Hommes & migrations Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

1316 | 2017 L'islam en Europe

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3777 DOI : 10.4000/hommesmigrations.3777 ISSN : 2262-3353

Éditeur Musée national de l'histoire de l'immigration

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2017 ISBN : 978-2-919040-37-7 ISSN : 1142-852X

Référence électronique Hommes & migrations, 1316 | 2017, « L'islam en Europe » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 30 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/3777 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.3777

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Ce dossier compare, sur plusieurs pays européens, les représentations de l’islam dans l’espace public et la manière dont les débats politiques ou médiatiques abordent la question de la présence des musulmans sur leur territoire. Cette comparaison est complétée par quelques études sur la manière dont la société civile et les institutions mènent des actions pédagogiques ou culturelles pour modi er le regard porté sur cette religion et favoriser le « vivre ensemble ».

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SOMMAIRE

Comment réconcilier l’Europe avec l’islam ? Marie Poinsot

Dossier

Introduction Christophe Bertossi et Catherine Wihtol de Wenden

Les musulmans à l’intérieur de la « Maison néerlandaise » De l’importance de l’origine dans les politiques définissant l’appartenance nationale Jan Willem Duyvendak et Marieke Slootman

L’islam italien : catalyseur des ambiguïtés et contradictions de la société italienne ? Chantal Saint-Blancat

L’extrême droite et l’islam : fractures idéologiques et stratégies électorales Gilles Frigoli et Gilles Ivaldi

Les politisations de l’islam local Le cas de la Seine-Saint-Denis Wilfried Serisier

Un paradoxe belge Quarante ans de reconnaissance et d’altérisation de l’islam en Belgique Hanifa Touag

Koln Concert Retour sur un « cohérent délire » postcolonial Andrea Brazzoduro

Le salafisme, voilà l’ennemi ! La production des discours d’un état d’exception dans le champ politique français Mohamed-Ali Adraoui

Démarches pédagogiques en matière d’islam Enjeux pour la jeunesse des deux côtés du Rhin Maïtena Armagnague et Simona Tersigni

De l’intégration des élèves immigrés à celle des élèves musulmans en Suisse Une analyse à partir de deux faits divers médiatisés Geneviève Mottet

(Faire) désapprendre l’islamophobie Jeunes musulmans et (anti)racisme quotidien en Italie Annalisa Frisina

2006-2016, 10 ans d’aumônerie militaire du culte musulman Bilan et perspectives Elyamine Settoul

Dialogues entre musulmans et non-musulmans S’apprivoiser pour mieux vivre ensemble en Belgique Morgane Devries et Altay Manço

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Chroniques

Spécial Frontières

Calais, « laboratoire » d’une médecine de l’exil Jacques Rodriguez et Chloé Tisserand

Italianité

Émigrés d’Italie, champions en France Stéphane Mourlane

Initiatives

Musulmans au pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne Manoël Pénicaud

Sacrées graines Edith Canestrier

La Biennale Traces en Auvergne-Rhône-Alpes Enjeux d’un réseau d’acteurs régionaux pour penser les mémoires, l’histoire et l’actualité du fait migratoire Abdellatif Chaouite, Marina Chauliac, Philippe Hanus et Sarah Mekdjian

Repérages

Soldats et travailleurs portugais en France (1916-1918) Marie-Christine Volovitch-Tavares

Comment mettre la culture au service de l’accueil des migrants ? Luc Gruson

Kiosque

Du burkini au bleu de travail Mustapha Harzoune

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Musiques

Ali Amran François Bensignor

Films

Bienvenus ! (Welcome to Norway) Film norvégien suédois de Rune Denstad Langlo Anaïs Vincent

L’Ultima Spiaggia Film français, grec et italien de Thanos Anastopoulos et Davide Del Degan Anaïs Vincent

Livres

Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géopolitique Paris, Armand Colin, 2015, 808 p., 39 € Marie Poinsot

Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Atlas des migrations 4e édition, Paris, Autrement, 2016, 96 p., 24 € Marie Poinsot

Dina Ionesco, Daria Mokhnacheva, François Gemenne (dir.), Atlas des migrations environnementales Paris, IOM-OIM-Sciences Po les presses, 2016, 152 p., 24 € Marie Poinsot

Cris Beauchemin, Mathieu Ichou (dir.), Au-delà de la crise des migrants. Décentrer le regard Paris, Karthala, 2016, 198 p., 15 €. Mustapha Harzoune

Fawaz Hussain, Orages pèlerins Paris, Le serpent à plumes, 2016, 173 p., 17 €. Mustapha Harzoune

Kyung Eun Park, Nicolas Hénin, Haytham, une jeunesse syrienne Paris, Dargaud, 2016, 80 p., 17,85 €. Mustapha Harzoune

Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois Arles, Actes Sud, 2016, 272 p., 19,80 €. Mustapha Harzoune

François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle Paris, L’Herne, 2016, 93 p., 7,50 €. Pierre-Jacques Derainne

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Comment réconcilier l’Europe avec l’islam ?

Marie Poinsot

1 La place des musulmans dans les sociétés européennes et les relations que l’islam entretient avec les institutions démocratiques (école, hôpital, armée, etc.) sont devenues des questionnements omniprésents dans les débats publics d’aujourd’hui. L’Europe assiste aux conflits religieux sur les rives opposées de la Méditerranée sans réussir à se concerter sur une politique commune et perçoit les migrations comme une menace. Les attentats terroristes ont activé les suspicions sur les capacités d’adaptation des musulmans installés dans les sociétés européennes. Les représentations forgées sur les populations musulmanes alimentent des préjugés antimusulmans et des discriminations à raison d’une appartenance religieuse réelle ou supposée. Les discours cumulent les difficultés tout en réduisant la complexité des situations vécues par les musulmans à une entité homogène en Europe. On peut regretter que les nombreux travaux scientifiques sur les réalités de l’islam soient peu di usés pour nous permettre de comprendre la fabrication des débats publics sur l’islam. Ce dossier d’Hommes & Migrations compare les modalités du processus d’institutionnalisation de l’islam et de productions discursives dans les espaces publics selon les pays européens. Les situations sont mises en relation avec les contextes historiques d’installation des musulmans, mais aussi avec les législations qui régissent les relations entre religions et espace public, avec les politiques de gestion du culte et des cultures associées à l’islam. La médiatisation et l’instrumentalisation politique de l’islam alimentent les mouvements d’opinion et les violences contre des personnes ou des lieux associés à l’islam. Or, la question d’une islamophobie dé nie comme un racisme antimusulman spécifique tarde à être reconnue en Europe selon les contextes nationaux à la faveur d’une banalisation de ces délits sous forme de conflits identitaires, culturels ou religieux.

2 Ce dossier est complété utilement par des articles qui analysent les démarches pédagogiques et culturelles engagées pour mieux connaître l’islam, lutter contre l’islamophobie et développer le dialogue entre les religions. L’idée de forums participatifs réguliers pourrait mettre en lumière les usages différenciés des savoirs sur

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les situations des musulmans dans les pays d’immigration et contribuer à une cohabitation harmonieuse entre populations en Europe. 3 La rédaction a choisi d’illustrer ce dossier avec les images réalisées par Yves Jeanmougin, un photographe et artiste résident à la Friche la Belle de Mai. Ainsi, les situations qu’il a prises sur le vif à Marseille dans les années 1980 apportent un autre regard sur des communautés musulmanes que ceux qui sont généralement véhiculés par les médias. Cette série de photographies a été acquise dans les collections du Musée national de l’histoire de l’immigration. 4 Ce dossier s’inscrit dans le cadre de la préparation de l’exposition « L’islam, c’est aussi notre histoire ! » sur la présence des musulmans en Europe depuis le Moyen Âge, pilotée par Tempora, un organisme partenaire soutenu par la Commission européenne et spécialisé dans la production d’expositions autour de la construction européenne. Hommes & Migrations accompagnera ainsi la circulation de cette exposition à partir de l’automne 2017 en Belgique, en Italie et en Allemagne, et sous une forme de modules plus synthétiques dans d’autres pays européens. 5 Nous avons appris avec stupeur et tristesse le décès de Mohamed Madoui, il y a quelques semaines, à l’hôpital Saint-Louis à Paris. Il était professeur de sociologie, au titre de l’intervention sociale, au Conservatoire national des arts et métiers, et assurait des enseignements dans plusieurs masters, dont celui de recherche en travail social et celui dédié à l’économie sociale et solidaire. Membre de l’équipe pédagogique nationale « Santé solidarité » et du laboratoire Lise, il était très engagé dans des coopérations internationales et dans des partenariats, notamment avec le Musée de l’histoire de l’immigration. Il avait mené beaucoup d’activités de recherche et de col- loques et avait de nombreuses publications à son actif, dont des ouvrages sur les entrepreneurs maghrébins, le vieillissement des immigrés, la mobilité sociale en Algérie. Les membres du comité de rédaction et l’équipe de la revue s’associent à ses proches collaborateurs, ses amis et sa famille. Nous regretterons tous un partenaire qui, depuis 2007, avait dirigé avec Marcel Jaeger pas moins de trois dossiers thématiques en l’espace de quelques années. Cette collaboration sérieuse et assidue avait débouché sur l’intégration de Mohamed au nombre des membres du comité de rédaction de la revue. Nos pensées émues l’accompagneront longtemps.

AUTEUR

MARIE POINSOT

Rédactrice en chef.

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Dossier

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Introduction

Christophe Bertossi et Catherine Wihtol de Wenden

1 Au début de l’année 2017, suite à son élection à la présidence des États-Unis, Donald Trump a interdit l’accès du territoire américain aux ressortissants de sept pays « musulmans », brandissant la menace islamiste et terroriste et le défi sécuritaire. Déjà, le thème de la fracture des civilisations énoncée par Samuel Huntington dans son ouvrage publié en 1991, The Clash of Civilisations, avait trouvé un écho dans les attentats du 11 septembre 2001 et ceux survenus en Europe depuis le milieu des années 1990 jusqu’en 2016 (France, Espagne, Royaume-Uni, Belgique, Allemagne).

2 Pourtant, les travaux sur l’émergence de l’islam dans les sociétés occidentales et notamment européennes ne sont ni nouveaux, ni aussi tranchés, tant sur les relations entre l’islam et les valeurs de la citoyenneté en Europe que sur la multiplicité des façons de se construire une identité citoyenne en étant musulman en Europe : « bricolages », banalisation de l’islam au quotidien, voire un « rendez-vous des civilisations » pour la démographie, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Youssef Courbage et d’Emmanuel Todd. Ces recherches montrent les multiples aménagements et compromis que les musulmans d’Europe et les institutions ont dû inventer. 3 Mais la politisation de l’islam a conduit à faire du débat sur l’avenir de la citoyenneté et de la démocratie dans les sociétés d’immigration d’Europe occidentale un débat sur la place de l’islam et des musulmans. 4 On sait, en France, la place qu’occupe le sujet dans l’espace du discours public et politique. Mais cette « panique morale » autour de l’islam a suivi des perspectives très comparables dans d’autres pays d’Europe, comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, à partir du thème d’une « crise du multiculturalisme ». En quelques décennies, la « question sociale » a été considérablement reformulée et la figure publique du musulman cristallise aujourd’hui l’essentiel des processus qui construisent des frontières symboliques à l’intérieur des sociétés européennes d’immigration1. Il est possible de souligner rapidement plusieurs aspects de cette évolution. 5 En tout premier lieu, les grands modèles qui servaient à décrire et à expliquer les différences d’approches nationales en matière de citoyenneté et d’« intégration » ne nous permettent guère de comprendre cette réorganisation de l’inclusion et de

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l’exclusion en Europe. Les dynamiques sont plus complexes que ne peuvent le décrire les notions trop simplificatrices de « modèles » (le républicanisme à la française, le multiculturalisme britannique, la pilorisation néerlandaise ou l’ethnonationalisme allemand) habituellement utilisés dans les comparaisons internationales2. 6 Pour s’en rendre compte, on verra, par exemple, que les armées françaises peuvent opter pour des stratégies d’accommodement de la diversité religieuse, dont Elyamine Settoul propose ici une brève analyse à l’heure des dix ans de l’aumônerie musulmane française aux armées. De leur côté, Jan Willem Duyvendak et Marieke Slootman montrent comment le débat sur l’islam aux Pays-Bas a tourné au procès d’une tradition nationale de multiculturalisme qui n’a pourtant jamais été clairement adoptée, loin de là. Or cela débouche sur le paradoxe d’un discours sur l’appartenance à la société hollandaise, discours qui paraît en même temps progressiste, notamment sur la question sexuelle, et explicitement intolérant à l’égard de l’islam et des concitoyens musulmans. Cette articulation entre tolérance, intolérance et progrès social prend des formes très différentes d’un pays à l’autre : Gilles Frigoli et Gilles Ivaldi l’illustrent avec précision à propos de l’extrême droite et du Front national, tout comme Wilfried Serisier dans son étude d’une association musulmane en Seine-Saint-Denis et de son « économie morale » locale3 ; Hanifa Touag le montre pour la Belgique et Chantal Saint-Blancat à propos de l’Italie, « nouveau pays d’immigration ». 7 Autre aspect important : cette construction d’un discours sur l’islam et sur le « musulman » comme « point limite » de la démocratie opère à des niveaux très différents, du plus local au plus global. Entre ces niveaux, on voit circuler des perceptions qui contribuent à renforcer les frontières symboliques dont nous venons de parler. Sous ce rapport, l’« affaire Daoud » analysée par Andrea Brazzoduro apporte un éclairage utile tout comme, d’une certaine façon, ce que Mohammed-Ali Adraoui propose de décrire comme un « état d’exception symbolique » à propos des usages politiques de la catégorie « salafiste » dans le discours politique et public français. 8 Ces logiques discursives ont toutefois des effets bien au-delà du seul périmètre du débat public, à commencer par les interactions qui ont lieu à l’école comme on le verra tout particulièrement à propos de l’Italie (Annalisa Frisina) et de la Suisse (Geneviève Mottet), mais aussi de l’Allemagne (Maïtena Armagnague et Simona Tersigni). L’école est un espace institutionnel qui opère à la fois comme une caisse de résonance des catégories publiques, un espace où les acteurs construisent leurs propres catégories morales sur les élèves ou les parents d’élèves perçus comme « musulmans », mais aussi un espace de mobilisation contre le racisme et l’islamophobie comme le montre Annalisa Frisina à partir d’une enquête empirique qu’elle a réalisée auprès de jeunes élèves musulmanes de Padoue. Les expériences de dialogue entre musulmans et non musulmans sont aussi un autre espace de confrontation et de rencontres (Morgane Devries et Altay Manço). 9 L’islam se décline donc d’une multitude de manières dans ses rapports avec la citoyenneté et avec les politiques sécularisées des pays européens. Le constat n’est pas nouveau. La relation entre la citoyenneté et l’islam est une question largement débattue et étudiée en France et en Europe depuis trente ans. Dans un dossier qu’il a coordonné en 1987 dans la Revue française de science politique sur « Les populations de culture musulmane en France et en Europe », Rémy Leveau en montrait déjà la complexité et les bricolages. Dans Les banlieues de l’islam, ouvrage paru la même année, Gilles Kepel révélait la visibilité de l’islam dans l’espace public des marges urbaines, aux

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marges également des possibles en terre non musulmane. Bruno Étienne s’interrogeait sur La France et l’Islam (1989), une relation faite de continuités et de ruptures sur le temps long, et Jocelyne Cesari posait la question de l’identité dans Être musulman en France aujourd’hui (1997). 10 D’autres travaux monographiques et comparatifs sur les différents pays européens sont venus compléter depuis trente ans ce champ de recherche. Les textes qui suivent pourront contribuer, nous l’espérons, à mettre en perspective cette question aujourd’hui sous les différents angles d’approche et terrains d’enquêtes présentés dans ce dossier.

NOTES

1. John Bowen, Christophe Bertossi, Jan Willem Duyvendak, Mona Lena Krook (dir.), European States and their Muslim Citizens : The Impact of Institutions on Perceptions and Boundaries, New York, Cambridge University Press, 2014. 2. Christophe Bertossi, La citoyenneté à la française. Valeurs et réalités, Paris, éd. du CNRS, 2016. 3. Voir Didier Fassin et Jean-Sébastien Eideliman (dir.), Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte, 2012.

AUTEURS

CHRISTOPHE BERTOSSI

Directeur du Centre Migrations et Citoyennetés de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

CATHERINE WIHTOL DE WENDEN

Directrice de recherche au Cnrs (Ceri).

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Les musulmans à l’intérieur de la « Maison néerlandaise » De l’importance de l’origine dans les politiques définissant l’appartenance nationale

Jan Willem Duyvendak et Marieke Slootman Traduction : Catherine Guilyardi

1 Comme dans beaucoup d’autres pays, l’islam est de plus en plus présenté, depuis une vingtaine d’années, comme la principale limite et source de clivages dans la société néerlandaise. Les musulmans sont perçus comme une menace contre – ce qui est considéré comme – la culture néerlandaise. Les citoyens nés de parents turcs ou marocains sont dépeints comme étrangers parce que musulmans et porteurs d’une culture « traditionnelle » – donc incompatible avec les valeurs et la culture néerlandaises. Être Hollandais est de plus en plus souvent défini comme le fait d’être moderne, individualiste, progressiste (par exemple, tolérer l’homosexualité) et séculaire. Le caractère central de la religion dans la formulation de l’appartenance – ou non – à la nation contraste avec la situation dans certains pays, comme les États-Unis, où la religion, en tant que telle, n’est pas autant mise en cause. Cela a des conséquences sur la signification que revêt le fait d’être musulman, particulièrement dans le contexte politique néerlandais où, en matière d’appartenance nationale, « l’identification » à la nation ainsi que la « culture » prédominent. Pour reprendre les termes d’une députée qui s’adressait à des immigrés extracommunautaires et leurs descendants aux Pays- Bas : « Les immigrés doivent clairement exprimer leur engagement vis-à-vis de leur nouveau “chez-eux” » (Tineke Huizinga-Heringa au Parlement néerlandais en 20041). Non seulement les immigrés et leurs enfants doivent se sentir chez eux et s’identifier à leur pays de résidence, mais aussi intégrer ce qui leur est renvoyé comme étant « la » culture nationale.

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Le prétendu échec du « multiculturalisme »

2 Le discours qui exige cet engagement viscéral découle de l’idée que « l’intégration » des immigrés a échoué à cause de la stratégie politique du multiculturalisme libéral2. Jusqu’à la seconde moitié des années 1980, les immigrés qui arrivaient des pays méditerranéens, en tant que main-d’œuvre non qualifiée, n’avaient pas – et n’étaient pas encouragés – à s’adapter à la culture et à l’identité néerlandaises. Les Pays-Bas avaient donc une image de tolérance. Tous les partis politiques, ou presque, affirment encore aujourd’hui, à tort, que l’idéal multiculturaliste n’exigeait pas des immigrés de s’assimiler, mais les encourageait, au contraire, à garder leurs « propres » identité, langue et culture.

3 Cette politique de « maintien » des étrangers dans leur culture d’origine n’a rien à voir avec un idéal politique de multiculturalisme3. Elle s’est construite sur le présupposé, relayé par les immigrés eux-mêmes comme par la société dans son ensemble, qu’ils retourneraient au Maroc ou en Turquie. Ils étaient donc toujours renvoyés à leur pays d’origine, même longtemps après leur immigration. Les politiques mises en place visaient à faciliter le retour envisagé4. C’est dans ce contexte que le maintien de leurs « propres » culture et langue était encouragé. Bien que de nombreux immigrés soient finalement restés aux Pays-Bas, le gouvernement a poursuivi cette politique, notamment avec les Marocains et les Turcs, jusqu’à la fin des années 1980. Pourtant, l’objectif avait changé, passant de l’aide au retour à une intégration socio-économique5. 4 Les différences socioculturelles des immigrés n’étaient donc pas mises en avant pour leur valeur intrinsèque, comme le suppose le véritable « multiculturalisme ». Ce malentendu a été entretenu par de nombreux hommes politiques et chercheurs6. Au contraire, comme l’un d’entre nous l’a affirmé ailleurs, ces dernières décennies, ces différences ont généré de plus en plus de malaise7.

Une culturalisation de la citoyenneté

5 De nombreux immigrés et leurs descendants, natifs des Pays-Bas, se battent encore pour se sentir chez eux dans ce pays8. Selon les hommes politiques, la solution repose sur une plus grande cohésion sociale et une « citoyenneté néerlandaise partagée ». Mais cela pose la question de ce qu’ont ou devraient avoir en commun les différents groupes ethniques et religieux dans la nation, les villes ou les quartiers. Comment les Néerlandais peuvent-ils dessiner ensemble les contours de valeurs démocratiques communes et de ce qui relève du domaine public ? La réponse hollandaise – due, en partie, à la réaction à l’essai Le drame multiculturel de Scheffer, en 2000, qui accuse les élites d’être trop « relativistes » et propose la création d’une identité nationale forte – fut de mettre la citoyenneté au premier plan dans l’appartenance nationale. Cette dernière ne repose pas, comme on pourrait s’y attendre, sur les éléments traditionnels de la citoyenneté : les devoirs formels et les droits judiciaires des membres de la communauté politique. Elle repose plutôt sur des éléments culturels dans le but de dessiner les contours d’une communauté culturellement homogène.

6 La « bonne citoyenneté » ne dépend pas, en premier lieu, du fait de travailler, de payer des impôts ou de voter, mais de pratiques culturelles « correctes », de vêtements « acceptables » pour les femmes, de sentiment d’appartenance et de loyauté, de

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sécularisme et de l’affichage de « sentiments » appropriés et exprimés au bon moment9. Ce besoin de s’adapter à la culture nationale néerlandaise (non seulement aux lois de la nation, mais aux attentes culturelles non écrites) a été formulé explicitement dans une note d’orientation politique du ministère de l’Intégration : « Les fondements de la vie sociale aux Pays-Bas sont le résultat d’une histoire et de points d’ancrage que beaucoup de Néerlandais partagent et qui ne doivent pas disparaître. Il ne s’agit pas uniquement des valeurs qui fondent la Nation néerlandaise, mais des références qui ont évolué historiquement et culturellement, tels que la langue, certains monuments, des caractéristiques architecturales, des coutumes et comportements non-écrits qui se sont développés au cours de l’histoire10. » 7 Ce discours sur la culturalisation de la citoyenneté n’a pas seulement envahi l’arène politique, mais a imprimé sa marque sur les politiques actuelles. Des programmes d’intégration civique obligatoires sur les coutumes « néerlandaises » et l’histoire des Pays-Bas ont été, par exemple, mis en place pour les immigrés extracommunautaires (y compris ceux qui vivent depuis des décennies dans le pays). 8 Pour être accepté comme un citoyen à part entière, on doit se sentir « chez soi » aux Pays-Bas, montrer que l’on connaît les traditions et pratique les coutumes « néerlandaises » et que l’on a intériorisé les mœurs « néerlandais ». C’est ce que nous appelons la « culturalisation de la citoyenneté11 ». Elle requiert une relation affective des migrants avec leur nouvelle nation. Ce discours sur l’appartenance nationale, basé sur des éléments culturels et émotionnels, semble très exigeant et plutôt excluant.

Définir l’identité néerlandaise progressiste

9 Comment cette identité nationale – cette « hollandité (Dutchness) » – se définit-elle ? Est-elle plutôt ouverte et inclusive envers les immigrés ? Ou les immigrés sont-ils paradoxalement enjoints d’intégrer une identité qui ne leur sera jamais reconnue ? Nous allons montrer qu’il s’agit plutôt de la dernière assertion. L’identité et la nation néerlandaises reposent sur une conception essentialiste et sans fondement historique de ce qui n’est pas néerlandais. L’appartenance est définie par rapport à un Autre culturel, en particulier l’immigré musulman12. Katherine Verdery parle du « mythe de l’homogénéité » fabriqué par les hommes d’État pour créer de la cohésion nationale. Comme elle l’explique, le sentiment de similarité implique l’exclusion et la différenciation, parce que « nous » ne peut être défini qu’en opposition à « eux » ; et « la culture » est un des domaines privilégiés où cela est possible13.

10 Pratiquement tous les partis politiques, y compris les populistes de droite, définissent les valeurs « modernes » et « progressistes » – en particulier dans le domaine de la religion, du genre et de la sexualité – comme des caractéristiques fondamentales des Néerlandais. Le sécularisme, l’égalité des genres et l’acceptation de l’homosexualité servent de repères idéologiques pour tester l’entrée dans la « modernité » des immigrés, unique condition pour avoir l’autorisation d’appartenir à la société néerlandaise. 11 Les travaux récents sur les nouveaux clivages politiques en Europe de l’Ouest ont souvent ignoré le rôle central joué par la rhétorique du progrès concernant la sexualité et le genre. La montée du populisme est donc analysée, à tort, comme un changement linéaire vers le conservatisme. Cette incompréhension est due à l’amalgame fait entre les idées progressistes et des points de vue favorables aux immigrés. Notre analyse montre que les populistes défendent une culture nationale néerlandaise progressiste

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sur les questions de société, en même temps qu’un programme virulent contre les immigrés. 12 Quand les politologues Kriesi et al. constatent que « le libéralisme culturel des plus éduqués a décliné de manière considérable, reflétant probablement [...] la crispation générale du discours néerlandais contre les immigrés14 », ils passent à côté d’un point central qui implique que ce discours va de pair avec une rhétorique sur l’égalité des genres et l’émancipation sexuelle. La tolérance vis-à-vis d’un groupe telle que la communauté LGBT n’implique pas la tolérance vis-à-vis d’autres différences, comme l’ethnicité ou la religion.

Les Néerlandais marocains et turcs : ces « Autres » immigrés et musulmans

13 Dans ce discours, qui définit l’identité néerlandaise comme progressiste et séculière, les immigrés originaires du Maroc et, dans une moindre mesure, de Turquie sont présentés comme ces « Autres » culturels qui permettent de dessiner les contours de l’identité néerlandaise. Cette mise en exergue des Hollandais marocains repose sur leurs situations socio-économique et socioculturelle. Les problèmes sociaux, tels que leur surreprésentation dans des zones à forte criminalité, avec des troubles à l’ordre public et un échec scolaire importants, ont contribué à créer cette image de la culture marocaine comme étant « arriérée ». Pour bien comprendre pourquoi les Marocains sont supposés « ne pas être intégrés » aux Pays-Bas, il convient de préciser que la culture marocaine a été récemment remplacée par « l’islam ».

14 Les musulmans les plus nombreux sont les Marocains et les Turcs. Ce sont aussi les groupes ethniques minoritaires les plus importants. Les estimations les plus récentes sur l’appartenance religieuse datent de 2008 : il y a 296 000 Marocains d’origine et 285 000 Turcs d’origine pour 825 000 musulmans15. Dans le discours national, l’ensemble des Marocains et des Turcs sont confondus avec la catégorie « musulmans ». Aujourd’hui, les deuxième et troisième générations représentent respectivement 2,2 % et 2,4 % de la population néerlandaise (375 000 et 396 000 sur un total de 16 millions, selon le Bureau central des statistiques néerlandaises16). 15 La proportion est beaucoup plus importante dans les grandes villes. Par exemple, 28 % des enfants de 10 ans à Amsterdam sont originaires du Maroc ou de la Turquie17. Dans certains quartiers d’Amsterdam et de Rotterdam, les Néerlandais marocains et turcs représentent ensemble de 40 à 50 % de la population. Ce sont les groupes ethniques les plus importants, particulièrement parmi les jeunes, et établis depuis le plus longtemps dans ces quartiers, même par rapport aux Néerlandais18. 16 La première génération de Marocains est arrivée aux Pays-Bas à la fin des années 1960 et dans les années 1970. C’était de jeunes hommes, des « travailleurs invités » comme main-d’œuvre non qualifiée19. Nombre d’entre eux venaient de zones rurales et n’avaient pas un niveau d’études élevé. La plupart étaient musulmans. Quand il devint clair qu’ils resteraient, leur famille les a rejoints. La plupart des familles observaient des règles et coutumes traditionnelles et une bonne partie de la deuxième génération – comparée aux Néerlandais plutôt séculiers et athées – pratiquent leur religion et/ou se définissent comme « musulmans ». 17 Alors que la plupart des migrants marocains ont un faible niveau d’éducation et sont restés dans les catégories socio-économiques les plus basses, la deuxième génération a

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connu une promotion sociale importante. Depuis les années 1990, la proportion des jeunes d’origine marocaine et turque parmi les nouveaux étudiants a grimpé de 20 % à plus de 40 %20. Certes, un groupe important de jeunes est resté sur le bord de la route21 : malgré son augmentation constante, le niveau moyen d’éducation de la deuxième génération est toujours plus bas que celui des Néerlandais d’origine22. 18 L’islam est de plus en plus associé, et dans de nombreux pays, à une image irréconciliable – de façon inhérente – avec les valeurs « progressistes » de l’Occident23. L’islam, en tant que religion, a remplacé l’ethnicité marocaine comme marqueur de l’autre culture, une entité culturellement distincte (marocaine ou musulmane) de l’identité néerlandaise. Ethnicité et religion sont utilisées pour mettre en avant ce qui est irréconciliable avec ce qui est vu comme la culture néerlandaise. Ces barrières culturelles, basées sur le religieux, excluent davantage que celles basées sur l’ethnicité, dans la mesure où elles résonnent avec le discours global, et très essentialisant, de la « guerre des civilisations ». 19 L’immigration des musulmans est perçue comme une menace pour la stabilité de l’ordre moral néerlandais séculaire et libéral. Des protectionnistes culturels se sont érigés comme protecteurs des libertés culturelles et sexuelles des Néerlandais contre les dangers supposés des immigrés musulmans24. Bien que les acteurs politiques n’expriment pas tous avec la même intensité ce discours d’exclusion, le populiste Geert Wilders a réussi à attirer l’attention des médias et un soutien électoral significatif avec son discours très anti-immigrés et antimusulman. Il a, par exemple, diffusé un autocollant montrant le drapeau saoudien recouvert du slogan : « L’islam est un mensonge, Mahomet est un criminel, le Coran est un poison. » Au printemps 2014, il a déclaré qu’il voulait « moins de Marocains » et, quand la salle entière a repris en chœur son slogan, il a répondu : « Nous allons nous en occuper. » Son parti est arrivé en tête des élections européennes en 2014.

Le nativisme dans l’identité néerlandaise : de l’importance de l’origine

20 L’adaptation culturelle est-elle donc la clé pour être accepté (au sein de la nation) ? Les politiciens néerlandais considéreront-ils un jour que les immigrés musulmans peuvent s’assimiler ? Pour répondre à ces questions, nous devons considérer un autre niveau d’exclusion dans le discours néerlandais dominant : le nativisme. Il est ancré dans l’idée que ceux dont les familles sont installées sur le territoire néerlandais depuis des siècles ont plus de légitimité à parler de « notre » culture et de « notre » identité, qu’ils ont plus de droits et, finalement, appartiennent « plus » à la nation25. La profondeur de ce nativisme néerlandais s’illustre par l’emploi répandu et constant du terme « allochtone » (qui veut dire littéralement : « pas de ce sol26 ») pour désigner les immigrés « non- Occidentaux » et leurs enfants, et parfois leurs petits-enfants, par opposition aux « autochtonen » (« de ce sol »). Ce qui amène des enfants nés aux Pays-Bas, dont une grande majorité est de nationalité néerlandaise, à être considérés de façon persistante comme des étrangers.

21 Ce nativisme rend le processus d’appartenance nationale encore plus excluant. Alors que les exigences basées sur le sentiment d’appartenance et la « culture » supposent que l’adaptation de la première et deuxième génération est possible, qu’ils seront donc

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acceptés en tant que citoyens à part entière, l’exigence nativiste implique que les immigrés et leurs descendants directs n’appartiendront jamais à la nation, en tout cas pas autant que les Néerlandais de « souche » qui sont pleinement et supposés seuls véritables citoyens de ce pays. Les minorités, particulièrement les musulmans, sont donc considérées avec suspicion, quelles que soient leurs pratiques et identifications culturelles. La position nativiste, présente dans le discours populiste, dépeint non seulement les migrants musulmans comme étrangers (non-natifs) à la culture néerlandaise, mais aussi comme non assimilables. Le fossé entre immigrés et natifs du pays est donc par définition infranchissable. Certes, les immigrés peuvent, peut-être et avec le temps, devenir de plus en plus « natifs », mais ils ne deviendront jamais de « vrais » natifs. 22 Ce discours rend pleinement légitime l’aliénation de ceux qui ont une origine immigrée et place les pratiques d’exclusion au-dessus de toute critique. Les politiques de tous bords envoient donc un message paradoxal aux immigrés, les assignant à s’assimiler totalement à une culture à laquelle il est admis qu’ils ne pourront jamais s’assimiler. 23 Le discours néerlandais basé sur la culture, dans lequel l’islam a fini par être dépeint comme diffèrent de façon inhérente de « la » culture nationale, est commun à de nombreux pays. Cependant, la proportion dans laquelle l’islam est perçu comme étant en opposition totale avec la culture nationale des Pays-Bas semble inégalée (à l’exception du Danemark peut être).

Impact du discours sur la citoyenneté des musulmans

24 Quel impact ce discours sur la citoyenneté aux Pays Bas, qui se concentre de plus en plus sur « l’étrangeté » culturelle et religieuse des musulmans, a-t-il sur le fait d’être musulman pour la seconde génération de Marocains-Hollandais ? Et que peut-on dire du discours néerlandais sur lequel se basent nos résultats empiriques ? Des données quantitatives et qualitatives nous permettent de conclure que l’identification à l’islam est relativement forte parmi cette deuxième génération. Cela s’explique, pour certains, par la valeur intrinsèque de la religion et la religiosité personnelle. Être musulman procure une source d’inspiration et des règles de vie, ainsi que le sentiment d’appartenir à une communauté mondiale. De plus, pour la deuxième génération de Marocains néerlandais, être musulman est dans la droite ligne de leur éducation et constitue une manière de garder le lien avec leurs parents. Cependant, leur choix d’être musulman ne peut être étranger au contexte politique d’exclusion. L’importance sociétale de la religion, en tant que marqueur social, augmente l’importance de leur identité musulmane en tant qu’individu et augmente leur orientation vers l’islam. Dans ce sens, nous pouvons dire qu’être musulman est en partie une attitude réactive.

25 Mais quelle est la nature de cette « réaction » ? Est-elle de l’ordre de la tradition ou résolument moderne ? La deuxième génération ne singe pas l’expérience religieuse de leurs parents. Être musulman évolue avec le temps et la signification de l’islam, pour ces jeunes, est loin d’être évidente. Ils fabriquent leur propre version dé-culturalisée de la religion, dans laquelle ils nourrissent un lien avec leurs parents tout en négociant l’espace dans lequel ils participent, à leur façon, à la société hollandaise. Ils utilisent l’islam pour transcender l’opposition entre Marocains et Néerlandais, pour créer leurs propres espace et identité tournés vers la société, tout en étant enracinés dans leur milieu musulman et marocain. Pour eux, l’islam n’est pas nécessairement en opposition

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avec l’appartenance à une société « moderne » comme celle des Pays-Bas. Une perspective qui met en question le discours culturaliste néerlandais. 26 Nous pouvons conclure que le débat public influence la façon d’être musulman aux Pays-Bas, comme beaucoup d’autres facteurs. L’accent mis continuellement par la société sur « l’islam » et une « identité musulmane », qui serait identique quel que soit l’individu, rend très visible la part religieuse de l’identité de ces jeunes. Ils se lancent dans une recherche consciente et personnelle du sens de l’islam, alors même qu’ils souffrent de la place de l’islam devenu, dans le discours politique dominant, un outil pour définir, par opposition, l’identité néerlandaise. 27 Pour de nombreux musulmans aux Pays-Bas, où être Hollandais est si profondément défini comme « séculier » et « progressif », cette définition oppositionnelle reste problématique. L’islam, même « dé-ethnicisé » – c’est-à-dire un islam qui sépare l’être musulman de l’être Marocain – et de plus en plus moderne sur plusieurs aspects, n’aide pas celui qui s’en revendique à être accepté au sein de la nation néerlandaise. Tant que cette pratique religieuse évolutive ne sera pas reconnue et continuera à être vue comme traditionnelle, comme tournant le dos à la société hollandaise, tant que l’accent sera mis de façon excessive sur le rôle supposé crucial de la religion et de l’islam présenté comme irrémédiablement « arriéré » et incompatible avec le fait d’être un Néerlandais « natif », tant que ce discours ne changera pas, les efforts des jeunes musulmans pour être considérés comme des citoyens à part entière resteront complexes.

NOTES

1. Voir Jan Willem Duyvendak, The Politics of Home. Belonging and Nostalgia in Western Europe and the United States, New York, Palgrave Macmillan, 2011, p. 100. 2. Ruut Koopmans, Paul Statham, Marco Giugni, Florence Passy, Contested Citizenship. Immigration and Cultural Diversity in Europe, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2005; Paul Sniderman, Louk Hagendoorn, When Ways of Life Collide: Multiculturalism and Its Discontents in the Netherlands, Princeton, Princeton University Press. 2006. 3. Christophe Bertossi, Jan Willem Duyvendak, Martin Schain (dir.), « The problems with national models of integration: A Franco-Dutch comparison », in Comparative European Politics, vol. 10, n° 3, 2012. 4. Peter Scholten, Framing Immigrant Integration: Dutch Research-Policy Dialogues in Comparative Perspective, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2011. 5. Nadia Bouras, Het Land van Herkomst. Perspectieven op Verbondenheid met Marokko, 1960-2010, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2012 ; Marlou Schrover, « Pillarization, multiculturalism et cultural freezing. Dutch migration history and the enforcement of essentialist ideas », in BMGN, vol. 125, n° 3-4, 2010, pp. 329-354. 6. Voir Ruut Koopmans et al., Contested Citizenship…, op. cit.; Paul Sniderman, Louk Hagendoorn, op. cit. Pour une critique de cette interprétation multiculturaliste des politiques hollandaises, voir Jan Willem Duyvendak, Trees Pels, Rally Rijkschroeff, « A multicultural paradise? The cultural factor in dutch integration policy », in Jennifer L. Hochschild, John H. Mollenkopf (dir.), Bringing

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Outsiders In. Transatlantic Perspectives on Immigrant Political Incorporation, Ithaca, Cornell University Press, 2009, pp. 129-139; Jan Willem Duyvendak, Peter Scholten, « Deconstructing the dutch multicultural model: A frame perspective on dutch immigrant integration policymaking », in Comparative European Politics, vol. 10, n° 3, 2012, pp. 266-282; Jan Willem Duyvendak, Rogier van Reekum, Fatiha El-Hajjari, Christophe Bertossi, « Mysterious multiculturalism. The risks of using model-based indices for making meaningful comparisons », in Comparative European Politics, vol. 11, n° 5, 2013, pp. 599-620. 7. Evelien Tonkens, Menno Hurenkamp, Jan Willem Duyvendak, « Culturalization of Citizenship in the Netherlands », in Ariane C. d’Appollonia, Simon Reich (dir.), Managing Ethnic Diversity After 9/11. Integration, Security and Civil Liberties in Transatlantic Perspective, New Brunswick, Rutgers University Press, 2010, pp. 233-252; Menno Hurenkamp, Evelien Tonkens, Jan Willem Duyvendak, Crafting Citizenship. Negotiating Tensions in Modern Society, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012. 8. Jan Willem Duyvendak, The Politics of Home, op. cit. 9. Menno Hurenkamp, Evelien Tonkens, Jan Willem Duyvendak, op. cit. 10. Parlement néerlandais [Tweede Kamer], Integratiebeleid. Visie op integratie, binding en burgerschap, TK. 32824, n° 1, 16 juin 2011, pp. 7-8, traduit par les auteurs. 11. Evelien Tonkens, Menno Hurenkamp, Jan Willem Duyvendak, op. cit. ; Jan Willem Duyvendak, Peter Geschiere, Evelien Tonkens (dir.), The Culturalization of Citizenship. Belonging and Polarization in a Globalizing World, Bakingstoke, Palgrave, 2016. 12. Rogier Van Reekum, Out of Character: Debating Dutchness, Narrating Citizenship, thèse de doctorat, département de sociologie, Amsterdam, Université d’Amsterdam, 2014; Rogier Van Reekum, Jan Willem Duyvendak, « Running from our shadows: The performative impact of policy diagnoses in dutch debates on immigrant integration », in Patterns of Prejudice, vol. 46, n° 5, 2012, pp. 445-466. 13. Katherine Verdery, « Ethnicity, nationalism and state-making. Ethnic groups and boundaries: past and future », in Hans Vermeulen, Cora Govers (dir.), The Anthropology of Ethnicity: Beyond Ethnic Groups and Boundaries, Amsterdam, Het Spinhuis, 2000, pp. 45-46. 14. Hanspeter Kriesi, Edgar Grande, Martin Dolezal, Marc Helbling, Dominic Hoglinger,̈ Swen Hutter, Bruno Wuest,̈ Political Conflict in Western Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 171. 15. Estimations du Bureau central des statistiques néerlandaises. Voir Statistics Netherlands, Moslim in Nederland, La Haye, Centraal Bureau voor de Statistiek (CBS) [Bureau central des statistiques néerlandais], 2012, p. 44. 16. Statistics Netherlands, Jaarrapport Integratie 2014, La Haye, Centraal Bureau voor de Statistiek (CBS) [Bureau central des statistiques néerlandais], 2014. 17. Ibid., p. 67. 18. Maurice Crul, Jens Schneider, Frans Lelie (dir.), The European Second Generation Compared. Does the Integration Context Matter?, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012. 19. Hans Vermeulen, Rinus Penninx (dir.), Immigrant Integration. The Dutch Case, Amsterdam, Het Spinhuis, 2000. 20. Statistics Netherlands, Jaarrapport Integratie 2012, La Haye, Centraal Bureau voor de Statistiek (CBS) [Bureau central des statistiques néerlandais], 2012 p. 85. 21. Maurice Crul, Jeroen Doomernik, « The turkish and moroccan second generation in the Netherlands: Divergent trends between and polarization within the two groups », in The International Migration Review, vol. 37, n° 4, 2003, pp. 1039-1064. 22. Statistics Netherlands, Jaarrapport Integratie 2012, op. cit. 23. Justus Uitermark, Paul Mepschen, Jan Willem Duyvendak, « Populism, sexual politics and the exclusion of muslims in the Netherlands », in John R. Bowen, Christophe Bertossi, Jan Willem Duyvendak, Mona Krook (dir.), European States and their Muslim Citizens, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, pp. 235-255.

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24. Peter Van der Veer, « Pim Fortuyn, Theo van Gogh et the politics of tolerance in the Netherlands », in Public Culture, vol. 18, n° 1, 2006, pp. 111-124. 25. Jan Willem Duyvendak, The Politics of Home, op. cit. 26. Peter Geschiere, The Perils of Belonging: Autochthony, Citizenship and Exclusion in Africa and Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2009.

RÉSUMÉS

La construction de l’autre en négatif de la définition de soi est au cœur de la relation biaisée qu’entretiennent les Pays-Bas avec leurs citoyens musulmans. Derrière son image d’Épinal d’un peuple ouvert et accueillant, la société néerlandaise impose les représentations d’une culture nationale auxquelles les immigrés et leurs descendants sont sommés de s’adapter. Les visions protectionnistes des libertés culturelles ou sexuelles, et nationalistes du territoire fonctionnent de concert dans cet imaginaire qui fantasme son homogénéité. L’identité néerlandaise se fabrique ainsi sur une double discrimination religieuse et ethnique dont ceux qu’elle vise ne parviennent pas à s’extraire.

AUTEURS

JAN WILLEM DUYVENDAK

Professeur de sociologie, université d’Amsterdam.

MARIEKE SLOOTMAN

Docteure en anthropologie, université d’Amsterdam.

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L’islam italien : catalyseur des ambiguïtés et contradictions de la société italienne ?

Chantal Saint-Blancat

1 L’Italie apparaît comme un cas paradoxal. En raison d’un rapport entre laïcité et religion dans l’espace public fort éloigné de la réalité française, le pays n’a pas connu d’« affaire du foulard ». L’Italie n’a jamais dû faire face à des formes de radicalisme, de violence ou de terrorisme. Les musulmans se sont progressivement insérés dans le tissu social et économique national, comme en témoignent de nombreuses recherches empiriques. Toutefois, il est toujours aussi difficile d’ouvrir une mosquée sur l’ensemble du territoire. L’Italie demeure l’unique État européen à ne pas avoir encore reconnu institutionnellement l’islam national et l’accès à la nationalité demeure un long parcours hérissé d’obstacles.

2 Malgré les médiations constantes de la société civile et les nombreuses initiatives de dialogue interreligieux, la construction sociale de l’islam en Italie n’échappe pas aux stéréotypes observés dans le reste de l’Europe. En raison de la relation complexe entre État et religion, les musulmans sont loin d’avoir accès à une véritable reconnaissance publique. Toutes les religions n’accèdent pas, en effet, de la même manière à l’espace public et n’y jouissent pas de la même visibilité. La situation de l’islam contraste en particulier avec celle des communautés chrétiennes comme les Philippins catholiques ou les Roumains orthodoxes. 3 Mais qui sont les musulmans d’Italie, combien sont-ils, d’où viennent-ils, où résident-ils en majorité, quel est leur statut socio-économique ? Quelles sont leurs interactions avec la société italienne ? Après cette brève synthèse, il s’agit d’analyser comment les musulmans ont fait face à l’islamophobie et quelles sont aujourd’hui leur place et leur visibilité dans l’espace public et urbain. Car cette incursion dans l’islam italien dresse en fait un portrait en creux des contradictions nationales face à l’émergence du pluralisme culturel et religieux. Elle permet d’interroger l’avenir de cette nouvelle composante de la société italienne et la façon dont les musulmans d’Italie entendent passer de la stigmatisation à la reconnaissance sociale.

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Une mosaïque ethnique, linguistique et religieuse

4 L’Italie n’a pas de recensement fondé sur l’appartenance religieuse. Les données ne tenant pas compte de l’identification personnelle des « musulmans », il s’agit plus d’estimations que de statistiques. Cette catégorisation, qui se vérifie dans d’autres contextes nationaux, s’appuie sur la présence de migrants provenant de sociétés où la majorité de la population est de confession musulmane. Elle ne reflète donc pas la variété de l’appartenance car on y trouve des juifs, des chrétiens, des athées ou des agnostiques. Le cas des Albanais est à ce titre emblématique : si certains se déclarent chrétiens ou musulmans, la plupart n’expriment aucune affiliation religieuse, à la suite d’un processus politique de sécularisation sur plusieurs générations.

5 L’hétérogénéité des musulmans d’Italie est paradigmatique par rapport au reste de l’Europe. L’Italie compte environ 1 505 000 musulmans selon l’Institut national de statistiques italien (Istat)1 et Caritas, dont 10 000 nationaux convertis2. Selon le dernier recensement (2011), les Marocains sont les premiers arrivants et aujourd’hui encore les plus nombreux : 80 495 au recensement de 1990, ils sont 452 424 fin 2010, juste derrière les Albanais (482 627). On trouve ensuite les Tunisiens (106 291), les Égyptiens (90 365) installés depuis les années 1980, les Bangladais (82 451) alors qu’ils n’étaient que 5 542 en 1992, les Sénégalais (80 989) dont la présence est ancienne mais augmente régulièrement. Les Somaliens, qui n’ont jamais dépassé les 11 000 unités dans les années 1990, sont désormais 8 112, les autres ayant émigré en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. Comme pour les Bangladais, les Pakistanais ne sont arrivés en nombre qu’entre 2001 et 2004 et sont actuellement 75 720. Les Iraniens arrivèrent durant la révolution de 1989 et sont aujourd’hui 7 444. Algériens (25 935) et Turcs (19 068) restent stables et moins nombreux. Les Nigériens sont 53 613, mais beaucoup sont chrétiens. Ces différentes nationalités introduisent avec elles un islam pluriel, majoritairement sunnite mais aussi chiite, sans parler de la dimension notable de la constellation soufie. 6 Les populations musulmanes sont réparties sur tout le territoire mais résident majoritairement en Italie du Nord et au centre du pays, comme le reflète la carte des lieux de culte3. À l’exception de villes comme Milan, Turin ou Rome, où l’on observe une concentration des migrants dans certains quartiers, les musulmans sont dispersés dans des villes moyennes ou des villages, reflets de l’éparpillement de la structure industrielle et du marché du travail. Paradoxalement, ce provincialisme résidentiel facilite l’interaction avec la population locale, en particulier pour les enfants en âge d’être scolarisés qui fréquentent leurs pairs pour étudier ou faire du sport4. 7 Rappelons, pour simplifier, que, de 1986 à nos jours, quatre lois ont encadré les flux migratoires. La dernière, celle de Bossi-Fini (2002), la plus discriminante, liant le permis de résidence à un emploi stable, fut accusée de produire légalement des clandestins5. Depuis les années 1990, l’Italie se distingue du reste de l’Europe en utilisant une politique systématique de régularisation de ses immigrés : sept en trente ans. Dans ce cadre, les immigrants musulmans, en particulier les Marocains, les Tunisiens et les Égyptiens, sont les plus nombreux à détenir désormais un visa permanent. Ces populations sont bien insérées dans le tissu économique : les Marocains, ainsi qu’une partie des Sénégalais et des Bangladais dans l’industrie, les Égyptiens dans le commerce et la restauration, les Tunisiens dans le secteur de la pêche en Sicile. Les musulmans d’Italie se distinguent aussi par une entrée réussie dans l’entreprenariat, les Marocains

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représentant 16,6 % des entreprises étrangères. Il s’agit d’entreprises de construction, de garages ou activités artisanales, de commerces et de restaurants. Les propriétaires de pizzeria égyptiens sont désormais majoritaires dans le secteur. 8 Ce capital social est lié au statut souvent binational des musulmans, au multilinguisme, à leurs réseaux de solidarité transnationaux et familiaux et à une grande capacité d’interaction avec la société italienne qui respecte travail, compétence et succès économique6. Cette insertion reflète le pragmatisme, la ténacité et la crédibilité des musulmans auprès des entrepreneurs locaux et de la société en général, compensant largement certains secteurs de déviance comme la drogue auxquels sont associés certains jeunes marginalisés, dont les médias préfèrent toutefois parler7, car il existe une représentation sociale négative de l’islam en Italie.

L’islamophobie ou la construction sociale de l’ennemi

9 Jusqu’à la fin des années 1990, la société italienne est restée majoritairement indifférente à la dimension religieuse des premiers flux de migrants en provenance de pays musulmans. L’islam, ou tout du moins ce qui, par la suite, deviendra « l’exception musulmane8 », n’apparaît pas encore dans le débat public. C’est seulement en 2000 qu’il fait son entrée sur la scène médiatique et politique, devenant le bouc émissaire de problèmes régionaux et nationaux irrésolus9.

10 Tout commence avec la publication du best-seller de la journaliste Oriana Falacci, La rage et l’orgueil en 2001, puis de l’ouvrage du politologue Giovanni Sartori, Pluralisme, multiculturalisme et étrangers, en 2002 dont la presse italienne s’empare. Mais c’est surtout avec le conflit autour de la construction de la mosquée de Lodi en Lombardie10, que mécanismes et acteurs se mettent en place pour la mise en scène d’un spectacle qui va durer plus de dix ans, période qui coïncide (à part la parenthèse de 2006-2008) avec la présence au pouvoir au sein du gouvernement Berlusconi du parti de la Ligue du Nord (2001-2011). Régionale et xénophobe, cette mouvance politique orchestre l’instrumentalisation des peurs et de l’hostilité d’une partie de la population à l’égard des migrants, en particulier des musulmans. Bâtisseur de frontières symboliques11, la Ligue sépare les « propriétaires » légitimes du territoire et « les autres » qui menacent sécurité et ordre public, s’accaparent les bénéfices des aides sociales et risquent de compromettre l’identité culturelle et religieuse du pays12. 11 Les élus locaux et les responsables nationaux ne se contentent pas de créer un climat délétère, ils s’activent concrètement. Cette période est en effet marquée par une série de politiques locales d’exclusion où règlements administratifs et décrets, en Lombardie, en Vénétie, dans le Piémont et même dans une fraction de l’Émilie-Romagne, mettent en chantier exclusion et discrimination. En voici quelques exemples : les immigrés Marocains ne peuvent plus s’asseoir sur les bancs publics à Trévise (sécurité et décence) ; les jeunes Pakistanais ne peuvent plus jouer au cricket dans les parcs en Lombardie ; les procédures anti-kebab se multiplient dans les centres urbains de Brescia ou de Bergame ; tandis que, dès qu’un terrain est concédé par un maire à une association musulmane pour édifier un lieu de culte, des activistes viennent contaminer le sol avec de l’urine de porc. Une grande partie de la société civile italienne – partis politiques de gauche et syndicats, associations non lucratives, institutions catholiques, Caritas, associations de juristes ou d’avocats – proteste et condamne ces « actes racistes ». L’agressivité de la Ligue du Nord bénéficie, en outre, du soutien inattendu

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d’un haut dignitaire de l’Église, le cardinal Biffi, archevêque de Bologne qui, en 2000, adresse une lettre pastorale à ses paroissiens, mais en fait à l’Italie toute entière. Il conseille aux responsables politiques d’encourager une immigration catholique comme celle des Philippins, plutôt que celle de musulmans, dont les valeurs et l’incapacité à distinguer le religieux du politique constituent potentiellement une menace pour l’homogénéité culturelle et religieuse de la nation. 12 Le deuxième acteur de cette construction sociale de l’ennemi public est l’ensemble du système médiatique13. La presse locale et nationale et les différentes chaînes de télévision se font l’écho d’un discours que l’on retrouve dans tous les mouvements d’extrême droite européens. Mais l’islamophobie à l’italienne se heurte au fait que les populations musulmanes restent longtemps invisibles dans l’espace public, refusant les multiples provocations dont elles sont l’objet. La couverture médiatique reste silencieuse sur leur insertion économique, donnant la parole aux rares prédicateurs provocateurs de service, laissant par contre dans l’ombre les initiatives de musulmans comme les « mosquées portes ouvertes », ou les nombreuses interactions locales des imams locaux avec les administrations ou le système scolaire14.

Des représentations contrastées des musulmans dans la société italienne

13 La majorité des musulmans italiens est donc restée privée de parole jusqu’à une période récente qui coïncide avec l’entrée dans la sphère publique des jeunes générations. Un islam silencieux et presque « clandestin », situation que reflète l’absence de sondages nationaux sur les résidents musulmans, phénomène qui contraste avec les autres réalités européennes comme la France ou les Pays-Bas. Il faudra attendre 2012 pour disposer d’un sondage de l’Istat sur l’opinion publique italienne à l’égard de ses migrants. Les résultats de cette unique enquête à l’échelle nationale éclairent les contradictions et la complexité des réactions de la société face à la montée de la diversité culturelle et religieuse. 59 % des Italiens estiment que les immigrés subissent des discriminations, 91 % pensent que les résidents étrangers avec un visa permanent devraient obtenir la nationalité italienne, mais 60 % d’entre eux reconnaissent le climat de méfiance réciproque entre les Italiens et les migrants, 65 % soulignant qu’ils sont désormais trop nombreux.

14 Avec l’afflux récent des réfugiés, ces chiffres risquent d’augmenter mais on observe toujours les mêmes contradictions : l’accueil à Lampedusa se déroule sous les yeux de tous mais certains citoyens du Nord du pays n’apprécient guère que leur curé héberge des familles syriennes. Une autre donnée apparaît significative : les Italiens sont tolérants à l’égard de la diversité religieuse en général, à la question portant sur l’ouverture d’un lieu de culte près de chez eux, synagogue, église orthodoxe ou temple bouddhiste, seuls 27 % d’entre eux s’y opposeraient. Dans le cas d’une mosquée, les réponses diffèrent, illustrant la division de la société face à la présence de l’islam : 41 % y sont opposés, 42 % indifférents. Les raisons avancées : « la mosquée créerait des problèmes d’ordre et de sécurité » (28 %), « les musulmans sont intolérants et n’autoriseraient pas la construction d’un Église catholique dans leur pays » (27 %), « la mosquée attirerait davantage d’immigrés dans le quartier » (18 %). 15 L’on retrouve ici des attitudes contrastées de la société italienne. La construction d’une mosquée reste une affaire gérée localement. Elle ne devient une question nationale que

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lorsque les partis politiques et les médias lui donnent une visibilité publique. Car de nombreuses recherches empiriques15, souvent régionales, démontrent qu’elle constitue une opportunité pour les musulmans italiens de gagner en visibilité et en légitimité dans la sphère publique et d’entrer en interaction avec la population et les institutions. Il s’agit d’expliquer que la mosquée n’est pas nécessairement un repaire de terroristes, mais un centre religieux de solidarité et de transmission, proche au fond des activités d’une paroisse italienne. 16 La question épineuse de l’accès à la citoyenneté est un autre exemple de contradiction. La loi de 1912, révisée en 1992, ne prend pas en compte l’arrivée des flux migratoires. Elle est fondée sur le ius sanguinis, qualifié par Giovanna Zincone de « familisme légal16 ». Il existe deux procédures d’accès pour les étrangers : par le mariage (art. 5), le plus aisé en Europe, l’autre, très compliquée, exige dix ans minimum de résidence continue pour les extracommunautaires et l’approbation discrétionnaire du président de la République. Mais c’est à l’égard des enfants de migrants, nés en Italie ou arrivés très jeunes, que la restriction les obligeant à une résidence continue depuis leur naissance a soulevé le plus de critiques, en particulier de la part des jeunes musulmans. Rappelons que l’Italie a le taux le plus bas de naturalisation en Europe. 17 Ces deux cas montrent combien l’ambiguïté des politiques gouvernementales par rapport à l’immigration, le chômage et la crise économique que traverse le pays depuis 2008 renforcent l’anxiété et la peur d’une invasion démographique et économique dont en fait le pays a besoin17. La construction d’une mosquée devient alors le catalyseur de craintes inavouées au sein d’une société confrontée à des changements culturels et socio-économiques auxquels le gouvernement ne se confronte pas à travers des mesures concrètes, comme celle de la réforme de la nationalité. L’islam correspond aussi à l’entrée physique et symbolique d’une autre sacralité dans l’espace public et urbain, dominé depuis des siècles par le monopole catholique. Les Italiens se trouvent en effet confrontés à une deuxième ambiguïté, celle du rapport entre la dimension religieuse et l’État, qui est loin de faire l’unanimité dans le pays.

Les musulmans dans l’espace public et urbain

18 L’accès à l’espace public, en particulier urbain, scène symbolique où s’inscrivent les dimensions identitaires, implique pour les nouvelles minorités religieuses d’origine étrangère reconnaissance sociale et légitimité18. Ainsi, la présence de l’islam questionne-t-elle la soi-disant neutralité de la sphère publique italienne19.

19 Selon l’article 7 de la constitution, l’Italie est une République séculière et n’a pas d’Église nationale. Elle reconnaît à chaque citoyen la liberté religieuse et le droit d’observer son propre culte (art. 9). Mais le système du Concordat, révisé en 1984, brouille les cartes. Toutes les religions autres que le catholicisme, doivent signer une « intesa » (art. 8), un accord bilatéral entre les représentants de leur confession et l’État. Jusqu’à présent, l’État italien en a concédé fort peu (à l’Église Valdese et méthodiste par exemple, ou aux Bouddhistes), mais beaucoup attendent encore, depuis la fin des années 1990, l’approbation du parlement italien. 20 Pour les musulmans, tout est au point mort. La première proposition d’accord, envoyée en 1992 par la plus importante association religieuse nationale (UCOII), proche de l’UOIF française, et suivie de trois autres, n’a rencontré aucun succès, malgré le soutien et la compétence des convertis italiens face à la complexité de la procédure. Sans «

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intesa », l’islam italien ne peut accéder aux droits réservés au catholicisme et aux autres religions reconnues : bénéficier d’imams dans les prisons, d’une éducation religieuse à l’école publique, de jours fériés et des avantages fiscaux, car les Italiens peuvent choisir de verser une partie de leurs impôts (8/1000) à l’État ou à toute autre confession officiellement reconnue. D’un point de vue légal, les musulmans peuvent ouvrir un lieu de culte et obtenir des carreaux dans les cimetières. De même, l’abattage rituel et la viande halal sont autorisés. Toutefois, leur vie quotidienne est bien plus difficile. L’absence de reconnaissance et des avantages économiques qu’elle entraîne rend une nouvelle fois leur présence non légitime. Juristes, politologues et sociologues de la religion se sont interrogés : l’islam italien a-t-il eu droit à un traitement discriminant ? Quelles sont les variables qui ont joué contre la deuxième religion du pays ? 21 Certains avancent une explication politique selon laquelle la Ligue du Nord aurait utilisé stratégiquement les dissensions internes au sein des musulmans italiens pour bloquer la reconnaissance de l’islam, s’appuyant comme toujours sur la panique morale à l’égard d’un radicalisme musulman susceptible de compromettre l’intégrité religieuse et les valeurs de l’identité nationale. Depuis des années, chaque ministre de l’Intérieur convoque régulièrement à son arrivée au pouvoir un nouveau Conseil (Consulta), qui réunit les différentes composantes de l’islam national en changeant leur poids respectif, ainsi qu’un ensemble d’experts, juristes ou islamologues, sans pour autant obtenir un quelconque résultat. 22 Au-delà des conflits internes à l’islam, un autre facteur, qui illustre encore une fois les contradictions du cas italien, doit être pris en compte. L’affaire Lautsi20 témoigne du pouvoir symbolique du crucifix auprès de l’ensemble de l’opinion italienne, reflet du rôle crucial de l’Église sur la scène nationale. L’Église catholique exerce encore une fonction publique centrale, au-delà des divisions idéologiques et des tensions culturelles, malgré l’opposition d’une partie de la société civile et la baisse de la pratique et de l’observance des normes de comportement (mariage, filiation). Elle reste le gardien d’une mémoire nationale, mais aussi d’une éthique publique et de valeurs encore largement partagées21. Face au pluralisme religieux grandissant, elle tente de gouverner le processus du changement en faisant du catholicisme, comme le souligne Enzo Pace, une sorte de religion civile. Le terrain est glissant et les divisions internes au sein de la hiérarchie catholique illustrent la complexité de la tâche : crainte de perdre le monopole sur l’espace religieux national, d’une part, et, d’autre part, la volonté de solidarité, de médiation et de dialogue avec les autres croyances, en particulier avec l’islam, qui caractérise depuis des années l’action quotidienne au niveau local du clergé italien. 23 En fait, au-delà de ces querelles passées et présentes sans issue, le destin de l’islam est désormais largement entre les mains des nouvelles générations de musulmans et de musulmanes. Ces derniers, socialisés et éduqués en Italie, savent manier les codes de comportement dans l’espace public national, scène qu’ils ont su investir sans complexe et avec rapidité et détermination. En véritables acteurs diasporiques, ils sont en train de changer la donne et de sortir l’islam italien de son invisibilité.

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Les jeunes générations et les ressources de la diaspora

24 Vivre en diaspora implique une relation processuelle et dynamique, non « pacifiée » mais continuellement réélaborée de l’identité individuelle et collective. « La diaspora est le lieu où l’on apprend simultanément l’importance sociale de l’identification et l’inéluctabilité de sa transgression22. » Devant cohabiter avec plusieurs réalités et loyautés, les jeunes musulmans d’Italie savent ainsi jouer sur plusieurs registres. Leurs échanges, leurs stratégies et leurs appartenances multiples en témoignent. Comme le rappelle Georg Simmel, ils sont partout des « autres de l’intérieur23 » : dans leur pays d’origine (Maroc ou Bangladesh), en Italie et dans tous les territoires européens ou américains où leurs communautés respectives sont dispersées. Pour eux, le transnationalisme n’est pas une catégorie sociologique mais une réalité quotidienne. Elle se concrétise par des mails ou des conversations via Skype avec une tante ou des cousines restées au pays pour une réflexion herméneutique (ijtihâd) ou normative sur un code de comportement indiqué dans le Coran, un échange de conseils pour monter un business avec d’autres partenaires marocains installés en France ou ailleurs sur le modèle de l’oncle qui a réussi, pour décider de faire des études ou un stage à l’étranger24. Pour eux, les frontières sont des obstacles qu’il faut apprendre à surmonter. Les jeunes musulmans se sont ainsi mobilisés politiquement au sein de l’association Secondes générations de l’immigration (G2) contre la lenteur d’accès à la nationalité italienne. Ils ont été très actifs dans la bataille du référendum (2011) pour obtenir les 100 000 signatures nécessaires pour modifier la loi de 1992 afin de conférer aux descendants de parents immigrés, nés et/ou socialisés avant 12 ans en Italie, la citoyenneté, bref un Ius Soli Temperato. La loi a été approuvée par le Parlement le 13 octobre 2015, mais ces citoyens « invisibles » attendent encore, depuis plus d’un an, l’accord du Sénat.

25 Tous les travaux d’Anna Lisa Frisina sur les jeunes musulmans montrent leur rare détermination et compétence à transformer l’image négative de l’islam dans la sphère publique italienne25. Leur demande d’inclusion contraste avec l’invisibilité des premières générations. Conscients du capital social qu’implique leur multilinguisme, leur double registre culturel et la force qu’ils puisent dans leur identité religieuse, qu’ils soient pratiquants ou non, ils gagnent un accès direct aux médias, une scène incontournable dans la société italienne, publient des livres26, s’organisent en associations indépendantes, comme l’association des Jeunes musulmans d’Italie (GMI), en interaction avec les autres jeunes immigrés d’origine étrangère et leurs pairs italiens. 26 Tout commence à l’école, l’un des rares bastions du pays à avoir su résister à l’islamophobie décrite précédemment. Ils s’y confrontent aux préjugés et au racisme quotidien dont traite Frisina dans ce même numéro27. Ils y apprennent à faire de leur différence une ressource, sinon un atout. Ils utilisent leurs réseaux transnationaux pour mieux s’informer, mais comprennent qu’il faut conquérir le niveau local de la société italienne pour s’y insérer. Cette capacité de mise à distance de soi, due à l’expérience diasporique, fait d’eux des acteurs critiques et ambitieux. Dans cette logique, les jeunes musulmanes entament un parcours sans retour par rapport aux normes et aux modèles féminins de leur culture d’origine. C’est à travers leur démarche que l’on mesure le mieux l’écart générationnel qui investit autant la dimension du genre que la réappropriation du religieux28. Si les garçons ont des parcours scolaires

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qui les conduisent à l’activité industrielle ou à l’entreprenariat, les filles, elles, étudient, vont au lycée puis à l’université, et aspirent à une profession autonome tout en mettant au centre l’éducation des enfants. 27 Cette nouvelle génération, exigeante et informée, a beaucoup d’attentes à l’égard de l’Italie, pays avec lequel les jeunes s’identifient (L’Italia sono anche io). L’arrivée sur le marché du travail dans un contexte de crise économique apparaît comme une étape cruciale dans leur parcours d’insertion. Le pays aurait tout intérêt à mettre en valeurs ces « nouveaux Italiens29 », à utiliser leur compétence transnationale dans un monde méditerranéen en profond changement socio-économique. Discriminations et désillusions risqueraient, en effet, de remettre en cause la possibilité d’un nouveau pacte social entre l’Italie et ces jeunes qui n’ont pas l’intention de connaître le sort de leurs parents dont les professions, souvent, ne correspondent pas à leur niveau d’éducation. Ce test, dans la situation de récession actuelle, s’annonce déterminant face au risque de repli ou à la tentation du recours aux thèses fondamentalistes qui, jusqu’à maintenant, ont épargné le pays. Mais les jeunes musulmans ont plus d’une corde à leur arc et envisagent déjà d’opter pour d’autres voies qui leur ouvriraient plus d’opportunités : une autre réalité nationale comme la Grande-Bretagne pour les Bangladais30, la France ou même le Maroc en expansion économique pour les Marocains. L’Italie perdrait alors, outre l’exil de ses propres concitoyens, la partie dynamique de sa jeune immigration. Accélérer la reconnaissance officielle de l’islam national et apprendre à mieux le connaître31 constituent une stratégie désormais incontournable. La société italienne n’a peut-être pas devant elle autant de temps qu’elle le croit.

NOTES

1. Istat, I migranti visti dai cittadini, Rome, Istituto Nazionale di Statistica, 2012. 2. Pour des données complètes sur les populations musulmanes en Italie (de 1990 à 2011), voir Chantal Saint-Blancat, « Italy », in Jocelyne Cesari (dir.), The Oxford Handbook of European Islam, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 268. 3. Voir Enzo Pace, Le religioni nell’Italia che cambia, Rome, Carocci Editore, 2013. 4. Chantal Saint-Blancat, Francesca Zaltron, « Making the most of it : How young Romanians and Moroccans in North-Eastern Italy use resources from their social networks », in Etnicities, vol. 13, n° 6, 2013, pp. 759-817. 5. Maurizio Ambrosini, « Immigration in Italy : Between economic acceptance and political rejection », in Journal of International Migration and Integration, vol. 14, n° 1, 2013, pp. 175-194. 6. Saint-Blancat Chantal, Khalid Rhazzali, Paola Bevilacqua, « Il cibo come contaminazione : tra diffidenza e attrazione : Interazioni nei kebab padovani e trevigiani », in Federico Neresini, Valentina Rettore (dir), Cibo, cultura, identità, Rome, Carocci, 2008, pp. 66-77. 7. Maurizio Barbagli, Immigrazione e reati in Italia, Bologna, Il Mulino, 2002. 8. Fabio Perocco, « Dall’Islamofobia al razzismo anti-musulmano », in Pietro Basso (dir.), Razzismo di stato. Stati Uniti, Europa, Italia, Milan, Franco Angeli, 2010, pp. 467-491.

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9. Ottavia Schmidt di Friedberg, « Sentimenti anti-islamici in Italia e in Europa », in Europa/ Europe, vol. 10, n° 5, 2001, pp. 26-36. 10. Chantal Saint-Blancat, Ottavia Schmidt di Friedberg, « Why are mosques a problem ? Local politics and fear of islam in northern Italy », in Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 31, n° 6, 2005, pp. 1083-1104. 11. Chantal Saint-Blancat, « L’islam diasporique entre frontières externes et internes », in Antonella Capelle-Pogacean, Patrick Michel, Enzo Pace (dir), Religion(s) et identité(s) en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 41-47. 12. Maurizio Ambrosini, Elena Caneva, Local Policies of Exclusion : The Italian Case. Accept Pluralism Research Project, Florence, European University Institute, Robert Schuman Centre for Advanced Studies, 2012. 13. Marco Scalvini, « Italian islamophobia : the church, the media and the xenophobic right », in Stephen Hutchings, Chris Flood, Galina Miazhevich, Henri Nickels (dir.), Islam in its International Context : Comparative Perspectives, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2011, pp. 151-167. 14. Chantal Saint-Blancat, Fabio Perocco, « New modes of social interaction in Italy : Muslim leaders and local society in Tuscany and Venetia », in Jocelyne Cesari, Sean McLoughin (dir.), European Muslims and the Secular State, Surrey, Asghate, 2006, pp. 99-112. 15. Stefano Allievi, Mosques in Europe : Why a Solution Has Become a Problem ?, Londres, Alliance Publishing Trust/Network of European Foundations, 2009 ; Maria Bombardieri, Moschee d'Italia : il diritto al luogo di culto : il dibattito sociale e politico, Bologna, Emi, 2011. 16. Giovanna Zincone, Familismo legale. Come (non) diventare italiani, Bari, Laterza, 2006. 17. Giuseppe Sciortino, Asher Colombo, « The flow and the flood : immigrants in the Italian newspaper discourse », in Journal of Modern Italian Studies, vol. 9, n° 1, 2004, pp. 94-113. 18. Le droit concédé à la communauté catholique philippine de Padoue, ville de Saint Antoine et haut lieu de pèlerinage, de célébrer leur procession représente un rare cas de visibilité publique, voir Chantal Saint-Blancat, Adriano Cancellieri, « From invisibility to visibility ? The appropriation of public space through a religious ritual : the Filipino procession of Santacruzan in Padua, Italy », in Social and Cultural Geography, vol. 15, n° 6, 2014, pp. 645-663. 19. José Casanova, Oltre la secolarizzazione : Le religioni alla riconquista della sfera pubblica, Bologna, Il Mulino, 2000 ; Alberto Ferrari (dir), Islam in Europa/Islam in Italia. Tra diritto e società, Bologna, Il Mulino, 2008. 20. Le 3 novembre 2009 (Lautsi v.Italy no.30814/06), la Cour européenne des droits de l’homme donnait raison à cette citoyenne italienne qui soutenait que le crucifix dans l’école publique fréquentée par ses deux enfants constituait une violation de l’article 2 (droit à l’éducation) et de l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion). L’Église catholique se contenta de commenter, mais le gouvernement fit appel et fit annuler le premier jugement (18 mars 2011). 21. Enzo Pace, La nation italienne en crise, Paris, Bayard éd., 1998. 22. Chantal Saint-Blancat, L’islam de la diaspora, Paris, Bayard éd., 1997, p. 35. 23. Georg Simmel, Sociologie, Paris, PUF, 2013. 24. Chantal Saint-Blancat, Francesca Zaltron, « Making the most of it : How young Romanians and Moroccans in North-Eastern Italy use resources from their social networks », op. cit. 25. Annalisa Frisina, Giovani Musulmani d’Italia, Rome, Carocci, 2007 ; Annalisa Frisina, « Young muslims everyday tactics and strategies : Resisting islamophobia, negotiating italianness, becoming citizens », in Journal of Intercultural Studies, vol. 31, n° 5, 2010, pp. 557-572. 26. Khaled Chaouki, Salaam Italia. La voce di un giovane musulmano italiano, Rome, Alberti Editore, 2005 ; Randa Ghazi, Oggi forse non ammazzo nessuno : Storie minime di una giovane musulmana stranamente non terrorista, Milano, Fabbri, 2007. 27. Voir, dans ce dossier, l’article d’Anna Lisa Frisina : « (Faire) désapprendre l’islamophobie. Jeunes musulmans et (anti)racisme quotidien en Italie ».

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28. Katia Cigliuti, « Percorsi di identificazione religiosa tra scelta di eredità, rivisitazione e tradizione. Il contesto fiorentino », in Ivana Acocella, Renata Pepicelli (dir.), Giovani musulmane in Italia. Percorsi biografici e pratiche quotidiane, Bologna, Il Mulino, 2015. 29. Enzo Colombo, Paola Rebughini, Children of Immigrants in a Globalized World. A Generational Experience, Londres, Palgrave Macmillan, 2012. 30. Francesco Della Puppa, Uomini in movimento, Torino, Rosenberg & Sellier, 2014. 31. Bartolomeo Conti, « L’émergence de l’islam dans l’espace public italien », in Archives de sciences sociales des religions, n° 158, 2012, pp. 119-136.

RÉSUMÉS

Bastion historique du catholicisme, l’Italie fait face aujourd’hui au nouveau pluralisme religieux, né des récents flux migratoires postérieurs aux années 1970. Les musulmans italiens sont encore l’objet d’une représentation sociale stigmatisante dans une société où l’islamophobie cohabite paradoxalement avec l’une des plus riches traditions de relations interconfessionnelles, en particulier islamo-chrétienne. Les jeunes générations d’Italiens musulmans entreprennent de dénoncer cette situation paradoxale entretenue par les raccourcis des médias et l’attentisme des pouvoirs publics.

AUTEUR

CHANTAL SAINT-BLANCAT

Professeur de sociologie à l’université de Padoue.

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L’extrême droite et l’islam : fractures idéologiques et stratégies électorales

Gilles Frigoli et Gilles Ivaldi

1 Comme s’accordent à le souligner les historiens de l’extrême droite française, celle-ci n’a jamais constitué un bloc homogène1. Et il n’est guère étonnant qu’au sujet de l’islam s’y expriment des attitudes différentes dont la diversité épouse quelques-unes des lignes de fracture qui l’ont toujours traversée. Vus sous cet angle, l’islam et les prises de position qu’il suscite peuvent servir l’analyse des divergences idéologiques et stratégiques qui continuent de structurer cet espace politique, des logiques qui conditionnent la recherche de compromis ou d’alliances internes et externes et, par là, des variables avec lesquelles doit aujourd’hui composer le Front national dans l’établissement de sa doctrine et de son programme électoral.

2 On verra dans l’existence de ces divergences la trace de deux contextes d’action différents spécifiés par leurs dimensions organisationnelles et stratégiques. D’un côté, se donne à voir ce que l’on pourrait qualifier de « nébuleuse extrémiste ». Il s’agit d’un champ mouvant et fluide dont les frontières, la composition et les hiérarchies internes posent des questions permanentes, et dans lequel des acteurs se livrent à un combat culturel ainsi qu’à une lutte d’influence idéologique, autant vis-à-vis de l’extérieur qu’à l’intérieur du champ lui-même. Les désaccords y sont d’autant moins dissimulés que la démonstration publique d’une singularité ou d’une propension à la surenchère dans la radicalité est la condition de la survie des groupuscules et de leur influence dans un univers où la prédominance d’Internet ouvre la voie à de nouvelles formes de circulation des idées et de conquête du débat public. 3 De l’autre côté, avec le FN, se présente un parti politique, c’est-à-dire un acteur unitaire, certes exposé à des conflits internes, mais structuré autour d’une organisation stable et d’un objectif de conquête du pouvoir. L’équipe dirigeante est désireuse de sortir du champ de la radicalité sans se couper totalement de son histoire et de sa base militante, pour continuer de tirer profit de la différenciation que lui offre l’inscription dans un autre espace politique que celui des partis classiques. L’islam y apparaît alors

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moins comme un enjeu autour duquel se constituent un champ politique et un système d’acteurs que comme un objet parmi d’autres de mobilisation électorale, aisément assimilable à son corpus ethno-nationaliste traditionnel et, de ce fait, opportunément placé au cœur de son programme électoral.

L’islam et la nébuleuse extrémiste

4 Sous deux prismes au moins, et parfois au prix d’une confusion savamment entretenue, le thème de l’islam pourra aujourd’hui apparaître comme temporairement rassembleur aux yeux d’une partie de l’opinion publique et du monde militant d’extrême droite. Le premier de ces prismes est celui de la référence à l’histoire de France (ou de l’) et aux ressources symboliques qu’elle offre à ceux qui, derrière leurs désaccords pourtant profonds sur le roman national, s’efforceront de voir dans le combat qui s’imposerait aujourd’hui une continuité avec celui que livrèrent les croisés ou, dans la période contemporaine, les partisans de l’Algérie française. Il suffit pour cela qu’un malentendu productif ou qu’un voile pudique recouvre les divergences et, derrière une France éternelle et rayonnante dont le « mahométan » serait l’un des ennemis héréditaires, rassemble des idéologues qui sont en fait d’accord sur peu de choses dans leur lecture de l’histoire sociale, culturelle, économique et politique de la France et du monde.

5 Le second prisme à travers lequel l’islam peut offrir une cible commune et commode est celui de l’immigration et, par là, de l’altérité, que celle-ci soit appréhendée en termes de nationalité, d’origine culturelle, ethnique ou raciale. L’islam, religion de l’immigré, est alors celle de cet Autre menaçant que l’on pourra d’autant mieux désigner à la vindicte populaire qu’on le fait sous couvert d’un différentialisme culturel se défendant de tout racisme. Là aussi, ce front commun parie sans doute autant sur une méprise courante au sein de l’opinion que sur une confusion volontaire entre fait migratoire et fait religieux et, plus largement, entre les catégories de nationalité, de culture, de religion, de race, d’identité ou encore de civilisation qui circulent dans les milieux d’extrême droite. Mais, ici encore et dans certaines limites, le discours anti- immigrationniste peut constituer un ciment suffisamment puissant pour que s’effacent, pour un temps et en apparence, les désaccords entre racialistes convaincus plaidant pour une Europe blanche, souverainistes assimilationnistes, groupuscules explicitement islamophobes ou encore nationaux-socialistes pour lesquels l’immigré n’est pas, en dernière analyse, l’ennemi principal. 6 Ce pouvoir potentiellement homogénéisant de l’hostilité à l’islam trouve toutefois ses limites lorsqu’on quitte le registre du slogan (« on est chez nous »), que l’on sort par là de l’ambiguïté qu’il permet ou qu’il a précisément pour fonction de masquer, et que l’objectif devient d’intégrer le thème de l’islam à une vision du monde commune, une doctrine consistante et systématique, un programme d’action. Dès lors, se découvre un paysage nettement plus contrasté où se confrontent des valeurs, des priorités, des choix stratégiques dont certains semblent d’autant moins négociables qu’ils touchent, si ce n’est au fondement même de l’engagement des individus, du moins au contenu dogmatique qui justifie l’existence des groupes militants. Ainsi, certaines prises de positions se révèlent-elles nettement plus ambivalentes à l’endroit de l’islam – quand elles ne s’affirment pas franchement islamophiles – que ne le suggère une lecture hâtive et globalisante de la « fachosphère ». Et ce alors même que se déploient dans le

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même temps des discours foncièrement hostiles à la religion musulmane, dans sa dimension culturelle et/ou cultuelle, au sein de groupuscules qui gravitent eux aussi dans l’orbite du FN. D’où vient le fait que le thème de l’islam suscite des positions à ce point différentes voire antagonistes au sein de réseaux d’acteurs qui se connaissent, se croisent dans certaines manifestations, se commentent les uns les autres, partagent certains combats ? Trois raisons peuvent l’expliquer, qui correspondent à trois manières d’envisager l’islam : comme religion, comme morale, comme projet politique dans le « nouvel ordre mondial ».

Le front de la foi

7 En tant que religion, l’islam suscite au sein de l’extrême droite des attitudes pour le moins diverses. On a évoqué plus haut le procédé rhétorique permettant de substituer à une parole xénophobe ou raciste une critique virulente mais socialement plus acceptable de l’islam comme culture ou civilisation. On sait que se développe dans le même temps une hostilité plus fondamentale encore, touchant au dogme musulman lui-même, dans certains milieux se réclamant d’une laïcité de combat. Mais, à trop insister sur ces formes explicites d’islamophobie, on passerait à côté de ce qui peut réunir, par-delà leurs obédiences respectives, les partisans d’un retour au religieux comme élément régulateur des sociétés. Et il n’est ainsi guère étonnant que, du côté des catholiques traditionalistes, l’opposition à l’islam soit alors moins frontale, quand elle ne cède pas la place à une sorte d’émulation mêlée de fascination devant une religiosité – celle dont on pense les musulmans porteurs – qui, elle, n’aurait pas capitulé devant la sécularisation et le matérialisme2. L’idée d’un « front de la foi », c’est-à-dire d’une alliance entre catholiques et musulmans face aux excès de la modernité occidentale, se heurte certes à de sérieux obstacles, tant stratégiques que théologiques ou idéologiques. Et l’on sait que l’hostilité au christianisme et au monothéisme en général continue de nourrir au sein de l’extrême droite une frange néo-paganiste davantage tournée vers ses racines celtiques que vers la tradition chrétienne. Mais il n’est qu’à voir les rapprochements auxquels a donné lieu le collectif La Manif pour tous, ou les déclarations de certains leaders catholiques intégristes, pour se convaincre de l’ambivalence qui marque l’attitude d’une partie de l’extrême droite à l’égard de la religion musulmane.

L’islam comme morale

8 Au-delà, l’islam n’est pas sans séduire les tenants d’une « révolution conservatrice », en tant qu’ils y voient une morale et notamment une police des mœurs. Sans nécessairement placer leur combat sous l’égide divine, ils fustigent le nihilisme contemporain, le relativisme des valeurs qui l’accompagne, la dissolution des liens d’autorité qui le rend possible. Ils trouveront alors, dans un islam qui peut très bien n’être que culturel, un écho à leur propre éloge de la verticalité et de l’enracinement, du rapport déférent au passé et aux morts, de la soumission à un ordre moral et spirituel surplombant. Plus prosaïquement, sur des thèmes comme celui de l’avortement, du droit des femmes ou de l’homosexualité, même les moins religieux des réactionnaires penseront ainsi trouver dans l’attitude de certains musulmans un allié objectif dans la lutte contre la décadence dont ils jugent les « libéraux libertaires »

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responsables. Ici aussi, l’alliance objective n’est qu’un horizon qui n’est, de plus, pas partagé par tous. Plus encore, on sait que, concernant les mœurs et ce que la presse nomme plus généralement le « sociétal », de profondes fractures traversent l’extrême droite : et l’on aurait sans doute beaucoup de mal à convaincre des féministes islamophobes, des nationalistes-révolutionnaires anticléricaux ou des paganistes décomplexés qu’un islam rigoriste est la solution. Mais le conservatisme moral est tout de même un marqueur qui rassemble beaucoup à l’extrême droite et qui, pour certains, agit même comme instrument de partition du monde, à l’image de cette figure connue de la droite radicale conservatrice qui déclarait dans une vidéo en ligne récente, et presque en s’en excusant, être « plus souvent d’accord avec un musulman pieux et de base qu’avec des Occidentaux dégénérés3 ».

Antisémitisme

9 On le voit, c’est bien la figure de l’ennemi commun qui autorise cette relative bienveillance d’une partie de l’extrême droite à l’égard de l’islam ou, du moins, des valeurs conservatrices qu’elle prête aux musulmans. Cet ennemi se décline en quelques formes abstraites : l’individu sans Dieu ni maître qui refuse la tradition, l’autorité et la transcendance ; le « système » qui fabrique cet individu, le déracine et le réduit à un consommateur ; les « élites » qui ont consciemment construit ce « nouvel ordre mondial » ou en sont les complices. Mais l’adversaire s’incarne aussi dans une cible plus précise que toute une tradition de l’extrême droite française a toujours désignée comme l’ennemi prioritaire : le complot judéo-maçonnique ou, dans sa version modernisée, l’axe américano-sioniste. Ici se rejoignent une tradition bien ancrée dans l’histoire contemporaine de l’extrême droite française, l’antisémitisme, et une analyse géopolitique du monde d’après le 11 septembre 2001 qui fédère des idéologues pourtant issus de parcours politiques opposés. On ne s’attardera pas sur la première, si ce n’est pour rappeler le prestige dont jouissent encore, dans certains cercles, la France de Vichy, la littérature antisémite ou certains auteurs révisionnistes parmi lesquels on compte d’ailleurs, rappelons-le, plusieurs cas de conversion à l’islam. Quant à l’analyse géopolitique, si elle puise pour une part dans cet antisémitisme « traditionnel », c’est dans un nouveau contexte qui donne à l’islam une place plus significative. D’une part, la référence est faite au conflit israélo-palestinien et au rôle que jouerait, au Proche et au Moyen-Orient, la diplomatie occidentale, inféodée aux États-Unis et à Israël. D’autre part, elle prête aux élites mondialisées, elles aussi sous domination juive, le projet de promouvoir une immigration incontrôlée afin de diluer les identités, vues comme le dernier obstacle à la victoire définitive du capitalisme, mais aussi de favoriser, par le métissage et le cosmopolitisme, l’avènement du Grand Israël, c’est-à-dire la réalisation du projet eschatologique d’un monde dont Jérusalem est destinée à être la capitale.

10 Dire cela, c’est bien sûr brosser en peu de mots un paysage intellectuel mouvant et aux contours flous, qui ne fait dans un sens que reprendre à nouveaux frais une antienne parfaitement connue tout en y incorporant des éléments d’une grande actualité ou en tout cas inscrits dans l’histoire récente. Il s’agit de la quête identitaire des descendants d’immigrés, de la désaffection populaire pour les partis de gauche, de la crise économique de 2008 ou encore des printemps arabes4, le tout diffusé par le biais de nouveaux modes de communication (blogs, sites de partages de vidéos) permettant d’être très réactif et d’assurer aux plus habiles bateleurs un accès rapide au vedettariat.

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Mais on aurait tort de sous-estimer la force d’attraction que continue de déployer cette rhétorique dont le « peuple élu » est le centre et de ne pas voir la ligne de partage qu’elle trace dans le même temps au sein de la nébuleuse que constitue l’extrême droite. En effet, l’idée d’une « réconciliation » entre « Français de souche » et descendants d’immigrés que proposent certains mouvements ne séduit pas, on s’en doute, les racialistes et les partisans de la « remigration », lesquels, en retour, se verront suspectés par les plus acharnés des antisionistes de sympathie pour Israël. 11 La question de l’antisémitisme demeure, autrement dit, l’un des enjeux centraux par rapport auxquels se distribuent les positions des acteurs du champ de la radicalité. Et, comme nous allons le voir, il en est dans une certaine mesure de même au sein du FN. Ainsi, si les discours sur l’islam qui circulent au sein de l’extrême droite valent d’être étudiés pour eux-mêmes, c’est-à-dire en tant que constructions idéologiques, ces discours constituent également des révélateurs des liens complexes qui existent aujourd’hui entre un mouvement lepéniste désireux de se normaliser et une nébuleuse extrémiste dont il a toujours à la fois profité et pâti du caractère sulfureux et des fractures internes.

Le Front national et l’islam

12 À distance – toute relative – de la galaxie extrémiste, le traitement de l’islam par le FN s’inscrit, en effet, dans le repositionnement stratégique opéré par la formation lepéniste depuis une dizaine d’années. Reprenant les termes de la « dédiabolisation » théorisée en son temps par Bruno Mégret, l’électoralisme lepéniste se caractérise par la recherche constante d’un optimum entre affirmation d’une radicalité idéologique différentialiste et recherche de respectabilité et de crédibilité. Le discours du FN sur l’islam se construit aujourd’hui dans la tension permanente entre ces deux pôles concurrents. Chacun d’eux mobilise des ressources symboliques, des valeurs et des options discursives spécifiques, empruntant pour mieux les réviser à des corpus doctrinaux eux-mêmes hétérogènes, parfois historiquement irréconciliables.

13 Parce qu’il fait aisément, comme nous l’avons souligné, la jonction entre une partie grandissante de l’opinion publique et les cercles plus confidentiels de l’extrême droite groupusculaire, le prisme d’un islam saisi au travers des questions d’immigration et d’altérité domine l’agenda ethno-nationaliste du FN, témoignant d’une forte continuité avec la vision lepéniste traditionnelle de l’enjeu. La définition de l’islam comme religion de l’immigré offre au FN l’opportunité de dramatiser son enjeu « immigration » de prédilection, perpétuant la lecture identitaire qui était celle du Front sous Jean- Marie Le Pen. Le peuple militant ne s’y trompe pas, qui accueille par des désormais traditionnels « on est chez nous ! » les promesses d’une défense sans faille de l’identité nationale contre les dangers de « l’islamisation ». Ainsi, lorsque dénonce le péril d’une « submersion migratoire », facteur « déstructurant » de l’identité nationale, agitant la peur de nouvelles « invasions » barbares et allant jusqu’à prédire un remplacement de la constitution par la « charia ». 14 Le « communautarisme » face auquel Marine Le Pen prétend se dresser comme ultime rempart n’est rien d’autre qu’une formulation dépoussiérée et édulcorée des vieilles antiennes lepénistes de « l’islamisation », de la « libanisation » ou de la « balkanisation » de la France. Du halal à Charlie Hebdo, en passant par les menus spéciaux dans les cantines scolaires, les horaires de piscine, le voile, la burqa, le burkini

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ou « l’occupation » par les prières de rue, c’est bien la figure unique et indifférenciée du « musulman » comme Autre menaçant et essentiellement expansionniste qui se trouve au cœur de la rhétorique frontiste. En jouant en permanence sur la confusion des catégories religieuses, nationales, ethniques ou culturelles, celle-ci oblitère toute gradation sémantique et suggère un système d’équivalences, confondant savamment les multiples signifiants de la « menace » : « immigration », « religion immigrationiste », « multiculturalisme », « communautarisme », « fondamentalisme islamique », « islam radical », « terrorisme islamique » ou « fascisme vert » représentent autant de termes interchangeables qui structurent en profondeur le discours amalgamant du FN sur l’islam et les musulmans. 15 La vision frontiste de l’islam demeure, on le voit, profondément ancrée dans une vieille radicalité ethno-nationaliste où se mêlent encore l’imagerie du complot et des ennemis à l’extérieur comme à l’intérieur, et au travers de laquelle le FN se pose en pourfendeur du présumé statu quo libertaire-multiculturaliste dominant parmi des élites dites « mondialistes ». Les nouveaux ennemis de la France prennent le visage des investisseurs qatari ou du wahhabisme saoudien, accusés par le FN de financer le djihadisme international avec la complicité des élites politiques – la « caste UMPS » – et économiques françaises et européennes. Ces dernières sont constituées par le FN en un acteur unique, instigateur d’une immigration incontrôlée destructrice des peuples et des identités, pour servir les sombres desseins du métissage et du cosmopolitisme, avec pour but ultime la constitution d’une grande classe de travailleurs sans attaches et sous le joug du capitalisme mondial.

Un nouveau roman national ?

16 À cette continuité radicale, vient désormais se superposer l’injonction que le mouvement lepéniste s’est fait à lui-même de sortir de son enfermement politique. Celle-ci a présidé à l’adoption par le FN d’un nouveau roman national républicain et laïc, détaché en apparence des dogmes de l’extrême droite traditionnelle, et dont on constate qu’il façonne en même temps qu’il brouille le discours du FN sur l’islam. Cette révision réitère en les prolongeant les principaux axiomes de l’idéologie « différentialiste » empruntée à la au début des années 1980, dont Pierre- André Taguieff rappelle qu’elle constitue « une zone d’équivoque maximale où circulent et s’inversent argumentations de droite et de gauche, racistes et anti-racistes5 ».

17 C’est précisément à une nouvelle inversion qu’a procédé le Front national depuis une dizaine d’années, s’arrogeant les ressources discursives d’une République sécularisée, avec pour seul objectif son désenclavement idéologique et politique, et avec pour conséquence un ensemble de reformulations de « rupture » dont on mesure en permanence le caractère éminemment tactique, contingent et précaire. L’islam est dépeint comme un système politico-religieux incompatible avec les valeurs libéral- démocratiques et laïques consubstantielles de la tradition républicaine. Il est également décrit comme un univers de croyances et de pratiques sociales résolument anti- modernes, portant atteinte, notamment, aux droits des femmes. Comme le note Sylvain Crépon, l’intégration de valeurs progressistes, comme le féminisme, dans l’héritage de la culture française permet au FN d’occulter les combats et les revendications égalitaires qui ont permis la reconnaissance de ces droits, pour en faire une lecture strictement inégalitaire et imposable aux seuls musulmans6. Notons qu’une telle

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instrumentalisation de valeurs libérales ou progressistes dans la justification par l’extrême droite de sa focalisation sur l’islam n’est pas un phénomène propre au FN. La récupération notamment de l’héritage des Lumières est commune à de nombreux acteurs de la droite radicale hexagonale, depuis certains élus locaux soutenus par le FN jusqu’à des mouvements se réclamant d’une laïcité mise au service de l’égalité républicaine et du progrès social. 18 Loin de ses principes égalitaires fondateurs, la laïcité repensée par l’extrême droite et le FN s’avère avant toute chose une injonction à la sécularisation, adressée presque exclusivement aux immigrés et à leurs descendants, et proposant, pour reprendre ici les termes de Jean Baubérot, une forme « d’hypertrophie » de l’esprit de 19057. Tout comme le féminisme, la laïcité n’existe au FN que par et pour/contre l’islam, ignorant les luttes originelles qui en ont été fondatrices et n’ayant en tout cas jamais vocation à dépasser la sphère du rapport à cet Autre ethnoculturel que représente le musulman. Le programme du FN entend à ce titre étendre la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école à l’ensemble de l’espace public, jusque dans les entreprises, tandis que sa présidente promet de « mettre l’islam radical à genoux8 ».

Ambiguïtés et fractures frontistes

19 L’appropriation par le FN de nouveaux cadres narratifs républicains et laïcs accroît incontestablement l’hétérogénéité de la doctrine national-populiste de l’islam, sans qu’il soit pour autant toujours possible d’établir le constat d’une rupture nette avec certains des dogmes fondateurs de l’extrême droite française. L’ambiguïté qui émerge de cette mobilisation de ressources symboliques et discursives contraires est visible notamment dans le rapport qu’entretient le Front mariniste avec les tenants d’une France sacrée et éternelle, vieux pourfendeurs de l’idéologie « rouge et laïciste ». Elle s’observe également dans les hésitations de la présidente du FN lorsqu’elle dénonce la « vision complotiste » des oracles de la « cinquième colonne islamiste », théoriciens du « grand remplacement » et autres racialistes défenseurs d’une Europe blanche, alors même que continuent d’évoluer certains éléments de l’extrême droite groupusculaire au sein de son entourage proche. On en trouve trace enfin dans l’affirmation récente par Marine Le Pen d’un « islam compatible avec la République » parce que « laïcisé par les Lumières » ou dans la tentative actuelle du FN de conquérir l’électorat d’origine étrangère et français de confession musulmane au travers de son appel aux « banlieues patriotes » au cri de « musulmans peut-être, mais Français d’abord ».

20 Ces ambivalences témoignent de la difficulté pour le FN d’assumer une cohérence doctrinale sur l’islam, en même temps qu’elles laissent apparaître des lignes de fracture au sein même de la formation lepéniste. La tension constante entre ces deux grands pôles s’articule aussi avec la présence à l’intérieur du Front national de groupes d’acteurs composant des factions non officiellement organisées mais qui exercent néanmoins leur influence sur les (ré)orientations idéologiques et stratégiques du parti, ainsi que sur le maintien ou la rupture des liens avec certains des groupuscules de la nébuleuse extrémiste. On connaît, par exemple, les réserves émises par Marion Maréchal-Le Pen et ce qu’il reste de lepénistes historiques au sein du FN quant au nouvel habillage républicain du parti, loin de ses références passées à la France éternelle. On sait également les relations qu’entretient, dans le Sud de la France, la nièce de Marine Le Pen avec les milieux plus traditionnels de l’extrême droite,

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catholiques ultras remobilisés par l’opposition au mariage pour tous ou anciens activistes du Bloc identitaire qui ont récemment rejoint les rangs du FN. Enfin, la jeune chef de file du FN méridional ne cache pas ses sympathies pour les théories du grand remplacement ou du choc des civilisations, et elle avait publiquement affiché son soutien à Aymeric Chauprade dans le conflit qui l’avait opposé à Marine Le Pen début 2015. 21 Reste enfin la question de l’articulation de l’anti-islam avec l’antisémitisme. C’est sans doute ici que la dissociation s’est opérée le plus clairement, traduisant la volonté du FN mariniste de gommer un marqueur idéologique fort de l’extrême droite, constituant qui plus est une frontière symbolique, politique et morale infranchissable. Parallèlement à l’impératif stratégique d’abandonner publiquement l’antisémitisme et le révisionnisme, théorisé notamment par Louis Aliot comme un pilier central de la dédiabolisation, le FN s’approche aujourd’hui, à pas feutrés d’une communauté juive qu’il entend séduire en agitant auprès d’elle le spectre du « fondamentalisme islamique ». Le nouveau philosémitisme affiché par le mouvement lepéniste s’illustre dans l’appel lancé par Marine Le Pen aux Juifs de France à former une seule et même communauté de combat face à la menace islamiste, appel relayé par les prises de positions pro-israéliennes d’un Gilbert Collard à l’Assemblée nationale et la volonté affichée des dirigeants frontistes, Marine Le Pen en tête, de poser un jour officiellement un pied en terre israélienne, au risque de provoquer un peu plus encore l’ire des antisémites, anciens et modernes, dont on a souligné qu’ils demeurent des acteurs prépondérants de la galaxie extrémiste contemporaine.

Conclusion

22 L’islam, enjeu central des stratégies de mobilisation des droites extrêmes en France, demeure, on le constate, le révélateur de quelques-unes des lignes de fracture qui traversent cet espace politique hétérogène. Les systèmes d’alliances et les mécanismes de recherche de compromis qui le structurent ne peuvent masquer la réalité d’un terrain politique mouvant jusqu’à intégrer, comme on l’a vu, des acteurs venus d’autres traditions idéologiques et politiques longtemps caractérisées par une incompatibilité culturelle totale avec les courants nationalistes9.

23 S’il permet sans doute d’identifier deux types de logiques stratégiques et organisationnelles, l’une groupusculaire visant à l’influence idéologique et au combat culturel, l’autre institutionnelle à la poursuite d’objectifs plus spécifiquement électoralistes, ce bref panorama des constructions symboliques de l’islam par les droites radicales invite néanmoins à ne pas surinterpréter les différences, tant chacune de ces deux logiques est traversée par un ensemble d’arbitrages symboliques, discursifs et comportementaux complexes et parfois ressemblants. Parce qu’il domine incontestablement l’espace extrême droitier en France, le cas du Front national illustre clairement cette hétérogénéité des idées et des positionnements stratégiques d’acteurs, et la tension permanente qui se joue entre ses objectifs de différenciation (ne pas être un parti comme les autres) et de normalisation (être un parti comme les autres). 24 Au regard des effets de porosité entre un FN tourné vers la conquête du pouvoir et la myriade d’organisations qui gravitent encore autour de la formation lepéniste au sein de la nébuleuse extrémiste, il convient de souligner pour conclure ces mêmes processus

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de contagion et de cooptation idéologiques sur l’aile gauche du Front national, dans l’espace contigu de la droite dite « républicaine ».

NOTES

1. Nicolas Lebourg, « Le Front national et la galaxie des extrêmes droites radicales », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front National. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, pp. 121-140. 2. En affirmant dans le mensuel Causeur (octobre 2016) son respect pour « des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables » –, Éric Zemmour offre, au moment où nous écrivons ces lignes, une illustration de cette relation ambivalente qu’entretient avec l’islam une partie de la droite radicale, y compris chez des idéologues qui, comme lui, ne revendiquent aucune religiosité particulière et encore moins une quelconque islamophilie, mais semblent résolus à saisir tout drapeau susceptible de fédérer des alliés en vue de la guerre civile qu’ils prophétisent. Il y aurait à ce titre à s’interroger sur ce que recouvre précisément le « nous » ici mobilisé. 3. Ces propos sont tirés d’un entretien daté du 5 Juillet 2016 accordé par Jérôme Bourbon, directeur de l’hebdomadaire Rivarol, à la chaîne YouTube Vive l’Europe : https:// www.youtube.com/watch ?v =P2rPCkKcF0k 4. Cette capacité à forcer tout événement historique ou d’actualité à intégrer la matrice qui organise leur vision du monde est l’une des caractéristiques (en même temps qu’un signe de reconnaissance mutuelle) de ceux qui se désignent eux-mêmes comme membres de « la dissidence ». Elle est peut-être aussi l’une des clés d’un pouvoir de séduction qui s’exerce à l’égard de sympathisants que tout semble parfois opposer idéologiquement mais que réunit, on peut en faire l’hypothèse, une attente commune d’explications totalisantes du monde. 5. Pierre-André Taguieff « Le néo-racisme différentialiste. Sur l’ambiguïté d’une évidence commune et ses effets pervers », in Langage et société, vol. 34, n° 1, 1985, p. 73. 6. Sylvain Crépon, Enquête au cœur du nouveau Front national, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012. 7. Jean Bauberot,́ entretien dans le Monde des Religions, 30 janvier 2012. 8. Marine Le Pen, discours de clôture de l’université d’été du FN, Marseille, 6 septembre 2015. 9. On pense notamment à l’évolution, déjà évoquée, qui a pu conduire certains militants issus de la gauche féministe et laïque à verser progressivement, au nom même de cet héritage, dans une islamophobie revendiquée comme telle, bien au-delà du « féminisme républicain » que repère Nicolas Dot-Pouillard parmi les recompositions politiques du mouvement féministe français que le thème de l’islam rend visibles. Nicolas Dot-Pouillard, « Les recompositions politiques du mouvement féministe français au regard du hijab », SociologieS, 2007.

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RÉSUMÉS

Le discours de l’extrême droite française sur l’islam est loin d’être uniforme. La religion musulmane cristallise des représentations négatives à l’encontre de ses pratiquants, considérés selon le double prisme d’une immigration et d’une altérité jugées menaçantes. Mais, au sein de certaines franges de la nébuleuse extrémiste, elle est perçue comme un allié objectif dans le combat culturel à livrer contre un ennemi commun : une société considérée comme décadente. La coexistence de ces deux logiques traduit, tout autant que le maintien de fractures idéologiques au sein de l’extrême droite, la tension qui parcourt la stratégie électorale d’un Front national pris entre volonté de normalisation et souci de différenciation.

AUTEURS

GILLES FRIGOLI

Maître de conférences en sociologie, Université Nice-Côte d’Azur, CNRS, IRD, Urmis.

GILLES IVALDI

Chargé de recherche au CNRS, Université Nice-Côte d’Azur, IRD, Urmis.

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Les politisations de l’islam local Le cas de la Seine-Saint-Denis

Wilfried Serisier

1 La Seine-Saint-Denis, en Île-de-France, est forgée par l’histoire de la « banlieue rouge » caractérisée par les effets négatifs d’une ségrégation socio-ethnique régionale qui s’y accentue1, et marquée par une représentation d’espace marginalisé qui réduit le territoire au « 9-3 ». Un 9-3 représenté comme « symbole du ghetto dans la nation2 » emblématique du doute qu’ont les Français sur la possibilité de vivre ensemble avec leur différence. Sur ce territoire, a éclaté une nouvelle scansion de la question postcoloniale : les émeutes de novembre 2005 que les médias américains ont présenté comme des « Muslims riots ». Une grenade des forces de l’ordre arrivée dans une mosquée a déclenché l’extension nationale des émeutes et, sans être attisé par les religieux, l’incident est vécu comme une humiliation par une partie de la jeunesse3.

2 Dans le débat public français, la politisation de l’islam est présentée, selon une perspective sécuritaire, comme une menace qui conduit à un amalgame entre visibilité religieuse et extrémisme s’exerçant au nom du religieux. L’hégémonie univoque de l’« islam politique » comme ensemble d’idéologies mettant les normes islamiques au centre du politique occulte des processus ordinaires de politisation. « L’islam politique », a contrario des définitions médiatiques, peut être entendu comme l’action d’individus ou de groupes se réclamant de la religion musulmane pour peser sur les débats collectifs et convertir des demandes religieuses dans le domaine politique4. La politisation locale de l’islam tel que nous l’entendons permet d’analyser une modalité de la construction des représentations de cette religion et de ses adeptes dans les débats publics en France. D’ores et déjà, au regard des médiatisations exorbitantes à l’échelle nationale et des tentatives de l’État pour organiser un « islam de France5 », un certain nombre d’enquêtes partent du constat selon lequel « les pouvoirs locaux sont ainsi devenus de facto les acteurs principaux de l’encadrement de l’islam6 ». Il nous semble utile de prendre en compte les politisations se réalisant à l’échelle locale car elles contribuent à façonner également des représentations de l’islam dans les débats publics. De tels processus concernent autant les élus locaux qui prennent en charge la « question musulmane » que les musulmans qui investissent la scène politique locale en portant des revendications spécifiques.

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3 Pour interroger cette politisation, nous porterons notre attention sur le territoire de la Seine-Saint-Denis. En effet, ce contexte local atteste avec force ce que l’on désigne par « le renouveau du religieux dans les espaces urbains7 ». Les marqueurs des islams de type « confessionnel » et « identitaire8 » y sont, en effet, visibles et pluriels dans l’espace public. Cette visibilité se manifeste, par exemple, dans la représentation selon laquelle la population musulmane est majoritaire dans le département et qui est diffusée par l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM 93). Cette visibilité de l’islam à l’échelle locale a des conséquences sur la scène politique dans ce territoire identifié comme un « bastion de gauche » qui est pourtant dans un moment de transition politique. Quelles sont les manifestations de cette politisation de l’islam local en Seine-Saint-Denis ? 4 Notre analyse de la politisation locale de l’islam n’est pas née d’un « terrain » lié à l’islam mais d’une étude des évolutions géopolitiques les plus contemporaines de la Seine-Saint-Denis9. L’investissement du système politique local par les acteurs de l’islam, signe d’intégration, est apparu depuis le début des années 2000 à partir d’une association opérant comme un lobby électoral, générant des représentations géopolitiques, ce qui conduira à questionner le « vote musulman ».

Le contexte spécifique des « islams » en Seine-Saint- Denis

5 L’islam local10, devenu visible dans l’espace public dans le courant des années 1990, s’est organisé autour du développement des lieux de culte et des acteurs musulmans et s’inscrit dans une sociodémographie spécifique et un territoire particulier par son histoire.

6 La visibilité musulmane se manifeste, tout d’abord, à travers l’islam confessionnel dont la présence est ancienne (hôpital franco-musulman de Bobigny réservé à tous les patients musulmans du département de la Seine et cimetière musulman pour les défunts musulmans, construits dans les années 1930) avec des revendications concernant des lieux de culte datant des années 1970. Aujourd’hui, les 160 lieux de culte de Seine-Saint-Denis, dont les capacités totales sont d’environ 23 000 places, en font le premier département de France métropolitaine pour cet indicateur, soit 6,5 % de la France métropolitaine. L’islam s’y exerce toutefois de manière plus précaire, car les mosquées représentent seulement 40 % de l’ensemble des lieux de culte. La carte n° 1 illustre combien les lieux de culte de France métropolitaine sont majoritairement en Île-de-France et plus encore en Seine-Saint-Denis. Elle montre également qu’ils sont implantés notamment à l’ouest du département, là où se concentrent les nombreux habitants issus des immigrations. Il s’agit là de données objectives indiquant des changements dans les paysages urbains et sociaux de l’Île-de-France.

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Lieux de cultes musulmans de France concentrés en Ile-de-France

Source : www.trouvetamosquee.fr (chiffre de janvier 2016)

La Seine-Saint-Denis, premier département de France métropolitaine pour l’islam confessionnel

Source : Institut français de géopolitique, Paris-8, 2016

7 À partir des années 1990, s’est développé un « islam identitaire », selon lequel le style de vie doit être normé par les références musulmanes, ce qui se vérifie avec l’enseignement privé11 et les comportements alimentaires 12. L’islam est également rendu visible par l’action d’acteurs collectifs implantés sur le département parfois depuis des dizaines d’années dont l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), une des fédérations nationales regroupant plus de 200 associations en France et qui organise son rassemblement annuel au Bourget13. On trouve également les sièges d’associations nationales qui, si elles sont parfois concurrentes entre elles, couvrent

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tous les domaines de la vie quotidienne des musulmans (communication, humanitaire, entraide…). Malgré ce que font croire certaines représentations médiatiques14 ou les discours extrémistes, cette diversité de courants et la densité des acteurs limitent l’influence des salafistes quiétistes ou radicaux. Ces acteurs se substituent partiellement aux réseaux de la « banlieue rouge » qui entretenaient des repères laïcs.

8 La visibilité musulmane spécifique doit être comprise par rapport à l’histoire de la Seine-Saint-Denis comme « terre de mission » devenue un enjeu d’acteurs qui ont produit leurs propres représentations au cours du XXe siècle. Entre 1920 et 1970, catholiques et communistes s’opposent mais quadrillent, avec leurs réseaux, les communes de la couronne parisienne. Le système de la banlieue rouge façonne les paysages urbains, politiques et sociaux et rythme le quotidien des habitants15. Concernant les travailleurs immigrés, les communistes occultent la dimension religieuse et auront de nombreuses difficultés, comme les autres partis, à intégrer les descendants des migrations maghrébines, les « beurs »16. Il y va également des élites qui font de l’islam un frein à l’intégration, comme la commission Marceau Long. À partir de la première Intifada (1987) et de la première guerre du Golfe, nombre d’entre eux s’identifient au monde arabe. La première affaire du voile en 1989 cristallise les représentations négatives de part et d’autre. À partir de la guerre civile algérienne, l’islam est perçu comme une menace. Chômage, discriminations à l’embauche et au logement alimentent le sentiment des descendants d’immigrés d’être enfermé dans des « ghettos », points de crispation de la situation postcoloniale française. Si l’islam devient, dans les années 2000, un repère pour un certain nombre de jeunes dans cette situation, la Seine-Saint-Denis est également une terre de mission pour de nombreux groupes évangélistes. C’est le premier département de France métropolitaine pour le nombre d’églises – soit 15 000 fidèles. La visibilité musulmane s’inscrit donc dans un territoire qui représente un enjeu pour des porteurs de représentations distinctes. 9 L’implantation et la répartition géographique des musulmans s’expliquent en partie par le fait que le département est un sas d’accueil de migrants de la région Île-de- France17. Les descendants d’immigrés de moins de 20 ans y représentent 57 % de la population du même âge (37 % en Île-de-France). Comme une majorité d’habitants est liée à l’histoire postcoloniale – dont celle, paradoxale, de l’Algérie18 –, ils peuvent être identifiés comme des « musulmans sociologiques », des personnes nées dans des familles de tradition musulmane. Enfin, 20 % des habitants vivent dans les quartiers classés parmi les plus difficiles de la région par la politique de la Ville. Et c’est dans ce type de quartier que « les immigrés et encore plus les descendants d’immigrés originaires du Maghreb, du Sahel et de Turquie […] accordent plus d’importance à la religion que ceux qui sont dispersés dans des quartiers peu ségrégués19 ». 10 C’est sur le fond de cette visibilité de l’islam confessionnel, des réseaux et des dynamiques démographiques que peuvent se comprendre des processus de politisation de l’islam local sous trois formes : la création d’une association agissant dans le domaine politique, l’intervention dans le champ électoral et le vote musulman.

Une politisation de l’islam local par la voie associative

11 À partir de 1998, la « banlieue rouge », déjà en délitement interne depuis la fin des années 1970, est assaillie par le parti socialiste et le centre droit. Dans le même moment, émergent des acteurs de la société civile qui portent les demandes d’islam20

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(construction de mosquées, carrés musulmans…) de leurs coreligionnaires auprès des élus et des services de l’État. Le système politique local considère qu’il est temps de prendre en compte de telles demandes selon différentes stratégies allant de l’alliance électorale à la traduction multiculturelle en passant par le contrôle.

12 Trois acteurs collectifs disent représenter la « communauté musulmane » : le Rassemblement des musulmans de France (RMF), l’UOIF et l’UAM 93. Cette dernière, la seule association musulmane en France dont le territoire de référence est un département, a été créée en 2001 pour pousser les élus à prendre en compte les demandes de leurs concitoyens musulmans. Son existence atteste d’un changement dans le paysage musulman local car elle naît au moment d’un essoufflement relatif de l’UOIF. L’UAM 93 prône un islam de France et affirme la compatibilité de l’identité musulmane et de la citoyenneté républicaine. Elle diffuse la représentation géopolitique selon laquelle la population « majoritaire » du département est désormais musulmane. Cette représentation alimente une stratégie d’influence des pouvoirs locaux, puisqu’elle induit l’existence d’un électorat musulman homogène sur lequel influer. 13 L’UAM 93 a élaboré une légitimité en prenant un rôle d’intermédiaire entre associations musulmanes locales, élus et représentants locaux de l’État (en novembre 2005, elle participe à une délégation auprès de Nicolas Sarkozy). Pour les élus, l’association est une opportunité d’entretenir des relations avec des acteurs éclatés : Élisabeth Pochon, candidate PS dans la 8e circonscription, la remerciait « d’être le lien entre nous tous21 ». L’UAM 93 se présente, en effet, comme une plateforme d’associations municipales visant à promouvoir l’islam confessionnel dans le débat public, à véhiculer les valeurs de l’« islam identitaire » et à peser dans les débats religieux. Elle a marqué son indépendance vis-à-vis des fédérations nationales, des pays d’origine et en faisant place à toutes les sensibilités. Elle a élargi son audience et a diversifié ses actions dans les domaines politique, économique et religieux. 14 Pour se développer, l’UAM 93 s’est appuyée sur des personnalités et sur un réseau territorial d’associations dont l’action est centrée sur les communes de l’est car, à l’ouest, hormis Aubervilliers et Épinay-sur-Seine, les associations ont une autonomie complète ou sont déjà affiliées. Elle dispose d’outils de communication lui permettant de se médiatiser (site Internet, communiqués de presse, page Facebook, une chaîne de télévision, la « Localetv », dont l’émission « Bonjour 93 » organise des débats avec des élus locaux). Enfin, les leaders de l’UAM 93, qui ont un niveau élevé de formation, se sont approprié les règles du jeu politique. Mohamed Henniche, secrétaire général et porte-parole, a acquis un savoir-faire en politique (délégations, manifestations, création des fédérations locales d’associations musulmanes). Il se présente comme un conseiller capable de répondre à la question : « comment capter les voix de l’électorat musulman ? ». Son vice-président est Dhaou Meskine, personnalité de l’islam national et local, à l’origine du premier collège musulman privé de France, l’École de la réussite (Aubervilliers) et prêche à la mosquée Stamu II (Clichy-sous-Bois). 15 La notabilisation des leaders de l’UAM 93 et leur proximité avec des élus constituent une limite auprès des musulmans eux-mêmes. Comme pour l’UOIF, l’UAM 93 peut générer une méfiance de la part des jeunes musulmans22.

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Une politisation électoraliste

16 Pour rendre visible l’interface qu’elle prétend constituer entre associations musulmanes et acteurs politiques, l’association organise tous les ans un « dîner de la fraternité » lors de la rupture du jeûne du ramadan (Iftâr) réunissant une centaine d’invités politiques. L’objectif est de « faciliter le contact et l’échange entre responsables politiques et responsables associatifs musulmans, deux acteurs appelés à travailler en partenariat et en concertation pour le bien vivre ensemble de notre département23. »

17 Pour renforcer ses capacités de négociation, l’UAM 93 fait appel à l’implication des citoyens de confession musulmane faisant du vote un acte autorisé par les textes religieux, contrairement à l’interprétation salafiste. Elle réalise un travail d’influence ciblé lors des élections, en incitant tous les musulmans à participer aux votes, notamment aux municipales qui aboutissent à « désigner […] le premier interlocuteur des citoyens musulmans dans la cité24 ». En vue de celles de 2014, elle invite les « associations musulmanes [à] continuer à développer une conscience citoyenne et politique des musulmans de France en les incitant à s’inscrire sur les listes électorales ». Ces dernières doivent « se rapprocher de tous les partis républicains pour discuter et enrichir leur programme électoral », participer aux débats et « se mobiliser le jour du scrutin pour lutter contre l’abstention », y compris en récupérant des procurations pour les élections. Enfin, des candidats de la diversité pourront intégrer les listes politiques. 18 L’UAM 93 prétend faire et défaire des élections (y compris lors des élections législatives, ce qui semble unique en France) en apportant ou pas ses soutiens à tel élu ou candidat en échange de contreparties favorisant l’exercice de culte, la diffusion de l’islam identitaire (la création d’un centre culturel…) ou pour devenir l’unique interlocuteur de la communauté locale. L’association pourrait apporter des appuis à

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toute élection en influant directement sur trois « cercles » : adhérents actifs de l’association, fidèles des lieux contrôlés et musulmans fréquentant le site internet de l’UAM 93. Lors d’élections législatives, municipales ou départementales, elle a, en effet, soutenu ouvertement tel ou tel candidat, et ce soutien s’est avéré efficace, même à quelques dizaines de voix près. 19 Si l’UAM 93 a pu être qualifiée de droite par des acteurs politiques, mais aussi en vertu de ses liens réels avec des hommes politiques, c’est surtout parce qu’elle porte des valeurs religieuses conservatrices, un modèle économique basé sur la responsabilité individuelle et la nécessité, pour elle, de déconstruire le lien historique entre la gauche et le vote immigré. Cet ancrage de l’UAM 93 est pour une part stratégique. Comme « l’électorat musulman » serait acquis à la gauche, il faut démontrer qu’il peut basculer à droite et, ainsi, neutraliser sa dimension ethnique au profit de sa dimension religieuse : « À un moment, on a mis le cap beaucoup plus à droite, et tout le monde l’a constaté. Pourquoi ? Tout simplement, les musulmans de France ont mis tous leurs œufs dans un même panier qui est celui de la gauche. Pour obtenir quoi en échange ? Rien. La droite était demandeuse. Alors on s’est dit : “Si on met deux ou trois œufs, sur cinquante œufs présents à gauche, peut-être que ça va marcher.” Et, effectivement, cela a très bien marché pour nous. La droite était plus entreprenante et la gauche a commencé à se questionner à propos de ce vote qu’elle pensait acquis25. » En affirmant des valeurs entrepreneuriales et familiales, les leaders de l’UAM 93, tentent de dissocier au sein des électeurs ceux qui, par leur attachement à la religion musulmane, peuvent voter à droite, des électeurs maghrébins, laïcs et parfois antimusulmans, votant à gauche. 20 L’audience relative de l’UAM 93 montre à quel point les élus prennent en compte les demandes d’islam et les intègrent dans leur stratégie politique et combien ces élus agissent en fonction d’un modèle paroissial (une mosquée, un interlocuteur). Les relations des élus avec les acteurs musulmans dévoilent leur position à l’égard de la question postcoloniale dont ils vivent les effets au quotidien. La carte n° 2 illustre les représentations des leaders de l’UAM 93 sur les alliances victorieuses avec des candidats. Toutefois, chaque trophée électoral doit être relativisé : d’autres facteurs y ont contribué et c’est parfois la défaite des sortants qui fut décisive, comme à Montreuil en 200826.

À la recherche d’un vote musulman en Seine-Saint- Denis

21 Étant donné l’existence de réseaux d’acteurs musulmans, la densité des habitants traversés par les normes musulmanes et l’efficacité relative des représentations commentées ci-dessus, il est pertinent de s’interroger sur l’existence d’un « vote musulman » (comme sur la notion d’« électorat musulman »), c’est-à-dire où le facteur religieux serait prépondérant dans le comportement électoral pour les habitants se déclarant musulman27. L’ancrage traditionnel à gauche des électeurs musulmans ne tient ni à leur histoire ni à leur statut social, mais bel et bien à leur appartenance religieuse28. Toutefois, le libéralisme culturel caractérisant l’électorat de gauche n’est pas partagé par les « musulmans de gauche ». Au niveau national, ce vote est évalué à 5 % du corps électoral.

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22 À l’échelle locale, les résultats électoraux en Seine-Saint-Denis pour un parti se réclamant de l’islam, l’Union des démocrates musulmans de France (UDMF), créée au lendemain de l’élection présidentielle de 2012, pourraient confirmer l’existence objective d’un vote musulman. Ce jeune parti revendique 700 adhérents en 2015 et a un programme basé sur des valeurs morales (protection de la « Famille », droits de la « Femme »…), un volet économique libéral (allégement du code du travail, développement du commerce halal, finance islamique…) et international (lutte européenne contre la xénophobie, paix au Moyen-Orient29). La percée de l’UDMF survient aux élections régionales de 2015 avec 12 530 voix (0,4 % des suffrages exprimés en Île-de-France), mais ses scores les plus élevés se font en Seine-Saint-Denis (3 520 voix). 23 Nous avons montré combien l’UAM 93 a construit la représentation selon laquelle la population majoritaire du département était musulmane. En est-il de même pour le « vote musulman » ? Les comportements des électeurs se déclarant musulmans se transforment à la fin des années 2000. En 2012, les électeurs de confession musulmane ont massivement voté à l’élection présidentielle en faveur de François Hollande – cet aspect massif tient à un vote d’adhésion mais également de rejet de Nicolas Sarkozy30 – et pour les candidats de gauche aux élections législatives. 24 Deux ans après, aux élections municipales de 2014, plusieurs bastions de gauche ont basculé au profit de la droite (Saint-Ouen, Livry-Gargan, Le Blanc-Mesnil, Bobigny…) gérant désormais la majorité des communes du département, ce qui est historique. Cette déconvenue rapide doit se comprendre au regard des différentes vagues de déception des habitants des communes populaires depuis vingt ans par rapport aux gauches gouvernementale et locale : SOS Racisme, France Plus, positions sur la laïcité et les signes religieux, droit de vote des étrangers extra-communautaires, traitement des municipalités à l’égard des immigrés et de leurs descendants même alliés31, contrôle des violences policières, non-traitement des discriminations32. Les motifs de séparation progressive ne tiennent pas uniquement au facteur religieux mais plus globalement à la non prise en compte de la question postcoloniale33. Comme l’illustrent les trajectoires de nouveaux militants issus des cités populaires qui n’ont pas eu voix au chapitre de la gauche locale, ces descendants, se libérant des cercles de la gauche, décident sans une adhésion totale à s’allier avec des listes de droite, tant des Républicains que du centre droit (UDI). L’abstention demeure massive dans les quartiers populaires où les échelles nationale et internationale semblent prendre le pas sur l’échelle locale où « il n’y a que des élections nationales34 ». S’il semble excessif pour ces raisons de parler de « basculement du vote musulman » à droite dans la séquence électorale 2012-201535, il est légitime de parler de droitisation des comportements électoraux dans un département qui se banalise politiquement. 25 L’opposition de certains musulmans au « mariage pour tous » et la rumeur sur l’enseignement de la « théorie du genre », qui eut un large écho en Seine-Saint-Denis, auraient contribué à la « droitisation » rapide d’une partie des électeurs musulmans ou pour le moins à une abstention choisie contribuant à la victoire de la droite. Des thèmes sociétaux ont été érigés en polémique locale par des candidats UMP. Selon Mohamed Henniche, « la droite a su parler à la communauté musulmane et ça a marché […]. Cet exploit a été possible grâce à l’utilisation de la théorie du genre, comme arme redoutable pour neutraliser l’électorat musulman acquis à la gauche36 ».

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26 À Bobigny, ville-centre, emblématique de la banlieue rouge, communiste depuis 1935, perdue par la liste d’Union de la gauche de plus de 850 voix, la liste UDI a su agréger des thèmes sociétaux et le mécontentement d’habitants alimenté par l’absence de reconnaissance par la municipalité sortante. Soutenue entre autres par l’Union des démocrates musulmans de France (UDMF), la liste de droite était composée de personnalités affichant des caractéristiques identifiables comme « musulmanes » dont le port du voile37. Le troisième sur la liste avait présidé l’Union des associations musulmanes de Bobigny, membre fondateur de l’UAM 9338. Clairement, le mot d’ordre de la campagne de l’UDI – « Rendez-nous Bobigny » – faisait appel à un sentiment de distance entre la municipalité communiste et un certain nombre d’habitants se définissant par la religion ou l’ethnicité39. Plus que le motif musulman, on a affaire à une agrégation de facteurs identitaires. Le pouvoir local n’a pas été pris en compte. 27 Il importe donc de revenir sur le fait que l’islam soit devenu « identitaire », ce qui remet en cause le déterminant « religieux » comme variable explicative univoque du vote. En effet, à la Seine-Saint-Denis sont associées les représentations d’un territoire marginalisé, la concentration de publics « discriminés » et de jeunes désaffiliés40. Les images de « ghetto » auquel le facteur djihadiste s’est ajouté dans l’histoire des représentations ministérielles et médiatiques des « quartiers populaires » (« ghetto », « apartheid », « Molenbeek »…) ont contribué à ce que leurs habitants se pensent comme des victimes, ce qui a facilité le travail des militants religieux et des extrémistes de droite. À cela s’ajoute un processus d’ethnicisation du vote clairement identifié41. L’identité musulmane en Seine-Saint-Denis, dont on peut dire qu’elle est en cours de « racialisation42 », coexiste et s’agrège donc avec d’autres. Il s’agit d’appréhender la part de tels facteurs identitaires dans le vote et, en l’occurrence, en quoi la question sociétale voire raciale aurait pris le pas sur la question sociale43. 28 Malgré une relative efficacité des représentations du « vote musulman », on ne saurait conclure, même en Seine-Saint-Denis où la présence musulmane est visible et l’activisme des organisations musulmanes élevé, à l’homogénéité et à la structuration d’un tel vote. Les votes d’adhésion à des candidats qui donnent à voir des attributs musulmans ne sont d’ailleurs pas massifs.

Prendre en compte la politisation de l’islam local pour contrer les représentations stigmatisantes

29 Les formes de politisations ordinaires de l’islam ont été observées à travers l’action d’une association spécifique, l’UAM 93. Celle-ci se base sur la représentation géopolitique selon laquelle la population majoritaire du département est musulmane, ce qui lui permet de se construire comme l’interface entre le système politique local et les musulmans, afin de traduire en langage politique les demandes d’islam. Ainsi, le facteur à proprement parler « musulman » en tant que tel n’apparaît pas déterminant dans les élections en Seine-Saint-Denis pour deux raisons : il agrège des facteurs identitaires et d’autres éléments jouent dans les comportements électoraux. Une telle analyse devrait se poursuivre à propos de trajectoires de candidats et d’élus qui affichent leur attachement à l’islam mais également de jeunes militants qui rompent avec les discours institutionnels des fédérations, mais également de l’UAM 93 et de candidats et élus qui affichent leur identité musulmane comme caractéristique propre.

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30 L’islam local est une donnée qui est aujourd’hui incontournable, au même titre que d’autres problèmes publics locaux soulevés par la question postcoloniale : discriminations, contrôle au faciès, droit de vote, etc. Par ailleurs, il est indéniable que la description des processus ordinaires de politisation de l’islam local va à l’encontre des images les plus médiatiques comme celle de « l’islamisation » colportée par des partis extrémistes, notamment au sujet de la Seine-Saint-Denis. En tout cas, la Seine- Saint-Denis est bien un « laboratoire de l’islam de France44 », ou mieux des islams en France, rendant possible une institutionnalisation émanant du local qui s’éloignerait du modèle actuel où priment les relations interétatiques.

NOTES

1. Edmond Préteceille, « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », in Revue française de sociologie, vol. 50, n° 3, 2009, pp. 489-519. 2. Jérémy Robine, « Le 9-3, symbole du ghetto dans la nation », in Hérodote, n° 162, 2016, pp. 55-72. 3. Jérémy Robine, Les ghettos de la nation. Ségrégation, délinquance, identités, islam, Paris, Vendémiaire, 2011. 4. Sur les notions de politisation, voir Jacques Lagroye, « Les processus de politisation », in Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, pp. 359-372 ; Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », in Revue française de science politique, vol. 56, n° 1, 2006, pp. 5-25. 5. Les institutionnalisations de l’islam en Europe tiennent davantage aux traditions étatiques qu’aux sollicitations des musulmans eux-mêmes. Le recours à l’identité musulmane ne s’explique pas tant par une pression identitaire intrinsèque mais par la marginalisation dans laquelle les tient le système politique aux échelons national et local. Ayhan Kaya, « Des individus aux institutions », in Hommes & Migrations, n° 1280, 2009, pp. 62-77. 6. Étienne Pingaud, « La gestion municipale de l’islam : les accommodements pragmatiques du pouvoir local », in Métropolitiques, 21 novembre 2016. URL : https://www.metropolitiques.eu/La- gestion-municipale-de-l-islam.html. Voir Françoise Duthu, « Le maire et la mosquée. Islam et laïcité en Île-de-France », in L’année du Maghreb, n° 5, 2009, pp. 439-460 ; Robert Frégosi, « Les mosquées dans la République. Quelle régulation locale du culte musulman ? », in Confluences Méditerranée, n° 57, 2006, pp. 153-174. 7. Voir les travaux d’Hervé Vieillard-Baron, par exemple, « Fait religieux et construction de l’espace. Les religions dans les banlieues : territoires et sociétés en mutation », 18 octobre 2016. http://geoconfluences.ens-lyon.fr 8. Bernard Godard, La question musulmane en France, Paris, Fayard, 2015. 9. On pourra lire le dernier numéro de la revue Hérodote intitulée « Le 9-3, un territoire de la nation ». 10. « L’islam local » désigne, sur un territoire défini, à la fois un ensemble d’acteurs musulmans, rivaux ou alliés, motivés pour diffuser les valeurs musulmanes et favoriser les conditions d’une meilleure pratique musulmane, mais également la diversité des musulmans dont le rapport à la foi dépend de leur âge, de leurs cultures, de leurs positions sociales. Cet islam, lié aux influences d’autres échelles, est en relation avec des acteurs locaux, d’abord politiques.

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11. En Seine-Saint-Denis sont localisés sept des quinze lycées et collèges privés coraniques de France et 20 % des 250 centres d’enseignement coraniques français. Voir Samir Amghar, Jean- Philippe Bras, Sabrina Mervin, Lydie Fournier, Omero Marongiu, Bernard Godard, L’enseignement de l’islam dans les écoles coraniques les institutions de formation islamique et les écoles, rapport, Paris, IISMM/EHESS, 2010. 12. Cinq des dix organismes de certification en France y sont implantés dont AVS (À votre service), le premier de France. 13. La « Rencontre annuelle des musulmans de France » désignée comme « une “fête de l’Humanité” islamique ». Voir Samir Amghar, « Le congrès du Bourget. Une “fête de l’Humanité” islamique », in Confluences Méditerranée, n° 46, 2003, pp. 147-155. Cette fête (170 000 personnes en 2013) regroupe des lieux de prière, des espaces de débats et de conférences, des lieux pour les familles et une « foire musulmane » où les familles trouvent des produits halal, des services (finance islamique, agences de voyages pour les pèlerinages…) et des associations (humanitaire, écoles privées, construction de mosquées…). 14. La polémique de Moleenbek-sur-Seine : en mai 2016, Magazine publie un reportage à la une intitulé « Molenbeek-sur-Seine : à Saint-Denis, l’islamisme au quotidien ». Le fond de ce reportage repose à la fois sur la représentation selon laquelle les radicaux auraient pris le pouvoir dans certains quartiers… et la comparaison de Saint-Denis avec cette banlieue bruxelloise où ont séjourné un certain nombre de djihadistes européens. Cette comparaison a été rendue possible par le discours du ministre de la Ville qui a déclaré qu’une centaine de quartiers en France (sans aucune cartographie précise) avait des « similitudes potentielles » avec des caractéristiques de cette commune de la région bruxelloise. Il s’agit là d’une nouvelle représentation politico-médiatique qui ajoute à la stigmatisation territoriale. 15. Annie Fourcault, Bobigny, Banlieue rouge, Paris, Les éditions ouvrières, 1986; Tyler Stovall, The Rise of the Paris Red Belt, Berkeley/Los Angeles/Oxford, University of California Press, 1990. 16. Rémy Leveau, « Les partis et l’intégration des beurs », in Georges Lavau, Yves Mény (dir.), Idéologies, partis politiques et groupes sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 1989. 17. Natacha Lillo, Marie-Claude Blanc-Chaléard, Jean-Yves Blum Le Coat et al., « Île-de-France », in Hommes & Migrations, n° 1278, 2009, pp. 18-31. 18. Marie Poinsot, Terence Carbin, « La situation paradoxale de l’immigration algérienne », in Hommes & Migrations, n° 1295, 2012, pp. 26-39. 19. Hugues Lagrange, « Le renouveau religieux des immigrés et de leurs descendants en France », in Revue française de sociologie, vol. 55, n° 2, 2014, p. 223. 20. Jocelyne Cesari, « Demande de l’Islam en banlieue : un défi à la citoyenneté », in Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 19 [en ligne], 1995 ; Nathalie Kakpo, L’islam, un recours pour les jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 21. Lettre d’Élisabeth Pochon, présidente des élus socialistes de Villemomble, candidate aux élections législatives de la 8e circonscription de Seine-Saint-Denis, 28 mai 2012, postée sur le site de l’UAM 93, le 31 mai 2012, URL : http://www.uam93.com 22. John R. Bowen, Can Islam be French ? Pluralism and Pragmatism in a Secularist State, Princeton, Princeton University Press, 2009. 23. Communiqué de presse de l’UAM 93, 16/11/2005. 24. Communiqué de presse de l’UAM 93, 17/12/2013. 25. Mohamed Henniche, www.saphirnews.com, 8/10/2007. 26. Pour plus de détails, Wilfried Serisier, « Les défis de l’islam en Seine-Saint-Denis », in Hérodote , n° 162, 2016, pp. 29-54. 27. Bernard Godard, Sylvie Taussig, Les Musulmans en France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007. 28. Claude Dargent, Religion et vote : “Cachez cette variable que je ne saurais voir”, rapport de recherche, Paris, Cevipof, 2007.

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29. Sur le programme de l’UDMF, voir son site Internet : http://udmf.fr 30. L’étude de juillet 2012 de l’Ifop, « Le vote des musulmans à l’élection présidentielle de 2012 », estimait à 86 % le vote en faveur de la gauche au premier tour de la présidentielle de 2002. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès de 2014 intitulée « Des musulmans de gauche » (note n° 207, mars 2014), qui se base sur des enquêtés franciliens, estime à 71 % le vote des électeurs se déclarant musulmans en faveur de François Hollande. Ce chiffre relativise grandement les 93 % du sondage OpinionWay/Fiducial réalisé au second tour de la présidentielle. 31. Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003. 32. Dans une tribune, la sénatrice PS de Paris, Bariza Khiari, pointe du doigt les déconvenues successives des électeurs face aux renoncements gouvernementaux. Voir Bariza Khiari, « De quoi le “vote musulman” est-il le nom ? », in Mediapart, 17/04/2014. Son analyse pourrait tout à fait répondre à la question « De quoi le vote immigré est-il le nom ? ». 33. Pour des auteurs africains-américains ayant étudié la banlieue rouge, il s’agit de l’aveuglement français concernant la question raciale malgré la persistance des discriminations raciales. Danielle Keaton Trica, Muslim Girls and the Other France : Race, Identity Politics, and Social Exclusion, Bloomington, Indiana University Press, 2006. Sur la perspective géopolitique de la question raciale, voir Jeremy Robine, « Le 9-3, symbole du ghetto dans la nation », op. cit. ; Les ghettos de la nation. Ségrégation, délinquance, identités, islam, op. cit. ; Yohann Lemoigne, Gregory Smithsimon, Alex Schafran, « Ni la race ni le 9-3 ne sont ce que nous croyons qu’ils sont », in Hérodote, n° 162, 2016, pp. 99-124. 34. Jeremy Robine, « Hollande et les “quartiers”, une grande déception… qui n’explique sans doute pas la déroute électorale », in Hérodote, n° 154, 2014, pp. 93-106. 35. Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Paris, Gallimard, 2015. 36. Communiqué de presse de l’UAM 93, 25/03/2014. 37. Dans le programme même, certains engagements ont pu coïncider avec certaines valeurs que des électeurs de confession musulmane pouvaient entendre comme « l’enrichissement par nos diversités » : promouvoir un Musée de l’histoire des colonies françaises « pour permettre à chacun de valoriser ses racines familiales et son histoire personnelle et enrichir notre communauté citoyenne dans un esprit de partage, de rencontre et d’intégration républicaine ». http://jevotedepaolipourbobigny.fr/ 38. Il avait monté une liste indépendante en 2008 qui demandait la transparence dans les affaires locales, des investissements dans les écoles et un dispositif pour que les enfants connaissent leurs cultures d’origines (360 voix, 4 % des suffrages exprimés). 39. Une habitante de Bobigny et militante du Parti des indigènes de la République (PIR) a écrit un texte significatif, bien qu’à relativiser, à propos de l’alliance des candidats de droite, des Noirs et des Arabes à Bobigny : « On veut que notre mairie puisse ressembler à ces habitants. On veut une mosquée, une vraie pour prier. Marre d’être entassés comme des moutons dans le gymnase le jour de l’Aïd ! Marre de squatter dans les mosquées déjà pleines à craquer de Bondy, Drancy ou du Blanc-Mesnil ! Marre que la ville soit décorée uniquement pour Noël et pas pendant le mois du Ramadan. On veut de la viande halal à la cantine. On veut que les femmes voilées aient accès à l’école et au travail sans discrimination. On veut un quartier propre et on veut que les écoles et les collèges aient plus de moyens ». Aya Ramadan, « Bobigny 2014 : quand les Arabes et les Noirs font campagne avec la droite blanche », in www.alterinfo.net, 02/04/2014. 40. David Gouard, « Le rapport à la politique des musulmans dans l’ancienne banlieue rouge », intervention au Congrès de l’Association française de sciences politiques (AFSP), 2013. 41. Shéhérazade Kelfaoui, « Un vote “maghrébin” en France », in Hérodote, n° 80, 1996, pp. 130-155 ; Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, « Le vote des cités est-il structuré par un clivage ethnique ? », in Revue française de science politique, vol. 60, n° 4, 2010, pp 663-689. 42. Didier Fassin, Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006.

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43. Jeremy Robine, « Le 9-3, symbole du ghetto dans la nation », in Hérodote, n° 162, 2016, pp. 55-72. 44. Anne-Bénédicte Hoffner, « La Seine-Saint-Denis, laboratoire de l’Islam de France », in La Croix, 01/04/2010.

RÉSUMÉS

L’islam local de Seine-Saint-Denis est devenu visible dans le courant des années 1990, autour du développement des lieux de culte et de l’action accrue des acteurs musulmans dans l’espace public. L’islam constitue ainsi un enjeu politique pour des élus qui tâchent de prendre en compte la « question musulmane » en vue de rééquilibrer les rapports de force électoraux dans le département. Pour répondre à cette demande d’interlocuteurs politiques, les associations musulmanes du 93 ont veillé à structurer leurs approches, leurs discours et leurs objectifs.

AUTEUR

WILFRIED SERISIER

Doctorant à l’Institut français de géopolitique, Université Paris 8.

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Un paradoxe belge Quarante ans de reconnaissance et d’altérisation de l’islam en Belgique

Hanifa Touag

1 Les attentats de Paris et de Saint-Denis puis ceux de Bruxelles et de Zaventem au cours de l’année 2015-2016 ont suscité un émoi considérable au sein de la société belge, pas seulement parce que ces attaques frappent désormais la Belgique, mais aussi et surtout parce que des Belges y ont activement pris part1. Dès lors, se sont multipliées les manifestations identitaires hostiles à l’islam, se traduisant notamment par des agressions à caractère islamophobe telles des dégradations de mosquées ou une marche de skinheads d’extrême droite quelques jours après les attentats de Bruxelles2. Ces événements s’inscrivent dans un contexte politique déjà très sensible du fait de la distension croissante du lien social et national entre Wallons et Flamands, au point de menacer l’unité et le vivre ensemble de l’État fédéral.

2 Ce problème n’est cependant pas nouveau puisque des recherches ont signalé, avant les attentats, une tendance à la polarisation croissante de la société belge dans son rapport à l’islam. Une enquête menée il y a deux ans par le Cismoc de l’université catholique de Louvain a ainsi mis en évidence que la question de l’islam cristallise un grand nombre de peurs et d’angoisses en Belgique, au risque de favoriser l’idée d’un islam monolithique et, par conséquent, de l’essentialiser3. De tels fantasmes contribuent à occulter la diversité de l’islam tant sur le plan de ses courants que des modes de croire propres à chaque individu, la présence historique de l’islam en Belgique bien avant les migrations économiques des années 1960 et les multiples efforts déployés à la fois par des musulmans et des non-musulmans pour tisser des liens entre les communautés et favoriser la coexistence religieuse. Si cette situation est comparable à celle de ses voisins européens, en premier lieu la France et le Royaume-Uni au sein desquels se trouvent d’importantes minorités musulmanes, elle apparaît toutefois difficilement compréhensible au regard de l’absence d’un passé colonial belge dans les pays musulmans. 3 Cette situation est d’autant plus surprenante que la Belgique a très rapidement entrepris une reconnaissance institutionnelle de l’islam, conférant ainsi de nombreux droits aux musulmans au même titre que pour l’ensemble des cultes déjà reconnus. En ce sens, la Belgique fait figure de véritable avant-garde, car elle est le premier pays à

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avoir procédé à une politique active de reconnaissance caractérisée par des relations plus étroites et régulières avec chaque culte, tout en préservant le devoir de neutralité. Quarante ans plus tard, le bilan apparaît très mitigé pour un certain nombre d’observateurs de plus en plus tentés de remettre en cause la politique du multiculturalisme confessionnel qui prévalait jusqu’alors4. 4 Cette contribution s’intéresse à la situation paradoxale de l’islam en Belgique : alors que l’islam bénéficie de droits culturels et cultuels importants au titre de religion officiellement reconnue depuis 1974, comment expliquer que se pose encore la question de son intégration ? L’idée selon laquelle l’institutionnalisation de l’islam aboutirait mécaniquement à sa normalisation ne cesse de se renforcer, d’autant plus qu’elle fait écho à un dysfonctionnement réel des institutions représentatives de l’islam. Toutefois, cette idée ne prend pas en compte la dimension plurifactorielle dudit « problème musulman » qui relève surtout d’une construction et de projections d’acteurs, de réseaux et d’institutions que la problématisation de l’islam sert et conforte dans des sphères distinctes (politique, médiatique et religieuse).

La reconnaissance problématique de l’islam en Belgique

5 Fruit d’un compromis acté en 1831 entre le jeune État belge et l’Église catholique, le dispositif de reconnaissance permet en théorie à tout temporel du culte reconnu (désormais au nombre de sept : le catholicisme, le protestantisme, l’anglicanisme, le judaïsme, l’islam, la religion orthodoxe et le bouddhisme) de jouir d’un certain nombre d’avantages matériels et symboliques tels que la prise en charge des traitements et des pensions des ministres du culte et des aumôniers pénitentiaires, le financement du déficit des établissements publics et, depuis le Pacte scolaire (1959), l’organisation de cours de religion dans les écoles officielles5. Nous ne reviendrons pas en détail sur les différentes étapes de ce processus pour nous concentrer sur la différence entre les principes régissant ce dispositif et leur application s’agissant du culte islamique.

6 Le processus ayant conduit à la reconnaissance officielle du culte islamique est amorcé à la fin des années 1960. À cette date, les populations musulmanes issues de l’immigration (essentiellement marocaine et turque)6 sont peu structurées et restent à la marge des décisions qui les concernent7. Néanmoins, les difficultés éprouvées par les travailleurs musulmans pour pratiquer leur religion dans des conditions décentes amènent le législateur belge, d’une part, à émettre au cours de l’année 1970 une proposition parlementaire, prélude à la reconnaissance de l’islam8, d’autre part, à inscrire cette démarche dans le cadre d’une politique plus générale d’accompagnement et d’intégration des populations étrangères. Lorsque le temporel du culte islamique est officiellement reconnu quatre ans plus tard, le Centre islamique et culturel (CIC), association née à la fin des 1950 et regroupant à l’origine des étudiants arabes, des réfugiés albanais et quelques convertis belges, est désigné comme le principal interlocuteur de l’État. Bien que peu représentatif des populations musulmanes d’origine marocaine et turque, le CIC est perçu comme un partenaire rassurant pour l’État belge, et ce en raison du soutien dont le centre bénéficie alors de la part des pays musulmans, au premier rang desquels se trouve l’Arabie saoudite. Lionel Panafit rappelle que la désignation du CIC comme interlocuteur provisoire répond à des considérations d’ordres économique et politique9, et ne tient pas compte des

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orientations religieuses et doctrinales wahhabites de l’État saoudien avec lequel des entreprises belges négocient dans la même période des contrats en vue de la construction de vastes complexes hospitaliers. Pour autant, le CIC, qui conserve une relative autonomie vis-à-vis de l’Arabie saoudite jusqu’à son rattachement à la Ligue islamique mondiale en 1982, contribue à la mise en œuvre de la reconnaissance de l’islam à travers la désignation des professeurs de religion islamique. Ainsi, entre 1975 et 1989, le CIC se chargera de désigner des professeurs de religion islamique, jouant ainsi un « rôle d’organe de chef de culte informel10 ».

Une application tardive et incomplète génératrice de frustrations et d’inégalités

7 L’écart entre les objectifs visés et leur application n’a cependant cessé de se creuser, si bien qu’il a fallu plus de trente ans pour que les premières mosquées soient reconnues. Ce décalage s’explique principalement par l’instabilité même du processus de reconnaissance, liée non seulement à la succession d’évènements locaux et internationaux impliquant l’islam, mais également à la réaction des acteurs politiques et religieux dans un climat devenu progressivement délétère.

8 La décennie 1980 est, de ce point de vue, emblématique : alors qu’émerge une conception militante et politique de l’islam à l’échelle internationale11 parallèlement à la montée des revendications de type identitaire à l’échelle, cette fois, nationale12, l’État belge soumet la formation du futur organe représentatif du culte islamique à un ensemble de critères de plus en plus précis (le nombre de femmes, l’égale proportion de néerlandophones et de francophones, la représentativité, la modération…) qu’aucun autre culte reconnu n’est tenu d’observer. L’organisation des premières élections visant à doter le temporel du culte d’un organe représentatif est révélatrice des contradictions induites par le croisement de ces critères. En septembre 1990, l’État décide d’invalider le processus électoral mis en place quelques mois plus tôt par le Centre islamique et culturel, et participe à la création du Conseil provisoire des sages, composé en partie de membres nommés par le gouvernement. Le revirement de l’État dans ses relations avec le CIC part d’un double constat : à la fois celui d’un manque de représentativité du CIC par rapport aux communautés musulmanes dont il n’est pas issu et celui de propos de son directeur jugés controversés dans un contexte de sensibilité politique accrue sur la question du radicalisme musulman. Mais l’intervention de l’État pour disposer d’un interlocuteur modéré et représentatif apparaît comme une tentative d’ingérence contradictoire avec son devoir de neutralité et est, par conséquent, illégitime aux yeux de la communauté musulmane. Les musulmans se retrouvent ainsi dans une situation de double bind (« injonction contradictoire »), c’est-à-dire sommés de choisir leurs représentants de manière démocratique mais tout en étant conformes aux critères de modération fixés par l’État, quitte à valoriser des individus davantage issus des milieux sécularisés (partis, syndicats…) que religieux. Désavoué par les mosquées qui ne lui reconnaissent aucune compétence théologique, le Conseil provisoire des sages périclite et cesse ses activités en 199213. 9 Après une période de blocage, le processus de reconnaissance du culte musulman a repris dans un contexte plus favorable à l’apaisement des relations avec l’islam. En mars 1997, la découverte du corps de Loubna Benaïssa, fillette assassinée cinq ans plus

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tôt, suscite un émoi considérable dans l’opinion publique belge et entraîne un mouvement de solidarité plus général envers la communauté musulmane. Dans ces circonstances, l’Exécutif provisoire des musulmans, chargé de préparer l’avènement d’une instance représentative stable – l’Exécutif des musulmans de Belgique –, élabore une série de propositions pour l’organisation du scrutin dont certaines seront retenues dans le cadre des élections du 13 décembre 1998. Ainsi, et suivant les recommandations de l’Exécutif provisoire, une assemblée de 68 membres, comprenant 51 membres élus dans les mosquées et dans d’autres lieux publics et 17 membres cooptés, est installée le 22 janvier 1999. Quelques jours plus tard, elle remet au ministre de la Justice une liste de dix-sept candidats à l’Exécutif. Cette dernière est l’objet d’un contrôle de sécurité (screening) de la part de la Sûreté de l’État qui décide d’écarter l’un des candidats choisis par peur de voir ressurgir la menace du GIA14. Mais cette approche sécuritaire fournit dès lors le prétexte à une lutte de pouvoirs interne entre l’Assemblée et l’Exécutif.

La représentation de l’islam en Belgique, enjeu d’une lutte de pouvoir

10 En janvier 2001, l’Assemblée émet un vote de défiance à l’égard de l’Exécutif qu’elle juge dépourvu de légitimité démocratique et religieuse. Mobilisé pour concurrencer l’Exécutif, l’argument du « déficit démocratique et religieux » sert en partie des acteurs représentant les intérêts des pays d’origine (le Maroc et la Turquie) et espérant jouer un rôle prépondérant dans les instances de représentation de l’islam en Belgique. L’année 2001 marque ainsi le début d’une longue période de crise de la représentation de l’islam en Belgique, alimentée par les tensions internes décrites précédemment, puis aggravée par l’intervention des pouvoirs publics ainsi que par les soupçons de détournements de fonds publics visant l’Exécutif en 2005. La crise culmine en 2007 et débouche sur la paralysie totale de l’institution, que l’État cherche à résoudre ; mais son action tend à renforcer le cercle vicieux de l’ingérence étatique – par le biais du ministère de la Justice – en partie responsable des difficultés puisque cette intervention attise des tensions déjà vives. Il s’ensuit une polarisation entre les partisans et les opposants à la médiation de l’État, les seconds optant alors pour une stratégie de réaction préjudiciable pour l’image de l’Exécutif des musulmans : ainsi, ce dernier s’est- il enfermé dans le mutisme suite à l’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh en novembre 2004. Si l’Exécutif des musulmans semble avoir trouvé une récente stabilité, il n’en demeure pas moins la cible de diverses tentatives d’ingérence de la part des représentants des pays d’origine des nombreuses communautés musulmanes de Belgique. Plus encore, malgré l’avancée de certains sujets tel celui du recrutement des professeurs de religion islamique – désormais au nombre de 70 –, de nombreux dossiers ont été laissés en suspens comme la formation des professeurs de religion islamique et des ministres du culte, la reconnaissance et le financement des mosquées ou encore la définition des programmes de religion islamique pour les classes du secondaire.

11 Ce statu quo qui a perduré pendant 40 ans a eu d’importants effets identitaires et symboliques au sein des communautés musulmanes : il a en effet alimenté un terrain propice à la diffusion de représentations stéréotypées de l’islam et leur intériorisation progressive par les nouvelles générations de croyants. De surcroît, cette situation a favorisé le recours constant à des imams de pays d’origine comme le Maroc, et même à de jeunes imams formés au wahhabisme saoudien. Or ce personnel religieux se trouve à

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contre-courant des mœurs et de la culture politique et sociale de la Belgique, suscitant dès lors un tiraillement croissant des fidèles entre une norme « musulmane » présentée comme absolue et intangible et des normes sociales exigeant une adaptation du discours et des pratiques religieuses : ainsi, la théorie évolutionniste de Darwin ou encore l’égalité des sexes sont contestées par les tenants d’une vision littéraliste et traditionaliste de l’islam15. 12 De plus, le statu quo a pénalisé les ressources financières du culte musulman, ce dernier ne bénéficiant pas des mêmes avantages que les autres cultes alors même que la demande religieuse musulmane est proportionnellement plus importante. La chercheuse Corinne Torrekens met en évidence à l’échelle des communes des différences de traitement significatives entre les différents cultes reconnus, au détriment de l’islam16. Une telle situation renforce l’impression que l’islam constitue une religion de seconde zone, nourrissant en retour le sentiment d’injustice d’une partie des musulmans17. 13 Le problème de l’intégration de l’islam ne peut être saisi qu’à la lumière du dysfonctionnement réel des instances représentatives des musulmans de Belgique. En l’absence d’une hiérarchie clairement établie – et a fortiori au sein du sunnisme qui regroupe la grande majorité des musulmans de Belgique –, ont lieu d’incessantes divisions et luttes pour exercer le leadership au sein de la communauté. Mais réduire ce problème à la seule question institutionnelle revient à imputer la responsabilité des difficultés à un seul acteur, en l’occurrence la communauté musulmane jugée incapable de s’organiser par elle-même, et à ignorer un contexte faisant perdurer les dysfonctionnements précédemment évoqués. De fait, constituant initialement une « structure structurée » – c’est-à-dire un symptôme –, ces derniers sont progressivement devenus une « structure structurante », autrement dit l’une des causes – sans être la seule et unique – du problème de l’intégration de l’islam.

L’islam et l’identité pris au piège du néolibéralisme

14 Le problème de l’intégration de l’islam prend également sa source dans les représentations d’acteurs, de groupes et d’institutions qui œuvrent séparément à l’altérisation de l’islam, c’est-à-dire à sa construction comme une réalité radicalement étrangère au contexte belge, mais qui ont pour point commun d’adhérer aux valeurs et aux principes du néolibéralisme.

15 Inspiré des théories politiques d’Ann Rand et économiques de Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, le néolibéralisme émerge à partir des années 1970 dans un contexte à la fois de discrédit du communisme et de délitement croissant de la social-démocratie keynésienne. Il se conçoit d’abord comme une idéologie hostile à toute forme de régulation et de réglementation à tous les niveaux, ce qui revient notamment à remettre en cause toute forme d’intervention de l’État dans la sphère économique et les diverses institutions régissant la vie politique et sociale, aussi bien les partis que les instances religieuses par exemple. Cette idéologie cherche dès lors à peser dans l’actuelle mondialisation pour constituer un cadre politique, économique et socioculturel apte à satisfaire ses objectifs. En ce sens, elle contribue à l’apparition d’individus isolés et atomisés, désireux de se positionner comme des individus singuliers et pour lesquels la moindre réglementation apparaît insupportable et illégitime.

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16 En Belgique, le néolibéralisme s’est précocement institué du fait de la pression du mouvement flamand pour attirer davantage les grandes firmes multinationales (FMN) en Flandre – et ainsi devenir le nouveau pôle tertiaire dynamique du pays au détriment de la Wallonie industrielle –, avant de se généraliser progressivement à l’ensemble des politiques nationales à partir des années 1980 sous la pression des institutions européennes ayant opté pour une telle orientation afin de demeurer compétitives au niveau international18. Cette nouvelle donne s’est d’abord répercutée au niveau des structures médiatiques et politiques du pays. Dans le premier cas, se sont opérées une concentration progressive des médias et une disparition concomitante des canaux alternatifs incapables de faire face aux nouvelles exigences de rentabilité et d’instantanéité, qui ont poussé les organes traditionnels (télévision, radio, presse écrite) à opter pour une stratégie de surenchère19. L’essor d’Internet a renforcé ce mouvement en dérégulant davantage la sphère médiatique traditionnelle désormais touchée par une défiance accrue des citoyens à leur égard du fait de la multiplication des sources d’information. 17 De leur côté, la majorité des partis politiques ont progressivement abandonné le projet de transformation des conditions socioéconomiques au profit d’un « consensus mou » caractérisé par une entente cordiale avec les partis flamands et un investissement prioritaire en faveur de la construction européenne. Ce changement d’orientation politique n’a pu empêcher l’affirmation de mouvements et de partis nationalistes ou séparatistes en Flandre et plus rarement en Wallonie, dont la tradition xénophobe a petit à petit pris la forme d’un discours stigmatisant l’islam et les musulmans20. Confrontés à l’érosion de leur électorat tenté par une plus grande fermeté à l’égard des musulmans, certains hommes politiques issus de la droite libérale ont fait de la neutralité un sujet politique central en devenant ses principaux défenseurs, leur permettant de dénoncer une gauche socialiste accusée de naïveté sur la question de l’islam.

L’altérisation de l’islam dans le débat public belge

18 C’est dans ce contexte que l’islam a pris une place sans cesse croissante dans les débats publics. Opérant désormais dans un cadre hyperconcurrentiel qu’ils ont accepté, les médias ont contribué à la construction et à la diffusion des stéréotypes sur l’islam et les musulmans, à l’image de ce qui s’est produit en France21. Ainsi, la publication de L’Iris et le croissant par Felice Dassetto en 2013 a été l’occasion d’un emballement médiatique sans précédent, qui s’est notamment traduit par la focalisation sur le fantasme d’un « grand remplacement » démographique à Bruxelles. De même, le magazine Le Vif- L’Express multiplie les couvertures consacrées à l’islam politique au détriment des autres formes d’islam dépourvues de projet politique22.

19 Les partis politiques ont également joué un rôle essentiel dans l’édification d’un « problème musulman », à commencer par le parti d’extrême droite Vlaams Block – ex Vlaams Belang – pour lequel l’islam prend une place importante comme l’attestent les propos de son leader Filip Dewinter. En effet, l’islam a permis à ce parti de capitaliser sur un thème moins polémique que l’éclatement de la Belgique auquel appelle le Vlaams Block. En s’appropriant la même thématique, le parti d’obédience ultra- nationaliste NVA de Bart de Wever a obtenu l’élection de 27 députés lors des législatives de 2010. Du côté wallon, l’extrême droite compense sa faiblesse électorale

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en exerçant son influence sur Internet : des entrepreneurs d’identité relaient et banalisent les thèses xénophobes, assimilant à excès islam, étrangers, délinquance et terrorisme. C’est ainsi que les sites « L’Union-fait-la-force.be » et « Nonali.be » se consacrent entièrement à évoquer la question de l’islamisme tout en spéculant sur un complot véhiculé par les partis politiques traditionnels de concert avec les immigrés. 20 Tous ces bouleversements participent à l’« altérisation » progressive de l’islam. Inspiré des travaux de Gayatri Spivak23 sur les identités postcoloniales, le concept d’altérisation – « othering » – identifie deux groupes : un dominant qui altérise et un dominé qui subit. Cependant, cette définition néglige le fait que le dominé ne se contente pas de subir, mais au contraire participe au processus même d’altérisation, et ce d’autant plus que le néolibéralisme encourage l’expression d’une identité singulière pour chaque individu indépendamment des institutions traditionnelles. L’islam leur offre alors l’opportunité de s’affirmer plus facilement en comparaison d’autres éléments constitutifs de l’identité nécessitant davantage de ressources et d’implication comme l’identité professionnelle, politique ou encore culturelle. En Belgique, depuis les années 1990, ces individus convergent dans des groupes à tendance littéraliste, notamment tabligh et salafiste, ou politique comme le Parti citoyenneté et prospérité (PCP) ou plus récemment le Parti Islam. 21 À l’issue de l’examen des différents acteurs impliqués dans l’altérisation de l’islam, il apparaît que le multiculturalisme confessionnel à la belge ne peut constituer une solution pleinement satisfaisante au problème de « l’intégration de l’islam ». En effet, la reconnaissance de l’islam se heurte à la dérégulation de l’information et ne peut s’opposer à l’importation de problématiques internationales via les réseaux sociaux et Internet : la mémoire de Mohamed Merah, l’auteur des attentats ayant frappé la France en mars 2012, a été entretenue par le groupe Sharia 4 Belgium, rendant impossible d’isoler la question de l’islam en Belgique de l’influence de ses voisins européens. Par ailleurs, la reconnaissance de l’islam s’inscrit dans un cadre exclusivement communautaire, sans prendre en compte l’action des agents non musulmans et leur rôle prééminent dans la diffusion de l’idée selon laquelle l’islam est un phénomène par essence étranger aux mœurs et aux modes de vie belges. La volonté d’investir la reconnaissance de l’islam d’une mission intégratrice sur-responsabilise les personnels du culte (imams, professeurs de religion islamique) qui éprouvent un profond malaise lorsque l’islam est mobilisé au moment d’un attentat, et ce tout en dédouanant les entrepreneurs de l’altérisation. 22 Le paradoxe d’une altérisation parallèle à un processus de reconnaissance de l’islam entamé dans les années 1970 s’explique donc par les limites intrinsèques du multiculturalisme confessionnel dans un cadre néolibéral, attisant en Belgique comme ailleurs en Europe des tensions identitaires qui franchissent les frontières nationales et se répercutent dans une vie politique, médiatique et sociale reconfigurée depuis plus de trente-cinq ans. La question de l’intégration de l’islam ne peut donc se réduire à son seul versant religieux, mais renvoie à un problème plus large impliquant tous les acteurs de la sphère publique.

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NOTES

1. Abdelhamid Abaaoud, figure centrale des attentats de Paris et de Saint-Denis, est belge. Il a encouragé d’autres compatriotes à le rejoindre dans la préparation et l’exécution desdits attentats (Mohamed Abrini, Najim Laachraoui, Ibrahim et Khalid El Bakraoui). 2. http://www.dailymail.co.uk/news/article-3511398/Riot-police-water-cannons-called-far- right-protesters-hijack-Brussels-peace-march-make-Nazi-salutes-terror-victims-memorial.html 3. Célestine Bocquet, Brigitte Maréchal, Felice Dassetto, Musulmans et non musulmans à Bruxelles, entre tensions et ajustements réciproques, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2014. 4. Après des débats houleux portant sur une éventuelle suppression des cours de religion, l’option retenue a été celle de la création d’un cours de philosophie intitulé « Éducation à la philosophie et à la citoyenneté » (EPM) dans le primaire officiel dès la rentrée scolaire 2016, le secondaire devant suivre l’année suivante. 5. Signé en 1958, le Pacte scolaire contraint les écoles officielles à organiser des cours de religion correspondants aux différents cultes reconnus, ainsi qu’un cours de morale non confessionnelle. 6. Ces migrations économiques s’inscrivent dans le cadre des accords bilatéraux signés en 1964 entre la Belgique, la Turquie et le Maroc. 7. Hassan Bousetta, Brigitte Maréchal, L’islam et les musulmans en Belgique : enjeux locaux et cadres de réflexion globaux, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2003. 8. Jean-François Husson, « La reconnaissance et le financement public de l’islam en Belgique : entre liberté de religion et dimension sécuritaire », Note de l’Observatoire politique du religieux, 2016. 9. Lionel Panafit, « Les problématiques de l’institutionnalisation de l’islam en Belgique (1965-1996) », in Felice Dassetto (dir.), Facettes de l’islam belge, Louvain-la-Neuve, Academia- Bruylant, 1997. 10. Caroline Sägesser, Corinne Torrekens, « La représentation de l’islam », in Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1996-1997, 2008, pp. 5-55. 11. L’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini en Iran en 1979, sa fatwa condamnant l’auteur des Versets Sataniques en 1988 suivi de l’assassinat de l’imam-directeur de la Grande Mosquée de Bruxelles en février 1989. 12. Une manifestation est organisée à Bruxelles en 1986 au moment l’intervention américaine en Libye et l’islam y est mobilisé. Voir Felice Dassetto et Albert Bastenier, Medias u akbar. Confrontations autour d’une manifestation, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1987. L’année 1989 a été celle du déclenchement, en octobre, de l’affaire du « voile islamique » dans une école secondaire de Molembeek et celle de l’ouverture de la première école libre islamique (école al-Ghazali) un mois plus tôt. 13. Caroline Sägesser, Corinne Torrekens, op. cit. 14. Groupe islamique armé. Il se lance dans la lutte armée après l’annulation des élections de décembre 1991 remportée par le Front islamique du salut (FIS) en Algérie. 15. Jordane De Changy, Felice Dassetto, Brigitte Maréchal, Relations et co-inclusion. Islam en Belgique, Paris, L’Harmattan, 2007. 16. Corinne Torrekens, L’Islam à Bruxelles, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 2009. 17. Depuis la fin des années 1990, les recours en justice se sont multipliés pour dénoncer l’absence de cours de religion islamique dans certaines écoles officielles. 18. Paul Dirkx, La concurrence ethnique. La Belgique, l’Europe et le néolibéralisme, Paris, éd. du Croquant, 2012. 19. Geoffrey Geuens, L’information sous contrôle. Médias et pouvoir économique en Belgique, Bruxelles, Labor/Espace de liberté, 2002.

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20. Pascal Delwit, Jean-Benoît Pilet, Émilie Van Haute (dir.), Les partis politiques en Belgique, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 2011. 21. Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005. 22. En témoignent plusieurs unes du magazine dont les titres, se référant de façon quasi-explicite aux thèses du grand remplacement, sont particulièrement anxiogènes : « Bruxelles, musulmane en 2030 ? » (16/04/2010) ; « Mangez-vous halal sans le savoir ? » (28/05/2010) ; « Partis politiques, dévoilez-vous ! » (18/09/2009) ; « Comment l’islam menace l’école » (29/08/2008) ; « Les convertis. Ces Belges, fous d’Allah » (7/09/2007) ; « Peut-on encore critiquer l’islam ? » ; « Comment les Frères musulmans ont pris en otage la Belgique » (6/03/2015), etc. 23. Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Cary Nelson, Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988.

RÉSUMÉS

La montée récente du « problème musulman » dans les débats publics en Belgique renseigne sur la situation paradoxale qu’occupe l’islam dans le pays. À la différence de son voisin français, la religion musulmane a bénéficié d’un long parcours de reconnaissance de la part des autorités belges. Pour autant, cette religion n’échappe pas aux stigmatisations dont ses pratiquants sont victimes partout dans une Europe gagnée par le néolibéralisme. Sommés de s’intégrer dans une société civile tâchant de gérer ses identités multiples, ils sont soumis à des processus idéologiques qui jouent de l’amalgame avec les figures radicalisées de leur religion et produisent leur altérisation.

AUTEUR

HANIFA TOUAG

Doctorante en sociologie à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Université catholique de Louvain.

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Koln Concert Retour sur un « cohérent délire » postcolonial

Andrea Brazzoduro

1 Un an après les violences de la Saint-Sylvestre en Allemagne (dans la ville de Cologne mais dénoncées également à Hambourg, Bielefeld, Dortmund, Düsseldorf, Francfort et Stuttgart), on ne sait pas encore ce qui s’est exactement passé cette nuit du 31 décembre 2015. Le procès concernant les incidents dénoncés à Hambourg s’est soldé, le 1er novembre 2016, par l’acquittement des présumés coupables, détenus pendant six mois : le tribunal a reconnu que les accusations et les preuves avaient été manipulées par la police1. Fait grave, et très peu relaté par la presse, mais qui surtout accentue encore les ombres sur un épisode déjà assez sombre. Pour le verdict concernant la ville de Cologne, où le nombre d’agressions à caractère sexuel dénoncées a été le plus haut (autour de 600), il faudra attendre avril 2017.

2 La vérité judiciaire repose bien évidemment sur des procédures d’administration de la preuve qui diffèrent de celles propres à la recherche de la vérité historique. Ce jugement du tribunal de Hambourg affaibli toutefois l’hypothèse du « terrorisme sexuel » avancée par Éric Fassin, pourtant une des meilleures analyses disponibles sur le sujet, à savoir que les violences n’étaient pas du tout spontanées, expression d’une « culture » sous-jacente, mais bien au contraire organisées dans les différentes villes et coordonnées par une organisation bien précise : « Daesh (ou quelque autre organisation), en s’appuyant sur des bandes criminelles […] a semé la terreur en vue d’infléchir le cours politique de l’Europe2 ». 3 Quels que soient les faits – rarement on a tant regretté l’adage positiviste sur « ce qui s’est réellement passé » –, il est certain qu’il y aura un avant et un après Cologne dans les imaginaires qui informent notre présent. Après Cologne – a ainsi pu écrire Nadia Tazi –, « les fantasmes racistes ou islamophobes les plus insistants peuvent être vérifiés. Les pires abjections et les pathologies reprochées depuis toujours aux musulmans ont bien eu lieu un soir de fête : en l’obscur, les mains avides, la bestialité et l’injure sur les corps des jeunes Blanches3 ». D’ailleurs, après l’attentat du 19 décembre au marché de Berlin, Le Monde n’a pas hésité à mettre les deux événements sur le même plan : « Cologne l’avait annoncé, Berlin l’a confirmé : 2016, en Allemagne, marquera la fin d’une certaine insouciance4. »

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4 Ces mots, ces discours ont déjà des effets qui sont tout sauf imaginaires, comme l’a par exemple démontré le tweet de la police de Cologne, publié le samedi 31 décembre 2016, à 23 h 08 : « De nombreux “Nafris” [nordafrikanische Intensivtäter, nord-africains délinquants] ont été contrôlés à la gare centrale. » Au cours de la nuit, un dispositif de sécurité imposant – 1 500 policiers mobilisés – a contrôlé l’identité de 674 personnes, interdit à 190 d’accéder à la place du Dom, tandis que 92 ont été placées en garde à vue5. Toutes ces personnes n’ont pas été inquiétées par la police en raison d’un comportement criminel, voire répréhensible, mais par profilage racial. 5 C’est dans cette perspective, quand l’écart entre faits et discours a atteint son paroxysme, et que les mots sont en train de fabriquer des faits bien réels, qu’il semble utile de revenir, exactement une année après, sur la controverse déclenchée par les événements que l’on désigne couramment comme « les violences de Cologne ». Il s’agit de revenir au début du débat qui les a accompagnées, provoqué par certaines interventions de Kamel Daoud. L’objectif, cependant, n’est pas de prendre parti pour ou contre Daoud, mais plutôt d’analyser la configuration discursive cristallisée dans un véritable phénomène d’hystérie collective qui, bien au-delà du cas de l’écrivain algérien, est symptomatique des stéréotypes et des préjugés qui informent l’ordre du discours occidental sur les musulmans ou, selon une désignation désormais commune, sur l’« islam6 ».

Quand un papier jette de l’huile sur le feu

6 Kamel Daoud est désormais un nom familier aux lecteurs bien informés, largement au- delà du seul espace francophone. Journaliste né et résidant en Algérie, il s’est fait connaître au tournant des années 2000 grâce à une rubrique dans Le Quotidien d’Oran, journal dont il a été également le directeur. C’est dans les dernières années terribles du Front islamique du salut que Daoud détonne par son regard libre et son style caustique, en s’attaquant également au nouveau président « pacificateur », Abdelaziz Bouteflika, élu en 1999 sur un programme de « concorde civile7 ».

7 La même irrévérence anime deux interventions plus récentes qui ont eu une large diffusion : « Ce pourquoi je ne suis pas “solidaire” de Gaza », publié à l’été 2014 dans Le Quotidien d’Oran et « Un Daesh qui a réussi », analyse impitoyable de l’Arabie saoudite et de ses alliés « historiques » occidentaux, publié dans The New York Times après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris8. Ce qui a propulsé Daoud du Quotidien d’Oran au New York Times a été la consécration mondiale arrivée avec son roman Meursault, contre- enquête (Barzakh, 2013 ; Actes Sud ; 2014 ; puis rapidement traduit en 29 langues), réécriture en contrepoint de L’Étranger de Camus avec les yeux d’Haroun, le frère de l’« Arabe », l’Algérien sans nom tué par Meursault sur une plage ensoleillée. Finaliste au Goncourt, le livre a enchaîné les succès (notamment en France : Prix François Mauriac, Prix des cinq continents de la francophonie, Prix Goncourt du premier roman…), et son auteur, invité par les universités les plus prestigieuses du monde (Oxford, Yale…), a reçu une pluie de récompenses, jusqu’au prix Jean-Luc Lagardère en qualité de meilleur journaliste de l’année pour sa rubrique dans Le Point, que le Premier ministre a tenu à lui remettre personnellement. C’est que Daoud n’est pas seulement un journaliste et écrivain à succès. En décembre 2014, un obscur imam d’Alger, Zeraoui Hamadache, a lancé sur Facebook une fatwa contre lui, l’accusant d’« apostasie » et de « sionisme ». Bien que Zeraoui soit une figure marginale, c’est sans aucun doute un incident grave et, en

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mars dernier, l’« imam » a été condamné par le tribunal d’Oran à six mois de prison. C’est ainsi, toutefois, que Daoud – qui n’a même pas voulu participer au procès – s’est retrouvé malgré lui embrigadé dans des batailles qui ont peu à voir avec l’Algérie. 8 Le 10 janvier, son article sur les violences de la nuit de la Saint-Sylvestre (« Le corps des femmes et le désir de liberté de ces hommes arrachés à leur terre ») ne sort pas dans le Quotidien d’Oran, mais dans le journal italien La Repubblica, puis le 31 janvier dans Le Monde9. L’emplacement de l’article n’est pas un aspect secondaire : il nous indique d’où on choisit de parler et donc à qui on s’adresse. Quand il parle des violences de Cologne, l’auteur du Meursault ne parle pas depuis l’Algérie aux Algériens, mais depuis l’Europe aux Européens10. 9 Daoud décide d’écrire alors que l’on a encore que très peu d’éléments sur ce qui s’est réellement passé, et que circulent déjà d’« incontestables » photographies et vidéos – s’étant avérées plus tard des faux – qui donnent libre cours au racisme ambiant, plus ou moins explicitement, sur le vieux continent11. Pour évoquer l’atmosphère de ces jours, il ne faut pas penser aux néo-nazis de Pegida qui le 9 janvier, la veille de la publication de l’article de Daoud, ont participé à une manifestation avec le parti « Pro Koehln » s’étant terminée par des raids racistes (12 blessés). Il suffit de rappeler quelques titres de journaux classés au centre-gauche, tel le quotidien italien fondé par Eugenio Scalfari, La Repubblica, qui a publié le premier l’article de Daoud sur les violences de Cologne et titre pleine page : « Cologne, attaque planifiée : “Harcelez la femme blanche”12 ». 10 Compte tenu du contexte explosif, l’article de Daoud sur la nuit de la Saint-Sylvestre commence par une question particulièrement opportune : « Que s’est-il passé à Cologne ? » Encore aujourd’hui, presque un an après, nous ne le savons pas exactement. De certain, il y a les 1 170 plaintes pour agressions, dont autour de 600 pour agression sexuelle et 2 pour viol : il s’agit sans doute d’un épisode de violence à connotation sexiste gravissime. La majorité des arrestations n’a toutefois pas entraîné de suites parce que les victimes n’ont pas reconnu leurs agresseurs. Le premier procès pour agression sexuelle a vu, faute de preuves, l’acquittement de l’accusé, un Algérien de 26 ans. Il y a eu, par contre, 9 condamnations pour vol. Les deux autres procès pour violence sexuelle qui se sont déroulés en juillet ont vu les suspects, un Irakien et un Algérien, condamnés à une mise à l’épreuve : les victimes ne les ont pas reconnus13.

Une vision socio-pathologique des migrants

11 « Que s’est-il passé à Cologne ? », s’interroge justement Daoud, poursuivant : « On peine à le savoir avec exactitude en lisant les comptes rendus. » Dans les lignes qui suivent il précise : « mais on sait – au moins – ce qui s’est passé dans les têtes. Celles des agresseurs, peut-être ; celles des Occidentaux, sûrement ». Avec élégance, on passe donc toute de suite au deuxième degré, celui – si puissant – des discours et des imaginaires. Mais n’ayant pas encore identifié les responsables des violences, comment pouvons-nous savoir ce qui s’est passé dans leurs têtes ? Comment en déduire l’antienne, qui chante bon gré mal gré le refrain de la droite plus ou moins fasciste qui fait rage en Europe : d’un côté des hommes non blancs (les « agresseurs »), de l’autre des hommes blancs (les « Occidentaux ») et au milieu des femmes blanches (l’enjeu de l’affrontement). Un refrain que de nombreux journalistes et intellectuels non seulement répètent mais qu’ils contribuent à diffuser. Daoud en est bien évidemment conscient et sa lecture des

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violences de Cologne est toute centrée non pas sur le « fait » mais plutôt sur le « jeu d’images » qui permet de « délirer avec cohérence » (en français, le titre de l’article sur la Saint-Sylvestre est justement : « Cologne, lieu de fantasmes »). Sauf que Daoud semble se laisser emporter à son tour par le délire collectif. Et c’est dommage, parce que cela aurait été une occasion précieuse pour enfin se confronter avec ces fantasmes qui reviennent (perturbed spirit) déranger le sommeil européen.

12 Le débat est, au contraire, toute de suite verrouillé autour d’un argumentaire qui récuse l’analyse détaillée et circonstanciée des actes commis par des individus qui en portent la responsabilité (éventuellement pénale) en faveur d’une explication centrée sur la « culture » des agresseurs présumés. Nolens volens, Daoud donne une caution à cet argumentaire. « L’accueil […] pêche en Occident par une surdose de naïveté », écrit-il. « On voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture […]. Sa culture est ce qui lui reste face au déracinement et au choc des nouvelles terres. Le rapport à la femme, fondamental pour la modernité de l’Occident, lui restera parfois incompréhensible pendant longtemps […]. Il va donc en négocier les termes par peur, par compromis ou par volonté de garder “sa culture” ». 13 La seule chose que l’on sait des agresseurs de Cologne est qu’ils étaient sous l’emprise de l’alcool, et apparemment d’origine nord-africaine ou moyen-orientale. Cependant, après avoir fustigé le spectre du politiquement correct (la « naïveté » de l’accueil), l’auteur identifie sans hésitation les agresseurs dans la figure du « réfugié » : non pas « les réfugiés » au pluriel, compris comme des hommes et des femmes aux parcours, aux histoires et aux appartenances différentes (de l’Afghanistan à la Syrie), mais un coupable unique et clairement identifiable. Et ce « réfugié » – opaque, sans visage – est emprisonné dans le piège de sa propre culture (la même pour tout le monde), celle du « monde d’Allah » (également appréhendé comme un monolithe sans nuances qui comprend un milliard et demi de personnes). « Le réfugié est-il donc un “sauvage” ? » Non, nous rassure l’écrivain ; il est seulement « malade ». Les violences de Cologne trouveraient en fait leur explication dans « le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme », et qui désormais « fait irruption en Europe », écrit Daoud dans un autre article publié dans The New York Times, où il précise : « Ce qui avait été le spectacle dépaysant de terres lointaines prend les allures d’une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident. Une différence autrefois désamorcée par la distance et un sentiment de supériorité est devenue une menace immédiate. Le grand public occidental découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade et que cette maladie est en train de gagner ses propres terres14. » 14 En épousant sans équivoque la thèse du « clash culturel » – qui est aussi le fonds de commerce que se partagent l’extrême droite occidentale et Daesh –, Daoud finit par donner sa caution à une guerre de fantasmes. Sans se rendre d’ailleurs compte – à l’instar de ses nombreux supporters, de droite comme de gauche – qu’il incarne lui- même la contradiction vivante de ce schéma binaire.

Décrypter l’essentialisation des cultures

15 Ce cohérent délire, passé d’abord inaperçu, a finalement poussé dix-neuf universitaires à signer une intervention critique publiée, toujours dans Le Monde, le 12 février : « Nuit de Cologne : “Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés” ». Les dix-neuf – différents par le genre, l’âge, la position académique, l’origine (Algériens, Américains, Français, Italiens…) et le champ de recherche (histoire, anthropologie, philosophie,

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sociologie…), mais tous et toutes spécialistes du Maghreb et du Moyen Orient – protestent contre « une série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans ». À leur avis, « loin d’ouvrir sur le débat apaisé et approfondi que requiert la gravité des faits, l’argumentation de Daoud ne fait qu’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout angélisme ». Là aussi, il convient de revenir au plus près de la lettre du texte, tant par la suite la polémique a été âpre et abondamment alimentée par des fantasmes.

16 Les critiques principales que les dix-neuf adressent à l’écrivain sont au nombre de trois : essentialisme, psychologisation, discipline, postures « typiques d’une approche culturaliste ». 17 Essentialisme, parce que Daoud réduit un espace extrêmement vaste et différencié « à une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion, “le monde d’Allah”. Tous les hommes y sont prisonniers de Dieu et leurs actes sont déterminés par un rapport pathologique à la sexualité ». Comme si l’islam, de même que toute autre religion, ne s’articulait pas en un ample éventail de pratiques (nicodémiques, orthodoxes, fondamentalistes, opportunistes, libérales, mystiques…). « En miroir de cette vision asociologique qui crée de toutes pièces un espace inexistant, l’Occident apparaît comme le foyer d’une modernité heureuse et émancipatrice. La réalité des multiples formes d’inégalité et de violence faites aux femmes en Europe et en Amérique du Nord n’est bien sûr pas évoquée. Cet essentialisme radical produit une géographie fantasmée qui oppose un monde de la soumission et de l’aliénation au monde de la libération et de l’éducation. » Il s’agit d’un différend qui n’est pas sans rappeler la polémique suscitée par les thèses de Bernard Lewis, que certainement les dix-neuf ont à l’esprit au moment d’écrire leur critique15. 18 Psychologisation, parce que les faits de Cologne se trouveraient expliqués par « l’état psychologique des masses musulmanes », prisonnières « des discours islamistes ». « Psychologiser de la sorte les violences sexuelles est doublement problématique », argumentent les dix-neuf. « D’une part, c’est effacer les conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent ces actes (parlons de l’hébergement des réfugiés ou des conditions d’émigration qui encouragent la prédominance des jeunes hommes). D’autre part, cela contribue à produire l’image d’un flot de prédateurs sexuels potentiels, car tous atteints des mêmes maux psychologiques. Pegida n’en demandait pas tant. » 19 Enfin, discipline, parce que « culturellement inadaptés et psychologiquement déviants, les réfugiés doivent avant toute chose être rééduqués. Car Daoud ne se contente pas de diagnostiquer […]. Selon lui, il faut “offrir l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme de changer.” C’est ainsi bien un projet disciplinaire, aux visées à la fois culturelles et psychologiques, qui se dessine ». Pour les dix-neuf, ce projet est « scandaleux ». « Au-delà du paternalisme colonial » qui l’imprègne, « il revient aussi à affirmer […] que la culture déviante de cette masse de musulmans est un danger pour l’Europe. Il équivaut à conditionner l’accueil de personnes qui fuient la guerre et la dévastation ».

Du fait divers à la polémique idéologique

20 Cette controverse, pas foncièrement différente de beaucoup d’autres qui remplissent quasi quotidiennement les pages internes du Monde consacrées aux « débats », n’est cependant pas restée confinée dans le périmètre d’une escarmouche habituelle entre intellectuels. Bien au contraire, elle a alimenté une spirale d’hystérie collective qui a

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abouti à une campagne de véritable lynchage contre les dix-neuf, particulièrement après que Daoud ait annoncé sa volonté de quitter le journalisme pour se consacrer entièrement à la littérature. La décision – le journaliste l’admet lui-même – avait mûri plus tôt, avec les critiques de son ami et collègue américain Adam Shatz tâchant de le convaincre de prendre le chemin de l’Aventin16. Mais, dans l’espace public, s’est très vite imposée l’idée que la décision avait été prise suite à la tribune des dix-neuf : « L’intellectuel algérien : “Impossible d’écrire sur l’islam, je me retire” », titrait le Corriere della Sera17.

21 L’écrivain, dans sa réponse à Shatz, n’hésite pas à dénoncer un véritable « procès stalinien » à son encontre tout en se moquant de ses détracteurs car ils sont « universitaires » et (donc) « planqués » : « Je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me taxent d’être d’islamophobe à partir de la sécurité et du confort des capitales de l’Occident et de ses terrasses. » C’est ainsi que se répand l’idée que l’écrivain est victime d’une « fatwa médiatique18 » : l’article des dix-neuf universitaires équivaudrait donc à une menace de mort (comme celle prononcée par le salafiste Zeraoui à Alger) ou, dans le meilleur des cas, cela relèverait d’un geste intolérable de censure. Par exemple, Mohamed Mbougar Sarr écrit dans le Courrier International : « Kamel Daoud a su résister à une fatwa, mais c’est une tribune d’universitaires qui l’aura atteint19. » Pascal Bruckner, dans Le Monde, n’hésite pas à faire le parallèle avec la fatwa (tout sauf « médiatique » celle-ci) qui avait frappé Rushdie en 1989, comparant aussi « la fabrication planétaire d’un nouveau délit d’opinion analogue à ce qui se faisait, jadis, en Union soviétique contre les ennemis du peuple20 ». On retrouve les mêmes arguments chez Paul Berman et Michael Walzer, entre autres21. Pour Sophie Bélaïch (Huffington Post), qui jongle avec les armes de la critique et la critique des armes, « en visant Daoud, nous sommes tous en ligne de mire » : « Kamel Daoud, vous dérangez des prétendus bien-pensants malveillants qui se croient de gauche, mais qui encouragent clairement l’islamisme22 ». 22 En très peu de jours, la tribune des dix-neuf déclenche une quantité de réactions, transversales dans l’échiquier politique, impressionnantes par leur nombre et surtout par leur violence. Les universitaires y sont taxés de tous les noms : « chiens de garde de la fatwa, déguisés en chercheurs » (Bruckner), « ignorants, malintentionnés voire complexés » (Bélaïch) qui ont « démoli » Daoud, « l’affublant d’un adjectif à la mode : islamophobe » (Michel Guerin23). 23 Même en Italie, hormis les rares exceptions habituelles (Internazionale, L’Indice24), on ne discute pas de Cologne et de la lecture qu’en a proposée l’écrivain algérien, mais de ses (et de nos) « fantasmes ». Pour Khaled Chaouki, député du Parti démocratique (gauche), les universitaires sont des « radicaux chics » qui propagent des « clichés angélistes », avant de conclure : « Il faut se débarrasser de l’hypocrisie du multiculturalisme25. » Dans les pages du Corriere della Sera, le quotidien le plus vendu du pays, la tâche de nous faire comprendre les éléments du débat revient à Susanna Tamaro : « Ce qui était autrefois une élimination physique de l’adversaire – le pilori, l’ordalie – devient maintenant un lynchage virulent dans les médias26. » Pour Mauro Zanon, sur MicroMega, Daoud – « nouveau martyr de la libre pensée » – serait « victime d’une “fatwa laïque” d’un groupe d’universitaires français27 ». 24 L’acmé de cette campagne est probablement atteinte avec l’éditorial de Riss dans Charlie Hebdo. Dans la France post-attentats, le journal évolue sans entraves dans une xénophobie décomplexée, toujours bien évidemment sous la bannière de la bataille contre le « politiquement correct » (certains se rappelleront l’obscène vignette sur

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Cologne signée Riss : « Que serait devenu le petit Aylan s’il avait grandi ? Tripoteur de fesses en Allemagne28 »). « Quand cette guerre contre l’islamisme sera terminée », menace Riss dans les dernières lignes de l’éditorial du 24 février, « il faudra faire les comptes de toutes les lâchetés, les complaisances, les trahisons des intellos et des journalistes qui auront tout fait pour intimider et faire taire les voix contestataires29 ». Il n’est pas du tout évident de savoir ce que Riss entend par « faire les comptes », mais cela ne semble promettre rien de rassurant. 25 Désormais, il apparaît clairement que le nœud de la discorde n’est pas ce qui s’est passé la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, ni la lecture qu’en a donnée Daoud, qui constate quelque temps après : « Dans l’affaire “Cologne”, j’ai fini par comprendre que je n’étais que le déclencheur de quelque chose qui couvait et qui attendait30. » Pour confirmer le fait que la bataille se passe ailleurs, intervient le Premier ministre Manuel Valls, qui exprime sur Facebook son soutien inconditionné à l’écrivain : « Les attaques, la hargne inouïe dont Kamel Daoud fait l’objet depuis quelques jours ne peuvent que nous interpeller, nous indigner. Et pour tout dire : nous consterner. » « Certains universitaires », continue le Premier ministre sans trop se soucier de la réalité, « au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer […], condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion. Le résultat est connu : un romancier de talent – et sur qui pèse déjà une “fatwa” dans son pays – décide, face à la violence et à la puissance de la vindicte, de renoncer à son métier de journaliste. C’est tout simplement inconcevable31. »

Une juste distance devant l’événement

26 En Algérie, la presse s’est saisie de l’affaire d’une manière significativement plus articulée et lucide. La presse arabophone, de son côté, est restée plutôt distante. El Khabar a d’abord laissé Ismaïl Mehnana, professeur de philosophie à l’université de Constantine, affirmer que Daoud était tombé dans une « généralisation fausse, réductrice et hâtive » ; quelques jours plus tard, le quotidien se débarrassait de l’« affaire » en insinuant que « la critique des “dix-neuf” a largement contribué à [la] reconnaissance [de Daoud] en France, et c’est peut-être ce que voulait l’écrivain…32 ». De son côté, la presse francophone surprend, surtout après avoir parcouru le monologue collectif distillé en une centaine d’articles dans les quotidiens européens et nord-américains. Pour Aziz Benyahia (Algeria Focus), si les critiques des dix-neuf peuvent paraître excessives, elles « reposent cependant sur des arguments qui sont recevables. Et ces accusations ne sont pas injustifiées, compte tenu du climat d’hostilité quasi générale dans lequel se débat la communauté musulmane. Quand le monde entier épie les moindres faits et gestes des musulmans et de ces hordes d’assassins qui se réclament de l’islam, on est légitimement en droit d’attendre un peu plus de circonspection et à tout le moins, plus de nuances dans l’expression de la part de ceux qui sont censés séparer le bon grain de l’ivraie, par la pertinence de leurs analyses et au nom de leur liberté dans l’expression33 ». Enfin, comme l’a reconnu un des « dix-neuf », Thomas Serres, la forme du texte collectif était très mal choisie : « les textes collectifs fonctionn[ent] bien mieux contre des institutions ou des États » que contre un individu isolé34. Et pourtant, l’analyse de la nuit de Cologne proposée par Daoud – bien que lue en Algérie avec émotion et attention – ne manque pas de susciter « la déception, puis la colère et l’indignation, le sentiment d’avoir été trahis par l’un des nôtres. Comment se tromper à ce point ? », demande Ahmed Bacha35.

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27 Hacen Ouali, dans El Watan, dénonce le « lynchage religieux et politico-médiatique sans pareil de Daoud », mais il s’attire une réponse longue et détaillée de son collègue Ahmed Cheniki dans les pages du Matin36. Selon lui, la fable des « dix-neuf », tout compte fait d’obscurs universitaires qui avec une tribune d’à peine 900 mots font faire taire un écrivain à la renommée mondiale, ne tient pas debout. C’est une offense à l’intelligence : « Ce qui est reproché à Kamel Daoud, et [les dix-neuf] ont le droit de le dire, c’est le discours essentialiste développé dans ses deux chroniques des quotidiens, Le Monde et The New York Times opposant deux constructions idéologiques, “l’Occident” et le “Monde arabo-musulman”. J’aime beaucoup ce que disent Edward Saïd, Malek Alloula et Mohammed Dib qui s’insurgent contre ceux qui fabriquent leur “monde musulman”, “leur monde noir”, à l’aide de stéréotypes, comme si c’était un bloc monolithique, évacuant les nombreuses différences, les dizaines de langues et les réalités sociologiques et anthropologiques37. ». Dans ce schéma binaire, en fait, il n’y a pas de place pour les réfugiés qui, le 16 janvier 2016, ont manifesté à Cologne contre la violence, le sexisme et le racisme ni pour ceux qui, selon les témoignages, ont aidé certaines femmes à échapper aux griffes des agresseurs : c’est le cas, entre autres, de l’étudiante américaine Caitlin Duncan, qui a été protégée par un groupe de Syriens38. D’ailleurs, comme l’ont fait remarquer de nombreuses féministes, descendues dans la rue à Cologne le jour suivant celui des violences (et totalement ignorées par les médias), « il n’y a pas de monopole islamique sur la violence et l’infériorisation des femmes. Et il n’y a même pas de monopole occidental et démocratique de la liberté féminine39 ». Les viols se produisent tous les jours, partout. Selon une étude de l’Agence pour les droits fondamentaux de l’Union européenne (2014), 62 millions de femmes en Europe (33 % de la population féminine) déclarent avoir été l’objet d’une forme de violence à connotation sexuelle40. En 2016, en Italie (mais c’est à peu près la même chose en France), 116 femmes ont été tuées par leur mari, fiancé, compagnon ou par des membres de leur famille : cela fait une tous les trois jours, mais on n’a pas expliqué cette guerre silencieuse par la culture italo-catholique. La « culture », c’est pour les Autres.

Conclusion

28 Il semblerait finalement que les « fantasmes » de Cologne ne concernent pas tant un « sexisme oriental » (qui bien sûr existe) mais plutôt la réactualisation, sur le corps des femmes allemandes agressées, du dispositif rhétorique qui était au cœur du projet colonial : « des hommes blancs qui sauvent des femmes de couleur des hommes de couleur », selon la célèbre définition de Gayatri Spivak41.

29 « Kamel Daoud », écrit Ahmed Cheniki, « oppose deux logiques, deux totalités bâties sur l’exclusion d’origine essentialiste : celle d’un monde occidental parfait, heureux, moderne et celle d’une entité arabo-musulmane, masse informe, archaïque, vivant un rapport maladif à la femme et à la sexualité. L’Arabo-musulman, une catégorie informe, unique, sans possibilité d’autonomie est un “zombie”, un obsédé sexuel qui devrait être soigné, subir une radicale désintoxication purificatrice avant d’être admis dans le monde de la pureté occidentale. Ce manichéisme est dangereux parce qu’il évacue toute dimension humaniste et toute identité métisse, hybride, faite de traces culturelles multiples. Qu’est-ce qu’un “Arabo-musulman” ? Qu’est-ce qu’un “Occidental” ? Ce ne sont que des simples constructions idéologiques mises en œuvre pour légitimer un illusoire choc des civilisations42. » Frantz Fanon, conclut Cheniki, disait à propos de la torture : « Le peuple européen qui torture est un peuple déchu, traître à son

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histoire. Le peuple sous développé qui torture assure sa nature, fait son travail de peuple sous- développé. » 30 L’« affaire de Cologne », à y regarder de plus près, montre bien ces logiques discursives – politiques et idéologiques – qui président à la fabrication de notre présent postcolonial. C’est-à-dire à l’invention d’un monde figé, divisé en deux entités molaires racialisées, blocs culturels inconciliables et sans nuances, où les hommes et les femmes en chair et en os disparaissent derrière l’écran d’un choc des civilisations fantasmé. Une vision des choses où vont paradoxalement se retrouver, bras dessus bras dessous, les croisés défenseurs de l’« Occident » et les combattants d’un « djihad » globalisé. S’apercevoir du piège de l’« identité » ne revient pas à nier la complexité des défis que nous avons en face de nous, ni à céder à la dystopie d’un monde sans conflits (il serait d’ailleurs intéressant, par exemple, d’étudier l’impact du porno sur l’image que les jeunes migrants se font de la « sexualité occidentale », la pornographie sur Internet étant sans doute notre première marchandise culturelle d’exportation). Cela revient plutôt à comprendre que toute bataille pour la liberté est aussi une bataille pour la connaissance, et la question n’est donc plus de savoir ce qu’est l’« identité », mais plutôt comment celle-ci fonctionne.

NOTES

1. Voir Sebastian Kempkens, « Richterin wirft Ermittlern zur Silversternacht grobe Fehler vor », in Die Zeit, 1er novembre 2016 et Johann Schwenn, « Die schmerzhate Wahrheit », in Die Zeit, 10 novembre 2016. 2. Éric Fassin, « Après Cologne : le piège culturaliste », in Mediapart, 1er avril 2016, qui s’appuie sur le témoignage du chef de la police de Cologne : voir Kate Connolly, « Cologne police chief fired as witness says NYE violence was coordinated », in The Guardian, 9 janvier 2016. 3. Nadia Tazi, « Après Cologne », in Esprit, n° 5, mai 2016, p. 14. 4. Thomas Wieder, « 2016, la fin de l’insouciance », in Le Monde, 31 décembre 2016. 5. Voir Thomas Wieder, « Allemagne : à Cologne, un réveillon sous contrôle pour ne pas revivre le cauchemar de 2015 », in Le Monde, 2 janvier 2017. 6. Distinction reprise récemment aussi par Olivier Roy, « La mort fait partie du projet djihadiste », entretien avec Nicolas Truong, in Le Monde, 13 octobre 2016 ; de manière plus générale, voir Olivier Roy, Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016. 7. Sur le parcours de Daoud, voir Kaoutar Harchi, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Paris, Pauvert, 2016, en particulier le chapitre « Kamel Daoud : de la tentation islamiste au salut littéraire. La reconnaissance au prix du malentendu ». 8. « Ce pourquoi je ne suis pas “solidaire” de Gaza », in Le Quotidien d’Oran, 13 juin 2014 ; « Saudi Arabia, an ISIS that has made it », in The New York Times, 20 novembre 2015. 9. « Colonia. Il corpo delle donne e il desiderio di libertà di quegli uomini sradicati dalla loro terra », in la Repubblica, 10 janvier 2016 ; « Cologne, lieu de fantasmes », in Le Monde, 31 janvier 2016. Toutes les traductions sont les miennes. 10. Une semaine après, Kamel Daoud publie en Algérie un article sur le même thème mais sensiblement différent : « La “colognisation” du monde », in Le Quotidien d’Oran, 18 janvier 2016. Il

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a été aussi remarqué que l’édition française du roman Meursault, contre-enquête diffère de l’édition algérienne : voir Alice Kaplan, « Making the stranger contemporary : Kamel Daoud’s Meursault, contre-enquête », in Lia Brozgal, Sara Kippur (dir.), Being Contemporary : French Literature, Culture, and Politics Today, Liverpool, Liverpool University Press, 2016, pp. 334-336. 11. Pour une excellente reconstruction des faits, en italien, voir Angelo Romano et Andrea Zitelli, « Colonia : i fatti, le indagini, le reazioni, il dibattito », in www.valigiablu.it., 18 janvier 2016, http://www.valigiablu.it/colonia-i-fatti-le-indagini-le-reazioni-il-dibattito/ (tous les sites Internet ont été consultés une dernière fois le 15 janvier 2017). 12. « Colonia, attacco pianificato “Molestate la donna bianca” », in La Repubblica, 11 janvier 2016. 13. Frédéric Lemaître, « Allemagne : 1 200 femmes auraient été agressées le 31 décembre 2015, certaines par plusieurs hommes », in Le Monde, 11 juillet 2016. La source citée par toute la presse est Von Georg Mascolo et Britta von der Heide, « 1200 Fraun wurden Opfer von Silvester- Gewalt », in Süddeutsche Zeitung, 10 juillet 2016. 14. Kamel Daoud, « The sexual misery of the arab world », in The New York Times, 12 février 2016. 15. Voir Zachary Lockman, Contending Visions of the Middle East : The History and Politics of Orientalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, en particulier les chapitres 6 et 7. 16. Kamel Daoud, « Lettre à un ami étranger », in Quotidien d’Oran, 15 février 2016. Pour le portrait de Daoud: Adam Shatz, « Stranger Still. Kamel Daoud and Algeria, caught between Islamist fervor and cultural flowering », in The New York Times, 1er avril 2015. 17. Stefano Montefiori, « Intervista a Kamel Daoud. L’intelletuale algerino : Impossibile scrivere di Islam, mi ritiro », in Corriere della Sera, 16 février 2016. 18. Alexandre Devecchio, « Kamel Daoud et la loi du silence », in Le Figaro, 22 février 2016. 19. Mohamed Mbougar Sarr, « Kamel Daoud victime de l’arrogance des universitaires », in Courrier international, 24 février 2016. 20. Pascal Bruckner, « Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia », in Le Monde, 2 mars 2016. 21. Paul Berman, Michael Walzer, « The Daoud affair. How Western intellectuals turn themselves into the enemies of an entire class of liberal writers from Muslim backgrounds », in Tablet, 21 mars 2016. 22. Sophie Bélaïch, « Du silence coupable contre Kamel Daoud », in Huffington Post, 24 février 2016. 23. Michel Guerin, « Kamel Daoud ou la défaite du débat », in Le Monde, 24 février 2016. 24. Dinah Riese, « La violenza contro le donne a Colonia non c’entra con l’immigrazione », in Internazionale, 6 janvier 2016 ; Santina Mobiglia, « Il caso Meursault et il caso Daoud », in L’indice dei libri del mese, juin 2016. 25. Khaled Chaouki interviewé par Giovanna Reanda, in Radio Radicale, 16 février 2016. 26. Susanna Tamaro, « L’orizzonte basso », in Corriere della Sera, 16 février 2016. 27. Mauro Zanon, « Le liste di proscrizione dell’islam. Così avviene la “soumission” della Francia », in MicroMega-online, 26 avril 2016. 28. Charlie Hebdo, 14 janvier 2016. 29. Riss, « Celui qui croyait au logiciel, celui qui n’y croyait pas », in Charlie Hebdo, 24 février 2016. 30. Kamel Daoud, « Mes petites guerres de libération », in Le Quotidien d’Oran, 2 mars 2016. 31. Manuel Valls, « Soutenons Kamel Daoud ! », 2 mars 2016, https://www.facebook.com/notes/ manuel-valls/soutenons-kamel-daoud-/1002589256488085/. Le post plaît à 1 900 personnes et a été partagé 1 638 fois ; les 249 commentaires sont aussi très intéressants. 32. « Daoud a affronté une réalité difficile avec des conceptions orientalistes de l’islam », in El Khabar, 26 février 2016 ; « Condamnation de Hamadashe à six mois de prison dont trois ferme », in El Khabar, 8 mars 2016. 33. Aziz Benyahia, « Notre solidarité sans faille avec Kamel Daoud », in Algeria Focus, 19 février 2016.

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34. Thomas Serres, « Autopsie d’une défaite et notes de combat pour la prochaine fois », in Article 11, 2 mars 2016. Une autre des dix-neuf a répondu aux critiques : Jocelyne Dakhlia, « Faire croire à un choc des cultures, voilà la vraie défaite du débat », in Le Monde, 2 mars 2016. 35. Ahmed Bacha, « Et puis il y eut Cologne,… », in Le Matin, 21 février 2016. 36. Hacen Ouali, « Les nouveaux procureurs de la pensée… ? », in El Watan, 22 février 2016 ; Ahmed Cheniki, « À propos d’un article d’El Watan sur la polémique autour de Kamel Daoud », in Le Matin, 24 février 2016. 37. Ibid. 38. Voir Alison Smale, « In new year’s melee in Cologne, a migrant was one women’s savior », in The New York Times, 15 janvier 2016. 39. Alessandra Bocchetti, Ida Dominijanni, Bianca Pomeranzi, Bia Sarasini, « Speculum, l’altro uomo. Otto punti sugli spettri di Colonia », in Internazionale, 3 février 2016. 40. European Union Agency for Fundamental Rights, Violence Against Women : An EU-wide Survey, Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2014, http://fra.europa.eu/sites/ default/files/fra-2014-vaw-survey-main-results-apr14_en.pdf. 41. Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, ÉD. AMSTERDAM, 2009 [1988]. 42. Ahmed Cheniki, « Kamel Daoud, l’affaire de Cologne et le sexe indiscipliné des Nord- Africains », in Le Matin, 20 février 2016.

RÉSUMÉS

La vague d’agressions à caractère sexuel qui ont eu lieu en Allemagne la nuit du 31 décembre 2015 a suscité une réception complexe et clivante dans les médias d’Europe et du Maghreb. Dans les jours qui suivent, un article de l’écrivain Kamel Daoud déclenche une vive polémique portant sur l’analyse des causes de cet événement attribué à des migrants extra-européens. En retour, dix-neuf universitaires internationaux lui répondent dans une tribune dénonçant sa vision des supposés agresseurs. Au cœur de ces débats, se trouvent les assignations culturelles et identitaires qui contribuent, en Europe, à pérenniser un imaginaire postcolonial.

AUTEUR

ANDREA BRAZZODURO

Marie Curie Fellow en histoire à Trinity College, Oxford.

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Le salafisme, voilà l’ennemi ! La production des discours d’un état d’exception dans le champ politique français

Mohamed-Ali Adraoui

1 Le salafisme constitue l’un des axes discursifs majeurs utilisé en France depuis plusieurs années pour illustrer et expliquer la teneur du danger spécifique qui pèse sur la République. La « menace salafiste1 » fait l’objet d’un cadrage exceptionnel. Avec elle, il n’est pas uniquement question d’une problématique banale mais d’une question « existentielle », celle de la pérennité même des principes républicains. Ce cadrage cognitif et social fait écho à la perception d’un danger radical ainsi qu’à la mise en place des schèmes d’un état d’exception. Dans cette logique, il devient alors possible, voire nécessaire, de rompre avec les pratiques et les présupposés généralement considérés comme « normaux » sur l’ensemble des plans sur lesquels peuvent généralement agir les politiques (juridique, sécuritaire, argumentatif…). Puisqu’il est désormais question de prendre conscience de la nocivité d’un ennemi jusque-là ignoré et de le défaire, le débat public et politique a recours à un discours d’exception que nous proposons d’analyser ici en le resituant dans la perspective plus large de la présence musulmane en France.

2 En effet, le cadrage cognitif et social relatif à la menace salafiste de nombre de responsables politiques, bien qu’il soit théoriquement dissocié du « grand nombre musulman » en rupture avec l’intégrisme radical2 représenté par le salafisme, induit un effet d’exception. Il en vient ainsi à englober de fait toute personne potentiellement gagnable à la « subversion » salafiste, au premier rang desquels les musulmans. Défini par Erving Goffman3 comme le prisme par lequel une représentation du monde va se décliner, influençant l’engagement et les conduites d’un ou plusieurs acteurs, le cadre (ici de l’exception) qui décrit le positionnement des décideurs politiques cherchant à alerter de la menace salafiste se distingue par son caractère double. Il fait écho auprès de certains des principaux responsables français à un cadre « primaire » (« permettant, dans une situation donnée, d’accorder un sens à tel ou tel de ces aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification4 ») produisant la perception que l’antagonisme salafiste est singulier et existentiel. Cependant, l’analyse de leurs prises de position fait ressortir que ce cadre est surtout « transformé » car modalisé de telle manière à induire, au

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final, un comportement spécifique de la part de l’ensemble des Français musulmans enrôlés à leur corps défendant dans le combat contre le salafisme.

La construction idéologique d’un ennemi commun

3 En nous focalisant sur les principales déclarations politiques5 relatives aux manifestations de cette éthique revivaliste qu’est le salafisme, dont les adeptes disent rechercher la renaissance du modèle de croyance, de pratique, voire de société censée prévaloir au début de l’islam, soit à l’époque des Vertueux Devanciers (al-Salaf al-Salih)6, nous nous proposons d’examiner le dispositif cognitif par le truchement duquel un état d’exception symbolique et pratique est créé, car il finit par interpeller l’ensemble des Français d’héritage musulman en renforçant ou en créant le sentiment d’une religion marquée par « la gangrène et le cancer de l’islam radical7 ». La thèse de cet article fait, par ailleurs, écho à la question de la définition et de l’entrée dans le politique à travers la construction de l’ennemi et, plus particulièrement, le recours à la rhétorique du conflit existentiel, qui ne saurait à ce titre générer une explication et des solutions habituelles. Puisque la situation actuelle est exceptionnelle en ce qu’une idéologie tente de saper les fondements de la République, il est permis d’initier une réaction elle-même extraordinaire.

4 Cibler le salafisme autorise dès lors à penser le fait d’avoir un ennemi en politique puisqu’il s’agit de réagir à la montée en puissance d’une idéologie dont l’objectif est de ruiner ce sur quoi la France est censée s’être construite depuis plusieurs siècles. De fait, puisque la relation à l’ennemi-combattant ne peut être que l’état de guerre, celui-ci n’ayant pas encore été défait, il ne peut échapper à une logique martiale. Cela vient ainsi renforcer non seulement l’état d’exception de mise lorsqu’un État se considère en guerre, mais implique également de circonscrire les possibilités d’identification d’autrui qui doit dès lors choisir entre être un allié ou un complice (la neutralité étant presque toujours frappée de suspicion). Les « musulmans » se trouvent là également confrontés à une injonction spécifique : ils ont l’obligation d’apporter des preuves de leur allégeance à l’État. En cela, l’étude de la problématisation du salafisme telle qu’elle transparaît dans nombre de prises de position publiques fournit une opportunité de choix au chercheur souhaitant questionner les logiques et les contours de « l’identité française » à laquelle entrepreneurs médiatiques et politiques cherchent des « frontières symboliques ». Par cette expression8, il est possible de saisir les dynamiques de fabrication d’une identité (individuelle ou collective) par la définition d’un contenu précis (l’adhésion aux valeurs républicaines structurant l’imaginaire national hexagonal), ainsi que la délimitation des « intérieurs/inclus » et des « extérieurs/ exclus9 », ces derniers, dans le cas du salafisme, étant également vus comme iniques.

La dénonciation du salafisme au service d’un état d’exception pluriel

5 L’ensemble des productions discursives à partir desquelles nous avons questionné le processus de construction d’une exception politique et intellectuelle liée au salafisme se signale par une série d’équivalences ontologiques établies dès qu’un cas de

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radicalisme (terroriste, verbal, vestimentaire, culturel…) est observé en France et dans le monde.

6 Le salafisme figure ainsi une boîte noire idéologique abordée uniquement par les méfaits que ses parangons initient dans des configurations sociales données. Il est censé procurer l’armature idéologique aux acteurs déclenchant, au sein de la société française, des crises éruptives et violentes (les attaques terroristes représentent ici un cas d’école) ou des phénomènes de rupture plus diffus de la norme généralement considérée comme normale (cas, par exemple, du voile intégral comme négation de la norme censément dominante qu’est l’égalité entre hommes et femmes). Le fait de motiver un dessein politique et religieux explicitement dirigé contre l’essence républicaine (position des politiques et intellectuels de gauche le plus souvent) et/ou l’identité anthropologique profonde de la France (position plus visible à droite voire à l’extrême droite)10 suffit ainsi à décliner une série de thèses dont le caractère principal tient à une forme d’évidence voire de tautologie : « le salafisme est l’ennemi parce qu’il est dangereux et qu’il est en conflit avec nous ». La recherche d’un concept générique mêlant orientalisme de la dénomination et globalisme de la réalité (de la banlieue française aux théâtres de conflits extra-européens) permet ainsi de situer cette offre religieuse dans le cadre de l’adversité ontologique et allogène. Cette dernière est présentée en phase d’installation et de pérennisation dans la société française car elle sait prendre plusieurs formes, ce qui légitime de prendre conscience de sa spécificité. Cette perception s’articule autour de deux présupposés centraux.

La thèse d’une guerre de position contre la France

7 La dénonciation de la matrice salafiste comme structurant l’offre d’islam la plus ontologiquement antagonique à ce que la France est censée représenter (sur le plan des principes républicains et/ou de son identité historiquement chrétienne11) prend d’abord la forme d’une mise en garde contre une guerre de position larvée. L’usage du champ sémantique du conflit est ici mis au service d’une logique de conscientisation et de remobilisation. Il est, en effet, expliqué que la France (réalité ici essentialisée et reconstruite dans le but de définir une ligne de clivage, de tension et de réaction à la « menace salafiste ») se voit déclarer la guerre. Celle-ci n’est pas classique puisque ce ne sont pas des armées mais des camps idéologiques qui s’affrontent, le salafiste étant l’assaillant. La prise de conscience de la nature de l’ennemi doit, dès lors, générer un discours et une stratégie fondés sur le postulat que ce qui est en jeu est bien l’essence des acteurs et des modèles de société en opposition.

8 La France est donc attaquée, et le type de belligérance avec lequel elle doit composer est graduel, progressif et dissimulé. Il n’est pas question d’un conflit ouvert mais d’un antagonisme lâche, vicieux et déguisé. Salafisme et salafistes offrent ainsi la caractéristique d’être un mouvement agissant avant tout au niveau local, refusant de se mesurer à un État qu’ils savent pour l’instant trop puissant, privilégiant de la sorte la stratégie du grignotement. C’est ce qui ressort des discours traitant de la problématique salafiste dans la bouche des responsables politiques disant prendre conscience d’une idéologie tentant subrepticement de gagner en influence en éprouvant et en testant la résistance républicaine. Cette guerre de position qui semble irrémédiablement tourner à l’avantage « du salafiste » (dont l’incarnation semble osciller entre trois figures privilégiées : l’imam, le combattant/terroriste et le « jeune

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de banlieue ré-islamisé ») prend la forme d’une succession d’attaques des radicaux induisant des contre-attaques du corps républicain emmené par les dirigeants ayant enfin compris la nature du conflit en jeu. 9 La trajectoire de Jean-François Copé sur la question de l’extrémisme musulman illustre la construction d’un phénomène de prise de conscience du danger salafiste. Il fut l’un des plus engagés en faveur de l’interdiction du port du voile intégral en 2009 à tel point qu’il a été le seul élu à mettre en place un groupe de réflexion parlementaire12 sur cette question parallèlement aux travaux de la mission d’information officielle présidée par le député communiste André Gérin. L’analyse de ses prises de position laisse clairement entrevoir une référence de plus en plus explicite au salafisme. Il met ainsi en garde en 2010, sans cibler spécifiquement ce courant13, contre l’existence « d’intégristes14 » désireux d’éprouver les républicains qui, à leur tour, seraient bien inspirés de se remobiliser par l’usage de lois de prohibition de signes politiques avant d’être religieux telle que la « burqa », cherchant à délimiter les contours d’une influence grandissante de l’extrémisme islamique. Quelques années plus tard, comme le montre la polémique du burkini de l’été 2016, le ciblage est devenu plus précis et l’ennemi est désormais connu puisque l’idéologie salafiste, décelée derrière un accoutrement témoignant une nouvelle fois à ses yeux de la double volonté de contrôler le corps féminin et d’escamoter le champ territorial et symbolique d’application des valeurs républicaines, doit pousser ces dernières à être « réaffirm[ées et] à ne plus reculer » au moment où d’aucuns semblent trouver des justifications à ces « vacances salafistes15 ».

Quand la menace salafiste devient jihadisme

10 L’éclosion d’une violence de type terroriste prenant pour cibles des civils de manière indistincte a renforcé les craintes relatives au salafisme pour englober désormais un questionnement spécifique lié au poids de la rupture culturelle induite par l’identification à cette offre d’islam dans l’engagement jihadiste. La logique d’exception politique, médiatique et intellectuelle sur laquelle a débouché la prise de conscience de la présence de communautés religieuses se construisant en contre-société et dans le désaveu des principes républicains s’étend désormais au champ sécuritaire. Les « métastases » que certains observateurs semblent deviner dans l’éclosion d’une violence terroriste, sans omettre le phénomène des départs pour les théâtres de conflits où des mouvements d’inspiration jihadiste sont impliqués (Syrie, Irak…), ont en effet réactualisé la dénonciation du salafisme en y intégrant un nouvel argument, celui de « l’antichambre » du radicalisme armé. Le débat sur les porosités idéologiques, sociologiques et politiques entre les formes quiétistes et militarisées du salafisme se retrouve alors dans la bouche de nombreux politiques cherchant à endiguer la menace terroriste actuelle. Les propositions visant aussi bien la déchéance de nationalité, le décret d’exception à l’état de droit ainsi que l’annonce par le président Hollande16 et nombre de responsables de premier plan d’une situation de guerre font écho à la reconnaissance que le radicalisme islamique17 est désormais l’ennemi non seulement ontologique mais également total, qui de fait n’a plus droit de citer en France.

11 On retrouve clairement cette construction de l’exception métaphysique et politique dans le débat lancé par Nathalie Kosciusko-Morizet sur la nécessaire interdiction du salafisme car cette idéologie, outre la rupture psychologique, culturelle et politique qu’il lui est reprochée de générer, est censée avoir socialisé l’ensemble des acteurs

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devenus jihadistes en France18. L’édification d’une figure inique totale trouve alors sa pleine manifestation dans la proposition de déclarer le salafisme hors la loi puisque ce dernier réunit tous les critères (territorial, symbolique, sécuritaire, politique, culturel et social) du danger existentiel. Ce projet de prohibition déposé par la députée de l’Essonne dans le but de « rendre le salafisme illégal » est à nouveau motivé par la guerre déclarée par l’Organisation de l’État islamique à la France. Appelant, cinq jours après l’attentat de Nice (14 juillet 2016) ayant fait 84 morts, à « neutraliser ce qui nourrit Daech et lutter contre la radicalisation », l’ancienne ministre fonde son raisonnement sur une extra-territorialité du jihadisme qui connecte désormais la France à l’ensemble des théâtres d’opérations où opèrent des groupes se réclamant de cette idéologie. C’est ainsi que cette dernière justifie la nécessité d’interdire le salafisme par le fait que « la guerre est d’abord chez nous » et que « les chefs islamistes (une équivalence semblant exister entre salafisme et islamisme à ses yeux) manipulent des esprits faibles », ce qui contraint à « mener la guerre sur deux fronts : contre les têtes pensantes et contre la radicalisation qui leur sert de terreau19 ». 12 Faisant de la matrice salafiste le facteur de fragmentation sociale et culturelle dans certains quartiers, de danger terroriste et de confrontation tous azimuts aux valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, Nathalie Kosciusko-Morizet ira jusqu’à forger le concept de « koufarisme », dérivé de l’arabe kafir signifiant peu ou prou « mécréant », afin de définir l’une des « idéologies salafistes radicales » méritant d’être à ses yeux dissoutes. Elle initie à l’été 2016 une pétition sur son site Internet dans le but d’interdire l’ensemble des courants « salafistes » produisant de l’extrémisme tels que le wahabisme (lié à la prédication de Muhammad Ibn Abdel-Wahab dans la péninsule arabique au XVIIIe siècle), le takfirisme (basé sur l’anathème des « mauvais » musulmans), le jihadisme et le koufarisme. Par cette profusion de néologismes, l’ancienne ministre illustre l’orientalisation croissante du débat ainsi que la préférence pour l’explication « primordialiste » du radicalisme (culturel et politique), principalement dû à l’émergence puis à la consolidation d’une offre idéologique importée du monde arabe au sein du corps social hexagonal.

L’union sacrée autour d’une identité fantasmée

13 Une autre manifestation de la logique d’exception induite par la prise de conscience du danger salafiste, et plus spécifiquement de la situation de guerre dont la France fait l’objet, concerne la redéfinition même du politique au sein de la société française. Si les problématiques vues comme traditionnelles ou acceptables auquel le débat public fait écho ne sont pas niées, la consolidation d’un espace de la radicalité islamique a poussé certains des principaux responsables français à penser la primauté de la question identitaire, dont la première veine conduit à la présence de l’islam en France, et dont le salafisme menace la pérennisation. Il n’est pas étonnant qu’à ce titre Nathalie Kosciusko-Morizet incarne, avec d’autres figures de premier plan telle que Manuel Valls, ce « front du réalisme », dont l’une des particularités tient à son œcuménisme partisan.

14 Dans la foulée en effet des attentats de Nice et de la montée au créneau de la députée des Républicains (qui se signalera quelques semaines plus tard par des propos sur « [sa] ville de Longjumeau dans l’Essonne où la mosquée est dirigée par un imam salafiste20 » et qui mériterait à cet égard d’être fermée), la proposition de mettre hors la loi le salafisme

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rencontrera des échos très positifs auprès du Premier ministre, dont l’un des axes politiques forts depuis de nombreuses années est lié à la dénonciation du « communautarisme dans certains quartiers » ainsi qu’à « la lutte contre l’islam radical ». Manuel Valls reçoit, en effet, son opposante politique en septembre 2016 dans le but de discuter de « la recevabilité juridique de la proposition » d’interdire le salafisme, tout en prenant soin de pointer le danger d’une « déresponsabilisation des salafistes » qui ne manqueraient pas de se poser comme « les victimes d’une grande manipulation » après avoir néanmoins précisé quelques semaines plus tôt à propos du burkini que « rester silencieux, comme par le passé [serait] un petit renoncement [et] une démission de plus21 ». 15 Cet exemple importe pour saisir l’une des conséquences de la logique d’exception. Elle implique la nécessité d’une « union sacrée ». Renvoyant à une appréhension du politique mise en évidence par Carl Schmitt22, dont l’hypothèse principale tient à l’entrée véritable dans le politique en cas de situation martiale, c’est-à-dire une fois qu’un ennemi est identifié et combattu, salafisme et salafistes présentent toutefois la caractéristique d’être insaisissables car à la fois français et extra-territoriaux, culturellement subversifs et politiquement violents. C’est à ce titre que la décision, ne serait-ce que théorique, d’interdire cette idéologie ne saurait être comparée à n’importe quel autre oukase législatif. Il ne s’agit pas de juguler un simple problème ayant trait aux affaires classiques de la Cité mais bien d’endiguer une idéologie jurant la perte des principes républicains. Manuel Valls est allé dans ce sens quelques mois auparavant en insistant sur le fait que l’élection présidentielle de 2017 se jouerait « sur la bataille culturelle et identitaire » lors d’un colloque organisé à Paris sur « l’islamisme radical et la récupération politique en Europe », après avoir pris soin d’insister sur le fait qu’une « minorité agissante, des groupes salafistes [étaient] en train de gagner la bataille idéologique et culturelle ». Ces propos illustrent une nouvelle hiérarchisation des menaces mais montrent également, voire surtout, un changement de paradigme en vertu duquel la décision politique ne concerne plus uniquement les questions classiques, mais bel et bien une problématique d’exception principalement liée au salafisme et qui se décline selon des modalités mouvantes, subversives et grandissantes.

La communauté religieuse, prétexte de l’état d’exception

16 Si les conséquences de l’état d’exception intellectuel et politique sont nombreuses, il en est une qui se distingue explicitement en ce qu’elle participe d’une fragmentation du corps social fondée sur l’appartenance religieuse, reprenant ainsi paradoxalement un des arguments structurants des acteurs salafistes, à savoir que l’identité musulmane ne peut totalement se concilier à la citoyenneté française. Se voyant en effet interpellée, voire sommée de se positionner contre cette idéologie, « la communauté musulmane » devient ainsi, à tout le moins symboliquement, responsable de ses éventuelles références communes avec les salafistes. Cette exception par capillarité, générée par le fait que l’appartenance religieuse commune (réelle ou supposée) légitime d’impliquer l’ensemble des coreligionnaires dans la dynamique sociale, politique et intellectuelle de construction de l’ennemi, en vient à inclure de fait une tierce catégorie dans le débat : les musulmans.

17 Si le débat public se caractérise par une disparité de vues sur la question de la responsabilité ou de l’innocence des musulmans quant à l’éclosion de formes radicales

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d’islam, une de ses déclinaisons n’en demeure pas moins celle de la généralisation. Celle-ci fait écho à la nécessité pour les musulmans de réagir à la menace salafiste et de puiser dans une identité religieuse qui doit donc être publicisée par les ressorts d’un contre-discours, voire d’une guerre au sein de l’islam dans l’optique du triomphe des valeurs de modération et de sécularité. Cette injonction à explicitement condamner, voire à combattre, le salafisme repose sur deux présupposés. 18 Le premier a trait à l’idée que le salafisme connaît un développement irrésistible. Les musulmans, en plus d’être interpellés comme un groupe unique, s’en trouvent donc essentialisés en vertu de la porosité existant entre leur religion et la matrice salafiste, décrite comme générant un discours bien plus performant auprès des musulmans que celui de la République. En cela, la thématique des « quartiers salafistes » est intéressante puisqu’elle synthétise à la fois la crainte territoriale de voir des espaces géographiques faire sécession (à tout le moins culturellement), la peur des classes dangereuses (puisque pauvreté, relégation sociale et repli identitaire s’imbriquent de manière à rejeter le discours de l’État républicain) et l’inquiétude sécuritaire, comme en témoignent les attentats jihadistes s’étant déroulés en France depuis quelques années et qui sont décrits comme émergeant d’espaces géographiques charpentés par l’imaginaire salafiste. Parfois, l’influence que d’aucuns jugent désormais irréfutable du salafisme dans certains quartiers essaie de s’étendre par une stratégie d’entrisme assumée. À partir de ces postulats, la nécessité d’un contre-discours républicain des musulmans émerge comme l’une des antiennes de la logique d’exception autour du radicalisme islamique. Dans un message posté sur sa page Facebook le 26 août 2016, le Premier ministre Manuel Valls appelle ainsi de manière explicite ses « compatriotes à assumer leurs responsabilités contre la percée d’un islamisme mortifère [et] rétrograde » : 19 « Les Français, tous les Français, et les musulmans eux-mêmes, attendent un regard lucide, des réponses claires. Ils attendent qu’un islam de son temps, revendiquant pleinement les valeurs de la République, l’emporte. Et c’est en premier lieu aux musulmans de France de le construire, de mener ce combat culturel. Ils sont les premiers confrontés à la violence du message salafiste, radical. » 20 Le deuxième présupposé fait écho au fait que les Français musulmans ont une responsabilité spécifique car, sans réaction significative de leur part, les extrêmes politiques en profiteront, au premier rang desquels le Front national. Ces derniers ont donc à cet égard la charge non seulement de s’emparer du débat sur le salafisme mais également de rassurer. Autrement dit, leur riposte n’est pas seulement fondée sur le plan des principes mais a également pour fonction de rassurer les Français « non- musulmans ». Cet appel à la contre-offensive peut également s’opérer sur le mode de la mise en garde, venant ainsi renforcer le processus de construction d’une exception musulmane en France. Cet avertissement républicain, incarné par Manuel Valls allant jusqu’à affirmer que « si l’islam n’aide pas la République à combattre ceux qui mettent en cause les libertés publiques, il [lui] sera de plus en plus dur de garantir le libre exercice du culte23 », peut contribuer à une certaine dynamique d’altérisation des Français musulmans en ce qu’il fonctionne sur le mode d’une injonction à se situer et à réagir à une menace non seulement grandissante, mais avec laquelle ils ont le tort de partager des traits communs. C’est pourquoi, dans cette logique, on comprend qu’en prenant la parole et en apportant la preuve non seulement de leur condamnation mais surtout de leur guerre de l’intérieur contre le salafisme, les Français musulmans se (re)nationalisent et gagnent au final les galons d’une francité que le radicalisme est supposé menacer

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chaque jour davantage. Le salafisme, à cet égard, semble avoir été institué de manière consciente ou non dans le débat politique et médiatique comme le défi ultime à travers lequel les Français musulmans ont la charge de prouver leur adhésion aux valeurs de la République française.

NOTES

1. « Manuel Valls : le salafisme est en train de gagner la bataille de l’islam de France », in Le Figaro, 5 avril 2016. 2. Jean-Marie Donegani, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris Presses de la FNSP, 1993. 3. Erving Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, éd. de Minuit, 1991. 4. Ibid. 5. Nos conclusions proviennent de la mise en lumière des déclarations portant sur le salafisme de personnalités politiques connues et étant (ou ayant été) proches du gouvernement. S’il est difficile d’être exhaustif en la matière, il n’en est pas moins fécond d’interroger la participation de certains des principaux responsables politiques à la production d’un état d’exception symbolique lié à l’émergence du salafisme dans la société française. 6. Cette appellation désigne essentiellement les compagnons du prophète Muhammad, ainsi que les fidèles appartenant aux deux générations leur succédant immédiatement. Ces premiers temps de l’islam sont ainsi posés en termes paradigmatiques par les salafistes – croyants décidant de mettre leurs pas dans ceux de ces prédécesseurs – revendiquant de revenir à la source. Certains salafistes sont adeptes de l’action militaire à visée insurrectionnelle afin de décapiter des régimes qu’ils excommunient car « traîtres » à l’islam. D’autres privilégient une éthique politique participationniste incarnant un nouveau visage de l’islam politique (historiquement représenté par les Frères musulmans) désireux de conquérir le pouvoir par la création d’un parti prenant part aux joutes électorales là où cela est permis. Enfin, les salafistes quiétistes réfutent toute entreprise réformiste de la foi et de la société qui ne serait pas prédication. À ce titre, le militantisme politique conventionnel ainsi que les stratégies violentes sont généralement désavoués. En outre, ayant la hantise de la sédition et de l’anarchie censées mettre en danger la stabilité sans laquelle il ne saurait y avoir d’orthodoxie, ceux-là légitiment de fait, voire en droit, les régimes établis (musulmans ou non). Lire Mohamed-Ali Adraoui, Du Golfe aux banlieues. Le salafisme mondialisé, Paris, PUF, 2013, et Samir Amghar, Le salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en Occident, Paris, Michalon, 2011. 7. « Fadela Amara : French Minister Calls for Full Ban on Burka », in Financial Times, 15 août 2009. 8. David J. Harding, Michèle Lamont, Mario Luis Small (dir.), « Reconsidering Culture and Poverty », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 629, n° 1, mai 2010 ; pour une discussion approfondie : Christophe Bertossi, La citoyenneté à la française : valeurs et réalités, Paris, éd. du CNRS, 2016. 9. John R. Bowen, Christophe Bertossi, Jan Willem Duyvendak, Mona Lena Krook (dir.), An Institutional Approach to Framing in Europe, European States and their Muslim Citizens, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. 10. Olivier Roy (dialogues avec Nicolas Truong), La peur de l’islam, Paris, Seuil, 2015.

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11. Il apparaît, en effet, que la focale sur les valeurs républicaines est d’abord l’apanage des politiques et des intellectuels de gauche. Ils mettent en avant, par exemple, la question de la laïcité mise en danger par la visibilité supposément croissante du radicalisme islamique (illustré principalement par les Frères musulmans et les salafistes). Outre ce référentiel commun, leurs alter ego de droite se montrent enclins à mobiliser l’héritage voire l’identité chrétienne de la France quand il est question de souligner l’altérité absolue représentée par les visages contemporains de l’extrémisme islamique. 12. http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion2283.asp 13. Qui est du reste systématiquement abordé à partir des prénotions qu’il inspire telles que la misogynie, la violence ou encore le refus de la laïcité, sans jamais évoquer les définitions universitaires ou plus élaborées liées à celui-ci. Le potentiel à la fois orientalisant et transnational est ainsi utilisé à plein pour créer l’image d’une agression originaire de l’extérieur mais prenant racine en France, à commencer par le niveau local. 14. Jean-François Copé, « La burqa, ce sont des intégristes qui veulent tester la République. » : http://www.lepost.fr/article/2009/10/17/1746909_jean-francois-cope-la-burqa-ce-sont-des- integristes-qui-veulent-tester-la-republique.html 15. Jean-François Copé, « Non au burkini, non aux vacances salafistes ! » : http://www.jfcope.fr/ Non-au-Burkini-non-aux-vacances-salafistes.html 16. Discours de François Hollande prononcé devant le Congrès réuni à Versailles, le 16 novembre 2015. 17. Bien que certains politiques, au premier rang desquels François Hollande, se soient refusés à faire usage du qualificatif « islamique » dans leur dénonciation du danger terroriste. 18. Ce qui au demeurant n’est corroboré par aucune analyse sociologique rigoureuse. Pour une discussion approfondie : Farhad Khosrokhavar, Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent, Paris, Robert Laffont, 2016. 19. Nathalie Kosciusko-Morizet, « Vaincre la guerre asymétrique du terrorisme », in L’Opinion, 18 juillet 2016. 20. « Lutte contre le terrorisme : NKM veut déclarer le salafisme hors-la-loi », interview France Info, 5 août 2016. 21. « Valls et NKM débattent de l’interdiction du salafisme », in Le Figaro, 1er septembre 2016. 22. Carl Schmitt, La notion du politique. Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1992. 23. Manuel Valls, « Reconstruire l’islam de France », in Le Journal du dimanche, 31 juillet 2016.

RÉSUMÉS

Qu’il soit question du substrat idéologique légitimant la violence terroriste, des raisons du « communautarisme » supposé croissant dans certains quartiers ou encore des débats sur la visibilité vestimentaire dans l’espace public (voile intégral, burkini…), le radicalisme semble avoir aujourd’hui un nom, celui du salafisme. Ce courant religieux fait l’objet d’une construction récurrente dans les discours des personnalités politiques françaises, produisant l’amalgame avec l’ensemble des musulmans. La structuration discursive de cet ennemi commun sert de repoussoir idéologique dans une société qui, pour mettre en place les conditions de sa défense, instaure un état d’exception à l’égard de ses principes républicains.

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AUTEUR

MOHAMED-ALI ADRAOUI

Senior Fellow, National University of Singapore (Middle East Institute).

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Démarches pédagogiques en matière d’islam Enjeux pour la jeunesse des deux côtés du Rhin

Maïtena Armagnague et Simona Tersigni

1 Il s’agit de situer, en Allemagne et en France, des démarches institutionnelles et des mobilisations à visée pédagogique d’acteurs sociaux, musulmans ou non, autour de l’islam. Ayant pour ambition de favoriser une connaissance de l’islam voire, quand elles sont pratiquées par les fidèles eux-mêmes, d’en requalifier socialement les valeurs et pratiques, ces dynamiques pédagogiques concernent des sujets individuels et collectifs, institutionnels ou non, face à l’expérience quotidienne de l’islam en Allemagne et en France1. En dépit de différences formelles dans l’inclusion de l’islam des deux côtés du Rhin, des convergences existent dans la construction institutionnelle de cette religion, recherchant l’édification d’un islam « d’Allemagne » et « de France ». Cette dynamique participe à alimenter une autochtonisation de l’islam par les musulman(e)s d’Allemagne et en/de France2. Celle-ci s’accompagne pourtant d’ambivalences et de maladresses entérinant un regard de la société majoritaire globalement méfiant vis-à- vis de cette religion, du fait de la relative méconnaissance, par les pouvoirs publics, notamment locaux, des hétérogénéités et des fragmentations caractérisant les islams d’Allemagne et de France3. Dans ces pays, l’islam est façonné par les musulmans majoritaires pris dans une tension entre les logiques étatiques européennes et les contrôles directs ou indirects exercés par certains pays d’origine4.

L’autochtonisation, un cadre d’analyse des pratiques pédagogiques en matière d’islam

2 Analyser les pratiques pédagogiques en matière d’islam nécessite la prise en compte des populations principalement concernées par la minorisation dans les deux pays – descendantes des migrations d’Afrique du Nord et aussi, notamment, d’Afrique subsaharienne, de Turquie et du Pakistan en France, et surtout celles originaires de Turquie en Allemagne – articulée à la fabrication de l’islam majoritaire des deux côtés

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du Rhin5. En Allemagne et en France, dès 1945 dans un contexte de prospérité économique (« Wirtschaftswunder » et « Trente Glorieuses »), l’arrivée de migrants musulmans a permis aux deux sociétés d’accueillir une religion ne s’inscrivant pas dans la représentation d’un passé national commun et de l’instituer chacune à leur manière6. Ceci s’est fait de façon différente, du fait des origines des migrants, dépositaires d’histoires nationales distinctes, et des liens spécifiques que la France et l’Allemagne entretiennent aux institutions religieuses.

3 Dans ces deux pays, l’émergence de l’islam s’inscrit, dès le début des années 1980, dans des scènes publique et médiatique agitées, dans lesquelles un questionnement sur l’État-providence ainsi que sur la cohésion sociale se dissimule derrière le fait migratoire érigé en problème social. Au début des années 1990, en Allemagne, la participation à la société des descendants de migrants est évoquée en termes ethniques ou nationaux, en ciblant les Turcs. En revanche, la France voit la question émerger dans ses grands ensembles et interroge les conditions de la mise à l’écart des descendants de migrants des anciennes colonies. Face à cela, les deux pays ont mis en place des politiques catégorielles, notamment au niveau local7. En France, dès les années 1980, le traitement spécifique et paternaliste dont font l’objet les populations d’origine étrangère est rapproché d’une gestion postcoloniale de la question sociale8. En Allemagne, c’est à partir de ce moment9 et de cette « étatisation de l’ethnicité 10 » que l’idée de société multiculturelle se répand, malgré la crainte du « repli communautaire » renforçant l’ethnicisation des groupes11 et ses effets sur la cohésion sociale : fragmentation, racisme réactif des Allemands12. 4 Le positionnement à l’égard de la reconnaissance de communautés religieuses différencie le sécularisme allemand de la laïcité française. Dans les deux cas , il y a séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais, à la différence de la France, les corps intermédiaires religieux (Körperschaft des öffentlichen Rechts) assurent en Allemagne une partie de la régulation sociale, ont un statut juridique et prélèvent avec l’aide de l’Etat un impôt versé par quiconque en est membre. 5 L’Allemagne compte entre 3 et 3,5 millions de musulmans13 et la France entre 4,3 millions et 3,98 millions14. Dans ces pays, l’institutionnalisation de l’islam s’est faite de façon progressive et improvisée15 allant de l’échelle locale à l’échelle nationale. En France, l’attribution des lieux de culte musulmans s’est réalisée de manière ad hoc dans les municipalités16. En Allemagne, l’islam s’est inégalement imposé dans le débat public : dès la fin des années 1970 à Berlin, mais bien plus tard dans d’autres lieux17. En France, cette prise en compte se manifeste à partir des années 1990, à l’initiative du ministère de l’Intérieur, conformément à la tradition française d’un État « instituteur du social18 ». En 1991, le Conseil de réflexion sur l’islam en France (Corif) est instauré pour préparer la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003. En Allemagne, la réforme de 2000 sur le code de la nationalité allemande est une occasion d’offrir une reconnaissance de l’islam, à l’instar des Körperschaft des öffentlichen Rechts. Cependant, l’État fédéral n’a pas le pouvoir de son voisin français de contraindre les Länder à légiférer en ce sens, puisque les affaires religieuses sont une de leurs prérogatives19. Le lancement des conférences sur l’islam (Deutsche Islam Konferenz, DIK) en 2006, à l’initiative du Bund, a été une étape majeure de dialogue sur cette religion.

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Des pratiques pédagogiques au cœur d’expériences situées

6 Parallèlement, les musulmans s’auto-organisent pour pratiquer leur culte. Au départ, en Allemagne, les Turcs le font seuls20, avant qu’Ankara n’intervienne dès les années 1970 pour le contrôler. Cette intervention a lieu au moment où la présence turque en Europe augmente, affirmant un besoin de diversité politique et religieuse (laïcité, rapport aux Kurdes, aux Arméniens). Une partie de la population s’autonomise alors de l’État21, et des organisations plus radicales (Milli Görüs22), parfois formellement interdites en Turquie23, se développent (confréries24, mouvement Gülen). De l’autre côté du Rhin, plusieurs chercheurs ont montré combien l’émergence d’un discours sur l’« islam de France » est entremêlée aux divers projets de formation d’imams en France25. En répondant au discours sur l’intégration dont ils acceptent les présupposés, les adeptes de l’« islam de France » essaient d’intervenir afin d’améliorer les dynamiques de socialisation des « jeunes descendants de migrants » considérés en péril26. Qui plus est, la création en avril 2003 du Conseil français du culte musulman (CFCM) a exprimé une volonté de reconnaissance politique de l’islam français, une stratégie engagée par les gouvernements successifs depuis la fin des années 1980. Double, ce processus de reconnaissance politique concerne à la fois la reconnaissance de la présence de l’islam par la République et l’acceptation, de la part des représentants du culte, des lois de la République, en particulier du principe de la laïcité. Cette reconnaissance réciproque a engendré des débats importants sur la place de l’islam dans la société française et sur sa visibilité dans l’espace public. Or le décalage entre la mise en place d’une reconnaissance politique ponctuelle et l’absence de reconnaissance juridique due au principe de laïcité a été la source de tensions futures27.

7 En dépit d’une volonté des pouvoirs publics de reconnaître l’islam et d’un rapport à la religion différent, la France et l’Allemagne, au lieu de considérer ce culte comme une ressource28, sont dominées par la crainte du développement de l’intégrisme et ont médiatisé des faits divers29 impliquant des musulmans fondamentalistes. Dans ce contexte post-2001, les débats sur l’islam servent parfois à cacher les peurs du fondamentalisme ou l’islamophobie30. En France, ceci opère dans un entremêlement périlleux entre « laïcité narrative » (de la politique, de la morale, de l’idéologie) et « laïcité de droit » (dont l’histoire est profondément ancrée dans les institutions d’un pays)31. En Allemagne, le mouvements Pegida réactive le sujet d’une « culture allemande de référence ». 8 Dans un article comparatif sur l’islam en France et en Allemagne32, Claire de Galembert a très justement souligné l’impuissance que l’État allemand et l’État français ont manifestée jusqu’au début des années 2000 dans la régulation de ce culte, en fonction de la représentation que ces États ont pu développer de sa place dans la cité. Ainsi, les pratiques pédagogiques de l’islam doivent être regardées en tenant compte des éléments que de Galembert considère comme étant à l’origine d’une telle dérégulation, à savoir la fragmentation de l’islam dans ces deux États-nations et la progressive individualisation du religieux qui les traverse. Il importe alors de prolonger ce propos en mettant en miroir le sens et les enjeux propres aux pratiques pédagogiques mises en place par des acteurs associatifs musulmans des deux côtés du Rhin. À Hambourg comme à Paris, nous avons voulu regarder plus finement le travail de différentes associations musulmanes en essayant de ne pas rester prisonnières d’une conception de

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l’action institutionnelle centrée sur l’évaluation de l’impact des démarches topdown 33, i.e. de l’action institutionnelle et municipale tout particulièrement.

L’institutionnalisation de l’islam dans l’espace éducatif allemand

9 En Allemagne, Milli Görüs est l’organisation musulmane majoritaire, notamment auprès des jeunes, à qui elle propose un message identitaire revendicatif religieux et nationaliste34 via des activités éducatives (soutien scolaire, financement d’études, activités culturelles, cours et colonies coraniques). À Hambourg, cette centralité dans la vie sociale de jeunes musulmans (sorties, pratiques matrimoniales, consommations alimentaire, vestimentaire, culturelle) pose des questions éducatives et pédagogiques. L’organisation propose du soutien scolaire, de l’appui à l’insertion professionnelle, offre des stages dans les nombreux commerces ou services attachés à ses mosquées (supermarchés, jardins d’enfants, espaces de loisirs culturels), des lieux de sociabilité, de réflexion et de discussion entre jeunes. Cette attractivité participe à produire un espace éducatif concurrentiel car d’autres structures (parapubliques type maisons de jeunesses ou associations de médiation culturelle) réalisent aussi ces actions.

10 Dans ce contexte, des éducateurs (jeunes d’origine turque) de maisons de jeunesse dénoncent ce qu’ils considèrent être de l’endoctrinement de la part de Milli Görüs. En tant que jeunes d’ascendance turque travaillant dans une institution allemande non- catégorielle, c’est-à-dire non affiliée à une appartenance religieuse ou ethnique, ils expliquent se sentir parfois discrédités par les jeunes du quartier dans la « véracité » de leurs origines car ils n’adhèrent pas aux valeurs de Milli Görüs. Pour eux, une assignation opère car ils n’ont pas fait le choix d’une identification publique et professionnelle organisée par l’islam (ou par la turcité, souvent associée à l’islam). Ces éducateurs considèrent qu’il est anormal de se définir en termes religieux pour réaliser des actions d’insertion ou de soutien scolaire. Interrogé, l’encadrement de Milli Görüs explique dialoguer avec tout le monde mais que son positionnement éducatif est religieux. Un de ses cadres dirigeants justifie l’attractivité de son organisation par la capacité de l’organisation à donner du sens à l’existence. Ce contexte produit aussi des tâtonnements de la part d’autres associations s’affichant comme turques, développant des actions sociales en matière de tutorat scolaire et de médiation socioculturelle. Les animateurs liés à « la communauté turque en Allemagne » expriment ainsi leur regret face à ce qu’ils qualifient comme l’hégémonie de Milli Görüs. Pour ceux dont les origines turques et religieuses sont variées (alévie, turque, sunnite, républicaine ou kurde), la « communauté » doit proposer des actions éducatives et culturelles non religieuses car la religion est un critère d’exclusion de certains Turcs. Ainsi, la crainte que suscite Milli Görüs contraste avec les rhétoriques nuancées de ses dirigeants, se plaçant dans une posture légitimée par un cadre multiculturel de reconnaissance des minorités. 11 Cette situation a des implications pédagogiques. En Allemagne, depuis la fin des années 2000, le droit de dispenser des cours de religion dans les écoles publiques est devenu un objectif pour les organisations musulmanes35. Milli Görüs, grâce à son haut niveau de structuration institutionnelle, est clairement la première (et parfois la seule) organisation islamique ayant l’opportunité de donner de tels cours. Cette opportunité signifie devenir un interlocuteur pédagogique direct et légitime pour les établissements

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scolaires. Ainsi, lorsque le critère religieux interroge le fonctionnement scolaire (cours de natation, classes de découverte), des cadres du Milli Görüs sont sollicités pour faire médiation (indépendamment de l’affiliation ou non du jeune à cette organisation). Ainsi, l’un d’eux explique que son rôle principal, au-delà des cours de religion dispensés, est d’expliquer aux enseignants allemands ce que suppose, en termes d’adaptation pédagogique, la religion pour les enfants et les jeunes musulmans. Cette position et ces actions éducatives et de remédiations sociales sont stratégiques. Elles renforcent la légitimité de Milli Görüs auprès des institutions allemandes et auprès des familles de jeunes musulmans confiants dans une organisation légitimée par les pouvoirs publics. Pourtant, de telles actions sont assez peu contrôlées par ces derniers. La difficulté d’une telle centralité est de ne pas représenter toutes les jeunesses musulmanes : Sunnites mais pratiquant un culte moins rigoriste, Sunnites mais kurdes, Alévis se sentant contraints d’adhérer à un schéma d’islam n’étant pas le leur. De leur côté, les acteurs institutionnels allemands expriment leur maladresse et leur tâtonnement dans ces domaines, leur méconnaissance et leur peur d’être suspectées d’islamophobie. Ce faisant, ils participent indirectement à véhiculer des visions peu nuancées de la religion musulmane, ce qui n’est pas sans produire des clivages.

L’institutionnalisation de l’islam en/de France par l’épreuve éducative

12 En France, toute une littérature en sciences sociales et politiques a depuis fort longtemps mis l’accent sur les enjeux politiques inhérents à la gestion publique de l’islam et sur le tri des partenaires musulmans dits « légitimes » au sein des réseaux d’action publique36. De manière complémentaire à l’analyse de ces « réseaux d’acteurs fermés » fondés sur une volonté de contrôle à l’égard de l’islam, la gallicanisation37 de l’islam de France a tenté de promouvoir un islam dit « modéré » et de remédier aux mauvaises conditions de pratique du culte, à l’absence de représentation à l’égard de l’État…

13 Aujourd’hui, dans les lieux publics, différents modes de visibilité ont fini par être adoptés par une partie des musulman(e)s au point qu’à partir de la multiplication du recours au voile, Bruno Nassim Aboudrar a parlé d’un « régime de visibilité38 », pour désigner le cercle spéculaire et médiatique de voyeurisme et d’exhibition qui s’est mis en place. Cependant, les tentatives d’expliquer de manière pédagogique le sens et la pratique de l’islam de la part des fidèles peuvent exprimer soumission, retournement du stigmate et désaccord avec les non-musulman(e)s. Ainsi, une recherche portant initialement sur la cohabitation dans un quartier parisien à forte « attractivité religieuse », entre les musulmans « de passage » et les habitants considérés a priori comme des non musulmans quand les fidèles se rendent à la prière (en particulier le vendredi et lors des principales fêtes musulmanes), a mis à jour une fibre éducative des cadres musulmans relevant de différentes associations et orientations théologiques39. 14 Bien que les injonctions de mise aux normes des conduites de ces fidèles soient en général formulées par la municipalité et par le conseil syndical de la copropriété, ces injonctions sont dans la plupart des cas retransmises, filtrées ou élargies aux croyants qui traversent (et qui dans la plupart des cas n’habitent pas) ces cours par les responsables musulmans chargés de participer à leur application. Ce choix s’opère dans une conjoncture politique où les prières de rue40 de la mosquée parisienne de Château

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Rouge (rue Myrha) et de la mosquée tabligh du XIe arrondissement de Paris (rue Jean- Pierre Timbaud) tolérées par la municipalité parisienne (par manque de places et en raison de nombreuses difficultés dans la construction de nouveaux espaces cultuels) commencent à être fortement instrumentalisées par l’extrême droite (Front national, Riposte laïque, Bloc identitaire). 15 Par ailleurs, dans la période qui suit l’évacuation par la police de la cathédrale de Saint- Denis (été 2002), la mosquée de la rue Myrha ainsi que la grande mosquée de Paris font l’objet d’occupations de sans-papiers (rapidement évacués par les forces de l’ordre) associant leur islamité aux revendications de titres de séjour41. Dans ce contexte, entre 2006 et 2007, les responsables associatifs musulmans du Xe arrondissement mettent en place un véritable travail éducatif pour garantir le respect du « bon voisinage » avec les Parisiens qui habitent les immeubles en bas desquels se trouvent ces nombreuses salles de prière du Xe arrondissement de Paris. Ils manifestent ainsi une connaissance fine des procédés de disqualification des hommes et des femmes musulman(e)s fréquentant les lieux de culte de la rue du Faubourg Saint-Denis et de la rue Jean-Pierre Timbaud à Paris. 16 Ces cadres musulmans de différentes orientations (Milli Görüs, suleymanci42, kurde, tabligh et pakistanaise) opèrent des choix éducatifs en matière d’affichages de normes et d’identifications légitimes (décence, silence, propreté du corps, des habits et interdiction sévère de jeter par terre des bouts de papiers voire des noyaux de dattes…) et en vérifient l’application. Les fidèles sont censés suivre strictement ces consignes lors du passage dans les cours, entre la rue principale et l’accès aux lieux de culte, d’autant plus que ces deux rues sont à nouveau caractérisées par la prostitution dans les hôtels de passe et par plusieurs formes de petite criminalité, alors que les observations de Moustapha Diop et Riva Kastoryano43 au début des années 1990 semblaient montrer une atténuation de ces phénomènes en raison de la présence de lieux de culte. Les adultes comme les jeunes fidèles qui se rendent dans ces salles de prière ou dans les salles associatives, doivent se soumettre à un travail éducatif visant à policer la conduite individuelle et collective des musulmans. 17 Par ailleurs, dans les locaux adjacents des salles de prières suleymanci, pakistanaise et tabligh se tiennent également des enseignements coraniques ou d’arabe, le samedi en particulier, et de manière régulière des cours d’accompagnement scolaire. La composition des différents groupes tient compte de la division sexuelle du travail religieux, avec des enseignements masculins et féminins assurés respectivement par un homme et une femme. Même si l’on ne retrouve pas dans ce cadre le « couple éducatif hétérosexuel » composé par un jeune éducateur et par une jeune éducatrice, à l’instar de la plupart des centres socio-culturels français, la structuration de ces cours organisés à proximité des lieux de cultes suit le plus souvent les groupes d’âge qui sont opérationnels dans de nombreux centres socio-culturels, associations d’accompagnement scolaire ou club de prévention français. L’on retrouve ainsi des enseignements destinés à des enfants en dessous de 10-11 ans, des cours pour des « pré- adolescents » en dessous de 14 ans et des enseignements visant des musulmans adolescents, pour lesquels le « corps pieux » a acquis, dans la plupart des cas, de l’expérience dans le culte et dans la manière de se positionner face aux non- musulmans. Ces enseignements ont une double visée pédagogique : le rapport à soi de l’apprenant et la manière dont, déjà enfant, il est censé s’adresser en tant que musulman à celles et à ceux qui ne le sont pas.

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18 Ainsi, ces pratiques éducatives et de médiation institutionnalisent l’islam bien au-delà de l’échelle locale du quartier où les cadres musulmans instaurent cette pédagogie des conduites religieuses des fidèles. Policée et normalisatrice, une telle éducation des conduites des fidèles n’empêche ni que les forces de l’ordre puissent entrer en uniforme dans les salles de prière du quartier, ni que les vigiles bénévoles de ces lieux de culte fassent appel à la police pour éloigner des jeunes mendiantes kosovares dès lors qu’ils estiment leur présence excessivement visible en nombre et du fait de présence d’enfants (alors qu’elles ne sont pas nécessairement musulmanes à leurs yeux).

Conclusion

19 L’évolution de l’islam en/de France et Allemagne dépend dans chaque pays de la diversité des musulmans et des histoires nationales des pays d’origine, mais aussi des sociétés nationales. Celles-ci ont entrepris un traitement politique à l’égard de cette religion ou de ses adeptes. Ces islams, et la manière dont chaque société les a façonnés, conditionnent les pratiques éducatives et pédagogiques auxquelles nous nous intéressons et dont les décryptages nécessitent des analyses micro-locales. Tout en tenant compte des analogies et des différences dans la médiatisation et l’institutionnalisation du culte musulman des deux côtés du Rhin, les actions éducatives présentées sont le fruit de positionnements individuel ou collectif et de jeux de visibilité et d’invisibilité (médiatique et non) pesant sur plusieurs catégories de musulman(e)s et sur les tacites injonctions politiques ou médiatiques tacites faites en la matière aux dites institutions. Elles se prêtent aussi à de multiples définitions de la situation propres à des contextes de relations interethniques, mais qui relèvent également des organisations endogènes à certaines identifications religieuses liées au passé migratoire de chaque pays et aux conditions d’organisation et d’auto- organisation du culte musulman par les migrants et leurs descendants. La présentation de ces pratiques met indirectement en exergue la méfiance de la jeunesse et des parents à l’égard des institutions et des figures éducatives non religieuses censées les soutenir et les préparer à affronter l’avenir. En ceci, ces actions pédagogiques soulèvent des enjeux importants pour la jeunesse, d’un point de vue social et identitaire mais aussi politique, en termes de citoyenneté.

NOTES

1. Les données relatives aux initiatives pédagogiques liées à de jeunes d’origine turque en Allemagne sont issues de la thèse de Maïtena Armagnague, voir Une jeunesse turque en France et en Allemagne, Lormont, Le bord de l’eau, 2016 ; celles relatives aux pratiques pédagogiques auto- construites des migrantes et « descendantes de migrants » sont tirées des recherches doctorales et post-doctorales de Simona Tersigni.

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2. Par « musulmans de France », il s’agit de Français qui sont catégorisés en tant que musulmans ou qui sont engagés dans l’islam de France qu’ils voudraient contribuer à émanciper de l’islam consulaire dépendant d’un certain nombre de pays dont certains sont des terres d’émigration (Maroc, Tunisie, Algérie, Sénégal, Mali). Par « musulmans en France », il est fait référence à des migrants (réguliers, qui peuvent devenir irréguliers, qui le sont devenus ou qui sont dépourvus de titre de séjour depuis leur arrivée en France) ou à des travailleurs étrangers (pendulaires, intérimaires, prestataires de services) lesquels sont aussi susceptibles d’être musulmans. 3. Simona Tersigni, « Corps et appartenance, à la lumière du clivage entre musulmans en France et musulmans de France », in Gilbert Vincent, Juan Matas (dir.), Appartenance. Partir, partager, demeurer, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2011, pp. 131-150 ; « Le fait religieux : croyances, pratiques et revendications », in Jean-Yves Blum-Le Coat, Mireille Eberhard (dir.), Les immigrés en France, Paris, La documentation française, (coll. « Les études de La documentation française »), 2014, pp. 165-181. 4. Nilüfer Göle, « La laïcité et la Leitkultur : les socles identitaires », in Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015, pp. 37-43. 5. Nikola Tietze, Jeunes musulmans de France et d’Allemagne, Les constructions subjectives de l’identité, Paris, L’Harmattan, 2002. 6. Nikola Tietze, Ein historisch informierter Blick auf die immigrations - und fluchtlingspolitischen̈ Handlungszusammenhänge in Deutschland-Integrationsdiskurse, Inklusion muslimischer Religionspraxis, Wandel nationaler Territorialität, Bericht für das Auswärtige Amt (Arno Kirchhof), Paris, 2016 ; Nikola Tietze, « L’institutionnalisation de l’islam et l’intégration nationale en Allemagne », in Antonela Capelle-Pagacean, Patrick Michel, Enzo Pace (dir.), Religion(s) et identité(s) en Europe, L’épreuve du pluriel, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 281-295. 7. Riva Kastoryano, La France, l’Allemagne et leurs immigrés : négocier l’identité, Paris, Armand Colin, 1997 ; Didier Lapeyronnie, L’individu et les minorités. La France et la Grande-Bretagne face à leurs immigrés, Paris, PUF, 1993. 8. Yves Lequin, « Métissages imprudents ? », in Yves Lequin (dir.), La mosaïque France, Paris, Librairie Larousse, 1988. 9. L’Église catholique s’occupe des migrants d’Italie, du Portugal, d’Espagne et de Croatie, les Églises protestantes des chrétiens non-catholiques (tels les Grecs) et le Arbeiterwohlfahrt des immigrants non-chrétiens, dont ceux du Maghreb et de Turquie. La reconnaissance des communautés religieuses (Körperschaft des öffentlichen Rechts) est inscrite dans la Loi fondamentale allemande. 10. Ulrich Bielefeld, « L’État-nation inachevé. Xénophobie, racisme et violence en Allemagne à la fin du XXE SIÈCLE », N° SPÉCIAL, ALLEMAGNE AN V, DÉCEMBRE 1994-JANVIER 1995. 11. Frank-Olaf Radke, « Lob der Gleich-Gültigkeit. Zur Konstruktion des Fremden im Diskurs des Multiculturalismus », in Ulrich Bielefeld (dir.), Das Eigene und das Fremde, Hambourg, Hamburger Edition, 1991, pp. 79-96. 12. Frank-Olaf Radke, « Multiculturalism in welfare States: the case of Germany », in Montserrat Guibernau, John Rex, The Ethnicity Reader. Nationalism and Migration, Oxford/Londres, Polity Press, 1997, pp. 248-256. 13. Christopher J. Soper, Joel S. Fetzer, « Explaining the accommodation of Muslim religious practices in France, Britain, and Germany », in French Politics, vol. 1, 2003, pp. 39-59. 14. Patrick Simon, Vincent Tiberj, « Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants », in Document de travail, n° 196, Paris, Ined, 2013, pp. 1-46. 15. Claire de Galembert, Nikola Tietze, « Institutionalisierung des Islam in Deutschland. Pluralisierung der Weltanschauungen », Mittelweg, n° 36, 2002, pp. 43-62. 16. Claire de Galembert, « Le “oui” municipal à la mosquée de Mantes-la-Jolie : les faux-semblants de l’hospitalité religieuse », in Anne Gotman (dir.), Villes et hospitalité. Les municipalités et leurs

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étrangers, Paris, éd. de la MSH, 2004, pp. 383-407 ; Thibault Tellier, « De l’invisible au visible », in Cahiers de la Méditerranée, n° 76, 2008, pp. 89-105. http://cdlm.revues.org/4299. 17. Le sujet n’émerge qu’à partir des années 1990 à Hambourg où la Schura, fédérant toutes les instances islamiques (sauf le DITIB), voit le jour en 1999. 18. Pierre Rosanvallon, L’État en France : de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1993. 19. Claire de Galembert, « La gestion publique de l’islam en France et en Allemagne », in Riva Kastoryano (dir.), Les codes de la différence. Race, origine, religion, France Allemagne, États-Unis, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, pp. 175-202. 20. Hamit Bozarslan, « Une communauté et ses institutions : le cas des Turcs en RFA », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 6, n° 3, 1990, pp. 63-81. 21. Mais aussi du DITIB (Diyanet Isleri Türk Islam Birligi) qui correspond au ministère turc du Culte en Turquie. 22. Avrupa Milli Görus Teskilatlari est le satellite européen du parti islamiste turc. 23. En vertu de la Constitution turque et de l’article 163 du Code pénal réprimant les activités anti-laïques. 24. Naksibendiye, Nurculuk et Süleymanci sont influentes en Europe, voir Samim Akgönul, Religions de Turquie, religions des Turcs. Nouveaux acteurs dans l’Europe élargie, Paris, L’Harmattan, 2005 ; « Appartenances et altérités chez les originaires de Turquie en France », in Hommes et Migrations, n° 1280, 2009, pp. 34-49. 25. Frank Peter, « L’“Islam de France” : une religion civile en quête d’autorités religieuses », in Confluences Méditerranée, vol. 2, n° 57, 2006, pp. 69-81 ; Solenne Jouanneau, Les imams de France. Une autorité religieuse sous contrôle, Marseille, éd. Agone, 2013. 26. Frank Peter, « L’“Islam de France” », op. cit., 2006. 27. Malika Zeghal, « La constitution du Conseil français du culte Musulman : reconnaissance politique d’un Islam français ? », in Archives de sciences sociales des religions, n° 129, 2005, pp. 97-113. http://assr.revues.org/1113. 28. Herbert J. Gans, « Symbolic ethnicity. The future of ethnic groups and cultures in America », in Ethnic and Racial Studies, vol. 2, n° 1, 1979, pp. 1-2. 29. Comme dans le cas de l’« affaire Sürücü », abattue en 2005 par son frère après avoir refusé de se soumettre à un mariage forcé ou lors des parutions des ouvrages de Seyran Ates en 2003, Große Reise ins Feuer. Die Geschichte einer deutschen Türkin (Berlin, Rowohlt Berlin), de Necla Kelek en 2005 Die fremde Braut (Cologne, Kiepenheuer & Witsch). En France, depuis la première affaire du voile à Creil en 1989, l’opinion n’a cessé de s’agiter autour de différents thèmes (identité nationale, salafisme, niqab, polygamie). Voir Valérie Amiraux, « De l’Empire à la République : à propos de l’“islam de France” », in Cahiers de recherche sociologique, n° 46, 2008, pp. 45-60. Alors qu’en France, la création, en 2007, du ministère de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement a suscité de vifs débats, avant même celui de 2010 sur l’Identité nationale, l’Allemagne a connu une dynamique similaire, dès les années 2000, autour de la culture de référence (Leitkultur) et la parution d’un ouvrage de Bassam Tibi, Islamische Zuwanderung. Die gescheiterte Integration, Stuttgart/Munich, Deutsche Verlags-Anstalt, 2002. 30. Par ailleurs, entre 1988 et 2005, le Conseil d’État a été saisi 87 fois pour des recours de défaut d’assimilation. Or, selon l’analyse des contentieux dans les pratiques administratives, le défaut d’assimilation culturelle concerne presque exclusivement des candidats relevant de la religion musulmane. Il concerne plus précisément, les demandes de candidates voilées (3 cas), celles des membres d’association qualifiées d’« islamistes », de « fondamentalistes » ou d’« intégristes » (9 cas), ainsi que celles de candidats dont la polygamie (75 cas) a été reconnue – bien que son histoire soit antérieure à celle de l’islam. Voir d’Abdellali Hajjat, Les frontières de l’« identité nationale » : l’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012.

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31. Alessandro Ferrari, « Laicità del diritto e laicità narrativa », in Rivista Il Mulino, n° 6, 2008, pp. 1121-1128. 32. Claire de Galembert, « France et Allemagne : l’islam à l’épreuve de la dérégulation étatique du religieux », in Rémy Leveau, Khadija Mohsen-Finan, Catherine Wihthol de Wenden (dir.), L’islam en France et en Allemagne. Identités et citoyennetés, Paris, La Documentation française, 2003, pp. 81-94. 33. Ce terme désigne une impulsion par le haut des politiques publiques qui doivent ensuite être appliquées localement. 34. Nikola Tietze, « L’Islam turc de la diaspora en Allemagne : les forces des communautés imaginaires », in Cemoti, n° 30, 2004. URL : http://cemoti.revues.org/document649.html. 35. C’était une recommandation de la DIK de mars 2008. Il y a aussi eu, parallèlement aux cycles de la DIK, un travail de reconnaissance d’un islam de la part des jeunes en Allemagne. Voir Naika Foroutan, Coskun Canan, Steffen Beigang, Benjamin Schwarze, Dorina Kalkum, Deutschland postmigrantisch II – Einstellungen von Jugendlichen und jungen Erwachsenen zu Gesellschaft, Religion und Identität, Berlin, BIM, 2015. 36. Lydie Fournier, « Une gestion publique de l’islam entre rupture et rhétorique », in L’Homme et la société, vol. 4, n° 174, 2009, pp. 41-62. 37. Claire de Galembert, « France et Allemagne : l’islam à l’épreuve de la dérégulation étatique… », op. cit. 38. Bruno Nassim Aboudrar, Comment le voile est devenu musulman, Paris, Flammarion, 2014. 39. Simona Tersigni, « Faire prier et laisser contrôler : régulations du passage des fidèles musulmans dans les cours parisiennes du 10e arrondissement », in Yves Bonny, Sylvie Ollitrault, Régis Keerle, Yvon Le Caro (dir.), Espaces de vie, espaces-enjeux. Entre investissements ordinaires et mobilisations politiques, Rennes, PUR, 2012, pp. 75-91. 40. Les prières de rue ont été interdites sur l’ensemble du territoire français depuis le 15 septembre 2011 par le ministre de l’Intérieur et des cultes Claude Guéant. 41. Simona Tersigni, « Le répertoire d’action des sans-papiers musulmans à Paris. Dissimulés, exposés, mis en danger : les corps pieux de l’engagement », in Le sujet dans la cité, vol. 1, 2012, pp. 144-161. 42. Issue des formations paramilitaires en collaboration avec l’extrême droite (le MHP) dans les années 1930 et interdite en Turquie pour non-respect du principe constitutionnel de laïcité, cette confrérie sunnite s’est opposée pendant longtemps aux institutions officielles turques par une implantation en Allemagne et dans d’autres pays européens, nord-africains et en Amérique du Nord. La création d’écoles destinées à former les futurs cadres fait partie de ses objectifs prioritaires bien que ses formes éducatives soient assez rudes et peu intellectualisées, contrairement aux Nurcus et au mouvement Gülen. 43. Moustapha Diop, Riva Kastoryano, « Le mouvement associatif islamique en Île-de-France », in Revue européenne des migrations internationale, vol. 7, n° 3, 1991, pp. 91-117.

RÉSUMÉS

En France comme en Allemagne, des associations musulmanes multiplient les initiatives en faveur du vivre-ensemble. Des cours de religion dans les écoles publiques de l’autre côté du Rhin pour favoriser la connaissance de la religion musulmane aux tentatives d’encadrer la pratique du

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culte dans des lieux inadaptés, comme dans certains arrondissements de Paris, les pratiques pédagogiques en matière d’islam révèlent une volonté de se faire connaître et reconnaître dans l’espace public. Cependant, tous les croyants ne sont pas prêts à répondre à ces injonctions sociales et culturelles qui contribuent à construire leur image.

AUTEURS

MAÏTENA ARMAGNAGUE

Maître de conférences en sociologie à l’INSHEA, chercheure au Grhapes et associée au Centre Émile Durkheim et à Migrinter.

SIMONA TERSIGNI

Maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Nanterre, chercheure au Sophiapol et associée au DynamE et à l’Urmis.

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De l’intégration des élèves immigrés à celle des élèves musulmans en Suisse Une analyse à partir de deux faits divers médiatisés

Geneviève Mottet

1 Après un demi-siècle de présence des élèves issus de la migration dans les discours des médias, les images qui les concernent ont changé en substance comme en intensité au fil du temps. À partir de la seconde moitié des années 1990, les articles traitant des jeunes issus de l’immigration apparaissent et deviennent de plus en plus fréquents dans la presse, se concentrant toujours plus autour des jeunes musulmans. Certains faits divers, transformés en affaires souvent très médiatisées, participent de la production sociale de nouveaux stigmates.

2 Cet article présente deux faits divers, survenus en Suisse, qui ont eu un impact sur les politiques éducatives, sur l’intégration des familles issues de la migration, ainsi que sur la manière dont la question musulmane est appréhendée dans les discours publics. Cette dernière n’apparaît qu’en filigrane en 1999 lors du premier fait divers, alors qu’elle est au centre du second, en 2016. Ces deux faits divers représentent deux situations distinctes. D’une part, un drame : le meurtre d’un enseignant par le père d’un élève kosovar à Saint-Gall, en 1999. D’autre part, l’affaire de l’école de Therwil : le « scandale » des deux élèves musulmans qui refusent de serrer la main de leurs professeures et le tollé contre une direction qui le leur permet, en 2016. Nous verrons comment ces faits divers se sont transformés en faits de sociétés et comment leurs traitements ont eu une influence directe sur l’accélération du développement d’une politique d’intégration globale en direction des familles immigrées d’abord, puis des populations de religion musulmane.

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Comprendre la construction des représentations négatives des immigrés

3 Différents travaux académiques, des ouvrages et de nombreux articles ont montré le traitement négatif progressif de la question de l’immigration dans le discours politico- médiatique et comment, au tournant des années 1980, la presse de droite comme de gauche est passée d’un cadrage sur les problèmes vécus par les immigrés (logement, droits, alphabétisation) aux problèmes posés à la France par les immigrés (délinquance, baisse de niveau dans les écoles, terrorisme, etc.) ou encore par les problèmes d’intégration1.

4 Robert Castel relevait que les principaux épisodes de la montée en puissance de l’islamophobie ont été la première guerre du Golfe en 19912, à laquelle ont succédé le déclenchement de la seconde Intifada palestinienne en 2000, les attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Irak, puis d’autres attentats en Europe, etc. Le sociologue soulignait l’impact de ces événements à la fois sur les jeunes que leur origine rattache à l’islam et sur l’opinion publique. Depuis lors, nous assistons à de nouveaux attentats qui alimentent le discours sur la menace islamiste jusque dans l’enceinte scolaire à partir de thèmes comme la violence, l’égalité des sexes ou la laïcité. À l’instar du contexte politique français et européen décrit par Éric Fassin et Didier Fassin3, la Suisse est également en train d’investir la question raciale, la question religieuse et la thématique de l’islam4. 5 Des chercheurs montrent les enjeux de la montée en force de la laïcité dans un contexte de « panique morale5 ». De même, Amel Boubekeur parle d’« islam de crise6 ». Pour lui, les débats sur le rôle de l’islam dans ces crises sont le plus souvent présentés en termes d’inadaptabilité culturelle pouvant mener au « clash des civilisations », tels que l’ont été les questions du port du voile, des émeutes en banlieue et l’affaire des caricatures islamophobes. Il s’agit bien d’interroger comment ces questions morales, qui émergent des faits divers, participent à évincer l’ethnicisation des rapports sociaux et l’exclusion des populations allogènes7, ainsi que le déficit de citoyenneté que subissent les jeunes de banlieue8. Aussi, loin de légitimer les actes violents et les événements dramatiques, il s’agit, à la suite de Béatrice Mabilon-Bonfils9, d’explorer les soubassements dans notre imaginaire collectif de la tendance à analyser le monde à partir des catégories de la menace. 6 Cet article s’appuie sur des sources récoltées dans le cadre d’une enquête longitudinale qui investit l’analyse des processus de diffusion, de mise en circulation et de légitimation d’une « rhétorique de la science de la diversité10 » dans le champ scolaire11. Alors que nous avons effectué une analyse longitudinale des articles parus dans un quotidien genevois, la Tribune de Genève12, entre les années 1970 à 2015, nous intéressant autant à ceux concernant la question scolaire qu’à ceux traitant de la question migratoire, nous avons observé l’émergence d’un ciblage sur le problème, en Suisse, des jeunes d’origine musulmane dans la seconde moitié des années 1990, au moment de la montée en force de l’extrême droite (parti de l’UDC13) qui deviendra le second parti du pays en 1999. 7 Les sources mobilisées dans cet article ont été choisies parce qu’elles illustrent l’impact des faits divers sur le processus de problématisation des élèves immigrés, catégorisés comme musulmans. De même, parce qu’elles renseignent sur la manière dont des

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acteurs multipositionnés transforment et font circuler les catégories de perception des immigrés et de l’islam dans le champ scolaire. On s’appuiera sur la lecture de plus de 100 articles de presse, d’une quinzaine de rapports de recherche et de mandats institutionnels de diverses institutions (Forum suisse pour les migrations, ministère national de l’Éducation14, Commission fédérale des étrangers, etc.), d’une dizaine de documents politiques (rapports, mémoriaux, textes de loi) qui se réfèrent explicitement aux deux faits divers que nous avons présentés (ou qui en découlent en partie), ainsi que de textes qui informent sur la création de mesures promouvant la laïcité (associations, brochure sur la laïcité, etc.). 8 Nous verrons comment ces formes de problématisations ont des impacts concrets sur la relation sociale des élèves et de leur famille subissant ces présupposés et sur la mise en place de dispositifs potentiellement stigmatisants et contraignant les concernant (élèves et parents). Nous verrons également dans quels contextes émergent chacun de ces faits divers, et comment les mobilisations qui en découlent sont ancrées dans une logique proche de l’islamophobie portée à l’échelle mondiale sachant, comme le souligne Patrick Haenni15, que c’est dans les années 1990 que la Suisse découvre « sa » minorité musulmane et, ce faisant, commence à penser et à définir son rapport à elle. Il relève que l’on assiste depuis lors à une « internalisation » progressive de la question de l’islam et des musulmans en Suisse.

Un fait divers comme accélérateur des politiques d’intégration

9 Un fait divers ayant eu lieu en 1999 à Saint-Gall a été convoqué à de nombreuses reprises dans les sources étudiées. Il s’agit du meurtre d’un enseignant par le père d’un élève kosovar. Les articles de presse, ainsi que les références à ce fait divers par de nombreux acteurs mentionnent régulièrement la nationalité du père, soit son origine kosovare. Connaissant le contexte politique de la fin des années 2000 (arrivée de nombreux réfugiés d’ex-Yougoslavie, difficultés économiques, montée de l’extrême droite)16, on peut considérer que l’usage de ce fait divers a servi à mettre au cœur de la politique d’intégration la question des familles immigrées dans le champ scolaire.

10 Plus que la cause de l’acte, l’origine étrangère (kosovare) du père de l’élève est mise en exergue dans les articles. Le Temps, dans son titre relatif à cette affaire : « Le meurtre de l’enseignant saint-gallois relance le débat de l’intégration à l’école17 », indique que le critère de l’origine du meurtrier a retenu l’attention. Articles, discours et mesures donnent à voir comme une évidence le problème de l’origine, comme si la recherche de son influence sur l’acte commis, avec lequel il serait en interdépendance, était légitime. La Commission fédérale des étrangers (CFE18), ainsi que le Forum suisse pour l’étude des migrations19 se réfèrent aussi à cet événement et relèvent qu’il a participé au débat sur l’intégration des immigrés. Selon la CFE, « le cas tragique du meurtre de Spirig […] a éveillé la conscience de toute la Suisse, faisant de l’intégration un thème central pour de nombreuses années20 ». Différents thèmes seront développés par des acteurs de tous bords suite à cet événement. Les débats portent sur le taux d’étrangers dans les classes, sur les écoles multiculturelles, sur la question du quota d’élèves étrangers dans les classes, ainsi que sur les classes séparées demandées par certains. La mise en place de mesures de soutien pour les enseignants est également réclamée suite au drame. Des structures et des dispositifs visant à promouvoir l’intégration des étrangers sont petit à

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petit créés dans les cantons qui institutionnalisent des bureaux d’intégration et créent des « contrats d’intégration ». On observe le développement de discours exigeant des étrangers qu’ils prouvent leur bonne volonté de s’intégrer, notamment par l’apprentissage de la langue d’accueil. En cas de manques de volonté à ce niveau ou en cas de comportement délinquant des parents ou des enfants, il est question de retirer le permis de séjour attribué par la Confédération. De même, des amendes sont données en cas d’absence des parents aux réunions d’école ou en cas d’absence des enfants à l’école. Le slogan « encourager et exiger » est prôné, attendant des familles étrangères qu’elles s’intègrent à la société d’accueil de manière inédite.

La récupération politique des dispositifs publics destinés aux immigrés

11 Bien sûr, tous ces dispositifs et discours ne sont pas issus de ce seul « fait divers ». Certains étaient déjà en discussion dans le contexte politique et économique que nous avons évoqué. Toutefois, il est intéressant de souligner que celui-ci a été mentionné par des acteurs politiques de tous bords, ainsi que par des chercheurs du ministère national de l’Éducation, du Forum suisse des migrations ou de la Commission fédérale des étrangers, etc. En outre, les références explicites à cet événement se poursuivent au moins jusqu’en 2008. En effet, dans l’état des lieux d’un catalogue de mesures du Parti radical genevois (parti de droite) intitulé « Une nouvelle dynamique pour Genève » paru en février 2008, ce parti rappelle justement l’affaire de Saint-Gall qui « avait défrayé la chronique » en janvier 1999, concernant l’assassinat d’un enseignant par le père d’un élève. Cet état des lieux s’inquiète des cas de violence dans le milieu scolaire et se réfère aux problèmes liés à l’intégration de populations migrantes21. Une des mesures demandées par le parti vise à faire suivre aux enseignants une formation sur la gestion des différences culturelles et religieuses. Les mesures proposées sont proches de celles qui ont été prises par le canton de Saint-Gall suite à ces événements22. Il est intéressant d’observer que les mesures proposées par le Parti radical genevois, déposées en février 2008, s’inscrivent directement dans le prolongement de celles de l’UDC en août 200723. Si l’on s’intéresse aux propositions de l’UDC dans leur document : « Pour l’ordre et la sécurité. Halte à la violence juvénile et à la criminalité étrangère24 », il s’agit d’apporter des modifications au droit pénal des mineurs et au droit civil, en augmentant la responsabilité des parents et en amendant ces derniers en cas d’écarts à la loi de la part de leurs enfants. La tendance générale semble être à la mise en place de mesures de plus en plus sévères visant à imposer l’ordre et la sécurité tout en « punissant les parents non responsables ».

12 Si ce fait divers ne s’accompagne que d’une problématisation de la question religieuse des personnes d’origine étrangère en filigrane, il a fonctionné comme un catalyseur du manque d’intégration des familles immigrées dans le débat public. Le second fait divers que cet article présente s’inscrit quant à lui au cœur de la question religieuse. Il participe à problématiser l’islam de manière inédite dans le champ éducatif. Les modalités initiées petit à petit par les politiques d’intégration (menaces relatives au permis d’établissement, amendes, encouragement à l’intégration, etc.) depuis le début des années 2000 seront également mobilisées. En outre, une batterie de nouvelles mesures verra aussi le jour.

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Un fait divers comme catalyseur de la question musulmane à l’école

13 Le fait divers de la « poignée de main » a eu lieu en avril 2016, soit dix-sept ans après le premier. Le traitement qui lui est fait révèle, selon nous, la montée en puissance d’une nouvelle forme de problématisation plus large de l’intégration des élèves immigrés qui cible spécifiquement les élèves musulmans. Nous avons également choisi de présenter ce fait divers parce qu’il est survenu récemment et que l’emploi qui en est fait doit être compris à la lumière du contexte politique mondial de lutte contre les islamistes intégristes. Bien sûr, des années 2000 à aujourd’hui, d’autres événements ont été mobilisés par les médias et les politiques, abordant la thématique de l’intégration des élèves immigrés et de leurs parents : événements médiatisés sur la « violence » de jeunes étrangers, le port du voile, l’exemption des cours de natation ou le burkini.

14 Les premiers articles relatant le fait divers informent que la direction d’un établissement du canton de Bâle-Campagne a dispensé deux élèves de saluer leurs professeures par une poignée de main. Le problème n’a pas été énoncé publiquement par la direction d’établissement mais par d’autres acteurs, notamment par l’intermédiaire du journal Schweiz am Sonntag. Selon Swissinfo du 6 avril 2016, cette poignée de main « agite toute la Suisse » : « Ces derniers jours la Suisse a vécu un emballement médiatique sur le thème de la poignée de main qui s’est propagé sur les réseaux sociaux et même jusqu’à l’étranger. En cause : deux élèves syriens dispensés par la direction de l’école de serrer la main à leur institutrice pour des motifs religieux25. » Selon la Tribune de Genève du 7 avril 201626, le « compromis » trouvé par la direction de l’établissement a été de demander aux élèves de saluer verbalement leurs professeurs (femmes et hommes). Il remonte au mois de novembre précédent. La dérogation, une fois médiatisée, a soulevé un vent de réactions, quasi unanimes, pour condamner une mesure considérée comme discriminatoire envers les femmes et portant atteinte aux « valeurs suisses ». Le quotidien genevois relève la réaction de la conseillère fédérale socialiste, Simonetta Sommaruga, suite à la dénonciation médiatique de cet événement : « Ce n’est pas ainsi que je conçois l’intégration. » Le problème dénoncé amène rapidement une vive polémique qui obligera la hiérarchie à revenir sur sa décision, notamment suite à la demande du ministère national de l’Éducation (CDIP). Des acteurs hétérogènes et de tous bords (responsables des politiques éducatives, syndicats d’enseignants, députés, etc.) s’expriment sur l’événement dans les médias des différents cantons et critiquent bien souvent la décision de l’établissement en question, invoquant des thèmes comme l’égalité hommes-femmes, la laïcité, la citoyenneté, etc. Face à l’inexistence de directive du ministère cantonal de l’Éducation (DIP27) relative à ce genre de situation, une expertise juridique a dû être commanditée pour savoir s’il est légalement permis de demander à la direction d’établissement de modifier sa décision. 15 La presse relève que cette affaire a créé une « polémique nationale » comme en attestent les intitulés : « Accepter que des musulmans ne serrent pas la main de leur maîtresse, une décision inadmissible et hypocrite » (Le Temps, 6 avril 2016), « La poignée de main relance la question d’imams suisses28 » (Tribune de Genève, 8 avril 2016) ; « L’affaire des deux ados syriens, dispensés de serrer des mains, s’était jusqu’ici cantonnée à un débat de société » (20 minutes, 12 avril 2016) ; « L’école secondaire de Therwil (BL) avait provoqué un tremblement de terre en Suisse en avril » (20 minutes,

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25 mai 2016). Des mesures sont réclamées par divers acteurs qui s’expriment sur le sujet. Le PS (Parti socialiste) de Bâle-Campagne demande que des mesures soient prises par le canton pour éviter et sanctionner ce genre de comportement contre les femmes. Le PDC (Parti démocrate-chrétien)29 annonce la préparation d’une intervention au Grand Conseil. L’UDC, quant à elle, informe du dépôt d’une motion visant à inscrire dans la loi l’interdiction d’exceptions pour les communautés religieuses.

La construction médiatique de la menace de la radicalisation à l’école

16 La majorité des points de vue présentés par la presse dénoncent la décision prise par la direction d’établissement. De même, lors d’une émission « Infrarouge » de la RTS (Radio télévision de Suisse romande) du 18 avril 2016 portant sur l’événement et intitulée « Quelle place pour l’islam en Suisse », les invités sont très critiques et l’imam invité est le seul à interroger la réalité de ce problème de la poignée de main. Il est passablement rudoyé par différents intervenants. L’analyse de cette table ronde va dans le sens des constats de Pierre Tévanian30 qui observe que, lors des débats médiatiques portant sur l’interdiction du voile à l’école, la majorité des interventions soutiennent l’interdiction alors que celles qui s’y opposent sont souvent acculées voire interrompues dans leurs interventions et les filles touchées par cette interdiction totalement réduites au silence et ignorées.

17 Le titre d’un article de la Tribune de Genève du 12 avril 2016 monte l’affaire en épingle en liant les deux jeunes musulmans à Daech : « Un des frères relaie la propagande de Daech ». Dès lors, les journalistes enquêtent sur les origines de la famille des deux frères. On apprend que celle-ci ne serait pas « intégrée » à la société suisse. On informe que le père est imam à la mosquée du roi Faysal à Bâle, mosquée réputée pour être radicale. À partir de là, la menace du radicalisme islamiste dans le domaine des politiques d’immigration rejoint la question scolaire. Il est proposé de développer la formation d’imams en Suisse et d’interdire le financement des mosquées par des fonds en provenance de l’étranger31. En raison de l’affaire, la procédure de naturalisation demandée par la famille a été ajournée (24 heures, 18 avril), soit juste deux semaines après la mise en avant de l’affaire par la presse : « Après le tollé médiatique provoqué par ce refus, l’Office cantonal de la migration a convoqué la famille pour discuter. » On peut faire ici le parallèle avec l’une des mesures proposées suite au premier fait divers, mesure mettant en question la prolongation du permis d’établissement des parents de jeunes « délinquants ». 18 Fin mai, le ministère de l’Éducation de Bâle-Campagne annonce officiellement la fin de la dispense pour les deux élèves musulmans (20 minutes, 25 mai 2016). Le vide législatif est levé pour le ministère de l’éducation de ce canton, puisque l’analyse juridique effectuée relève que « [l]’intérêt public concernant l’égalité entre femme et homme aussi bien que l’intégration de personnes étrangères l’emportent largement sur la liberté de croyance des élèves » (24 heures, 25 mai 2016). Diverses mesures sont alors prises pour répondre à ce type de situations. Par exemple, il est officiellement mentionné que, selon la législation, les parents ou les responsables légaux risquent un avertissement, voire une amende pouvant aller jusqu’à 5 000 francs. D’autres mesures disciplinaires envers les élèves sont également proposées. Selon le quotidien 20 minutes du 25 mai 2016, le DIP (ministère de l’Éducation) a annoncé vouloir créer les

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bases juridiques nécessaires afin d’établir « une passerelle entre la loi sur l’éducation et celle sur les étrangers ». Il est également dit que « [l]es écoles sont tenues de signaler à l’office des migrations des problèmes substantiels liés à l’intégration ». Le quotidien romand 20 minutes du 19 septembre 2016 informe du développement du projet de loi qui sera soumis à consultation en novembre, attendant des directions d’école qu’elles signalent à l’Office de la migration les cas de refus de serrer la main d’un enseignant. 19 À côté de ces réponses sécuritaires liées au traitement de ce fait divers, les thèmes de la laïcité sont au cœur des débats politiques en Suisse. Par exemple, actuellement à Genève, trois projets de loi sur la laïcité ont été déposés (entre 2015 et 2016), le « réseau laïque romand » a été créé (2016), l’UDC a lancé une initiative anti-burqa (2016). Dans le contexte scolaire, les enseignants genevois ont reçu une brochure intitulée « La laïcité à l’école » (rentrée 2016), ce qui représente un fait inédit. Dans le canton du Valais, une initiative contre le voile à l’école a été déposée par l’UDC qui a obtenu le nombre de signatures requis pour demander au gouvernement cantonal de légiférer en la matière. On assiste également à des débats contre la création de jardins d’enfants et d’écoles enfantines islamiques dans certains cantons. La multiplicité des actions et des acteurs engagés dans la « cause laïque » et la montée en puissance des débats publics sur l’islam et l’école, depuis le tournant des années 2010 en Suisse, doivent être interrogés quant à leurs réelles capacités à développer le « vivre ensemble » et la « cohésion sociale » prônés en filigrane.

Conclusion

20 Tout comme Julien Beaugé et Abdellali Hajjat l’ont observé pour la France32, la construction du « problème musulman » en Suisse comprend des problématisations successives de l’islam et s’accompagne du développement du « champ de la laïcité » et de la « pédagogie de la laïcité ». Avec la sur-politisation et la sur-médiatisation de la question musulmane relativement au contexte scolaire, ainsi que la mobilisation d’acteurs hétérogènes qui s’investissent dans la résolution du problème de l’intégration des élèves musulmans, nous assistons bien à ce qu’Herbert Blumer33 nomme la construction d’un problème public.

21 Alors que le premier fait divers, au tournant des années 2000, semble être un tremplin pour le déploiement d’une politique d’intégration « sociale sécuritaire » des étrangers où se dessine en filigrane une problématisation de l’élève d’origine musulmane, le traitement du second fait divers montre que la question musulmane est aujourd’hui explicitement au cœur de la politique d’intégration prônée. Si les politiques éducatives cherchent néanmoins à rassurer sur l’ampleur numérique du problème (peu de situations) et à promouvoir le dialogue avec les élèves et les parents musulmans, elles veulent également envoyer un message clair sur les limites institutionnelles données à la liberté de religion. Elles créent en ce sens des directives pour informer les professionnels de l’éducation des attitudes à avoir en cas de comportement d’élèves menaçant le maintien de la laïcité à l’école et promeuvent une « pédagogie de la laïcité » pour « maintenir » la cohésion sociale. Évoquant les questions d’intégration des minorités ethniques en France et en Grande-Bretagne, Adrian Favell34 remarque que les responsables politiques « dépendent de plus en plus de prises de position dogmatiques sur les valeurs, les vertus et les idéaux nationaux sacrés ». Khadija Mohsen-Finan et Christophe Bertossi montrent en ce sens comment le débat qui se

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focalise sur l’islam permet d’envisager la réélection et le soutien populaire, dans un contexte où l’identité nationale est définie à la fois par le « haut » (l’Europe) et par le « bas » (les identités particulières)35. 22 Tout se passe comme si le traitement du fait divers de « la poignée de main » traduisait l’idée d’une adaptation nécessaire des élèves d’origine musulmane aux normes et aux valeurs locales, soit à la production de musulmans de Suisse modérés dans leur rapport à l’islam. La solution proposée par les politiques éducatives vise en ce sens au maintien des élèves risquant de se radicaliser dans une identité religieuse mesurée. Un rapport de l’Office fédéral des migrations36 insiste d’ailleurs sur le rôle actif que devraient jouer les musulmans modérés en se mettant en réseau pour faire entendre leurs voix en diffusant « des informations “positives” » sur leurs pratiques dans l’objectif de conserver la « paix sociale ». Samina Mesgarzadeh et al. relèvent ainsi que la construction progressive d’une identité de « musulmans de Suisse » ou de « musulmans modérés » se fait en réaction à une stigmatisation qui pourrait amener certains groupes à se radicaliser37. 23 Alors que l’on encourage les pratiques modérées des populations musulmanes dans et hors le champ scolaire, il s’agit d’interroger à quel point les politiques en Suisse se dessaisissent elles-mêmes paradoxalement d’un discours mesuré relativement à la laïcité pour se focaliser sur cette question de manière fortement avivée. Ainsi, le travail de mobilisation autour de l’intégration des élèves musulmans (et de leur famille) élude le fait que, dans la très grande majorité des cas, ceux-ci adhèrent aux principes de la citoyenneté. Khadija Mohsen-Finan et Christophe Bertossi relèvent en ce sens que les recherches sociologiques basées sur des terrains empiriques ne cessent de faire le même constat38.

NOTES

1. Simone Bonnafous, « La médiatisation de la question immigrée : état des recherches. Études de communication. Techniques d’expression, information, communication », in La médiatisation des problèmes publics, vol. 22, 1999, pp. 59-72 ; Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007 ; Yvan Gastaut, « 1983, tournant médiatique de l’immigration en France », in Hommes & migrations, n° 1313, 2016, pp. 6-9. 2. Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil, 2007. 3. Didier Fassin, Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2006. 4. Gaëtan Clavien, « Médias et discours islamophobes : au croisement du dicible et du recevable », in Mallory Schneuwly Purdie, Matteo Gianni, Magali Jenny (dir.), Musulmans d’aujourd’hui : identités plurielles en Suisse, Genève, Labor et Fides, 2009, pp. 95-110. 5. Sylvain Crépon, « La lutte pour la reconnaissance des signes religieux à l’école. Une étude comparative France-Belgique », in Politique européenne, vol. 1, n° 24, 2008, pp. 83-101 ; Geneviève Zoïa, « Morale laïque et identité à l’école », in Le Télémaque, vol. 1, n° 43, 2013, pp. 73-86 ; François Durpaire, Béatrice Mabilon-Bonfils, Fatima moins bien notée que Marianne, La Tour-d’Aigues,

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L’Aube, 2016 ; Pierre Merle, « Faut-il refonder la laïcité scolaire ? », in La Vie des idées, 17 février 2015. 6. Amel Boubekeur, « L’européanisation de l’islam de crise », in Confluences Méditerranée, vol. 2, n° 57, 2006, pp. 9-23. 7. Simona Tersigni, « “Prendre le foulard” : les logiques antagoniques de la revendication », in Mouvements, vol. 5, n° 30, 2003, 116-122. 8. Robert Castel, « La discrimination négative. Le déficit de citoyenneté des jeunes de banlieue », in Annales. Histoire, sciences sociales, n° 4, 2006, pp. 777-808. 9. Béatrice Mabilon-Bonfils, Geneviève Zoïa, La laïcité au risque de l’autre, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2015 ; Béatrice Mabilon-Bonfils, « L’école après Charlie », in Le sujet dans la cité, vol. 2, n˚ 6, 2015, pp. 37-47. 10. Joseph Gusfield, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 1981. 11. Geneviève Mottet, À l’“École de la diversité”. Enquête sur la fabrique d’une politique éducative, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Genève, Université de Genève, 2013. 12. Nous avons également récoltés un certain nombre d’articles provenant d’autres quotidiens romands. 13. Union démocratique du centre (UDC), parti conservateur, libéral, souverainiste. 14. En Suisse, l’organe correspondant est la CDIP (Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique). 15. Patrick Haenni, « Dynamiques sociales et rapport à l’État. L’institutionnalisation de l’Islam en Suisse », in Revue européenne de migrations internationales, vol. 10, n° 1, 1994, pp. 183-198. 16. Il est dit dans un article que nous avons recensé que le père d’élève kosovar était catholique (Le Temps, 14 janvier 1999). Cependant, à cette exception près, les articles que nous avons recensés ne se réfèrent pas à la religion du père. Sachant qu’au Kosovo, l’islam représente la religion de plus de 90 % de la population, les lecteurs sont portés à croire que le meurtrier est musulman. 17. Le Temps, 13 janvier 1999. 18. CFE, L’intégration des migrantes et des migrants en Suisse. Faits. Secteurs d’activités. Postulats, Berne, Commission fédérale des étrangers, 1999, p. 16. 19. Sandro Cattacin, Kaya Bülent, Le développement des mesures d’intégration de la population migrante sur le plan local en Suisse, Neuchâtel, Forum suisse pour l’étude des migrations, 2001. 20. CFE, L’intégration des migrantes et des migrants en Suisse, op. cit., p. 37. 21. Voir la réponse du Conseil d’État : IUE 558-A (Secrétariat du Grand Conseil (2008, 16 avril). Réponse du Conseil d’État à l’interpellation urgente écrite de M. Jacques Follonier : Soutien aux enseignants, respect et sérénité à l’école, IUE 558-A, Genève). 22. http://www.ge.ch/grandconseil/data/texte/IUE00558.pdf 23. UDC, Document stratégique de l’Union démocratique du centre concernant la violence juvénile et la criminalité étrangère, 2 août 2007, p. 23. 24. Ibid. 25. Sibilla Bondolfi, « Débat sur l’intégration des musulmans. Une poignée de main qui agite toute la Suisse », in Swissinfo.ch., 6 avril 2016. 26. Gabriel Sassoon, « Rien n’arrête la polémique sur la poignée de main », in Tribune de Genève, 7 avril 2016. 27. Il s’agit du Département de l’instruction publique (DIP). 28. Mesgarzadeh et al. constatent que la construction d’un islam de Suisse est en marche. Voir Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi, « L’“organisation” des musulmans de Suisse. Dynamiques endogènes et injonctions de la société majoritaire », in Elisa Banfi, Christophe Monnot (dir.), La Suisse des mosquées : derrière le voile de l’unité musulmane, Genève, Labor et Fides, 2013, pp. 53-76.

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29. Parti politique suisse situé au centre de l’échiquier politique. 30. Pierre Tévanian, Le voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Paris, Raisons d’agir, 2005. 31. Beaugé et Hajjat relèvent comment, en France, le HCI (Haut Conseil à l’intégration) pointait le caractère néfaste du recours à des imams étrangers et se référait à la proposition de Tariq Ramadan d’inventer « une culture islamique européenne ». Voir Julien Beaugé, Abdellali Hajjat, « Élites françaises et construction du “problème musulman”. Le cas du Haut Conseil à l’Intégration (1989-2012) », in Sociologie, vol. 5, n° 1, 2014, pp. 31-59. 32. Julien Beaugé, Abdellali Hajjat, op. cit. 33. Herbert Blumer, « Social problems as collective behavior », in Social Problems, vol. 17, n˚ 3, 1971, pp. 298-306. 34. Voir Adrian Favell, Philosophies of Integration : Immigration and the Idea of Citizenship in France and Britain, Basingstoke, Palgrave, 1998, p. 248, cité par Khadija Mohsen-Finan, Christophe Bertossi, « Le débat public confessionnalisé », in Confluences Méditerranée, vol. 2, n˚ 57, 2006, pp. 131-139. 35. Khadija Mohsen-Finan, Christophe Bertossi, op. cit. 36. Confédération suisse, Dialogue avec la population musulmane 2010. Échange entre les autorités fédérales et les musulmans de Suisse, Berne, ODM, 2011. 37. Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi, op. cit. 38. Voir notamment Khadija Mohsen-Finan, Christophe Bertossi, op. cit. ; Christophe Bertossi, Catherine Withol de Wenden, Les militaires français issus de l’immigration, Paris, C2SD, 2005 ; Nathalie Kakpo, L’islam, un recours pour les jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; Hans Mahnig, « L’intégration institutionnelle des Musulmans en Suisse : l’exemple de Bâle Ville, Berne, Genève, Neuchâtel et Zurich », exposé pour la Commission fédérale contre le racisme (CFR), Berne, Forum suisse pour l’étude des migrations, 18 janvier 2000.

RÉSUMÉS

Si les faits divers médiatiques cristallisent les passions de la société civile, ils sont également, parfois, le vecteur de changements de politiques publiques. L’analyse de deux événements en milieu scolaire en Suisse, en 1999 et 2016, montre leur contribution à la focalisation des débats autour de l’intégration des élèves immigrés et de la place de l’islam à l’école et, plus largement, dans la société helvète. Dans un contexte de tensions identitaires exacerbées, l’instrumentalisation des faits divers à des fins politiques révèle des mécanismes de stigmatisation des musulmans pour les faire correspondre aux attentes de la société dominante.

AUTEUR

GENEVIÈVE MOTTET

Docteure en sciences de l’éducation, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation (FPSE), Université de Genève.

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(Faire) désapprendre l’islamophobie Jeunes musulmans et (anti)racisme quotidien en Italie

Annalisa Frisina

1 Comment vit-on quand on est perçu comme le problème ? Au début du xxe siècle, W.E.B. Du Bois1 étudiait l’expérience quotidienne des Afro-Américains contraints de se considérer en permanence avec les yeux des ex-esclavagistes blancs. Il avait fait l’expérience dès son enfance des souffrances de la « double conscience » : le dilemme lié au fait d’être noir et américain. En devenant adulte, il avait rejoint les luttes pour les droits politiques et civils des Afro-Américains sans jamais totalement résoudre la tension entre « intégrationnisme et séparatisme2 ». Cet article propose une réflexion basée sur des recherches avec de jeunes musulmans, enfants des migrations en Italie, une génération encore à la recherche d’une légitimité qui se heurte chaque jour à de multiples discriminations. Leur expérience quotidienne est marquée par des processus de racialisation. Le fait d’être vus « comme un problème » continue à produire de la souffrance et des dilemmes analogues à ceux analysés par Du Bois aux États-Unis.

2 Mon analyse reprend l’idée formulée par Alana Lentin et Galvan Titley3 selon laquelle, après le 11 septembre 2001, la narration hégémonique sur la « crise du multiculturalisme » a servi à occulter et à renforcer les racismes contemporains. En Europe et en Italie, la défense des valeurs libérales a contribué à dédouaner les rhétoriques et les pratiques de l’extrême droite. Selon ces études, les musulmans subissent aujourd’hui des processus de racialisation et d’infériorisation systématiques : leur diversité est « naturalisée » comme étant immuable et inconciliable avec la vie démocratique. L’islamophobie ne serait donc pas tant un problème d’intolérance religieuse qu’une forme de racisme4.

L’islamophobie dans les parcours de vie de jeunes musulmanes

3 Une récente étude conduite dans trois villes italiennes (Rome, Florence et Padoue) s’est intéressée, au travers d’entretiens biographiques, aux parcours de vie de jeunes musulmanes d’origines marocaine, bengalaise et pakistanaise, nées ou ayant grandi en

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Italie5. Dans ma contribution à cette étude6, j’ai relevé la façon dont l’islamophobie est puissamment entrée dans la vie de ces jeunes filles dès leur enfance. Les jeunes filles interviewées avaient entre 8 et 13 ans quand a eu lieu l’attaque terroriste du 11 septembre 2001. Dans leurs souvenirs, elles évoquent des épisodes de vie quotidienne dans lesquels l’islam est devenu un stigmate synonyme de terrorisme. Être identifié en tant que musulman signifiait subir différentes formes de discrimination.

4 « Tout de suite après le 11-Septembre, partout où je passais à l’école, j’entendais quelqu’un qui disait derrière moi : “Oussama Bin Laden ! Oussama Bin Laden !” Il n’arrêtait jamais ! […]. Je ne l’avais pas dit à mes parents, parce qu’ils étaient très inquiets à cette époque. S’ils l’avaient su, ils m’auraient envoyée au Maroc, parce que, selon eux, ce type-là m’aurait fait du mal » (Zahra, 26 ans, d’origine marocaine). « Je me rappelle qu’après le 11 septembre mon papa nous a tous réunis : “Soyez attentifs, voilà ce qu’il s’est passé…”. À cette époque, on entendait certaines informations ! Ils prenaient des gens n’importe comment, sans aucune raison, peut-être parce que certains avaient un CD qui parlait de spiritualité et portaient une barbe… c’est-à-dire au hasard, ils te prenaient et ils te jetaient en prison ! Comme ces jeunes de Badia Polesine qui avaient une carte et ils les ont pris en disant qu’ils voulaient faire un attentat à Padoue […]. Il y avait de la peur. Je me rappelle qu’ils disaient même à la maison : “Éteignez les portables, tout le monde nous écoute et ils traduisent mal. Toutes les excuses sont bonnes…” Et ils m’avaient fait effacer les chansons que j’écoutais sur la Palestine. “Efface tout, qui sait s’ils l’écoutaient ce qu’ils comprendraient, quelles interprétations ils en donneraient !”» (Hind, 25 ans, d’origine marocaine). 5 La peur mentionnée ici concerne la suspension de l’État de droit, les abus de la police, les détentions et les expulsions arbitraires, qui sont (ou ont été) effectuées au nom de la guerre globale contre le terrorisme islamique. Cet événement a impliqué, dans les parcours de vie de beaucoup de jeunes filles, la peur d’une perte de contrôle sur leurs propres vies, surtout perçues à travers les recommandations de leurs parents. Dans les entretiens, l’événement est mis en relation avec ce qui s’est également passé par la suite. Ainsi, beaucoup de jeunes filles ne semblent plus disposées à jouer le rôle des citoyennes suspectées, discriminées, toujours incitées à se dissocier de ce que font des criminels au nom de l’islam. 6 « J’ai un oncle qui habite aux États-Unis et il m’a fait comprendre de quelle façon tout a vraiment changé depuis le 11 septembre. Par exemple, il m’a fait voir une vidéo sur une expérience sociale. Tout de suite après le 11 septembre, une femme voilée entrait dans une boulangerie et le boulanger refusait de la servir pour voir comment réagiraient les autres clients. Peu l’ont défendue, beaucoup l’ont insultée… On peut les comprendre un peu, peut-être qu’ils ont perdu quelqu’un de cher… Mais je ne les comprends pas parce que, dans les tours, il y avait aussi des musulmans […]. C’est comme si l’histoire se répétait : nous devons toujours nous justifier. Mais, au bout d’un moment, on en a marre : pourquoi je dois me justifier pour quelque chose avec lequel je n’ai rien à voir ? » (Sofia, 18 ans, originaire du Maroc). 7 Edmunds et Turner soulignent la façon dont des événements traumatisants comme les guerres ont l’effet d’unir une cohorte particulière d’individus, en en faisant une génération active. Selon ces chercheurs, nous nous trouverions en face d’une « génération de l’après 11 septembre 20017 ». Il est peut-être excessif (et ethnocentrique) de penser qu’il s’agisse d’un phénomène global et universel (comme le font les chercheurs cités), mais il me semble que cette lecture est pour le moins plausible en raison de ce qui est arrivé aux jeunes musulmans rencontrés lors de mes recherches, car ils ont vécu dans leurs vies privées les effets de la panique sociale déclenchée par cet événement

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tragique. Comme je l’ai démontré8, l’islam est devenu, pour de nombreux jeunes musulmans issus de l’immigration, une diversité non désirée à laquelle on est assigné par le regard d’autrui, mais – selon les contextes de l’interaction et les ressources à disposition des acteurs sociaux – elle est également devenue une ressource pour une prise de conscience générationnelle et pour un rôle prépondérant des jeunes dans la sphère publique.

Entre assignation identitaire et discrimination liée à l’origine

8 Presque toutes les jeunes filles que j’ai interviewées ont évoqué différentes expériences de discriminations vécues à l’école. Dans l’expérience de plusieurs d’entre elles, les années du lycée ont été fondamentales pour apprendre à passer de victimes passives à des sujets actifs en mesure de répondre aux offenses. « À l’école, ils me disaient : “C’est bizarre, tu es étrangère. Tu ne devrais pas être aussi bonne.” Et même si je faisais de bons devoirs écrits, je n’avais pas de bonnes notes […]. Même quand je voulais m’inscrire au lycée général, ils m’ont dit : “Va au lycée professionnel ou technique, parce que tu n’arriveras pas à suivre au lycée général.” Et moi je pensais : “Mais pourquoi je n’y arriverais pas ? Je suis meilleure que tous ceux que tu as en classe et à moi tu me dis que je ne dois pas aller au lycée général ?” […]. À la première année du lycée, j’ai eu une prof de mathématiques qui était tout simplement raciste. “Vous les musulmans, vous puez, vous…” Un jour pourtant, elle m’a dit : “Sors de la classe ! Vous les Marocains, vous êtes tous les mêmes.” Je me suis tournée et je lui ai répondu : “Mais comment diable vous permettez-vous, dans votre position ? ! Vous devriez être un modèle éducatif.” Je lui ai tout sorti et, en plus, je la détestais. Un peu plus tard, elle m’a demandé pardon. Je ne me faisais pas traiter comme ça. J’étais une rappeuse, pleine de chaînes énormes, pantalons extralarges, un garçon manqué avec le voile ! » (Hind, 25 ans, d’origine marocaine).

9 « Un jour, la prof de religion – je ne suivais pas ses cours, mais je la connaissais quand même et je lui disais bonjour – arrive et me dit : “Nous sommes en train d’étudier l’islam en classe. Tu peux venir s’il te plaît ?” Et j’y suis allée. Les questions qu’ils me posaient étaient du genre : “Tes parents te battent ?” Ça a été vraiment traumatisant pour moi […]. Puis elle cite un passage sur l’adultère, sans en comprendre le sens, le contexte. En retour, mes camarades me demandent si mes parents me frappent ! J’étais furieuse […]. “Tu es promise à quelqu’un ?” Et moi : “Non, je suis libre de choisir.” Alors une fille arrive : “Même un catholique ?” Et moi de répondre : “Et toi tu te marierais avec un musulman ?” Et elle répond, en même temps que toutes les autres, en chœur : “Noooon !” Pourquoi leur dire que je ne me marierais pas avec un catholique apparaît comme absurde, un délit, alors que quand les autres le disent, c’est une chose tout à fait normale ? » (Sofia, 18 ans, originaire du Maroc). Dans les écoles publiques italiennes, il n’existe pas d’enseignement pluraliste des religions. Les enfants des migrations rendent inévitable la nécessité d’affronter les limites du modèle de laïcité italienne à dominance catholique9. En outre, ils luttent au quotidien pour dé-racialiser l’italianité et s’opposer aux racismes institutionnels et quotidiens. 10 La plupart des interviewées sont dans l’attente de la nationalité italienne10. Ils vivent cette longue transition (du statut d’étrangères dans le pays où elles sont nées et où elles ont grandi à une présence légitime dans la communauté nationale) avec beaucoup de frustration. « Je ne suis pas encore citoyenne italienne et c’est un de mes problèmes majeurs aujourd’hui […]. Je veux faire médecine et cette nationalité, ils doivent me la donner. En tant

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qu’étrangère, cela me coûte beaucoup plus cher, c’est pour pouvoir accéder à une vie normale, au bout du compte… Même pour la sécurité sociale, beaucoup pensent que les étrangers sont plus aidés que les Italiens mais c’est le contraire […]. Le dernier épisode de racisme, je l’ai vécu il y a quelques jours dans l’autobus. Il y avait beaucoup de gens et ils n’ont contrôlé que ma sœur et moi, parce que nous avons une couleur de peau différente. […]. Tu vois, ils pensent toujours que tu es là pour frauder, aucune confiance… Tu es vue comme un de ces étrangers qui volent le travail et font les malins pour vivre comme des pachas ! » (Jasmin, 18 ans, originaire du Bangladesh). 11 « J’ai des amies intimes qui, à la fin, ont des raisonnements d’extrême droite, elles sont convaincues que je suis l’exception. “Je ne suis pas raciste, je suis ton amie, mais je déteste tous les étrangers.” Au bout d’un moment, je perds tout espoir. “Mon père me dit toujours de faire attention aux musulmans.” On se décourage, on donne l’exemple, mais ça ne suffit pas […]. Maintenant, il y a toute cette fantastique propagande, ce fantastique problème de l’EI… et c’est encore pire. Nous avons fait la manifestation “Pas en mon nom”, mais nous n’avons rien en commun et nous espérons ne plus devoir nous dissocier. Parce qu’au bout du compte, je fais tout ce qui est en mon pouvoir, mais ça ne suffit jamais […]. Et puis je me rends compte qu’il n’y a pas de liberté d’expression… la liberté, ce n’est pas seulement pouvoir sortir en mini-jupe par exemple. La liberté, c’est aussi mettre le voile sans problème […]. On ressent vraiment la haine, comme dans la récente manifestation de la Ligue du Nord de Milan “Stop Invasion”. Dans cette vidéo hallucinante, ils disaient “Tu n’arrives pas à finir le mois ? Alors adopte Fatima qui est enceinte sur ton canapé et très vite tu auras le double des allocations” […]. Ils font croire que les immigrés sont riches, même très riches, aux dépens des Italiens ! » (Sofia, 18 ans, originaire du Maroc). 12 Comme le souligne Ruth Wodak11, le populisme des partis et des mouvements d’extrême droite (comme la Ligue du Nord en Italie) est désormais devenu une force politique majeure dans beaucoup de pays européens. La « fabrique de la peur12 » est sans aucun doute une stratégie de marketing politique à succès. Par rapport à la peur de l’islam, Liz Fekete13 a analysé la théorie de la conspiration islamique, en montrant que l’idéologie de Breivik (auteur du massacre d’Oslo) est ouvertement partagée par de nombreux acteurs de l’arène politique européenne, avec le résultat que la haine envers les musulmans (vus comme des envahisseurs qui veulent islamiser/barbariser l’Europe) continue de grandir.

Reprendre l’initiative face à l’islamophobie

13 Ces dernières années, la prise de conscience du problème lié aux représentations négatives de l’islam s’est accrue, malgré de nombreuses résistances, notamment en Italie. Elle a donné lieu à des initiatives d’opposition à l’islamophobie menées par l’association des Jeunes musulmans d’Italie (GMI).

14 L’association des GMI a fêté ses quinze ans, elle compte 1 200 membres actifs dans 51 localités14. Elle est composée de jeunes, majoritairement des filles (qui ont des rôles leaders au niveau local). Les GMI ont entre 14 et 26 ans (les mineurs étant plus nombreux) et sont principalement des Italiens d’origine marocaine (la majorité), égyptienne et tunisienne. Ils comptent également, mais dans une moindre mesure, d’autres origines : Palestine, Jordanie, Syrie, Albanie, Bosnie, Pakistan, Sénégal et Ghana. La présidente, élue en 2016, est Nadia Bouzekri, 24 ans, italo-marocaine, étudiante en économie et management à l’université de Modène et de Reggio d’Émilie.

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Pendant ses premiers mois en tant que présidente, elle a rappelé l’importance de l’engagement civil des jeunes musulmans (par exemple, en faisant la promotion d’activité de volontariat social dans le domaine de l’éducation) et elle s’est plusieurs fois heurtée à la difficulté de construire une image contre-hégémonique des musulmans et, en particulier, des musulmanes dans les médias italiens15. 15 L’activisme des GMI a permis à de nombreux jeunes de se sentir « protagonistes, avec l’aide de Dieu ! » (le slogan de l’association) et de participer à la vie publique des territoires dans lesquels ils vivent pour créer des espaces de dialogue inter-religieux et interculturel16. Récemment, un groupe de GMI originaire de différentes localités (Brescia, Trente, Émilie-Romagne, Modène, Pérouse) a voulu créer un Observatoire sur l’islamophobie qui, depuis environ trois ans, et avec des ressources très limitées (par exemple en s’autofinançant à travers la vente de gadgets), a tenté de recenser les cas d’islamophobie. 16 En effet, dans un contexte européen dans lequel on peine encore à reconnaître l’importance de contrôler le phénomène de façon systématique17 et en l’absence d’un rôle joué par les acteurs publics nationaux contre l’islamophobie, ce sont ses premières victimes qui ont intérêt à se mobiliser pour recenser et dénoncer les cas de racisme contre les musulmans et les musulmanes18. J’ai récemment interviewé Raisa et Firdaws, les animatrices de l’initiative « Jamais + islamophobie » et elles ont toutes deux rapporté que la majeure partie des faits signalés à travers leur page Facebook concerne le milieu scolaire et que de plus en plus de cas étaient recensés, surtout depuis les attentats de Paris en 2015. En plus de ce travail sur Internet, ils ont pu directement prendre connaissance de beaucoup plus de cas de jeunes qui, bien qu’ayant subi un acte discriminatoire en tant que musulmans, n’ont pas voulu le dénoncer. 17 Le cas qui les a le plus choqués implique un jeune de 13 ans, italo-marocain, résident à Parme. Un matin de janvier 2015, après un retard à l’école et une fois entré en classe, il lui a été demandé de se dénuder devant ses camarades de classe pour leur montrer qu’il ne portait pas d’explosifs. Le professeur l’avait obligé à relever son t-shirt devant tout le monde pour ensuite se lancer dans des invectives contre les « musulmans terroristes ». Le jeune garçon n’avait pas signalé le cas, mais ses camarades de classe avaient raconté l’épisode au proviseur et avaient convoqué une assemblée de classe pour en parler. Un jeune des GMI qui fait partie du groupe de contrôle anti- islamophobie avait réussi à trouver un avocat qui, pour une somme modeste, avait pu suivre l’affaire. Toutefois, ce même avocat a découragé la mère du jeune garçon de porter plainte, en lui expliquant que le procès serait très coûteux et les possibilités de succès très limitées. « Pour nous, ça a été vraiment un moment difficile ! C’est tellement difficile de construire une confiance envers la justice ! Les parents musulmans, la première génération, ont peur de tout, ils ne veulent pas de problèmes… La mère n’a pas osé continuer… Et le jeune garçon voulait en finir avec cette histoire le plus vite possible pour ne pas se sentir enfermé dans un rôle de victime […]. Avant tout, nous devons nous éduquer nous-mêmes. Nous sommes accoutumés aux discriminations, nous ne leur donnons pas d’importance, nous ne les nommons même pas… À force de subir, tout devient normal et supportable… Mais ce n’est pas juste ! » Ces paroles sont celles de Firdaws, 21 ans, italo-marocaine et étudiante en biotechnologies à l’université de Pérouse. Elle a collaboré au projet européen RADAR (Regulating AntiDiscrimination and AntiRacism) coordonné par son université, en suivant un cours sur la « communication de haine raciste ». Elle souligne le grand besoin de formation pour tout le groupe des GMI qui s’occupe de s’opposer à

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l’islamophobie, parce qu’aucun d’entre eux n’a suivi d’études sur ce thème. La détermination avec laquelle ils effectuent le travail de sensibilisation, de documentation et de plaidoyer pour la défense des musulmans en Italie est toutefois importante. Ils sont en train de « s’autoformer » à travers des contacts et des échanges avec d’autres associations européennes qui s’occupent de lutte contre les discriminations. Actuellement, Firdaws participe avec « Jamais + islamophobie » au projet européen « Forgotten Women. The impact of islamophobia on Muslim women », avec d’autres organisations de la société civile de huit pays européens19, pour freiner l’islamophobie dans une perspective inter-sectionnelle, qui tienne compte de l’interdépendance des systèmes d’oppression, comme l’enseigne le féminisme afro- américain.

« Je suis une femme, noire et musulmane ! Ma vie est faite de grands défs. » (Raisa).

18 Référent national des GMI, Raisa travaille pour « Jamais + islamophobie ». Âgée de 25 ans, d’origine ghanéenne et nigériane, elle a fait des études d’infirmières à l’université et effectué un stage. Elle raconte qu’elle s’occupe de discriminations parce qu’elle a dû y être confrontée trop souvent dans sa vie. Par exemple, elle a subi des actes de racisme quotidien dans l’autobus, en raison de sa peau noire ou de son hijab (un jour, à Brescia, des jeunes le lui ont coupé avec des ciseaux pendant que le reste des passagers regardait sans intervenir). Depuis le premier jour de son stage, elle doit être en relation avec une infirmière qui refuse de lui parler car elle est « musulmane ». Pour communiquer, cette personne s’adresse aux autres en la faisant passer pour « une chose ». Elle a signalé son cas et rassemble d’autres cas semblables sur Internet pour passer d’une souffrance et d’une frustration individuelle à des pratiques collectives antiracistes. La collaboration avec le Bureau national contre les discriminations raciales (UNAR) est encore limitée. Le travail des jeunes musulmans et musulmanes comme Firdaws et Raisa, militantes contre l’islamophobie, n’a pas encore trouvé un réel soutien institutionnel (par exemple, les ressources manquent pour l’aide psychologique et légale des personnes victimes).

Les pratiques culturelles au service du retournement des stigmates

19 En ce qui concerne la sensibilisation des jeunes sur l’importance de reconnaître et de dénoncer des actes de racisme anti-musulman, beaucoup d’énergie est dépensée pour s’opposer aux discours haineux et aux représentations stéréotypées des musulmans sur Internet. À l’heure actuelle, l’instrument principal utilisé semble être l’humour. Les jeunes sont invités à passer du rôle d’objets à celui de sujets du discours, ridiculisant ceux qui les offensent de la façon la plus gentille possible. Par exemple, parmi les postes récents de la page Facebook des GMI, on trouvera des échanges tels que : « Splendide. Vous pourriez discuter de la raison pour laquelle dans tous les pays arabes dans lesquels je vais, nous ne pouvons pas professer notre religion ni même ouvrir des lieux de culte alors qu’ici vous vous étonnez qu’il n’y en ait pas assez ? » (21/10/2016) ; « Bonjour Simone. Nous sommes des citoyens italiens et nous ne sommes pas responsables des politiques et de la gestion du territoire des fameux pays “arabes”. Vous pouvez vous adresser aux ambassades, ils sauront mieux vous

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F0 renseigner 4A . » (22/10/16) ; « Le prochain objectif des musulmans italiens ? Faire exploser la coupole de la basilique Saint-Pierre. » (17/11/2016) ; « Bonsoir. Tu t’es trompé de page, Matteo. Nous n’explosons que de joie. » (18/11/2016). La présidente des GMI utilise elle aussi souvent l’humour dans ses interventions publiques. Par exemple, après son élection, elle avait déclaré à un journaliste : « Vous voyez, la seule chose extrême de ma vie est mon père qui est supporter de l’Inter. »

20 L’antiracisme quotidien de nombreux jeunes, affiliés ou non aux GMI, ne s’exprime pas seulement à travers les mots, mais souvent à travers des pratiques liées à des cultures jeunes transnationales qui leur permettent de renverser les stigmates liés à l’islam. La mode et la musique sont utilisées pour affirmer des appartenances multiples, en mélangeant des influences culturelles différentes, et pour construire un islam jeune « cool », qui défie les représentations de ce qui est islamique aussi bien vis-à-vis des parents que de la société majoritaire dans laquelle ils sont insérés. 21 « Tu sais qu’ici tu es en Italie ? Pourquoi portes-tu le voile ? Tu sais que sans le voile, tu serais vraiment très belle… C’est comme si tu ne pouvais pas être belle avec le voile ! » (Zahra, 26 ans, d’origine marocaine). À ceux qui les intiment de « s’habiller à l’italienne », c’est-à-dire de se découvrir et d’enlever le voile (c’est-à-dire de s’intégrer en s’assimilant), il y a des jeunes qui répondent en affirmant la possibilité d’être « belles et musulmanes20 ». 22 « Hijab elegante, j’aime bien parce qu’ils mettent des vêtements différents, modernes, de dernière génération en somme. Et alors, tu arrives à te trouver, à t’inspirer […]. En musique, j’écoute les Outlandish, du Danemark, je ne sais pas si tu les connais. Il y a deux musulmans, un Pakistanais et un Marocain et un autre, mais je crois qu’il n’est pas musulman, de Colombie peut-être. Ils parlent de l’islam, mais pas seulement ! » (Sarah, 25 ans, origines marocaines). 23 Des groupes de musique comme les Outlandish contribuent à former une « hip-hop oumma », qui conjugue l’appartenance à une communauté religieuse globale (la oumma) avec l’appartenance à la culture jeune globale (le hip-hop). Dans une perspective postcoloniale, Amir Saeed21 soutient qu’il s’agit de la construction d’alliances transversales d’un point de vue anti-raciste et anti-impérialiste. À travers l’exemple du clip-vidéo le plus connu des Outlandish (la chanson est une reprise de Aïcha ), le chercheur affirme que le hip-hop islamique est en train de constituer une voix contre-hégémonique. Dans la chanson en question, les femmes citées sont musulmanes, « belles, indépendantes et religieuses ». 24 Pour les filles originaires du Bangladesh, la mode islamique n’est pas liée au hijab, mais à la « mode modeste », qui permet d’être belle sans être provocante. Parmi mes interviews, deux sœurs tenant un blog consacré à la mode revendiquent explicitement et fièrement à la fois leur appartenance à l’islam sans toutefois porter ce qui est devenu l’emblème de l’islam, et le fait de se sentir belles en prenant leurs distances avec le modèle hégémonique de la beauté blanche/occidentale. 25 « En grandissant, j’ai pris conscience de mon corps, j’ai changé, mon nombril est apparu… L’élégance, ce n’est pas ça […]. Les adolescents veulent ressembler à leur groupe, se distinguer. Et ils vivent mal le fait que la beauté en Europe soit stéréotypée, blanche, blonde, yeux bleus, grande, maigre […]. L’idée de notre blog est née pour faire voir qu’on peut être belles sans être stéréotypées […]. J’ai regardé beaucoup de fashion blog et je me suis dit : “Que c’est chiant ! Les filles sont toutes les mêmes.” Moi, je veux changer ce concept, surtout en Italie. À Londres, il y a beaucoup de fashion bloggers musulmanes voilées avec de nombreux followers […]. Nous sommes italiennes provenant d’autres pays, nous sommes des musulmanes croyantes qui ne

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portent pas le voile. Voilà notre ligne […]. La mode est une question sociale, nous sommes pour la mode modeste, pour faire comprendre qu’on peut être tendance, qu’on peut être belle, qu’on peut s’habiller à l’occidentale et à la musulmane. » (I., 24 ans, originaire du Bangladesh). 26 Comme l’affirment Karin van Nieuwkerk, Mark LeVine et Martin Stokes Nieuwkerk 22, les vêtements, la musique, les bandes dessinées23 et d’autres expressions de la culture populaire, loin d’être des « forces occidentalisantes », sont importantes au niveau global pour comprendre ce que signifie aujourd’hui être un(e) musulman(e). S’il est vrai que le marché a historiquement assimilé les codes contestataires (en insérant par exemple dans les publicités commerciales des symboles du Black Power des années 1970) avec pour résultat de les dépolitiser24, il est en tout cas possible de les re-politiser dans certains contextes sociaux. Le « hijab élégant » est très certainement le fruit d’un marché en expansion qui a peu à voir avec la « contre-culture ». Mais, dans leur vie quotidienne, les jeunes peuvent s’en réapproprier les codes pour s’opposer aux processus de stigmatisation. Être visiblement à la fois musulmane et à la mode continue à inciter de nombreuses jeunes femmes à montrer publiquement qu’il n’y a rien d’intrinsèquement « primitif » ou « étranger » dans l’identification religieuse islamique25. 27 Pour conclure, il convient également de souligner la façon dont les mouvements antiracistes, en Italie aussi, peinent à se mobiliser de façon adéquate26 contre les processus quotidiens de racialisation. La question raciale est minimisée et rendue invisible, d’autant plus qu’une réflexion publique sérieuse sur la portée et les conséquences du colonialisme italien n’a jamais eu lieu27. Le grand défi pour la socialisation des nouvelles générations, musulmanes ou non, consiste à prendre en considération l’histoire de la violence coloniale de l’Europe pour désapprendre les racismes qui continuent à marquer les consciences des ex-colonisés et des ex- colonisateurs28.

NOTES

1. William Edward Burghardt Du Bois, Sulla linea del colore. Razza e democrazia negli Stati Uniti e nel mondo, Bologne, Il Mulino, 2010 [1903]. 2. Sandro Mezzadra, « Introduzione », in William Edward Burghardt Du Bois, Sulla linea del colore, Bologne, Il Mulino, 2010, pp. 17-18. 3. Alana Lentin, Gavan Titley, The Crisis of Multiculturalism. Racism in a Neoliberal Age, Londres, Zed Books, 2011. 4. Sur l’islamophobie comme forme de racisme en Italie, voir Monica Massari, Islamofobia. La paura e l’islam, Rome/Bari, Laterza, 2006. Sur l’islam italien, voir l’article, dans ce même numéro, de Chantal Saint-Blancat : « L’islam italien : catalyseur des ambiguïtés et contradictions de la société italienne ? ». 5. Ivana Acocella, Renata Pepicelli (dir), Giovani musulmane in Italia, Percorsi biografici e pratiche quotidiane, Bologne, Il Mulino, 2015.

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6. Annalisa Frisina, « Cittadine che sconfinano ? Transizioni biografiche di giovani musulmane di Padova in tempo di crisi », in Ivana Acocella, Renata Pepicelli (dir), Giovani musulmane in Italia, Percorsi biografici e pratiche quotidiane, Bologne, Il Mulino, 2015, pp. 95-132. 7. June Edmunds, Bryan Turner, Generations, Culture and Society, Philadelphie, Open University Press, 2002. 8. Annalisa Frisina, Giovani Musulmani d'Italia, Rome, Carocci, 2007. 9. Annalisa Frisina, « The making of religious pluralism in Italy : Discussing religious education from a new generational perspective », in Social Compass, vol. 58, n° 2, 2011, pp. 271-284. 10. Sur la loi n° 91 de 1992 qui établit le principe du ius sanguinis, voir l’article de Chantal Saint- Blancat dans ce même numéro. 11. Ruth Wodak, The Politics of Fear. What Right-Wing Populist Discourses Mean, Los Angeles, Sage, 2015. 12. Luigi Ferrajoli, « Democrazia e paura », in Michelangelo Bovero, Valentina Pazé (dir.), La democrazia in nove lezioni, Rome/Bari, Laterza, 2010, pp. 115-135. 13. Liz Fekete, « The Muslim Conspiracy Theory and the Oslo Massacre », in Race and Class, vol. 53, n° 3, 2012, pp. 30-47. 14. http://giovanimusulmani.it/sezioni/ 15. Le cas le plus récent concerne l’émission Islam, Italia (Gad Lerner, Rai 3). Après le deuxième épisode du 27 novembre 2016 sur « Les femmes, le corps caché », Nadia a commenté sur son profil Facebook : « Ça a été une opportunité perdue […]. (Ils ont présenté, NdR) un islam étranger, lointain, inconciliable avec la société, fait de filles victimes de leurs pères autoritaires et de mariages forcés […]. Cher Gad, à partir d’aujourd’hui nous nous raconterons nous-mêmes ! Ceux qui veulent participer peuvent me contacter […] ». 16. Dans presque toutes les sections, les membres des GMI participent périodiquement à des rencontres dans les écoles publiques. Ils sont invités par les étudiants, dans les assemblées d’établissement ; mais également par des professeurs durant l’« heure de religion », une heure qui reste encore mono-confessionnelle malgré les demandes de changement faites par de jeunes Italiens, avec ou sans origines étrangères. Voir Annalisa Frisina, « The making of religious pluralism in Italy : Discussing religious education from a new generational perspective », op. cit. 17. En 2015 le premier « European Islamophobia Report » (sous la direction de Enes Bayrakli et Farid Hafez, SETA, Istanbul) a été présenté, couvrant 25 pays, dont l’Italie (sous la direction de Grazia A. Siino et Nadia Levantino). 18. Voir, par exemple, le projet européen « IMAN » (Islamophobia Monitoring and Action Network), http://iman-project.org 19. Hormis l’Italie, il s’agit de la France, de la Belgique, du Danemark, de l’Allemagne, des Pays- Bas, du Royaume-Uni et de la Suède. Pour en savoir plus : http://enar-eu.org. En Italie, le projet AISHA est partenaire de l’initiative contre les violences faites aux femmes, voir www.facebook.com/progettoAisha/. Selon les femmes qui travaillent sur le projet, travailler à la formation des imams et sensibiliser les hommes adultes, en plus des femmes, est fondamental pour freiner le sexisme et le racisme. En outre, il est fondamental pour tisser des alliances avec d’autres femmes non musulmanes qui s’occupent de lutte contre les violences. 20. Sur la beauté, racisme et antiracisme quotidien chez les filles issues des migrations en Italie, voir Annalisa Frisina, Camilla Hawthorne, « Sulle pratiche estetiche antirazziste delle figlie delle migrazioni », in Gaia Giuliani (dir.), Il colore della nazione, Milan, LeMonnier-Mondadori, 2015, p. 200-214. 21. Amir Saeed, « Between hip hop and Muhammad. European muslim hip hop and identity », in Geoff Nash, Kathleen Kerr-Koch, Sarah Hackett (dir.), Postcolonialism and Islam. Theory, Literature, Culture, Society and Film, Londres, Routledge, 2014. 22. Karin van Nieuwkerk, MarkLeVine, Martin Stokes, Islam and Popular Culture, Harrogate, Combined Academic Publishers, 2016.

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23. Voir les travaux de la jeune italo-tunisienne Takoua Ben Mohammed, auteure du livre en bande dessinée Sotto il velo et du blog « Fumetto intercultura », https:// ilfumettointercultura.wordpress.com 24. Rudi Maier, « Assimilation of protest codes : Advertisement and mainstream culture », in Kathrin Fahlenbrach, Martin Klimke, Joachim Scharloth (dir.), Protest Cultures : A Companion, Oxford, Berghahn Books, 2016, pp. 479-487. 25. Reina Lewis, Muslim Fashion. Contemporary Style Cultures, Durham, Duke University Press, 2015. 26. Pour une critique récente, http://africasacountry.com/2016/09/anti-racism-without-race-in- italy/ 27. Miguel Mellino, « De-provincializzare l’Italia. Note su colonialità, razza e razzializzazione nel contesto italiano », in Mondi Migranti, n° 3, 2011, pp. 57-90. 28. Renate Siebert, « Il lascito del colonialismo e la relazione con l’altro », in Teresa Grande, Giap Ercole Parini (dir.), Sociologia, Rome, Carocci, 2014, pp. 291-305.

RÉSUMÉS

Lutter sans relâche contre les processus de racialisation et d’infériorisation systématiques qui touchent les musulmans en Italie, tel est l’objectif d’une jeunesse italienne en première ligne de ce type de discriminations. La construction de leur identité en Italie est devenue problématique tant les actes et autres remarques racistes ne cessent de les renvoyer aux fantasmes projetés sur les musulmans d’origine étrangère. Le travail de l’association des Jeunes musulmans d’Italie montre combien il est à la fois grandement nécessaire et tout autant difficile d’inviter chacun à désapprendre ce type de discours enracinés dans la société italienne.

AUTEUR

ANNALISA FRISINA

Professeure associée de sociologie, université de Padoue.

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2006-2016, 10 ans d’aumônerie militaire du culte musulman Bilan et perspectives

Elyamine Settoul

1 L’instauration d’une aumônerie militaire musulmane en 2006 par la ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie constitue une initiative historique qui, de fait, met fin à une situation anticonstitutionnelle pour les soldats français partageant cette confession. En effet, ce traitement différencié s’inscrit de fait en discordance avec le premier article de la Constitution de 1958 qui institue le fait que « la République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Cette normalisation apparaît comme un phénomène relativement récent lorsqu’on prend en considération le fait que l’institution compte une présence massive de musulmans depuis la période de conquête coloniale de l’Afrique du Nord au XIXe siècle. Au-delà de cette émergence tardive, l’analyse de la mise en place d’une aumônerie militaire musulmane dans le contexte français constitue un domaine de recherche intéressant à plusieurs titres. Outre qu’elle dispose de la plus importante communauté musulmane d’Europe, la société française entretient des relations historiques passionnelles et tumultueuses avec la notion de laïcité1. Les nombreuses controverses et querelles juridiques qui nourrissent les débats publics depuis les années 1990 en sont l’une des illustrations. Enfin, la tradition militaire française a toujours mis l’accent sur la notion de représentativité sociale.

2 À travers la mise en place et l’extension progressive du système de conscription depuis la fin du XIXe siècle, les armées ont développé une relation quasi-fusionnelle avec la société civile. Cette dernière symbolisant encore dans la mythologie républicaine post- révolutionnaire2 la « nation en armes ». Bien que totalement professionnalisée depuis 1996, ce référentiel idéologique fondateur demeure encore très présent dans l’imaginaire et le corpus des valeurs militaires françaises. Preuve de la prégnance de cette matrice, un rapport sénatorial de 1996 consacrée à la professionnalisation des armées signalait explicitement l’importance de recruter parmi les communautés issues de l’immigration afin de pallier aux besoins en ressources humaines tout en assurant un haut niveau de représentativité sociologique3. La conjonction de ces multiples

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spécificités d’ordres sociologique, juridique et idéologique rend la configuration française particulièrement originale. Partant de ces différents constats, la présente contribution vise à explorer les modalités par lesquelles s’est élaborée l’institutionnalisation du fait musulman au sein de la sphère militaire. La compréhension de cette reconnaissance institutionnelle implique de retracer au préalable les conditions historiques de la présence musulmane sous les drapeaux français.

Présence ancienne et organisation conjoncturelle du culte musulman

3 Massivement enrôlés avec la conquête de l’Afrique du Nord en 1830, les autochtones musulmans ont constitué des régiments de tirailleurs et de spahis particulièrement efficaces pour l’expansion coloniale. Habitués au climat local et connaisseurs des nouveaux espaces à conquérir, ils ont représenté pour les armées françaises une ressource humaine considérable tout au long des XIXe et XXe siècles. Ainsi, lors de la Première Guerre mondiale, les contingents coloniaux (combattants et travailleurs) s’élevèrent à 818 000 individus4. Pour cette raison, la question de l’islam a fait l’objet d’une attention précoce. L’organisation du culte musulman a été rythmée par diverses tentatives, des concessions et des mesures plus ou moins officieuses. Dans un article consacré à ce sujet, Xavier Boniface retrace la lente gestation de l’aumônerie musulmane, du début de la Grande Guerre à 1962. Il rapporte que les préoccupations religieuses des tirailleurs (salles de prières, repas sans porc…) étaient déjà prises en compte par les autorités militaires surtout lors des périodes de conflit où « la foi représente bien souvent l’ultime bastion défensif5 ».

4 Un premier aumônier musulman fut nommé en 1920 et affecté auprès des unités nord- africaines détachées en Syrie, mais les élites militaires de l’époque jugèrent son action défavorable aux intérêts français et le licencièrent trois ans plus tard. Bien que l’idée de créer une aumônerie musulmane ait par la suite persisté dans l’esprit de certains décideurs militaires, elle ne dépassa jamais le stade de projet. Les adversaires de cette initiative justifiaient leur refus en prétextant que le concept d’aumônerie était étranger à la tradition islamique et qu’un tel projet risquait, de plus, de favoriser le prosélytisme religieux au sein des « troupes noires aux croyances fétichistes ». Or « la conversion des fétichistes à l’islam ne présente que des dangers pour la puissance française6 ». À défaut d’une aumônerie musulmane, l’état-major instaura par le décret du 14 mai 1940 un service d’assistance religieuse à l’intention des musulmans en service dans la métropole. Celui- ci visait à entretenir et fortifier le moral des troupes qui comprenaient difficilement les inégalités de traitement qu’elles subissaient, notamment en termes de soldes et d’avancement de carrières. Avec l’ordonnance du Général De Gaulle de 1943, quinze « imams civils » furent recrutés par l’armée de la France libre, afin de renforcer l’esprit patriotique des tirailleurs et réaffirmer le caractère juste de la guerre qu’elle livrait (Just War Theory). Ces aumôniers à part entière n’eurent le droit d’exercer leur fonction que pendant la seule période de la guerre. 5 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une organisation officielle du culte est peu à peu abandonnée et la prise en compte des préoccupations religieuses devint la mission d’officiers ou de sous-officiers désignés par le commandement. La crainte d’un noyautage des unités par des imams qui inciteraient à une plus grande

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observance des rites religieux demeurait malgré tout encore prégnante. Les conflits liés à la décolonisation accentuèrent encore un peu plus le caractère « sensible » de cette question puisque, désormais, il s’agissait de composer avec un ennemi professant la même religion. Dès lors, le commandement refusa toute intrusion d’imams, a priori suspects de subversion. Après la fin de la Guerre d’Algérie, qui sonne le glas de l’Empire colonial français, la mission de l’état-major consiste à répondre aux préoccupations des conscrits. Il s’agit là d’un tournant sociopolitique majeur car, désormais, le fait islamique ne concerne plus des sujets de l’Empire enrôlés dans des formations militaires quasi-monoconfessionnelles, mais des citoyens français effectuant leur service national ou des volontaires engagés dans des unités où ils représentent une minorité (au sens numérique). La prise en compte des prescriptions religieuses fut officieusement déléguée à des militaires dont la mission consistait principalement à veiller au respect des rites funéraires pour les soldats morts au combat7. L’ancrage d’une immigration de travail en provenance de pays majoritairement musulmans va inéluctablement réactualiser cette question de la gestion de la pluralité religieuse au sein des armées et contraindre le politique à se positionner.

Le service national et les difficultés d’intégration des secondes générations issues de l’immigration

6 L’un des principaux facteurs ayant favorisé la réflexion et l’organisation du culte musulman au sein des armées est de nature fonctionnelle. La sédentarisation des grandes vagues d’immigration industrielle des années 1960 va naturellement laisser place à des secondes générations. Issues pour la plupart de l’immigration maghrébine et, dans une moindre mesure, africaine, ces nouvelles générations vont venir rejoindre les contingents annuels de conscrits. Cette transformation sociologique souleva un certain nombre de questionnements auprès du haut-commandement qui lança, dès 1990, l’une des toutes premières études françaises consacrée à la question de la diversité culturelle au sein d’une grande institution publique. Rédigée sous la direction du Colonel Yves Biville, l’étude « Armées et population à problèmes d’intégration : le cas des jeunes Français d’origine maghrébine » dresse un état des lieux de l’expérience de ces conscrits. Menée par deux militaires et un civil, l’enquête se voulait un outil de compréhension pour les cadres désireux d’identifier les difficultés d’insertion des jeunes Français d’origine maghrébine (JFOM). S’appuyant sur un échantillon composé de 550 personnes, les auteurs du rapport mettaient en exergue le fait que les JFOM conjuguaient plusieurs types de difficultés.

7 Du point de vue religieux, l’absence d’aumônerie islamique et la faible prise en compte des prescriptions liées à l’exercice de leur foi (ramadan, menu sans porc…) étaient vécues comme une forme de stigmatisation symbolique. De plus, ce groupe se caractérisait par un niveau scolaire globalement plus faible que la moyenne des conscrits, et 95 % d’entre eux occupaient des postes subalternes de soldats de deuxième classe. L’institution militaire tendait davantage à reproduire les inégalités du milieu civil qu’à aider socialement ces groupes sociaux défavorisés et relégués. Les enquêteurs insistaient fortement sur le malaise identitaire de ces conscrits qui, malgré de fortes attentes initiales, avaient le sentiment de ne pas « trouver leur place » au sein des armées. Cumulés à la non-reconnaissance institutionnelle de leur religion, ces handicaps sociaux favorisaient, selon les auteurs, un repli communautaire vers

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l’identité musulmane. Cette problématique était accentuée par le fait que les militaires de confession catholique jouissaient, à l’inverse, d’un certain nombre de facilités en termes de pratiques et de célébrations religieuses. La plupart des régiments français fêtent des saints patrons tirés du sanctoral catholique et développent une importante vie sociale et culturelle autour du fait religieux (organisation de pèlerinages, messes dominicales…). 8 Un haut gradé des armées françaises témoigne ainsi de cette réalité : « Cette influence est perceptible à travers quelques exemples vécus. Dans les années 1990 déjà, un ancien chef de corps affichait sa fierté d’avoir amené au baptême trois de ses soldats lors d’une de ses OPEX (opérations extérieures). Dans un séminaire de cadres au collège interarmées de défense (CID), j’ai eu une certaine surprise à entendre deux officiers supérieurs d’armées différentes se présenter comme officiers catholiques devant leur hiérarchie et leurs camarades sans susciter une quelconque réaction. À Saint-Cyr Coëtquidan, l’expression d’une foi ardente en uniforme a été régulièrement signalée parmi les élèves officiers et a inquiété le commandement. C’est aussi cet autre officier qui fait remettre en état une chapelle à Pristina au Kosovo. J’ai, enfin, ce cas d’un officier de confession israélite se sentant écarté par ses pairs, et ce dernier exemple rapporté de cette épouse d’officier protestant se sentant mise à l’écart par une partie des épouses catholiques […]. Ces exemples montrent également une grande tolérance interne sur l’expression de la foi catholique au sein de notre institution, en contradiction avec sa laïcité institutionnelle. Je me demande d’ailleurs si le seul lieu où cela est possible dans l’administration publique, ne reste justement pas l’institution militaire8. »

Entre persistance des discriminations religieuses et crainte du repli confessionnel

9 Ce « deux poids deux mesures » tendait à générer des crispations et à alimenter un sentiment de frustration auprès des militaires de confession musulmane, notamment à l’occasion de missions qui pouvaient parfois durer plusieurs mois (opérations extérieures, missions en mer). Il favorisait également le regroupement de soldats de culture musulmane, ce qui pouvait être une source de questionnements voire d’inquiétude pour les membres du commandement9. La mise en œuvre de la circulaire Joxe en mai 1992 répondait au souci de mieux prendre en considération les besoins du personnel militaire musulman en leur permettant par exemple de prendre des jours de congés lors des fêtes religieuses (aïd), de bénéficier de menus halal ou encore d’aménager les horaires à l’occasion du mois de jeûne. Mais, si cette circulaire constituait une avancée certaine pour les conditions d’exercice du culte musulman, celle-ci souffrait d’une application très inégale au sein des différentes enceintes militaires. Elle fut trop souvent tributaire des possibilités logistiques et matérielles ou parfois du bon vouloir des chefs de corps concernés.

10 La recherche relative aux militaires issus de l’immigration commanditée par le ministère de la Défense en 2005, soit plus d’une décennie après la mise en place de la circulaire, dressait un constat quasi similaire. La facilitation de la pratique religieuse était très variable d’un régiment à l’autre et, de manière globale, peu d’évolutions avaient été constatées depuis la période de la conscription10. Les déficits relevés par le rapport Biville perduraient encore en de nombreux endroits et de nombreux régiments fonctionnaient selon une logique de « bricolages » mobilisant dans certains cas

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l’intervention des aumôniers catholiques et surtout israélites en raison de certaines proximités alimentaires (casher/halal). 11 En résumé, les rares expertises consacrées aux militaires issus de l’immigration ont mis en lumière l’existence de tensions directement liées à l’insuffisante prise en compte des besoins de militaires français de confession musulmane. Celles-ci étaient d’autant plus relevées par ces derniers que l’institution affiche une relative tolérance à l’expression de la foi et de la tradition culturelle catholique. Le déficit de prise en compte des demandes des musulmans générait un phénomène de repli identitaire potentiellement néfaste pour la cohésion et le moral des troupes. Par ailleurs, pour le haut- commandement, ce repli constituait également une source de questionnements sécuritaires dans un contexte sociétal marqué par une plus grande méfiance à l’égard de la religion islamique. Avec la fin des années 1990, on observe une certaine évolution de la « sociologie des actes terroristes ». À l’opposé des attentats des années 1980, essentiellement réalisés par des groupuscules étrangers, les actes terroristes des années 1990 et 2000 ont été commis par des individus largement socialisés dans des pays occidentaux. Les auteurs des attaques du 11 septembre 2001 avaient effectué des cursus universitaires dans des établissements occidentaux et certains des protagonistes de l’attentat de Londres étaient des citoyens britanniques scolarisés en Grande- Bretagne, pleinement insérés dans le marché de l’emploi local. Ces différents attentats perpétrés au cœur des démocraties occidentales ont contribué à développer une suspicion à l’égard des segments de population issus de l’immigration et à accréditer une grille d’interprétation fondée sur la figure de l’ennemi intérieur11.

Ajustement et formatage de l’islam à travers l’aumônerie militaire

12 Calquée sur le modèle des trois aumôneries militaires existantes (catholique, protestante, israélite), l’aumônerie militaire musulmane vient mettre fin à un traitement différencié qui s’apparentait à une forme de discrimination institutionnelle. Sa mise en place vient ainsi réparer la situation jusque-là anticonstitutionnelle de l’État. Sans disposer de statistiques officielles sur la présence numérique des musulmans au sein des armées, les autorités s’accordent à penser qu’ils représentent, à l’instar de la société civile, la deuxième religion au sein de l’institution. Cette assertion difficilement vérifiable s’appuie essentiellement sur l’expérience des aumôniers et des chefs de corps rencontrés au cours de nos enquêtes. Outre les données collectées à travers différentes études12, la concrétisation du projet d’aumônerie musulmane s’est également appuyée sur le rapport du lieutenant-colonel Miloud Ait Hocine, en retraite et rappelé pour être nommé chargé de mission par le chef d’état-major des armées (Cema). À travers son étude réalisée en 2005, celui-ci a recueilli les demandes exprimées par les militaires musulmans sur le terrain. Conformément aux textes en vigueur, c’est le ministre de la Défense qui a nommé, en juin 2006, l’aumônier en chef Abdelkader Arbi sur proposition des autorités religieuses (Conseil français du culte musulman, CFCM). Car, si les organisations religieuses n’ont pas le pouvoir de nomination des aumôniers en chef, les textes prévoient néanmoins que le ministre en charge des armées doit sélectionner un candidat parmi ceux qu’elles proposent. Les autres aumôniers sont nommés par le ministre de la Défense sur proposition de l’aumônier militaire en chef de leur culte13. Recrutés avec un niveau minimal baccalauréat, les

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aumôniers doivent détenir la nationalité française et avoir un casier judiciaire vierge. Leurs compétences doivent s’inscrire à un double niveau, théologique et sociétal. Selon cette logique, ils doivent simultanément détenir de solides connaissances religieuses sur la religion musulmane mais également être en mesure d’analyser et de comprendre les grands enjeux qui traversent la société française. Ils exercent les mêmes missions que leurs collègues catholiques, protestants et israélites. L’article 1 du décret n° 247 du 16 mars 2005 rappelle que les ministres des différents cultes « assurent le soutien religieux des personnels de la défense qui le souhaitent dans les lieux où les armées et formations rattachées exercent leurs missions ». Il précise également qu’ils « peuvent être consultés par le commandement dans leur domaine de compétences14 ». Leur positionnement intermédiaire entre fonction militaire et fonction religieuse sert également à apaiser les tensions susceptibles de se produire au sein des unités.

13 Faisant référence au conflit du Moyen-Orient, l’ex-chef d’état-major de l’armée de terre (Cemat) Bruno Cuche évoque explicitement ce rôle de modération œcuménique attribué aux différentes aumôneries : « Je crois également aux vertus modératrices des aumôneries pour guider les militaires croyants de toute confession à pratiquer leur foi dans le respect des principes du statut général et dans le sens de l’intérêt militaire. Car les armées, émanation de la nation, reflètent plus que toute autre institution sa diversité sociologique. Elles sont donc potentiellement exposées à des tendances centrifuges que cristallise, plus particulièrement à notre époque, la situation de guerre au Moyen-Orient, berceau des trois grandes religions autour desquelles se dessinent les principales lignes de fracture politique15. » Par leur posture, les aumôniers participent de la cohésion des troupes, en apportant un soutien moral et psychologique aux soldats, notamment durant les opérations extérieures, périodes cristallisant le plus de doutes et de questionnements. L’une des originalités de leur statut vient également du fait qu’ils n’ont « ni rang ni grade ». Ils sont assimilés à des officiers, ce qui leur permet de s’adresser à tout le monde et d’avoir ainsi une grande liberté de circulation au sein de l’institution. Mais, comme le souligne Xavier Boniface, cette absence de grade traduit peut-être également le souci de ne pas vouloir leur donner trop d’influence16. Le contrôle des armées sur le fonctionnement de l’aumônerie s’effectue également à travers la sélection des différents candidats. Chaque personne recrutée fait l’objet d’une enquête interne de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) qui évalue la qualité et le profil de tous les candidats. Il s’agit de prévenir l’éventuelle intégration de profils jugés « radicaux » ou dont les idées seraient trop éloignées des valeurs républicaines françaises. 14 Au-delà de ces règles de fonctionnement, il est intéressant de constater que les activités de l’aumônerie se calquent progressivement sur des pratiques existantes. Ainsi, conformément à l’aumônerie catholique ou protestante qui organise depuis très longtemps des sorties religieuses, l’aumônerie musulmane organise désormais un pèlerinage annuel à La Mecque pour ses militaires ainsi que les membres de leurs familles. Par ailleurs, il conviendra d’observer comment l’aumônerie musulmane, dont l’institutionnalisation est toute récente, relèvera le défi de puiser dans le corpus de la jurisprudence islamique les préceptes qui viendront, une fois affichés, renforcer les valeurs universelles de l’intérêt général prônées par l’armée. Il s’agira pour elle de se conformer aux valeurs d’inspiration judéo-chrétiennes qui imprègnent la culture militaire des armées françaises. Les exigences déontologiques du soldat, l’esprit de sacrifice ou encore le respect du droit international fondé sur la dignité humaine et la paix entre les peuples puisent en partie leurs racines dans l’héritage culturel chrétien.

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Des penseurs tels que saint Thomas d’Aquin ou saint Augustin constituent des sources d’inspiration et des références importantes dans le droit international de la guerre, notamment pour ce qui concerne, par exemple, la limitation des souffrances causées par les conflits (jus ad bellum/jus in bello). Ce legs culturel est assumé et même revendiqué par les acteurs militaires. Le chef d’état-major souligne dans ce sens : « Notre armée ne réfute pas la longue tradition qui l’a unie à l’ordre religieux, bien plus elle l’assume et l’intègre dans tout ce qui la structure. L’ordre surnaturel (la Transcendance) a été converti en un ordre supérieur naturel et républicain, qu’exaltent nos valeurs, nos traditions, notre cérémonial17. » À cet égard, il sera intéressant d’analyser le mode de sélection des sources scripturaires musulmanes qui sera opéré par les acteurs de l’aumônerie pour démontrer que les valeurs généralistes d’inspiration judéo-chrétienne ont leur équivalent au sein de l’islam.

Militaires français et musulmans : quelles pratiques ?

15 L’analyse formelle du « croire musulman » du groupe de militaires de notre enquête18 dessine un visage original faisant ressortir a minima quatre caractéristiques. D’une part, les récits relatifs aux modalités de leur croyance traduisent un fort processus d’individualisation. Celui-ci a été précisément décrit par Danièle Hervieu-Léger dans ses analyses de la modernité religieuse. Celles-ci mettent en exergue l’idée que les acteurs s’inscrivent de moins en moins dans des systèmes contraignants et constitués en dehors d’eux-mêmes. La tendance est désormais à « l’éclatement des systèmes de croyance et la dissémination des petits récits croyants que les individus produisent eux-mêmes à partir de leurs aspirations, de leurs intérêts, de leurs dispositions, de leurs expériences19 ». Pour l’auteure, cette évolution se traduit par la multiplication de syncrétismes et de « bricolages individuels » qui continuent de se réaliser en référence aux grands récits issus des traditions religieuses, à l’intérieur desquels les individus puisent comme dans une bibliothèque de symboles et de formes religieuses. Ils deviennent acteurs en choisissant et en s’appropriant un certain type de croyance qu’ils créent et modulent en fonction de ce qui fait « sens » pour eux.

16 Pour paraphraser le titre d’un ouvrage20, on pourrait dire qu’au moment de la réalisation de notre enquête, « Monsieur Islam n’existe pas » au sein de l’institution militaire. Nos constats corroborent de manière significative les notions de « pratiques religieuses bricolées » relevées par Catherine de Wenden et Christophe Bertossi. Ces derniers soulignent toute l’hétérogénéité des pratiques qui s’articulent autour de plusieurs pôles : « Être musulman dans l’armée englobe un large spectre de pratiques, allant de ceux qui se considèrent comme musulmans non pratiquants, voire simplement “d’origine musulmane”, à ceux qui pratiquent leur religion à différents niveaux de rigueur, du respect des restrictions alimentaires au ramadan, jusqu’à la prière. Ainsi, au niveau des pratiques religieuses, un véritable bricolage s’observe, fait de beaucoup d’assemblages possibles et qui s’organise autour de trois pôles : les restrictions alimentaires et l’alcool, le ramadan et les prières21. » Comme le relèvent les auteurs, ces trois pôles fonctionnent selon une logique de hiérarchisation. La réalisation des prières quotidiennes traduit une implication plus intense dans la religion que l’observation du mois de jeûne du ramadan. De même, le respect des interdits alimentaires (porc et alcool) apparaît comme la pratique la plus basique des prescriptions religieuses et se justifie parfois comme la perpétuation d’une simple habitude culturelle. Concrètement, ces trois pôles de pratique s’articulent selon

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des combinaisons multiples, car ils entrent en interaction avec une série de contraintes objectives qui vont orienter les possibilités d’application. Celles-ci restent fortement tributaires de la latitude qu’autorisent l’environnement matériel, la spécialisation professionnelle ou le contexte opérationnel dans lequel les militaires se situent. 17 La deuxième caractéristique que nous avons pu observer a trait à la définition et à l’interprétation donnée par les musulmans de leur pratique religieuse. Les entretiens font ressortir une présentation et une définition de leur religion davantage orientée sur la dimension éthique et morale de la foi que sur son versant théologique ou politico- juridique. Plus que sur les aspects proprement religieux ou dogmatiques, l’islamité est avant tout présentée comme un code comportemental entrant en forte congruence avec les valeurs militaires. C’est ce que rapporte Messaoud dans ses propos : « Être musulman je dirais que c’est d’abord être sérieux et rigoureux dans sa vie de tous les jours. C’est les mêmes valeurs que l’armée. » (Messaoud, sous-officier, 25 ans). Pour d’autres, l’islam est une source de plus-value pour l’occupation du métier de militaire. Ainsi, selon Tarek, le respect des prescriptions religieuses islamiques constituerait une ressource supplémentaire dans l’accomplissement de son métier : « Pour moi, être musulman, c’est même un plus pour quelqu’un qui veut être militaire. Tu ne bois pas, et tu ne fumes pas donc tu maintiens ton corps en forme, c’est une bonne hygiène. Tu apprends la solidarité avec ton groupe. Tout ça, c’est des valeurs de l’islam et je pense ça ne peut être qu’une force dans les métiers de l’armée. » 18 Le troisième constat s’inscrit dans une logique de continuité avec la deuxième caractéristique, et concerne la déconnexion de nos militaires d’avec les différentes instances de représentation du culte musulman français. À l’exception d’un militaire aumônier que nous avons interviewé, la plupart des militaires de culture musulmane méconnaissaient l’existence des différentes structures de représentation cultuelle. Une très petite minorité connaissait l’existence du CFCM, tout en se positionnant en décalage avec ses représentants, jugés illégitimes et parfois péjorativement qualifiés de « blédards22 ». 19 À cette faible identification aux instances censées les représenter, s’ajoute enfin une forte connotation affective associée au « croire musulman ». Être musulman, c’est dans le même temps maintenir une tradition et une lignée familiale, mais cela renvoie également à une palette d’expériences dotées d’une forte charge affective et sentimentale. Parmi elles, figurent aussi bien les festivités religieuses que les parfums du pays d’origine et les vacances estivales annuelles, qui forment autant d’occasions de raviver cet héritage culturel en compagnie de la famille élargie. Cette dimension culturelle et festive s’observe notamment durant le mois de ramadan, où le sens ascétique originel de la pratique se dévoie au profit d’une approche orientée autour de la convivialité et du plaisir partagé : « Le ramadan, pour moi c’est surtout le plaisir d’être en famille le soir et partager un bon moment autour d’un bon repas. » (Noor, sous-officier, 27 ans). On retrouve cette volonté de recréer une ambiance collective au sein même des bases militaires : « On recrée un peu l’ambiance de l’iftar (rupture du jeûne) dans notre base militaire. On se retrouve tous dans une salle et on passe un bon moment ensemble. Je l’ai déjà fait toute seule, mais ça n’a pas de sens. Même le soir quand tu manges de façon solitaire, tu sens qu’il manque quelque chose. » (Karima, sous-officier, 30 ans). 20 Il faut également noter que la diversité des modes de pratiques musulmanes se conjugue à la pluralité des conceptions des fonctions de l’institution militaire. En effet, les armées sont loin de représenter un bloc monolithique en termes d’auto-définition

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de leur rôle au sein de l’espace social, surtout depuis le passage à la professionnalisation intégrale. Ainsi, certains cadres militaires demeurent attachés dans leurs représentations à une armée intégratrice destinée à transformer l’individu en citoyen et qui fait donc largement écho à sa mission historique depuis la Troisième République. D’autres se dissocient de cette philosophie originelle d’intégration fondée sur le « colour blindness », en mettant l’accent sur les profondes transformations organisationnelles et la nécessité d’être avant tout efficace d’un point de vue organisationnel. Ces disparités tendent naturellement à influer sur les perceptions de l’altérité à l’intérieur de la sphère militaire23.

Conclusion

21 L’instauration en 2006 de l’aumônerie musulmane au sein des armées françaises constitue une initiative historique qui, de fait, met fin à une situation d’iniquité à l’égard des militaires partageant cette confession. L’analyse des facteurs qui ont favorisé son émergence montre que ceux-ci sont protéiformes. Ils sont à un premier niveau d’ordre fonctionnel. Les nombreux déficits identifiés depuis les années 1990 par les rapports internes des armées ont permis de mettre en lumière les incidences négatives qu’ils avaient en termes de cohésion interne des unités. Ce constat est devenu encore plus prégnant lorsque l’institution s’est totalement professionnalisée en 1996. Confrontée à des impératifs de recrutement massif, elle a dû développer et approfondir sa réflexion sur l’accueil et la gestion de ces soldats désormais volontaires. L’émergence de l’aumônerie est également à mettre en parallèle avec les tendances sociétales des années 2000 et le développement en France des enjeux liés aux questions d’égalité des chances et de diversité. La création en mai 2003 du Conseil français du culte musulman (CFCM) a également contribué à activer la mise en place de cette instance. Comme on a pu le constater au fil de l’analyse, le statut des aumôniers militaires dans le contexte français demeure très particulier eu égard au régime de séparation des Églises et de l’État défendu par la loi de 1905. Bénéficiant du statut de militaires, ils sont de fait rémunérés par l’État pour assurer une assistance religieuse auprès des unités au sein desquelles ils sont affectés, cet aspect dérogatoire étant spécifié dans l’article 2 de ladite loi afin de permettre aux citoyens évoluant dans des structures fermées d’accomplir leurs obligations religieuses. Simultanément fidèles à leur patrie et à leur religion, les aumôniers occupent une position originale au croisement de la sphère religieuse et de la sphère militaire. Assurant le soutien moral et religieux des soldats, ils représentent aussi une précieuse source d’information pour le commandement. Bien que récente, il est possible d’identifier les modalités par lesquelles cette nouvelle aumônerie ajuste progressivement son mode de fonctionnement sur les pratiques de celles déjà existantes. Encadré par le ministère de la Défense, ce processus de formatage est particulièrement efficace.

22 Enfin, on peut s’interroger sur la symbolique et les incidences sociétales de l’émergence de cette aumônerie. De même que les aumôniers militaires catholiques ont, tout au long du XXe siècle, contribué à apaiser les relations très conflictuelles entre l’Église et l’État français24, on peut se demander si aujourd’hui l’aumônerie militaire musulmane ne joue pas ce même rôle symbolique au sein de la société française. Dans un contexte de méfiance voire de suspicion à l’égard des citoyens de confession musulmane et le développement d’une grille de lecture essentialiste sur l’islam25, ce processus

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d’institutionnalisation vient aussi rappeler à la majorité des citoyens l’engagement bien réel de ces Français au service de la République. Même si la légitimité des interventions militaires menées par les armées françaises au cours de cette dernière décennie (Afghanistan, Mali, Libye, etc.) cristallise de profonds questionnements et clivages tant du point de vue des communautés musulmanes que de l’opinion publique française dans sa globalité.

NOTES

1. Jean Bauberot, Laïcité 1905-2005. Entre passion et raison, Paris, Seuil, 2004. 2. Bien que les travaux des historiens aient mis en garde contre certaines reconstructions lyriques. Ainsi, contrairement au mythe qui veut que la bataille de Valmy de 1792 incarne le soulèvement unanime du peuple national, les travaux des historiens ont mis en lumière que les troupes mobilisées étaient très majoritairement composées de soldats de l’ex-armée royale. Voir notamment Michel Auvray, L’âge des casernes, histoire et mythes du service militaire, La Tour d’Aigues, éd de l’Aube, 1998, p. 50. 3. Serge Vincon, « L’avenir du service national », Rapport d’information sénatorial, Commission des Affaires étrangères de la Défense et des Forces armées, n° 349, 1995-1996. 4. Chiffre cité dans Janine Ponty, L’immigration dans les textes, France 1789-2002, Paris, Belin, 2003, p. 108. 5. Xavier Boniface, « Les enjeux de l’aumônerie musulmane dans l’armée française de 1914 à 1962 », in Revue historique des armées, n° 241, 2005, p. 92. 6. Bruno Cuche, « Introduction », Inflexions, Actes de la journée d’études du 15 octobre 2008 « Fait religieux et métier des armes », n° 10, 2009, p. 96. 7. Ces « conseillers cultuels » travaillaient le plus souvent en étroite collaboration avec les aumôniers des cultes catholique, protestant et surtout israélite, compte tenu de certaines convergences pour ce qui a trait aux prescriptions alimentaires (halal/casher). 8. François Chauvancy, « La laïcité dans les armées : une contrainte, une nécessité, une liberté ou une force ? », in Inflexions, n° 9, 2008, pp. 97-98. 9. Catherine Wihtol de Wenden, « L’islam dans l’armée », in Cahiers de la Méditerranée, n° 76, 2008, pp. 65-88. 10. Catherine Wihtol de Wenden, Christophe Bertossi, Les couleurs du drapeau. L’armée française face aux discriminations, Paris, Robert Laffont, 2007. 11. Voir notamment « Construire l’ennemi intérieur », in Cultures & Conflits, n° 43, 2001 et, pour le contexte français, Mathieu Rigouste, L’ennemi intérieur, La généalogie coloniale de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, La Découverte, 2011. 12. Yves Biville, Armées et populations à problème d’intégration. Le cas des jeunes Français d’origine maghrébine, Paris, Cespat/Ministère de la Défense, 1990 ; Catherine Wihtol de Wenden, Christophe Bertossi, op. cit. 13. On compte près de 38 aumôniers musulmans. Par comparaison, les trois autres cultes regroupaient 233 aumôniers civils et militaires (176 catholiques, 37 protestants et 20 israélites). 14. Décret du 16 mars 2005. 15. Bruno Cuche, in « Introduction », Inflexions, op. cit. 16. Xavier Boniface, L’aumônerie militaire française (1914-1962), Paris, éd. du Cerf, 2001, pp. 131-147.

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17. Bruno Cuche, in « Introduction », Inflexions, op. cit. 18. Elyamine Settoul, Contribution à la sociologie des armées : analyse des trajectoires d’engagement des militaires issus de l’immigration, thèse de doctorat, Paris, IEP de Paris, 2012. Menée entre 2007 et 2011, notre enquête sur les militaires issus de l’immigration se fonde sur la réalisation d’interviews et de plusieurs stages d’observation au sein d’enceintes militaires (centre de recrutement et bases militaires). 19. Danielle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999. 20. Dounia Bouzar, Monsieur Islam n’existe pas. Pour une désislamisation des débats, Paris, Hachette, 2004. 21. Catherine Wihtol de Wenden, Christophe Bertossi, op. cit., p. 207. 22. Terme à connotation condescendante, voire péjorative, et qui désigne les personnes originaires des pays du Maghreb, voire parfois des pays d’Afrique subsaharienne (le « bled » désignant indistinctement le village et le pays d’origine). 23. Christophe Bertossi, « French “Muslim” Soldiers ? Social Change and Pragmatism in a Military Institution », in John Bowen, Christophe Bertossi, Jan Willem Duyvendak, Mona Lena Krook (dir.), European States and Their Muslim Citizens, The Impact of Institutions on Perceptions and Boundaries, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. 24. Xavier Boniface, op. cit., p. 139. 25. Thomas Delthombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005.

RÉSUMÉS

L’aumônerie militaire du culte musulman est une création récente en France. Structurée depuis une décennie au sein de l’armée française, la présence d’aumôniers militaires musulmans constitue un symbole fort, de la part de la grande muette, dans la reconnaissance de la diversité des croyances de ses troupes. Ces aumôniers traduisent également la volonté d’encadrer la pratique de l’islam dans les régiments. Si la religion musulmane demeure un sujet sensible dans la société française, objet de discriminations et de préjugés, les valeurs de soumission et de respect qu’elle prône participent à renforcer l’esprit de corps dans l’armée, fondé sur l’unité d’une République laïque.

AUTEUR

ELYAMINE SETTOUL

Chercheur associé en science politique à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire.

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Dialogues entre musulmans et non- musulmans S’apprivoiser pour mieux vivre ensemble en Belgique

Morgane Devries et Altay Manço

1 À l’heure où le religieux et l’islam questionnent les habitants européens, autant du côté des communautés musulmanes que non musulmanes, il importe d’analyser la manière dont ces derniers perçoivent les valeurs défendues par l’Europe, en vue de faire disparaître les crispations qui empêchent le dialogue. Une enquête commanditée par l’Union européenne (UE) et réalisée dans dix pays membres sur le rapport entre musulmans et non-musulmans met en exergue la convergence des acteurs sur les valeurs de la liberté d’expression, le respect de la loi et l’égalité des chances. La seule divergence qui est mentionnée porte sur le respect des religions, valeur qui semble plus importante pour les personnes de confession musulmane1. Ce constat met en lumière l’actuelle interrogation sur l’adéquation entre démocratie et religion, rendue notamment visible par l’islam au travers de certaines pratiques dans la sphère publique et, plus particulièrement, par la question de la radicalisation2.

2 Aussi, face à des polarisations vis-à-vis de la place qui devrait être donnée à l’islam en Belgique – deuxième religion du pays3 –, la question du « vivre-ensemble » devient une préoccupation urgente, tant pour les politiques publiques que pour la société civile soucieuse d’un meilleur devenir de nos sociétés démocratiques. Le « vivre-ensemble » se définit par la construction d’ententes réciproques, pacifiques et respectueuses des personnes dans leurs identités culturelles et religieuses, en considérant la reconnaissance des diversités comme fondement de la cohésion sociale d’une société démocratique4. Cet article vise ainsi à répertorier différentes démarches soutenues en Belgique dont les apports visent, directement et indirectement, à valoriser un dialogue entre musulmans et non-musulmans. Ces approches5 correspondent à des niveaux différents – institutionnel, pédagogique et d’obédience – et sont analysées ici par le biais de points de repère transversaux : leur contexte d’émergence, les enjeux qu’elles soulèvent, les acteurs mobilisés et les méthodes qu’elles requièrent ou à travers lesquelles elles sont appréhendées. Le but de cette présentation est de montrer leur complémentarité et singularité dans leur dynamique favorable au « vivre-ensemble ».

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Les approches juridico-légales et institutionnelles

3 Ces approches visent la production et/ou l’usage de normes, de lois et de réglementations afin de définir un support structurel à une inclusion de l’islam au sein de la société : soit à travers des organes institutionnels qui en garantissent la représentation, soit au sein d’institutions qui doivent se positionner par rapport à l’expression du religieux en leur sein. Elles s’inscrivent autant dans le champ institutionnel des luttes contre les discriminations que dans celui de la liberté de culte, et sont considérées comme des cadres référentiels dans la gestion des cultes et de leur expression publique.

4 En Belgique, l’intervention de l’État dans le temporel des cultes est fondée sur des habitudes séculières à l’égard les religions majoritaires. Au XXe siècle, dans un contexte général de sécularisation, la lente construction de parallélismes entre les façons de traiter les religions majoritaires et les religions (très) minoritaires, ainsi que les spiritualités non religieuses ne semble pas avoir posé beaucoup de difficultés. La constitution belge, à ce titre, reconnaît les régimes des cultes et des convictions philosophiques (art. 19), garantie la liberté de conscience (art. 20) et les principes de pluralisme et de non-discrimination (art. 11). Cela étant, la littérature sur ce sujet en Belgique relève de nombreux problèmes : inadéquation des espaces de prière et prières collectives dans la rue, difficile incorporation urbanistique des mosquées dans les villes, questions de la formation et de la professionnalisation des imams et des enseignants de la religion, mais aussi dans la production et la commercialisation de la viande halal, etc6. La question épineuse de l’articulation entre le religieux et l’espace public ne peut donc, par cette seule reconnaissance institutionnelle, trouver une réponse7. Ainsi, en l’absence d’une autorité spirituelle unifiée, la question de la représentation et de la gestion de l’islam en Belgique semble délicate tant les populations et les croyances concernées peuvent être diverses, d’autant que ces politiques régulatrices s’inscrivent dans des débats sociétaux et une ambiance médiatique et sociale marquée par la peur de l’islam. 5 À travers ce système, l’État belge garantit, pour tout culte et sous couvert du respect de certaines conditions8, d’engager un processus de reconnaissance nécessaire à l’octroi de subsides9. Par conséquent, les enjeux de ces approches se concentrent sur les possibilités d’un dialogue entre l’État et l’autorité du culte et concernent la représentativité et le leadership musulman. Cette question est débattue, revue et corrigée au gré d’enjeux géopolitiques, et elle tarde à mettre en cohérence les attentes des communautés musulmanes, en termes d’autorité religieuse et de pratique cultuelle, avec celles de l’État belge pour un islam contextualisé, et les réalités institutionnelles belges en termes de neutralité. 6 Cette réglementation des pratiques islamiques implique un arsenal juridique et des appareils institutionnels10, dont la constitution belge, qui intègrent de diverses manières des processus de consultation et de négociation avec des groupes musulmans ou non, immigrés ou non11. Ainsi, les méthodes qui prévalent au sein de ces approches sont généralement tributaires du cadre législatif et de la capacité des communautés musulmanes à organiser leur culte12, mais aussi de la volonté du pouvoir politique d’affirmer son rôle de coordinateur. De facto, ces approches visent ainsi à créer un pont favorable au dialogue là où, en amont, il n’y en avait pas ou peu.

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Les approches socio-éducatives pour le dialogue interculturel

7 Ces approches visent la construction d’actions nationales ou locales œuvrant à une co- inclusion de l’islam par le biais d’une démarche pédagogique d’apprentissage, d’interconnaissance et de compréhension, en vue de déconstruire les préjugés mutuels, et ainsi de lutter contre les discriminations et de développer une cohésion sociale. En outre, elles contribuent à un dialogue réciproque entre musulmans et non-musulmans à travers la valorisation d’une appartenance citoyenne commune.

8 En raison d’une sécularisation pluraliste13, ce qui a été perçu comme un « retour du religieux14 » nous rappelle que ce dernier, bien que moins institué, n’a pas fait disparaître le besoin de spiritualité. Vers le milieu des années 1970, à travers la visibilité croissante des populations musulmanes15 et leur demande accrue pour l’exprimer publiquement, l’islam n’a eu de cesse d’alerter les municipalités locales, les acteurs associatifs et professionnels sur la gestion des rapports sociaux face à l’impact du terrorisme et de l’actualité internationale sur l’image des musulmans. L’approche socio-éducative a eu cette particularité de s’amorcer à la demande des acteurs (commanditaires publics ou sociaux) désireux de lutter contre les discriminations tout en promouvant une démarche participative des communautés. 9 Comme l’évoque Bosset16, au sein des sociétés occidentales, nous avons affaire à des « dialogues », parfois bilatéraux, souvent multiformes, parmi lesquels certaines convergences de pratiques sont observables et concourent à mieux gérer la diversité culturelle et religieuse, en complément et en amont de la voie juridique et normative. Ce dialogue vise donc principalement la prévention de conflits par une approche compréhensive, consultative et de relais d’informations relatives à la cohabitation du religieux. Il complète les apports du système juridique et institutionnel par un travail sur les représentations. En termes d’enjeux, il s’agit d’impulser une dynamique de long terme dont la portée concerne des groupes à un niveau micro ou méso, dépendant de la diffusion et de la transmission de leurs résultats entre acteurs concernés. 10 La méthode privilégiée est essentiellement celle de la recherche-action, dont le résultat prend des formes multiples : formations, médiations, actions de sensibilisation, espaces de débats et de consultation ou publication de recommandations. Elle se déroule en plusieurs phases17 : une phase d’identification du problème et des situations au sein desquelles prend part le projet, l’établissement d’hypothèses (propositions de réponses possibles), l’élaboration d’un plan d’action, son déroulement et, enfin, son évaluation à partir des résultats analysés. L’approche invite les citoyens à collaborer à un projet avec d’autres professionnels à des fins diverses : consultation, expression et partage d’expériences, délibération, etc. À cet égard, les actions menées par le biais de cette approche ont pour spécificité de s’intégrer et/ou de promouvoir un travail en réseau. Ces collaborations associent généralement des acteurs associatifs et des professionnels (enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, etc.), ainsi que, dans une moindre mesure, des représentants politiques locaux et des citoyens. Par conséquent, l’engagement de citoyens au processus participatif de la recherche se double d’une co- construction de savoirs des chercheurs dans une perspective de changement social.

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Les approches théologiques pour le dialogue interreligieux

11 Ces démarches visent des actions nationales ou locales qui œuvrent à une cohabitation des diversités convictionnelles et/ou à l’examen de ces diversités. D’une part, une démarche intracommunautaire se concrétise par une réflexion théologique (dogmes, doctrines, textes sacrés, etc.) en vue de faciliter des comparaisons entre religions, des contextualisations et adaptations par interprétation religieuse. D’autre part, une démarche intercommunautaire, à travers des rencontres entre communautés, invite les participants à partager leur fondement (croyances, pratiques, rites, etc.) dans la société civile. Au sein de la société sécularisée, le croire et la religiosité semblent s’individualiser18. Cela étant, l’ancrage communautaire et le leadership religieux restent un socle de sociabilité et d’identification des interlocuteurs au service du « vivre- ensemble » entre les différentes religions. Au sein de sociétés pluralistes, les rencontres multiconfessionnelles ou interreligieuses ont pour point d’orgue la réconciliation, de sorte que les communautés religieuses puissent cohabiter et apporter leur participation collective au dialogue, malgré les crispations identitaires19.

12 Ce type d’approche se base sur un dialogue en vue de bâtir la paix, de manière générale de privilégier un message spirituel commun à travers les messages délivrés par les diverses religions malgré leurs antagonismes. Les défis sont aujourd’hui liés à la montée de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de la xénophobie et des sentiments antichrétiens susceptibles de mettre à mal les particularismes culturels et religieux des identités individuelles. Pour reprendre les mots du président belge du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, l’objectif est de « passer de la peur à la confiance20 ». 13 Nous retrouvons également une dynamique de projets multiconfessionnels au sein de la société civile belge, sous des formes variables comme des semaines islamo-chrétiennes, des parcours-découvertes au sein de lieux de culte, des concerts religieux ou des festivals, des conférences ou des séminaires, des repas collectifs21 et des formations22. La démarche privilégie un examen théologique de la part des leaders religieux. Les acteurs sont les municipalités, les chefs de culte et les institutions religieuses qu’ils représentent (églises, mosquées, synagogues, etc.), des théologiens, les croyants des religions représentées, et diverses organisations et associations qui proposent des activités menées dans la cité23.

L’institutionnalisation de l’islam

14 Comme le souligne Ural Manço24, le processus de reconnaissance ou d’institutionnalisation de l’islam en Europe est particulièrement sensible aux réalités nationales et à l’actualité internationale. Cette question n’est d’ailleurs toujours pas entièrement résolue dans de nombreux pays du fait également de l’influence des pays d’origine ou de pays tiers musulmans25. Mais la demande d’avoir un représentant pour le culte islamique est un impératif de l’État belge. Selon Jonathan Laurence, plusieurs pays d’Europe occidentale ont cherché, durant les années 1990, à identifier dans la société civile auprès d’associations de migrants musulmans des interlocuteurs « modérés », « légitimes » et « représentatifs » pour envisager la possibilité de les

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organiser en organe de gestion de culte26. L’objectif était d’entrevoir une bonne coordination entre l’appareil de l’État et les responsables de cet organe, en échange du monopole sur le dogme religieux. La littérature laisse apparaître deux manières de construire la représentation de l’islam en Europe27 : soit par les négociations et les pondérations d’une part, soit par les élections d’autre part, bien qu’elles puissent se combiner.

15 En Belgique, un groupe d’étudiants musulmans et de réfugiés albanais a été sollicité au début des années 1960 par des ressortissants ou des représentants de pays musulmans (Tunisie, Arabie saoudite et Maroc) afin de les aider à constituer un lieu de culte à Bruxelles. Cette association a été reconnue par l’État belge comme le Centre culturel et islamique en 1968. S’amorce alors un climat favorable qui a conduit à la reconnaissance ultérieure du culte islamique par la constitution belge en 1974 dans un contexte commercial à l’avantage des pays du Golfe. Par la suite, le processus de reconnaissance du culte musulman a connu de très nombreux obstacles28 si bien qu’il reste toujours inachevé à ce jour. Aujourd’hui, la relation qui unit cet organe organisateur du culte musulman et l’État belge s’avère plus qu’ambiguë, au regard de la neutralité tant valorisée par les discours actuels et du principe laïque de la séparation entre l’État et la religion, d’autant plus que les autres cultes ou philosophies reconnus sont proportionnellement mieux financés et moins encadrés que le culte musulman.

La formation des cadres musulmans

16 Dès 1978, l’État a modifié la Loi du Pacte scolaire et y a introduit les professeurs de religion islamique et la religion islamique parmi les cours philosophiques, en application de la loi du 19 juillet 1974 reconnaissant le culte islamique. Or, l’islam n’est pas doté à ce jour d’institutions religieuses et d’encadrement ou d’espaces de débat dédiés comme c’est le cas pour d’autres confessions. Par ailleurs, il ne dispose pas non plus d’une émission sur une chaîne nationale comme devrait la lui garantir la constitution. Face aux relations étroites entre les mosquées et les États nationaux musulmans, promouvoir un islam « de Belgique » passe par la création d’un réseau dense de formations et de recherches scientifiques de qualité sur l’islam et sur le monde musulman, notamment à destination des jeunes générations. Il s’agit d’offrir un socle de connaissances destinées aux professeurs de religion islamique et aux imams, tous deux non soumis, pour l’instant, à des critères spécifiques.

17 C’est pourquoi, depuis 2013, le cabinet Marcourt29 a demandé un rapport pour réfléchir à la formation de cadres musulmans, de professeurs de religion islamique, de conseillers moraux en milieu pénitentiaire et hospitalier, de médiateurs culturels, etc. Face à ce défi, Édouard Delruelle30, conseiller du ministre Marcourt, nous informe qu’une commission a été créée en mars 2015 en vue de faire émerger un islam de Belgique en Fédération Wallonie-Bruxelles, en collaboration avec l’Exécutif musulman de Belgique. Elle est dirigée par Andrea Rea31 et Françoise Tulkens 32. Le 4 décembre 2015, son rapport33 formule des propositions, parmi lesquelles figure en première place la création d’un institut de formation et de profession de l’islam et l’organisation d’une émission concédée au culte musulman. Au cours de l’année 2016, le cabinet a avant tout travaillé à la création de l’institut en question. Celui-ci n’aura pas pour vocation d’organiser lui-même les formations et donc à diplômer – cela reste le rôle des écoles – ; son rôle sera de promouvoir, de soutenir et de financer, le cas échéant, des formations

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et des recherches concernant l’islam à destination des publics évoqués ci-devant. Rea et Tulkens coordonneront l’établissement de cette institution. La création et l’organisation d’une chaire visant à favoriser la formation critique de la pensée arabo- musulmane dans ses dimensions contemporaines ne sont pas envisagées. L’institut vient donc s’ajouter à des initiatives en matière de formations d’ores et déjà prises par des universités34.

Échanges de « bonnes pratiques » de dialogues locaux

18 L’échange de « bonnes pratiques » est un procédé de partage et de mise en débat qui se situe à un niveau supra local des modes de gouvernance et de gestion des diversités culturelles entreprises aux échelles locales. Le Programme commun pour l’intégration des ressortissants de pays tiers dans l’Union européenne valorise la place des initiatives de coordination et d’échange de pratiques d’intégration au niveau national et local. Les études ou les recherches-actions établissent un bilan comparé dans une démarche d’évaluation transversale entre pays, régions et localités. L’analyse des initiatives développées par des politiques d’intégration nationales est un moyen par lequel des recommandations peuvent être partagées entre diverses entités de l’UE.

19 L’action « Cultes et cohésion sociale » a vu le jour dans le cadre du Programme européen de lutte contre la discrimination et pour les droits sociaux fondamentaux et la société civile (art. 13 du traité de l’Union). Il s’agit d’une action d’identification, de validation et d’échanges transnationaux de « bonnes pratiques » et d’informations dans le domaine de la lutte contre les discriminations coordonnée par l’Institut de recherche, formation et action sur les migrations de Liège35. Elle est menée sur un plan transnational avec six autres pays européens (France, Espagne, Italie, Belgique, Grande- Bretagne), ainsi que le Québec et le Massachusetts. Le diagnostic mené au départ de l’initiative36 montre que la religion musulmane s’est implantée de manière visible dans les sociétés. Pourtant, de nombreux musulmans européens peinent à se faire reconnaître dans leur identité religieuse et à exprimer leurs pratiques islamiques dans l’espace public malgré leur attachement à cette reconnaissance. En étudiant les effets de cette reconnaissance, la recherche-action débouche sur des observations locales à propos de la prise en compte publique des identités et des demandes musulmanes37 : de quelles manières les administrations locales gèrent la diversité religieuse et, en particulier, la présence musulmane et ses infrastructures, comme les mosquées ? 20 Ainsi, le réseau « Cultes et cohésion sociale » a réuni de 2001 à 2005 un ensemble de partenaires (chercheurs, acteurs/décideurs locaux et représentants des populations locales) pour une série de rencontres nationales et transnationales dans une dizaine de villes européennes, et a produit un guide de « bonnes pratiques » adoptées par les administrations municipales favorisant un dialogue avec les communautés musulmanes. Selon Manço et Amoranitis, « l’action et l’observation locales permettent d’atteindre un savoir pratique sur les modalités les plus efficaces d’une intervention visant à prévenir et à dépasser des situations de blocage38 ». Elles sont influencées par des dynamiques locales et leurs résultats sont variables selon les contextes d’émergence. Ce différentiel représente un enjeu pour la compréhension et la diffusion des « savoir- faire » de négociation entre communautés et administrations. L’intérêt repose sur la possibilité donnée aux décideurs et aux acteurs sociaux européens de s’approprier ces méthodes, à leur manière et en tenant compte de leurs réalités locales, et d’œuvrer

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avec créativité à l’évolution et à la pérennisation de celles-ci. Un exemple en serait la création d’espaces de confrontation favorisant « la reconnaissance sociale et l’accès à la citoyenneté de tous39 ». Les échanges de « bonnes pratiques » et l’évaluation des méthodes répertoriées identifient ainsi les trames communes aux différentes expériences locales.

Les forums réflexifs

21 Les forums favorisent les échanges de points de vue entre individus ou groupes « appartenant à des univers culturels différents, permettant à chacun de mieux comprendre la vision du monde de l’Autre et favorisant, ainsi, la coexistence pacifique des différents groupes ethnoculturels au sein d’une société40 ». Composant une bonne partie des pratiques présentées par Manço et Amoranitis41 et Haddad, Manço et Eckman42, les « forums réflexifs » sont également développés par de Changy, Dassetto et Maréchal43 et Amahjour, Della Piana et Herman 44. Autant le travail de Manço et Amoranitis45 part de « problèmes » précis (la demande de construction d’une mosquée, d’un cimetière musulman, etc.), et met en situation de négociation des municipalités et des associations d’habitants (musulmans ou non), à travers l’Europe, autant l’initiative de de Changy et al.46 cherche plutôt à cerner les tensions générales présentes dans les relations entre citoyens musulmans et non-musulmans dans plusieurs villes belges. Celle de Amahjour et al.47 soulève des interrogations en interaction. Dans les deux premiers cas, ces forums sont des moments de débats à l’occasion desquels des personnes différentes peuvent échanger leur avis sur des questions sensibles relatives aux rapports entre musulmans et non-musulmans (valeurs morales, espace public/ privé, rapports entre hommes et femmes, jeunes et aînés, interdits alimentaires, temps et d’espaces partagés, etc.). En ce sens, l’outil prend en compte la dimension religieuse du vivre-ensemble en y dégageant les argumentations des uns et des autres, en particulier vis-à-vis de l’islam.

22 Dans ce premier cas, le contact entre décideurs et responsables de la société civile est assuré par la présence d’experts et est orienté vers la résolution de problèmes locaux concrets (approche interventionniste). Dans le second, des citoyens participent à un échange organisé par les chercheurs dans le but d’identifier « les signaux de malaise et de conflictualité qui ont surgi et s’amplifient du fait de la présence nouvelle de l’islam en Belgique, sans les réduire à cette cause unique48 ». Enfin, la recherche-action menée par le centre de formation Cardijn et sagesse au quotidien49 témoigne également de la philosophie des forums réflexifs, par le biais de groupe d’échanges au sein d’un cycle de formations intitulé « Regards croisés sur nos questions de sens ». À la suite d’un premier cycle de recherche-formation « Europe et Islam : quel avenir ? Un chantier à mener ensemble » à Bruxelles, à Ottignies, à Charleroi et à Liège, sont apparues des peurs relatives à un islam « envahissant ». Aussi, l’ensemble de ces forums ne se destine pas à occulter la conflictualité et la question des convictions. Porteurs de changement social, ils tentent de décloisonner les postures défensives du « vous/nous » autour de la citoyenneté. Contrairement aux deux exemples précédents, l’expérience la plus récente a déplacé la focale de la dimension religieuse – sans pour autant éluder le rapport aux convictions – sur des sujets convergents et des questions sociales communes aux participants musulmans, chrétiens et non-croyants, à partir du sens sous-jacent qu’ils leur donnent.

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Le mode d’emploi de ces forums

23 Ces forums réflexifs visent à mettre en évidence des points d’accord et de désaccord et à déceler des signes de confiance, de méfiance ou de défiance entre citoyens musulmans et non musulmans. Ils donnent à des personnes ayant des avis divergents l’opportunité de débattre d’un phénomène problématique qui interpelle tout le monde, et permettent de dégager les enjeux sensibles, les incompréhensions ou les points de tension. Ces forums donnent aux membres de la société un rôle d’acteur et créent des lieux de rencontre entre citoyens pour faire émerger un terrain d’entente à propos du vivre-ensemble, faire se confronter des individus, mais aussi des systèmes de pensée, et permettre aux participants d’acquérir de nouvelles connaissances ou sensibilités et de tendre vers des solutions communes aux problèmes soulevés. Mettre en place de tels forums nécessite de réfléchir au thème au centre de l’enjeu qui doit être unificateur et mobilisateur (étape 1), à la composition des groupes qui doit favoriser le débat et le changement social (étape 2), aux lieux et dates, aux processus de négociation au long cours, à leur animation, bref à la mise en œuvre concrète du dialogue (étape 3), ainsi qu’à son évaluation et à sa poursuite, par exemple par une démarche d’écriture et de diffusion ou de mise en pratique des recommandations produites en commun (étape 4).

24 Une attention particulière doit être portée à la représentativité des groupes pour se rapprocher d’un idéal de pluralisme. Si l’objectif est de dépasser un conflit, un problème collectif, la participation conjointe d’acteurs doit jeter des ponts entre les « savoirs d’expérience » et le « savoir savant » dans la construction d’une pensée qui se veut réflexive. Enfin, le public en débat – qui peut évoluer dans le temps – doit être suffisamment hétérogène pour refléter au mieux les diversités internes aux groupes en contact (âge, genre, conditions socio-économiques, convictions, etc). 25 Selon de Changy et al.50 et Haddad et al.51, certaines conditions sont favorables à l’émergence et à la résolution de débats entre témoins aux trajectoires personnelles et spirituelles différentes : un cadre de confiance, égalitaire et respectueux de la parole de tous ; l’accord préalable sur un thème légitime pour les uns et les autres ; un rythme soutenu de rencontres (deux fois par semaine) ; une animation, une analyse et un suivi centrés sur les échanges (par une personne ou une équipe tierce reconnue par les parties) qui tablent tant sur les différences de point de vue que sur les similitudes ; une préparation des rencontres par les parties ou entre les parties, le cas échéant par un processus de médiation, etc. En reconnaissant une capacité de réflexion aux acteurs, cette méthode promeut le pouvoir d’agir à travers des prises paroles. La communication est une forme d’action sociale52 qui a un effet sur l’interconnaissance entre parties prenantes. Elle produit de l’empathie réciproque et fait rayonner cette compréhension au-delà du groupe des participants. Elle ouvre alors vers des possibilités d’initiatives collectives, sur le terrain, visant une solution équitable aux problématiques envisagées. 26 Un autre effet notable des forums réflexifs est de situer le débat entre personnes aux sensibilités et aux attentes différentes dans le champ de la citoyenneté et du vivre- ensemble et non de la légitimité ou non d’une posture religieuse. Selon Amahjour, Della Piana et Herman53, la méthodologie fondée sur des récits et des témoignages d’expériences permet de favoriser l’universalité des valeurs et de les croiser, ultérieurement, à des questions de transmission et de spiritualités. Aussi, elles

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contribuent à faire de ces démarches une expérimentation, laissant place à l’informalité et à une souplesse d’adaptation. Elles mettent l’accent sur une période de longue durée et, finalement, elles partent d’un thème issu d’un monde commun afin de voir comment celui-ci est appréhendé par des univers confessionnels ou non pour revenir, ensuite, sur une vision projective de sens.

La participation citoyenne, une démarche de dialogue à promouvoir

27 L’analyse des actions menées en Belgique démontre que l’importance des logiques légales et institutionnelles ne suffit pas à amoindrir le poids des représentations dans l’appréhension que les populations peuvent avoir de l’expression et des demandes religieuses émanant des communautés musulmanes dans un contexte de tensions identitaires54. D’autre part, comme le met en exergue la recherche de Bocquet, Maréchal et Van Den Abbeele55, le changement pour un meilleur « vivre-ensemble » entre musulmans et non-musulmans nécessite un acteur central en filigrane des politiques menées, à savoir le milieu associatif et ses actions collectives au niveau local. La souplesse, comme la complexité, du cadre législatif belge permet l’existence d’approches socio-éducatives locales. Ces dernières permettent, à leur tour, une appropriation citoyenne de la composante religieuse, à travers des réponses informelles, accueillantes et compréhensives. Le leitmotiv de ces démarches reste l’importance de l’expérimentation et de l’engagement citoyen qui, bien que moins médiatisées et structurelles, sont des laboratoires de négociations et d’échanges sur la présence de l’islam dans l’espace public. De plus, ces démarches participatives56 construisent, en partie, leur validité grâce à la présence d’acteurs concernés qui vivent au quotidien dans la diversité, la co-construction et la réciprocité entre communautés. Dans ces processus, des acteurs locaux sont formés et légitimés à débattre et à apaiser des tensions. C’est un avantage pour prévenir les conflits liés, la plupart du temps, à des incompréhensions ou des méconnaissances mutuelles. Il s’agit de mutualiser et de partager ces initiatives à de plus larges échelles, notamment en Belgique, où le système politique tend à laisser l’interprétation et les décisions des législations en matière de culte aux institutions locales. Cela laisse la place aussi, paradoxalement, à des rapports de force et à une gestion inégalitaire57 entre acteurs qui pourraient trouver, dans ces approches, des pratiques efficaces pour leurs besoins spécifiques. Il serait donc approprié de promouvoir la mise en œuvre de rencontres citoyennes, inscrites dans des espaces alternatifs, où musulmans et non-musulmans puissent, en toute équité, exprimer leurs attentes respectives vis-à-vis d’un meilleur « vivre-ensemble ».

NOTES

1. Open Society Foundations, Muslims at Home in Europe Project, Londres, Open Society Foundations, 2011.

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2. Mirjam Dittrich, « Muslims in Europe: Addressing the Challenges of Radicalisation », in Working Paper, n° 23, Bruxelles, European Policy Centre, 2006. 3. Marco Martiniello, Andrea Rea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Bruxelles, FWB, 2012. 4. Le « vivre-ensemble » n’exclut pas l’existence de rapports de force ou de conflits. Au contraire, il incorpore le débat contradictoire comme fondement du changement social et du processus de reconnaissance réciproque entre citoyens. 5. Notre démarche n’a pas vocation à être exhaustive, mais tend à valoriser les différentes modalités de dialogue présentes en Belgique. 6. Elena Arigita, « Representing Islam in Spain: Muslim Identities and the Contestation of Leadership », in The Muslim World, vol. 96, n° 4, 2006; Jean-François Husson, La formation des imams en Europe. État des lieux, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2007. 7. Voir au sujet d’un historique du rapport entre la législation belge et de son rapport au religieux : Xavier Delgrange, Hélène Lerouxel, « L’accommodement raisonnable, bouc émissaire d’une laïcité inhibitrice en Belgique », in Emmanuelle Bribosia, Isabelle Rorive (dir.), L’accommodement de la diversité religieuse. Regards croisés Canada, Europe, Belgique, Bruxelles, Peter Lang, 2015, pp. 203-286 ; Ilke Adam, Andrea Rea, « Les pratiques d’accommodements raisonnables sur les lieux du travail en Belgique », in Emmanuelle Bribosia, Isabelle Rorive (dir.), op. cit., pp. 313-343. 8. Parmi d’autres nombreuses conditions : un culte peut être reconnu une fois qu’il est présent depuis dix ans sur le territoire belge et si les membres sont suffisamment nombreux. Voir Jean- François Husson, « Le financement public de l’islam – instrument d’une politique publique ? », in Benedicte Maréchal, Farid El Asri (dir.), Islam belge au pluriel, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2012, pp. 241-258. 9. Les subsides de l’État sont consacrés aux éléments qui suivent : les frais de culte, les bâtiments et leur traitement, les aumôneries et une émission de télévision concédée. Voir Ibid. 10. Nous aurions pu évoquer les « Plans de diversité » ou autres lois/règlements visant à réguler et lutter contre les discriminations directes et indirectes notamment, mais pas seulement, en matière de critère convictionnel : loi Moureau de 1981 contre le racisme, la création d’Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) en 1993, la réforme de la loi anti-discrimination de 2007 visant à transposer les directives de l’UE. Voir Dounia Bouzar, Nathalie Denies, Diversité convictionnelle. Comment l’appréhender ? Comment la gérer ?, Louvain-la-Neuve, L’Harmattan, 2014. 11. Thijl Sunier, « Domesticating Islam: Exploring Academic Knowledge Production on Islam and Muslims in European Societies », in Ethnic and Racial Studies, vol. 37, n° 6, 2014. 12. Louis-Léon Christians, « Sustainable Management of Religious Diversity: An Overview of the Belgian Model and its Prospects for Success », in Marie-Claude Foblets, Jean-François Gaudreault- DesBiens, Alice Dundes Renteln (dir.), Cultural Diversity and the Law. State Responses from Around the World, Montréal/Bruxelles, Yvon Blais/Bruylant, 2010, pp. 819-843. 13. Yves Lambert, « Le rôle dévolu à la religion par les Européens », in Sociétés contemporaines, n° 37, 2000, p. 32. 14. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985. 15. Felice Dassetto, La construction de l’Islam européen : approche socio-anthropologique, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Felice Dassetto, « L’islam en Belgique et en Europe : facettes et questions », in Felice Dassetto (dir.), Les facettes de l’islam belge, Louvain-la-Neuve, Académie-Bruyant, 1997, pp. 17-34 ; Jocelyne Cesari, « L’islam en Europe », in Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et du monde turco-iranien, vol. 33, 2002. 16. Pierre Bosset, « Droits de la personne et accommodements raisonnables : le droit est-il mondialisé ? », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, vol. 62, n° 1, 2009, pp. 1-32.

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17. Gerald I. Susman, Action Research: A Sociotechnical Systems Perspective, Londres, Sage Publications, 1983. 18. Danielle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999. 19. Anne-Sophie Lamine, La cohabitation des dieux : pluralité religieuse et laïcité, Paris, PUF, 2004. 20. Jean-Jacques Durré, « Dialogue interreligieux : passer de la peur à la confiance », in Cathobel, 30 octobre 2015 [en ligne]. 21. Le 17 décembre 2016, par exemple, un dîner interreligieux de Noël s’est déroulé à Molenbeek. Voir Nicolas Senèze, « Le dialogue des communautés religieuses, l’autre visage de Molenbeek », in La Croix, 22 décembre 2015 [en ligne]. 22. Le groupe « Coexister » est le mouvement interreligieux des jeunes – présent aussi en France – qui propose des formations afin de transmettre les fondements des religions à d’autres personnes croyantes ou non croyantes. 23. Groupe de rencontres et d’actions interreligieuses (Grair), Aisa Belgique, Ensemble pour la paix et la fraternité, Les amis de l’islam, Centre El Kalima, Groupe Taizé Flagey, Pax Christi, Bruxelles vivre-ensemble, etc. 24. Ural Manço (dir.), Reconnaissance et discrimination. Présence de l’islam en Europe occidentale et en Amérique du Nord, Paris, L’Harmattan, 2004. 25. John R. Bowen, Why the French Don't Like Headscarves: Islam, the State, and Public Space, Princeton, Princeton University Press, 2007, pp. 11-63. 26. Jonathan Laurence, The Emancipation of Europe’s Muslims: The State’s Role in Minority Integration, Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 7. 27. Jocelyne Cesari, L’Islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004. 28. Johan Leman, « Minority Leadership, Science, Symbols and the Media: The Belgian Islam Debate and its Relevance for other Countries in Europe », in Journal of International Migration and Integration, vol. 1, n° 3, 2000, pp. 351-372. 29. Jean-Claude Marcourt est, entre autres, le ministre-président de l’Enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 2009, et est ministre de la Recherche et des médias depuis 2014. 30. Discours d’inauguration de la nouvelle « Chaire Islam : histoire, cultures et sociétés », Université libre de Bruxelles (27 octobre 2016). 31. Andrea Rea est professeur de sociologie à l’université libre de Bruxelles et membre du Groupe pour les études sur les relations ethniques et l’égalité (Germe). 32. Françoise Tulkens est professeure émérite à l’université catholique de Louvain et ancienne vice-présidente de la Cour européenne de justice. 33. www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/cismoc/documents/ Rapport_final_commission_Marcourt(1).pdf 34. Pour un aperçu des autres formations d’ores et déjà mises en œuvre par les universités belges relatives à l’islam, voir l’article de S. Grawez : www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/cismoc/ documents/Belgiciser.pdf 35. www.irfam.org 36. Ural Manço (dir.), Reconnaissance et discrimination, op. cit. 37. Altay A. Manco et Sypros Amoranitis (dir.), Reconnaissance de l’islam dans les communes d’Europe. Actions contre les discriminations, Paris, L’Harmattan, 2005. 38. Ibid., p. 23. 39. Ibid., p. 162. 40. Kévin Haddad, Altay A. Manço, Monique Eckmann (dir.), Antagonismes communautaires et dialogues interculturels, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 92. 41. Altay A. Manco et Sypros Amoranitis (dir.), op. cit. 42. Kévin Haddad, Altay A. Manço, Monique Eckmann (dir.), op. cit.

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43. Jordane de Changy, Felice Dassetto, Benedicte Maréchal, op. cit. 44. Laila Amahjour, Vanessa Della Piana, Véronique Herman, Musulmans et non-musulmans. Rencontres et expériences inédites, Louvain-la-Neuve, Cefoc, 2015. 45. Altay A. Manco et Sypros Amoranitis (dir.), op. cit. 46. Jordane de Changy, Felice Dassetto, Benedicte Maréchal, op. cit. 47. Laila Amahjour, Vanessa Della Piana, Véronique Herman, op. cit. 48. Jordane de Changy, Felice Dassetto, Benedicte Maréchal, op. cit., p. 22. 49. Laila Amahjour, Vanessa Della Piana, Véronique Herman, op. cit. 50. Jordane de Changy, Felice Dassetto, Benedicte Maréchal, op. cit. 51. Kévin Haddad, Altay A. Manço, Monique Eckmann (dir.), op. cit. 52. Jurgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, PUF, 1981. 53. Laila Amahjour, Vanessa Della Piana, Véronique Herman, op. cit. 54. Le rapport d’Unia (2015) démontre qu’entre 2010 et 2015, il y a eu une augmentation de dossiers ouverts pour des raisons de discriminations ou délits de haine en raison de motifs religieux ou philosophiques, parmi lesquels 93 % concernent des personnes de confession musulmane. Le critère religieux, par ailleurs, est le troisième le plus représenté pour des causes de discriminations, après l’âge et le handicap. 55. Célestine Bocquet, Brigitte Maréchal, Sofie Van Den Abeele, Musulmans et non-musulmans en Belgique. Des pratiques prometteuses favorisent le vivre-ensemble, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2015. 56. Nous pouvons y insérer les approches d’obédience qui, bien que parallèles à celles socio- éducatives, participent à une meilleure compréhension des croyances et des religions dans notre société sécularisée. 57. Julie Ringelheim rappelle, à l’occasion d’une rencontre sur la lutte contre les discriminations durant les activités « Au fil de l’Autre. De l’identité à l’universalité » organisée par la Ligue des droits de l’homme, que le système pénal amène à ce que peu de plaintes soient déposées et valorise, en conséquence, les solutions négociées.

RÉSUMÉS

Les représentations négatives et les préjugés culturels dont sont victimes les populations immigrées, en particulier musulmanes, questionnent les modalités de la compréhension de l’autre. Cet article présente différentes approches et méthode pour mettre en œuvre des dialogues entre musulmans et non-musulmans. Les approches institutionnelle, pédagogique et confessionnelle concourent à poser les bases d’une compréhension entre les communautés, afin de leur permettre de construire ensemble leur avenir.>

AUTEURS

MORGANE DEVRIES

Collaboratrice de l’Irfam.

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ALTAY MANÇO

Directeur scientifique de l’Irfam.

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Chroniques

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Chroniques

Spécial Frontières

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Calais, « laboratoire » d’une médecine de l’exil

Jacques Rodriguez et Chloé Tisserand

1 Avec l’installation du camp de migrants à Calais, il y a un peu plus d’un an, la concentration d’environ 6 000 personnes sur un terrain vague, sans toilettes ni accès à l’eau ou à la relève des ordures, a créé un environnement propice à l’apparition de maladies et au déclenchement d’épidémies. C’est pourquoi, en octobre 2015, le Défenseur des droits s’est préoccupé de la situation sanitaire des migrants entassés sur cet espace connu sous le nom de « new jungle1 » ou de « Lande », un « lieu de misère, de danger, d’abandon et de drames2 ». Il évoque dans son rapport « une offre de prise en charge médicale insuffisante au regard de la situation humanitaire [et] une violation flagrante du droit des migrants à la protection de la santé3 ». Pour ceux-ci, en effet, dès avant l’apparition de cette « new jungle », la structure médicale de référence est la Permanence d’accès aux soins de santé (ci-après PASS-CH). Destinée a priori à l’ensemble des personnes précaires, cette structure, rattachée aux services des urgences de l’hôpital, et localisée à proximité de ce dernier, est constituée de médecins, d’infirmiers, d’interprètes et d’un travailleur social ; elle pratique une médecine générale d’urgence, à la fois curative et préventive, qui doit normalement contribuer à réinscrire les patients précaires dans le droit commun.

2 Or, le rapport du Défenseur des droits évoque sa « saturation quotidienne » puisque, calibrée pour 500 personnes, la PASS-CH en accueille en réalité près de dix fois plus, environ 4 500 par an. Fin octobre, certaines associations présentes sur place ont d’ailleurs saisi le tribunal administratif afin d’obliger l’État à prendre les mesures qu’imposent les circonstances. La justice leur a donné raison et la décision du tribunal administratif a été confirmée en appel par le Conseil d’État un mois plus tard. Une équipe interministérielle, composée de représentants de l’Agence régionale de santé (ARS), de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS4) ainsi que du ministère de l’Intérieur, a alors été mandatée pour dresser un état des lieux de la situation sanitaire et proposer des réponses. 3 Les conclusions de cette mission sont largement confirmées par les observations issues d’une enquête de terrain de longue haleine auprès des structures et des professionnels

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de santé en charge des migrants : Calais y fait figure de « laboratoire de solutions » pour concevoir une médecine de l’exil à la fois accessible et efficace.

Une organisation sanitaire repensée

4 L’hôpital a commencé sa métamorphose en 2013 lorsque de nouveaux moyens ont été attribués à la PASS-CH. Ce service médical discret est alors devenu, à mesure qu’augmentait le nombre de migrants, un acteur central de la nouvelle organisation sanitaire qui leur était dédiée. La PASS-CH s’est en effet restructurée et diversifiée : tandis qu’elle n’offrait au départ que des consultations de médecine générale et un accompagnement par une assistante sociale, elle propose également, désormais, des soins dentaires et psychologiques. Le nombre d’infirmiers et d’interprètes a par ailleurs été augmenté : quatre pour les premiers, deux pour les seconds, contre un seul en 2013. Et leurs missions ont été redéfinies. Ainsi, l’interprète, qui gérait aussi les « douches thérapeutiques », a-t-il été déchargé de cette tâche grâce à la création d’un poste d’agent hospitalier en mars 2014. Il peut dès lors se consacrer à l’accueil des patients et, surtout, à la traduction des symptômes qui les amènent devant les soignants, ces échanges verbaux aussi difficiles que nécessaires dans la prise en charge des « mal soignés5 ».

5 La PASS-CH s’est aussi délocalisée en ouvrant, à partir de mars 2015, une antenne de soins infirmiers au centre d’accueil des migrants Jules-Ferry, en périphérie immédiate de la « Lande ». Là, l’équipe de cette « PASS Ferry » entretient des liens étroits avec La vie active, l’association mandatée par l’État pour gérer l’accueil et l’approvisionnement en repas des migrants, mais aussi pour organiser si nécessaire leur acheminement à la PASS-CH elle-même ou au centre hospitalier, distants de plusieurs kilomètres. Surtout, cette antenne joue désormais un rôle pivot dans l’organisation des soins en direction des migrants. Implantée à proximité de la « new jungle », elle constitue en effet une sorte de poste médical avancé, une offre de soins mobilisable là où l’urgence sanitaire est la plus grande et où l’accès aux secours se révèle souvent très problématique. Elle se présente, par ailleurs, comme la « tête de pont » du dispositif sanitaire actuel, ainsi que le souligne la mission interministérielle dépêchée sur place fin 2015. De fait, cette annexe de la PASS-CH permet d’opérer un premier tri des patients pour éviter que les autres structures de santé ne soient encore plus sollicitées et encombrées. Certains d’entre eux sont alors soignés in situ pour tout ce qui concerne la « bobologie » ou les blessures superficielles, tandis que d’autres sont dirigés vers la PASS-CH ou même vers le service des urgences si leur état nécessite un surcroît d’investigations, de soins ou des produits de santé plus élaborés. « Le tri est fait sur place pour qu’il y ait moins de transport et on laisse sur place ceux qui n’ont pas de besoin particulier ; c’est rentable au niveau économique », explique l’un des acteurs du dispositif, qui songe ici au coût engendré par l’acheminement des patients vers les autres structures de santé. 6 « Médicaliser Ferry » est d’ailleurs l’idée qui tend à s’imposer dans la nouvelle organisation des soins destinés aux migrants. Il s’agirait, en effet, de renforcer les moyens alloués au niveau du centre d’accueil Jules-Ferry afin d’assurer à la fois un suivi épidémiologique et un meilleur accès aux soins pour les exilés de la « Lande ». « Dans le Pas-de-Calais, on a 112 médecins pour 100 000 habitants, un pour mille ; dans la « jungle », on a 4 000 habitants et donc on a besoin de quatre généralistes. On ne va pas les installer à 4 km du

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bourg ! Nous n’avons pas d’autres solutions, d’autant que la PASS est submergée », indique en ce sens le médiateur médical installé récemment sur le site.

L’arrivée de nouveaux acteurs

7 Les structures étatiques ne sont pas les seules à intervenir auprès des occupants de la « Lande », loin s’en faut. On retrouve en fait dans le camp de Calais plusieurs de ces organisations médicales agissant dans le registre du « gouvernement humanitaire » pour assurer, partout, la survie des exilés et des déplacés, ceux que Michel Agier nomme les « restes du monde6 ». Ainsi Médecins du Monde (MDM), qui avait réduit ses activités lors de la création de la PASS-CH en 2006, a été amené dernièrement à en repenser la nature et le périmètre. « Avec l’augmentation du nombre de migrants et la présence de plus en plus de femmes et d’enfants, on a décidé d’ouvrir à l’été 2015 une clinique dans la Lande avec un mode opératoire d’urgence qui relève des zones de conflits », indique le directeur de la mission France chez MDM. Ce centre de soins est venu en renfort d’un dispositif sanitaire sous- calibré aux abords de la « new jungle » en assurant, en plus des soins infirmiers dispensés à la PASS-Ferry, un véritable service de consultations médicales. Mais, vandalisée en novembre dernier, cette clinique a interrompu son activité, et l’intervention de MDM prend désormais la forme de maraudes dans la « Lande », c’est- à-dire une consultation itinérante, de tente en tente, pour s’adresser à ceux qui ne peuvent pas se déplacer, repérer les cas suspects, assurer un suivi médical a minima des patients, les informer et, au besoin, les orienter. De même, le retour de Médecins sans frontières (MSF) à Calais, en septembre dernier, témoigne du basculement de la situation sanitaire des exilés vers l’urgence humanitaire de masse. Pour faire face à des besoins croissants, MSF a décidé l’installation d’un nouveau centre médical qui compense en partie la disparition de la clinique de MDM et qui constitue désormais, avec la PASS-Ferry, l’autre voie d’accès à la médecine générale pour les migrants.

8 D’autres associations et ONG interviennent par ailleurs en marge de l’action de ces « très grandes organisations charitables médicales », pour reprendre la terminologie de Michel Agier, tantôt pour gérer les hébergements, les douches ou la fourniture des repas, tantôt, aussi, pour dispenser des soins. Ainsi en est-il de Gynécologie sans frontières (GSF), une ONG qui s’est illustrée en 2013 dans un camp de réfugiés de Jordanie en procédant à un millier d’accouchements sous tentes. Signe d’une présence féminine importante – mais souvent invisible – dans le camp calaisien, GSF organise des consultations médicales dans une installation de fortune, une caravane qui abrite aussi l’Unofficial Woman Center fondé par une bénévole7. Les conditions d’hygiène ne permettent certes pas de procéder à des examens très poussés, mais une convention signée récemment entre GSF et l’hôpital vise à améliorer la prise en charge – notamment médicamenteuse – de patientes parfois exposées à la violence (viols, grossesses imposées, etc.). L’association Salam, de même que L’auberge des migrants délivrent également des soins infirmiers, contribuant ainsi à réparer les corps blessés des exilés. Et, sans prétendre à l’exhaustivité, il faut mentionner aussi les deux centres de premiers secours implantés par des Anglais au cœur de la « jungle », les infirmières libérales qui viennent y offrir leurs services ou encore les distributions sauvages de médicaments dans le camp – celles que font gratuitement certains bénévoles, ou celles qui donnent lieu à des échanges marchands dans les « épiceries » installées par les migrants eux-mêmes.

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9 Une telle démultiplication des bonnes volontés est assurément un indice de la situation sanitaire déplorable dans la « new jungle » – même si, comme le soulignent les conclusions de la mission interministérielle de novembre 2015, les urgences vitales sont globalement prises en charge. Mais il en résulte une offre de soins insuffisamment structurée et qui fait trop peu de place, en outre, à la prévention et au suivi des patients, quand elle ne repose pas sur cette « thérapeutique sauvage » privant les malades des conditions élémentaires de sécurité8. Calais, en cela, se présente assurément comme un « laboratoire » de la médecine d’exil, un laboratoire où doivent s’inventer, de manière incrémentale, des modes d’intervention sanitaire assez souples pour s’adapter à un public défiant et volatil, mu par le désir de passer au plus vite en Angleterre, et assez efficaces pour répondre à la fois aux problèmes médicaux liés à une vie « à la dure » et aux situations d’urgence – visibles et invisibles.

L’enjeu de la coordination des soins

10 Dans les activités adressées à autrui et les métiers relationnels, tels que le travail social, l’action sanitaire ou l’insertion professionnelle, entre autres, la coordination tend à apparaître de plus en plus comme un impératif catégorique. La division du travail entre différents acteurs, l’individualisation des prises en charge et l’émergence de nouveaux publics ou de nouvelles problématiques (poly-pathologies, situations de handicap, de dépendance, etc.) expliquent l’importance reconnue désormais à cette fonction9. Celle- ci s’impose également dans le domaine médical : la complexité croissante des traitements, en particulier dans le cas des maladies chroniques, mais aussi la coprésence et les effets conjugués de multiples pathologies rendent en effet nécessaire une approche mieux coordonnée et plus interdisciplinaire10. Il s’agit alors de rationaliser le travail des soignants et d’intégrer davantage les soins afin de garantir leur bon ajustement et, ainsi, de répondre au mieux aux besoins des patients. Cet objectif, qui se traduit notamment, en médecine ambulatoire, par le développement des « maisons de santé pluri-professionnelles », est aussi, à bien des égards, au cœur de la problématique calaisienne : articuler les différentes interventions sanitaires, assurer un meilleur chaînage des soins dans le but d’améliorer la prise en charge et le suivi des problèmes de santé. À ceci près qu’il s’agit peut-être moins, dans la « jungle », d’optimiser une réponse thérapeutique que de pouvoir seulement répondre aux besoins qui se font jour dans des conditions satisfaisantes de sécurité.

11 La dispersion des acteurs de santé opérant dans la « Lande » apparaît, en effet, comme une difficulté supplémentaire pour nombre de professionnels rencontrés sur place. Ceux-ci évoquent à cet égard les distributions de produits pharmaceutiques, des antalgiques en particulier, dont l’origine est parfois inconnue, voire douteuse, et la traçabilité inexistante. Or ces distributions favorisent d’autant plus le recours à l’automédication que les patients sont parfois reçus au compte-gouttes dans les structures médicalisées. Dans ces conditions, des médicaments sont régulièrement échangés entre les migrants et, de même, des conseils médicinaux, fondés notamment sur des pharmacopées traditionnelles, circulent au sein des petites communautés. Un Soudanais d’une trentaine d’années soigne ainsi des maux d’estomac avec du fenugrec, une graine réputée pour son action contre la douleur. Mais dans la « new jungle », au niveau de la rue des commerces et des restaurants, on peut également apercevoir en vitrine des boîtes d’Hexalyse® et de Doliprane® à côté des paquets de cigarettes. « C’est

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pour les maux de tête, les douleurs aux dents, au corps », explique le commerçant, un Afghan, qui ajoute : « Ici, la douleur est là tout le temps. La nuit, il n’y a pas de docteurs. À Jules-Ferry, à 15 heures [horaire de la consultation des femmes] ils partent ; où peuvent aller les hommes après ? Et puis tout le monde ne peut pas passer car il n’y a pas assez de tickets, et l’hôpital est trop loin. Ici, c’est possible de venir jusqu’à minuit prendre des médicaments. » La boîte est vendue 6 euros. En quinze jours, il a vendu douze boîtes ; il les acquiert en passant lui-même à la PASS-Ferry, avant de répercuter ensuite à ses clients les conseils qui lui ont été donnés par les médecins (heures de prise, posologie, etc.). Bien que ce commerçant précise qu’il ne vend aucun anxiolytique, car ils sont dangereux, on recense toutefois des cas de iatrogénie médicamenteuse et plusieurs hépatites fulminantes, causées par une consommation excessive de paracétamol, ont par exemple été constatées. 12 Si certains problèmes résultent donc de l’insuffisance de l’offre médicale, d’autres procèdent à l’inverse de la présence, aux abords de la « new jungle », de plusieurs guichets médicaux. Il arrive ainsi que des patients se présentent à la PASS munis d’une ordonnance délivrée par MDM ou MSF sans qu’il y ait nécessairement consensus quant au diagnostic posé par les praticiens. Dernièrement, l’un de ces patients disposait, par exemple, de deux ordonnances émanant d’une même ONG, mais les deux médecins consultés n’avaient pas établi le même diagnostic, l’un pensant à une gale, l’autre à une varicelle ; le médecin de la PASS a dû, en quelque sorte, les départager. Si de telles hésitations diagnostiques ne sont évidemment pas propres à cette médecine de l’exil, leurs conséquences potentielles sur un public démuni de tout renforcent encore l’exigence d’une meilleure coordination des interventions sanitaires. 13 C’est pourquoi, à la suite du rapport de la mission interministérielle, un médiateur médical a été nommé afin de rassembler les différents acteurs de santé autour d’une même chaîne de soins. Ce médiateur a tout d’abord la charge de déterminer qui peut – ou non – intégrer l’organisation sanitaire officielle. « Il existe un cadre avec des règles. Il faut que les médecins et infirmières disposent du droit d’exercer, par exemple. J’ai rencontré deux, trois associations un peu farfelues ; on ne peut pas accepter tout et n’importe quoi. Je dois pouvoir les labelliser et être le garant de la qualité du travail effectué », affirme-t-il. Ainsi, des autorisations ont-elles été délivrées à un centre de vaccination anglais installé dans la « jungle » tandis que d’autres « interventions pseudo-sanitaires11 » ont été a priori écartées du circuit des soins. Le médiateur a également pour mission de rapprocher les divers intervenants en les réunissant régulièrement afin de définir précisément le rôle de chacun, de créer des synergies et de faciliter la communication des informations : « là où mon rôle a été utile », explique-t-il, « c’est de les avoir mis en contact les uns avec les autres car la connexion n’existait pas vraiment. Rassembler tout le monde autour d’une table, c’était nouveau. » 14 Ce chantier de la coordination des soins, ouvert il y a seulement quelques mois, est tout à fait décisif pour articuler efficacement consultations itinérantes (les maraudes), premiers secours (la PASS) et médecine hospitalière, sans négliger pour autant le travail de prévention et de veille épidémiologique. Or les soignants de MDM regrettent à cet égard « un manque d’anticipation » de la part des autorités sanitaires. « Aujourd’hui », indiquent-ils, « on est en pleine épidémie de rougeole. Les autorités auraient dû informer ou organiser une campagne de vaccination de masse12. Il existe une négligence totale. La gestion des camps, cela fait une dizaine d’années que ça existe ! L’installation de latrines et la vaccination doivent être systématiques. Les choses se mettent en place doucement, mais sûrement pas sur le

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mode de l’urgence. » C’est là, sans doute, l’autre enjeu majeur de ce travail de coordination : non seulement rationaliser l’offre de soins, mais encore faciliter la rencontre entre les différentes cultures professionnelles des soignants – celles, en particulier, de la médecine hospitalière et de la médecine humanitaire.

NOTES

1. La partie sud de la « new jungle » a été rasée fin février 2016. Selon les chiffres officiels donnés en mars, on recenserait encore 3 500 migrants, dont 1 650 dans la partie nord de cette zone. 2. Marie-Françoise Colombani, Damien Rousseau, Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, Paris, Acte Sud, 2016. 3. Le Défenseur des droits, « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire de Calais », Paris, octobre 2015 [en ligne]. 4. L’EPRUS est un établissement public créé en 2007 dont la mission consiste d’une part à gérer la « réserve sanitaire », c’est-à-dire l’ensemble des professionnels de santé mobilisables en cas de crise, et d’autre part à gérer les stocks de médicaments et de produits de santé destinés à éviter toute rupture d’approvisionnement. 5. Jaqueline Ferreira, Soigner les mal soignés, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Isabelle Parizot, Soigner les exclus. Identités et rapports sociaux dans les centres de soins gratuits, Paris, PUF, 2003. 6. Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008. 7. Marie-Françoise Colombani, Damien Rousseau, Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, op. cit. 8. Philippe Bourrier, Rapport définitif de la mission d’évaluation du dispositif de prise en charge sanitaire des migrants à Calais, Paris-Calais, EPRUS/DGS/ARS/Ministère de l’Intérieur, 2015 [en ligne]. 9. Magali Robelet et al., « La coordination dans les réseaux de santé : entre logiques gestionnaires et dynamiques professionnelles », in Revue française des affaires sociales, n° 1, 2005, pp. 231-260. 10. Nicolas Pérone et al., « Concrétiser la prise en charge interdisciplinaire ambulatoire de la complexité », in Santé Publique, 2015, pp. 77-88. 11. Philippe Bourrier, Rapport définitif, op. cit. 12. Il faut préciser ici que cette campagne de vaccination a par la suite été menée par les autorités sanitaires. L’épidémie de rougeole a pu ainsi être contenue : seuls 13 cas ont finalement été enregistrés, dont 3 parmi les soignants.

RÉSUMÉS

L’urgence liée à la situation des migrants (entre 6 900 selon la préfecture et 9 000 selon les associations aujourd’hui), vivant pour la majorité d’entre eux dehors, a obligé les acteurs de santé à repenser les modalités de leur prise en charge sanitaire. Depuis l’automne 2015, une

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médecine de l’exil se met en place en associant plus étroitement le travail des organisations non gouvernementales aux interventions des structures étatiques.

AUTEURS

JACQUES RODRIGUEZ

Professeur de sociologie à l’université de Lille-SHS

CHLOÉ TISSERAND

Doctorante en sociologie, université de Lille-SHS (CeRIES) et journaliste à La Voix du Nord.

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Chroniques

Italianité

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Émigrés d’Italie, champions en France

Stéphane Mourlane

1 L’exposition « Allez la France ! Football et immigration, histoires croisées » organisée en 2010 par le Musée national de l’histoire de l’immigration a rappelé l’apport des joueurs issus des différents courants migratoires venus dans notre pays non seulement à l’équipe de France, mais plus largement au développement de la pratique du ballon rond dans notre pays1. Plus récemment, à l’occasion des Jeux olympiques de Rio, en 2016, « Champions de France », une série de courts portraits réalisée par Rachid Bouchareb et Pascal Blanchard, diffusée sur France télévisions, a attiré l’attention du grand public sur ces « champions issus de la diversité qui ont gagné pour la France2 ». Les Italiens qui ont, faut-il le rappeler encore, longtemps constitué la principale nationalité représentée en France, ont évidemment apporté leur contribution au développement et au rayonnement du sport français, qu’ils appartiennent à la première génération, à la suite de leur naturalisation, ou aux générations suivantes. La pratique sportive est en effet répandue parmi les Italiens, favorisant à la fois le maintien d’une italianité et le processus d’intégration3. Ceux qui trouvent le succès sur les terrains de sport sont d’ailleurs souvent présentés comme des figures exemplaires de l’intégration bien que, pour certains, ces succès s’accompagnent d’un retour au pays. Mais, quel que soit leur parcours, ils sont tous des motifs de fierté et de valorisation des origines pour des migrants souvent confrontés à l’hostilité de la société française avant de voir leur histoire migratoire sombrer dans l’oubli.

Champions d’Italie

2 Le premier champion français venu d’Italie est un cycliste, Maurice Garin. Il est vrai qu’à l’heure de la « Grande émigration », avant 1914, le sport populaire est en Italie, comme en France, le cyclisme. Garin est né dans le Val d’Aoste en 18714. À partir de 13 ans, il exerce le métier de ramoneur en Savoie, ce qui lui vaut, avec ses mensurations (1,62 m, 60 kg), son surnom de « petit ramoneur » lorsqu’il commence sa carrière cycliste en 1892 dans le Nord de la France, au Vélo club maubeugeois. Très vite, il

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inscrit de grandes courses à son palmarès. Il gagne notamment Paris-Roubaix à deux reprises (1897 et 1898), Bordeaux-Paris (1902), Paris-Brest-Paris (1901). Considéré à cette époque comme un coureur français, il n’est pourtant naturalisé qu’à la fin de l’année 1901. Il s’illustre alors en remportant la première édition du Tour de France en 1903 sous le maillot de l’équipe « La Française ». À la quatrième place de l’épreuve, se positionne un autre immigré transalpin, mais qui lui a conservé sa nationalité d’origine, Rodolfo Müller, arrivé à Paris en 1896 à 20 ans en provenance de Livourne. Après la guerre, les patronymes renvoient plus nettement à l’Italie et, du reste, sans qu’il y ait de lien direct de causalité, les champions cyclistes issus de l’émigration manifestent leur attachement au pays d’origine. Ainsi, Ottavio Bottecchia, premier vainqueur italien de la Grande Boucle en 1924 et 1925, est venu en France exercer avant la guerre le métier de maçon avant d’être appelé sous les drapeaux en Italie et d’y rester pour se consacrer à sa carrière sportive. Son parcours fait néanmoins la fierté des immigrés italiens, tout comme celui d’Alfredo Binda, l’un des plus grands champions cyclistes de l’entre-deux-guerres. Originaire de Cittiglio en Lombardie, Binda, venu travailler comme stucateur à Nice en 1920, ne tarde pas à s’illustrer dans des courses locales. Champion du monde à trois reprises (1927, 1930 et 1932), il brille sur les routes d’Italie plus qu’en France : il est quatre fois champion d’Italie entre 1926 et 1929 et remporte surtout cinq fois le Tour d’Italie (1925, 1927, 1928, 1929 et 1933)5. Les immigrés italiens voient dans le champion un symbole du retour réussi au pays auquel ils sont nombreux à aspirer.

3 Dans un autre sport prisé par les immigrés italiens, la boxe, domine la figure du champion du monde poids lourd Primo Carnera (1933-1934) à l’itinéraire comparable à celui de Binda6. Avant de connaître la gloire et de devenir l’une des figures de la propagande sportive du régime fasciste7, le Frioulan fréquente, à partir de 1924, le gymnase de l’Union sportive du Mans en compagnie d’autres jeunes Italiens. Un physique hors normes – il mesure 2 mètres 04, chausse du 54 et pèse 121 kg – lui vaut d’être rapidement remarqué. Après ses premières victoires, la presse le croit naturalisé en 1929, ce que le boxeur peine à démentir tant est grande la confusion dans cette affaire manigancée par son entraîneur qui défraye la chronique. 4 Alors que le football tend à s’imposer comme le sport-spectacle par excellence, Roger Grava, né dans le Frioul, s’illustre8. Il n’a qu’un an lorsqu’il émigre en France avec sa mère venue rejoindre son père travaillant à Saint-Ouen. Apprenti-mécanicien, il commence à jouer au football en 1939 à l’AS Roma, un club d’Italiens de la région parisienne. Sa carrière commence à Amiens en 1942, puis Bordeaux et au CO Roubaix- Tourcoing, avec lequel il est champion de France en 1947. Il rejoint ensuite la grande équipe du Torino aux côtés d’un autre Français d’origine italienne, Émile Bongiorni. Il disparaît avec tous ces coéquipiers lors de l’accident aérien de Superga qui, le 4 mai 1949, bouleverse toute l’Italie9. 5 Parmi ces champions nés en Italie, le judoka Angelo Parisi dispose du plus fameux des palmarès10. D’abord émigré en Angleterre en 1956, il est champion d’Europe dans la catégorie des moins de 93 kg en 1972, puis médaillé de bronze aux Jeux olympiques de Munich sous les couleurs anglaises. En 1974, il opte pour la nationalité de son épouse française. Il est alors six fois champion de France et d’Europe, mais surtout il obtient sa médaille d’or dans la catégorie poids lourds aux Jeux olympiques de Moscou en 1980, une première pour le judo français.

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Piantoni et Platini

6 Les enfants et petits-enfants de migrants italiens sont plus nombreux encore après la Seconde Guerre mondiale à briller sous les couleurs françaises. Parmi la trentaine de descendants d’Italiens à avoir porté le maillot de l’équipe de France de football, Roger Piantoni et Michel Platini sont les plus illustres. Ils sont tous les deux petits-fils d’émigrés italiens installés en Lorraine avant 1914. Antonio Beneveti, le grand-père maternel de Piantoni, est originaire de Modène en Émilie-Romagne, qu’il a quitté pour travailler, comme beaucoup d’Italiens, à l’extraction du fer dans l’une des mines du bassin de Briey. Francesco Platini est piémontais et maçon. Leur promotion sociale passe par l’acquisition d’un commerce de retour de la guerre passée sous l’uniforme italien : une épicerie à Piennes pour Beneveti et un café à Jœuf pour Platini. Dans cet arrondissement de Briey où les Italiens sont nombreux11, se développe une forme d’entre-soi dont témoignent notamment les pratiques endogamiques à la deuxième, mais aussi à la troisième génération : en 1953, Roger Piantoni se marie avec Gemma De Biasi, rencontrée dans un café italien, tandis que Michel Platini épouse Christèle Bigoni, dont les parents sont originaires de Bergame. Dans leurs souvenirs, les deux footballeurs racontent que, dans la rue ou en club, les joueurs sont le plus souvent polonais ou italiens12.

7 Si l’un et l’autre ont parfois été traités de « Ritals », leur carrière dissipe les stigmates des origines, sans toutefois que leur italianité ne soit totalement effacée. Piantoni se sent ainsi obligé de rappeler dans la presse qu’il est bien français, comme Kopa, comme Glovacki, deux autres joueurs de l’équipe de France, et que seul son nom est étranger. Il reste que le pays de ses grands-parents l’attire, notamment en raison de la qualité de son calcio et de l’engouement qu’il suscite. Il ne cache donc pas sa déception lorsque les dirigeants nancéens refusent de le transférer à la Juventus de Turin ou à l’Inter de Milan, deux des plus grands clubs italiens qui manifestent leur intérêt pour le « Puskas français », comme on l’appelle souvent, en référence aux talentueux joueurs hongrois. C’est donc dans le plus grand club français, le Stade de Reims, qu’il poursuit sa carrière. La question de ses origines ne se pose plus guère, pas même au moment des matchs entre la France et l’Italie, érigés par la presse au rang d’événements majeurs de la saison13. 8 Pour Michel Platini, transféré en 1982 à la Juventus de Turin après avoir joué à Nancy et Saint-Étienne, la question est plus complexe14. Paris-Match écrit alors dans son numéro du 14 mai qu’« il a fait du retour au pays de ses parents une affaire sentimentale ». Le joueur semble en effet troublé. Peu de temps avant la coupe du monde 1982, il répond à un journaliste qui lui demande s’il se sent italien : « Je ne sais pas. Avant France-Italie, quand j’écoutais les hymnes, j’étais ému et je me disais qui es-tu ? J’étais ému par les deux hymnes. Je suis français, pas de doute, et, il y a le cœur, mais il y a aussi le sang, la famille, le père15. » La versatilité des supporters dans les tribunes accompagne parfois douloureusement ses interrogations. Traité de « bastardo de Francese » par les tifosi des équipes adverses, il est, pour ceux de la Juventus, « Il Francese ». Le public français prend la relève : il l’acclame sous les couleurs de l’Équipe de France et le conspue vivement lorsqu’il vient jouer à Paris, en coupe d’Europe, avec l’équipe turinoise. Profondément blessé, Platini quitte ce jour-là, le 19 octobre 1983, le Parc des Princes en adressant un bras d’honneur vers les tribunes.

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9 Quoi qu’il en soit, en contribuant largement à hisser l’équipe de France en demi-finale de la Coupe du monde, en 1958 pour Roger Piantoni, en 1982 et 1986 pour Michel Platini, les deux joueurs italo-lorrains ont, au regard de l’opinion publique, réglé définitivement la question de leur identité en faveur d’une pleine assimilation. Comme d’autres sportifs de parents immigrés italiens, du champion cycliste des années 1930 au début des années 1950, René Vietto, au patineur Philippe Candeloro dans les années 1990 en passant par les frères Spanghero, internationaux de rugby dans les années 1960-1970, Piantoni et Platini viennent à certains égards confirmer une représentation socialement partagée des bonnes dispositions des Italiens à s’intégrer. Il n’en demeure pas moins que l’évocation fréquente des origines a contribué aussi à entretenir la mémoire d’une immigration italienne devenue « invisible » à partir des années 1960 face aux nouveaux flux migratoires extra-européens16.

NOTES

1. Claude Boli, Fabrice Grognet, Yvan Gastaut (dir.), Allez la France ! Football et immigration, histoires croisées, Paris, Gallimard, 2010. 2. http://www.seriechampionsdefrance.com (consulté le 4 janvier 2017). 3. Daniele Marchesini, « Lo sport », in Piero Bevilacqua, Andreina De Clementi, Emilio Franzina, (dir.), Storia dell’emigrazione italiana, vol. 2, Arrivi, Roma, Donzelli, 2001, pp. 397-418 ; Nicolas Violle, « Le rôle du sport pour l’intégration des Italiens en France », in Babel, n° 11, 2004, pp. 143-166 ; Tony Froissart, « La pratique sportive des Italiens d’Argenteuil dans la première moitié du XXE SIÈCLE. TEMPS D’INTÉGRATION, TEMPS D’ETHNICITÉ », IN HOMMES & MIGRATIONS, N° 1289, 2011, PP. 48-60 ; JEAN-PIERRE

FAVERO, IMMIGRATION ET INTÉGRATION PAR LE SPORT. LE CAS DES IMMIGRÉS ITALIENS DU BASSIN DE BRIEY (FIN XIXE SIÈCLE-

DÉBUT DES ANNÉES 1940), PARIS, L’HARMATTAN, 2013 ; STÉPHANE MOURLANE, « SPORTS, MIGRATIONS ET ITALIANITÉ

DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XXE SIÈCLE », IN CLAUDE BOLI, PATRICK CLASTRES, MARIANNE LASSUS (DIR.), LE SPORT EN

FRANCE À L’ÉPREUVE DU RACISME, PARIS, NOUVEAU MONDE, 2015, PP. 147-156. 4. Stéphane Mourlane « Maurice Garin », in Pascal Ory (dir.), Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France, Paris, Robert Laffont, 2013, pp. 347-348. 5. Daniele Marchesini, L’Italia del Giro d’Italia, Bologna, Il Mulino, 1996. 6. Paul Dietschy, Stéphane Mourlane, « Parcours de migrants, parcours de champions entre la France et l’Italie : Alfredo Binda et Primo Carnera », in Migrations société, n° 110, 2007, pp. 53-68. 7. Daniele Marchesini, Carnera, Bologna, Il Mulino, 2006. 8. Stéphane Mourlane, « Roger Grava », in Pascal Ory, op. cit., pp. 370-371. 9. Paul Dietschy, « The Superga Disaster and the Death of the “Great Torino” », in Soccer and Society, vol. 5, n° 2, 2004, pp. 298-310. 10. Stéphane Mourlane, « Angelo Parisi », in Pascal Ory, op. cit., pp. 648-649. 11. Gérard Noiriel, « Les immigrés italiens en Lorraine pendant l’entre-deux-guerres : du rejet xénophobe aux stratégies d’intégration », in Pierre Milza (dir.), Les Italiens en France de 1914 à 1940, Rome, École française de Rome, 1986, pp. 609-632. 12. Jean-Sébastien Gallois, Pierre Pirot, « Football et engagement associatif des immigrés italiens et polonais en Lorraine », in Migrance, n° 22, 2003, pp. 20-27.

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13. Stéphane Mourlane, « Le jeu des rivalités franco-italiennes des années 1920 aux années 1960 », in Yvan Gastaut, Stéphane Mourlane (dir.), Le football dans nos sociétés. Une culture populaire. 1914-1998, Paris, Éditions Autrement, 2006, pp. 146-158. 14. Stéphane Mourlane, « Platini et l’Italie : les origines en question », in Migrance, n° 22, 2003, pp. 111-118. 15. Cité in Michel Platini, Ma vie comme un match, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 180. 16. Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000, pp. 94-95.

AUTEUR

STÉPHANE MOURLANE

Maître de conférences en histoire contemporaine, université d’Aix-en-Provence.

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Chroniques

Initiatives

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Musulmans au pèlerinage islamo- chrétien des Sept Dormants en Bretagne

Manoël Pénicaud

1 Le pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne est un excellent laboratoire pour faire émerger certaines problématiques profondes des relations islamo-chrétiennes en France, dans la quête globale d’un « vivre-ensemble » profondément bouleversée par la vague d’attentats qui a exacerbé la peur de l’autre et, plus précisément, de la religion de l’autre1. Fondé en 1954 par l’islamologue catholique Louis Massignon « pour une paix sereine en Algérie », cet événement unique en son genre rassemblait dès l’origine des catholiques et des immigrés musulmans sous le signe des Sept Dormants d’Éphèse, connus en islam sous le nom des « Gens de la Caverne ». Plus de 60 ans plus tard, ce lieu pionnier continue d’attirer dans la lande bretonne des pèlerins engagés dans le dialogue islamo-chrétien. Sur le terrain, force est de constater toutefois – malgré les bonnes intentions affichées – la faible fréquentation musulmane. Mais ce phénomène atypique permet de relire l’histoire des relations islamo- chrétiennes en France depuis les années 1950, notamment sous l’angle de l’hospitalité de l’« autre religieux ». Comment ces musulmans participent-ils à cet événement insolite et quelle est sa place dans l’« islam de/en France » ?

2 Cet article s’inscrit dans le champ d’étude des sanctuaires fréquentés par des fidèles de religions différentes en Europe et en Méditerranée. De nombreux travaux scientifiques démontrent que les monothéismes sont loin d’être des ensembles monolithiques, et que l’on constate souvent des formes de porosité interreligieuse au niveau des comportements et non pas des dogmes2. Toutefois, ce pèlerinage en Bretagne a ceci de particulier qu’il n’est pas le fruit d’un contexte multiconfessionnel de longue durée, comme cela a pu être le cas de l’Empire ottoman. Il a en effet été « inventé » dans une perspective de dialogue interreligieux, ce qui concerne donc aussi le champ émergent des Interreligious Studies3.

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L’engagement islamo-chrétien de Louis Massignon

3 Sans retracer la biographie complexe de Louis Massignon (1883-19624), retenons qu’il a dédié sa vie de savant et de croyant à la compréhension et à la reconnaissance de l’islam. Professeur au Collège de France jusqu’en 1954, il doit être considéré comme l’un des pères de l’islamologie française en tant que spécialiste de la mystique musulmane. Mais il fut aussi un homme de foi précurseur de ce qui deviendra le « dialogue interreligieux » dans le sillage du concile de Vatican II, dont il fut l’un des consultants officieux. Ajoutons qu’il fut secrètement ordonné prêtre en 1950, sur dérogation papale, dans le rite catholique melchite.

4 Après avoir évolué sur la question de la colonisation française et donc des décolonisations, il s’est beaucoup engagé pour que cesse la guerre d’Algérie. C’est en ce sens qu’il a cherché à initier, en juillet 1954, le premier pèlerinage islamo-chrétien sous le signe des Sept Dormants d’Éphèse, avant même les hostilités du mois de novembre. L’année suivante, il récidive en invitant des immigrés musulmans de région parisienne, membres de l’Amicale des Nord-Africains résidant en France (Anarf), association dans laquelle il donnait des cours d’alphabétisation depuis 1929 en banlieue parisienne, notamment à la cité des Mureaux. Apparaît alors son profil d’acteur engagé dans de multiples causes sociales. Ainsi fut-il, par exemple, l’un des fondateurs du Comité chrétien d’entente France-Islam (1947), puis président du Comité pour l’amnistie aux condamnés politiques d’outre-mer (1954) et des Amis de Gandhi (1954), entre autres.

Pourquoi les Sept Dormants ?

5 Ayant étudié en profondeur les Sept Dormants dans le monde musulman, Massignon voyait en eux un trait d’union entre christianisme et islam5. En résumé, ce cycle narratif relate comment sept jeunes gens de la ville d’Éphèse en Asie Mineure refusèrent d’apostasier au IIIe siècle et furent emmurés vivants dans une caverne, avant de se réveiller plusieurs siècles plus tard. Ce réveil miraculeux vint justifier le dogme de la résurrection des corps et se diffusa dans l’ensemble de la chrétienté puis du monde musulman, où de nombreuses grottes lui furent associées. S’appuyant sur la dimension eschatologique de ce récit – présent dans la sourate XVIII du Coran –, Massignon voulut œuvrer pour préparer la « réconciliation abrahamique » en laquelle il croyait pour la fin des temps. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la fondation du pèlerinage des Sept Dormants en Bretagne : lancée « pour une paix sereine en Algérie », elle s’inscrit dans une perspective d’eschatologie politique caractéristique de la vision massignonienne du monde.

La mise en œuvre des premiers pèlerinages

6 Dans les faits, ce pèlerinage islamo-chrétien est en fait « greffé » sur un pardon catholique traditionnel qui a lieu chaque année au hameau des Sept-Saints dans les Côtes d’Armor en Bretagne. Les musulmans sont donc des ouvriers musulmans de l’Anarf. Massignon se révèle comme un entrepreneur de l’interreligieux en inventant une série de rituels de l’hospitalité de l’« autre religieux ». Dès 1955, il instaure une récitation de la Fatiha devant la chapelle, puis un méchoui préparé par les musulmans

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est censé rappeler l’hospitalité fondatrice d’Abraham. En 1959, la délégation musulmane arbore une bannière avec le premier couplet de l’Ave Maria en arabe pour se joindre à la procession des bannières bretonnes. En 1961, Massignon demande à son ami Amadou Hampâté Bâ de psalmodier publiquement la sourate XVIII, rituel devenu emblématique du pèlerinage islamo-chrétien.

7 Contre toute attente, ce rassemblement atypique, qui va à contre-courant de la société française d’alors, s’enracine et reçoit de nombreux soutiens politiques, ecclésiastiques et médiatiques, malgré des crispations et une hostilité latente. Remis en question à la disparition de Massignon en 1962, le pèlerinage va ensuite profiter de l’effet du concile et notamment des déclarations Nostra Aetate et Lumen Gentium. Ce lieu est précurseur de la nouvelle attitude de l’Église envers les religions non chrétiennes.

Les musulmans au pèlerinage des Sept Dormants aujourd’hui

8 Le pèlerinage islamo-chrétien se déroule chaque année le quatrième week-end de juillet et est précédé d’un colloque organisé par l’Association Sources des Sept Dormants (ASSD). Paradoxalement fondée en 1991 par des non-croyants, cette dernière valorise la dimension interculturelle du dialogue en prônant le vivre-ensemble, érigé en « méta- valeur » comme l’a bien montré la sociologue Anne Sophie Lamine6.

9 Le temps fort du rassemblement islamo-chrétien a lieu, après la messe dominicale, dans une clairière proche de la chapelle. Un imam invite ses coreligionnaires à le rejoindre pour réciter la Fatiha, puis la sourate de la Caverne. Entourés par les prêtres, les organisateurs et l’ensemble des pèlerins, les musulmans sont donc à l’épicentre de la chorégraphie rituelle. Mais leur faible représentation – autour d’une vingtaine – interroge l’observateur. La plupart sont des libéraux et proviennent de grandes villes comme Rennes ou Paris. Versés dans le dialogue, ils participent dans une démarche d’ouverture spirituelle et intellectuelle, conscients qu’il s’agit à la base d’un événement qui demeure catholique. L’enquête révèle que les musulmans des environs boycottent paradoxalement cet événement car ils ne se considèrent pas pleinement invités. Preuve en est l’organisation du méchoui, présenté comme un temps de commensalité, mais pour lequel la viande n’a pas été certifiée halal pendant plusieurs années. Cet élément démontre que l’« autre religieux » n’est pas respecté dans son altérité, ce qui remet en question la raison d’être du pèlerinage. L’enquête révèle aussi qu’une partie des villageois se montre relativement hostile à cette participation musulmane, certains craignant de se voir dépossédés voire même envahis. 10 Il y a donc une tension évidente entre une ligne inclusive et une autre exclusive, tout au moins protectionniste, qui perçoit l’islam comme une intrusion. Cette hostilité latente et tacite fait donc le pendant à l’hospitalité prônée haut et fort par les organisateurs comme par Massignon en son temps. 11 Un autre pan de réflexion concerne la question de la visibilité de l’islam. Souvent présentée comme problématique dans l’espace public dans la société française en général, elle est au contraire valorisée pendant le pèlerinage, ce qui pose la question de la mise en scène et de la spectacularisation de la participation musulmane. En d’autres termes, il faut que les musulmans soient visibles, notamment pour la presse locale, afin de justifier le rassemblement. Cette attitude était d’ailleurs plus forte dans les années

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1950-1960, où les marqueurs vestimentaires étaient ostensiblement mis en avant. Ainsi, l’habit fait le pèlerin.

Des fréquentations spontanées

12 À l’échelle de la France, plusieurs travaux expliquent qu’une part importante de musulmans se montrent plutôt indifférents à la question du dialogue qu’ils ne perçoivent pas comme facteur d’intégration, tandis que les plus orthodoxes y dénoncent souvent des tentatives de prosélytisme déguisé. Soulignons en outre l’absence remarquable du Conseil régional du culte musulman (CRCM) et de ce qu’il convient d’appeler la représentation officielle de l’islam de France.

13 Toutefois, le pèlerinage des Sept Dormants attire chaque année des citoyens musulmans venus par simple curiosité, de même que des jeunes, dits de la « troisième génération », qui veulent découvrir un lieu de discussion et d’échange. Ils « assument » nettement mieux leur foi que leurs parents et cherchent à consolider leur double appartenance, ce que confirment les observations d’Anne-Sophie Lamine : « [Ils ont] une identité religieuse assez forte et ne souffrant pas d’échec social. [Ils] voient dans les relations interreligieuses une possibilité de mise en œuvre de la pluralité religieuse, d’accorder une place et une pertinence aux religions dans la société, mais aussi de reconnaissance de leur religion et d’amélioration de son image négative7. » Mentionnons également la fréquentation régulière de couples islamo-chrétiens qui s’estiment intrinsèquement concernés au quotidien par les problématiques de la coexistence interreligieuse.

Les piliers du vivre ensemble

14 En 2015, le projet est né d’élever sept piliers balisant un « chemin du vivre-ensemble » vers la chapelle des Sept-Saints. La première stèle de granit marquée du mot « paix » – en français, en arabe et en breton – a donc été solennellement posée à l’entrée du sentier qui mène à la fontaine des Sept-Saints, au cours du pèlerinage. Citons, ensuite, l’éditorial du bulletin municipal d’octobre qui situe cette initiative dans le contexte plus large de la crise des réfugiés : « Quand des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants fuient leur pays et prennent le chemin de l’exil, pouvons- nous rester indifférents ? [...] Au Vieux Marché, dans l’esprit de ce qui se passe aux Sept Saints, nous défendons la solidarité avec tous les peuples de la planète, pour ensemble, construire un monde meilleur. La solidarité, c’est le respect de l’autre, c’est l’acceptation de sa différence, c’est le “vivre ensemble” dans la paix et la fraternité. »

15 Au lendemain des attentats terroristes du 13 novembre 2015 à Paris, des riverains sont spontanément venus se recueillir sur ce premier pilier. Les gens y ont déposé des bougies et ont prié pour la paix et l’unité. Ce type de rassemblement tend à démontrer l’intégration de ce nouveau symbole. Pourtant, en avril 2016, le mot « salam » a été taggué à la peinture noire tandis que le livre d’intention de prière s’est vu affublé d’un message menaçant de « tout faire sauter ». Ce type de dégradation n’est pas nouveau et confirme que ce pèlerinage inclusif dérange et attise une forme d’islamophobie.

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Un pèlerinage expérimental

16 Pour conclure, depuis plus de 60 ans, ce pèlerinage inattendu continue de se dérouler malgré les difficultés et les vicissitudes du dialogue islamo-chrétien. Ce lieu avant- gardiste constitue finalement un riche observatoire des relations islamo-chrétiennes en France, traversées par les problématiques opposées de l’hospitalité et de l’hostilité interreligieuses. Malgré l’importante asymétrie confessionnelle et la présence limitée de musulmans, cet événement est aussi une pépinière d’initiatives et d’expérimentations qui traduisent une vitalité et une longévité indéniables. En effet, le phénomène se recompose en miroir de la société française, à l’instar de l’ouverture aux non-croyants dont l’association Sources des Sept Dormants a été l’instigatrice.

17 Cet événement atypique dans le paysage islamo-chrétien est révélateur des problématiques contemporaines posées par le vivre-ensemble sur les plans spirituel et politique au sens large, mais aussi à l’échelle concrète du voisinage. Dernier exemple en date, un collectif d’habitants du hameau des Sept-Saints a manifesté en octobre 2016 une prise de distance vis-à-vis du projet du chemin de la paix, parce qu’ils n’avaient pas été associés à l’initiative. À la suite de quoi, l’association Sources des Sept Dormants s’est dotée d’une direction composée de riverains qui se disent les premiers concernés au niveau local. Toute la complexité de ce lieu est qu’il s’articule autour de différentes échelles, parfois contradictoires, générant en cela des effets opposés à ceux qui sont souhaités. L’islam demeure « une religion invitée dans un pèlerinage inventé ».

NOTES

1. Pour une étude approfondie de ce phénomène, voir Manoël Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants : un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Cerf, 2016 [2014]. 2. Dionigi Albera, Maria Couroucli (dir.), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes Sud/MMSH, 2009 ; Dionigi Albera, Manoël Pénicaud, Isabelle Marquette, Lieux saints partagés, Arles, Actes Sud, 2015 ; Elazar Barkan, Barkeyv (dir.), Choreographies of Shared Sacred Sites : Religion, Politics, and Conflict Resolution, New York, Columbia University Press, 2014. 3. Anne-Sophie Lamine, La cohabitation des dieux. Pluralité religieuse et laïcité, Paris, PUF, 2004; Oddbjørn Leirvik, Interreligious Studies : A Relational Approach to Religious Activism and the Study of Religion, Londres, Bloomsbury, 2014. 4. Christian Destremau, Jean Moncelon, Louis Massignon, le cheikh admirable, Paris, Plon, 1994. 5. Louis Massignon, « Les Sept Dormants d’Éphèse (ahl Al-Kahf) en Islam et en Chrétienté. Recueil documentaire et iconographique », in Revue des études islamiques, vol. 22, 1963 [1954], pp. 59-112. 6. Anne-Sophie Lamine, La cohabitation des dieux, op. cit., p. 217. 7. Anne-Sophie Lamine, « Les relations islamo-chrétiennes à l’épreuve des générations », in Social Compass, vol. 52, n° 2, 2005, pp. 135-136.

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AUTEUR

MANOËL PÉNICAUD

Anthropologue, Idemec-CNRS-Aix-Marseille Université.

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Sacrées graines

Edith Canestrier

1 « La graine », c’est ainsi qu’on nomme communément le couscous. Plat traditionnel dans les cultures arabo-musulmanes, roboratif et convivial. L’un des mets préférés des Français. Et l’occasion, pour les treize artistes invités par l’Institut des cultures d’islam (ICI), de prendre des chemins de traverse. Sculpteurs, dessinateurs, performeurs, photographes, vidéastes s’emploient à examiner « la graine » sous l’angle de la spiritualité, de la transmission, de l’exil, de l’espace séparé entre hommes et femmes, entre citoyens d’un même pays, y compris, bien sûr, le nôtre.

2 Yazid Oulab, Algérien et Marseillais d’adoption, déploie à travers le dessin, la sculpture, la vidéo toute son inspiration, entre méditation soufie et loi du hasard. Même démarche méditative avec Mehdi-Georges Lahlou à travers une monumentale installation faite de fine semoule. Ici, c’est le temps qui passe, fragilise et effiloche les œuvres. 3 En parcourant l’exposition, on y trouve les métaphores de tous les chaos du monde. Les deux valises de Naz Shahrokh sont un rappel des voyages anciens sur la route de la soie, impossibles aujourd’hui, qu’on soit victime de la guerre, de la répression ou de la misère. 4 Circulation symbolique avec Jean-Luc Moulène. Le photographe égrène tous les produits nécessaires à la confection du couscous. Cette semoule, cette huile d’olive, ces concentrés de tomate sont fabriqués en Palestine et n’en sortent pas, pas plus que leurs producteurs. Séparation, stigmatisation, violence. Les tamis qui forment la rosace de Mircea Cantor sont troués de balles. 5 Un même mot en arabe et en hébreu pour dire ma maison (Beiti). Laurent Mareschal, reproduit à même le sol le plan d’un appartement en trompe-l’œil constitué d’épices. Beiti, un mot commun en Israël et en Palestine, oui, mais… Séparer le bon grain de l’ivraie, voilà ce à quoi s’emploie la performeuse Ninar Esber. Trier une tonne de maïs formée de graines de trois couleurs différentes. Trier donc et… éliminer la mauvaise graine. On se sépare encore dans l’univers de l’artiste marocain Younès Rahmoun. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Et dans celui d’Abdelkrim Tajiouti qui, lui, est né en France, ce sont les citoyens qu’on sépare. Sa sculpture ? Un pied de nez à la devise républicaine : Liberté-Égalité-Kebab.

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6 Quand ce n’est pas délibéré, c’est le regard qui fixe la séparation. Autoportrait de l’artiste Zoulikha Bouabdellah en triptyque, le couscoussier brandi. Algérienne, femme, musulmane. 7 « Ni, ni, ni » est le titre de son œuvre. Et la question qui va avec : « Et si je n’étais pas, ou pas seulement, celle que vous croyez ? » 8 Des images du photographe anglais Martin Parr bouclent l’exposition. En résidence d’artiste à l’ICI en 2011, il a posé un regard tendre sur un quartier de Paris tant décrié. Ses photos sont une invitation à marcher sur ses pas, et donc à partager un couscous à La Table ouverte, le resto associatif niché au cœur de l’ICI. Pour l’artiste qui a titré ainsi ses photos, c’est cela aussi : « The Goutte d’Or » ! 9 Exposition « Sacrées graines » s’est tenue du 15 septembre 2016 au 15 janvier 2017 à l’Institut des cultures d’islam, 56 rue Stephenson et 19 rue Léon, Paris 18e

AUTEUR

EDITH CANESTRIER

Artiste

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La Biennale Traces en Auvergne- Rhône-Alpes Enjeux d’un réseau d’acteurs régionaux pour penser les mémoires, l’histoire et l’actualité du fait migratoire

Abdellatif Chaouite, Marina Chauliac, Philippe Hanus et Sarah Mekdjian

1 Les processus migratoires, longtemps exclus de la narration nationale, accèdent désormais à une forme de visibilité dans l’espace public, notamment à partir des initiatives de chercheurs et « entrepreneurs de mémoire1 » : associations militantes, artistes, musées ou collectivités territoriales2. Le réseau Traces en Auvergne-Rhône- Alpes3 est un « réseau-forum » à géométrie variable, réunissant des collectifs artistiques, des associations œuvrant dans le champ social ou culturel, diverses institutions publiques à vocation patrimoniale et des chercheurs en sciences sociales. Ce réseau est né à la fin des années 1990 au sein et à partir d’une autre association régionale, l’Association Rhône-Alpes pour le logement et l’insertion sociale (Aralis4). Depuis sa création, Traces ne cesse d’interroger la place et les représentations des catégories dites « immigrés », et aujourd’hui « migrants », dans les processus de mémorialisation régionaux. Ce réseau est à l’initiative d’une biennale culturelle, dont la première édition s’est tenue en 2000. Cet article revient sur le rôle et le sens de Traces dans les processus de patrimonialisation des mémoires associées à l’immigration, et en particulier sur la dernière édition de sa biennale intitulée « Vous avez dit (crise des) migrants ? Figures d’hier et d’aujourd’hui » qui s’est tenue du 2 novembre au 9 décembre 2016 dans l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Des luttes sociales des « travailleurs immigrés » à la mise en lumière des mémoires de l’immigration

2 Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la première grande mobilisation pour la reconnaissance des droits des immigrés en France correspond à la grève du loyer des foyers Sonacotra dits « foyers-prisons » en 19755. La nécessité de s’opposer à une « xénophobie de gouvernement6 », de plus en plus partagée par la classe politique et les

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administrations, s’est traduite par la création à Paris de la revue Sans frontière en 1979 qui entendait donner la parole aux immigrés7. Comme en témoigne le parcours du co- fondateur de l’association Génériques8, Saïd Bouziri, l’engagement pour la cause palestinienne glisse vers la question immigrée au sein de l’usine pour une égalité des droits entre travailleurs de toute origine9 et, plus largement, vers une dénonciation des crimes racistes. À cette même époque dans la région Rhône-Alpes, des organisations telles que le Comité de solidarité avec les travailleurs immigrés de Savoie (CSTIS), l’Office dauphinois pour les travailleurs immigrés (ODTI) ou l’Association dauphinoise pour l’accueil des travailleurs étrangers (Adate) accompagnent au quotidien les populations immigrées ou exilées, pour beaucoup stigmatisées : accueil, assistance juridique, cours d’alphabétisation, dénonciation des conditions de vie dans les bidonvilles, aide aux travailleurs vieillissants et actions culturelles co-construites avec les personnes concernées (cinéma, théâtre10). Ces démarches reposent sur l’engagement d’individus (travailleurs sociaux, chrétiens de gauche, syndicalistes, militants de l’éducation populaire) qui, malgré l’hétérogénéité de leurs positionnements sociaux et politiques, se trouvent réunis autour de la nécessité de lutter contre les injustices migratoires11. Les années 1980 voient l’apparition des revendications politiques dans l’espace public des « enfants illégitimes12 » de l’immigration, notamment issue du Maghreb13. Ceux-ci s’organisent de plus en plus politiquement pour dénoncer la xénophobie et les discriminations14, à travers notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, initiée par différents acteurs de l’agglomération lyonnaise15.

3 Au cours des années 1990, la résurgence de la mémoire de la guerre d’Algérie et les premières lois mémorielles (loi Gayssot en 1990) – dans le contexte d’un relatif succès électoral du Front national – accompagnent l’essor de mouvements revendiquant la reconnaissance du rôle de l’immigration dans l’histoire française. Les questions mémorielles investissent alors l’espace public avec, pour ce qui concerne la thématique migratoire, la mobilisation d’associations intergénérationnelles de personnes désignées comme immigrées ou qui se perçoivent comme telles. La diffusion du documentaire Mémoires d’immigrés de Yamina Benguigui en 1997 s’inscrit dans ces mêmes processus de mémorialisation. Comme l’ont montré Mustapha Belbah et Smaïn Laacher, l’approche mémorielle a eu pour effet le passage des « luttes politiques traditionnelles » (en particulier les actions syndicales) à « la lutte culturelle et l’action sur les représentations symboliques16 ». La mémoire est aussi l’objet d’interventions socio-culturelles encouragées par les pouvoirs publics, notamment dans le cadre de ce qui est désormais appelé la « politique de la ville17 ». Le lien établi par certains éditorialistes et élus entre « crise des banlieues18 » et immigration conduit les pouvoirs publics à encourager, voire à susciter des actions de « collectes de mémoire » auprès des habitants des quartiers défavorisés19 qui génèrent des débats sur la place de l’immigration dans la mémoire collective, mais aussi en tant qu’objet de recherche pour les sciences sociales. L’ouverture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris en 2007, renommée en 2012 Musée national de l’histoire de l’immigration, s’inscrit dans la continuité de ces débats à la fois politiques et épistémologiques20. Soulignons, dans la genèse de cet établissement public, le rôle crucial joué par des associations pionnières comme Génériques ou Aida à Paris et certains réseaux régionaux (Traces en Rhône- Alpes, Approches cultures et territoires en Paca, Ancrages à Marseille, Origines contrôlées à , Strasbourg-Méditerranée, Réseau histoire mémoire de l’immigration en Aquitaine, etc.). Au cours des années 2000, alors qu’une inflation commémorative « par en haut » est largement critiquée, la démocratisation d’Internet

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offre un nouveau terrain d’expression pour des mémoires marginalisées21, à travers notamment la mise en ligne de généalogies familiales ou de parcours migratoires. Leur large diffusion via les réseaux sociaux sert de caisse de résonance à de nouveaux questionnements sur la construction mémorielle22.

Genèse de Traces en Rhône-Alpes

4 En raison de sa situation frontalière avec la Suisse et l’Italie, de son ouverture au bassin méditerranéen via le corridor rhodanien et son dense tissu industriel, la région Rhône- Alpes constitue historiquement une région de passage et de fixation migratoires23. Plusieurs institutions patrimoniales régionales s’intéressent d’ailleurs aux processus migratoires dès les années 1980. Le Musée dauphinois (Grenoble) fait figure de précurseur lorsqu’il intègre, dès 1982, la trajectoire d’un ouvrier maghrébin dans son exposition Le Roman des Grenoblois24. En 1990-1991, l’association Culture formation alphabétisation du Lyonnais (ACFAL), située à Villeurbanne, développe un projet de musée de l’immigration avec, notamment, l’anthropologue Daniel Pelligra qui défend l’idée d’une valorisation des lieux de mémoire de l’immigration en Rhône-Alpes dans son projet L’Escale, cité du voyage et des échanges. Celui-ci devait être installé dans une usine désaffectée à Vaulx-en-Velin (Rhône) mais ne verra cependant pas le jour25. En 1992, à l’occasion de son quarantième anniversaire, la Maison du travailleur étranger (MTE) de Lyon – qui deviendra Aralis en 1994 – confie à l’écrivain Jean-Yves Loude le recueil d’une vingtaine d’histoires de vie de résidents, immigrés pour la plupart, mais aussi des réfugiés et des personnes en situation précaire26. À la fin des années 1990, Aralis est engagée avec les autres bailleurs sociaux dans une politique visant à remplacer les foyers-dortoirs pour travailleurs migrants par des résidences sociales avec des chambres individuelles. Plus généralement, la question du devenir et de la mémoire des résidents immigrés vieillissants dans ces foyers conduira Aralis à s’engager dans un projet à dimension culturelle plus vaste sur la reconnaissance des mémoires immigrées régionales qui intégrera d’autres partenaires régionaux. Trois expositions artistiques commandées par Aralis autour de la thématique des travailleurs immigrés hébergés dans des dortoirs vont être à l’origine de la première biennale Traces en 2000 : deux travaux photographiques sur les résidents du foyer-dortoir de la rue d’Inkermann Chibanis de Marie-Hélène Roinat et Travailleurs immigrés, vieillir en foyer d’Emmanuel Carcano, ainsi que l’installation « Armoires mémoires » réalisée par José Arcé autour de l’armoire métallique, comme seul objet privé support de mémoire des foyers-dortoirs. En collaboration avec d’autres associations, comme l’Adate à Grenoble, Le Grain à Saint-Étienne, Peuplement et migrations à Vaulx-en-Velin, cette biennale bénéficie de l’aide des institutions publiques (Fonds pour l’action sociale, Direction régionale des affaires culturelles, Conseil régional). Le processus de reconnaissance passant par la visibilité, la directrice d’Aralis, Warda Houti – elle-même descendante d’immigrés algériens – en charge de la coordination du réseau, fait figurer sur les affiches de la première biennale organisée en 2000 des portraits de « chibanis », figures du monde ouvrier immigré27. Il s’agissait ainsi d’affirmer leur rôle dans la société locale (ville, quartiers, dont certains sont alors soumis à des programmes de rénovation) en mettant en exergue des lieux (édifice administratif, foyer d’hébergement, local associatif), des événements festifs, tragiques ou plus quotidiens ; autant d’éléments disparates qui ont pu devenir « traces » signifiantes d’une présence historique des immigrations en Rhône-Alpes28. Entre 2000 et 2008, la thématique de la mémoire fut le

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point vif où se sont élaborées, en termes social, culturel et politique, des questions relatives à la transmission au sein des éditions de la biennale portée par Aralis : en 2003, autour d’une création musicale avec les résidents des foyers (Les Cent voix), en 2005 avec l’installation « Voyage à Rhin et Danube » à l’occasion de la fermeture du dernier foyer-dortoir d’Aralis, ou encore en 2008, avec la création d’un Guide à destination des détenteurs d’archives privées de l’immigration en Rhône-Alpes.

5 Les années 2000 marquent aussi l’intérêt des collectivités territoriales pour les mémoires de l’immigration, intérêt qui se traduit notamment par la création de deux nouveaux lieux publics en Rhône-Alpes dédiés à la mémoire de l’exil, des diasporas et de l’immigration : le Centre du patrimoine arménien de Valence (Drôme) en 2005, et le Rize-Centre mémoire et société à Villeurbanne (Rhône). Ce dernier, annoncé par le maire de Villeurbanne dès 2001, ne sera inauguré qu’en 2008. Tous deux deviennent des compagnons de route de Traces, contribuant à renforcer la légitimité de la biennale et à élargir son champ d’investigation. 6 La fin des années 2000 est marquée par des difficultés croissantes pour nombre de structures et d’associations qui souhaitent poursuivre leurs actions en lien avec la mémoire de l’immigration. On observe en conséquence une forme d’essoufflement de la part des plus engagés dans cette « course » à la reconnaissance. Alors que les mesures discriminatoires et les discours stigmatisants envers les migrants ont proliféré ces dernières années, l’enthousiasme des pionniers a laissé aujourd’hui la place au doute. Aralis se recentre sur ses missions premières – plus sociales que culturelles – et laisse le réseau orphelin pendant quelques années avant qu’il ne puisse se restructurer en association et proposer deux nouvelles éditions en 2014 et 2016. 7 Actuellement, Traces étend son action à l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes sous la forme d’un « réseau-forum » à géométrie variable, réunissant des collectifs artistiques, des associations œuvrant dans le champ social ou culturel, diverses institutions publiques à vocation patrimoniale et des chercheurs en sciences sociales. La biennale fédère, un mois durant, quelque soixante-dix initiatives dans la région, qui prennent la forme de colloques, d’expositions, de représentations théâtrales, de projections de documentaires, de concerts, de débats dans des centres culturels. Ces événements sont aussi organisés dans les lieux mêmes du passage ou de l’installation des populations migrantes : un poste frontière, un col en montagne où ont transité et transitent encore les migrants dits « clandestins » ou un ancien camp d’internement administratif. Traces ne revendique aucun monopole, ni aucune centralité mais coopère avec d’autres initiatives comme le festival Migrant’scène de la Cimade, les actions de l’Inter-réseaux Mémoires-Histoires29 ou celles du Musée national de l’histoire de l’immigration.

Biennale Traces 2016 : Vous avez dit (crise des) migrants ? Figures d’hier et d’aujourd’hui

8 Pendre part aux processus de patrimonialisation et de mémorialisation s’accompagne nécessairement de nombreux questionnements politiques et éthiques. À quoi sert et comment élaborer ce « travail de mémoire » ? Ne risque-t-il pas de dépolitiser en euphémisant, victimisant ou essentialisant les questions migratoires ? Comme le rappelle Sophie Wahnich, « le trop de mémoire réinvente des racines, des identités simples30 »

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qui figent des processus, politiques, sociaux, par ailleurs complexes. L’altérisation et le renforcement de la catégorie de « migrant », y compris à travers des processus de reconnaissance – mémorielle, patrimoniale –, ne risquent-ils pas d’être contre- productifs, alors même qu’il est nécessaire de critiquer les constructions sociales et politiques de cette même catégorie ? Une des limites de la reconnaissance mémorielle tient au fait qu’elle tend à ne prendre en considération que des populations exilées déjà installées et disposant d’un certain degré de légitimité dans le territoire considéré. La reconnaissance fonctionne souvent à l’intérieur de frontières données, dans un territoire particulier, supposant la distinction entre un groupe majoritaire et un groupe minoritaire qui a déjà la possibilité de réclamer d’être reconnu. La reconnaissance des uns se fait-elle aux dépens de celle des autres ? Emmanuel Renault, montre, par ailleurs, que la reconnaissance n’est pas nécessairement émancipatrice, en ce qu’elle se formule généralement « par des identités déjà constituées, produites par et dans les institutions31 ». Aussi, il ne s’agit pas seulement, dans le projet Traces, de « rendre justice » en quelque sorte à la mémoire des immigrés, il s’agit plus fondamentalement d’interroger notre présent à partir des questions politiques et éthiques que soulèvent les processus mémoriels et de reconnaissance.

9 Ainsi donc, en 2016, quand un thème a dû être choisi pour la nouvelle édition de la biennale Traces, il a semblé nécessaire aux membres du réseau de mettre en perspective les discours publics et médiatiques sur les migrations contemporaines, et notamment l’expression de « crise migratoire », en lien avec les enjeux mémoriels qui occupent plus traditionnellement les activités du réseau. Depuis les dits « Printemps arabes », les mouvements migratoires occupent très fortement les espaces médiatiques européens et leurs traitements oscillent entre victimisation et criminalisation. Partant de ce constat, le réseau Traces a, avec d’autres, rappelé la nécessité de mettre en discussion, historiciser et critiquer l’idée même de « crise des migrants32 ». La diffusion en temps réel d’images choc, associées à un traitement statistique de « flux33 », s’inscrivent dans un contexte politique de repli nationaliste et identitaire en Europe et dans le monde. Si crise il y a, ne s’agit-il pas plutôt d’une crise des politiques d’accueil ? Est-il encore besoin de rappeler qu’aux portes de l’Europe sont installés de nombreux camps34 visant à contingenter le flot des « indésirables35 » et, en son sein, des barrières de toutes sortes sont érigées face à ce qui est présenté par nombre d’éditorialistes comme un déferlement de populations36 ? Comment toutefois, dans un tel contexte, aborder l’un des sujets actuels les plus importants et les plus controversés, sans céder aux sirènes d’une actualité anxiogène ? En prenant justement de la distance avec l’actualité immédiate, et en rappelant que les processus migratoires constituent une réalité politique et sociale complexe fort ancienne qui participe de la dynamique des sociétés. 10 Le 10 novembre 2016 à la mairie du VIIe arrondissement de Lyon, un colloque intitulé « Regards sur les migrants d’hier et d’aujourd’hui » a rassemblé artistes, chercheurs et personnes directement impliquées par des situations d’exil37. Une réflexion collective a été menée à cette occasion au sujet de la formation des discours d’inclusion/exclusion développés au sein des sociétés dites d’accueil. Également, en ouverture de la biennale Traces le 2 novembre 2016, s’est tenue une initiative particulièrement intéressante organisée de manière commune par le maire de Cognin-les-Gorges (Isère), le service culture du Pays Sud-Grésivaudan et l’Association pour la coordination culturelle du Royans (ACCR)38. Cette initiative, entre mémorialisation, patrimonialisation et

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engagement dans le temps présent, entendait interroger les mémoires d’un centre d’accueil installé à Cognin-sur-Isère en 1977. Ce lieu, où vécurent des milliers de réfugiés du sud-est asiatique de 1977 à 1992, n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucun événement mémoriel local. Un répertoire de danses avec la Compagnie Kham (Laos) ainsi qu’une rencontre avec d’anciens réfugiés du centre de Cognin-sur-Isère et le sociologue Jacques Barou ont attiré 130 personnes pour un village de 600 habitants. Cette manifestation répondait par ailleurs à l’actualité du fait migratoire dans le Sud- Grésivaudan. En effet, quelques semaines auparavant, à Saint-Hilaire-du-Rosier, la préfecture de l’Isère présentait, lors d’une réunion d’information publique, un dispositif d’accueil de soixante migrants en provenance de la « jungle » de Calais 39. Ces personnes devaient être hébergées dans un centre de vacances situé sur le territoire de la commune, ce qui suscita de vives polémiques au sein de la population. Une partie des élus mobilisés dans l’organisation de la rencontre de Cognin-les-Gorges avaient participé à cette réunion publique. L’enjeu de la commémoration du centre d’accueil de Cognin-les-Gorges était précisément de relancer le débat public sur la nécessité contemporaine de l’accueil. La biennale Traces 2016 a aussi été l’occasion de s’interroger sur les modalités possibles d’analyse et d’expression des expériences migratoires contemporaines.

Une éthique de la collecte des traces des parcours migratoires

11 Ainsi, si les flux migratoires se mesurent au moyen de données chiffrées et de statistiques – ces données apparaissant régulièrement dans les médias –, l’expérience migratoire peut et doit aussi faire l’objet d’un traitement qualitatif. Mais quelles formes adopter ou créer pour dire les conditions pratiques de ces expériences, sans « parler au nom de », ni élaborer un discours ou un récit suscitant la pitié ? Comment rendre compte de ces expériences alors même que les usages de la forme du témoignage individuel sont saturés par des discours médiatiques qui soit victimisent, soit criminalisent leurs auteurs ? Par ailleurs, la forme du témoignage, central dans les pratiques mémorielles et commémoratives, est particulièrement problématique pour relater des expériences contemporaines. En effet, les administrations chargées du droit d’asile font passer des épreuves de crédibilité narrative aux migrants, qui sont obligés de « se raconter » pour demander une protection auprès de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), en première instance, et de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en seconde instance. Ce sont ces questionnements éthiques et méthodologiques qui ont fait l’objet de nombreux débats lors de la biennale Traces 2016. Dans le cadre de ces débats, « Cartographies traverses », un dispositif de recherche-création qui regroupe des productions visuelles et sonores traitant des expériences migratoires contemporaines, réalisé en 2013 par des habitants grenoblois en situation d’exil, des artistes et des chercheuses en géographie40, a été exposé lors de la biennale Traces 2016 (à la mairie du VIIe arrondissement de Lyon et dans les locaux de l’association Amal à Grenoble). Ce travail part du constat que les situations d’enquête en sciences sociales comportent le risque de reconduire – au moins formellement, par la série d’interrogations qu’elle suppose – l’enquête des agents de préfecture ou des administrations chargées du droit d’asile41. En considérant les limites éthiques et politiques de la situation d’entretien, personnes exilées, chercheuses et

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artistes ont imaginé des dispositifs créatifs d’expression des expériences migratoires (franchissements des frontières européennes, vie quotidienne à Grenoble). Ce travail rejoint les ambitions de Traces, qui consistent à penser et mettre en actes des modalités d’énonciation d’un partage d’expériences, de constructions patrimoniales et mémorielles, où les sujets ne sont ni dépossédés de leurs expériences, ni réduits à leurs statuts sociaux, administratifs d’« experts », de « témoins », de « demandeurs d’asile », de « migrants »… Sans prétendre à un en-dehors radical de ces statuts, il s’agit d’en questionner les modes de légitimation et de remettre en cause les modes d’énonciations qu’ils impliquent de manière naturalisée (les « témoins racontent » et les « experts expliquent » par exemple).

12 C’est également dans cette perspective critique que le collectif artistique transdisciplinaire Culture ailleurs et des familles roms de l’agglomération Grenobloise ont créé « En bord de route42 », présenté lors de la biennale Traces 2016. Cette création aborde les thématiques du nomadisme et de la sédentarité, de l’habitat d’urgence, de l’ostracisme. En avril 2016, les artistes et les habitants des campements se sont livrés à une lente déambulation entre différents lieux de l’agglomération grenobloise (bidonvilles, squats, places publiques) durant laquelle ils ont co-produit des œuvres éphémères. Certaines d’entre elles ont été exposées le 19 novembre 2016 à Saint- Martin-d’Hères lors d’une soirée performance/repas/concert. À travers cette action, une autre géographie sensible du territoire se dessine… « Cartographies Traverses » comme « En bord de route » tentent d’interroger – en actes – le partage des modalités d’énonciation associées aux statuts de « chercheurs », « artistes », « migrants ». Inspirés de certains apports des méthodologies dites participatives en sciences sociales ou encore de l’esthétique relationnelle théorisée par Nicolas Bourriaud, ces travaux font des statuts sociaux, des catégories administratives, et des relations possibles à élaborer, leurs principaux objets de recherche et de création43. La « représentation » des expériences migratoires tente de n’être plus l’objet d’un accaparement par des « experts » mais une « production réflexive d’une version plausible et révisable des risques pris dans l’expérience collective44 ». En partant d’un principe d’égalité et en considérant les effets pratiques et politiques de la construction des statuts sociaux et administratifs, les auteurs de « Cartographies Traverses » et « En bord de route » sont à la recherche de formes de représentation qui puissent rendre compte des expériences collectives créées.

Contribuer à construire un « lieu-commun »

13 Les « communautés imaginées45 », qu’elles soient nationales, infra-nationales ou supra- nationales, dans leurs interactions et dans leurs tensions46, constituent ce qu’Édouard Glissant appelle : « Une nouvelle région du monde47 », un « tout-monde », qui entend rompre avec les essentialismes et les fantasmes identitaires. De nos jours, cette région ne peut plus se comprendre, ni uniquement à partir de la mémoire et de l’histoire d’un dedans, ni uniquement à partir d’un dehors, mais à partir de leur relation depuis ce que le même auteur appelle un « lieu-commun », à l’opposé du « lieu d’origine » qui fige les mémoires. C’est le pari de l’approche de Traces : (ré)accorder les mémoires entre leurs passés et leur devenir dans un contexte régional, où ma « région » est autant un espace spécifique qu’un lieu-commun. Il s’agit de construire sans cesse ce lieu-commun, toujours réinterrogé et jamais stabilisé.

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14 À travers l’organisation de ses biennales, Traces crée les conditions de relations entre les femmes et les hommes en situation de migration, des bénévoles, des militants, des travailleurs sociaux, des chercheurs, des artistes pour élaborer une approche sensible, relationnelle et critique du fait migratoire, et notamment des catégories et statuts sur lesquels il repose. Cette ambition, loin de sacrifier à une quelconque mode mémorielle, est au contraire une action politique et sociale qui s’inscrit dans la dynamique des transformations actuelles de nos sociétés et contribue à leur lisibilité. En cela, elle embrasse la conflictualité de notre « lieu-commun » et entend analyser la société à partir de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait potentiellement devenir, et non de ce qu’elle était ou voudrait exclusivement être dans des principes fondateurs abstraits. Ainsi, c’est une sorte d’« utopie concrète », selon l’expression d’Ernst Bloch, permettant d’inscrire les aspirations utopiques dans la matérialité du monde48, que le réseau Traces tente de construire. Les formes de relations analysées et créées au sein de la biennale Traces sont des expressions transversales, trans- et inter-disciplinaires, transgénérationnelles, pour tenter de penser des devenirs collectifs. C’est ce que Traces a décliné à travers les thématiques de ses manifestations successives : depuis la nécessaire reconnaissance des mémoires d’immigrés, avec les questions éthiques et politiques que pose la notion de « reconnaissance », jusqu’aux interrogations les plus vives et les plus complexes portant sur l’actualité des migrations. Cette mise en écho entre la trace ou l’archive des mémoires et de l’histoire des migrations et leur inscription dans le présent de la région Auvergne-Rhône-Alpes est ce qui fait élaboration, compréhension, transformation des représentations et, de fait, relation sociale au sens propre : ce qui relie (fait lien), ce qui relaie (fait passage) et ce qui relate (fait langage).

NOTES

1. Gérard Noiriel, « Histoire, mémoire et engagement civique », in Hommes & Migrations, n° 1247, 2004, pp. 17-26. 2. Marianne Amar, Hélène Bertheleu, Laure Teulières, Mémoires des migrations, temps de l’histoire, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2015. 3. https://traces-rhone-alpes.org 4. http://www.rhone-alpesolidaires.org/structures/aralis-association-rhone-alpes-pour-le- logement-et-l-insertion-sociale 5. Laure Pitti, « “Travailleurs de France, voilà notre nom”. Les mobilisations des ouvriers étrangers dans les usines et les foyers durant les années 1970 », in Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post) coloniales, Paris, éd. Amsterdam, 2008, pp. 95-111. 6. Jérôme Valluy, « Du retournement de l’asile (1948-2008) à la xénophobie de gouvernement : construction d’un objet d’étude », in Cultures et conflits, n° 69, 2008, pp. 81-111. 7. L’association Sans frontière, constituée autour de Manuel Diaz, Abdelmalek Sayad, Driss El Yazami, Saïd Bouziri et Ahmed Jazouli, édite une revue de 1979 à 1985, dont les objectifs sont d’«

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intervenir dans le domaine de l’information des immigrés et de l’opinion publique sur le sujet des immigrés ». 8. Créée en 1987 à Paris, Génériques est une association loi 1901 qui a pour objectif de sauvegarder et de valoriser l’histoire de l’immigration en France et en Europe : www.generiques.org 9. Comme dans la lutte des ouvriers de Penarroya à Lyon. Voir Daniel Anselme, « La grève de Penarroya-Lyon, 9 février-13 mars 1972 », in Collectif, Quatre grèves significatives, Paris, éd. Épi, 1972. 10. En 1975, le cinéaste et dramaturge Armand Gatti favorise la prise de parole d’ouvriers immigrés de Peugeot à Montbéliard. Noël Barbe, « Gatti avec. Une politique de la visibilité », in Noël Barbe, Marina Chauliac (dir.), L’immigration aux frontières du patrimoine, Paris, MPE, 2014, pp. 101-134. 11. Abdellatif Chaouite (dir.), Mémoire de l’accueil des étrangers, Lyon, La fosse aux ours, 2014. 12. Abdelmalek Sayad, « Les enfants illégitimes », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 25, 1979, pp. 61-81. 13. Philippe Hanus, « “Douce France” par Carte de Séjour. Le cri du “Beur” ? », in Volume !, vol. 12, n° 1, 2015, pp. 123-137. 14. Foued Nasri, « Zaâma d’Banlieue (1979-1984) : les pérégrinations d’un collectif féminin au sein des luttes de l’immigration », in Sophie Beroud, Boris Gobille, Abdellali Hajjat, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Engagement, rébellion et genre dans les quartiers populaires en Europe (1968-2005), Paris, Archives contemporaines, 2011, pp. 65-78. 15. Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, éd. Amsterdam, 2013. 16. Mustapha Belbah, Smaïn Laacher, « La mémoire comme procédé de ‘‘dépolitisation’’ de l’immigration ? », in Écarts d’identité, n° 108, 2006, p. 87. 17. Sylvie Fol, « La politique de la ville : un outil pour lutter contre la ségrégation ? », in L’information géographique, n° 77, 2013, pp. 6-28. 18. Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003. 19. Catherine Foret (dir.), Travail de mémoire et requalification urbaine, Saint-Denis, DIV édition, 2007. 20. Marie-Claude Blanc Chaléard, « Une Cité nationale pour l’histoire de l’immigration », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 4, 2006, pp. 131-140. 21. Evelyne Ribert, « Formes, supports et usages des mémoires des migrations : mémoires glorieuses, douloureuses, tues », in Migrations société, n° 137, 2011, pp. 59-78. 22. Sophie Gebeil, « Les mémoires de l’immigration maghrébine sur le web français de 1999 à 2014 », in Les Cahiers du numérique, n° 3, 2016, pp. 115-138. 23. Sylvie Schweitzer, Renaud Chaplain, Dalila Berbagui, Émilie Elongbil-Ewane, « Regards sur les migrations aux XIXe et XXe siècles en Rhône-Alpes », in Hommes & Migrations, n° 1278, 2009, pp. 32-46. 24. Jean-Claude Duclos, « L’immigration au cœur du Musée dauphinois », in Écarts d’identité, n° 108, 2006, pp. 16-26. 25. Daniel Pelligra, « L’Escale, cité du voyage », in Hommes & Migrations, n° 1247, 2004, pp. 85-90. 26. Jean-Yves Loude, Hervé Nègre, Histoires de vie. 40e anniversaire de la Maison des travailleurs étrangers, Lyon, MTE, 1992. 27. « Ils ne sont presque pas là, tant leurs voix se taisent, tant leurs corps se font transparents à force de vouloir se faire discrets. Ils ne gênent personne, et l’on s’est habitué à voir passer leurs silhouettes grises qui déambulent à la recherche d’espoirs perdus ». Warda Houti, « Traces en Rhône-Alpes : des mémoires d’immigrés », in Écarts d’identité, hors-série, avril 2000, p. 3. 28. Vanderlick Benjamin, « Mémoires et vitalité des lieux emblématiques de l’immigration en Rhône-Alpes », in Diasporas, n° 17, 2011, pp. 43-52.

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29. http://memoires-histoires.org 30. Sophie Wahnich, « La mémoire du Cafi, dans le contexte de sa requalification urbaine (1956-2010). De la tradition à l’accumulation », in Mouvements, hors-série n° 1, 2011, pp. 77-86. 31. Emmanuel Renault, « Reconnaissance, institutions, injustice », in Revue du MAUSS, n° 23, 2004, pp. 180-195. 32. Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », in La vie des idées, 31 mai 2016. 33. 65,3 millions d’individus contraints d’abandonner leur foyer en 2015. HCR, Global Trends, Forced Displacement in 2015, Genève, United Nations HCR, 2016. http://www.unhcr.org/576408cd7 34. Voir les données de Migreurop, réseau européen et africain de lutte contre la multiplication des camps, dispositif au cœur de la politique d’externalisation de l’Union européenne. http:// www.migreurop.org 35. Michel Agier, Le couloir des exilés. Être étranger dans un monde commun, Bellecombe-en-Bauges, éd. du Croquant, 2011. 36. Le 11 janvier 2015 dans « Réplique » sur France Culture, Alain Finkielkraut, reçoit Éric Zemmour, qui affirme sans être contredit : « La France est le pays qui a le plus d’immigrés depuis quarante ans, tout simplement parce que c’est en continu ; c’est en continu et ça ne s’arrête jamais ! » 37. https://traces-rhone-alpes.org/2016/10/28/journee-de-reflexion-regards-sur-les-migrants/. 38. En prélude d’une autre biennale intitulée « De Nord en Sud » (juin 2017) : www.biennale.sud- grésivaudan.org. 39. Antoine Hennion a bien montré comment ce qu’on appelle « jungle »– supposée zone de non droit – est en fait un endroit où se réinvente la cité : « Ce n’est pas une marge “contenue”, immonde, que les machines nettoieraient, c’est une ville monde, l’identité même de ce qu’est devenue notre ville ». Voir Antoine Hennion, Sébastien Thiéry, « Réinventons Calais », in https://reinventercalais.org, février 2016. 40. https://visionscarto.net/cartographies-traverses. 41. Sarah Mekdjian, Élise Olmedo, « Médier les récits de vie. Expérimentations de cartographies narratives et sensibles », in M@ppemonde, n° 118, 2016. 42. http://www.cultureailleurs.com/spip.php?article44 43. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1997. 44. Bruno Latour, « Nouvelles règles de la méthode scientifique », in Revue Projet, n° 268, 2001, pp. 91-100. 45. Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996. 46. La revue Écarts d’identité a consacré un dossier à cette réflexion : « Globalisation et migrations », n° 127, 2016. 47. Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006. 48. Ernst Bloch, Le principe espérance, t. I, Paris, Gallimard, 1976.

AUTEURS

ABDELLATIF CHAOUITE

Anthropologue, rédacteur en chef de la revue Écarts d’identité (Réseau Traces).

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MARINA CHAULIAC

Anthropologue, IIAC, équipe du Centre Edgar Morin (UMR 8177), conseillère pour l’ethnologie à la Drac Auvergne-Rhône-Alpes.

PHILIPPE HANUS

Historien, (LARHRA UMR 5190, Réseau Traces).

SARAH MEKDJIAN

Enseignante-chercheuse en géographie sociale, Université Grenoble-Alpes (Laboratoire Pacte).

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Chroniques

Repérages

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Soldats et travailleurs portugais en France (1916-1918)

Marie-Christine Volovitch-Tavares

1 Jusqu’à la Première Guerre mondiale, on ne comptait qu’un millier de Portugais en France, des rentiers aisés, des artistes puis, à la fin du XIXe siècle, de petits groupes d’exilés républicains réfugiés et quelques dizaines d’ouvriers venus après avoir travaillé avec des entreprises françaises au Portugal.

2 La Première Guerre mondiale a marqué un tournant radical en amorçant l’immigration portugaise en France. Jusque-là, les Portugais émigraient massivement vers le Brésil et, beaucoup moins, vers d’autres pays d’Amérique ou vers les colonies portugaises, mais ils allaient très rarement en Europe, à l’exception de l’Espagne voisine. C’est l’entrée en guerre du Portugal, le 9 mars 1916, aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne et la Convention de main-d’œuvre signée le 28 octobre 1916 entre la France et la Portugal qui firent de la France un horizon pour les émigrants portugais. Ainsi, partirent vers la France à la fois les soldats du corps expéditionnaire portugais (CEP) et les travailleurs recrutés dans le cadre de la Convention de main-d’œuvre. 3 Les soldats du corps expéditionnaire portugais (CEP), 56 500 hommes, prirent position durant les premiers mois de 1917 sur le front des Flandres (Pas-de-Calais), sous commandement britannique. En même temps, dans le cadre de l’effort de guerre, la Convention de main-d’œuvre permettait à la France de recruter des travailleurs portugais. Le gouvernement français espérait faire venir de 15 000 à 20 000 ouvriers pour ses usines, ses forêts et ses campagnes. 4 À la fin de la guerre, une partie des travailleurs portugais restèrent en France. Parallèlement, un certain nombre de soldats ne rentrèrent pas au Portugal et leur exemple poussa des compatriotes à venir y chercher du travail. Cette nouvelle dynamique migratoire ne s’est jamais arrêtée jusqu’à nos jours, même si elle a connu de grandes variations du fait des évolutions économiques et politiques de la France, du Portugal et des conjonctures internationales

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Des travailleurs portugais pour les usines et les campagnes en France

5 La guerre exigeait une forte activité économique alors même que la France, faisant déjà appel avant 1914 à de nombreux travailleurs étrangers (Belges, Italiens, Espagnols), devait remplacer les hommes mobilisés et compenser les productions des régions du Nord et de l’Est de la France occupées par l’armée allemande. Depuis la fin de l’année 1914, on avait embauché des femmes et des travailleurs venus de pays étrangers (Belges, Espagnols) ou de colonies (Indochinois, Maghrébins), et des Chinois. Dès 1915, des responsables français avaient contacté les autorités portugaises pour organiser le recrutement d’ouvriers dans le cadre légal d’un accord de main-d’œuvre. Le gouvernement portugais avait été réticent, suivant en cela la tradition politique des élites portugaises voulant limiter l’émigration légale pour conserver une main-d’œuvre nombreuse et peu payée, même si, au long du XIXe siècle, ces réticences n’avaient pas empêché une très importante émigration illégale, surtout vers le Brésil. Mais, en 1916, dans le cadre d’une alliance militaire et de l’engagement du CEP, le gouvernement portugais avait accepté de signer, le 28 octobre 1916, un accord de main-d’œuvre avec la France, tout en précisant qu’il serait limité à la durée de la guerre.

6 L’accord organisait une émigration légale et contrôlée par les deux pays. Le gouvernement portugais avait tenu à limiter les possibilités de recrutement de travailleurs qualifiés, peu nombreux au Portugal, et voulait maintenir à l’écart des recrutements les secteurs industriels nécessaires à son propre effort de guerre. Parallèlement, les pressions des grands propriétaires fonciers exigeraient aussi de limiter les départs de trop nombreux travailleurs agricoles. L’accord prévoyait des recrutements de travailleurs volontaires, avec des contrats de 6 mois renouvelables. Les départs devaient se faire en groupes de 50 à 150 personnes, avec des passeports collectifs, ce qui limitait la liberté des travailleurs. Les autorités françaises prenaient en charge les frais de transport. Et, du fait de la guerre, pour la première fois, les transports se firent par train et non plus par bateau. C’est à partir de la frontière française que les travailleurs portugais étaient affectés dans différentes entreprises, dans diverses régions de France, selon une répartition prévue à l’avance et communiquée au consul portugais à Bayonne, responsable du « dépôt ». Les premiers groupes de travailleurs portugais arrivèrent à Hendaye dès les derniers mois de 1916. En décembre 1916, 854 travailleurs portugais y étaient déjà passés, affectés dans des usines métallurgiques travaillant pour la guerre, à Givors, Bourges, Sochaux et dans la région de Bayonne. Le bilan statistique total est incertain, mais environ 13 000 ouvriers furent recrutés légalement pour des usines et les travaux publics. Il faudrait y ajouter ceux qui furent recrutés pour l’agriculture et les travaux forestiers. 7 Selon l’accord, les conditions de travail et de salaires devaient être à égalité avec celles des Français. Le résultat fut mitigé et beaucoup de Portugais furent déçus par leur travail et leur logement. De plus, ils n’étaient pas habitués aux conditions climatiques qu’ils trouvèrent en France et n’avaient pas de vêtements adaptés. Enfin, ils étaient isolés dans un pays dont ils ne connaissaient pas la langue et où personne ne connaissait la leur. Certains d’entre eux firent connaître leurs plaintes à l’ambassadeur du Portugal. Toutefois, la situation était difficile car les affectations des travailleurs étaient liées à un recrutement dans le cadre de l’effort de guerre et ne pouvaient pas être modifiées sur simple demande. L’accord prévoyait la présence d’un envoyé du

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gouvernement portugais qui aurait la responsabilité d’être en contact avec les travailleurs et de constater leurs conditions de vie et de travail. Toutefois, cette nomination tarda à s’organiser et le médiateur manqua de moyens pour sa mission. Certains ouvriers parvinrent à changer légalement (et illégalement) d’affectation, dans ces années de très fort besoin de main-d’œuvre en France. Au bout de six mois, une partie des travailleurs portugais ne renouvelèrent pas leur contrat. Mais d’autres les remplacèrent, tant étaient difficiles les conditions de vie et de travail au Portugal, au point que, dans certaines campagnes du sud du pays, des latifundistes usèrent de toutes sortes de pressions pour retenir leurs travailleurs. 8 Les études sur ces travailleurs en sont encore à leurs débuts et il serait très intéressant de préciser qui furent ceux qui protestèrent, non seulement en fonction des travaux auxquels ils étaient affectés, mais aussi de leurs traditions de travail et de lutte au Portugal. En effet, dans les deux premières décennies du XXe siècle, les luttes sociales furent nombreuses au Portugal, dans de nombreuses entreprises, comme dans une partie des latifundia de la province de l’Alentejo. Il faut remarquer que, parallèlement à ces recrutements légaux de travailleurs, d’autres Portugais qui n’avaient pas pu, ou pas voulu, passer par les règles de l’accord partirent en France, où ils trouvèrent du travail dans cette période de grand besoin de main-d’œuvre. Ainsi, dès 1915, des arrivées de travailleurs portugais en situation illégale sont signalées à Hendaye et Bordeaux. Au total, entre les entrées légales et irrégulières, on évalua à plus de 25 000 les travailleurs portugais qui entrèrent en France de 1916 à 1918.

La formation du corps expéditionnaire portugais (CEP)

9 Dès 1914, la guerre toucha le Portugal de diverses façons, sur le plan des équilibres économiques ou en fragilisant ses colonies d’Afrique (Angola et Mozambique) frontalières avec des colonies allemandes. Une des principales motivations d’entrée en guerre du Portugal fut la préservation de ses droits sur ses colonies africaines lors des négociations à la fin de la guerre. En même temps, en inscrivant le Portugal dans l’effort de guerre, les dirigeants de la jeune République portugaise (proclamée le 5 octobre 1910) voulaient renforcer leur légitimité au sein des nations européennes.

10 L’alliance du Portugal avec la Grande-Bretagne était dans la logique de leur alliance séculaire. Quant à l’alliance avec la France, elle tenait à la proximité politique, idéologique et culturelle entre les dirigeants de la jeune République portugaise et ceux de la Troisième République française. 11 Toutefois, il fallut attendre le 9 mars 1916 pour l’entrée en guerre du Portugal, même si la France était très favorable à cet engagement, du fait des réticences britanniques qui tenaient à la fois aux rivalités coloniales anglo-portugaises en Afrique et à la nécessaire adaptation à la guerre des tranchées d’une armée portugaise jusqu’alors coloniale. L’engagement militaire du Portugal, une exigence du gouvernement portugais, fut fortement appuyé par la France. Mais les 56 500 soldats des deux divisions du corps expéditionnaire portugais (CEP) furent placés sous le haut-commandement de l’armée britannique, dans la zone des tranchées du front des Flandres (dans le Pas-de-Calais). Toutefois, un corps d’artillerie lourde portugais (1 350 hommes du CALP) rejoignit les tranchées tenues par l’armée française.

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12 Les combattants du CEP, après un court entraînement au Portugal, furent acheminés par bateaux depuis Lisbonne jusqu’à Brest (sur des bateaux principalement britanniques et, en appui, français et portugais). Les transports se firent progressivement entre février et octobre 1917. Les soldats portugais rejoignaient ensuite en train la ville d’Aires-sur-la-Lys, en 4 à 6 jours, leur zone de front, entre Béthune et Armentières. 13 Dans les premiers mois de 1918, les soldats portugais se trouvèrent peu à peu fragilisés par les tensions politiques et sociales au Portugal, avec la dictature de Sidónio Pais (décembre 1917-décembre 1918) et les nombreuses oppositions à la guerre. Enfin, les soldats du CEP furent privés de relève et de renforts fin 1917, avec l’entrée en guerre des États-Unis qui mobilisa les navires britanniques au détriment du transport des soldats portugais. En outre, ces derniers ne pouvaient pas prendre leurs permissions au Portugal.

La bataille de la Lys, le 9 avril 1918

14 Au terme d’une année de front, sur les 56 500 Portugais du CEP, on comptait déjà 1 044 morts, une centaine de disparus et près de 3 800 blessés. Et, comme dans toutes les armées des pays en guerre, le CEP en 1917 avait connu des découragements, des révoltes, des désertions (372 condamnations, mais une seule à mort pour trahison). La première division portugaise avait été repliée et la seconde division portugaise devait être relayée par des soldats britanniques le 9 avril 1918, le jour où l’armée allemande lança une très grosse offensive pour percer le front des Flandres. La bataille d’Ypres (dont la bataille de la Lys marqua le début) fut un des épisodes terribles de la Première Guerre mondiale. L’offensive allemande n’atteignit pas son but et coûta la vie à 348 000 Allemands, 236 000 Britanniques et 92 000 Français. Les Portugais comptèrent 1 341 morts, 4 626 blessés, 1 932 disparus et 7 740 prisonniers. Les survivants du CEP furent réorganisés et intégrés à la 5e armée britannique et participèrent ainsi aux derniers combats de 1918. Au total, l’engagement des Portugais dans les tranchées des Flandres leur coûta 2 266 morts, 1 991 disparus et 12 508 blessés.

15 Dès le début de la guerre, et avant l’entrée en guerre du Portugal, une vingtaine de citoyens portugais s’étaient engagés dans l’armée française et avaient été affectés au 1er régiment de marche de la Légion étrangère. Il s’agissait de jeunes gens ayant déjà un bon niveau d’étude, comme en témoignent leurs lettres. En 1916, leur situation était difficile, une partie d’entre eux ayant été blessés. Après l’entrée en guerre du Portugal, ils demandèrent d’être affectés au CEP.

Mémoires partagées françaises et portugaises

16 Dès le 14 juillet 1918, une délibération du conseil municipal de Paris décida, « en hommage aux soldats portugais », de baptiser « Avenue des Portugais » l’ex-Avenue de Sofia (capitale d’un pays devenu allié de l’Allemagne). Le 14 juillet 1919, 400 soldats portugais participèrent au défilé de la victoire sur les Champs-Élysées, aux côtés de centaines de soldats alliés. Dans les années 1920-1930, de nombreuses initiatives mêlèrent Français et Portugais pour des hommages aux combattants portugais.

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17 Des cérémonies annuelles du souvenir se déroulent, dans les jours proches du 9 avril, dans les deux villages qui gardent la mémoire de la bataille de la Lys, c’est-à-dire au cimetière militaire portugais près du village de Richebourg l’Avoué (inauguré en 1935) et au monument en hommage « au soldat portugais » érigé devant l’église du village de La Couture (inauguré en 1923). Quelques tombes de soldats portugais se trouvent aussi dans le grand cimetière militaire britannique à Boulogne. Enfin, sur l’Anneau de la mémoire inauguré à Notre-Dame-de-Lorette en novembre 2014, figurent 2 266 noms de soldats portugais tombés en France. 18 Les cérémonies au monument de La Couture et au cimetière de Richebourg furent interrompues par la Seconde Guerre mondiale. Elles reprirent à la fin des années 1940. Ce furent surtout les associations portugaises de la région qui continuèrent à faire vivre la mémoire des soldats portugais. À partir de la seconde moitié des années 1970, les cérémonies prirent de l’importance, unissant des associations portugaises, les municipalités françaises concernées et des représentants des autorités portugaises.

La Grande Guerre, première étape de l’immigration portugaise en France

19 Les bases de l’amorce de l’émigration des travailleurs portugais vers la France ont été mises en place dans le cadre des exigences militaires et économiques de la Grande Guerre. Les premiers travailleurs, en dépit des déceptions, et les exemples des soldats restés en France amorcèrent la première étape de l’immigration portugaise en France.

20 Durant la guerre, lors de permissions, des soldats portugais avaient participé à certains travaux agricoles dans les zones en arrière du front. D’autres témoignages, lors des cérémonies à La Couture et à Richebourg, rappellent le bon accueil fait aux soldats portugais par les habitants de Béthune et à ceux restés dans les villages proches du front. 21 Ces relations se renforcèrent après l’armistice du 11 novembre 1918, car la démobilisation des soldats portugais fut très lente et a offert l’occasion de nombreux rapprochements avec la population française, d’autant plus que les soldats durent trouver un emploi localement, dans l’attente de leur rapatriement au Portugal. Après 1919, l’installation dans la région devient définitive pour certains soldats qui fondèrent des familles en France. En 1928, on comptait plus de 2 000 Portugais vivant dans la région de Béthune, Hénin-Liétard, Albert et Vimy, sur près de 50 000 Portugais qui furent alors recensés en France. 22 Alors que l’on y comptait à peine un millier de Portugais en 1914, le recensement de 1921 en dénombrait plus de 10 000 et, pour la première fois, les statistiques françaises ouvraient une catégorie « Portugais ». La décennie 1920 connut une première progression notable de Portugais puisque, en 1931, ils étaient près de 50 000. 23 Pourtant, cette première étape de l’immigration de travailleurs portugais en France ne s’est pas faite dans la continuité que désiraient les responsables français. En effet, dès 1918 et en prévision de la fin de la guerre, les autorités françaises avaient proposé aux responsables portugais de prolonger la convention de main-d’œuvre d’octobre 1916 par un nouvel accord de main-d’œuvre. Et, en 1919, la France proposait au Portugal la signature d’un accord, semblable à ceux signés à cette époque par la France avec la Pologne et l’Italie. Deux missions françaises, l’une du ministère du Travail, l’autre du

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ministère de l’Agriculture, purent aller au Portugal afin de mieux connaître les possibilités de recrutement de travailleurs portugais. Mais les gouvernements portugais reportèrent toujours la signature d’un tel accord, que ce soit ceux de la République ou ceux de la dictature (après 1926), sous la pression des milieux patronaux industriels et agricoles. Les recrutements se firent donc soit légalement, sous forme de contrats individuels, ou, dans un nombre croissant de cas, illégalement. Or, en l’absence d’un accord de main-d’œuvre, les travailleurs portugais n’étaient pas couverts en cas d’accident, de maladie et de chômage, d’où les nombreuses demandes infructueuses d’immigrants portugais auprès des autorités portugaises en France pour bénéficier de ces protections. Toutefois, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, les difficultés au Portugal et la reprise des demandes de main-d’œuvre de la part de la France amenèrent Salazar à accepter de signer un tel accord. Mais ce fut en mai 1940, un mois avant l’invasion et la défaite française. L’accord ne fut donc pas mis en œuvre, même si certaines autorités portugaises cherchèrent à en obtenir une application partielle en matière de protection sociale. 24 Il fallut attendre décembre 1963 pour qu’un accord soit signé. Mais les autorités de l’ Estado Novo mirent tant de mauvaise volonté à l’appliquer que des centaines de milliers de Portugais émigrèrent illégalement, au point que, à la fin des années 1960, 80 % des arrivées de travailleurs portugais en France furent illégales. Il fallut attendre 1971 pour qu’un accord de main-d’œuvre soit signé et respecté, 55 ans après le premier accord ! Trois colloques réalisés en 2016, à Hendaye (28 octobre), à Bordeaux (25 novembre) et à Paris (10 décembre), étaient consacrés au centenaire de l’entrée en guerre du Portugal et du premier accord de main-d’œuvre entre la France et le Portugal. Les actes seront publiés en 1917 par les éditions Quatorze (coordination de Manuel Dias Vaz), avec les communications de Cristina Climaco, Laurent Dornel, Yvette Dos Santos, Victor Pereira et Marie-Christine Volovitch-Tavares.

BIBLIOGRAPHIE

Quelques références bibliographiques

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AUTEUR

MARIE-CHRISTINE VOLOVITCH-TAVARES

Professeure d’histoire, Vice-présidente du Centre d’études et de recherches sur les migrations ibériques (CERMI).

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Comment mettre la culture au service de l’accueil des migrants ?

Luc Gruson

1 Alors que ce que l’on nomme communément la « crise des réfugiés » touche de plein fouet l’Europe et sa cohésion, alors que la perception de l’immigration par les opinions publiques pousse à remettre en cause certains droits acquis, il n’est pas inutile de s’interroger sur la responsabilité des acteurs culturels et des artistes dans l’élaboration des réponses à apporter à ces défis sans précédent depuis 1945. Au-delà du rôle de la culture dans l’élaboration d’une société commune et apaisée, peut-on envisager également la question des migrants du point de vue des droits culturels ? En France, il est important de se demander en préliminaire si on peut vraiment parler d’une crise des réfugiés. L’afflux, certes en hausse, de demandeurs d’asile est loin d’atteindre les niveaux observés dans beaucoup d’autres pays et, à part à Calais, la situation est restée largement maîtrisée. Aussi, avant d’aller plus loin, il est indispensable de rappeler la singularité de notre pays : la France est le seul pays d’Europe à avoir été depuis deux siècles un pays d’immigration plutôt que d’émigration. Malgré cette longue tradition, elle peine aujourd’hui à accueillir de nouveaux migrants ou réfugiés sur son territoire alors que les flux migratoires y sont, plus qu’ailleurs, maîtrisés et modestes en valeur absolue.

Un rapide cadrage historique

2 Si la France est un grand pays d’immigration, avec un quart de ses habitants qui ont au moins un grand-parent étranger, c’est aussi l’un des seuls pays d’Europe dont la population continue de croître, « l’accroissement naturel1 » étant deux fois plus important que le solde migratoire. Mais les flux sont modestes et relativement constants sur longue période : la moyenne de l’immigration régulière ces dernières années est de 200 000 personnes par an environ. Ces flux sont relativement stables et fondés principalement sur l’exercice d’un droit (droit d’asile, regroupement familial, conjoints de français…). La France est l’avant-dernier pays de l’Organisation de

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coopération et de développement économiques (OCDE) (devant le Japon) pour le flux d’immigration annuel.

3 On peut ainsi en déduire que cette réalité statistique de l’immigration ne correspond pas aux représentations que s’en fait l’opinion : les pays d’origine des immigrés en France sont redevenus en premier lieu européens (46 % des immigrés entrés en France en 2012, le Portugal étant redevenu le premier pays d’origine). La population des primo-arrivants est jeune (âge moyen 26 ans) et plutôt diplômée (73 % des immigrants ont un diplôme, 39 % un niveau d’études supérieur)2. Concernant l’accueil des réfugiés, le chiffre est en augmentation mais reste modeste : la France a accueilli 19 000 réfugiés en 2015 (+34 % en un an) pour un nombre de demandes d’asile s’élevant à 80 000 (+20 % en un an). À cette même époque, le nombre total de réfugiés séjournant en France s’élève à 200 000 environ (Office français de protection des réfugiés et apatrides, Ofpra). 4 Contrairement aux idées reçues, la France reste un pays où l’intégration des immigrés est une réalité : globalement, 55 % des descendants d’immigrés (ou immigrés arrivés avant 6 ans) sont aujourd’hui bacheliers (62 % pour la moyenne nationale). Des indicateurs indirects d’intégration peuvent se lire ailleurs, comme dans les mariages mixtes qui concernent 67 % des fils de migrants et 62 % des filles3. Cependant, des discriminations avérées touchant les migrants et leurs descendants menacent la cohésion nationale et mettent en échec le projet républicain. Le défenseur des droits4 a ainsi indiqué dans son rapport que le traitement réservé aux étrangers est un marqueur des inégalités persistantes en France et que les réfugiés sont en première ligne des difficultés d’accès aux droits. La France est le seul pays d’Europe à disposer d’un Musée national consacré à l’histoire de l’immigration, mais cette institution n’a été officiellement inaugurée par François Hollande qu’en décembre 2014, soit sept ans après son ouverture au public. Comme si « la reconnaissance de la place des immigrés dans l’histoire de France » posait encore problème.

Culture et intégration : une relation qui fait question

5 À la différence de beaucoup de ses voisins européens, la France a entrepris de contrôler les flux migratoires dès la fin des années 1970. De plus, elle a mis en place des dispositifs pour l’intégration culturelle des migrants dès les années 1980 (rapport Gaspard, création de la direction de la culture du Fonds d’action sociale, FAS, de l’Agence pour le développement des relations interculturelles, Adri). La politique culturelle en direction des migrants a été formalisée par le Haut Conseil à l’intégration (HCI), dont la création avait été décidée en 1989 par Michel Rocard. Pour la première fois, le HCI reconnaissait la diversité culturelle de notre pays tout en posant le principe de favoriser la culture commune plutôt que les différences. L’intégration est dès lors conçue5 comme un processus interactif entre les migrants et la société d’accueil, dans le respect des valeurs de la République (laïcité, égalité), dont chacun doit sortir enrichi.

6 Après les élections de 2002, la France s’est efforcée de relancer la politique d’intégration. 54 mesures sont annoncées par le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, dont la création du contrat d’accueil et d’intégration (CAI), le lancement à partir de 2005 des Programmes régionaux pour l’intégration des populations immigrées (PRIPI) et surtout le lancement de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, devenue Musée national de l’histoire de l’immigration, destinée à reconnaître la place des immigrés dans l’histoire de France et à changer les regards sur l’immigration. En 2013,

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Jean-Marc Ayrault a souhaité relancer ce processus, mais la feuille de route du gouvernement a finalement fixé des ambitions modestes en donnant la priorité à l’inclusion sociale et économique et à l’apprentissage du français. La politique de l’État est complétée par de nombreuses initiatives locales, dont certaines sont fortement axées sur la dimension culturelle. 7 Par tradition, la France accueille régulièrement des migrants et des réfugiés. Si elle semble peu encline à accueillir de grandes quantités de réfugiés de manière exceptionnelle, en revanche, elle accueille un flux régulier de migrants avec des règles fondées sur le droit plus que sur l’exception6. La France a reçu peu de demandeurs d’asile de Syrie et d’Irak en proportion en 2015. Cependant, la demande d’asile est en hausse sensible en France au cours de l’année 2015 (+23 % pour les demandes déposées à l’Ofpra et +37 % pour les demandes déposées en préfecture), avec une progression concentrée sur la dernière partie de l’année. On estime que 2,5 millions de réfugiés sont aux portes de l’Europe. Il convient donc d’apporter des réponses non seulement dans l’urgence, mais aussi dans la durée. 8 Depuis la disparition de l’ancien FAS, il n’y a plus de dispositif national dans le domaine de la politique d’intégration culturelle des migrants, ou dans celui du « dialogue interculturel », expression qui n’est plus employée dans les politiques publiques en France depuis le début des années 1990, alors que ce terme figure explicitement dans la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle et dans les priorités du programme culturel à moyen terme de l’Union européenne (priorité D du programme Europe Créative).

Une mission d’animation et de coordination de la dimension culturelle de la politique d’accueil des migrants

9 Alors que l’Europe tout entière découvrait, au cours de l’été 2015, l’ampleur et le drame de l’exil de centaines de milliers de civils d’Irak et de Syrie fuyant la guerre et les atrocités, le gouvernement français s’organisait pour faire face au mieux à l’urgence de l’accueil de ces populations dans les meilleures conditions possibles. Le 7 septembre, le président de la République annonçait en conférence de presse que la France allait accueillir des réfugiés. Le même jour, le ministre de l’Intérieur indiquait qu’un « processus interministériel mobilisant tous les ministres concernés est en cours afin de dégager les moyens administratifs et budgétaires nécessaires pour relever le défi humanitaire qui se présente à notre pays et plus largement à l’Union européenne ». La ministre de la Culture et de la communication, Fleur Pellerin, décidait simultanément d’organiser une journée de mobilisation en solidarité avec les réfugiés le 12 septembre au Musée national de l’histoire de l’immigration situé au Palais de la Porte Dorée. À cette occasion, elle décidait de me confier une mission7 relative à « l’animation et à la coordination de la dimension culturelle de la politique d’accueil des migrants ». Dès décembre 2015, il a été proposé d’organiser ce programme de travail selon trois cercles concentriques, qui ont été explorés simultanément. Il s’agissait d’examiner la politique d’accueil des réfugiés mise en place par le gouvernement à partir de septembre 2015, dans sa dimension culturelle mais aussi linguistique, et d’élaborer des préconisations pratiques. Cette mission devait conduire à une réflexion plus large sur la manière dont la culture pourrait être mieux mise au service des politiques d’accueil des migrants en général.

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Enfin, la culture et la langue comme vecteurs d’un sentiment d’appartenance mieux partagé ne peuvent se comprendre que dans la mesure où un travail réciproque est engagé vers la société dans son ensemble pour contribuer à changer les regards et combattre les stéréotypes et la xénophobie.

10 Cette mission, qui a été confirmée et précisée par Audrey Azoulay en avril 2016, a notamment pour objectif de repérer les bonnes pratiques dans le champ culturel et de formuler des préconisations pour accentuer la mobilisation des acteurs culturels. Il a été expressément convenu que la mission n’avait pas pour seul objet la « crise » et l’accueil des demandeurs d’asile, mais devait plus généralement et à plus long terme poser la question du rôle de la culture et des arts dans les processus d’accueil et d’intégration des migrants et dans le changement des représentations sur l’immigration. 11 Les attentats de l’automne 2015 et de l’été 2016, mais aussi le climat général qui ne porte pas à l’ouverture (Brexit, repli identitaire, perspective électorale en France) doivent plus que jamais nous interroger sur la place de la culture dans l’effort de cohésion nationale, et en particulier face au défi que pose la crise des migrants dans l’Europe. Cette réflexion doit s’organiser non pas conjoncturellement, mais à long terme, car ces questions ne vont pas disparaître dans les mois à venir, pas plus que les enjeux migratoires puisque 2,5 millions de réfugiés sont aux portes de l’Europe au début de l’année 2016. De plus, la question de l’accueil des migrants et de leur intégration ultérieure dans la société française est un sujet qui clive fortement l’opinion publique et qui pourrait même constituer un véritable détonateur mettant en péril non seulement le pacte républicain, mais aussi la construction européenne. 12 À l’automne 2016, un an après la mobilisation en faveur de l’accueil des réfugiés, il est évident que la question de la place de la culture dans le projet républicain est à l’ordre du jour au sein du ministère. Les opérateurs culturels ont en effet une responsabilité dans l’élaboration de ce qu’on nomme communément la « culture commune ». Celle-ci n’est pas du tout selon moi une essence, un socle identitaire. Elle est certes un héritage, divers et complexe, mais surtout une construction permanente, dans laquelle cette diversité et cette complexité doivent trouver toute leur place. La culture est aussi le vecteur des valeurs qui fondent la République et elle contribue à construire le sentiment d’appartenance à une société commune. Cette aspiration à des valeurs partagées est également un puissant enjeu européen, elle figure d’ailleurs explicitement dans le traité de Lisbonne, qui a précisé les valeurs de l’Union, à savoir le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit, le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont dites communes aux États membres dans une société « caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

La mobilisation des artistes et des opérateurs culturels.

13 Sans attendre une feuille de route ou des directives, un certain nombre d’établissements culturels et d’artistes se sont mobilisés depuis plusieurs années et ont, pour beaucoup, un vrai désir de participer plus efficacement à l’accueil culturel des

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migrants, tout en se plaignant de ne pas avoir d’interlocuteur et de ne pas savoir à qui s’adresser.

14 Beaucoup d’opérateurs culturels ont également fait état du besoin de repérage et de valorisation des pratiques et des projets dans ce domaine. Les acteurs de terrain se plaignent généralement d’un manque de reconnaissance, de soutien, voire de légitimité. Ils n’ont pas une vision claire de la politique du ministère de la Culture dans ce domaine. 15 Au sein du ministère, il existe des synergies entre l’objet de la mission et d’autres initiatives prises par le ministère de la Culture et de la communication. Le réseau « vivre ensemble » qui a été créé en 2003 regroupe principalement les responsables des publics du « champ social » des établissements culturels. Ce réseau aux habitudes de travail bien ancrées mériterait d’être fortement dynamisé et étendu à l’extérieur de l’Île-de-France. Par ailleurs, le collège de la diversité, créé par Fleur Pellerin, vise à mettre en œuvre la diversité au sein du ministère de la Culture. Les réflexions conduites sous la direction de Karine Gloanec Maurin croisent très largement celles de la mission. De même, la mission « musées du XXIe siècle » animée par Jacqueline Eidelmann doit rendre un rapport début 2017. La question de la fonction citoyenne des musées y est largement abordée. Enfin, le réseau « Culture et citoyenneté » évoqué dans la lettre de mission avait été créé sur la base du volontariat après les attentats de janvier 2015. Il semble ne jamais avoir réellement fonctionné, faute probablement d’une dynamique d’animation insufflée par l’administration centrale. 16 Certains opérateurs culturels ont utilisé les relais associatifs plutôt que les relais administratifs pour proposer des actions en direction des migrants. Il s’agit en particulier des réseaux caritatifs et humanitaires (France Terre d’asile, Emmaüs, etc.) qui ne sont pas au départ enclins à proposer des activités culturelles, mais qui sont de plus en plus disposés à agir avec des établissements culturels.

Un thème de travail inscrit dans l’agenda européen

17 Parallèlement à la mission mise en place au ministère de la Culture et de la communication, un groupe de travail (MOC) a été constitué dans le cadre du programme de travail culture 2015-2018 du Conseil européen, priorité D : « promotion de la diversité culturelle ». Son mandat est le suivant : « dans le contexte de la crise des migrants et des réfugiés, explorer les voies par lesquelles la culture et les arts peuvent contribuer au rapprochement des individus et des peuples, augmenter leur participation à la vie culturelle et à la société, ainsi que promouvoir le dialogue interculturel et la diversité culturelle ».

18 De fait, il existe une grande convergence entre la mission qui m’a été confiée par le ministère de la Culture et de la communication et le mandat du groupe de travail européen pour lequel ce ministère m’a désigné comme représentant. 19 La mise en place du groupe de travail européen et l’inscription de ce thème dans l’agenda de travail du programme de travail « Europe créative » a permis de donner une nouvelle visibilité à la problématique de la mission, y compris au sein du ministère de la Culture et de la communication. Le groupe de travail a notamment répertorié un catalogue de bonnes pratiques au niveau Européen et a rédigé un rapport qui sera publié par la DG-Culture début 2017.

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20 Dans le cadre de cet article, je souhaite communiquer les premiers résultats des actions de repérage et de réflexion menées au cours de ma mission : le repérage des dispositifs culturels susceptibles d’être intégrés à un parcours d’accueil des migrants, de façon à rendre la culture et les arts plus présents dans l’organisation de l’accueil ; l’examen de la situation de l’accueil des artistes, dans le cadre du droit d’asile ; les actions qui contribuent à changer les représentations de l’immigration en France. Chaque axe est accompagné de l’évocation d’une autre approche particulièrement emblématique qui a été présentée et discutée dans le cadre du groupe de travail européen pour montrer comment ces projets sont mis en œuvre dans un autre pays européen.

Mettre en place des actions en direction des réfugiés

21 Sous le vocable générique de « réfugiés » employé par les médias, il convient de considérer l’ensemble des populations migrantes qui arrivent en France souvent dans l’urgence, sans visa ou titre de séjour, et qui se retrouvent dans la situation de demandeurs d’asile, ou de migrants irréguliers.

22 Le premier souci du ministère de la Culture est évidemment de faciliter l’accueil en France des artistes, des intellectuels, des journalistes, et plus généralement des professionnels de la culture et des arts qui sont menacés dans leur pays d’origine. Mais ce repérage s’avère une mission délicate dans la mesure où on observe une méconnaissance réciproque entre les acteurs des politiques culturelles et les administrations en charge de l’accueil et de l’intégration des migrants. 23 Du côté du ministère de l’Intérieur, la procédure de demande d’asile est « aveugle » aux profils des migrants ; ce ne sont pas les critères. Le directeur de l’Asile au ministère de l’Intérieur reconnaît que la France n’est pas la meilleure élève dans ce domaine et que certains pays sont mieux organisés pour accueillir les talents intellectuels et artistiques. Selon lui, la procédure du « passeport talents » mise en place en 2016 permettra d’apporter une réponse en amont et lui semble plus adaptée que la simple demande d’asile. Cependant, cette dernière reste souvent la seule possibilité pour les professionnels de la culture qui ne sont pas des « stars » et qui ont souvent fui leur pays pour éviter la guerre (interprètes, artisans d’art, technicien du spectacle, conférenciers, etc..). 24 Vis-à-vis de ces populations, certaines initiatives repérées devraient faire l’objet d’un suivi tout particulier. La Maison des journalistes fait un travail remarquable sur l’accueil à Paris des journalistes persécutés. Un protocole a été signé avec le ministère de la Culture et de la communication et la Protection judiciaire de la jeunesse pour organiser des témoignages de réfugiés auprès des jeunes. 25 Le Musée du Louvre, comme d’autres musées, a introduit la gratuité pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. Le service de la démocratisation culturelle accueille des groupes de réfugiés encadrés par des conférenciers réfugiés syriens ou irakiens. L’établissement travaille en lien avec des associations. 26 La Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou accueille les réfugiés depuis 2010 et propose, outre les incitations à l’autoformation en français langue étrangère (300 méthodes disponibles), des ateliers de conversation le vendredi matin et un accompagnement à l’insertion et information sur les droits.

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27 Plusieurs opérateurs culturels ont lancé des projets artistiques en lien avec les migrants, c’est le cas notamment de l’Orchestre de chambre de Paris, avec son projet « chansons migrantes ». Ce projet me semble assez emblématique, car il associe à la fois les migrants eux-mêmes, des écoles, le réseau associatif et des professionnels et artistes reconnus. Il s’agit d’un projet de composition musicale participative réalisé avec des structures d’accueil des migrants et des établissements scolaires du premier/second cycle situés dans les quartiers du Nord-Est de la métropole. Il est porté par l’OCP et s’appuie sur un jeune compositeur, Pierre-Yves Macé, et la participation d’un chœur, les « Cris de Paris ». 28 En ce qui concerne les étudiants, l’Association nationale des écoles supérieures d’art (ANDEA) a saisi dès 2015 les préfets pour proposer l’accueil de réfugiés dans les Écoles d’art membres8. 29 Ce qui manque en France, ce n’est pas la bonne volonté des acteurs de terrain, mais un signal politique et aussi un maillage, quasi inexistant aujourd’hui, entre les associations en lien avec les réfugiés, les administrations concernées, et les opérateurs de la culture. Cet outil de « mise en relation » existe, par exemple, en Allemagne. Coproduit par un réseau de théâtre, ITI9 Deutschland et par l’organisation allemande des beaux-arts, ICBK10, ce site Internet a été élaboré pour favoriser l’accueil et l’intégration des artistes réfugiés en Allemagne. Il s’adresse à la fois aux artistes migrants et aux professionnels des arts et de la culture désireux de travailler avec les réfugiés. C’est une initiative qui pourrait très bien être transposée en France11.

Développer le volet culturel de l’accueil des migrants

30 Ce deuxième axe ne concerne pas uniquement les demandeurs d’asile, mais les migrants en général, c’est-à-dire l’ensemble des étrangers qui s’installent en France de manière durable12. Il est rappelé que le migrant régulier, comme le demandeur d’asile qui a obtenu le statut de réfugié, bénéficie d’un parcours d’accueil et d’intégration qui est réalisé par l’opérateur national Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). La Loi du 7 mars 2016 instaure notamment un « contrat d’intégration républicaine » qui remplace l’ancien contrat d’accueil et d’intégration (CAI). La question culturelle est bien présente dans les référentiels des nouveaux contrats d’intégration républicaine, mais il serait cependant possible d’aller beaucoup plus loin, en offrant aux primo arrivants un véritable « passeport » pour la culture de leur pays d’accueil. Il faut ainsi signaler l’exemple de l’Italie qui a ajouté un volet « culture » dans le portail national qui a été constitué sur l’intégration des migrants13. Ces ressources sont élaborées en relation avec le ministère de la Culture italien et proposent notamment des exemples de bonnes pratiques.

31 La Commission européenne a inscrit le dialogue interculturel parmi ses priorités à moyen terme (voir notamment le rapport de l’OMC de 2014 à ce sujet). Cependant, cette approche est rarement revendiquée en France. En particulier, s’agissant des migrants, tout se passe comme si ces populations n’avaient pas de culture et devaient, par l’apprentissage du français notamment, acquérir « nos » valeurs culturelles. Sans défendre une approche multiculturaliste, il s’agit de bien rappeler que toute démarche d’intégration culturelle nécessite une « interaction souhaitable » (HCI, 199Utilisateur de Microsoft Office2017-06-16T16:31:00Office5), une « dynamique inclusive » (CE,

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201Utilisateur de Microsoft Office2017-06-16T16:31:00Office4), qui transforme tant les populations migrantes que la société d’accueil. 32 Une bonne compréhension de ce que sont la culture française et ses valeurs doit plutôt passer par des incitations que par un parcours obligé. Créer le désir et l’envie d’aller vers la culture et de comprendre les valeurs qui fondent le vivre ensemble suppose une démarche participative, ce qu’on nomme à Bruxelles l’« empowerment » (autonomisation) des populations. Cette démarche devrait être mise en place dès l’arrivée sur le territoire, que ce soit dans le cas d’une demande d’asile ou d’immigration régulière.

Contribuer à changer le regard de la société française

33 On ne peut réussir le volet culturel de l’intégration des migrants et « faire société commune » que si l’on agit également sur les stéréotypes et les représentations présents dans la société française. Plus généralement, il faut s’interroger sur la fonction de la culture dans la création du sentiment d’appartenance et dans les mécanismes identitaires. En ce domaine, les médias ont un rôle essentiel à jouer et le ministère de la Culture et de la communication devrait mobiliser le service public de l’audiovisuel.

34 L’accueil et l’intégration des migrants passent par un travail sur les imaginaires et les représentations qui doit s’effectuer sur l’ensemble de la société. Dans ce domaine, la France a toujours défendu un « modèle d’intégration » original, fondé davantage sur le développement d’une culture commune que sur le respect des communautarismes. Elle a encouragé, dès les années 1990, les émergences culturelles issues du métissage des cultures et certaines expressions culturelles liées à l’histoire de l’immigration (notamment dans le cinéma par exemple avec la commission créée il y a plus de vingt ans). 35 Mais la reconnaissance de la place de l’immigration dans l’histoire de France repose surtout sur la création de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration en 2007, devenue le Musée national de l’histoire de l’immigration, institution destinée, à l’instar de son modèle américain, le musée d’Ellis Island, à créer une fierté pour tous les migrants qui ont construit la Nation depuis deux siècles. Ce type d’approche est encore peu développé en Europe, où ce musée n’a pas d’équivalent. Après les attentats de 2015 et 2016, il conviendrait de réaffirmer fortement les valeurs de la culture comme rempart à la barbarie et comme élément d’un projet de civilisation. Mais cette volonté politique ne doit pas rester une simple posture intellectuelle ou accompagner un repli frileux sur les frontières nationales. 36 Des initiatives nombreuses ont été développées dans le secteur audiovisuel. Par exemple, France Médias Monde a lancé une initiative à destination des migrants dans le cadre d’un projet européen (en partenariat avec Deutsche Welle et l’ANSA en Italie). Le but de ce portail d’information, intitulé « Migrations Information Portal » (MIP, financé par Bruxelles), serait de proposer, à destination du public des réfugiés et des migrants, des contenus d’actualité sur leurs pays d’origine et les pays d’accueil, des échanges d’expériences, des cours de langue en ligne (français ou allemand), et enfin le renvoi vers des sites institutionnels d’info-service spécialisés (annuaire de liens utiles), tels que, par exemple, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).

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37 Le Centre national du cinéma (CNC) développe depuis de nombreuses années des actions en faveur de la promotion de la diversité culturelle, dont certaines ont été récemment reconfigurées pour s’ouvrir à la question des réfugiés. Il s’agit notamment des programmes « cinéma solidaire », « passeurs d’images » et du fonds « image de la diversité » qui étaient dans le passé gérés par le FAS.

En conclusion

38 Après les attentats, les tentations sont grandes de fermer les frontières et de tolérer des attitudes de xénophobie ou des discriminations à l’égard des personnes d’origine étrangère.

39 Le travail sur les représentations et sur l’histoire doit être amplifié, particulièrement avec les enfants, mais aussi avec les artistes qui fournissent les clés sensibles du monde. L’enjeu est de taille pour notre pays. Il me semble que les professionnels de la culture et les artistes ont une responsabilité particulière pour mettre en avant des valeurs communes et pour créer des espaces possibles de rencontre et d’apaisement. Au moment où triomphent les populismes ici et outre-Atlantique, l’Europe doit inventer les conditions d’une société plus juste et plus fraternelle, dans laquelle la reconnaissance des droits culturels et la mise en avant d’une vision culturelle de l’Europe doivent trouver leur place. 40 Les politiques publiques se doivent d’identifier les leviers d’action concrets et les pratiques à développer dans le secteur culturel, par exemple dans les domaines suivants : la reconnaissance de la diversité culturelle, la démocratisation culturelle, la culture au service du lien social et de la lutte contre toutes les formes de repli identitaire ou nationaliste, la question du métissage culturel et du rôle des artistes comme passeurs de cultures. Une attention particulière devrait également être portée aux pratiques numériques, qui sont une arme contre l’obscurantisme autant qu’une menace. Plus généralement, il conviendrait de mieux valoriser et faire connaître les actions du ministère de la Culture et de la communication, des collectivités locales et des acteurs culturels dans ce domaine. 41 Face aux tensions qui traversent notre pays, les migrants peuvent apparaître comme des catalyseurs, mais aussi comme des révélateurs des processus de discrimination relatifs à l’accès à la culture, mais aussi à l’exercice des droits culturels. L’impératif de la cohésion nationale nécessite un savant dosage entre les valeurs qui permettent de faire société commune et l’acceptation de la réalité de la diversité culturelle. Ce dosage reste délicat de manière générale, on pense en particulier aux États ayant de fortes traditions régionales ou des minorités ethniques ou linguistiques. Mais l’équilibre devient d’autant plus périlleux quand il s’agit des migrants tant le sujet est vécu comme éminemment explosif. 42 Les immigrés, comme l’a si souvent écrit Abdelmalek Sayad, doivent perpétuellement se justifier dans une société d’accueil qui a tendance à considérer leur présence comme temporaire. L’invisibilité des migrants dans l’espace culturel est également entretenue par les expressions culturelles dominantes et par le récit national… Pourtant, en France particulièrement, comme aux États-Unis, les étrangers ont contribué depuis deux siècles à l’histoire nationale, que ce soit durant les guerres, dans les secteurs

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économiques ou bien encore dans la sphère des arts et de la culture. Mais à force de vouloir éluder la réalité de la question migratoire, on risque de tout perdre.

BIBLIOGRAPHIE

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Luc Gruson, « Immigration et diversité culturelle : 30 ans d’intégration culturelle des immigrés en France », contribution pour le colloque de clôture de l’année européenne du dialogue interculturel (Centre Pompidou, octobre 2008. Actes : Le dialogue interculturel en Europe. Nouvelles perspectives, Grenoble, Éditions de l’OPC, 2009).

NOTES

1. Le solde des naissances sur les décès. Source : François Héran, Ined. 2. Tous ces chiffres sont publiés par l’Insee, Enquête annuelle de recensement de 2013. 3. Insee-Ined, enquête Trajectoires et origines. 4. « Les droits fondamentaux des étrangers en France », rapport rendu public lundi 9 mai 2016 par le défenseur des droits, Jacques Toubon. 5. Haut Conseil à l’intégration, Rapport sur l’intégration culturelle des immigrés, Paris, Haut Conseil à l’intégration, 1995. 6. François Héran, « L’Allemagne a compris tard qu’elle était un grand pays d’immigration », http://www.lemonde.fr/envoyer-par-email/article/ 2015/09/17/4761401.html#F06T1mY4KVC248F1.99, consulté le 26 janvier 2017. 7. Définie par lettre de mission de la ministre de la Culture et de la communication en date du 30 novembre. 8. Voir : http://www.andea.fr/doc_root/ressources/communiques-andea/ 563c7593bfc1b_courrier-prn-fets-rn-fugin-s-andea.pdf 9. International Theatre Institute, réseau mondial des arts de la scène, créé par l’Unesco en 1948 (voir : http://www.iti-worldwide.org/fr/index.html) 10. Die Internationale Gesellschaft der Bildenden Künste (IGBK) (voir : http://igbk.de/wir-ueber- uns/). 11. Voir : http://touring-artists.info/willkommen.html?&L=1 12. Le terme « migrants » désigne ici les immigrés (au sens de l’Insee) primo-arrivants en France, répartis habituellement en quatre catégories : les migrants pour raison familiale, les étudiants étrangers, les travailleurs immigrés, les réfugiés.

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13. Voir : http://www.integrazionemigranti.gov.it/Areetematiche/AreaCultura/Pagine/ default.aspx

AUTEUR

LUC GRUSON

Ancien directeur général de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, chargé d’une mission sur l’accueil des migrants au ministère de la Culture et de la communication.

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Chroniques

Kiosque

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Du burkini au bleu de travail

Mustapha Harzoune

1 Après l’attentat survenu le 14 juillet à Nice, la France politico-médiatique s’est déchirée autour d’un morceau de tissu. L’invention, qui sent bon sa petite affaire commerciale, arrive d’Australie et non du désert arabique, plus riche en « pétro-wahhabis » en robe traditionnelle qu’en baigneuses, couvertes ou non. Le burkini (disponible en ligne chez Marks & Spencer selon Libération du 17 août) a donc fait son apparition. Les corps emmaillotés ont échauffé quelques édiles qui, pour montrer leur ardeur, ont dépêché fissa la maréchaussée, histoire de faire comprendre qui porte la culotte sur les plages de France ! Et l’inévitable et ineffable fifille à son papa – Marine Le Pen bien sûr – a appelé à proscrire le burkini des plages françaises car « c’est de l’âme de la France dont il est question ». Il faut avoir l’esprit mal tourné pour faire d’un vêtement qui vous recouvre les fesses et la poitrine l’âme de la France.

2 A contrario, face au spectacle de femmes encadrées, humiliées par deux ou trois malabars officiels et aux « rentrez chez vous, ici c’est un pays catholique » lancés par des vacanciers, d’autres ont crié au scandale, à l’atteinte aux droits de l’homme (de la femme ?), agité le chiffon vert de l’islamophobie. 3 Dans ce contexte particulièrement lourd, pas question d’évoquer d’inavouables intentions électoralistes. Non ! Ce serait au nom de l’ordre public et de la laïcité des plages françaises (Defoe aurait de quoi réécrire Robinson Crusoé) que des élus ont édicté des arrêtés municipaux anti-burkini. Globalement, tous s’inspirent du premier, celui de Villeneuve-Loubet qui interdit l’accès aux plages et la baignade « à toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades […]. Une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont la cible d’attaques terroristes, est de nature à créer des risques de troubles à l’ordre public ». Le Conseil d’État a dit la loi : le maire de Villeneuve Loubet « ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions interdisant l’accès à la plage alors qu’elles ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence ». Il a jugé que l’arrêté avait « porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et de venir, la liberté

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de conscience et la liberté personnelle ». Il en a donc suspendu l’exécution. Pour autant, le débat est loin d’être clos.

« Républicanera bien qui républicanera le dernier »

4 Le 16 août, sur son blog (hébergé par Mediapart), Jean François Bayart rappelle « que le lien entre le burkini et le terrorisme est fantasmatique [et que] un tel arrêté en vient à interdire dans l’espace public, la plage, un vêtement que ne pénalise pas la loi de 2010 relative à l’interdiction de la burqa et du niqab, au motif que ces vêtements dissimulent le visage, ce que ne fait pas le burkini. Il va de soi que, dans l’esprit des édiles qui ont pris de tels arrêtés, le port de la kippa, de la soutane, du col de clergyman ou de la cornette ne contrevient pas à la “laïcité” […]. Une telle confessionnalisation de l’État, fût-elle laïque, est asymétrique sur le plan religieux, par définition. […] Nous sommes loin de la laïcité telle que la définissait Ernest Renan : “L’État neutre entre les religions”. » Bayart insiste : « pour les laïcistes », la laïcité « n’est pas un instrument de séparation de la religion et de l’État, mais une arme contre l’islam ». Or, les « “fondamentalistes laïcistes”, comme tous les fondamentalistes acquis à l’illusion identitaire, essentialisent l’islam, et ses courants, alors que ceux-ci se chevauchent plus ou moins parce qu’ils sont évolutifs politiquement, en tant que phénomènes historiques ».

5 Sur le fond, l’universitaire écrit que « les salafistes de la laïcité trahissent l’esprit de la loi de 1905 » parce que « l’esprit laïque était une pragmatique […]. Or, les laïcistes n’ont de cesse de publiciser et de politiser l’islam, que la plupart des musulmans vivent dans l’ordre privé. Leur approche de la religion du Prophète est sans concession. Or, les grands radicaux, les Gambetta, les Ferry, les Buisson, les Littré qui n’étaient pas des tièdes, se définissaient eux-mêmes comme des “opportunistes”, ayant le sens des compromis – ce qui n’a rien à voir avec les compromissions – […] sachant donner du temps au temps pour convaincre les citoyens du bien- fondé de la Raison et du Progrès, convaincus que la République devait être “transactionnelle” et toujours préférer le “consensus” à l’“intransigeance” […]. Les radicaux ne doutaient pas que républicanerait bien qui républicanerait le dernier. […] À se focaliser sur la loi de 1905, les fondamentalistes de la laïcité en oublient les années 1880 ». Quant aux « souffrances » des catholiques, « pour regrettables qu’elles fussent, [elles] étaient celles d’une religion dominante ». « Contrairement à la laïcité de 1905, […] le laïcisme contemporain prend pour cible les déshérités, les défavorisés de la République […], travestit la question sociale en question identitaire en oubliant au passage que l’action religieuse fut souvent un moyen d’affirmation et d’émancipation pour les catégories subordonnées, ainsi que l’a démontré le grand historien – marxiste – de la formation de la classe ouvrière anglaise, Edward Thompson. »

« J’aimerais que Dieu ne concerne que ceux qui veulent »

6 Oui ! Jean François Bayart a raison, « la plupart des musulmans vivent [l’islam] dans l’ordre privé ». Mais les autres ? Ceux qui font du burkini un « symbole » selon Aalam Wassef, éditeur et chroniqueur égyptien : « Au lendemain de l’interdiction du port du burkini à Cannes puis en Corse, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a dénoncé un acte islamophobe et une atteinte à la liberté d’expression des femmes musulmanes. » Or, « en adoptant cette position, le CCIF s’érige en défenseur non pas “des musulmans de France”, mais d’une mouvance extrémiste très singulière, le wahhabisme de France ». « Depuis 1970, on évalue les sommes investies dans la propagation du wahhabisme à 100 milliards de dollars. C’est à ce

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prix que le wahhabisme donne l’illusion d’être l’islam “le plus authentique”, “le plus pur”. Ni plus authentique, ni plus pur, le wahhabisme est simplement le courant religieux le plus jeune, et le plus riche au monde. » En France, « le wahhabisme militant doit composer avec un contexte qui lui résiste, mais dans lequel les brèches semblent nombreuses ». La plus « dangereuse » serait « la culture contemporaine des “droits individuels” où s’est abîmée la liberté. Il est fréquent d’entendre que le niqab, le voile ou le burkini relèvent de “la liberté d’expression” ou du “droit des femmes à disposer de leur corps”. S’y opposer, c’est être “islamophobe”, c’est-à-dire s’attaquer à tous les musulmans. L’objectif est naturellement que toute condamnation justifiée du wahhabisme institutionnel en particulier soit rapidement perçue et narrée comme visant les musulmans français en général. »

7 « Interdire les burkinis […] n’est pas un acte islamophobe. C’est plutôt le signe que nous n’avons pas peur de dire qu’islam et wahhabisme sont deux choses radicalement distinctes, et que le second menace le premier depuis plus de deux siècles » (Libération, 17 août 2016). 8 Le 24 août 2016, sur sa page Facebook, André Markowicz note le « côté crétin » de « cette histoire ». « Chacun comprend que le “burkini” n’est pas un maillot de bain, – je veux dire, n’est pas une façon de s’habiller. C’est la démonstration d’une certaine idée de la femme, d’un certain mode de comportement dicté par une certaine idée de la religion, et que c’est la visibilité qui est cause. » Autrement dit, « l’affirmation première de ses différences, et donc de ses appartenances communautaires, – appartenances communautaires qui dictent la conduite en public, et plus seulement en privé ». 9 Pour le traducteur, interdire le port du burkini est non seulement « grotesque » mais « dangereux » en ce que des « militantes » deviennent des « martyres, pour 11 euros ». Alors que « les victimes […] ce sont les femmes qui [dans les pays soumis à la loi religieuse devenue politique], se dressent contre la barbarie barbue ». Quant aux femmes en « burkini », « ce sont, au sens le plus strict du terme, des militantes réactionnaires, volontaires ou non – des militantes qui choisissent d’afficher leur soumission aux critères de ce patriarcat mâtiné d’obsession sexuelle qu’est le salafisme. En France, ça, c’est leur droit le plus strict – tant que ce n’est pas une obligation. » Mais voilà, « le problème, c’est que, graduellement, pour une catégorie de la population française – celle pour laquelle l’islam est la religion traditionnelle –, ce droit est en danger de devenir un devoir » : « Combien de femmes, dans ce qu’on appelle “les quartiers” […] sont-elles dans l’obligation de se voiler sitôt qu’elles sortent dans la rue, pour ne pas être importunées par des membres de leur soi-disant “communauté” ? » « Il nous faut accepter ce qui nous refuse », écrit Markowicz, « mais, ce qui nous refuse, dans quelle limite sera-t-il capable de nous accepter, nous ? Parce qu’elle est là, finalement, la question : pour s’accepter, il faut être deux. Et moi, j’aimerais beaucoup, mais beaucoup, que Dieu ne concerne que ceux qui veulent. » 10 Libération du 29 août 2016 confirme, s’il le fallait, les propos de Markowicz, en republiant les témoignages (de décembre 2003) de jeunes femmes qui racontent les pressions qu’elles subissent au jour le jour. Ainsi, Nadia, 22 ans, étudiante en arts plastiques à Lille : « Quand je vois une fille voilée de mon âge, ça me fait mal. Physiquement mal. Dans mon quartier à Roubaix, avant, ni les filles ni les mères ne se voilaient. Les femmes de ma famille se sont battues, sont mortes pour pouvoir choisir leur vie, et là, c’est l’inverse. » Louisa, 17 ans, lycéenne, elle « a grandi boulevard Ménilmontant (dans le XX e à Paris), au milieu d’enfants de toutes nationalités, librement du moins jusqu’à l’arrivée de familles “islamistes” : “C’est une guerre. Il n’y a pas de mort, mais des regards et des réflexions qui tuent. Dans mon quartier, les Kabyles qui tiennent des cafés sont considérés comme le diable, et nous, les filles, on n’ose plus se mettre en terrasse.” »

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11 Pour Lila, « jeune vendeuse », « le ramadan, cette année, fut une épreuve : à cause de la télé, de Tariq Ramadan, “des deux Françaises qu’on voyait partout” (les sœurs Lévy expulsées du lycée d’Aubervilliers, ndlr.), “les deux martyres”… ». À Carpentras (Vaucluse), Myriam, 16 ans, en CAP de coiffure : « Tous les jours, des barbus et des garçons connus pour faire des conneries venaient nous faire la morale : “C’est juste un conseil, tu devrais pas te maquiller, tu offenses ta famille et la religion.” » Avignon, Samia rentre de vacances en Algérie : « Les filles là-bas ne comprennent pas les Françaises. “Nous, on pleure pour l’enlever, on est obligée et vous qui n’êtes pas forcées vous le portez.” » Depuis trois mois, une pluie de cassettes, le Coran en français, arrose son quartier, les Sources. « Je suis une pute pour eux parce que je mets des jeans taille basse. Ils me mettent la cassette dans mon sac. Je la jette. Eux les passent à fond dans les voitures, fenêtres ouvertes […]. J’ai le dégoût. On est déjà tous dans la merde dans ces quartiers, et on va s’enfoncer. Comment tu veux sortir du quartier si t’es voilée ? » Nadia résume : « Puisque la République ne nous ouvre pas ses portes, nous irons à la mosquée. » Il faudrait donc que la République se retrousse les manches, et que cesse la confusion entre liberté et islamophobie. Après l’affaire « Cologne » (voir « Kiosque », Hommes & Migrations n° 1314), Kamel Daoud répète : « Ce que j’ai écrit sur nos liens malades avec le désir, le corps et la femme, je le maintiens et le défends. […] Je ne suis pas islamophobe, je suis libre. […] Je ne suis pas sioniste, athée, soumis, français, suédois ou arabe. Je suis libre de cette liberté qu’ont rêvée mes ancêtres qui sont morts pour me la donner par-dessus la tombe. » (Lacauselittéraire.fr, le 24 août).

Entre négociations et intransigeance

12 Le colloque Claude Érignac organisé le 15 septembre 2016 par le corps préfectoral sur le thème de la laïcité a rappelé que « l’essor de l’islam oblige les préfets à veiller à l’intégration de cette religion à la République. Gardiens de la laïcité, ils doivent s’assurer que les libertés religieuses respectent l’ordre public et prévenir la radicalisation » (lacroix.com, 14 septembre 2016). « Aux avant-postes de la République, le corps préfectoral intervient sur tous les fronts. Dont celui de l’organisation d’une confession encore fragmentée. » Philippe Galli, alors préfet de Seine-Saint-Denis, indique qu’« avec les nouvelles générations, nous avons affaire à des responsables souvent passés par l’université, qui tiennent un discours plus structuré mais plus identitaire ». Si « 99 % des musulmans sont dans une logique pacifique », il « reste le défi de l’essor des réseaux salafistes ou intégristes. Les affaires de prière de rue, de provocations communautaristes constituent une réalité “émergente”, dit l’un d’eux. » Adolphe Colrat, préfet des Alpes-Maritimes, explique que « la laïcité nous commande d’être intransigeants à l’égard de tout discours qui remet en cause les lois de la République ». Mais, « quand on ferme une mosquée, on le fait pour un motif d’ordre public. La difficulté, » dit Philippe Galli, « c’est de le caractériser. Quand j’entends dire qu’il y a dans les mosquées salafistes des appels au djihad, c’est faux ! Il faut pouvoir qualifier une atteinte à la sûreté de l’État. Dans la pratique, cela demande beaucoup de prudence. Nous travaillons sous le contrôle du juge administratif et du juge de libertés. »

13 L’économie n’échappe pas aux négociations et conflits nés de ce que « le fait religieux est de plus en plus présent dans la vie des entreprises » (Le Monde, 22 septembre 2016). L’Institut Randstad et l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) pointent, dans leur quatrième étude, deux catégories de manifestations. D’abord « des demandes ou des pratiques personnelles » : port de signes religieux, comme le voile (21 %), demandes d’absence pour une fête religieuse (18 %), demandes d’aménagement des horaires

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(14 %) et prières pendant les pauses (8 %). Peu « perturbatrices » par elles-mêmes, elles deviennent plus « problématiques » quand elles sont « combinées à d’autres faits ». La seconde catégorie (un tiers des faits) regroupe des « faits qui perturbent et/ou remettent en cause l’organisation du travail et/ou transgressent des règles légales » : stigmatisation d’une personne pour motif religieux (7 %), prosélytisme (6 %), refus de réaliser certaines tâches (6 %), de travailler sous les ordres d’une femme (5 %), prières pendant le temps de travail (5 %), refus de travailler avec une femme (4 %) ou avec un collègue (3 %). Quant aux « situations “conflictuelles” ou “bloquantes” », elles passent de 6 % à 9 % et représentent « 14 % (contre 12 % en 2015) des situations rencontrées par les manageurs ayant eu eux-mêmes à intervenir ». 14 « De plus en plus d’entreprises sont confrontées à des comportements de rupture » précise Lionel Honoré, directeur de l’OFRE. « Ils sont le fait d’individus qui remettent en cause le droit de l’entreprise à faire prévaloir ses règles. Ils placent la loi religieuse au-dessus de tout. » Ces situations « se retrouvent en particulier dans des entreprises à forte main-d’œuvre non qualifiée, comme dans les travaux publics, la grande distribution, la logistique et des transports » ou encore celles qui « sont situées dans des zones où la problématique existe déjà hors de l’entreprise ». Sur les plages peut-être ?

AUTEUR

MUSTAPHA HARZOUNE

Journaliste

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Chroniques

Musiques

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Ali Amran

François Bensignor

1 Leader reconnu de la nouvelle génération des chanteurs kabyles, Ali Amran est le créateur d’un style fortement teinté de rock. Né en 1969 à Igariden, un village de montagne, il aurait volontiers achevé sa thèse à l’université de Tizi-Ouzou, s’il n’avait été convaincu d’un avenir totalement bouché pour lui en Algérie. Son bagage en langue et littérature berbère aura au moins servi la beauté de ses textes chantés. Des foules de fans reprennent en chœur ces paroles sur sa terre natale comme dans les diasporas. Un succès confirmé lors du récent concert donné à Aubervilliers dans le cadre du festival Villes des Musiques du Monde. Une belle compilation, double CD réunissant les chansons phares de ses quatre albums publiés en autoproduction entre 2001 et 2013, est aujourd’hui disponible à l’international. Vingt-six titres qui permettent de comprendre pourquoi Ali Amran a été adoubé par ses aînés Idir et Lounis Aït Menguellet et suscite la ferveur des publics sur les scènes qu’il enflamme entre la Finlande, où il réside, la France et l’Algérie. Généreux, volubile, il se prête sans réserve au jeu de l’interview thématique.

Tizi-Ouzou

2 Ali Amran : « J’ai passé mes années de lycéen et d’étudiant à Tizi-Ouzou, la capitale de la Kabylie, centre du mouvement culturel berbère. On peut dire que j’y ai commencé la musique. Même si je jouais un peu au village, c’est au lycée de Tizi-Ouzou que je suis passé de la manière de jouer traditionnelle sur un mandole au jeu de la guitare. J’ai découvert les accords, une musique qui se jouait différemment. Des amis m’ont montré les rudiments de la guitare. J’ai eu la chance d’avoir entre les mains un livre de partitions des Beatles, qu’un copain de lycée m’avait laissé photocopier. J’ai pu apprendre à jouer leurs chansons avec les bons accords. Ensuite, j’ai découvert des disques de Simon and Garfunkel, qui m’ont appris à faire du picking et des harmonies vocales. J’ai écouté Cat Stevens, mais aussi pas mal de chanteurs français classiques comme Jacques Brel. Je reprenais Moustaki à la guitare et aussi Graeme Allwright, qui m’a fait connaître Dylan par ses versions françaises.

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3 « J’ai quitté Tizi-Ouzou en 2000 pour m’installer en France. Et j’y suis retourné en 2005 en tant que chanteur. J’étais assez surpris de l’accueil qui m’a été réservé. Avant de partir, j’avais démarré un projet musical. Mais c’était difficile, parce qu’on vivait la fin de la “décennie noire”, les années 1990, et il n’y avait quasiment pas d’activités culturelles. J’avais monté un groupe, dans le but de faire des concerts, mais il n’y avait pas de lieu, pas d’infrastructure et surtout pas l’esprit nécessaire. On a quand même enregistré mon premier album, Amsebrid. À mon retour, me retrouver dans la grande salle de Tizi-Ouzou, bien accueilli par le public, j’étais content !… Depuis, j’y retourne régulièrement pour des concerts. »

Imaziren

4 « C’est l’appellation que se donnent les Berbères. Chaque année, nous célébrons le Printemps berbère, qui a eu lieu le 20 avril 1980. À cette époque, j’étais encore à l’école primaire. C’était quelque chose d’extraordinaire : les gens sortaient de chez eux pour descendre en ville manifester. Gamins, nous en profitions aussi pour nous tailler de l’école (rires)… On ne peut pas encore parler de conscience politique, mais certainement de conscience identitaire. Dès l’école, on était confronté au problème identitaire. Au village où j’ai grandi, tout le monde parle kabyle. Mais, dès le premier jour de l’école, on nous parle strictement en arabe et il est interdit de parler notre langue. Aussitôt, c’est le dépaysement. On se trouve face à quelque chose qui nous est étranger. Et c’est un questionnement par rapport à notre identité.

5 « Le mouvement qui est né de là a éveillé les consciences politiques et, plus tard, je me suis impliqué. À chaque anniversaire du 20 avril, quand nous étions gamins, nous faisions tout pour ne pas aller à l’école : il fallait faire de cette date un jour férié. Ensuite, à l’université, on se réunissait, on débattait, on revendiquait notre identité berbère. J’avais entamé un magistère en langue et littérature berbère à l’université de Tizi-Ouzou. Le berbère est à la fois ma langue maternelle et celle que je maîtrise le mieux. J’ai suivi cet enseignement pendant trois ans et rédigé un avant-projet de thèse, que j’ai abandonné pour faire de la musique. 6 « La littérature berbère est principalement orale et l’une des grandes problématiques est de la faire passer à l’écrit. Il existe des recueils de poésies, de contes, quelques lexiques. La langue étant enseignée, les documents écrits commencent à se multiplier, notamment à travers les manuels scolaires. Beaucoup de militants de cette culture écrivent à présent des romans en kabyle. Mais il s’agit encore d’une sorte d’expérimentation, puisque la langue demeure orale. Les poésies de grands poètes du XIXe siècle, voire même avant, sont encore véhiculées par la tradition. La transmission des contes était encore réelle quand j’étais enfant, même si elle a tendance à disparaître dans le contexte actuel. En revanche, les textes écrits de création sont rares dans le passé. »

La chanson kabyle

7 « Dans la chanson kabyle, le patrimoine oral circule, mais aussi des idées qui viennent d’autres cultures. Ce sont celles que j’essaye de faire passer à travers mes chansons. J’ai étudié la littérature anglaise, j’ai écouté des chansons dans toutes les langues, notamment en français, et j’essaye d’adapter des façons de voir ou de penser dans cette langue kabyle qui n’a pas eu la possibilité de se développer hors du domaine familial et communautaire. C’est une façon de lui apporter un peu d’oxygène.

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8 « La génération des chanteurs comme Slimane Azem ou Cheikh Hasnaoui est celle qui a créé le format chanson dans la culture kabyle. Avant eux, les chansons s’apparentaient plutôt à de la poésie chantée. Elles faisaient partie du patrimoine, tout le monde pouvait les chanter. Il n’y avait pas d’enregistrement, de médiatisation, pas même l’idée d’auteur. J’imagine le travail accompli par ces pionniers de la chanson, qui ont instauré la forme couplet-refrain, l’accompagnement de musiciens, le choix des instruments. 9 « Dans ma façon de travailler, il est intéressant de pouvoir analyser ce processus. La génération des années 1970 est celle du renouvellement avec des chanteurs comme Idir, Djamel Allam, les Abranis, etc. Jusqu’alors, la musique kabyle se déclinait sur le mode oriental, à l’unisson avec un développement horizontal. Les chanteurs des années 1970 ont amené l’harmonie à l’occidentale, où l’on joue plusieurs voix en même temps sur un plan vertical. C’était une vraie révolution dans la chanson nord-africaine. Cette chanson moderne des années 1970 marque aussi un renouvellement dans les thématiques abordées, notamment avec l’entrée de la revendication politique et culturelle, de la question identitaire. La génération d’avant chantait plutôt l’émigration, l’exil, la relation amoureuse. 10 « Matoub Lounès est apparu sur la scène kabyle au moment du Printemps berbère. Le style de ses paroles tranchait avec celui de ses prédécesseurs. On n’avait pas l’habitude de son discours direct, qui nous a marqués. Pour notre génération, c’était une sorte de délivrance. À l’époque, je l’ai beaucoup écouté. En 2015, à la demande d’Africolor, j’ai repris des chansons de son répertoire dans un spectacle en hommage à Matoub Lounès. Alors qu’il jouait une musique traditionnelle à connotation chaâbi, j’ai créé de nouveaux arrangements à ma manière. »

Le routard

11 « En 1991, j’ai eu l’opportunité de voyager en Europe : Allemagne, Hollande, Belgique, France, Espagne. Je suis parti avec un copain américain que j’avais rencontré sur un chantier de jeunesse. C’était une sorte de voyage initiatique. D’abord parce que j’étais en voyage, ensuite parce que je voyageais avec une personne d’une culture complètement différente de celle d’où je venais. C’était l’occasion d’échanger, mais aussi de se confronter, parce qu’en voyage on a des contraintes auxquelles il faut répondre. Chacun selon sa culture a sa propre vision, qui n’est pas forcément la même lorsqu’il s’agit de prendre une décision…

12 « À la fin des années 1990, j’essayais de faire de la musique dans mon pays, mais tout était fermé : c’était impossible. Alors j’ai tout laissé tombé, j’ai lâché mes études et je suis parti, emportant ma guitare. J’avais besoin d’oxygène ! Aujourd’hui, je vis partiellement en Finlande, où j’ai fondé une famille. Le voyage continue. » 13 Voici le texte de la chanson qui donne son titre au premier album d’Ali Amran, Amsebrid (Le routard) : « …Je suis comme un nuage poussé par le vent / Qui se laisse faire sans savoir où il va / Ce qui m’attend, je l’ignore / Je n’ai même pas de quoi manger à ma faim / Mais je n’ai pas d’inquiétude pour autant / J’ai pris la route peut-être à cause du destin / Mais je me demande si c’est pour le fuir ou le rattraper / Routard que je suis. » (Traductions Ali Amran et Rabbah Mezouane).

Les papiers

14 Ali Amran : « Quand j’ai quitté Tizi-Ouzou, je me suis inscrit à l’Inalco à Paris, où j’ai suivi des cours pendant un an. Mais je me suis retrouvé dans une situation qui ne me permettait pas de

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concilier études et vie sociale. Comme je me suis marié, la question des papiers ne s’est jamais vraiment posée de façon cruciale.

15 « La chanson “Travail au noir” m’a été inspirée par la situation que vivaient certains de mes amis. Et aussi un peu celle que j’ai vécue au début de mon séjour en France, où je n’avais pas de papiers. J’étais étudiant, avec un dossier de demande à la préfecture. Les paroles de la chanson me sont venues plus tard, en observant ce qui se passait autour de moi. J’ai choisi des mots simples, en français, alors que j’écris d’habitude en kabyle : “Travail au noir, mariage blanc, où va la vie en attendant…” 16 « Je voulais exprimer le point de vue de celui qui se trouve sans papier. Parce que le discours que l’on entend en France est toujours celui des gens qui vivent sur place et se sentent perturbés par celui qui arrive. L’arrivant n’est jamais perçu dans son humanité, avec sa vie et son histoire. On le voit comme celui qui vient “prendre le pain des Français”, comme on dit… Alors que les gens qui arrivent dans cette situation n’en ont pas fait le choix. Le malaise est si fort dans la société d’origine, qu’ils en sont à mettre leur vie en jeu pour traverser la mer. Je pense qu’il est intéressant d’avoir le point de vue de cette personne qui en arrive à cet extrême. Elle mérite une certaine considération ne serait-ce qu’en tant qu’être humain. 17 « J’évoque cette question dans une autre chanson, “Asif n lla Ssan” (La Seine). Elle m’a été inspirée par un événement tragique, qui a marqué l’itinéraire d’un jeune de mon village. Il voulait partir à l’étranger. Mais comme il n’a pas réussi à obtenir de visa, il a fait le voyage en se débrouillant. Dépourvu de papiers, il a parcouru le grand circuit qui passe par la Turquie, la Grèce, l’Italie, pour arriver en France, où il avait de la famille. Il y est resté pendant deux ou trois ans, sans pouvoir régulariser sa situation. Il commençait à se sentir mal dans sa peau. Les personnes de son entourage sont parties en vacances chacune de leur côté. À leur retour, elles ne l’ont pas retrouvé. Elles ont donc entamé des recherches pour apprendre que son corps avait été repêché dans la Seine… 18 « Cette histoire m’a marqué, parce que c’est quelqu’un que je connaissais. Et en réfléchissant à son parcours, je me disais : tout ça pour ça ! Dans quel état se trouvait-il ? Pour supporter toutes les embûches du voyage, il a dû prendre un risque énorme. Et parvenu au but de son voyage, il a fini par se jeter à la Seine, parce qu’il ne supportait pas la situation à son arrivée… Pour moi, c’est une énorme tragédie… »

L’exil

19 « Dans la chanson kabyle, le thème de l’exil est présent dès le départ. D’ailleurs la chanson kabyle s’est faite à Paris. Les premiers chanteurs comme El Hasnaoui ou Slimane Azem y ont fait leur musique. Mais leurs chansons se plaçaient du point de vue de l’exilé involontaire, obligé de quitter son pays pour aller chercher du travail afin de nourrir sa famille. Dans ce cas, l’exil est vécu comme une sorte de punition. Alors, on se plaint des conditions dans lesquelles on est contraint de vivre. On se plaint de l’éloignement par rapport à la famille, qui est restée là-bas. C’est le côté douloureux de l’exil qui est mis en avant. Ce thème de la séparation s’est alors imposé dans la chanson kabyle pour aborder l’exil. Mais les temps ont changé.

20 « J’ai traité de la thématique de l’exil dans l’album Akk’i d Amur ! (Quel foutu bled !). Lorsque j’ai écrit cet album, on était plutôt content de partir, vu la façon dont la situation s’est détériorée en Kabylie. Une sorte de renversement de point de vue s’est opéré et il était difficile pour moi de trouver le bon angle pour parler de ce nouvel exil. On ne peut plus se plaindre à l’ancienne, puisque l’on est content si l’on peut partir. Mais les difficultés d’adaptation, la solitude, tous ces

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désagréments que charrie l’exil, demeurent. J’ai donc parlé de l’exil, de l’émigration et du voyage en général, avec un regard différent. Chaque chanson aborde une problématique particulière. » 21 La chanson « Akk’i d Amur ! » évoque la difficulté de vivre dans la société d’origine, l’espoir de partir. « Alors que nous souffrons le martyre / que pouvons-nous faire mon cœur ? / Les enjeux nous dépassent / C’est ce pays où nous sommes nés / Qui nous prive de toute stabilité / Quel foutu bled ! » (Traduction d’Ali Amran et Rabbah Mezouane). 22 Les textes de deux autres chansons méritent d’être cités.

23 L’un est rempli d’espoir, « Tabalizt » (La valise). Premier couplet parlé : « Finie la galère / Cette fois, c’est la bonne / Ma chance a forcé le destin / Je vais partir enfin / J’ai tous les papiers / Pour embarquer / Pour débarquer, par contre / C’est pas gagné. » Refrain : « J’ai pris la valise / Envahi de perplexité / Mais gonflé d’enthousiasme / À en perdre la raison / J’ai de l’appréhension / J’connais pas ma destination / Mais je partirai, c’est sûr / Réjouis-toi mon cœur… » (Traduction d’Ali Amran et Rabbah Mezouane) 24 L’autre est un cri de détresse, « Ssfina » (Le navire) : « …Me voici dans les eaux profondes / Dans un navire étouffant / On me jette dans une barque / Au milieu des poissons / Je suis ballotté par les vagues / Ô Maman, si tu savais… » (Traduction d’Ali Amran et Rabbah Mezouane).

La carrière

25 Ali Amran : « L’industrie musicale est assez perturbée depuis le milieu des années 2000 et ça n’a jamais été très évident pour moi de mener ma carrière de chanteur. Mais, a posteriori, je me dis que rester à l’écart pour faire son travail a un côté positif. Le fait que je ne sois pas entré dans le circuit au tout début m’a permis d’aller jusqu’au bout de ce que je voulais faire en termes de sonorité. J’ai remarqué que les artistes de mon extraction sont généralement affectés à une case particulière. J’aurais été dans une maison de disques, j’aurais peut-être été poussé à aller dans le sens d’une musique qu’on attendait de moi, mais pas celle que je voulais faire. En revanche, la grande difficulté, c’est qu’il faut tout faire seul !

26 « J’ai passé mes premières années à trouver la façon d’introduire le côté rock que je voulais donner à ma musique. C’est une démarche qui tranche un peu dans la chanson kabyle. Après mon arrivée en France, à partir de 2002, j’ai beaucoup travaillé avec des musiciens de Kabylie : le batteur Hakim Aït Youcef, le bassiste Fatah Lachemot et le guitariste Ryad Chehrit. Comme on n’avait pas un projet en particulier, on pouvait se permettre de chercher des choses. Ce travail a abouti à mon deuxième album, le premier que j’ai fait en France, Xali Sliman (2005), qui a été enregistré quasiment en live. 27 « Ma rencontre avec Chris Birkett a été déterminante pour la suite. Elle s’est faite par l’intermédiaire d’un ami sur Facebook. À l’époque, Chris avait un studio à Issy-les-Moulineaux. Auparavant, il avait réalisé quelques grands albums à Londres (Sinéad O’Connor, Talking Heads, The Pogues, Bob Geldof, etc.) Au départ, quand je suis allé lui faire écouter ma maquette, il m’a proposé de faire un album acoustique avec des percussions. Je lui ai dit que je ne venais pas pour faire des percussions, mais que je voulais que ça sonne rock ! Il trouvait que ce n’était pas très habituel, que je prenais un risque en m’engageant dans cette direction. Mais c’est ce que je voulais faire et je l’ai convaincu. Il vient de cette culture, il est chanteur, guitariste, auteur, compositeur, et il m’a apporté cette dimension rock que je cherchais à atteindre. Avec Chris, j’ai fait deux albums de rock kabyle, Akk’i d Amur ! (2009) et Tizi n Leryah (2013), qui a été mixé à

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Toronto, Canada, où Chris est maintenant installé. C’est une belle collaboration et nous sommes restés amis. » 28 Double CD : Tabalizt (MLP/Rue Stendhal, 2016)

AUTEUR

FRANÇOIS BENSIGNOR

Journaliste

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Chroniques

Films

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Bienvenus ! (Welcome to Norway) Film norvégien suédois de Rune Denstad Langlo

Anaïs Vincent

1 Bienvenus !, sorti en salle le 7 décembre dernier, est le troisième long-métrage de fiction du réalisateur et écrivain norvégien Rune Denstad Langlo, surtout connu pour ses documentaires. Après le succès de Nord, et une dizaine d’années de maturation, il nous plonge cette fois dans le quotidien d’une famille modeste perdue dans la campagne profonde norvégienne, théâtre d’une tendre comédie sur la crise migratoire en Europe et le business plus que rentable de l’accueil des réfugiés en Scandinavie.

2 Primus (Anders Baasmo Christiansen), père d’une jeune adolescente rebelle, époux d’une femme dépressive, entrepreneur raté, décide de reconvertir son hôtel délabré en un centre d’accueil pour les réfugiés afin d’obtenir des aides de l’État. Les ennuis commencent quand la cinquantaine de nouveaux résidents arrive pour s’installer. Comment réaliser une poignante comédie douce-amère en traitant d’un problème de société aussi grave ? 3 Dans un plan-séquence, la caméra suit Primus le long d’un couloir exigu jetant de piteux matelas de mousse dans chaque chambre de son hôtel insalubre. La porte se referme derrière lui. Plan d’extérieur sur le bâtiment perdu dans l’immensité enneigée des montagnes norvégiennes. 4 Le regard alterne entre des prises de vues de l’intérieur et des plans larges du paysage. Contraste inquiétant. Véritable tour de Babel, le centre héberge de nombreuses nationalités. Comment des immigrés d’horizon, de cultures et de religions différentes parviennent-ils à cohabiter ensemble ? Les chamailleries sont multiples. Le racisme et l’intolérance prennent des formes diverses et inattendues. Certes, Primus est de prime abord extrêmement malveillant envers ses nouveaux hôtes, mais les réfugiés entre eux font également preuve d’incompréhension. Chrétiens et musulmans refusent de partager leur chambre, sunnites et chiites également. Ce centre d’accueil de fortune synthétise la complexité des relations géopolitiques et la vacuité de nombreux conflits. 5 Certains rôles de réfugiés sont interprétés par des acteurs non professionnels. Le réalisateur peint une galerie de portraits consistants et attachants. Les réfugiés ne sont plus de simples chiffres désincarnés, victimes anonymes dans les journaux d’actualité,

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mais des personnes en chair et en os avec leurs faiblesses et leurs forces. Abedi (Olivier Mukata), un réfugié congolais qui excelle dans l’organisation, devient le fidèle ami de Primus, le patron borné et raciste du centre. Slimane Dazi, découvert dans Un prophète de Jacques Audiard, incarne Zoran, un électricien maghrébin bourru. 6 Primus doit aussi faire face à l’absurdité de l’administration. Une assistante sociale atypique et pas vraiment altruiste fait irruption. Sous ses airs de bonne samaritaine, la jeune femme s’avère n’agir que dans son propre intérêt. De dialogues incisifs et l’efficacité du découpage rythment la narration. Cette comédie humaniste et subtile est finement ciselée, excellemment interprétée. Le cinéaste parvient à insuffler intelligemment une légère brise d’humour sur ce sujet d’actualité si sensible, en tirant la sonnette d’alarme sur la montée du racisme en Europe. On peut donc rire de tout selon Rune Denstad Langlo.

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L’Ultima Spiaggia Film français, grec et italien de Thanos Anastopoulos et Davide Del Degan

Anaïs Vincent

1 Sur la plage du Pedocin à Trieste on se retrouve pour discuter, bronzer, nager, mais toujours entre femmes ou entre hommes. Depuis plus d’un siècle, un mur sépare les genres. Le réalisateur italien David Del Degan a longtemps foulé ce sable. Jusqu’à l’âge de 12 ans, comme les autres enfants de son âge, il a pu circuler librement des deux côtés. Ce lieu atypique l’avait marqué et l’idée d’en faire un film n’est donc pas toute récente. Quand il apprit que le Grec Thanos Anastopoulos travaillait sur le même sujet, une collaboration s’est naturellement imposée. L’ultima spiaggia, littéralement la dernière plage, signifie aussi la dernière chance. Quand l’actualité fait irruption dans un tournage. Alors que les deux cinéastes archivaient cette mémoire, les médias révélaient l’érection à travers l’Europe de murs frontaliers en réponse à la crise migratoire. Comment faire entrer le réel, l’inattendu et lui donner sens ?

2 Pari difficile que celui de filmer un endroit où les corps se dévoilent. Pudeur et respect sont toujours de mises. Absence de commentaires, de voix off, la caméra enregistre la vie quotidienne des plagistes avec tendresse et nonchalance. Témoigner, raconter la survivance de ce dernier rempart, trace d’un sexisme virulent. On y retrouve les habitués, les employés, des retraités surtout, mais des plus jeunes aussi. Ils évoquent le passé, l’actualité, la crise migratoire. De courtes séquences d’images d’archive reviennent sur l’histoire de cette ville frontalière et ponctuent un peu maladroitement le film. Ballottés par les vagues de la Méditerranée et des plans parfois très anecdotiques, on peine à comprendre les intentions un peu floues des réalisateurs. S’ils ont su avec subtilité et légèreté capter l’âme de cette plage, le montage confus plombe le spectateur comme le brûlant soleil italien. 3 Métaphore de la frontière, le mur de la plage devient un prétexte superflu.

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Chroniques

Livres

Hommes & migrations, 1316 | 2017 210

Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géopolitique Paris, Armand Colin, 2015, 808 p., 39 €

Marie Poinsot

RÉFÉRENCE

Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géopolitique Paris, Armand Colin, 2015, 808 p., 39 €.

NOTE DE L’ÉDITEUR

Plusieurs ouvrages parus depuis 2015 ont retenu l’attention car ils constituent des ressources incontournables dans la diffusion des connaissances sur les migrations internationales, pour le plus grand intérêt des lecteurs désireux de se référer à des références utiles.

1 Une aventure éditoriale de longue haleine, multidisciplinaire et mondialisée, c’est ce que précise d’emblé le coordinateur de ce dictionnaire qui a tenté de relever un défi scientifique de taille, grâce à l’équipe de Migrinter (CNRS/université de Poitiers) et à un réseau de chercheurs plus large (au total 150 contributeurs) « permettant d’apporter une très grande diversité d’angles, d’éclairages, de points de vue », avec 190 États couverts et 1 500 références bibliographiques, complétées par des cartes et d’autres articles sur le site d’Armand Colin (www.armand-colin.com). Contrairement à d’autres aventures collectives qui souvent exigent des cadres contraignants, ce dictionnaire a privilégié les apports des auteurs, chercheurs expérimentés ou jeunes chercheurs, qui ont été retenus pour leur expertise. Ils ont donc été relativement libres pour exprimer leur

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cadre de compréhension et d’intelligibilité des réalités migratoires d’un pays qu’ils ont choisi de couvrir.

2 Le but de cet ouvrage est ambitieux. Il s’agit de « visiter plus que revisiter (presque) tous les états du monde à travers le prisme de leur histoire migratoire depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours » depuis les « Grandes Découvertes » qui inaugurent la première mondialisation jusqu’à 2013. L’approche à la fois spatiale et temporelle permet de mesurer le poids des migrations dans la construction des sociétés contemporaines. L’échelle internationale favorise des comparaisons entre les pays qui est également enrichie par une transnationale mettant l’accent sur le fonctionnement « transfrontière » des migrants (circulations, flux humains, financiers, culturels etc.) 3 Même si on peut se demander s’ils sont encore aujourd’hui des cadres heuristiques pertinents avec le développement par grandes aires géographiques, voire mondial, des flux et des systèmes migratoires, ce dictionnaire a choisi de conserver les États comme espace d’analyse car « la détermination des politiques migratoires et des politiques d’intégration demeure l’apanage des États ». Chaque notice de pays est organisée en deux parties couvrant l’histoire chronologique commentée de l’immigration et ses conséquences sur la société, puis de l’émigration des ressortissants vers l’extérieur. Cette double entrée dans le passé migratoire des pays permet de mieux faire comprendre comment ils se sont forgés des représentations des migrants et des migrations, parfois à partir d’expériences ou de perceptions qui sont très anciennes dans un contexte migratoire qui a fortement changé. 4 L’ouvrage est organisé sans structure alphabétique mais avec un agencement des notices respectant « une lecture de l’espace migratoire mondial, et qui soit en cohérence avec l’organisation économique du monde et les principales aires culturelles et sociopolitiques. Il s’agit des grands ensembles ou systèmes migratoires régionaux, à l’intérieur desquels s’organisent et se réalisent les principaux flux de populations : l’Union européenne et ses bordures, l’Afrique septentrionale et le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine, la Russie et l’espace post-soviétique, l’Asie du Sud, l’Asie du Sud-Est, l’Asie de l’Est et l’Océanie ». Plus qu’un état des lieux des recherches sur ces migrations, cet ouvrage propose pour chaque notice d’ouvrir des perspectives et de nouveaux chantiers qui seront utiles à l’avenir pour déconstruire les discours simplistes sur les flux migratoires et leurs conséquences dans la vie quotidienne et les mouvements politiques des sociétés contemporaines. C’est donc un dictionnaire à garder sous le coude pour s’y référer fréquemment.

AUTEURS

MARIE POINSOT

Rédactrice en chef.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 212

Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Atlas des migrations 4e édition, Paris, Autrement, 2016, 96 p., 24 €

Marie Poinsot

RÉFÉRENCE

Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Atlas des migrations, 4e édition, Paris, Autrement, 2016, 96 p., 24 €.

1 Avec la complicité toujours aussi active de Madeleine Benoit-Guyod, cartographe, Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CERI et membre du comité scientifique de l’Établissement public du Palais de la Porte Dorée-Musée national de l’histoire de l’immigration propose la quatrième édition de son Atlas des migrations qui comporte plus de 100 cartes et graphiques commentés pour permettre de comprendre les phénomènes migratoires et d’interroger de nombreuses « idées reçues qui, dans ce domaine sont tenaces ». Constatant que « les migrations ont pris ces dernières décennies une ampleur sans précédent et sont devenues une question clé pour l’équilibre mondial. Face à cela, les politiques nationales ou internationales se sont trouvées dépassées ». Cet atlas puise ses données statistiques dans de nombreuses sources les plus récentes (ONU, Eurobaromètre, HCR etc.) qu’il interprète à travers des comparaisons, des évolutions chronologiques et démographiques pour mettre en perspective et dégager de grandes tendances. L’atlas se répartit en quatre chapitres : « Migrations, les grandes caractéristiques » ; « L’Europe, un important pôle d’attraction » ; « Le Sud en mouvement, Monde arabe, Afrique et Asie » ; « Des enjeux politiques pour demain ». À travers la description des effets de la mondialisation sur les flux migratoires qui ne concernent que 3,5 % de la population mondiale, l’auteure démontre combien « les opinions publiques et les gouvernements peinent souvent à accepter certaines réalités, telle que l’objectif du vivre ensemble dans un monde cosmopolite, la nécessité de revisiter la citoyenneté ou encore l’influence des États de départ dans la gestion des migrations. Les politiques migratoires sont donc souvent en décalage par rapport à la réalité des flux ».

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2 Depuis plusieurs années, en effet, les mouvements migratoires se caractérisent par de nouvelles configurations : Sud-Sud, Nord-Nord, Nord-Sud, et pas seulement Sud-Nord. Les catégories de migrants se diversifient en terme de profils, de statuts, de stratégies migratoires à tel point que la distinction entre réfugiés et travailleurs se confond sociologiquement. Par ailleurs, les flux sont de plus en plus régionalisés au sein d’un même continent. L’Europe continue d’être un pôle attractif mais des pays émergents deviennent des pays d’accueil et les zones d’interdépendance provoquent des déséquilibres et des zones de fractures. Surtout, « les enjeux, tels que les perspectives démographiques mondiales, l’afflux de demandeurs d’asile, le changement climatique, l’urbanisation galopante de la planète autour de mégapoles du Nord et du Sud, la part des moyens d’information, vont tracer les grandes tendances des migrations futures ». 3 Cet atlas apporte sur tous ces sujets complexes des données claires et argumentées. Le grand intérêt de cet atlas est de proposer des réponses chiffrées au grand débat qui secoue l’Europe au sujet de la crise des migrations : faut-il fermer les frontières ? Si, selon l’auteure, le droit à la mobilité doit devenir un bien public mondial et si la réalité constatée des flux migratoires montre que les deux tiers de la population mondiale ne peut actuellement circuler librement, il est illusoire de penser que les politiques de contrôle des migrations, mises en place par des pays soucieux de préserver leur souveraineté sur leurs frontières et de répondre aux opinions publiques qui aspirent à la sécurité, pourront être efficaces. Elles contribuent, au contraire, à accroître le nombre des victimes de réseaux mafieux de passeurs et des violations des droits humains. Cet atlas constitue une ressource pédagogique pour faire avancer l’idée d’une gouvernance mondiale de l’immigration qui passe par une prise de conscience des apports des migrations dans de nombreux domaines pour les pays de départ comme d’installation, par des changements dans le regard porté sur les migrations et par l’invention d’un nouvel équilibre mondial.

AUTEURS

MARIE POINSOT

Rédactrice en chef.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 214

Dina Ionesco, Daria Mokhnacheva, François Gemenne (dir.), Atlas des migrations environnementales Paris, IOM-OIM-Sciences Po les presses, 2016, 152 p., 24 €

Marie Poinsot

RÉFÉRENCE

Dina Ionesco, Daria Mokhnacheva, François Gemenne (dir.), Atlas des migrations environnementales, Paris, IOM-OIM-Sciences Po les presses, 2016, 152p., 24 €.

1 En prévision des travaux de la COP 21 à Paris, cet atlas a été réalisé dans le cadre d’un partenariat entre Dina Ionesco, chef de la division Migration, environnement et changement climatique au sein de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), Daria Mokhnacheva, spécialiste des migrations environnementales à l’OIM et François Gemenne, directeur exécutif du programme de recherche « Politiques de la Terre » à Sciences Po qui a associer les Presses de Sciences Po à la publication de leurs travaux. Son objectif principal est de présenter la diversité des migrations suscitées par une dégradation de l’environnement, qu’il s’agisse des catastrophes géophysiques ou météorologiques, des hausses du niveau de la mer, des désertifications, des dégradations des écosystèmes etc. Partant du constat « qu’un habitant de la planète sur sept est une migrante et que cette dégradation de l’environnement est la cause majeure de cette mobilité humaine sans précédent », cet atlas constitue un premier état des lieux sur ce sujet encore mal connu car ces mobilités contraintes sont souvent internes à un territoire national ou à une sous-région. Il l’analyse ces déplacements – et leur retour ou les réinstallations planifiées à titre préventif – dans leurs relations avec les autres facteurs (politiques, socio-économiques et psychologiques) qui provoquent l’exil. Si « les catastrophes environnementales déplacent chaque année des millions de personnes dans le monde, les décideurs politiques ont besoin de données statistiques fiables pour faire face à l’accroissement des risques de déplacements. » Avec plus de 100 cartes, graphiques,

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diagrammes et études de cas concrets, l’atlas met en forme des données statistiques produites par l’Organisation des Nations unies (2012), mais aussi principalement de l’OIM et de Sciences Po (2015) que commentent des articles très clairs dans leur style croisant les apports de différentes disciplines des sciences humaines (histoire, géographie, science politique, démographie, etc.). « Le choix d’un atlas est courageux car ce type d’ouvrage exige de savoir simplifier et représenter de façon graphique des équations très complexes » rappelle William Lacy Swing (directeur général de l’OIM) dans l’introduction. Les débats sur les concepts utilisés pour identifier et qualifier ces déplacements, les méthodes de recensement et de recherche, les organismes scientifiques ou ONG ou experts en charge de cette problématique sont également mentionnés tout au long de cet ouvrage qui fonctionne de ce fait comme un lieu de ressources très riche. En annexe, une bibliographie présente les ouvrages les plus récents.

2 Structuré autour quatre thématiques principales qui se déploient sur une dizaine de textes et de graphiques (« Migrations actuelles, migrations environnementales » ; « Facteurs de migrations environnementales » ; « Défis et opportunités » ; « Gouvernance et réponses politiques »), cet atlas se termine par une liste des bonnes pratiques en matière de gestion des catastrophes, pour s’inspirer de « plusieurs États et acteurs locaux (qui) ont déjà mis en place des pratiques dont l’efficacité devrait faire école ». Et un rappel pour maximiser « le potentiel des migrants, des diasporas et de leurs communautés dans la lutte contre le changement climatique », en soulignant combien « les politiques migratoires ont un rôle central à jouer pour maximiser le potentiel de la migration en tant que stratégie de développement et d’adaptation au changement climatique ».

AUTEURS

MARIE POINSOT

Rédactrice en chef.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 216

Cris Beauchemin, Mathieu Ichou (dir.), Au-delà de la crise des migrants. Décentrer le regard Paris, Karthala, 2016, 198 p., 15 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Cris Beauchemin, Mathieu Ichou (dir.), Au-delà de la crise des migrants. Décentrer le regard, Paris, Karthala, 2016, 198 p., 15 €.

1 Cet ouvrage collectif fait le point sur « la crise des migrants » à partir du continent européen puis d’éclairages régionaux (Liban, Guyane française, Maroc et Afrique subsaharienne). Pour « dépasser les idées reçues sur l’immigration », Cris Beauchemin et Mathieu Ichou (chercheurs à l’Ined) invitent à décentrer le regard par l’histoire, la géographie et la statistique.

2 Ainsi, les expériences passées en matière d’accueil de réfugiés (républicains espagnols, rapatriés d’Algérie, exilés sud-américains et boat people asiatiques) montrent que ce ne sont pas les pseudos (in)capacités d’accueil ou des comptes sociaux essorés qui importent, mais la volonté politique, la mobilisation de l’État et les préjugés de l’opinion. 3 Élargir la focale permet de montrer combien les va-t-en-guerre anti-immigrés devraient en rabattre. Car que représentent les milliers de migrants en France au regard de ce qu’assument le Liban, la Suède ou l’Allemagne ? Au regard des migrations Sud-Sud ? 4 Côté statistiques, il faut « décoder les chiffres », revenir sur les définitions, circonscrire les compétences (Frontex n’est pas le HCR), comparer ce qui est comparable et surtout rester modeste face à ce qui ne serait que des « ordres de grandeur ». À ce niveau, « l’Europe concentre en 2014-2015 environ un tiers des migrants de la planète, un tiers des

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demandeurs d’asile, un dixième des réfugiés et les trois quarts des morts aux frontières ». Aussi, plutôt qu’une « crise des migrants », c’est une « crise des solidarités européennes » qu’il convient de résoudre. 5 M. Ichou rappelle que l’immigration n’est pas réductible à la « misère du monde » qui toquerait à la porte du bourgeois pour une écuelle de bouillon ! Moyennes statistiques en main, « hétérogénéité » des émigrés en tête, il montre que, « la plupart du temps », ceux qui « arrivent en France sont bien plus éduqués que la moyenne dans leur pays d’origine, et parfois même plus éduqués que la moyenne en France ». Cela a son importance, car « si les migrations et les migrants [étaient] reconnus comme une richesse, les positions dans le débat sur le degré d’ouverture des frontières s’en trouveraient sans doute profondément modifiées ». 6 Louise Caron pointe la faiblesse des données sur les départs… de France. Or, l’étranger ne fait pas non plus automatiquement le pied de grue ou le siège du bourgeois ! Peu chaut à la littérature médiatico-politique que 20 à 50 % des immigrés repartent dans les cinq années qui suivent leur arrivée. Elle ne voit que ceux qui débarquent et occulte ceux qui s’esbignent. Résultat, au lieu de réfléchir aux nouvelles mobilités (remigrations, passages, étapes, mouvements circulaires, adaptations au marché du travail international…), au lieu d’interroger les ressorts multifactoriels des migrations, au lieu de comprendre en quoi les trajectoires interagissent sur ces facteurs de départ, on continue d’associer immigration et invasion, immigration et intégration. Et de mentir. Car « si on ne s’intéresse qu’aux entrées on observe une progression nette entre 2006 et 2013. Mais la prise en compte des sorties permet de nuancer cette conclusion et l’Insee note une forte baisse du solde migratoire global […], passant de +112 000 en 2006 à +33 000 en 2013. » 7 Le bilan est sans appel. Les politiques de contrôle des frontières sont inefficaces, contre-productives, meurtrières, dispendieuses, immorales, elles favorisent mafias et trafics, pèsent sur la cohésion sociale, disqualifient le politique, valorisent les populismes. « Crise des migrants » ? Non, crise des discours et des représentations. Crise du savoir. Et fiasco de politiques qu’une formation sans imagination prétend simplement accentuer.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE

Journaliste.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 218

Fawaz Hussain, Orages pèlerins Paris, Le serpent à plumes, 2016, 173 p., 17 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Fawaz Hussain, Orages pèlerins, Le serpent à plumes, 2016, 173 p., 17 €.

1 Ils sont quatre, quatre Kurdes, à s’aventurer sur les routes de l’exil. Ils sont quatre à partir pour échapper aux militaires, aux ayatollahs, aux rebelles kurdes, au racisme arabe, au déni culturel et linguistique. Au déni de leur humanité. Quatre à partir parce que les émigrés qui en reviennent paradent au volant de grosses voitures, se construisent des villas et épousent des « jouvencelles », parce que les passeurs, dealers de rêves, leur promettent l’Eldorado. Ils sont quatre pour qui l’échec marquerait l’humiliation. Ils sont quatre qui n’emportent qu’un maillot de corps, un caleçon, une paire de chaussettes, une chemise, de quoi se raser, un bout de miroir cassé, « pour se donner une apparence de propreté à son arrivée ». Ils sont quatre « pions sur l’échiquier noir et blanc de l’absurde » ! Rien ne les distingue aux yeux extérieurs, indifférents ou hostiles. Et pourtant, les apparences cachent des êtres singuliers, des histoires et des désirs.

2 Dara, l’Irakien, s’en vient à Paris pour un visage, qu’il n’a vu qu’en photo. Pour le chercher et le trouver sous les traits de Ziba, une prostituée maghrébine. Oui, on peut partir par amour, par une sorte d’aspiration, un élan amoureux ! Shérko, l’Iranien, quitte son « pays de mollahs et de femmes semblables à des sacs de charbon ambulants » pour vivre comme « un toutou choyé ». Du côté d’Auteuil, on promène son chien-chien à sa mémère, on ramasse ses crottes, on le porte tel un enfant, quand l’étranger crève sur son banc. Partir pour vivre comme un chien ! Rustemé Zal, le naïf Syrien, aspire à retrouver une identité, à vivre quelques années de tranquillité, économiser un pécule et rentrer auprès de Tahmineh son épouse. Partir pour mieux s’en retourner ! Enfin, il y a Sino, le Turc. Celui dont l’imaginaire est peuplé de rues et de lieux de Paris, de personnages échappés des romans français du XIXe siècle. Partir par désir, non pour faire fortune, pour tutoyer la gloire dans la capitale de la culture !

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3 Des quatre Kurdes, il est « le mieux préparé ». Lui parle français, sait remplir les formulaires de l’Ofpra, répondre aux questions, quitte à mentir. Pourquoi ne pas mentir quand, pour le recalé de l’asile, « la petite feuille de moins de vingt grammes [tombe] sur ses espérances aussi violemment que le couperet de la guillotine sur la nuque du condamné » ? Oui, ce qui se « joue », c’est la vie ou la mort ! Même si la mort d’un « clando » vaut « des clopinettes ». Sino obtiendra le statut de réfugié. Un sur quatre. 4 Dès son arrivée, il s’habille de neuf et jette ses vieilles nippes, comme on se débarrasserait du passé, et file se gaver de charcuterie, de vin blanc et de bière. Pour mêler l’utile à l’agréable, il monte une entreprise de pompes funèbres ; façon d’assouvir ses fantasmes sexuels – attisés par la « morbidité du deuil » et les voiles noires des veuves – et d’assurer sa réussite. Lucide, Sino voit bien que les Kurdes brûlent « la chandelle par les deux bouts » et exercent des « métiers plutôt pénibles ». Ils vont « tomber comme des mouches, mais des mouches très sentimentales, car ils tenaient à être enterrés au Kurdistan. Il y avait donc des milliards à gagner ! ». 5 Fawaz Hussain plonge le lecteur dans les anfractuosités où sont relégués les immigrés de Paris. Il passe de quartier en quartier, pousse les portes des piaules minables, s’incruste dans les hôtels de passes, scrute la sociologie, black et basanée, du métro parisien, pointe les bisbilles et les trafics communautaires. Il décrit l’infortune du demandeur d’asile, les années à poireauter, la solitude, le doute, l’exploitation et la nostalgie pour les êtres laissés derrière soi. Les psychologies, les émotions, les failles ne sont pas factices. Ici, les hommes et les femmes ne sont pas de roman. Ils sont faits de chair et de sang.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE

Journaliste.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 220

Kyung Eun Park, Nicolas Hénin, Haytham, une jeunesse syrienne Paris, Dargaud, 2016, 80 p., 17,85 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Kyung Eun Park, Nicolas Hénin, Haytham, une jeunesse syrienne, Paris, Dargaud, 2016, 80 p., 17,85 €.

1 Voici une bande dessinée réussie. Émouvante, mais sans pathos. Utile pour comprendre l’exil syrien, à hauteur d’homme et en l’occurrence d’adolescent. Indispensable aussi, en ces temps de manipulations électoralistes. Cette histoire, racontée par un enfant dans la guerre devenu adolescent en France, participe peut-être de la seule attitude digne et audible face à la brutalité des temps et des discours. S’il faut être fou pour changer le monde, il reste, pour les autres, la dérision d’un Albert Cossery, le rire de rabbi Nahman (« Plus les temps seront durs, plus notre rire sera fort ») où répéter que le monde brille aussi d’une face lumineuse. Une lumière qu’il faut s’efforcer de répandre, car dénoncer les horreurs de la nuit, c’est encore rester dans la nuit.

2 La lumière, dans ce récit en noir et blanc, vient de l’intérieur. Elle émane d’hommes et de femmes pour qui les mots accueil, hospitalité, générosité, entraide, amour, jeux, rires… ont encore un sens. La famille d’Haytham est peut-être un brin particulière : le père professeur de mathématique est un opposant au régime Assad (père et fils) ; qui plus est, athée ; chez les al-Aswad, la religion n’est donc pas ce qui structure le vivre ensemble. Singularité ? À voir. En tout cas, comme toutes les familles syriennes, elle aspire à vivre en paix, en sécurité, avec ce qu’il faut de liberté pour que l’instruction civique à l’école ne se résume pas aux citations des dictateurs, pour ne pas subir les moukharabat (espions du régime) à chaque coin de rue. Embarqué dans le chaos syrien, le fiston raconte.

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3 La famille habite Daraa, au sud du pays, là où est partie « la révolution ». Haytham observe les réunions de l’opposition qui se tiennent dans l’appartement, il voit son père défiler pour protester contre l’arrestation et les tortures des gamins qui ont recouvert les murs de l’école de graffitis. Il ne comprend pas tout. Mais lorsque son père devient un dirigeant du mouvement de contestation, il veut l’accompagner dans les manifestations. Pour sauver sa peau, le père doit entrer dans la clandestinité, puis demander l’asile en France. Haytham n’a pas besoin alors de saisir les subtilités du jeu politique. Il sait qui sont les victimes et qui est le tyran. Daraa est « occupée » par l’armée d’Assad, les espions et les voyous du régime farfouillent, la violence s’abat sur des manifestants pacifiques. 4 En France, l’enfant se heurte à une ou deux réactions hostiles, une administration revêche, une institution qui n’offre à ces gamins réfugiés que des filières courtes… Mais ce qui domine, ce qui semble tout emporter, c’est la force d’accueil et de générosité de la société française, à commencer par le respect (même poussif) du droit d’asile, le rôle déterminant de professeurs aux avant-postes, le jeu des relations : famille d’accueil, cercle de jeunes, propriétaire arrangeant, solidarités communautaires… 5 Il n’y a pas à avoir peur ! La France sait encore accueillir. Et le pays, en s’ouvrant au monde, fait des exilés et des réfugiés qui s’installent des hommes et des femmes fiers d’être en France et parmi les plus ardents défenseurs d’une langue et de ces traditions d’ouverture, comme le montrent les dernières planches. 6 Expressifs, rythmés, sans artifices, les dessins sont signés Kyungeun Park (Yallah Bye, One shot, 2015). Nicolas Hénin, journaliste et ex-otage en Syrie, en a écrit les dialogues.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE

Journaliste.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 222

Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois Arles, Actes Sud, 2016, 272 p., 19,80 €.

Mustapha Harzoune

RÉFÉRENCE

Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, Arles, Actes Sud, 2016, 272 p., 19,80 €.

1 Magyd Cherfi ? Bienvenue au club pourrait-on lancer. Le club ? ! Celui des auteurs qu’on étrille parce que leur palette, trop riche en couleurs, désarçonne le lecteur un tantinet partisan, incapable de saisir – dans le même mouvement ! – toutes les nuances et la lumineuse alchimie du clair-obscur. En tête de gondole de ce club de romanciers qu’on se dispute, qu’on instrumentalise, au gré de ses pensées riquiquis et de ses petits intérêts idéologiques, figurent un Boualem Sansal ou un Kamel Daoud. Arrive maintenant ce Berbérichon de Toulouse, Occitan poupard à la gueule de Kabytchou qui, avec la malicieuse formule « Ma part de Gaulois », pratique la prétérition à coups de calembours et de saillies. Les uns se l’arrachent, débrident leur mobylette idéologique en grappillant dans l’œuvre ce qu’ils peuvent vomir sur les banlieues et ces Français par trop « chelous ». Pour les autres, ces souvenirs d’un autre temps renforceraient les clichés, les amalgames sur les cités à commencer par la sienne, les Izards au nord de Toulouse. Pire, sur les réseaux, on lit qu’il « cracherait » sur les « siens » et cela, bien sûr, « par intérêt personnel ». Comme disait Rutebeuf : « Avec pauvreté qui m’atterre / Qui de partout me fait la guerre / Au temps d’hiver / Ne convient pas que vous raconte / Comment je me suis mis à honte / En quelle manière ».

2 C’est une vieille pathologie qui oblige à laver son linge sale en famille. Mais, ce faisant, les plus faibles peuvent continuer à crever à l’ombre des oppressions et des servitudes. Et comme les tensions redoublent, par les temps qui courent, on monte d’un cran, on intente des procès en trahison. C’est un handicap de ne pouvoir embrasser l’arc-en-ciel des possibles, des « ressources » dirait François Jullien, offerts par ces écrivains. Et « c’est une terrible chose que la guerre des couleurs » (Ahmed Azegagh) vers laquelle les uns et les autres mènent.

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3 Que dit Magyd Cherfi ? Il raconte sa vie de fils d’immigrés algériens dans une cité toulousaine. Le connu : relégation et discriminations, trafics en tous genres, contrôle communautaire et la « paix » des gros bras et des grandes gueules. Il y a ce qui dérange – mais qui n’est pas nouveau (relire Azouz Begag pour le pionnier, Rachid Santaki, Kaoutar Harchi ou Abdelkader Raïliane pour les plus jeunes) –, Magyd Cherfi répète et repère ces lignes de fracture qui séparent ceux qui se battent pour l’éducation et la culture, pour l’égalité entre filles et garçons, et les autres, les imbéciles, lions ou moutons, qui parent leur médiocrité des vertus d’une quincaillerie identitaire clinquante et métallique. À cela, Cherfi ajoute une dimension : sa part de poète. Sa solitude et ses tourments. Sa liberté aussi. « En ces temps de détresse » (Hölderlin), plus que de politiques, de militants, d’imams ou de marchands, c’est bien de poètes dont la société a besoin. Pour danser autrement avec le monde, pour l’embrasser avec plus de tendresse, pour rire des assignations à résidence et apaiser les doigts accusateurs. 4 Lire Ma part de Gaulois, c’est retrouver la sensibilité à fleur de peau, la langue imagée, physique, puissante de l’auteur de La Trempe (Actes Sud, 2007). Son amour pour les siens, pour sa mère, femme d’exception et visionnaire. « Arabo-beur, franco-musulman, berbéro-toulousain, gaulois-beur, franco-kabyle, maghrébo-apostat », Magyd Cherfi a tort d’évoquer sa « schizophrénie identitaire » là où champignonnent les scories des assignations de fils barbelés. Lui, le poète, a déjà assez à faire avec sa liberté ! Quant à la schizophrénie, c’est aux autres de se faire soigner, de remplumer leur cortex ! Ceux qui restent aveugles au nouveau visage de la France et les autres, quelques gardiens du temple, qui refusent de mettre un peu de vin dans leur eau.

AUTEURS

MUSTAPHA HARZOUNE

Journaliste.

Hommes & migrations, 1316 | 2017 224

François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle Paris, L’Herne, 2016, 93 p., 7,50 €.

Pierre-Jacques Derainne

RÉFÉRENCE

François Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, L’Herne, 2016, 93 p., 7,50 €.

1 Ce texte reprend un précédent travail de l’auteur (voir H&M, n° 1277). Dense, il exige des efforts, une mise en perspective conceptuelle, une remise en question des entendements, l’usage de concepts nouveaux. Il faut commencer par récuser notre vocabulaire : exit les notions d’identité et de différences. L’une et l’autre séparent, enferment, idéalisent, mythologisent, favorisent le statique, l’instantané. Si identité et différence supposent et posent de la diversité, quid du commun de l’humanité ? Ce n’est pas l’universalisme mercantile, l’uniformisation, le tous pareil du marché, de l’assiette, des discours et opinions et d’une langue réduite à un globish. Il ne se réduit pas non plus à une addition de spécificités, un empilement de strates sans liens ou interactions. Encore moins à la réduction à un plus petit commun dénominateur, minimaliste et anhistorique.

2 L’Occident ayant perdu de son influence, son universalisme (conceptuel avec les Grecs, juridique avec Rome, de la croyance, christique ou laïcisée), comme sa rationalité ont perdu de leur poids. Dans le dialogue des cultures et des civilisations, chacun fait désormais entendre sa voix, valorise ses « ressources ». Selon la méthode envisagée, la question qui se pose est qu’avons-nous quitté en nous engageant sur la route d’un universalisme européen – abstrait, conceptuel, absolu ? L’individuel, le singulier, l’expérience, l’ambigu répond l’auteur, le tout réinventé, en compensation, par la littérature. L’universel atteint sa date de péremption (si on ose) le jour où il n’a plus idée de ce qui fait défaut à sa totalité. Il faut lui préférer l’idée d’un universel « rebelle », « jamais comblé », « négatif », « non pas totalisateur (saturant) » mais « rouvrant du manque dans toute totalité achevée ». Cet universel posé comme horizon, insatisfait, en alerte,

Hommes & migrations, 1316 | 2017 225

fécond est non seulement garant de la diversité, mais du commun (qui n’est pas le semblable) et de son partage. 3 C’est ici que l’auteur invite à penser l’« écart ». Là où la différence conduit à se draper dans un quant à soi de petit propriétaire, l’identitaire (auto)suffisant, supérieur, hostile, classificateur, s’arrogeant une origine, unique et fondatrice, l’écart maintient en relation, met en regard, fait apparaître l’« entre », un entre de l’éthique et du politique. Notion centrale, cet « entre » marque « le surgissement de “quelque chose” qui échappe à la pensée ». « En quoi il est fécond : il ne donne pas lieu, par classement, à la connaissance ; mais par la mise en tension qu’il opère » invite à penser « sur un mode évolutif », produit le divers, fait de mutations et de transformations – au principe du culturel. 4 C’est dans l’écart, cet entre qui va de La Fontaine à Rimbaud, de Descartes à André Breton que la culture française est féconde, puise ses « ressources » développées par « écarts inventifs ». « Ressources » donc, plutôt que « valeurs » qui cloisonnent, exigent approbation voire conversion. Et le « commun des ressources » est celui de la langue, de l’histoire, de modèles d’intelligence transmis par l’éducation, de références culturelles, d’arts et de formes de vie. Le commun aussi de la promotion du sujet, responsable des ressources culturelles grâce auxquelles il se promeut en sujet. Défendre ces fécondités, c’est « prioritairement » les « activer ». C’est ainsi « qu’on déploiera effectivement le commun culturel de la France […] plutôt que de s’accrocher à une si fantomatique identité ». Le commun, la « consistance » d’une société, exige une pédagogie de ce que l’auteur nomme « dia-logue », un nouveau cadre du dialogue, qui ne cherche pas à convaincre, ou à effacer l’« entre », mais à créer « un champ d’intelligence partagé où chacun peut commencer d’entendre l’autre ».

AUTEURS

PIERRE-JACQUES DERAINNE

Historien.

Hommes & migrations, 1316 | 2017