LES ROYALISTES

François-Marin Fleutot Patrick Louis

Les Royalistes

Enquête sur les amis du Roi aujourd'hui

Albin Michel © Éditions Albin Michel S.A., 1989 22, rue Huyghens, 75014 Paris

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ISBN 2-226-03543-5 Préambule

17%. Selon un récent sondage Ipsos-Le Point (21 janvier 1987), 17% de Français se prononcent pour le rétablisse- ment de la monarchie ! Bien sûr, ce n'est pas une majorité, mais ce n'est pas non plus une minorité négligeable. 17%, cela représente tout de même quelques millions de per- sonnes. Périodiquement, on redécouvre la mouvance monarchiste. Les médias, sans toujours éviter la caricature, multiplient les enquêtes. Pourtant sa réalité reste mysté- rieuse. Sans doute est-ce parce que le royalisme dans sa grande masse est bien plus un attachement qu'un engage- ment. A preuve, les quelques centaines de milliers de lec- teurs assidus de l'hebdomadaire Point de Vue et Images du Monde. Ceux-ci ne se définissent sûrement pas comme des royalistes. Leur attention soutenue pour l'actualité princière témoigne d'un souhait qui n'est pas toujours inconscient : avoir une famille à aimer et l'aimer parce qu'elle est royale. Révélateur pourrait être, en ce sens, le rôle tenu par la famille de Monaco. N'occupe-t-elle pas la place laissée libre par la vacance du Trône de France ? Sans vouloir réduire le charme propre aux princesses Caroline et Stéphanie, on peut se demander si leurs heurs et malheurs ne passionnent pas d'abord parce qu'ils touchent les dépositaires d'un pou- voir qui ne se discute pas. Caroline ne peut être une jeune femme comme les autres, elle est la fille d'un prince régnant. Privée de tout pouvoir réel, la famille de France est moins constamment sous les feux de l'actualité. Pourtant il est incontestable qu'elle retient un fort courant affectif. Lorsque le comte de Paris présente, à Amboise, le 27 sep- tembre 1987, son petit-fils, plus de deux cent cinquante journalistes de tous pays couvrent l'événement et il n'est pas un média qui n'en ait parlé. C'est justement parce que le comte de Paris ne règne pas que cette attention nous paraît très significative. Une froide objectivité, ne voulant connaître que le présent, ne pourrait en rien distinguer le comte de Paris de n'importe quel homme de la rue. S'inté- resser à ses faits et gestes, c'est lui reconnaître une légiti- mité, un droit sur un pouvoir, et dans la mesure où ce pou- voir est nié par nos institutions, c'est déjà une prise de position politique. Ce n'est peut-être pas être royaliste, mais c'est certainement être royalisant. Les remises en cause de la légitimité du comte de Paris au profit d'autres princes en sont encore un signe. Attacher de l'importance à la trans- mission héréditaire d'un pouvoir qui ne s'exerce plus ne peut être assimilé à une simple attitude sentimentale. L'Espagnol ou l'Anglais peut aimer ses monarques sans qu'il y ait là une véritable implication politique, car son pays est effectivement une monarchie. Il ne peut en être de même pour le Français, parce que la France n'est plus une monarchie. Par son attitude, il affirme plus ou moins consciemment qu'elle devrait l'être. Sur le strict plan de l'affrontement politique tel que le conçoit la démocratie libérale, entre partis d'opposition et partis de gouvernement, le royalisme n'est plus en France une force majeure depuis la fin du XIX siècle. Ses 17% de partisans actuels n'y changent rien. Cela tient sans doute à ce qu'exception faite d'une frange militante, le royalisme n'est pas revendicatif. Il en appelle à une conversion, seule possibilité pour que le roi soit effectivement un arbitre et non un chef imposé par certains contre la volonté d'autres. Le roi ne peut être roi que s'il est reconnu roi par tous, ou presque tous. D'où l'impossibilité pour le royalisme de se manifester comme force politique. Et puis, de la même manière que le républicain n'est pas que républicain, le royaliste n'est pas que royaliste : il est aussi socialiste, cen- triste, gaulliste ou nationaliste. D'ailleurs, de nombreux royalistes acceptent le système démocratique, souhaitant simplement que le roi en soit la clef de voûte. Le royaliste se définit généralement comme un témoin et ne place son espérance que dans un recours que les circonstances exige- raient... Deux siècles après la Révolution, le royalisme est donc bel et bien une réalité vivante. Nous n'avons pas voulu écrire une histoire des mouvements royalistes. Notre projet était d'aller à la rencontre des royalistes, de répondre à la question : Etre royaliste aujourd'hui, qu'est-ce que cela signifie ? Nous aurions pu aller interroger les chefs d'organisations et les personnalités royalistes, mais nous nous sommes refusé cette « facilité », craignant que le souci idéologique ou l'habitude du discours ne fassent écran devant la réalité du royalisme contemporain. Il fallait rencontrer des roya- listes «de base », ceux que l'on ignore toujours et sans qui, pourtant, le royalisme ne serait qu'une idée morte. Mais nouer le dialogue n'est pas chose aisée. La diffusion d'un questionnaire nous a paru la plus sûre méthode pour « tou- cher» ces amis du Roi. Grâce à de multiples aides, 7 000 questionnaires ont pu être diffusés et nous avons recueilli 1 542 réponses. De quoi se faire une idée assez précise de ce que sont les royalistes, définir les différentes sensibilités qui les animent. Nous avons réalisé une centaine d'entretiens, pour n'en retenir finalement qu'une cinquantaine. Ils illustrent la multiplicité des attitudes royalistes, sans préjuger cependant de leurs importances respectives. Le traitement statistique du ques- tionnaire, matière de la conclusion, rétablit au terme de l'ouvrage les proportions jusqu'alors négligées. Les personnes interrogées se sont exprimées librement, sans que nous nous érigions en censeurs, ni même en cor- recteurs. Nous ne doutons pas que certaines réponses feront bondir. Libre à chacun d'en tirer ses conclusions. On sait presque tout des courants politiques ou philoso- phiques qui irriguent notre vie nationale. Curieusement, c'était l'un des plus anciens qui, jusqu'alors, avait été le plus ignoré.

Remerciements

Même s'il n'y a que deux signatures au bas de cet ouvrage, nous n'aurions pu, seuls, en venir à bout. Nous remercions les dirigeants des journaux et organisa- tions qui ont bien voulu assurer publicité et diffusion de notre questionnaire : Alliance royale, Feuille d'information légitimiste, Nouvelle Action royaliste, Place royale, Action royaliste du Centre-Ouest, Lorraine royaliste, Chronique dauphinoise, Cercle d'Aguesseau, Lys rouge. Nous remercions tous ceux qui, à titre personnel, ont bien voulu diffuser ce questionnaire dans leur entourage, nous permettant ainsi de « toucher» des royalistes indépen- dants de tout mouvement.

Nous remercions tous ceux qui ont répondu à notre questionnaire, tous ceux qui nous ont aidés par leurs remar- ques, tous ceux qui ont sacrifié de leur temps pour nous accorder quelques entretiens plus approfondis. Nous remercions tous ceux qui nous ont accueillis lors de nos déplacements en province : Yves Carré et sa « tribu » (Grenoble), François Guerry (Vendée), Jean-François C. (Nantes), Alain Texier (Limoges), François et Fabienne Sallé (Reims), Philippe Schneider (Nancy). Nous remercions l'hebdomadaire Le Point qui a bien voulu nous autoriser à utiliser gracieusement son sondage Ipsos-Le Point. Nous remercions enfin Frédéric Aimard pour l'attention qu'il a portée à la présentation de notre manuscrit, Bernard Reumaux pour sa relecture attentive et ses commentaires pertinents, le docteur Hervé Simon pour ses judicieux conseils, et Chantal pour sa patience toujours renouvelée. CHAPITRE 1

Petite histoire du royalisme

Le royalisme français est très divisé et il est parfois difficile de s'y retrouver. Un survol rapide de l'histoire de cette mouvance politique suffit à se rendre compte que ces divi- sions ne datent pas d'aujourd'hui. Le royalisme naît de la Révolution et, dès la Révolution, il éclate en de nombreuses chapelles. Il y a ceux qui refu- sent toute la Révolution, ceux qui en acceptent un peu, ceux qui en acceptent beaucoup. Il faudra les persécutions de la Terreur et le traumatisme de la mort du roi pour que les royalistes arrivent à un semblant d'unité, abandonnant leur stratégie de complots désordonnés. Les guerres de l'Ouest font naître un immense espoir, mais les Vendéens et les Chouans sont vaincus. Les royalistes n'en perdent pas pour autant leur ardeur combative et ce n'est que la volonté des républicains du Directoire puis la détermination du jeune général Bonaparte qui empêcheront leur victoire.

1814. La Restauration devrait mettre un terme aux divi- sions des royalistes, et même à leur existence, puisqu'en toute logique il n'est de royalisme qu'en république ; le roi étant là, les royalistes devraient s'effacer. Mais il n'en est rien, bien au contraire. Les ultras conçoivent une doctrine autoritaire et théocratique derrière et , acharnés à gommer tout ce que la période révolutionnaire a inscrit dans l'histoire. Les libéraux se regroupent autour de Chateaubriand et se font les apolo- gistes du parlementarisme. Entre les deux, bien des ten- dances. Avec Charles X, les ultras l'emportent. Victoire amère, leur succès entraîne la chute du régime ! 1830. Louis-Philippe s'empare du trône. Les divisions des royalistes redoublent. Aux querelles « idéologiques » s'ajoutent désormais les querelles dynastiques. Elles empoi- sonneront la vie du royalisme durant toute la fin du XIX siècle, et même au-delà, puisqu'on les retrouve aujourd'hui après une éclipse de quelques décennies. En 1848, la Monarchie de Juillet est renversée. Pourtant, l'Assemblée nationale élue en 1849 est monarchiste dans sa majorité. Mais, divisés en « légitimistes » et « orléanistes », les roya- listes ne peuvent se mettre d'accord et c'est le prince-prési- dent Louis-Napoléon qui s'empare du pouvoir le 2 décem- bre 1851. À la chute du Second Empire, les royalistes se retrouvent une fois de plus majoritaires. Ils ont gagné les élections de 1871 et rien ne paraît s'opposer à la restauration. La que- relle dynastique semble apaisée, les Orléans ayant fait allé- geance au comte de Chambord, l'héritier légitime, et celui- ci, sans descendance, les ayant reconnus comme ses succes- seurs. Cependant le comte de Chambord ne saura pas saisir l'occasion et pour de multiples raisons, souvent résumées sous le titre de l'affaire du drapeau blanc, la restauration échouera. Le comte de Chambord meurt le 24 août 1883, l'unité des royalistes se fait derrière les Orléans, même si quelques-uns préfèrent se tourner vers la branche espagnole (on les appellera les Blancs d'Espagne) ou se mettent à cher- cher fébrilement un hypothétique descendant de Louis XVII (les survivantistes et les partisans de Naundorff). Mais les républicains sont devenus majoritaires et c'est une succession de revers pour les royalistes. Le 23 juin 1886, Freycinet fait adopter la loi d'exil : le chef de la Mai- son de France doit quitter le territoire national. Les roya- listes, sur les conseils de leur prince, jouent la carte du général Boulanger mais c'est un échec cuisant aux élections de 1889. Plus grave encore, en novembre 1890, le cardinal Lavigerie prononce le fameux «toast d'Alger ». L'Église catholique reconnaît désormais la légitimité de la Républi- que, les royalistes perdent une masse énorme de leur clien- tèle qui n'était attachée à la monarchie que par catholi- cisme. Le dernier espoir d'une victoire électorale s'envole. En 1894, le capitaine Dreyfus est condamné pour espionnage. En 1897, l'« Affaire » éclate, divisant le pays. Finalement, Dreyfus sera gracié en 1899 et réhabilité en 1906. Durant cette période, beaucoup de royalistes se sont rapprochés des nationalistes et mènent dans leurs journaux, sur fond d'antisémitisme, de violentes campagnes anti-drey- fusardes. Même Le Gaulois d'Arthur Meyer, qui a supplanté Le Figaro dans « la bonne société et le grand monde », n'est pas en reste dans ces campagnes. Pourtant, tous les roya- listes ne sont pas dans le même camp. A preuve l'attitude du journal Le Soleil dirigé par Edouard Hervé. Il avait déjà refusé de s'engager dans l'aventure boulangiste, fait preuve des plus grandes réserves à l'égard du cléricalisme, et il n'hésite pas maintenant à prendre la défense de Dreyfus.

Le 10 juillet 1899 est une date importante dans l'histoire du royalisme français. Ce jour-là, en effet, paraît le premier numéro de la Revue d'Action française, dirigée par et . La revue est nationaliste et non royaliste, mais elle le deviendra sous l'influence d'un jeune journaliste, . Celui-ci fait du royalisme la perfection du nationalisme, développe la doctrine du « nationalisme intégral » et se fait le chantre d'une monar- chie héréditaire, antiparlementaire et décentralisée. Autour de la revue, un mouvement se structure. Sont fondés successivement l'Institut d'Action française, le groupe d'Étudiants d'Action française (1904), la Ligue d'Action française (1905). Le journal devient quotidien le 21 mars 1908. Doctrinal, il diffère largement de l'ancienne presse monarchiste par son style volontiers violent. Comp- tant peu de lecteurs relativement aux grands quotidiens de l'époque, il exercera par le brillant de ses signatures — Charles Maurras, Léon Daudet, — une profonde influence sur l'intelligentsia française et sur la presse catholique et provinciale. Le jeune mouvement, en pleine expansion, se heurte à l'hostilité de certains milieux royalistes, notamment à cause de prises de position très favorables aux revendications ouvrières. Le prétendant, le duc d'Orléans, tranchera le conflit en faveur de l'Action française, alors expression d'un royalisme dynamique et conquérant. Certains refuseront de se soumettre, telle La Gazette de France, journal où pour- tant Maurras avait fait ses premières armes, qui ne se sabor- dera que le 30 septembre 1913. Pendant la guerre, l'Action française se rallie à l'Union sacrée et dénonce les menées pacifistes. Les combats déci- ment le mouvement, on dit que les trois quarts, voire les quatre cinquièmes des seront tués durant les hostilités. Après l'armistice, l'Action française, en tant que mouve- ment, atteint son apogée. Le président de la République Raymond Poincaré lui rend publiquement hommage. Aux élections législatives de 1920, elle n'hésite pas à présenter des candidats. Une trentaine des siens sont élus, dont le bouillant Léon Daudet. Mais cette même année, l'Action française se coupe d'une grande partie de son audience populaire en condamnant sévèrement les grèves ouvrières. L'influence intellectuelle de Maurras est à son zénith. Jacques Bainville et Henri Massis en profitent pour lancer La Revue universelle dans laquelle débuteront de jeunes auteurs comme Montherlant, Cocteau, Bernanos ou Drieu La Rochelle. Mais le mouvement commence à vieillir et certains jeunes, beaucoup plus nationalistes que royalistes, se tournent déjà vers le fascisme. En 1926, un coup terrible frappe l'organisatioon roya- liste. En effet, suite à une polémique, le pape Pie XI demande aux catholiques de s'écarter de l'Action française. Et en 1927, le journal est mis à l'index. Le dilemme est cruel pour tous ces royalistes qui sont le plus souvent des catholiques fervents. D'autant plus que le clergé applique les sanctions avec une fermeté inaccoutumée, et ce jusqu'en 1939, date à laquelle la condamnation sera levée. Les années 30 marquent le déclin de l'Action française. Bernanos, tout en restant fidèle au royalisme, quitte l'A.F. Une se développe hors du mouvement, directement influencée par le fascisme, tandis que les jeunes intellectuels catholiques se tournent vers le person- nalisme. Et l'émeute du 6 février 1934 ne débouche sur rien d'autre que... la victoire du Front populaire en 1936. L'Action française se déchaîne contre Léon Blum, mais son influence n'est déjà plus que l'ombre de ce qu'elle fut. Le duc de Guise et le comte de Paris condamnent le mouve- ment en 1937, l'accusant d'enfermer l'idéal monarchique dans un système clos et partisan. Le prétendant suscite des structures royalistes distinctes de l'Action française et publie son propre journal, Courrier royal. Le 9 juin 1938, Charles Maurras est élu à l'Académie française. Vient le temps de la guerre et de l'Occupation. Le jour- nal est replié sur Lyon. Maurras apporte son soutien au maréchal Pétain et à sa politique de Révolution nationale. Malgré ses conseils, bien des royalistes jugent impraticable la théorie de « la France seule » défendue par le vieux maî- tre. Certains n'hésitent pas à s'engager dans la tandis que d'autres rejoignent les rangs de la Résistance. A la Libération, Maurras est arrêté. Il est jugé en 1945 par la cour de justice du Rhône et condamné à la réclusion perpétuelle et à la dégradation nationale pour trahison. Il fera sept ans de prison à Clairvaux et un an de clinique. Il meurt en novembre 1952.

Si on excepte les rares cercles « Blancs d'Espagne » et les quelques groupes directement rattachés au prétendant, on peut dire que l'Action française domine totalement le roya- lisme français pendant la première moitié du XX siècle. Du moins cela est vrai si on parle d'un royalisme s'affirmant politiquement, puisqu'il existe toujours un royalisme senti- mental plus difficilement cernable. Cela change après la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la Libération, l'Action française est totalement désorganisée. D'autres royalistes en profitent pour se manifester au grand jour. Certains ont des préoccu- pations essentiellement religieuses, tels ceux qui se regrou- pent dans l'Association royaliste catholique ou l'Union des protestants monarchistes. D'autres sont très éloignés de ceux-ci, comme ceux que l'on rencontre au sein du Mouve- ment socialiste monarchique, groupe à la doctrine assez confuse mais à la sensibilité plutôt « gauchisante ». Leur journal s'intitule Le Lys rouge. Mais plus significatives sont sans doute les tentatives faites par le comte de Paris lui-même pour organiser les royalistes. Immédiatemment après la Libération, le prince nomme Pierre Delongraye-Montier comme son représen- tant personnel en France. Il annonce en mars 1945 la créa- tion d'un Centre d'études et de documentation qui publie une lettre d'information bientôt remplacée par le bulletin Ici-France. En novembre 1946, les Comités monarchistes sont créés, regroupant de multiples organisations et dirigés par un comité central obéissant aux directives du comte de Paris. Les jeunes royalistes se retrouvent au sein d'une asso- ciation nommée La Mesnie, fortement inspirée par le scou- tisme. Le 15 mai 1947, Ici-France devient un véritable heb- domadaire grand public. Mais le comte de Paris ne rencon- tre pas le succès escompté et bien des cadres royalistes manifestent de fortes réticences à la vision démocratique de la monarchie que développe le prince. En novembre 1947, il ordonne la cessation de la publication d'Ici-France et annonce qu'il renonce à toute tentative d'organisation des royalistes. Il affirme «qu'ainsi seront évitées les déviations d'école et les déformations des partisans qui confondent la monarchie et le sectarisme d'extrême-droite, et trahissent la doctrine royale tout autant que l'enseignement le plus farouchement hostile à la monarchie ». Dorénavant, le comte de Paris adressera un bulletin à des personnalités soi- gneusement choisies. À la Libération, L'Action française quotidienne a cessé de paraître. L'usage du titre est interdit. Mais, si on peut faire disparaître un titre ou une organisation, il n'en va pas de même avec un esprit. L'A.F. conserve ses partisans. Ils se méfient du comte de Paris et décident de réagir, d'abord dans une semi-clandestinité, et puis au grand jour, lorsque les choses se sont tassées et les gens calmés, autour du jour- nal Aspects de la France (initiales : A.F.). Parallèlement au développement du journal, le mouve- ment cherche à se restructurer. Ce sont d'abord les Amis d'Aspects de la France. Puis en 1955, Louis-Olivier de Roux et Pierre Juhel fondent la Restauration nationale. Autour du nouveau mouvement gravitent toute une série de petites organisations. A cette date, il est incontestable que la propagande d'A.F. connaît un nouvel essor. Le mou- vement lance même un mensuel étudiant, Amitiés fran- çaises universitaires. Mais derrière cet apparent succès, couve une grave crise qui aboutit à la création, en octobre 1955, de l'hebdoma- daire La Nation française. Le journal, animé par Pierre Boutang, se veut ouvert sur le monde et rejette le maurras- sisme commémoratif dans lequel se complaît trop facile- ment Aspects de la France. Il se rapproche quelque peu du comte de Paris et soutient bientôt, comme le prince, les grands axes de la politique du général de Gaulle, tandis que la Restauration nationale manifeste une opposition viru- lente. En particulier, elle n'accepte pas la décolonisation, alors que le journal de Pierre Boutang adopte sur la ques- tion des positions plus nuancées. La Nation française paraî- tra jusqu'en 1967. La Restauration nationale se retrouve alors seule organi- sation royaliste. Mais très vite, une série de crises vient l'ébranler. La révolte, menée essentiellement par les jeunes du mouvement, aboutit en mars 1971 à la création de la Nouvelle Action française. Animée par Bertrand Renouvin et Gérard Leclerc, la nouvelle organisation se propose alors de renouveler la pensée maurrassienne et ne rechigne pas à un certain activisme. Elle s'installe rue des Petits-Champs, non loin du siège de la «maison mère», rue Croix-des- Petits-Champs. Peu de temps après cette scission, la Res- tauration nationale doit encore affronter une nouvelle vague de contestation qui débouche sur la création de la Fédéra- tion des Unions royalistes de France, en 1972. Le mouvement royaliste est entraîné dans un véritable tourbillon de crises. Bertrand Renouvin a à peine terminé sa campagne présidentielle de 1974 que son mouvement est touché par une scission. Quelques militants quittent la Nouvelle Action française et fondent le Comité provisoire de coordination des opérations royalistes. Cette nouvelle organisation se rapproche de la Fédération des Unions roya- listes de France et, en 1979, le Mouvement royaliste fran- çais est créé. Mais la plupart des Unions royalistes régio- nales réintègrent la Restauration nationale. Le Mouvement royaliste français disparaît, un certain nombre de ses mem- bres se retrouvent au sein de La Place royale. Parallèlement, la Nouvelle Action française amorce une profonde évolution. En 1975, un de ses membres, Philippe Vimeux, publie un ouvrage intitulé Le Comte de Paris ou la Passion du présent. C'est le signe d'un rapprochement avec le prince et la découverte d'un royalisme bien différent de celui de Maurras. L'anti-démocratisme est mis en sourdine. Une révolution commence. En 1977, le journal du mouve- ment, N.A.F., change de titre et s'appelle désormais Roya- liste. En 1978, la Nouvelle Action française devient la Nou- velle Action royaliste. Toute référence à l'Action française disparaît. Les écrits du comte de Paris deviennent la réfé- rence directe. La doctrine du mouvement évolue vers un royalisme démocratique, s'affirmant aujourd'hui par le slo- gan «Couronner la démocratie ». Nous sommes bien loin du nationalisme intégral. Il ne reste plus aujourd'hui que deux mouvements roya- listes nationaux, la Restauration nationale et la Nouvelle Action royaliste. Mais toutes ces crises successives laissent à travers le pays un grand nombre de royalistes isolés qui ne se retrouvent plus dans aucune des organisations existantes. Très symptomatique à cet égard, la lettre qu'a bien voulu nous faire parvenir une royaliste, Mme Denise M., assis- tante sociale dans la région parisienne : « ...Je ne suis l'inconditionnelle de personne, et souvent agacée autant par les uns que par les autres. Fuite en avant de la NAR, je viens de me désabonner de Royaliste pour cause de dérive à gauche, d'opportunisme ambitieux de M. Renouvin, de rétrécissement de ses centres d'intérêt, de manque de références et de perspectives historiques. Fuite en arrière d'Aspects de la France. Là je reproche l'intransi- geance, les informations de seconde ou de troisième main, la politique de l'autruche devant d'inévitables ou souhaita- bles évolutions... » A toutes ses secousses, qui touchent d'abord les héritiers plus ou moins directs de l'Action française, il convient d'ajouter un renouveau des querelles dynastiques. Certains contestent en effet la légitimité du comte de Paris et se tournent vers un prince espagnol, aîné des Bourbons, Alphonse (Alfonso), duc de Cadix et d'Anjou. De multiples facteurs expliquent la résurgence de ce courant, qui n'est pas vraiment structuré mais qui réunit une multitude de cercles locaux. Le survivantisme, notamment en sa branche naundorffiste, semble lui aussi connaître une nouvelle vigueur, sans oublier ceux qui s'en remettent à Dieu pour désigner le vrai roi. Toujours relativement divisé, le royalisme français atteint aujourd'hui un degré d'éparpillement qui rappelle certaines périodes de la fin du XIX siècle. Pourtant, malgré ce mor- cellement (et peut-être grâce à lui), jamais l'idée et le senti- ment royalistes n'ont connu une telle vigueur depuis des décennies. Un sondage, réalisé par l'institut IPSOS pour le compte du journal Le Point (janvier 87), ne révélait-il pas que près de 17 % des Français se déclaraient favorables au rétablissement de la monarchie ? L'exemple de la monar- chie espagnole de Juan Carlos n'est sans doute pas étranger à ce regain de faveur. Le royalisme, comme simple excrois- sance de l'extrême-droite, a peut-être bel et bien vécu, mais le royalisme, en tant que tel, est toujours bien vivant. Sim- plement, aujourd'hui, il ne rentre plus dans une catégorie bien définie. Une journée à la campagne

Le 24 juin 1950, le Parlement adopte la proposition de la loi de M. Hutin-Desgrées, député M.R.P. du Morbihan, portant abolition de la loi d'exil de 1886, cette loi qui prévoyait, en son article premier : « Le territoire de la République est et demeure interdit aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs dans l'ordre de primogéniture. » La proposition d'abolition recueille une facile majorité de 314 voix contre 179. Désormais, les héritiers de la Couronne de France peuvent retrouver cette terre que leurs ancêtres ont si largement contribué à façonner. Son Altesse royale Isabelle d'Orléans-Bragance se prend parfois au jeu de l'écriture. Dans l'un de ses ouvrages, Tout m'est bonheur, elle retrace sa vie avec l'héritier de nos rois, Henri, comte de Paris. De retour en France, elle séjourne au château royal d'Amboise et se laisse porter par ses rêves : « Voilà que l'Ouest s'empourpre et que la Loire scintille d'or et de sang. Vision qui me transporte aux heures magnifiques de cette demeure, alternées d'heures tragiques. Puissent les signes que je crois discerner sur l'eau favoriser toutes ses entreprises... »

Paris, porte d'Orléans. Il fait très froid ce matin du dimanche 27 septembre 1987, et il est à peine six heures. Pourtant, sur la place balayée par un vent glacial, des petits groupes se rassemblent autour de deux cars blancs affrétés par l'association des Amis de la Maison de France. Il y a là des hommes et des femmes, surtout des jeunes et aussi quelques personnes d'un âge plus mûr. Tout le monde bavarde avec animation. Et malgré un réveil matinal, un profond bonheur illumine les visages. Pourquoi cette joie ? Un jeune rédacteur de l'hebdomadaire Dynastie nous répond : « Les fêtes royales sont rares et la plupart des royalistes n'ont jamais vu physiquement leur prince. Et là, ils savent qu'ils vont le voir, l'approcher, et peut-être même lui parler. C'est le premier grand rassemblement des royalistes et de quelques autres autour du prince depuis le mariage du comte de Clermont en 1957... » Les conversations tournent autour d'un seul sujet : « Comment cela va-t-il se passer ? », et l'impatience fait oublier le sommeil. Une dame, comme pour s'assurer qu'elle ne rêve pas, tient à la main un bristol blanc sur lequel est gravé en lettres bleues : « A l'occasion de la présentation dynastique de LL.AA.RR. les Princes Jean et Eudes de France, Monseigneur le comte de Paris prie ... d'assister à la cérémonie qui aura lieu le dimanche 27 septembre au Château Royal d'Amboise. » Un ou deux naïfs s'étonnent même d'être là, tout surpris que le prince ait songé à eux, fidèles inconnus, oubliant que la liste des invités a été en grande partie établie par les organisations royalistes. Tous sont heureux, sincèrement heureux, même les quelques jeunes qui surnomment ironiquement le comte de Paris « Riton de Pantruche ». Ils vont voir le Roi, leur Roi. Les cars se remplissent. Les invités s'installent en prenant garde de ne pas froisser leurs habits du dimanche. Une équipe de Canal + grimpe dans l'un des véhicules. Il est 6 h 30, les cars démarrent... Son Altesse royale Henri d'Orléans, comte de Paris, chef de la Maison de France, héritier de tous les titres, prérogatives et devoirs royaux depuis la mort de son père Jean, duc de Guise, le 25 août 1940, a décidé de renouer avec l'une des plus vieilles traditions capétiennes, la présentation dynastique. Cette fête solennelle doit, si l'on ose dire, couronner cette année du millénaire capétien inaugurée en grande pompe le 3 avril à Amiens, en présence du président de la République François Mitterrand. La date en a été fixée au vingt-sixième dimanche après la Pentecôte, jour de la Saint-Vincent-de-Paul. Elle aura lieu au château d'Amboise, aujourd'hui propriété de la Fondation Saint-Louis. Quatre mille témoins privilégiés verront l'auguste grand-père titrer ses deux petits-fils, Jean et Eudes. Cérémonie dérisoire à l'aube du XXI siècle ? Il ne nous appartient pas de juger. Pourtant, depuis plusieurs semaines déjà, il n'est pas un média qui n'en parle, lui donnant incontestablement le statut d'événement. La presse s'interroge sur les titres qui seront conférés, même Libération, et certains rêvent de scoop. Télé 7 jours regrette : « Au moment où nous achevons ce numéro, le sacre de Jean [...] n'a pas eu lieu et nous n'avons pu savoir s'il serait fait duc de Guise, duc d'Aumale ou d'ailleurs. » Plein feu médiatique sur la Maison de France, et les brouilles qui divisent la famille s'étalent au grand jour. Certaines mauvaises langues ironisent : « Faute d'avoir pu tyranniser la France, le comte de Paris tyrannise sa famille ! » Il est séparé de corps de son épouse. Beaucoup pensent que la finalité secrète de la cérémonie d'Amboise est d'écarter définitivement de la succession dynastique son fils aîné Henri, comte de Clermont, retitré naguère comte de Mortain. Que reproche-t-on au comte de Clermont ? Pour avoir divorcé de la duchesse Marie-Thérèse de Wurtemberg qu'il avait épousée le 5 juillet 1957 et surtout pour s'être remarié civilement — sans le consentement paternel — en 1984 avec Micaëla Cousino Quinones de Léon, le comte de Clermont se serait exclu de la succession. Ce mariage d'amour illégitimerait le dauphin. C'est l'opinion de certains royalistes, notamment celle de Pierre Pujo, le directeur de l'hebdomadaire Aspects de la France. Dans un entretien accordé au Matin, il déclare : « Il a choisi de mener sa vie privée qui est incompatible avec la fonction de roi... Accepterait-on d'élire un président de la République divorcé puis remarié ? Non. Eh bien, pour un roi, pas davantage. » D'autres royalistes récusent ce point de vue, et le principal intéressé se rebiffe. tiques ? » Ils sont encore 64,3 % à nous avoir répondu par l'affirmative. Les royalistes seraient-ils plus ouverts que l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes ? Et leur sensibilité majoritairement droitière ne serait-elle pas tempérée par un sens certain de la modération ? Reste la question de la place des royalistes dans notre société. Le 21 janvier 1987, l'institut IPSOS a réalisé sur ce thème un sondage pour le compte de l'hebdomadaire Le Point. A la question « Seriez-vous favorable ou opposé au rétablissement de la monarchie en France? », 17 % ont répondu qu'ils y seraient favorables, 15 % des hommes et 18 % des femmes, 20 % des moins de 35 ans et 15 % des 35 ans et plus. 22 % des gens de droite approuveraient cette restauration, mais ils sont quand même 13 % à gauche qui la verraient d'un bon œil. Un résultat surprenant, et qui remet en cause bien des a priori. Il y a plus surprenant encore... Peu de temps après la campagne pour l'élection présidentielle, Jean-Marie Colombani conclut un article dans Le Monde en donnant les résultats d'un sondage effec- tué par les services de l'Élysée auprès des enfants des classes élémentaires. 60 % de ces enfants pensaient que, « naturel- lement », ce devait être le fils du Président qui allait succé- der à son père. Les enfants seraient-ils inconsciemment des royalistes ? Etrange découverte. Survivance par-delà tous les discours. Il y a deux cents ans que la France a fait sa révolution, et les royalistes sont bel et bien toujours là. Comme le disait Robespierre le 3 décembre 1792, en se préparant à voter la mort du roi : « Tous les partisans de la royauté se cachaient : quiconque eût osé entreprendre l'apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître. Aujourd'hui, ils relèvent impunément un front audacieux ; aujourd'hui les écrivains les plus décriés de l'aristocratie reprennent avec confiance leurs plumes empoisonnées ou trouvent des successeurs qui les surpassent en impudeur. »