CHRONIQUE DU MOIS

PIERRE DE B01SUEFFRE

LA REVUE LITTÉRAIRE

Ionesco : le Solitaire. — Maurice Schumann : les Flots roulant au loin. — Serge Groussard : la Médaille de Sang.

Au seuil de cette rentrée 1973, aucun livre — et surtout aucun roman — ne s'est encore imposé d'une manière indiscutable, comme avaient pu émerger, en 1971, la Gloire de l'Empire ou, l'année dernière, l'Epervier de Maheux. Ce n'est pourtant pas le nombre qui fait défaut. Pendant le seul mois de septembre, il est paru près d'une centaine de romans nouveaux (93 exactement ; 18 sont annoncés pour octobre). Mais, si les éditeurs mettent les bouchées doubles, le « cru », comme on dit chez moi, reste chti. Les bons romanciers, pourtant, ne manquent pas : Hervé Bazin, Jean Dutourd, François Nourissier, Christine de Rivoyre... tous évoqués dans cette chronique. J'aurais pu parler aussi du dernier Queffélec (A fonds perdus), du dernier Gary (les Enchanteurs), du dernier Déon (Un taxi mauve), du dernier Michel Droit (la Ville blanche), du dernier Freustié (très bon, le dernier Freustié — Har• monie ou les horreurs de la guerre —, subtil, sensible, une ten• dresse retenue, que masque l'humour...), du dernier Mistler (le Naufrage du Monte-Cristo)... C'étaient là de bons livres ; mais nous connaissions déjà leurs auteurs. Mais ceci paraît grave : le niveau baisse. La nouvelle vague n'apporte rien qui sorte de l'ordi• naire. LA REVUE LITTÉRAIRE 155

De cela, chacun tombe d'accord, à commencer par les Gon- court, qui, du haut de leur tour Gaillon, s'arrachent les cheveux parce que, comme sœur Anne, ils ne voient rien venir. Rien n'émerge ; rien ne s'impose à l'attention, En obligeant les éditeurs à envoyer leurs ouvrages avant le 1" octobre s'ils veulent concourir pour le prix, ils espéraient limiter l'afflux tardif de romans écrits à la hâte. Or ils se retrouvent, début septembre, en face d'une masse de romans presque aussi grande que celle de l'an dernier (93 contre 120) et ces livres sont, paraît-il, encore plus décourageants. Je dis paraît-il, car je ne veux parler ici que des romans que j'ai lus — vraiment lus, lus la plume à la main. (Tant pis pour ceux qui croient qu'on ne parle jamais mieux d'un livre que lorsqu'on l'a tout juste feuilleté ! Pour moi, la lecture n'est pas un acte bref, mais un plaisir qu'on savoure.) Pour achever le sympathique roman de Michel Bataille — (les Derniers Jours (1) — et pour lire Suzanne Prou (2), (3), Henri Bonnier (4), Jean-Marc Roberts (5) — l'épous- touflant Consul de Lucien Bodard (6)... — et peut-être aussi Jean Moal (7), Christian Charrière (8), (l'Ogre) (9) ou Anne Loesch (10), il me faudra plus d'un week-end. Cette fois-ci, une nouveauté et deux ouvrages parus avant l'été suffiront à nous occuper. Un écrivain de cinquante ans, Serge Groussard, que précéderont deux grands aînés : Ionesco et Maurice Schumann.

Ionesco romancier... Voilà une étrange nouvelle ! Un drama• turge qui a si fortement marqué son art et son temps, qui a créé un style, prend un grand risque lorsque, sans crier gare, il change d'instrument. Mais Ionesco n'est pas un écrivain comme les autres ; il a toujours pris ses lecteurs à rebrousse-poil, comme s'il se moquait bien de les convaincre : ce qui l'intéresse, c'est de surprendre et de choquer. Mais, dès qu'il a gagné, le jeu ne l'intéresse plus. Ionesco brise son jouet et va chercher la bagarre ailleurs : ce n'est pas pour rien qu'une de ses meilleures pièces s'appelle Jeux de massacre. De toute manière, l'auteur du Rhino• céros ne reste jamais en place. N'importe comment, il faut qu'il bouge.

(1) Julliard et Mercure de France. (2) La Terrasse des Bernardini (Calmann-Lévy). (3) Ceux qui vont s'aimer (Seuil). (4) Un Prince (Albin Michel). (5) Les Petits Verlaine (Seuil). (6) Monsieur le Consul (Grasset). (7) Les Grands Fonds (La Table Ronde). (8) Mayapura (Fayard). 19) Grasset. (10) La Grande Fugue (Seuil). 156 LA REVUE LITTÉRAIRE

Le grand sujet de M. Ionesco, sa petite musique favorite, c'est la mort, mais une mort présente au cœur de la vie quotidienne, qu'elle rend absurde. Pour lui, comme pour Albert Camus, rien n'est plus tragique que la vie d'un homme heureux. « Notre condi• tion n'est pas acceptable. » Nous sommes tous enfermés, alors que nous nous imaginions être nés « pour être libres et triomphants ». C'est encore le sujet du Solitaire (1). Depuis qu'il n'a plus besoin de gagner sa vie, depuis qu'il est devenu riche, son héros ne sait que faire, sinon boire du cognac et du beaujolais, en attendant sa femme de ménage. Comme le Salavin de Duhamel, il a pour• tant des élans mystiques, et des curiosités qu'il ne soupçonnait pas. Mais ce qui l'emporte, c'est une grande répulsion envers son temps, envers les gens qu'il rencontre, une étrange méfiance à l'égard de la vie. « Les Pensées de Pascal, mises en scène par les Fratellini », murmurait M. Jean Anouilh, en sortant de la représentation de la première pièce de Samuel Beckett. Je songeais à ce mot en lisant le Solitaire, mais cette fois, c'était la Chute de Camus, trans• posée pour le Grand-Guignol. L'approche, à pas feutrés, d'une mort qui rétrécit la vie, le dérèglement d'une vie bourgeoise qui se détraque : mais là où Camus glisse, élude, fuit une réalité qui lui fait horreur et qu'il élève au niveau du mythe, Ionesco insiste, montre les objets du doigt et nous oblige à les voir : la nappe de papier pleine de vin rouge, le filet de hareng aux pommes à l'huile, le camembert arrosé de beaujolais — ou les slogans de mai 1968. Mais le résultat est le même : nous prenons l'existence tout doucement en horreur. « Tout cela est bien banal, ... tout cela est très connu », mais l'effet est saisissant — et d'autant plus surprenant que M. Ionesco était assurément plus à l'aise au théâtre, où le grossissement de la scène permet des effets plus faciles.

M. Ionesco s'évade dans le quotidien — un quotidien dépeint d'une manière à la fois glaciale et burlesque. M. Maurice Schu- mann, lui, s'évade dans une fiction qui prend sa source dans l'histoire. Fiction aussi irréelle, aussi envoûtante qu'une toile d'Odi- Ion Redon. M. Schumann a toujours été un lettré, mais, depuis le Rendez-vous avec quelqu'un, nous savions qu'il avait l'étoffe d'un créateur. Les souvenirs de la Résistance, l'odeur des chambres à gaz nous prenaient à la gorge. Mais cette fois, le romancier s'est refusé les facilités du témoignage (2). Il nous transporte dans

(1) Ionesco, le Solitaire, roman. 191 pages. Mercure de France, 2e trimestre 1973. (2) Maurice Schumann. le* Flots roulant au loin. Un volume, 144 pages. Julliard. 2" trimestre 1973. LA REVUE LITTÉRAIRE 157 la Belle Epoque et nous soumet à la magie du souvenir, aux sorti• lèges d'un Paris, d'un palais disparus, auxquels il ajoute ceux de l'exil, et d'un amour évanoui. Sur le « premier banc » des Tuileries, un jeune peintre danois rencontre une vieille dame, qui ne parle pas français — qui ne peut pas parler cette langue. Un souvenir la hante : celui d'un jeune Français, navigateur sur un bateau marchand, condamné à mort pour avoir tué une jeune fille dont on a retrouvé le corps sous la glace. Le Roi a refusé sa grâce ; puis il a été pris de doute le jour du supplice. Ce tragique fait divers ne cessera plus d'obséder « la princesse du Nord », devenue « la fée des Tuile• ries ». Comment elle communique son obsession au peintre, com• ment elle lui inspire le portrait qui va le rendre célèbre, comment il finira par l'accompagner à sa dernière demeure : telle est la trame de ce récit poétique et mystérieux. Une belle histoire, un conte de fées... C'est si rare aujourd'hui. Comment ne pas applau• dir ? Un point, seulement, me gêne ; plus que le flou des person• nages, plus que l'ambiguïté du récit : ce ton, trop uniformément musical, ce lyrisme, si éloquent... L'éloquence... Incomparable qualité pour un homme politique, lorsqu'elle s'accompagne, comme c'est le cas chez M. Maurice Schumann, de talent et de conviction. Depuis ce jour où, jeune étudiant de Sciences Po, j'étais venu l'entendre parler de son maître Marc Sangnier, je n'ai cessé de l'admirer. Mais, pour un homme de lettres, l'éloquence est une redoutable tentation, à laquelle il ne faut céder sous aucun prétexte. Je ne dis pas que M. Schumann y cède... mais ces flots qui roulent au loin sont si nobles, si harmonieux, ils font de si belle musique... Quant à l'héroïne, n'est-elle pas trop belle et vraiment trop immatérielle ? On ne l'imagine dans aucune des postures familières de la vie de tous les jours. Sur ce point, M. Maurice Schumann devrait demander conseil à son vieil ami , auquel il a dédié son beau livre. Les héros des Grandes familles et des Rois maudits (1) ne sont pas toujours des personnages recomman- dables. Mais ces rois cruels et ces bourgeois cyniques sont de terribles vivants. Le roman exige un peu de vulgarité. Il est vrai que les Flots roulant au loin ne sont pas exactement un roman, et ne portent d'ailleurs pas ce titre. C'est un récit, poétique, étrange, un peu désincarné, et qui ne manque pas d'un attrait glacé. Mais je pose crûment la question : est-il possible, en 1973, d'écrire comme le faisait, en 1678, Mme de La Fayette ? Comme je voudrais répondre oui... !

(1) On signalera la reparution de ces romans dans la très belle édition des Œuvres complètes de M. Maurice Druon qui paraît en ce moment à Genève (Cercle du Bibliophile, Edito-Service), avec une intéressante introduction de M. Jean d'Ormesson qui souligne les aspects épiques de l'oeuvre (4 volu• mes parus à ce jour ; il y en aura 15, dont 3 titres inédits). 158 LA REVUE LITTÉRAIRE

Aux antipodes de cette mystérieuse histoire d'amour, voici maintenant un ouvrage bien différent, directement inspiré par un événement redevenu, hélas ! d'actualité : la Médaille de Sang, de M. Serge Groussard (1). Cette reconstitution de la tragique prise d'otages qui, le 5 septembre 1972, a ensanglanté Munich démontre que le roman, aujourd'hui en crise (2), a tout intérêt à puiser dans une réalité qui dépasse à tout moment la fiction. Le cas de M. Serge Groussard est intéressant, mais, pour l'évo• quer, il me faudra revenir sur l'état de nos Lettres en 1950. A la fin de 1949, à peine terminé Métamorphose de la Littéra• ture, j'avais mis sur le chantier un essai qui devait s'intituler : la Génération du demi-siècle (3) Excluant les essayistes, j'avais l'ambition de dresser la carte du roman français de l'avenir. Pour la dessiner, j'avais choisi des écrivains de vingt à quarante ans : Raymond Abellio, , Hervé Bazin, Georges Arnaud, Michel de Saint-Pierre, Paul-André Lesort, Jean-Charles Pichon, Michel Zéraffa, Maurice Druon, Jean-Louis Curtis, Bruno Gay- Lussac, Serge Groussard, Roger Nimier et Michel Bataille. Qua• torze noms : un pari sur l'avenir, un choix d'auteurs qui, « nés autour de la grande cassure du siècle », « relient deux généra• tions, deux mondes, et se distinguent nettement de leurs devan• ciers. Marqués par l'époque, ils n'en appellent plus à une philo• sophie de l'histoire ou du néant comme l'ont fait Malraux ou Sartre, mais à une réalité plus charnelle qu'ils s'efforcent de tra• duire en images. L'expression d'un monde à eux remplace la recherche d'un destin ». On peut discuter cette opinion comme on peut compléter cette liste dont je disais, prudemment, qu'elle était « encore bien incomplète ». Mais ce qui me frappe aujourd'hui, c'est qu'aucun de ces écrivains n'a disparu, c'est que chacun a fait carrière, et qu'un bon tiers d'entre eux (Abellio, Bazin, Druon, mais aussi Curtis ou Nimier) ont une œuvre importante. On peut discuter Michel de Saint-Pierre ou Georges Arnaud mais ils existent. Mal• gré bien des livres — et je l'écris à regret — on ne peut en dire tout à fait autant de M. Serge Groussard. C'est pourquoi je me réjouis tant de le voir nous offrir aujourd'hui un ouvrage palpi• tant d'horreur et d'émotion, un de ces récits vécus qui valent tous les romans.

La Médaille de Sang... c'est la seule qu'aient pu conquérir, aux jeux Olympiques de Munich de septembre 1972, les malheureux athlètes israéliens. On n'a pas oublié ce fait divers, tragiquement

<1) Serge Groussard, la Médaille de Sang, un volume, 566 pages. Denoël, 3'' trimestre 1973 (absence d'index et très fâcheuse absence d'illustrations). (2) Voir : Boisdeffre : Où va le roman ? (Del Duca, 1973). (3) Cet essai devait paraître chez Amiot-Dumont. Il est resté inédit, mais l'essentiel a été incorporé dans mon Histoire vivante de la littérature d'au• jourd'hui (1939-1968, Librairie académique Perrin). LA REVUE LITTÉRAIRE 159

significatif d'une époque vouée à la violence et au crime. Le 5 sep• tembre, à 4 h 30 du matin, six hommes en survêtement escaladent la clôture du Village olympique. Deux complices les attendent près du bâtiment qui abrite la délégation d'Israël. Des coups de feu crépitent : un sang innocent commence à tacher le grand rendez- vous sportif de la fraternité. Présent à ces « Fêtes de la jeunesse et de la joie », Serge Groussard va suivre à la trace les meurtriers de Septembre noir et l'odyssée de leurs otages. Il ne réagit pas en spectateur, mais en témoin, presque en membre de la famille. De mère israélite, déporté pour faits de résistance, M. Serge Grous• sard vibre avec le peuple d'Israël dont les malheurs sont les siens. D'emblée, il est au côté des athlètes israéliens piégés. Mais c'est en romancier qu'il nous fera revivre la tragédie. Il ne raconte pas ces affreux événements comme une histoire passée ; il la fait exister comme une action que nous vivons avec lui, heure par heure, minute par minute. Prodigieux diorama ! Que d'épisodes palpi• tants, de dialogues pris sur le vif, de portraits si colorés qu'ils pourraient figurer dans un roman... Parfois, j'ai songé — ce n'est pas un mince compliment ! — à la Condition humaine de Malraux. Glanons quelques portraits. Celui du puritain et tout-puissant président du C.I.O., M. Avery Brundage, me paraît d'autant plus remarquable qu'il est sans dénigrement — ni complaisance. « On accole rituellement au nom d'Avery Brundage l'étiquette de milliardaire. C'était un fils de famille, mais son père aban• donna très vite les siens et disparut sans laisser de traces. La mère du tout jeune Avery le confia à ses tantes. M. Brundage démarra sans fortune. Au terme de brillantes études, il obtint en 1903, à l'Université de l'Illinois, le diplôme d'ingénieur du génie civil avec félicitations du jury. Il avait déjà des horaires rigides, l'horreur du retard. Une implacable discipline de vie, la conscience de sa propre valeur, une certaine solitude. Déjà aussi il se voulait anima• teur et guide : c'était lui le rédacteur en chef de Z'University Magazine, et le porte-parole des étudiants auprès des professeurs. Ce grand gaillard taillé en force — 1,81 m, 80 kilos — avait déjà le culte du sport. » Soixante-cinq ans ont passé. Le vieillard de quatre-vingt-cinq ans, « toujours droit comme une barre de fer, poitrine bombée, ventre musclé, marcheur infatigable, avec sa poigne de vieux discobole et sa voix basse qui grince et rebondit comme ces autos increvables qu'on fabriquait dans le temps », reste un animal d'action. Le vieux loup redevient même un jeune époux qui, à près de 86 ans, épouse à Garmisch une jeune femme de 36 ans... (« La nouvelle Mrs. Brundage est une grande personne très mince, aux longs traits réguliers, à la voix de contralto... ») Voici maintenant la fiche de M. Willy Brandt. « Nom d'état civil : Herbert-Karl Frahm. Sa mère fut tour à tour blanchisseuse, couturière et vendeuse dans un grand maga• sin. Père inconnu. L'enfant est élevé par son grand-père, ancien 160 LA REVUE LITTÉRAIRE ouvrier agricole devenu chauffeur de camion, et militant socia• liste passionné. En 1930, Herbert Frahm s'enrôle dans la fraction extrémiste du vieux Parti social-démocrate. C'est à Lübeck que j'ai rencontré pour la première fois M. Brandt. Il pleuvait sur l'ancienne capitale de la Hanse. (...) Nous étions à l'amorce de la Holstenbrücke, le plus grand des ponts qui mènent au centre de Lübeck. Derrière nous, le vent du nord s'écrasait contre les puissantes tours jumelles du Holstentor, cette majestueuse porte fortifiée du xv1' siècle qui est l'emblème de la cité. M. Brandt me montra les eaux gonflées de la Trave : — Les Nazis en ont jeté plus d'un là-dedans, après l'avoir assommé, bien sûr. J'étais l'un des premiers noms à Lübeck sur leur liste, comme responsable des Jeunesses ouvrières socialistes. J'ai pu leur échapper d'un fil. » De ce « grand gaillard bâti en travailleur de force » qu'il a sou• vent vu à l'œuvre dans les campagnes électorales, M. Groussard dit encore : « Il a une présence, une irradiation, un art de per• suasion, dont je ne vois guère l'équivalent. Il aime la vie, les bons livres et la voile, le cognac et le bon vin rouge. Il fume beaucoup, alternant cigares, pipes et cigarettes, ce nerveux qui se dompte. Une de ses forces est la spontanéité. Dans le Holstein de son enfance, il m'a convié à partager le poisson fumé et le marzi- pan, le massepain de là-bas ; le simple fait qu'un étranger trouvât visiblement cela bon l'illuminait. Sa seconde femme, Ruth, et ses trois fils, dont l'un lui causa par son gauchisme militant de menus soucis : voilà ses trésors. » Mme Golda Meïr, le général Moshé Dayan, M. Yasser Arafat ne sont pas oubliés. Mais les plus saisissants de ces portraits sont ceux des loups et des agneaux. Si M. Groussard passe un peu rapidement sur les loups, il s'attarde sur les agneaux : Moshé Weinberg, Yossef Romano, Samuel Lalkin... « Romano était un brave. Il avait le culte du courage. Là où d'autres auraient su en silence s'incliner provisoirement, lui se sera jeté sur les Arabes sans souci de ses chances. Ce paquet de muscles, cette force explo• sive, eh bien ! c'est une âme tendre, c'est un artiste. Savez-vous sa profession ? Etalagiste. Un goût très sûr. A Munich, il avait déjà rôdé partout pour voir les vitrines, les boutiques, les meubles... Il a aussi des dons de décorateur. Sa femme et ses trois gosses sont sa passion. Il m'avait dit : « Je ne participerai plus à des com• pétitions internationales, parce que le sport ne me laisse pas assez de temps pour m'occuper de mes enfants, et que je dois travailler au lieu de tant m'entraîner... » Né en 1954 à Minsk, capitale de la Russie Blanche, Marc Slavin, le benjamin des assassinés, était inscrit dans le tournoi olympique de lutte gréco-romaine, catégorie 74 kilos. Il avait atteint tout récemment la Terre Promise. « Lorsque Mark atterrit à Lod trois mois et demi avant l'aube de Connollystrasse, et qu'il eut baisé le sol d'Israël, deux jour- LA REVUE LITTÉRAIRE 161

nalistes l'attendaient, car il leur avait été annoncé comme de la graine de champion. On chercha un interprète russe. Et Mark Slavin raconta son histoire. — A Minsk, comme dans toutes les villes de l'U.R.S.S. et du monde, il y a les beaux quartiers et les autres. Nous habitions dans l'un des autres. Mes parents m'élevaient dans le respect des traditions hébraïques, ce qui n'était pas facile. Je me sentais dif• férent de mes copains d'école, dès le plus jeune âge. Eux aussi. Alors à la sortie, ils se mettaient en bande autour de moi et criaient : « Hou ! le sale Youpin ! » Quand je réussissais à en coincer un tout seul, je le tabassais. Seulement, après, ils se groupaient à plusieurs et c'était mon tour de recevoir la volée. On était habi• tués, nous les Juifs de Minsk. Ma famille avait toujours vécu dans un climat pareil. Nous étions d'ailleurs les premiers à reconnaître que nous n'étions pas comme les autres. Mais ce que nous n'admet• tions pas, c'était de nous le voir reprocher. »

Autant d'hommes, autant d'itinéraires marqués par la guerre, l'injustice et le sang... Le destin de ces Juifs échappés à l'enfer, c'était, hélas ! d'y retomber... On connaît le sinistre dernier acte, l'embuscade manquée qui aurait dû permettre de libérer les otages, la fatale erreur d'appréciation de la police bavaroise. Ce massacre de Fürstenfeldbruck qui devait porter à dix-sept le nom• bre des victimes, M. Serge Groussard nous le fait vivre, comme tout le reste, intensément. Entre toutes les questions qu'il pose (Aurait-on pu prévenir l'agression ? Le massacre était-il inévitable ? Pourquoi a-t-on trompé l'opinion mondiale ?...), un problème demeure, aujourd'hui encore, terriblement présent : comment mettre fin aux prises d'otages ? Il faudrait sans doute — et d'abord — que puisse être résolu — sans nouvelle guerre — le problème palestinien et que ce peuple qui, non moins qu'Israël, a droit à l'existence, retrouve une terre. (Mais cela, M. Groussard l'ignore.) Il faudrait aussi que l'opinion mondiale, Arabes en tête, répudie certaines formes de lutte, dont la prise d'otages est l'une des plus répugnantes, car elle s'attaque à des innocents. Mais tout le monde, est-il besoin de le dire ? ne réagit pas de cette manière. Devant le drame de Munich, les acteurs des jeux Olympiques étaient eux-mêmes partagés entre l'indifférence et l'indignation. Au cœur de la tragédie, un athlète français le faisait remarquer à M. Serge Groussard : « 80 % ne se sentent pas concernés et ne veulent pas d'histoire. Quant au reste, la majorité est pro-israélienne, aujourd'hui, d'autant plus qu'elle est indignée et écœurée. Mais il y a tout de même une minorité consistante qui est, sinon pour les terroristes, du moins pour le sens de leur combat, comme on dit. Dans ce clan, se rangent tous les Arabes, une bonne partie des Noirs et pas mal d'athlètes de l'Est.

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Que nous sommes loin de l'atmosphère de Mexico ! Là-bas, on vivait encore l'idéal olympique. Ici, dans cette banlieue de béton, avec tant de professionnels déguisés, il y a un vide de l'âme. Je crois à l'olympisme. Mais il est temps de réagir. Cet attentat n'aurait jamais eu lieu dans le Village olympique, si les Jeux ne risquaient pas d'être tués par le cirque. » Cette indifférence apparente ou cette universelle lâcheté explique peut-être l'ultime épilogue des événement de Munich, épisode non sanglant mais incroyable. Un mois plus tard, à Beyrouth, des feddayin s'emparent d'un Boeing 727 de la Luft• hansa, le détournent sur Zagreb et ils échangent aussitôt leurs nouveaux otages contre les trois terroristes arabes rescapés du massacre ! On a dit que les Allemands, peu soucieux d'ouvrir un procès à grand spectacle, avaient facilité cette libération peu glo• rieuse. M. Groussard ne le croit pas. « L'entente avec le terro• risme, explique-t-il, n'est jamais payante, et éclabousse l'Etat. Je ne crois absolument pas qu'un chef de gouvernement ayant la sur• face morale de Willy Brandt ait pu couvrir un faux détournement d'avion. A sa répulsion pour ce genre de procédés, s'ajoute la mémoire des six millions de Juifs assassinés par le IIIe Reich. En novembre 1969, le Bundeskanzler me disait : — Un Allemand de ma génération se conduisant en ennemi d'Israël ne pourrait être qu'un criminel. » La visite officielle de M. Willy Brandt en Israël (6-10 juin 1973) devait d'ailleurs montrer la confiance de l'Etat hébreu envers le chef du gouvernement de la R.F.A. La Médaille de Sang s'achève sur le récit des obsèques des vic• times, le retour des morts sur le territoire d'Israël. « Ce jour-là, le pays entier communia dans la peine et la colère. Aucun établis• sement, aucune administration n'étaient ouverts. On aurait dit d'étranges agglomérations paralysées. Toutes les forces armées étaient consignées. Dans dix cimetières d'Israël (...) la garde d'honneur a replié le drapeau qui recouvrait le cercueil et l'a donné au plus proche parent. On a descendu la dépouille dans la tombe. Chacun a lancé trois poignées de terre sur le couvercle du cercueil et le Qaddich, la prière de soumission et de paix, composée en araméen, a retenti : Que Son Nom si grand soit magnifié et sanctifié dans le monde qu'il a créé selon Sa Volonté... Les obsèques s'achevèrent partout avant la fin de l'après-midi, sous un même ciel éclatant. Puis le peuple de la Bible s'enferma chez lui. ... Le lendemain vendredi, c'était le Roch Hachana, la fête du Nouvel An juif, le 5 732* selon le calendrier hébraïque. »

Pour écrire ce récit pathétique, M. Serge Groussard ne s'est pas contenté de réunir des documents. Il a longuement interrogé les survivants, consulté les rapports de police et ceux des services LA REVUE LITTÉRAIRE 163

secrets. Son livre rappelle, par la technique, De sang-froid, de Tru- man Capote. Mais il est beaucoup plus émouvant. Les qualités et les défauts que je dénombrais déjà en 1949 chez M. Serge Groussard éclatent puissamment dans ce, prodigieux reportage. Car ma critique ne serait pas sincère si elle n'était assortie de quelques réserves. Le récit est trop long (561 pages). Trop de digressions, de rapports annexes, de bouts d'articles, de détails inutiles l'encombrent. L'auteur aurait intérêt à « dégrais• ser » son ouvrage en vue d'une édition de poche. Mais tel quel, il m'a fait revivre des moments inoubliables, et son livre est à la mesure d'une des grandes tragédies de notre temps. A un âge où, je crois, on juge assez bien ses contemporains, j'avais fait confiance à ce jeune romancier débordant de vie « le seul écrivain de sa génération, disais-je, qui soit un peu fou et qui ait un peu de génie. » Mais je l'avais aussi mis en garde, dès cette époque, contre une pente qui l'entraînait vers l'abondance et la facilité, au détriment des œuvres de force qu'il portait en lui. Le conseil, à mon avis, tient toujours...

PIERRE DE BOISDEFFRE