LA TUNISIE DE BOURGUIBA A BEN ALI DU MÊME AUTEUR

OUVRAGES

Tunisie, pouvoirs et luttes, Paris, Sycomore, 1978. Le Maghreb, Paris, PUF (« Que sais-je? », n° 2024), 1982, 2 éd. 1988.

OUVRAGES COLLECTIFS

Les IV et V Plans tunisiens, in Du Maghreb, Paris, Temps Mo- dernes, 1977. L'islamisme au Maghreb, essai de synthèse, in Les relations entre le Maghreb et le Machreq, Paris, CNRS, 1984. De Gaulle et le Maghreb, in De Gaulle et le Tiers Monde, Paris, Pédone, 1984. Tacaour Jaghrafi Li-wahdati Al-Maghrib Al-Arabi (Une approche géographique de l'unité du Maghreb arabe), in Wahdati Al- Maghrib Al-Arabi, Beyrouth, CEUA, 1987. Du développement « Ego-centré » au développement solidaire, in Le grand Maghreb, Paris, IFRI, 1989.

ESSAIS SUR LA TUNISIE

Le Mouvement national tunisien, Revue française d'Etudes politiques africaines (RFEPA), n° 98, 1975. Le Parti socialiste tunisien (PSD), RFEPA, n 107 et 111, 1974 et 1975. Le courant ouvriériste et populaire en Tunisie, face au pouvoir d'Etat, RFEPA, n° 149, 1978. Réflexion sur les formalismes démocratiques, Sou'Al, n 2 et 3, Paris, 1982-1983. The Tunisian economy one year after the November 1987, Middle East Money, décembre 1988.

AUTRES ESSAIS

La circulation des biens et des personnes en Afrique (essai sur l'économie informelle), Science et Vie Economie, janvier 1987. The inter-Arab Trade, Middle East Money, juin et septembre 1988. POLITIQUE D'AUJOURD'HUI

LA TUNISIE DE BOURGUIBA A BEN ALI

MOHSEN TOUMI

PRESSES UNIVERSITAIRES DE ISBN 2 13 042804 5

Dépôt légal — 1 édition : 1989, novembre © Presses Universitaires de France, 1989 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Introduction

Le remplacement, à la présidence de la République tuni- sienne, de par Zeine El-Abidine Ben Ali, opéré le 7 novembre 1987, intervient trente ans exactement après la proclamation de la République (juillet 1957). Dans un Tiers Monde où les « successions » s'effectuent dans la violence et le mépris des lois, le calme et la légalité constitu- tionnelle dans lesquels s'est déroulée la relève, à , des- sinent un événement remarquable. Il convient de l'expliquer et c'est aussi une occasion pour faire le point, après deux générations d'indépendance, sur l'évolution politique autant qu'économique, sociale et cultu- relle d'un pays considéré par les observateurs comme un « laboratoire », en Afrique et dans le monde arabe. Laboratoire pour les mauvaises comme pour les bonnes expériences.

On ne trouve pas les origines du 7 novembre dans son anté- riorité immédiate. Il résulte de tout un processus historique de déliquescence de l'Etat et d'éclatement de la société, dans un environnement géopolitique difficile et un contexte écono- mique et financier international préjudiciable aux pays en voie de développement : 1 / La dégradation de l'état de santé de Habib Bourguiba. Elle a commencé en 1967. Vingt ans après, l'un des stratèges politiques les plus exceptionnels du Tiers Monde se trouve prisonnier d'infir- mités physiques généralisées et d'incapacités intellectuelles qui lui laissent peu de répit. A 80 ans et plus, personne, à l'intérieur du régime, n'a pu ou voulu lui suggérer de se retirer. Aurait-il dû, lui- même, en prendre l'initiative ? Cet acte aurait évité à la Tunisie des déperditions qu'elle ne compensera pas de sitôt. Mais Bourguiba s'était installé dans une sorte d'éternité et l'identifiait assurément à la pérennité de l'Etat moderne que les Tunisiens ont édifié sous sa direction. Dans cette logique, le naufrage de la vieillesse d'un homme devenait le naufrage de tout un pays. 2 / Mais on ne peut ramener l'histoire d'un pays à la seule histoire d'un homme. Ce que nous appelons la déliquescence de l'Etat appelle aussi des explications idéologiques et structurelles : — Crise idéologique après l'arrêt brutal de l'expérience écono- mique « socialisante » menée par , au cours de la décennie 1960-1969. Première grande interrogation sur la crédibilité du régime. — Déperdition des forces du parti au pouvoir, le Parti socialiste destourien (PSD). De parti-Etat, il devient parti-alibi d'une techno- structure qu'il ne contrôle pas. — La présidence à vie établie en 1975 au profit de M. Bour- guiba va, en même temps, bloquer le jeu des institutions et déclen- cher « la course à la succession ». Les Premiers ministres — désignés comme dauphins par leur fonction — consacrent leur temps et leur savoir-faire à déblayer le chemin qui les mène vers la magistra- ture suprême. Ils délaissent les devoirs de leur charge. Mal géré, le pays s'expose alors aux « accidents » comme l'attaque de Gafsa par un commando venu de Libye, en 1980, ou les émeutes du pain en 1984. — Accélération des ruptures entre l'Etat et la nation. Ces rup- tures sont économiques et sociales : mises au pas de l'Union générale tunisienne du Travail (UGTT) en 1978 et en 1985. Elles sont politiques : affaiblissement de la gauche d'une part, et d'autre part irruption en force du mouvement islamiste, dès 1980. Ce dernier courant (con- forté par la révolution iranienne) a su identifier la crise culturelle profonde qui divise et perturbe la Tunisie, l'amplifier, l'exprimer politiquement — surtout en direction de la jeunesse — et en tirer avantage. — On constate une coupure nette entre la mémoire officielle et la mémoire collective. Cette coupure n'est pas perçue comme un danger par les clans qui se forment à l'intérieur du régime et par une bonne partie de l'opposition. Chacun y voit une occasion de réécrire l'histoire à sa manière. La rupture devient un enjeu politique et chaque clan précipite sa consommation, en espérant la récupérer à son profit.

3 / Dès l'année 1985, la Tunisie se trouve en voie de « libani- sation ». Son environnement régional et international y contribue. Des voisins et des partenaires essayent de profiter de la situation pour la déstabiliser ou pour y provoquer un « changement » qui serve leurs intérêts. Dans ce tableau, l'agression perpétrée par l'aviation israélienne, le 1 octobre 1985, prend valeur de symbole : la Tunisie devient un terrain d'aventures où n'importe qui peut faire n'importe quoi.

Dans le contexte que nous venons d'évoquer, l'initiative des hommes du 7 novembre 1987 prend valeur d'acte de salut public. Aucun observateur, tunisien ou étranger, ne le conteste. Mais il ne suffit pas d'accéder au pouvoir. D'abord, il faut le conserver. Ensuite, il faut savoir quoi en faire et au profit de qui. Telles sont les tâches qui sollicitent les nouveaux dirigeants du pays. Nous nous attacherons à les exposer en les situant dans l'environnement géopolitique et géostratégique de la Tunisie. A cet égard, la restauration du consensus social, la préservation de la souveraineté nationale et la coopération avec l'Europe (particulièrement avec la France) dans la pers- pective de l'Acte Unique européen de 1993 constituent les interpellations majeures. Nous croyons qu'elles ne trouveront de réponse correcte que dans une démarche de sécurité collec- tive de tous les Etats du Maghreb. L'ambition de cet ouvrage est d'exposer ces enchaînements et de mettre en évidence ces fortes relations de cause à effet. Si notre démarche s'assurera (dans le sens alpinistique du terme) en recourant aux faits et aux événements précis, et en s'inscrivant elle-même dans leur déroulement chronolo- gique, elle n'en sera pas pour autant une démarche historique. Pour quelles raisons ? Par manque de possibilité de recul, par manque d'espace, par manque de matériaux (les archives rela- tives aux années 1956-1987 ne sont pas accessibles) et enfin par choix : expliquer et donner à comprendre l'immédiat. Notre démarche est essentiellement une démarche d'analyse politique. Cela signifie entre autres implications : — Que nous ne passerons pas en revue, académiquement, tous les événements vécus par la Tunisie depuis l'indépendance (et a fortiori depuis les débuts du mouvement national, par exemple) — Que nous irons à l'essentiel, c'est-à-dire au contenu à la signi- fication et aux conséquences des grands événements qui ont marqué les trois dernières décennies en Tunisie, tout en étant conscients que la hiérarchisation, en la matière, n'échappe pas à la subjectivité.

Nous ajouterons que par tempérament et par réflexe pro- fessionnel nous sommes tenté de privilégier les événements et les faits économiques. Par souci de clarté, pour ne pas alourdir ces pages (l'analyse économique requiert la rigueur des statis- tiques, des graphiques et des tableaux) et aussi parce que nous voulons nous adresser au plus large public possible, nous recourrons moins à l'exposé et à la démonstration économiques qu'à l'appel aux choses de l'économie en qualité d'annoncia- teurs historiques, de témoins symboles et, surtout, de déto- nateurs.

Nous nous exprimons à titre personnel dans la quatrième partie du chapitre 7. En tant que citoyen, nous avons une vision personnelle de ce que pourrait être l'avenir de la Tunisie et nos jugements particuliers sur ceux qui y font (ou veulent défaire) le politique.

1. Cf. notre ouvrage Tunisie, pouvoirs et luttes paru en 1978 aux Editions Le Sycomore, à Paris.

NB. — Documentation générale arrêtée en avril 1989 (Documentation écono- mique arrêtée en août 1988). I

L'origine des évolutions

L'indépendance de la Tunisie fut acquise en deux temps, entre juillet 1954 et mars 1956. Dans l'intervalle, l' « Unité sacrée », qui avait permis au Néo- de diriger le mou- vement de libération nationale, volait en éclats, tel un matériau fragile, sous l'effet d'une accélération. En l'occurrence, l'accé- lération était historique, interne et externe. L'environnement international (et régional en particulier) va participer directe- ment au débat politique intérieur.

I L'OMBRE PORTÉE DE

Le V Congrès de l'UGTT (Union générale tunisienne du Travail) se déroule du 2 au 7 juillet 1954. Le syndicat qui tient ses assises est identifié par la plupart des Tunisiens, d'abord, comme une organisation de masse, partie prenante de la lutte de libération nationale. Lui-même s'identifie ainsi, d'ailleurs. L'assassinat de Farhat Hached, fondateur et pre- mier secrétaire général, le 5 décembre 1952, par la « Main- rouge » (la première mouture de ce que sera, plus tard, l'OAS en Algérie), était un acte politique. On s'était attaqué à l'un des symboles de la résistance. Aussitôt après, d'ailleurs, le mouvement de guérilla hors des villes et aussi dans les villes (plusieurs « terroristes » à , à et à Bizerte étaient des ouvriers) s'était étendu. De ce fait, l'élection du secrétaire général allait être une élection politique, aussi. Le contexte international était celui de la guerre froide, malgré la dispa- rition de Staline en mars 1953. Ni la fin de la guerre de Corée en juillet de la même année, ni la défaite française à Dien Bien Phu, en mai 1954, et les Accords de Genève sur la paix en Indochine, deux mois plus tard, ne permettaient d'espérer un dégel dans les relations internationales. Le monde arabe, enfin, depuis janvier 1952, avec les débuts de la révolution égyp- tienne, émerge avec force sur la scène internationale sans qu'il soit possible, encore, à l'époque, de classer Mohammed Néguib ou Nasser (lequel s'affirme de plus en plus) comme pro- occidentaux ou anti-occidentaux. Le congrès de l'UGTT se voit accorder une grande attention par les milieux américains. La centrale tunisienne, depuis trois ans, s'est retirée de la Fédération syndicale mon- diale (FSM) d'obédience communiste, et a rejoint la Confédé- ration internationale des Syndicats libres (CISL). Aussi, les syndicats américains envoient-ils pour les représenter au V Congrès une forte personnalité, Irwing Brown en personne, président de l'AFL et aussi président de la CISL Le congrès termine ses travaux par l'élection d'une nouvelle commission administrative de neuf membres, parmi lesquels on trouve Ahmed Ben Salah (secrétaire général) et (secré- taire général adjoint). Habib Achour n'y figure pas. Qu'ils se fassent remarquer par leur présence ou par leur absence, se trouvent ainsi réunis des hommes qui, durant trente-quatre ans, domineront le paysage politique tunisien en général et la vie de l'UGTT en particulier ainsi que ses rap- ports avec le pouvoir politique. Leurs rivalités se dessinent aussi, dès cette époque. Le nouveau secrétaire général a 28 ans en 1954. C'est un professeur de littérature arabe, qui n'a pas eu le temps de beaucoup enseigner. Né en 1926, à , il préside à 18 ans la jeunesse scolaire d'obédience destourienne. En 1947 il assure la liaison entre, d'une part, le Néo-Destour, Habib Bourguiba (en exil au Caire) et (épiphéno- mène patriotique dans la dynastie husseinite) exilé à Pau par les autorités françaises. De retour en Tunisie, en 1948, il

1. Irving Brown vient de décéder en février 1989. adhère à l'UGTT. En 1949, professeur au lycée de Sousse, il est élu secrétaire général des syndicats de l'enseignement secondaire et aussi secrétaire général des Fonctionnaires tuni- siens. Fin 1951, Ahmed Ben Salah se trouve coopté au secré- tariat de la CISL, à Bruxelles. A ce poste, durant trois ans, il va acquérir ce profil de fonctionnaire international qui ne le quittera jamais. Chargé des questions du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, il va pouvoir se livrer à un travail politique important, au profit de la cause nationale tunisienne mais aussi au profit de l'ensemble du Mouvement de libération maghrébin. Il va par ailleurs nouer de solides amitiés dans les milieux progres- sistes européens, à l'occasion de la tenue du Conseil général de la CISL à Berlin, en 1952, et du Congrès international de cette même organisation, à , en juillet 1953, où il se lie avec Olaf Palme d'une amitié qui ne se démentira pas. C'est donc à un homme d'appareil connu et apprécié que l'UGTT, en avril 1954, confie le secrétariat du comité chargé de la préparation de son V Congrès. Mais, à ce titre, avait-il le droit d'être éligible ? Par ailleurs, pouvait-on dire que la base ouvrière de l'UGTT (quasi dominante à l'époque) le connaissait et lui faisait confiance ? Cet intellectuel jouissait-il à ses yeux d'un quelconque charisme ? En fin de compte, devait-il sa nomination à la tête de la centrale à la base ouvrière ou bien à une décision politique, celle du Néo-Destour (dont il était membre) ? Nous sommes de ceux qui privilégient la deuxième hypothèse, sans prétendre pour autant que Ben Salah était un instrument docile entre les mains du parti. Bien au contraire. Ahmed Tlili était de quatorze ans l'aîné de Ben Salah. Né en 1912, à Ksar-Gafsa, l'homme élu secrétaire général adjoint de l'UGTT compte déjà un vrai passé politique et s'identifie aussi bien chez les syndicalistes que chez les destouriens avec le Sud-Ouest tunisien. Instituteur, militant du Destour dès 1937, postier, il a été membre de la première commission administrative de la centrale fondée par Farhat Hached. C'est aussi un excellent organisateur, méthodique et secret. Les réseaux de collecte d'armes et les pistes dont il établit la géographie dans la région de Gafsa servent déjà à la lutte naissante des maquisards algériens. Habib Achour, lui, n'est ni professeur de littérature, ni ex-sadikien, ni tacticien secret. A 41 ans (il est né le 25 février 1913, aux îles Kerkennah) il est déjà, en 1954, une légende vivante, dans le Centre et le Sud tunisien. N'est-il pas le compagnon et l'intime de Farhat Hached ? N'est-ce pas lui qui, en compagnie d'un autre Kerkennien, Khalifa Haouas, en avril 1945, a organisé la fuite de Bourguiba vers la Tripolitaine ? N'est-il pas l'homme, enfin, de la confrontation ouvrière du 5 août 1947, à Sfax, au cours de laquelle il fut grièvement blessé ? Ne figure-t-il pas, enfin, dans la premier bureau exécutif de l'UGTT de janvier 1946 ? Comment se fait-il alors qu'il ne figure pas dans les instances dirigeantes de ce V Congrès ? Cet ouvrier (il était agent de la voirie) populaire dans les faubourgs de Rbat El-Gwabsia, de Sfax, n'entérinait pas le choix de Ben Salah comme secrétaire général. De son côté, la puissante Fédération des fonctionnaires, qui dominait les structures de la centrale, se méfiait de ce baroudeur capable de mobiliser des milliers de manifestants... et qui était « à peine capable d'écrire son nom » ! De toute manière, les ouvriers, depuis la création de la centrale, avaient été sous-représentés dans les instances de direction : dans la première commission adminis- trative de janvier 1947, sur 15 membres, 14 étaient des fonc- tionnaires. Cette distorsion a constitué, et constitue encore aujourd'hui, l'une des clés des différentes crises vécues par le syndicalisme tunisien Cette absence de Achour des instances dirigeantes de l'UGTT constitue la première fêlure, à la veille de l'indépendance, dans le corps de l' « Unité nationale ». Elle provoque une double démarche : de la part du Destour, que le martyr de Hached gêne (déjà !) et qui commence à regarder avec méfiance la centrale syndicale, identifiée par les Tunisiens comme un organisme politique, aussi ; de la part des dirigeants syndi- calistes, lesquels vont constamment chercher à impliquer le Destour dans leurs divergences et leurs luttes d'influence. On assiste à la convergence de deux stratégies de l'ambiguïté favorisée par la double appartenance (à l'UGTT et au Destour) de plusieurs dirigeants de premier plan des deux organisations.

2. Cf. Mustapha Kraiem, La classe ouvrière tunisienne et la lutte de libération nationale ( 1939-1952), Tunis, Imprimerie de l'UGTT, 1980. Cf. aussi Mohsen Toumi, Le discours « ouvrier » en Tunisie, in Le Mouvement ouvrier maghrébin, Paris, Ed. du CNRS, 1984. Les propos mêmes que tient le secrétaire général du syn- dicat les nourrissent. Tant qu'il demeure à la tête de l'UGTT, c'est-à-dire jusqu'en octobre 1956, Ahmed Ben Salah souffle le chaud et le froid : ce faisant il vise deux objectifs. Le premier est interne au syndicat : faire pièce aux surenchères « ouvriéristes » des syndicats de Sfax, animés par Habib Achour. Le second est proprement politique (et moins « politicien » paradoxalement) : faire en sorte que les institutions tunisiennes indépendantes, en gestation, soient des institutions démocra- tiques et servent prioritairement les intérêts de la masse des Tunisiens. Ce double objectif inspire à Ben Salah des propos et des attitudes parfois excessifs, parfois contradictoires, vis-à-vis du pouvoir politique et, particulièrement, de Bour- guiba. En décembre 1954, opérant une comparaison implicite entre ce dernier et Farhat Hached il déclare : « De tous les hommes illustres des peuples colonisés, seul Farhat Hached demeure éternel. » Mais quelques mois plus tard, lors de l'inauguration des nouveaux locaux de l'UGTT, il n'hésite pas à dire (12 juin 1955) : « L'homme du peuple, le Guide de la patrie, le Chef du Mouvement national, celui qui nous inculque... les principes de notre orientation nationale et la foi dans la lutte : je parle de Habib Bourguiba. » Bien entendu, les circonstances ne sont plus les mêmes. Ben Youssef a déjà condamné les accords de 1954 sur l'autonomie interne et l'UGTT est obligée de se « positionner ». Mais cela n'explique pas tout : comme on le verra plus loin, le syndicat (son appareil en tout cas) garde intact son droit à la critique, surtout en matière sociale et le démontrera avec éloquence à l'occasion du VI Congrès, lequel se déroulera à Tunis en septembre 1956, dans la salle du Palmarium.

Ce que nous appelons le jeu des fêlures est pratiqué aussi par les politiques et d'abord par le Destour. Cette pratique lui était dictée par la précipitation des événements historiques, à l'intérieur et à l'extérieur, et cela en l'espace de deux ans. Sur la scène internationale, ce que l'on va appeler plus tard le Tiers Monde impose son existence : en novembre 1954, le Congrès de la Soumma inaugure la révolution algérienne et Nasser devient chef de l'Etat égyptien ; en avril 1954 se tient en Indonésie le Congrès de Bandoueng et en novembre 1955 le Maroc acquiert son indépendance. A l'intérieur, le pays, en moins de deux ans, va passer du principe de l'autonomie interne à l'indépendance, vivre une guerre civile, et se doter d'une Assemblée nationale constituante. Curieusement, dans ces années 1980 (et bien avant le 7 novembre 1987) les Tuni- siens — hommes politiques, historiens, journalistes — revien- nent sur les événements de cette époque. Là se trouve l'origine des clivages et des convergences qui caractérisent aujourd'hui leurs débats.

II

LA CONCLUSION DES ACCORDS SUR L'AUTONOMIE INTERNE

On en a fait une série d'images d'Epinal : en quelques heures, le 31 juillet 1954, Mendès France débarque à Car- thage, s'entretient avec le Bey et règle l'essentiel du problème. Un mois après (le 7 août), Tahar Ben Ammar forme un gou- vernement mandaté par le Néo-Destour ; le 3 juin 1955 les conventions franco-tunisiennes sur l'autonomie interne sont signées ; Bourguiba, revenu le 1 juin dans son pays, a tout dirigé, en coulisse, à Paris, sans coup férir. Certes, en homme d'Etat lucide, Mendès France a su tirer les leçons de Dien Bien Phu. Mais il n'a fait que synthétiser des avancées anté- rieures importantes, tels le rapport demandé par Edgar Faure, en 1952, à son ministre d'Etat chargé de la question tunisienne, François Mitterrand, la tournée effectuée en Afrique du Nord par le général de Gaulle et le plan préfigurant l'auto- nomie interne que le général Catroux (à la demande de De Gaulle) développa en octobre 1953 devant le « Comité d'études des problèmes d'outre-mer ». Effectivement, le Néo- Destour ne récusa ni le personnage même de Ben Ammar, ni le gouvernement qu'il constitua. Mais il considérait celui-là comme une « entorse nécessaire » et celui-ci comme un ins- trument à double tranchant. Dans un article — admirable de justesse — paru dans L'Action, en 1958 Bechir Ben Yahmed a explicité cette tactique : « M. Tahar Ben Ammar n'est pas à nos yeux un homme irréprochable, encore moins un citoyen modèle (...). Ses sacrifices pour la cause nationale sont négli-

3. L'Action, 8 septembre 1958. geables, s'ils ont jamais existés. Mais (...) Nous l'avons accepté, dans une phase transitoire, comme un moindre mal. » Tahar Ben Ammar était un homme du XIX siècle, un grand propriétaire terrien, né en 1889. Il avait adhéré au Destour en 1920, pour le quitter en 1924. Par la suite, durant vingt-trois ans, il présidera un conseil de notables regroupés autour du Bey, le Grand Conseil (1928-1951). Il envisageait — et désirait sincèrement — l'indépendance de son pays. Mais, patron impitoyable (par tradition féodale plus que par cheminement idéologique), il ne pouvait imaginer qu'elle amenât au pouvoir les hommes du Néo-Destour au natio- nalisme contestataire ni qu'elle profitât en premier lieu aux artisans, aux petits agriculteurs ou surtout aux « Zoufris » de cette UGTT si présente, si puissante et si peu monarchique. Dans l'article que nous citons plus haut, Bechir Ben Yahmed le présente comme : « L'archétype de cette bourgeoisie natio- nale (...) passionnément attachée à ses intérêts. » Sa carrière politique personnelle se termina en 1958, à la suite d'un procès controversé dont le régime aurait pu faire l'économie. Ben Ammar est mort en 1985, à l'âge de 96 ans. En fait, il incarna publiquement des groupes de pression, une catégorie sociale qui souhaitait une indépendance qui ne bouleverse d'aucune manière l'ordre existant, en se coulant dans un moule « libéral ». Ce que l'on pouvait déjà qualifier de bourgeoisie libérale, par- tisane d'une monarchie constitutionnelle, avait déjà tenté une cohabitation avec le Néo-Destour, au début des années 1950, avec l'expérience du gouvernement de Mohammed Chénik (août 1950 - I avril 1952). Ce dernier, grand propriétaire terrien, petit industriel, président de la chambre de commerce et figure de proue du Grand Conseil composa un cabinet dans lequel figureront des destouriens de premier ordre comme Salah Ben Youssef. Ce gouvernement fut dissout et réprimé par l'administration coloniale. Mais l'épreuve commune n'effaça pas les clivages idéologiques. Elle inspira à la bourgeoisie libérale une double — et habile — attitude : garder des liens avec le mouvement nationaliste mais ne jamais hésiter à mar-

4. Ce mot vient directement du pluriel français « ouvriers ». Il désigna dans les années vingt les dockers, puis les ouvriers d'une manière générale. Par la suite il prit de l'extension pour signifier « voyous ; ou bien contestataires de l'ordre établi », qu'il soit social ou religieux. quer sa différence. En juillet 1953 l'héritier du trône, Azzeddine Bey, très proche de la Résidence générale, fut « exécuté » par un militant nationaliste. A ses funérailles, le Néo-Destour ne se fit pas représenter. Par contre, Tahar Ben Ammar y assista, en compagnie de plusieurs notables et des représentants du « Vieux-Destour ». Un jeune avocat, membre du parti de Bourguiba, mais gendre de M'hammed Chenik, n'hésita pas à qualifier la mort d'Azzeddine Bey d'atteinte « au pays légal » Ce jeune avocat s'appelait Ahmed Mestiri. Il allait bientôt accéder aux affaires en qualité de chef de cabinet de Mongi Slim, dans le gouvernement de... Tahar Ben Ammar, dès 1954. La relève et le renouvellement tactique (en même temps) étaient assurés. M. Mestiri devint ministre de l'Agri- culture dans le premier gouvernement de la Tunisie indé- pendante, dès 1956. III L'OPPOSITION DE SALAH BEN YOUSSEF

Après presque deux générations, ce que l'on a coutume d'appeler « l'affaire Ben Youssef » continue encore de susciter les passions et d'alimenter les polémiques en Tunisie. La première touche de sérénité a été l'œuvre de la veuve de Salah Ben Youssef, Saphia Ben Youssef : en regagnant la Tunisie en 1988, après trente-deux années d'exil et vingt-sept ans après l'assassinat de son mari, elle a clairement dit qu'elle s'opposait à toute utilisation partisane et politicienne de sa mémoire. Il est permis de croire qu'elle n'a pas été entendue. Pouvait-elle l'être ? Toutes les archives relatives à la tragique carrière de Salah Ben Youssef (elles existent) ne sont pas encore disponibles pour les historiens. Les fils des compagnons de Salah Ben Youssef exécutés en 1958 et 1963 et en 1980 sont aujour- d'hui des quadragénaires, en pleine force de l'âge et, pour la plupart, engagés dans l'action politique ; le débat sur l'unité

5. Habib Bourguiba, VIII Conférence sur l'histoire du Mouvement national secrétariat d'Etat à l'Information, 1975, Tunis (p. 43). L'entourage immédiat de M'hammed Chenik comporta aussi des hommes de belle trempe, surtout au sein de son cabinet. Quand vint l'indépendance, ils payèrent leur fidélité à Chenik (moins politique que personnelle) par une disgrâce injuste. arabe n'a jamais cessé d'être passionnel ; la solidarité maghré- bine, enfin, est de nouveau à l'ordre du jour. Or ces deux der- nières questions figurent parmi les thèmes politiques soulevés de son vivant par Ben Youssef ou attribués postérieurement à son discours par ses amis. Aujourd'hui que Bourguiba est parti, et sans prétendre nullement exposer l'affaire Ben Youssef, on peut essayer néanmoins d'échapper aux clichés selon lesquels les absents ont toujours tort et les morts ont toujours raison. Salah Ben Youssef avait connu un itinéraire proche de celui de Bourguiba. Comme ce dernier, c'était un avocat formé en France ; comme lui, c'était l'un des fondateurs du Néo- Destour au sein duquel il occupa dès 1934, après le Congrès de Ksar-Helal, le poste — clé — de trésorier. Nous sommes loin, ainsi, de la légende qui fait de l'ancien Président tunisien un « occidentalisé » contesté par un fils du peuple issu des tréfonds arabo-islamiques du pays. Bourguiba n'était pas incapable d'écrire et — surtout — de discourir dans sa langue maternelle, en la maniant avec brio, qu'il s'agisse de l'arabe littéraire ou de l'arabe dialectal, auquel il a donné ses lettres de noblesse, économiques, politiques et culturelles. Ben Youssef maniait la langue française avec autant de maestria que son aîné. L'un, enfin, n'était pas plus religieux que l'autre. En quoi différaient-ils alors ? Ben Youssef était d'origine bour- geoise (il est né en 1907, à Djerba, dans un milieu de commer- çants influents et riches). Bourguiba était issu de la petite bourgeoisie sahélienne, âpre au travail, sévère et crispée. Celui-là aimait « vivre », dépenser, briller, séduire. Celui-ci détestait foncièrement tout ce qui n'était pas l'essentiel et plutôt que de séduire, entreprenait de dominer, vite. Sa fibre « populiste » et les multiples difficultés auxquelles il s'était heurté pour entreprendre ses études et les achever lui fai- saient détester les familles opulentes. Bourguiba avait été floué, humilié au Moyen-Orient et confronté avec des mœurs féodales et des irrationalités qui expliquent (en partie) son opposition à Nasser, ses démêlés avec la Ligue arabe et ses « provocations » anti-panarabes, bien que son arabisme et son attachement à son arabité, pour beaucoup de Tunisiens ne souffrent pas le doute. Ben Youssef, plus humain, et bien qu'étant sans illusions sur plusieurs de ses interlocuteurs, se complaît dans l'hospitalité qu'ils lui réservent. Il vivra la révolution égyptienne en direct. Bourguiba vivra en direct les débuts de la guerre froide et l'influence qu'exerceront sur lui beaucoup de ses amis américains, tels Doolite et Dean Acheson sera telle qu'il confondra le pragmatisme avec la négation de ce que l'idéologie apporte aux peuples en lutte. Il se méfiera d'emblée de Nasser et refusera d'admettre son leadership. Il se posera en rival arabe de l'homme d'Etat égyptien. Ben Youssef acceptera d'emblée Nasser comme chef de file. Il n'eut jamais l'ambition de se placer sur le même plan que lui. Il se flatta de se retrouver en sa compagnie, en compa- gnie de Chou en-Lai et de Ben Bella à Bandoueng, en avril 1955. Bourguiba, constatant qu'il n'y aurait joué que les cinquièmes couteaux (la question nord-africaine, effective- ment, n'y figura que modestement), n'y serait jamais allé. De toute manière, Bourguiba, orgueilleux, méfiant, très tuniso- tunisien, était ce que l'on pourrait qualifier de « patriote isolationniste ». Ben Youssef, plus chaleureux, plus ouvert, et peut-être aussi moins mégalomane que son aîné, était un patriote plus « universel ». Intellectuel raffiné, sceptique, capable de « distanciation » il accordait leur importance aux choses de la vie, aux hommes et se passionnait pour la tactique, ce jeu du doute. Bourguiba, cynique au nom des grands desseins, ne se permettait pas de douter et surtout pas de sa destinée. Il confondit de prime abord la stratégie de sa réali- sation avec celle de la libération de son pays. Secrétaire général du Néo-Destour depuis 1945, Salah Ben Youssef fut loyal envers le président du parti. Il fut des moments où plusieurs dirigeants du mouvement complotaient contre Bourguiba, absent (surtout en 1948). Il lui aurait été facile, alors, d'exploiter la fronde pour prendre la direction du parti. Il n'en fit rien et défendit l'exilé du Caire. La vérité oblige à dire que si Bour- guiba avait été à sa place il n'aurait pas hésité à le sacrifier : pour peu qu'il se persuadât que cette élimination était de nature à servir le dessein politique. Il l'a prouvé, par la suite, en se

6. Mohsen Toumi, Tunisie, pouvoirs et luttes, Paris, Ed. Sycomore, 1978, 2 partie : « Le Mouvement de Libération nationale ». 7. Cf. dans le n° 356 des Temps modernes, de mars 1976, les articles de Ch.-André Julien et de Juliette Bessis et surtout le texte d'une interview inédite (plutôt le script d'un entretien informel) de Salah Ben Youssef, recueillie par un haut fonctionnaire français, Charles Saumagne. délestant de tous les Premiers ministres qui l'ont servi. A l'aube de son accès à l'indépendance, la Tunisie disposait ainsi de deux fortes personnalités, nullement concurrentes, mais complémentaires dans l'absolu. Or le domaine du poli- tique est fait de conjonctions et d'oppositions relatives. Après le temps des conjonctions, le pays, dès la fin de l'année 1954, entre dans la phase des oppositions. Leur objet est le pouvoir. Dès le mois de décembre 1954, en effet, depuis Le Caire, Ben Youssef désapprouve les négociations menées par le gouvernement Ben Ammar (avec l'aval du Destour et sous son contrôle). Il réclame « l'élargissement du cadre des conven- tions ». Il récidive en janvier 1955, reprend les mêmes critiques à Bandoueng, les réitère à Rome, en mai et, après l'accord du 3 juin, qualifie l'autonomie interne de « pas en arrière ». Cela ne l'empêche pas de rentrer en Tunisie le 13 septembre, où on lui réserve un accueil d'un enthousiasme et d'une ampleur comparables à ceux que les Tunisiens avaient réservés à Bour- guiba le I juin. Ce dernier est d'ailleurs à l'aéroport pour l'accueillir. Les deux hommes publient une déclaration com- mune dans laquelle ils soulignent que l'unité nationale doit prévaloir sur toutes les autres considérations. Mais le 7 octobre suivant, dans un discours prononcé dans l'enceinte de la mosquée de La Zitouna, Ben Youssef consomme la rupture en qualifiant les conventions d'acte anti-arabe et d'obstacle à la libération de l'ensemble de l'Afrique du Nord. Tout bascule à cette occasion. Le 12 octobre le bureau politique du Destour retire à Ben Youssef son titre de secrétaire général et l'exclut du parti. Le même jour, Salah Ben Youssef déclare caduque son exclusion et charge Brahim Tobbal de demander à la Ligue arabe de constituer un « comité spécial pour étudier le récent accord franco-tunisien ». Le 14 octobre, le Mouvement de Libération de l'Afrique du Nord, installé au Caire et présidé par Allal Al-Fassi exclut Bourguiba de son bureau politique.

8. Ibrahim Tobbal a été le compagnon de Ben Youssef jusqu'à son assassinat en 1961. Il se considéra par la suite comme le dépositaire de sa « vision politique et le continuateur de son combat ». A cet effet il constitua plusieurs mouvements politiques d'inspiration pan-arabiste et baasiste qui ont formé plusieurs cadres des partis unionistes arabes existants aujourd'hui en Tunisie (reconnus et non reconnus). M. Tobbal réside à Alger jusqu'à maintenant. Mais son retour en Tunisie serait imminent. Il a quitté le pays depuis plus de quarante-cinq ans et n'y est jamais revenu jusqu'à ce jour. Les instances du Destour convoquent un congrès, à Sfax, lequel s'ouvre le 15 novembre. Ben Youssef (provocation ? dérision ?) est invité à y participer. Il refuse. Le 18 novembre, au lendemain même de la clôture des assises du Congrès de Sfax, qui confirment son exclusion du Destour, il orga- nise un meeting au stade municipal de Tunis, avec, à ses côtés, le ministre égyptien des Habous (biens collectifs indivis), Ahmed Hassan Bakouri. Devant un public très nombreux (plus de 20000 personnes) il développe de nouveau ses cri- tiques à l'encontre de l'autonomie interne qu'il reprend le 16 décembre au cours d'une conférence de presse. Il a déjà visité l'intérieur du pays et commence à se dessiner alors ce que l'on peut qualifier sans hésitation, avec le recul, de début de guerre civile : yousséfistes (Al-Imana Al Amma, c'est-à- dire secrétariat général) contre bourguibistes. Contrairement à ce qu'on a prétendu (y compris dans les milieux youssé- fistes) par la suite, la dissidence ne se limite pas au Sud tunisien. Elle s'exprime, dans toutes les régions du pays, par des actions de violence urbaine, par des tentatives de gué- rilla, etc. Pourquoi parler de dissidence ? Parce que les bour- guibistes incarnent et la légitimité du Parti destourien et la légitimité de l'Etat. Il est permis de croire, aujourd'hui, que Ben Youssef avait envisagé la liquidation physique de Bourguiba et réciproquement C'est ainsi par exemple qu'une bombe fut découverte dans l'immeuble qui abritait le bureau de Ben Youssef, le 21 janvier 1956. Une semaine après, le 28 janvier, il s'enfuyait en Libye pour n'y demeurer qu'une année : un traité tuniso-libyen signé en janvier 1957 devait entraîner son expulsion. Le 12 août 1961, en pleine « guerre de Bizerte », Ben Youssef fut assassiné sur ordre de Bourguiba par un commando dirigé par Bechir Zarg Ayoun, son cousin (de Ben Youssef) Le meurtre fut exécuté à Frankfurt,

9. Il serait intéressant, à cet égard, que tous ceux qui composaient alors la direc- tion du ministère de l'Intérieur, sous les ordres de Mongi Slim, et au premier chef Ahmed Mestiri, chef de cabinet, mettent à la disposition de l'opinion publique et des historiens tunisiens leurs archives personnelles, leurs notes, voire leurs sou- venirs. Ils feront œuvre utile. 10. Bourguiba a reconnu ces faits publiquement dans ses conférences sur l'his- toire du Mouvement national (op. cit.). Brahim Tobbal, aussi, relate (et commente) l'événement dans Al Badil Athaouri Fi Tounis (L'alternative révolutionnaire en Tunisie), en arabe, Beyrouth, Ed. Dar AI-Kalima L'Innachr, 1979 (p. 54 et sq.). en RFA, à l'Hôtel Royal, et en pleine crise du mur de Berlin. Brahim Tobbal indique que l'ambassadeur des Etats-Unis en RFA aurait joué un rôle important dans la préparation logis- tique du forfait et dans l'atténuation de ses suites diploma- tiques et judiciaires. La chose n'a rien d'étonnant mais elle devrait être vérifiée.

Vingt-sept ans après cet épilogue shakespearien, trois ques- tions méritent d'être posées I / Pourquoi Ben Youssef a-t-il condamné l'autonomie interne ? Il convient de remarquer, tout d'abord, qu'il l'a condamnée dès l'ouverture des négociations et en préjugeant de leurs conclusions. Cela veut dire qu'a priori il refusait le principe même d'une libération par étapes (théorie chère à Bourguiba). En vertu de quoi ? Le discours destourien affir- mera toujours que Ben Youssef réagissait par ambition per- sonnelle, par rivalité avec Bourguiba On ne peut exclure cet aspect « personnel » de la démarche de Ben Youssef. Mais il n'explique pas tout. Ben Youssef pose des questions de fond en se référant à une charte à laquelle a souscrit son parti, à l'instar de tous les mouvements de libération maghrébins.

Cette charte est celle qui fonde, dès 1947, au Caire, le Comité de Libération du Maghreb sous la présidence de l'émir

Abdelkrim Al-Khattabi. Elle stipule qu'aucune négociation séparée ne doit être engagée avec la France par l'un ou l'autre des mouvements de libération nord-africains et préconise une lutte régionale généralisée. Elle laisse entendre implici- tement, aussi, que l'accès à l'indépendance (et non pas à l'autonomie interne !), seul, de l'un des pays maghrébins affai- blirait la lutte de ceux qui demeurent encore sous le joug colo- nial. Il y a donc un contrat et Ben Youssef estime qu'il faut en respecter les clauses. D'ailleurs quand, en novembre 1955, le Maroc accède à l'indépendance, Allal Al-Fassi la condamne pareillement. De jure, donc, Ben Youssef avait raison. Mais,

à notre avis, les rapports de force existants lui donnaient tort, dans les faits (ainsi qu'à Al-Fassi). Le plus troublant, comme

II. Nous les avons exposées dans Tunisie, pouvoirs et luttes (op. cit.) et dans Le Maghreb, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1982 et 1988 (2 éd.). 12. Cf. la série Histoire du Mouvement national tunisien, dirigée par Mohammed Sayah, t. III, Tunis, Ed. Dar El-Amal, 1979. nous l'exposons dans Le Maghreb, est que le même Ben Youssef, en 1949, avait qualifié d' « enfantillage » une propo- sition des Algériens Derdour et Ben Bella consistant à unifier « sur le terrain », militairement, les combats maghrébins pour l'indépendance. Bien entendu il est logique d'admettre que, dans l'esprit de Ben Youssef, la réalité qui prévalait en 1955 n'était plus celle de 1949. Mais, dans ces conditions, le même argument peut être invoqué en faveur de la stratégie de Bour- guiba : la réalité de 1947, qui fondait la Charte maghrébine, était dépassée par la réalité de 1955. Nous persistons à croire, pour notre part, que ni les données géographiques (surtout en Tunisie), ni les rapports de force militaires, ni l'état des relations politiques entre les différents mouvements maghré- bins (et à l'intérieur de chacun d'entre eux) ne se prêtaient, en 1955, à une généralisation de l'affrontement militaire avec la France avec de sérieuses chances de succès. Plus encore : si la stratégie développée au Caire et relayée par Ben Youssef avait prévalu, la révolution algérienne en aurait pâti, privée des sanctuaires que lui offriront le Maroc et la Tunisie indé- pendants, dès 1956. 2 / Les effets immédiats de l'opposition yousséfiste. Elle persuade Bourguiba que la vulnérabilité est un corollaire de l'action politique et du pouvoir. Il n'oubliera pas la leçon et saura par la suite prendre les devants (sans pitié) pour couper court aux menaces. Elle donne un argument majeur aux négociateurs tunisiens du gouvernement Ben Ammar et sur- tout, une année plus tard, à Bourguiba, directement, pour obtenir une indépendance totale que l'autonomie interne n'envisageait qu'à long terme (le 20 mars 1956 fut aussi une victoire de Ben Youssef). Elle divise la scène politique tuni- sienne pour longtemps. Le Vieux-Destour (signataire, il est vrai, de la charte de 1947) se range derrière le secrétaire général. Le Parti communiste (pour des raisons qui n'ont rien à voir ni avec la réalité tunisienne, ni avec le monde arabe) dénonce aussi les accords sur l'autonomie interne. L'UGTT, après de rudes débats entre les fédérations et grâce à l'action décisive de Ben Salah et Habib Achour (pour une fois d'accord), sou- tient Bourguiba, alors que la plupart des organisations patro-

13. Op. cit. nales (avec des nuances et des exceptions il est vrai) ne désap- prouvent pas Ben Youssef. L'opposition yousséfiste introduit la violence physique dans le débat politique en Tunisie : et elle est la première à en pâtir : en octobre 1959, 123 partisans de Ben Youssef (sur 128 accusés) sont reconnus coupables d'avoir organisé un complot tendant à assassiner Bourguiba. La Haute Cour de justice qui les juge en condamne 15 à la peine capitale (dont sept par contumace). La sentence est exécutée. Le danger de « sédition » désormais va justifier un grand nombre d'entorses au droit. Plusieurs personnalités politiques présentes dans l'appareil du Destour et au gouver- nement et qui se retrouveront plus tard dans l'opposition, les uns au nom de la démocratie et les autres au nom du socia- lisme, participeront à ces entorses ou bien les avaliseront en ne protestant pas et en demeurant à leurs postes comme si de rien n'était. Il fallait être naïf lors de l'assassinat de Ben Youssef pour ne pas soupçonner qui avait ordonné son exécution. Les rumeurs alimentées sciemment et en toute connaissance de cause par des responsables destouriens, les accusations trou- blantes (au moins) portées par les amis de Ben Youssef depuis l'étranger auraient dû éveiller les scrupules. Or personne ne demanda de comptes, personne ne démissionna. L'un des effets de l'affaire Ben Youssef fut peut-être aussi, et pour longtemps, l'affirmation du manque de courage dans la pratique politique. 3 / Les effets à long terme du yousséfisme. Il faut citer d'abord une méfiance quasi maladive d'un grand nombre de dirigeants tunisiens à l'égard de Nasser. Bourguiba le soup- çonna d'avoir mis la main sur le Comité de Libération du Maghreb, installé au Caire. C'était vrai. Il l'accusa d'utiliser la cause du panarabisme au service de l'intérêt propre de l'Etat national égyptien. Ce n'était pas entièrement faux. Il n'hésita pas à affirmer que Nasser manipulait Ben Youssef, Allal Al-Fassi et l'émir Abdelkrim pour saboter toute tentative de rapprochement entre Maghrébins, la jugeant incompatible avec ses visées panarabistes. Ces ambitions étaient réelles. Mais on ne peut ramener toutes les démarches politiques de Ben Youssef, sans exception, à la simple exécution d'instruc- tions données par Nasser. Le leader tunisien avait ses convic- tions propres et affirmait une trop forte personnalité pour se laisser manœuvrer à 100 %. Peut-on parler aujourd'hui d'une descendance politique de Salah Ben Youssef ? Nous répondons oui. Ibrahim Tobbal, véritable « gardien de la flamme », sous des noms divers, ne cessa d'animer ce qu'il appelait lui-même « l'opposition natio- nale ». Elle fut très active durant les années soixante-dix. Elle se conjugua même à certains moments avec des éléments d'extrême gauche. En fait, le yousséfisme, sommairement ramené à une opposition sans nuances à Bourguiba, est une création postérieure à 1961. Plusieurs groupes politiques, dont certains avaient combattu les idées de Ben Youssef de son vivant, n'hésitèrent pas à récupérer le message panarabiste du grand militant, voire à transformer la tonalité religieuse qu'il lui donna (tactiquement, en fonction du moment, à notre avis) en « racines » du message islamiste en Tunisie. Beaucoup d'animateurs des partis politiques d'inspiration baasiste, pan- arabiste, nassérienne, aujourd'hui, en Tunisie, ont été formés au sein du courant de pensée yousséfiste. Les hommes qui ont investi Gafsa, aussi, en janvier 1980, avaient des chefs qui se réclamaient de la mémoire de Salah Ben Youssef.

IV LES CLIVAGES POLITIQUES A L'ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUANTE

Le 6 janvier 1955, on pouvait lire dans Le Figaro, sous la signature de J.-Marie Garraud : « Que deviendraient alors les conventions signées à Paris si une Assemblée constituante tunisienne se réunissait et en contestait la valeur ? » Chronolo- giquement, ce fut le contraire qui eut lieu : l'indépendance de la Tunisie fut proclamée le 20 mars 1956 et l'Assemblée natio- nale constituante fut élue le 25 mars. Politiquement, cepen- dant, la convocation d'une telle assemblée, depuis le 29 décem- bre 1955, plaçait l'indépendance au cœur des débats. Un mois auparavant, même, le congrès du Néo-Destour tenu à Sfax avait enclenché le processus. On a souvent dit que l'opposition de Ben Youssef à l'autonomie interne fut à l'origine de cette accélération. Nous reconnaissons, plus haut, que cela est vrai. Mais de toute manière, Bourguiba aurait anticipé sur les délais prévus par les conventions de 1955. De 1956 à 1987, la vie parlementaire en Tunisie n'a connu que deux moments de débats véritables : le second s'est déroulé au cours de la dernière session de 1977 et le premier fut celui de l'Assemblée nationale constituante, de 1956 à 1959. On peut affirmer, sans risque d'exagérer, que c'est la seule fois où des députés réellement élus ont pu discuter de questions fondamentales et prendre les décisions nécessaires. Ils ont identifié et défini des problèmes qui demeurent encore aujour- d'hui (comme lors des élections législatives d'avril 1989), les axes majeurs à partir desquels se déterminent les Tunisiens, dans les domaines intérieur et extérieur. Pour cela il est utile de revenir sur les travaux de la première assemblée parlemen- taire tunisienne

L'élection de l'Assemblée nationale constituante (ANC) : l'ANC est convoquée par un décret beylical du 29 décembre 1955. La campagne électorale et les élections vont se dérouler donc en pleine sédition yousséfiste. On peut se demander, alors, pourquoi le Destour et Bourguiba n'ont pas attendu que le pays retrouve le calme. Les réponses fournies ont été juri- diques : une fois l'indépendance acquise, il convenait de concrétiser la souveraineté nouvelle par une assemblée qui prépare une constitution. N'était-ce pas là la revendication centrale de l'ensemble du mouvement de libération nationale depuis 1920 ? Le nom même de Destour ne signifiait-il pas constitution, en arabe ? On peut croire aussi que fort du succès du Congrès de Sfax, Bourguiba voulait « transformer l'essai » en obtenant, après celle des militants destouriens, l'appro- bation de l'ensemble des Tunisiens. Ceci dit, il prenait objec- tivement deux risques : celui de voir la campagne électorale se transformer en affrontements plus sanglants encore avec les yousséfistes et celui de perdre les élections. Le pays, effective- ment, se divisa selon trois tendances. Il y avait ceux qui refu-

14. Nous nous référerons, ici, à un diplôme de DEA d'histoire présenté en 1986 par M. Abdeljelil Bouguerra à la Faculté des Sciences humaines de Tunis (sous la direction de M. Ali Mahjoubi). Ce travail a utilisé essentiellement le Journal officiel tunisien ainsi que les actes d'un colloque organisé en 1985 à Tunis par l'Asso- ciation tunisienne de Droit constitutionnel et ayant pour thème l'Assemblée nationale constituante. La revue tunisienne de langue arabe Outrouhat a publié des extraits significatifs du DEA de M. Bouguerra dans son n° 13 de janvier 1987. saient les élections : les yousséfistes (puissamment implantés au centre-ouest et au sud du pays) lancèrent un slogan : « Le fusil plutôt que les urnes. » Ils tentèrent physiquement d'empê- cher le déroulement du scrutin. A Gafsa, par exemple, ils menacèrent de mort le secrétaire général de la fédération des- tourienne locale, Houcine Bouzaiane, s'il y participait. Il ne tint pas compte de cette menace. Il fut assassiné. L'Archéo- Destour prônait la non-participation ; le Bey et la bourgeoisie traditionnelle étaient contre aussi : un remake du Grand Conseil leur aurait largement suffi. Depuis mai 1951 d'ailleurs, le Bey songeait à le faire et à « octroyer » une constitution aux Tuni- siens. Il ne signa le décret du 29 décembre que contraint et forcé. Ce front du refus reçut le renfort de l'UGAT, Union générale des Agriculteurs tunisiens, laquelle regroupait les grands propriétaires terriens et les grands éleveurs. La deuxième tendance était représentée par les communistes : ils partici- paient aux élections, mais contre les candidats destouriens. La troisième tendance, enfin, avait pour chef de file le Destour de Bourguiba, en tant que leader d'un Front national compre- nant des « indépendants » comme Mahmoud El Materi (pour- tant l'un des fondateurs du Néo-Destour) ; l'UGTT (ses représentants au Congrès de Sfax avaient même proposé la fusion au Destour), l'UTICA (Union tunisienne de l'Industrie, du Commerce et de l'Artisanat) et l'UNAT (Union nationale des Agriculteurs tunisiens, créée le 2 décembre 1955 pour faire pièce à l'UGAT, pro-yousséfiste). Les modalités du scrutin furent fixées par la loi électorale du 6 janvier 1956. Elle pres- crivait un scrutin majoritaire à un tour, sur listes bloquées. Ne pouvaient participer au vote que les citoyens mâles. Pour être éligible il fallait savoir lire et écrire. Un nouveau décou- page électoral, enfin, définit 18 circonscriptions. Il faut dire que l'ancien découpage administratif de la Tunisie obéissait, plutôt qu'à des données démographiques ou économiques, à des considérations d'ordre essentiellement tribal et régiona- liste et reposait sur l'autorité de véritables dynastie de notables locaux, dont plusieurs avaient collaboré étroitement avec l'administration coloniale. Il convenait donc d'éviter de se

15. Cf. Mohsen Toumi, Tunisie, pouvoirs et luttes, op. cit. (p. 177 à 179). 16. Ibid. (p. 287 à 334). retrouver avec une assemblée hostile et agitée par des luttes féodales. Les résultats du scrutin, qui se déroula le 25 mars 1956, donnèrent la totalité des sièges au Front. Il obtint, en effet, 81,48 % du nombre des inscrits et 98,34 % des suffrages exprimés. On peut évaluer les voix obtenues par les commu- nistes à 7 500. Il faut signaler, enfin, le taux d'abstentions élevé, à Tunis (où le Front n'obtient que 41 % du nombre des inscrits) et à Djerba, île natale de Salah Ben Youssef, où le Destour et ses alliés n'obtinrent que 29 % du nombre des inscrits. La configuration générale de l'Assemblée était la suivante : 108 députés dont 81,5 % avaient entre 30 et 49 ans. Ils exprimaient une géographie électorale déséquilibrée puisque 76 d'entre eux, c'est-à-dire 66,6 %, représentaient les régions côtières. Mais les déséquilibres persistaient à l'intérieur de cette distribution aussi avec 29 députés pour Tunis, 19 pour Sousse mais 10 pour Sfax et seulement 4 pour Bizerte. La représentativité sociale était aussi déséquilibrée : 20 agriculteurs (gros propriétaires terriens), 16 commerçants (cadres de l'UTICA pour la plupart), 5 pharmaciens, 5 médecins, 2 industriels, 19 avocats et I journaliste pour 36 fonctionnaires (dont 17 ensei- gnants) et, enfin, 4 ouvriers. Presque 42 % de ces députés ont reçu un enseignement supérieur, 58 % ont reçu un enseigne- ment secondaire ou primaire. On remarque, à ce propos, que dans une proportion de 49 %, l'enseignement dont il est ques- tion ici était l'enseignement traditionnel Zeitounien. Le 8 avril 1956, l'Assemblée élit à sa présidence Habib Bourguiba. Mais il doit aussitôt abandonner ce poste, le cabinet Ben Ammar ayant démissionné, pour former un nou- veau gouvernement. Le 17, Jellouli Farès est élu à sa place, mais, durant dix jours, l'intérim a été assuré par Ahmed Ben Salah. Au nom de l'UGTT, ce dernier va jouer le rôle de repré- sentant d'une aile gauche au sein de l'ANC. Une gauche influente, pugnace, que Bourguiba va tantôt utiliser pour réduire les velléités « traditionalistes » et tantôt contrer, à chaque fois qu'elle menacera la prééminence du pouvoir exécutif, qu'il dirige. Ben Salah présidera en même temps deux des cinq commissions de l'Assemblée, et les plus impor- tantes : la commission de la préparation de la constitution et de la coordination et celle des lois. Deux projets de constitution seront successivement élaborés, le premier au début de 1957, codifiant une monarchie constitutionnelle et, après la procla- mation de la République (le 25 juillet 1957) un second (qui sera adopté) dotant le pays d'un régime à caractère présiden- tiel. La discussion de ces deux projets révéla des clivages importants et de vives oppositions. Pourtant, la chambre était théoriquement homogène, puisque toute issue du front contrôlé par le Néo-Destour. On peut se demander, avec le recul, ce qu'il en aurait été si une loi électorale « sur mesure », un découpage administratif « adéquat » et une fraude électorale avérée n'avaient pas écarté les ruraux, les notables et plusieurs « indépendants » ; plus encore : quelle allure aurait pris l'ANC si les yousséfistes et les archéo-destouriens avaient joué le jeu des élections ? De telles interrogations ont souvent été « détour- nées » par Habib Bourguiba, a posteriori, pour affirmer qu'à l'aube de l'indépendance, dans un pays à la maturité politique et à la conscience politique encore faibles, il fallait à tout prix sauvegarder l'unité nationale et sacrifier le luxe d'une assem- blée parlementaire hétérogène. Mais l'hétérogénéité fut tout de même présente, au sein de l'ANC, malgré toutes les pré- cautions prises Elle se révéla à propos des grandes questions soulevées par l'élaboration de la constitution, comme par exemple : — Les tâches de l'Assemblée : le décret beylical de décembre 1959 fixe une tâche précise à l'ANC, et rien que cette tâche-là : préparer une constitution pour le royaume, dans le cadre d'une monarchie constitutionnelle. Elle n'a ni le droit de légiférer sur d'autres questions ni celui de constituer un gouvernement. Dès les premières séances (le 29 avril 1956), Ahmed Ben Salah fit voler ces limites en éclats : « L'Assemblée nationale constituante, déclare-t-il, a non seulement le pouvoir de légiférer pour ce qui concerne le gouvernement mais aussi le pouvoir, si elle le veut, de légiférer pour ce qui concerne le monarque qui l'a convoquée. » — La nature du régime : dès le départ, il était demandé à l'ANC de préparer une constitution inspirée du modèle britannique (lequel n'a pas de constitution, lui) avec un monarque qui représente et un Pre-

17. L'exemple mérite d'être médité par la Chambre des députés issue des élections d'avril 1989. 18. Cf. Outrouhat, op. cit. La traduction de l'arabe au français est de l'auteur. mier ministre aux larges pouvoirs, qui gouverne. Un projet de consti- tution allant dans ce sens fut élaboré dès le début de janvier 1957. Mais il ne fut pas publié dans le Journal officiel et ne fut pas discuté en séance plénière. Les conversations que l'auteur, bien des années après, a pu avoir avec des hommes tels que Bahi Ladgham, Ahmed Ben Salah, ou Rachid Driss permettent de croire que bien des députés, à l'époque et Bourguiba aussi, voulaient abolir la monarchie. — L'abolition de la monarchie et la proclamation de la République : elles commencèrent de facto avec le gouvernement Bourguiba. De ce fait, le 25 juillet 1957, l'ANC, à l'unanimité vota l'abolition de la monarchie et la proclamation de la République. Un nouveau projet de constitution fut élaboré en 1958, qui pré- voyait un minimum d'équilibre entre l'exécutif et le législatif. Le gouvernement n'eut de cesse qu'il ne le réduisît encore, et à son profit. L'article 54 du projet, par exemple, interdisait au pouvoir exécutif d'édicter des lois et réservait cette prérogative à l'Assemblée. Mais le chef du gouvernement, M. Ladgham la réclama pour permettre à l'exécutif de faire face à des situations extraordinaires. La même bataille de procédure se répéta pour savoir si les juges seraient élus ou nommés par le gouvernement. C'est ce dernier point de vue qui prévalut. En deuxième lecture, le projet prit encore plus la marque de la prééminence de l'exécutif. Certains expliquent ce glissement, qui déterminait en profondeur la nature du nouveau régime tunisien, par le décès de Ali Belhaouane, rapporteur général de la constitution et partisan convaincu de l'équilibre des pouvoirs

19. L'ANC, du fait des nominations au gouvernement, ne comptait plus que 98 députés. Quatre étaient absents ce jour-là : Hédi Nouira, en mission à l'étranger, Mongi Slim, Taieb Sahbani et Sadok Mokaddem, nommés ambassadeurs. Les 94 restants votèrent à l'unanimité l'abolition de la monarchie et la proclamation de la République. Parler de monarchie, d'ailleurs, est beaucoup dire. La dynastie husseinite et les familles de courtisans qui l'entouraient, d'origine « turque » comme elle (en fait des affranchis au service de l'Empire ottoman quasi exilés dans ses confins ouest) ne s'identifiaient aucunement au pays et le pays ne s'est jamais identifié à ces « leveurs » d'impôts qui n'hésitaient pas à faire appel aux armées étrangères pour réduire les séditions. Corrompus, décadents et incompétents, ils furent avec leurs proches à l'origine de la colonisation française et freinèrent tant qu'ils purent la marche vers l'indépendance. La figure — patriotique — de Moncef Bey, seule, mérite le respect, dans cette galerie de portraits négatifs qui gouverna le pays durant plus de deux siècles. 20. Allala Belhaouane demeure l'une des figures les plus attachantes du nationa- lisme tunisien. Quand il meurt, le 9 mai 1958, il a 49 ans (il est né le 13 avril 1909, à Tunis). Licencié ès lettres (arabe) et féru de philosophie, c'était un militant qui ne considérait pas que réfléchir était une perte de temps. Sadikien, il fut nommé en 1935 professeur au collège Sadiki. Trois ans plus tard, il devait être (malgré lui) à l'origine des événements du 9 avril 1938, que les Tunisiens considèrent à juste titre comme Rien n'est plus étranger à l'islam dans la belle ascèse de son rigorisme que la prétention d'un émir ou de n'importe quel autocrate de quartier à régir l'existence d'autrui au nom de la

vertu. Investie des fonctions du politique, la vertu engendre la terreur, hypocrite et sanguinaire.

Tout débat avec ou sur les islamistes requiert au préalable cette remise en cause culturelle et sociale. L'islam est une chose. Les islamistes en sont une autre. Le deuxième niveau de

défense de la société et de l'Etat tunisiens contre les islamistes,

c'est-à-dire le politique, s'enracine dans cette dichotomie. A

son tour, d'ailleurs, et dans son champ propre, il doit pour- suivre la clarification entamée par le débat culturel. On cons-

tate, par exemple, que le discours intégriste se diversifie.

Il y a la voix des « progressistes » réunis autour de la revue 15-21, il y a celle des islamistes modernistes que veut représenter aujourd'hui un homme comme M. Mourou, il y a les inté-

gristes classiques, dont le plus connu est M. Ghannouchi, lequel, d'ailleurs, change souvent les tonalités de son discours, il y a aussi « Hizb » Attahrir (Parti de la Libération), activiste,

partisan des méthodes de prise du pouvoir par l'action violente et en tout cas anti-parlementaires. A première vue, des « démo- crates » se manifestent parmi les islamistes. Il se peut qu'ils soient sincères Il se peut aussi qu'il ne s'agisse que de chevaux de Troie, auxquels une division du travail au sein du mou- vement intégriste a désigné une mission : participer à la vie

publique, avoir pignon sur rue, endormir les méfiances, réduire les hostilités et faire profiter des possibilités offertes

par les institutions démocratiques d'autres groupes demeurés clandestins, jusqu'au jour propice où ils partiront tous à l'assaut contre l'appareil d'Etat. Cette stratégie repose sur un postulat, à savoir que les démocraties sont fragiles et se prêtent, plus que tout autre régime, à la conquête. Elle repose aussi sur des tests auxquels est soumis le pouvoir : le retour en Tunisie de certains exilés, le degré de liberté d'action et

de parole auquel peuvent prétendre les chefs intégristes, la place qui leur est accordée dans les institutions du pays, la place accordée, dans les amnisties et les grâces, aux éléments emprisonnés et, surtout, légalisation ou non-légalisation du parti Annahda. Après le succès des intégristes aux élections législatives, cette question ne peut plus être éludée. On ne peut refuser la reconnaissance légale à des gens qui recueillent plus de 20 % des suffrages exprimés. La première demande de visa déposée par Annahdha vient d'être rejetée, avec des arguments rece- vables : les demandeurs ne bénéficient pas de leurs droits civiques, par exemple, comme le stipule la loi sur les partis. L'amnistie générale actuellement en discussion à l'Assemblée nationale va certainement les leur restituer et ils annoncent déjà leur intention de redéposer aussitôt leur demande de légalisation. A ce moment-là, il faudra bien être logique et décider si la démocratie politique peut être sélective ou géné- rale. Telle que la définit actuellement la loi sur les partis poli- tiques, elle est sélective, de facto. On peut le regretter dans l'absolu. Mais il faut bien qu'une société démocratique puisse résister au terrorisme, et déjouer les entreprises totalitaires sans recourir aux mêmes méthodes que ses assaillants. Il s'agit en fin de compte d'appliquer la loi (on ne peut dénier aux intégristes le droit à un parti, comme tout le monde) mais sans avoir à le regretter (le projet intégriste, justement,

est une menace pour tout le monde). Pour aider au dépasse- ment de cette contradiction, le parti Annahdha devra donner des gages de légalisme et d'esprit civique. L'un de ces gages pourrait être le renoncement, sans équivoque, à toute référence, en tant qu'idéologie partisane, à la religion. Un autre pourrait

consister dans un désengagement complet et irréversible vis-à- vis des Etats (et des « services ») qui, aujourd'hui, le subven- tionnent financièrement, assurent des situations stratégiques (et confortables) à ses représentants en Occident et en Orient, lui garantissent une logistique de déplacements et de contacts sur tous les continents et en font, par cela, un instrument

à leur service. Or le service de la nation tunisienne ne peut souffrir de telles « polygamies ». Tout écart dans ces deux

domaines devra être impitoyablement sanctionné par l'autorité publique. Pour être juste, j'ajouterai que d'autres partis poli- tiques tunisiens, reconnus et non reconnus devraient aussi

« faire le ménage » dans leurs rangs et trouver la voie d'une meilleure observance de leurs devoirs.

Nous rappellerons, pour terminer, une obligation qui s'im- pose à l'ensemble de la classe politique et relève de la péda- gogie sociale. Nous n'avons pas le droit de confondre le mouvement intégriste avec ses électeurs et de rejeter ceux-ci parce que nous combattons celui-là. Bien au contraire, tout un déploiement est à mettre sur pied (sur la plus grande échelle possible) pour dialoguer avec eux. Il s'agit de leur démontrer que l'attachement à la civilisation islamique et la défense de l'islam passent, partout, par la rupture avec ceux qui les réduisent à un instrument de propagande. Ce dialogue ren- contrera des obstacles, des deux côtés. Mais il peut aboutir s'il est sincère, dénué de condescendance et fraternel. L'Etat a voulu l'amorcer, par exemple, en le situant sur le plan de la pratique religieuse officielle et quotidienne. Mais sa démarche, et je le constate avec regret, manifeste une volonté perma- nente de donner des gages aux intégristes comme s'il attend d'eux qu'ils lui délivrent chaque matin un brevet d'islamité conforme. Ainsi, les chefs intégristes parcourent la planète, à grands frais, sans que la moindre enquête financière soit déclenchée et sans que la diplomatie tunisienne intervienne auprès des pays musulmans qui, au grand jour, les financent y compris par le biais des institutions islamiques ou journalis- tiques qu'ils contrôlent à Londres, à Paris ou à New York. Une grâce présidentielle a remis en liberté (au début de mai 1989) des officiers factieux et des policiers convaincus d'avoir préparé un putsch islamiste Les vitrioleurs et les poseurs de bombes de l'été 1987 vont peut-être bientôt les rejoindre dans la rue. Ceux qui s'imaginent que ces putschistes et ces terroristes vont s'amender s'engagent dans un pari risqué, dont l'ensemble des Tunisiens pourraient payer le prix, de leur liberté. Dans les cérémonies officielles, y compris les plus profanes, l'islam est mis à toutes les sauces. Les versets coraniques remplacent systématiquement les calicots et les fleurs artificielles. La religion mérite un meilleur sort et un usage plus réservé. Certains responsables de l'Etat tunisien, interpellés sur la trop grande ostentation de la religiosité qu'ils affichent, répondent qu'ils veulent « couper l'herbe sous les pieds des islamistes ». Mais à force de la tondre, ce sont nos propres libertés, fraîchement acquises, que nous

24. Dès lors que les mutins islamistes vont sillonner, de nouveau, le territoire tunisien, peut-on continuer de refuser l'amnistie à certains exilés, comme M. Mzali, ou d'autres, quels que soient leurs forfaits ? finirons par décapiter. Il importe, pour l'avenir, d'affronter trois problèmes : d'abord il ne faut pas que dans sa compé- tition avec les islamistes l'Etat en arrive à reprendre à son compte les plus inacceptables de leurs revendications et à pro- mouvoir en son sein l'émergence d'éléments rétrogrades ; il est nécessaire de promouvoir une véritable renaissance de la pensée islamique en Tunisie qui renoue le fil avec Abou Nissa Al Warrak, Razi, Al Jahiz, Abul Ala Al Maarri, Al-Kindi, Al Farabi, Ibnou-çina (Avicennes) et plus près de nous avec Kassim Amin, Jamel Eddine-Al Afghani, Ali Adberrazak, Mohammed Ahmed Khalfallah, Abdel-Wahab Khalaf, Tahar Al-Haddad, Malek Bennabi, Hassan Hanafi et bien d'autres, moins connus, qui cherchent aujourd'hui le moyen (et les moyens) de remettre à l'heure « les pendules de leur âme » ; une telle ambition débouche sur le troisième problème : seule une pensée islamique régénérée nous permettra de vivre notre temps et d'anticiper même ses exigences matérielles et spiri- tuelles. Une telle voie nous permettra de soustraire nos filles et nos fils à l'influence de ceux qui veulent leur faire parcourir l'histoire à reculons. L'une des tâches majeures de la Tunisie du 7 novembre est de les persuader que l'islam n'est pas la glaciation, mais une porte sur l'été.

L'armée, l'école et la nation. — Les acteurs politiques tuni- siens, généralement prolixes, manifestent une surprenante timi- dité dès qu'il s'agit de l'armée. Or, c'est un sujet essentiel pour une nation que de définir sans ambiguïté ses relations avec son armée. Cette clarification aboutit à en préciser la vocation. Une telle démarche requiert de chaque société qu'elle s'inspire de son histoire propre. A cet égard, ni l'anti-militarisme absolu d'une certaine gauche européenne, ni le militarisme perverti des Etats qui se réclament du Baas, ni le modèle des armées « religieuses » transformées en hordes consommatrices d'enfants ne peuvent (et ne doivent) nous inspirer. Jusqu'à preuve du contraire, dans un régime démocratique, l'institution militaire demeure, avec l'école publique, l'un des plus puissants géné- rateurs de cohésion. La règle du jeu, en la matière, est double : la nation est le vivier de l'armée et l'armée a pour devoir de défendre la nation, de respecter et de préserver les libertés publiques ; l'armée est l'un des piliers de l'Etat civil mais l'armée ne doit pas accaparer l'Etat. Les écarts, ici, sont peu recommandables comme la désignation d'officiers d'active à des postes politiques ou économiques, même si des exceptions, justifiées conjoncturellement, peuvent être envisagées. Les Tunisiens se sont demandé pourquoi, du 7 novembre 1987 à avril 1989, le Président Ben Ali s'est réservé le ministère de la Défense : il voulait peut-être veiller personnellement à asseoir les équilibres que nous évoquons. Leur rupture ne profite jamais à un pays. Plusieurs armées, dans les sphères arabes et africaines, auxquelles nous appartenons se révèlent plus aptes à fomenter des coups d'Etat qu'à défendre le territoire national. Par contre, une armée qui ne se mêle, ni de gouverner, ni de légiférer, ni de gérer l'économie peut, elle, se consacrer à la formation des cadres, à l'assimilation des progrès technolo- giques et à cette pédagogie première de l'égalité que constitue le service national. De tels engagements la prédisposent, quand les circonstances l'exigent, à assurer l'inviolabilité des fron- tières et à défendre la souveraineté nationale. Il s'agit de s'entendre, dès le départ, sur la définition des tâches de l'armée nationale. Sauf en cas de guerre, ou de cata- clysme naturel, elle ne doit pas assumer des tâches de police. De telles interventions, quoi qu'on dise, la déconsidèrent et la coupent du peuple. Charger des grévistes ou molester des étudiants n'a rien à voir avec l'honneur militaire. Pour assurer l'ordre public il vaut mieux réorganiser les institutions qui ont pour vocation de le maintenir (police, gardes nationaux, brigades de l'ordre public, etc.) et les doter des moyens néces- saires (et modernes) à l'accomplissement de leur mission. L'armée, faut-il le dire aussi, ne peut être chargée d'organiser des congrès politiques, fussent-ils ceux du parti au pouvoir. Par quelle aberration, en septembre 1979, en était-on arrivé à lui confier la mise sur pied du X Congrès du PSD, comme si ce parti, après un demi-siècle d'existence, manquait d'expé- rience en la matière ? Une armée a autre chose à faire. A l'époque, au lieu de se laisser entraîner dans un débat poli- tique de mauvaise qualité, l'armée tunisienne aurait mieux fait de surveiller les frontières du pays et de prévenir l'insur- rection de Gafsa. Nous savons de source sûre que des officiers de haut rang ont essayé de soustraire leurs hommes à des immixtions qui ne pouvaient dans toutes les hypothèses que nuire à leur moral. Mais il leur a bien fallu obéir aux ordres. Une telle accumulation d'irresponsabilité et de démission de la part de l'Etat civil (elle s'est étendue pratiquement de 1977 à janvier 1984) aurait pu en faire un otage des casernes. S'il ne l'est pas devenu, nous l'attribuons, d'une part, à la présence de Habib Bourguiba, même enfermé dans la solitude de la sénescence et des affabulations des courtisans et, d'autre part, au légalisme et au patriotisme des soldats et de leur enca- drement. Ils ne se sont jamais démentis et les Tunisiens peuvent en concevoir une légitime fierté. Les tâches de l'armée devraient découler, toutes, du concept de préservation de l'intégrité ter- ritoriale du pays et de la garantie de la sécurité physique et économique de ses habitants, quand elles se trouvent mena- cées par des agressions extérieures ou par des phénomènes « naturels » à l'intérieur. Catégoriellement, elles vont donc de la défense des frontières à l'organisation de secours en cas d'inondations ou de tremblement de terre. La mission de l'armée ne s'exerce pas en temps de guerre ou d'épidémie seu- lement ; elle s'exerce aussi (et surtout) quotidiennement, en temps de paix, pour protéger les intérêts économiques du pays, qu'il s'agisse du capital halieutique du plateau conti- nental ou des plates-formes pétrolières off-shore. Bien que nous soyons un petit pays, nous avons aussi nos responsabilités maritimes pour le maintien de la sécurité de la circulation en Méditerranée, sans parler de l'accompagnement et de l'assistance requis par notre marine marchande et notre arme- ment de pêche. Certains, enfin, veulent confier à l'armée des « tâches de développement ». Cela peut tout vouloir dire et n'importe quoi. Que l'armée participe à l'afforestation des périmètres érodés, par exemple, ou prête son concours aux activités osasiennes, la chose se conçoit. Mais que des régiments se voient confier des travaux de terrassement (à la pelle) transforme le service militaire en « occupation ». Dans le Tiers Monde on voit des soldats labourer, construire des routes, organiser des parties de chasse pour civils fortunés, fabriquer et commercialiser des pâtes alimentaires et cultiver des champs de tomates. Ce folklore et ces dégressions contre- viennent à la dignité militaire. Ils sont générateurs de confu- sion : l'armée ne peut être traitée comme une réserve de main-d'œuvre non qualifiée, sinon tout soldat, légitimement, pourrait se demander pourquoi il quitte ses foyers pour la caserne. L'armée ne doit pas intervenir aussi dans la vie éco- nomique en concurrente des entreprises civiles. A chacun son métier. La première condition pour que l'armée remplisse correc- tement ses missions est qu'elle demeure neutre, politiquement. Cela ne veut pas dire que le militaire se désincarne en tant que citoyen et renonce à un droit élémentaire : celui d'avoir des convictions. On lui demande, dans le service et sur les lieux du service, d'éviter tout prosélytisme. De par sa condition aussi, il s'engage à donner le pas, sur ses préférences, à l'obéis- sance à l'Etat. C'est ce qu'on appelle le légalisme. On pourra toujours admettre qu'un appelé de 20 ans rate cet exercice. Un officier n'a pas droit à cet échec. Un consensus national (en cette matière il trouve sa pleine expression) devrait pré- server l'armée des conflits idéologiques et des luttes politiques. Cette protection incombe d'abord à la loi mais elle incombe aussi à toute la nation. En termes clairs, toute tentative de noyautage de l'armée au profit d'un courant politique ou spirituel combine la désertion à la mutinerie. C'est une déclaration de guerre à l'ensemble du pays. Elle appelle la riposte la plus ferme. La deuxième condition est la mise à la disposition de l'armée de moyens humains, techniques et financiers. Comparée à ses homologues maghrébines, l'armée tunisienne est nette- ment sous-équipée, surtout en Major-Weapons et en dispo- sitifs sécuritaires tels que la couverture radar de l'espace national ou la surveillance électronique des points frontaliers sensibles. Certes, le budget militaire (titres I et II, c'est-à-dire fonctionnement et équipement) a spectaculairement grimpé au début des années quatre-vingt. Il est passé de 160,6 millions de dinars en 1983 à 220,2 millions en 1985, soit une augmen- tation brute de 37,11 %. En termes relatifs, cependant, l'évo- lution demeure ordinaire : durant la même période, l'augmen- tation du budget global de l'Etat est de 33,69 % tandis que la part de la défense nationale passe de 9,2 % à 9,48 %. En 1987, avec une attribution totale de 525 millions de dol- lars le budget de l'armée atteint 5,8 % du PNB. Chez certains de nos voisins (Mauritanie exceptée), il caracole allégrement entre 20 % et 40 % du PNB. Sur une période de quinze ans (1972-1986), la totalité des dépenses de l'Etat tunisien passe de 23,1 % à 36,9 % du PNB. Dans le même intervalle, les dépenses pour la défense nationale passent de 4,9 % à 7,9 %. Dans le premier cas le taux d'accroissement annuel moyen est de 1,06 et dans le second cas il est de 4,08. L'augmentation de la dotation est notable. Mais par rapport aux besoins, dans leur évaluation la plus plate, elle demeure insuffisante. Si l'on compare l'évolution des dépenses militaires à celle des dépenses en faveur de l'éducation nationale, on trouve qu'elles sont inversement proportionnelles. Alors que les pre- mières, en valeur relative, ont augmenté comme nous l'avons vu entre 1972 et 1986, les secondes, par contre, durant la même période, sont passées de 30,5 % des dépenses totales de l'Etat à 14,3 %. La déflation est de 53,12 %, soit un taux de décroissance annuel moyen de — 3,54 %. On pourrait en conclure hâtivement que ceci explique cela et qu'un pays se consacre soit à l'armée soit à l'éducation. Cette incompa- tibilité n'est pas fatale, même pour un pays aux ressources modestes, comme la Tunisie. Bien au contraire : la haute technicité atteinte dans les quatre armes (infanterie, marine, aviation et missiles) pour être assimilée et maîtrisée, a besoin d'un corps social au degré d'instruction élevé et à la forte capacité d'absorption technologique. D'ailleurs quand les pro- cessus de formation sont maîtrisés, l'armée, en retour, dote les jeunes appelés (sans parler des engagés) d'une véritable qualification professionnelle (en mécanique, en électronique, en télécommunications, en organisation, etc.). Certains de nos voisins ont négligé ces relations. Ils ont accumulé les avions, les chars, les sous-marins et les batteries de missiles. Mais ils sont tributaires de milliers de « conseillers » étrangers et de mercenaires recrutés sur tous les continents pour assurer la maintenance et un minimum d'usage de ce qu'ils ont acheté. Une telle dépendance menace leur souveraineté. Elle illustre, a contrario, la vitale complémentarité entre l'édu- cation nationale et la défense nationale. Issue du corps social, l'armée a pour mission de le servir ; mais il ne faut pas oublier qu'elle en est aussi le reflet. Une nation a l'armée qu'elle mérite, par les efforts biologiques intellectuels et financiers qu'elle consent et par la représentation qu'elle a de ses soldats, dans son imaginaire collectif et sur l'échelle des valeurs qu'elle érige, en toute conscience. Le paysage politique des années 1990 Le RCD a la totalité des sièges à l'Assemblée nationale. Rien ne lui garantit des résultats aussi brillants aux prochaines élections municipales de 1990. L'année prochaine, les élec- teurs vont juger un bilan de deux ans. Les partis battus aux législatives voudront obtenir leur revanche. Personne n'ignore, enfin, qu'un bastion municipal constitue une excellente base opérationnelle pour faire élire des députés. Il s'agira donc moins de gestion communale que de politique. La compé- tition sera rude. Dans quelles conditions le RCD va-t-il l'aborder ? Quelques-uns de ses animateurs donnent parfois une impression de mollesse et n'arrivent pas toujours à emporter la conviction. Ils ne savent ni lui conserver l'attachement des figures historiques ni lui attirer de nouvelles forces. Le parti se targue de compter 700 universitaires dans ses rangs par exemple. Ils font « moins de bruit » sur la place publique que deux ou trois — mauvaises — plumes intégristes. Mais où sont-ils ? Comment expliquer leur timidité ? Ce ne sont pourtant ni les compétences ni le talent qui leur manquent. Doit-on penser alors que l'engagement des uns obéissait moins aux convictions qu'à l'opportunisme et que l'enthousiasme des autres est vite retombé parce qu'il n'a pas été payé de retour ? Il est nécessaire que le RCD se pose ces questions et les discute. Pour être juste, il faut rappeler aussi que les diplômes ne prédisposent pas organiquement à la pratique du politique, c'est-à-dire au militantisme. Or c'est justement de militants qu'a besoin un parti (n'importe quel parti), bons dialecticiens si possibles mais avant tout patriotes, convaincus et capables de convaincre, à la per- sonnalité vigoureuse. Ceux-là, aucune université, aucun ins- titut ne peut les produire. Mais la tendance actuelle est à la standardisation du personnel politique, dont l'archétype est « l'indépendant » inodore, incolore et sans convictions par- ticulières, si ce n'est un plan de carrière jalousement défendu. Certes il faut de tout pour renforcer un parti et composer un gouvernement mais il serait dommage pour notre pays que ce fonctionnalisme entraîne la disparition de la race des Mohammed-Ali El Hammi, des Bourguiba, des Salah Ben Youssef, des Farhat Hached, des Allala Belahouane, des Taieb El-M'hiri, des Slimane Ben Slimane, des Ahmed Ben Salah et des Habib Achour ! Reste à savoir si le RCD et, plus particulièrement certains décideurs issus du 7 novembre veulent des hommes de cette trempe. Ils ne donnent pas l'impression de tellement désirer leur présence, à un moment, justement, où des projets s'esquissent qui mettent en cause, implicitement, l'existence même du RCD. C'est le cas du « Parti présidentiel ». Pour être exact il faut rappeler que l'idée a été lancée juste après le 7 novembre. (Nous la discutons dans le chapitre 6.) Le congrès du RCD, de juillet 1988, donna l'impression de la reléguer aux oubliettes. Or voilà qu'elle ressurgit de nouveau, par l'intermédiaire de journalistes et d'universitaires sans appartenance partisane par- ticulière, des « indépendants ». Toute proposition politique — que l'on soit d'accord ou non avec son contenu — est toujours un acte positif d'exercice de la démocratie. Mais que veut dire « Parti présidentiel » ? S'organise-t-il autour de la fonction ou de la personne du Président de la République ? La fonction présidentielle ne peut constituer ni une doctrine, ni une idéologie, ni un projet de société. S'agit-il alors de se regrouper autour de M. Zeine El-Abidine Ben Ali, en tant que tel ? Cela voudrait dire qu'il patronne le projet, qu'il abandonne la présidence du RCD et que, surtout, il ait élaboré une doctrine politique ou à tout le moins une stratégie à moyen terme par rapport à laquelle se détermineraient tous ceux qui voudraient rejoindre le Parti présidentiel. Est-ce le cas ? Seul l'intéressé peut répondre à cette question*. La démarche de « Parti présidentiel » soulève aussi un problème de temporalité : imaginons que l'actuel chef de l'Etat (tout peut arriver) ne soit pas réélu au terme de son mandat, que devient « son » parti ? Se reconvertit-il en « Parti de Ben Ali », se saborde-t-il ou s'empresse-t-il d'offrir ses services au nou- veau Président de la République ? L'histoire fourmille de « Partis présidentiels ». Il s'en est constitué autour de Nasser, en Egypte, autour de M. Giscard d'Estaing, en France. Ils n'ont pas survécu au décès ou au départ de leurs inspirateurs. De deux choses l'une, alors : ou bien les promoteurs du Parti présidentiel, en Tunisie, n'envisagent qu'une association ponc- tuelle pour soutenir l'action de l'hôte actuel du Palais de

* Il a répondu par la négative le 25 juillet 1989. ou bien ils se situent dans une perspective de Prési- dence à Vie. Dans le premier cas, il s'agirait d'une ambition légitime quoique hasardeuse : un vrai parti ne s'improvise pas, ni en trois semaines ni en deux ans. Dans le second cas, il s'agirait d'une régression anti-constitutionnelle, d'un piège tendu à Zeine El-Abidine Ben Ali, et au-delà de sa personne, à l'ensemble de la nation tunisienne et de sa démocratie naissante. Je ne dis pas qu'une telle intention existe, bien entendu. Je n'ai fait que développer un ensemble de prémisses jusqu'au seuil d'intolérance de leur logique interne. Que le RCD ait déçu, le fait est incontestable. Que l'on estime que l'action du chef de l'Etat exige d'être inspirée, soutenue et défendue par un parti plus vigoureux et en même temps plus ouvert, ce besoin est réel. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain : on ne liquide pas le courant destourien et sa pré- cieuse légitimité historique parce que son appareil actuel est faible. A moins que pour certains, justement, il ne s'agisse de dire adieu, définitivement, au Destour. Le reste du paysage politique, en ce deuxième semestre 1989 n'échappe pas aux changements (ou aux tentatives de changement) lui aussi. Les petits partis se trouvent confrontés, tous, à une même question : la raison même de leur existence. Au sein du MDS M. Mestiri a été rudement contesté par ses amis. Ils lui reprochent d'avoir refusé les listes communes proposées par le RCD et lui attribuent des calculs sur la comète intégriste, qui se sont révélés erronés. Si leur querelle s'arrête là, il faut croire qu'ils n'ont pas correctement analysé les résultats du scrutin. Le vrai problème qui se pose au MDS est de déterminer exactement sa place au sein du nouveau paysage politique qui s'annonce. A cet égard, une attitude claire vis-à- vis des intégristes est attendue par l'opinion publique. A ce niveau on rejoint une interrogation importante : celle des rapports du parti avec l'homme qui l'incarne depuis onze ans. Non sans dignité, M. Mestiri a présenté sa démission. Elle a été refusée. Il s'est mis alors, comme le règlement inté- rieur le lui permet, en congé de son parti. Il l'engage, ainsi, dans une épreuve de vérité : ou bien, sans lui, le MDS cesse d'exister (ce qui serait dommageable pour la démocratie en Tunisie) ; ou bien il profite de son départ pour entrer dans l'âge adulte. Quant à la gauche, depuis les scissiparités successives qui ont décimé le MUP, dès 1981 et depuis l'alignement du PCT sur le MDS (avec les infortunes que l'on sait) elle ne dispose plus d'un parti structuré et agissant. Cette situation engendre un déséquilibre nocif pour le pays. C'est ce dont ont pris conscience plusieurs militants, venus d'horizons divers qui ont signé en mai 1989 un appel (dit appel des 150) dans lequel ils constatent d'abord que « les inégalités régionales et sociales, la répression de la pensée rationaliste dans les programmes éducatifs et culturels » demeurent inchangées, malgré le 7 novembre et que, de ce fait « la jeunesse est en plein désarroi /et/ l'instrumentation politique de la religion se généra- lise ». La bipolarisation RCD-islamistes révélée par les élections d'avril 1989 est identifiée comme un « motif supplémentaire d'inquiétude ». D'où la première conclusion : « Dans ces conditions, l'état d'émiettement et d'éparpillement des forces démocratiques et progressistes est inadmissible. » Il faut donc agir en commun, « dans un large front d'action et de lutte » Cette démarche, activement soutenue, dès le départ, par le Parti communiste, compte aujourd'hui plusieurs centaines de signataires dont, il faut le signaler, un grand nombre de dirigeants du PCT, du MDS et du RSP. Une autre tentative de regroupement de la gauche s'est amorcée depuis janvier 1989. Elle est menée par des formations politiques non encore reconnues comme le Parti unioniste de M. Béchir Essid, certains petits groupes baasistes, des dis- sidents du PUP (mais il se peut que le PUP tout entier les rejoigne), le Parti communiste VII Congrès, le Parti marxiste- léniniste de M. Hamma El Hammami et surtout le MUP de M. Ahmed Ben Salah. Un Comité préparatoire pour l'Union des Forces progressistes en Tunisie fonctionne déjà à Paris (Qu'en est-il à Tunis ?). Il a publié, le 9 avril, après les élec- tions, un communiqué dans lequel il appelle à « Mobiliser les forces patriotiques et progressistes avec leur diversité » et à « Coordonner leurs actions pour une alternative qui réponde aux aspirations populaires ». M. Ahmed Ben Salah, qui recou- vrera bientôt, selon toute vraisemblance, ses droits civiques, s'annonce comme le fédérateur de ce regroupement. Bien

25. Le Maghreb du 16 juin 1989. entendu, les reclassements entrepris n'en sont encore qu'au début de leur dynamique. Toutes les questions ne sont pas encore clarifiées. Quel sera, par exemple, le rapport organique entre les citoyens non organisés qui continuent à signer l'appel des 150 et les partis constitués qui y concourent ? Comment s'organisera le front annoncé entre les uns et les autres ? Pour ce qui est de la tentative animée par M. Ben Salah, il est évident qu'elle devra vaincre bien des réticences et venir à bout de méfiances tenaces. Ne risque-t-elle pas d'être confondue avec une résurgence du socialisme autoritaire et dévastateur des années soixante ? La tâche sera difficile, qu'il s'agisse de l'appel des 150 ou du regroupement autour du MUP. Mais il faut la tenter. La gauche ne manque pas d'hommes et ces hommes ne manquent pas d'atouts. Les plus créatifs d'entre eux, les plus « producteurs » et aussi les plus intrai- tables quant à leurs convictions ont toujours distingué leur patrie de la politique suivie à un moment donné de l'histoire par ceux qui la gouvernent. Malgré les chantages objectifs de l'exil — cette prison à l'envers — ils ne se sont jamais inféodés à un Etat étranger et n'ont jamais sacrifié les inté- rêts de la Tunisie, dans aucune circonstance. L'honneur est intact. Il est vital que le principal parti politique tunisien, le RCD, aboutisse à cette conclusion : il a besoin, pour préserver notre pays des périls (de toute nature) qui le menacent encore, que s'affirme de nouveau la famille de gauche. Deux démarches sont possibles à cet égard et elles sont complémentaires : d'une part, le RCD favorise, en son sein, l'émergence et l'entrée d'éléments progressistes et leur accès aux centres de décision et, d'autre part, l'autorité publique n'oppose pas d'obstacles à la constitution d'une grande formation de gauche, autonome mais qui entretienne avec le RCD des relations de franc dia- logue. Après tout, gouverner c'est prévoir : on ne peut se proclamer démocrate et écarter l'hypothèse de l'alternance. Si elle doit se produire un jour, je souhaite pour mon pays qu'elle intervienne au profit des forces du progrès.

Toutes ces tâches et ces vigilances que nous venons de passer en revue, pour être servies, requièrent le sens de l'Etat. C'est la chose du monde la moins partagée. Chaque régime affirme le sien. Dans le fond, il s'agit toujours du même ensemble de règles de conduite au service des mêmes concepts de souveraineté nationale, de justice, de respect des institu- tions et d'esprit civique. C'est le style qui change. Or, c'est un domaine où la forme et le contenu sont indissociables. Redoutable exercice pour ceux qui gouvernent comme pour ceux qui aspirent à gouverner.

Conclusion

LE MAGHREB, FORCÉMENT

Les défis auxquels est confrontée la Tunisie, aujourd'hui, ressemblent, dans leur structure comme dans leur intensité, à ceux qui interpellent ses voisins. Malgré des choix idéolo- giques différents, au départ, les pays du Maghreb, deux géné- rations après leurs indépendances, ont enregistré des succès comparables (éducation, soins, développement des infrastruc- tures, bonne réputation diplomatique) et ont abouti aux mêmes contradictions. Deux domaines sont principalement concernés. En économie, les mêmes technostructures ont émergé et elles engendrent les mêmes incapacités : déficit alimentaire, agri- culture fragile, production industrielle peu performante, faible valeur ajoutée de la production intérieure brute, commerce extérieur peu diversifié et endettement inquiétant (sauf pour la Libye). Dans ces conditions, les centaines de milliers de jeunes qui se présentent au marché de l'emploi, chaque année, trouvent les portes closes. Le vieil adage « La jeunesse veut toujours changer le monde » quitte alors les brumes du roman- tisme pour un terrible réflexe de survie : bousculer ou périr. La Tunisie l'a vécu en 1978 et en 1984 ; le Maroc en 1984 et 1985 ; l'Algérie l'a vécu en 1988 ; la chasse au « Sénégalais » et les pillages de Nouakchott d'avril 1989 ne répondaient pas uniquement à la chasse au « Nara » et aux pillages de Dakar, mais réglaient aussi des comptes mauritano-mauritaniens ; en Libye, les exigences de clarté et d'ouverture des jeunes soldats et des étudiants ont beaucoup pesé sur la « libéralisation » observée depuis un an. Ces difficultés économiques et ces impasses sociales ont profité non pas, comme on pouvait s'y attendre, à l'affirmation de forces politiques de gauche, mais à une récupération systématique de la part des intégristes isla- mistes. Pas plus loin qu'en 1987, ils tenaient un maquis à 50 km d'Alger, voulaient assassiner Kaddafi et mettre la Tunisie à feu et à sang. Ces évolutions parallèles induisent une interro- gation : dès lors qu'ils se heurtent aux mêmes difficultés, les cinq pays du Maghreb n'auraient-ils pas intérêt à coopérer pour les réduire ? C'est un problème d'ergonomie : est-il plus rentable ou moins rentable que chacun les affronte seul ? L'environnement international du Maghreb est marqué par les changements d'échelle. Tel est le cas avec le Conseil de Coopération du Golfe, la Southern-Africa Development Coordination Conference (SAD CC) des pays d'Afrique australe ou de la Communauté économique européenne. Au sein de la Méditerranée, les petites entités risquent de devenir des Banthoustans, si elles ne changent pas d'échelle aussi, en se regroupant. Dans cette région du monde s'esquisse un nou- veau Yalta, un Yalta scientifique et technologique : l'aéronau- tique, l'informatique, la robotique, les bio-industries, les sta- tions spatiales pour les rives nord et les rives sud confinées dans la production d'agrumes et de tomates, la réception de quelques industries grandes consommatrices de main-d'œuvre et polluantes et la fourniture de matières premières et énergé- tiques brutes. Par le détroit de Messine et — bientôt — par Gibraltar, deux gazoducs rattacheront le Maghreb à l'Europe. Ce sont là de bonnes réalisations techniques, des œuvres de paix. Mais elles recèlent une symbolique gênante : ces deux cordons ombilicaux s'inscrivent sur la carte comme les sur- charges que portent les fils illégitimes sur les arbres généalo- giques. C'est du moins ce que suggère l'attitude de certains Maghrébins qui continuent, même après la création de l'UMA, à proposer leur adhésion à la CEE. Les Européens ont toujours écarté ces candidatures, sans ambiguïté. Plutôt que de briguer des strapontins au sein d'une Europe qui leur demeure étran- gère par son histoire, sa culture et ses intérêts, les Maghrébins devraient féliciter leurs partenaires français, italiens, irlandais, allemands et autres pour le succès de la Longue Marche qu'ils ont accomplie depuis plus d'un demi-siècle. Ils devraient rece- voir l'instauration de l'espace économique de 1993, par exemple, comme un défi salutaire, une incitation à s'unir à leur tour. Aucun pays du Maghreb, seul, ne peut espérer, à long terme, nourrir, soigner, éduquer sa population, réduire ses propres déséquilibres régionaux et garantir sa souveraineté. C'est une question de masse critique, au-dessous de laquelle on ne fait pas le poids. Plutôt que de dénoncer la concurrence des pro- duits agricoles de l'Espagne, de la Grèce et du Portugal, comme si les Européens n'avaient pas le droit de s'unir, parce que nous, nous n'y parvenons pas réellement, il serait plus « adulte » de passer de l'inquiétude à la détermination, celle de parvenir à une autonomie collective. Cette démarche rencontre des contraintes. Elles sont externes : environnement économique et financier délicat à négocier, domination des marchés maghrébins par la produc- tion des grandes firmes internationales, cloisonnement vertical imposé par la distribution internationale des tâches, etc. Para- doxalement, les mêmes partenaires avec lesquels nous entre- tenons des rapports politiques et culturels difficiles et des rapports économiques déséquilibrés nous exhortent à nous unir. Le Conseil n'est pas à négliger. Mais qu'il soit entendu que nous n'avons pas à construire un Maghreb pour offrir un terrain de délocalisation industrielle aux uns, une plate- forme de réexpédition vers l'Afrique sub-saharienne aux autres et un marché à tout le monde. Nous devons le construire selon les intérêts des Maghrébins et pour répondre aux urgences qui les sollicitent. C'est alors que nous butons contre les obstacles internes : insuffisance de la logistique de commu- nication, hétérogénéité des législations économiques et sociales ; dépendance de la circulation des personnes, des marchandises, des capitaux et de l'information, des aléas politiques, etc. Bien entendu, la volonté politique, si elle le veut peut venir à bout, graduellement, de ces obstacles. Et elle semble exister : la signature, le 16 février 1989, de l'acte de naissance de l'Union du Maghreb arabe, à Marrakech, semble le confirmer. On remarque, cependant, que les peuples maghrébins n'ont pas été consultés. L'oubli de cette exigence est inquiétant. La simple décision au sommet ne suffit pas pour donner consis- tance à un tel projet. Certes, de nombreuses commissions et sous-commissions ont été mises sur pied. Mais elles ne des- sinent qu'un Maghreb des fonctionnaires. Or, qu'on le veuille ou non (et l'expérience du Comité permanent consultatif du Maghreb est là pour le rappeler), les fonctionnaires, quand ils se retrouvent en milieu clos, se révèlent incapables d'ini- tiative et manquent d'imagination. De deux choses l'une alors : ou bien ils nous préparent un Maghreb kafkaïen, un terreau gris sur lequel s'épanouiront les orties des tracas, de la bureau- cratie et de l'inefficacité ; ou bien ils enterrent nos espérances. Au nom de tous ceux qui ont fait comme nous de l'unité maghrébine l'affaire de leur vie, j'émets un doute : à l'instar de ces holdings qui achètent des brevets pour empêcher que des inventions se divulguent, l'UMA ne serait-elle pas destinée à différer l'émergence d'un espace maghrébin autonome ? Cette interrogation ne plaira pas. Tant pis. Les passions ont leur orgueil. Cet orgueil trouve ses justifications dans les atouts consi- dérables dont dispose notre région pour forger son unité : une histoire partagée, depuis des millénaires, une même langue dominante, l'arabe, et une même religion, l'islam ; le poids de 65 millions d'habitants aujourd'hui et de 90 millions dans onze ans ; la masse de plus de six millions de kilomètres carrés, étalés du littoral atlantique au golfe de Syrte. Ils touchent Gibraltar et le Sénégal, la Sicile et le Mali, Malte et le Tchad. Les cinq pays du Maghreb ont accumulé une expérience certaine de l'action en commun. Qu'il s'agisse du CPCM à quatre (Tunisie, Maroc, Algérie et Libye), du Traité de Fraternité et de Concorde à trois (Algérie, Tunisie, Mauri- tanie) ou des entreprises bilatérales, comme le Traité d'Oujda (Maroc-Libye). Certes, la plupart de ces tentatives n'ont pas réussi ou se trouvent dépassées aujourd'hui. Mais elles ont introduit dans les mœurs et auprès du plus large public la notion concrète de maghrébinité. Tant qu'il manquait un seul partenaire à l'appel, les expériences que nous citons demeu- raient limitées, c'est vrai. Mais elles ont eu le mérite de nous décomplexer vis-à-vis de plusieurs tabous parmi lesquels je citerai la conception monolithique de l'unité maghrébine, selon laquelle tout doit être centralisé, examiné à cinq et réalisé à cinq. Je suis partisan de la flexibilité et de la recherche d'équilibres sous-régionaux. Une telle identification peut être féconde, mais à deux conditions : d'abord, qu'elle soit opérée au grand jour, affirmée comme un acte positif de contruc- tion maghrébine et ensuite, que personne parmi les cinq pays maghrébins ne la reçoive comme une sous-alliance qui l'exclut. L'insertion, à l'intérieur même du cadre général de l'édification du Maghreb, de la flexibilité, exige de la part des uns de la transparence et de la part des autres l'abandon des méfiances sourcilleuses. Aujourd'hui, et pour la première fois depuis plus de trente ans, les cinq pays du Maghreb entre- tiennent tous, les uns avec les autres, des relations diploma- tiques et se consultent régulièrement. C'est la moindre des choses, pourrait-on dire. Non. Dans la sphère arabo-africaine à laquelle nous appartenons, où le voisinage et les ressem- blances sont d'abord sources de conflits, c'est un progrès. Il faut le préserver. D'autres atouts, à caractère économique, donnent leurs assises concrètes à ces avantages géopolitiques. Les espaces maghrébins présentent une continuité géogra- phique remarquable. Ni enclaves, ni contournements, ni couloirs étrangers. Cette homogénéité leur permet de s'im- poser comme une plaque tournante et un passage obligé, qu'il s'agisse du commerce, des communications terrestres et aériennes ou de l'information. Grâce à l'effet de masse, la région peut « capter » les flux des échanges méditerranéens (sud-nord et est-ouest) et euro-africains et les infléchir à son avantage. Elle peut surtout les influencer en amont, au niveau de la production. A cet égard, les lignes de complémentarité sont nombreuses : en schématisant en termes de « spécia- lisation » sectorielle, nous avons deux pays aux activités assez diversifiées, la Tunisie et le Maroc, tous deux prestataires de services expérimentés (tourisme, import-export, communi- cations) dotés d'une industrie de transformation à noyaux denses comme l'industrie chimique au Maroc (à partir des phosphates) et le textile en Tunisie, et d'une agriculture déjà relayée par des filières agro-alimentaires. L'Algérie, la Libye et la Mauritanie, pour leur part, sont des mono-exportateurs nets de ressources minérales qui couvrent la majorité de leurs recettes extérieures : hydrocarbures pour les deux premiers et fer pour le troisième. L'Algérie, structurellement, dispose des moyens de transformer ses ressources naturelles et a su se doter de moyens de production parfois impressionnants en matière d'industrie lourde. Son agriculture aussi, depuis 1986, rat- trape (lentement) les effets de la piètre attention que lui ont accordée les différents plans de développement depuis vingt- cinq ans. Bien entendu, tant qu'elles ne sont pas réellement exploitées, ces complémentarités ne veulent rien dire. Les gazoducs qui maillent le Maghreb constituent un symbole annonciateur : il est absurde qu'un importateur net d'énergie comme le Maroc ne coopère pas avec un exportateur net d'énergie comme l'Algérie par exemple. Mais pour que l'en- semble maghrébin puisse se présenter comme un partenaire crédible et important devant les clients, les fournisseurs et les investisseurs d'Europe, d'Amérique, d'Asie et du Moyen- Orient, il est nécessaire que les symboles se banalisent en indui- sant de nouveaux projets de coopération, dans tous les domaines. Nous n'avons pas parlé d'intégration maghrébine, jusque-là, parce que cette expression peut désigner des agrégations de natures différentes. En admettant même qu'on la définisse et qu'on la retienne comme objectif communautaire, elle ne pourra se concevoir que dans le long terme, comme un abou- tissement. Or nous sommes encore, en 1989, au point de départ. Et c'est pratiquement le dernier point de départ pos- sible, the ultimate beginning. Si nous le ratons, nous serons laminés. Il convient donc de démarrer avec prudence et réa- lisme et de parler simplement de coopération. Cette coopé- ration exige que nous clarifiions d'abord nos attitudes. Tous les pays maghrébins, par exemple, évoquent l'espace unique européen de 1993 et citent l'échéance comme l'un des motifs pour lesquels ils devraient esquisser, à leur tour, un espace économique régional. Cette correspondance est juste. Mais elle ne peut constituer l'essentiel des motivations pour les- quelles les Maghrébins devraient s'unir. Un projet unitaire ne peut être architecturé autour d'un parti tiers, ni pour servir ses intérêts ni pour les contrecarrer. Il doit être intériorisé. Cette intériorisation débouche sur la libre circulation entre les Etats membres, sur la concertation avant l'élaboration des plans de développement, sur l'addition des efforts en matière de recherche-développement, sur l'harmonisation — gra- duelle — des programmes scolaires, sur des initiatives com- munes en matière de commerce extérieur, sur des échanges culturels intensifiés, sur l'adoption de positions communes en matière de politique extérieure, etc. Admettons — et souhaitons — que la réussite vienne sanctionner toutes ces tâches. Les réalisations demeureront fragiles, elles se perver- tiront à court terme si elles ne s'inscrivent pas dans une vision géographique nouvelle. L'image du Maghreb, sur un plani- sphère, est inductrice d'erreur. Cinq « légos » se juxtaposent, la tête au nord (le ruban des capitales) et les pieds au sud. Nous devons apprendre à tourner la tête. Jusque-là, notre seul angle de vision est un angle sud-nord, qui perpétue la mémoire colonisée et exprime aussi les rapports de force actuels. On ne peut nier cette donnée. Elle est importante. Mais nous devons également regarder de l'ouest vers l'est, car nous appartenons au monde arabe, et de l'est atlantique vers l'ouest des rives américaines où tant de situations rappellent la nôtre. Il nous incombe de regarder transversalement nos territoires pour en découvrir les grandes alternances. Elles vont des chaînes telliennes jusqu'au-delà de l'Atlas saharien, en passant par les hauts plateaux steppiques. Cette unité physique trouve sa dernière — et superbe — expression dans nos espaces sahariens, pour peu que nous apprenions à regarder vers le sud. Il est urgent de rompre avec l'exclusivité méditerranéenne et son unidimensionnalité. Cette rupture ne constituera d'aucune manière un appauvrissement, mais un accomplissement, si elle engendre une dynamique commune d'aménagement du territoire. Plus de 80 % de la population maghrébine s'entassent sur le littoral. C'est là que se trouvent les grandes métropoles, que se concentrent les activités économiques modernes, que s'implantent les aéroports et les grands docks. C'est vers la mer et l'océan que convergent les routes et les voies ferrées. Cette occupation de l'espace constitue une fragilité sécuri- taire : les agressions israéliennes contre la Tunisie en 1985 et 1988, l'agression américaine contre la Libye en 1986 nous l'ont rappelé à nos dépens. Il convient d'en tirer les consé- quences. L'essentiel de nos territoires est profondément ancré dans le continent africain. Certes, notre arabité et notre isla- mité constituent pour nous un acquis civilisationnel majeur et une base d'union fondamentale. Mais nous sommes aussi africains, biologiquement et culturellement. Notre avenir réside dans une marche pacifique, précautionneuse et écolo- gique vers nos steppes et nos sables. Depuis les indépen- dances, ces derniers n'ont cessé de nous interpeller : d'abord avec les négociations d'Evian, ensuite avec la naissance de la Mauritanie, et, surtout, avec la revendication Sahraoui sur l'ex-Rio de Oro. Les équipées tchadiennes de la Libye et les déchirements que vit la Mauritanie, en ces jours, nous rappellent que sur les 6 millions de kilomètres carrés du Maghreb, plus de 85 % relèvent du domaine saharien. Ils nous mettent directement en contact avec ces autres voisins, ces autres frères que sont les Sénégalais, les Maliens, les Tcha- diens, les Soudanais, les Béninois, les Nigériens, les Nigérians et tant d'autres. Il faut relire Ibn Batouta : les grandes uni- versités islamiques ne se sont jamais échelonnées, comme on a tendance à le croire, sur une ligne qui va de Tunis à Fès, en passant par Tlemcen. Elles figurent plutôt une constellation, avec Tombouctou, Kano et Djougou, qui vient clore le Sahel. Nos espaces sahariens nous fournissent aussi une profondeur stratégique garante de la sécurité de nos populations et de notre souveraineté. Ils sont notre avenir : ils contiennent nos richesses en gaz et en pétrole, notre fer et nos phosphates ; ils recèlent d'autres richesses minières et énergétiques ; ils se prêtent aux innovations en matière agricole. Le sable n'est pas le désert. D'autres ont su y bâtir, y vivre, y travailler et procréer. Pourquoi pas nous ? Pour forger une nation commune à partir de cinq égoïsmes nationaux, on peut soit les lancer dans les hasards d'une guerre, soit les engager dans une même œuvre qui dessine la patrie commune. Nous préférons, à la première, cette seconde mobilisation. Elle exige une mentalité de pionniers. En avançant, en créant, et en réussissant ensemble, les Maghrébins s'imprégneront de leur communauté de destin et se persuaderont, une fois pour toutes, qu'ils ont la même identité. Pour nous, l'entrée du XXI siècle est sur le 34 parallèle. Bibliographie générale

OUVRAGES

Ben Salah (Ahmed), Entretiens avec Marc Nerfin, Paris, Maspero, 1974. Bourguiba (Habib), Articles de presse, Tunis, CDN, 1967. — La Tunisie et la France, Paris, Julliard, 1956. — Discours, publiés en tomes par le CDN et en plaquettes par le Secrétariat d'Etat à l'Information, Tunis. Camau (Michel), La Tunisie, Paris, PUF (coll. « Que sais-je? », n° 318), 1988. Harmassi (Abdellatif), Al Harakatou Al Islamiyatou Fi Tounès (en arabe), Tunis, Bayram, 1985. Kraiem (Mustapha), La classe ouvrière tunisienne et la lutte de libération nationale, Tunis, D. R. M. Kraiem, 1980. Moore (Clément Henry), Politics in North Africa, Boston, Little Brown & Co., 1970. Mortimer (Edward), Faith and Power, London, Faber & Faber, 1982. Poncet (Jean), La Tunisie à la recherche de son avenir, Paris, Ed. Sociales, 1974. Toumi (Mohsen), La Tunisie, pouvoirs et luttes, Paris, Sycomore, 1978.

OUVRAGES COLLECTIFS

Annuaire de l'Afrique du Nord, Ed. du CNRS. Les publications du Centre d'Etudes sur l'Unité arabe, Beyrouth.

PÉRIODIQUES

Tunisie : L'Action (quot. fr., devenu Le Renouveau, depuis 1988), Al Maarifa (mens. ar., MTI), Al Mawqif (hebd. ar., RSP), Al Moujtamaa (ar., MTI), Al Asala (mens. ar., MTI), Al Moustaqbal (hebd. ar., MDS), Attarik Al Jedid (ar., PCT), Dialogue (hebd. fr., PSD), Dirasat Doualiya (Etudes internationales) (trim.), El-Amal (quot. ar., PSD, devenu Al Hurriya depuis 1988), Er-Rai (hebd. ar.), Essabah (quot. ar.), Informations écono- miques africaines (mens. écon., fr.), La Presse (quot. fr., RCD), Le Maghreb (hebd. fr.-ar., indép.), Réalités (hebd. fr. indép.). Algérie : Algérie-Actualités (hebd. fr.), El-Moujahid (quot. fr., FLN), Révolution africaine (hebd. fr., FLN). Maroc : Le Matin du Sahara (quot. fr.), L'Opinion (quot. fr.). France : Jeune-Afrique, Jeune-Afrique Economie, Le Figaro, Le Monde, Marchés tropicaux et méditerranéens, Nouvel Observateur, Les Echos, Arabies, Revue française d'Etudes politiques africaines (RFEPA), Temps modernes. Grande-Bretagne : Ad-Dastour (hebd. ar.), The Economist, Financial Times.

Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41 100 Vendôme Novembre 1989 — N° 35 361 ALLIOT-MARIE M. La décision politique AMSON D. La cohabitation politique en France : la règle de deux BAGUENARD J., MAISON- DIEU J. et MÉTAYER L. Les hommes politiques n'ont pas d'enfant BALLEY P. La Bourse : mythes et réalités BARRÈRE C., KEBABDJIAN G. et WEINSTEIN O. Lire la crise (2 éd.) BERGOUNIOUX A. et divers La parole syndicale BIRNBAUM P. et divers Les élites socialistes au pouvoir, 1981-1985 BLUM S. La télévision ordinaire du pouvoir BODIGUEL J.-L. et La haute fonction publique en France sous la QUERMONNE J.-L. V République BONILAURI B. La désinformation scolaire BOUTEILLER G. de L'Arabie saoudite BRAILLARD Ph. L'imposture du Club de Rome BULLIER A.-J. Géopolitiques de l'Apartheid CARRÉ O. et divers L'Islam et l'Etat dans le monde d'aujourd'hui CARRILLO S. Le communisme malgré tout. Entretiens avec L. Marcou COHEN S. Les conseillers du Président. De Ch. de Gaulle à V. Giscard d'Estaing DENQUIN J.-M. 1958 : la genèse de la V République DREYFUS F.-G. De Gaulle et le gaullisme DUMONT G.-F. Pour la liberté familiale FAURÉ C. La démocratie sans les femmes GINIEWSKI P. De Massada à Beyrouth GLEIZAL J.-J. Le désordre policier GUILLAUME A. L'Irlande, une ou deux nations? HAROUEL J.-L. Essai sur l'inégalité HAWRYLYSHYN B. Les itinéraires du futur. Un rapport du Club de Rome HERMET G. Aux frontières de la démocratie HUET S. et LANGENIEUX- VILLARD Ph. La communication politique KAMINSKY C. et KRUK S. La Syrie : politiques et stratégies — La stratégie soviétique au Moyen-Orient KLATZMANN J. Aide alimentaire et développement rural KOLM S.-C. Le libéralisme moderne. Analyse d'une raison économique — La bonne économie. La Réciprocité générale — Le contrat social libéral. Philosophie et pratique du libéralisme KROP P. Les socialistes et l'armée LACHARRIÈRE R. de La V quelle République? LASSERRE B., LENOIR N. et STIRN B. La transparence administrative LECERF Y. et PARKER E. Les dictatures d'intelligentsias — L'affaire Tchernobyl. La guerre des rumeurs LEDOUX P. La France, pays neuf LEFRANC G. Visages du mouvement ouvrier français LEROUX A. La France des quatre pouvoirs LINDON R., AMSON D. La Haute Cour, 1789-1987 LOCHAK D. Etrangers : de quel droit? MAGNARD F., TENZER N. La crise africaine : quelle politique de coopéra- tion pour la France? MARIE N. Les droits de l'homme en URSS MARCOU L. L'URSS vue de gauche MATHIEU J.-L. Les DOM-TOM