la poésie, au contraire, est reproduction parfaite de l’unité de l’homme qui agit, et en tant que telle elle plus proche de « l’action complète » que la prose narrative. Valéry plaide en faveur de la poésie non pas comme moyen d’abstention, de raréfaction, de pureté, d’ataraxie ou de paralysie de l’action, mais tout au contraire parce qu’elle prédispose l’homme à agir dans la maîtrise de soi. Il faut donc repenser profondément le formalisme de Valéry à la lumière de ce passage, et le comprendre comme une valorisation de la forme qui entraîne l’opposition de l’art à la vie, considérée dans ses aspects les moins maîtrisés par l’homme, mais non pas l’opposition de l’art aux idées, qui au contraire occupent une place cruciale dans la réflexion de l’homme sur ses propres moyens et limites.

15 Les idées, même politiques, ne sauraient donc être proscrites à celui qui écrit de la littérature ; le problème est plutôt le ton sur lequel en parler. Il s’agit de traiter des idées en dehors de la prose incantatoire. La question générique chez Valéry se déplace ainsi en quelque sorte des caractéristiques du texte (contenu, style), aux modalités discursives et aux attitudes mentales de l’auteur, et du lecteur également (Valéry définit son destinataire, comme on l’a vu, à partir de sa disponibilité à « douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas »23). La matière politique s’avère problématique non pas en tant que telle, mais à l’égard des modalités énonciatives qu’elle entraîne généralement. Il y a deux écueils à éviter : la visée persuasive (que Valéry met en cause à plusieurs occasions, entre autres par exemple dans les essais sur Pascal), et la violence verbale.

16 Le point est crucial puisqu’un genre de la prose politique devenu « classique » dès la fin du XIXe siècle est refusé, voire représente pour Valéry un genre-repoussoir : le pamphlet. Parole violente qui offre des formes de revanche symbolique dans le contexte de la politisation démocratique, le pamphlet prend forme à partir d’une conception de la politique comme espace de disputes et de controverses24, que Valéry passe toute sa vie à critiquer. « Pamphlétaires, orateurs, violents, forcenés, qui

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vociférez, dites, ne sentez-vous jamais que tout homme qui crie est sur le point de faire semblant de crier ? »25 : si Valéry reconnaît le lien entre politique et conflictualité qui caractérise notamment l’âge de la démocratisation de masse, il ne cesse d’œuvrer précisément pour réduire ce caractère conflictuel, guerrier, des manifestations du politique, en récusant en ce sens notamment le registre polémique, même dans le champ littéraire. Significatif à cet égard est l’échange avec Jean Guéhenno au sujet de la Société des Nations : au jeune polémiste de gauche qui invite les intellectuels à entreprendre une action plus concrète face à la guerre imminente26, Valéry rappelle que la vie de l’esprit elle-même n’est pas a priori incompatible avec « l’âme de guerre » (notamment lorsqu’elle se voue aux « actes de violence » qui sont « les harangues, les déclamations, les résolutions de meetings, les serments, etc. »)27, et explique que l’effort qui est le sien serait exactement d’« agir contre la guerre par les voies de l’esprit », en s’opposant à tout ce qui tente de « changer l’homme en animal de combat », comme « la crédulité, l’excitabilité, l’émotivité », « l’indignation, la haine, la confiance, les mirages » dont la politique notamment se sert. Plutôt que de « songer à abolir les guerres » – c’est-à-dire faire œuvre militante et accroître ainsi inévitablement « l’âme de guerre » –, Valéry veut « s’occupe[r] en profondeur à éliminer la bestialité »28.

17 Pour écrire politique non seulement en dehors du pamphlet mais précisément contre le pamphlet, Valéry essaie même d’inventer des genres nouveaux. Il le dit clairement dans l’introduction qu’il écrit avec Henri Focillon au volume Pour une Société des Esprits. Correspondance, édité par la SDN en 1933 et appartenant à une collection, créée par Valéry et Focillon, de publications épistolaires entre personnalités de la République des lettres contemporaine29. L’idée est de revivifier un genre ancien qui a plusieurs atouts : cette correspondance à la fois privée et publique (« Elle circule, on la commente, elle est une forme, demi-publique, des confidences de l’esprit. Elle va de la personne à la personne, mais elle retentit au-delà de ces personnes mêmes »30) est en prise sur une pensée en devenir, c’est à dire mouvante et authentique (« Nous y voyons mieux conservée (ce dont les vrais peintres sont le plus fiers et le plus jaloux) la qualité de l’ébauche. Ce n’est pas là pur agrément pour les lettrés, mais le signe de l’authentique, le souvenir de hautes passions fortement vécues ») ; elle rend service au débat dans sa dimension collaborative et ouverte (« Nous tentons de faire revivre cet antique moyen d’échange […] pour permettre un débat. Les enquêtes sont des collections d’avis. Le lecteur est libre de les confronter et de les entrechoquer, mais les auteurs se parlent à eux-mêmes, ou à leur public ») ; elle constitue un genre intrinsèquement voué au dialogue, dans la mesure où elle s’adresse à un destinataire dont elle demande la collaboration (« Une lettre n’est pas seulement l’œuvre de qui la fait, mais celle de son destinataire. Avant même d’avoir obtenu réponse, elle est dialogue »). Une telle correspondance publique se situe donc à l’opposé du genre polémique : « La polémique n’est pas la correspondance. Nous avons besoin de conciliabules écrits »31. Dans le même sens, Valéry et Focillon se font les promoteurs, à la SDN, d’un autre genre nouveau d’échanges et de publications : les « Entretiens », des colloques itinérants d’hommes de lettres sur des questions d’actualité, qui pour Valéry « répondent à un type immémorial »32, les échanges en latin au sein de la Chrétienté ainsi que ceux entre savants du XVIe au XVIIIe siècle33.

18 L’effort est donc de donner cours à une parole sur l’actualité qui puisse se soustraire à la visée pragmatique et persuasive, et qui soit un lieu ouvert de dialogue et une forme de pensée vivante, permettant la multiplicité d’approches, le changement de perspective, la suspension du jugement. L’insistance de Valéry sur l’idée de

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« tentative », dans les passages des avant-propos que l’on a cités, met précisément au premier plan l’idée d’expériences, d’épreuves successives, de démarches qui procèdent par tâtonnements ; Valéry souligne aussi, comme on l’a vu, la subjectivité qui est intrinsèque au point de vue ainsi esquissé. Une telle conception de la parole en prose, de l’essai, s’inscrit bien entendu dans le sillage de Montaigne34, pour ce qui concerne à la fois l’approche non systématique et l’importance du dialogisme entretenu avec les autres tout comme avec soi-même.

19 Or, la prolifération générique des écrits à matière politique de Valéry se trouve confirmée et enrichie si l’on considère aussi à côté des écrits publiés la masse des documents inédits. Une place essentielle est occupée par la conférence et l’allocution publiques, très bien représentées déjà dans les recueils publiés par Valéry, et dont les archives conservent davantage d’exemples : un genre textuel, pour ainsi dire, qui n’est pas nouveau mais qui prend une signification et une importance tout à fait spécifiques dans l’œuvre de Valéry et plus généralement au début du XXe siècle. Comme Christophe Prochasson l’a souligné35, il s’agit d’un genre qui répond à une demande culturelle nouvelle, liée à la sociabilité urbaine et mondaine et à la vulgarisation de la culture. En 1892 est fondée la Revue des cours et conférences, qui publie des textes qui marquent l’histoire intellectuelle de la fin du siècle ; et en 1897 Lemaître donne une conférence sur « La conférence », qui fait la théorie du genre36. L’Université des Annales, avec un public mondain et féminin, ouvre ses portes en 1907 comme lieu de conférences musicales, littéraires et politiques, par l’initiative d’Yvonne Sarcey ; Valéry y intervient régulièrement, publiant ensuite ses allocutions dans la revue associée Conferencia. « Conférencier » est un mot d’époque, et Valéry devient l’un des plus appréciés, sollicité sans cesse en France et à l’étranger. Les conférences marquent l’institutionnalisation d’espaces particuliers réservés aux acteurs de la vie culturelle, et témoignent de l’effort des élites culturelles pour faire face à la massification de la culture et fabriquer l’opinion. Du point de vue générique, les contraintes ne sont pas figées ; certes la dimension oratoire tient une part importante, mais le conférencier est libre de la gérer selon ses inclinations. Valéry, qui se plaint tantôt de devoir jouer le « Bossuet de la Troisième République »37, évitera toujours le ton déclamatoire et rhétorique, qu’il abhorre.

20 À cela s’ajoutent de nombreux discours publics moins solennels, les interventions (notamment dans le cadre de la SDN) dans des débats ou des réunions, les rapports et relations rédigés à titre divers notamment pour les Commissions de coopération intellectuelle. Valéry multiplia les occasions de sa présence publique : cette assiduité, ainsi que l’ubiquité d’une parole poétique revendiquée avec fierté, contribua à faire de lui une sorte de Victor Hugo du XXe siècle, l’incarnation du poète-vates après la fin du sacre de l’écrivain. Et les interviews ne furent pas non plus pour rien dans cette consécration publique : très nombreuses, portant à la fois sur des thèmes de théorie littéraire et d’actualité, elles furent souvent publiées après révision de Valéry, ce qui en fait des documents précieux, qui ont été en quelques cas récemment réédités38 et qui sont étudiés par les chercheurs, notamment au sujet de la théorie littéraire valéryenne. Comme le signale encore Prochasson39, le genre, également nouveau, de l’interview contribue, pour ce qui concerne les études littéraires, à amorcer une histoire littéraire dominée par la critique, valorisant les critiques et les théories littéraires des écrivains, au-delà de leurs ouvrages ; et permet, pour les questions d’actualité, de poser une opinion publique élaborée par les élites parisiennes, en tant que repère nécessaire au sein de la démocratie politique et culturelle. Les enquêtes, notamment celles organisées

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par les grands quotidiens40, contribuent elles aussi à classer, à fixer des catégories et des hiérarchies, à faire valoir des compétences, à proscrire, à encourager, à légitimer ; tout comme les interviews elles pénètrent dans l’espace intime et personnel de l’écrivain, et transforment la représentation sociale de ce dernier. Ces deux nouveaux genres contribuent ensemble à donner naissance à une opinion commune dominante, fournie par un groupe restreint de notables intellectuels, choisis pour leur représentativité et leur autorité. Pour Valéry, il ne s’agit pas seulement d’établir sa propre légende, mais, en multipliant les prises de parole publiques, de revendiquer pour l’homme de lettres un espace de parole et un rôle dans les événements de la Cité – de réaffirmer, donc, le pouvoir de la littérature dans un monde qui est enclin à l’ignorer.

21 On comprend mieux à présent pourquoi Valéry se penche avec autant d’insistance et de soin sur la notion de « circonstance ». De tels écrits surgis, pour la plupart, de l’occasion – de conférences, d’interventions publiques, d’événements mondains, etc. – peuvent-ils aspirer à la légitimité littéraire ? Le terme de « circonstance » que Valéry emploie est en réalité moins à entendre comme faisant référence à la matière des essais – des écrits portant sur les circonstances, sur l’actualité contingente du politique – que comme renvoyant à la dynamique qui se produit entre le circonstanciel et l’éternel, l’immanent et le transcendant. Valéry s’attache à fabriquer du sens à partir de l’éphémère, à tirer de la littérature éternelle et pure à partir d’idées et de questions politiques, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus contingent et circonstanciel. Voici l’avis d’éditeur qui ouvre Tel Quel I : « Chacun d’eux [les recueils réunis] contient à l’état d’aphorismes, de formules, de fragments ou de propos, voire de boutades, mainte remarque ou impression venue à l’esprit, çà et là, le long d’une vie, et qui s’est fait noter en marge de quelque travail ou à l’occasion de tel incident dont le choc, tout à coup, illumina une vérité instantanée, plus ou moins vraie »41. Le défi que l’essai, et tout particulièrement l’essai politique, pose, est précisément celui de faire du circonstanciel l’objet d’une méditation qui le transcende, d’exprimer un « à propos de » qui parvienne à illuminer l’immanent à travers l’abstrait, le théorique, le nécessaire, le perpétuel.

22 L’essai politique représente en ce sens un cas de figure limite et en même temps décisif, central, de l’effort poursuivi par Valéry tout au long de son itinéraire intellectuel et poétique. Les œuvres d’occasion et de commande ont en effet orienté l’entière production valéryenne, depuis L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, que Valéry écrit sur la commande de Juliette Adam ; et les commentateurs ont bien pu relever que « ce sont les commandes qui ont fait de l’écrivain à éclipses l’écrivain malgré lui »42. L’occasion n’est pour Valéry qu’une des contingences multiples que l’œuvre d’art se donne pour mission de dépasser. Les « proses de circonstance » rentrent donc, à part entière, dans le domaine de la littérature : s’interroger sur leur statut générique, essayer de leur donner une définition, signifie revendiquer pour elles une place au sein de la littérature, et les soustraire à d’autres types de paroles sur l’actualité, non littéraires, comme les paroles journalistiques et pamphlétaires.

Conclusions

23 La concurrence que Valéry met au jour entre littérature et philosophie, entre littérature et journalisme, au profit bien entendu de la littérature, est à situer dans le cadre de sa remise en cause radicale du fait littéraire. Valéry écrit en réalité en marge

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de la littérature et après la littérature, comme le montre la Soirée de M. Teste : un ouvrage sans genre qui déconstruit de manière programmatique les modèles littéraires, se situant entre le récit, l’essai, l’autobiographie, le dialogue philosophique, et qui thématise même l’adieu à l’art et à la littérature, Teste refusant l’extase esthétique, se contentant « d’être » et prenant congé de la vocation et des modèles littéraires43. L’attitude de Valéry par rapport à la question générique est profondément liée à ce positionnement dans l’après-littérature : d’un côté l’essentialisme radical, la célébration de la poésie pure et, d’un autre côté, la transgression non moins radicale des frontières de genre et de discipline, témoignent d’un même expérimentalisme profond, conduit depuis le dehors la littérature, à partir d’un monde qui a évincé la parole littéraire.

24 Plusieurs réflexions peuvent être formulées à cet égard.

25 D’abord, un tel positionnement est révélateur d’une conception et d’une définition de la littérature qui prennent forme par dépossession44. Pour Valéry, la littérature n’est définissable que par exclusion : par le biais d’une démarche essentialiste, il essaie avant tout de la réduire à son essence seule ; conscient cependant que la littérature est plus que cela, qu’elle ne renonce jamais à parler du monde, il met en place une démarche définitoire ultérieure, non plus essentialiste mais qui opère toujours par élimination, en essayant de préciser ce que la littérature « ne doit pas être », quelles modalités discursives sont bannies d’elle. La littérature, sans vouloir devenir un contre-pouvoir comme pour Sartre, est ainsi pour Valéry surtout un lieu de résistance et de liberté ; l’essai politique, tel que Valéry le conçoit et le pratique, loin d’être un genre fourre-tout où une subjectivité s’épanouit librement, s’avère proprement la manifestation d’une qualité de l’esprit, le lieu d’un exercice intellectuel.

26 En revendiquant pour la littérature le droit à être indescriptible et à coïncider avec une fonction critique, Valéry trouve de fait une voie pour revaloriser au plus haut degré la littérature marginalisée, l’après-littérature qu’il pratique : il met en évidence sa puissance en dépit de et peut-être aussi grâce à sa marginalisation. D’où l’autorisation et même l’urgence, pour l’éditeur-chercheur, à incorporer à la production littéraire valéryenne des écrits « de circonstance » sur l’actualité qui en font de bon droit partie, comme autant de manifestations du pouvoir de la littérature et du défi lancé à un monde contemporain qui n’est plus disposé à l’accueillir.

27 Cette réflexion sur les frontières entre production politique et production strictement littéraire pourrait être élargie et problématisée à l’égard de maints auteurs du début du XXe siècle qui, comme Valéry (et à la différence des écrivains qui notamment au XIX e siècle qualifiaient leurs articles de « journalistiques ») réclament pour leurs essais sur l’actualité une dignité proprement littéraire, dans le cadre de leur réflexion sur les fonctions et le rôle de la littérature à l’âge de sa marginalisation. Des éléments précieux pourraient être fournis par-là, pour repenser l’engagement des écrivains en dehors de la définition que Sartre, et Zola avant lui, en ont donné45.

28 En définitive, l’image de Valéry que l’on vient d’esquisser est très différente de l’image que la Nouvelle Critique des années ’60 et ’70 a contribué à établir. Dans la réflexion de Barthes, notamment dans la bataille engagée par lui, comme par d’autres structuralistes, contre la notion de genre littéraire, Valéry est devenu une référence essentielle46. Cette interprétation qui a mis en relief un Valéry formaliste, est même en partie responsable de la place centrale que Valéry occupe dans l’histoire littéraire française : elle a attribué à cet auteur l’essor d’une idée nouvelle de littérature, et a

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multiplié les citations valéryennes dans les études de critique et de théorie littéraire – ce qui fait qu’aujourd’hui l’historien de la littérature intéressé par les questions théoriques ne peut pas ne pas croiser sans cesse la théorie littéraire valéryenne, ou, pour mieux dire, des extraits et des fragments de celle-ci. Mais l’analyse que l’on a conduite, et la prise en compte de la production de Valéry en matière d’actualité, montrent que cette théorie est bien plus complexe, contradictoire et vivante, que les lectures réductives qu’elle a suscitées. Il s’agit à présent de mettre en lumière un autre visage de Valéry, longtemps resté dans l’ombre47. Si Valéry a joué un rôle décisif dans l’affirmation du formalisme littéraire et critique, il peut aussi avoir une part importante dans son redimensionnement. Pour le dire avec les mots de Todorov, très critique envers une phase de la critique littéraire française : « on ne peut couper la littérature des autres discours tenus dans une société »48. Vérité dont Valéry s’était avisé très tôt, et qu’il avait aperçue dans toutes ses retombées, à la fois pour la création littéraire et la question des genres, et pour l’histoire intellectuelle et la situation de l’homme de lettres dans le monde.

NOTES

1. Sur les significations et les enjeux de cette notion, nous nous permettons de renvoyer à P. Cattani, « La formule “poésie pure” dans le débat des années Vingt et Trente : variantes, circulation, significations et équivoques », dans J.-B. Amadieu et P. Cattani (dir.), Les écrivains entre responsabilité et création littéraire (1914-1939), Romanic Review, numéro spécial, sous presse. 2. Voir entre autres D. Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette, 1992 ; A. Compagnon, La notion de genre, Cours de Théorie de la littérature, Université de Paris IV-Sorbonne, consulté le 3/10/2018, URL : . 3. BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 sq. 4. BnF, N.a.fr. 19063, f. 43 sq. 5. Ibidem. 6. P. Valéry, « Avant-propos », Regards sur le monde actuel, dans Id., Œuvres, M. Jarrety éd., Paris, Librairie Générale Française, 2016, t. I, p. 1415 [dorénavant Œ]. 7. Ibidem. 8. P. Valéry, Œuvres, J. Hytier éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1957, p. 971. 9. P. Valéry, « Note de l’éditeur », dans Id., Variété, dans Id., Œ, t. I, p. 694. 10. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, VRY Ms 470. 11. Voir M. Macé, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, 2006, notamment p. 53-141. 12. A. Thibaudet, Paul Valéry, Paris, Grasset, 1923, p. 9. 13. C. Ferrand, « "Les Essais" chez Gallimard », dans Livres hebdo, 26, 3, 30 juin 1981, p. 55-57. 14. Sur le genre de l’essai, ses caractéristiques et son histoire, voir P. Glaudes et J.-F. Louette, L’Essai, Paris, Hachette, 1999 ; Ph. Olivera, « Catégories génériques et ordre des livres : Les conditions d’émergence de l’essai pendant l’entre-deux-guerres », dans Genèses, 47, 2, 2002, p. 84-106 ; M. Macé, op. cit. ; P. Glaudes et B. Lyon-Caen, Essai et essayisme en France au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2014. Voir aussi G. Lukacs, « Nature et forme de l’essai », dans Études

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littéraires, 5,1, 1972, p. 91-114 ; Th. Adorno, « L’essai comme forme », dans Id., Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984. 15. J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, Paris, Gallimard, 1990, p. 29. 16. Voir M. Macé, op. cit., p. 98. 17. E. Morin, Mes Démons, Paris, Stock, 1994, p. 255. 18. W. Marx, La haine de la littérature, Paris, Minuit, 2013. 19. « La conférence de l’Académicien Paul Valéry », dans Le Matin Charentais, 11 décembre 1932. 20. P. Valéry, « La conquête allemande » et « Éducation et Instruction des troupes », dans Id., Œ, t. I, p. 183-205, p. 206-209 ; les Marginalia de la guerre actuelle sont inédits et conservés à la BnF. 21. P. Valéry, Les principes d’an-archie pure et appliquée, Paris, Gallimard, 1984. 22. Id., « Propos sur la poésie », dans Id., Œ, t. I, p. 1738-1739. 23. Id., « Avant-propos », cit., BnF, N.a.fr. 19063, f. 9 svv. 24. Pour la définition du genre pamphlétaire, voir notamment M. Angenot, La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982 et C. Passard, L’âge d’or du pamphlet, Paris, CNRS Éditions, 2015, qui examine en particulier les liens entre pamphlet et démocratisation à la fin du XIXe siècle. 25. P. Valéry, Tel quel II, dans Id., Œ, t. III, p. 540. 26. J. Guéhenno, « Les intellectuels et le désarmement. Lettre à Messieurs les Membres du Comité permanent des lettres et des arts de la SDN », dans Europe, 111, 15 mars 1932, p. 313-327. 27. P. Valéry, Lettre à Jean Guéhenno, 5 mars 1932, dans Id., Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 199-202. 28. Ibid., p. 202. 29. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », dans Pour une Société des esprits, Correspondance, Lettres de H. Focillon, S. de Madariaga, G. Murray, M. Ozorio de Almeda, A. Reyes, T. Yuan Peï, P. Valéry, Paris, Institut International de Coopération Intellectuelle, 1933, p. 11-21. Les autres volumes publiés seront : Sigmund Freud et Albert Einstein, Pourquoi la guerre ?, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933 ; Correspondance : L’Esprit, l’éthique, la guerre, lettres de J. Bojer, J. Huizinga, A. Huxley, A. Maurois, R. Waelder, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1934. 30. Voir P. Valéry et H. Focillon, « Introduction », cit., p. 17. 31. Ibidem. 32. Document inédit, Archives UNESCO, Procès-verbal de la Commission internationale de coopération intellectuelle, Genève, 11 juillet 1938. 33. La SDN publiera entre 1932 et 1938 huit volumes tirés des « Entretiens » : Sur Goethe à l’occasion du centenaire de sa mort, Entretiens de Francfort-sur-le-Main, 12-14 mai 1932, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1932 ; L’Avenir de la culture, Entretiens de Madrid, 3-7 mai 1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933 ; L’Avenir de l’esprit européen, Entretiens de Paris, 16-18 octobre 1933, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1934 ; L’Art et la réalité. L’art et l’État, Entretiens de Venise, 25-28 juillet 1934, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1935 ; La Formation de l’homme moderne, Entretiens de Nice, 1-3 avril 1935, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1936 ; Vers un nouvel humanisme, Entretiens de Budapest, 8-11 juin 1936, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1937 ; Europe - Amérique latine, Entretiens de Buenos Aires, 11-16 septembre 1936, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1937 ; Le Destin prochain des lettres, Entretiens de Paris, 20-24 juillet 1937, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1938. 34. Sur l’importance du modèle de Montaigne pour la définition de l’essai, voir P. Glaudes et J.-F. Louette, op. cit., p. 43 sq., et M. Macé, op. cit., p. 75-98. 35. Ch. Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Paris, Calmann-Lévy, 1999, notamment « L’Art de la conférence », p. 203-212. 36. J. Lemaître, « La mode des conférences », dans L’Écho de la semaine, 17 octobre 1897, p. 2. 37. Voir sur ce point M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. II, p. 592 sq.

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38. Voir. P. Valéry, Très au-dessus d’une pensée secrète, Entretiens avec F. Lefèvre, Paris, Éditions de Fallois, 2006. 39. Ch. Prochasson, op. cit., p. 238 sq. 40. Voir par exemple Ch. Jacquet-Pfau (dir.), Corpus d’enquêtes 1900-1930, Fasano-Paris, Schena- Nizet, 1995. 41. P. Valéry, « Avis de l’éditeur », dans Id., Tel quel I, dans Id., Œ, t. III, p. 181. 42. M. Jarrety dans P. Valéry, Œ, t. I, p. 25. 43. Voir W. Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle, Paris, Minuit, 2005, p. 25-30. 44. Sur littérature et dépossession, voir aussi A. Compagnon, La littérature pour quoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard, 2007. 45. Sur ces questions je me permets de renvoyer à P. Cattani, Le Règne de l’Esprit, Littérature et engagement au début du XXe siècle, Firenze, Olschki, 2013. 46. Sur l’importance de Valéry pour Barthes, voir M. Macé, op. cit., p. 218 sq. 47. Sur les limites de la lecture formaliste de Valéry, voir aussi W. Marx, « Les deux poétiques de Valéry », dans Id. (dir.), Paul Valéry et l’idée de littérature, Fabula, Colloque en ligne, consulté le 03/09/2019 URL : . 48. T. Todorov, Critique de la critique. Un roman d’apprentissage, Paris, Seuil, 1984, p. 113.

RÉSUMÉS

En tant que théoricien de la « poésie pure », Paul Valéry a contribué à systématiser et à consacrer la redistribution des critères génériques autour du binôme poésie/prose, pour identifier la littérature avec la poésie. Néanmoins, Valéry a écrit et publié des essais (nombreux) en prose, ne cessant de s’interroger sur le statut générique de ces textes. En explorant les différentes définitions que Valéry propose pour présenter ses textes en prose, et notamment ses textes à matière politique, l’article essaie de préciser l’objet, le contenu et les enjeux de la quête terminologique de Valéry, et de saisir la conception valéryenne du genre littéraire ainsi que de la littérature. À partir de quelques cas-limite, l’article essaie également de s’interroger sur les frontières entre production d’occasion et production littéraire.

As a theoretician of “pure poetry”, Paul Valéry contributed to systematize and redistribute the generic criteria around the poetry/prose binomial, to identify literature with poetry. Nevertheless, Valéry has written and published prose essays (numerous), constantly questioning the generic status of these texts. Exploring the different definitions that Valéry proposes to present his texts in prose, especially his texts on politics, the article aims to specify the object, the content and the stakes of Valéry’s terminological quest, and to identify the Valéry’s conceptions of the literary genre as well as the literature. Starting from a few borderline cases, the article also tries to question the boundaries between « contingency » production and literary production.

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INDEX

Keywords : Valéry (Paul), literature and politics, essay, literary genre, pamphlet Mots-clés : Valéry (Paul), littérature et politique, essai, genre littéraire, pamphlet

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Déconstruction des modèles et ironie littéraire : quelques remarques sur l’effet de distanciation dans la poésie d’Apollinaire Deconstruction of models and literary irony: some remarks on the process of distancing in Apollinaire’s poetry

Luca Bevilacqua

Les « matériaux qu’amasse le poëte »

1 Pour aborder la question du traitement des modèles littéraires chez Apollinaire, il convient de revenir au texte de sa conférence de 1917, L’Esprit nouveau et les poètes. Avant d’illustrer l’idée principale de la poétique de l’« Esprit nouveau », c’est-à-dire la surprise, Apollinaire insiste sur l’importance de la façon d’exploiter et réutiliser les matériaux existants, provenant du passé (la culture), ou appartenant au présent (le monde contemporain). Le concept de « synthèse », qui revient quatre fois dans la conférence, nous semble, dans ce sens, essentiel. En effet, à côté de l’idée – expérimentée avec Calligrammes – d’une poésie qui soit, grâce aux artifices typographiques, « la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature », Apollinaire développe aussi la notion d’une plus vaste multiplicité inhérente à la poésie. Il décrit donc ces nouveaux poèmes « synthétiques » en les comparant à des formations « plurielles » telles qu’une foule ou une nation : il s’agit, précise-t-il, « de nouvelles entités qui ont une valeur plastique aussi composée que des termes collectifs »1.

2 Quant au rapport avec le passé, le poète moderne doit recueillir un double héritage qui lui vient du classicisme et du romantisme, ce qui correspond aussi à une « synthèse »,

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puisqu’il s’agit de rassembler des éléments qui étaient traditionnellement en opposition réciproque. Le poète peut donc opérer avec une grande marge de liberté (« une liberté d’une opulence inimaginable ») et ne pas craindre de mélanger des ingrédients jusqu’alors considérés comme incompatibles : le sens de la mesure des classiques, leur « esprit critique », associés à la curiosité sans bornes et à l’exaltation de la vie dans tous ses aspects, typiques du romantisme. Les nouveaux poètes ont, par leur situation historique, un grand courage et, plus encore, une grande liberté dans l’emploi et la disposition des mots2.

3 Néanmoins, en dépit de ces idées, Apollinaire croit fermement que l’écrivain ne peut pas créer d’une manière anarchique, comme le font par exemple les futuristes avec leurs « parole in libertà », mais qu’il doit cultiver une « liberté encyclopédique » : c’est- à-dire, une liberté qui prend en compte toutes les acquisitions précédentes, qui seront remodelées et réorganisées selon un certain plan en de nouveaux systèmes, à la manière ₋ semble-t-il ₋ des cubistes 3. Autrement dit, ce que l’on peut du reste facilement vérifier dans Alcools et Calligrammes, les genres et les formes littéraires de la tradition (folklore, fable, poésie lyrique, roman, chanson populaire) ne sont pas des modèles à reconnaître ou désavouer, mais plutôt autant de matériaux à accumuler, avec tout le reste, pour composer ce lieu de vérité qu’est la poésie moderne : Ce sont des matériaux qu’amasse le poëte, qu’amasse l’esprit nouveau, et ces matériaux formeront un fond de vérité dont la simplicité, la modestie ne doit point rebuter, car les conséquences, les résultats peuvent être de grandes, de bien grandes choses.4

4 Chez Apollinaire, ces « matériaux » offrent une incroyable variété d’images puisées dans les légendes et les poèmes médiévaux, la mythologie classique, les religions orientales. Tout cela est bien connu. Même son recours, dans nombre de poèmes, à des termes archaïques ou à des constructions verbales et syntaxiques anciennes, doit être envisagé dans ce sens. Comme l’écrit Henri Meschonnic : « Les archaïsmes n’y sont pas des scories mais les retours en arrière du langage, naturels dans une œuvre qui intègre le temps à la poésie »5.

5 Ce mouvement vers le passé vise moins à une reprise érudite et nostalgique des formes qu’à faire ressentir, dans le texte, l’évidence d’un temps écoulé, puisque ces formes continuent à exister dans l’esprit comme un ensemble désordonné de fragments ou de rythmes que le poète ne peut dissocier de sa vie présente et des formes littéraires les plus récentes. Ce processus dans lequel s’entremêlent la vision du présent, la prophétie future, la connaissance « des autres » et la mémoire des temps « passés » et « trépassés », est d’ailleurs bien décrit par Apollinaire dans Cortège.

6 Il y a donc une déconstruction des modèles pour deux raisons. D’abord, parce qu’Apollinaire enlève à ces modèles littéraires leur fonction paradigmatique originale. Il les traite comme des « matériaux » fascinants et précieux, mais aussi comme des objets fantasmatiques. Semblables à des persistances, à des anachronismes linguistiques qui marquent une rupture avec la réalité, ces modèles sont démontés et segmentés par Apollinaire, avant d’être recomposés pour donner vie à de nouveaux ensembles : c’est la deuxième acception que nous attribuons ici au terme déconstruction. Il s’agit d’une idée à laquelle Apollinaire semble particulièrement attaché dans cette conférence : la poésie doit se développer suivant l’exemple des recherches et des activités qui conduisent au progrès technologique, c’est-à-dire en réunissant des éléments déjà connus et présents dans la nature, mais rassemblés dans

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un nouvel ordre : « Il y a mille et mille combinaisons naturelles qui n’ont jamais été composées »6.

7 Le résultat ainsi obtenu, qu’il représente ou non un progrès réel pour l’homme, sera indubitablement quelque chose de nouveau, de jamais vu auparavant et qui provoque, par conséquent, cette « surprise » qui constitue le point fondamental vers lequel s’oriente toute la conférence : « C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé »7.

Discontinuité, distanciation, ironie

8 Cette « surprise » n’est pourtant pas causée uniquement par l’assemblage d’idées, de formes et de genres littéraires distants dans le temps. En effet, c’est aussi le ton qui peut connaître, dans un même poème, de brusques variations, en causant chez le lecteur un effet d’égarement. On sait la facilité et presque l’insouciance, voire l’élégance, auxquelles Apollinaire fait recours à différents registres : ce qui peut constituer l’indice d’une ironie sous-jacente8. Dans certains poèmes il mélange avec une étonnante légèreté le pathétisme et la description des banalités du quotidien, le rire et les larmes, le mot ou la métaphore les plus rares et des expressions triviales, comme dans ces vers de La Chanson du mal aimé : Mort d’immortels argyraspides La neige aux boucliers d’argent Fuit les dendrophores livides Du printemps cher aux pauvres gens Qui resourient les yeux humides Et moi j’ai le cœur aussi gros Qu’un cul de dame damascène O mon amour je t’aimais trop Et maintenant j’ai trop de peine Les sept épées hors du fourreau9

9 Même dans la plus mélancolique, peut-être, de ses chansons, Apollinaire ne renonce pas aux ruptures, à la discontinuité des images, à son goût de la trouvaille10. Sur cette contradiction, sur l’existence d’un Apollinaire « obscène et tendre », Jean-Bertrand Barrère portait déjà son attention dans un article des années 195011. Cet aspect-là correspond, bien entendu, à l’une des caractéristiques les plus connues ₋ et même célébrées ₋ de la poésie d’Apollinaire.

10 Mais ce mélange de tonalités, cette hybridation de formes littéraires et registres différents, auxquels il faut ajouter toutes les solutions liées à la prosodie (vers régulier, vers libre, emploi de la prose à l’intérieur du poème), tous ces traits distinctifs ne seraient-ils possibles s’il n’y avait d’abord une prise de distance, de la part du poète, par rapport aux matériaux dont il se sert. Pour se montrer fidèle à la poétique qu’il est en train d’élaborer, il ne peut pas rester attaché aux formes ni aux thèmes exploités dans sa jeunesse, même s’il s’agit de la poésie symboliste (qu’il a beaucoup aimée), ou de ses mémoires les plus intimes. Or, ce processus d’éloignement n’est pas sans rapport avec une distanciation ironique.

11 L’ironie ne correspond donc pas, pour Apollinaire, à une figure de style : elle n’est pas non plus une composante possible parmi d’autres. Selon l’idée centrale du livre fameux de Jankélévitch sur l’ironie, on pourrait considérer Apollinaire comme quelqu’un pour

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qui l’ironie est, tout d’abord, une « conscience »12. Dans sa production successive aux années 1908-1909, notamment, Apollinaire nous apparaît comme le prototype de l’ « homme moderne [qui] a dépassé son destin tragique »13. Pour lui, ironiser veut dire « s’absenter », mais aussi « transformer la présence en absence », puisque l’une des options que la conscience nous offre est précisément le « pouvoir de faire autre chose » 14. Cette possibilité de penser autrement, et surtout d’agir en poursuivant, dans un même instant, deux directions opposées, cette simultanéité (qu’on voit si souvent à l’œuvre dans ses poèmes), lui permet, pour reprendre les idées de Jankélévitch : […] ce recul et ce minimum d’oisiveté sans lequel il n’est pas de représentation possible : l’esprit en retrait prend ses distances, c’est-à-dire : l’esprit se décolle de la vie, éloigne l’imminence du danger, cesse d’adhérer aux choses et les repousse jusqu’à l’horizon de son champ intellectuel.15

12 Telle distanciation ironique peut correspondre, on le sait, à une stratégie défensive (sur un plan psychologique). Mais elle peut aussi impliquer un choix stylistique qui précède et accompagne l’écriture même. Par rapport à la création littéraire, on connaît l’importance qu’Apollinaire, après Baudelaire, accordait à l’« imagination »16. Or, il est bien évident que l’ironie, chez Apollinaire, s’affirme comme une composante de son imagination. À travers l’énoncé ironique il établit un écart, un décalage par rapport à la réalité. Cette distanciation, bien entendu, ne cesse pas de prendre en compte la réalité, c’est-à-dire les objets et les êtres vivants qui composent le scénario de son existence. Son histoire personnelle (les souvenirs, les amours) et l’histoire collective (le progrès technique, la guerre) : tout est là, mais le poète veut – en même temps – être ailleurs. Il s’agit aussi d’une invitation adressée à son lecteur à l’accompagner mentalement. Comme dans le cas de l’ironie dite « météorologique » : le sujet sait bien qu’il est en train de pleuvoir quand il dit « quelle belle journée ». Mais, pour l’ironiste, il ne s’agit pas tout simplement d’affirmer le contraire de ce qu’on pense. Il s’agit plutôt de partager pour quelques instants avec son interlocuteur un sentiment à travers un jeu qui consiste à imaginer qu’« il pourrait » faire beau, qu’« on voudrait » qu’il fasse beau. Un jeu d’imagination très innocent, donc, mais qui a peut-être son retour quand l’ironiste trouve quelqu’un qui partage l’ironie avec lui. L’ironiste est imaginatif, et il nous invite, nous aussi, à imaginer. C’est l’une des raisons pour lesquelles il nous séduit.

Le ridicule et l’ironie du destin

13 Sans aborder des questions théoriques trop complexes ou aléatoires, on admet généralement que l’ironie littéraire, même si on la range – comme le fait Philippe Hamon – dans un domaine plus grand, celui du comique, ne comporte pas nécessairement l’intention de provoquer le rire ou le sourire17. Nous ne pouvons pas, non plus, réunir sur un même plan humour et ironie. On risque de se laisser abuser, si l’on confond l’ironie poétique d’Apollinaire avec cette proverbiale disposition à la bouffonnerie que le poète montrait souvent en compagnie de ses amis, et dont on trouve quelques échos ₋ pas vraiment significatifs ₋ dans son œuvre littéraire. Un passage important de la conférence sur L’Esprit nouveau et les poètes risque aussi de créer un malentendu. Il faut faire quelques précisions là-dessus : Nous avons vu aussi depuis Alfred Jarry le rire s’élever des basses régions où il se tordait et fournir au poète un lyrisme tout neuf. […] Aujourd’hui, le ridicule même est poursuivi, on cherche à s’en emparer et il a sa place dans la poésie, parce qu’il

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fait partie de la vie au même titre que l’héroïsme et tout ce qui nourrissait jadis l’enthousiasme des poètes.18

14 Si le rire et le ridicule peuvent, pour Apollinaire, contribuer au lyrisme « tout neuf », ce n’est pas en utilisant les vieux procédés littéraires de la bouffonnerie ou du comique. Le poète ne veut pas composer ses vers, ni jouer devant son public, d’une façon clownesque (ce serait, peut-être, l’intention d’un Laforgue). Le ridicule qu’il veut poursuivre, il le dit expressément, est en effet le ridicule qui « fait partie de la vie. C’est surtout dans cette direction qu’il faut regarder pour mieux comprendre l’ironie d’Apollinaire, car le plus souvent, dans ses poèmes, il est question d’une ironie du destin (ou ironie de situation) qui semble avoir frappé le poète, non seulement dans ses grandes péripéties amoureuses, mais aussi dans quelque fait presque insignifiant : une brève perception sensorielle, une fantaisie, un vieux souvenir fugace, un jeu de mots qui lui vient à l’esprit. Comme l’écrit Meschonnic : « Le rire, quand il est celui d’Apollinaire et non d’un de ses personnages, est la soudaine brisure où le destin devient transparent, le moment de la clairvoyance poétique »19.

15 Mais si le rire et l’ironie peuvent, dans un bon nombre de cas, paraître bien liés l’un à l’autre, il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit pas de la même chose. L’ironie peut connaître d’autres avatars, comme par exemple celui d’une raillerie proche du sarcasme. C’est sans doute en cette perspective que Meschonnic affirme : « La guerre, à part Salomé et Tristouse Ballerinette [Marie Laurencin], semble le seul objet de l’ironie chez Apollinaire »20. Nous ne partageons pas cette idée, même s’il faudrait de toute évidence s’accorder d’abord sur les implications du terme « ironie ». La vision de Jean- Michel Maulpoix nous semble plus appropriée : il relève, à côté du lyrisme proprement dit, « une présence moins mordante et plus ludique de l’Ironie », présence qui configure le poème comme un « entre-deux », un « espace dialogique, expressif, conflictuel » où il ne s’agit plus vraiment « d’opposer […] le noble et le vulgaire, mais de les rapprocher d’aussi près que possible »21. Une exemplification parfaite de ce rapprochement (qui sous-entend une finalité ironique) se trouve dans ces autres vers extraits de La Chanson du mal aimé : « Regret des yeux de la putain/ Et belle comme une panthère22 ».

16 Une vision différente apparaît dans une étude, d’une certaine ampleur, parue en 1984. Son auteur, Gilberte Jacaret, considère l’ironie chez Apollinaire non comme une technique visant à moduler, avec des effets parfois déconcertants, des images et des tonalités normalement opposées les unes aux autres. Pour Jacaret, l’ironie d’Apollinaire est tout d’abord « un moyen de défense » contre son « angoisse latente », liée en grande partie à la fuite du temps et, par conséquent, à la « séparation de ce monde ancien » dont il est question dans le premier vers de Zone. Par rapport à un lyrisme qui « a pour fonction d’exprimer les émotions du poète », l’ironie se place donc en termes d’opposition dialectique, comme le titre même de cet ouvrage l’annonce23. Dans une vision qui s’appuie souvent sur des notions freudiennes, mais aussi sur un bon nombre d’études linguistiques et littéraires, le livre de Jacaret présente une hypothèse profitable et féconde, même si elle n’est pas tout à fait convaincante. En fait, la marque fondamentale de l’ironie chez Apollinaire, quelle qu’en soit l’origine profonde ou « latente », est principalement en rapport avec son idée, bien consciente et réfléchie, de littérature.

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Formes de la distanciation : l’écart, l’inattendu, l’ambivalence

17 Comme nous l’avons affirmé plus haut, l’ironie peut être considérée, dans le cas d’Apollinaire, comme une façon très particulière d’utiliser son imagination. La mise à distance, un certain recul par rapport aux matériaux dont l’imagination se nourrit, restent son trait dominant. Mais à côté de cela, il faut maintenant préciser que cette ironie, sur un plan strictement poétique, correspond à une forme moderne de contaminatio qui ne se limite pas aux genres et aux formes littéraires. En effet, Apollinaire prend souvent ses distances par rapport au thème qu’il est en train de développer dans le poème, et il le fait à travers des techniques diverses : ruptures, discontinuités, jeux de mots, rimes amusantes, hyperboles, parodies. La distanciation ironique équivaut donc à un déplacement ou à un glissement qui se produit, la plupart des fois, grâce à des procédés analogiques qui emmènent le poète assez loin de son point de départ.

18 Avant d’en venir à quelques exemples, on peut élucider ultérieurement ce processus. Apollinaire semble se mouvoir, dans ses poèmes, toujours à partir d’une donnée assez concrète. La formule de Breton garde sa validité : Apollinaire est « le champion du poème-événement »24. Une rencontre, un geste, ou même une expérience mentale (une vision ou l’affleurement d’un souvenir), par rapport à cette donnée, le poète effectue soudainement un écart : il se déplace dans l’espace de la conscience, il regarde son argument, et même ses sentiments, d’un point de vue différent. Il change alors le ton en insérant des éléments imprévisibles, il crée des rapprochements inattendus et parfois grotesques. Il s’agit d’effets qui, tout en prenant des directions différentes, sont empruntés à une même logique : celle de l’écart. Et c’est précisément dans cet écart que consiste l’ironie.

19 Il est bien évident qu’Apollinaire mobilise son ironie comme un processus analogique qui comporte, à l’occasion, des associations libres (associations d’images, mais aussi de figures de style). En même temps, il surveille ce processus. Apollinaire repousse l’idée d’une liberté totale, on l’a vu, et se montre assez hostile aux premières expériences d’écriture automatique. L’écart ironique implique, pour lui, une fuite en avant mais aussi l’exercice d’un contrôle. Il ne s’agit pas tout simplement de superposer ou de faire heurter des images ou des tonalités différentes, mais de trouver un point d’équilibre entre la scène précédente et la scène nouvelle que l’ironie vient d’instaurer. Une nouvelle signification apparaît ainsi qui n’efface pas complètement la première. Le point d’équilibre, le lien entre la scène A et la scène A’, consiste alors dans la possibilité d’une ambivalence de la signification, ce qui est spécifique à la communication ironique.

Différents types d’ironie

20 Dans le poème À Nîmes, qui décrit la situation du soldat pas encore exposé aux dangers des premières lignes, mais déjà pris par un sentiment d’ennui et d’attente, on peut lire : « Perdu parmi 900 conducteurs anonymes/ Je suis un charretier du neuf charroi de Nîmes »25.

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21 Par un jeu de mots (« charretier » / « charroi »), Apollinaire introduit l’image, entre l’absurde et la parodie, d’un moderne Charroi de Nîmes, titre d’une chanson de geste datant du XIIe siècle, dont le protagoniste est ce Guillaume d’Orange qui n’est pas évoqué ici expressément, mais avec qui s’identifie ironiquement, avec un mélange d’humilité et de grandeur, notre poète (le héros de la légende médiévale doit sa renommée à sa prestance physique et à sa vaillance morale). La référence à ce contexte chevaleresque qui convoque un passé illustre (du moins sur un plan littéraire), permet à Apollinaire de plaisanter sur son insignifiance en tant que soldat dans le peloton. Ce n’est qu’en feignant d’être quelqu’un de glorieux, qu’il peut supporter le poids de l’anonymat et l’angoisse d’un destin incertain. Ce type d’ironie, chez Apollinaire, on peut la qualifier d’ « ironie culturelle » du fait des références littéraires sans lesquelles on ne peut pas avoir accès, en tant que lecteur, à cette seconde signification de la scène qui traduit le désir inexprimable, de la part du poète, d’un destin alternatif où la gloire et l’honneur le débarrassent enfin de ce sentiment perpétuel de sans-patrie.

22 Le contexte de la guerre peut inspirer, du reste, une ironie complètement différente, que le lecteur d’Apollinaire connaît très bien, et qu’on peut appeler « ironie érotique ». Un exemple assez typique nous est offert par un quatrain du poème intitulé Chant de l’honneur, extrait de Calligrammes : LA TRANCHÉE : O jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse Mon amour est puissant j’aime jusqu’à la mort Tapie au fond du sol je vous guette jalouse Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord26

23 Le dernier de ces alexandrins, qui émane un parfum assez baudelairien, rend explicite la métaphore et le renversement ironique entre la tranchée et le corps féminin désiré et qui désire : corps absent dans la réalité, mais bien présent dans l’esprit, et qui offre au poète-soldat, par le sexe, la représentation symbolique d’une possible retraite « jusqu’à la mort »27.

24 On remarquera une distanciation, grâce à l’imaginaire du poète, qui ne diffère pas complètement de l’exemple précédent (À Nîmes) : distanciation par rapport au sentiment d’angoisse vécu dans le présent. Il s’agit d’un trouble qui n’est évoqué dans le texte que d’une façon indirecte par le biais de l’ironie. Ce schéma est très fréquent dans les poésies de la guerre. Dans Océan de terre, au-delà de l’oxymore constitué par le titre et le ton général assez fantaisiste, on retrouve une image assez surprenante : « Les avions pondent des œufs »28.

25 C’est une vision surnaturelle qui donne l’impression immédiate d’un humorisme ludique, presque enfantin, sauf le besoin, pour le lecteur, de corriger immédiatement cette l’idée par la constatation que ces « œufs » sont en réalité des bombes. Ce ne sont pas des promesses de vie, mais de mort. Ces bombes vont tuer des innocents. Voilà donc, tout compte fait, une ironie plus macabre que ludique. Une ironie, en outre, qui cette fois-ci comporte un écart en direction inverse : à partir d’un paysage complètement irréel, décrit dans le reste du poème (une fantaisie dédiée, très justement, à De Chirico), ce vers produit un retour inattendu et brutal au paysage réel.

26 L’avion qui se confond, pour un instant, avec un oiseau nous suggère aussi la présence de ce que Jacques Neefs qualifie, dans une étude récente, d’ « ironie animale »29. Apollinaire nous en donne plusieurs exemples. Rappelons ici celui des Colchiques, où l’on trouve le thème, déjà traité par Baudelaire (Le Poison), des yeux de la femme qui

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sont semblables à un poison. Mais la comparaison qui introduit ce thème sérieux commence par l’image de vaches qui, dans le « pré vénéneux […] Lentement s’empoisonnent » (v. 1-3). Et si les yeux de la femme sont comparés d’une façon assez galante aux terribles fleurs (v. 5), il n’en reste pas moins que le poète intoxiqué se trouve sur le même plan que les vaches qui broutent l’herbe. L’ironie animale, comme il sied à toute véritable ironie, n’est pas déclarée ouvertement mais se cache juste derrière un alexandrin très solennel : « Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne »30.

27 On aurait la tentation d’annoter en marge, en souriant : oui, bien sûr, une « vie » de vache. Et puisqu’il s’agit, au fond, d’une forme d’auto-ironie que nous suggère Apollinaire dans ces vers (c’est lui, l’amoureux bovin), on perçoit que l’ironie animale peut se révéler aussi cruelle que d’autres formes de raillerie. En revenant, à ce propos, sur l’ironie macabre, on peut remarquer qu’à la violence de la provocation ne correspond pas toujours l’expression d’une nouvelle valeur : la signification seconde de la scène, pour ainsi dire, ne se manifeste point, et l’on perçoit au contraire un vide de sens. C’est le cas de ces quelques vers qui, dans Les soupirs du servant de Dakar, décrivent les cadavres des soldats que le poète voit dans l’enfer de la guerre, assemblés dans une étreinte extrême qui les rend pareils à des amants : Sous la tempête métallique Je me souviens d’un lac affreux Et de couples enchaînés par un atroce amour31

28 Cette ironie macabre, associée principalement à la guerre (Meschonnic a raison sur ce point), trouve sa justification dans la peur de mourir et dans l’horreur face aux morts et aux blessés, ce qui explique son caractère violent et apparemment gratuit, mais qui apparaît aussi, d’une certaine façon, bien motivé : thérapeutique même, exorcisant.

29 Ces diverses formes d’ironie peuvent aussi se mélanger et confondre leurs traits. Dans le célèbre poème La Colombe poignardée et le jet d’eau, l’ironie culturelle est associée au jeu typographique des mots qui forment une figure :

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32

30 L’énumération des camarades absents (« Où sont-ils Braque et Max Jacob / Derain aux yeux gris comme l’aube/ Où sont Raynal Billy Dalize ») fait allusion à la Ballade des dames du temps jadis de Villon. Toutefois, il n’est pas question de simple parodie littéraire. Ce double jeu, cette double ironie de la citation culturelle et du dessin avec les mots, a pour résultat de nous faire deviner combien Apollinaire ressent, à ce moment de sa vie, le manque de « [ses] amis partis en guerre ». La légèreté, voire même la grâce de la solution stylistique, est directement proportionnelle à la souffrance qu’il vit concrètement à cause de son isolement et de l’incertitude du destin.

31 À côté de ces formes un peu extrêmes d’ironie, où l’on aperçoit nettement l’exigence défensive qui conduit à l’écart, même sur un plan émotif, il y en a d’autres moins radicales. C’est le cas de l’ironie qu’on peut qualifier de « polémique ». Par exemple, dans l’un des textes qui composent Les Fiançailles, on lit ce célèbre incipit : « Pardonnez- moi mon ignorance »33.

32 En réalité le poète ne pense pas du tout être « ignorant ». Dans la plus classique des formes de l’ironie, il affirme d’une façon antiphrastique, et presque socratique, le contraire de ce qu’il pense. Non seulement il ne se croit pas ignorant, mais il n’a aucune intention de demander pardon à ses détracteurs (on sait qu’on lui avait reproché une culture littéraire lacunaire). Il s’agit d’une fiction, d’une mise en scène pour introduire le thème d’une tabula rasa (« Je ne sais plus rien », v. 3), opération envisagée afin de se renouveler d’un point de vue poétique.

33 Un même soupçon d’ironie peut concerner ces fameux vers de La jolie rousse où le poète semble craindre le jugement de la postérité et, surtout, des adeptes de l’ordre : Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu Bouche qui est l’ordre même Soyez indulgents quand vous nous comparez A ceux qui furent la perfection de l’ordre34

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34 Comme il advient parfois en présence d’un juge, il y a sans doute une fausse soumission de la part du poète. Ironie polémique, donc, qui se déguise habilement grâce à un ton qui paraît excessivement humble, voire un peu suspect, pour quelqu’un qui cherche « partout l’aventure ». Une autre marque possible d’ironie est précisément cette bouche « à l’image de celle de Dieu » : une référence trop élevée, peut-être, pour résulter innocente, d’autant plus qu’Apollinaire s’adresse ici à ses adversaires.

35 En présence de l’ironie la plus subtile, on se demande souvent si l’écrivain veut être pris à la lettre ou pas. Un je ne sais quoi nous empêche de lui faire confiance jusqu’au fond. C’est le cas du poème Merveille de la guerre, avec son éloge esthétique des fusées, éloge qui ne trouve son contrepoint implicite de dénonciation morale qu’à partir du moment où le poète nous semble franchement excéder dans son emphase : Comme c’est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants35

36 La condamnation de la guerre, qui ressort à partir d’une lecture ironique, n’efface pas complètement son contraire : la fascination sincère qu’Apollinaire exprime, sur un plan purement esthétique, si l’on prend à la lettre le poème. On trouve une hésitation semblable, c’est à dire une ironie dont on ne peut pas savoir s’il s’agit vraiment d’ironie, dans ces vers célèbres de Zone : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme/ L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X »36.

37 Il existe bon nombre de commentaires de ce poème, auxquels on peut ajouter que la présence de l’ironie dans ce passage reste incertaine – et le restera probablement – du fait qu’Apollinaire nous propose souvent dans son œuvre un renversement des valeurs communément acceptées. D’ailleurs, une affirmation paradoxale (l’actualité, même dans un sens journalistique, du Christianisme, et surtout d’un Pape notoirement conservateur), ne comporte pas nécessairement une finalité ironique.

La mise à distance et l’auto-observation : le poète spectateur de sa vie

38 Les quelques formes d’ironie qu’on vient d’évoquer (ironie culturelle, érotique, macabre, animale, polémique), pour la plupart ont en commun un trait sérieux, même dramatique, comme dans le cas des poèmes de la guerre. Mais il y a aussi, chez Apollinaire, une ironie plus ludique, plus clairement associée au rire et aux jeux de langage, à partir de la rime37. Il y a des textes où les malheurs de la vie sont regardés, pour citer le poète lui-même, « sous l’angle d’une ironie bienveillante »38. On pense, par exemple, à Annie dans Alcools (poème qui présente, dans la dernière strophe, une ironie assez amère mais inoffensive39) et à La petite auto dans Calligrammes (en particulier, dans le vers qui décrit le début de la guerre : « Les peuples accouraient pour se connaître à fond »)40.

39 Pour conclure, si l’ironie se manifeste chez Apollinaire dans ce même esprit, aussi ludique, qui lui permet de déconstruire ses modèles culturels41, et si cette déconstruction correspond à une mise à distance qui active son imagination, c’est que le poète ne renonce jamais au rôle de quelqu’un qui est le spectateur extérieur de sa

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vie, même de sa vie intellectuelle. Apollinaire promène son regard d’un genre littéraire à l’autre, il effleure les formes antiques et récentes, prêt à les saccager et à les manipuler au nom de la littérature qu’il va créer. Mais dans beaucoup de ses poèmes, il semble se conduire de la même manière avec son existence. On a vu qu’il s’agit moins d’un mécanisme de défense que d’une stratégie poétique. En tout cas, il ne se regarde jamais d’une façon neutre. Il se meut avec liberté dans sa vie, sans jamais s’éloigner totalement sur un plan émotif. Il semble parfois participer à ses propres douleurs comme pourrait le faire un parent, ou un véritable ami. Il se tutoie volontiers, comme dans Zone, et il montre à lui-même, avec un mélange de fierté et nostalgie, l’album des vieilles photos de voyage : Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam […]42

40 Dans ses souvenirs, il découvre partout et alternativement splendeur et misère. L’amour et la gloire mais aussi la souffrance et la honte (« L’amour dont je souffre est une maladie honteuse »43). Toute la poésie majeure d’Apollinaire semble animée d’une emphase qui va, tour à tour, dans une direction ou dans l’autre. On assiste à la célébration d’un instant de bonheur, pour constater que cet instant peut être brusquement anéanti par un caprice du destin. Alors la lassitude, la répulsion même, sont là, juste au coin de la rue. Et dans un tel contexte, il n’y a qu’une voie pour indiquer la duplicité de ses sentiments, et aussi ce dédoublement cruel du sujet entre le spectateur et le spectacle. C’est bien évidemment la voie, encore une fois, de l’ironie : la seule stratégie de communication qui a sa raison d’être précisément dans l’ambivalence, dans la nécessité de bien garder la contradiction, les deux versions discordantes et, quelquefois opposées, d’un même réel.

NOTES

1. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, dans Id. Œuvres en prose complètes, éd. P. Caizergues et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. II, p. 941-954. 2. Sur le rôle du « nouveau poète » dans son contexte historique et culturel voir A. Boschetti, La poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001. 3. Sur ce point on peut aussi noter, avec Maria Dario, que « Apollinaire associe la liberté encyclopédique qu’il revendique pour la poésie aux innovations réalisées par les journaux dans la mise en page du réel, à travers l’essor technologique, les effets typographiques et la spatialisation du support textuel ». Voir M. Dario, « La poésie d’Apollinaire à l’épreuve du journal », dans TICONTRE. Teoria Testo Traduzione, 5, 2016, p. 191-211. 4. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 948. 5. H. Meschonnic, « Apollinaire illuminé au milieu d’ombres », dans Europe, 44, 1966, p. 143. 6. G. Apollinaire, L’Esprit Nouveau, cit., p. 949. 7. Ibidem. 8. « Les écarts de la langue, auxquels correspondent à l’écrit les écarts de style, sont une autre manière fréquente de marquer l’ironie. […] Dans un texte, chaque changement de ton peut être

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indice de l’ironie sous-jacente », P. Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 174. Sur ce point, voir aussi : Plurilinguisme et Avant-gardes, Franca Bruera et Barbara Meazzi (dir.), Bruxelles, Peter Lang, 2011. 9. G. Apollinaire, Œuvres poétiques, éd. M. Adéma et M. Décaudin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965 (dorénavant ŒP), p. 55. 10. Comme l’écrit Laurent Zimmermann, à propos de la « discontinuité » dans Alcools, il s’agit d’« un recueil qui […] échappe à l’unité, à tous les niveaux, thématique et formel ». Zimmermann développe ainsi une thèse qui fut déjà celle de Pierre Brunel et Michel Décaudin, pour aboutir à l’idée d’une « dispersion » opérée par le poète, qui consiste « à faire jouer des liens, mais inachevés, mobiles, incertains ». L. Zimmermann, « Apollinaire poète de la dispersion », dans Problèmes d’Alcools, Actes de la journée d’études organisée par S. Patron à l’Université Paris Diderot-Paris 7 le samedi 7 janvier 2012, consulté le 11 juillet 2019, URL : . 11. J.-B. Barrère, « Apollinaire obscène et tendre », dans Revue de sciences humaines, 84, 1956, p. 373-390. 12. V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964. 13. Ibid., p. 21. 14. Ibidem. 15. Ibidem. 16. Le mot revient plusieurs fois dans L’Esprit nouveau et les poètes, comme le montre ce passage : « Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie, étant l’imagination, il n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poète à ceux qui cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs ». Voir G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, cit. p. 948. 17. Ph. Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996, p. 45-46. 18. G. Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes, cit., p. 945. 19. H. Meschonnic, op. cit., p. 159. 20. Ibid., p. 160. 21. J.-M. Maulpoix, « Alcools de Guillaume Apollinaire (notes de cours) », consulté le 27/03/2019, URL : . 22. ŒP, p. 53. 23. G. Jacaret, La dialectique de l’ironie et du lyrisme dans Alcools et Calligrammes de G. Apollinaire, Paris, Nizet, 1984. 24. A. Breton, Entretiens : 1913-1952, Paris, Gallimard, 1952. 25. ŒP, p. 211. 26. ŒP, p. 305. 27. On retrouve cette même image de la tranchée, esquissée avec plus de vigueur sensuelle, dans l’un des Poèmes à Madeleine : « Je suis la blanche tranchée au corps creux et blanc/ Et j’habite toute la terre dévastée/ Viens avec moi jeune dans mon sexe qui est tout mon corps/ Viens avec moi pénètre-moi pour que je sois heureuse de volupté sanglante », ŒP, p. 636. 28. ŒP, p. 268. 29. J. Neefs, « L’Ironie Animale : Apollinaire, Queneau, Roubaud », dans Contemporary French and Francophone Studies, 16, 2012, p. 461-475. 30. ŒP, p. 60. 31. ŒP, p. 236. 32. ŒP, p. 213. 33. ŒP, p. 132. 34. ŒP, p. 313. 35. ŒP, p. 271.

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36. ŒP, p. 39. 37. Voir à ce propos : Ph. Wahl, « Apollinaire, la rime et le rire », dans Études françaises, 51, 2015, p. 117-142. 38. « Préface » à Les Mamelles de Tirésias, ŒP, p. 869. 39. ŒP, p. 65. 40. Ibid., p. 207. 41. Comme l’a bien remarqué Ioana Bota : « l’emploi de la parodie, des jeux de mots et du burlesque n’y sont que le signe de la démystification mise en place par Apollinaire ». I. Bota, « Apollinaire & les limites », dans Acta Fabula, 12, 2011, consulté le 18 juillet 2019, URL : . 42. ŒP, p. 42. 43. Zone, ŒP, p. 41.

RÉSUMÉS

La liberté qu’Apollinaire exprime dans sa poésie par le recours à plusieurs registres et genres littéraires trouve son fondement dans une prise de distance par rapport non seulement à ses modèles mais aussi à la matière autobiographique de ses poèmes. Il s’agit d’un processus de distanciation qui se réalise dans une certaine pratique de l’ironie strictement liée à l’imagination créatrice : une ironie qui ne correspond pas du tout à un simple mécanisme de défense par rapport à certains thèmes, mais qui réalise une stratégie poétique visant à garder la contradiction et l’ambivalence du sujet face à certains aspects du réel et de son histoire personnelle.

In his poetry Apollinaire uses different registers and literary genres. With a kind of freedom he distances himself from those models. All this also happens in relation to the autobiographical material of some poems. This process of distancing is done through a practice of irony that is linked to his creative imagination. His irony is therefore not only a simple defense mechanism against certain subjects but above all a poetic strategy that aims to preserve the contradiction of the subject and the ambivalence in front of his personal history and some aspects of reality.

INDEX

Keywords : Apollinaire (Guillaume), poetry, irony, imagination, ambivalence Mots-clés : Apollinaire (Guillaume), poésie, ironie, imagination, ambivalence

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Sous le signe de l’interférence. Les classiques de la littérature française dans la collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » Creative interferences. Classics of French Literature in the Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » collection

Simona Munari

1 Depuis la publication des travaux de Genette, l’étude du paratexte est devenue essentielle pour définir l’ancrage pragmatique du texte. Conçu comme message intentionnel et persuasif dont l’enjeu principal est d’« assurer au texte un sort conforme au dessein de l’auteur »1, il constitue une zone à la fois de transition et de transaction2. Analyser les éléments paratextuels revient alors à s’interroger sur la nature multiforme du lien qui unit le paratexte au texte, ce qui comporte une prise en compte non seulement du dessein de l’auteur mais aussi du contexte de réception de l’œuvre par une étude des pratiques éditoriales. Comme Genette lui-même le constate en conclusion, la traduction est une des pratiques dont la pertinence paratextuelle paraît indéniable, le paratexte étant en quelque sorte « un instrument d’adaptation » qui assure le lien entre l’identité idéale du texte et la réalité empirique de son public3.

2 La traductologie s’est récemment intéressée à l’analyse du paratexte à la suite du décloisonnement et du renouveau favorisés par le développement des Translation Studies. Le discours qu’Antoine Berman appelle « traditionnel », où la traduction est considérée comme « véhicule-de-tradition » car elle « ensemence la culture elle-même vécue comme tradition », ce discours « marqué par une dissension des tenants de la “lettre” et des tenants du “sens” »4, des sourciers et des ciblistes pour citer Jean-René Ladmiral5, se penche désormais sur le paratexte comme lieu de transaction entre les différentes instances éditoriales6. Mais il peut aisément devenir un espace d’étude du « projet », de « l’horizon » et de la « position » du traducteur dont le rôle ne se définit plus par une obligation prédéterminée vis-à-vis du texte, mais bien dans la

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transparence de cette relation7. Le lecteur est alors censé « apprendre à lire une traduction » en dépassant les limites d’une attitude méfiante et pointilleuse, tout autant que neutre et objective, par un regard « réceptif » : Telle est, telle sera la posture de base de l’acte critique : suspendre tout jugement hâtif, et s’engager dans un long, patient travail de lecture et de relecture de la traduction ou des traductions, en laissant entièrement de côté l’original. La première lecture reste encore, inévitablement, celle d’une œuvre étrangère en français. La seconde se lit comme une traduction, ce qui implique une conversion du regard. Car, comme il a été dit, on n’est pas naturellement lecteur de traductions, on le devient.8

3 Ce travail propose une réflexion sur quelques figures d’écrivains confrontés avec la pratique traductive des classiques de la littérature française dans le cadre de la collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » (« Sts »). Il convient donc, tout d’abord, d’illustrer le contexte de cette opération qui compte 29 traductions du français sur 82 livres publiés entre 1983 et 2000. Actualiser un texte, en fournir une nouvelle version pour lui donner un nouveau visage, voire, le cas échéant, une perspective critique en redécouvrant des points de vue inédits : telle était l’intuition de Giulio Einaudi, pour qui la double identité d’auteur-traducteur aurait permis de saisir des nuances insoupçonnées de l’œuvre. Cette entreprise reprend, sous une forme différente, l’expérience de la série « Narratori stranieri tradotti » (« Nst ») fondée dans les années trente avec Leone Ginzburg, mais fait également penser à la « Biblioteca Romantica » de Mondadori, un projet de Giuseppe Antonio Borgese qui, en 1930, annonce dans sa préface au premier volume La Certosa di Parma traduit par Ferdinando Martini la publication de « Cinquante auteurs. Cinquante œuvres. Cinquante traducteurs ». Il présente la nouvelle « série de chefs-d’œuvres doublés de chefs- d’œuvres » tout en dénonçant les relations « malsaines » entretenues par la littérature italienne avec les lettres étrangères, peu connues, très imitées, mal traduites9.

4 Borgese prône une traduction « belle et fidèle » adhérente au texte original et pourtant spontanée, différente, inédite. Pour Einaudi, la pratique du traduire fait partie de la construction d’un intellectuel : il déplore souvent – on en retrouve la trace dans les comptes rendus des réunions10 – le manque de bons traducteurs et invoque une exigence d’affinité entre le traducteur et l’œuvre, un élément d’ailleurs valorisé par Camillo Sbarbaro dans la note qui, en 1944, accompagne sa version de la Chartreuse pour la collection Einaudi « Nst » : Per un gusto come il nostro così attentamente innamorato della pagina la pessima scrittura di uno Stendhal dovrebbe già di per sé fissargli un posto nella delicata gerarchia delle nostre simpatie intellettuali ed artistiche. Sicché l’attualità di questo scrittore propone un’indagine sulle ragioni che ci guidano ad un’indefinita affinità spirituale con lui.11

5 Obligé de quitter la direction de la Maison exposée à une grave crise financière12, Einaudi surveille sa nouvelle collection en gardant personnellement le contact avec les traducteurs qui touchent des droits d’auteur variant selon leur rôle dans la Maison (dont certains sont des collaborateurs) et selon les contrats précédents. Il propose les binômes, surveille la réalisation, discute les résultats. Le nom des traducteurs est imprimé en blanc sur la couverture, dans la même couleur que le titre, tandis que le nom de l’auteur reste en noir. C’est le seul élément paratextuel fixé, alors qu’en général, comme le souligne Maria Chiara Gnocchi, « pour définir le profil des collections et pour les promouvoir aux yeux du public, les éditeurs se servent largement de l’espace péritextuel des volumes »13. Les auteurs-traducteurs de « Sts »

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jouissent d’une liberté totale visant à produire des rencontres selon l’idée de Cesare Pavese : pour bien traduire il faut tomber amoureux de la matière verbale d’une œuvre et la sentir renaître dans sa propre langue avec l’urgence d’une seconde création. Sinon c’est un travail mécanique que tout le monde peut faire14.

6 Le projet « Sts » est jugé « intelligent et provocateur »15 par Primo Levi qui ouvre la collection. Kafka traduit par Levi, rescapé d’une tragédie qui, à bien des égards, le rapproche du protagoniste du Procès, produit un court-circuit d’une puissance inimaginable entre la vie et la littérature. La traduction quitte alors sa position ancillaire pour entrer à plein titre dans les études sur l’œuvre de Primo Levi qui quant à lui juge « féconde » cette expérience de croisement littéraire16. Il accepte la proposition de Giulio Einaudi pour voir ce que cela signifie pour un écrivain de se « transvaser » dans un autre, du moment que l’écriture est « le miroir de sa vision du monde »17. Dans sa note au Processo il raconte sa traduction : une analyse au microscope du tissu du livre, une pénétration à l’intérieur des fibres, un égarement dans l’obscurité, un écroulement dans le cauchemar de l’inconnu et de l’inconnaissable : Tradurre è seguire al microscopio il tessuto del libro : penetrarvi, restarvi invischiati e coinvolti. Ci si fa carico di questo mondo stravolto, dove tutte le attese logiche vanno deluse. Si viaggia con Josef K. per meandri bui, per vie tortuose che non conducono mai dove ti aspetteresti.18

7 Levi affirme qu’il aurait plutôt choisi d’autres auteurs mais il relève le défi en interprétant à la lettre, nous semble-t-il, l’idée d’Einaudi de la traduction comme espace de négociation entre privilège auctorial et contrôle traductif, comme résultat d’une conjecture interprétative qui ne tient pas seulement aux singularités stylistiques et aux qualités formelles du texte. Si l’on pense à la méfiance de Levi à l’égard de la traduction, au droit de regard qu’il avait exigé sur la version allemande de Se questo è un uomo afin que son expérience liée à l’univers concentrationnaire garde toute son authenticité19, on imagine aisément ses sentiments à l’égard du texte de Kafka. Pourtant – affirme Levi après la publication – il s’agit de deux œuvres différentes appartenant à deux auteurs, c’est une double création qui oblige à considérer l’original et la traduction dans leur singularité : « Gli incroci sono fecondi, sempre. L’idea è questa. »20.

8 Il est tout d’abord question du rapport des deux langues « en tant qu’elles paraissent différentes, non seulement du point de vue linguistique (ce qui est évident) mais du point de vue de leur “façon d’être langue” » 21, ensuite de ce qui se passe chez le traducteur quand les deux langues entrent en contact par la voie de la traduction. L’auteur-traducteur s’approprie le texte traduit dans un parcours qui souvent, dans un premier temps, dénonce les ombres, les difficultés, les hésitations, l’imperfection, l’inaccessibilité. C’est le moment où la langue de départ, celle du texte original, est explorée, interrogée, mise en relation avec les formes, les structures, les tournures de la langue d’arrivée, le moment où l’idée même d’auctorialité est questionnée : les traducteurs parlent alors de défi, de duel, puis de défaite, de paralysie, de déception. La tentation de renoncer s’installe, ou bien celle de l’ingérence qui se manifeste par l’urgence de réécrire, reformuler, « améliorer » le texte original pour gommer le conflit en renversant le rapport entre l’original et sa transposition.

9 La recherche des résonances transforme ensuite la traduction en événement privé, en échange, en acte de compréhension dont l’enjeu va au delà de la question linguistique

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car il permet de comprendre « quelque chose de nous et de notre problème lié aux mots », comme l’affirme Francesca Sanvitale traductrice de Radiguet : L’altro, che noi interroghiamo, è un curioso tipo di terapeuta, un corpo muto e passivo, portatore di segni estranei, che si offre e osserva in silenzio i nostri tentativi di transfert, di seduzione, di analisi. Registra, infine, ciò che non poteva non essere : l’impossiblità di arrivare al nocciolo, all’anima che lo rende vivo. Per rubarla, come nelle fiabe.22

10 Dans l’impossibilité de saisir l’essence du texte original qui reste sourd aux tentatives de séduction, ce n’est que par un retour à la fidélité déclarée, à l’exactitude, à l’honnêteté que la traduction peut enfin devenir œuvre de création. Les contours d’un pacte traductif s’amorcent sous le signe de l’interférence. Shakespeare traduit en napolitain par Eduardo De Filippo est un exemple extrême de contamination et d’amalgame qui intéresse les langues et les genres23. La note en vers du poète Gianni D’Elia à sa traduction du Spleen de Paris intitulée Les fleurs de Paris est à la fois, pour reprendre la lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye, « tête et queue, alternativement et réciproquement »24, presque un jeu de doublage : I Fiori del Male, Lo Spleen di Parigi, il doppio dei fiori e il loro doppio, o la noia del male, i fiori dello spleen, doppiando la prosa amara di Parigi, in motto…25

11 Observée depuis le paratexte, la traduction d’auteur se transforme en dialogue entre pairs. La hiérarchie entre l’auteur et le traducteur se trouve modifiée : par ses déclarations l’auteur oriente la lecture de la traduction en établissant une sorte de contrat de lecture avec son public qui vise la paternité de l’acte traductif. La présence d’un paratexte assume alors une fonction capitale car il témoigne des choix esthétiques et poétiques, si ce n’est idéologiques, d’un traducteur qui affiche son rôle. Lorsque la traduction est justifiée, décrite, évoquée – ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas – le degré de visibilité de l’acte augmente et se lie ouvertement à la poétique de l’auteur : la chronologie devient réversible, les « réelles présences » s’incarnent dans les rencontres imprévues et révélatrices, irréductibles à toute articulation formelle, qui scellent l’acte herméneutique26.

12 Est-ce Umberto Eco qui lit Sylvie de Nerval, ou est-ce Nerval qui crée pour Eco un « Lecteur Modèle » idéal ? La traduction se présente avec le texte en regard pour que les notes, les tableaux, les renvois textuels du traducteur trouvent une correspondance précise en français. C’est une édition qui associe l’analyse sémiotique où le traducteur trouve sa place en tant que médiateur, à l’expérience personnelle d’Eco qui retrace les origines de sa fascination pour le dépaysement nervalien, l’effet-brouillard du réveil matinal où s’évanouit la couleur iréelle du sommeil. Sylvie est « le rêve d’un rêve », il faut traduire sa musicalité mot par mot, phrase par phrase, renoncer à la lettre, surmonter la frustration : « Ma tale è la nostra situazione dopo l’incidente di Babele »27.

13 La même frustration est déclarée par Rosetta Loy qui considère la traduction de La Princesse de Clèves (1999) comme une escalade pénible, le style de Mme de La Fayette étant « inimitable ». La poussière du temps a laissé intact l’éclat du texte et l’intensité de cette langue en même temps légère et ancienne qui était l’apanage d’une cour sans

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scrupules, forte de ses privilèges. Une langue « insaisissable » qui colle les doigts dans une sorte d’épuisant corps à corps. Les muscles déchirés, Loy enrage du temps perdu et considère qu’un écrivain, trop lié à son style et donc forcément rebelle et obstiné, s’accommode mal de la soumission et du mimétisme nécessaires à la traduction : Alla fine ho scelto l’unica strada possibile : arrendermi, dichiararmi sconfitta. Decidere di non oltrepassare il confine oltre il quale pascolavano i cervi dalle corna d’oro : forse soltanto dei simulacri, delle immagini vive unicamente nell’illusione, inafferrabili come fasci di luce. Ho smesso così di insidiarle mascherata con una falsa parrucca o qualche antiquato indumento.28

14 La réflexion sur la traduction d’auteur en termes de « posture auctoriale »29 s’offre alors non seulement comme une possibilité ultérieure d’interprétation du texte original, mais surtout comme une opportunité extraordinaire de pénétrer la poétique d’un traducteur qui se veut « démiurge et horloger » de son œuvre : la traduction constitue « le seuil », « le sas »30 par lequel on passe pour pénétrer dans la dimension créatrice, l’examen du paratexte nous permettant d’analyser les retombées de la traduction sur l’écriture chez ceux des auteurs qui dans la préface ou la note du traducteur avouent des interactions créatives dans leur travail.

15 C’est le cas de Rosetta Loy traductrice de Fromentin en 1972 (repris par « Sts » en 1990) : ce travail qui constitue pour elle, selon ses propres mots, une grande leçon d’écriture, nous offre la possibilité de vérifier de près le degré d’interférence possible entre l’activité de traduction et l’écriture créatrice. Loy affirme avoir appris sur les pages de Dominique à contrôler et à simplifier les tours de phrase, à respecter un rythme, à saisir les petits traits essentiels des choses : Per entrare nel libro, per poter dire questo va ma quest’altro no, bisogna provare ancora. Per trovare il ritmo interno della pagina, come il battito di un polso che cambia da individuo a individuo. Tradurre è a volte come avere davanti quei fogli quadrettati che ci venivano dati da bambini e in cui bisognava inserire un disegno prestabilito. Era certo meno emozionante di un disegno a mano libera, più simile a un gioco sapiente.31

16 La traduction terminée, elle réécrit complètement La bicicletta, son premier roman : « Questo è il mio debito verso Fromentin »32. Le livre qui reconstruit la vie d’une famille de la haute bourgeoisie italienne dans les années de la guerre et de l’après-guerre fut publié par Einaudi accompagné d’une note de Natalia Ginzburg qui souligne le soin amoureux et minutieux de l’auteur pour les détails infimes et légers. Les personnages, adolescents au début, apparaissent bien des années plus tard étrangement identiques, ils conservent intacte leur physionomie et leur attitude, ils regardent la réalité comme du haut d’une fenêtre ou d’une terrasse, ils ne parviennent à en saisir que les lueurs et les échos. Ils ont la conviction obscure que tout leur sera épargné car l’adolescence est une condition humaine indépassable : une telle stabilité chez les êtres qui contraste avec la fluidité du temps, remarque Ginzburg, est non pas un défaut mais une grâce33.

17 Rosetta Loy venait de traduire Dominique, roman du temps, du renoncement. Dominique est un de ces vieux jeunes hommes « perdus dans une brume élégiaque » qui ont « le courage assez rare de s’examiner souvent »34. Le narrateur le rencontre pour la première fois en automne, une saison qui ressemble au protagoniste « parce qu’elle résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets »35. L’ombre du soir, le crépuscule approchant, la terre brune et sombre, les bruits qui portent aussi loin que les souvenirs retentissent doucement dans La bicicletta, où tout est tamisé, apprivoisé et rendu

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inoffensif dans la maison de campagne qui, telle une enveloppe protectrice, maintient serrés les liens d’une tranquillité opiniâtre : Verso sera ritornavamo lentamente lungo sentieri sassosi chiusi tra i campi di terra scura arati di fresco. Delle allodole autunnali si alzavano a fior di terra fuggendo con l’ultimo fremito del giorno sulle ali. Raggiungevamo le vigne, l’aria salata della costa ci lasciava, un’umidità più molle e tiepida si alzava dal fondo della pianura. Poco dopo entravamo nell’ombra bluastra dei grandi alberi. (Fromentin, Dominique)36 Il noce volge ombra alla ghiaia e i bambini raccolgono i sassi nel secchiello o guardano attenti una lucertola infilarsi tra una lastra e l’altra del marciapiede. Gli alberi hanno susine viola e nel prato le formiche fanno piccole torri di terra scura. La casa bucata dai fili elettrici e da tubature d’acqua, martellata dagli scalpelli, regge ancora nel tramonto di settembre illanguidendo al sole il sottile disegno delle mezzelune sui frontoni delle finestre. (Loy, La bicicletta)37

18 Rosetta Loy explique dans sa note que Dominique a été sa première traduction et qu’elle a vécu plusieurs mois avec elle, avec joie mais aussi une sorte de fièvre. Certaines pages l’ont accompagnée pendant des années, au changement d’une saison ou le long d’une route de campagne, ou pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le paysage. Les voix de l’auteur et du traducteur semblent se superposer par moments, les consonances s’affichent jusque dans la mélodie du phrasé : La casa era vuota. I domestici andavano e venivano, quasi stupiti anche loro di non doversi più controllare. Tutte le finestre erano spalancate e il sole di maggio entrava liberamente nelle camere dove ogni cosa era stata rimessa al suo posto. Non era un abbandono, era un’assenza. (Fromentin, Dominique)38 Nell’ingresso rivestito di legno la vecchia domestica transita con passi felpati e inquisitori nell’ovatta del tappeto. […] Mobili scuri e scuri ritratti da cui emergono pallidi i nasi degli antenati; nel giardino il gatto salta silenzioso giù dal muro di cinta. […] Controluce il ripiano di mogano si vela di un lieve strato di polvere. (Loy, La bicicletta)39

19 Encore plus transparent est l’écho qui résonne entre la version italienne du Diable au corps traduit par Francesca Sanvitale en 1983 pour « Sts » et certains passages de son roman Madre e figlia publié par Einaudi trois ans auparavant. C’est par l’élément sensoriel, notamment, par la sensualité de certaines pages que les analogies entre les deux auteurs trouvent leur expression : Il corpo di un’adolescente è pieno del mondo : attira su di sé i desideri e gli affetti o l’amore o i vizi perché li contiene ; esprime per intero la bellezza in un diapason di cellule che cercano la vita che sia pura morte o follia. Lasciò la porta aperta e le sembrò dopo di averlo fatto apposta. (F. Sanvitale, Madre e figlia)40 Un giorno che mi avvicinai troppo senza che il mio viso toccasse il suo, diventai l’ago che passa di un millimetro la zona interdetta e appartiene alla calamita. Colpa della calamita o dell’ago? Sentii le mie labbra contro le sue. Lei teneva ancora gli occhi chiusi, ma si vedeva che era il modo di chi non dorme. (R. Radiguet, Il diavolo in corpo)41

20 Traduire, remarque Sanvitale, remet en question l’idée même qu’on a de l’auteur ou du texte, à plus forte raison quand il s’agit d’un « livre-phénomène » chargé d’« infiltrations trompeuses » liées au goût de l’époque, aux courants littéraires, à l’enthousiasme de l’âge, aux moments d’émotion personnelle42. C’est un acte physique de « démembrement du corps silencieux » qu’est le texte original, dont le sectionnement et la recomposition s’avèrent une expérience atroce porteuse de doutes qui rejaillissent sur le corps français, « coupable » de la défaillance :

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Il fine (la traduzione) si allontanava ma ci si addentrava in due universi paralleli di parole/significati che portavano in zone sempre più autonome ed esplorate con maggiore passione. Intanto era sparita una prima sicurezza di base che riguardava l’altra lingua ed essa diventava in parallelo sconosciuta, regno di segni estranei, di strade intercambiabili che avevo perso la capacità di scegliere.43

21 Elle se considère comme un « traducteur occasionnel » entamant un parcours labyrinthique : on décide de traduire un texte parce qu’on l’aime ou qu’on pense le connaître, parce qu’il semble facile ou difficile, parce qu’il a été important pour le traducteur, parce que c’est un classique ; mais traduire détourne de l’écriture, c’est une sorte de congé. Dans cet univers au profil incertain placé entre la traduction et la création, où les contours se modifient suivant le prestige du traducteur, le paratexte n’est plus un espace destiné à l’auteur du roman, ou un « acte éditorial »44 véhiculant la présentation de l’œuvre. C’est plutôt le lieu où l’écrivain-traducteur atteste les raisons de ses choix traductifs qui sous l’emprise du privilège auctorial, de la proximité littéraire et traductive, émotive même, débouchent souvent sur des propositions d’ordre prescriptif et méthodologique.

22 Les préfaces de Natalia Ginzburg à Madame Bovary et à Du côté de chez Swann qui ouvrent le dernier volet de cette analyse représentent en même temps une déclaration d’appartenance littéraire et culturelle et la revendication d’un rôle précis dans la canonisation des auteurs traduits : Finita la guerra, tornai a Pizzoli e ritrovai i fogli protocollo, il Ghiotti e i due volumi squinternati e pieni di segni. Nella nostra casa erano venuti i tedeschi, ma prima che venissero, una persona amica aveva avuto il pensiero di portare via con sé qualche libro e quelle carte. Aveva nascosto tutto in casa sua sotto a un sacco di farina. Devo a lei se ho riavuto quei miei fogli. La traduzione di Du côté de chez Swann l’ho finita a Roma, nella sede della casa editrice, in via Uffici del Vicario. Per tradurre quei due volumi, ci avevo messo otto anni.45

23 Bien que l’écrivain qui traduit ait peur, avoue Ginzburg, d’abîmer les belles pages de son confrère, il ne peut pas s’empêcher de ressentir en traduisant une nostalgie poignante de la création : Questo insinua una sorta di fuoco nelle sue ore che sono spesso, quando non scrive, di cenere. Inoltre, quando non scrive, spesso gli accade di constatare come a un tratto la sua persona sia piombata in un secco silenzio. Cercando nei vocabolari le parole per tradurre, e cercandole nel rimescolio della propria mente, ne ha smosso dentro di sé uno sciame e ne è tutto invaso. Questo lo rallegra, facendogli apparire prossima e possibile di nuovo la fecondità della creazione.46

24 Ces paratextes entrent à juste titre dans l’espace traductologique pour contribuer à l’identification et à l’étude des différentes traditions traductionnelles, ainsi que des imaginaires de la traduction qui nous permettent de modéliser d’un côté la subjectivité des traducteurs, de l’autre, les diverses conceptions et représentations de la traduction impliquées dans la transmission des textes47.

25 Mais le paratexte est un objet fuyant, flexible, versatile, « toujours transitoire parce que transitif », précise Genette, qui présente le texte tout en le rendant « présent »48. Dans le cas de la traduction d’auteur il revient au paratexte de présenter le traducteur et le rendre présent : « Era stato Pavese, durante la guerra, a propormi la traduzione dei Trois contes. Chissà perché proprio a me », se souvient Lalla Romano dans sa préface à la traduction de 1944, republiée en 1980 dans la collection « Centopagine » de Calvino (qui d’après les lettres conservées dans les archives lui propose de garder ce texte remarquable par sa «tenue critique ») et reprise en 2000 dans « Sts »49. Femme poète,

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peintre, journaliste, critique d’art, auteur de nombreux romans publiés chez Einaudi, elle transforme sa note en une sorte de journal de traduction où elle évoque le petit air ironique et un peu sévère de Pavese mais aussi les circonstances de ce travail réalisé pendant la guerre dans une situation de grande difficulté : Non li conoscevo. Avevo letto Mme Bovary, che mi era parso naturalistico, e L’Éducation sentimentale, che, come voleva Flaubert, mi aveva « fatto sognare ». Un cœur simple non mi fece sognare. Tradurlo fu come lavorare sulla pietra, e con strumenti inadeguati. […] Ma avevo molto amato Flaubert (e di questo mio amore probabilmente con Pavese si era parlato) : lo sentivo congeniale, e forse questo mi aiutò. Del resto mi dovevo misurare non tanto sul lessico quanto sulle frasi, sul taglio.50

26 Par la perfection de son style essentiel Flaubert remet en cause le mépris de Romano pour le roman, un genre qu’elle considère comme inférieur, de compromis, à l’exception des grands classiques. Elle s’était rendu compte immédiatement, à partir de sa première lecture de la Correspondance, que l’écrivain couchait sur la page des mots essentiels puis harmonisait autour et sur ces mots, par superpositions, avec tout un réseau de sonorités, exactement comme le fait le peintre. Par la suite, malgré la crainte et les difficultés, elle n’a jamais pu échapper à la tentation de traduire ce style si visuel, proche de la peinture, pour lequel elle a une admiration qui se révèle, d’après ses propres mots, « un tonifiant », même si la traduction risque de l’éloigner de l’écriture : Persistevo nel rifiuto di accettare un lavoro di traduzione, perché avrebbe richiesto troppo tempo e perché ero già impegnata a scrivere un libro (che, dopo l’interruzione, non ho più scritto: almeno come era nel disegno originario). Ma Giulio Einaudi ha insistito, anche con qualche piccolo stratagemma, come ho altrove raccontato: e lui riusciva sempre a ottenere quello che voleva.51

27 L’educazione sentimentale, réalisée en 1984 pour la collection « Sts », lui coûte presque deux ans de travail. Elle se lève la nuit pour chercher le mot juste, engagée dans ce qu’elle appelle « la lutte avec l’Ange » qui se mue finalement en « une patience, une prudence, une extrême attention » dans le but de faire coïncider parfaitement deux empreintes52. Elle affirme que Flaubert est responsable de nombreuses « agressions » à son égard, mais sans cette rencontre elle ne serait probablement pas passée de la peinture à la prose : Si è sempre introdotto nella mia vita mentale con una sorta di violenza. Ultima l’attuale : pretende che in poche pagine io dia ragione della sua presenza per me, anzi, in me; fino a far temere che voglia indurmi alla dichiarazione grottesca: – Flaubert c’est moi !.53

28 C’est le statut même du traducteur qui est mis en cause, au delà de ses compétences linguistiques et traductives, mais aussi le statut de l’œuvre qui à la lumière d’un pacte traductif évident, signé dans la couverture, se présente comme passée par une médiation. Selon un point de vue aprioriste fort répandu, une traduction ne se lit pas, ne doit pas se lire, comme un texte écrit dans sa langue d’origine54, pourtant ces traductions d’auteur contribuent en quelque sorte à la restitution des textes traduits à la culture de départ. L’osmose se situe hors du plan de la traduction, le discours métatraductif qui accompagne les versions italiennes leur accorde une marque reconnaissable d’étrangeté. D’une préface à l’autre Lalla Romano reprend certains passages, elle conduit le lecteur à travers ses propres notes, réfléchit sur l’art en général et sur le style flaubertien en conférant une portée symbolique à son expérience de traduction : « Perché dico che quella traduzione mi aveva “cambiato la vita” ? (espressione tipica di una Confessione) »55.

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29 Les paratextes des traductions des classiques français que nous avons examinés révèlent la tension qui caractérise une opération traductive affichée, presque revendiquée, sous la forme d’un dialogue où l’« espace du jeu propre à la traduction »56 se tisse en plusieurs phases dans l’intimité des consonances poétiques. Le paratexte n’est donc plus un « auxiliaire »57, un accessoire du texte ; il devient la voix du traducteur dans le voyage entre différents réseaux textuels et enfin déborde sa fonction en jouant sa partie au détriment de celle de son texte. Il se constitue en écran − Genette nous avait prévenus du risque de cet « effet pervers »58 −, devient le lieu où affleure la présence tentaculaire de l’auteur-traducteur, où celui-ci affirme sa primauté inéliminable, se dédouble, essaie de se saisir du texte sous toutes les formes qu’il prendra. « Zone indécise entre le dedans et le dehors »59, délibérément créée par l’auteur ou bien façonnée par l’éditeur, le paratexte se transforme pour l’écrivain qui traduit en un moment de réflexion sur son parcours créatif, et pour le lecteur en une intéressante occasion d’observer « l’indice postural » d’un auteur qui par ses traductions se « re-positionne » en quelque sorte dans le champ littéraire60 : « Si le paratexte "prolonge" le texte, comme le dit Genette, les types de prolongement se sont multipliés, se compliquant et s’imbriquant de plus en plus les uns dans les autres, jusqu’à mettre en discussion les frontières entre texte et paratexte »61.

30 Sur le plan herméneutique, la retraduction entraîne une nouvelle interprétation, toujours partielle et insuffisante, elle s’avère « aussi nécessaire qu’éphémère » : nécessaire parce que vivifiante, car elle redonne une existence à un texte dans un espace culturel donné ; éphémère car elle n’annule pas la précédente, elle la complète éventuellement « et c’est ce qui constitue son enjeu, fondé sur l’émulation et une volonté de recréation »62. Si l’on pense à la réflexion d’André Lefevere sur la manipulation du canon littéraire63, la collection « Sts » se présente donc comme un laboratoire sur plusieurs plans : l’étude des traductions, dont on a proposé ici un aperçu général, permet de vérifier l’hypothèse d’un haut degré de contamination entre traduction, réécriture et essai interprétatif ; d’analyser les retombées effectives de la traduction sur l’écriture chez ceux des auteurs qui, dans un cadre paratextuel, avouent des interférences créatives dans leur travail ; d’évaluer les stratégies éditoriales qui président au choix des traducteurs et des textes à traduire en déterminant ainsi la construction d’un « canon » européen.

NOTES

1. G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 411. 2. Ibid., p. 8. 3. Ibid., p. 408 et p. 411. 4. A. Berman, « La Traduction et ses Discours », dans J. Lambert et A. Lefevere (dir.), La traduction dans le développement des littératures, Bern, Peter Lang-Leuven University Press, 1993, p. 39-48, p. 39-40. 5. J.-R. Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

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6. P. Sardin, « De la note du traducteur comme commentaire : entre texte, paratexte et prétexte », dans Palimpsestes, 20, 2007, consulté le 10/03/2019, URL :< http:// palimpsestes.revues.org/9 9> ; M. Sanconie, « Préface, postface, ou deux états du commentaire par des traducteurs », dans Palimpsestes, 20, 2007, consulté le 10/03/2019, URL : ; A. Del Lungo, «Seuils, vingt ans après. Quelques pistes pour l’étude du paratexte après Genette», dans Littérature, 3, 2009, p. 98-111. 7. A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 77-83. 8. Ibid., p. 65. 9. G. A. Borgese, « Nota a Stendhal », dans Stendhal, La Certosa di Parma, tr. it. F. Martini, Milano, Mondadori, 1930, p. 671-692. 10. Ce travail de recherche a pu bénéficier de la consultation des Fonds conservés dans l’Archivio Einaudi ; que soient ici remerciés le prof. Walter Barberis, Président de la Maison, ainsi que la responsable du Fonds Einaudi à l’Archivio di Stato de la ville de Turin, Mme Luisa Gentile. Voir aussi T. Munari (dir.), I verbali del mercoledì : riunioni editoriali Einaudi, 1943-1952, Torino, Einaudi, 2011 et Id., I verbali del mercoledì : riunioni editoriali Einaudi, 1953-1963, Torino, Einaudi, 2013. 11. C. Sbarbaro, « Prefazione », dans Stendhal, La Certosa di Parma, tr. it. C. Sbarbaro, Einaudi, Torino, 1944, p. VII-X, p. VII. 12. Sur l’histoire de la Maison Einaudi voir G. C. Ferretti, Storia dell’editoria letteraria in Italia. 1945-2003, Torino, Einaudi, 2004 ; L. Mangoni, Pensare i libri : la casa editrice Einaudi dagli anni Trenta agli anni Sessanta, Torino, Bollati Boringhieri, 1999 ; S. Cesari, Colloquio con Giulio Einaudi, Torino, Einaudi, 2007 ; P. Soddu (dir.), Giulio Einaudi nell’editoria di cultura del Novecento italiano, Firenze, Olschki, 2015 ; R. Cicala e V. La Mendola (dir.), Libri e scrittori di via Biancamano, cit. 13. M. C. Gnocchi, « Le Paratexte pour la définition et pour l’étude des collections. Le cas des ‘Prosateurs français contemporains’ des éditions Rieder (1921-1939) », dans G. M. Gallerani, M. C. Gnocchi, D. Meneghelli, P. Tinti (dir.), « Seuils/Paratexts, trente ans après », dans Interférences littéraires/Literaires interferenties, 23, 2019, p. 59-74, p. 59. 14. Lettre de Cesare Pavese à Carlo Muscetta, 25/9/1940, citée par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori : figlia della crisi, iperbole dello stile Einaudi », dans R. Cicala e V. La Mendola (dir.), Libri e scrittori di via Biancamano. Casi editoriali in 75 anni di Einaudi, Milano, EDUCatt, 2009, p. 517-545, p. 524. 15. F. De Melis, Entretien avec Primo Levi, « Un’aggressione di nome Franz Kafka », dans Il manifesto, 5/5/1983, cité par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 524. 16. Parmi les études sur Levi traducteur voir J.-Ch. Vegliante, « Rileggendo Primo Levi : la scrittura come traduzione », dans Ticontre. Teoria Testo Traduzione, 6, 2016, p. 161-169 ; M. Biasiolo, « “È come sbucciare una cipolla, vi è uno strato dopo l’altro”. Il chimico e scrittore Levi di fronte a Kafka », Ticontre. Teoria testo traduzione, 6, 2016, p. 117-137 ; A. Castore, « Per un’etica della traduzione. Il problema della comprensione e dello stile nel rapporto tra Primo Levi e Franz Kafka », dans R. Speelman, E. Tonello, S. Gaiga (dir.), Ricercare le radici. Primo Levi lettore-Lettori di Primo Levi. Nuovi studi su Primo Levi, Utrecht, Igitur Publishing, 2014, p. 165-176. 17. L. Genta, Entretien avec Primo Levi, « Primo Levi : così ho rivissuto il Processo di Kafka », Tuttolibri di La Stampa, 9/4/1983, dans P. Levi, Opere complete III, Conversazioni, interviste, dichiarazioni, Marco Belpoliti (dir.), Torino, Einaudi, 2018, p. 359-361, cité par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 519. 18. P. Levi, « Nota del traduttore », dans F. Kafka, Il Processo, tr. it. P. Levi, Torino, Einaudi, p. 253-255, p. 253. 19. V. Sperti, « La traduction littéraire collaborative entre privilège auctorial et contrôle traductif », dans A. Ferraro, R. Grutman (dir.), L’Autotraduction littéraire. Perspectives théoriques, Paris, Garnier, 2016, p. 141-167, p. 149. 20. F. De Melis, Entretien avec Primo Levi, dans P. Levi, Opere complete III. Conversazioni, interviste, dichiarazioni, cit., p. 362-367, cité par V. La Mendola, « Scrittori tradotti da scrittori », cit., p. 524.

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21. A. Berman, « La traduction des œuvres anglaises au XVIIIe et XIXe siècles : “un tournant” », dans Palimpsestes, 6, 1993, consulté le 10/03/2019, URL : . 22. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », dans R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr. it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 137-158, p. 158. 23. Shakespeare, La Tempesta, tr. E. De Filippo, Torino, Einaudi, 1983. 24. Ch. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », dans Id., Le Spleen de Paris, Paris, Gallimard, 2010, p. 7. 25. G. D’Elia, « I fiori di Parigi. Una nota in versi », dans Ch. Baudelaire, Lo Spleen di Parigi, tr. it. G. D’Elia, Torino, Einaudi, 1997, p. 141-157, p. 141. 26. G. Steiner, Réelles présences, Paris, Gallimard, 1991. 27. U. Eco, « Rilettura di Sylvie » dans G. de Nerval, Sylvie, tr. it. U. Eco, Torino, Einaudi, 1999, p. 93-165, p. 99, p. 165. 28. R. Loy, « Nota del traduttore », dans Madame de La Fayette, La principessa di Clèves, tr. it. R. Loy, Torino, Einaudi, 1999, p. 199-205, p. 204-205. 29. J. Woodsworth, « Traducteurs et écrivains : vers une redéfinition de la traduction littéraire », dans TTR : traduction, terminologie, rédaction, 1, 1, 1988, p. 115-125. Sur le concept de « posture d’auteur » voir également J. Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007 et La Fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine, 2011. 30. Nous empruntons ces belles définitions de l’étude de A. Ferraro « Traduit par l’auteur. Sur le pacte autotraductif », dans A. Ferraro, R. Grutman (dir.), L’Autotraduction littéraire, cit., p. 121-140, p. 140, car la conception du rôle de l’auteur propre de cette opération traductive nous semble évoquer les enjeux de l’autotraduction. 31. R. Loy, « Nota del traduttore », dans E. Fromentin, Dominique, tr. it, R. Loy, Torino, Einaudi, 1990, p. 261-266, p. 265. 32. Ibid., p. 266. 33. Dans la première édition de 1974 la note figurait sur le rabat de la couverture : voir A. Rondini, « Un attimo di felicità. La critica letteraria di Natalia Ginzburg », dans Rivista di Letteratura italiana, 3, 2005, p. 53-85, p. 81. 34. E. Fromentin, Dominique, Paris, Flammarion, 1987, p. 61. 35. Ibidem. 36. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 26. 37. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 126. 38. E. Fromentin, Dominique, tr. it. R. Loy, cit., p. 81. 39. R. Loy, La bicicletta, cit., p. 39-40. 40. F. Sanvitale, Madre e figlia, Torino, Einaudi, 1980, p. 97. 41. R. Radiguet, Il diavolo in corpo, tr. it. F. Sanvitale, Torino, Einaudi, 1989, p. 39. 42. F. Sanvitale, « Racconto di un traduttore d’occasione », cit., p. 139. 43. Ibid., p. 142. 44. B. Ouvry-Vial, « L’acte éditorial : vers une théorie du geste », dans Communication et langages, 154, 2007, p. 67-82. 45. N. Ginzburg, « Postfazione », dans M. Proust, La strada di Swann, tr. it. N. Ginzburg, Torino, Einaudi, 1990, p. 559-564, p. 561. 46. N. Ginzburg, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, La signora Bovary, tr. it. N. Ginzburg, Torino, Einaudi, 1983, p. 431-433, p. 432. 47. Voir M. Bertini, « Attraverso Natalia : un percorso proustiano degli anni Sessanta », dans A. Dolfi (dir.), Non dimenticarsi di Proust. Declinazioni di un mito nella cultura moderna, Firenze, Firenze University Press, p. 191-201. 48. G. Genette, op. cit., p. 411 et p. 7. 49. L. Romano, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, Tre racconti, tr. it. L. Romano, Torino, Einaudi, 1944, 1980, 2000, p. 131-143, p. 132. Sur le « Flaubert italien » de Lalla Romano voir I. Porfido, « Lalla Romano traductrice de Flaubert : un cas particulier de retraduction », dans E.

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Monti, P. Schnyder (dir.), Autour de la retraduction. Perspectives littéraires européennes, Mulhouse, Orizons, 2011, p. 113-126. 50. L. Romano, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, Tre racconti, cit., p. 132-133. 51. Ibid., p. 135. 52. L. Romano, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, L’educazione sentimentale, tr. it. L. Romano, Torino, Einaudi, 1984, p. 593-604, p. 596-597. 53. Ibid., p. 593. 54. P. Bensimon, « Présentation », dans Palimpsestes, 6, 1993, consulté le 10/03/2019, URL : . 55. L. Romano, « Nota del traduttore », dans G. Flaubert, L’educazione sentimentale, cit., p. 595. 56. B. Godard, « L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le “virage éthique” en traduction », dans TTR: traduction, terminologie, rédaction, 14, 2, 2001, p. 49-82, p. 69. Sur l’éthique du traduire voir aussi S. Bermann, M. Wood (dir.), Nation, Language and the Ethics of Translation, Princeton NJ, Princeton University Press, 2005. 57. G. Genette, op. cit., p. 413. 58. Ibidem. 59. Ibid., p. 8. 60. J. Meizoz, « "Postures" d’auteur et poétique (Ajar, Rousseau, Céline, Houellebecq) », dans Vox- poetica, consulté le 23/09/2019, URL : . 61. D. Meneghelli « Attention au paratexte ! » dans G. M. Gallerani, M.C. Gnocchi, D. Meneghelli, P. Tinti (dir.), « Le paratexte, trente ans après », Interférences littéraires, cit., p. 1-14, p. 5. 62. E. Edl, C. de Oliveira, « La (re)traduction du canon littéraire », dans Études germaniques, 72, 2017, p. 547-560, p. 547. 63. « Rewriting manipulates, and this is effective. [...] The same basic process of rewriting is at work in translation, historiography, anthologization, criticism, and editing », A. Lefevere, Translation, Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame, New York, Routledge, 2017, p. 6-7.

RÉSUMÉS

Ce travail propose une réflexion sur quelques figures d’écrivains confrontés avec la pratique traductive dans le cadre de la collection Einaudi « Scrittori tradotti da scrittori » (1983-2000) qui avait pour but de donner un nouvel élan aux classiques de la littérature en redécouvrant des points de vue inédits, selon l’intuition de Giulio Einaudi, pour qui la double identité d’auteur- traducteur permettait de saisir des nuances insoupçonnées de l’œuvre. Cette opération se présente comme un laboratoire sur plusieurs plans : son étude permet de vérifier l’hypothèse d’un haut degré de contamination entre traduction, réécriture et essai interprétatif, d’analyser les retombées effectives de la traduction sur l’écriture chez les auteurs qui, dans un cadre paratextuel, avouent des interférences créatives dans leur travail, ainsi que d’évaluer les stratégies éditoriales qui président au choix des traducteurs et des textes à traduire.

This paper proposes to analyse several literary figures confronted with translational practice within the framework of the Einaudi collection’s «Scrittori tradotti da scrittori» (1983-2000). The aim of this collection was to give new momentum to literary classics by rediscovering novel points of view, which – according to Giulio Einaudi – author-translators were better equipped to discover and let emerge. This reflection presents itself as a laboratory in several ways: its study

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allows one to verify the hypothesis of a high degree of contamination among translation, rewriting and interpretive essay, to analyse the effective impact of translation on writing in authors who, in a paratextual context, admit to creative interferences in their work, and to evaluate editorial strategies about the choice of titles and translators.

INDEX

Keywords : translation by authors, Einaudi «Sts» collection, Translation studies, editorial stategies, creative interferences Mots-clés : traduction d’auteur, collection Einaudi « Sts », critique de la traduction, stratégies éditoriales, interférences créatives

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« Je suis un petit peu alchimiste » : la collision des genres littéraires dans la Trilogie allemande de L.-F. Céline « Je suis un petit peu alchimiste » : the collision of literary genres in L.-F. Céline’s Trilogie allemande

Jacopo Leoni

1 Composée de trois romans – D’un château l’autre (1957), Nord (1960), Rigodon (1969) – qui constituent presque un seul cycle narratif, la Trilogie allemande de L.-F. Céline demeure encore aujourd’hui une œuvre difficile à définir. Si son sujet est apparemment clair – les pérégrinations de l’écrivain et de ses compagnons à travers l’Allemagne en 1944 et en 1945 –, son statut formel est tellement instable qu’il risque de désorienter le lecteur. Parmi les analyses critiques consacrées à ces romans, d’ailleurs peu nombreuses si l’on les compare à l’attention dont Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit font encore aujourd’hui l’objet, deux lignes majeures se sont développées de façon presque simultanée. Selon une interprétation fort répandue, la voix du romancier a désormais fait place au regard du chroniqueur1. Cette lecture, qui prend un peu trop à la lettre les indications fournies par Céline lui-même dans les interviews des années cinquante2, a le mérite de saisir une évolution non-négligeable dans la démarche romanesque célinienne ; mais elle risque, en même temps, d’encourager une approche fondée sur la primauté de la non-fictionnalité, et pour cela tout à fait inadéquate. À l’inverse, une autre interprétation pose l’accent sur la prédominance de la transposition : la puissance transfigurante, véritable fondement de l’œuvre, l’emporterait sans cesse sur la tentation de la chronique3. À notre avis, cette dernière analyse est à considérer comme la plus pertinente. En effet, on ne saurait reléguer les enjeux de la Trilogie dans le cadre restreint de la mémoire historique ou de l’autobiographie, puisque l’articulation du sens a partie liée avec un processus d’expansion sémantique fondé sur l’autonomie de la logique romanesque. Il est plus difficile d’établir avec exactitude à

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quel genre de roman on est confronté. Certes, il est toujours ardu de déterminer le statut formel d’une œuvre appartenant au système littéraire du XXe siècle, caractérisé par un véritable éclatement des genres traditionnels ; mais, dans ce contexte, c’est surtout le roman qui, suite à la méfiance progressive envers la fiction, montre une disponibilité particulière à englober les différentes formes d’expression littéraire4. Pour ce qui est du domaine de la Trilogie, cette porosité semble s’amplifier de façon démesurée : le lecteur se trouve face à une construction sui generis où Céline pousse jusqu’aux conséquences extrêmes la révolution formelle et stylistique qu’il a entreprise depuis le début de sa carrière.

2 Bien que la trajectoire romanesque de Céline se développe moins par ruptures que par continuité, le statut de la Trilogie montre un degré d’originalité incontestable par rapport aux romans précédents. La séparation des genres narratifs, statutairement labile chez l’écrivain, est définitivement abolie en fonction d’une architecture qui fait entrer en collision le roman et les mémoires autobiographiques, la chronique et le commentaire5. On en vient à un problème majeur dans l’économie de ce discours ; pour l’aborder de façon correcte, il sera peut-être utile de changer notre angle de vue par rapport aux interprétations qu’on vient d’évoquer. Tout en conservant à l’arrière-plan la primauté incontestable du romanesque, il convient d’inverser les enjeux de la question. Il ne s’agit pas d’adopter une lecture centripète, visant à prouver que les différentes composantes de l’œuvre sont transcendées par la démarche fictionnelle : une telle démonstration serait une pure et simple tautologie. Il s’agit plutôt de procéder par une lecture centrifuge capable de montrer que la coexistence simultanée de plusieurs genres littéraires est à la base même de la structure des trois romans. Dans ce but, il sera nécessaire de déstructurer momentanément la composition de l’œuvre, pour démontrer que les différentes instances interagissent entre elles jusqu’à s’estomper réciproquement les unes dans les autres. Il sera alors possible de reconstituer l’unité indissociable du discours célinien et de démontrer que la Trilogie trouve sa puissance sémiotique et sémantique dans une alchimie qui permet d’exploiter toutes les ressources inhérentes aux différents codes littéraires mobilisés6. D’ailleurs, dans l’un des nombreux passages méta-poétiques du texte, se profile l’image d’un « artiste-nautonier qui barre et maintient son esquif ! […] »7. Mais cette image n’a rien à voir avec la posture radicalement ironique qui sera typique de l’écrivain postmoderne : chez Céline, la distorsion des instruments expressifs, loin de se réduire à un jeu formel autoréférentiel, participe fonctionnellement d’une profonde interrogation sur le monde.

3 Céline – on le sait – accusait les écrivains contemporains d’avoir sacrifié le potentiel expressif du roman à la logique du reportage et de l’enquête psychologique : « La littérature ne compte plus aujourd’hui que des journalistes ou des psychiatres. Des types qui vous racontent des faits divers ou commentent des complexes. Sans intérêt. C’est pour ça que le roman est mort »8. Mais cette constatation de décès n’est que le point de départ pour une réflexion complémentaire, concernant la survivance même de la représentation romanesque9. Face à la crise de sa fonction formative et informative, de plus en plus sapée par les moyens d’information et par les médias, le roman ne peut que faire appel au travail stylistique et à l’expérience personnelle de l’auteur : « […] il s’agit de se placer dans la ligne où vous place la vie, et puis de ne pas en sortir, de façon à recueillir tout ce qu’il y a […] »10. Ce propos nous pousse à établir une première, partielle, affirmation : la survivance du roman a partie liée avec le refus de la

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composante plus proprement romanesque, c’est-à-dire avec le rejet d’une fiction pure, fondée sur l’élaboration de l’intrigue et sur l’interaction entre personnages. Céline stigmatise notamment la notion d’histoire, qu’il juge une ressource accessoire et fallacieuse qui ne sert qu’à séduire « la mercière » et, par conséquent, à atteindre le grand tirage. D’où l’opposition entre une littérature « payée », fondée sur la souffrance du vécu individuel, et une littérature gratuite, incarnée par les nombreux romanciers à succès : « On ne fait rien gratuitement. Faut payer. Une histoire qu’on imagine, ça ne vaut rien. Seule compte l’histoire qu’on paye. Quand c’est payé, alors on a le droit de transposer. Autrement c’est mauvais. C’est ce que fait tout le monde… Je veux dire tous ceux qui ont : le Nobel, l’Académie, la presse, le grand prix du charlatanisme »11. Renoncer à parler en nom de son expérience personnelle – à « mettre la peau sur la table », pour utiliser le langage célinien – signifie accepter la gratuité de son propre discours, et, de ce fait, se compromettre dans une conception stérile de l’acte littéraire.

4 La réflexion littéraire – on le constate aisément – va ici de pair avec l’allusion explicite aux circonstances biographiques de l’écrivain, lequel vise à mettre en évidence sa condition de marginalité et d’insuccès au sein du milieu intellectuel contemporain. Rien ne pourrait mieux démonter l’imbrication que Céline établit entre un plan universel et un plan subjectif : d’un côté, tout discours général est ramené à une perspective privée, de l’autre, l’évènement contingent devient l’occasion d’opérer des généralisations manichéennes. Mais ce qui nous intéresse ici c’est d’observer que l’attention portée sur l’expérience au détriment de l’institution littéraire réaffirme la valorisation du « je » autobiographique en tant qu’élément cardinal du récit. La centralité du « je », qui serait bientôt bannie par le Nouveau Roman, soucieux de réduire l’espace de l’auteur pour privilégier l’acte du regard, est certes la pierre de touche de l’édifice romanesque célinien entier. Il n’en reste pas moins que, dans la Trilogie, le recours aux potentialités herméneutiques de la première personne répond à la volonté de représenter explicitement la vie même de l’écrivain, désormais incapable de se masquer derrière les filtres de la fiction12. Ce serait superflu de souligner ici l’ambiguïté de la position célinienne par rapport au code autobiographique. Il nous intéresse plutôt de remarquer que la promotion de l’autobiographie au centre de la narration n’a rien à voir avec une conception du moi de matrice romantique. À une époque où les positions philosophiques et les circonstances historiques ont radicalement bouleversé la notion traditionnelle de sujet, le choix du « je » ne tend plus à revendiquer une intégrité perdue par le biais d’une séparation axiologique entre le moi et les menaces du réel. Une fois que tous les points de repère traditionnels sont tombés, l’expérience personnelle devient le seul support d’une exploration véridique visant à montrer, dans la peau même de l’écrivain, les effets brutaux du réel. Céline élit ainsi son itinéraire comme champ d’observation privilégié pour mesurer la persistance du mal dans l’homme et dans l’histoire : le je poétique laisse sa place à un je expérientiel – on serait tenté de dire phénoménologique – qui découle de la crise d’une individualité bourgeoise fondée sur une notion stable d’identité13.

5 Cette revendication d’authenticité, loin d’être inédite dans la tradition romanesque moderne, s’accompagne ici d’une deuxième exigence, qui en renforce et en amplifie les enjeux : le récit à la première personne, s’appuyant sur l’expérience vécue par l’auteur, rejoint la chronique, dans la mesure où la Trilogie aspire à décrire un moment historique bien déterminé et reconnaissable. L’inscription de la narration dans ce cadre devrait sous-entendre au moins deux prescriptions basilaires : d’une part, l’authenticité des événements, que le narrateur est appelé à rapporter avec une fidélité extrême ; de

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l’autre, la portée collective des ces faits. Inutile de préciser que ces préceptes sont bien loin d’être respectés. Mais la question n’est pas là : il ne s’agit pas de mesurer la conformité du récit célinien à l’histoire, il s’agit plutôt de comprendre la motivation de ce recours à la chronique. À un premier degré, la volonté de reconstituer une fresque concernant la fin de la Deuxième Guerre mondiale répond à une stratégie de re- légitimation littéraire. Évoquant des événements susceptibles de solliciter l’impact émotif du lecteur, Céline espère se rapprocher du public après que ses vicissitudes personnelles l’ont condamné à la marginalité littéraire, comme en témoigne l’accueil silencieux de Féerie pour une autre fois. Cependant, la valorisation de la composante historique ne saurait se réduire à un simple fait d’opportunisme, mais elle se lie à un problème de poétique d’envergure plus générale. Si Céline insiste sur l’authenticité de son récit, cela tient surtout au rôle stratégique que cette revendication joue dans l’économie globale de son projet narratif : à côté de la visée autobiographique, la mobilisation de la chronique fournit au roman un autre support d’expérience – et de véridicité – pour assurer à l’écrivain la possibilité de véhiculer un discours sur le monde qui se veut comme authentique. C’est pourquoi Céline n’hésite pas à emphatiser la grande difficulté sous-jacente à la démarche mémorialiste : « C’est miracle même de se souvenir, la preuve le mal que j’ai moi-même à vous donner un petit peu de preuves, que ces personnes furent bien réelles et agissantes, plaignez le pauvre chroniqueur… » 14. Certes, il s’agit d’une stratégie rhétorique qui permet à l’écrivain de mettre en question la véridicité de l’histoire officielle et de légitimer sa propre version des événements15. On reviendra sur cet aspect de la question. Pour l’instant, il nous intéresse de souligner que la Trilogie peut être lue comme la dernière étape d’un processus de longue haleine qui entrelace inextricablement mémoire individuelle et mémoire historique, l’histoire collective étant une partie indissociable de la vie privée16.

6 Or, beaucoup a été dit sur la validité de cette chronique. Certains critiques ont reproché à Céline une représentation tellement fidèle des évènements qu’elle risque de réduire l’intérêt plus proprement littéraire de l’œuvre ; d’autres ont remarqué le caractère hautement invraisemblable de cette évocation17. Cependant, toutes fondées qu’elles soient, ces considérations risquent de négliger un aspect essentiel, à savoir la capacité que le texte littéraire a de transmettre une représentation toujours ambivalente de la réalité représentée18. Il peut être plus intéressant, alors, d’envisager l’impact qu’une telle attention à l’histoire a sur l’organisation formelle et axiologique du récit. Dans D’un Château l’autre, par exemple, le recours à la chronique organise le roman selon une succession de tableaux qui, sans mettre en discussion la progressivité du récit, gardent un certain degré d’indépendance les uns par rapport aux autres. Mais, d’une manière plus générale, la valorisation de l’épisode historique sur la vue d’ensemble devient un moyen de contester une vision globale et impersonnelle de l’histoire, une façon de privilégier l’événement singulier que l’individu a expérimenté dans sa propre peau. En ce sens, la subjectivisation de la chronique se veut une forme de contestation – et surtout de concurrence – envers une historiographie que Céline considère désormais comme une science fallacieuse, et pour cela incapable de traduire la dissolution de l’individu dans l’histoire19. À l’encontre des mythologies de l’engagement, le moi célinien, qui se considère pourtant irrévocablement figé dans l’actualité, ne développe pas un rapport constructif avec celle-ci ; au contraire, il se sent constamment menacé par la brutalité des circonstances historiques. Ainsi, si le roman veut interroger la vie de façon concrète et authentique, évitant toute abstraction, sa matière doit être

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autobiographique et historique. D’où la récurrence d’expressions liées à la sphère visuelle, comme le « J’ai vu » que Céline parsème tout au long de son texte20. Mais la référence à l’acte visuel, loin de se borner à une simple attestation de véridicité, devient ce qui peut accorder au narrateur le droit de savoir et, par conséquent, le droit de prendre la parole. En ce sens, avoir vu n’est que le premier pas pour pouvoir dire, pour pouvoir « tout dire »21. Il appartient à la transposition romanesque de faire le deuxième pas.

7 Si les implications mutuelles de la sphère subjective et de la sphère historique constituent l’axe cardinal du texte, la Trilogie ne saurait se réduire ni à une collection de souvenirs autobiographiques ni à une suite de tableaux historiques22. Fidèle à sa conception antinaturaliste de l’art, Céline refuse de se plonger dans une mimésis au degré zéro, car le renoncement à la transposition de l’expérience vécue reviendrait à accepter un réalisme aussi gratuit que la fiction23. On parvient ainsi à mesurer une distance symétrique entre le réel pur et le fictif pur : le rappel au réel intervient pour justifier un récit qui ne saurait se borner à la simple fiction, alors que l’imagination sert à amplifier un récit qui ne veut pas renoncer au caractère concret de l’expérience. Cette indétermination générique s’inscrit dans une attitude générationnelle : suite à la crise généralisée de l’illusion fictionnelle qui suit la Deuxième Guerre Mondiale, le roman est de plus en plus conçu comme un « conflit entre l’appréhension des cadre réels et l’impossible soumission à une vision faussement unifiée de ce même réel »24. Or, lorsqu’on fait référence à la dimension romanesque de la Trilogie, on pense en premier lieu au processus de théâtralisation qui anime certains passages de la narration25. Mais, au-delà de cet aspect, le recours à l’invention relève d’un travail de transfiguration incessant. Pour ce qui est du domaine de la contamination, il peut être intéressant d’envisager le rapport entre les données réelles et la composante fictive. En effet, cette altération ne répond pas à une simple distorsion des événements vécus. Pour mieux comprendre ce problème, on profitera d’une déclaration où Céline même compare sa conception du roman à celle de Proust. Tout comme ce dernier, l’auteur du Voyage se définit un « coloriste de certains faits »26. Certes, on connaît l’intolérance de Céline envers le grand monument analytique de la Recherche27 ; mais loin d’être une comparaison gratuite, ce parallèle nous permet de mieux comprendre l’interaction entre autobiographie, chronique et invention28. Dans le cadre restreint de notre réflexion, il nous est impossible d’illustrer de manière exhaustive la relation qui caractérise ces deux écrivains. Il nous suffit de souligner que, chez l’un et chez l’autre, la démarche romanesque se charge non pas de mettre en question le réel, mais d’en amplifier la signification.

8 Proust – on le sait – se consacre à mettre en valeur la capacité analogique de l’art, capable d’exalter le caractère multiforme et pluriel de l’existence ; Céline exacerbe le processus illusionniste jusqu’à en faire une transfiguration désormais hallucinée des circonstances vécues. D’ailleurs, dans la première partie de D’un château l’autre, le récit est déclenché par la médiation d’un accès de fièvre qui pose l’entrelacement de la véridicité et du délire comme l’axe même du discours. Mais il ne s’agit pas de substituer l’hallucination à la réalité, opération qui risquerait de mettre en question le droit que l’écrivain a de parler. Il s’agit plutôt de superposer les deux plans pour déclencher un mouvement narratif presque féerique : d’où la métaphore – elle aussi très proustienne – du roman comme une « lanterne magique, je dis magique ! d’époque et tout ! comme si vous y étiez ! »29. Cependant, si Céline rejette toute conception objective de la représentation, il refuse également toute compromission avec l’idée métamorphique de

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la vérité dont le postmoderne sera le porte-voix. La relation entre autobiographie, chronique et transposition sous-entend plutôt l’attribution à la sphère romanesque d’un pouvoir de connaissance inégalé, qui n’a rien à voir avec la célébration de l’autoréflexivité du langage artistique. Bouleversant les données réelles, sans pourtant les invalider, la transfiguration visionnaire recrée la mémoire biographique et historique afin d’étendre l’articulation du sens. La fusion d’expérience et de roman nous mène à examiner un aspect capital pour comprendre la coexistence des genres dans la Trilogie, c’est-à-dire le dialogue constant entre singulier et universel. Les évènements d’un individu réel et d’un moment historique bien déterminé sont projetés par l’hallucination vers une sombre épopée métaphysique qui récupère les thématiques récurrentes de l’imaginaire célinienne, à savoir la dimension allégorique du voyage, l’obsession du Mal, la réduction de l’histoire à une violence cyclique. De ce point de vue, ni les souvenirs personnels ni les épisodes historiques ne sont à même d’assurer la présence d’une exposition progressive et logique-rationnelle des faits. Tant la prétention autobiographique que le recours à la chronique ne sont postulés que pour être métabolisés dans une euphorie narrative qui perturbe la revendication d’objectivité inhérente à leur statut traditionnel.

9 À l’interconnexion de l’autobiographique et du genre romanesque, s’ajoutent d’ailleurs les effets d’une voix qui suspend la narration et intervient sans cesse dans le périmètre du récit, bouleversant le rapport entre passé et présent, entre « fabula » et discours. D’où la récurrence d’auto-exhortations à l’ordre et à la discipline narrative : « Eh là ! je m’emporte ! je vais vous perdre !... aussi incohérent connard que tel… ou tel ! ivrogne de mots !... où étais-je, voyons ? […] »30. Dans la multitude de digressions qui se succèdent, les ressentiments personnels de l’auteur se mêlent à ses opinions sur l’actualité historique et sociale, ses obsessions personnelles à sa vision apocalyptique sur la condition humaine. Parfois, Céline aborde la question épineuse des races, comme dans l’incipit de Rigodon, où il insiste sur la décadence du sang occidental : « […] tous les sangs des races de couleurs sont “dominants”, jaunes rouges ou parme… le sang des blancs est “dominé”… toujours ! les enfants des belles unions mixtes seront jaunes, noirs, rouges, jamais blanc, jamais plus blanc ! »31. Mais on pourrait multiplier les exemples, tant la Trilogie est parsemée de références au risque d’une domination étrangère et notamment au danger chinois qui incombe sur une civilité occidentale mourante. C’est donc une véritable parole aux accents pamphlétaires qui fait irruption souvent dans le cadre du récit. Pour certains critiques, ces positions découlent d’une posture, vouée à l’expression d’un flux verbal délibérément hyperbolique et provocateur ; pour d’autres, il s’agit de la voix même de Céline, désormais incapable de contenir ses haines dans le filtre littéraire. Cette opposition risque pourtant de poser un faux problème puisque ces deux aspects sont toujours entrelacés chez cet écrivain. De ce point de vue, l’expérience des pamphlets a laissé une trace évidente sur sa conception romanesque dans la mesure où elle a dilaté la présence de l’auteur dans le texte. Mais cet héritage a des reflets notamment dans l’attitude rhétorique adoptée par Céline : il se dresse en porte-voix d’un discours véridique, présenté comme le seul véritablement possible et exprimé par un langage brutal qui se veut définitivement éloigné des conventions linguistiques plus traditionnelles32.

10 La prédominance du narrateur sur l’histoire a toujours constitué un élément marquant de la démarche romanesque célinienne. Néanmoins, cette configuration du commentaire se présente comme une nouveauté par rapport aux romans précédents. La voix du narrateur se manifestait dans le Voyage au bout de la nuit, et partiellement

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encore dans Mort à crédit, sous la forme d’un discours qui tendait à se cristalliser en aphorismes ; dans la Trilogie, cette pratique est diluée dans une anarchie verbale outrée et inextricable qui fragmente l’ordre déjà labile des évènements et bouleverse la disposition hiérarchique de l’histoire et des digressions. La crise de la maxime, et la primauté d’une voix qui intervient de façon démesurée, introduisent un aspect capital de la Trilogie, qui a partie liée avec le lien entre expérience et connaissance. Dans les premiers romans, l’emploi des maximes soulignait la volonté de rattacher l’expérience individuelle à un savoir pessimiste de portée universelle ; loin d’être disparue, une telle prétention n’est plus confiée à des formulations universalisantes, mais à un flux de mots intarissable, presque prolixe, qui l’emporte souvent sur l’économie même du récit. Un tel apparat digressif trouve peut-être dans la Recherche proustienne son précédent le plus prochain : mais chez Proust on observe un degré élevé de fusion entre instance narrative et instance digressive, tandis que chez Céline les digressions sont souvent perçues comme des corps étrangers par rapport à l’axe diégétique. D’où un danger d’ennui et de répétition qui a été souligné à maintes reprises dans les premiers comptes-rendus. Toutefois, ce phénomène ne représente point un défaut de construction, mais constitue plutôt une surdétermination formelle du contenu. Face à la crise du sens, même le recours à une sagesse négative exprimée par des maximes s’avère inutile : on ne peut que faire appel au témoignage d’un commentaire délirant, que déclenche la projection perpétuelle de la vérité historique dans la vérité romanesque. Ainsi, le caractère contingent de ces digressions, visant à exprimer les obsessions personnelles de l’écrivain, va-t-il de pair avec le besoin de prophétiser l’Apocalypse. De ce point de vue, on relèvera une ambivalence à la base de l’orientation célinienne : d’un côté, il rejette toute conception du roman fondée sur les messages ; de l’autre, il ne peut s’empêcher de se considérer comme le détenteur d’une parole véridique qu’il faut nécessairement répandre à travers la construction complexe du véhicule romanesque. Et ce n’est que sur la mise en valeur d’une telle contradiction et de ses articulations textuelles que peut se fonder une interprétation féconde de la puissance expressive de cet écrivain.

11 On est donc confronté à une architecture complexe, où les souvenirs de l’expérience individuelle de l’auteur et la chronique coexistent avec la transposition et le commentaire. Ce phénomène d’hybridation a des répercussions capitales sur l’organisation formelle et thématique des trois romans : l’invasion du commentaire dans l’espace de la « fabula », la distorsion hallucinée des événements, la récurrence de flashbacks et de prolepses, imposent à la Trilogie une forme autant originale que fragmentaire. L’interaction multiple entre les différents plans du discours produit en effet un brouillement de l’histoire qui finit souvent par menacer la référentialité même du projet narratif célinien. Il s’agit d’une articulation qui risque parfois de fatiguer le lecteur ; pourtant, plus qu’un défaut, elle est une conséquence cohérente de la vision axiologique sous-jacente au récit. À un premier niveau, elle reflète et prolonge sur le plan formel la dialectique entre stagnation et mouvement qui caractérise le contenu : la pérégrination perpétuelle des personnages, incapables de trouver une collocation stable, est doublée par une organisation formelle qui a définitivement renoncé à son centre constitutif. Mais, plus en particulier, la construction fragmentée et délirante reflète sur le plan de la structure le morcellement du monde que le roman veut véhiculer. Céline a beau s’excuser auprès du lecteur du désordre qu’il impose au récit : il exhibe délibérément une narration qui n’est pas structurée de façon close et logiquement ordonnée, mais qui est construite sur un basculement continu entre les

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différents plans du discours. Le rejet d’une conception cohérente du cadre romanesque, fondée sur la valorisation de la continuité et sur le respect des rapports causaux, établit ainsi une correspondance féconde entre la construction du récit et la perturbation du sens qui est au cœur de la représentation. Une telle vision pousse jusqu’aux conséquences extrêmes la crise de la notion hégélienne de l’histoire – crise que Foucault dotera d’une théorie philosophique à son tour inspirée de Nietzche. Céline, de son côté, remplace une interprétation de l’histoire comme instance rectiligne, basée sur la nécessité, par une conception circulaire et a-téléologique, basée sur la répétition constante du Mal33 : Il s’agit que la vie continue… même pas rigolote… oh, faire semblant de croire à l’avenir ! certes le moment est délicat, mais vous s avez qu’avec confiance, grâce et bonne humeur, vous verrez le bout de vos peines… si vous avez pris un parti, périlleux certes, mais bien dans le raide fil de l’Histoire, vous serez évidemment gâté…le fil de l’Histoire ? vous voici dessus en équilibre, dans l’obscurité tout autour… vous êtes engagé… si le fil pète ! si on vous retrouve tout au fond, en bouillie… si les spectateurs, furieux, ivres, viennent tripatouiller vos entrailles, s’en font des boulettes de vengeance, entassent, enfouissent, en petits Katyns particuliers, vous aurez pas à vous plaindre ! vous vous êtes engagés, voilà !34

12 Cette constatation est fonctionnelle à la récupération de tout ce qui a été écrasé par la violence de l’histoire. En ce sens, la Trilogie pourrait être lue comme le chant des oubliés et des vaincus : tout au long de ces romans évoluent des individus à la dérive, privés de leur épaisseur humaine et réduits à des fantômes en fuite. Ainsi, il peut bien arriver que les collaborateurs ou les nazis soient présentés comme des victimes ; mais cette vision dépend moins d’une mauvaise foi idéologique que d’une obsession ontologique récurrente chez Céline, liée à l’hantise de l’anéantissement. D’où la récurrence d’un imaginaire qui se lie au thème de la dépersonnalisation : de ce point de vue, l’absence des documents qui tourmente les protagonistes souligne une condition de déracinement et d’exil qui caractérise tout le monde représenté. Cet imaginaire n’est pas déterminé seulement par des individus déracinés et exilés, car les accents visionnaires donnent la vie à une réalité déchirée dans sa consistance la plus physique. Des palais éventrés et réduits à des squelettes, des explosions qui fragmentent les objets, des villes qui se fondent sous les feux du phosphore : c’est une véritable poétique de la destruction qui se dessine tout au long de la Trilogie. En ce sens, l’interaction de la mimésis et de la transposition, qui est ici à la base de l’hybridation, pousse jusqu’aux conséquences extrêmes la fusion entre êtres humains et choses, fusion qui constitue l’un des éléments les plus marquants de l’imagination célinienne. Le recours simultané aux ressources de l’expérience personnelle, de la chronique et du délire permet ainsi d’ouvrir le périmètre du roman aux instances refoulées par une société visant à la pacification bourgeoise. À l’encontre de la dérive produite par l’apaisement démocratique, soucieux d’oublier l’horreur de l’histoire derrière le paravent du confort matériel, Céline ne cesse d’afficher une représentation apocalyptique qui propose la désintégration du sujet bourgeois et la prééminence de la mort comme les seules valeurs possibles : « […] que le public, si pressé, blasé, si alcoolique, si fatigué, veut plus rien lire, ni entendre, peut-être un petit truc pédé ? une pouponnière en folie ? confidences de nurses roses ardentes ?... alors là moi je me présente mal avec nos avatars aux flammes, phosphores, séismes… »35. C’est cette orientation qui détermine chez Céline la nécessité de jouer sur quatre tableaux à la fois à travers une construction consciente de sa propre articulation : la représentation du mal s’assume comme représentation où souvenir, témoignage, accusation et invention

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trouvent leur véritable sens dans une interaction perpétuelle qui fait écho à la désarticulation du monde, et la rend communicable par l’expression d’une vérité plus générale, issue de l’interaction entre ces registres.

13 Il n’en reste pas moins que la Trilogie se distingue par l’absence de tout contre-chant constructif, et marque ainsi sa distance radicale par rapport au paradigme de la littérature engagée qu’un Sartre ou un Camus avaient épousée à partir des années quarante. Le but de l’écriture célinienne n’est donc pas de construire un sens alternatif, ni d’offrir au lecteur un système de règles qui permette de codifier le désordre du monde. De ce point de vue, le processus d’hybridation ne fait que refléter sur le plan formel le pessimisme qui se déploie sur le plan des contenus : l’architecture de l’œuvre ne vise pas à sublimer le mal, elle ne se propose que de le rendre communicable dans son état le plus incandescent et absurde. Pour ces raisons, la collision des genres qui caractérise la Trilogie ne saurait se borner à un jeu formel visant à détourner l’écriture du réel ; au contraire, l’accord entre la subversion de la construction romanesque et le monde représenté ne s’est jamais montré de façon aussi évidente : en tant que lieu de l’expérience, de la chronique et du délire, seul le roman peut témoigner du non-sens de l’Histoire36. Cette vision est cependant inséparable d’un retour paranoïaque à la situation de l’écrivain, soucieux de de justifier ses choix face à ses accusateurs. C’est pourquoi entre coexistence des genres et projet d’auto-récupération il n’y a, dans la Trilogie, aucune solution de continuité. Céline peut même se présenter comme la victime par excellence de l’injustice que l’Histoire perpètre sur les hommes : « ce qu’on aurait dû me dire au berceau : “môme, tu es de la race des larbins, tiens-toi modeste et très rampant, surtout ne vas jamais t’occuper de ce qui se passe à la table des maîtres !” je me serais bien planqué en 14, j’aurais pas ouvert mon clapet… que pour des oui ! oui ! oui !... »37. La réflexion sur l’hybridation nous pousse alors à considérer une ambivalence fondatrice chez Céline : d’un côté, il ne manque pas de proposer une version véridique dont il est le seul porte-voix ; de l’autre, il ne parvient pas à s’émanciper d’une attitude délirante et obsessive, à la fois point de départ et de conclusion de son discours38.

14 La fin de la Trilogie s’avère emblématique de cette contradiction structurelle. Arrivés au bout de leur parcours, Ferdinand et Lili se trouvent face à un groupe d’oiseaux, susceptible de répliquer et de prolonger symboliquement l’itinéraire des protagonistes : Lili voit mieux que moi... c’est rien... là-bas dans les herbes, un oiseau… mais pas un oiseau habituel... un oiseau je dirais « de collection » de Jardin des Plantes... un oiseau grosseur d’un canard, mais mi-rose, mi-noir... et ébouriffé ! Je dirais les plumes en bataille.., je regarde plus loin.., un autre ! celui-là je le connais !... c’est moi qui l’ai vu le premier !... un ibis... drôle de piaf ici… et une « aigrette » !... celle- là sûrement pas du Danemark !.., un paon maintenant.., ils viennent exprès ! et « un oiseau-lyre »... c’est à manger qu’ils voudraient… l’endroit est pas bien nourrissant, ruines, ronces, cailloux… encore un autre !... cette fois, un toucan... on les a presque à trois… quatre mètres… ils seraient familiers si on avait à leur donner, mais, vraiment on n’a rien… là je dis à Lili « ferme bien le sac, qu’il sorte pas la tête ! » je pense à Bébert... comme ça entourés d’oiseaux si il venait quelqu’un il se demanderait ce qu’on leur fait, si des fois nous ne sommes pas charmeurs... charmeurs d’oiseaux... Allons-nous-en !39

15 L’image des oiseaux pourrait être lue comme le signe d’une beauté capable de transcender le temps et l’espace historique et, par conséquent, d’exorciser le triomphe

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du désordre. Mais Rigodon ne se clôt pas sur cette métaphore, qui aurait pu faire allusion à une sublimation esthétique de l’expérience et, pour cela même, la rendre plus acceptable. Céline a besoin de reprendre la parole et de revenir sur ses ressentiments personnels, avant de prendre congé par une dernière référence prophétique au danger jaune. Chez Céline, il n’y a aucune reconstitution du Moi par l’art : face à la crise du monde, le moi célinien ne fait rien d’autre que réitérer sa vision délirante, fusionnant à l’infini expérience autobiographique et histoire, transposition et discours. Une structure plus linéaire et ordonnée aurait peut-être mieux expliqué cette représentation dans ses liens logiques et causaux ; mais elle n’aurait pu restituer avec autant de force et de pathos la conception d’un univers définitivement sorti de ses gonds après les événements de la Deuxième Guerre Mondiale. De ce point de vue, toute critique qui s’attacherait à opérer des distinctions nettes risquerait d’anesthésier la complexité expressive et axiologique de l’édifice célinien : une fois qu’on a bien analysé et compris la fonction des différents genres, on ne peut qu’accepter leur interaction perpétuelle et désordonnée comme la seule possibilité qu’a l’écrivain de représenter le monde. Georges Bataille a écrit que la grandeur de Rimbaud a été d’avoir mené la poésie à son échec ; on pourrait dire que la grandeur de Céline a été d’avoir mené le roman à l’échec du roman.

NOTES

1. Voir, par exemple, E. Seebold, « Du roman à la chronique : la disparition du sens dans l’univers romanesque de L.-F. Céline », dans Le Genre du roman, les genres de romans, Paris, Presses universitaires de France, 1980, p. 147-163. 2. L.-F. Céline, Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, éd. J.-P. Dauphin et H. Godard, Paris, Gallimard, « Cahiers Céline », 1976, t. II. 3. Voir notamment H. Godard, Introduction à dans L.-F. Céline, Romans, éd. H. Godard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. XXIII-XXVIII. 4. Sur cette question, voir entre autres M. Dambre et M. Gosselin-Noat (dir.), L’éclatement des genres au XXe siècle, Paris, Presse de la Sorbonne Nouvelle, 2001. 5. De ce point de vue, dans la Trilogie allemande Céline affine une stratégie de composition qui est explicitement présente à partir de Féérie pour une autre fois (1952). 6. Philip Stephan Day a remarqué la fréquence des allusions à l’alchimie dans l’œuvre de Céline. Voir Ph. S. Day, Le Miroir allégorique de Louis-Ferdinand Céline, Paris, Klincksieck, 1974, p. 123-124. 7. L.-F. Céline, Rigodon, dans Romans, cit., t. II, p. 728. 8. L.-F. Céline, « Interview avec André Parinaud », dans Id., Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, cit., 1993, t. II, p. 39. 9. Cela démontre, une fois de plus, que Céline, loin d’aborder les questions littéraires de façon instinctive, est le protagoniste d’une réflexion approfondie sur le genre romanesque, réflexion qui atteint ses résultats les plus innovants dans la Trilogie allemande. 10. L.-F. Céline, Louis-Ferdinand Céline vous parle, dans Id., Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, cit., 1993, t. II, p. 85. 11. L.-F. Céline, « Interview avec Claude Sarraute », dans Id., Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, cit., 1993, t. II, p. 171.

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12. Il s’agit d’une stratégie explicitement présente à partir de Féerie pour une autre fois. Sur la dimension autobiographique de l’écriture célinienne, voir notamment H. Godard, Poétique de Céline, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1985, p. 381-389. 13. À ce propos, il convient de souligner que cette notion d’expérience est très proche de celle qui sera théorisée, quelques années plus tard, par Michel Foucault : une expérience-limite, qui « a pour fonction d’arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution », M. Foucault, Entretien avec Michel Foucault, dans Dits et écrits, 1980-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », t. IV, p. 41-94, p. 43. 14. L.-F. Céline, Rigodon, cit., p. 758. 15. Marie Hartmann a parlé d’une dimension vindicative de la mémoire célinienne. Voir M. Hartmann, L’Envers de l’Histoire contemporaine. Étude de la « Trilogie allemande » de Louis-Ferdinand Céline, Paris, Société d’études céliniennes, 2006, p. 12-17. 16. Sur l’imbrication entre histoire collective et histoire privée dans la littérature française moderne, voir F. Orlando, Infanzia, memoria e storia da Rousseau ai romantici [1966], Pisa, Pacini, « Studi di letterature moderne e comparate », 2007. 17. Parmi ceux qui ont reproché à Céline une fidélité excessive à la réalité historique, voir L. Rebatet, « Céline soi-même », dans Dimanche-Matin, 30 juin 1957, p. 9. 18. Sur l’ambivalence de la représentation littéraire, nous renvoyons à la réflexion de Francesco Orlando et notamment à Id., Per una teoria freudiana della letteratura [1973], Torino, Einaudi, « PBE », 1992. 19. D’ailleurs, Céline contredit explicitement le statut traditionnel du chroniquer. Sur cette question, voir H. Godard, Poétique de Céline, cit., p. 379. 20. Voir L.-F. Céline, Rigodon, cit., p. 825, p. 880, p. 889. 21. Sur la notion de « tout dire » chez Céline, voir Ph. Roussin, « Tout dire, pourquoi ? », dans Ph. Roussin, A. Schaffner, R. Tettamanzi (dir.), Céline à l’épreuve. Réceptions, critiques, influences, Paris, Champion, « Littérature de notre siècle », 2016, p. 255-272. 22. Ainsi qu’Henri Godard l’a remarqué, Céline ne manque pas de qualifier ces livres comme des romans, tant en couverture qu’en page de titre. Voir H. Godard, Poétique de Céline, cit., p. 370. 23. C’est pourquoi Céline ne choisit que les circonstances biographiques susceptibles de lui fournir une matière narrative convenable à sa peinture du monde. 24. M. Dambre, M. Gosselin-Noat, « Avant- propos », dans M. Dambre et M. Gosselin-Noat (dir.), L’éclatement des genres au XXe siècle, cit., p. 5-7, p. 6. 25. De ce point de vue, Nord, et notamment la partie qui se déroule à Zornhof, est le roman avec un rythme plus proprement romanesque : on y assiste à des péripéties, à une suite de personnages aux teintes souvent pittoresques, à la mise en œuvre d’une véritable intrigue. 26. L.-F. Céline, « Interview avec Louis-Albert Zbinden », dans Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, cit., 1993, t. II, p. 68. Céline revendique cependant une différence fondamentale quant au sujet de la représentation : « Proust s’occupait des gens du monde, je me suis occupé des gens qui venaient à ma vue et à mon observation », Ibidem. 27. Voir, par exemple, la déclaration suivante : « Proust explique beaucoup trop pour mon goût – 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave, c’est trop », L.-F. Céline, Lettre à Milton Hindus, 11 juin 1947, dans Lettres , éd. H. Godard et J.-P. Louis, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 914-915. 28. À ce propos, il convient peut-être de souligner qu’une étude visant à retracer les rapports entre la poétique de Proust et celle de Céline reste à faire ; une telle étude pourrait révéler des aspects capitaux pour comprendre l’évolution du roman dans la première moitié du XXe siècle. 29. L.-F. Céline, Rigodon, cit., p. 731. 30. L.-F. Céline, Nord, dans Id., Romans, cit., t. II, p. 372. 31. L.-F. Céline, Rigodon, cit., p. 712.

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32. Sur les caractéristiques de la parole pamphlétaire, voir notamment M. Angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, « Langages et sociétés », 1982. 33. Sur cette question, voir également l’observation de Marie Hartmann : « La pérennité du mal est démontrée par les références à l’Europe médiévale. Le choix même du genre "chronique" souligne que Céline voit l’époque contemporaine comme une réplique du Moyen Âge », M. Hartmann, op. cit., p. 103-104. 34. L.-F. Céline, Nord, cit., p. 524-525. 35. Ibid. p. 509. Sur ce point, voir également la déclaration suivante : « Ils s’occupent d’histoires grossièrement alimentaires ou apéritives ; ils boivent, fument, mangent, de telle façon qu’ils sont sortis de la vie pour la vie. Ils digèrent », L.-F. Céline, « Dialogue avec Marc Hanrez », dans Céline et l’actualité littéraire 1957-1961, cit., 1993, t. II, p. 112. 36. Pour ces raisons, nous ne pouvons pas partager la lecture proposée par Maxime Prévost : « Pour Céline, l’écriture est gratuite car elle cherche à se libérer de son aspect référentiel ; elle constitue un objet gratuit de contemplation, l’occasion de mettre en scène diverses rhétoriques », M. Prévost, « Acte de parole, acte d’écriture. Céline, le mot écrit et l’imputabilité dans la trilogie allemande », dans Studi francesi, 41, maggio-agosto 1997, p. 283-293, p. 283. 37. L.-F. Céline, Nord, cit., p. 502. 38. C’est la dialectique entre démystification et mythomanie que Denise Aebersold a mise en en évidence. Voir D. Aebersold, Céline, un démystificateur mythomane, Paris, Lettres modernes, « Archives L.F. Céline », 1979. 39. L.-F. Céline, Rigodon, cit., p. 922-923.

RÉSUMÉS

La Trilogie allemande de L.-F. Céline demeure encore aujourd’hui une œuvre difficile à définir. Selon une interprétation fort répandue, la voix du romancier a désormais fait place au regard du chroniqueur. À l’inverse, une autre interprétation pose l’accent sur la prédominance de la dimension fictive. Si on ne serait mettre en discussion le statut romanesque de la Trilogie, il est plus difficile d’établir avec exactitude à quel genre de roman on est confronté. La séparation des genres narratifs, statutairement labile chez Céline, est définitivement abolie en fonction d’une architecture qui fait entrer en collision le roman et les mémoires autobiographiques, la chronique et le commentaire. Mais cette opération n’a rien à voir avec la posture ironique qui sera typique de l’écrivain postmoderne : souvenir, témoignage, digression et transposition trouvent leur véritable sens dans une interaction perpétuelle qui fait écho à la désarticulation du monde, et la transcende au même temps.

L.-F. Céline’s Trilogie allemande is a work that is still difficult to define today. Following a current interpretation, the voice of the novelist has given way to the chronicler’s perspective. Another interpretative path emphasizes the predominance of the fictional dimension. If we would not question the fictional status of the Trilogie, it is more difficult to establish exactly what kind of novel we are dealing with. The separation of narrative genres, which is notoriously fleeting in Celine’s case, is definitively abolished following an architecture that conjoins novel and autobiographical memories, chronicle and commentary. This operation, though, has nothing to do with the ironic posture that will be typical of the postmodern writer : memory, testimony,

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digression and transposition find their true meaning in a perpetual interaction that echoes and transcends the disarticulation of the simultaneous world.

INDEX

Keywords : Céline (Louis-Ferdinand), autobiography, chronicle, transposition, experience, hybridism Mots-clés : Céline (Louis-Ferdinand), autobiographie, chronique, transposition, expérience, hybridisme

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De Jean Bruller à Vercors : texte et images dans les 21 recettes pratiques de mort violente From Jean Bruller to Vercors : texte and images in 21 recettes pratiques de mort violente

Roberta Sapino

Introduction

1 Vercors a souvent été considéré comme l’homme d’un seul livre, Le Silence de la mer1, ainsi que le produit d’une métamorphose soudaine et irréversible qui aurait transformé le « dessinateur campagnard »2, Jean Bruller, en l’écrivain engagé devenu un symbole puissant de la Résistance française. Cependant, la critique contemporaine affirme l’importance de « re-considérer » « le mythe de l’écrivain-né-de-la-Résistance »3 dans une perspective non seulement historico-politique, mais qui tienne compte d’une part, des mécanismes du milieu éditorial (que Bruller, professionnel de l’édition à part entière depuis les années 1920, connaissait bien4), d’autre part, de l’ampleur et de la variété de l’œuvre de Vercors : une quarantaine d’ouvrages entre romans, nouvelles, essais, articles, textes autobiographiques, carnets de voyage et même un manuel de cuisine. Le mythe de la métamorphose s’estomperait alors, au profit d’une approche critique valorisant les éléments de continuité au lieu d’insister sur le moment de rupture.

2 Dans le présent article, nous voudrions mettre en exergue ce qui nous paraît être un élément de continuité majeur : la coexistence, tout au long de l’œuvre de Bruller- Vercors et indépendamment du genre dans lequel chaque ouvrage est classé, de modalités expressives appartenant aux domaines des arts visuels et de l’écriture. En nous appuyant sur quelques ouvrages datant d’avant et d’après 1942, dans la première partie nous proposerons de remplacer la notion de métamorphose par celle d’hybridité. Nous nous concentrerons ensuite sur les 21 recettes pratiques de mort violente5, un

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ouvrage qui, en vertu de ses caractéristiques stylistiques et de son histoire éditoriale, invite à remettre en cause tout discours sur la « mise à mort » du dessinateur.

Les mots, les images

3 « Que vous le veuillez ou non, vous êtes aux confins de deux expressions d’art. Si vous perdiez la vue, ou la main, vous dicteriez des nouvelles, et votre œuvre se continuerait »6 : ainsi, en 1938, Roger Martin du Gard exprime son admiration pour l’album Silences7, que Bruller vient de diffuser. Pourtant, l’album n’inclut aucun apparat textuel : son pouvoir narratif dépend de la capacité de l’auteur à figer sur papier un instant qui contient, en puissance, une histoire. « Comme dessinateur, j’étais déjà tout de même un petit peu, je crois, un écrivain, en ce sens que je n’ai jamais fait de dessin, disons, “pictural”, mais toujours “signifiant”, pour exprimer certaines idées… »8 reconnaît l’auteur dans un entretien avec Pierre Daix. Et les cent soixante estampes qui composent La Danse des vivants9, publiées à partir de 1932 sous la forme de Relevés trimestriels, ont une visée proprement littéraire : « Chaque estampe constituant l’équivalent graphique, en somme, d’un court récit, d’une fable, je produirai ainsi au long des jours, si j’en amasse en nombre suffisant, une sorte de Comédie humaine dans l’ordre de la gravure »10.

4 Presque tous les albums de Bruller sont enrichis de parties textuelles de longueur variable, tellement articulées qu’en 1938 « on voulut bien [les] appeler de la littérature »11 et Bruller fut admis à la section française du PEN Club. « Nel ricorso frequente alla parola – in sette casi su nove – risiede l’originalità degli album di un artista che, precocemente tentato dalla scrittura, può esercitare in questo modo la sua penna senza dover confessare a nessuno – neppure a se stesso – le proprie ambizioni letterarie »12, affirme Flavia Conti.

5 Un exemple poignant du penchant de Bruller pour l’écriture est Le Mariage de Monsieur Lakonik13, une sorte de bande dessinée où le texte se trouve en bas de chaque vignette, et qui raconte les aventures autour du monde des deux anti-héros M. Lakonik et Mlle Carpe, l’un sourd, l’autre muette. Dans cet ouvrage amusant et grotesque, parcouru d’un discours colonialiste évident14, les parties textuelles sont tellement structurées que selon Radivoje Konstantinovič Monsieur Lakonik devrait être considéré comme « une histoire comique illustrée […], la première nouvelle de Bruller-Vercors »15.

6 Si en tant que dessinateur et graveur Bruller manifeste déjà une forte tendance à la narrativité, une fois « métamorphosé » en Vercors il semble se servir des mots comme s’il tirait des traits au crayon. Dans ses textes littéraires l’écrivain nous montre souvent des figures caractérisées par une simplification géométrique et une exagération qui ne sont pas loin de rappeler ses caricatures humoristiques : dans La Bataille du silence le ministre Georges Bonnet a un « long visage au grand nez en quenelle » et des « yeux de limande d’un bleu délavé »16, Pierre de Lescure a une « bouche en rectangle » sous « la moustache en brosse »17. Et Le Silence de la mer, « le premier texte et la dernière gravure »18 de l’auteur selon Christian de Bartillat, s’ouvre sur une description reposant sur un modèle très commun dans la bande dessinée, qui avait d’ailleurs contribué au succès des illustrations réalisées par Bruller pour Pif et Paf19 et Patapoufs et Filifers20 : « L’un dégingandé et maigre, l’autre carré, aux mains de carrière »21, les deux soldats qui accompagnent von Ebrennac composent un couple certes effrayant, mais aussi un peu ridicule en vertu de l’opposition de leurs traits physiques. De même, le corps

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« immense et très mince » de l’officier, tellement grand que « en levant le bras il eût touché les solives » et que « sa tête cognait un peu sur la console »22, repose sur une exagération presque caricaturale.

7 Suite à ce petit panorama il nous semble pouvoir affirmer que l’osmose, voire l’hybridation entre l’écriture et le dessin constitue une composante fondamentale de l’acte créateur de l’artiste-écrivain, pour qui « gravures et livres ne seront après tout que les deux faces de la pièce de monnaie »23. Nous observerons ci-après comment cette hybridation se réalise dans l’album 21 recettes pratiques de mort violente.

21 recettes pratiques de mort violente : l’édition de 1926

8 Le premier album de Bruller est né d’un jeu. Au début des années vingt, Bruller est en vacances à Saint-Cergues en compagnie d’Yvonne Paraf (qui aura, des années plus tard, un rôle fondamental dans les Éditions de Minuit). Les deux flirtent un peu, jusqu’à ce que la femme avoue son manque d’intérêt ; Bruller, de son côté, réagit en se retranchant dans l’humour. Un soir où ils sont en train de jouer aux « petits points », il dessine dans un coin de la feuille « un amoureux transi qui se fait sauter la cervelle ». Elle répond en esquissant « un homme, droit comme un I de rigidité cadavérique, tombé le nez sur une poêle entourée de fumée ». Il dessine un homme qui se noie « la tête dans un seau d’eau », elle, un qui se jette du cinquième étage, il conclut par « un homme qui passe, tout aplati, dans les rouleaux d’un laminoir ». Une fois rentré à Paris, Bruller arrive à vingt-et-une images, accompagne « chaque dessin d’un texte sur la manière de s’en servir » et envoie le paquet à « la cruelle »24. Yvonne et ses amis se montrent enthousiastes, mais l’histoire s’arrête là. Quelques années plus tard, Bruller décide de tenter sa chance. Il montre la maquette à un certain nombre de libraires parisiens dans l’espoir d’obtenir des souscriptions ; parmi eux il y a Pierre de Lescure, qui non seulement achète un nombre important d’exemplaires, mais qui propose à Bruller de participer à d’autres projets. Le caricaturiste amateur devient dessinateur à temps plein.

9 D’un point de vue matériel, la première édition des 21 recettes, dont Bruller s’occupe personnellement, se présente comme un volume in-16 imprimé sur du papier Madagascar de haute qualité. Vingt-et-une grandes images en couleur se trouvent sur les pages de gauche, qu’elles occupent entièrement, alors que sur les pages de droite on trouve des textes ayant, selon la définition de Bruller, fonction de modes d’emploi. Le tout est précédé d’une petite introduction où l’auteur déclare son propos et invite son interlocuteur hypothétique à lire, et non seulement à observer, son album : « Je voudrais que la lecture de mon livre fit admettre à la Société que l’anormal est, non point qu’on se suicide, mais bien qu’on ne se suicide pas »25.

10 D’emblée, le volume est situé à la frontière entre les deux domaines apparemment distincts du dessin et de la littérature, suggérant une hybridité générique que le titre complet (21 recettes pratiques de mort violente à l’usage de personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas) contribue à renforcer : par le pronom « nous », l’auteur non seulement insère son Je dans la matérialité du texte, mais il postule aussi l’existence d’un lecteur/observateur qui partage totalement sa curiosité un peu morbide. La volonté d’être lu s’accompagne d’un intérêt évident pour les possibilités expressives que la langue française peut lui offrir. Tout comme dans ses dessins il se sert des couleurs les plus vives et les plus éclatantes

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sans hésiter à abandonner toute visée naturaliste (le vert citron de la peau de l’homme qui se noie ou le jaune intense du visage du suicidé par asphyxie carbonique n’en sont que deux exemples), dans les textes il met en place un système expressif fondé sur l’exagération et sur l’absurdité, appliquant à la langue les mêmes principes sur lesquels se fonde la caricature. La section « Du suicide par immersion prolongée partielle », qui se fonde sur l’interprétation au pied de la lettre d’une expression idiomatique (« Il convient particulièrement aux gens peu débrouillards, dont on dit communément qu’ils se noient dans un verre d’eau, ou même, plus trivialement, dans leur crachat »26) en est un exemple. L’image assez simple d’un bonhomme avec la tête plantée dans un seau d’eau (qui, en l’absence de commentaire, ne susciterait pas beaucoup d’hilarité) est renforcée dans son effet comique par l’association avec une autre image : celle, seulement évoquée et pourtant bien présente, de quelqu’un qui essaie d’enfiler la tête dans un verre d’eau. De son côté, l’efficacité du texte est accrue par la présence de l’illustration, qui propose une mise en œuvre concrète et tout à fait possible du jeu de mots proposé dans le texte : finalement, pour « se noyer dans un verre d’eau » il suffirait de choisir un verre de plus grandes dimensions…

11 On voit bien que dans ce qui est présenté comme un album de dessins, le texte n’a pas seulement la fonction de didascalie. Au contraire, une relation d’interdépendance s’instaure entre les deux codes expressifs, qui se répondent et s’enrichissent l’un l’autre, contribuant de manière active au sens et à l’effet comique de l’ouvrage.

12 D’autres dessins, de taille plus réduite et tous réalisés à l’encre noire, enrichissent les pages des 21 recettes. En tête de chaque « recette » est placée une lettrine décorée d’un petit dessin, lui aussi montrant une méthode suicidaire. Ces dessins n’ont pas forcément de rapport avec le sujet général du chapitre, mais ils sont conçus à partir de la forme des lettres auxquelles ils doivent s’intégrer. Le résultat est un petit alphabet grotesque, dans lequel l’écriture est considérée presque exclusivement comme signe graphique – c’est-à-dire, comme dessin.

13 Enfin, chaque « recette » se conclut par un autre petit dessin, celui-ci en rapport avec la méthode suicidaire présentée. Dans certains cas, l’image propose une solution, alternative par rapport à celle représentée dans l’illustration principale, pour mener à bien la méthode suicidaire choisie : on peut se faire sauter la cervelle avec un coup de pistolet à la tête ou dans la bouche, mourir « par explosion » en fumant un bâton de dynamite ou en se glissant dans la bouche d’un canon, s’étrangler par pendaison ou de ses propres mains… Dans d’autres cas, Bruller conçoit les deux images (la planche en couleur et le petit dessin conclusif) de manière à développer une véritable narration qui s’appuie exclusivement sur le médium graphique. C’est le cas par exemple de la section consacrée au suicide par section artérielle, où le petit chien, qui dans l’image d’ouverture tourne le dos à celle que nous imaginons être sa patronne, réapparaît dans le dessin final, où il est en train de boire un liquide sombre qui a l’air d’être le sang de la femme. Ou encore (mais les exemples sont nombreux), après avoir montré un homme qui se jette d’une fenêtre, Bruller nous fait voir deux éboueurs qui ramassent sa dépouille à l’aide d’une pelle et d’une brouette. En exploitant la valeur narrative des images en séquence, Bruller accompagne les différents « modes d’emploi » d’une petite anecdote par images, qui raconte une tentative spécifique de suicide et son issue toujours aussi fatale que comique. Ainsi, les images n’ont pas seulement une fonction illustrative, tout comme le texte ne sert pas simplement de didascalie. Au contraire, les deux médiums se complètent parfaitement pour composer un ouvrage complexe ayant

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plusieurs niveaux de lecture, dont la valeur narrative, sémantique et humoristique prend son origine de et par la rencontre entre les mots et les images, c’est-à-dire dans l’hybridité.

14 Il est important de remarquer que l’humour un peu macabre des 21 recettes est bien loin du nihilisme que Bruller exprime à partir de son deuxième album : « Je n’étais alors pas du tout pessimiste, c’était du comique pur, uniquement pour faire rire » explique l’auteur à Gilles Plazy, qui lui demande s’il n’y a pas dans l’ouvrage « de l’humour noir » 27. Et il est, en vertu de son approche désengagée et un peu cocasse, encore plus loin de la réflexion humaniste du Vercors d’après-guerre : c’est ce qui rend particulièrement intéressant le choix de l’écrivain de récupérer les 21 recettes en 1977 pour en réaliser une édition à grand tirage. Dans la section suivante, nous nous interrogerons sur la réalisation matérielle et sur les implications de cette réédition.

L’édition de 1977

15 Vers le milieu des années 1970, la maison d’édition Tchou contacte Vercors : Dominique Dallayrac est en train d’organiser une collection intitulée La Mort en questions et aimerait bien y inclure un texte écrit de sa main. « Pas besoin de l’écrire », répond Vercors, « j’ai cette histoire, Les Chevaux du temps, où il est question de la mort, et j’ai un vieil vieil vieil album qui s’appelle 21 recettes pratiques de mort violente »28. Contrairement à ce qu’il annonce, Vercors ne se limite pas à faire réimprimer l’ouvrage : l’édition de 1977 présente d’importantes différences par rapport à celle réalisée un demi-siècle plus tôt, sur lesquelles nous nous attarderons dans cette dernière partie.

16 Ce qui saute immédiatement aux yeux c’est qu’en couverture le nom de l’auteur est indiqué comme « Jean Bruller dit VERCORS », où le pseudonyme est imprimé bien au centre de la page, en lettres capitales et dans une police plus grande que le reste. Bien que l’identité de Vercors soit publique depuis longtemps, en 1977 (comme encore aujourd’hui) la renommée de Bruller n’est pas comparable avec celle de Vercors « le héros de la Résistance » : nous pouvons donc supposer que ce choix est dû, entièrement ou en partie, à des raisons d’ordre éditorial et commercial. Ce qui nous semble plus intéressant c’est la présence sur la couverture du nom de Jean Bruller, alors que Les Chevaux du temps29 paraît exclusivement sous son pseudonyme : pour la première fois depuis 1942 l’auteur signe de son vrai nom, revendiquant son passé de dessinateur et suggérant un rapport d’équivalence entre Bruller et Vercors. Trente-cinq ans après avoir tué symboliquement Jean Bruller, l’auteur en exhume – tout aussi symboliquement – la dépouille, peut-être pour signaler que le dessinateur n’avait jamais vraiment disparu : « ça reparaîtra sous le nom de Jean Bruller » annonce-t-il à Jacques Chancel, « je serai content de le voir renaître »30.

17 Si les vingt-et-une planches qui composent l’album restent inchangées, bien que l’éclat des couleurs résulte quelque peu estompé à cause de l’impression à grand tirage, la partie textuelle double de volume. Un « Avertissement » signé « L’éditeur » explique les raisons de la réédition faisant référence aux troubles sociaux et politiques du moment (crise endémique, incertitude, surpopulation…) et affirme que la publication des recettes de mort fait partie de ses devoirs de bon éditeur : « Cette réédition était indispensable. […] [D]ans la période que nous traversons […] [n]otre maison se devait donc d’offrir aux candidats en souffrance des méthodes éprouvées pour s’occire par les moyens les plus rapides »31. En vertu de l’humour noir qui se dégage de cet

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avertissement, Flavia Conti a formulé l’hypothèse que Vercors n’est « pas étranger à sa rédaction »32. Si cela est vrai, le renversement parodique de la notion d’engagement opéré par l’avertissement pourrait bien être lu comme une tentative de l’auteur de prendre de la distance par rapport à lui-même, et cela non pas pour renier les idéaux humanistes qui fondent sa pensée et son œuvre, mais pour remettre en cause les discours et les clichés qui contribuent à figer son image publique.

18 L’auteur reprend la parole à la première personne dans l’introduction, qui était déjà présente dans l’édition de 1926 mais qui se présente agrémentée d’une petite, et pourtant significative, note conclusive. Dans le passage ajouté en 1977, l’auteur (qui signe avec les initiales J.B.) polémique contre l’éditeur, lui attribuant « la responsabilité du suicide maladroit qu’il aurait tenté lors de la première publication », suicide qui aurait eu lieu « en présence de la presse » et qui aurait été tenté parce que « rester obstinément vivant était une fâcheuse contre-publicité et risquait de compromettre la diffusion de [l’] ouvrage »33. Le jeu (auto)ironique est aussi évident que significatif : l’auteur qui signe son texte « J. B. » affirme avoir essayé – avec la complicité (du moins passive) de la presse – de se donner la mort, mais ne pas avoir réussi ; il accuse l’éditeur de l’édition de 1926 de cet échec, mais nous savons très bien qu’il s’agit de Bruller lui- même, l’album ayant été publié à compte d’auteur. Dans ce brouillage de Je qui se surimposent, le mythe de la mort artistique de Bruller, prélude à la naissance de l’écrivain engagé Vercors, s’effrite subtilement.

19 Une catégorie ultérieure de rajouts textuels confirme cette lecture. Chaque « recette » est enrichie d’un commentaire situé après le petit dessin à l’encre noire qui en 1926 marquait la fin de la section. Alors que le ton de ces commentaires est, comme le remarque Flavia Conti, « singulièrement conforme à celui adopté cinquante-et-un ans plus tôt »34, les nombreuses références à des événements très problématiques de l’histoire récente qu’ils contiennent rendent à notre avis presque impossible de considérer cette édition des 21 recettes comme un pur divertissement, complètement désengagé et « sans aucun rapport avec l’Histoire »35. L’allusion au suicide douteux de Maïakovski jette une ombre inquiétante sur la section consacrée au suicide par saut de cervelle et l’image évoquée des moines bouddhistes qui à Saïgon s’immolent « pour protester contre la dictature et l’occupation étrangère »36 marque une prise de distance par rapport aux propos colonialistes exprimés pendant sa jeunesse. « Le phosphore a été à l’honneur pendant la Seconde Guerre mondiale, puis le napalm pendant celle du Vietnam »37 écrit l’auteur, mais on a du mal à considérer le napalm et le phosphore comme des instruments de mort volontaire. « Les ingénieurs du Troisième Reich », quant à eux, « avaient perfectionné à l’extrême » la recette du suicide par asphyxie : « un simple signe distinctif en forme d’étoile permettait de vastes rassemblements et une grande économie de moyens »38. « Le comique de Chaplin n’a pas pu exprimer la terrible blessure mentale causée par les abominations nazies » regrette Vercors, « [p]as plus que lui, Bruller ne l’aurait pu, et Vercors encore moins »39. Cependant, dans ce texte où les deux identités de l’auteur se confondent, un véritable discours humaniste prend forme au fil des pages, qui se sert de l’humour pour dévoiler l’absurdité aberrante de situations et de sentiments appartenant à l’histoire récente.

20 Évidemment, ce changement profond dans la composante textuelle du volume entraîne une redéfinition du rapport avec les images. Nous avons précédemment dit que dans l’édition de 1926 les illustrations avaient souvent une fonction anecdotique, en ce qu’elles proposaient une mise en œuvre spécifique de la méthode suicidaire dont le

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texte fournissait les instructions. Ainsi, le texte se posait comme un discours d’ordre général, alors que les images constituaient des exemples spécifiques. Dans l’édition de 1977, ce rapport nous paraît souvent renversé : les nombreuses références aux événements tragiques du XXe siècle introduisent dans les textes des exemples de suicides et de meurtres tellement concrets et actuels que leur souvenir est, il est légitime de le supposer, bien vivant dans l’esprit des lecteurs. En explicitant des noms, des lieux, des moments précis de l’Histoire, Vercors ancre solidement sa réédition/ réécriture du texte dans le contexte socio-politique qui lui est contemporain. Par un effet que l’on pourrait qualifier d’optique, les figures humaines représentées dans les illustrations semblent perdre leur statut d’unicité : les aspirants suicidaires aux visages déformés et aux corps de couleurs trop voyantes apparaissent donc comme les caricatures grotesques non pas de quelques individus spécifiques, mais de l’humanité au sens large, constamment confrontée à l’absurdité de l’existence et à la violence de l’histoire. Pour l’auteur qui voit dans l’humour et la satire un moyen d’ « atteindre au permanent, aux problèmes éternels de l’homme face à sa condition sur terre »40, l’hybridité générique et médiatique des 21 recettes constitue un véritable terrain d’exploration, dans lequel multiplier les niveaux de lecture possibles pour formuler et reformuler des enjeux qui sont à la fois artistiques et littéraires, politiques et éthiques et, finalement, (auto)biographiques.

21 La multiplication des « Je » mise en œuvre dans l’avertissement et l’introduction au volume témoigne à notre avis de la volonté de l’auteur de revendiquer un niveau ultérieur d’hybridité : l’hybridité identitaire, qui lui permettrait de se dégager des contraintes que le « mythe » de Vercors lui impose et qui lui accorderait une plus grande liberté expressive. Dans l’entretien radiophonique précédemment mentionné, Vercors explique que Le Silence de la mer a représenté « [sa] chance et peut-être aussi un petit peu [sa] malchance », puisque le succès imprévu et immense qu’il a remporté a fini par le coincer dans un engrenage dont, semblerait-il, il n’a pas eu la force de se soustraire, même lorsqu’il aurait souhaité revenir en arrière : Je n’ai jamais été aussi libre – je parle comme écrivain – que lorsqu’on ne savait pas qui était Vercors. Parce qu’alors on écrit ce qu’on veut, absolument, on n’a pas à défendre une certaine image de soi, qui doit avoir une certaine continuité, ce que tout écrivain est obligé de faire, puisqu’il signe ses livres. Si on ne signait pas ses livres on serait dans une liberté merveilleuse.41

22 Aussi, c’est avec une certaine nostalgie qu’il affirme n’avoir jamais souhaité quitter le dessin : Je n’ai jamais abandonné le dessin volontairement, et puis il s’est trouvé aussi qu’après la libération de grosses difficultés se levaient pour publier des dessins du genre des miens, ça coûtait très cher, on ne trouvait pas le papier, alors je le remettais du jour au lendemain, et puis j’ai toujours d’autre chose à faire, j’avais toujours un livre à écrire qui n’était pas encore écrit, alors je repoussais, je repoussais ma carrière de dessinateur à l’année suivante, à l’année prochaine, et puis deux ans, trois ans, cinq ans, dix ans ont passé et puis j’ai cessé d’être dessinateur […] Alors maintenant évidemment ça me donne une certaine nostalgie, c’est pourquoi je suis si content de voir paraître ce premier album.42

23 La fin des années 1970 représente une période particulière dans la vie personnelle et artistique de Vercors. Après avoir « pris congé »43 du PCF à la fin des années 1950 et avoir assisté, en 1972, à la « mise à mort » des Lettres françaises44, étant arrivé au cinquantenaire de sa première publication (les 21 recettes, justement), Vercors vit une période de recherche mais aussi de désillusion dans laquelle – l’entretien avec Jacques

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Chancel le montre bien – l’image publique de Vercors commence à lui peser trop lourd sur les épaules. Les textes qu’il fait paraître à cette époque sont d’ailleurs plutôt différents par rapport à la plupart de sa production littéraire : en 1976 il rédige un volume illustré de recettes de cuisine45 et en 1977, parallèlement aux 21 recettes pour (se) donner la mort, il envoie à Dallayrac Les Chevaux du temps, un roman fantastique où il est question de mystères et de fantômes. Dans la préface de ce roman, Vercors affirme que le temps est venu pour lui qu’il « [s]’accorde congé »46 et qu’il laisse aux générations suivantes le soin de poursuivre sur la voie philosophique et humaniste qu’il a tracée depuis la guerre. « Et me voici libre de céder à mes goûts »47 poursuit-il, et il conclut : « Et la vérité vraie, la simple vérité, c’est que je me suis, en écrivant ces fables, tout bonnement accordé, en ne pensant ni à bien ni à mal, le droit de me faire plaisir » 48.

24 Vercors est bien conscient du fait que les atmosphères mystérieuses des Chevaux du temps n’ont rien à voir avec le rationalisme auquel ses lecteurs sont habitués. À un moment où il est tenté de prendre congé de ce que son rôle d’intellectuel engagé lui impose et où il s’interroge sur son futur, la publication d’un roman fantastique représente à la fois un retour aux origines et une réinvention de son identité : « Je l’aurais volontiers signé Jean Bruller »49 avoue-t-il d’ailleurs.

25 Il faut enfin remarquer que la volonté de passer le relais aux générations suivantes, annoncée dans la préface des Chevaux du temps, est un enjeu important chez le Vercors des dernières années. Notamment, en 1984 il récupère deux de ses romans les plus durs50 et, afin de « sauver de l’oubli » les thèmes qui ont « dirigé sa vie », « de les repenser à neuf, dans un cadre et avec des moyens bien entendu très différents »51, il les réécrit dans un seul texte, Le Tigre d’Anvers. Dans ce cas comme dans les 21 recettes revenir en arrière signifie, finalement, se projeter dans le futur.

Conclusion

26 La réédition des 21 recettes aborde des questions non seulement stylistiques et éditoriales, mais aussi identitaires et éthiques. D’un côté, les ajouts textuels de 1977 se situent en continuité parfaite avec la production littéraire de Vercors ; de l’autre, l’auteur aspire à retrouver une légèreté d’esprit et une liberté de création qui lui semblent perdues. Lieu textuel caractérisé par l’hybridation entre des modalités expressives différentes, 21 recettes pratiques de mort violente est aussi le lieu d’une hybridation identitaire : « J’ai vu Bruller devenir Vercors. Verrai-je Vercors demander aide à Bruller pour retrouver le plein équilibre dans l’exercice de son double talent ? »52 se demande en 1957 Roger Martin du Gard. On a bien l’impression que cette prophétie s’est réalisée.

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NOTES

1. Vercors, Le Silence de la mer, Paris, Les Éditions de Minuit, 1942. Les citations dans le présent article seront tirées de l’édition suivante : Id., Le Silence de la mer, Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 1994. 2. Id., La Bataille du silence. Souvenirs de minuit, Paris, Presses de la Cité, 1967, p. 15. 3. A. Simonin, Les Éditions de Minuit, le devoir d’insoumission. 1942-1955, Caen, Imec Éditeur, 2008, p. 24-25. L’auteur a largement contribué à la création du mythe d’une transformation qui se serait réalisée tout naturellement, en réponse au moment historique. Par exemple le choix d’intituler « Prélude à une métamorphose » la première partie de l’ouvrage autobiographique La Bataille du silence est significatif, et plus tard, lors d’un entretien avec Gilles Plazy, l’auteur décrit sa métamorphose comme soudaine et définitive : « Plus rien chez moi qui rappelle mon métier (papier, fusain, encre de Chine) et soulèverait chez moi une tristesse inutile. Jean Bruller est mort et bien mort en 1940, au purgatoire depuis ce temps sans trop de chances d’en sortir un jour. Mais cette situation, ce transfert n’ont en rien été le fait de ma volonté, d’un choix délibéré », Vercors, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, Paris, François Bourin, 1991, p. 148. 4. Voir N. Gibert-Joly, « Jean Bruller-Vercors et l’imprimerie », dans A. Riffaud (dir.), L’écrivain et l’imprimeur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 337-358, consulté le 28/03/2019, URL : . 5. J. Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé par J. Bruller, usager des chemins de fer de l’État, Paris, 19, rue Servandoni, 1926. L’album fut réédité, avec d’importants changements, dans les années 1970 : J. Bruller dit Vercors, 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, Tchou, 1977. Nous signalons également les éditions « jumelles » réalisées récemment par la maison d’édition italienne Portaparole, dans une collection dirigée par Elisabetta Sibilio : Id., 21 recettes pratiques de mort violente, Roma, Portaparole, « I Venticinque », 2010 ; Id., 21 ricette pratiche di morte violenta, tr. it. F. Conti, Roma, Portaparole, 2011. 6. N. Gibert-Joly, Édition électronique de la correspondance de Jean Bruller-Vercors, thèse de doctorat sous la dir. de A. Riffaud, Université du Maine, 7 juin 2011, t. 2, p. 82. Souligné dans le texte. 7. J. Bruller, Silences, Villiers-sur-Morin, 1937-1938. Les huit eaux-fortes constituant cet album ont été rééditées, avec d’autres estampes et illustrations de Bruller, dans un volume de très belle qualité : Vercors, Les Silences de Vercors, éd. A. Riffaud, Le Mans, Création et recherche, 2002. 8. P. Daix, « Vercors et le fantastique », dans Les Lettres françaises, n. 870, 6 avr. 1961, p. 1-5, p. 1. 9. J. Bruller, La Danse des vivants, Paris, Aux nourritures terrestres, 1932-1938. 10. Vercors, Les Occasions perdues, ou, l’étrange déclin. L’après-Briand, 1932-1942, Paris, Plon, 1982, p. 23. 11. Id., La Bataille du silence. Souvenirs de minuit, cit., p. 28. 12. F. Conti, Le forme brevi della narrativa di Vercors, Roma, Aracne, 2014, p. 22. « Dans le recours fréquent à la parole – dans sept cas sur neuf – réside l’originalité des albums d’un artiste qui, précocement attiré par l’écriture, trouve un moyen d’exercer sa plume sans avoir besoin d’avouer – même pas à lui-même – ses ambitions littéraires » (nous traduisons). 13. J. Bruller, Le Mariage de Monsieur Lakonik, Paris, Hartmann, 1929. 14. Voir N. Gibert-Joly, « Jean Bruller, dessinateur et illustrateur de la littérature coloniale pour la jeunesse de l’entre-deux-guerres : de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de- Sucre (1937) », dans Strenae, 3, 2012, consulté le 20/03/2019, URL : ; M. Lévêque, Écrire pour la jeunesse, Rennes, Presses

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Universitaires de Rennes, 2011 ; J. Tramson, « Jean Bruller et Le Mariage de M. Lakonik, un Christophe moderne ? », dans G. Cesbron et G. Jacquin (dir.), Vercors et son œuvre, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 23-34. 15. R. D. Konstantinovič, « Vercors conteur », dans G. Cesbron et G. Jacquin, op. cit., p. 253-258, p. 253. 16. Vercors, La Bataille du silence. Souvenirs de minuit, cit., p. 46-47. 17. Ibid., p. 187. 18. C. de Bartillat, Vercors. L’homme du siècle à travers son œuvre 1902-1991, Étrépilly, Les Presses du Village, 2008, p. 57. 19. H. Dubus, Pif et Paf, Paris, Fernand Nathan, 1927. 20. A. Maurois, Patapoufs et Filifers, Paris, Hartmann, 1930. 21. Vercors, Le Silence de la mer, cit., p. 17. 22. Ibid., p. 20. 23. C. de Bartillat, op. cit., p. 57. 24. Vercors, La Bataille du silence. Souvenirs de minuit, cit., p. 126. 25. J. Bruller, 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé par J. Bruller, usager des chemins de fer de l’État, Paris, 19, rue Servandoni, 1926, sans indication de page. 26. Ibidem. 27. Vercors, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, cit., p. 52. 28. J. Chancel, Vercors, Radioscopie, 5 oct. 1977, consulté le 20/03/2019, URL : . 29. Vercors, Les Chevaux du temps, Paris, Tchou, 1977. 30. J. Chancel, op. cit. 31. J. Bruller dit Vercors, 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, Tchou, 1977, sans indication de page. 32. Id., 21 recettes pratiques de mort violente, Roma, Portaparole, « I Venticinque », 2010, p. 8. 33. Id., 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, Tchou, 1977, sans indication de page. 34. Id., 21 recettes pratiques de mort violente, Roma, Portaparole, « I Venticinque », 2010, p. 8. 35. Ibidem. 36. Id., 21 recettes pratiques de mort violente, à l’usage des personnes découragées ou dégoûtées de la vie pour des raisons qui, en somme, ne nous regardent pas, précédées d’un petit manuel du parfait suicidé, Paris, Tchou, 1977, sans indication de page. 37. Ibidem. 38. Ibidem. 39. Vercors, À dire vrai. Entretiens de Vercors avec Gilles Plazy, cit., p. 49. 40. Id., La Bataille du silence. Souvenirs de minuit, cit., p. 17. 41. J. Chancel, op. cit. 42. Ibidem. 43. Vercors, P.P.C., Paris, Albin Michel, 1957. 44. Id., « Nous avons été heureux », dans Les Lettres françaises, 1455, 11 oct. 1972, p. 6. 45. Id., Je cuisine comme un chef : les 101 plus fines recettes de la gastronomie française mises à la portée des personnes les moins expérimentées, Paris, Seghers, 1976. 46. Id., Les Chevaux du temps, cit., p. 7. 47. Ibidem. 48. Ibid., p. 9.

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49. J. Chancel, op. cit. 50. Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, Les Éditions de Minuit, 1946 ; Id., La Puissance du jour, Paris, Albin Michel, 1951. 51. Id., Le Tigre d’Anvers, Paris, Plon, 1984, p. 7. 52. N. Gibert-Joly, Édition électronique de la correspondance de Jean Bruller-Vercors, cit., p. 202.

RÉSUMÉS

Souvent considéré comme l’homme d’un seul livre, Vercors est l’auteur d’une œuvre aussi vaste que variée. À partir des années 1920, sous son vrai nom de Jean Bruller il gagne une certaine renommée en tant que graveur et illustrateur. Mais quel rapport y a-t-il entre le dessinateur insouciant et l’écrivain engagé ? Selon la critique actuelle, le mythe de la « métamorphose » serait à reconsidérer. Dans notre article nous proposons de remplacer la notion de métamorphose par celle d’hybridité : l’hybridation entre les modalités expressives de l’écriture et des arts visuels caractérise les textes indépendamment de leur genre. Nous nous appuyons notamment sur l’analyse de l’album 21 recettes de mort violente, dont les caractéristiques stylistiques et l’histoire éditoriale invitent à remettre en cause tout discours sur la « mise à mort » du dessinateur au profit de l’écrivain.

While Vercors is often remembered for one book only, his works are extensive in both number and subject. Starting from the twenties, he gained some notoriety as engraver and illustrator under his real name, Jean Bruller. What is the relationship between the carefree illustrator and the engaged writer? According to contemporary criticism, the myth of the “metamorphosis” of Vercors needs to be reassessed. In this article, I argue that the concept of metamorphosis can be fruitfully substituted with that of hybridity. The hybridization between the expressive modes of writing and visual arts marks the texts of Vercors regardless of their genre. This contention is mainly developed through an analysis of 21 recettes de mort violente, a collection of engravings. The stylistic features and editorial history of this work problematize all claims that Bruller the illustrator disappears once Vercors the writer takes centerstage.

INDEX

Mots-clés : Vercors, Bruller (Jean), album, hybridité, métamorphose Keywords : Vercors, Bruller (Jean), engraving, hybridity, metamorphosis

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Rubriques

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Rubriques

Concetta Cavallini (dir.) Seuils poétiques « La peine » ou « la gloire » ? La poésie française du XVIe siècle en traduction

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Présentation Presentation

Concetta Cavallini

1 Les textes des grands auteurs de la Renaissance ont toujours été au centre d’opérations de traduction, non seulement vers l’italien mais, sur la base de la profonde variation diachronique entre la langue de la Renaissance et l’époque contemporaine, vers le français contemporain aussi1. La poésie a été moins traduite ; une tendance qui s’affirme déjà à la Renaissance et qui continue jusqu’à présent2. Le poids des contraintes formelles, les spécificités de l’inspiration, la lourdeur de la tâche qui pesait sur le traducteur était parfois un obstacle à la besogne3. Le fait même de parler de « traduction » pour le XVIe siècle pourrait relever de l’anachronisme car, sauf de rares exceptions, c’était généralement la « traduction-explication »4, ou imitation, qui l’emportait dans la pratique. Trouver des traductions avec le texte « en regard » est assez rare et constitue souvent un exercice didactique plus qu’une véritable épreuve littéraire5.

2 Peletier du Mans, dans son Art poétique, avait bien reconnu que la « plus vraie espece d’Imitation c’est de traduire » mais, après cette première phrase, dans le chapitre « Des Traductions », il avait énuméré tous les problèmes liés à l’activité du traducteur. Premièrement, le manque de liberté, puisque le traducteur « s’asservit » non seulement à l’invention d’autrui, mais aussi à sa disposition et à son élocution ; deuxièmement, le manque de gloire personnelle puisque « le traducteur n’a jamais le nom d’Auteur »6. Du Bellay, dans la Défense et illustration de la langue française (1549), affirme que celui qui imite n’est pas un « singe »7 et défend sa dignité. Par contre, les traducteurs se plaignent de la lourdeur de leur activité : « ie hay le nom esclave de traducteur »8 affirme Pierre de Brach ; et Thomas Sébillet de lui faire écho (« Tourner de langue en autre en estranger auteur / Honore peu celuy qui en a pris la peine »9), avec Étienne de La Boétie (« Que de traduire une langue estrangere / La peine est grande, & la gloire legere »10) dans le sillage du topos gloire/peine des traductions poétiques qui est très répandu au XVIe siècle. Depuis la Renaissance, les études sur la traduction et sur l’activité des traducteurs ont subi une profonde évolution, avec la naissance de nouvelles disciplines, comme la traductologie ; le travail du traducteur a aussi été plus

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correctement évalué. Ce qui semble ne pas avoir changé, jusqu’à aujourd’hui, c’est le sens de pesanteur de la tâche, et une certaine « prudence » à l’égard de la traduction de la poésie qu’on traduit beaucoup moins que la prose. La poésie contemporaine fait exception, car sa traduction fait désormais partie de la globalisation du marché de la création.

3 La plupart des spécialistes de la littérature française du XVIe siècle pourraient s’étonner de voir ici rassemblés et traduits des textes poétiques de la Renaissance qu’ils ont l’habitude d’étudier et de commenter dans la version d’époque. Parce que cela constitue un véritable défi et que cela suit l'esprit de la rubrique « Seuils poétiques », nous avons souhaité réactualiser la poésie de la Renaissance par des traductions contemporaines, qui ont été commentées afin d’en expliciter les difficultés de traduction, selon la sensibilité de chaque traducteur. Les textes traduits constituent un échantillon de la variété textuelle qui caractérise la poésie de la Renaissance, du sonnet (forme qui occupe un rôle de premier plan11) au rondeau, au cantique, auxquels s’ajoutent des extraits du long poème Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre (1524). Louise Labé, Marot, Ronsard, Denisot, Marguerite de Navarre : ce corpus pourrait ainsi revendiquer une attention à la parité de genre, si ce n’est que le doute plane sur l’identité de Louise Labé12…

4 Le texte de Marguerite de Navarre prouve que la poésie de la Renaissance peut s’éloigner de la forme ciselée qui s’affirmera à partir du XVIIe siècle et s’exprimer de manière efficace à travers un nombre majeur de vers. Elle peut aussi, si nous l’entendons dans son sens le plus large, ouvrir sur le théâtre en vers. Nous le signalons, tout en ayant choisi de ne pas présenter d’exemples visant à élargir encore la variété de notre corpus.

5 Chaque traducteur a appréhendé le texte selon sa sensibilité de chercheur et/ou de créateur, de spécialiste de littérature française, de philologie, de littérature italienne. Deux des textes présentent des traductions vers le français contemporain ; c’est un choix délibéré, une volonté de signaler de manière explicite à nos lecteurs la complexité des questions abordées, non seulement linguistiques (la traduction est premièrement un « contact de langues »13) mais aussi liées aux spécificités des textes de la Renaissance, afin d’entendre le mot « traduction » ainsi que le mot « poésie » dans leur sens le plus large, le plus « humaniste », comme cela arrivait à la Renaissance14. « La poésie française du XVIe siècle en traduction », comme le dit le titre collectif de l’ensemble de textes présentés dans cette rubrique, s’avère donc être un titre porteur de défis, de nouveautés, un titre qui peut être lu sous différents points de vue et, surtout, un titre qui s’ouvre au XXIe siècle, permettant, à travers la traduction, de faire re-vivre et re-découvrir la magie et la richesse des textes poétiques du XVIe siècle.

NOTES

1. À titre d’exemple, nous ne citons que les traductions de Rabelais et de Montaigne sorties en 2012 dans la collection « Classici delle letteratura europea » chez Bompiani,

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dirigée par Nuccio Ordine : F. Rabelais, Gargantua e Pantagruele, éd. Lionello Sozzi, tr. it. et notes di A. Amatuzzi, D. Cecchetti, P. Cifarelli, M. Mastroianni et L. Sozzi, éd. texte français en regard M. Huchon, Milano, Bompiani, 2012 ; et M. de Montaigne, Saggi, éd. F. Garavini e A. Tournon, tr. it. F. Garavini revue et corrigée sur l’édition critique de l’exemplaire de Bordeaux établie par A. Tournon, Milano, Bompiani, 2012. Pour la traduction en français contemporain des textes de Rabelais et de Montaigne, nous renvoyons à ceux « mis en français moderne » aux éditions Arléa. 2. Parmi les (rares) traductions contemporaines de poésie française en italien, nous signalons : Joachim du Bellay, I rimpianti, éd. P. Magi, préface de F. Scotto, Milano, Edizioni Archicio Dedalus, « Supernovae », 2014. 3. Sur la théorie de la traduction à la Renaissance voir l’étude de référence de G. P. Norton, The Ideology and Language of Translation in Renaissance France and their Humanist Antecedents, Genève, Droz, 1984. Pour les traductions entre Italie et France voir J. Balsamo, Les Rencontres des Muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises, Genève, Droz, 1992, chap. II et III. Pour les traductions de livres français en Italie voir V. Grohovaz, « La traduzione dal francese all’italiano nel XVI secolo. Avvio di una catalogazione delle opere a stampa (1501-1650) », dans U. Rozzo (dir.), La lettera e il torchio. Studi sulla produzione libraria tra XI e XVIII scolo, Udine, Forum, 2001, p. 9-70. 4. J. Balsamo, Les rencontres des Muses, cit., p. 103. 5. Nous ne citons, à titre d’exemple, que la traduction de l’italianisant Jean-Pierre de Mesmes des Suppositi de l’Arioste (La comédie des Supposez, Paris, Groulleau, 1552) et la traduction du chant XII du Tasse (avec le texte italien en regard) dans les Quatre chants de la Jérusalem délivrée de Pierre de Brach. Dans l’épître dédicatoire du chant à Forget de Fresne, l’auteur précise qu’il a rendu le texte du Tasse « vers à vers » (P. Debrach, Quatre chants de la Hierusalem de Torquato Tasso, Paris, Chez Abel l'Angelier, 1596, f. F6r). 6. J. Peletier, Art poétique [1555], « Des Traductions », dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre de Poche classique, 1990, p. 243. 7. J. du Bellay, Les Regrets. Les Antiquités de Rome. Défense et illustration de la Langue française, éd. S. de Sacy, préface de J. Borel, Paris, Gallimard, « Gallimard Poésie », livre II, ch. 3, p. 262. 8. P. Debrach, Imitations de Pierre de-Brach conseiller du Roy, & Controlleur en sa Chançellerie de Bourdeaus. A tres-haute et vertueuse princesse, Marguerite de France, Royne de Navarre, Bordeaux, S.

Millanges, 1584, f. †2 v°. 9. [Th. Sébillet], « Avis au lecteur », dans F. Lottini, Advis civils, Paris, L’Angelier, 1584, f. A5 v. 10. Ces vers appartiennent à la pièce liminaire de la traduction (dédiée à son épouse, Marguerite de Carle) que La Boétie fit du chant XXXII du Roland Furieux concernant l’épisode de Bradamante. Les vers cités appartiennent à l’incipit de la pièce liminaire « À Marguerite de Carle, sur la traduction des plaintes de Bradamant, au XXXIIe chant de Loys Arioste » : « Jamais palisir je n’ay prins à changer / En nostre langue aucun oeuvre estraver : / Car à tourner d’une langue estrangere, / La peine est grande et la gloire legere », dans E. de la Boétie, Œuvres complètes d’Estienne de La Boëtie, éd. Léon Feugère, Paris, Jules Delalain, 1846, p. 473 et sq. 11. La bibliographie sur le sonnet est très riche. Nous nous limitons à citer F. Rigolot, « Qu’est-ce qu’un sonnet ? Perspectives sur les origines d’une forme poétique », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, 84, 1, janvier-février 1984, p. 3-18 et les études de référence de M. Jasinski, Histoire du sonnet en France [1903], Genève, Slatkine reprints, 1970 et A. Gendre, Évolution du sonnet français, Paris, Presses Universitaires de France, 1996. 12. M. Huchon, Louise Labé. Une créature de papier, Genève, Droz, 2006. 13. G. Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, « Tel », 1963, p. 4.

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14. Sur la notion de traduction à la Renaissance voir aussi V. Duché (dir.), Histoire des traductions en langue française XVe-XVIe siècle, Paris, Verdier, 2015 dans la collection portant le même titre, en quatre volumes, coordonnée par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson.

RÉSUMÉS

Sur la base de quelques réflexions sur la pratique de la traduction de la poésie à la Renaissance (d’après les traités d’art poétique et d’après l’opinion de certains écrivains/traducteurs), la présentation fait le point sur les critères qui ont déterminé le choix des textes à traduire, et propose quelques réflexions sur la situation de la traduction de la poésie du XVIe siècle aujourd’hui.

On the basis of some reflexions on the translation of French poetry in the sixteenth century (following the poetical treatises and the opinions of some writers/translators), the presentation focuses on the criteria that have guided the choice of the texts that have been translated and also proposes some reflexions on the translation of poetry from the sixteenth century up to now.

INDEX

Mots-clés : traduction, translation, poésie, XVIe siècle, imitation, art poétique Keywords : translation, transposition, poetry, XVIth century, imitation, treatises of poetics

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Traduire Louise. Sur le sonnet XII des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, 1555 Translating Louise. About the twelfth sonnet in the Euvres de Louïze Labé Lionnoize, 1555

Michel Jourde et Jean-Charles Monferran

XII

1 1 Lut, compagnon de ma calamité, 2 De mes soupirs témoin irreprochable, 3 De mes ennuis controlleur veritable, 4 Tu as souvent avec moy lamenté : 5 Et tant le pleur piteus t’a molesté 6 Que commençant quelque son delectable, 7 Tu le rendois tout soudein lamentable, 8 Feignant le ton que plein avoit chanté. 9 Et si te veux efforcer au contraire 10 Tu te destens et si me contreins taire : 11 Mais me voyant tendrement soupirer, 12 Donnant faveur à ma tant triste pleinte : 13 En mes ennuis me plaire suis contreinte, 14 Et d’un dous mal douce fin esperer.1

XII

2 1 Luth, compagnon de ma désolation, 2 De mes soupirs témoin irréprochable, 3 De mes malheurs fidèle enregistreur,

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4 Tu t’es souvent avec moi lamenté. 5 Et la triste larme t’a tellement affecté, 6 Que, quand je commençais quelque air délicieux, 7 Tu le rendais aussitôt douloureux, 8 Jouant en mineur ce qu’en majeur il avait chanté. 9 Et si je veux te faire faire le contraire, 10 Tu te détends et ainsi me contrains à me taire : 11 Mais, me voyant soupirer tendrement, 12 Et favorisant ma plainte si douloureuse : 13 Je suis contrainte de me délecter de mes malheurs 14 Et d’un doux mal espérer douce fin.

Note à la traduction

3 Le douzième sonnet de Louise Labé se situe au centre du trajet accompli par le luth dans un cycle de vingt-quatre sonnets. D’abord évoqué comme l’instrument d’un amant-poète, au service de son pouvoir de séduction (sonnet II, v. 10-11 : « O lut pleintif, viole, archet et vois : / Tant de flambeaus pour ardre une femmelle ! »), symbole de sa puissance apollinienne et orphique (sonnet X, v. 1-2 : « Quand j’aperçoy ton blond chef couronné / D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre »), le luth figurera bientôt parmi les « signe[s] d’amante » (sonnet XIV, v. 13), instrument d’une expérience poétique féminine qui compte finalement plus encore que l’expérience amoureuse (v. 5-6 : « Tant que ma main pourra les cordes tendre / Du mignart Lut, pour tes graces chanter »), avant d’être l’objet d’un questionnement sur l’amour et sur le « desir » (sonnet XXI, v. 5-8 : « Quel chant est plus à l’homme convenable ? / Qui plus penetre en chantant sa douleur ? / Qui un dous lut fait encore meilleur ? / Quel naturel est le plus amiable ? »). Au centre de ce parcours, le sonnet XII marque donc l’instant de l’appropriation féminine du luth.

4 Selon l’échelle que l’on choisit, cette appropriation pourrait d’abord être comprise au sein de la dynamique intertextuelle qu’elle engage : une femme poète reprend et déplace de fait un modèle, celui du poète masculin associé à un symbole du lyrisme, traditionnel (lyre) ou moderne (luth)2. Cette appropriation pourrait être comprise aussi comme un fait historique – au XVIe siècle, l’usage du luth se féminise en même temps qu’il s’élargit socialement et l’on voit ainsi apparaître, en Italie ou à Lyon, des figures de « femme luthiste »3 –, ou comme un phénomène anthropologique, puisque dans d’autres contextes culturels, d’autres instruments à cordes ont connu des appropriations comparables et se sont inscrits dans de telles répartitions de genre4.

5 Nous envisagerons ici cette appropriation exclusivement dans sa réalisation poétique, en quatorze décasyllabes dont nous chercherons, pas à pas, à déterminer ce qui se prête et ce qui résiste finalement à notre effort de traduction.

*

6 Dans le premier quatrain, une simple modernisation graphique suffirait presque : l’ordre des mots ne crée pas d’illisibilité (ni la construction intransitive, ancienne, du verbe lamenter), et aucun mot employé n’est inconnu du lecteur francophone

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d’aujourd’hui. Trois substantifs, cependant, ont vu leur sens évoluer trop nettement depuis le XVIe siècle pour qu’on puisse les maintenir tels quels : la calamité n’évoque plus guère à présent que des maux collectifs, les ennuis sont devenus trop communs et affadis, et l’on ne reconnaît plus dans un controlleur la référence au « rôle », c’est-à-dire au « registre », à la mise en liste. Les modestes ajustements nécessaires obligent toutefois d’emblée (sauf décision expresse du traducteur qui n’a pas été nôtre), sinon à déroger tout à fait pour l’heure au rythme du décasyllabe, à remiser le système de rimes constitutif du quatrain et, avec lui, d’une certaine manière la forme canonique du sonnet – cadre pourtant essentiel à la dynamique intertextuelle évoquée plus haut, Louise dialoguant ici notamment avec deux sonnets de Pontus de Tyard5. Quant à la substitution jugée nécessaire de calamité, elle pose moins une difficulté lexicale (plusieurs termes équivalents étant disponibles en français moderne) qu’elle ne soulève une question phonique et rythmique : à l’entame du poème, calamité vaut aussi par son volume (quatre syllabes) et par son attaque consonantique (comme par sa finale vocalique) qui le rattache ainsi étroitement à compagnon : à douleur trop bref, à infortune rejeté pour son attaque vocalique (et sa finale consonantique) a finalement été préféré le terme de désolation qui, rimant de surcroît avec compagnon, permet de façon sensible de sauvegarder l’association de l’instrument à l’amante et à sa souffrance.

7 Dans le second quatrain, aux difficultés communes liées à l’état de langue (pleur piteus, molesté, la construction ancienne de la consécutive en tant … que) se joint celle, singulière et délicate, provenant du recours au lexique spécialisé de la musique : l’opposition technique du plein et du feint6 invite le traducteur à proposer une approximation qui soit plus familière au lecteur contemporain (majeur / mineur). La difficulté essentielle réside toutefois ailleurs : elle concerne deux problèmes d’agent qui, au demeurant, ont fait l’objet de discussions critiques7. D’une part, qui commence le son delectable ? Si l’on considère que c’est la locutrice et non le luth8, on voit apparaître la tension – sur laquelle s’organisera le sizain – entre l’expressivité continument plaintive du second – marque de sa fidélité à l’intériorité du sujet lyrique – et les efforts de la première pour aller de la calamité à la douceur. D’autre part, qui avoit chanté le ton plein? Plusieurs éditeurs modernes ont proposé de corriger avoit en avois9, mais l’initiative paraît somme toute inutile puisqu’on peut considérer que c’est le son delectable – cette quête d’un plaisir par la musique malgré les souffrances intérieures – qui avoit chanté de la sorte avant d’être ainsi rendu à la tristesse par le luth. Dans ce quatrain, les nombreuses transpositions et explicitations nécessaires rendant difficile le maintien du décasyllabe (même sous une forme « approchante »), nous avons simplement cherché à conserver le système de rimes afin de tenter de compenser par ce maintien de la structure formelle la perte du rythme et, par-delà, celle de la mémoire de la poésie. Mais, plus qu’auparavant, la densité de la parole poétique se dilue. La transposition en français moderne que nous proposons, paraphrase fidèle (croyons-nous) mais prolixement explicite du texte-source, échoue à rendre l’intensité de ce qui se joue à ce moment précis dans le désaccord de l’amante et du luth. Il faut assurément tout l’art de Rainer Maria Rilke, son sens de la distribution des mots comme des sons à l’intérieur de la strophe, sa liberté créatrice surtout, aux antipodes de la lecture littérale et suivie, pour en rendre compte : suppression de l’évocation des pleurs au profit d’une métaphore viatique, ajout d’une incise sur le sentiment de claustration dans le chagrin qu’éprouve l’amante : […] Ich Riß dich so hinein in diesen Gang der Klagen,

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drin ich befangen bin, daß wo ich je seligen Ton versuchend angeschlagen da unterschlugst du ihn und tontest weh. […] Je t’ai mené Si loin sur la voie du chagrin Où je suis piégée, que partout où Je tente de frapper un son heureux Tu le caches et le fais taire et disparaître10.

8 Ouvert par et qui le rattache à la strophe précédente, le distique que forment les vers 9 et 10 ne fait pas partie des vers les plus délicats à traduire. Typique de l’ancienne langue, la non-expression du sujet au vers 9 comme dans la seconde partie du vers 10 (l’ancien adverbe si favorisant souvent l’omission du pronom personnel) oblige en effet à une restitution qui ne souffre cette fois aucune ambiguïté possible : c’est bien l’amante qui veut obliger le luth à se détourner de la lamentation11 et, par la suite, le luth qui se refuse à cette compromission et pousse la dame au silence – ce qui, a posteriori, semble invalider la lecture qui ferait du luth celui qui souhaitait au vers 6 commenc[er] quelque son delectable. Quant au verbe détendre sans doute pris dans un sens particulièrement technique12, il a l’avantage, contrairement au lexique musical du quatrain précédent, d’être encore à peu près perceptible tel quel en français moderne.

9 Il en va tout autrement avec le dernier quatrain dont pourtant ni le lexique, commun cette fois (le glossaire musical a disparu), ni l’ordre des mots ne présente de difficultés particulières. Nous nous sommes ici contentés pour tenter de restituer la simplicité apparente de la langue de renoncer aux inversions et, au risque de prosaïser quelque peu les vers originaux, d’adopter l’ordre naturel du français. D’ordre référentiel, la difficulté tient ici à l’instance (aux instances ?) que chaque lecteur est amené à rétablir peu ou prou derrière les participes présents : qui donne faveur à la tant triste pleinte de l’aimée ? Qui voit tendrement soupirer la Dame ? Le luth, pleinement présent dans l’esprit du lecteur (puisque c’est lui qui était encore le sujet du v. 10) ou bien l’amante elle- même, sujet des deux derniers vers ? L’enjeu pour le traducteur est de taille puisqu’il engage, outre la compréhension du quatrain final, celle de l’articulation de ce quatrain avec ce qui précède – la bascule du poème s’opérant assurément autour de Mais à l’initiale du vers 11. Faut-il alors, après le constat d’un désaccord, y lire l’acceptation résignée par l’amante de la plainte portée par le luth dans la mesure où celle-ci est magnifiée par l’art et « transmuée en objet esthétique »13 ? Ou faut-il envisager, au contraire d’un accord final entre l’instrument et l’amante, une volte-face de l’amante qui décide seule d’accepter sa douleur et d’entonner le chant qu’elle suscite ? L’abandon dans ces derniers vers de toute référence à la seconde personne, au luth comme à tout lexique musical au profit d’une première personne omniprésente (v. 11-13) qui se réalise pleinement dans l’énonciation du v. 14, dépourvu de toute référence personnelle explicite (« Et d’un dous mal douce fin esperer »), nous semble permettre de privilégier cette seconde option14. Pourquoi, dans l’option inverse, Louise Labé n’aurait-elle pas plutôt que la forme impersonnelle du vers 12 choisi une forme personnelle, pleinement viable prosodiquement (*donnes faveur) ?

*

10 L’opération de traduction à laquelle nous nous sommes livrés, qui a cherché à transférer le contenu d’une expérience poétique d’un état de langue à un autre, a donc

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dû se confronter au geste de transfert que constituait en elle-même cette expérience poétique : l’appropriation féminine du luth coïncide en effet avec une transformation de la douleur amoureuse en la découverte d’un plaisir pris à la production de la plainte. Cette métamorphose est inscrite dans le poème par la seule répétition à l’identique d’un même syntagme15 : au v. 3, le syntagme mes ennuis (que nous rendons par « mes malheurs ») désigne un vécu subi ; au v. 13, il désigne désormais une ressource d’expressivité.

11 Tel qu’il est révélé par l’opération traductive, le récit de cette découverte paraît à la fois limpide et couvert : sa portée est claire, mais est-on capable de dire toujours avec certitude qui fait quoi au cours de ce processus ? Notre réponse à cette occasion évolue au fil du poème. Dans le deuxième quatrain, nous introduisons des pronoms personnels pour clarifier la situation de référence afin de rendre l’image perceptible au lecteur : la locutrice commence un « son » que le luth transforme, altère, malgré elle. Mais dans le dernier quatrain, nous préférons rendre des participes présents (me voyant, donnant faveur) par des participes présents (« me voyant », « favorisant ») sans préciser l’agent des verbes : nous laissons trancher ainsi – hypocrites traducteurs ! – la langue moderne, qui relie spontanément, bien plus qu’au XVIe siècle, ces agents non exprimés à l’agent indiscutable du verbe de la proposition principale (suis contreinte). Selon la lecture ainsi suggérée, c’est bien la locutrice, et non le luth (comme d’autres critiques ont pu l’argumenter), qui se voit elle-même (me voyant) et entend elle-même [s]a tant triste pleinte.

12 Quel statut donner alors, dans la lecture du poème, à l’hésitation, au moment de doute ? Si l’on fait crédit au poème de la maîtrise de ses moyens poétiques (rappelons que l’identité, à la fois exceptionnelle et mystérieuse, de son autrice a suscité depuis longtemps les soupçons les plus variés à ce sujet), on ne pourra pas se satisfaire d’y voir l’effet d’une maladresse de l’expression. Autorisée par la plus grande souplesse du moyen français dans la construction de la référence, l’incertitude qui porte à plusieurs reprises sur l’identité de l’agent sert d’abord à questionner la solidarité de l’amante et du luth, qui paraissent tour à tour réunis ou séparés. Plus concrètement, elle oblige le lecteur à réfléchir finalement à la nature précise de la relation entre la locutrice et l’instrument de musique, relation évoquée dans la simplicité du v. 4 (« Tu as souvent avec moy lamenté »). Que lisons-nous au juste dans ce transparent avec moy ? Le poème parvient à faire que le lecteur ne peut jamais trancher entre deux lectures différentes, qui correspondent à deux usages contemporains du luth : l’instrument « compagnon » accompagne-t-il un chant ou exprime-t-il par ses seuls moyens, en instrument soliste, ce que ressent la locutrice-musicienne et qu’elle souhaiterait ne plus ressentir ? La densité de l’expression poétique, qui ruse même avec les verbes « chanter » et « taire » (pouvant être associés à une production musicale non vocale), maintient cette relation, cet avec moy, dans une zone d’incertitude que notre traduction a choisi de respecter.

13 Que ce soit dans le français d’aujourd’hui comme dans n’importe quelle autre langue, traduire Louise oblige ainsi à faire un choix souvent périlleux entre deux impératifs contradictoires, expliciter ce qui semble devoir l’être et respecter la part de construction du sens qui, tel que le poème a été écrit, incombe nécessairement au lecteur. Dans le cas précis, le français contemporain présente tout de même l’avantage par rapport à d’autres langues d’avoir conservé au masculin le terme de luth, au contraire, par exemple, de l’allemand pour qui l’instrument se dit au féminin (die Laute), ce qui oblige nécessairement Rilke ou Sophie Jacot des Combes16 à faire du luth

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une compagne (Genossin ou Gefährtin) de l’amante, non le substitut de l’amant, absent ici et désiré.

NOTES

1. L. Labé, Euvres, Lyon, Jean de Tournes, 1555, f. h3r. 2. Depuis Bembo et Scève, le luth est parfois montré dans les mains de la dame aimée, mais c’est chez Louise Labé que cette compétence musicale féminine se trouve corrélée à une capacité personnelle d’expression poétique. Voir C. Zecher, « The Gendering of the Lute in Sixteenth- Century French Love Poetry », dans Renaissance Quarterly, 53, 3, 2000, p. 769-791 ; Id., Sounding Objects. Musical Instruments, Poetry and Art in Renaissance Art, Toronto, University of Toronto Press, 2007. 3. Voir J.-M. Vaccaro, La Musique de luth en France au XVIe siècle, Paris, CNRS, 1981, p. 35 : « La littérature lyonnaise du milieu du siècle constitue une véritable apologie de la femme luthiste ». Voir également F. Dobbins, Music in Renaissance Lyons, Oxford, Clarendon Press, 1992 ; J. L. Baldauf-Berdes, Women Musicians of Venice. Musical Foundations 1525-1855, Oxford, Clarendon Press, 1996. 4. Sur ces répartitions, voir E. Koskoff (dir.), Women and Music in Cross-Cultural Perspective, University of Illinois Press, 1989; V. Doubleday, « Sounds of Power: An Overview of Musical Instruments and Gender », dans Ethnomusicology Forum, 17, 1, 2008, p. 3-39. Pour une étude comparée des pratiques genrées concernant deux instruments à cordes au début de l’époque moderne, la « vihuela » espagnole et le « pipa » chinois, voir J. A. Millward, « Chordophone Culture in Two Early Modern Societies : A Pipa-Vihuela Duet », dans Journal of World History, 23, 2, 2012, p. 237-278. 5. Pontus de Tyard, Second livre des Erreurs amoureuses [1551], sonnets 23 (« Leut, seur tesmoing et fidelle confort ») et 24 (« Leut, qui un temps pour des-aigrir ma peine »), dans Pontus de Tyard, Œuvres poétiques complètes, éd. J. C. Lapp, Paris, Didier, 1966, p. 111-112. La critique a également rapproché le sonnet de Louise Labé de deux dizains de Délie de Maurice Scève : dizains 344 (« Leuth resonnant, et le doulx son des cordes ») et 345 (« Entre ses bras, ô heureux, près de cœur »). Voir M. Scève, Délie object de plus haulte vertu, éd. E. Parturier, introduction de C. Alduy, Paris, STFM, 2001, p. 235-237. 6. La « musique feinte » (musica ficta) désignait l’introduction par l’interprète de notes altérées non inscrites dans la partition. Sur le sens musical de ce vers, voir P. Bonnifet, « Leuth-persona ou lut-personnage (M. Scève et L. Labé n’entendent pas le luth de la même façon) », dans G. Demerson (dir.), Louise Labé. Les Voix du lyrisme, Saint-Étienne – Paris, Université de Saint-Étienne – C.N.R.S., 1990, p. 243-263, p. 257 : « feindre un ton plein, c’est faire d’un ton entier un intervalle de seconde diminuée ». 7. Pour une riche synthèse sur ces débats, voir D. Martin, Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour, Elegies, Sonnets, Neuilly, Atlande, 2004, p. 175-176. 8. La seconde solution est celle adoptée parmi d’autres par François Rigolot dans son édition L. Labé, Œuvres complètes, éd. F. Rigolot, Paris, Flammarion, « GF », 2004 [1986], note 1, p. 127. 9. C’est le cas parmi d’autres de F. Charpentier dans son édition L. Labé, Œuvres poétiques, éd. F. Charpentier, Paris, Gallimard, « Collection Poésie », 1983, p. 120 ; voir aussi la note explicative, dans Ibidem, p. 181.

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10. Texte et traduction cités d’après A. Manguel, Une histoire de la lecture, trad. C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1999, p. 313. Voir, plus largement, le commentaire d’A. Manguel sur la traduction de cette strophe par Rilke, p. 313-315. La traduction de Rilke fut publiée pour la première fois en 1917 ; voir R. M. Rilke, Die Vierundzwanzig Sonette der Louïze Labé. Lioneserin. 1555, Leipzig, Insel, 1917. 11. Certaines éditions donnent à tort la leçon suivante : « Et si tu veux efforcer au contraire ». 12. Le verbe évoque, selon P. Bonnifet, art. cit., p. 256, une pratique d’interprétation, « le jeu du luth a corde avallée, c’est-à-dire tendue plus souplement, un demi-ton à un ton plus grave pour jouer certains mouvements plus gravement que les autres parties de la pièce ». D. Martin, op. cit., p. 176, propose pour sa part une glose moins technique, selon laquelle détendre désignerait la modification accidentelle de la tension de la corde au cours de l’interprétation (le luth « se désaccorde »). 13. C’est la lecture proposée par Daniel Martin, op. cit., p. 177. 14. C’était déjà l’option défendue par Donald Stone dans un article consacré aux difficultés syntaxiques de ce quatrain. Voir D. Stone Jr., « Labé’s Sonnet 12 : a New Reading », dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 49, 2, 1987, p. 379-382. 15. Les cinq autres répétitions impliquent toutes une variation (polyptote, dérivation ou paronomase) : soupirs (v. 2) et soupirer (v. 11) ; lamenté (v. 4) et lamentable (v. 7) ; plein (v. 8) et pleinte (v. 12) ; contreins (v. 10) et contreinte (v. 13) ; dous et douce (v. 14). 16. S. Jacot des Combes, Neue Gedichte und Übertragungen, Zürich, Institut Orell Füssli, 1924, p. 69.

RÉSUMÉS

Par-delà les problèmes classiques posés par la traduction en français moderne d’un poème du XVIe siècle relevant d’un état de langue ancien, le sonnet XII, dont la lecture littérale de certaines strophes divise les commentateurs, oblige le traducteur à faire des choix. L’opération de traduction permet alors en retour de s’interroger sur le sens et la portée de l’incertitude construite par le poème.

Translating into modern french a 16th. century poem written in an old state of the language rises well known problems. In respect with Louise Labbé 12th. sonnet, the translator ’s task is still more difficult, since specialists disagree about the literal meaning of some verses. Therefore, the translator is obliged to make firm choices. By doing so, he is allowed to question the meaning and the scope of the uncertainty created by the poem.

INDEX

Keywords : Labé (Louise), poetry, sonnet, lute, gender, male, female, ambiguity, XVIth century, translation Mots-clés : Labé (Louise), poésie, sonnet, luth, genre, masculin, féminin, ambiguïté, XVIe siècle, traduction

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Traduire le sonnet LXXXIX des Amours de Cassandre de Ronsard : une syntaxe oxymorique Translating the LXXXIX sonnet of the Ronsard’s Amours de Cassandre: an oxymoric syntax

Fabio Scotto

LXXXIX

1 Estre indigent et donner tout le sien, se feindre un ris, avoir le cœur en pleinte, haïr le vray, aimer la chose feinte, posseder tout et ne jouir de rien ; estre delivre et trainer son lien, estre vaillant et couarder de crainte, vouloir mourir et vivre par contrainte, et sans profit despendre tout son bien ; avoir tousjours pour un servil hommage la honte au front, en la main le dommage ; a ses pensers d’un courage hautain ourdir sans cesse une nouvelle trame, sont les effets qui logent en mon ame l’espoir douteux et le tourment certain.1

LXXXIX

2 Essere indigente e dare accondiscendente, fingersi sorridente, avendo in cuore un lamento,

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odiare il vero, amare il finto, posseder tutto e non goder di niente ; esser liberato e trascinar catene, essere ardito e di timor disperarsi, voler morire e a vivere ostinarsi, e senza vantaggio spendere ogni bene ; avere sempre per un servil tributo in fronte l’onta, in mano il danno ; ai propri pensieri d’altero ardimento ordir senza posa una nuova trama, questi gli effetti che fanno il mio animo custode di dubbia speranza e certo tormento.

Note à la traduction

3 Je dois d’abord avouer que la lecture de ce sonnet de Ronsard m’a fait immédiatement songer à la Ballade du concours de Blois, ou Ballade Villon de François Villon, dont je cite ci- dessous la première strophe, simplement pour donner le sens du mouvement verbal analogue dont elle tire son charme : Je meurs de soif auprès de la fontaine, Chauld comme feu, et tremble dent à dent, En mon païs suis en terre loingtaine ; Lez un braiser friçonne tout ardent ; Nu comme ung ver, vestu en president ; Je ris en pleurs et attens sans espoir ; Confort reprens en triste desespoir ; Je m’esjouys et n’ay plaisir aucun ; Puissant je suis sans force et sans povoir, Bien recueilly, debouté de chascun.

[…]2

4 En effet, ce poème de Villon est entièrement construit sur un rythme binaire fondé sur la figure de style de l’oxymoron, ou de l’antithèse. Le poète se dit à la fois assoiffé et incapable de boire, chaleureux et tremblant, dans sa patrie et exilé, nu et habillé, riant et pleurant, puissant et dépourvu de tout pouvoir, bien accueilli et refusé, dans un jeu d’oppositions qui manifeste les différents états d’esprit caractérisant sa condition. Ce mécanisme textuel, vraisemblablement dû à une consigne que le poète s’impose dès le début, ou à l’exigence de mettre en œuvre un jeu rhétorique, lui permet néanmoins de dégager l’ambiguïté de la nature humaine et de sa condition existentielle, avec des accents ludiques et tragiques à la fois tout à fait modernes et actuels.

5 N’étant pas en mesure d’attester avec certitude la dérivation hypertextuelle éventuelle de ce sonnet de Ronsard de sa lecture du texte de Villon, je pense pouvoir associer ces deux textes dans la mémoire du traducteur qui vient d’en fournir ici sa version italienne, bien qu’il s’agisse évidemment d’une « re-traduction », dans l’acception bermanienne du terme.

6 Il est certain que l’élan oxymorique caractérise plusieurs autres pages de ce recueil, si l’on pense par exemple à « Amour me tue, et si je ne veux dire » (XLV), et, plus généralement, à l’atmosphère pétrarquisante de son inspiration, marquée par

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l’expression des affres de l’amour et de ses phases contrariées, des regrets dus à la perte, au manque et à l’abandon. Les émois du poète cherchent une corrélation objective dans les variations de la nature, reflets de la nature de Dieu (« en imitant la nature de Dieu, /qui nous tourmente, et puis il nous pardonne. », ibid.).

7 Or, le sonnet LXXXIX est caractérisé par un mécanisme analogue à celui de Villon, du fait du recours systématique à la réitération oxymorique, bien que différent sur le plan stylistique. L’articulation de la pensée, marquée par l’emploi des infinitifs, tend à universaliser la matière verbale en évitant, au moins apparemment, toute individualisation sémantique. Le poète est combattu entre deux tensions contraires à la portée philosophique : se donner entièrement ou refuser, choisir la vérité ou le mensonge, avoir ou être dépourvu de tout, montrer du courage ou de la crainte, vivre ou mourir, espérer ou se résigner. Face à la contradiction, le poète rompt avec son attitude hésitante et adopte un ton élocutoire, comme s’il souhaitait mettre à distance l’incandescence de ses sentiments au profit d’une réflexion plus générale sur l’homme et sur son destin.

8 C’est bien cette sensation qui a guidé mon travail de traduction, dont le souci a été à la fois la reproduction rimique et l’élaboration argumentative de la pensée de l’auteur. Sur le plan métrique, le décasyllabe de l’original a été rendu par un martelliano imparfait hypo ou hypermétrique (v. 1, 2, 13), selon les cas, ou bien par un hendécasyllabe (v. 4), un dodécasyllabe italien (v. 4-8, 9, 11, 14). Toutefois, ces effets métriques, d’ailleurs hétérosyllabiques, se sont imposés de façon tout à fait naturelle et instinctive, alors que la préoccupation principale a été la reproduction rimique, presque constante, à l’exception des vers 10 et 13, complétée par un recours à l’assonance (par exemple aux vers 2-3 : « finto » - « lamento », pour « pleinte » - « feinte »). Cette réécriture du schéma rimique s’est faite au profit de transpositions nom-adjectif (« un ris » - « sorridente », créant aussi une rime batelée entre les v.1 et 2), ou bien nom-verbe (aux v.6-7 : « crainte » - « contrainte », rendue par « disperarsi » - « ostinarsi », la verbalisation étant d’ailleurs le procédé naturel le plus indiqué pour rendre en italien les nominalisations du français).

9 Je n’ai pas voulu forcer cette priorité esthétique lorsque l’articulation syntagmatique de la pensée exigeait que l’on privilégie l’élaboration du discours, en particulier aux vers 11-14, tout en gardant, par souci mélodique de circularité, la rime dans la clausule finale. En effet, c’est bien la grille sémantique associant dans la partie finale du texte la « trame » au verbe « ourdir » (v. 12) et aux « effets » (v. 13) qui établit un rapport de cause à effet entre l’action possible et ses conséquences sur l’intériorité du poète. Dans ce cas, j’ai opté pour une reproduction de ce raisonnement lyrique d’importance capitale pour l’économie du texte à travers l’ellipse du verbe « sono » au vers 13, l’insistance sur le déictique « questi », résumant à mes yeux la totalité des antithèses qui le précèdent (avec un effet efficace de mise en relief), ainsi que la périphrase « che fanno il mio animo custode/di », à même d’expliciter le rapport direct entre la contradiction oppositive et l’effet de celle-ci sur l’équilibre intérieur du sujet. Équilibre précaire et chancelant, dont la droiture morale réside dans une sorte d’héroïsme de la forme qui nuance momentanément l’effet perturbateur des tensions contraires, par inversion, donc, à bien des égards, douteux tourment, espoir certain.

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NOTES

1. P. de Ronsard, Œuvres complètes, éd. G. Cohen, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 38. 2. F. Villon, Œuvres complètes, éd. La Monnoye, mise à jour, avec notes et glossaire par P. Jannet, Paris, A. Lemerre, 1876, p. 110-111.

RÉSUMÉS

L’article se propose de donner une nouvelle version du sonnet LXXXIX des Amours de Cassandre de Ronsard et de justifier dans la Note qui l’accompagne les raisons de ce choix, ainsi que les critères de traduction adoptés. Après avoir mis en évidence les analogies de ce texte avec la Ballade du concours de Blois de Villon, nous montrons les problèmes de traduction posés par l’original, en particulier en ce qui concerne la syntaxe oxymorique et l’exigence de reproduction rimique, pour conclure sur les conséquences morales de ces choix esthétiques.

The article aims to propose a new translation of the LXXXIX sonnet of Ronsard’s Amours de Cassandre to justify, in the critical note, the reasons of this choice, and the translation’s method adopted. After highlighting the analogies of this text with the François Villon’s La Ballade du concours de Blois, are analysed the problems of translation, specially concerning oxymoric syntax and rhyming, in order to show the moral consequences of these aesthetic choices.

INDEX

Mots-clés : Ronsard (Pierre de), poésie, traduction, XVIe siècle, oxymoron, hypertexte Keywords : Ronsard (Pierre de), poetry, XVIth century, translation, oxymoron, hypertext

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Le Rondeau parfaict de Clément Marot Clément Marot’s « Rondeau parfaict »

Marco Villa

Rondeau parfaict. À ses Amys après sa délivrance

1 En liberté maintenant me pourmaine, Mais en prison pour tant je fuz cloué : Voyla comment Fortune me demaine. C’est bien, & mal. Dieu soit de tout loué. Les Envieux ont dit, que de Noé N’en sortirois : que la Mort les emmaine. Maulgré leurs dentz le neud est desnoué, En liberté maintenant me pourmaine. Pourtant si j’ay fasché la Court Rommaine, Entre meschans ne fuz oncq alloué : Des biens famez j’ay hanté le dommaine : Mais en prison pourtant je fuz cloué. Car aussi tost que fuz desavoué De celle là, qui me fut tant humaine, Bien tost apres à sainct Pris fuz voué : Voylà comment Fortune me demaine. J’eus à Paris prison fort inhumaine : A Chartres fuz doulcement encloué : Maintenant voys, où mon plaisir me maine. C’est bien, & mal. Dieu soit de tout loué. Au fort, Amys, c’est à vous bien joué, Quand vostre main hors du parc me ramaine. Escript, & faict d’ung cueur bien enjoué,

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Le premier jour de la verte Sepmaine, En liberté.1

Rondò perfetto. Ai suoi Amici dopo la sua liberazione

2 In libertà adesso sto camminando, E tuttavia in prigione fui rinchiuso: Ecco come Fortuna mi trascina. È bene e male. Dio ne sia lodato. Per gli Invidiosi, prima di Natale Non sarei uscito: che Morte li prenda! Malgrado i loro denti il nodo è sciolto, In libertà adesso sto camminando. Però, se ho offeso la Corte romana, Con i malvagi non fui mai confuso: Le case degli onesti frequentavo, E tuttavia in prigione fui rinchiuso. Infatti, non appena fui tradito Da colei che con me era tanto umana, A san Preso fui presto consacrato: Ecco come Fortuna mi trascina. La prigione a Parigi fu crudele, A Chartres fui dolcemente incarcerato; Vado ora dove vuole il mio piacere. È bene e male. Dio ne sia lodato. Insomma, Amici, davvero ben fatto, Che fuori dal recinto mi portate. Scritto da un cuore in gran felicità, All’alba della Verde Settimana, In libertà.

Note à la traduction

3 Le Rondeau parfaict est une pièce unique dans l’œuvre poétique de Clément Marot, et probablement le premier exemplaire de cette forme métrique dans l’histoire de la poésie française2. Publié pour la première fois en 1534, ce rondeau est thématiquement lié à un groupe de poèmes qui portent sur l’emprisonnement de l’auteur au printemps 1526 pour avoir « mangé du lard » en Carême. Trahi par une femme (voir, dans ce rondeau, les vers 13-14), le poète aurait été enfermé au Châtelet à Paris, pour être ensuite transféré, grâce à l’intercession de son ami Léon Jamet, à Chartres (vers 17-18), où il aurait été soumis « à la surveillance débonnaire de l’évêque Louis Guillard »3. Par ailleurs, beaucoup de critiques doutent sérieusement que cet épisode soit authentique, et pensent plutôt à une construction narrative du poète4.

4 La particularité de ce texte tient sans doute à sa structure métrique. Défini par l’auteur « parfaict » et par d’autres « redoublé »5, ce rondeau « au carré » multiplie les contraintes et, dans cette cage, introduit des écarts subtils. Le premier quatrain en décasyllabes à rimes alternées agit comme l’impulsion structurelle et thématique du

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poème entier : les quatre quatrains suivants, en décasyllabes, continuant les rimes ABAB (mais en en inversant chaque fois l’ordre), répètent en quatrième position respectivement le premier, le deuxième, le troisième et le quatrième vers du quatrain initial. Mais quand le schéma des reprises paraissait conclu, on trouve une autre strophe de quatre décasyllabes plus un cinquième vers en retrait, qui reprend de façon circulaire le syntagme initial « En liberté », selon le mécanisme typique des autres rondeaux de Marot.

5 Les lecteurs6 ont beaucoup insisté sur la valeur allégorique de la dialectique entre prison et liberté métriques de ce rondeau. Ce qui frappe, c’est surtout l’imbrication de la raison métrique et de la raison thématique : le poème entier est joué sur l’opposition entre la prison connue par le poète et sa libération, de même que sa structure métrique se fonde sur un renfermement rigoureux et un ‘surplus’ qui échappe à la cage. Le dernier vers du rondeau est la synthèse parfaite des deux niveaux, car le syntagme exorbitant coïncide avec le mot-clé, cette liberté dont le Rondeau parfaict veut faire « magnifiquement l’éloge »7. Il faut aussi remarquer que l’écart par rapport à la règle établie par les cinq quatrains exploite le système de reprise du syntagme initial du texte, c’est-à-dire le même système que celui des autres rondeaux de Marot : cette liberté n’est pas obtenue par une banale infraction à la règle, mais plutôt par une combinaison de plusieurs règles différentes.

6 Le premier but de la traduction de ce rondeau ne pouvait être que celui d’en valoriser le jeu métrique. En même temps, je me suis engagé à ne pas trahir la « facilité », la « transparence », la « clarté » et le « naturel » du « style marotique »8. J’ai donc évité les mots trop précieux et les inversions syntaxiques trop marquées. En ce qui concerne la métrique, j’ai respecté la structure strophique de l’original et j’ai choisi l’hendécasyllabe, le vers correspondant au décasyllabe français sur le plan métrique. Je n’ai pas maintenu l’accent tonique fixe sur la quatrième syllabe qui caractérise les décasyllabes de Marot, car une série de vingt-quatre hendécasyllabes avec une césure fixe a minore donnerait, en italien, une impression de monotonie qui s’accorderait mal avec le rythme assez fluide et dynamique que les vers de Marot obtiennent en dépit des contraintes. Dans le but de restituer ce rythme, j’ai donc préféré faire appel à la mobilité prosodique de l’hendécasyllabe italien ; la basse densité des accents toniques (plusieurs hendécasyllabes à trois accents, à l’instar des décasyllabes originaux) conduit au même résultat.

7 Afin de ne pas trahir la simplicité stylistique, je n’ai pas conservé les rimes, qui auraient demandé des solutions lexicales et syntaxiques trop artificielles. Toutefois, j’ai maintenu la rime (ou au moins l’assonance) qui lie les vers repris à la fin de chaque quatrain : par conséquent, il y a une rime ou une assonance entre le deuxième et le quatrième vers des quatrains 2-5 et entre le troisième et le cinquième vers de la dernière strophe. De cette façon, le principal artifice métrique du texte est valorisé.

8 Enfin, j’ai parfois traduit librement la ponctuation, pour la conformer à l’articulation logique et syntaxique du rondeau ainsi qu’à son ton (c’est le cas par exemple du point d’exclamation au vers 6). D’ailleurs, ce choix est autorisé par les variations entre les différentes éditions établies pour ce texte, la ponctuation des éditions originales de Marot ne correspondant pas au système de ponctuation contemporain.

9 La « transparence » du style marotique fait que ce rondeau ne présente pas de grandes difficultés interprétatives. Toutefois certaines expressions demandent des précisions, assez importantes pour les choix de la traduction. Au vers 15, Marot joue sur les mots

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« [se vouer à] sainct Pris » pour faire allusion à son emprisonnement (même jeu dans l’épitre Marot estant prisonnier, escript au Roy, pour sa délivrance, vers 5). François Rigolot fait remarquer qu’« il existe bien un saint Priest ou Prix du VIIe siècle, mais Marot, selon son habitude, joue sur les noms »9. Plus que la référence possible à un personnage historique, en somme, ce qui compte c’est la plaisanterie sur l’enfermement : dans la version italienne j’ai valorisé cet aspect, en profitant aussi de la proximité phonique entre « [san] Preso » et le célèbre [san] Pietro. Au vers 24, la « verte Sepmaine » est la première semaine de mai, mais ce qui importe, c’est surtout la valeur symbolique dont la couleur, le mois et la saison sont porteurs en relation avec la nouvelle liberté : « Dans la liturgie, la couleur verte est celle de l’espérance. […] La "verte semaine", qui désigne la première semaine du mois de mai, serait donc promesse d’espérance, d’amour et de liberté »10. Pour cette raison j’ai choisi de sacrifier la précision de la notation temporelle (« le premier jour »), en l’interprétant de façon plus générale comme « commencement » et en la traduisant avec une métaphore, assez transparente quant au sens (« All’alba ») et en relation phonique avec le mot-clé « libertà ».

NOTES

1. C. Marot, Rondeau parfaict. À ses Amys après sa délivrance, dans, Id., Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Bordas, 1990, t. I, p. 177-178. 2. Voir G. Defaux, « Entre parole et silence : l’espace poétique de Clément Marot », dans Id., Marot, Rabelais, Montaigne : l’écriture comme présence, Paris-Genève, Champion-Slatkine, p. 57-97, p. 67-68 ; Id., Le poète en son jardin. Étude sur Clément Marot et « L’Adolescence clémentine », Paris, Champion, « Unichamp », 2006, p. 172-173, note 39. 3. F. Rigolot, « Notes » à C. Marot, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2007, t. I, p. 601. 4. Pour la question biographique et philologique, voir M. Huchon, « Rhétorique et poétique des genres : L’Adolescence clémentine et les métamorphoses des œuvres de prison », dans J.-C. Monferran (dir.), Le génie de la langue française. Autour de Marot et La Fontaine. « L’Adolescence clémentine ». « Les Amours de Psyché et de Cupidon », Fontenay-aux-Roses, ENS, 1997, p. 53-71. 5. Notamment par Thomas Sébillet dans son Art poétique français (1548) ; voir Traités de poétique et de rhétorique de la Rénaissance, éd. F. Goyet, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 110-111. Sébillet est le premier à mentionner ce rondeau de Marot, mais la description qu’il en offre est incomplète, surtout parce qu’elle n’arrive pas à saisir l’aspect « excentrique » de sa structure supposée « parfaite ». 6. Et notamment G. Defaux, « Entre parole et silence : l’espace poétique de Clément Marot », cit., p. 67-70. 7. F. Rigolot, Poésie et Renaissance, Paris, Seuil, « Points », 2002, p. 108-109. 8. G. Defaux, Le poète en son jardin. Étude sur Clément Marot et « L’Adolescence clémentine », cit., p. 19. 9. F. Rigolot, « Notes », cit., p. 601. 10. Ibid., p. 601-602.

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RÉSUMÉS

Je présente ici une traduction en italien du Rondeau parfaict de Clément Marot. Dans cette traduction j’ai essayé de respecter ses deux caractéristiques formelles principales : la naturalité, la simplicité et la transparence de la langue, et le jeu métrique complexe et subtil, organisé par le double principe de renfermement et liberté qui est aussi le thème du texte. Pour ce faire, j’ai par exemple évité les mots trop précieux et les inversions syntaxiques trop marquées ; en outre, la rime n’a été maintenue que pour les vers repris : de cette façon, le principal artifice métrique du texte a été valorisé.

I propose an Italian translation of Clément Marot’s Rondeau parfaict. In this translation I’ve tried to respect the text’s two main characteristics: the simplicity and transparency of his language and the complex and subtle metrical strategy, based on a double principle of closure and freedom. For that purpose, I’ve avoided words and syntactic structures that could appear too artificial. I’ve also used rhymes only for the repeated lines: by doing so, I’ve highlighted the poem’s main metrical texture.

INDEX

Mots-clés : traduction, poésie, XVIe siècle, Rondeau parfaict, Marot (Clément), décasyllabe, renfermement, liberté Keywords : translation, poetry, XVIth century, Rondeau parfaict, Marot (Clément), decasyllabe, closure, freedom

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Traduire un poète-peintre de la Pléiade : la « Petite description de l’Aurore » de Nicolas Denisot Translating a poet-painter of the Pléiade : Nicolas Denisot’s « Petite description de l’Aurore »

Daniele Speziari

Canticque 5

Argument

1 Petite description de l’Aurore, qui conduisoit les Pasteurs allantz en Bethléem par la semonce de l’Ange.

2 1. Reveillez vous reveillez Pastoureaux qui sommeillez Pour voir l’Aube la plus belle Qui jamais peignit les cieux Je vous veux faire joyeux D’une joyeuse nouvelle. 2. Reveillez vous pour m’ouir Affin de vous rejouir Par moy de ce bon message, Message que tant & tant Jadis alla souhaitant De voz ayeux le vieil aage. 3. Ne voyez vous le flambeau

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De l’estoille clair & beau Qui le jour suyvant devance ? Ne voyes vous que la nuict Desja devant elle fuit, Comme la clarté s’avance ? 4. Pastoureaux ne m’oyez vous ! Vous est le sommeil plus doux Que d’entendre la merveille Qu’or annoncer je vous vien D’un vray oracle ancien Qui a pris fin nompareille ? 5. Au terme aujourd’huy prefix Dieu vous envoye son Filz Dieu en puissance egallée Qui d’une Vierge icy n’aist, Vierge qui ne fut, n’y n’est Ny ne sera maculée. 6. L’homme jadis fut destruit D’une qui mordit le fruict De la pomme defenduë : Et par ceste Vierge icy Est l’homme remis aussi En sa franchise renduë 7. Des bergers le grand Berger A bien daigné s’heberger Au ventre d’une pucelle Pour tirer le genre humain De sa pitoyable main Hors d’une prison cruelle. 8. Sathan vous tenoit serrez Dedans ses liens ferrez : Mais a la seule naissance De cest Enfant, tous ses fers Et tout l’effort des enfers Sentent vaine leur puissance. 9. Vers ceulx, je-dy qui croiront Lors que de vous ilz orront La nouvelle que j’apporte : Mais qui ne vous croira pas Du fier Tyran de la bas La main sera tousjours forte.

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10. Dieu parmy les Pastoureaulx Soubz la creche des toreaux Dans les champs a voulu naistre, Et non parmy les arroys Des grandz princes & des Roys Luy des plus grands roys le maistre. 11. Oyez ce cas merveilleux O vous haultains orgueilleux Qui vantez vostre noblesse ! Or apprenez de ce lieu Comme tousjours envers Dieu L’orgueil vault moins que l’humblesse. 12. Les delices, et les bobantz Autant que les simples champs Ne furent oncq en sa grace Aussi est-ce le Seigneur Qui sa gloire & son honneur Entre les petitz amasse. 13. Bergers ingratz ne soyez De ce qu’ainsi vous voyez Le grand Dieu entre vous naistre : Puisqu’il vous fait tant de bien D’un si grand bienfaict, en rien Mescongnoissant ne fault estre. 14. Suz donc, voz fluttes soufflez, Suz voz musettes enflez D’armonieuse accordance, Chantez & l’heure & le jour En qui vostre heureux sejour Reçoit sa saincte naissance. 15. Faictes retentir les boys, Et le ciel de vostre voix, Et chommez ceste journée D’an en an solennisant, Ceste belle Aube luisant Heureusement retournée. Fin1.

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Cantico 5

Argomento

3 Breve descrizione dell’Aurora, che guidava i pastori che, esortati dall’Angelo, si dirigevano a Betlemme.

4 1. Sveglia, pastori, sveglia, Pastori in dormiveglia! Ecco l’alba più bella Che mai il cielo colorò. Per rallegrarvi darò Una lieta novella. 2. Svegliatevi e udite, Alzatevi e gioite Del felice messaggio, Messaggio che le attese E le speranze accese Dell’umano lignaggio. 3. Non vedete la stella Che luminosa e bella La nuova alba precede? Non vedete la notte Che già la luce inghiotte E che in fretta recede? 4. Pastori, non sentite! Dormire preferite Ch’ascoltar la maestà Dell’annuncio inaudito D’un oracolo antico Divenuto realtà ? 5. Nel giorno tanto atteso, Il divin Figlio è sceso, Come Dio potente, D’una Vergine nato, Da un ventre immacolato E dal peccato esente. 6. L’uomo prima distrutto Da lei che morse il frutto Da Dio proibito, Dalla Vergine pura

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All’antica natura È oggi restituito. 7. Dei pastori il Pastore Alloggiò nel tepore D’un ventre verginale, Per salvar l’umanità Con un gesto di pietà Da prigione infernale. 8. Satana vi stringeva, Oppressi vi teneva, Ma ora il Figlio divino Appena nato scioglie Le catene e le briglie Dell’inerme aguzzino. 9. Intendo, chi crederà Quando da voi sentirà La novella che porto. Ma per chi non crederà La forza non cesserà Del Tiranno là sotto. 10. Tra gli umili pastori Nella stalla dei tori, Nei campi nascer volle, Non nel lusso mondano D’un principe o sovrano, Il Dio delle folle. 11. Udite il gran mistero, O voi dal cuore fiero Che vantate nobiltà ! Prova è l’annuncio mio Che più gradita a Dio Dell’orgoglio è l’umiltà. 12. Sfarzo e magnificenza Sempre fugge e disprezza Ma ama i semplici campi, Così che del Signore Lodano gloria e onore Gli umili nei lor canti. 13. Pastori, siate grati D’esser stati invitati Al parto del gran Dio:

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Per questa preferenza La sua benevolenza Non lasciate nell’oblio. 14. Su, i flauti suonate, La zampogna gonfiate Con accordi armoniosi, Cantate ora e istante In cui il santo infante Nasce fra voi gioiosi. 15. In terra e in ciel veloce Voli la vostra voce. Che oggi sia una festa, Ogni anno ricorrente. Di quest’alba splendente Celebrate le gesta. Fine.

Note à la traduction

5 Pour cette traduction du Cantique 5 de Denisot nous avons choisi de conserver le même mètre (des strophes de six heptasyllabes) et le même schéma des rimes (AABCCB) de l’original français. Ce choix se justifie par le fait que l’heptasyllabe (« settenario ») figure, avec l’hendécasyllabe, parmi les vers les plus importants et les plus fréquemment employés dans la poésie italienne. Cependant, en raison de la longueur des mots italiens, supérieure (en moyenne) à celle des mots français, il nous semble que le « settenario » italien impose une plus grande concision et qu’il n’est pas toujours aisé de condenser efficacement les contenus exprimés dans les vers français. La synalèphe et l’apocope permettent en tout cas de compenser, au moins en partie, l’écart entre les deux langues. Même si, dans la plupart des cas, nous avons réussi à reproduire des rimes parfaites en italien, nous avons parfois dû nous contenter d’assonances, notamment dans les strophes 4 (« inaudito » / « antico »), 9 (« porto » / « sotto ») et 12 (« campi » / « canti »), ou bien de consonances (voyelles différentes et consonnes identiques, par exemple dans la strophe 8, « scioglie » / « briglie »).

6 Nous avons souvent eu recours aux procédés de la transposition et de la modulation2. Dans la strophe 1, pour suggérer l’idée d’un état intermédiaire entre le sommeil et le réveil, exprimée en français par la forme verbale « sommeillez », nous avons utilisé un substantif de sens équivalent, « dormiveglia ». Dans la traduction de la strophe 3, une locution adverbiale italienne correspond à un verbe français (« elle fuit » / « in fretta »), tandis que dans la strophe 7 nous avons traduit un substantif par un adjectif (« d’une pucelle » / « verginale »). Cette dernière transposition compte parmi les plus communes dans le passage d’une langue à l’autre car, si l’italien emploie des adjectifs avec une plus grande fréquence, le français se caractérise par une prédilection marquée pour la nominalisation3. Toutefois, plus encore que la transposition nom français / adjectif italien, nous nous sommes servi de la transposition phrase négative / phrase affirmative, qui nous a permis de parvenir à une plus grande concision sans altérer les

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contenus du texte original, même si ce procédé entraîne, inévitablement, des glissements de point de vue4. Il nous suffira ici de citer les strophes 12 (« Ne furent oncq en sa grace » / « Sempre fugge e disprezza ») et 13 (« ingratz ne soyez » / « siate grati »). Il en va de même dans la strophe 11, où « L’orgueil vault moins que l’humblesse » a été traduit par « più gradita a Dio / Dell’orgoglio è l’umiltà », même si, dans ce cas, le changement de point de vue a été motivé par des raisons de rime.

7 Quant au procédé de la modulation, nous signalons, dans la strophe 9, la traduction de « la main » par « la forza », qui peut être considérée comme un exemple de modulation métaphore/absence de métaphore (concret/abstrait)5. Certes, en renonçant à l’image de la main qui s’abat sur les mécréants, notre traduction peut apparaitre comme moins évocatrice que l’original français, mais en même temps elle permet d’insister davantage sur l’idée de la puissance de Satan, déjà introduite dans la strophe précédente. Dans la strophe 3, à l’inverse, notre traduction contient l’image de la nuit engloutie par la clarté du jour qui s’avance, absente chez Denisot et suggérée par la rime « inghiotte » / « notte ». À plusieurs reprises, pour des raisons de mètre ou de rime, nous avons ensuite eu recours à une modulation cause/effet, l’une des plus fréquentes dans les traductions entre français et italien6 : dans la strophe 5 « Dieu vous envoye son Filz » est traduit par « Il divin Figlio è sceso » (il est descendu sur terre parce que Dieu l’a envoyé), ce changement étant dû pour l’essentiel à la difficulté d’employer le mot italien « Dio » en position finale du vers ; pareillement, dans la strophe 8 les chaînes de Satan (« liens », « fers ») perdent de leur force parce que le Christ, en naissant, les a brisées (« scioglie / Le catene e le briglie »), tandis que dans la strophe 15, « Che oggi sia una festa » correspond à « chommez ceste journée », car les jours fériés ont pour conséquence logique l’abstention du travail.

8 Nous nous sommes efforcé, autant que possible, de reproduire fidèlement les contenus du texte de Denisot, bien que les exigences de mètre ou de rime nous aient parfois poussé à introduire des glissements sémantiques plus ou moins significatifs. Dans la strophe 10, la traduction de « pastoureaulx » par « umili pastori » introduit une nuance étrangère au mot français, qui évoque davantage la jeunesse que l’humilité des bergers7, mais cohérente avec le message véhiculé par le poème dans son ensemble, tandis que « Il Dio delle folle », dans le dernier vers de cette même strophe, exprime l’idée de la supériorité de Dieu sur les souverains de la terre (« Luy des plus grands roys le maistre ») sans se servir du superlatif employé par Denisot mais en insistant sur la multitude de ses sujets. Quant à la strophe 8, l’oxymoron « inerme aguzzino » n’a pas d’équivalent dans le texte original mais résume le sens global de la strophe, qui illustre la situation paradoxale de Satan, dont les armes puissantes se sont avérées inefficaces à la suite de la naissance du Christ. Même si, dans cette strophe, nous n’avons pas traduit le substantif « enfers », il nous semble que l’adjectif « infernale », qui clôt la strophe précédente, compense cette omission.

9 Par endroits, le fait de disposer de syllabes supplémentaires nous a permis d’ajouter des détails absents dans l’original mais cohérents avec la pensée de Nicolas Denisot, notamment dans la strophe 2, où l’action de se lever (que le texte français n’évoque pas) est contenue, implicitement, dans celle de se réveiller. Dans la strophe 5 nous avons introduit la notion de péché (« peccato ») que Denisot ne mentionne pas mais qui était sans aucun doute présente à son esprit, car le péché peut être considéré comme la tache (« macula » en latin) dont la Vierge, qui « n’y n’est / Ny ne sera maculée », serait exempte.

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10 Nous avons accordé une attention particulière au vocabulaire de la vue et de l’ouïe, qui occupent une place centrale dans les Cantiques du premier advenement de Jesu-Christ car, pour la sensibilité du poète-peintre Denisot, la Nativité est, avant tout, un spectacle caractérisé par des couleurs à profusion et par les chants incessants des bergers8, qui sont les protagonistes incontestés du poème que nous avons choisi. Par conséquent, dans la strophe 1, tout en renonçant à traduire littéralement la forme verbale « peignit », nous avons utilisé un autre verbe appartenant au champ sémantique de la peinture (« colorò »). Cependant, malgré nos efforts, un certain nombre de détails importants ont dû être sacrifiés. Nous faisons allusion surtout à la strophe 3, où nous avons dû renoncer à l’image du « flambeau », car tous les équivalents italiens que nous avions envisagés (« fiaccola », « torcia », « fiamma ») présentaient des inconvénients liés à la rime ou à l’accent (le mot « fiaccola », notamment, n’aurait pu figurer en position finale du vers, car l’accent principal serait tombé sur la cinquième syllabe, et non sur la sixième, comme le demande normalement le « settenario »). Nous croyons ensuite qu’il aurait été malaisé de condenser dans deux heptasyllabes italiens la double évocation du « flambeau » et de l’« estoile ». Nous avons par conséquent choisi de conserver le seul élément nécessaire pour la compréhension du texte, en compensant l’absence de l’image du « flambeau », au moins en partie, par l’adjectif « luminosa », sémantiquement plus riche que l’adjectif français « clair ». De même, le vocabulaire de la merveille a fait l’objet de suppressions motivées par des exigences de mètre. Ainsi, dans la strophe 4 nous avons renoncé à traduire littéralement « merveille », car le mot italien correspondant comporte quatre syllabes et ne se prête pas aisément à des rimes parfaites. Nous avons alors remplacé « meraviglia » par le mot « maestà », qui suggère lui aussi l’idée d’un spectacle grandiose qui s’offre à la contemplation. Le même problème s’est posé pour la traduction de « merveilleux » (strophe 11), dont l’équivalent italien ne comporte pas moins de cinq syllabes. Dans ce cas, nous avons choisi de traduire le groupe nominal « cas merveilleux » par « gran mistero », dans la mesure où la naissance d’un dieu parmi les bergers et les animaux relève à proprement parler du mystère pour les « haultains orgueilleux » dont parle le poète.

11 Cependant, les difficultés les plus insurmontables se sont présentées lors de la traduction de la dernière strophe du poème, sans aucun doute la plus riche en contenus, y compris de caractère théologique. Pour commencer, le mot « boys » a été remplacé, pour des exigences de concision, par un hyperonyme, « terra », qui présente l’avantage de se lier, tout naturellement, au mot « cielo » (« In terra e in ciel »), ce dernier étant par ailleurs mentionné par Denisot. Mais c’est dans le tout dernier vers que notre traduction s’avère inadaptée, notamment à cause de l’emploi du mot « gesta », qui s’est imposé pour des raisons de rime mais qui s’éloigne considérablement du texte français. Nous pourrions justifier notre choix en remarquant que cette aube splendide accompagne une entreprise illustre par excellence (le mot italien « gesta » dérivant, tout comme le français « geste », du latin gesta, « exploits »), c’est-à-dire la naissance du Fils de Dieu, à plus forte raison si nous considérons que pour Denisot, bien probablement, l’« Aube » ne serait qu’une métaphore du Christ lui-même. Néanmoins, même si l’on admettait le bien-fondé de l’emploi du substantif « gesta », notre traduction pourrait être critiquée pour la suppression de l’idée de retour exprimée dans le vers final du poème français (« Heureusement retournée »).

12 En conclusion, nous pouvons affirmer que la traduction d’heptasyllabes français par des « settenari » italiens produit généralement des résultats acceptables, même s’il n’est

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pas toujours aisé de reproduire des rimes parfaites et, encore plus, de parvenir à une expression claire et efficace. En effet, il nous semble que la nécessité de restituer fidèlement la pensée de l’auteur conduit parfois à une concision excessive et à une plus grande opacité qu’en français.

NOTES

1. N. Denisot, Cantiques du premier advenement de Jesu-Christ, Paris, Veuve Maurice de La Porte, 1553, p. 43-47. En l’absence d’éditions modernes des Cantiques, nous donnons ici une transcription inédite qui respecte l’orthographe et la ponctuation originales, nous nous limitons à introduire la dissimilation i/j (exemplaire de référence : Le Mans, Médiathèque L. Aragon, MAINE 8° 7052). Pour faciliter les renvois au texte, nous avons numéroté les strophes, aussi bien dans l’original français que dans notre traduction. 2. Pour cette terminologie nous renvoyons à J. Podeur, La pratica della traduzione. Dal francese in italiano e dall’italiano al francese, Naples, Liguori editore, 2002. 3. Ibid., p. 43. 4. Ibid., p. 66. 5. Ibid., p. 88. 6. Ibid., p. 92. 7. Voir à ce propos le Dictionnaire du Moyen Français < http://www.atilf.fr/dmf/>. 8. L’importance capitale de la dimension sonore dans les Cantiques a été mise en évidence par J. Nassichuk, « La voix et le chant poétiques dans les Cantiques de Nicolas Denisot du Mans », dans A. Rodriguez et A. Wyss (dir.), Le Chant et l'écrit lyrique, Bern, P. Lang, 2009, p. 167-182. En ce qui concerne la dimension visuelle, nous nous permettons de renvoyer au chapitre « Ut pictura poësis » de notre ouvrage La Plume et le pinceau. Nicolas Denisot, poète et artiste de la Renaissance, Genève, Droz, 2016, p. 136-144.

RÉSUMÉS

Cet article propose une traduction inédite, en italien, d’un poème intitulé « Petite description de l’Aurore », tiré des Cantiques du premier advenement de Jesu-Christ de Nicolas Denisot (1515-1559), poète et peintre lié aux milieux de la Pléiade. La traduction est suivie d’un commentaire qui analyse les procédés mis en œuvre et les principales difficultés rencontrées dans le passage du français à l’italien.

This essay contains an unpublished Italian translation of a poem titled « Petite description de l’Aurore », taken from the Cantiques du premier advenement de Jesu-Christ by Nicolas Denisot (1515-1559), poet and painter belonging to the literary milieu of the Pléiade. The translation is

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followed by an analysis of the translating method and of the main difficulties encountered in the process of replicating the contents of the French text in Italian verse.

INDEX

Mots-clés : traduction, poésie, XVIe siècle, Denisot (Nicolas), Pléiade, Nativité Keywords : translation, poetry, XVIth century, Denisot (Nicolas), Pléiade, Nativity

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Traduire la poésie de la Renaissance en français moderne : translation partielle commentée du Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre (1524) Translating French Renaissance poetry into modern French: extracts of a rhythmic rewriting of the Dialogue en forme de vision nocturne de Marguerite de Navarre (1524) with a commentary

Isabelle Garnier

1 Le Dialogue en forme de vision nocturne, long poème de 1260 décasyllabes en terza rima, est composé en 1524 par Marguerite, duchesse d’Angoulême et future reine de Navarre, après le décès de sa nièce Charlotte, fille de François Ier, à l’âge de huit ans. Laissant de côté les questions théologiques débattues dans le Dialogue, le présent article offre en diptyque 141 vers et leur translation en français moderne1. L’ensemble, qui réunit le bref récit encadrant le dialogue entre la poétesse et Charlotte et trois séries de répliques, possède son unité propre et peut être lu en continuité.

Dialogue en forme de vision nocturne (1524), extraits

2 1 L’Ennuy trop grief de la dure nouvelle Du doulx dormir et trespas gratieulx D’une dame tressaige, bonne et belle, 4 Laquelle Dieu, pour luy donner bien mieulx, En Septembre le jour de Nostre Dame Daigna tirer avecques luy aulx cieulx,

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7 Me fut si grant que je croys qu’oncques femme Telle douleur ne pourroit soustenir, Sans le depart par mort, de corps et d’ame. 10 Mais en mon doeul et piteux souvenir, Ayant esté sans parler longue piece, Il me sembla que je la veis venir 13 Fille de Roy, et de trois seurs la tierce : Mais premiere en beauté, sens et aige, La recongneu pour madame et ma niepce. 16 Lors s’aprocha : et d’ung riant visaige Print un mouchouoir : et des petites mains Les grosses larmes m’essuyoit du visaige. 19 Et moy trop pis que morte, et non riens moins, Ayant perdu de ma vie l’actente, Luy dis ainsy, les yeulx de larmes plains : 22 Si celuy seul qui a force puissante Sans lequel riens faire à nul est possible Ne vous deffend parler à vostre Tante, 25 Bien que soyés de mes yeulx invisible Et l’oreille de la voix soit privee Qui en mon cueur donnoit joye indicible, 28 Bien que soyés triumphante arrivee Où sans cesser buvés en la fontaine De Charité aux Esleuz derivee, 31 Las, mon enfant, si vous estes si plaine Du bien qui m’est trop inconsiderable, Ne laissés pas de regarder ma peine. 34 Amour a faict mon cueur inseparable Avecques vous si lié par nature Que le despart m’en seroit importable. 37 Je seuffre ennuy autant que creature En peult porter au corps pour vostre absence Pensant aux ans de vostre nourriture. 40 Mais mon esprit qui a la congnoissance De vostre bien, et vie par la mort, Remplit mon cueur de grant resjouyssance, 43 Qui me contrainct vous supplier bien fort Que cueur à cueur veulliés à moy parler, Donnant esprit à esprit reconfort.

3 Madame Charlote 46 Par Charité je ne vous puis celler Que ne sentés ma consolation Par louange digne de remplir l’air. 49 Cessés le pleur de desolation Qui procede de la chair et du sang Où trop avés mis vostre affection.

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52 Eslevés donc vostre esprit et au ranc Des bien heureux vous me voirés assise Devant mon Dieu dessus le dextre banc. 55 Et nonobstant que digne d’estre mise Si près de luy en riens ne m’appertient, Charité m’a ceste place permise. […] 145 Celuy qui s’est tousjours en Dieu fié, Il vit en Foy si unie à la vie Que mort le rend sans mort deifié.

4 Madame L. D. 148 O Madame, ce mot là je vous nye Car vostre corps est mort en terre mys, Sur laquelle je porte grant ennuye.

5 Madame Charlote 151 Vostre esperit soit en raison remys Et entendés que riens ne peult mourir, Fors ce qui est à la vie soubmis. 154 Un corps est mort et ne se peult nourrir Sinon qu’à luy l’ame du tout soit joincte : La separant, il le convient périr. 157 L’ame ne peult sentir de la mort poincte : Immortelle est eternellement, Faisant vivre le corps mort qu’elle acointe. 160 Se separant, le corps incontinent Est sans vie, tournant en sa nature Qui n’eust oncques vie ne sentement. 163 De terre estoit mon corps, en terre pure Est retourné, qui de soy n’avoit vie Mais la vie en l’ame sans fin dure.

6 Madame La Duchesse 166 Encore ung mot d’entendre j’ay envye : Quelle douleur sentites au partir ? Que trop grande je croys, quoy que l’on dye.

7 Madame C. 169 Je vous promect, ma Tante, sans mentir Que, quant le corps par douleur afoybly S’apesantit jusqu’à terre sentir, 172 Et l’esperit par amour ennobly Tire tout droict au ciel par tel desir Que l’ame mect tout son corps en oubly ; 175 S’elle tire fort au ciel par plaisir, Le corps pesant en terre et pourriture, Le departir n’est riens qu’un brief soupir.

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178 La mort est fin d’une prison obscure A une ame gentil : et bien amere A qui a mys au monde trop sa cure. 181 Car qui au cueur a trop mis pere et mere, Amys, parens, plaisir, richesse, honneur, C’est à laisser chose par trop austere. 184 Quant est de moy j’avoys mon petit cueur Tiré à Dieu par sa misericorde Si fort que mort ne me feit mal ne peur. 187 Au trepasser sentis, bien me recorde, Plus de joye que n’eut onc malfacteur Saulvé de mort, de feu, d’eaue, ou de corde : 190 Car sans regret de pere, mere ou seur, Ne memoire avoir de riens ça bas, Mon ame print à soy mon redempteur. 193 Si vous povyés de ma joye et soulas Sentir la cent et millieme partie, En louange tourneriés vostre Helas.

8 […] 1003 Considerés que de la providence De Dieu tout vient, non pas cas ou fortune, Il ordonne tout par sa sapience : 1006 Il ne tumbe pas d’ung arbre une prune, Sinon par luy, ny une fleur ny feulle : Il conduict tout pour chascun et chascune. 1009 Ce qu’il donne, fault bien que l’on recueille, Le mercyant de son don et present, S’il oste tout, point ne fault qu’on s’en deulle, 1012 Car il est Dieu tout bon et tout puissant ; Si de sa main donne peine ou plaisir, Quoy que ce soit, doibt bien estre plaisant. 1015 Ne veuilliés point à vostre gré choisir Penitence ou consolation : Mais prenés tout de luy, sans desplaisir.

9 […] 1243 Si charité en vous veult ordonner Par Vive Foy, de tout pourrés parler. Quant est de moy, plus ne puis sejourner.

10 Madame La Duchesse 1246 O mon enfant, vous en fault il aller ? Et si force est, au moins je vous supplie Que me tirés avecques vous par l’air. 1249 Mais si tost n’eu ma parole acomplie, Que ses doulx yeulx veis par devotion Lever au ciel : et puis vers moy les plye.

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1252 Me regardant par grant compassion, Dict : Actendés en consolation L’heure que Dieu vous ouvrira sa porte. 1255 Lors, comme esclair prompt, sans dilation, La veis tirer au hault mons de Sion Par le tresbeau de face et de main forte. 1258 Et moy faisant ma lamentation, En ce val plain de tribulation, Laissée m’a vivante, pis que morte.

Dialogue en forme de vision nocturne (1524), translation des extraits

11 1 La pesante douleur de la dure nouvelle Du doux dormir, véritable trépas gracieux, D’une dame très sage, aussi bonne que belle, 4 Que notre Seigneur Dieu, pour lui donner bien mieux, Le 8 septembre, jour de la nativité de la Vierge, Jugea digne d’emmener près de lui aux cieux, 7 Me fut si grande, je crois, que jamais femme Ne pourrait endurer une telle douleur Sans voir, par mort, son corps séparé de son âme. 10 Mais dans mon deuil, mon dolent souvenir, Étant restée longuement sans parler, Il me sembla la voir alors venir 13 Fille de notre Roi, de trois sœurs la troisième, Mais première en beauté, intelligence et âge : Je reconnus en elle et Madame et ma nièce. 16 Et s’approchant alors, le visage riant, Elle prit un mouchoir ; de ses petites mains Elle essuya les grosses larmes de mon visage. 19 Et moi, pire que morte, oui vraiment, rien de moins, Ayant perdu espoir et confiance en la vie, Je lui parlai ainsi, les yeux de larmes pleins : 22 Si Dieu, le seul qui a force puissante, Sans lequel rien n’est possible à quiconque Ne vous défend de parler à votre Tante, 25 Bien qu’à mes yeux vous soyez invisible Et que mon oreille soit privée de votre voix Qui donnait à mon cœur une joie indicible, 28 Bien que, triomphante, vous soyez arrivée Là où sans cesse vous buvez à la fontaine De Charité aux Élus réservée, 31 Hélas, mon enfant, même si vous êtes pleine D’un bien qui dépasse mon entendement, Que cela ne vous empêche de regarder ma peine !

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34 Amour a rendu mon cœur inséparable Du vôtre et si lié à lui par un attachement naturel Que la séparation m’en est insupportable. 37 Je souffre d’un tourment aussi fort Que puisse supporter le corps du fait de votre absence, En pensant à ces ans où je vous éduquais. 40 Mais mon esprit, qui a pleine conscience Du bien qui est vôtre et de votre vie par la mort, Remplit mon cœur de grande réjouissance, 43 Ce qui me pousse à vous supplier bien fort D’accepter de me parler cœur à cœur, Pour que votre esprit apporte au mien réconfort.

12 Madame Charlotte 46 La charité m’oblige à ne pas vous cacher (Et à ne pas vous priver de sentir) ma consolation Digne de remplir l’air tout entier de louange. 49 Séchez les pleurs de la désolation Qui proviennent de la chair et du sang Où vous placez à tort sentiments et affection. 52 Élevez donc votre esprit, et au rang Des bienheureux vous me verrez assise Au-devant de mon Dieu, à sa droite siégeant. 55 Et bien que la dignité d’être placée Si près de lui ne m’appartienne en rien, Charité m’a permis d’occuper cette place.

13 […] 145 Celui qui s’est toujours fié à Dieu, Il vit d’une Foi si unie à la vie éternelle Que la mort, sans mort, le déifie.

14 Madame La Duchesse 148 Oh, Madame, ce mot-là, je le refuse, Car votre corps est mort et enterré, Ce qui me cause un tourment infini.

15 Madame Charlotte 151 Que votre esprit revienne à la raison ! Comprenez donc que rien ne peut mourir, Sauf ce qui est soumis à la vie d’ici-bas. 154 Un corps n’a pas de vie propre et ne peut grandir Si l’âme n’est à lui jointe complètement ; Quand l’âme se sépare du corps, il doit périr. 157 L’âme ne peut sentir la pointe de la mort : Elle est immortelle éternellement, Faisant vivre le corps mort auquel elle se lie. 160 Se séparant de l’âme, le corps tout aussitôt Est sans vie, retournant à sa nature première Qui n’eut jamais vie ni sensibilité.

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163 Mon corps était de terre, et en la terre pure Est retourné : de lui-même il n’avait nulle vie Mais la vie en l’âme éternellement dure.

16 Madame La Duchesse 166 Encore une question, je vous prie : Quelle douleur avez-vous senti au moment de mourir ? Terrible, j’imagine, quoi qu’on en puisse dire. Madame Charlotte 169 Je vous promets, ma Tante, sans mentir Que, quand le corps affaibli par la douleur S’appesantit jusqu’à sentir le froid de la terre, 172 Et que l’esprit par l’amour ennobli Tire tout droit au ciel par un ardent désir, L’âme en oublie la pesanteur du corps ; 175 Si elle tire fort vers le ciel par plaisir Tandis que le corps pèse en terre et pourriture, Le moment du départ n’est rien qu’un bref soupir. 178 La mort est la fin d’une prison obscure Pour une âme noble : et elle est bien amère Pour celui qui a mis tout son soin dans le monde terrestre. 181 Car pour qui surestime en son cœur père et mère, Amis, parents, plaisir, richesse, honneur, Abandonner tout cela est bien trop austère. 184 Quant à moi j’avais mon petit cœur Tiré vers Dieu par sa miséricorde Si fort que la mort ne me causa ni mal ni peur. 187 A l’instant du trépas je sentis, je m’en souviens, Plus de joie que n’en eut jamais un malfaiteur Sauvé de mort, bûcher, noyade, ou pendaison. 190 Car sans que je regrette ou père, ou mère ou sœur, Ni que je garde rien en mémoire d’ici bas, Mon rédempteur a pris mon âme auprès de lui. 193 Si vous pouviez de ma joie et de mon plaisir Éprouver la cent millième partie, En louange vous changeriez vos hélas.

17 […] 1003 Croyez bien que tout provient De la providence de Dieu, non du hasard ou de la fortune ; Il ordonne tout par sa sagesse : 1006 Pas une prune ne tombe d’un arbre Sinon par sa volonté, ni même fleur ou feuille : Il conduit tout pour chacun et chacune. 1009 Et ce qu’il donne, il faut le prendre de bon gré, Le remerciant de son don et présent ; S’il reprend tout, il ne faut pas s’en désoler,

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1012 Car il est Dieu tout bon et tout puissant : Qu’il donne de sa main peine ou plaisir, Quoi que ce soit, il faut le prendre en souriant. 1015 Ne prétendez choisir à votre guise Ou pénitence ou consolation : Mais prenez tout de lui sans déplaisir.

18 […] 1243 Si la charité veut agir en vous Grâce à la Vive Foi vous pourrez parler de tout. Quant à moi, je ne puis demeurer davantage.

19 Madame La Duchesse 1246 Oh mon enfant, faut-il vraiment vous en aller ? Si c’est inévitable, au moins je vous supplie De m’emmener avec vous dans les cieux. 1249 A peine avais-je achevé de parler, Que je vis ses doux yeux par dévotion S’élever vers le ciel, puis vers moi s’incliner. 1252 Me regardant par grande compassion, Elle dit : « Attendez comme consolation L’heure à laquelle Dieu vous ouvrira sa porte ». 1255 Alors vive comme l’éclair, sans plus tarder, Je la vis attirée vers le haut mont de Sion Par le très beau de face et de main forte. 1258 Quant à moi poursuivant ma lamentation, En cette vallée de larmes et de tribulation, Vivante elle m’a laissée, pire que morte.

Note à la translation

20 Avant de réfléchir aux pratiques mises en œuvre dans ce travail de translation, je souhaite préciser en premier lieu pourquoi j’ai adopté ce terme. Mon objet n’est pas de « traduire d’une langue en aultre » (Etienne Dolet2), mais d’opérer une transposition d’un état historique donné d’une langue, le « français de la Renaissance » (Mireille Huchon3), à un état postérieur de la même langue, le français moderne. Alors que le corpus médiéval en vers bénéficie de longue date de traductions harmonieuses de l’ancien français vers la langue moderne, avec de très nombreuses éditions bilingues sur le marché, rares sont les œuvres poétiques du XVIe siècle à être offertes en sa langue au lecteur d’aujourd’hui, avec le texte d’origine en regard. Un Rabelais, un Montaigne connaissent une telle fortune depuis plusieurs décennies grâce à d’éminents spécialistes ; les poètes et poétesses de leur époque, point. Il est grand temps d’ouvrir ce champ dans les études seiziémistes, en tentant de restituer autant que faire se peut les particularités rythmiques et rimiques de ces textes4.

21 Les traducteurs « d’une langue en autre » évoluent entre deux pôles – pour reprendre les termes de l’un des fondateurs de la traductologie, Jean-René Ladmiral –, se faisant selon le contexte tantôt « sourciers », soucieux des signifiants, apôtres du sens littéral de la source, tantôt « ciblistes », préoccupés davantage par les signifiés, adeptes de la

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liberté d’interpréter au plus juste dans la langue cible5. Comme j’ai pu l’expérimenter dans ce travail, la problématique est la même lorsque l’on passe d’un état à un autre d’une langue donnée. La syntaxe volontiers elliptique du texte de la Renaissance requiert l’ajout de mots variés en français moderne, bouleversant parfois l’économie des phrases – travail de cibliste. Je me suis néanmoins efforcée de conserver les éléments phrastiques dans leur vers d’origine, sans les permuter à l’intérieur du tercet, et de maintenir certaines inversions syntaxiques intelligibles dans la langue d’arrivée pour préserver la poéticité du texte – posture de sourcière.

22 Ces deux postures ne sont donc nullement incompatibles, et l’objectif de la translation est d’inciter le lecteur à un va-et-vient entre le poème de Marguerite et son adaptation moderne. En comparant les deux, il deviendra sensible à la récurrence des faux amis et à la trompeuse familiarité de certains agencements syntaxiques : maints glissements sémantiques, maintes ellipses ou inversions viennent brouiller le sens de vers dont le lexique paraît transparent, ou que l’on a cru comprendre à première lecture6. Tentons d’expliciter, selon trois axes (rythmique, syntaxique, sémantique), les réflexions suscitées par cette expérience assez neuve et les orientations majeures qui s’en sont dégagées, de manière empirique.

Choix rythmiques

23 Chaque fois que la restitution du sens était compatible avec la production d’un rythme établi, bien ancré dans la mémoire poétique collective comme le décasyllabe et l’alexandrin, j’ai coulé la translation dans l’un de ces moules métriques. J’ai d’abord tenté de respecter la forme du décasyllabe originel (voir par exemple les vers 10, 12, 22, 23, 25, 30, 40, 42, … 149-152, etc.), jouant parfois de chance avec l’évolution du lexique : au vers 1011, par suite de la substitution de « remercier » à « mercyer », la synérèse pratiquée dans l’usage courant préserve le rythme original (Le mer-cy-ant > Le re-mer- ciant). Mais ce parti s’est vite avéré impossible à tenir, sauf ponctuellement. Face à la nécessité d’ajouter des mots pour des motifs variés, les deux syllabes supplémentaires de l’alexandrin en ont fait un outil plus satisfaisant (cf. vers 1, 3, 4, 7-9, 13-17, 19-21, 27, 39, … 155, 157, 159, 163, … 1009 etc.).

24 Marguerite pratiquant encore dans le Dialogue des césures qui seront considérées comme irrégulières (épique et lyrique), je me suis accordé la même licence : les césures épiques des vers de dix syllabes (« Étant restée longuement sans parler », v. 11), ou de douze (vers 19, 26, … 154, 156, 160 etc.) ne heurtent guère l’oreille moderne, habituée à l’apocope du e final, y compris dans le vers. Plus rarement, une césure lyrique sera nécessaire pour obtenir douze syllabes césurées 6/6 (v. 28 etc.). Certains vers de la translation n’offrent pas de césure, qu’ils comptent dix syllabes (v. 44), ou douze (v. 31, 45). D’autres offrent des rythmes spécifiques : des vers de dix syllabes comme le 158, ou le 1243 (« Si la charité veut agir en vous ») peuvent se lire en tarantara (5/5), césure médiane qu’emploie Marguerite à l’occasion (par exemple aux v. 202 et 405 du Dialogue : « Long temps après moy / vous fault demeurer », « Que ce que Dieu veult,/ qui ne peult perir »)7. Au vers 24, l’ajout de la préposition « de » en français moderne après le verbe « défendre » conduit à un rythme 4/7 au lieu de 4/6, à moins d’oser l’apocope familière « vot’ Tante ». Dans plus d’un cas, l’apocope est de fait nécessaire pour entendre un alexandrin. Le vers 161 de la translation, « Est sans vie, retournant à sa nature première », en réclame même deux : à celle de « nature » (e final entre deux consonnes)

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s’ajoute celle de « vie », dont le e, au cœur d’une « séquence VeC »8, devrait être maintenu en versification classique. La translation du vers 153, pour être rythmée, impose la même apocope : « Sauf ce qui est soumis à la vie d’ici-bas ». Mais dans quelques cas, quand aucune solution ne se dessinait, j’ai dû consentir aux chaînes syllabiques non rythmées (comme les quinze syllabes du vers 47).

25 En ce qui concerne la rime, j’ai agi avec la même souplesse. Lorsque les rimes de l’original pouvaient être conservées sans dommage pour le sens, je les ai privilégiées (c’est le cas de huit des neuf rimes de la fin du poème, v. 1252-1260). Cependant il s’est avéré souvent plus aisé de maintenir deux des trois terza rima (celles du premier et du dernier vers du tercet ouvrant la rime), au détriment de la troisième (au vers médian du tercet suivant), comme on l’observe dans les quatre premiers tercets de la translation. Les rimes ont pu parfois être préservées malgré une modification lexicale, comme aux vers 28 et 30 : le couple « arrivee / derivee » du Dialogue devient « arrivée / réservée » dans la translation (voir aussi v. 40 et 42). Enfin, j’ai parfois renouvelé totalement les rimes, en perdant éventuellement leur richesse, comme aux vers 1249 et 1251 (« acomplie / plye » devient « parler / s’incliner »).

26 Davantage de temps permettrait de limer les vers sur les traces des poètes du XVIe siècle, mais l’objectif de ce travail n’est pas de reproduire anachroniquement la manière de Ronsard – moins encore celle de Hugo ou Baudelaire. Entre deux possibilités de translation, c’est toujours le rythme ou la rime que j’ai sacrifiés au bénéfice de la restitution précise du sens.

Difficultés syntaxiques

27 D’une façon générale, j’ai modernisé les vers de façon homogène, même lorsqu’ils pouvaient paraître compréhensibles, dès lors qu’ils étaient éloignés syntaxiquement de l’usage moderne (comme le v. 29, « Où sans cesser buvés en la fontaine »). Le souhait de ne pas créer une langue hybride entre le français de la Renaissance et le français moderne est donc à l’origine de renoncements un peu douloureux. Ainsi, la transparence sémantique du vers 1244, « Par Vive Foy, de tout pourrés parler », appelle à maintenir le rythme original ; mais la rigueur syntaxique contraint à rétablir l’ordre des termes et le pronom manquant, quitte à perdre le rythme (« Grâce à la Vive Foi, vous pourrez parler de tout ») ; pour le rétablir et obtenir un alexandrin, il faudrait condenser le syntagme verbal en « parlerez », ce qui modifie le sens. Plusieurs passages précis du Dialogue comportent des constructions elliptiques délicates à interpréter comme à transcrire en langue moderne. Prenons trois exemples.

28 Le premier est un tercet où Charlotte répond à Marguerite. Considéré comme difficile par la critique margaritique, il résiste à la compréhension immédiate : 46 Par Charité je ne vous puis celler Que ne sentés ma consolation Par louange digne de remplir l’air. « Ma consolation » est-elle celle de Charlotte parmi les bienheureux, ou celle qu’elle peut apporter à Marguerite, selon la demande que celle-ci vient de faire à sa nièce défunte ? Non pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre, comme le suggèrent les deux strophes qui suivent : celle de Marguerite (v. 49-51) qui doit procéder de celle de Charlotte (v. 53-55). Sur le plan syntaxique, il faut donc reconnaître une construction en anacoluthe, dans laquelle « ma consolation » apparaît complément d’objet à la fois

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du verbe principal « celler » et du verbe qui lui est subordonné « sentés » : j’ai restauré une construction plus lisible en plaçant les deux sur le même plan, et marqué la position seconde de « sentir » par une parenthèse.

29 Considérons comme deuxième exemple trois tercets qui opposent la pesanteur du corps appelé à retourner en terre à l’attraction de l’âme vers le ciel ; ils apportent la réponse à une question de Marguerite (v. 167), et en particulier leur tout dernier vers (v. 177) : 169 Je vous promect, ma Tante, sans mentir Que, quant le corps par douleur afoybly S’apesantit jusqu’à terre sentir, 172 Et l’esperit par amour ennobly Tire tout droict au ciel par tel desir Que l’ame mect tout son corps en oubly ; 175 S’elle tire fort au ciel par plaisir, Le corps pesant en terre et pourriture, Le departir n’est riens qu’un brief soupir. Cette séquence comporte deux occurrences de la conjonction « que » (v. 170 et v. 174). L’interprétation la plus immédiate, selon les codes de la langue moderne, consiste (au prix d’un enjambement) à relier le deuxième « Que » à l’expression qui précède : « par tel desir / Que », en postulant une subordonnée consécutive au vers 174. Sans même prendre en compte le fait que ce serait le seul cas de ce type de construction dans tout le poème, la relation de conséquence n’est satisfaisante ni quant au sens, ni sur le plan syntaxique de par l’absence de proposition principale (l’établissement du texte m’a conduite à introduire une ponctuation semi-forte à la fin du vers 174, la leçon de l’unique imprimé du Dialogue comportant, elle, un point). Il faut donc envisager une autre construction. Les cas de redondance sont fréquents dans la syntaxe du début du XVIe siècle : on peut postuler que le deuxième « que » dépend lui aussi du verbe « promect », en rappel du premier trop éloigné. Quoique rare dans le Dialogue, cette construction est préférable sur le plan sémantique. L’adjectif « tel », qui n’est alors qu’un intensif, appelle éclaircissement dans la translation : lui substituer « ardent » restitue plus précisément l’idée.

30 La langue du XVIe siècle recèle davantage d’ambiguïtés syntaxiques, on le voit. Comme l’organisation phrastique de la poésie autorise un surcroît d’inversions, cela rend le décodage encore plus malaisé. Prenons, pour finir, le cas d’un tercet qui ne semble pas poser de difficulté à première lecture : 190 Car sans regret de pere, mere ou seur, Ne memoire avoir de riens ça bas, Mon ame print à soy mon redempteur. La proposition du dernier vers est trompeuse : à première vue, elle répond à l’ordre canonique sujet-verbe-complément. Néanmoins la phrase « mon âme prit à elle mon rédempteur » ne fait pas sens, car sur le plan théologique, le seul qui a le pouvoir de « prendre » auprès de lui est le Christ (dans le poème, l’âme n’a d’autre potentiel que celui de « tirer » vers le ciel : cf. v. 175 notamment). On a donc affaire à une inversion : malgré sa place dans la proposition, c’est « mon redempteur », sujet, qui prend l’âme à lui.

31 Une fois le sens établi, il convient de rapporter le double complément de manière initial à son support syntaxique adjacent, « Mon ame », complément d’objet direct placé en fin de strophe dans la translation. Pour éviter une rupture de construction mal venue en français moderne, il faut remplacer la tournure nominale « sans regret » par une tournure verbale à un mode personnel (l’infinitif « sans regretter » aurait aussi pour

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support le sujet « rédempteur »). J’ai choisi le pronom de première personne plutôt que celui de la troisième attendue avec « âme », car le propos touche la sensibilité affective de la locutrice Charlotte. Les coordonnants « ou » en polysyndète dans l’énumération initiale sont ajoutés pour des raisons rythmiques (alexandrin). Ce sont là chevilles métriques sans incidence sur le sens9. D’autres ajouts de plus de conséquence sont en revanche parfois nécessaires.

Éclaircissements sémantiques

32 Pour tout lecteur du XVIe siècle, la mention « le jour de Notre Dame », précédée de l’indication du mois au vers 5, renvoie à la date du 8 septembre, fête de la nativité de la Vierge. Le lecteur d’aujourd’hui, et en particulier les étudiants avec lesquels j’ai travaillé sur le début de la translation10, n’étant plus à même de situer ce jour dans le calendrier, j’ai pris le parti d’indiquer la date exacte, suivie du nom de la fête religieuse, qui participe de l’ancrage chrétien dès le début du poème. De même, lorsque Charlotte rappelle la joie qu’elle a éprouvée en mourant, qu’elle juge supérieure à celle d’un « malfacteur / Saulvé de mort, de feu, d’eaue, ou de corde » (v. 89), une translation littérale ne faisait pas sens pour les étudiants : ils n’identifient pas les trois modes d’exécution évoqués par métonymie après l’hyperonyme « mort ». La translation éclaircit donc le vers en les nommant : « Sauvé de mort, bûcher, noyade, ou pendaison ». À l’inverse, au vers 195, à l’élucidation de « vostre helas » en « votre lamentation », les étudiants ont préféré le passage de l’expression au pluriel, « vos hélas », trouvaille de l’une d’entre eux : je l’adopte ici, car elle préserve avec bonheur la poésie singulière du propos de Charlotte.

33 Lorsque des termes encore usités en français moderne ne permettaient pas de déceler la portée d’un vers, il m’est arrivé de recourir à des binômes synonymiques pastichant le style de Marguerite. Au vers 20 qui évoque la perte de la vertu théologale d’espérance, j’ai ainsi remplacé le faux ami « actente » 11 par le binôme « espoir et confiance » (qui reprend des termes clés de la langue du village évangélique12), ou encore amplifié « affection » en « sentiments et affection » (v. 51). J’ai parfois aussi conservé les binômes de l’original – fût-ce au prix d’un léger archaïsme – pour des raisons rythmiques : « son don et présent » (v. 1010) est transparent pour le lecteur moderne. D’autres fois, j’ai développé une expression sous-jacente : les vers 169-177 opposant « le corps pesant » que la mort attire vers la « terre » à « l’esperit » attiré « au ciel », « sentir le froid de la terre » explicite la formule « terre sentir » (v. 171) et accentue le contraste.

34 Enfin, j’ai gardé une périphrase particulière placée à la toute fin du poème, « le très beau de face et de main forte » (v. 1257). Le contexte de l’ascension de Charlotte vers le ciel étant limpide, on comprend aisément qu’elle réfère à Dieu. Plus précisément, elle désigne le Christ, déjà évoqué en termes analogues dans le poème (« Jesus, homme beau », v. 915, passage non retranscrit ici), et elle s’inspire d’une lettre de Guillaume Briçonnet à Marguerite : le « fort de main et de visage desirable »13, référence à la qualification de David dans les psaumes, qualifie le Christ, considéré par les Évangéliques comme « vray David »14. Une telle périphrase, riche d’un feuilletage d’intertextes, était intraduisible sans en trahir la beauté : j’assume l’oscillation entre littéralité et littérarité qui traverse la translation proposée.

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Appendice

L’œuvre et son contexte

35 Le Dialogue en forme de vision nocturne est l’un des tout premiers poèmes de l’œuvre infiniment variée et abondante de Marguerite de Navarre (1492-1549). Elle l’a composé peu après le décès à l’âge de huit ans de sa nièce Charlotte de France (23 octobre 1516 - 8 septembre 1524), qu’elle a veillée en l’absence de son père François Ier, la reine étant morte quelques semaines auparavant15. Si la sœur du roi puise à l’enseignement théologique tiré de sa correspondance avec Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux, pour affronter l’épreuve du deuil16, elle laisse également s’exprimer ses émotions, entre insondable désespoir et aspiration à la consolation chrétienne. Cette œuvre de Marguerite constitue ainsi l’une des pièces maîtresses de la transformation de la représentation de la mort et de la protestation contre le deuil entreprises par les Évangéliques sous François Ier, ainsi que l’illustration de la vive foi empreinte de charité qui devient dans cette décennie leur signe de ralliement théologique17.

36 Premier poème funèbre en français d’une telle ampleur écrit dans l’univers de la cour18, ce texte de mille deux cent soixante décasyllabes en terza rima est remarquable par le choix de la forme du dialogue comme par sa haute tenue spirituelle. L’échange de répliques entre Marguerite et Charlotte est enchâssé dans un bref récit-cadre : la poétesse décrit à la première personne l’apparition qu’elle a eue de sa nièce juste après son décès, rendant plausible l’échange qui suit entre l’adulte désemparée et la défunte enfant. À la première revient une série de questions, volontairement naïves, sur la question du salut et la vie chrétienne ; à la seconde, les réponses formulées avec autorité (mais non sans tendresse), reflétant en détail les positions théologiques défendues par les Évangéliques.

Le projet de translation

37 La difficulté du Dialogue pour un lecteur du XXIe siècle est double : d’une part, la matière spirituelle et théologique est dense, faisant allusion à des pratiques et des débats précis du temps, comme celui qui opposa Luther et Érasme sur le libre-arbitre ; d’autre part, la langue employée par Marguerite, celle du début du XVIe siècle, présente nombre de difficultés, et sa versification n’a pas encore à cette date la maîtrise de celle d’un Clément Marot. La première difficulté peut être levée par un apparat critique approprié ; la seconde en revanche persiste en grande partie malgré cela. C’est ainsi que m’est venue l’idée d’offrir aux lecteurs d’aujourd’hui – étudiants et chercheurs non spécialistes notamment – une adaptation de ce poème en français moderne à la faveur d’un diptyque bilingue, et d’y associer les étudiants de mon séminaire de Master en littérature du XVIe siècle à l’Université Jean Moulin – Lyon 3. Deux promotions de vingt- cinq étudiants chacune ont réalisé, en 2017 puis en 2018, une version initiale de la translation du début du Dialogue, qui a nourri celle présentée dans cet article (jusqu’au vers 195). Leur réceptivité et leur enthousiasme m’ont grandement stimulée dans mon projet : qu’ils lisent ici l’expression de ma reconnaissance.

38 La restitution fidèle et idiomatique du début du texte dans la langue d’arrivée, le français moderne, réalisée avec les outils linguistiques usuels (dictionnaires, grammaires) et mes explications contextuelles quant à l’histoire et à la théologie, a

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permis d’aboutir dans un temps raisonnable à un premier jet du texte emportant l’adhésion du groupe. En revanche, une mise en forme plus harmonieuse de cette traduction initiale, respectant les vers dans leur contenu intrinsèque et leurs particularités formelles (rythme, rimes et échos sonores) s’est avérée difficile et moins consensuelle. Deux positions se sont trouvées en présence : certains étudiants préféraient un texte transparent, au prix de répétitions ou d’ajouts rendant le style plus copieux et prosaïque ; d’autres souhaitaient conserver la concision initiale et les rimes, quitte à ne pas dissiper l’opacité du sens, maintenant parfois des constructions insolites pour l’oreille d’aujourd’hui. C’est donc une troisième voie, médiane, que j’ai explorée ici, attentive autant que possible à la fluidité et au rythme conférés à la translation.

NOTES

1. Le texte du Dialogue en forme de vision nocturne, qui a fait l’objet d’une unique édition imprimée (Alençon, Du Bois, 1533), est donné d’après l’édition critique que j’ai établie pour la collection des Œuvres complètes de Marguerite de Navarre dirigée par Nicole Cazauran (t. II, éd. I. Garnier, Paris, Champion, à paraître), et qui suit le manuscrit BnF fr. 2371, avec les modernisations d’usage. La disposition par tercets est celle du manuscrit ; les majuscules à l’initiale des noms communs proviennent de l’imprimé (comme « Ennuy », v. 1). 2. E. Dolet, La Manière de bien traduire d’une langue en aultre, Lyon, Dolet, 1540. 3. M. Huchon, Le Français de la Renaissance, Paris, PUF, « Que Sais-je ? », 1988. 4. Je remercie très vivement Jean Vignes qui m’a encouragée à explorer cette voie et m’a prodigué généreusement ses conseils avisés. 5. Voir J.-R. Ladmiral, Sourciers et ciblistes. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015. 6. Les dictionnaires établis sur un corpus de langue un peu plus ancien se révèlent de la sorte extrêmement précieux pour éclaircir des termes et expressions peu ou pas documentés dans les dictionnaires de langue du XVIe siècle (en particulier le Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500), ATILF - Nancy Université & CNRS, consulté le 21 mars 2019, URL :< http://www.atilf.fr/dmf>). 7. Voir A. Chevrier, Le décasyllabe à césure médiane. Histoire du taratantara, Paris, Garnier, 2011. 8. On appelle séquence VeC la succession d’une voyelle prononcée, d’un e caduc et d’une consonne : « Fors ce qui est à la vi/e/ soubmis » (v. 153 du Dialogue). 9. Au vers 15 cependant, le recours à la polysyndète « et Madame et ma nièce » n’a pas qu’une vertu rythmique : cela clarifie le double statut de la défunte, fille de roi, et nièce de la locutrice. 10. Voir infra, Appendice. 11. Le mot attente a le sens de « espoir confiant, confiance » d’après le Dictionnaire du Moyen français, cit. 12. Ce que j’appelle la « langue du village évangélique » est l’ensemble des signes de connivence linguistique mis en œuvre par les Évangéliques sous François Ier pour renouveler la foi en déjouant la censure : expressions ou binômes : foi et confiance, vive foi ; martèlement d’épithètes : seul, vrai etc. ; voir I. Garnier-Mathez, L’Épithète et la connivence. Écriture concertée chez les Évangéliques français (1523-1534), Genève, Droz, « THR 404 », 2005. 13. Correspondance de Marguerite d’Angoulême et de Guillaume Briçonnet, cit., t. II, p. 263.

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14. Ibid., p. 269. 15. Voir P. Jourda, « Sur la date du Dialogue en forme de vision nocturne », dans Revue du seizième siècle, XIV, 1927, p. 150-161. 16. Voir Correspondance de Marguerite d’Angoulême et de Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux, 1521-1524, éd. C. Martineau, M. Veissière et H. Heller, Genève, Droz, 2 vol., 1975-1979, et C. Martineau et C. Grouselle, « La source première et directe du Dialogue en forme de vision nocturne : la lettre de Guillaume Briçonnet à Marguerite de Navarre, du 15 septembre 1524 », BHR, XXXII, 1970, p. 559-577. 17. Voir I. Garnier-Mathez, L’Épithète et la connivence, cit.. Le Dialogue de Marguerite est un jalon essentiel dans la constitution de la langue du village évangélique. 18. Voir I. Garnier, « Poésie funèbre et tombeaux à la cour de François I er : Marot, Brodeau, Héroët, Saint-Gelais, Salel, entre tradition et rénovation évangélique », dans J.-E. Girot (dir.), La Poésie à la cour de François Ier, Paris, PUPS, « Cahiers V. L. Saulnier », 29, 2012, p. 191-214.

RÉSUMÉS

Premier poème funèbre en français de grande ampleur à la cour de François Ier, le Dialogue en forme de vision nocturne est une œuvre de consolation évangélique composée, en 1524 par Marguerite d’Angoulême, future reine de Navarre (1492-1549), après le décès de sa nièce Charlotte (1516-1524), fille du roi. Cet article propose une translation depuis le français de la Renaissance vers le français moderne de 141 vers sur les 1260 décasyllabes en terza rima, reconstituant une séquence avec son unité propre. La translation rythmée est suivie d’une explicitation des principes qui ont guidé la réalisation de ce travail, avec une analyse des principales difficultés rythmiques, syntaxiques et sémantiques.

The Dialogue en forme de vision nocturne is the largest funeral poem ever written within the French court of Francis I. It has been composed in 1524 as a consolation work in evangelical context by Marguerite of Navarra (1492-1549), after the death of her niece Charlotte (1516-1524), king’s sister. This paper proposes a “translation” from Renaissance French to modern French of a sequence of 141 decasyllables out of the 1260 of the poem. The translation, mostly rhythmic, is followed by an explanation of the principles adopted to realize this work, with an analysis of the main rhythmic, syntactic and semantic difficulties.

INDEX

Mots-clés : Navarre (Marguerite de), poésie funèbre, évangélisme, poésie, métrique, traduction, translation, XVIe siècle Keywords : Navarre (Marguerite de), funereal poetry, poetry, evangelism, metrics, translation, rhythmic rewriting, XVIth century

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Rubriques

Documents

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Lettres de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis, à Madame Poulet- Malassis et à Eugène de Broise (Seconde partie) Letters of Champfleury to Auguste Poulet-Malassis, Madame Poulet-Malassis, and Eugène de Broise (II)

Andrea Schellino

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1 Après les trente lettres publiées dans le numéro 8 de la Revue italienne d’études françaises, nous établissons ici le texte de vingt-neuf lettres de Champfleury à Auguste Poulet- Malassis et à Eugène de Broise, envoyées d’octobre 1863 à octobre 1872. Ces lettres sont aujourd’hui conservées à la Harvard College Library (MS Fr 240) ; un fac-similé se trouve au Bandy Center de Nashville1.

2 Dans son intégralité, cette correspondance s’étend sur une quinzaine d’années, même si l’essentiel des lettres se concentre en 1862-1863. Poulet-Malassis avait alors déjà fait paraître plusieurs ouvrages du chantre du réalisme : trois volumes d’Œuvres nouvelles (1859-1860), De la littérature populaire en France (1861) et un recueil d’Œuvres illustrées (1861). Cet ensemble de lettres de Champfleury, jalonnées d’allusions à d’autres écrivains de l’époque, permet en particulier de suivre les mésaventures judiciaires de Poulet-Malassis qui, après la faillite de sa maison d’édition, fut condamné en avril 1863 pour négligence dans la tenue de ses livres de comptes.

3 En septembre 1863, l’éditeur alençonnais s’exile à Bruxelles, où il se spécialise dans la publication d’œuvres érotiques et de pamphlets anti-bonapartistes. C’est en Belgique que lui sont adressées les lettres qui suivent. Poulet-Malassis rentrera à Paris, en juillet 1871, après l’amnistie et la chute de l’Empire. En « frère fesseur »2, Champfleury n’épargne pas à Poulet-Malassis ses reproches au sujet de la publication de ses « ordures »3. Mais conscient de l’érudition et du goût bibliophilique de son correspondant, il le renseigne ponctuellement sur ses recherches sur l’imagerie populaire, la caricature et, plus tard, l’histoire de la faïence.

ANNEXES

31. À Auguste Poulet-Malassis 19 octobre [18]63. Je suis enchanté, mon cher ami, de votre trouvaille du Juif, et je vous écris, contre toutes mes habitudes pour vous dire [ce] qui m’a semblé d’autant meilleur que je regardais, sans jamais me lasser cette abominable estampe la seule qui représente le Juif Errant avec des enfants sous le bras – car telle était la légende primitive que le cruel Juif faisait assister des enfants à la scène violente du Christ portant sa croix4. Mais que d’affaires pour cette copie de gravure ! Je ne voulais pas vous donner autant de mal et je vous croyais assez dessinateur pour me calquer l’estampe. Il est vrai que si elle date de 1636, cela devient très curieux ; vous voudrez bien nous dire combien coûte cette reproduction. Je vous envoie 6 f. en timbres-poste pour m’acheter les Bibliothèques bleues à gravures les plus curieuses et me les envoyer par la poste5. Pendant que vous êtes là-bas, vous devriez vous occuper de la céramique flamande

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ancienne, afin de publier un jour un curieux mémoire à ce sujet. Les ouvrages sur les faïences se vendent toujours bien et se vendront au moins pendant dix ans, moyenne à laquelle je fixe la limite de cette frénésie. Je me recommande toujours à vous pour les inscriptions gaudriolantes, bachiques et nationales que vous pourriez rencontrer. Vous ne me donnez pas une idée de vos actions, de votre vie là-bas ; je pourrai bien un jour aller vous y retrouver ; tout dépend du temps que vous croyez y passer. Et voici ce qui m’amène aussi. Écrivant toujours à perte comme un ouvrier qui vendrait ses meubles moins chers qu’il ne les a achetés de la fabrique, j’ai commencé des études de lecture et ai fait des propositions à Liège pour de là aller à Bruxelles et à Gand lire des contes inédits ; c’est-à- dire nouvelle mouture avant le journal et la Revue. J’ai lu dernièrement un conte fort comique dans une feuille irlandaise qui me pousse à aller à Londres où je ne suis pas tout à fait sans relations. Et alors je prendrais la Belgique comme lieu de début avant Londres pour revenir lire à Paris. C’est une grande augmentation du projet de Baudelaire et je profiterais de la fin de l’hiver pour me faire entendre en Belgique comme un simple cabotin. Voilà mon plan. Où en êtes-vous de vos affaires. Versez-nous [quelque idée] ou plutôt quelque nouvelle réjouissante. À vous cordialement Champfleury La jolie mouche ne vous oublie pas et me charge de vous souhaiter mille civilités. Quelle est la ville flamande [mot illisible] Gent où on publie le Juif errant que vous m’envoyez. 32. À Auguste Poulet-Malassis 24 octobre [18]63. Mon cher Malassis, Je regrette de ne pouvoir vous envoyer la chanson d’Odry6 ; vous savez que je suis un mince bibliophile. J’ai fait bien des recherches au sujet de cette brochure si petite que je ne peux la trouver et que je crains de l’avoir égarée ou donnée. Demain dimanche je retourne à Paris ; je mettrai tout à l’envers et si je trouve la chanson, je vous l’expédie par la poste. Moi aussi j’ai un service à vous demander. Ce serait d’aller aux estampes de la Bibliothèque royale et de demander s’ils ont des portefeuilles d’imagerie populaire ancienne ou moderne, française – ou flamande –, et s’il y a en Flandre quelque imagerie comparable à celle d’Épinal. Et alors de chercher ce qui a trait à la représentation du Juif errant. Comme aussi Gand, Étampes, Tournay et peut-être d’autres villes ont été le foyer de Bibliothèque bleue pareille à celle de Troyes et si vos courses, vos recherches vous mèneraient à découvrir quelque livre du Juif errant, je vous prierais de me l’acheter, à n’importe quel prix, SURTOUT S’IL EST ILLUSTRÉ. Enfin vous mettriez le comble à mon bonheur (car un travail de trois ans est fait) en demandant à la Bibliothèque belge : Nederlandsch archief, Leyde, 1842, p. 3[11]-328, contenant un mémoire de Royaards sur le Juif Errant7. Ce mémoire contient un fac-similé d’ancienne gravure dont un calque ou un dessin mine d’[argent] indispensable pour mon édition8. En tout cas, M. de Reiffenberg possède cette revue hollandaise ; mais si vous le voyez en

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qualité de bibliophile, ne dites pas qu’il s’agit du Juif errant. C’est un conservateur, M. de Reiffenberg, et peut-être bibliothécaire en chef, je ne sais pas trop9. Si je ne trouve pas l’Odry, ne pourrait-on au besoin le faire copier à la Bibliothèque ? Au cas où cette plaquette s’y trouverait. À vous cordialement Champfleury P. S. Je suis encore pour quelques jours à la campagne où les tomates pourrissent. M. Petit 33. À Auguste Poulet-Malassis 28-29 octobre [18]63. Voilà, mon cher Malassis, le texte exact qu’un bibliophile que j’ai eu la chance de rencontrer à la Bibl[iothèque] me donne de la Chanson d’Odry. Impossible de se la procurer dans le commerce ou à la Bibl[iothèque]. J’ai trouvé les Chansons d’Altaroche épuisées depuis longtemps10. J’obtiens à grand peine à la Bibl[iothèque] la deuxième édition de 1838 (Pagnerre). Ainsi que vous le demandiez, voici les titres : + La Chanson n’est pas morte. Quel froid ! Les Masques. + Cœlina la blanchisseuse. Vous n’êtes plus la France. + La Restauration des chants d’église. + Les Foutriquets. + Le Vainqueur de juillet. L’Improvisation. + Les Calomnies de Grandvaux. L’impôt du pauvre. Fi de la popularité ! + M. Sauzet à son vieil habit. + Hercule et Omphale. L’Actrice favorite. + Le Voyage en Allemagne. + Les Deux Héritiers présomptifs. L’Interdiction. La Vieillesse. Bagatelle. + À la duchesse d’Orléans. La Fête de l’Hôtel-de-Ville. Pierre. La Parisienne de 1837. Les Devants de cheminée. Les Souvenirs d’un viveur. + La Clé de liste civile. Le Nouvel Élu.

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Ça dépend du prix qu’on y met. Souvenez-vous de moi. Le Vieux Conventionnel. Mes souhaits de bonne année. Complainte de la fin lamentable et prématurée de M. Romieu. + Le Résurrection du nez d’Argout. + Complainte de la douloureuse évasion des détenus d’avril, etc. Ma cuisine. + Nouvelle complainte sur la crise ministérielle. Je regrette de ne pas vous avoir trouvé l’édition première Pagnerre. J’ai absolument besoin d’un calque très exact des dessins du Juif Errant ; et si votre poète a le temps de lire les lignes qui suivent et qui précèdent, car elles doivent indiquer de quelle brochure est tiré ce bois. À l’occasion, voulez-vous passer à la librairie ancienne de Van Brigt, 39, rue S[ain]t-Jean à Bruxelles et lui demander ce qu’il pouvait avoir de petits volumes avant le XIXe siècle sur le Juif Errant, en français, en flamand ou en allemand, en hollandais, pourvu qu’il y ait une ou plusieurs gravures. On a dû en imprimer à Courtrai, à Gand, à Anvers en flamand et en français. Achetez raisonnablement s’il y a eu lieu. Si vous trouvez par hasard quelques poteries nationales, ne m’oubliez pas. Voici, mon cher Malassis, tout ce que je peux faire en ce moment pour vous. À vous cordialement Champfleury 34. À Auguste Poulet-Malassis 18 novembre [18]63. Mon cher Malassis, N’avez-vous pas reçu ma lettre envoyée deux ou trois jours après votre demande de renseignement ? Vous pourriez la réclamer à la poste de Bruxelles, car elle contenait la chanson que vous me demandiez et d’autres choses, plus des livres, détails personnels. On me dit que depuis vous êtes venu à Paris et je vous en veux de ne m’en avoir pas informé. Vous savez peut-être que Larchey continue la Revue anecdotique sous le titre de La Petite Revue11. Je vous ai fait passer le premier numéro. Rien de nouveau jusqu’à ce que vous ayez répondu à ma précédente lettre. À vous cordialement Champfleury 35. À Auguste Poulet-Malassis12 26 novembre [18]63. […] excessive gaîté ; enfin il s’occupe beaucoup de tableaux étant un ami de Thoré13. Avez-vous fait connaissance d’un jeune Allemand, bon enfant, correspondant de journaux étrangers ; mais je ne peux plus me rappeler son nom. Il est aimable et je le connais. Rien de nouveau. Je ne sors pas et ne m’occupe que de musique. À vous cordialement et mes remerciements pour la bibl[iothèque] bleue flamande.

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Champfleury 36. À Auguste Poulet-Malassis 14 janvier 186414. Mon cher Malassis, Votre lettre chargée contenant 300 f. en billets est mise à la poste ; mais faute de savoir jusqu’à quelle heure on charge (4 h. 1/4) la lettre chargée n’arrivera à Bruxelles qu’après-demain. Ayez soin de m’avertir si vous l’avez reçue. Qu’est-ce que donc ces Revues allemandes et Le Rideau levé dans le même paquet15 ? Que dois-je faire de cela ? Vous m’avez mis dans un certain embarras en faisant faire deux billets à Paris si rapprochés ; je ne m’en suis aperçu qu’au dernier moment et j’ai à vous expliquer combien les commerçants sont défiants et surtout celui qui me fournit des fonds jusqu’à concurrence de 2 000 f. et pas plus. Il m’a déjà demandé ce que je faisais avec Gay et j’ai été obligé de dire un livre16. Troubat17 et moi par vos deux billets trop rapprochés ne pouvons user du même procédé et voilà ce qui explique l’embarras dont je vous parlais. Mes amitiés. Rien de nouveau qu’un abattement produit par le froid. À vous cordialement Champfleury P. S. Les fonds ont été inscrits au nom de M. Fleury. 37. À Auguste Poulet-Malassis 1er mars [18]64. Mon cher Malassis, J’ai reçu le pot intact et je vous en suis très obligé, car il me servira de fil conducteur pour mieux faire trouver vraisemblablement de semblables en Angleterre. J’avais déjà quelques renseignements sur un pareil moins patriotique qui existe à Liverpool et je me doute que c’était une sorte de terra avec dessins imprimés. Le pot contre les Français m’en est une preuve de plus. Vous m’avez parlé jadis d’une édition de Sénac de Meilhan avec préface de Sainte- Beuve18. J’en ai dit un mot à Troubat me doutant de la difficulté de détacher une portion des Causeries du lundi. Justement S[ain]te-Beuve a le plus vif désir de posséder L’Exilé (ce titre est-il exact ?) de Sénac de Meilhan19 ; si vous pouviez le lui procurer il s’offre à vous faire tout ce que vous voudrez, c’est-à-dire quelques pages inédites. Vous avez dû recevoir mes articles sur la Révolution que je vous ai expédiés ; ils ont été reçus avec autant d’étonnement que de sympathie et cela me pousse à continuer un livre fort pénible pour moi, car j’ai été forcé de ne plus travailler ces cinq semaines ayant le cerveau fatigué par mon indigestion de lectures. J’ai trouvé dernièrement sur les quais un livre exécrable et trompeur d’un M. Pirez d’Anvers je crois qui me promettait sur le titre des légendes et des traditions flamandes et qui en soufflait à peine mot : si par hasard en bouquinant vous trouviez poésies populaires flamandes (traduites), contes populaires de la Belgique, légendes ou traditions vous m’obligeriez beaucoup de me les acheter et de me les faire parvenir. Ainsi, j’ai cité (page 2 de ma préface des Chansons populaires) un fragment très joli tiré, ai-je dit, de « Vecchie romanze spagnuole, Bruxelles, 183720. » Mais du diable sais-je

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aujourd’hui où j’ai copié le fragment français d’un livre dont le titre est en espagnol21. Les petits papiers pour les recherches s’entassent, s’entassent et ont l’air plus tard d’être tombés du ciel. Vous avais-je envoyé Les Demoiselles Tourangeau22 ? Je vous vois sur ma liste que j’ai oublié de pointer et il en est des livres pour les amis comme des indications bibliographiques ; on s’y perd. J’aurai sans doute besoin de votre ministère vers le mois de juillet. Voici l’affaire. Je publierai à La Presse un conte épique, les Aventures et mésaventures de M. Tringle, qui ont été écrites en plein soleil, sous les ombrages de Puteaux et vous ne savez pas que les ombrages me portent bonheur23. Ainsi a été fait jadis à Neuilly M. Delteil24. Je ne serai pas certain du succès que Rouvière m’ait confirmé dans mon idée25. C’est la pantomime transportée dans la réalité et je ne me rappelle pas avoir jamais autant ri en écrivant quelque chose. Or cette bouffonnerie n’a que cinq feuilletons de La Presse, 120 000 lettres au plus, ce qui est déjà passablement suffisant pour une farce. J’y ajouterai peut-être une préface ; mais préface ou non, M. Tringle doit remplir un volume Jouaust-Charpentier ordinaire du prix de 3 f. C’est-à-dire qu’il faut que le public paie le même prix ce qui coûterait trois fois moins de besogne. Michel Lévy jettera de hauts cris en voyant mes économies de style ; aussi ai-je résolu de fabriquer le volume moi-même, comme je l’entends de telle sorte que l’aspect soit satisfaisant et présentable. Ayant mille raisons pour être aussi économe d’argent que d’esprit j’imprimerais bien le livre en Belgique (payant suivant les charges du pays) s’il était possible de trouver dans les imprimeries du lieu ces merveilleux caractères dont on se servait pour les éditions in-12 d’Ourika26 et ceux de Janin de 183427. Grâce à cette admirable typographie il était permis à l’auteur de ne pas se tuer le corps et l’esprit et vous me rendriez service, mon cher Malassis, en me répondant un mot au sujet de ces caractères dont je ne sais pas le nom. Pardonnez-moi de ne vous parler que de moi et de mes affaires. J’ai peu de nouvelles de vous et je n’ai vu personne de vos amis en correspondance de là-bas que je ne sais ce que vous devenez et ce que vous faites ; mais Laporte m’a montré que vous pensiez à moi et un bon souvenir m’a été très sensible28. À vous bien cordialement Champfleury 38. À Auguste Poulet-Malassis 25 avril [18]64. Mon cher Malassis, J’ai rencontré tout récemment Lécrivain et Toubon (il m’a toujours été impossible de savoir lequel s’appelait isolément Toubon ou Lécrivain29) qui m’a fait part de la façon singulière dont il se chargeait de vos commissions. Il devait aller me voir à Montmartre et n’y est point venu pour la raison qu’il avait oublié ce qu’il devait me communiquer de votre part. Cela n’était pas important, disait-il, mais j’ai voulu vous avertir que je ne sais rien. J’ai reçu les deux volumes. Vous ne vous doutez pas de ce qui m’a le plus frappé : ce sont les petits vers de Monselet qui prennent encore un reflet spirituel en face des

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grosses choses dont je n’aime pas à voir les noms imprimés30. Vous avez contribué indirectement à la réputation de Baudelaire qui a fourni là la véritable veine. Je cherche toujours la mienne et si je l’attrape ce ne sera pas sans mal. La vérité est que je n’ai pas à me plaindre de l’opinion et encore un peu je deviendrais l’enfant gâté de la presse. On me paie en publicité ma vie de travail et mon indépendance, si on ne me paie pas fortement en monnaie ; mais j’ai grand courage et grande ardeur, et l’année 1865 ne se passera pas, je l’espère, sans vous inonder de volumes de toutes sortes de matières que j’ai remis en partie en ordre cet été. Êtes-vous content de vos affaires ? Puis-je vous être agréable ou utile en quoi que ce soit ? Ce me serait un véritable plaisir si ayant quelque affaire délicate à traiter, vous ne m’en jugeriez pas indigne. Je vous ai envoyé Liesville à son passage à Bruxelles31 ? L’avez-vous vu. Je l’avais chargé de vous demander une plaquette relative à Ducray-Duminil avec son portrait. Je m’occupe toujours beaucoup de caricatures. Si par hasard vous trouviez quelques écrits là-bas à ce sujet, je compte bien sur vous. Ainsi il a été imprimé à Tours ma notice sur Grandville que je n’ai jamais pu me procurer32. Vous avez dû recevoir mon premier Essai sur Daumier que je vous ai envoyé. Il a même [plus] fait son trou que je ne l’espérais33. Toutes sortes de bruits libraires ont circulé sur votre compte qui m’inquiétaient. Entr’autres votre départ pour la Belgique34 : j’ai rencontré de vos amis qui m’ont rassuré à ce sujet. La jolie mouche ne vous oublie pas, quoiqu’elle soit dans sa grande soupe de pois, occupée à faire une forte friture. Donnez-moi un peu plus souvent de vos nouvelles et croyez-moi votre ami dévoué. Champfleury P.-S. J’aurais dû partir pour le Congrès religieux de Malines et vous serrer la main en passant35 ; mais je suis en plein roman et en pleine économie. 39. À Auguste Poulet-Malassis Puteaux – 20 septembre [1864] – 10 heures du soir. Mon cher Malassis, Je vous remercie d’avoir pensé à moi. Les tasses sont trop chères pour ma petite bourse et l’intérêt n’en est pas très considérable ; mais si vous voulez me garder les gants et me les faire passer par occasion, je remettrais l’argent à Sauvan36, suivant que vous me l’indiquerez. Votre Camille Desmoulins m’a été fort utile37 ; et je me suis retenu à quatre pour ne pas prendre en même temps que les notes dont j’avais besoin, d’autres notes pour une étude que la Revue des Deux Mondes appellerait : un humoriste sous la Révolution38. Il est fâcheux que Desmoulins n’ait pas eu le temps de se relire : ce qu’il y a de fautes, de négligences et d’obscurités dans les Révolutions de France et de Brabant est considérable. L’auteur lui-même s’est plaint à diverses reprises ; mais il n’en reste pas moins un personnage curieux et je doute fort que mon frère en ait rendu la physionomie. J’ai tellement travaillé cet hiver à mon histoire de la faïence patriotique que j’ai été obligé de cesser, le cerveau me faisant mal39. Rien de plus pénible pour moi que les recherches actives, ces feuilletages de volumes au milieu desquels il faut deviner plutôt que lire et se servir de quatre yeux à la fois. J’en suis arrivé à la certitude que même dans cet ordre de menus faits, les Goncourt

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sont des sots et des ignorants, bons tout au plus à décrire des dessus-de-tabatière galants. Et je me demande même quel est l’historien qui jusqu’à présent a étudié la Révolution par les livres ? Une vie de bénédictin ne suffirait pas à étudier cette immense bibliothèque dont chaque page a besoin d’être consultée. Et que sera-ce dans l’avenir ? J’ai trouvé bien des faits intéressants, même relatifs à la faïence, entr’autres sur le Poële qu’Ollivier offrit à la Convention40. Vous avez peut-être vu au Musée des livres ce poêle représentant la Bastille ; mais accablé de fatigue et n’étant pas certain que mon cerveau fût propre à cette besogne, j’ai dû renoncer à ce dur travail, dirigeant autant que je pouvais un secrétaire dans ces recherches. L’an prochain j’espère que la librairie m’accouchera de trois enfants : 1er La Caricature antique41 ; 2e La Moderne ; 3e : L’Histoire des faïences patriotiques. En étudiant la caricature antique de près, j’y fais entrer Priape et j’ai pensé à vous42. Pourquoi ne donneriez-vous pas une jolie édition traduite en français de ces anciens volumes : Priapeia, etc., qui ont été traduits déjà en latin par les savants hollandais ? Cela manque dans le commerce : en y joignant quelques dessins d’après les lampes antiques, vous feriez un joli volume, cher aux bibliophiles. (Consultez l’Anthologie grecque que vient de publier Hachette (la traduction) en 2 volumes43.) Du reste, si vous voulez attendre, je crois que mon article vous donnera quelques renseignements. Les volumes anciens de Priapeia sont maintenant à Bruxelles ; quant aux dessins d’après les lampes, j’ai les notes chez moi et je vous trouverais un dessinateur à bon marché si vous en aviez besoin. J’arrive à mon chemin avec bien des détours, obligé maintenant d’interrompre des travaux qui me sont chers pour gagner quelqu’argent avec des babioles. J’interromps une farce pour les enfants pour vous écrire et j’ai des romans commencés, des plans de théâtre qui restent en l’air, faute des quatre mille francs nécessaires pour travailler à loisir. Enfin je ne perds pas courage, je travaille tous les jours et petit à petit je tire mon aiguille, ajoutant un point, mais fortement préoccupé de l’avenir, je vous l’avoue. À vous cordialement Champfleury 40. À Auguste Poulet-Malassis Paris, 30 octobre [18]64. Mon cher Malassis, J’ai vu M. Peyrat et lui ai lu la portion de lettre qui le concernait. Il vous remercie de votre offre bienveillante ; mais il n’a pas l’intention de donner une édition de Desmoulins44. Quand il aura terminé les travaux religieux ou plutôt anti- religieux, il se prépare à une histoire de la Révolution sincère45. Son idée est bonne ; il a du talent ; mais répondra-t-il à ce diable de public qu’on ne sait jamais par quel bout entamer. Il a une très belle bibliothèque d’ouvrages sur la Révolution et j’ai vu vos plaquettes qui avaient été toutes reliées en même volume par le premier possesseur. Je ne suis pas fâché de vous dire que je n’ai pas tout à fait tort dans l’affaire Le Nain. Moi aussi je publie l’estampe du Pedro de Venise et je l’ai indiqué très brièvement page 18746. Quant au texte latin, je l’ai omis ; vous savez que je ne suis qu’un faible érudit. Je voudrais bien ne l’être pas du tout. Je n’ai rien de nouveau à vous dire en ce moment. Dois-je garder les gants ou ne pas les

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garder, vous les payer ou non ? Je relis vos deux lettres qui se contredisent, l’une qui me noue les gants aux mains, l’autre qui les retire. En tout cas, je me conformerai à vos dispositions et quand vous me ferez signe de rendre le Desmoulins, il est prêt et déjà ficelé. J’y ai pensé pas mal mais ce diable d’histoire de la révolution promise par la céramique me donne un mal… Je la jette avec colère, je la reprends, je la quitte. J’en ai certainement encore pour un an. La Grandville imprimé à Anvers doit être d’un Monsieur Nolet, si j’ai bien retenu le nom47 ; mais cette brochure n’a pas d’autre importance. À la fin de l’année vous recevrez la Caricature antique augmentée du triple du texte ou du double. Encore une publication pour la pure gloire, car vous savez s’il y a autant de propositions choquantes pour me faire donner des coups-de-bâton par toutes les Académies des inscriptions de tous les pays. À vous cordialement Champfleury 41. À Auguste Poulet-Malassis 5 février [18]65. Mon cher Malassis, Voici l’argent. Je prends vos objets d’art à mon compte pour le moment, car en vendant précipitamment, on n’obtiendrait pas soixante francs. Que donc deviennent vos eaux-fortes de Deprez sur la médecine48 ? Il me serait agréable de les voir au cas où vous vous en débarrassiez. À vous cordialement, Ch. 42. À Auguste Poulet-Malassis 5 mai [18]65. Mon cher Malassis, Ne croyez pas que je vous ai oublié. Au contraire j’ai fait nombre de démarches. J’ai vu M. Mahler qui a fait l’instruction de l’affaire. Pas d’illusions de ce côté. Vous serez condamné. Je ne parle pas de la question du droit, mais des faits. Vos correspondances sont suffisantes pour prouver que vous étiez vendu en France49. Il reste la question de nom dans les considérants du jugement ; à cela je ne sais comment faire, ne connaissant pas les situations des journaux des tribunaux. J’avais pris des renseignements pour assister à l’audience et parler aux rédacteurs ; maintenant que l’affaire se passe à huis clos, je ne sais comment aboutir. Et surtout, je voudrais bien que votre nom ne parût pas, à cause de votre mère. Du côté des correspondants politiques, vous savez de quelle médiocre influence je jouis dans les journaux. À vous cordialement Champfleury 43. À Auguste Poulet-Malassis 3 octobre [18]65. Mon cher Malassis, La lettre que vous avez écrite à Troubat, avec la persuasion de votre part qu’il me la

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montrerait, m’a fait passer une heure à chercher vos lettres pour vous montrer que je ne suis pas dans mon tort. Et d’abord, comme je ne vends pas les lettres de mes amis sur les quais, j’ai trouvé les vôtres. Vous m’avez écrit le 30 janvier en me priant de vendre pour vous le tableau et le Desmoulins : « si tout cela pouvait représenter un billet de 200 f., j’en serais plus que charmé, surtout si je le recevais avant le 20 février. » Je me suis donc mis en course pour vous être agréable ; personne ne voulait du tableau ; sur le quai Voltaire on m’offrait 20 f. du Desmoulins. Vous parliez des c[ommissai]res parisiens pour le tableau. À cette date, seul, dans une vente de reports, votre tableau eût été vendu 30 f., on aurait donc trouvé 50 f. du tout. Moi-même j’étais gêné à cette époque et si je fais face à mes engagements, c’est avec beaucoup de peine. J’ai donc pris sans en avoir envie, à mon compte, le marché dont vous étiez « plus que charmé », et à la date vous auriez reçu votre argent. Quand j’ai voulu me défaire du Desmoulins, j’en ai parlé à Pincebourde ; c’est alors qu’il a ôté son faux nez et que j’ai reconnu Malassis qui réclamait ses volumes. Mais si tout de suite je les avais cédés à France pour 20 f., vous m’auriez accusé d’être un mandataire infidèle. En présence de ceci je n’ai nullement hésité à vous rendre le Desmoulins, je crois vous l’avoir écrit. Et j’ai entendu ce que vous me disiez dans une lettre suivante (qui n’est pas datée) : « Je ferai reprendre le Desmoulins chez vous. » Dans la lettre à Troubat vous dites que vous m’aviez prié « de vous retourner les Révolutions de Desmoulins ». Vous serez toujours le même en affaires et il faut beaucoup vous aimer pour vous rendre service. Quant à vous traiter de pestiféré, non. Seulement, moi, juge, je vous condamnerais pour vos publications. Je ne vous cache pas mon sentiment. Plusieurs des ouvrages imprimés par vous ont été saisis dans des collèges où je ne crois pas que vous pensiez former des hommes par une telle instruction50. Vous aimez les caractères nets en politique et vous m’excuserez. Par la poste d’aujourd’hui j’ai retourné les fleurons que vous me demandiez ; si j’avais su que vous en aviez besoin, il y a longtemps qu’ils seraient entre vos mains. De même pour le Desmoulins que j’espérais vous porter moi-même, car j’ai affaire à Bruxelles chez de certains collectionneurs qui m’attendent ; mais je n’ai pas encore trouvé le moment, étant fort occupé de mille choses diverses. Comme il est possible que mon voyage soit encore retardé de quelque temps, le Desmoulins sera à votre disposition, pourvu que je sois prévenu deux jours à l’avance. Avec les fleurons vous trouverez les Mésaventures de M. Tringle. C’est un conte auquel je tiens. Il m’a beaucoup diverti pendant que je me le contais à moi-même sur le papier et le public, lors de sa publication, a paru être touché du reflet de ma propre joie. Vous serait-il possible de communiquer cet exemplaire à votre ami de Namur51, afin qu’il voie si le sujet répond à ses aspirations comiques. Si oui, je désirerais quelques croquis d’essai, car le livre sera illustré vers la fin de l’année 186652. Je ne vois pas à Paris de dessinateurs spirituels ni comiques. Le dessin, tel qu’on l’interprète, ne peut pas même produire un Chodowiecki53. Je ne m’engage en rien du tout vis-à-vis de votre ami. Et si les illustrations sont faites plus tard par lui, il aura à me subir. J’entends une servilité relative vis-à-vis du texte, de la finesse et non des grimaces dans la physionomie, un trait spirituel dans les contours et les ombres, de l’application, de la

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fantaisie et de la modestie. Je demande enfin un merle blanc qui sache dessiner. N’avez-vous pas déjà gâté votre ami comme nous gâtons trop souvent les peintres à leurs débuts ? Du reste, lisez le conte, vous vous rendrez compte par vous-même si l’affaire est possible. Mais avant tout je veux quelques essais à la plume ou au crayon qui ne m’engagent à rien. Mes amitiés à Baudelaire et à vous cordialement, Champfleury 44. À Auguste Poulet-Malassis 21 avril [18]66. Mon cher ami, Merci de vos bons renseignements sur l’état de Baudelaire54. Il paraît qu’on imprime partout des oraisons funèbres avant sa mort55. Je ne lis pas de journaux, aujourd’hui moins que jamais. Cette pluie de chroniqueurs m’effraie ; ils préparent de jolie besogne pour les biographes de l’avenir. J’ai remis votre billet à Pinceb[ourde] sans vouloir écouter des explications. Rarement on a vu un être si niais. Je suis passé trois fois chez Julien Lemer56 sans pouvoir le rencontrer ; j’y retournerai aujourd’hui et lui laisserai un mot. Mais l’affaire ne peut souffrir d’obstacle. Il sera enchanté de trouver un volume tout fabriqué et qui n’est pas du premier venu. Vous connaissez Lacour qui vient d’ouvrir sa librairie des auteurs dramatiques (l’éditeur-imprimeur, 12 rue de la Bourse)57 ; ne serait-il pas à tenter ? J’ai reçu le De Bucquoy et je vous en remercie ; la notice est fort bien traitée58 ; mais je n’ai pas eu connaissance de ce volume de Baudelaire dont vous me parlez et je serais très aise de l’avoir59. Pauvre Baudelaire ! Il vaudrait mieux qu’il fût mort ! À vous cordialement Champfleury 45. À Auguste Poulet-Malassis 7 juin [18]67. Mon cher Malassis, Il y a quelques jours seulement que j’ai couru après les volumes que vous m’envoyez. Le conte de Denon m’a beaucoup plu ; mais non pas les retouches que vous donnez à la suite60. Accablé de travaux, je n’ai pu lire l’autre ; ce sera pour plus tard. Vous avez été rayé de la Société comme n’ayant pas payé vos cotisations depuis de longues années. Et il faudrait votre présence à Paris pour régulariser une situation qui d’ailleurs doit peu vous inquiéter. J’ai mis à la poste pour vous L’Hôtel des cres-priseurs61 ; vous devez l’avoir reçu. Rien de nouveau. Je travaille comme un nègre à de nouvelles épluchures de mes romans ; je ne peux pas quitter Paris et c’est pourquoi je prie mes amis de ne pas m’en vouloir quand je ne leur réponds pas sur l’heure à moins de choses pressantes. À vous bien cordialement

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Champfleury 46. À Auguste Poulet-Malassis 20 novembre [18]67. Mon cher Malassis, Ce que j’avais souhaité en me mariant s’est réalisé et ma vie s’écoulerait tranquillement s’il ne fallait pas gagner dix mille francs par an pour faire face aux enchérissements pratiques62. Or, une pareille douceur que jamais ne m’a donnée la littérature telle que je la comprends, le mariage l’amènera-t-il ? Voilà la question. En tout cas, je travaille, ma femme également de son côté, (quelques élèves qui étudient sous sa direction la peinture sur porcelaine) ; elle travaille également à me donner son soutien en nous essayant de nous en tirer de notre mieux. Il ne faudrait qu’un succès pour relancer nos ventes : mais le succès matériel par la librairie ou le journalisme je n’y ai jamais compté et aujourd’hui j’y compte moins encore qu’à une autre époque. Elle me soutient par […]63 assez spontanée pour le journalisme que j’estime médiocrement, je continue à faire des livres à ma fantaisie. Peut-être ce printemps choisirai-je d’aborder une comédie ; mais combien le public est rétif à la réalité ! Laclos ne m’intéresse pas du tout, du tout. Prié par La Madelène de donner quelques pages à la Revue de Paris, je publiai sous le nom de Bloomfield (25 7bre 1864) des fragments que j’avais copiés aux manuscrits pour un Bulletin des romanciers dont le seul Prospectus fut imprimé64. Cet animal de Pincebourde me tanna pendant deux ans pour publier ces documents inédits (qui, paraît-il, avaient déjà été imprimés ailleurs) ; je résistai de mon mieux et l’affaire en resta là ; heureusement pour moi car le public n’aime pas tant d’incarnations diverses. Si M. Brunet veut s’attaquer à la personnalité de Laclos65, j’aime mieux lui que moi, d’autant mieux que j’ai essayé en vain de relire Les Liaisons dangereuses. Il ne reste donc dans tout ceci, à mon compte, qu’une page introuvable à la mémoire d’un roué, écrivain par hasard. Ne parlez donc pas de la liberté en réfugié. Mais plutôt lisez les journaux de l’école du Courrier français et demandez-vous si jamais on a écrit plus librement qu’aujourd’hui, surtout en ce qui touche aux matières religieuses. Quant aux jeunes gens qui se font arrêter et condamner, sous tous les gouvernements vous verrez les mêmes faits et les mêmes torts : en vrai en lisant la plupart de leurs réponses au tribunal, il m’est impossible d’admirer ces « courageux citoyens ». Vous reviendrez à Paris, je l’espère, sans traîner vos guêtres à travers l’Europe. Cinq ou six ans à Bruxelles sont, à mon avis, un fort châtiment66. Appliquez vos facultés à quelque publication utile, celle d’un Diderot complet, par exemple, et je ne doute pas que le public ne vous sache gré de vos efforts et ne vous en récompense par le succès. Adieu mon cher ami. À vous cordialement Champfleury 47. À Auguste Poulet-Malassis 20, rue de Bruxelles. 10 octobre [18]68. Mon cher ami, Il y a longtemps que je n’ai reçu de vos nouvelles. Je ne sais si je vous ai dit qu’un petit

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Molinchart âgé de 9 mois remplit de gaîté la maison67. J’avais encore nombre [de] choses de la même nature à vous conter si elles intéresseraient un célibataire aussi réprouvé que vous ; mais j’écris tout de suite un bout de ma lettre. J’ai besoin cet hiver de consulter les livres qui font le mieux connaître les mœurs, usages et habitudes des Belges et je vous serais particulièrement obligé de m’en donner une bibliographie. Y a-t-il en Belgique des ouvrages conçus sur ces vieux patois : des physiologies, les Belges peints par eux-mêmes ? Et dans un ordre plus sérieux un Balzac flamand a-t-il écrit un livre : la Belgique et les Belges ? Les bibliothèques à Paris ne peuvent me fournir ces renseignements, et les livres caractéristiques sur cette matière : j’aurais bien voulu les lire et les annoter cet hiver avant d’aller vous voir ce printemps à Bruxelles. Voici mon plan et je vous prie de ne le communiquer à personne. J’entreprends une série de romans sur les diverses capitales de l’Europe et votre penchant à l’observation appliquée à des villes telles que Bruxelles ferait matière. Ce serait donc par la Belgique que je commencerais, ensuite par Genève et ensuite par Alger68. Je vous recommande le secret pour que mon œuvre ne fasse pas naître une défiance qui gênerait mes regards. Je connais déjà suffisamment la Belgique pour y avoir séjourné à diverses reprises et je crois qu’indépendamment de l’écriture brute me tirerais sans caricaturer. Donc, vous voyez les articles dont j’ai besoin ou tout au moins leur nomenclature : Namur, Bruges, Courtrai, Liège, etc. Dans quelques jours vous recevrez le fameux livre illustré des Chats69 et je corrige les premières feuilles de l’Histoire de l’imagerie populaire70. À vous bien cordialement Champfleury 48. À Auguste Poulet-Malassis 20 novembre [18]68. Mon cher Malassis, J’ai retrouvé la brochure chez Lacroix ; elle est en effet tout-à-fait inconnue, mais n’ajoute que peu de nouveau à la brochure de M. Brunet sur le Juif71. Vous serez ravi de mes horribles gravures du texte et j’ai rappelé votre nom dans le Bibliophile illustré de Bachelier à propos des bois d’Alençon72. Je mets à la poste un exemplaire des Chats sur papier chamois ; vous devriez le recevoir en même temps que ce mot. Je compte toujours sur vous pour l’indication des livres belges, quoique je doive étudier pas mal encore après les avoir lus. Le type physiologie et autres livres de même nature n’ont pas tous de véritable qu’un ouvrage sérieux sur les mœurs, coutumes, différences qui séparent les Wallons et les Flamands. Il se peut que des hommes de la portée de Bulwer aient traité la question73. De même j’aurai besoin d’une sorte de Dr flamand français et d’un ouvrage sur la langue qui me serve à piquer quelques mots importants. Il me semble que vos amis bibliophiles et bibliothécaires de là-bas doivent vous renseigner à ce sujet et vous donner une bibliographie facilement.

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Je verrai bien par vos notes ce qu’il me faudra prendre. À vous bien cordialement Champfleury 49. À Auguste Poulet-Malassis 20, rue de Bruxelles. 20 février [18]69. Mon cher Malassis, Je relis votre lettre pour l’annoter ; elle est pleine de très bons renseignements : mais tenterais-je cette série de romans étrangers ? Il faudrait être plus jeune ; maintenant avec de la famille aller m’installer en pays dont je ne sais pas la langue est dur, coûteux et il faudrait être à peu près certain d’un succès de curiosité. Je me suis d’ailleurs très peu porté vers le roman à l’heure qu’il est. Écrire un volume demande un an. Total 400 f. Cela ne suffit pas à la vie actuelle. Je suis enchaîné depuis quelques années à l’édition. Mes succès romanciers doivent être terminés pour qu’ils portent fruit. Le Moyen Âge et les [recherches] pour la caricature ne sont pas une mince besogne et j’ai peine à m’en débarrasser. Vous recevrez prochainement L’Imagerie populaire qui ne contient de réellement important que le Juif errant et quelques vues sur l’avenir de l’imagerie. Vous aviez dit juste. Les Chats étaient épuisés deux mois après la mise en vente. 2 000 à 5 f. Je suis fier et à la façon dont je passe sous la porte St.-Denis vous auriez peine à me reconnaître. J’augmente l’édition de dessins, de curiosités diverses74. On discute pour le théâtre La Belle Paule, un de mes meilleurs romans certainement qui n’a eu qu’un succès médiocre75. Tout l’été je me suis attaché à une autre comédie en 4 actes (tirée à 20 exemplaires. Je vous en garderai un plus tard, si vous êtes sage)76. Je croyais avoir trouvé la pie au nid. Il paraît que cette comédie « comique » est d’un « réalisme effrayant », m’a écrit le directeur du Palais-Royal. Les opinions de mes amis qui l’ont lue sont très diverses et si contradictoires que je ne sais que penser. Les uns me disent : très bien, les autres impossible, certains jugent qu’il y a de bons morceaux et que l’ensemble ne vaut rien. Tout cela ne m’enlève pas mon inquiétude. Je laisse dormir la chose ; elle gagnera peut- être derrière les fagots. Je vais toujours me mettre à lire les ouvrages que vous me signalez et que je pourrai me procurer à Paris. Je n’abandonne pas tout à fait mon idée. Autre service. Vous seriez bien aimable de chercher à me procurer les listes de Sociétés archéologiques en Belgique et autant que possible les noms et lieux d’habitation des divers membres. Ces renseignements doivent se trouver dans quelque annuaire, dans quelque publication spéciale correspondant à celles de nos antiquaires de France et des départements. Ceci me rendra service, le plus tôt possible que vous pourriez les trouver. J’espère que vous n’avez pas souffert de l’épidémie. Mille amitiés et à vous bien cordialement Champfleury 50. À Auguste Poulet-Malassis

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Vorges (Aisne) [Été 1869.] Mon cher ami, Malheureusement je suis encore à la campagne pour un mois, afin de faire respirer le plus d’air frais au bébé, et je regrette beaucoup de ne pouvoir vous présenter la mère et l’enfant ; mais j’espère bien que nous vous rencontrerons un de ces jours. En tout cas, si votre séjour se prolongeait à Paris, vous nous trouveriez dans la première quinzaine d’octobre. Ne m’oubliez pas auprès de vos parents, mon cher ami, et croyez-moi votre très affectueux Champfleury 51. À Eugène de Broise Vorges (Aisne) près Laon. 11 mai [18]71. Mon cher de Broise, Malassis est-il à Alençon et bien portant ? J’ai appris à Paris qu’on l’y avait vu après le siège, qu’il quittait la Belgique et que retournant à Alençon il y était tombé malade77. J’espère qu’il est rétabli depuis longtemps. Si Malassis était en Belgique ou devait y retourner, je vous serais très obligé, mon cher de Broise, de me faire connaître son adresse, la date où il s’y rendrait ; s’il est avec vous faites-lui bien mes meilleurs compliments ainsi qu’à toute votre famille. J’avais écrit à Malassis avant la guerre et je n’ai point eu de réponse. À vous très cordialement Champfleury P. S. Est-il vrai, mon cher de Broise, comme on l’a affirmé, que vous avez abandonné le parti de l’ordre pour défendre les idées de la Commune78 ? 52. À Auguste Poulet-Malassis Vorges, 17 mai [18]71. Mon cher ami, Je suis heureux d’apprendre que vous êtes en bonne voie de guérison ; j’ignorais que vous aviez été si gravement atteint et vous ne doutez pas que je vous aurais écrit dès le premier jour. Mais ces diables d’époques d’affranchissement des Communes et des guerres qui vous transportent en plein Moyen Âge séparent les maris de leurs femmes, les enfants de leurs pères et bouleversent la santé comme les feuilles d’un arbre battu par l’ouragan. Vous êtes partisan de la Commune, je ne saurais en dire autant. Il m’est impossible de voir clair dans cette violente transformation. Même un volume de Proudhon sur les principes fédératifs m’est dernièrement tombé sous la main79 ; je l’ai lu avec attention, un crayon à la main, suivant mon habitude, et j’y ai trouvé des affirmations surprenantes. Maintenant je vous confesse que je me suis médiocrement occupé de politique et que je n’ai pu acquérir les connaissances qui me permettent de me prononcer nettement. Je suis Parisien, ce qui étonne fortement la province, c’est-à-dire que j’attends

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philosophiquement sans prendre part, ne souhaitant qu’une chose, c’est que les travaux de toute ma vie, mes notes, mes papiers, mes collections et mes livres ne soient point détruits par la torche. Ce n’est pas seulement de l’égoïsme, car j’ai supporté depuis neuf mois sans faire acte de réactionnaire la perte de mes économies, des frais de voyage et de déplacement coûteux, une solitude absolue de six mois dans la ville de Vorges (cherchez cet endroit sur la carte de ma province), enfin tous mes divers travaux paralysés qui pourraient montrer une nouvelle incarnation. Un livre fort grave et comique à l’imprimerie : La Caricature au Moyen Âge80, qui, j’espère, jettera quelques clartés sur un symbolisme fort embrouillé jusqu’à présent ; et quelqu’incomplet qu’il soit, il m’a donné du mal. Un autre livre : Les Enfants était à moitié composé à Strasbourg avant le siège81 ; dépourvu de l’état des gravures et des formes actuellement ; d’ailleurs Silbermann a vendu son imprimerie aux Prussiens ; un brave Hessois qui essayait à Paris de la littérature à l’allemande, c’est-à-dire, consciencieusement et soignée, est parti pour Londres et moi, j’étais dans le fond du Midi, relégué dans une mansarde, mais ayant heureusement mon modèle sous les yeux. Ce qui m’a permis d’améliorer fortement le livre qui doit former une sorte de pendant aux Chats, mais dans un tout autre ordre d’idées. Ce qui m’a servi dans mon exil, vous ne vous en doutez guère, c’est l’étudiant des Sciences morales. J’avais cité au hasard et sans que la vie parisienne me permette de le traiter en thèse sur l’Histoire critique de l’éducation en France depuis le XVIe siècle. Robinson ne fut pas plus heureux d’entrer en possession d’une planche de navire que moi de retrouver dans mes papiers cette note d’un concours [qui expire] seulement à la fin de 187182. Le malheur est que dans mon grenier de Sauternes, où j’habitais après mon départ de Paris en 7bre, je n’avais pas un traître livre sur la matière. Je fis une battue dans le pays et finis par trouver chez un vigneron un Émile. Quelle excellente occasion de lire Jean-Jacques dans un grenier ! J’avais quelques jalons sur le papier et précisément ce qui m’eût irrité à Paris me sauvera. Un certain nombre de livres qui se trouvaient dans les librairies de Bordeaux, d’autres que j’empruntai à la Bibliothèque me suffiront et quel que soit le résultat, il m’est impossible de croire que je l’ai écrit dans un pays si peu favorisé en livres. Voilà donc avec diverses broutilles mes principaux travaux coupés par tous ces événements. Je les ai emportés à la campagne avec mes Mémoires, moitiés terminés [sic] dont je suis satisfait. J’aurais dû m’être entendu avec Lacroix pour la publication ; mais les affaires de Lacroix sont douteuses et je voudrais essayer de les placer en Belgique. Ces Mémoires sont la liquidation de notre génération déjà tant éprouvée. On m’a parlé d’un certain M. Vandérem, éditeur et imprimeur qui ne demande pas mieux que de faire des affaires. Vous pouvez peut-être me renseigner à ce sujet ; moi aussi je ferais volontiers un [point] dans l’art satirique flamand, des sculptures en bois et des caricaturistes. J’ai là-dessus des dernières positions sur les origines et la partie qui sera familière à peu de gens. J’ai besoin de votre avis : trouverais-je à Bruxelles de quoi m’indemniser de mon temps et de mes travaux ? Je ne les entreprendrais que pour gagner quelqu’argent dont j’ai grand besoin. Le commerce est-il sûr ? Serais-je suffisamment protégé par les lois en cas de traité ? Je connais heureusement un avocat bruxellois expert en ces matières et qui devrait m’être très utile. Mais je touche à la cinquantaine, sans autre fortune que ma femme et mes deux enfants, et ne pouvant absolument compter que sur mon travail pendant quelques années. Je ne dois donc plus tenter rien de douteux. Vous connaissez le terrain et je compte sur votre amitié.

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J’irais bien vous rencontrer ; mais peut-on se loger à Bruxelles confortablement avec les nombreux réfugiés ? La vie n’en serait pas hors de prix ? J’en suis à régler mon budget le plus étroitement possible, tant que Paris n’aura pas dit son dernier mot et mon bouquin [très bientôt] terminé. Mes amitiés et mes compliments à tous les membres de votre famille. Rétablissez-vous vite et croyez-moi votre ancien et fidèle ami Champfleury 53. À Auguste Poulet-Malassis 25 mai [18]71. Ne vous y trompez pas, mon cher ami, Bruxelles doit devenir une [cuvette] du trop plein de la librairie parisienne, par suite du peu d’assurance de la tranquillité qu’ont les esprits. Michel Lévy songe à établir un comptoir à Bruxelles et je reçois de Vienne une lettre de Rothschild qui pense également à la Belgique. La Commune est battue ; mais elle laisse pendante une nouvelle forme de gouvernement qui n’a rien de commun avec l’ancienne République, considérée aujourd’hui comme archaïque. Il y a longtemps du reste que je regardais le bagage de 1789 à 1793 en archéologue ; le peuple me paraît actuellement penser de même. Donc : Commune, République, Directoire, Légitimité Bonapartisme Mais pendant de longues années être les amis comme les ennemis de l’état mena à la disparition [de] beaucoup à ce jour. C’est ce qui vous explique pourquoi la librairie parisienne prudente compte installer un double dans la Belgique et s’y retrancher au besoin. La reprise des affaires, j’y crois jusqu’à un certain point, mais il y a des librairies […]83. La question des villes capitales, de la province et de la campagne est posée plus nettement qu’elle ne l’a jamais été, avec une hostilité sans dignité qui fait rappeler celle des trois ordres en 1789. La conciliation ne me semble guère possible entre ces groupes individuels et je crains que l’avenir ne donne raison à un très vieux pronostic de Balzac touchant la bourgeoisie, qui, dit-il, « offrira tant de têtes à couper84 ». Je cite de mémoire ; il faudrait retrouver le passage. Vous comprenez que la librairie parisienne prenne ses précautions contre les orages incessants d’un avenir plus ou moins éloigné. Et voilà pourquoi, quand les produits ne seront plus cotés 9 f., j’établirai ce déplacement d’industrie. Si vous étiez homme d’affaires vous profiteriez de ces renseignements qui viennent de deux côtés différents – de deux Juifs, ne l’oubliez pas, une dizaine peuvent être considérés comme caractéristiques. Mais vous revenez dans Paris décapité qui n’a pas reçu de leçon des événements, pas plus du moins que la France. Pour la modifier il eût fallu l’envahissement complet, l’occupation pendant de longues années encore évidemment. Ménard qui [aurait] encore été exceptionnel est malheureusement trop [loin]85.

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Les réfugiés vont quitter Bruxelles pour être remplacés par des réfugiés de la Commune. Courbet y fera ses affaires ; je le souhaite quoique notre ancienne camaraderie ait été depuis longtemps fort entamée par des exigences de vanité que je ne pouvais plus supporter. Courbet, pion de l’humanité, m’est apparu. Vous le rencontrerez, sans doute. Connaissez-vous à Bruxelles la collection de caricatures du baron de Hauff, 80 ou 81, rue du Commerce86 ? La collection de pièces de Fétis, 141, rue de l’Arbre Bénit87 ? Ces deux Messieurs m’ont écrit et veulent venir me voir à Paris. Mais ce à quoi je tiendrais c’est une liste d’adresses des flamands savants s’occupant d’archéologie. Quelqu’un peut-il me renseigner à ce sujet ? À vous cordialement Champfleury P. S. Mes meilleures amitiés à toute votre famille. J’ai retrouvé quelques lettres très intéressantes de Baudelaire88. 54. À Auguste Poulet-Malassis 6 octobre [18]71. Mon cher ami, Voulez-vous venir déjeuner dimanche sans façon à 11 h 1/2. J’ignorais votre maladie quand j’ai été vous voir. On m’avait seulement dit que Mme Malassis était au lit. Je vous en veux de ne pas m’avoir averti par un mot ; j’aurais été vous voir et chercher à vous distraire. C’est les gens les plus affairés qui disposent de plus du temps. Si vous suivez un régime quelconque, dites-moi ce qu’il faudra vous préparer dimanche. À vous cordialement Champfleury Mes compliments, je vous prie, à Mme Malassis89. 55. À Auguste Poulet-Malassis 16 mai [18]72. Mon cher ami, J’ai beaucoup regretté de ne pas vous voir hier, quoique Mme Malassis ait été des plus aimables ; mais j’aurais voulu parler librairie avec vous, et apprendre surtout votre rupture avec Daffis90. J’ai toujours rêvé, et il y a longtemps de cela, que vous étiez né un parfait bouquiniste, j’entends l’idéal des anciens libraires instruits et intelligents. Mais vous êtes par contre un mauvais marchand de livres publiés par vous ; vous ne suivez assez longtemps le développement de livre. La librairie est un commerce de hasard et de patience ; vous laissez la patience au fond du sac et le hasard seul ne peut vous servir. La qualité qui vous manque n’a que faire dans le commerce des anciens livres. Vous avez des relations, des amis, des êtres qui ne demanderaient qu’à vous être utiles, pourquoi ne pas vous lancer dans ces opérations faciles, ou au lieu de garder vos livres en vendre deux, quelquefois trois ? Vous avez eu le flair de beaucoup de choses intellectuelles et artistiques et je ne comprends pas que vous n’ayez pas fait fortune rapidement.

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Achetez donc de vieux livres et vendez-les. Vous voyez que moi-même je me convertis ; je deviens ermite à livres un peu tard ; mais j’avais l’esprit plein de choses et sans lui attribuer une valeur considérable, elles me plaisent à dire. J’espère bien ne pas avoir encore tout dit ; mais je sentais depuis quelques années que je manquais de base. C’est pourquoi une occasion venant se présenter, je me suis accroché à sa tignasse. On m’a témoigné quelque sympathie, je suis parti de là. Ne croyez pas cependant que j’entre dans un chemin semé de bleuets et de marguerites. Il y a des haies très rapprochées dont je sens déjà les épines. Elles n’auront pas trop d’action, je l’espère, sur mon vieux cuir. Faites-vous libraire mon vieux pour en revenir à mon premier radotage et si le diable vous tente, mangez la moitié de vos bénéfices en impression, mais pas plus que la moitié. Mes compliments, je vous prie, à Mme Malassis ; ne m’oubliez pas auprès de Mme de Broise et sa fille qui, j’espère, se remettra de son indisposition. Le futur m’a paru très bien. À vous cordialement Champfleury 56. À Auguste Poulet-Malassis Sèvres, le 24 mai 187291. Mon cher ami, C’est un royal cadeau que vous m’avez apporté et je regrette de ne pas avoir été là pour vous remercier et vous donner le premier petit volume des Enfants qui vient de paraître. Vous et Asselineau élevez un monument superbe au romantisme92, qui finit si misérablement dans la prose du vieux Hugo. L’Homme qui rit, Le Rappel, L’Année terrible me font admirer de plus en plus Balzac, même dans toute sa force et dans toute sa proportion. Combien Goethe avait bien jugé le romantisme à sa naissance et combien il faudra en abattre plus tard ! Demain peut-être. Ce qui n’empêche pas votre livre d’être fort intéressant et fort utile à bien des points de vue. À vous cordialement Champfleury Mes compliments, je vous prie, à Mme Malassis. P.-S. S’il ne fait pas trop mauvais temps, voulez-vous venir avec Mme Malassis à la fête de Sèvres. Occasion de dîner modestement demain soir. Samedi matin93. 57. À Auguste Poulet-Malassis Sèvres, le 12 juin 187294. Mon cher Malassis, Je vous attends toujours dimanche en compagnie de Mme Malassis. Pour dîner. À vous cordialement Champfleury

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58. À Auguste Poulet-Malassis Sèvres, le 16 octobre 187295. Mon cher ami, Vous n’avez pas de chance avec la manufacture et je veux vous dire combien je suis contrarié ; mais nous réparerons cela dimanche prochain en huit, si vous le voulez bien, car ma belle-mère doit quitter Sèvres aux environs du dimanche prochain et j’ai peur d’être absent encore. J’ai reçu votre nouveau Baudelaire ; il est d’une bonne exécution typographique et met en lumière quelques côtés intéressants de l’homme96. Une note pourtant, je ne puis la digérer. Vous avez trop l’amour des cénacles et des petits coins ; le « grand » sculpteur Christophe « un oublié par Vapereau » est sans doute une force particulière97. Car comme ce pauvre M. Vapereau même n’a pas oublié un bon sculpteur qui ne sculpte que pour lui. Ce brave garçon à qui manque absolument l’enthousiasme a-t-il seulement offert à la famille un buste ou une figure allégorique pour le tombeau de Baudelaire, qui lui a fait l’honneur d’une dédicace quelque part ? Ces camaraderies on peut les passer à Maxime Du Camp qui essayait d’entourer sa pauvre personnalité poétique d’un troupeau de bons jeunes gens ; mais Baudelaire avait sa part suffisante de personnalité pour ne pas l’augmenter d’un troupeau de « contemporains » de cette trempe. Dans quelques jours vous aurez mon Baudelaire jugé avec plus de restriction98. Je tiens à ce volume qui est resté une dizaine d’années dans un tiroir et qui, par ma nonchalance, a eu bien de la peine à faire ouvrir la serrure, et j’aurai revu une dizaine d’épreuves, j’en suis las et je ne sais plus qu’en penser. J’imprime actuellement la Caricature sous la République99 ; dans ce chaos et ce fatras je crois avoir trouvé quelques chapitres nouveaux. Mais la besogne me prend tellement (et je ne publie pas le ¼ de ce qui devait paraître) que je n’ai plus le temps d’écrire à mon aise. Les jours se font courts ; les moyens de rentrer à Paris sont moins communs ; ces magots d’enfants nous font dîner très tard. On n’a pas le temps de manger tranquillement qu’il faut partir. Préférez-vous venir déjeuner dimanche en 8 avec Mme Malassis et Mme votre mère si elle est à Paris ? Je laisse ceci à votre choix et je vous prierai de me faire savoir. À vous cordialement Champfleury

59. À Auguste Poulet-Malassis

[Sans date100.] Mon cher Malassis, Il faut frapper de grands coups en commençant et sans se lancer dans des entreprises douteuses ou ruineuses. Je vous envoie pour que vous l’étudiez un plan bâclé à la diable, mais dont vous verrez le noyau dans l’écorce, lequel plan n’est pas coûteux, a toujours plu au public et dont il est sevré depuis la mort de Mirecourt101. Je dis Mirecourt pour me faire bien comprendre car l’entreprise actuelle n’aura rien de commun avec la sienne. Si les temps étaient venus de faire une revue, j’aurais fait passer tous ces hommes à leur tour, comme je les fais passer par le moyen du petit livre. Mais je crois flairer qu’il n’y a pas de journal ni de revue à fonder actuellement, et cette entreprise jusqu’à un certain point peut en

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tenir lieu. Il y a longtemps que je pense à cette affaire dont je pourrais traiter aujourd’hui, si je voulais ; mais j’ai voulu d’abord vous la soumettre, étant presque certain que nous nous entendrions. Je crois au bon marché, au grand nombre et au peu de train ; empreinte, petit format, six portraits à la planche. Il y a des études qui se vendraient à plus de trente mille. Feuillet, la bonne bourgeoisie ; Flaubert la bourgeoisie ; Feydeau, les catins. Je ne parle pas des autres qui ont également un public. Et je ne vous dis pas tous mes plans car je n’en finirais pas. Je vous attends. Surtout ne perdez pas mes griffonnages et […]102. Baudelaire De quelques préjugés contemporains103.

NOTES

1. Voir A. Schellino, « Lettres de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis, à Madame Poulet- Malassis et à Eugène de Broise (Première partie) », dans Revue italienne d’études françaises, 8, 2018, consulté le 18/02/2019, URL : ; DOI : 10.4000/rief. 2487. 2. Lettre d’Auguste Poulet-Malassis à Champfleury, 10 octobre 1865 ; publiée par J. Crépet dans Le Figaro, 26 août 1933. 3. Voir ci-dessous la lettre de Champfleury à Poulet-Malassis du 3 octobre 1865. 4. Champfleury s’intéressait à ce moment aux représentations anciennes du Juif errant. Ses recherches devaient aboutir à un article (« D’une nouvelle interprétation de la légende gothique du Juif errant », dans Revue germanique et française, 1er août 1864, p. 299-325), puis à un chapitre de son Histoire de l’imagerie populaire (Paris, Dentu, [juillet] 1869), où plusieurs eaux fortes concernant cette légende sont reproduites. Une seule image, parmi celles-ci, est susceptible de correspondre à la planche décrite dans la lettre à Poulet-Malassis : la « gravure flamande moderne » qu’il reproduit à la p. 62. 5. La Bibliothèque bleue, née à Troyes au début du XVIIe siècle, représentait un vaste répertoire d’ouvrages littéraires, d’almanachs, de textes religieux, imprimés et gravés à peu de frais et diffusés par colportage. Voir La Bibliothèque bleue, éd. G. Bollème, Paris, Julliard, « Archives », 1971, rééd. L. Andries et G. Bollème, Paris, Robert Laffont, 2003. 6. Chanson très populaire, en 1820-1830. Odry est une ville tchèque, située dans la région de Moravie-Silésie. « Il était trois bons gendarmes / Qu’avaient trois bons rhumes de cerveau. / Ils [sic] s’en va chez les épiciers / Pour acheter de la bonne réglisse. // L’épicier donne des p’tits bâtons / Qu’étaient pas sucré-sses du tout. / Les bons gendarmes sucent et ressucent / Les p’tits bâtons qu’est pas sucrés. // Ils revinrent chez les épiciers. / – Épicier, tu nous as trompés !… / l’épicier prend les p’tits bâtons / Et les trempe dans la castonade. // Puis il leur dit : « Sucez-moi ça, / Vous m’en direz des bonnes nouvelles ! » / Les bons gendarmes revient [sic] chez eux // Et depuis ce temps ils vécurent en bonne intelligence. », texte du « Bloc-notes parisien », dans Le Gaulois, 5 août 1890, p. 1, signé « Tout-Paris » ; voir aussi le numéro du 2 décembre 1877 de L’Éclipse, p. 182. 7. Essai cité par Champfleury dans Id., l’Histoire de l’imagerie populaire, cit., p. 53-54. 8. Plus précisément un portrait du Juif errant gravé sur bois à Augsbourg en 1619. 9. Né à Louvain, Frédéric-Guillaume de Reiffenberg (1830-1895), écrivain et historiographe militaire, était adjoint au maire de Milon-la-Chapelle. Il était le fils de Frédéric de Reiffenberg (1795-1850), historien et polygraphe qui fut conservateur de la Bibliothèque royale de Belgique et membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique.

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10. Chansonnier et journaliste politique, Agénor Altaroche (1811-1884) publia dans sa jeunesse plusieurs pamphlets satiriques contre la monarchie de Juillet. Il a recueilli ses chansons en deux volumes : A. Altaroche, Chansons et vers politiques, Paris, Pagnerre, 1835, et Id., Nouvelles chansons politiques, Paris, Pagnerre, 1838. Après avoir participé à la fondation de la Société des gens de lettres en 1837, il est envoyé, en février 1848, comme commissaire du gouvernement provisoire dans le Puy-de-Dôme. Entre 1850 et 1852, il a dirigé le Théâtre de l’Odéon de Paris. 11. Lorédan Larchey (1831-1902) a fondé la Revue anecdotique en avril 1855, puis La Petite Revue en novembre 1863. Entré en novembre 1849 à l’École des Chartes, il y a connu Poulet-Malassis, qui devint copropriétaire de la Revue anecdotique en janvier 1862. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet- Malassis. L’éditeur de Baudelaire, Paris, Fayard, 1996, p. 189-193. 12. Manuscrit incomplet. 13. Théophile Thoré-Bürger (1807-1869), critique d’art et collaborateur de la Gazette des beaux- arts, fut le principal découvreur de Vermeer au XIXe siècle. 14. Cachet postal. En-tête imprimé de La Petite Revue. 15. Allusion au roman de Mirabeau paru en 1786, Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure, réédité par Poulet-Malassis au début de 1864. 16. Jules Gay (1807-1883), bibliophile et éditeur socialiste, s’occupa de la diffusion des livres de Poulet-Malassis en France entre 1863 et mai 1865, avant de s’installer à Bruxelles. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet-Malassis, cit., p. 174-175. 17. Jules Troubat (1836-1914), ancien factotum de Champfleury, devenu en septembre 1861 secrétaire de Sainte-Beuve. 18. Sainte-Beuve a consacré à Sénac de Meilhan un article paru les 24 avril et 1er mai 1854 dans Le Moniteur universel et recueilli en février 1855 dans le t. X des Causeries du lundi, chez Garnier. En 1856, Sainte-Beuve préface les Lettres inédites de la marquise de Créqui à Sénac de Meilhan, annotées par Édouard Fournier et éditées chez Potier. En 1868, il publie une édition d’Une préface aux Annales de Tacite (Académie des bibliophiles) de Sénac de Meilhan. 19. Le titre exact du roman de Sénac de Meilhan paru en 1797 est L’Émigré. 20. L’auteur de ce recueil en italien est le poète et patriote milanais Giovanni Berchet (1783-1851), alors exilé en Belgique. 21. Le fragment de Rousseau que Champfleury cite à la p. 2 de sa préface aux Chansons populaires des provinces de France ne se trouve pas, en effet, dans le Vecchie romanze spagnuole de Berchet. 22. Champfleury, Les Demoiselles Tourangeau, Paris, Michel Lévy, [février] 1864. 23. Id., Mésaventures de M. Tringle, dans La Presse en six livraisons, en juillet 1865, puis en volume, en juin : Id. Monsieur Tringle, Paris, Dentu, 1866. 24. Les Souffrances du professeur Delteil, publié par Champfleury chez Michel Lévy en 1857 et réédité par Poulet-Malassis en janvier 1861. 25. Champfleury a consacré à Philibert Rouvière (1809-1865) une nouvelle, parue dans la Revue de Paris le 1er octobre 1853 : « Le comédien Trianon », citée par Baudelaire dans sa note nécrologique de Philibert Rouvière, dans La Petite Revue, 28 octobre 1865 ; Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 243. 26. Il pourrait s’agir de la deuxième édition du roman de Mme de Duras (Paris, Ladvocat, 1824). 27. Allusion aux ouvrages publiés par Jules Janin chez F.-G. Levrault en 1834 : Voyage de Victor Ogier en Orient, Homère, ou la poésie épique, Le Fils du Rajah, Han-Wen, le lettré et le t. I de L’Enfance et la jeunesse de Lysis. 28. Sans doute Antoine Laporte (1835-1889), qui publie en 1885 un Champfleury, le réalisme et ses procédés littéraires. Étude bio-bibliographique. 29. Allusion aux libraires Alphonse Lécrivain et Philippe Toubon (5, rue Pont-de-Lodi), auxquels Poulet-Malassis avait cédé une partie de ses fonds d’imprimés. 30. Le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, en deux volumes, venait alors de paraître à Bruxelles, chez Poulet-Malassis, avec une localisation fantaisiste sur la couverture (Rome, À

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l’enseigne des sept péchés capitaux) et un frontispice gravé par Félicien Rops. Il regroupait des vers de Musset, Hugo, Baudelaire, Monselet, entre autres. Le Nouveau Parnasse satyrique du dix- neuvième siècle paraîtra en 1866. 31. Né à Caen mais ayant passé une partie de sa jeunesse à Alençon chez sa sœur, Alfred de Liesville (1836-1885) rassembla à partir de 1860 dans sa résidence du quartier des Batignolles à Paris, une remarquable collection de faïences et d’objets sur la Révolution, qu’il légua en mars 1880 au musée Carnavalet. Voir la lettre de Champfleury à Poulet-Malassis du 16 juin 1863. 32. Nous n’avons pas retrouvé cette impression de la notice de Grandville par Champfleury, recueillie en septembre 1865 dans son Histoire de la caricature moderne, chez Dentu. 33. Champfleury, « Daumier et Gavarni », dans La Vie parisienne, 9 avril 1864, p. 205-207. 34. Poulet-Malassis est à l’époque installé 63, rue de Midi, à Bruxelles ; en septembre 1864, il est enregistré au 35 bis de la rue Mercelis, à Ixelles. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet-Malassis, cit., p. 169). 35. Deux importants congrès religieux inspirés par le catholicisme libéral s’étaient tenus à Malines, entre le 18 et le 22 août 1863 et entre le 29 août et le 3 septembre 1864. Montalembert, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, et le père Hermann avaient figuré parmi les orateurs les plus remarqués. Baudelaire écrit à ce même sujet à Narcisse Ancelle le 2 septembre et le 13 octobre 1864. Voir Ch. Baudelaire, Correspondance, éd. Cl. Pichois et J. Ziegler, Paris, Gallimard, » Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1973, p. 403-404, 412. 36. Aubin-Antoine Savan, collaborateur du libraire Jean-Pierre Blanche, était l’un des correspondants parisiens de Poulet-Malassis. 37. Un exemplaire de Révolutions de France et de Brabant, publié par Desmoulins en 1789, que Poulet-Malassis avait prêté à Champfleury. 38. Dans son Histoire de la caricature sous la République, l’Empire et la Restauration, parue chez Dentu en juin 1874, Champfleury consacre un chapitre à « Camille Desmoulins, instigateur de caricatures ». 39. Ce travail aboutira à l’Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution, parue chez Dentu en mars 1867. 40. J.-J. Ollivier, potier de la rue de la Roquette, avait offert ce poêle à la Convention en 1792 (musée Carnavalet, inv. C648). Voir Champfleury, Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution, cit., p. 324 sq. 41. Champfleury, Histoire de la caricature antique, Paris, Dentu, avril 1865. 42. Id., « La caricature antique : Priape », dans Revue de Paris, 15 octobre 1864 ; recueilli dans Id., Histoire de la caricature antique, cit., p. 124-140. 43. Anthologie grecque, traduite sur le texte publié d’après le manuscrit palatin par Fr. Jacobs, avec des notices biographiques et littéraires, Paris, Hachette, 1863. 44. Durant l’été 1862, Poulet-Malassis avait déjà envisagé de publier Camille Desmoulins ; Le Neveu de Rameau édité par Asselineau indiquait, dans les ouvrages à paraître, que trois volumes du révolutionnaire étaient « en préparation ». 45. Alphonse Peyrat (1812-1891), fondateur de L’Avenir national en 1863, député (1871) puis sénateur (1875) de la Seine, connu pour son anticléricalisme, sera l’auteur d’une réfutation de la pensée de Quinet sur la Révolution. Voir A. Peyrat, La Révolution et le livre de M. Quinet, Paris, Michel Lévy, 1866 ; A. Robert, E. Bourloton et G. Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, Paris, Bourloton, t. IV, 1891, p. 611. 46. Francesco Del Pedro (1740-1806), graveur et imprimeur originaire d’Udine et installé à Venise. 47. J. Nollet-Fabert, Éloge historique de J.-J. Grandville, Anvers, M. Kornicker, 1853. 48. Peut-être Louis-Jean Desprez (1743-1804), architecte et graveur auxerrois, élève du Piranèse et actif en Suède.

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49. Poulet-Malassis, qui depuis son séjour en Belgique se livrait à la réimpression et au commerce de livres érotiques, était menacé par la vague de saisies d’ouvrages obscènes qui sévissait à Paris et dont avaient été victimes ses correspondants parisiens. Le 12 mai, onze d’entre eux parurent devant la 6e chambre du tribunal correctionnel de Paris pour répondre aux accusations d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. Poulet-Malassis fut condamné par contumace, le 2 juin, à un an d’emprisonnement et à 500 francs d’amende. Voir la Gazette des tribunaux des 13 mai et 3 juin 1865 ; Cl. Pichois, Auguste Poulet-Malassis, cit., p. 170-176. 50. Comme l’observe Claude Pichois, Champfleury face à Poulet-Malassis se plaisait dans cette posture moralisante. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet-Malassis, cit., p. 176. Le 24 mai 1865, il fait part à Baudelaire de ses sentiments : « Que diable allait-il réimprimer ces ordures ? Si vous jugez utile de l’entretenir de telles matières, dites-lui bien que mon amitié pour lui me pousse à l’engager à sortir de là ». Voir Lettres à Baudelaire, éd. Cl. Pichois et V. Pichois, Neuchâtel, À la Baconnière, « Langages. Études baudelairiennes », 1973, p. 84. 51. Félicien Rops, dessinateur attitré des frontispices des éditions Poulet-Malassis. 52. Dans sa réponse, le 10 octobre, Malassis exprime ses doutes sur la collaboration de Rops : « C’est un garçon d’un très grand talent, mais qui ne travaille que par coups de tête. Il a une très belle fortune et un amour immodéré de la vie, qui le détournent du travail. […] Lui demander quoi que ce soit à l’essai est impossible ». Voir la lettre publiée par J. Crépet dans Le Figaro, 26 août 1833, p. 3. Le projet ne se réalisa pas et Champfleury dut recourir à un autre graveur, Léonce. Voir Champfleury, Monsieur Tringle, cit. 53. Daniel Chodowiecki (1726-1801), peintre et graveur originaire de Dantzig, qui fut, depuis 1797, directeur de la Preußische Akademie der Künste. 54. Poulet-Malassis avait informé Champfleury de l’état de santé de Baudelaire, le 14 avril, dans une lettre publiée par Jacques Crépet dans Le Figaro, 26 août 1933, p. 3. Le 6 avril, Champfleury s’était déjà adressé à Asselineau. Cette lettre est reproduite dans Champfleury. Son regard et celui de Baudelaire, éd. G. et J. Lacambre, accompagnés de « L’amitié de Baudelaire et de Champfleury », éd. Cl. Pichois, Paris, Hermann, « Savoir », 1990, p. 2. 55. Atteint d’hémiplégie et d’aphasie, Baudelaire, rentré à Bruxelles, avait été transporté le 19 avril de la clinique Saint-Jean et Sainte-Élisabeth à l’hôtel du Grand Miroir, auprès de sa mère. La mort du poète est annoncée à plusieurs reprises dans la presse parisienne en avril : le 14, par Georges Maillard dans L’Événement ; le 15, par Henry de La Madelène dans Le Temps. Le 17 avril, Théodore de Banville demande à Hippolyte de Villemessant de l’aider à démentir ces bruits erronés. Voir W. T. Bandy, Baudelaire Judged by His Contemporaries (1845-1867), avec une lettre- préface de J. Crépet, New York, Columbia University Press, « Publications of the Institute of French Studies », 1933, p. 76-78. 56. Julien Lemer (1815-1893), journaliste, critique et éditeur, avait fondé la Librairie centrale de Paris, 24, boulevard des Italiens. Baudelaire s’adressa à lui, en février 1865, pour l’engager à s’occuper de ses affaires littéraires dans la capitale. Voir Dictionnaire Baudelaire, Cl. Pichois et J.-P. Avice (dir.), Tusson, Éditions du Lérot, 2002, p. 267-268. 57. Le nantais Louis Lacour de La Pijardière (1832-1892), chartiste comme Malassis, éditeur et archiviste paléographe, fut attaché à la bibliothèque Sainte-Geneviève. 58. M me Du Noyer, L’Histoire du sieur Abbé-Comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du For- l’Évêque et de la Bastille, Paris, René Pincebourde, février 1866. 59. Ch. Baudelaire, Les Épaves, avec une eau-forte frontispice de F. Rops, Amsterdam [Bruxelles], À l’enseigne du coq [Poulet-Malassis], février 1866. 60. D. Vivant Denon, Point de lendemain. Conte, suivi de La Nuit merveilleuse, Paris [Bruxelles], [Poulet-Malassis], 1777-1867 [1867]. 61. Champfleury, L’Hôtel des commissaires-priseurs, Paris, Dentu, juin 1867. 62. Le 15 août 1867 Champfleury avait épousé Marie Pierret, filleule de Delacroix. Voir É. Bouvier, La Bataille réaliste [1913], préface de G. Lanson, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 23-24.

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63. Nous n’avons pas pu lire ce mot. 64. Bloomfield [pseudonyme de Champfleury], « Correspondance inédite de Laclos et de M me Riccoboni », dans la Nouvelle revue de Paris, 25 septembre 1864, p. 572-585. 65. Probablement Charles Brunet (1805-1878), chef de bureau au ministère de l’Intérieur depuis 1852, qui avait publié en 1862 chez Poulet-Malassis Marat, dit l’Ami du peuple. Notice sur sa vie et ses ouvrages. Voir la notice de P. Blanchemain sur Charles Brunet, dans A. Jamyn, Œuvres poétiques. Avec sa vie, éd. G. Colletet, d’après le manuscrit incendié au Louvre, et une introduction par Charles Brunet, Paris, Léon Willem, 1878, t. II, p. 309-316. 66. Le 16 août 1869, à la ratification de l’amnistie, Malassis peut rentrer en France. Mais ce n’est qu’en juillet 1871 que l’éditeur rejoint définitivement Paris. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet- Malassis, cit., p. 211-213. 67. Allusion aux Bourgeois de Molinchart, roman publié par Champfleury en 1855 chez Locard-Davi et de Vresse. Champfleury avait un fils, Édouard, né en janvier 1868, et aura en 1869 une fille, Marie, morte accidentellement en 1874. 68. Projet jamais réalisé par Champfleury. 69. Champfleury, Les Chats. Histoire – Mœurs – Observations – Anecdotes, illustré de 52 dessins, Paris, J. Rothschild, octobre 1868 ; le livre a été réédité deux fois en 1868, en octobre et en novembre. 70. Voir ci-dessus la note 7. 71. G. B. [Pierre-Gustave Brunet], Notice historique et bibliographique sur la légende du Juif-Errant, Paris, Techener, 1845. 72. « Je dois à l’obligeance de M. Poulet-Malassis la communication d’un vieux bois qui n’est ni fin ni délicat, et qui cependant a tenté les vers (on le voit par les nombreuses piqûres). Cette planche, provenant d’une ancienne imprimerie d’un des aïeux de M. Poulet-Malassis, imprimeur en Normandie au XVIIIe siècle, est remarquable par ses tailles naïves et farouches. », Champfleury, « L’imagerie populaire. Lustrucru », dans Le Bibliophile français, mai 1868, p. 38-40, ici p. 40. 73. Le diplomate britannique Henry Bulwer-Lytton (1801-1872), auteur de France Social, Literary, Political chez Baudry en 1834 ; tr. fr., Paris, H. Fournier, 1834. Il publia ensuite une seconde série d’études, intitulée The Monarchy of the Middle Classes, chez A. and W. Galignani, en 1836. 74. Champfleury, Les Chats, 5e édition augmentée de planches en couleurs et d’eaux-fortes, Paris, J. Rothschild, 1870. 75. Id., « La Belle Paule, scène de la vie académique », dans L’Étendard, 26 septembre 1866 ; rééd. en volume, sous le titre La Comédie académique. La belle Paule, Bruxelles, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867. 76. Id., L’Avocat trouble-ménage, Laon, Imprimerie de É. Houssaye, [décembre 1868] ; réédité à Paris, chez Dentu, en 1870. 77. Après avoir passé quelques jours à Paris en septembre 1870, Malassis repart pour Alençon, avant de rentrer à Bruxelles. Durant l’hiver, une congestion au poumon gauche l’oblige à rester en Belgique. Aux heures noires de la Commune, il est à Alençon. Voir Cl. Pichois, Auguste Poulet- Malassis, cit., p. 213-214. 78. C’est Malassis qui répond à Champfleury, le 14 mai : « Mon beau-frère me charge de vous rassurer sur la fermeté de ses convictions. Il était, et reste, un pilier de l’ordre. C’est moi qui suis pour la Commune. », Lettre inédite citée par Cl. Pichois, Auguste Poulet-Malassis, cit., p. 214. 79. P.-J. Proudhon, Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution, Paris, Dentu, 1863. 80. Champfleury, Histoire de la caricature au Moyen Âge, Paris, Dentu, décembre 1871. 81. Id., Les Enfants. Éducation – Instruction. Ce qu’il faut faire savoir aux femmes – aux hommes, Paris, J. Rothschild, juillet 1872. 82. Un concours sur l’Histoire critique des doctrines de l’éducation en France, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours fut institué par l’Académie des sciences morales et politiques en 1869, puis prorogé jusqu’à 1877. Le prix Bordin fut décerné à Compayré pour son mémoire, publié

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en 1879 chez Hachette ; deux mentions très honorables furent accordées à René Lavollée et à Alfred Droz. Voir O. Gréard, Rapport sur le concours ouvert par l’Institut sur l’histoire critique des doctrines de l’éducation en France, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, Paul Dupont, 1877, p. 1-30. 83. Nous n’avons pas pu lire cette phrase dans le manuscrit autographe. 84. « La haute Bourgeoisie offrira plus de têtes à couper que la Noblesse », avait écrit Balzac. Voir H. de Balzac, « Ce qui disparaît de Paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Jules Hetzel, janvier 1845, p. 18. 85. Probablement Louis Ménard, qui, retenu à Londres par la maladie de sa mère, ne put pas, à son grand regret, participer à la Commune. 86. Le baron Jules de Hauff (1822-1892), ancien consul de Hesse à Saint-Pétersbourg, dispersa une partie de sa collection de tableaux modernes en avril 1876, lorsqu’il quitta Bruxelles. Voir La Chronique des arts et de la curiosité (supplément à La Gazette des beaux-arts), 1er avril 1876, p. 148. 87. François-Joseph Fétis (1784-1871), historien de la musique, né à Mons, auteur d’une Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, venait de mourir à Bruxelles, le 26 mars. En juin, juillet et août 1852, il avait attaqué Wagner dans la Revue et gazette musicale, s’attirant plus tard les foudres de Baudelaire. Voir Ch. Baudelaire, « Richard Wagner », dans la Revue européenne, 1er avril 1861 ; Id., Œuvres complètes, cit., t. II, p. 779-780. Sa riche collection de documents fut achetée par l’État belge en 1872 et déposée à la Bibliothèque royale de Belgique (fonds Fétis). Son fils Édouard (1812-1909), historien de l’art, sera conservateur en chef de la Bibliothèque royale entre 1887 et 1904. 88. Écrit verticalement. 89. Écrit verticalement. Le 11 mai 1870 Poulet-Malassis avait épousé Françoise Daum, née à Savernois en 1842. 90. Le libraire Paul Daffis, propriétaire de la Bibliothèque elzévirienne après la mort de Pierre Jannet en 1870, avait demandé à Malassis de collaborer avec Olivier Barbier à la troisième édition du Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes ou Les Supercheries littéraires dévoilées d’Antoine-Alexandre Barbier, qui paraîtra en sept volumes entre 1869 et 1879. 91. En-tête imprimé de la manufacture de Sèvres. Le 14 mars 1872, Champfleury fut nommé chef des collections de la manufacture de Sèvres ; le 15 mai 1876, il en devient le conservateur. 92. Ch. Asselineau, Bibliographie romantique. Catalogue anecdotique et pittoresque des éditions originales des œuvres de Victor Hugo, Alfred de Vigny, Prosper Mérimée, Alexandre Dumas, Jules Janin, Théophile Gautier, Pétrus Borel, etc., seconde édition, revue et très augmentée, avec une eau-forte de Bracquemond, Paris, P. Rouquette, août 1872 ; la première édition avait paru en décembre 1866 chez René Pincebourde sous le titre Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique. 93. Écrit verticalement. 94. En-tête imprimé de la manufacture de Sèvres. 95. En-tête imprimé de la manufacture de Sèvres. 96. Poulet-Malassis venait de publier un ensemble de textes de Baudelaire : Souvenirs. Correspondances. Bibliographie suivie de pièces inédites, Paris, René Pincebourde, octobre 1872. 97. Cette note de Malassis se réfère à la lettre de Baudelaire à Asselineau du 20 février 1859 : « M. Ernest Christophe, statuaire du plus grand talent, ignoré de Vapereau. Ses œuvres avaient le privilège de solliciter l’esprit du poète qui lui a dédié deux pièces des Fleurs du Mal » (ibid. p. 25), Le Masque et Danse macabre, dans la seconde édition du recueil. 98. Champfleury a consacré un chapitre de ses Souvenirs et portraits de jeunesse à Baudelaire. Voir Champfleury, Souvenirs et portraits de jeunesse, Paris, Dentu, 1872, p. 131-146 et Champfleury. Son regard et celui de Baudelaire, cit., p. 237-245. 99. Champfleury, Histoire de la caricature sous la République, l’Empire et la Restauration, cit. 100. La lettre est difficile à dater. L’allusion à la mort de Mirecourt n’est pas décisive, car le bruit de son décès avait couru à plusieurs reprises : en 1861 et après 1871, quand la série des

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Contemporains prit fin et Mirecourt se retira dans un monastère dominicain, à Ploërmel (Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, t. XI, 1874, p. 321). 101. Charles Jacquot (1812-1880), dit Eugène de Mirecourt, devenu célèbre pour avoir dénoncé l’emploi de nègres par Alexandre Dumas (Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et compagnie, Paris, Chez tous les marchands de nouveautés, 1845), avait créé en 1853 la série des Contemporains, qui tournait en dérision les célébrités de l’époque. Son nom fut aussi associé à l’émergence du livre de poche, appelé parfois le « format Mirecourt ». Voir la lettre de Poulet- Malassis à Asselineau du 11 septembre 1867, dans A. Poulet-Malassis, Lettres à Charles Asselineau (1854-1873), éd. Ch. Carrère, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2013, p. 259 ; L. Chotard, « Eugène de Mirecourt, biographe du troisième type », dans Id., Approches du XIXe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2000, p. 21-44. 102. Lettre incomplète citée dans Autographes de Champfleury, Paris, Charavay, 1891, p. 8, no 39. 103. Le manuscrit autographe de ce projet de Baudelaire a appartenu à Champfleury. Ibid., p. 6, n° 24 et Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, cit., t. II, p. 54.

RÉSUMÉS

Nous établissons le texte de vingt-neuf lettres inédites de Champfleury à Auguste Poulet-Malassis et à Eugène de Broise, envoyées entre octobre 1863 et octobre 1872. Cet ensemble s’ajoute aux lettres de Champfleury (novembre 1858-septembre 1863) que nous avons publiées dans le numéro 8 de la Revue italienne d’études françaises.

We publish the text of twenty-nine letters from Champfleury to Auguste Poulet-Malassis and Eugène de Broise (October 1863-October 1872). We have published the text of thirty other letters of Champfleury (November 1858-September 1863) in issue 8 of the Revue italienne d’études françaises.

INDEX

Mots-clés : Champfleury, Poulet-Malassis (Auguste), Broise (Eugène de), Baudelaire (Charles), caricature Keywords : Champfleury, Poulet-Malassis (Auguste), Broise (Eugène de), Baudelaire (Charles), caricature

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« Le livre qu’on nous fait juger ». L’ Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme « The book we are compelled to judge ». Lemercier’s Opinion on Génie du christianisme

Vincenzo De Santis

1 En 1834, Pinto, ou la Journée d’une conspiration, à sa première reprise depuis le scandale de sa création en 1800, devient la pièce « romantique » la plus jouée de l’année dans les salles parisiennes1. En dépit du triomphe de Pinto cette année – « comédie historique » que Balzac qualifie de « magnifique pièce romantique »2 –, les succès de ses « enfants trouvés » ont fait désormais de Lemercier, toujours critique envers la violation des normes classiques mais dont la dramaturgie si variée est souvent irrégulière, le pire ennemi de la « nouvelle école »3. La même année, Lemercier publie les deux volumes de son unique roman achevé, Alminti, ou le Mariage sacrilège, inspiré probablement de l’histoire de Juliette et Jacques Récamier4. Ce précoce « roman physiologique », ainsi que le définit l’auteur dans le sous-titre, mêle le modèle de Richardson au roman gothique, à la littérature de voyage et au récit libertin ; il est centré sur l’histoire de l’amour du protagoniste pour sa fille illégitime qui le conduit finalement à la mort.

2 Conformément à la tradition du roman à clef, Alminti offre également plusieurs images de personnalités connues de l’époque, à peine dissimulées sous des faux noms. Dans les salons de la société parisienne au tournant du XVIIIe siècle décrits dans Alminti, Lemercier brosse le portrait de la Baronne d’Orosolio. Derrière la figure de cette « enthousiaste », exaltée, « française à demi » on reconnaît sans difficulté son ancienne amie Madame de Staël. « Toute cosmopolite par caprice », avec sa « parure » à la fois « russe, orientale et germaine » la Baronne d’Orosolio/de Staël importe en France les divers produits d’emprunt des littératures anglaise et allemande […] dont l’irruption […] remplit les têtes mal organisées d’un fatras de vague métaphysique et de mysticités ténébreuses. Déjà ses imitateurs, chantres de pèlerinage et de chevalerie, outrepassent les bornes où son art la retient ; et bientôt la confusion de leur fausse école n’aboutira qu’à prosaïser la poésie, et qu’à poétiser la

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prose, c’est-à-dire, à rejeter dans le chaos les meilleurs éléments de la perfection régulière de votre langue. Le système qu’elle met en vogue et qu’on appelle un progrès, étant préconisé par les superstitieux et leurs chefs de capucinerie, fera reculer le génie de la raison vers les âges grossiers de celui du christianisme. Cette sublime extravagante aime à brillanter des chimères ; elle ne prévoit pas les suites de son exemple sur ses adeptes. Votre Voltaire n’est plus là pour vous défendre des Welches et des Goths qui vous envahissent. Contemplez de quel air de dévotion on écoute cette pythonisse, interprète des obscurités de Kant et du germanisme romantique de Kotzebue.5

3 Lemercier reprend un argument développé dans plusieurs ouvrages de critique dramatique, où l’auteur de Christophe Colomb, « comédie shakespearienne » dont le spectacle en 1809 avait déclenché une véritable « bataille d’Hernani avant la lettre »6, revient sur la question des modèles dignes d’être imités au théâtre et plus généralement en littérature. Selon Lemercier, et cela se fait évident notamment dans son Essai sur les bonnes et mauvaises innovations dramatiques (1825) ainsi que dans l’article Drame qu’il signe pour l’Encyclopédie méthodique (1827), la reprise des littératures anglaise et allemande doit rester l’apanage d’un nombre restreint d’auteurs capables de maîtriser leurs irrégularités en les adaptant à l’aristotélisme du modèle national. Il n’est pourtant pas difficile de reconnaître, derrières les formules utilisées par l’auteur, une attaque dissimulée à un autre ouvrage fondateur de l’esthétique romantique, c’est- à-dire le Génie du christianisme. L’œuvre de Chateaubriand, évoquée par le biais de l’opposition entre le « génie de la raison » et « celui du christianisme », paraît, sans doute autant que De l’Allemagne, la cible de Lemercier dans la partie finale de la description de la baronne d’Orosolio.

4 Le passage d’Alminti évoqué se signale par la présence d’un lexique très proche de celui d’un autre texte de l’auteur, l’Opinion sur le Génie du christianisme que Lemercier présente devant la seconde classe de l’Institut le 13 février 1811 à l’occasion des prix décennaux7. Je ne reviendrai pas sur l’affaire des prix décennaux ni sur l’ensemble de la réception du Génie, sujets largement exploités par la critique8, je me bornerai à présenter quelques remarques sur un document, très court, du reste, emblématique de l’attitude de Lemercier et de tout un ensemble d’écrivains, souvent de la même génération que celui-ci et Chateaubriand, face aux innovations esthétiques annonçant le romantisme.

5 Le texte de Lemercier est publié seulement en 1817 à la suite du Rapport de l’Institut, tout aussi inédit, et récupéré par l’éditeur Claude-François Maradan. En dépit de deux faillites pendant la Révolution et le Consulat (1790, 1803), Maradan était devenu sous l’Empire un éditeur important et publiait principalement des traductions ; moins actif pendant la Restauration, il imprimait parfois des volumes de curiosités ou d’ouvrages rares. Dans l’Avis de l’éditeur, il évite de prendre parti pour ou contre le Génie, et se borne à souligner l’utilité de sa publication : Rien d’amer ici, rien de désagréable pour l’auteur du Génie du Christianisme. Ce recueil ne peut, au contraire, que l’honorer, comme il honore les critiques distingués, constitués juges de son ouvrage, et dont la plupart ont porté dans cet examen une si parfaite et une si noble impartialité ; autrement notre profonde estime pour M. de Chateaubriand nous aurait empêché de le publier, et nous n’aurions pas cru faire un sacrifice.9

6 Comme on le sait, la parution du texte en 1817 suscite en revanche le blâme de l’Académie et la rage de Nodier, qui en publie une critique ironique et impitoyable dans le Journal des débats10. L’opération éditoriale de Maradan était pour le moins bizarre : le

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sous-titre du volume le présente comme une suite du Tableau de littérature de Marie- Joseph Chénier11, auteur auquel Chateaubriand devait succéder lorsqu’il fut élu à l’Institut le 20 février 1811.

7 Le discours de réception, où l’auteur de René se montrait particulièrement critique envers la France révolutionnaire et envers Chénier lui-même, une fois soumis à l’Empereur, ne fut ni prononcé ni imprimé12 : plutôt qu’« honorer » l’auteur du Génie et ses « critiques distingués » Maradan semble vouloir exploiter des vieux conflits entre académiciens, afin d’assurer du succès à sa publication. L’ouvrage de Chénier avait été publié par l’Imprimerie Royale en 1815, en format in-4 sous le titre de Rapport historique sur l’état et les progrès de la littérature depuis 178913 ; cette édition, à tirage limité, était principalement destinée aux membres de l’Académie et accompagnée d’une adresse à l’Empereur, nommé de manière très prudente « sire », « sa majesté », sans que le nom de Napoléon n’apparaisse14. En 1816, Maradan publie lui-même une version plus complète, et continue le gommage des références au projet de Napoléon en éliminant l’adresse et en changeant le titre de l’ouvrage de Rapport à Tableau.

8 À la séance de l’Institut, Lemercier parle très peu et en dernier, après Regnaud de Saint- Jean d’Angely et Sicard – d’où la brièveté de son Opinion. Le texte de Lemercier et son écho au moment de la publication tardive se révèlent utiles pour comprendre les changements dans le goût qui se sont produits en France en l’espace de quelques années, ainsi que l’évolution des positions esthétiques des académiciens entre l’Empire et la Restauration. En dépit d’une conclusion un peu caustique, où l’auteur invite les autres membres à « hâter » leur jugement sur un livre qu’ils étaient presque « obligés » de juger, Lemercier ne montre pas pour l’auteur de René la haine que lui attribue Maurice Souriau15 et ne s’oppose à pas l’élection de Chateaubriand la semaine suivante. D’un côté, le jugement sévère de Lemercier est sans doute lié à ses positions de « classique », démenties de manière systématique par sa pratique théâtrale. De l’autre, à son élection toute récente à l’Institut, qui avait été particulièrement délicate (élection 11 avril 1810 ; réception 5 septembre 1810). Très proche de Bonaparte, dont il était l’ami personnel sous le Directoire et le Consulat, au point d’être invité en Égypte, Lemercier était l’auteur d’une tragédie à sujet égyptien qui fut reprise au retour du futur Empereur16. Quand le Consul dévoile ses véritables intentions, Lemercier rompt avec Napoléon, en refusant de modifier le dénouement de sa tragédie Charlemagne selon les désiderata de ce dernier et en renvoyant, tout comme Ducis, le brevet de la Légion d’honneur17.

9 À partir de ce moment, les œuvres de Lemercier, souvent pour le moins irrévérencieuses envers l’ancien ami devenu empereur, sont censurées de manière systématique. Exilé de la scène parisienne18, Lemercier ne dispose désormais que du parterre de l’Athénée, où son Cours de littérature obtient un bon succès. Ouvertement polémique à l’encontre de La Harpe comme le montre l’Introduction de la version imprimée, la démarche de Lemercier est opposée au dogmatisme du Lycée, mais le rapproche sensiblement du Tableau de Chénier. En s’intéressant aussi bien à la littérature antique qu’aux ouvrages des auteurs étrangers, il montre ainsi une ouverture vers les modèles suivis par la nouvelle école ; il élabore pourtant des règles précises pour les différents genres auxquels les séances sont consacrées et fonde son analyse sur l’observation des œuvres littéraires au sens large du terme19. Les nombreuses séances qui eurent lieu de 1810 à 1816 étaient organisées selon quatre orientations thématiques consacrées respectivement à la tragédie, à la comédie, et aux

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genres oratoires et épiques ; rassemblées en quatre volumes, elles furent publiées en 1817 chez Nepveu.

10 En dépit de son appréciation pour certains auteurs jugés peu canoniques par les partisans du modèle national, la conception de ce cours pour l’Athénée a indubitablement contribué à son élection à l’Institut. Au moment de sa réception, l’éloge de son prédécesseur – l’encyclopédiste Naigeon – s’avère en effet rempli d’attaques voilées contre la politique culturelle de Napoléon. Formulées par le proscrit Lemercier, des expressions conventionnelles telles que « l’impérissable république des lettres » ou « la nation que ses guerres n’ont pas détournée des arts de la paix » prennent une connotation tout à fait particulière. Derrière ce Naigeon objet « d’abus tyranniques », au cœur « blessé » par « l’injustice » de ses « oppresseurs », il était facile d’entrevoir l’esquisse d’un autoportrait à peine dissimulé20. Sa réception causa donc quelques inquiétudes à certains des membres les plus proches de l’Empereur, et les bizarreries de Pinto et Colomb n’en étaient pas la seule cause : les membres voulaient s’assurer de la présence du dramaturge lors des cérémonies officielles organisées aux Tuileries21. Dans sa Réponse au Discours de Lemercier, Philippe-Antoine Merlin de Douai glisse sur les aspects politiques du contraste entre l’auteur et Napoléon et se concentre sur l’œuvre dramatique du nouvel élu. Merlin de Douai insiste sur un aspect fondamental de l’élection : ce n’est pas l’auteur des comédies historiques que l’Académie reçoit dans ses rangs ; le fauteuil quatorze est offert à Lemercier en raison de ses tragédies régulières grâce auxquelles, « nourri de l’étude des anciens, pénétré de leur esprit […] identifié avec eux » il a « fait reparaître Agamemnon sur la scène française »22. Par conséquent, lorsque Lemercier renie nettement, dans un passage du Cours publié en 1817, le titre de « novateur » qu’on lui avait attribué23, c’est surtout par respect pour cette institution qui lui avait offert un fauteuil et qui restait désormais le seul théâtre à lui ouvrir les portes. Paru en 1817 mais conçu entre 1810 à 1816, son Cours analytique de littérature générale constituait donc la principale occupation publique du dramaturge au moment où il est appelé à juger le Génie.

11 Entre la conception et les débuts du Cours et de l’Opinion et leur publication, existe le même décalage chronologique. Si la publication du Cours est une initiative de l’auteur, l’ Opinion paraît sous initiative de Maradan et probablement à l’insu de Lemercier comme des autres auteurs, d’où l’indignation de l’Académie qui répudie le texte24. Or ce décalage temporel montre, si ce n’est une évolution dans la pensée de l’académicien Lemercier, une prise de position publique exprimant une vision moins négative du Génie, liée sans doute à l’appréciation générale pour l’œuvre de Chateaubriand concernant également le milieu académique, mais aussi certaines similitudes dans leurs biographies intellectuelles, notamment le rapport trouble au pouvoir impérial. Dans le Cours, Lemercier ne cite pas Chateaubriand de manière explicite, mais certains passages de la version publiée en 181725 reviennent de manière implicite sur l’un des sujets principaux de son analyse : le rapport des écritures chrétiennes à la littérature. Comme dans son Opinion de 1811, dans les longs chapitres du Cours consacré au merveilleux, Lemercier évoque, entre autres, Milton, et affirme que les textes chrétiens – y compris le Nouveau Testament – sont parfaitement dignes d’être imités en littérature. « Résistons donc une fois à Despréaux, en imitant le Tasse et Milton, et tirons le merveilleux de chaque religion sans aucun scrupule » : sans mentionner donc Chateaubriand, le Cours justifie ainsi certaines des démarches du Génie, au point de contredire les positions plus nettes de 181126. Pourtant, ce n’est pas le christianisme en lui-même qui est présenté comme la religion qui se prête le mieux à inspirer la

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littérature ; ce sont les textes religieux, au sens le plus général du terme, qui s’avèrent des sources inépuisables de « merveilleux » : si Chateaubriand pose l’esthétique chrétienne comme la plus riche et la plus fructueuse pour le renouveau artistique, Lemercier se réfère de manière plus générale aux écritures des religions révélées, toutes dignes d’être imitées en raison de leur caractère primitif, sans que cela ne concerne leur contenu doctrinal27.

12 En dépit de cette ouverture et de ses prouesses dramatiques, Lemercier n’est pas moins, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, « ce méchant petit homme » qui « se mettait de travers quand Lamartine ou Hugo voulaient » entrer à l’Académie28. Les attaques contre les romantiques et leurs textes fondateurs, dont Alminti est un clair exemple, continuent d’être écrites et publiées par Lemercier tout au long des années 1820 et 183029 ; son amertume paraît surtout liée d’un côté au succès de ses « enfants trouvés », de l’autre au caractère profondément différent de sa « révolution théâtrale » 30, qu’il voudrait mener à partir de l’excellence de la tradition nationale et non par cette « anarchie » qui « infecte l’esprit » par « son style impur, et trempé dans l’égout »31. En 181732, les positions de Lemercier face au merveilleux le rapprochent encore de Chateaubriand, qui reconnaît par ailleurs à l’auteur de Pinto toute son importance dans la scène littéraire du début du siècle. En revenant, dans les Mémoire d’outre-tombe, sur les « défauts » du Génie, Chateaubriand accuse « l’impiété […] de Voltaire et de la Révolution » et notamment le « despotisme » de Bonaparte d’avoir été responsables de l’arrêt du progrès de la littérature moderne. Dans un front commun où opposition politique et réforme du langage poétique et littéraire se réunissent, il rallie les auteurs du tournant du siècle qui ont permis cette réforme, et il ne peut pas se passer de citer Lemercier : La littérature qui exprime l’ère nouvelle n’a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l’idiome. Pendant ce demi-siècle elle n’était employée que par l’opposition. C’est Madame de Staël, c’est Benjamin Constant, c’est Lemercier, c’est Bonald, c’est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue.33

13 Dans cette esquisse, qui n’est pas le seul lieu où l’auteur du Génie se réfère à Lemercier de manière positive, le romantisme naissant est défini comme un code commun à plusieurs écrivains, qui se sont trouvés, tout comme Chateaubriand, « entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves »34. L’histoire éditoriale de l’Opinion de Lemercier se fait enfin l’emblème du rapport trouble de l’auteur au romantisme, expression de ces « jargons infernaux »35 si souvent mis à distance par un auteur qui figure pourtant parmi les fondateurs de cette nouvelle « langue ».

Note sur le texte

14 Le manuscrit de 1811 qui sert de texte de base de la présente édition est conservé à la Médiathèque de Bayeux, centre « Guillaume le Conquérant »36, dans un large fonds de papiers concernant les œuvres et la vie Lemercier, ainsi que sa correspondance et celle de sa veuve et de sa fille, qui ont consacré leurs jours à la conservation de la mémoire de l’auteur37.

15 Je reproduis le texte de ces réflexions non titrées – que je renomme sur la base de la version publiée – en respectant la graphie et la ponctuation originelles, mais j’introduis les majuscules pour les premiers mots suivant le point, parfois remplacé sur la feuille par un double espace blanc. Le manuscrit fait partie du dossier 247 et se compose de

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trois feuilles (12x20 cm) écrites à l’encre brune uniquement au recto 38. Dans la marge gauche de chaque page, une colonne blanche contient un certain nombre de corrections de l’auteur. S’agissant d’un manuscrit de travail, montrer les différentes phases de la rédaction était donc prioritaire. Pour mieux les indiquer, je me suis servi de la légende suivante :

16 - [- texte] : passage raturé - [- texte] *texte : passage raturé suivi d’une correction immédiate - [?] : segment illisible - [- ?] : segment raturé illisible - [+ texte] : surcharge - [+- texte] : surcharge raturée - [-+ texte] : passage raturé et rétabli

17 Les variantes sont tirées de l’édition Maradan39, ainsi que de la mise au net, sans doute destinée à la publication, envoyée par Lemercier à Suard et conservée aux Archives Nationales (côte : AB/XIX/3066, désormais AN). Datée « 1812 » en tête du document par la main de l’auteur et signée « Népomucène L. Lemercier », la copie des Archives, très proche de l’imprimé et comportant des corrections minimales, est rédigée sur le même papier et avec la même encre que celle de Bayeux. Dans une feuille supplémentaire, on peut lire d’une main différente : « note critique [+ autographe] de Népomucène Lemercier sur le Génie du christianisme. 1812 ».

Opinion de Lemercier sur le Génie du Christianisme (1811)

18 Un mauvais ouvrage est celui qui n’a pas la raison pour fondement de son sujet40, [- une exp] [+ *un langage propre et juste pour expression, [- et des tropes] *et des figures41 vraies pour ornement [+ de son élégance]. Je n’apperçois aucune de ces qualités dans le Génie du Christianisme si ce n’est dans 42 quelques pages où l’auteur [- exprime des sentiments] [+ développe des sentiments] naturels. Or, ce livre ne me parait [- séduisant] [+ bon] que par un petit nombre de détails, et mauvais en le considérant dans son tout. Le but que se propose l’écrivain est-il religieux ou philosophique ? s’il veut rappeler [- ses] [+ théologiquement ses lecteurs] à la croyance de la révélation [sic], les idées [- qu’en] [+ qu’il en]43 donne par ses définitions, les déductions inconséquentes qu’il en tire, les rapprochements bizarres de[- s] *ses comparaisons, l’incohérence de ses images, seraient plutôt capables d’ébranler la foi, par leur absurdité, que44 de l’affermir. [+ Un dogme bâsé sur des rêveries si folles n’aurait guère de solidité]. Je doute que l’orthodoxie des Pères de l’Église eut [sic] toléré les hérésies d’un esprit si [- mal] [+ peu] versé sur45 leur doctrine, et voulu la rasseoir [+ sur de pareilles chimères]. S’il veut prouver aux Poëtes que les mistères46 [sic] de l’évangile sont plus fertiles pour l’imagination que les fables du Polythéisme et qu’un art [- que se constitue sur des fictions] [+ que les fictions constituent] doit préférer le christianisme à la mythologie :47 il tend à démontrer que la religion n’est qu’un jeu poëtique ; et certes, en le supposant [- le] *les incrédules aurait [sic] lieu de [- les] louer l’auteur d’avoir atteint le dernier [- point] [+ terme] de leur philosophie. Mais telle est la [- force] [+ puissance] des48 dogmes chrétiens, [- qu’elle se deffend] [+ qu’ils se deffendent] contre49 [- l’erreur] [+ cette intention] du livre ;50 [- ?] dieu soit loué, [- la fable] [+ les païens] possedent [- trop] [+

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assez] de beaux poëmes et d’éclatants exemples dans Homère, dans Virgile, dans Horace51 [- pour] [+ pour nous aider à] réfuter les arguments du faux systême 52 qu’il contient, et pour comble d’édification, [- Milton] *le ciel a voulu que Milton lui même [- ne puisa] [+ et le catholique Racine] [- son] [+ ne puisassent leur] merveilleux que dans la bible et non dans le nouveau testament, c’est à dire parmi les dieux des Philistins53, [- et] [+ adversaires du peuple élu et] dans la sainte écriture des Juifs, éternels ennemis des [+ apôtres] [+ et des] bons chrétiens. Grace à tant de [- preuves ] [+ témoignages et à la gloire des bienheureux], le54 Paganisme [-+ et] [+ les erreurs hébraïques] [- demeure] [+ demeurent] encore [- ?] [+ les plus] poëtiques impostures et les philosophes ne gagneraient rien à traiter [- comme] [+ comme ces mensonges] les vérités évangéliques [- ? comme ces mensonges]55. [+ En outre,] les supersti[- tions]*euses [- des] [+ disciplines] des monastères du [- neuvième] 9e, 10e, 11e, 12e, et 13e siècle [+ dont on a détruit les cloîtres,] n’ont point d’attraits assez riants pour qu’on chante leurs barbares usages [- dont la sagesse des tems nous a dégagé] [+ que la sagesse des tems a fait tomber en désuétude]. La mélancolie excitée par ces objets n’est que morne et sombre. On convient que la poésie a droit de tout peindre, mais non de tout vanter56. J’examine le style : [- il ne me semble ni prosaïque ni poëtique] [+ mélange demiprosaïque demipoëtique, j’ignore] [+ à quel genre il appartient]57. Quand l’auteur raisonne sa logique fausse ou confuse58 s’exprime sans simplicité en un langage [- chargé de tropes] [+ coupé d’ellipses à peine admises en vers, chargé de mots et de tours forcés], [- mots et de tours ambitieux] [+ et de tropes ambitieux] : quand il se passionne son sens perd la netteté qui [- ? ] [+ le] rend intelligible et ses images accumulées n’ont plus de suite distincte ou prennent des formes exagérées. On sent néanmoins partout que l’écrivain ne peche point59 par ignorance mais par une prétention affectée et la chaleur de son éloquence, dans les sentiments purs60 révèle ce que son talent aurait de supérieur, [- en le conduisant (?)] [+ s’il en réglait mieux l’emploi]. L’opinion que j’ai de son mérite m’inclinerait même à l’aprécier comme [+ un de nos candidats les plus dignes d’être choisis]61. On nous contraint à expliquer les raisons du succès d’un ouvrage62 qui [- me semble mériter] [+ , je crois, mérite63] notre blâme, parce qu’il n’est point fondé sur le bon sens, [- que je (+ ne) condamnerais (- seul) (+que)] [+ livre sur le quel j’aurais souhaité] que nous puissions nous taire [- parce que] [+ par les égards dus à] son auteur [- est un] homme estimable et généralement estimé. Je trouve deux raisons de ce [- grand] [+ prompt ] succès, l’une politique, l’autre littéraire. Remontons à l’époque où le Génie du Christianisme parut. On se souvient qu’il fut publié lors du rétablissement du culte. Un nombreux parti eut d’abord intérêt [- de] [+ à] l’appuyer, de là64 ces éloges outrés qu’il en fit [- quitte à le démentir] [+ - et qu’il démentit quand] [+ par son crédit] quitte65 à les démentir lui-même [- quand] [+ dès qu’ ]il n’en aurait besoin66. De là contradictoirement, comme l’a très bien observé l’un de nos [- membres] [+ confrères] distingués, la réaction d’un parti non moins nombreux qui s’est empressé de dénigrer [- l’œuvre] [+ le livre] avec autant de rigueur que ses prosélytes montraient d’exhaltation [sic] dans [- ?] [+ leurs louanges]67 : il n’en faut pas [-+ moins] [+ convenez en,] pour enflammer la curiosité publique, et valoir quinze éditions à la moindre brochure. Nous ne pouvons passer cette cause sous silence, autrement [- on attribuerait] [+ nous attribuerions] aux beautés de l’œuvre, le succès [- (- dépendant) (+ résultant) de la force des circonstances] [+ de circonstances résultant de la force des choses]. Remarquez qu’en parlant de deux partis [- divers] [+ opposés], je

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n’entends pas dire des factions, mais la diversité ordinaire des opinions dans un grand état. La seconde raison tirée de ce qui concerne la littérature [-+ est] aussi claire, selon moi. L’ouvrage entier [- est un composé] [+ n’est dans son ensemble qu’un composé] des éléments hétérogènes des principaux poëmes et des princi[- paux]*pales [- écrits] *traductions68 des hébreux et des saints. Cet amas de fragments dont les couleurs sont pourtant très effacées, cette bigarrure de poësie, de langage69 ascétique et de nuances sentimentales empruntées à la riche palette de notre collègue Bernardin de St Pierre70 en son admirable roman ont du [sic] piquer, étonner, [- l’esprit des femmes et de la multitude de jeunes gens qui ne connaissent pas les] [+ toucher le cœur71 des jeunes gens et des femmes : la multitude ne connait pas les vieilles] sources de ce brillant[- es] artifice mais les doctes aux [- quelles elles furent longtemps] [+ quels72 dès longtemps elles furent] ouvertes ont puisé trop de [- plaisir] [+ lumières] dans les textes originaux pour en gouter l’imparfaite imitation et le mélange désordonné. Je conclus donc à ce que vous hâtiez le résumé de vos avis, de peur que les procès verbaux des [- assemblées] [+ séances] de notre classe portent à l’avenir [- quelque peu de] [+ une petite teinte] 73de ridicule, si nous prolongeons nos discussions sur [- un] [+ le] livre 74 qu’on nous fait juger 75. Vous savez mieux que moi76 que la dignité d’une compagnie de lettrés l’oblige à quelques soins pour sa mémoire77.

NOTES

1. La Quotidienne du 22 novembre définit la pièce comme « le premier jalon planté sur la scène française par le Romantisme dramatique ». 2. H. de Balzac, Une fille d’Ève, dans Scènes de la vie privée, Bruxelles, Meline, Cans et Compagnie, 1839, vol. I, p. 108. La pièce écrite à la manière de Pinto par Nathan dans le roman, vite censurée par les partisans du bon goût, semble suivre le destin de la pièce de Lemercier ainsi que d’autres « comédies historiques », comme celles d’Alexandre Duval, mal reçues ou refusées en raison de leur hardiesse dramatique et politique. 3. C’est dans la parodie-mélodrame Caïn, ou le Premier Meurtre (Paris, Constant Chantpie, 1829, passim) que Lemercier traite le romantisme de « nouvelle école » et les dramaturges de ses « enfants trouvés ». 4. Sur Lemercier, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, V. De Santis, Le théâtre de Louis Lemercier entre Lumières et Romantisme, Paris, Classiques Garnier, 2015, qui contient aussi l’édition critique de Pinto et de la tragédie Agamemnon. 5. N. Lemercier, Alminti, ou le Mariage sacrilège : roman physiologique, Paris, Dupuy, 1834, vol. 1, p. 263-265. C’est moi qui souligne. 6. J.-M. Thomasseau, « Le Vers noble ou les chiens noirs de la prose ? », dans Y. Simon (dir.), Le drame romantique. Actes du colloque du Havre, Paris, Les Quatre-Vents, 1999, p. 32-40. 7. Sur la seconde classe de l’Institut, que ses membres considèrent comme un véritable avatar de la vieille Académie et sur les prix littéraires pendant l’Empire, voir C. Seth, « L’Institut et les prix littéraires », dans J.-Cl. Bonnet (dir.), L’Empire des muses. Napoléon, les arts et les lettres, Paris, Belin, 2004, p. 111-131.

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8. Voir au moins C. Latreille, « Chateaubriand et les prix décennaux d’après des documents inédits », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 18 (1911), p. 767-800 ; l’appareil documentaire et les commentaires de l’édition F.-R. de Chateaubriand, Essai sur les révolutions ; Génie du christianisme, éd. M. Regard. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978 ; P. H. Dubé, Nouvelle bibliographie refondue et augmentée de la critique sur François-René de Chateaubriand, 1801-1999, Paris, Champion, 2002. 9. Cl.-F. Marandan, Avis de l’éditeur, dans Observations critiques sur l’ouvrage intitulé : Le génie du christianisme ; par M. de Chateaubriand. Pour faire suite au Tableau de la littérature française, par M. J. de Chénier, Paris, Maradan, 1817, p. V-VII, p. VI. 10. Voir M. Regard, Éditions, dans F.-R. de Chateaubriand, Essai sur les révolutions ; Génie du christianisme, cit., p. 1642-1643. Les critiques et la défense de Nodier sont reprises pour la première fois dans le t. XV de F.-R. de Chateaubriand, Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1827. 11. Sur le Tableau, voir l’appareil de l’édition due aux soins de J.-Cl. Bonnet et P. Frantz : M.-J. Chénier, Tableau de la littérature française, Paris, Belin, 1989. 12. Le texte paraît chez Chaumerot aîné en 1815. 13. Voir l’exemplaire BnF, Z-5122, consulté le 15/07/2019, URL : < https://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/bpt6k6478628q > ; comme en témoigne un billet autographe de Beuchot conservé entre les pages de garde et adressé à Maradan, il s’agit probablement de l’exemplaire possédé par ce dernier qui a servi de base pour son édition. Dans la missive, l’éditeur des Œuvres de Voltaire définit la princeps du Rapport comme « très fautive » et signale au libraire quelques coquilles présentes dans le texte. 14. Je n’ai pas trouvé le manuscrit du Rapport, mais vu la similarité des textes dédicatoires avec les autres rapports qui parurent sous Napoléon et la date de publication si proche de Waterloo, l’élimination du nom de l’Empereur a pu avoir lieu dans un état avancé de l’ouvrage. Les rapports publiés pendant l’Empire sont adressés à « sa Majesté Empereur et roi », comme le rapport de Bon-Joseph Dacier sur la littérature ancienne paru en 1808 ; BnF, 8-S-17017, consulté le 17/07/2019, URL : < https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6472075f >. L’Imprimerie Impériale redevient Imprimerie Royale en 1814. Sur la phase napoléonienne, voir M. Leca-Tsiomis, L’Imprimerie Impériale, dans J.-Cl. Bonnet (dir.), L’Empire des muses, cit., p. 349-367. 15. M. Souriau, Népomucène Lemercier et ses correspondants, Paris, Vuibert et Nony, 1908, p. 93. 16. N. Lemercier, Ophis, Paris, Fayolle, 1798. 17. N. Lemercier, Charlemagne, Paris, Barba, 1816, composée vers 1800-1803. Le brevet de la Légion est renvoyé en 1803, date où Charlemagne aurait dû être créée sur le premier théâtre. Sur la question de la « censure » et de la « commande » et sur le pouvoir de Bonaparte sur les auteurs tragiques de son temps, voir P. Frantz, « Le théâtre sous l’Empire : entre deux révolutions », dans J.-Cl. Bonnet (dir.), L’Empire des muses, cit., p. 177-188. Sur l’affaire de la légion d’honneur, voir le dossier conservé à la Médiathèque de Bayeux, centre « Guillaume le Conquérant », ms 243. 18. À l’exception de la représentation à l’Odéon de Plaute (1808) et de Christophe Colomb (1809) et des reprises d’Agamemnon qui durent jusqu’en 1826, ses drames disparaissent des affiches sous l’Empire, comme le souligne également Legouvé dans une lettre à Lemercier du 14 juin 1811 (M. Souriau, Népomucène Lemercier et ses correspondants, cit., p. 184-186). Lorsqu’elles sont finalement représentées sous la Restauration, les tragédies de Lemercier, écrites sous l’Empire, ont du mal à rivaliser avec les nouvelles productions des années 1820-1830. Sur la tragédie à l’époque romantique, ses hardiesses et son rapporta au modèle classique, voir M. Melai, Les derniers feux de la tragédie classique au temps du romantisme, Paris, PUPS, 2015. 19. Cet ouvrage, si peu lu aujourd’hui, montre toute l’étendue de l’érudition de Lemercier ainsi qu’un esprit critique raffiné. De plus, son attention pour le littéraire au sens large, ses démarches comparatistes et ses tentatives de catégorisation ne sont pas sans rapport avec la discipline naissante de la « littérature comparée », même si le terme apparaît pour la première fois dans le faux-titre (Cours de littérature comparée) des Leçons françaises de littérature et de morale de Noël

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(Paris, Le Normant, 1816, 2 t.). Même dans ce nouveau contexte, Lemercier n’est pas aimé de tout le monde : en 1813, à la suite d’un attentat contre sa personne dont les raisons demeurent mystérieuses, on lui tire un coup de pistolet devant l’Athénée, il interrompt ses leçons qui recommencent une année plus tard avec un grand succès (voir G. Michaud, Biographie universelle, Paris, Desplaces, 1859, t. 24, p. 78). Il y eut une deuxième interruption en 1815, voir Avertissement, dans N. Lemercier, Cours analytique, t. 4, p. [II] ; Journal des débats, 10 janvier 1816. 20. N. Lemercier, Discours de pour sa réception à l’Académie Française, 5 sept. 1810, Paris, Baudouin, 1810, p. 22-28. Ce discours et la réponse de Merlin de Douai (voir infra) se trouvent aussi dans Recueil des discours, rapports et pièces diverses lus dans les séances publiques et particulières de l'Académie Française, 1803-1810, Paris, Firmin Didot, 1847, première partie, p. 335-362. 21. Marie-Joseph Chénier est ainsi chargé de demander à l’auteur de Pinto un engagement formel l’obligeant à se conformer à l’usage. Voir P. Mesnard, Histoire de l’Académie de sa fondation jusqu’en 1830, Paris, Charpentier, 1857, p. 256-257. 22. M. de Douai, Réponse de Merlin, dans Recueil des discours, rapports et pièces diverses, cit., p. 356-358. 23. N. Lemercier, Cours analytique de littérature, cit., t. 2, p. 53. 24. Voir supra. 25. Je n’ai pas trouvé de version manuscrite de l’ouvrage, mais si l’on fait confiance à l’avertissement de l’auteur, cette partie du cours fut prononcé entre 1815 et 1816. 26. Cours analytique de littérature générale, cit., t. 3, p. 161. 27. Primitif, c’est-à-dire à l’origine des genres littéraires, dans une perspective qui rappelle l’attitude de Chénier face aux textes antiques, bibliques et non, et certains textes d’auteurs modernes, comme, justement, Milton. Voir G. Macchia, « Primitivismo e Neoclassicismo », dans G. Macchia, L. De Nardis, M. Colesanti, La letteratura francese dall’Illuminismo al Romanticismo, [1974], Milano, Rizzoli, 2000, p. 357 ; J. Starobinski, « André Chénier et le mythe de la régénération », H. Van Camp (dir), Savoir, faire, espérer : les limites de la raison, Bruxelles, Facultés universitaires St. Louis, 1976, vol. II, p. 577-591. 28. A. Dumas, Mes mémoires, Paris, Cadot, 1852, p. 297-301. Si la haine de Lemercier pour Hugo est connue, celle pour Lamartine, qui lui avait été recommandé par la poétesse Aimable Tatsu, est moins sure. Voir la lettre de Lamartine à Lemercier du 24 octobre 1829, dans A. de Lamartine, Correspondance inédite d’Alphonse de Lamartine. T.1 : 1817-février 1848, éd. C. Croisille, Clermont- Ferrand, Nizet, 1994, p. 43-44 et celle que L. Aimé-Martin envoie le même jour au poète des Méditations, dans Ch. Croisille, Répertoire de la correspondance de Lamartine (1807-1829) et lettres inédites, Clermont-Ferrand, Centre de recherches révolutionnaires et romantiques de l’Université Blaise-Pascal, 1997, p. 156-167. 29. J’ai répertorié une bonne portion de ces textes, publiés et inédits, dans l’annexe de mon édition de N. Lemercier, Christophe Colomb, éd. V. De Santis, London, Modern Humanities Research Association, 2015, p. 152-180. 30. A. Ubersfeld, Le drame romantique, Paris, Belin, 1994, p. 92. 31. N. Lemercier, Sur les révolutionnaires en littérature, composé vers 1830, Bibliothèque de Bayeux, ms 245, in N. Lemercier, Christophe Colomb, cit., p. 180. 32. L’année suivante, Lemercier s’en prend à Chateaubriand pour son article « De la morale des intérêts et de la morale des devoirs », parus dans Le Conservateur. Si le sujet politique laisse peu de place au débat littéraire, certaines des argumentations de Lemercier, républicain à l’époque, sont comparables à celle de l’Opinion de 1811, dans la mesure où il attaque la manière de raisonner de l’article – qui manquerait de rigueur logique, tout comme le Génie – moins que ses contenus. N. Lemercier, D’une opinion de M. de Châteaubriand dans le Conservateur, Paris, Didot, 1818. Sur l’article de Chateaubriand, suite d’un écrit paru dans le même périodique, voir P. Reboul, Chateaubriand et le Conservateur, Lille/Paris, Université de Lille III/Éditions universitaires, 1973, p. 114-116.

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33. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, éd. M. Levaillant, Paris, Flammarion, 1948, t. 2, p. 50. 34. Ibid., 1947, t. 1, p. 4. 35. N. Lemercier, Sur les révolutionnaires en littérature, cit. 36. Les documents se trouvent dans cette bibliothèque car ils étaient conservés par la famille de Lemercier dans sa maison à la campagne à Cambray, non loin de la ville de Bayeux. Lemercier, membre de l’Académie de Caen, était aussi partiellement impliqué dans les activités politiques et culturelles du Calvados, notamment vers les années 1830. Je remercie vivement Jérôme Leroy, chargé de collection Histoire-Géographie/Fonds Local Bayeux Bessin et responsable du Fonds Patrimonial, le personnel de la Médiathèque, ainsi que Nicoletta Agresta et Iacopo Leoni pour leur aide dans la recherche documentaire. 37. Sur les fonds de Bayeux, voir aussi M. Souriau, Népomucène Lemercier et ses correspondants, cit., et pour un compte rendu de leur contenu, Le théâtre de Louis Lemercier, cit. p. 676. 38. Le manuscrit se trouve dans une liasse faisant partie d’un dossier renfermant de la prose et des vers autographes de différents moments de la vie de l’auteur : une minute de contrat avec l’acteur Frédéric pour le mélodrame L’Héroïne de Montpellier (1835), l’imitation en 196 alexandrins à rime plate de l’Immortalité de Young (décembre 1787), un projet non daté pour le roman Les Sympathies de la démence (jamais réalisé), les manuscrits de la tragédie de Camille (1809) et du mélodrame Les Serfs polonais (1830), des vers non signés de poésie à sujet politique, des plans de pièces et des minutes de lettes, entre autres. Comme on le déduit de la correspondance, Lemercier songeait à un recueil d’œuvres complètes, mais dans le chaos des manuscrits rassemblés de manière hétérogène, dont ce dossier est un clair exemple, il ne reste aucune trace de ce projet. 39. Voir supra. 40. 1817 : Un ouvrage littéraire est mauvais s’il n’a pas la raison pour objet fondamental. 41. Lemercier tend à utiliser les termes de « trope » et de « figure » comme synonymes, selon l’usage confirmé par l’Encyclopédie et le Dictionnaire de l’Académie, où le lexème apparaît à partir de la quatrième édition (1762). 42. AN,1817 : en. 43. AN, 1817 : idées singulières qu’il en. 44. AN, 1817 : absurdité risible, que. 45. AN, 1817 : dans. 46. AN, 1817 : mystères. 47. À considérer comme une pause moyenne dans l’énonciation, qui sépare en ce cas une protase particulièrement longue et une apodose assez courte. On retrouve encore cet usage typique du XVIIIe siècle chez Lemercier et d’autres auteurs de la même époque ; Lemercier use aussi des deux points, dans d’autres cas, pour introduire des explications, des citations ou le discours direct, selon l’usage moderne qui se fixe progressivement au XIXe siècle. 48. AN, 1817 : puissance toujours triomphante des. 49. 1817 : défendent encore contre. 50. AN : ! 51. AN, 1817 : en leur Homère, en leur Virgile, en leur Horace. 52. AN, 1817 : système erroné. 53. Pendant l’Empire, Lemercier est en train de composer un poème épico-burlesque largement inspiré du Paradise lost, sa Panhypocrisiade publiée en 1819. L’Opinion fait en revanche allusion au Samson Agonistes de Milton, tragédie destinée à la lecture dont parle également Voltaire dans ses Questions sur l’Encyclopédie (s.v. « Samson »). L’ouvrage de Milton est le fruit d’une longue gestation et à sa parution en 1671 elle est accompagnée d’une préface où l’auteur réfléchit sur le statut du héros tragique à partir de la Poétique d’Aristote. Cette tragédie régulière, associée indirectement par Lemercier à Esther et Athalie, lui permet donc de proposer un modèle anglais plus proche du Classicisme. Lorsqu’il commente ce passage dans l’article du Journal des débats

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(voir supra), Nodier ignore ou fait mine d’ignorer le Samson de Milton : « Révélation bien précieuse pour la république des lettres, qui, apprend de M. Lemercier que la Bible est le livre sacré des Philistins, ou bien que le merveilleux des Philistins avoit inspiré à Racine quelque tragédie inédite dont M. Lemercier a le secret ». 54. AN : témoignages [- et à la gloire des bienheureux], le ; 1817 : témoignages, le. 55. Voltairien convaincu, Lemercier ne s’exprime pas publiquement de manière explicite sur des questions religieuses. Dans ses inédits, il présente pourtant la religion sous la forme d’une superstition aveuglante : dans un poème en alexandrins non titré, il définit notamment la « Foi » comme une « statue aveugle » regardant le ciel « les yeux levés, sans prunelle et sans vue » (Bibliothèque de Bayeux, ms 247). 56. AN : vanter, et que ce n’est point [- une marque] [+ le caractère] de la grande imagination que de chercher ses ressources dans les transports du délire. [- ?] ; 1817 : vanter, et que ce n’est point le caractère de la grande imagination que de chercher ses ressources dans les transports du délire. 57. Voir le passage d’Alminti évoqué plus haut, où Lemercier use de la même terminologie à propos des œuvres de Mme de Staël. 58. 1817 : logique, qui me semble fausse. 59. 1817 : pas. 60. 1817 : sentiments nobles et purs. 61. 1817 : l’apprécier, s’il se présentait, comme l’un de. 62. Cette phrase est composée en italique dans 1817 et soulignée dans AN. 63. AN : [- mériter] *mérite. 64. 1817 : l’appuyer de son crédit. De là. 65. 1817 : fit, quitte. 66. 1817 : qu’il cesserait de lui être utile. 67. Lemercier se réfère à l’Opinion de Regnaud de Saint-Jean d’Angély, cf. 1817, p. 143-145. 68. AN : [- principaux écrits] [+ principales traductions] 69. 1817 : style. 70. Bernardin de Saint-Pierre et Lemercier se connaissaient au moins à partir du Directoire ; comme en témoigne leur correspondance, ils étaient proches pendant le Consulat et l’Empire. Lemercier le considère, tout comme Ducis et Lebrun, comme l’un de « ses amis et ses guides », cf. N. Lemercier, Agar et Ismaël, ou l’origine du peuple arabe. Scène orientale en vers, Paris, Nepveu, 1818, p. V. La référence à Paul et Virginie est particulièrement pertinente : le roman avait été republié en 1806 dans une édition illustrée parue chez Didot qui avait scellé le succès ayant marqué son histoire éditoriale. Voir l’appareil de Paul et Virginie dans Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres complètes, éd. J.-M. Racault, t. I, Romans et contes, Paris, Classiques Garnier, 2014, passim. 71. AN : piquer, surprendre, [+ éblouir] l’esprit, et étonner le cœur ; 1817 : piquer, surprendre, éblouir l’esprit, et étonner le cœur. 72. 1817 : doctes à qui. 73. 1817 : ne s’empreignent, aux yeux de l’avenir, d’une petite teinte. 74. AN : [- sur le] [+ sur l’examen du] livre ; 1817 : sur l’examen du livre. 75. La phrase « livre… juger » est composée en italique dans 1817 et soulignée dans AN. 76. 1817 : savez tous. 77. AN : soins pour [- sa] [+ sa propre] mémoire ; 1817 : pour sa propre mémoire.

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RÉSUMÉS

Ce travail est une édition critique commentée de l’Opinion de Lemercier sur le Génie du christianisme. Le manuscrit conservé à la Médiathèque de Bayeux, centre « Guillaume le Conquérant », que Lemercier a écrit en 1811 pour une séance de l’Institut concernant les prix décennaux, a servi de texte de base ; les variantes sont tirées de la mise au net de 1812 conservée aux Archives Nationales, et de la version publiée par l’éditeur Maradan en 1817.

This work is a commented critical edition of Lemercier’s Opinion on Chateaubriand’s Génie du christianisme. The base text is a manuscript preserved at the Médiathèque de Bayeux, « Guillaume le Conquérant » Centre and written by Lemercier in 1811 for an official meeting at the Institut de France concerning the decennial prizes. Variants are taken from the fair copy (1812) preserved at the French National Archives and from the edition published in 1817 by Maradan.

INDEX

Keywords : Lemercier (Népomucène), Génie du Christianisme, Maradan (Claude-François), Institut de France, decennial prizes, First French Empire Mots-clés : Lemercier (Népomucène), Génie du Christianisme, Maradan (Claude-François), Institut de France, prix décennaux, Premier Empire

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Rencontres

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Conversation avec Laurent Demanze à propos de son essai Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, « Les Essais », 2019 A Conversation with Laurent Demanze about his essay Un nouvel âge de l’enquête, Paris, José Corti, 2019

Ilaria Vidotto

1. Un nouvel âge de l’enquête

I. V. Dans ton dernier essai, tu te penches sur des ouvrages d’écrivains contemporains qui pratiquent la forme de l’enquête. S’il est vrai que ce phénomène n’est pas nouveau en littérature – le titre que tu as choisi fait écho à la formule de Zola, qui avait défini le XIXe siècle comme « l’âge de l’enquête » – à l’orée du XXIe siècle un nouveau paradigme et de nouvelles formes d’enquête ont vu le jour, tant et si bien qu’elles ont « infléch[i] en profondeur les formes et les imaginaires de la littérature contemporaine ». Quels sont donc les traits majeurs de ces enquêtes des années 2000-2015 ? Quels points de contact et quelles différences as-tu relevés par rapport à l’enquête « naturaliste » ? L. D. Ici, comme dans mes précédents essais, je me suis efforcé de nouer ensemble l’époque contemporaine et le XIXe siècle, où s’inventent et s’inaugurent bien des enjeux du temps présent. Une des exigences essentielles qui se fait jour au siècle de Balzac et de Zola, c’est le rôle donné à la littérature de documenter le réel, de lui permettre de saisir un état du monde, à travers figures et intrigues. Le roman, dans sa veine réaliste et naturaliste, a pour ambition de contribuer à l’élucidation du monde social, à produire des outils de figuration et de compréhension, en faisant du savant le nouveau modèle de l’écrivain. L’époque contemporaine revendique à nouveaux frais la teneur cognitive de la littérature et des arts, comme le montrent les récents débats sur les savoirs de la littérature ou l’émergence de l’épistémocritique. Mais elle a cessé d’être en

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concurrence avec les sciences et les disciplines émergentes au XIXe siècle : l’écrivain ne cherche pas à s’approprier l’autorité du savant, mais a pleinement conscience qu’il propose un mode de connaissance alternatif, fragile, modeste mais aussi subversif et critique. S’il partage avec les chercheurs en sciences humaines et sociales le goût de l’archive et le souci du document, il tourne en revanche le dos à l’ambition des sciences du XIXe siècle : classer, répertorier, produire des types et des catégories. Au contraire, la passion de la singularité qui innerve les écritures contemporaines de l’enquête suscite davantage du désordre et du brouillage dans les catégories : l’enquête contemporaine singularise et met en exergue l’irréductible différence des êtres, dans un geste de déclassement.

2. Filiations/influences

I. V. La réflexion que tu avais menée dans ton précédent livre, Les Fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges, paru en 2015 toujours chez Corti, s’inscrivait sous le signe de Flaubert et de ses deux « bonshommes » tragi-comiques, Bouvard et Pécuchet. Ce nouvel essai convoque en revanche les figures « tutélaires » de Georges Perec et de Patrick Modiano, deux écrivains qui ont eu maille à partir tant avec l’écriture documentaire (exploration géographique pour l’un, investigation biographique pour l’autre) qu’avec l’écriture de soi. Dans quelle mesure les enquêtes contemporaines font état de ce double impératif, documentaire et (auto)biographique ? Peut-on affirmer qu’enquêter – que ce soit sur un lieu ou sur une personne – amène l’écrivain à s’engager également dans une (en)quête de soi ? L. D. Même si les deux essais, Les Fictions encyclopédiques et Un nouvel âge de l’enquête, sont construits autour d’une référence centrale à chaque fois, le dispositif en est inversé. Pour Les Fictions encyclopédiques, il s’agissait de suivre comme un programme de recherche « la ligne Bouvard et Pécuchet » selon la formule de Tiphaine Samoyault pour lire la littérature du XXe siècle au prisme des deux autodidactes encyclopédistes. Ici au contraire, la référence perecquienne n’est apparue que progressivement, ou incidemment, au rythme des rapprochements et des analogies. Dans un cas, une pratique résolument archéologique, dans l’autre un dispositif plus rhizomatique. La figure perecquienne constitue cependant une basse continue d’un essai que l’on peut en quelque sorte lire comme une réflexion sur les filiations contemporaines de Georges Perec. Non pas les héritages du romancier, ni de l’oulipien, mais les rémanences d’un Georges Perec au confluent des sciences humaines et sociales, en dialogue avec les philosophes, sociologues et ethnographes. De sa participation à Cause commune à ses pratiques d’exploration de l’infra-ordinaire et du quotidien, il est devenu aujourd’hui un intercesseur essentiel, non seulement pour les écrivains mais aussi pour les chercheurs : Howard Becker en appelle à lui, et Ivan Jablonka comme Philippe Artières vont le considérer comme un véritable chercheur pour son exigence et son inventivité formelle. Cette position-là, à la croisée des champs, Georges Perec l’a constituée à travers une forte exigence de défamiliarisation et de réflexivité : il faut dire encore l’importance pour ainsi dire épistémologique de l’humour et de la cocasserie dans son travail, qui désengourdit les manières de penser, décadre en profondeur les modes de représentation. Cette posture-là d’écriture, entre la nécessité la plus intime et le refus de l’esprit de sérieux, est sans doute un des traits essentiels de bien des écrivains, qui

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prennent à cœur les motifs et les figures sur lesquels enquêter sans poser au savant, sans revendiquer une supériorité du savoir littéraire sur les autres disciplines. Enfin, Georges Perec est sans doute l’un des écrivains qui dit le mieux la dimension transversale des écritures de l’enquête : on ne cesse d’enquêter dans ses livres, et il en appelle avec une vive gourmandise aux motifs du roman noir, il n’est que de relire La Disparition ou La Vie mode d’emploi ; mais il sollicite les modèles et les méthodes de l’ethnographie ou de la sociologie, et pratique à sa mesure une historiographie de l’intime dans W ou le souvenir d’enfance, avec un usage très saisissant des archives ; enfin il marque un moment essentiel du devenir documentaire de la littérature contemporaine dans Récits d’Ellis Island. Là où Patrick Modiano et Georges Perec se rencontrent, malgré des humeurs et des esthétiques bien distinctes, c’est dans le refus de la totalisation : l’un mobilise un art du sfumato tandis que l’autre revendique la part de la lacune. Une telle prise en charge des difficultés de la mémoire, l’un et l’autre la doivent au fait qu’ils ont vécu indirectement les catastrophes du XXe siècle : d’où l’invention de modalités de restitution qui disent une telle difficulté et la dimension souvent indirecte ou opaque des souvenirs mobilisés.

3. Posture de l’écrivain et posture du chercheur

I. V. Tu affirmes que l’enquête contribue à redessiner le positionnement de l’écrivain contemporain dans le champ littéraire ; elle fonctionne, je te cite, comme « un marqueur de reconnaissance littéraire, d’affiliation générique et de positionnement épistémologique ». En même temps, tu montres aussi tout au long de ta réflexion que l’enquêteur se trouve souvent dans une position marginale – de par les objets mêmes qu’il choisit – et inconfortable. Fragilisé dans son autorité, notamment par rapport à la figure du savant, auquel il emboîte le pas, il revendique l’adoption d’une attitude modeste et d’un ethos d’amateur, sinon d’imposteur. Est-ce que cette identité hybride, à mi-chemin entre le reporter, le détective et l’ethnologue, et ces postures dubitatives, tâtonnantes, dépendent de la pratique de l’enquête, ou bien reflètent-elles plus généralement le statut détérioré de l’écrivain dans la société contemporaine, où la littérature elle-même occupe une place de plus en plus périphérique ? L. D. Il faut bien prendre en considération que la non-fiction a aujourd’hui une reconnaissance littéraire et jouit d’une légitimité accrue : des éditions et des collections ont récemment contribué à proposer des narrations alternatives au règne du roman. Je pense notamment aux importantes Éditions du sous-sol, dirigées par Adrien Bosc : c’est là un espace de circulation de modèles et de formes, notamment par une entreprise volontaire et courageuse de traduction du new journalism et de la narrative non-fiction. La revue Feuilleton prolonge avec efficacité ce geste en faisant connaître ce continent, assez méconnu en France, de la littérature du réel. Malgré cette légitimité accrue au sein du champ littéraire, l’enquêteur littéraire ne jouit évidemment pas d’une autorité épistémologique : il en faut encore beaucoup pour que les écrivains soient considérés avec la même légitimité que les chercheurs ou certains reporters. C’est que les champs sont structurés par des rituels de légitimation, des espaces de reconnaissance, des lieux de constitution d’une posture épistémologique. C’est là qu’une revendication de marginalité, ou d’extra- territorialité donne à l’écrivain une place stratégique et cardinale : à la fois, ils sont la plupart du temps hors du champ reconnu des disciplines, en marge des

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méthodologies et des protocoles, en position d’amateur, d’imposteur ou d’autodidacte, mais ce décalage leur permet de maintenir une vigie critique et réflexive sur les conditions d’élaboration des savoirs. Par exemple : Hélène Gaudy interroge dans Une île une forteresse l’intrication de la mémoire et de l’histoire ; Adrien Bosc réfléchit dans Constellation à la passion du terrain des sciences sociales ; Philippe Artières bouleverse dans Vie et mort de Paul Gény le rapport légitime et vertical que le chercheur noue avec les archives ; Jean-Paul Goux dans Mémoires de l’enclave rencontre les réflexions menées par Pierre Bourdieu et son équipe dans La Misère du monde. Les enquêtes ne cessent de s’interroger avec scrupule sur la place malcommode, illégitime et décentrée de l’enquête littéraire, mais pour faire de cet écart un précieux décalage dans les disciplines constituées.

I. V. Une question plus personnelle : est-ce que le fait de mener une enquête sur l’enquête a eu des répercussions sur ton travail de chercheur et sur tes propres questionnements ? L’objet a-t-il infléchi ou modifié les méthodes et les approches que tu as mobilisées au cours de ta recherche ? L. D. Assurément : travailler à mon tour à la lisière des disciplines m’a contraint à braconner sur des espaces que je ne maîtrise pas, à procéder à marche forcée à des apprentissages et des bricolages. Il faut d’ailleurs reconnaître que le même essai rédigé par un chercheur en sciences sociales aurait sans doute une autre allure, certainement une autre écriture, et peut-être des références fort distinctes. Pourtant, le travail de chercheur, la plupart du temps, relève tout de même d’un parcours « hors de sa zone de confort » pour reprendre une formule d’Olivia Rosenthal. Et qui plus est, un des attraits que je trouve à travailler sur le contemporain relève pour beaucoup de ce plaisir de travailler sur un espace et une période communs à tous : c’est l’un des plaisirs de ce champ que de ne pouvoir revendiquer la posture du spécialiste, de ne pouvoir s’octroyer des auteurs ni des problématiques, que chacun à son tour peut éprouver comme relevant de sa sensibilité ou de ses enjeux les plus intimes.

4. Corpus

I. V. À la fois forme, objet et « démarche d’écriture », l’enquête caractérise des productions littéraires à la fois proches et hétérogènes, souvent inclassables d’un point de vue générique. Comment as-tu circonscrit ton corpus ? Est-ce l’identification des trois axes typologiques – les investigations biographiques, les explorations géographiques, les collectes polyphoniques – ou plutôt la définition des quatre mouvements qui découpent ton essai selon « une dramaturgie gestuelle » – s’étonner, explorer, collecter, restituer, poursuivre, suspendre – qui t’ont permis de réunir les poétiques au demeurant très diverses d’auteurs tels que Emmanuel Carrère, Olivia Rosenthal, Didier Blonde, Philippe Artières, Ivan Jablonka ou encore Jean-Christophe Bailly ? Peux-tu revenir sur ces six gestes caractéristiques de l’enquête ? L. D. L’hétérogénéité des textes étudiés est volontairement importante, et il est pour le moins difficile de rassembler des formes d’enquête aussi différentes autour de traits spécifiques, qui permettraient de les formaliser strictement : des textes échapperont toujours à ces tentatives de typologie générique ou formelle. C’est davantage l’ambition d’élucidation, le souci d’en apprendre davantage sur l’énigme du réel, en somme la teneur cognitive de la littérature, qui m’ont semblé un trait commun. Quoi de commun entre les enquêtes mélancoliques et incomplètes de Patrick Modiano et les collectes numériques d’Emmanuelle Pireyre, entre les

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investigations historiographiques d’Ivan Jablonka, soucieuses d’un style retenu, et les digressions burlesques d’un Philippe Jaenada, sans même parler des formes et des dispositifs parfois très distincts. Cette hétérogénéité est aussi le signe d’une extension contemporaine du domaine de l’enquête, au très vaste empan. C’est pour cette hétérogénéité que j’ai choisi de constituer, à l’exemple de Gestes lyriques de Dominique Rabaté, l’essai comme une liste (interrompue, toujours incomplète) de gestes qui permettent de reconstituer la dramaturgie de l’enquête. Ces gestes qui ponctuent le parcours de l’essai permettent en effet de circonscrire des opérations et des cheminements mentaux qui circulent d’un texte à l’autre, malgré les différences formelles et tonales. Mais il s’agit plus essentiellement ici d’une stratégie ou d’un dispositif d’exposition de mon essai. Comme la narration était dans beaucoup de ces textes une dynamique centrale, alors qu’elle avait été longtemps tenue à distance par les sciences humaines et sociales, comme le rappelle Vincent Debaene dans L’Adieu au voyage, j’ai voulu que l’essai raconte le mouvement dynamique de l’enquête : de l’effraction inaugurale à la suspension qui interrompt tout désir de conclure. Il s’agissait, comme Roland Barthes l’écrit à propos de Proust, de trouver une forme à la croisée de l’essai et du récit. Néanmoins quelques traits me semblent fondamentaux : d’abord la narration, revendiquée pour sa force d’élucidation et sa capacité démocratique à faire entrer le lecteur dans la fabrique du savoir, notamment à travers une narration à double hélice, oscillant en permanence entre récit de l’enquête et récit du passé ; ensuite la basse continue d’un je, qui n’est pas expression d’une subjectivité, mais marqueur inquiet d’une réflexivité, scrupule envers la place de l’écrivain dans le champ des savoirs ; enfin, une ouverture formelle aux dispositifs des arts les plus divers pour en mobiliser la force épistémologique : montage, performance, pratiques collectives, etc.

5. Hybridité et porosité

I. V. En lisant ton livre j’ai été saisie par une formule qui condense en peu de mots un aspect essentiel de ton objet : tu parles en effet de la « teneur frontalière de l’enquête ». Pourrais-tu préciser quelles sont les « frontières » de l’enquête et les « territoires » poreux – objets, pratiques, disciplines – qu’elle côtoie et qu’elle relie ? Peut-on tracer une frontière entre l’enquête et l’essai, autre forme inclassable et très étudiée dans ces dix-quinze dernières années (je pense, entre autres, aux ouvrages de Vincent Ferré, Marielle Macé ou Irène Langlet) ? L. D. Cette teneur frontalière de l’enquête relève pour l’essentiel de l’inconfort disciplinaire, tant les enquêtes littéraires s’élaborent à la croisée ou aux franges des disciplines : journalisme, sciences humaines et sociales, mais aussi roman noir. Écrire aux lisières, c’est donc revendiquer la plupart du temps une certaine marginalité, une position d’excentricité, qui met à mal la légitimité du savoir élaboré. On pourrait énumérer les territoires au croisement de ces enquêtes : objets – fait divers, vie marginale, espaces périphériques – et méthodes – observation participante, collecte documentaire, transcription de témoignages – l’emportent sans doute moins que cette exigence de braconnage ou de bricolage, qui interroge la fragilité des discours de savoir. Il faudrait déplier chaque cas singulier, montrer comment la pratique du reportage au long cours s’infléchit chez Jean Hatzfeld, non seulement par la rencontre avec la pratique photographique de Raymond Depardon, mais aussi par le souci de restituer la force d’une langue, à travers le génocide rwandais : dire

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comment les massacres s’inscrivent à même la langue déplace l’enquête de Jean Hatzfeld du reportage vers une réflexion subtile et continue sur la transcription et la force des témoignages de survivants. Semblablement la pratique des archives de Philippe Artières, qui s’inscrit dans le sillage d’Arlette Farge et de Michel Foucault, connaît un tournant décisif au contact des arts contemporains : la performance devient un lieu essentiel où s’éprouve la possibilité de renouveler une expérience antérieure, et de mesurer l’écart anachronique entre les événements passés et l’enquête présente. De même, la pratique des archives se déplace : au lieu d’être le lieu vertical d’une consignation du pouvoir, les archives sont mobilisées horizontalement pour s’ancrer dans l’espace public (affiches, tracts, slogans, bannières) et proliférer dans les pratiques intimes (journaux, autobiographies). Le contact avec les arts contemporains lui a permis de reconsidérer les archives comme matière plastique, comme objet à exposer dans des stratégies séditieuses et critiques du pouvoir. Rapprocher essai et enquête est particulièrement séduisant, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’ils ont en partage l’avancée tâtonnante, hésitante, ponctuée d’hypothèses et de repentirs d’une pensée qui cherche, privilégiant le dynamisme et l’exercice de l’esprit à l’acquisition de résultats : les enquêtes de Philippe Jaenada sur les faits divers en sont un exemple saisissant par la manière de proposer des déambulations digressives autour d’un crime. Ensuite, parce que depuis Montaigne, on a considéré l’essai comme un moyen de se mettre à l’épreuve, de mener une expérimentation mentale : c’est ainsi que l’on peut relire bien des enquêtes actuelles, en soulignant que l’essentiel de ces enquêtes est de procéder à une expérience singulière, d’éprouver parfois physiquement un parcours sensible, une traversée de recherche : tel est notamment l’outil historiographique de la réeffectuation ou de la restitution que mobilise en particulier Philippe Artières pour dire la tentative toujours à ajuster pour s’approcher du passé sans jamais coïncider avec lui. Rencontrer et manipuler des archives, mettre une soutane comme son grand-oncle assassiné, rejouer les gestes d’un fait divers : ces opérations matérielles sont autant d’investigations intérieures pour se mettre à l’épreuve et interroger notre faculté empathique. Pour autant, malgré ces rapprochements possibles, il me semble que les enquêtes contemporaines s’éloignent notamment du moment contemporain de l’essai mis en lumière par Marielle Macé dans Le Temps de l’essai : elle considérait les pratiques de l’essai chez Pascal Quignard ou Gérard Macé comme une défense de l’ethos lettré. Il me semble que les pratiques contemporaines de l’enquête procèdent au contraire à une extension du domaine de la littérature, du côté des dispositifs et des arts contemporains, en prise aussi avec ce que Lionel Ruffel et Olivia Rosenthal ont appelé la littérature hors du livre : l’enquête, même dans sa dimension livresque, s’émancipe de la tradition lettrée et de plus en plus des formes du livre, à travers les pratiques de résidence et d’atelier. Mais peut-être est-ce une manière de rejouer les enjeux de l’essai, plus attentif aux mouvements et aux dynamismes qu’aux réalisations et aux résultats.

6. Relation de l’enquête à la fiction

I. V. Le « souci d’être au plus juste du réel, sans céder au romanesque, caractérise les œuvres les plus fortes de notre temps ». À l’époque de la « post-vérité » et des fake news, l’enquête se situe dans un entre-deux paradoxal : d’une part, elle semble tourner le dos à la

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fiction, en rétablissant une relation de transitivité entre la littérature et le monde ; d’autre part, elle n’évacue pas pour autant les « rémanences fictionnelles ». C’est pourquoi elle pourrait être accusée finalement d’opacifier, de « précariser » le réel, avec cette différence que la post-vérité se revendique comme vérité, de façon péremptoire, alors que l’enquête accueille en son sein des lacunes, des apories, des failles. Pourrait-on dès lors parler d’une vertu bénéfique de l’enquête, non seulement par son effort d’exactitude factuelle, mais aussi dans la mesure où elle confronte les auteurs et les lecteurs à une tension féconde entre fait et fiction, en mettant surtout au premier plan les ressources cognitives d’une fiction qui relève non pas du « faux » mais plutôt d’une « figuration », de l’hypothèse et du montage ? L. D. C’est très juste. Si les enquêtes mobilisent des rémanences fictionnelles, c’est d’abord pour captiver et enchaîner le lecteur à la trame d’un récit, susciter cette tension narrative analysée par Raphaël Baroni : bien des enquêteurs prennent des allures de détective, se travestissent en personnages de roman noir, en mobilisant une mémoire intertextuelle. Figures et formes tensives donnent à des enquêtes factuelles la même puissance haletante que dans bien des romans policiers. Il y a un romanesque de l’enquête, qui est un romanesque mental, fait de secrets à percer et d’élucidations à mener : quelque chose se dissimule sous la trame quotidienne du réel, tel est ce que Luc Boltanski soulignait dans Énigmes et complots, en rapprochant l’émergence du roman policier et des sciences sociales. C’est là sans doute une des forces de l’enquête, mais une force ambivalente, contre laquelle certains écrivains travaillent en coupant le récit, en fragmentant la narration pour couper l’enchantement du récit et autoriser le mouvement d’une distanciation. L’autre usage de la fiction relève de ce qu’Ivan Jablonka a appelé les fictions de méthode qui relève en effet d’une possibilité de donner figure, d’une exploration hypothétique du réel : la fiction n’est plus à penser sur le mode du faux ou du mensonge, mais du côté de la figure, du probable ou de l’hypothèse. C’est là en effet mobiliser les ressources cognitives de la fiction pour tenter de savoir et donner ce savoir en partage. Il considère même que l’enquête permet de trouver une tierce voie entre fait et fiction : cette hypothèse est séduisante, même s’il faudrait l’étayer rigoureusement. Toujours est-il que l’enquête est précisément, non une impossible transcription des faits, mais le mouvement hésitant et hypothétique, la traversée des représentations et des médiations, pour saisir les modes de constitution et d’invention, au sens rhétorique, des faits.

INDEX

Mots-clés : enquête, littérature contemporaine, transdisciplinarité, récits non fictionnels, sciences sociales Keywords : investigation, contemporary literature, cross-disciplinarity, non-fictional narrative, social sciences

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