Document generated on 10/01/2021 6:16 p.m.

Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Le rababou au Québec : passé, présent et futur (essai sur la culture musicale québécoise) The Rababou in : Past, Present, and Future Elaine Keillor

Les musiques du Québec Article abstract Volume 10, Number 1, December 2008 Rababoo is a Canadian Metis soup made of pemmican (often, minced bison), fat, and water, and flavoured with berries. But the term was also used to URI: https://id.erudit.org/iderudit/1054169ar designate musical “mixtures” in Canada around 1862. It was then that, on the DOI: https://doi.org/10.7202/1054169ar edges of the Mackenzie River, Robert Kennicott wrote that aboriginal travellers and singers were the ones who used the expression in the following way : « See table of contents When the Indians try to sing a travelling song, the different tonalities and melodies create a rababou. » In this paper, we will examine the musical rababou in Quebec and demonstrate that more research is needed to better understand past and future forms of rababou. Publisher(s) Société québécoise de recherche en musique

ISSN 1480-1132 (print) 1929-7394 (digital)

Explore this journal

Cite this article Keillor, E. (2008). Le rababou au Québec : passé, présent et futur (essai sur la culture musicale québécoise). Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 10(1), 39–45. https://doi.org/10.7202/1054169ar

Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2008 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ endant plusieurs années, alors que j’explo- Prais et appréciais la musique créée dans cet espace physique qu’on nomme maintenant Le rababou au Québec : le Canada, j’étais toujours particulièrement intriguée quand je lisais ou que j’entendais un passé, présent et futur énoncé, de la part d’un non Canadien, à l’effet que nos créations musicales étaient uniques. (essai sur la culture Je me demandais alors : en quoi sont-elles si uniques ? Qu’est-ce qui les rend spécifiques à musicale québécoise) cet espace particulier ? Elaine Keillor Puis j’ai lu par hasard les notes d’un scien- tifique, Robert Kennicott, rédigées lors de (Carleton University) voyages et d’explorations au Canada. En 1862, alors qu’il se trouve près de la rivière Mackenzie1, Kennicott écrit que les voyages et les chanteurs des peuples autochtones utilisent le terme « rababou » pour désigner la création ment constitué de bison haché, de graisse et 1 Robert Kennicott se musicale qui prend forme alors : « Quand les d’eau, aromatisé aux baies4. Il semble que le trouve alors probable- Amérindiens tentent de chanter une chanson terme trouve sa source dans la langue cri et ment dans le Nord de qu’il a plus tard été adopté par chacune de nos l’actuelle Alberta ou de voyage, les différentes tonalités et airs dans les Territoires du font un rababou2 » (Kennicott 1942, 86). À langues officielles, l’anglais et le français. Nord-Ouest. ce moment précis dans son cahier de notes, Quelle que soit son origine, je crois qu’il est 2 Kennicott écrit en Kennicott ne mentionne aucune pièce en par- tout à fait pertinent d’associer à ce terme fon- 1862 : « When I try ticulier. Toutefois, il utilise le terme « chanson to speak French, damental, qui désigne au départ une nourriture de voyage », un genre fortement associé au and English, Slavy, ayant permis la survie des Canadiens de l’Ouest Loucheux words Québec et à la langue française. Ailleurs dans il y a 150 ans, une nouvelle forme émer- with it, they tell me, ses notes, il donne l’exemple de la chanson de geante d’expression musicale. La description “that’s a rubbaboo”. voyage « À la claire fontaine » et affirme l’avoir And when the Indians de Kennicott met clairement l’accent sur la apprise et chantée en conduisant son attelage attempt to sing a voyag- réunion de personnes de souches différentes, ing song, the different de chiens (Kennicott 1942, 109). Kennicott, apprenant les unes des autres une forme d’ex- keys and tunes make un anglophone, aurait donc fait lui-même un pression propre à leur patrimoine respectif, et a rubbaboo. » Le mot rababou en chantant en français la chanson « À rubbaboo est tiré de la dont il résulte quelque chose de nouveau et de la claire fontaine ». Ses carnets de notes nous langue cri de l’Ouest, différent. À mesure que je continue d’explorer apprennent que les voyageurs tentaient de alors que ruhiggan est les musiques canadiennes, je trouve que ce le mot pour pemmican chanter les chansons amérindiennes et vice- descriptif, combiné à la notion d’un espace dans la langue cri de versa. Dans chacun des cas, le résultat était un particulier, clarifie plusieurs développements l’Est (Lytwyn 2002, 96). rababou3. 3 musicaux. Pendant un certain temps, les eth- Pour d’autres remar- ques sur le concept Il est bien connu que la chanson « À la nomusicologues auront débattu des concepts de rababou, voir mes claire fontaine » comporte une signification de diffusionnisme et de syncrétisme. Mervyn travaux précédents particulière pour tous les Québécois. Si elle a McLean a utilisé le terme « fusion » pour (Keillor 1998, 23-28 ; fait l’objet d’un rababou musical – donc d’une désigner la confrontation de deux systèmes 2006, 300). sorte de « ragoût » musical ou de mélange d’in- musicaux partageant un ensemble de caracté- 4 NdlR. Une définition ristiques compatibles (McLean 2006, 324). Ce du terme pemmican se grédients de différentes provenances –, il nous trouve également dans faut d’abord examiner les origines de ce terme. que j’avance, c’est que le rababou va au-delà le Dictionnaire des Épelé de différentes manières dans les sources de cette fusion. Le rababou qui s’est créé au canadianismes, où il du XIXe siècle, ce nom d’origine canadienne est Canada, à l’instar d’autres systèmes, genres désigne une « viande de apparu autour de 1815. Dans les sources que ou styles musicaux hérités de la France, de bison séchée et mise en poudre qui, mêlée à j’ai trouvées, il est clairement indiqué que le l’Allemagne ou de l’Angleterre, demeure stable de la graisse, constituait terme a d’abord été utilisé pour désigner les quant à certains aspects, tout en changeant la base de la nourri- ressources alimentaires de base des plaines constamment. Ces changements se produi- ture des voyageurs e canadiennes de l’Ouest, un mélange de pem- sent lorsque d’autres systèmes musicaux sont aux cours des XVIII et XIXe siècles » (Dulong mican (soit un mélange de viande concentrée introduits dans la fusion et que les créateurs 1999, 379). Il apparaît et séchée, selon le Petit Robert) habituelle- musicaux réagissent directement aux change- donc comme un syno- nyme de rabadou (avec

LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL. 10, NO 139 ments géographiques et sociaux, en fonction noté à quel point les Amérindiens appréciaient un d), qui désigne une des événements historiques qui surviennent les chants grégoriens entendus à l’église. À « variété de ragoût à base autour d’eux. mon avis, cela s’explique par la compatibilité de viande de bison séchée, de certaines caractéristiques centrales, dont mise en poudre et mêlée Les historiens de l’art ont pendant plusieurs une texture monophonique, un éventail réduit de graisse » (Dulong 1999, années commenté le fait que des peintres pro- de mélodies et un ambitus restreint. Cette sour- 428). L’Encyclopédie du duisaient des œuvres très différentes en fonc- Canada propose certaine- ce précieuse de documentation que sont les tion des changements de luminosité du milieu ment la définition la plus Relations des Jésuites nous informe que, dès complète. Elle spécifie géographique où ils se trouvaient. Renoir, par 1640-1650, les Amérindiens pouvaient inter- l’origine de pemmican, exemple, utilise une palette de couleurs très préter adéquatement cette musique sacrée dès « du mot cri pimikan différente à Venise, puis plus tard en Algérie, signifiant « gras fabriqué ». 1640-1650. (Twaites 1898, 8). Est également expliquée la pour représenter une lumière plus vive que façon dont était préparé ce celle de Paris (voir Bailey 2007, 74). Le premier cantique nord-américain connu, mélange, dans lequel inter- ou le Noël Jesous Ahatonia, est probablement venait l’ajout de baies, un Dans un même ordre d’idées, j’ai découvert apparu autour de 1648 et il a été transmis ora- ingrédient toutefois facul- pendant mon exploration des différentes tra- tatif (Foster 1987, 1468). lement pendant des centaines d’années par les ditions musicales autochtones au Canada que Wendats qui ont cherché refuge au Québec6. 5 Russell Wallace, actuel les termes qu’un informateur utilisait pour directeur du groupe La nativité y était décrite par des mots d’ori- Tzo’kam fondé en 1997 différencier sa propre expression musicale de gine wendate/huronne. La mélodie de ce raba- par sa mère, Flora Wallace, celle d’une autre nation comprenaient souvent bou, qui rappelle la musique européenne, est 5 insiste sur les liens étroits des descripteurs géographiques . L’expression probablement inspirée en partie d’une pièce qui se tissent entre le musicale révèle si l’espace géographique est paysage et la musique des d’origine française sur laquelle on a mis des Amérindiens de la côte montagneux ou plat, s’il évoque le son des mots wendats (Ford 1984, XVIII, 2-3). Les sons ouest : « Landscape plays mouvements de l’eau, les saisons ou des sons propres à cette langue donnent sans doute une an important role in the de nature autre qu’humaine. Ainsi, les mélo- différente qualité de son7. way songs are composed. dies des peuples de la plaine (dans ce qui On the coast you see most- Tôt dans la documentation se rapportant à la ly water and really have no correspond aujourd’hui aux provinces de l’Al- need with the mountains berta et de la Saskatchewan) se caractérisent musique de la Nouvelle-France, il est question for sustenance. The songs par un large ambitus, grand comme l’espace des langues amérindiennes, dont l’Abénaki, qui for Coastal Salish people ouvert, tandis que les mélodies propres aux furent utilisées dans les chants d’église et dans would be low in key and les motets (Dubois, Gallat-Morin 1995). Dès would not venture very nations qui vivent près de la mer ou dans les far from the root note. montagnes (Mi’kmaq, St’at’imc, ou Nuxalk, 1680, les chœurs constitués d’Amérindiens However, inland you have par exemple) ne couvrent qu’un « horizon » chantent des pièces composées pour quatre many mountains and you étroit. voix, mais ne présentant qu’une simple texture would choose places to homophonique. Cette étape initiale qui consis- live that are high enough Par conséquent, je souhaite dans la suite de te à apposer des langues indigènes à une musi- to see any travellers com- ce texte mettre l’accent sur l’espace géogra- ing… The Interior Salish que d’inspiration européenne peut sembler songs should then begin phique du Québec en tenant compte de cer- banale. Or, le langage engendre au contraire high and work their way taines formes d’expressions musicales mises une différence considérable en termes de qua- down in pitch… Leroy en lumière par le concept de rababou en tant lité de timbre. De plus, lors de mes expérien- Joe says ... “Lilwat music que rencontre et mélange de différentes tradi- is right from the land; it ces de travail auprès de la nation dene Dogrib, is the people, the trees, tions musicales dans un même espace géogra- qui vit dans les Territoires du Nord-Ouest8, j’ai water, life” » (Keillor 2006, phique. D’après moi, il résulte de ce phéno- observé que la production vocale elle-même 46). Voir aussi le site mène des créations musicales qui n’auraient était différente. Les voix que j’y ai entendues se www.nativedrums.ca. jamais vu le jour ailleurs sur terre. Examinons distinguaient de la typique production vocale 6 Les Wendats étaient l’un quelques-unes de ces créations. des peuples hurons qui européenne, laquelle résulte habituellement vivaient dans la région Comme nous le savons tous, alors que d’une expansion de la gorge. Lorsque les de Stadacona (l’actuelle Denes interprétaient des chants d’inspiration Jacques Cartier naviguait sur le Saint-Laurent, il ville de Québec) lorsque européenne, j’ai cru remarquer un certain Jacques Cartier arriva en fît la rencontre de personnes qui avaient vécu serrement de la gorge et un son qu’on pourrait Amérique. Après avoir été dans cet espace géographique pendant des qualifier de forcé, se rapprochant du son typi- décimés par des maladies siècles. En fait, nous savons par ses carnets de apportées par les Blancs, que des chansons denes traditionnelles9. ils ont migré plus au notes que ces personnes l’ont accueilli avec Nord, autour de la Baie une musique qui était la leur, alors que les En dépit des critiques enthousiastes faites par Géorgienne. Leurs villages Français, pour leur part, soufflaient dans leurs les prêtres et d’autres observateurs au sujet des ayant été par la suite atta- trompettes. Il s’écoulera peu de temps, alors chœurs amérindiens de Nouvelle-France, com- qués par les Iroquois, les survivants demandèrent que les Français établissaient leurs colonies, mentaires qu’ils ont fait parvenir en France, aux Français de les rame- avant que la musique commence à jouer un je soupçonne qu’il y avait probablement de ner avec eux, plus spéci- rôle majeur dans la communication entre les légères différences quant à la production voca- fiquement sur l’île d’Or- Amérindiens et les Français. Les prêtres ont le. Il s’agit là d’un des aspects que l’on doit léans. Voir Les Wendats,

40 ESSAI SUR LA CULTURE MUSICALE QUÉBÉCOISE : LE RABABOU AU QUÉBEC : PASSÉ, PRÉSENT ET FUTUR considérer, en plus des éléments mélodiques, Quesnel a-t-il pu s’inspirer de quelques œuvres rythmiques ou des carac té ris tiques texturales, anglaises du genre de celles écrites par Dibdin une civilisation lorsqu’on recherche les éléments de stabilité et Shield, et qui comprennent fréquemment méconnue (Sioui 1994). qui émergent des rababous musicaux créés des ensembles à plusieurs parties ? 7 dans cet espace géographique précis. Tout Cette pratique qui Aucune recherche faite à ce jour n’a été consistera à prendre comme la manière dont une personne parle consacrée aux possibles interactions et une musique euro- une certaine langue peut révéler son origine, péenne et y associer é changes d’éléments entre les œuvres vocales j’estime qu’un changement dans le mode de des mots d’une langue originaires de France et d’Angleterre et leurs production sonore – aussi subtil soit-il – peut autochtone est décrite contreparties composées par des compositeurs dans les Relations des s’avérer un élément de l’identité musicale fran co phones et anglophones du Québec. La Jésuites. Voir Thwaites, d’une population donnée. Et c’est ce qui nous 1898, vol. 56 (1671- collection d’œuvres vocales rassemblées en intéresse ici à propos de l’identité musicale 2), 9, 11, 12 ; vol. 61 divers volumes du Patrimoine musical canadien québécoise. (1677-78), 13. (Canadian Musical Heritage) pourrait consti- 8 En tant qu’ethnomusi- Bien que dans le cadre de cette Journée tuer une source suffisante pour entreprendre cologue, j’ai fait depuis d’études nous soyons surtout préoccupés par une telle étude (Hall 1985, 1993 ; Poirier 1987, 1981 des recherches la recherche sur la musique québécoise du 1992). sur la nation dogrib (Tlicho) dans les XXe siècle, il reste encore plusieurs domaines J’admets qu’il puisse être plus difficile de Territoires du Nord- à explorer dans l’histoire musicale antérieure Ouest. Voir Keillor saisir ces fortes similarités que de situer l’ori- à 1900 si l’on veut comprendre l’apparition 1986, 61-76. gine des rababous dans l’interaction entre du rababou. Je pense par exemple au pre- 9 Lynn Whidden fournit les éléments musicaux amérindiens et euro- mier opéra québécois, composé par Joseph les spectrogrammes péens. En 1982, quand le comité éditorial de pour les interpréta- Quesnel (1746-1809). Nous savons qu’avant la Société pour le Patrimoine musical cana- tions d’une chanson de composer Colas et Colinette en 1789, dien a traité du contenu du premier volume traditionnelle et d’un Quesnel a voyagé en Europe. Sa comédie hymne par les Cri de de sa série, Musique de Piano I (1983), il mêlée d’ariettes s’inspire certes du Devin du Chisasibi, Québec. m’aura été impossible de convaincre tout à La voix du chanteur Village de Rousseau (1752) et de Rose et Colas fait mes collègues Helmut Kallmann, John utilise seulement deux de Monsigny (1764) (Cooper 1991, XXVII, 1-6). Beckwith, Frederick Hall, Clifford Ford et harmoniques pour Toutefois, il est permis de croire que Quesnel, la première note de Lucien Poirier, qu’Ernest Gagnon avait fondé au cours de ses différents voyages, ait pu aussi l’hymne, mais il y a six la pièce Stadaconé : danse sauvage (1858) harmoniques pour la être inspiré par des opéras anglais plus récents sur des caractéristiques iroquoises (Keillor chanson traditionnelle contenant des dialogues parlés, comme ceux 1983, 105-110). Quel ne fut pas mon ravisse- (Whidden 2007, 154). de Charles Dibdin (1745 [?]-1814) et de William ment quand Gordon Smith trouva, plusieurs 10 Une mélodie de Dibdin Shield (1748-1829). Les habitants de la ville de apparaît comme l’une années plus tard, une lettre écrite par Gagnon Québec ont pu assister en 1783 à une repré- des 22 chansons en à Thomas-Étienne Hamel en 1864 dans laquelle sentation de la farce de Dibdin intitulée The anglais que Fuller insè- on pouvait lire : « Dans Stadaconé, j’ai incor- re dans The Melodist Padlock (créée en 1768), puis à nouveau en poré certains aspects stylistiques de musique (1871). 1786, 1793, 1800, 1807, 1808 et 1809. Il en autochtone. Ceux-ci comprennent de la répé- 11 On peut en trouver un va de même pour The Poor Soldier de Shield tition mélodique et rythmique, des quintes exemple dans l’opéra (1783), présenté à Québec en 1793 et 1810. Rosina de William vides et des motifs marqués d’accentuation » Il est vrai que Dibdin et Shield citaient à leur Shield (1781), où 6 des (Smith 1898, 36). Aussi, nous possédons les 18 numéros vocaux gré de véritables chansons populaires anglai- observations d’un certain Beaurival quant à un sont des ensembles. ses lorsqu’ils voulaient récupérer ce style10. arrangement pour orchestre de cette même L’œuvre fut présen- D’un autre côté, Quesnel a écrit une musique tée intégralement ou pièce d’Ernest Gagnon qui fut jouée par le complètement originale pour chacun de ses en partie à Halifax, Régiment de Québec. D’après Beaurival, « les Québec et Montréal deux opéras. Ce sont les caractéristiques des indiens [sic] ont été raisonnablement impres- dans les années 1790. mélodies anglaises qu’il nous faut examiner sionnés de l’interprétation et [...] ont reconnu Je crois qu’il est pro- afin de voir si les compositions de Quesnel se bable que Quesnel, s’il dans l’œuvre de Gagnon des éléments familiers rapprochent davantage de ces dernières que n’a pas assisté à une de leur propre musique » (Smith 1989, 37). de l’opéra français typique avec dialogues par- représentation lors de Incidemment, je suis convaincue qu’il s’agit là son dernier voyage en lés de l’époque. Dans les partitions d’œuvres de la première véritable et fidèle utilisation de Europe (1788-89), a anglaises et françaises que j’ai pu examiner pu se familiariser avec matériaux amérindiens dans une composition jusqu’ici, j’ai remarqué que les œuvres anglai- cette œuvre, une fois « raffinée » nord-américaine12. ses comprenaient davantage de numéros com- de retour au Canada (Shield 1781). plexes écrits pour ensembles11. Or, sans tenir Cet incident impliquant mes collègues mon- 12 Parce que le mot « clas- compte du vaudeville final, on trouve seule- tre à quel point, en l’absence de preuves sique » a plusieurs signi- ment deux duos dans Colas et Colinette, alors concrètes, il peut être difficile de convaincre fications, je préfère le que Lucas et Cécile [s.d., avant 1808], en plus les autres chercheurs de l’existence d’un raba- qualificatif « raffiné » de duos, comprend des trios et un quatuor. bou. C’est pourquoi il y a un défi à relever : pour désigner la musi- que qui se situe à la fin

ELAINE KEILLOR 41 pouvons-nous identifier d’autres exemples de savais qu’elle avait grandi dans un foyer d’im- rababous dans la musique du Québec ? Pour ma migrants italiens de Montréal et que, consé- part, j’ai en tête d’autres sujets d’investigation : quemment, il y avait peu de chances qu’elle ait le répertoire des violoneux et des virtuoses de participé à ces soirées passées dans la cuisine l’accordéon, en ce qui concerne les influences québécoise, égayées par la musique des « vio- irlandaises, écossaises, françaises, anglaises, loneux », et dans un style purement québécois. et peut-être même autochtones (voir Hart et J’ai pu enfin en parler avec elle lorsqu’elle Sandell 2001, 12) ; les opéras comme TIQ (The est déménagée à Ottawa en 1994. Je lui ai Indian Question Settled at Last) de Calixa premièrement demandé si elle était familière Lavallée (v. 1865-1866) et Le Fétiche de Joseph avec les différents styles de musique de violon Vézina (1912) ; la Suite canadienne de James au Canada. Elle m’a immédiatement dit : « Oh Callihou (alias Léo-Pol Morin, 1945) ; la Danse oui. J’ai remarqué, quand je suis déménagée villageoise de Claude Champagne (1929), etc. en Alberta, que la musique de violon a là une Certes, il n’est pas aisé de réaliser ce genre différente saveur que celle que j’avais enten- d’étude puisqu’il est nécessaire de s’appuyer due à Montréal ». Je lui ai demandé ensuite si sur la connaissance de différents styles musi- elle avait déjà entendu de la musique folklori- caux et d’un large répertoire. Toutefois, je que de violon à Montréal : « Oh, il y avait des crois que chacun de nous peut jouer un rôle violoneux qui jouaient dans la rue quand j’y dans ce processus de compréhension de la grandissais et j’en ai probablement entendus à musique québécoise, et dans une plus grande la radio aussi » (Archer 1998, 199914). mesure, de ses artisans. Je lui ai alors donné en exemples quelques- Cela implique de demeurer toujours alerte unes de ses compositions où je croyais qu’elle lorsque l’on tente de prendre conscience avait su capter le battement rythmique de ce des racines d’un genre en particulier et des folklore québécois, et peut-être même, à l’oc- conditions de son émergence au Canada. Par casion, en début de phrase musicale, ce frois- exemple, peut-on identifier un commun usage sement des cordes du violon évoquant presque d’accords, de thèmes mélodiques, ou peut- un coassement de grenouille. Il m’a semblé être même de riffs instrumentaux dans l’œu- qu’elle n’avait pas conscience à prime abord vre de groupes populaires actuels, notam- que sa musique présentait ces caractéristiques ment Arcade Fire, The Dears, Simple Plan, et pourtant, quand je les lui ai fait remarquer, , Les Breastfeeders, ou Le Nombre ? elle a admis que cela pouvait provenir d’in- À Winnipeg, on aura découvert que la plupart fluences folkloriques québécoises. Je lui ai par des groupes contemporains, qu’il s’agisse de la suite demandé si son style de composition groupes country, rock, pop ou même métal, avait changé quand elle était déménagée en partagent au moins un repère identitaire. Le Alberta [en 1962]. « Bien sûr », me dit-elle, « la repère le plus fréquemment utilisé remonterait géographie y était bien différente de ce que au grand guitariste Lenny Breau (1941-1984)13, j’avais connu les années précédentes » (Archer dont le jeu en a inspiré plus d’un, au point que 1999). Puis nous avons tenté d’identifier ce les commentateurs évoquent un « Winnipeg qui, dans son style de composition, avait pu Sound ». Certains interprètes ont-ils eu un changer. Cela s’est avéré beaucoup plus diffi- impact semblable au Québec ? Je soupçonne cile à identifier de manière précise, mais les que c’est le cas, mais je ne suis pas suffisam- cellules mélo diques plus longues et une expan- du spectre « classique », par opposition à la musi- ment familière avec la scène musicale de cette sion de l’espace textural étaient évidents. Je que populaire. province pour suggérer un point de départ à lui ai également demandé si elle avait déjà pris 13 Né dans le Maine de pareille investigation. conscience du mouvement et du son du vent parents francophones, dans les prairies canadiennes, un aspect relevé Lorsqu’on recherche de tels repères iden- Breau vécut d’abord avec maintes fois par d’autres musiciens comme titaires, il est toujours utile de discuter avec sa famille à l’Île-du-Prince- Joni Mitchell et Neil Young (Jennings 1997, Édouard puis à Winnipeg, les créateurs musicaux et les interprètes afin 240). Encore une fois, elle a répondu dans où il demeurera durant son de découvrir leurs sources d’influence, les l’affirmative, sans toutefois pouvoir expliquer adolescence et le début de musiques qu’ils ont écoutées et la façon dont son âge adulte. comment ces caractéristiques avaient pu se cela se reflète dans leur propre musique. Je 14 J’ai interrogé de façon frayer un chemin dans sa musique. informelle Violet Archer au témoignerai de cela en donnant l’exemple de cours de ces deux années. la compositrice d’origine montréalaise Violet Pour revenir aux exemples québécois, je Tout en l’aidant à mettre Archer (née Balestri, 1913-2000). En écoutant me suis souvent demandée comment l’eau, et de l’ordre dans ses manus- les premières oeuvres d’Archer, j’en suis venue en particulier les sons du fleuve Saint-Laurent, crits, je l’amenais, de façon informelle, à parler de ce à croire qu’elle devait être familière avec la avaient pu influencer les musiciens qui ont qui avait pu influencer son musique folklorique québécoise, en particulier grandi près de ses rives. Le compositeur Gilles travail de compositrice. celle qu’on exécutait au violon. Pourtant, je Tremblay évoque l’importance des sons de

42 ESSAI SUR LA CULTURE MUSICALE QUÉBÉCOISE : LE RABABOU AU QUÉBEC : PASSÉ, PRÉSENT ET FUTUR l’eau comme source d’inspiration pour ses nes et vice versa. De même, Ernest Gagnon a créations (Tremblay 1983, 19-20). Encore une volontairement choisi d’incorporer des maté- fois, j’ignore si l’on a déjà étudié cette piste. Et riaux amérindiens dans Stadaconé. L’auditeur qu’en est-il par exemple des oeuvres de Claude qui a acquis une certaine expérience des réper- Vivier ? Dans un documentaire de Cherry Duyn toires musicaux d’où émergent les rababous consacré à Vivier et disponible en format pourra se rendre compte que quelque chose DVD, l’une des personnes interrogées, Thérèse de nouveau vient d’être créé. Desjardins, observe que la musique du compo- siteur, en particulier Zipangu (1980), a tou- En plus de ces choix conscients, je soutien- jours évoqué pour elle le fleuve Saint-Laurent drais que des influences plus subtiles (autres (Duyns 2006). Une étude qui se pencherait genres musicaux ou sons provenant de l’espa- sur ce thème réaffirmerait l’inspiration québé- ce géographique) peuvent se frayer un chemin coise d’une grande part de l’œuvre de Vivier et dans ces rababous, souvent à l’insu même du aurait pour effet de démentir les affirmations compositeur. Un voyageur du XIXe siècle, décri- européennes selon lesquelles l’œuvre de Vivier vant son périple dans l’Ouest canadien, men- se rapporte essentiellement à la leur. tionne que la musique amérindienne contient toujours le hurlement du loup (Southesk 1969, Richard Baillargeon et Christian Côté ont sou- 158). Je soupçonne qu’il s’agit là d’une pra- tenu dans leur livre Destination Ragou : une tique qui se perpétue depuis des centaines histoire de la musique populaire au Québec d’années et que les musiciens qui produisent (1991) que la musique populaire du Québec se cette évocation du loup n’en ont peut-être pas composait de plusieurs influences : française, conscience. anglaise, noire, latine et autres (Baillargeon, Côté 1991). Je crois qu’il reste plusieurs autres Les artisans d’un rababou musical vont peut- éléments de ce mélange musical à identifier ; être reconnaître la régularité d’apparition de d’autant plus que, dans un contexte de globa- certains éléments d’un système musical avec lisation, la société québécoise continue de se lequel ils sont familiers. Mais dans ces raba- diversifier. bous, d’autres éléments, dont le timbre vocal ou instrumental, le rythme, les aspects de la Je crois fermement que les sons de l’environ- texture sonore issus d’un espace géographi- nement et les caractéristiques géographiques que spécifique, ne seront pas identifiés par les du milieu de vie, en plus des musiques variées artisans eux-mêmes, faute d’avoir fait aupara- qu’un compositeur a pu entendre, ont un impact sur son œuvre, et parfois même incons- vant l’objet d’une description verbale. Mieux ciemment. Or, si certains musiciens peuvent comprendre ces musiques du Québec requiert l’admettre, plusieurs n’en ont pas conscience. des observateurs et des auditeurs astucieux De plus, cette opinion a été rejetée par cer- qui puissent identifier et clarifier tous ces tains ethnomusicologues, tels Alan Lomax et éléments, plus particulièrement ceux qui ont John Blacking (voir McLean 2006). Je n’aurais atteint un certain niveau de stabilité ou qui se q réussi ici qu’à donner quelques exemples de sont transformés avec le temps. rababous et à soulever un certain nombre de questions, à évoquer d’autres possibilités. RÉFÉRENCES Pourtant, les preuves que j’ai rassemblées, en particulier au cours de mes recherches sur la BAILEY, Colin B. (2007). « The Greatest musique des premières nations du Canada, Luminosity, Colour and Harmony : Renoir’s supportent grandement la théorie d’une rela- Landscapes, 1862-1883 », Paul HOLLERTON tion causale entre la structure musicale et la (dir.), Renoir Landscapes 1865-1883, structure sociale dans un espace spécifique Londres, National Gallery, p. 41-85. (voir Keillor 2006, [46]). BAILLARGEON, Richard et Christian CÔTÉ Un individu peut communiquer dans une (1991). Destination Ragou : une histoire de langue étrangère sans pour autant connaître la musique populaire au Québec, Montréal, toutes les règles grammaticales et syntaxiques Triptyque. qui lui sont particulières. Toutefois, je soutiens BEAURIVAL (prénom inconnu) (1862). qu’un musicien peut proposer inconsciemment « Chronique musicale », Écho du cabinet de un mixage de différents genres de musiques, lecture paroissiale, vol. IV, no 7, avril, p. 151. mais peut aussi choisir de faire un rababou. C’est en effet ce qui, de manière évidente, a été CHAILLEY, Jacques (1990). Cours d’histoire observé par Kennicott, alors que les voyageurs de la musique, Paris, A. Leduc, tome 1, vol. tentaient de chanter les chansons amérindien- 1. Première impression : 1967.

ELAINE KEILLOR 43 COOPER, Dorith (dir.) (1991). Extraits d’opé- ______(2006). Music in Canada : ras et d’opérettes I, Ottawa, Le Patrimoine Capturing Landscape and Diversity, musical canadien. Montréal, McGill-Queen’s University Press. DUBOIS, Paul-André et Élisabeth GALLAT- ______(dir.) (1983). Musique pour MORIN (1995). Livret d’accompagnement, Le piano I, Ottawa, Société pour le Patrimoine chant de la Jérusalem des terres froides (Les musical canadien. chemins du Baroque en Nouvelle France), ______(1986). « The Role of Dogrib Studio de musique ancienne de Montréal, Youth in the Continuation of Their Musical Réjean Poirier (dir.). K617, 3383510000522, 1 Traditions », Yearbook for Traditional Music, disque compact. vol. 18, p. 61-76. DULONG, Gaston (1999). « Pemmican, KENNICOTT, Robert (1942). « Journal », Pémican », Dictionnaire des canadianismes, James A. JAMES (dir.), The First Scientific Québec, Septentrion, p. 379. Nouvelle édition Exploration of Russian America and the revue et augmentée. Première édition : 1989. Purchase of Alaska, Evanston, Northwestern University Press, p. 46-146. ______(1999). « Rabadou », Dictionnaire des canadianismes, Québec, Septentrion, LYTWYN, Victor P. (2002). Muskegowuck p. 428. Nouvelle édition revue et augmentée. Athinuwick : Original People of the Great Première édition : 1989. Swampy Land, Winnipeg, University of Manitoba Press. DUYNS, Cherry (2006). Claude Vivier. Rêves d’un Marco Polo. Opus Arte, OA 0943 D, MCLEAN, Mervyn (2006). Pioneers of [63 :56 et 66 :12], 1 disque vidéo numérique. Ethnomusicology, Llumina Press. FORD, Clifford (dir.) (1984). Chœurs reli- POIRIER, Lucien (éd.) (1987). Songs II to gieux et liturgiques I, Ottawa, Le Patrimoine French Texts/Chansons II sur des textes , Ottawa, Canadian Musical Heritage musical canadien. français Society, coll. « The Canadian Musical FOSTER, John E. (1987). « Pemmican », James Heritage »/« Le Patrimoine musical canadien ». H. MARSH (dir.), L’Encyclopédie du Canada, ______(1992). Songs III to French Texts/ Montréal, Les éditions interna tionales Alain Chansons III sur des textes français, Ottawa, Stanké, tome III, p. 1468. Canadian Musical Heritage Society, coll. « The FULLER, O. L. (1871). The Melodist. Canadian Musical Heritage »/« Le Patrimoine Containing a Choice Selection of Songs with musical canadien ». Music, , Fuller. SHIELD, William (1781pd). Rosina, Melville HALL, Frederick A. (éd.) (1985). Songs I to (NY), Belwin Mills. Facsimile edition. English Texts/Chansons I sur des textes SIOUI, Georges E. (1994). Les Wendats, une en anglais, Ottawa, The Canadian Musical civilisation méconnue, Sainte-Foy (QC), Les Heritage Society, coll. « The Canadian Musical Presses de L’Université Laval. Heritage »/« Le Patrimoine musical canadien ». SMITH, Gordon E. (1989). « Ernest Gagnon ______(1993). Songs IV to English Texts/ on Nationalism and Canadian Music : Folk and Chansons IV sur des textes en anglais, Native Sources », Revue de musique folklori- Ottawa, Canadian Musical Heritage Society, que canadienne, vol. 17, p. 32-39. coll. « The Canadian Musical Heritage »/« Le SOUTHESK, James Carnegie, Earl of (1969). Patrimoine musical canadien ». Saskatchewan and the Rocky Mountains : HART, Laurie et Greg SANDELL (2001). Danse A Diary and Narrative of Travel Through ce soir ! Fiddle and Accordion Music of the Hudson’s Bay Company’s Territories Québec, Pacific (Mont.), Mel Bay Publications. in 1859, Edmonton, Hurtig. Éditions pré- cé dentes : 1875, , J. Campbell ; JENNINGS, Nicholas (1997). Before the Edinburgh, Edmonston and Douglas. Gold Rush : Flashbacks to the Dawn of the Canadian Sound, Toronto, Penguin. THWAITES, Reuben Gold (dir.) (1898sq, 1909). The Jesuit Relations and Allied KEILLOR, Elaine (1998). « Chanson de Riel : A Documents, Cleveland, Burrows Brothers Musical Rubbaboo », Les Cahiers de la Société Company, vol. 28 (1645-46), http://www. québécoise de recherche en musique, vol. 2, puffin.creighton.edu/jesuit/relations, consulté no 1, juin, p. 23-28. le 13 août 2008.

44 ESSAI SUR LA CULTURE MUSICALE QUÉBÉCOISE : LE RABABOU AU QUÉBEC : PASSÉ, PRÉSENT ET FUTUR TREMBLAY, Gilles (1983). Note de pré- Autres sources : sentation de Fleuves (1976), Anthologie ARCHER, Violet (1998, 1999). Communications de la musique canadienne Radio Canada personnelles avec l’auteure, Ottawa. International, ACM 12, 6 disques 33 1/3 tours /p. 19-21. Native Drums, http://www.nativedrums.ca, consulté le 13 août 2008. WHIDDEN, Lynn (2007). Essential Song : Three Decades of Northern Cree Music, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press.

ELAINE KEILLOR 45