Itinéraires Littérature, textes, cultures

2015-2 | 2016 Stumbling blocks. Entraves et obstacles aux circulations Approches pluridisciplinaires Stumbling blocks

Mathilde Lévêque et Claire Parfait (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/itineraires/2797 DOI : 10.4000/itineraires.2797 ISSN : 2427-920X

Éditeur Pléiade

Référence électronique Mathilde Lévêque et Claire Parfait (dir.), Itinéraires, 2015-2 | 2016, « Stumbling blocks. Entraves et obstacles aux circulations » [En ligne], mis en ligne le 19 janvier 2016, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/2797 ; DOI : https://doi.org/10.4000/itineraires.2797

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Dans la lignée des travaux de Werner et Espagne sur les transferts, ce numéro s’intéresse à tout ce qui peut empêcher les circulations et les transferts des textes, idées, personnes, langues, arts. Des spécialistes issus de disciplines aussi diverses que la littérature, la civilisation, l’histoire du livre, la linguistique, l’histoire de l’art, proposent des études de cas pour tenter d’esquisser une théorie de l’entrave. Les circulations et ces échanges ne se font en effet pas sans heurts ni formes d’incommunicabilité. Processus complexes, les transferts mettent en jeu des forces parfois contradictoires où se jouent des résistances, des retards, des replis sur soi. L’étude de la circulation des textes, des idées, des techniques, des arts ou des personnes ne saurait donc faire abstraction des obstacles, entraves et autres blocages qui, loin de contredire les processus de transferts, en sont partie intégrante ou, tout au moins, interrogent les mécanismes à l’œuvre dans ces mêmes processus. Following up on Werner and Espagne’s work on cultural transfers, this special issue focuses on stumbling blocks, on obstacles to the circulation of people, languages, ideas, texts, art forms. Specialists hailing from such disciplines as literature, history, book history, linguistics, and art history offer various case studies in order to attempt a first outline of a theory of obstacles. Indeed, circulations and transfers can meet with all kinds of obstacles. Transfers are complex processes in which the sometimes contradictory forces at play may lead to resistance, delays, identitarian closures. It is therefore impossible to examine the circulation of texts, ideas, technologies, art forms, or people, without taking into account the various stumbling blocks and other obstacles which are an integral part of the process. These obstacles do not make transfers impossible, but at the very least they interrogate the mechanisms at work in the process.

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SOMMAIRE

Présentation Mathilde Lévêque et Claire Parfait

L’histoire à fleur de peau Anne Coudreuse

Pippi Longstocking, Juvenile Delinquent? Hachette, Self-Censorship and the Moral Reconstruction of Postwar Sophie Heywood

La vue topographique en France au XVIIIe siècle : éclat et mésestime d’un genre Émilie Beck-Saiello

Entraves aux théories et aux activités du mouvement pour le contrôle des naissances en France et aux États-Unis (1873-1940) Fatma Ramdani

Transposition and Adaptation of Models in Post-Conflict Northern Ireland: The Personal Experience of Brandon Hamber Fabrice Mourlon

Situations de blocages dans la sphère de la protection de l’enfance : le statut particulier des enfants amérindiens aux États-Unis Céline Planchou

Nouvelles perspectives sur l’accentuation des emprunts en anglais contemporain Pierre Fournier

Cette petite sorcière est-elle si délicieuse ? Un exemple de blocage en littérature pour la jeunesse Mathilde Lévêque

Varia

Avant-gardes diasporiques et émergence du « tiers espace » : Banjo de Claude McKay et Les Contrebandiers d’Oser Warszawski Laëtitia Tordjman

Immigration émigrative dans Autobiographie de mon père de Pierre Pachet Misako Nemoto

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Présentation

Mathilde Lévêque et Claire Parfait

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce numéro spécial d’Itinéraires se veut le reflet des travaux effectués dans l’équipe d’accueil pluridisciplinaire Pléiade (EA 7338) de l’Université 13, Sorbonne Paris Cité, et plus particulièrement dans l’axe 4 du centre de recherche, « Circulations, transferts, adaptations ».

1 Les transferts et les circulations des personnes, des biens, des idées, des productions artistiques et culturelles sont devenus depuis plusieurs décennies déjà des objets d’étude et de recherche. Depuis les travaux pionniers de Michel Espagne et Michael Werner, les processus d’interculturalité et de métissage, mettant en valeur des phénomènes de mélanges ou de particularismes, intéressent les chercheurs en sciences humaines. Dans les années 1980, Espagne et Werner proposent en effet de développer une théorie des transferts culturels qui permette de rendre compte du passage d’éléments d’une culture dans une autre (Noiriel et Espagne 1992 : 146-147). Dans Histoire des relations interculturelles dans le monde contemporain, François Chaubet et Laurent Martin rappellent que l’élaboration des notions de transferts culturels et d’histoire croisée avait pour objectif de tenter de dépasser les limites de l’histoire comparée : parce que l’approche comparatiste tend à postuler des entités homogènes pour mieux les comparer, elle court le risque de figer ces entités (les États-nations par exemple) et de consolider le cadre national qu’elle souhaitait au départ relativiser (Chaubet et Martin 2011 : 7). L’étude des transferts culturels, en revanche, permet d’examiner les déplacements d’une culture vers une autre, dans un processus dynamique. La notion de transfert peut cependant poser problème, dans la mesure où le terme même suggère un passage unidirectionnel, de même qu’une potentielle hiérarchie entre centre et périphérie, entre transmetteur et récepteur de l’objet transféré. Comme le rappelle Hartmut Kaelble, un autre danger de l’étude des transferts entre nations et civilisations est précisément le risque « de construction trop rigide des nations ou civilisations » (Kaelble 2010 : 14). C’est pourquoi le terme de

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circulations a été retenu pour le titre de ce numéro spécial : circulations entre histoire et mémoire, entre passé et présent, histoire et fiction, dans le même cadre national (avec l’article d’Anne Coudreuse sur la réécriture romanesque d’un mythe de la Révolution française), circulations et négociations entre plusieurs niveaux, celui des tribus, des États et du gouvernement fédéral américain dans la question du statut des enfants amérindiens, comme le montre Céline Planchou ; circulations transnationales et adaptations, de littérature jeunesse (article de Mathilde Lévêque sur les avatars d’un ouvrage allemand en France, article de Sophie Heywood sur l’accueil en France de certains auteurs étrangers de littérature jeunesse après la Seconde Guerre mondiale), circulation de termes d’une langue à l’autre et modification ou non des accents (article de Pierre Fournier) ; circulations des personnes et des idées dans le mouvement pour le contrôle des naissances en France et aux États-Unis (article de Fatma Ramdani), et dans le délicat processus de résolution des conflits, comme c’est le cas de l’intervention d’un médiateur sud-africain dans le conflit irlandais (article de Fabrice Mourlon) ; difficile circulation de la veduta, sous-genre de la peinture de paysage, en Italie et en France au XVIIIe siècle (article d’Émilie Beck-Saiello). Ce sont donc fréquemment des perspectives transnationales qui sont ici adoptées. Pour autant, comme le rappelle Anna Boschetti, il serait illusoire, voire dangereux, d’oublier que si les frontières et les États-nations sont des produits de l’histoire, ils n’en existent pas moins et ont exercé et continuent d’exercer des effets sur la réalité et les représentations (Boschetti 2010 : 35). Les articles qui suivent en apportent une démonstration éclatante, notamment sur les origines des blocages et entraves à la circulation qui sont le thème de ce numéro.

2 En effet, les circulations et les échanges ne se font pas sans heurts ni formes d’incommunicabilité. Processus complexes, les transferts de part et d’autre mettent en jeu des forces parfois contradictoires où se jouent des résistances, des retards, des replis sur soi. L’étude de la circulation des textes, des idées, des techniques, des arts ou des personnes ne saurait donc faire abstraction des obstacles, entraves et autres blocages qui, loin de contredire les processus de transferts, en sont partie intégrante ou, tout au moins, interrogent les mécanismes à l’œuvre dans ces mêmes processus. Les entraves et les blocages ne signifient pas en effet la fin des circulations mais ils en signalent les limites et en dessinent les contours en filigrane. Ils ont également leurs spécificités, que l’objectif du présent numéro tente d’esquisser. « Les clivages, écrit Michel Espagne, les schismes, les coupures ne marquent pas seulement des limites extérieures, ils ont une genèse et une fonction interne » (Espagne 1999 : 44). Quelles sont donc les résistances aux métissages, quels sont les obstacles au composite ? Qui en sont les acteurs ?

3 Aborder l’étude des limites, voire des échecs, des circulations ne peut se réduire à un champ disciplinaire unique. Bien au contraire, tout comme l’analyse des transferts, celle des blocages interroge des corpus larges et diversifiés selon des approches différentes qui se veulent complémentaires. À la périphérie des études sur les transferts culturels, la vie littéraire et artistique se trouve ainsi mise en résonance avec des considérations linguistiques, politiques, démographiques, historiques, économiques et mémorielles. En choisissant plusieurs aires géographiques, européennes et extra- européennes, et plusieurs périodes historiques, les articles de ce dossier thématique tentent de dessiner les contours, encore très esquissés, d’une théorie de l’entrave, entreprise nouvelle, qui a besoin d’être poursuivie, complétée, enrichie. Franchissant l’obstacle, la pierre d’achoppement, le « stumbling block » de la langue et des

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disciplines, ce dossier d’Itinéraires propose des articles qui ne s’intéressent pas uniquement aux textes et aux cultures mais aussi aux pratiques sociologiques et politiques, en croisant des publications rédigées en anglais et en français. Selon la formule de Michel Espagne, nous avons entrepris de présenter une première « accumulation empirique de matériaux » (Espagne 1999 : 3).

4 Plusieurs des articles rassemblés dans ce numéro ont été rédigés par des spécialistes de civilisation américaine, britannique ou irlandaise, qui composent l’une des spécialités de l’anglistique en France. La civilisation a à juste titre été décrite comme un « carrefour disciplinaire à géométrie variable » (Rossignol 2000 : 16), un lieu de « métissage disciplinaire » (Guerlain 2000) riche de possibilités dans ses approches croisées. De même, les deux articles du numéro consacrés à la littérature pour la jeunesse s’inscrivent dans le champ de l’histoire du livre ou de l’imprimé, qui dans le domaine anglo-américain et selon les chercheurs, constitue, une discipline (émergente / constituée), une sous-discipline, un mode d’investigation, un champ (une fois de plus, plus ou moins émergent), et la liste n’est pas exhaustive. Au colloque SHARP (Society for the History of Authorship, Reading and Publishing) à Montréal, en juillet 2015, Leslie Howsam a qualifié l’histoire du livre d’« interdiscipline » davantage que de discipline à proprement parler, soulignant la diversité des champs disciplinaires sollicités par les chercheurs.

5 Un certain nombre des articles de ce numéro peuvent être regroupés sous le chapeau de l’histoire culturelle dont l’historien Roger Chartier (2008 : 191) propose la définition suivante : « […] l’histoire culturelle pourrait être comprise […] comme l’étude des processus d’assignation du sens non seulement aux textes et aux images, mais aussi aux pratiques et aux expériences », et que Pascal Ory (2004 : 13) résume en une « histoire sociale des représentations » ; certains articles relèvent des cultural studies d’inspiration anglo-saxonne1, définies par Chartier comme « les approches qui mettent au centre de leurs questionnements la construction des genres, les croisements entre race et classe, les formes de domination coloniale et les modalités des métissages » (2008 : 194), et dont Frédéric Darbellay note que, comme d’autres domaines de « studies » : [elles] témoignent de cette même volonté de décloisonnement disciplinaire pour aborder la complexité de problématiques qui ne peuvent être traitées à partir d’une seule discipline. Ainsi les cultural studies se situent-elles à l’interface de la sociologie, de l’anthropo-ethnologie, de la philosophie, des arts ou encore de la littérature, visant une approche transversale des phénomènes culturels au sens large du cultural turn dans les SHS. (Darbellay 2014 : 175)

6 Mattelart et Neveu avaient déjà noté en 2003 cette spécificité des cultural studies, « le refus des cloisonnements disciplinaires, des spécialisations, la volonté de combiner les apports et les questionnements issus de savoirs métissés […] » (Mattelart et Neveu 2003 : 5). Ils en avaient également souligné les dangers : « Comment récuser les disciplines – au sens de spécialités – sans se libérer simultanément de la discipline – au sens de rigueur de travail et de méthodes – qui peut être leur face positive ? » (Ibid. : 6), tout en concluant par un appel à un « aggiornamento des lignes et des frontières disciplinaires que requièrent tant l’évolution du monde que celle des territoires universitaires » (Ibid. : 109). Dans sa postface à l’ouvrage dirigé par Philippe Poirrier, L’Histoire culturelle : un « tournant mondial » dans l’historiographie ?, Roger Chartier prenait acte de la nouvelle direction de l’histoire culturelle, « aujourd’hui emportée au large par l’exercice du comparatisme, le retour aux grands espaces, la conscience que, dès le

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seizième siècle, s’est imposée, au moins dans une partie des populations, une conscience de la globalité du monde ». Et il mettait en garde : Ce nouveau « tournant » historiographique requiert prudence et précaution car l’histoire qu’il propose est particulièrement exigeante. Elle suppose de grandes compétences linguistiques, la maîtrise de sources dispersées et une profonde connaissance de chacune des sociétés et des cultures mises en rapport par le cours de l’histoire ou l’analyse de l’historien. (Chartier 2008 : 194)

7 La question des blocages, des entraves à la circulation, est relativement peu explorée à ce jour (il est toujours plus difficile de travailler sur une absence, une entrave), elle est d’une grande complexité et, dans ce domaine comme dans d’autres, seule la collaboration entre spécialistes de diverses disciplines et de diverses aires géographiques peut apporter des débuts de réponse. Les mises en garde de Mattelart et Neveu, de Chartier, constituent un argument supplémentaire et incontournable pour un travail en collaboration, comme c’est le cas dans l’axe 4 du laboratoire Pléiade, et dans ce numéro d’Itinéraires.

8 « Stumbling blocks. Entraves et obstacles aux circulations : approches pluridisciplinaires » fait émerger plusieurs processus d’entraves aux circulations, dont certains se recoupent. L’un des premiers obstacles à la circulation est dû au désir d’imposer une certaine vision d’un pays, d’une nation, ou d’une catégorie de ses habitants, et passe par un processus d’effacement et/ou de censure.

9 Dans « L’histoire à fleur de peau », Anne Coudreuse examine une réécriture récente et fictionnelle d’une légende de la Révolution française, l’utilisation de peaux d’hommes tannées, en l’occurrence de peaux de Vendéens tués par les révolutionnaires. Entre histoire et littérature, entre mémoire et histoire, histoire et fiction, Anne Coudreuse démonte l’idéologie contre-révolutionnaire d’un roman, Les Bouffons, roman des temps révolutionnaires (2004), qui reprend une légende déjà évoquée entre autres par Alexandre Dumas et dont il n’est pas sûr qu’elle corresponde à une vérité historique ; en tout état de cause, elle ne saurait être imputée aux seuls révolutionnaires. La légende de tannage et d’utilisation de peaux humaines comme reliure notamment est en réalité extrêmement ancienne (Cavitch 2014 : 213-216). Anne Coudreuse révèle comment les manuels d’histoire de la Révolution française en ont délibérément effacé toute trace. La circulation de cet épisode historique a été entravée pour des motifs idéologiques, mais pour mieux reparaître dans la fiction, à des fins tout aussi idéologiques.

10 Si c’est une certaine idée de la Révolution française que cherchent à imposer historiens et romanciers, c’est également une certaine vision de la France que l’éditeur Hachette promeut après la Seconde Guerre mondiale et la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Ainsi que le démontre Sophie Heywood dans « Fifi Brindacier, blouson noir ? Hachette, self-censorship and the moral reconstruction of postwar France », la « protection » des jeunes Français passe par la censure de productions étrangères traduites. Il faudra donc supprimer ou édulcorer ce qui dans les ouvrages peut être perçu comme encourageant la violence, le mensonge, ou ce qui risque de porter atteinte aux structures de la famille ou à l’autorité de manière plus globale. À une époque où la société française s’inquiète de la montée de la délinquance juvénile, et où parallèlement on traduit de plus en plus de littérature étrangère pour la jeunesse, Hachette prend ses responsabilités très à cœur et le comité de lecteurs qu’il emploie n’hésite pas à rejeter ou censurer les productions anglo-saxonnes, notamment pour

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qu’elles se conforment à une vision très conservatrice de l’enfance, inscrite dans le paysage intellectuel français de l’après-guerre.

11 Les entraves à la circulation des textes, des personnes, des idées, peuvent également être dues à l’incompréhension, ou au manque d’estime pour une littérature, ou une forme d’art. C’est le cas du célèbre auteur allemand pour la jeunesse Otfried Preuβler, quasiment inconnu en France. Dans « Cette petite sorcière est-elle si délicieuse ? Un exemple de blocage en littérature pour la jeunesse », Mathilde Lévêque décrypte quelques-unes des raisons pour lesquelles cet auteur célébré outre-Rhin est ignoré en France. Le contexte tout d’abord, plus propice à la littérature anglo-saxonne, comme l’indiquait l’article de Sophie Heywood, et une fois de plus, une certaine vision de l’enfance, ainsi que le révèle Mathilde Lévêque dans son analyse de la traduction de Die Kleine Hexe (La Petite Sorcière), quelque vingt ans après la publication de l’original en 1958. Le décalage entre la première parution en Allemagne et la traduction française est peut-être significatif du manque d’intérêt des éditeurs français pour la littérature autre qu’anglo-saxonne ou du cru (faut-il y voir un effet de la Seconde Guerre mondiale ?). La traduction, qui gomme ce que l’original peut avoir d’allemand, en adaptant les référents culturels, tout en échouant à restituer les effets stylistiques du texte, peut contribuer à expliquer l’échec de l’ouvrage en France. La bonne circulation du texte est ici entravée par l’enfant lecteur tel qu’il est imaginé par le traducteur et/ ou l’éditeur, c’est-à-dire incapable d’apprécier les effets stylistiques d’un texte et effarouché par trop d’étrangeté. Or, en gommant cette étrangeté, on perd ce qui fait la saveur du texte.

12 C’est également un manque de compréhension et d’appréciation, tout autant qu’une certaine vision de la nation, qui explique en partie l’échec de la veduta – ou vue topographique – en France au XVIIIe siècle, alors que ce type de peinture de paysage connaît un succès considérable dans le reste de l’Europe. Dans « La vue en France au XVIIIe siècle : l’insuccès d’un genre », Émilie Beck-Saiello analyse les causes de cet échec. Il est en partie dû à la hiérarchie des genres picturaux qui règne alors en France et relègue le paysage au rang des genres mineurs. Outre le rigorisme de l’Académie, on peut également expliquer cet insuccès par des différences sociétales ; ainsi les vues topographiques du Grand Tour ou de belles demeures, sont très prisées dans les pays de religion protestante, où elles sont signes de réussite sociale ; en France, par contraste, les seules véritables vues topographiques sont des peintures de ports ou de monuments réalisées sur commande des souverains et qui exaltent la puissance du royaume.

13 La circulation d’un pays à un autre, d’une région à une autre, est également fonction de l’ouverture au changement de la culture d’accueil. Les articles mentionnés plus haut le révèlent clairement, que cette résistance se justifie par la sauvegarde des intérêts de la nation ou la protection de ses enfants, par exemple. Ouverture et fermeture sont inévitablement liées au contexte d’un moment. C’est ce que démontre Pierre Fournier dans « Nouvelles perspectives sur l’accentuation des emprunts en anglais contemporains ». À partir d’un corpus d’emprunts italiens, japonais, et français en anglais britannique et américain, Pierre Fournier analyse le placement des accents dans la langue originale et en anglais. Si les accents sont reproduits dans les emprunts italiens en anglais, l’inverse se produit pour les emprunts japonais. Le cas est plus complexe pour les emprunts français, dont l’accentuation est plus fidèle en anglais américain qu’en anglais britannique. Faut-il voir là un effet de mode, ou un désir de rejet par nos voisins outre-Manche ?

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14 Aux États-Unis, la question du statut des enfants amérindiens a joué et continue à jouer un rôle conséquent sur la circulation de ces enfants au-delà des limites des réserves, comme le constate Céline Planchou dans « Situations de blocages dans la sphère de la protection de l’enfance : le statut particulier des enfants amérindiens aux États-Unis ». Dans les articles de Sophie Heywood, Mathilde Lévêque et Anne Coudreuse, la circulation de textes et d’informations (littérature anglo-saxonne et allemande, image de la Révolution dans les manuels), était entravée afin de « protéger » la jeunesse de divers « dangers » ou de trop d’étrangeté. Céline Planchou examine la protection des jeunes Amérindiens au sens littéral. Cette protection est compliquée par l’appartenance plurielle des enfants, à une tribu, à un État, à la fédération. Selon les époques, l’une des appartenances a prévalu. Ainsi, pendant longtemps, les enfants amérindiens ont-ils été adoptés dans des familles non indiennes, à l’extérieur des réserves, voire de l’État dans lequel les enfants étaient nés. Les mouvements identitaires amérindiens des années 1960 entraînent un changement radical en replaçant les institutions amérindiennes au centre de la protection des mineurs. Cependant, la complexité du statut des enfants amérindiens contribue à créer des litiges et des situations de blocages, nés de siècles de conflits entre les Amérindiens et les Euro-Américains.

15 Dans « Transposition and adaptation of models in post-conflict Northern Ireland: the personal experience of Brandon Hamber », Fabrice Mourlon examine un autre conflit, celui d’Irlande du Nord, et la manière dont le processus de réconciliation peut circuler d’un pays à un autre. À travers le cas du Sud-Africain Brandon Hamber, impliqué dans la Commission de la vérité et de la réconciliation d’Afrique du Sud, puis engagé dans le débat sur le processus de paix en Irlande du Nord, Fabrice Mourlon met au jour la série d’obstacles qui peuvent entraver les processus de réconciliation. Dans ce cas précis, les obstacles étaient encore augmentés du fait que le médiateur venait d’un autre pays.

16 La circulation de personnes et d’idées et les obstacles rencontrés sont également au cœur de l’article de Fatma Ramdani, « Entraves aux théories du mouvement pour le contrôle des naissances en France et aux États-Unis (1783-1967) ». Fatma Ramdani y retrace les difficultés de ce mouvement dans les deux pays, la circulation des idées, des militant(e)s et des textes d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Ici aussi, la censure s’exerce ; la loi Comstock aux États-Unis (1873) restreint, voire interdit la circulation de matériel jugé « obscène » (et ici aussi l’entrave à la circulation est justifiée par le désir de protéger, en particulier la jeunesse, de la corruption des mœurs) ; en France, c’est à la fin du XIXe siècle qu’une loi tente avec un succès mitigé d’interrompre la circulation de tracts promouvant le contrôle des naissances avant que des lois plus sévères ne soient votées à partir de 1920. Les motivations diffèrent selon les pays, puisque les États-Unis s’inquiètent d’un déséquilibre démographique qui défavoriserait la race blanche, tandis que la France veut à la fois renforcer son armée et disposer d’une main- d’œuvre abondante. Dans les deux pays cependant, les détracteurs du contrôle des naissances voient le mouvement – à juste titre – comme une rébellion des femmes qui veulent contrôler leur corps.

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BIBLIOGRAPHIE

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Chartier, Roger, 2008, « Postface », dans P. Poirrier, L’Histoire culturelle : un tournant mondial dans l’historiographie, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, p. 189-196.

Chaubet, François et Laurent, Martin, 2011, Histoire des relations interculturelles dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin.

Darbellay, Frédéric, 2014, « Où vont les studies ? Interdisciplinarité, transformation disciplinaire et pensée dialogique », Questions de communication, no 25, p. 173-186.

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NOTES

1. Sur la différence entre « études culturelles » et cultural studies, voir l’ouvrage dirigé par André Kaenel, Catherine Lejeune et Marie-Jeanne Rossignol, Cultural Studies. Études Culturelles (2003).

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AUTEURS

MATHILDE LÉVÊQUE Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

CLAIRE PARFAIT Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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L’histoire à fleur de peau History at Skin Level

Anne Coudreuse

1 Ce travail s’inscrit dans le cadre de mes recherches sur la représentation du XVIIIe dans la littérature contemporaine, où je m’intéresse notamment aux représentations de la Révolution française dans les romans actuels. Ces recherches ont donné lieu à la publication d’un livre : La Conscience du présent. Représentations des Lumières dans la littérature contemporaine1 (Coudreuse 2015), où je cherche à analyser sous quelles formes le XVIIIe siècle reste présent dans la littérature contemporaine. S’agit-il seulement de l’héritage de mythes, qui se sont démythifiés au contact de notre modernité, ou de valeurs qui continuent à avoir un sens aujourd’hui ? Le Siècle des lumières pourrait-il être la conscience du présent, et nous éclairer encore ? La partie consacrée à la représentation de la Révolution contient des études sur Les Adieux à la reine de Chantal Thomas (2002), Les Onze de Pierre Michon (2009), et La Chambre de Françoise Chandernagor (2002). Mais ce ne sont pas les seuls livres que j’ai lus pour construire ma réflexion et de nombreux autres ouvrages figurent dans mon corpus secondaire, qui ne font pas l’objet d’un chapitre spécifique, mais que je mettais en réserve pour en faire l’objet d’analyses à venir, dans le cadre d’articles ou de communications à des colloques par exemple. C’est en lisant le roman, d’inspiration contre-révolutionnaire, d’Hubert Monteilhet, intitulé Les Bouffons, roman des temps révolutionnaires, publié en 2004, que j’ai découvert que la peau de certains soldats vendéens avait été tannée par les partisans de la Révolution pendant les guerres de Vendée. C’est à ma connaissance le seul roman contemporain sur la Révolution qui révèle ce fait et j’aimerais travailler sur la manière dont cette légende noire de notre histoire s’est peu à peu effacée pour ne plus faire partie de l’histoire officielle de la Révolution, comme l’indique l’article de Marc Deleplace, « La Révolution française à l’école (1880-2008) » dans le livre dirigé par Sophie Wahnich, Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française (2013). Ce dossier des peaux tannées pendant la Révolution française a fait l’objet d’un livre de Jean-Clément Martin, Un détail inutile ? (2013). Ce livre lui a été notamment inspiré par un article d’Anne Rolland-Boulestreau : « Résonance d’une “perversion” : tanner la peau humaine en Vendée militaire (1793-1794) » (2013). Voici comment Jean-Clément Martin présente son enquête dans son introduction :

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Les Révolutionnaires ont-ils, dans une tannerie installée à Meudon ou au bord de la Loire, près d’Angers, tanné la peau des adversaires qu’ils avaient exécutés ? Certains d’entre eux ont-ils porté des culottes de peau humaine, notamment pendant la fête de l’Être suprême ? Ont-ils relié des exemplaires de la Constitution avec ces peaux ? Voilà, brutalement, le sujet de ce livre, qui peut surprendre, voire choquer. Quelle attention doit-on accorder aux légendes noires, dénonciations, bruits, racontars et autres « détails inutiles » auxquels Orwell attache de l’importance ? La tentation de l’historien est bien de passer outre. À quoi bon pourfendre encore une fois, les baudruches gonflées par des imaginations malsaines et inépuisables ? La vérité, une fois établie, s’imposera d’elle-même, malgré le grouillement inévitable des rumeurs et des délires. N’est-ce pas même rendre un hommage immérité à ces médiocres faits que de vouloir les considérer comme des objets dignes d’étude et, en quelque sorte, d’accepter de dialoguer d’égal à égal avec ceux qui ont inventé ces fantasmes purs ou donné de l’importance à des épisodes monstrueux certes mais sans réelle signification historique ? Le sujet peut paraître bizarre, malsain, voire dangereux2. (Martin 2013 : 7-8)

2 Il s’agira d’étudier comment la littérature peut se mettre au service de l’histoire quand elle l’utilise comme cadre ou comme ressort de ses intrigues, éclairer les points aveugles de l’historiographie ou au contraire les obscurcir encore davantage (Mazeau 2009).

3 Un des exemples les plus saisissants des traits d’horreur avec lesquels est peinte la Révolution se trouve dans le roman d’Hubert Monteilhet, dont le titre permet déjà de comprendre en quelle piètre estime il tient les grandes figures de cette page très controversée de notre histoire : Les Bouffons, roman des temps révolutionnaires. Le héros, Lazare de Kervignac, jeune aristocrate de province, travaille dans la tannerie de François Renard, agent royaliste qui lui apprend que l’on tanne aussi de la « peau humaine ». Cette tannerie se trouve à Nantes, « sur la rive droite de la Loire, un peu en aval de la cité ». Le jeune homme y découvre « une chaîne de fabrication à part » : [Elle] avait de quoi intriguer, depuis le passage au « pelain » de peaux singulièrement glabres, jusqu’au produit fini, tanné à l’alun ou par « chamoisage », qui était entreposé dans une pièce spéciale en attendant les expéditions. Il s’y ajoutait la confection de culottes de peau dans un modeste atelier adjacent. Comme j’exprimais ma curiosité à Maître Renard […], il m’ouvrit un soir le magasin et me fit admirer à la chandelle la finesse, la souplesse, l’odeur délicate des peaux en question, qui étaient de différentes tailles, mais découpées de la même manière. Je lui demandais de quel animal il s’agissait, et il me répondit simplement que c’était de la peau humaine. (Monteilhet 2008 : 139-140) Et il lui explique ensuite avec une ironie très sombre : Je comprends, mon cher enfant, votre surprise. Les Assyriens eux-mêmes, qui dépouillaient volontiers, m’a-t-on dit, les prisonniers de leur peau, n’en faisaient rien d’intéressant. Mais les temps ont changé et l’époque est aux lumières. Pour ce que j’en sais, ce petit commerce d’appoint est né en Vendée. Les « Mayençais » de Kléber et des deux Turreau s’étaient distraits de leur dur cantonnement dans un pays insoumis en écorchant, vifs, morts ou mourants, des Vendéens ou Vendéennes de rencontre, […] et il était tout naturel que l’ambition leur vînt de tanner les peaux pour occuper les longues soirées d’hiver. (Monteilhet 2008 : 140)

4 L’auteur ajoute dans une note, deux pages plus loin : En mars 2003, au Muséum des sciences naturelles de Nantes, les héritiers de Saint- Just ont eu le courage d’exposer une peau tannée de Chouan avec la légende : « Peau d’homme provenant d’un soldat tué en 1793 en défendant la ville de Nantes. » On notera que le « brigand » est devenu « soldat ». (Ibid. : 142)

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5 Renard fait partie des « résistants à la République jusqu’à la mort, qui sauvent l’honneur d’un pays – et non point d’une nation ! » car « le pays est à la nation ce que la réalité est au mythe » (Monteilhet 2008 : 139). L’idéologie contre-révolutionnaire circule donc dans ce roman de l’auteur au narrateur, grâce au système des notes infrapaginales où viennent se confondre leurs deux voix, dans une thèse univoque sur la barbarie des révolutionnaires. La fiche sur les peaux humaines tannées se développe donc sur plusieurs pages saisissantes. « La belle reliure française » n’est plus qu’un souvenir, car « une foule de livres précieux, marqués au sceau de l’Ancien régime, ont été furieusement saccagés », mais « les derniers relieurs experts utilisent du veau ou de la peau humaine, l’un des cuirs les plus estimés », dont on fait aussi « des abat-jour, des nécessaires de toilette, des culottes de cheval ». Aux « Pont-Libres (ex Ponts-de Cé) […] les industrieux Péquel et Langlais tannent du Vendéen fourni par les Turreau ». Maître Renard signale aussi les tanneries d’Étampes et de Meudon, chargées de satisfaire « des pratiques parisiennes » (Monteilhet 2008 : 141-142). Il cite même un extrait du rapport de Saint-Just à la Convention le 14 août 1793 : On tanne à Meudon la peau humaine. La peau qui provient d’hommes est d’une consistance et d’une beauté supérieure à celle des chamois. Celle des sujets féminins est plus souple, mais présente moins de solidité. (Monteilhet 2008 : 142)

6 Déroulant sa fiche, Hubert Monteilhet met encore quelques horreurs dans la bouche décidément bien savante de son personnage de maître tanneur : Cependant, le mépris de la personne humaine va plus loin que la peau. À Clisson, le cochon étant devenu bête rare, le général Crouzat fait fondre des corps de femmes pour en tirer une graisse qui facilitera le roulement des charrettes. À poids égal, la femme comporte plus de graisse que l’homme. Il était temps qu’on s’en aperçût ! (Monteilhet 2008 : 143)

7 On comprend aisément qu’une telle instrumentalisation du corps humain, rentabilisé sous toutes ses formes, doit immanquablement évoquer pour les lecteurs modernes la machine destructrice des camps nazis et leur suggérer une équivalence totale entre la barbarie du nazisme et celle de la Révolution française. Une telle page pourrait figurer dans Le Livre noir de la Révolution française (Escande 2008)3. Son chapitre XI, signé par Reynald Secher, a d’ailleurs pour titre « La guerre de Vendée : guerre civile, génocide, mémoricide » (Escande 2008 : 227-228) : on voit bien le coup de force lexical pour assimiler la mort des Vendéens pendant cette guerre intérieure entre royalistes et républicains, au génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, comme si la guerre de Vendée était une préfiguration de la Shoah. On comprend cependant que cette assimilation est sujette à caution et nécessite un indispensable recul critique. Le roman se met ici au service d’une idéologie : il est plus un roman à thèse qu’un roman historique, car il n’instruit le dossier de la Révolution française qu’à charge, conformément aux théories contre-révolutionnaires de son auteur. Plus tard Lazare de Kervignac apprend à Paris qu’« à la grande fête de l’Être suprême, un certain nombre de députés s’étaient culottés “à la vendéenne”. Le grand Être a condamné du bout des lèvres, et s’est rendormi » (Monteilhet 2008 : 144). Il évoque enfin la « vente aux enchères de la collection Ozéria » en 1811, où il a vu mettre à prix, « à la grande curiosité de l’assistance, un exemplaire de La Pucelle de Voltaire relié en peau humaine » (Monteilhet 2008 : 144). Le héros se voit remettre par Maître Renard « une culotte en peau de Vendéen à l’adresse de Saint-Just, au Comité de salut public, et pour faire bonne mesure un exemplaire de la Déclaration des Droits de l’Homme relié en peau de nègre – un malheureux mort de faim sur les quais » (Monteilhet 2008 : 146). Le tanneur

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de Nantes définit ainsi les Droits de l’Homme : ils ne sont jamais que « le droit de priver autrui de son droit en niant les droits de son Créateur » (Monteilhet 2008 : 147). Ce détail de la couleur de la peau est totalement inédit jusque-là dans toute la littérature et l’historiographie sur le sujet. L’imagination se met au service de l’horreur, mais la note de l’auteur, quelques pages auparavant, pourrait laisser penser qu’il peut aussi faire référence à une visite dans un musée pour attester ce « fait » qu’il livre en même temps que tous les autres détails de cette légende macabre de la Révolution. Il fait ainsi passer un élément fictif, né de son imagination et de ses opinions contre- révolutionnaires, pour une sorte de document historique, ce qui lui permet de gagner sur tous les tableaux, au moment même où l’histoire et le roman se trouvent extrêmement mal traités. Alors que Mikhaïl Bakhtine (1978) a défini le roman comme le lieu du dialogisme et de la polyphonie, toutes les voix concordent dans celui d’Hubert Monteilhet à dénoncer la barbarie de la Révolution française, de ses principes, de ses valeurs et de ses principaux acteurs : le héros, mais aussi le narrateur, les personnages secondaires et l’auteur, qui intervient dans des notes à l’appui de ce qu’affirment ses personnages, parlent d’une seule voix pour dénoncer unilatéralement la Révolution. L’historiographie n’est plus alors l’objet d’un débat contradictoire, mais d’un procès à charge de la Révolution, où aucune voix du roman ne s’élève pour la défendre ou nuancer les accusations de barbarie portées contre elle.

8 Paru d’abord en 2004, le roman de Monteilhet renoue avec une tradition des romans historiques du XIXe siècle, depuis lequel il semble qu’il n’ait plus été question de cette question des peaux tannées, ni chez les romanciers, ni chez les historiens. Le roman historique est un genre très populaire au XIXe siècle, et il n’est pas étonnant que l’on y trouve des pages « à grand spectacle », propres à émouvoir et scandaliser les lecteurs et donc des épisodes se rapportant à la question des peaux tannées pendant la Révolution. Alexandre Dumas l’utilise dans Les Compagnons de Jéhu en 1857 : un jeune Vendéen, Tiffauges, participe à un bal des victimes avec un gilet fait de la peau de son frère, fusillé par le « citoyen Claude Fageollet, caporal au 3e bataillon de Paris », et d’un pantalon « collant ordinaire de couleur tendre » fait avec la peau du soldat meurtrier4. Pierre Alexis Ponson du Terrail a aussi recours à ce genre de détails horribles dans Le Bal des victimes5. Selon la doxa historique, telle que Flaubert la tourne en ridicule dans Bouvard et Pécuchet, publié en 1881, cette légende noire est encore bien vivante au XIXe siècle, comme en témoigne l’extrait suivant : Dans l’esprit de Bouvard, « Montez au ciel, fils de Saint-Louis », les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste. Mais la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens. La Révolution est, pour les uns, un événement satanique. D’autres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté, naturellement sont des martyrs. ([1881] 1979 : 187)

9 Dans son livre, Jean-Clément Martin confronte « le silence des historiens », comme Taine et Michelet, et les « revendications mémorielles » (Martin 2013 : 90-92). Après Anne Rolland-Boulestreau, l’historien de la Révolution a rouvert ce dossier. Ce scandale des peaux tannées a suscité une des légendes noires de la Révolution, entre fiction, rumeur et fantasme : l’écorchement des prisonniers et le traitement des peaux auraient été « une véritable entreprise d’État » : des membres du Comité de salut public auraient « installé à Meudon une tannerie de peaux humaines, pour en faire des culottes ou pour

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relier des exemplaires de la Constitution6 ». L’historien resitue ce dossier dans un contexte plus large : « l’histoire doit une partie de son succès aux fantasmes qu’elle brasse […]. Le point essentiel […] est bien de comprendre à quel point la Révolution a été ce “carrefour” où se croisent toutes les légendes et toutes les fantasmagories » (Martin 2013 : 72). Reprenant les éléments du dossier, il démonte cette légende noire : les juges de la Révolution, inspirés par les Lumières, n’ont pas toléré que les bons vieux usages de l’Ancien Régime, détournement de cadavres et dissection voire écorchement comme le faisait Fragonnard [sic], se perpétuent ! Autrement dit, la Révolution, contrairement à ce qui est asséné, marque un coup d’arrêt par rapport aux pratiques des prosecteurs et autres chirurgiens ! Nous serions tentés de mettre l’épisode plutôt au crédit de la Révolution qu’à son débit ; les peaux tannées témoignant de survivances de pratiques anciennes que les révolutionnaires, impliqués dans les institutions, ne poursuivent pas ! La peau tannée de Nantes illustre ce genre d’archaïsme maintenu dans quelques milieux qui collectionnaient aussi […] des gants et des livres reliés en peau humaine. Cette réalité, connue de tout le monde, est demeurée l’apanage de petits groupes et n’a pas été portée par un système politique, en dépit des efforts de certains pour le faire croire. (Martin 2013 : 58-59)

10 De même que le roman de Monteilhet est excessif, il semble bien que Jean-Clément Martin exagère lui aussi cette « réalité » qui n’en est pas une dans la France de l’Ancien Régime, si bien que la vérité semble se perdre au milieu des polémiques et des excès.

11 Citant René Char, selon qui « la pyramide des martyrs obsède la terre », Jean-Clément Martin, à la fin de son enquête, montre que « l’émotion, fondement de la mémoire, sourd continuellement sous la surface contrôlée du raisonnement », en particulier pour la Révolution qui fait partie de « ces événements qui résistent au consensus » : leurs dimensions sont tellement nombreuses, contradictoires, exceptionnelles, qu’ils ont rompu le cours ordinaire des temps, qu’ils ont ouvert des voies, voire des abîmes, et que plusieurs générations ne suffisent pas à en épuiser les résonances. (Martin 2013 : 123)

12 Ce caractère d’exception et cet impossible consensus expliquent sans doute pourquoi la littérature, et plus particulièrement le roman, trouvent dans la Révolution un sujet privilégié, car le genre romanesque permet de garder les questions ouvertes, de ne pas boucler le sens et de montrer l’inanité de toute « conclusion », titre ironique donné par Voltaire au dernier chapitre de Candide ou l’Optimisme. Ce qui caractérise le roman, c’est son dialogisme, et la capacité de passer d’un point de vue à un autre grâce au jeu subtil des focalisations, si bien que se défait toute illusion d’une vérité finale, d’un dernier mot, d’un jugement tranché. Le roman redouble la sidération dans laquelle nous plonge le récit des événements révolutionnaires, en même temps qu’il en propose une grille de lecture, qui peut se défaire aussi bien dans une autre lecture. Le roman est aussi le genre qui rapproche le plus la littérature de la culture populaire. En cela il peut jouer un véritable rôle social, moins codifiable que celui de l’école ou que le discours et les débats des historiens, mais tirant de cette liberté un supplément de séduction pour le lecteur.

* * *

13 Comment cet élément d’une sorte de bréviaire de l’histoire de la Révolution française a- t-il pu disparaître de notre conscience et de notre connaissance de l’histoire de cette période ? C’est sans doute qu’après la Troisième République, les fondements

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républicains de notre société et de notre école ne semblent plus devoir être sérieusement mis en question, si bien qu’il faut tomber d’accord sur un certain nombre de valeurs portées par la Révolution, sans plus laisser la place à ses heures les plus sombres, et plus encore à ses épisodes sans doute imaginaires devenus légendaires au XIXe siècle. Dès lors, le roman d’Hubert Monteilhet, plutôt que de permettre une nouvelle mise en circulation de ces rumeurs sur la barbarie révolutionnaire, entraîne plutôt un point d’arrêt grâce au travail d’élucidation historique de Jean-Clément Martin, qui sépare la réalité des fantasmes et montre qu’ils nourrissent notre imaginaire à cause de cet impossible consensus sur notre histoire.

BIBLIOGRAPHIE

Bakhtine, Mikhaïl, 1978, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

Campion, Pierre, 2015, « Écrire des fictions sous le regard des Lumières », Acta fabula, vol. 16, no 6, Essais critiques, [En ligne], http://www.fabula.org/revue/document9431.php.

Chandernagor, Françoise, 2002, La Chambre, Paris, Gallimard, Éditions de Fallois.

Coudreuse, Anne, 2015, La Conscience du présent. Représentations des Lumières dans la littérature contemporaine, Paris, Classiques Garnier.

Dumas, Alexandre, [1857] 1868, Les Compagnons de Jéhu, Paris, Michel Lévy.

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Escande, Renaud (dir.), 2008, Le Livre noir de la Révolution française, Paris, Éditions du Cerf.

Déruelle, Aude et Roulin, Jean-Marie (dir.), 2014, Les Romans de la Révolution, 1790-1912, Paris, Armand Colin.

Martin, Jean-Clément, 2012, La Machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française, Paris, Vendémiaire.

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Mazeau, Guillaume, 2009, Le Bain de l’Histoire, Paris, Champ Vallon.

Michon, Pierre, 2009, Les Onze, Lagrasse, Verdier.

Ponson du Terrail, Pierre Alexis, 1865, Le Bal des victimes, Paris, Dentu.

Rolland-Boulestreau, Anne, 2013, « Résonance d’une “perversion” : tanner la peau humaine en Vendée militaire (1793-1794) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, no 120-1, p. 163-182.

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Corpus

Monteilhet, Hubert, [2004] 2008, Les Bouffons. Roman des temps révolutionnaires, Paris, Le Livre de Poche.

NOTES

1. Voir le compte rendu par Pierre Campion (2015), http://www.fabula.org/revue/ document9431.php. 2. Voir aussi la quatrième de couverture : « Des hommes capturés, exécutés, qu’on aurait écorchés avant de procéder au tannage de leur peau, utilisée pour confectionner des objets ou relier des livres… Le fait est attesté, durant la Révolution. En décembre 1793, près d’Angers, aux Ponts-de-Cé, des milliers de prisonniers vendéens sont tués, selon les témoignages recueillis par les représentants en mission. Quelques-uns citent l’écorchement de 32 hommes sur ordre d’un officier de santé, Pecquel, qui aurait ensuite fait traiter les peaux par un tanneur d’Angers. Bavure isolée ou bien, comme une légende noire le laisse entendre depuis deux siècles, véritable entreprise d’État ? » 3. Jean-Clément Martin parle de l’« échec » de ce livre dans La Machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française (2012 : 135). Pour lui, « le soulèvement qui se produit en Vendée à partir de mars 1793 compte moins pour sa réalité que pour la valeur que lui a attribuée l’imaginaire collectif » (Ibid. : 40). 4. Alexandre Dumas, Les Compagnons de Jéhu ([1857] 1868, II : 127). 5. Pierre Alexis Ponson du Terrail (1865 : 58-59). Sur le corpus évoqué dans cette note et la précédente, voir Aude Déruelle et Jean-Marie Roulin (2014). 6. Voir Martin (2013, quatrième de couverture).

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à un aspect peu connu de la Révolution française, et notamment de l’histoire de la Vendée. Les révolutionnaires auraient, selon la légende noire de la Révolution, tanné les peaux de leurs victimes vendéennes. Dans un roman d’inspiration contre- révolutionnaire, le romancier Hubert Monteilhet accrédite cette légende, à laquelle l’historien Jean-Clément Martin a consacré une étude démystificatrice.

This article deals with a little-known aspect of the , in particular the history of Vendée. Among the dark legends of the Revolution, there is one which says that the revolutionaries tanned the skins of their victims in Vendée. In a novel inspired by counter- revolutionary tradition, Hubert Monteilhet gives credence to this legend which French historian Jean-Clément Martin has shown to be no more than a myth.

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INDEX

Mots-clés : Révolution française, Vendée, historiographie, roman historique, peau tannée Keywords : French Revolution, Vendée, historiography, historical novel, tanned skin

AUTEUR

ANNE COUDREUSE Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Pippi Longstocking, Juvenile Delinquent? Hachette, Self- Censorship and the Moral Reconstruction of Postwar France Fifi Brindacier, blouson noir ? Hachette, auto-censure et reconstruction morale dans la France de l’après-guerre

Sophie Heywood

1 Why was Fifi Brindacier, the French version of the Swedish Pippi Longstocking series, only two-thirds the length of the original? How was it that the Famous Five series by the notoriously conservative English author Enid Blyton raised moral concerns amongst the reading committee at her French publisher? What did the reader for the publisher Hachette mean when he rejected Angry Waters, by the popular American author for children, Walt Morey, because “the book was hardly suitable for ‘our’ children”?1

2 All these examples date from the 1950s and 1960s, a period described at the time by the journalist Herbert Lottman (1966 : 5709) as characterised by “incredibly severe” censorship and surveillance of publications for the young. This article examines the blockages to the publication of children’s literature caused by the intellectual climate of the postwar era, through a case study of the editorial policy of Hachette, the largest publisher for children at the time. These years witnessed heightened tensions surrounding the social and humanitarian responsibilities of literature (Sapiro 1999). Writers were blamed for having created a culture of defeatism, and collaborationist authors were punished harshly in the postwar purges. In the case of children’s books, the discourse on responsibility was made more urgent by the assumption that children were easily influenced by their reading material, and by the centrality of the young to the discourse on the moral reconstruction of France (Jobs 2007). As the politician and education reformer Gustave Monod (1954 : 2) put it: “to think of the future is to think of our children’s future.”2 These concerns led to the expansion of associations and publications dedicated to protecting children and promoting “good” reading matter for

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them,3 and to the 1949 law regulating publications for children, which banned the depiction of crime, debauchery and violence that might demoralise young readers.

3 The stated aim of the 1949 law and the associated campaigns was to prevent the spread of American and other foreign comics, which had “invaded” the French market in the 1930s. An unlikely alliance between the Communists and the Catholics had spearheaded the child protection movement, as pre-existing fears about mass culture were overlaid with Cold War concerns and the discourse on the responsibility of literature. For the Communists, the campaign focused on denouncing American cultural imperialism, while Jean-Yves Mollier has recently demonstrated that the 1949 law also forms part of a much longer history of Catholic campaigns to regulate book production and reading. He argues that it represented a victory for the Church over the anti-censorship laws introduced in the Third Republic (Mollier 2014). Research into the applications of the 1949 law has focused chiefly on the censorship of comics, and its later use against adult pornography (Crépin and Groensteen 1999, Jobs 2007: 232–68).4 Still, Jean-Pierre Rioux reminds us not to lose sight of the fact that the campaigns and the law were all aimed specifically at children: “the framework of the 1949 law was so exceptionally wide that it must not simply be understood as a straightforward history of censorship. For patriotic reasons—which the war had served to underline—people firmly believed that the nation owed its children the strictest protection, to ensure a happier future.”5 And the guidance issued to publishers by the 1949 law commission was very clear that “even if their material is purely recreational, they [publishers] play a part in the education of their young readers. They share educational responsibilities with the family, the school, the teaching profession, the cinema and the press.”6 Thus, as Michèle Piquard writes, although the law was never used against book publishers, it furnished them with the legal framework and guidelines on their role to which the majority of presses strove to conform.7 Certainly all books for children from the 1950s onwards in France have stated in their front matter that they conform to the 1949 law.

4 Following Rioux’s argument that the 1949 law was part of the wider concern for child protection and juvenile delinquency in the postwar era, this article focuses on one of the law’s primary functions, to protect the nation’s children from pernicious foreign influences. For this reason, we must explore the impact on translations and processes of cultural transfer in children’s books. As Gideon Toury writes, norms in translation are socially constructed “instructions” that specify what is forbidden, as well as what is permitted. If, as in the case of the 1949 law commission’s guidelines to publishers, such norms are verbalised, they indicate a particular significance to the culture (Toury 2012: 63–64). What were the norms generated by the 1949 law and the intellectual climate of the era? How were such norms affected by different constructions of childhood in France and internationally? To answer these questions, Hachette provides an excellent case study, not only because it was the largest publisher for children (Piquard 2004: 41– 50), but also because the great success of its children’s series depended on imported fiction. Using readers’ reports and editorial correspondence preserved in the Hachette archives8 this article will examine how and to what extent editorial mediations were shaped by the 1949 law on publications for children with its attendant discourse on the perils of foreign imports for children’s education, and how national concerns for future citizens and Hachette’s educational ethos were balanced with commercial imperatives.

5 Hachette launched a large-scale modernisation project for its children’s series in the late 1950s (Bauland 1997: 116–21, Mistler 1964: 376–85). By the end of the decade nearly

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a third of the population was under twenty. A series of long-awaited reforms in 1959 extended the obligatory school age from 14 to 16, and widened access to secondary schooling. Hachette therefore concentrated on investing in its main children’s series, the Bibliothèque Rose and the Bibliothèque Verte. Both management and production were rationalised. The books were now printed on new rotary presses, which required at least 30,000 copies per run in order to achieve their brightly coloured covers and illustrations at the right price. As Louis Mirman, the head of series in the new Children’s Department, explained in an interview in 1956: “our large print runs have a drawback—they restrict us to safe choices.”9 In practice this meant that the percentage of modern, imported titles was greatly increased, with the focus on popular Anglo- American series literature, notably works by Enid Blyton and the Nancy Drew series from the Stratemeyer syndicate. The proportion of foreign titles in the Bibliothèque Rose in the 1940s had been only 10%—and mostly classics such as Andersen. By the late 1950s the list was almost 50% modern translations. Such enormous print runs and the high percentage of imported titles also entailed greater moral responsibility. The new Department established a careful system for the rigorous examination and self- censorship of all texts to ensure they were suitable for the French market. It is the traces of this system, left behind in the deliberations of the readers’ reports, that I use to examine the organising principles behind the self-censorship process.

Detecting Delinquency in Children’s Books

6 The 1949 law stated that publications destined for a young audience must not “portray in a favourable light banditry, lying, stealing, laziness, cowardice, hatred, debauchery or any acts that are classed as crimes or misdemeanours.”10 The fear that depictions of crime in American comics conditioned children to see it as acceptable was common to morality campaigns across the globe (Lent 2009). This discourse constructed children as a particularly vulnerable readership, because of their mimetic instinct, and lack of capacity for critical reasoning. As the leading critic at the time, Marc Soriano put it: “he lives what he reads”11 (Soriano 1966: 88–89). The Ministère de l’Éducation Nationale calculated in 1948 that 88% of juvenile delinquents were avid comic readers (Crépin 2001: 227–29). This concern extended to children’s books. Mirman’s strategy for Hachette’s children’s series was to capitalise on the popular thirst for the newly expanding genre of the detective story for children. Blyton had established the formula, and French authors such as Paul-Jacques Bonzon and Michel Bayard followed it with success.12 The readers’ reports in the Hachette archives indicate that the skill lay in writing about crime detection whilst drawing what one reader called “a discreet veil”13 over the crime itself. Blyton was the past master at this. She saw her writing as a bulwark against American popular culture, particularly comics, and was very strict when writing material suitable for children: “no murders. No ghosts. No horror. No blood” (Rudd 2008: 262). When Georges Chaulet presented to Hachette his Fantômette series, featuring a female superhero who solves crimes, he recalled how “Monsieur Mirman told me: there are conditions. You must modify your text: there are to be no murders, no blood, and the villains must speak in a refined language without cursing.”14 As one reader asked when faced with a manuscript by Bonzon that described an attempted murder, was such a book really suitable for the children’s series, where “the

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young reader is used to finding thieves or bandits who are stupid rather than villainous, and plots that are rather ‘saccharine’?”15

7 The norm that was perhaps trickier to define and enforce was what was unacceptable child behaviour. Fears of juvenile delinquency were strong. The comics debate and the blousons noirs’ (rockers) love of American teen culture had furthered the perception that this was the result of a foreign perversion of the French youth. American texts representing juvenile delinquency were deemed unsuitable for the French market by the Hachette readers. As one of the reader’s reports on Angry Waters (1969) by Walt Morey (best known for his Gentle Ben books) put it, Hachette was far from being alone in this policy: “the subject of this novel is juvenile delinquency; a rather delicate subject that does not appear to have featured in series for readers aged between 10–12 years, at least not in France.”16 Morey’s brief text for adolescent readers was a serious tale of a young gang member given a second chance when he is sent out to work on a farm. However, while it in no way depicted delinquency “in a favourable light,” the manuscript was rejected, with a clear eye to protecting the nation’s young: it was deemed to be “hardly suitable for ‘our youth.’”17 By way of contrast, the French author René Guillot’s Red kid de l’Arizona (1959), an adventure story set in the Wild West also caused problems, but the tenor of discussion between the readers was markedly different.18 The committee was reticent, with one suggesting the book was a little too “hard” for children, and a second recommended that the characters’ violent behaviour should be softened. They all agreed however that it would be awful to lose a manuscript from this well-loved author to another publisher. Thus the French book made it into press, while the American text was rejected. Similar concerns were raised regarding Guillot’s later novel, Le grand Marc et les aigles noirs (1965), about a group of teenagers from deprived backgrounds who find redemption together by setting up a youth camp in a former medieval fort.19 One of the reports explained that caution was necessary as the heroes of the book were “blousons noirs” (rockers). He concluded that although there was no danger of real teenage delinquents reading the book, it would teach other boys about them. Nevertheless, the book was deemed sufficiently general to be “healthy”; in other words, it would not demoralise readers. It is interesting that he draws this distinction in potential readership: while comics were perceived to be the reading material of choice for the juvenile delinquent, books could be treated differently. The reader’s interpretation of this norm was clearly freer than the treatment Morey’s Angry Waters received, but both examples are revelatory of the thinking that underpinned the reading process. All treated the subject of youthful criminality as difficult and requiring careful censorship. Commercially however, losing a popular, respected French author was considered to be more dangerous than the potential criticism of his subject matter.

8 By extension, modes of behaviours such as lying or moral ambiguity were often condemned, even compared to that of “blouson noirs.” As one reader at Hachette explained, when talking about Fifi Brindacier, the French version of the Swedish heroine Pippi Longstocking: the character of Fifi does not conform to the norms of the Bibliothèque Rose. Fifi is a liar from the beginning to the end of these two books. […] And what is her ambition in life? ‘To become a ferocious pirate and spread death and terror in my wake.’ This Fifi seems to be the little sister of our blousons noirs.20

9 The English author Ursula Moray Williams’s Johnnie Tigerskin (1964) caused similar problems. The story featured a young girl who is neglected by her parents and resorts

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to making up fantastical stories to compensate for her loneliness. She tells “beautiful lies” that the children wish were true.21 But eventually her lies escalate into thieving and accidental malice. One of the Hachette readers picked up on this problem: “there is however one problem: the little girl to whom lying comes as naturally as breathing and who is the novel’s heroine; a sympathetic heroine. Is this a good example for children who just want to give free reign to their imaginations?”22 In both cases the readers worried that forms of imaginative play such as telling tall tales or make-believe games about being a pirate risked blurring children’s understanding of the distinctions between good and bad behaviour. There was a similar suspicion of fantasy in the 1949 law committee guidelines: “while allowing for dreams, for fantasy and adventure, avoid excessively implausible tales and disconcerting mysteries, or at least avoid presenting them in such a way that risks confusing the real and the imagined, and disorientating the reader.”23 Encouraging children to identify with imaginative but unruly protagonists risked encouraging delinquent behaviour.

The Child, the Family and the State

10 Realism in children’s books was crucial, not just for avoiding moral ambiguity, but also for defining the relationship of the child to its family and society, as the guidelines to publishers made clear: “except where nature of the story does not permit it, set the characters within their familial, professional or social context.”24 It is striking how the readers at Hachette were concerned that the child be represented within a clear system of authority structures. They were particularly alert to how the individual child behaved with respect to the family and institutions of the state. Hachette’s books ought to inculcate a proper respect for these institutions. This placed the Hachette series in tension with new currents in writing from abroad, which sought to write from the child’s point of view, freed from the adult authoritarian voice (Ewers 1998: 472–77). Inspired by the progressive education movement, many modern authors took a liberationist as opposed to a protectionist stance on childhood. This supposed “child- centred” approach laid emphasis on freedom, independence from parents and adults, and the joys of roaming the countryside, and was garnering acclaim in much of Northern Europe and the States in the postwar era.

11 The case of the most famous example of postwar child-centred literature, Swedish author Astrid Lindgren’s Pippi Longstocking trilogy (1945–48), illustrates how this approach clashed with French ideas on childhood. The child lives on her own, for her mother is dead and her father is lost at sea—probably king of the cannibals now, Pippi surmises. Endowed with superhuman strength (“in all the world there was no policeman as strong as she”25) and a large bag of gold, she can do as she pleases. Her adventures range from the sweet to the nonsensical, punctuated by Pippi’s many tall tales. She evades all attempts to make her conform to the usual path of childhood, including sending her to an orphanage, attending school, or even going to bed at night. Pippi, an extreme example of such literature to be sure, generated unease at the modernised Children’s Department at Hachette. The first translation of the trilogy (reduced to two books published in 1951–53) did not differ greatly from the source text. However, when reprinted with a much larger print run (from 10,000 per volume to 50,000 in 1962–63) under Mirman, it was drastically cut—as the quotation above made clear, the character did not conform to the norms of the series.26 The new edition

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removed all instances of Pippi’s resistance to adult authority. For example, one chapter was removed because the heroine was depicted outwitting two lumbering policemen who are trying to take her away to a children’s home. Another episode, in which a visit to school goes awry, was modified to add in an apology underscoring the importance of the family in socialising the child: “I am insufferable, but, you know, when you live on your own, you end up becoming a little different to everyone else.”27 As Christina Heldner notes, Pippi was a critique of institutions such as school whereby adults seek to repress children’s natural vivacity; it was a defence of children’s rights (Heldner 1992: 65–71). In other words, Pippi was a joyous rejection of all the values that France craved to return to in the wake of the Second World War, and ran counter to the discourse on the responsibilities of literature. In striking contrast, Pippi was welcomed into the American and British literary systems. Where the French discourse was suspicious of fantasy, Eva-Maria Metcalf has shown that Pippi was accepted in the United States precisely because she could be “labelled as nonsense or fantasy, [thus] Pippi’s outrageous behaviour was not thought to present much moral danger to readers who, it was assumed, would scarcely try to identify with or imitate Pippi” (Metcalf 2011: 18). The first British edition from 1954 embraced, even amplified, her anarchism. The front cover illustration by Richard Kennedy depicted Pippi on horseback brandishing a pistol, riding away from school leading a group of children to escape school as the teacher looks on, horrified.

Enid Blyton and the “Anglo-Saxon” Other

12 This difference between the French and British editions of Pippi is not surprising. As Lucy Pearson has shown, the postwar period witnessed a “golden age” of British children’s literature, characterised by “an emphasis on children as imaginative, autonomous and complex beings” (Pearson 2013: 34). However, the extent to which the French and British understandings of what was appropriate reading matter for children could differ is best understood by looking not at the innovators, but at the case of Enid Blyton, the most conservative of British authors and who wrote for the mass market. Given that she was also a passionate spokesperson for the British campaign against horror comics (Lent 2009: 74), one could be forgiven for assuming that her books would pose no moral problems in France. However, she fell foul of the dictum that parental authority must be upheld. Blyton had trained as a Froebel teacher, and believed passionately that freedom to explore and enjoy autonomy was crucial to children’s development. She relegated her adult characters to the background, and her young protagonists often ridiculed adults for seeking to interfere in their activities (Rudd 2000: 97–102). The deliberations over the manuscript translation of Blyton’s Five Get into a Fix (1958), Le Club des cinq aux sports d’hiver (1964) provide a good example of how Blyton’s ethos could clash with Hachette’s norms.28 The readers objected to the children’s independence from all adult supervision while they are staying at the winter chalet, and one suggested that the book explain that they were being looked after nevertheless: it would have been preferable if the author or the farmer had, from the outset, explained that the children are living there independently, and eating their meals there, under the care and watchful eye of the chalet staff.29

13 Blyton’s representation of parents in the book was deemed immoral. Five get into a fix features a six-year-old girl, Aily, who runs wild, and whose parents do little to prevent

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her from playing truant. One reader suggested the mother ought to display proper maternal concern for the situation, and express hope that school will cure the girl “otherwise one might ask why the social services, neighbours and authorities are not doing anything, and whether the parents are happy with this situation.”30 (The published version avoided such a heavy-handed solution, but did make the mother more concerned for her daughter). Similarly, when reading the translator’s manuscript of Le Mystère de la roche percée, 1960 (The Rubadub Mystery, 1952) the readers asked the translator to remove disrespectful language, to soften the story of the protagonist’s parents’ separation, and to remove the section where the boy says he can get by without a father.31 Her books were generally well received in France, but this aspect of her work remained problematic, even after the Hachette editions of Blyton had toned down the impression of children’s autonomy. The Bulletin d’analyses de livres pour enfants criticised Blyton for presenting “a world dominated by children where the adults are mere puppets,”32 while Marc Soriano worried that her model of writing risked “distorting the educational relationship between children and adults in society.”33 Although some British critics also noted this issue, overall they were less concerned.34

14 Indeed, the readers often felt that French parents were more stringent in their discipline than in British and American families. The “Anglo-Saxon” other was used to construct an ideal of the French family as well-disciplined, civilised and respectful; part of an ordered society with proper institutions that structured the family. The European stereotype of the unruly American child was a longstanding one. American children, it was suggested, living in the vast wilds of their country, were put to work earlier and granted much more autonomy by their parents, who were not interested in civilising them. As a result, they were more likely to be disobedient and discourteous to adults (Fass and Grossberg 2012: 3). In the context of the postwar concerns about children, this perceived difference could form a blockage to the reception of American texts celebrating this model of childhood (which was being threatened by urbanisation and industrialisation), for example Sterling North’s 1963 Newbery medal-winning Rascal. This was a nostalgic paean to his free-roaming Wisconsin childhood. Picking up on the boy’s lack of respect for his elders, one reader explained this was to be expected in a foreign text: American and British children were allowed to talk back to their parents, but this was unsuitable for the French market.35 It was also inevitable that the Hachette readers should encounter difficulties with a text that had received the Newbery medal; the awarding body, the American Library Association, deliberately recognised books that were written from a child liberationist perspective, as part of its battle against censorship (Fass and Grossberg 2012: 27).

* * *

15 In conclusion, the Hachette translations policy provides an example of how the intellectual climate of the postwar era could cause serious constraints in the process of cultural transfer and clash with the publisher’s desire to import best-sellers from abroad, in particular from the hyper-central producers of children’s literature, Britain and America. French law in the aftermath of the war leaned heavily towards a protectionist model of rights. This forged a discourse on children’s reading that constructed the child as easily influenced, possessed of a potentially dangerous imagination, and needing adult supervision. This construct could lead to direct issues with imported materials from Scandinavian and Anglo-Saxon countries, where there

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was a growing interest for the more child-centred, liberationist approach to children’s books. Even the ultra conservative Enid Blyton proved to be too progressive in her emphasis on freedom from adults. The case of Hachette suggests that the French preoccupation with responsibility and protection led to a rejection of the right to children’s autonomy in their books. The postwar discourse on the responsibility of literature therefore had a wide and diffuse impact—the reverberations in the field of children’s literature have not been fully recognized by the general historical narrative of this era, but they were particularly marked. The real expansion of experimental children’s literature in France had to await the arrival of 1968, when the liberationist discourse found its voice in the form of radical publishers such as François Ruy-Vidal and Le Sourire qui mord.

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NOTES

1. “Il ne convient guère à ‘notre’ jeunesse.” All translations are my own unless indicated otherwise. 2. “Penser l’avenir, c’est penser le sort des enfants et de la jeunesse.” 3. On the religious and communist leagues, see Crépin (2001: 195–210). 4. On use of the law against pornography: Poulain (1998). Michèle Piquard’s article on children’s books is an important exception: Piquard (2003). 5. “La loi de 1949 s’inscrivait dans un cadre si exceptionnellement large qu’il ne faut pas d’abord la lire comme […] une histoire de la simple et banale censure. La jeunesse avait droit, croyait-on très fermement, à la plus stricte protection nationale, pour des raisons patriotiques dramatiquement héritées, pour préserver un avenir plus heureux.” (“L’ardent contexte,” Crépin and Groensteen 1999: 70; also Jobs 2007: 233). 6. “Même s’ils ne se proposent qu’un but récréatif, ils [publishers] interviennent dans l’éducation de leurs jeunes lecteurs. Ils partagent les responsabilités éducatives avec la famille, l’école, la profession, le cinéma et la presse d’information.” Reproduced in Compte rendu des travaux de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence au cours de l’année 1950, Melun, Imprimerie Administrative, 1952. 7. “Loi du 16 juillet 1949,” p. 227. 8. Preserved at the Institut mémoires de l’édition contemporaine. All subsequent archive references refer to this fonds. 9. “Nos gros tirages ont un revers, ils nous limitent à des valeurs sûres.” Quoted in Marc Soriano and Françoise Guérard (1956: 39–40). 10. “Présent[er] sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits.” 11. “Il vit ce qu’il lit.” 12. Soriano 1965: http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1965-01-0001-001. 13. “Un voile pudique.” S14C47B3 Paul-Jacques Bonzon, Les Six compagnons et l’Avion clandestin, Bibliothèque Verte, 1967. 14. “M. Mirman m’a dit : il y a des conditions. Il faut modifier votre texte : je ne veux pas d’assassinat, pas de sang, les méchants doivent s’exprimer de manière châtiée sans dire de gros mots.” (Chaulet 2011: 52). 15. “Le jeune lecteur est habitué à voir des bandits ou des escrocs plus bêtes que méchants et des récits assez ‘roses’” (S14C47B3, Note sur la forme, Bonzon, Le Marchand de coquillages, Bibliothèque Rose, 1967). 16. “Le véritable sujet de ce roman est la délinquance juvénile, sujet délicat entre tous et qui ne semble pas avoir été abordé jusqu’ici dans les collections pour les lecteurs de 10-12 ans, du moins en France.” (S14C15B2, compte rendu de lecture, Walt Morey, Angry Waters, 1969). 17. “Il ne convient guère à ‘notre’ jeunesse.” 18. S14C48B1, folder: R. Guillot, 1958–67. 19. Ibid. 20. “Le personnage de Fifi se conforme bien mal aux normes de la Bibliothèque Rose. Fifi est une menteuse du commencement à la fin des deux ouvrages. […] Son ambition dans la vie ? ‘Devenir

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un tout petit pirate très féroce. Et semer la mort et l’épouvante autour de moi’. Cette Fifi semble avoir une certaine parenté avec nos blousons noirs.” (S14 C36 B6, folder Fifi Princesse). 21. Johnnie Tigerskin (1964: 28). 22. “Il y a cependant une chose gênante : cette petite fille qui ment comme elle respire et qui est l’héroïne du roman ; une héroïne sympathique. Est-ce un bon exemple à proposer aux enfants qui ne demandent qu’à laisser libre essor à leur imagination ?” (S14C32B6, folder: Johnnie peau-de- tigre / Johnnie Tigerskin (1964), 23 March 1966). 23. “Tout en faisant la part du rêve, du merveilleux, du fantastique et de l’aventure, éviter l’excès d’invraisemblance et les mystères déconcertants, au moins dans les présentations risquant de faire confondre le réel et l’imaginaire et de désorienter l’esprit du lecteur.” (Compte rendu des travaux de la commission de surveillance et de contrôle des publications destinées a l’enfance et à l’adolescence au cours de l’année 1950). 24. “Dans la mesure où la nature du récit ne l’exclut pas, introduire des personnages relevant d’un milieu familial, professionnel, social.” (Ibid.) 25. Pippi Longstocking, translated by Edna Hurup, Oxford, Oxford University Press, 1954, p. 3. 26. For the deliberations, see S14 C36 B6, folder Fifi Princesse. 27. “Je suis insupportable, mais, tu sais, quand on vit toujours tout seul, on finit par être pas comme tout le monde.” (S14 C162B1, Princesse de Couricoura typescript with corrections). 28. S14C27B4 (1955–68) Blyton, folder: Five Get into a Fix / Le club des cinq aux sports d’hiver. 29. “Il aurait été préférable que dès le début l’auteur – ou la fermière – explique que les enfants y vivent indépendants, y prennent leurs repas, sont servis et surveillés par un personnel attaché à ce chalet.” 30. “Sinon on se demanderait ce que font l’assistante sociale, les voisins et les autorités, si les parents s’accommodent de cette situation.” 31. S14 C30B4, folder: Le Mystère de la roche percée / The Rubadub Mystery 28/7/60 (Rose). 32. “Un monde d’enfants qui font la loi en face des adultes fantoches” (September 1969). 33. “Fausser le rapport éducatif enfant-adulte tel que la société nous le présente” (Soriano 1965). 34. On Blyton’s critical fortunes in Britain, see Ray (1982). 35. S14 C36 B2, second reader’s report on Little Rascal. Little Rascal was the condensed version for younger children—the unabridged edition had already been rejected.

ABSTRACTS

This paper looks at the blockages to the publication of children’s literature caused by the intellectual climate of the postwar era, through a case study of the editorial policy of Hachette, the largest publisher for children at this time. This period witnessed heightened tensions surrounding the social and humanitarian responsibilities of literature. Writers were blamed for having created a culture of defeatism, and collaborationist authors were punished harshly in the purges. In the case of children’s literature, the discourse on responsibility was made more urgent by the assumption that children were easily influenced by their reading material, and by the centrality of the young to the discourse on the moral reconstruction of France. As the politician and education reformer Gustave Monod put it: “penser l’avenir, c’est penser le sort des enfants et de la jeunesse.” These concerns led to the expansion of associations and publications dedicated to protecting children and promoting “good” reading matter for them, and, famously, to the 1949

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law regulating publications for children, which banned the depiction of crime, debauchery and violence that might demoralise young readers. Using the testimonials of former employees, along with readers’ reports and editorial correspondence preserved in the Hachette archives, this paper will examine how individual editorial decisions and self-censorship strategies were shaped by the 1949 law with its attendant discourse of moral panic on children’s reading, and how national concerns for future citizens were balanced with commercial imperatives.

Cet article examine les obstacles à la publication de la littérature jeunesse pendant la période de l’après Seconde Guerre mondiale. Ces obstacles, dus au climat intellectuel de l’époque, sont explorés à travers le cas de la politique éditoriale de Hachette, alors le plus gros éditeur de littérature jeunesse. L’après-guerre a vu une augmentation des tensions au sujet du rôle social et humanitaire de la littérature. On a accusé certains écrivains d’entretenir une culture de la défaite et les auteurs « collabos » ont été punis pendant les purges. Le cas de la littérature jeunesse apparaissait d’autant plus préoccupant que l’on pensait que les enfants étaient aisément influencés par leurs lectures, et que, dans le discours de reconstruction morale du pays, la jeunesse occupait une place centrale. C’est bien ce que voulait dire Gustave Monod, homme politique et réformateur en matière d’éducation, lorsqu’il déclarait que « penser l’avenir, c’est penser le sort des enfants et de la jeunesse ». Ceci eut pour conséquence une prolifération d’associations et de publications visant à protéger les enfants et à promouvoir de « bonnes lectures ». En découla également la célèbre loi de 1949 qui règlementait les publications destinées à la jeunesse. La loi interdisait toute description de crime, de débauche ou de violence qui soit de nature à démoraliser les jeunes lecteurs. Cet article se base sur des témoignages d’anciens employés de Hachette, sur des rapports de lecture et des correspondances conservées dans les archives de l’éditeur, et analyse la manière dont la loi de 1949, avec son discours empreint de crainte morale, a pesé sur les décisions éditoriales individuelles et les stratégies d’auto-censure. L’article analyse également le difficile équilibre entre les préoccupations nationales pour les citoyens en devenir et les impératifs commerciaux.

INDEX

Keywords: children’s literature, Hachette, Bibliothèque rose, 1949 law, self-censorship Mots-clés: littérature pour la jeunesse, Hachette, Bibliothèque rose, loi de 1949, auto-censure

AUTHOR

SOPHIE HEYWOOD University of Reading (UK), Department of Modern Languages and European Studies

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La vue topographique en France au XVIIIe siècle : éclat et mésestime d’un genre Veduta in Eighteenth-Century France: A Neglected Genre

Émilie Beck-Saiello

Tous mes remerciements à Guillaume Glorieux et Jean Boutier, ainsi qu’à Jean-Luc Ryaux et Nicolas Joly pour avoir relu cet article et avoir nourri ma réflexion de leurs remarques et de leurs suggestions.

1 La vue, autrement appelée vue topographique ou, en italien, veduta, est une catégorie de la peinture de paysage qui connut un succès considérable en Europe, en particulier durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, au moment de l’essor du phénomène du Grand Tour. Carnevarijs, Van Wittel, Pannini, Canaletto, Guardi, Bellotto, Joli ou encore Hackert1 ont ainsi immortalisé les ruines romaines, le Grand Canal à Venise, le golfe de Naples et même Saint Paul de Londres et la Kreuzkirche de Dresde. Qu’en est-il des Français, dont le pays a produit alors de nombreux et célèbres paysagistes, tels Vernet, Hoüel et Hubert Robert2 ? Peu d’entre eux ont en fait pratiqué le genre de la vue et appliqué leur talent à la représentation des villes françaises. Peut-on expliquer qu’un des genres artistiques les plus significatifs du XVIIIe siècle n’ait connu en France qu’un succès très relatif ?

La notion de vue au XVIIIe siècle

2 L’intérêt pour l’étude de la veduta ne s’est manifesté en France qu’assez tardivement3. Le premier auteur à enquêter sur le genre est, en 1966, l’italien Giuliano Briganti, auteur de Gaspar Van Wittel e l’origine della veduta settecentesca, étude fondamentale sur la veduta et sur son fondateur (Briganti 1966). Briganti a également publié en français un ouvrage de divulgation sur le sujet. Il donne pour la première fois une définition précise du genre :

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[…] la « veduta » dans son sens le plus courant [est une] vue topographique, c’est-à- dire [la] représentation d’un lieu, d’un site caractéristique, d’un monument, ou par extension d’un panorama de ville. Il dérive […] de toute évidence, du terme analogue signifiant « point où tombe la vue », puis conséquemment aspect d’un lieu tel que le délimite le cadre bien défini de la pyramide visuelle, c’est-à-dire perspective « de paysage » ou de ville, ou d’architecture, ou d’autre chose, incluse dans le plan qui passe à travers le cône de projection de cette pyramide […]. La veduta est ce paysage décrit avec précision et identifiable, constituant un témoignage « figuré » d’un lieu et d’un milieu déterminés : paysage par conséquent historiquement objectif. (Briganti 1971 : 6-7) (fig. 1).

Fig. 1. Gaspar Van Wittel, Le Colisée

Huile sur toile, environ 100 × 150 cm. Courtesy of BNB Art Consulting.

3 Giuliano Briganti en établit également la double origine, nordique et italienne. C’est en Italie et dans l’Allemagne rhénane de la fin du XVe siècle qu’apparaît le « portrait de ville4 ». Dans le monde germanique, il est divulgué par les six volumes du Civitates Orbis Terrarum de Braun et Hogenberg (1572-1617). Dans les Flandres, au XVIe siècle, se développe aussi la « vue topographique5 », sous forme de dessins et de gravures que vont exporter, dans les Provinces-Unies, les artistes protestants6.

4 La pratique de la veduta, c’est-à-dire la représentation en deux dimensions, sur la surface réduite de la toile, d’une large section de paysage (tout ce qui rentre dans le cône visuel), nécessite une bonne connaissance des lois mathématiques et de l’optique ainsi qu’une excellente maîtrise de la perspective et du rapport des proportions. C’est pourquoi la veduta, que l’on appelle au XVIIe et encore au XVIIIe siècle « perspective naturelle7 », doit son développement en Italie aux « peintres de perspectives » qui ont exercé leur talent aussi bien dans les vues architecturales, comme Viviano Codazzi (1604-1670), que dans la scénographie et la quadratura.

5 La rencontre de ces deux traditions, flamande et italienne, s’est faite à Rome à la fin du XVIIe siècle, lors du séjour qu’y firent alors de nombreux artistes nordiques. Ceux-ci ont peint, dans une veine réaliste, des scènes de rue et des ruines, et réalisé ainsi leurs premières vues souvenirs de la capitale de la chrétienté. Mais celui que l’on considère comme l’un des pères fondateurs du genre (avec Luca Carnevarijs) est le Hollandais Gaspar van Wittel. Il vint en Italie en 1674, tout d’abord pour réaliser des dessins

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illustrant le cours du Tibre, documents de travail pour l’ingénieur hydraulique Cornelis Meyer, chargé des travaux d’aménagement du fleuve. À partir de 1680, fréquentant les ateliers d’impression de guides illustrés de Rome, il s’orienta vers la représentation de vues urbaines et devint rapidement le maître incontesté du védutisme romain de son temps. Il exporta son savoir à Venise (où il séjourna en 1695) et à Naples (il y résida en 1700-1701), exerçant une influence profonde sur les peintres locaux. Rome, Venise et Naples, les trois étapes principales du Grand Tour italien, resteront pendant tout le XVIIIe siècle les trois foyers de la veduta (Briganti 1966).

6 La veduta est essentiellement commémorative. Elle rappelle le souvenir des lieux visités (fig. 2) ou immortalise un événement (fig. 3). On parle donc de vue souvenir ou de veduta celebrativa (vue de célébration). Elle peut être utilisée pour souligner la prospérité d’une ville ou d’un royaume ainsi que le bon gouvernement du prince et son évergétisme. Mais elle peut être aussi simplement la « photographie » d’une ville, d’un monument ou d’un site, à un moment de son histoire (fig. 4).

Fig. 2. Pierre Jacques Volaire, Éruption du Vésuve vue depuis l’Atrio del Cavallo

Huile sur toile, 52,5 × 78,8 cm, après 1771. Collection particulière.

Fig. 3. Antonio Joli, Le Cortège royal de Piedigrotta, à Naples

Huile sur toile, 71 × 255 cm, Vienne, vente Dorotheum, 17 octobre 2012, no 632. © Dorotheum Vienna, Auction Catalogue 17th October, 2012.

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Fig. 4. Pierre-Antoine Demachy, Dégagement de la colonnade du Louvre, vue prise pendant la démolition des vestiges de l’hôtel du Petit Bourbon

Huile sur bois, 49 × 64 cm, signé, Paris, vente Artcurial, 19 décembre 2006, no 58. © Artcurial Briest – Poulain – F. Tajan.

7 L’aristocratie anglaise qui effectue son Grand Tour en est la clientèle principale. L’Angleterre possédait en effet une tradition de vues topographiques (toujours héritée des Flandres), constituées principalement par des paysages portraits représentant les demeures et domaines de l’aristocratie. Une fois en Italie, les voyageurs anglais souhaitaient rapporter une preuve et un souvenir de leur séjour et de leurs expériences. Ces vues sur toile, roulées et transportées dans les bagages ou expédiées par bateau, constituaient l’un des objets privilégiés du marché du Grand Tour.

8 Les Anglais sont les principaux clients des védutistes, mais c’est en réalité toute l’Europe, de la Prusse à la Russie en passant par l’Irlande ou la Suède, qui achète et collectionne des vues. Les œuvres, tout comme les artistes, s’exportent pour satisfaire la demande des amateurs. En revanche, les Français ont peu collectionné le genre de la veduta durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, exception faite d’une petite élite éclairée, que guidait un sentiment national et qu’intéressaient le patrimoine et les transformations urbaines (Guichard 2014, Boutier 2014 : 30-31).

Les raisons d’un relatif insuccès en France

9 La France a bien été pourtant, à l’époque classique, l’une des grandes patries du paysage. Au XVIIIe siècle, des artistes comme Joseph Vernet et Hubert Robert ont eu un rayonnement international. Les paysagistes sont alors très nombreux et leur production est fort diversifiée. La majorité d’entre eux a séjourné en Italie et travaillé

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pour la clientèle du Grand Tour. Pourquoi, alors, ont-ils boudé la veduta ? Et comment donc qualifier la peinture de paysage qui se pratique en France au Siècle des lumières ?

10 Jusqu’au début du XVIIIe siècle, on ne distingue essentiellement que deux catégories de paysages : le paysage portrait (ou vue)8 et le paysage idéal, jugé plus noble puisqu’il inclut dans la représentation une scène animée et que la nature y a été corrigée par la main du peintre selon les critères du beau idéal9. Dans son Cours de peinture par principes, publié en 1708, Roger De Piles introduit une nouvelle catégorie de paysage, le paysage composé ou paysage mixte10. Ces trois typologies de paysages sont encore en vigueur lorsque Watelet publie en 1792 l’article « Paysage » dans son Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure : Les aspects que l’on imite fidèlement et tels qu’ils se présentent, s’appellent des vues […]. Les aspects champêtres, imités en partie d’après la nature et en partie imaginés, sont des paysages mixtes, ou des vues composées. Les paysages créés sans autre secours que les souvenirs et l’imagination, sont des représentations idéales de la nature champêtre11.

11 Le paysage composé ou mixte mêle, comme son nom l’indique, les deux conceptions du paysage (paysage portrait et paysage idéal) et les deux pratiques de l’étude d’après nature et du travail en atelier. Le paysage qu’on a représenté n’est pas vrai mais seulement vraisemblable, puisqu’il présente différents éléments pris dans la réalité mais assemblés par la main du peintre pour créer un effet agréable et pittoresque. Ainsi le Paysage de rivière avec des femmes se baignant dans une cascade de Pierre Jacques Volaire (1729-1799) (collection particulière) qui réunit, dans une même composition, l’église de Sainte-Constance à Rome, la croix de Pozzano à Castellammare di Stabia, une église romane idéalisée et la grotte du Pausilippe à Naples (fig. 5).

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Fig. 5. Pierre Jacques Volaire, Paysage avec des femmes se baignant près d’une cascade

Huile sur toile, 99,7 × 137,8 cm, signé et daté en bas à droite : « Peint par Jacques Volaire à Rome en 1763 », collection particulière. © Galerie Éric Coatalem, Paris.

12 Ce type de paysage a eu en France la préférence de Roger De Piles et des artistes jusque dans les années 1770. Le courant néoclassique s’accompagne alors d’un retour au paysage idéal et néo-poussinien (voir par exemple François-Xavier Fabre (1766-1837), La Mort de Narcisse, Montpellier, musée Fabre).

13 Dans ce courant pictural du paysage composé on peut distinguer deux veines ou tendances : une veine pittoresque et une veine narrative.

14 L’abbé Du Bos qualifie de pittoresque « une composition […] dont le coup d’œil fait un grand effet » ([1719] 1993 : 90). Charles Coypel, dans une conférence prononcée à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1726, y voit « un choix piquant et singulier des effets de la nature » (Coypel 1726 : 54). Le pittoresque implique une préférence pour l’irrégularité, la variété, la complexité, la rudesse ou la difformité, qui peuvent se manifester soit dans les formes de la nature, soit dans le style de l’artiste (fig. 6).

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Fig. 6. Claude-Louis Châtelet, Vue du Val Travers, dans le comté de Neufchâtel

Plume et lavis d’encre grise et rehauts de gouache blanche sur papier bleu, 23,5 × 30,8 cm, Paris, Galerie Fabrice Bonasso. © Galerie Fabrice Bonasso, Paris.

15 La veine narrative, en revanche, dans la peinture française de paysage au XVIIIe siècle, est ce que Van Mander a appelé en 1604, à propos des paysages flamands du XVIe siècle, la « petite histoire12 ». Les paysages français ont certes abandonné, au XVIIIe siècle, le récit d’épisodes héroïques tirés de l’histoire, de la littérature ou de la mythologie, mais n’ont pas pour autant renoncé à la description ou au compte rendu d’un événement : naufrage, éruption d’un volcan, tempête, procession, etc. La peinture doit continuer à instruire, les figures doivent nous renseigner sur les mœurs et les coutumes et nous inviter à la réflexion. L’abbé Du Bos écrit à ce propos, en 1719 : C’est ainsi qu’en ont usé le Poussin, Rubens et d’autres grands maîtres, qui ne se sont pas contentés de mettre dans leurs paysages un homme qui passe son chemin, ou bien une femme qui porte des fruits au marché. Ils y placent ordinairement des figures qui pensent afin de nous donner lieu de penser ; ils y mettent des hommes agités de passions afin de réveiller les nôtres et de nous attacher par cette agitation. (Du Bos 1993 : 18)

16 On ne peut pas dire pour autant que la vue soit absente de la production des peintres et dessinateurs de paysages au XVIIIe siècle. Les deux commandes royales passées par Louis XV à Vernet pour la série des Ports de France, et par Louis XVI à Hubert Robert pour celle des monuments antiques de Provence, en sont des exemples célèbres13 (et il faut y ajouter la Vue d’Avignon de Vernet, récemment acquise par le musée du Louvre). La série des Ports de Vernet (comme celle de La Rochelle, fig. 7) sont ainsi des portraits assez fidèles des villes portuaires françaises, où le souci du détail vrai (embarcations, costumes, marchandises, etc.) ne nuit pas à la vision d’ensemble14. Il existe par ailleurs un courant (plus qu’un genre) de vues de villes, qui prend sa source dans les vignettes placées aux marges des cartes urbaines15. Au XVIIe siècle, ce sont des artistes flamands et

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hollandais qui s’illustrent dans le portrait de ville, tant en dessin qu’en peinture : Abraham de Verwer (1585-1650), Pieter Wouwerman (1623-1682), Reinier Nooms, dit Zeeman (vers 1623 – avant 1667), ou Lievin Cruyl (1634 – avant 1720). À ces noms il faut ajouter, pour le deuxième quart du XVIIIe siècle, celui du peintre Charles Léopold Grevenbroeck (actif à Paris en 1730 et à Naples après 1758/59) et dont l’œuvre majeure est la commande passée en 1738 par le surintendant Philibert Orry des quatre vues de Paris, exposées au Salon de 174116. La Vue des hauteurs de Belleville du musée Carnavalet, à titre d’exemple, est une minutieuse vue topographique au dessin subtil, préparée avec une rigueur scientifique par de nombreux repérages et études. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, quelques peintres de paysage français, comme Alexandre Noël (1752-1834), s’intéressent à ce type de représentations17. Mais c’est Nicolas Jean- Baptiste Raguenet (1715-1793), puis Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)18, qui se feront une spécialité dans les vues urbaines et particulièrement de celles de Paris. Le cas de Demachy est probablement l’exemple qui confirme la règle : il fit une brillante carrière académique, ses œuvres remportèrent un réel succès et furent collectionnées par des amateurs distingués. Mais il mourut pauvre, n’eut guère de descendance artistique et ses tableaux furent souvent âprement critiqués lors de leur présentation au Salon.

Fig. 7. Joseph Vernet, Vue du port de La Rochelle

Huile sur toile, 165 × 203 cm, signé et daté en bas à droite : « Peint à La Rochelle par J. Vernet en 1762 », Paris, musée du Louvre. © RMN.

17 Parallèlement à la production de vues peintes se développèrent de nombreuses vues dessinées, réalisées, en France et en Europe, par des artistes comme Jean-Baptiste Lallemand (1716-1803 ?), Jean Hoüel, Claude-Louis Châtelet (1749/50-1795, fig. 8), ou encore par des architectes de formation, comme Charles-Louis Clérisseau (1721-1820), Louis-Jean Desprez (1743-1804) et Victor-Jean Nicolle (1754-1826, fig. 9). Celles-ci constituent souvent la documentation illustrée d’un voyage fait en France ou dans des

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contrées plus lointaines et elles sont destinées à un public de curieux. Nous reviendrons sur ces exceptions.

Fig. 8. Claude-Louis Châtelet, Vue de Catanzaro

Plume et encre noire et grise, aquarelle, 16,5 × 25, 5 cm, signé au verso : « châtelet delin. » Courtesy of Nicolas Joly.

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Fig. 9. Victor-Jean Nicolle, Vue des restes de l’Hippodrome de Constantin ou du Temple de Bacchus à Rome

Plume et aquarelle, 9 × 13,5 cm, signé et annoté au verso « Vue des restes de l’Hippodrome de Constantin ou du Temple de Bacchus à Rome », Paris, Galerie Fabrice Bonasso. Courtesy of Jean-Luc Ryaux.

18 Il est temps désormais d’analyser les raisons du peu de succès que connut la veduta en France au XVIIIe siècle, comparativement aux autres pays européens. La France n’a pas, à la différence des Flandres ou de l’Angleterre, une forte tradition de vues topographiques (ou paysages portraits). Par ailleurs, les différentes pratiques artistiques qui sont à l’origine du développement de la veduta en Italie – les vues architecturales, l’illusion scénographique et le quadraturisme – n’ont pas connu de large développement en France. Un art classique fait de raison, de règles, de symétrie et d’équilibre y a prévalu à partir de Louis XIV et a été préféré à un art de l’illusion.

19 On remarquera aussi que, dès l’institution de la surintendance des Bâtiments du roi et la création des académies19, la production des artistes, architectes, cartographes, topographes, décorateurs ou ingénieurs s’est trouvée codifiée et cantonnée à un secteur d’activité. Si l’on excepte les petits maîtres travaillant pour des commandes privées ou municipales, et contraints par la nécessité à réaliser des plans, des relevés, des décors éphémères pour des événements de l’histoire locale, la plupart des artistes assumèrent une fonction bien particulière. C’est ainsi qu’Adam François Van der Meulen (1632-1690) et Jean-Baptiste Martin (1659-1735) furent peintres des batailles de Louis XIV ; Pierre Denis Martin, « peintre ordinaire du roi », se spécialisa dans la représentation des châteaux royaux ; Louis Nicolas de Lespinasse (1734-1808) enseigna la tactique de la topographie à l’École royale militaire ; Jean-Baptiste Génillion (1750-1829) et Nicolas Ozanne (1728-1811) furent respectivement peintre officiel et dessinateur de la Marine et Laurent-Antoine Volaire (1723/24, documenté jusqu’en

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1766), pilote du roi et dessinateur-géographe. Ce mélange des genres (scénographie, topographie, cartographie, peinture de paysage, etc.), qui a été si favorable au développement et à l’essor de la veduta en Europe, ne s’est guère opéré en France (si l’on excepte le cas de Demachy qui fut formé par l’Italien Giovanni Niccolò Servandoni (1695-1766)). Il est vrai également que certains des artistes précédemment mentionnés figurent parfois dans les documents comme peintres de vues – c’est le cas de Génillion (fig. 10) et de Louis-Nicolas Van Blarenberghe (1716-1794) – mais leurs vues constituent essentiellement une documentation à des fins militaires. Nous reviendrons sur le sujet.

Fig. 10. Jean-Baptiste Génillion, Éruption du Vésuve

Huile sur toile, 34,5 × 38,2 cm, signé en bas à gauche : « Genillion ». Collection particulière.

20 Il existe de plus, en France, une très forte hiérarchie des genres picturaux, établie et maintenue par l’Académie. Le paysage et la nature morte se situent en bas de l’échelle, après la peinture d’histoire, le portrait et la scène de genre. En dépit du succès de certains grands artistes comme Vernet et Hubert Robert, le développement de la pratique du paysage chez de nombreux peintres, malgré encore la faveur dont jouit le genre auprès du public et enfin, malgré les idées pionnières de De Piles et de Cochin, le paysage reste considéré pendant tout le XVIIIe siècle comme un genre mineur. L’on pense en effet que, dans le paysage, c’est l’imitation et donc l’habileté manuelle qui prévalent sur l’imagination et l’invention, facultés qui avaient conduit les peintres à hisser leur activité au rang d’art noble, d’art de la pensée, au même titre que les arts libéraux (Harent 2005 : 214)20. Au sein du paysage existaient, comme nous l’avons vu, différentes catégories qui, elles aussi, étaient soumises à une hiérarchie. Ainsi Watelet plaçait à son sommet les représentations idéales, suivies par les paysages composés, et reléguait les vues en bas de l’échelle ; ceci, en accord avec la tradition académique qui assignait une valeur majeure à l’imagination par rapport à la représentation fidèle de la réalité. Cette hiérarchie fut même reprise par un peintre de paysage, Pierre-Henri de

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Valenciennes (1750-1819), qui rédigea un traité sur le genre en 1800, dans lequel il écrivit : Le genre du paysage portrait n’exige pas, à la rigueur, beaucoup de génie. Il n’y a que les yeux et la main qui travaillent […]. Le paysage héroïque [est le] genre le plus noble de tous et qu’on ne saurait traiter sans avoir beaucoup de génie. (Valenciennes 1800 : 479, 483)

21 Valenciennes sera d’ailleurs, à la fin du XVIIIe siècle, à l’origine du renouveau du paysage héroïque ou idéal, qui prendra au XIXe siècle le nom de paysage historique.

22 Ouvrons une brève parenthèse. Dans la catégorie du paysage portrait figurent les nombreuses vues dessinées, aux fins d’être publiées dans les différents Voyages ou Tableaux pittoresques. Celles-ci furent considérées par les critiques comme des œuvres avant tout documentaires, des illustrations, au même titre que celles de l’Encyclopédie. Et ce, malgré leur indéniable qualité formelle.

23 Si les artistes n’ont pas pratiqué le paysage héroïque ou idéal avant les années 1770-1780, ils ont eu soin néanmoins, comme nous l’avons vu, d’introduire dans leurs paysages un contenu narratif et de raconter la vie de leur temps. Ce fut le cas de Vernet par exemple, qui sut représenter, dans sa série des Ports de France comme dans ses vues de Rome ou de Naples, les mœurs, les coutumes et les costumes des habitants des villes et des marins et commerçants étrangers, et raconter l’histoire d’une société et de son mode de vie. L’abbé de La Porte, dans sa critique du Salon de 1755, écrit à propos de deux de ses tableaux : Sur son port de Marseille et dans son arsenal de Toulon, dont les détails sont exacts, sans confusion, et méthodiquement ordonnés, on apprendroit des choses que bien des personnes devroient sçavoir, et dont on auroit de la peine à se faire instruire. Pourquoi nos peintres, presque toujours préoccupés d’idées vagues, singulières, et bien souvent inutiles, ne s’asservissent-ils pas quelquefois à représenter des choses connues de nos jours, mais toujours d’un beau choix ? Ils seroient précieux aux étrangers, à la postérité. On liroit dans leurs tableaux l’histoire des coutumes, des arts, des nations ; ils seroient toujours intéressants, s’ils étoient vrais, parce qu’ils seroient utiles. (La Porte 1755 : 12-13)

24 Le faible développement de la veduta en France par rapport aux autres pays européens s’explique aussi par l’organisation politique et culturelle de chaque nation, comme l’a mis en évidence Jean Boutier : La centralisation française des activités intellectuelles et artistiques est sans aucun doute un incroyable levier pour imposer ces hiérarchies, sans qu’il puisse y avoir le développement de productions alternatives. Les commandes locales éventuelles renvoient toujours aux hiérarchies officielles, car les villes elles aussi sont prises dans le système royal et la vue ne semble pas avoir été un moyen pour mettre en avant l’orgueil citadin (que de toute façon la monarchie n’apprécierait guère)21.

25 En Italie, le polycentrisme artistique et le fort campanilisme22 ont encouragé le développement de l’iconographie urbaine. Quant à l’Angleterre, malgré le poids de Londres, elle n’est pas aussi politiquement centralisée que la France : la cour de Londres n’a pas l’importance de celle de Versailles, et ne dicte pas de choix culturels aussi forts. On ne peut certes négliger le rôle de la Royal Academy, mais il y a en Angleterre plus de diversité qu’en France. La vie provinciale y est extrêmement forte, avec sa culture propre. Le pays souffre aussi d’un sentiment de faible légitimité artistique, au moins jusque dans les années 177023.

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26 Enfin, on pourra observer que la demande de vues topographiques a émané principalement de pays de religion et de culture réformées : Provinces-Unies au XVIIe siècle, puis Grande-Bretagne au XVIIIe et, dans une moindre mesure, pays germaniques. Pourquoi ? Parce que le paysage portrait – comme d’ailleurs le portrait qui a connu dans ces mêmes pays un large développement – est une photographie de la réussite sociale. Il fixe le statut ou l’ascension sociale d’un homme ou d’une famille. Les vues topographiques des demeures anglaises et de leurs domaines en sont bien évidemment l’exemple le plus éloquent, mais les vues souvenirs des villes visitées pendant le Grand Tour le sont également. Elles sont la preuve que leurs propriétaires appartiennent à cette élite fortunée des voyageurs qui a parcouru l’Italie, complété sa formation et ses connaissances au contact de sociétés différentes, et prouvé, par l’acquisition de tableaux, un goût prononcé pour la culture et les arts.

27 En France, les seules véritables vues ont été celles des ports de France et des monuments antiques de Provence commandées par Louis XV et Louis XVI, ainsi que les vues de Paris de Demachy, acquises par les cercles proches de l’Académie. Œuvres de propagande, elles devaient montrer la force de la marine militaire et commerciale et le dynamisme de la politique édilitaire, souligner l’unité du royaume ou bien décrire les richesses artistiques d’un pays qui n’avait plus rien à envier à l’Italie. Les autres vues sont les scènes de batailles de Van der Meulen ou de Martin. Mais peut-on parler de vues ? Les scènes de bataille ou les tableaux d’histoire (et d’histoire contemporaine) constituent aussi un genre de peinture autonome depuis le XVIIe siècle. S’il y eut des vues topographiques en France, au XVIIIe siècle, elles ne furent pas créées à l’initiative d’une classe sociale et pour illustrer son statut et sa réussite, mais pour fixer les grands événements de l’histoire nationale et ses grands succès dans le domaine maritime, commercial ou artistique.

* * *

28 En guise de conclusion, je souhaiterais revenir sur un passage du traité de Valenciennes, Élémens de perspective pratique à l’usage des artistes, évoqué plus haut. Dans ce traité le paysage composé, type de paysage le plus pratiqué par les Français au XVIIIe siècle, semble à première vue totalement absent. Mais on le trouve en fait inclus dans le paragraphe consacré au paysage portrait. Selon Valenciennes, le paysage portrait est constitué par la représentation objective de la nature telle qu’elle apparaît dans le cône visuel, ou bien par la représentation composite d’éléments variés, pris en différents lieux. Selon lui, en effet, le paysage, tel qu’il se présente à notre regard, est rarement parfait ; il faut par conséquent en sélectionner les éléments les plus beaux et les regrouper dans une même composition (ce qui revient donc à réaliser un paysage composé). Ainsi, pour Valenciennes, la vue topographique au sens strict, représentation fidèle d’un lieu, n’existe pas. De fait, Giuliano Briganti avait déjà mis en évidence la liberté que prenaient parfois les védutistes avec la réalité. André Corboz est allé plus loin, montrant que chez Canaletto, le plus célèbre védutiste du XVIIIe siècle, il n’y avait pas de limites entre la veduta et le caprice ou paysage imaginaire (Corboz 1985). Pour autant, on ne pourra néanmoins aller jusqu’à nier l’existence, au XVIIIe siècle, des vues topographiques produites, comme nous l’avons souligné, majoritairement en Italie et pour une clientèle principalement anglaise et protestante. À ce courant réaliste du

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paysage, la France aura finalement préféré une version simplement naturaliste, au contenu narratif.

Fig. 11. Pierre-Henri de Valenciennes, L’Ancien Jeu de l’outre

Huile sur toile, 65,8 × 97,5 cm, signé et daté en bas à gauche : « P. Valenciennes / an XII », Collection particulière. © Courtesy of Galerie Jean-François Heim, Bâle.

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Valenciennes, Pierre-Henri de, an VIII (1800), Élémens de perspective pratique à l’usage des artistes, suivis de réflexions et conseils à un élève, Paris, Desenne.

Van Mander, Karel, 1604, Het Schilder-boeck, Haarlem, Passchier Wesbusch.

Watelet, Claude-Henri et Lévesque, Pierre Charles, [1788] 1792, Encyclopédie méthodique, 2e éd. Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, Prault.

NOTES

1. Luca Carnevarijs (1663-1730), Gaspar van Wittel (1653-1736), Giovanni Paolo Pannini (1691-1765), Giovanni Antonio Canaletto (1697-1768), Francesco Guardi (1712-1793), Bernardo Bellotto (1722-1780), Antonio Joli (vers 1700-1777) et Jacob Philipp Hackert (1737-1807). 2. Joseph Vernet (1714-1789), Jean Hoüel (1735-1813) et Hubert Robert (1733-1808).

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3. Si l’on excepte l’article de Prosper Dorbec, publié dès 1908, et qui s’intéresse essentiellement aux vues des environs de Paris. Il convient de citer, pour l’étude générale du védutisme en France, l’article de fond de Jean Boutier (2014, avec la bibliographie sur les différents représentants du « genre »), ainsi que Sophie Harent (2005). 4. Le terme apparaît pour la première fois vers 1555 sur une petite vue de Sienne à l’eau-forte, Il vero ritratto della città di Siena. Le portrait de ville vise à restituer l’image de la cité dans sa splendeur, et documente la morphologie du site, la structure urbanistique et l’architecture de la ville. Voir Cesare De Seta (2011, en particulier introduction et chap. I). 5. La vue topographique est une représentation fidèle d’une ville ou d’un site réalisée d’après nature. La vue tout court peut s’attacher en revanche à la description d’éléments de paysage (cabane, rochers, etc.). Voir Claude-Henri Watelet et Pierre Charles Lévesque ([1788] 1792, V : 832). 6. Sur l’origine et le développement du portrait de ville, voir Cesare De Seta (2011). 7. La perspective naturelle est un terme d’optique ; elle se réfère, depuis le XVe siècle à la vision humaine, à la vision directe, et s’oppose à la perspective artificielle ou mathématique dont les principes furent exposés par Filippo Brunelleschi. Comme l’a rappelé Giuliano Briganti ([1969] 1971 : 7), le terme de perspective ou perspective naturelle, utilisé par exemple par Lomazzo (Trattato dell’arte della pittura, scoltura et architettura, 1584), devient synonyme de veduta sous la plume de Giulio Troili, auteur, en 1683, des Paradossi per pratticare la prospective senza saperla. L’usage du mot « perspective » pour désigner le genre de la veduta perdurera néanmoins pendant tout le XVIIIe siècle (on le retrouve encore dans la Storia pittorica dell’Italia de Luigi Lanzi, publiée en 1796). 8. Voir Pierre-Denis Martin (1663-1742), Vue du château de Chambord du côté du parc, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Martin travailla avec son frère Jean- Baptiste, dit Martin des Batailles (1659-1735), qui avait lui-même collaboré avec Adam François van der Meulen (1632-1690) comme peintre de batailles. Ce genre des batailles constitue une autre forme de veduta qui se fonde sur le dessin topographique des places assiégées. La bibliographie à ce sujet est très vaste et la filiation avec la pratique de la veduta est forte, tant dans l’œuvre de Pierre-Denis Martin que dans celle de Jean-Baptiste. Le travail des védutistes français au XVIIIe siècle est ainsi à mettre en relation avec la pratique du « portrait au naturel » des villes tel qu’il était pratiqué au XVIe siècle et en France au XVIIe siècle. 9. Voir par exemple Nicolas Poussin (1594-1665), Le printemps, dit aussi Adam et Ève au paradis terrestre, Paris, musée du Louvre. 10. Voir par exemple Adrien Manglard (1695-1760), Paysage fantastique avec la tombe de Cecilia Metella, localisation inconnue. 11. Claude-Henri Watelet (« Paysage », [1788] 1792, IV : 9). Watelet, qui apprécie néanmoins les vues, leur consacre également une entrée spécifique dans son Dictionnaire (Ibid., V : 832). 12. Karel van Mander (1604, chap. VIII), cité dans Peter Schattborn (1994 : 51). 13. Les commandes royales concernent peu en effet le paysage. 14. Ces œuvres sont bien connues grâce aux commentaires du Salon, à la correspondance entre l’artiste et Marigny publiée par Jules Guiffrey (1893), à l’étude de Laurent Manœuvre et Éric Reith (1994) et aux nombreux articles consacrés aux différentes villes portuaires par des spécialistes d’histoire de la marine dans la revue Neptunia entre 1971 et 1975. 15. Pour les vues de Paris, voir Prosper Dorbec (1908) et pour les portraits de ville en France, l’article de Jean Boutier (2014). 16. C’est probablement le succès remporté par la commande royale de quatre vues pour le château de La Muette, qui détermina la surintendance à ordonner au peintre ces quatre tableaux, pour lesquels il fut bien rétribué. Voir Jean Boutier (2014 : 26-27). 17. Voir à ce sujet Jean de Cayeux (1997), en particulier le chapitre intitulé « Peindre la ville » (73-88). À ces noms il faudrait ajouter celui de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755), qui réalisa dès

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1718 une vue du Petit Pont après l’incendie (Paris, musée Carnavalet), la seule vue de Paris de l’artiste qui nous soit connue. 18. Une exposition lui a récemment rendu justice : Le témoin méconnu : Pierre-Antoine Demachy (2014). 19. La Surintendance des Bâtiments du Roi fut créée sous Henri IV et ses compétences s’étendent en 1664 aux manufactures de tapisseries, à l’Imprimerie royale et au Jardin royal. L’Académie royale de peinture et de sculpture fut fondée en 1648, celle des sciences en 1666, celle d’architecture en 1671 et celle de marine en 1752. 20. Comme nous l’a fait remarquer Jean Boutier, le succès d’Hubert Robert s’explique d’ailleurs surtout par la prééminence qu’il accorde à l’invention et par la forte présence des « caprices » dans son œuvre. 21. Communication écrite [courriel], 24 septembre 2015. 22. Sentiment prononcé d’appartenance à une ville. 23. Jean Boutier, communication écrite [courriel], 24 septembre 2015.

RÉSUMÉS

La vue ou veduta, sous-genre du paysage, a connu en Europe au XVIIIe siècle un succès considérable, en particulier dans le cadre du marché du Grand Tour. La France, qui s’est pourtant brillamment illustrée depuis le XVIIe siècle dans la peinture de paysage et qui compte au XVIIIe siècle de célèbres représentants du genre tels que Joseph Vernet et Hubert Robert, semble en revanche avoir boudé ce type de production. L’article tente de définir la peinture de paysage qui se pratique en France au Siècle des lumières et d’analyser les raisons de l’insuccès de la vue topographique.

Views or vedutes, a subgenre of landscape painting, were extremely popular in eighteenth- century Europe, especially within the context of the Grand Tour. However, vedutes seem to have been a neglected genre in France, even though French landscape painting had flourished since the seventeenth century with such renowned painters as Joseph Vernet and Hubert Robert. The essay attempts to define landscape painting in Enlightenment France and analyze the reasons for the failure of the veduta.

INDEX

Keywords : view, veduta, France, painting, landscape, eighteenth century, theories of art Mots-clés : vue, veduta, France, peinture, paysage, dix-huitième siècle, théories artistiques

AUTEUR

ÉMILIE BECK-SAIELLO Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Entraves aux théories et aux activités du mouvement pour le contrôle des naissances en France et aux États-Unis (1873-1940) Impeding the Birth Control Movement Theories and Activities in France and the United States (1873-1938)

Fatma Ramdani

1 Dès la fin du XIXe siècle, le mouvement pour le contrôle des naissances s’inscrit comme un projet social révolutionnaire qui souhaite le renversement de l’ordre existant et la défense des libertés fondamentales, y compris celles des femmes. Devant l’essor de ce mouvement, dont la diffusion des idées traverse les frontières pour offrir une nouvelle vision du monde, les forces conservatrices aux États-Unis et en France réagissent de manière intransigeante. Elles mettent en place des lois répressives dès 1873 aux États- Unis et en 1920 en France. Elles s’acharnent sur les principaux militants et militantes du mouvement dont les discours contestataires menacent le capitalisme émergent, le poids de l’Église et le pouvoir masculin. Le sort réservé à l’ensemble des principaux acteurs néo-malthusiens est identique dans les deux pays. Censures des publications, perquisitions, amendes, procès répétitifs, poursuites judiciaires, arrestations et peines d’emprisonnement sont autant de formes de blocage qui visent à enrayer le mouvement.

2 Alors que la loi Comstock sévit aux États-Unis, Margaret Sanger (1879-1966), qui deviendra la pionnière du mouvement pour le contrôle des naissances aux États-Unis, cherche à contourner la loi. Elle décide de se rendre sur le Vieux Continent pour s’inspirer des stratégies et pratiques de ses homologues européens. L’accès aux archives de cette dernière et plus précisément ses échanges épistolaires avec les principaux militants néo-malthusiens français, pendant la période durant laquelle les deux mouvements sont bâillonnés, nous ont permis d’élargir notre regard et de remettre en cause certaines idées communément admises sur les mouvements pour le contrôle des

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naissances français et américain (Green 2002 : 127). L’analyse des courriers démontre clairement que les principaux acteurs et actrices des mouvements néo-malthusiens se sont soutenus mutuellement et ont œuvré de manière souterraine pour contrecarrer les lois répressives. De même, les voyages des principaux protagonistes au-delà des frontières nationales, leurs participations à des conférences internationales, la circulation d’une littérature souterraine prolifique et une solidarité transnationale corroborent l’hypothèse selon laquelle les militants des deux pays ont tissé des liens et partagé des expériences communes. Se nourrissant ainsi du transfert international de l’action, ils parviennent à mettre en place une panoplie de stratégies de résistance et d’opposition aux lois répressives.

3 Il nous a donc semblé opportun d’aborder l’évolution des mouvements néo-malthusiens français et américain sous l’angle non seulement de la comparaison, méthode qui a rencontré un certain engouement à partir des années 1980, mais aussi de l’histoire croisée qui, depuis le milieu des années 1990, s’intéresse davantage aux interactions, aux différentes formes d’échange, aux transferts culturels et aux « histoires connectées » (Baby et Zancarini Founel 2002 : 5-7). En nous appuyant sur cette méthode et à partir de l’analyse des courriers étudiés, l’article visera à démontrer que l’adoption de lois qui cherchent à paralyser les progrès d’un mouvement va donner lieu à une multiplication d’échanges formels et clandestins, à des phénomènes d’influence successifs et réciproques. Loin d’enrayer l’essor du mouvement pour le contrôle des naissances, les lois répressives vont, au contraire, contribuer à son développement. Les collaborations forgées vont consolider le mouvement américain et encourager le mouvement français à tenter de poursuivre ses activités malgré la sévérité des lois répressives.

4 Au travers de l’histoire croisée, nous nous proposons d’analyser les mouvements les uns par rapport aux autres. Quels types de rapprochements s’opèrent et entre quels protagonistes ? À quel moment ces diverses interactions ont-elles lieu ? Dans quelle mesure ces interactions vont-elles influer sur les trajectoires de chacun des mouvements ? Les correspondances nous aideront à « reconnecter » des histoires qui semblent en apparence séparées et démontrer qu’elles ne sont pas le seul résultat d’une histoire spécifique cantonnée à un espace national (Werner et Zimmermann 2004). La première partie de l’article analysera les contextes nationaux. Une comparaison des évolutions démographiques, politiques, économiques, sociales et culturelles nous aidera à mieux comprendre les différences et similitudes de réactions au mouvement pour le contrôle des naissances dans les deux aires concernées. La seconde partie expliquera la teneur des lois répressives dans chacun des pays à partir de l’analyse des diverses formes de censure à l’encontre des principaux leaders des mouvements. Elle tentera de mettre en exergue les influences réciproques à partir de quelques exemples représentatifs de stratégies de contournement des lois utilisées par les principaux protagonistes dans les deux pays.

Des lois répressives : résultat d’un mouvement en plein essor

5 Quel est le paysage social à la fin du XIXe siècle aux États-Unis et en France ? Dans le contexte de l’industrialisation, le mouvement ouvrier devient l’une des forces politiques et sociales et le syndicalisme s’affirme comme un acteur clef. De plus, les

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ouvriers cherchent à améliorer leurs conditions de vie et sont en quête d’informations anticonceptionnelles. La littérature néo-malthusienne répond à ce besoin et rencontre un vif succès. Parallèlement, l’entrée des femmes dans le monde du travail menace la famille traditionnelle et les éloigne de leur devoir divin, à savoir leur fonction reproductrice. Dans une Amérique et une France où le poids de l’Église reste prégnant, les revendications émancipatrices des féministes inquiètent les moralisateurs, d’autant plus que les deux pays partagent une caractéristique commune en matière démographique : une baisse de la fécondité chez les classes supérieures et un recours à l’avortement de plus en plus pratiqué. À une période où la population est vue comme source de richesse et la dénatalité comme dépravation des mœurs, ces questions démographiques que sont l’avortement, la contraception, la maternité et qui relèvent du privé et de l’intime, alimentent le débat autour de la question de l’intervention de l’État. Dans les deux pays, l’Église et ses représentants que Gabriel Giroud (1870-1945), l’un des militants néo-malthusiens français les plus actifs, nommera « les partisans de l’obscurantisme, des puissances de réaction, des fauteurs de misère physique et morale » cherchent à régir les comportements privés pour enrayer cette évolution (Hardy, 12 mai 1929)1.

Le contexte américain : menace contre la race blanche

6 Aux États-Unis, le pays connaît une formidable expansion économique, conséquence directe de la révolution industrielle. Les découvertes techniques et scientifiques remodèlent entièrement ce pays immense au potentiel économique énorme. La surpopulation n’est pas vue comme une menace, mais plutôt une richesse, un atout pour le capitalisme émergent. Les États-Unis ont besoin d’une main-d’œuvre importante dans tous les secteurs d’activité. Depuis le milieu du XIXe siècle, la politique de la porte ouverte fait place à une immigration de plus en plus contrastée d’un point de vue linguistique, religieux, culturel et économique. Néanmoins, le triomphe du capitalisme repose sur cette nouvelle immigration hétérogène. La seconde vague d’immigration qui débute dans les années 1865-1870 commence à attiser un sentiment de xénophobie latent et laisse poindre une menace sur la race anglo-saxonne. En effet, les données démographiques indiquent une baisse de la natalité chez les couches supérieures de race blanche, mais un taux de natalité élevé chez les Afro-américains et nouveaux immigrants. En fait, dès 1855, le taux de natalité de la population d’immigrants irlandais de confession catholique était deux fois plus élevé que celui des femmes blanches protestantes nées aux États-Unis. Ces changements démographiques entraînent de multiples textes et déclarations relatives « à la mort de la race blanche » (Merchant 2005 : 21). Le contrôle des naissances est alors perçu comme une idéologie qui menace la suprématie « yankee ». Quels sont les facteurs responsables de la baisse de la population anglo-saxonne et comment enrayer cette évolution ?

7 Depuis le milieu des années 1830, les premiers ouvrages néo-malthusiens, fruits des intellectuels, scientifiques et libres penseurs à la littérature prolifique, circulent aux États-Unis2. Les ouvrages Moral Physiology de Robert Dale Owen (1801-1877), The Fruits of Philosophy de Charles Knowlton (1800-1850), publiés respectivement en 1831 et en 1832, sont précurseurs en matière de diffusion de l’information sur la limitation des familles et la sexualité3. Ces deux auteurs s’appuient sur les théories malthusiennes. Toutefois, à l’inverse de Malthus, entièrement opposé à la contraception, ces intellectuels en font leur cheval de bataille4. Leurs ouvrages ne s’intéressent pas uniquement à la question

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de la surpopulation et de ses conséquences, mais insistent davantage sur l’épanouissement des individus, hommes et femmes, prônent l’amour libre, autant de sujets encore tabous à l’époque. Pour autant, ces publications rencontrent un vif succès auprès de l’opinion publique et semblent avoir un impact sur la jeune nation à un moment charnière de son développement. Synonymes de perversion des mœurs et des consciences, ces ouvrages représentent donc un danger national. Pour mettre fin à la circulation de ces idées jugées immorales, une mise en garde contre leurs auteurs s’impose. Une première censure contre l’ouvrage à succès de Knowlton, The Fruits of Philosophy or The Private Companion of Young Married Couples, se veut servir d’exemple5. Un premier procès en 1832 le condamne à trois mois de travaux forcés. Néanmoins, l’ouvrage continue de circuler et connaît plusieurs éditions, et ce même après le décès de Knowlton, preuve que ces questions intéressent la population américaine.

8 Par ailleurs, les médecins véhiculent également leur inquiétude de voir la souche anglo- saxonne et protestante se diluer dans une population immigrée de plus en plus hétérogène. Ils commencent à exprimer l’idée selon laquelle la population américaine de souche blanche est en voie de disparition. Les médecins s’emparent alors de la question de la pratique de plus en plus répandue de l’avortement pour mettre en exergue la dénatalité de la population blanche6. Dès 1857, l’American Medical Association (AMA) lance une campagne pour l’interdiction totale de l’avortement (Merchant 2005 : 80). Déjà en 1840 des mouvements anti-avortement inspirés par le nativisme et la peur de l’étranger avaient commencé à s’organiser (Royot 2010 : 101). Si dans un premier temps, les médecins avancent les arguments du danger sur la vie des femmes, leur discours devient de plus en plus moralisateur au fil du temps.

9 Aux États-Unis, Anthony Comstock (1844-1915), membre ultra-puritain du Congrès américain et membre de la New York Society for the Suppression of vice, imprégné de l’idéologie victorienne et puritaine, se veut être le représentant de l’ordre moral. L’alcoolisme, la prostitution, l’avortement, le contrôle des naissances, la pornographie sont autant de maux qu’il faut éradiquer de la société américaine. Déterminé à mener une bataille contre ces fléaux, il parvient à convaincre le Congrès américain de voter une loi qui mettrait fin à la circulation de toute littérature obscène. En 1873, la loi Comstock est adoptée. Elle cherche à réduire au silence les auteurs et leurs nouvelles théories sur la sexualité. La section 211 de la loi interdit l’envoi postal de tout matériel « obscène » (les contraceptifs entrant dans la catégorie). Elle proscrit également la diffusion, y compris postale, de tout tract à caractère informatif présentant la contraception ou faisant référence à l’avortement. Toute personne qui enfreint la loi est passible d’une peine maximale d’emprisonnement de cinq ans et/ou d’une amende allant jusqu’à cinq mille dollars (Craig 1975 : 149). En pénalisant non seulement la distribution de moyens contraceptifs, mais surtout l’information anticonceptionnelle, l’objectif ultime de la loi Comstock est de bâillonner toute libre expression dans ce domaine. La crainte de répression ralentit aussitôt la production d’ouvrages spécialisés sur les questions du mariage ou de l’éducation sexuelle (Van De Walle et De Luca 2006 : 531).

10 Ainsi, aux États-Unis, l’adoption de la loi Comstock est avant tout le résultat de considérations sociales et morales. La crainte d’un déséquilibre de la population d’origine anglo-saxonne et puritaine au profit d’une population plus hétérogène ainsi que les nouvelles pratiques procréatives ébranlent le conformisme et éveillent la contre-attaque des moralisateurs. Au moment où la répression s’installe aux États-Unis,

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le débat démographique s’implante en France. Quelles en sont les principales caractéristiques ? Quels sont les facteurs qui expliquent un tel écart chronologique entre la loi Comstock et les lois répressives qui ne sont adoptées qu’en 1920 ?

Le contexte français : la dénatalité ou crime contre la nation

11 En France, le XIXe siècle a été marqué par une succession de régimes politiques et de tensions. Le Second Empire fait entrer le pays dans l’ère industrielle, ce qui entraîne de profonds bouleversements sociétaux et requiert également une main-d’œuvre plus importante et bon marché. L’industrialisation donne naissance à une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière, qui face à un patronat conservateur, s’organise autour de syndicats, plus revendicatifs et révolutionnaires qu’aux États-Unis. À l’inverse des syndicats américains réformistes, le syndicalisme français fait de la lutte de classes son cheval de bataille. Les ouvriers, parmi lesquels une frange anarchiste, s’unissent au sein de partis politiques. Deux idéologies, le socialisme et le communisme, se proposent de remédier aux injustices sociales. La législation interdit le travail des enfants et la main- d’œuvre ouvrière française recourt aux femmes et aux immigrés. À l’instar de leurs homologues américains, les natalistes français craignent que leur pays ne devienne une nation de métis et font également référence au suicide de la race (Guerrand 1971 : 40). Parallèlement, le pays a également besoin de peupler son immense empire colonial. Aussi dès la fin du XIXe siècle, les évolutions politiques et démographiques commencent à implanter le discours nataliste dans la société française.

12 En 1870, alors que la France vient de subir une défaite dans le conflit franco-prussien, les autorités françaises sont alertées par les données démographiques alarmantes. En effet, les recensements de la population indiquent un ralentissement de la croissance démographique à l’inverse de certaines nations européennes rivales (la France est passée du deuxième rang parmi les grandes puissances en 1851 au quatrième rang en 1871 dépassée par la Russie et l’Allemagne et au cinquième rang en 1914, à la veille du premier conflit mondial). Entre 1800 et 1914, la fécondité se réduit de 40 % (Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel 2012 : 15). Or depuis 1876, Paul Robin (1837-1912) a lancé le mouvement néo-malthusien en France. Vingt ans plus tard, en 1896, il fonde la Ligue pour la régénération humaine et son mensuel Régénération. Secondé par ses disciples – son gendre Gabriel Giroud (1870-1945), Eugène Humbert (1870-1944) et la femme de ce dernier, Jeanne Humbert (1890-1906), ainsi que par quelques féministes anarchistes, parmi lesquelles Marie Huot (1846-1930), Nelly Roussel (1878-1922) et Madeleine Pelletier (1874-1939), Paul Robin donne un véritable élan au mouvement qui atteint son apogée lorsque la Première Guerre mondiale éclate7. Les multiples publications – pamphlets, brochures, périodiques et ouvrages, promeuvent la limitation des familles comme outil de lutte contre la tyrannie des oppresseurs et comme instrument d’émancipation des femmes8. Citons parmi les nombreuses publications, La Question sexuelle (1876), Sœurs, bien-aimées (1896), un pamphlet traduit du néerlandais Moyens d’éviter les grandes familles par Paul Robin, une brochure Moyens d’éviter la grossesse (1909) par Gabriel Giroud, vendue à des milliers d’exemplaires et réimprimée en 1914, ou encore la revue Génération Consciente (1909) fondé par Eugène Humbert. Tous ces ouvrages rencontrent un vif succès auprès du milieu ouvrier et féministe anarchiste.

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13 Or dans une France marquée par l’idéologie catholique et par le souci de survie de la race française, le mouvement nataliste, qui regroupe des bourgeois, moralistes catholiques et conservateurs réactionnaires de la classe dirigeante, se mobilise et s’organise parallèlement pour faire contrepoids au mouvement néo-malthusien. En 1883, la Ligue pour le relèvement de la moralité publique est fondée et fait de la lutte contre la pornographie sa priorité. En 1896, Jacques Bertillon (1851-1922), statisticien démographe et médecin de formation, fonde l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française dont l’objectif est d’informer la population et les pouvoirs publics des dangers de la dénatalité en France. En 1898, le mouvement nataliste pousse les pouvoirs politiques à voter une loi qui réprime les outrages aux bonnes mœurs. La propagande néo-malthusienne est de ce fait assimilée à de la pornographie et les activités néo-malthusiennes deviennent délictuelles. En 1905, la loi de séparation des églises et de l’État confirme la montée de l’anticléricalisme et alimente encore davantage l’inquiétude des moralistes. Ces derniers se sentent impuissants à résoudre la crise morale dont ils considèrent le néo-malthusianisme être l’un des agents (Pavard et al. 2012 : 24).

14 Enfin, comme aux États-Unis, la pratique de l’avortement est entrée dans les mœurs françaises. Pourtant, en France, l’avortement est considéré comme un « crime » d’après l’article 317 du Code pénal de 1810. Il punit de réclusion les femmes qui se sont livrées à des manœuvres abortives et aux travaux forcés les médecins qui les ont aidées. Néanmoins, en raison de considérations sociales, les jurys sont cléments envers les accusé(e)s et les femmes avortées en particulier. Entre 1880 et 1910, en moyenne, 72 % des verdicts se soldent par des acquittements. Des propositions de lois sont débattues mais leur étude est interrompue en raison de l’entrée de la France dans le premier conflit mondial.

15 Le traumatisme de la Première Guerre mondiale et ses 1 400 000 morts, en majorité de jeunes hommes, renforce le poids des natalistes qui accusent la propagande néo- malthusienne d’encourager l’avortement et de favoriser la dépopulation, véritable péril national. La crainte d’un nouveau conflit, que les traités de paix laissent envisager, renforce le discours sur le déséquilibre entre les populations française et allemande et le repeuplement de la France devient une question vitale. Les natalistes se transforment en ennemis implacables des partisans du contrôle des naissances et sont plus que jamais déterminés à instaurer un cadre juridique et législatif répressif. Appuyés par nombre de politiciens et membres de la classe dirigeante, leur lobbying finit enfin par porter ses fruits. La chambre des députés, surnommée alors la « chambre bleue horizon » vote par 500 voix contre 53 voix la loi du 31 juillet 1920. Elle interdit la vente de moyens contraceptifs9. Elle punit d’amendes et de peines de prison toute propagande anticonceptionnelle. Elle cherche ainsi à ruiner les efforts entrepris dans le domaine de l’accès à l’éducation sexuelle. La loi prend un caractère plus répressif en mars 1923. Elle change la qualification juridique de l’avortement, ce dernier n’étant plus qualifié de crime mais de délit. Il s’agit de rendre la répression plus efficace. Les accusé(e)s sont jugés par des tribunaux correctionnels devant des juges professionnels, et non plus devant un jury plus sensible. Les peines deviennent plus sévères et peuvent aller d’un à cinq ans de prison. Ces lois dites scélérates cherchent à entièrement bloquer le mouvement néo-malthusien en France. Deux ans après l’adoption de la loi de 1923 sur l’avortement, Eugène Humbert résume à Margaret Sanger en quelques termes succincts la portée des lois répressives : « un silence de mort plane sur toutes les

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questions d’émancipation sexuelle, de prophylaxie anti-conceptionnelle » (E. Humbert, 15 juin 1925). Ce courrier prémonitoire annonce que, face à l’union sacrée des natalistes qui articulent leur discours autour de la survie de la nation, les jours du mouvement néo-malthusien français sont comptés.

16 Dans les deux pays, les lois répressives sont votées car elles cherchent à mettre fin à de nouvelles pratiques en matière de procréation, et ce, d’autant plus que les discours en faveur du contrôle des naissances ont un impact sur les populations respectives. Dès lors, la liberté de procréation des femmes représente un danger pour la domination masculine et devient un enjeu politique majeur.

Une ère nouvelle : l’émancipation des femmes

17 Dans les deux pays étudiés, l’une des particularités commune du mouvement pour le contrôle des naissances est la place qu’il accorde aux droits des femmes et celle qu’occupe une frange féministe radicale dans le développement de son discours théorique. En effet, le mouvement pour le contrôle des naissances est principalement porté par des féministes anarchistes qui n’hésitent pas à parcourir les espaces nationaux et internationaux pour faire inscrire à l’ordre du jour un discours plus global. Ces féministes radicales, alors minoritaires au sein du mouvement féministe dominant principalement préoccupé par la question du suffrage des femmes, s’intéressent à des questions jugées encore taboues, telles la maîtrise de leur corps ou la maternité volontaire10. Les concepts novateurs véhiculés par le mouvement pour le contrôle des naissances remettent en cause le pouvoir des hommes sur les femmes. Les militants néo-malthusiens ne se contentent pas de théoriser : ils cherchent à institutionnaliser de nouvelles pratiques dans le domaine de la sexualité. Ils ont un programme d’action clair : mettre à la disposition des individus et des femmes en particulier les moyens contraceptifs alors disponibles afin de libérer les femmes d’une maternité aliénante (Robin 1906 : 38).

18 Paul Robin, dans « Libre amour, libre maternité » (1902) conseille à la femme d’avoir « la science et la puissance de n’être mère que quand elle l’aura résolu après mûre réflexion11 ». Il perçoit la science comme instrument libérateur des femmes (Demeulenaere-Douyère 1994 : 311). Madeleine Pelletier avance l’idée que la libre maternité est un remède à l’oppression des femmes et une mesure protectrice pour leur bien-être et épanouissement (Pelletier 1913). Nelly Roussel invoque pour elle et l’ensemble des femmes le droit « de disposer librement de nos flancs » (Accampo 2006). Lors de l’un de ses procès, l’Américaine Emma Goldman (1869-1940), dont nous développerons l’action dans notre seconde partie, déclare : « Si c’est un crime d’œuvrer pour une maternité heureuse et des enfants sains, je suis heureuse d’être considérée comme une criminelle12. » Quant à Margaret Sanger, son programme d’action est de « libérer les femmes de l’esclavage biologique » (Coigney 1969 : 67).

19 Le discours néo-malthusien dérange car il implique une rébellion des femmes envers ce qui est considéré comme leur devoir naturel et biologique : la maternité. Or dans les deux pays, la maternité reste largement contrôlée par les instances religieuses et médicales, toutes deux investies d’un pouvoir moral. L’Église juge que la pratique du contrôle des naissances symbolise le péché. Comme le souligne Emma Goldman (1931 : 42), les forces religieuses ne comprennent la question qu’en termes de plaisir de la chair. Quant au milieu médical, celui-ci reste très conservateur, peu enclin à ce que les

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féministes s’emparent de la question de la maternité. En tant que principaux dépositaires des connaissances dans le domaine, nombre de médecins n’hésitent pas à nier des évidences et pour certains, à avancer des théories erronées. La contraception est dangereuse, voire mortifère. D’autres vont jusqu’à affirmer que le refus de ne pas avoir d’enfants peut conduire à la dégénérescence des organes de la reproduction. Les médecins tendent à culpabiliser les femmes de leur volonté d’émancipation. Madeleine Pelletier, elle-même médecin, s’insurge contre les propos du professeur Doleris, membre de l’Académie de médecine, qui dans son ouvrage Néo-malthusianisme, maternité, féminisme et éducation sexuelle publié en 1918, estime que le devoir de la femme est de poursuivre « l’œuvre de sa vie, de civilisation et d’avenir : enfanter, encore enfanter, toujours enfanter » (cité dans Maignien et Sowerwine 1992 : 214). À l’évidence, dans les deux pays, les lois répressives cherchent à réduire la liberté reproductive des femmes et à préserver le pouvoir des hommes.

20 À ce stade de l’analyse, il nous faut nous interroger sur l’impact des lois répressives sur les militantes et militants. À partir de l’analyse de quelques correspondances entre Margaret Sanger et les principaux protagonistes du mouvement néo-malthusiens français, nous allons tenter de révéler un nouveau regard sur les lois répressives en montrant dans quelle mesure celles-ci ont marqué les trajectoires des deux mouvements. Alors que sévissent les lois répressives dans les deux pays, le mouvement américain prend une nouvelle dimension sous l’impulsion de Margaret Sanger après le séjour de cette dernière en Europe. Sanger reconnaît en particulier l’influence incontestable des Français. Comment les militants des deux pays se sont-ils regroupés en réseaux pour tenter de contrecarrer les effets des lois répressives ? À quel moment leur rapprochement a-t-il permis la construction de la pensée néo-malthusienne, la distribution de moyens contraceptifs ou encore l’ouverture de cliniques ? En d’autres termes, comment se sont-ils organisés pour faire avancer leur mouvement tandis que ce dernier était muselé ?

Impact des lois répressives et stratégies de contre- mobilisation

21 Lorsqu’au tout début du XXe siècle, la France prend la tête du mouvement néo- malthusien international, Emma Goldman et Margaret Sanger, deux militantes américaines qui s’intéressent à l’exemple français, se tournent vers le Vieux Continent pour tenter de trouver des stratégies de contournement de la loi Comstock. Le militantisme de ces deux actrices clefs du mouvement pour le contrôle des naissances américain est fortement marqué par leur enfance et leur carrière professionnelle. Issues toutes deux de milieux ouvriers, elles sont membres du syndicat anarchiste l’IWW (International Workers of the World) et sont particulièrement sensibles à la misère des classes populaires qui se distinguent par des familles nombreuses. Leur formation d’infirmière et leur pratique dans les quartiers pauvres de New York (Le Lower East Side pour Goldman et Brooklyn pour Sanger) les mettent en contact direct avec de nombreuses mères désespérées par les naissances non désirées. De même, elles sont sensibles aux conséquences dramatiques de l’avortement sur la santé et la vie des femmes. Issue d’une famille de onze enfants, Sanger restera marquée par la mort précoce de sa mère, résultat de ses multiples grossesses. Elle sera encore plus affectée par la mort par avortement d’une jeune patiente, Saddie Sachs, qui lui avait demandé

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des conseils pour éviter de futures grossesses. Si Margaret Sanger est souvent présentée comme l’une des pionnières du mouvement pour le contrôle des naissances aux États-Unis et dans le monde, nous pouvons affirmer que son premier voyage européen et sa visite à Paris marqueront son action de manière définitive.

Des rencontres décisives en dehors des frontières nationales

22 Le mouvement français lancé par Paul Robin, dès la fin des années 1870, alors que vient d’être votée la loi Comstock, est la conséquence directe de sa rencontre avec les leaders malthusiens anglais13. En effet, après la Commune de 1870, Paul Robin s’exile à Londres où il côtoie les néo-malthusiens anglais, en particulier les frères Drysdale (Le Naour et Valenti 2002 : 39). Paul Robin participe à l’action menée par Annie Besant et Charles Bradlaugh (J. Humbert 1967 : 21). En 1877, ces deux derniers sont arrêtés et condamnés après la publication de l’ouvrage de Knowlton The Fruits of Philosophy pour « corruption des mœurs de la jeunesse ». Après appel, les deux accusés sont acquittés. Néanmoins, la médiatisation du procès a les effets inverses et transforme l’ouvrage en succès incontestable14. Les ventes de Fruits of Philosophy passent de 40 000 à 300 000 exemplaires entre la veille du procès et l’acquittement des deux protagonistes (Ronsin 1980 : 39)15. Dès son retour en France, Paul Robin exporte les stratégies d’action de ses homologues britanniques. Il ouvre un centre de consultation et vend des moyens contraceptifs importés de Grande-Bretagne. En France, le plan d’action principal des néo-malthusiens français est de s’attaquer au régime capitaliste en refusant d’enfanter de futurs prolétaires exploités par les bourgeois. Les néo-malthusiens français préconisent la guerre des ventres afin de ne plus fournir de la « chair à mitraille », slogan repris par l’ensemble des protagonistes français depuis Marie Huot dès 189216. Ils dénoncent le décalage entre le discours théorique des natalistes et leur pratique personnelle. Eugène Humbert, qui a repris la direction du mouvement après la retraite de Paul Robin, insiste sur le caractère injuste des condamnations subies en ces termes : Condamné durement à la prison et à l’amende pour avoir enseigné aux pauvres les pratiques de prudence procréatrice employées par les classes cultivées et aisées ; écrasé par un jugement de classe sans exemple, victime de l’hypocrisie régnante, j’ai eu la douleur de voir toute notre rédemptrice action étouffée par la réaction aveugle de notre bourgeoisie dirigeante. (E. Humbert, 15 juin 1925)

23 En 1900, Paul Robin organise le premier congrès néo-malthusien à Paris de manière secrète, alors que le gouvernement français interdit toute propagande anticonceptionnelle, alors assimilée à de la pornographie17. Chaque session du congrès est organisée dans un endroit différent et attire des personnalités telles que Charles Drysdale. Emma Goldman est alors à Paris pour un cycle de conférences organisé par les milieux anarchistes européens. Son intérêt pour la limitation des naissances l’amène à participer à la conférence néo-malthusienne. Dans sa biographie, Emma Goldman explique qu’elle admire l’audace des organisateurs. Ces derniers abordent la question de la limitation des naissances avec franchise et n’hésitent pas à présenter les diverses méthodes contraceptives au public. Elle comprend que l’accès à de tels moyens aurait sauvé certaines de ses anciennes patientes de l’East Side. Elle reconnaît que sa rencontre avec les militants français la pousse à lancer le mouvement aux États-Unis (Goldman 1931 : 199). Elle décide donc d’ajouter la question du contrôle des naissances à la liste des thèmes de ses tournées de conférences et introduit clandestinement des contraceptifs alors interdits aux États-Unis par la loi Comstock. Elle est arrêtée à

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plusieurs reprises pour avoir distribué illégalement de l’information contraceptive. Néanmoins, lorsque les États-Unis entrent en guerre, elle décide de renoncer à ses activités dans le domaine du contrôle des naissances et entame sa campagne antimilitariste en s’opposant fortement à la conscription. Le mensuel qu’elle édite depuis 1906, Mother Earth, est censuré car Emma Goldman est reconnue coupable d’avoir violé l’Espionage Act de 1917, loi qui punit les ingérences à la politique étrangère18. Dans Mother Earth, Emma Goldman traitait également de l’émancipation des femmes, de la libération sexuelle et de la contraception.

24 Après le traumatisme de l’affaire Sachs, Margaret Sanger s’inspire de l’Europe pour lancer son mouvement. Elle ne cesse de circuler entre les États-Unis, la Grande- Bretagne, la France et la Hollande. Son action démarre ainsi hors des frontières nationales. Elle s’intéresse en particulier aux pratiques européennes qu’elle importera et adaptera aux États-Unis. Ses divers voyages européens alimentent sa pensée et façonnent son militantisme. Lors de son premier voyage en Europe en décembre 1913, elle visite Paris avec son mari et ses trois enfants en quête de littérature dans le domaine de la contraception et procédés anticonceptionnels. Elle visite plusieurs foyers français qui l’informent de l’importance de l’éducation sexuelle au sein des familles (Coigney 1969 : 64). L’Américaine est particulièrement impressionnée de voir combien les Françaises ont une bonne connaissance des procédés anticonceptionnels qui se transmettent de mère en fille. Il faut dire que la France est considérée comme pionnière en matière de pratique de la limitation des familles. L’ouvrage de l’Américain Robert Owen, Moral Physiology de 1831, mentionnait déjà l’avance des Français et affirmait qu’il n’y avait pas « de nation plus civilisée que la France » (Van de Valle et De Luca 2006 : 538)19. Lors de sa première visite à Paris, Margaret Sanger parle alors d’une véritable évolution sociale (1931 : 72). Tout comme Emma Goldman, elle est déterminée, dès son retour, à promouvoir les pratiques anticonceptionnelles aux États-Unis.

25 Lorsque Margaret Sanger revient de son premier séjour européen en décembre 1913, l’efficacité de la loi Comstock est réelle. Quelques mois auparavant, Anthony Comstock se vante d’avoir réussi à emprisonner ceux qu’il appelle les « immoraux » : « Sur cette période de 40 ans, j’ai envoyé en prison de quoi remplir un train de 61 wagons, avec 60 passagers dans 60 wagons, et le dernier wagon, presque plein. J’ai détruit 160 tonnes de littérature obscène » (cité Raible 1997 : 21)20. À son retour d’Europe, Margaret Sanger visite de nombreuses bibliothèques nationales et constate, en effet, l’absence d’ouvrages et de documentation dans le domaine de l’éducation sexuelle, d’où sa décision de combler ce vide en publiant, dès mars 1914, The Woman Rebel, mensuel de huit pages, guide d’informations en matière de pratique du contrôle de la natalité, aussitôt censuré par l’administration postale pour obscénité. Pour échapper aux poursuites judiciaires, Margaret Sanger fuit en Europe. Elle y séjourne d’octobre 1914 à septembre 1915.

26 Avant même son exil, elle publie et met en circulation un pamphlet tiré à 100 000 exemplaires, Family Limitation21. Comme elle le signale dans l’introduction de son ouvrage, Family Limitation est une brochure informative dans laquelle elle a traduit ce qu’elle considère être les meilleurs procédés anticonceptionnels utilisés en France et en Hollande. Dans cette publication, l’influence française est évidente. Elle expliquera plus tard : « J’ai essayé d’apprendre tout ce que je pouvais en France et j’ai publié toutes les informations glanées dans un pamphlet Family Limitation » (Sanger 1952)22. De plus, elle y reprend la rhétorique anarcho-syndicaliste des néo-malthusiens européens. Elle

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accuse les États-Unis de mener une politique nataliste qui vise à envoyer des dizaines de milliers d’ouvriers, y compris des enfants, pour construire des chemins de fer et travailler dans les mines et les usines. Le contrôle des naissances est, pour elle, le meilleur rempart contre le militarisme des pays occidentaux (Connelly 2008 : 50). Le pamphlet Family Limitation de Margaret Sanger n’est autre qu’une critique frontale des choix politiques, économiques et idéologiques de l’époque. Son attaque est sans ambiguïté. Elle veut imposer le mouvement naissant en tant que force contestatrice. Margaret Sanger affirme que le contrôle des naissances se doit d’être une arme aux mains de la classe ouvrière qui peut agir directement « en refusant de fournir à l’économie de marché des enfants à exploiter, en refusant de peupler la terre d’esclaves23 ».

27 À la suite de la fuite de Margaret Sanger en Europe, William Sanger et Emma Goldman décident alors chacun séparément de reprendre le flambeau. Une série de procès médiatisés donne une nouvelle dimension au mouvement. La loi se tourne d’abord vers William Sanger, resté aux États-Unis24. En 1915, William Sanger, après un procès très médiatisé, est condamné à trente jours de prison pour avoir distribué des exemplaires de Family Limitation. Goldman diffuse également le texte et le commente. Elle finit par être arrêtée en 1916. Son procès attire également un public nombreux. Dans son plaidoyer, Goldman affirme qu’elle s’était bornée à relayer aux classes défavorisées une information connue des milieux bourgeois. En somme, elle ne faisait qu’informer. Tout comme Sanger, l’influence des milieux anarchistes français marque sa pensée. Ses arguments en faveur de la limitation des naissances reposent certes sur la liberté de choix pour les femmes comme instrument d’émancipation, mais également sur le lourd fardeau imposé sur le travailleur dans ses luttes par la nécessité d’entretenir une nombreuse famille (Basch 2006 : 124). Goldman est alors condamnée à purger une peine de quinze jours de prison (Schneir 1992 : 308). Emma Goldman reconnaît que l’ouvrage de Margaret Sanger a eu le mérite de remettre la question à l’ordre du jour aux États- Unis « après plusieurs années de silence », imposées par la loi Comstock (Goldman 1931 : 398-399).

28 Entre-temps, Margaret Sanger, de retour aux États-Unis depuis septembre 1915 pour son propre procès, décide de plaider coupable. Elle est résolue à défier la justice américaine. Elle consacre toute son énergie à obtenir le soutien de l’opinion publique et finit par être acquittée. L’énorme médiatisation de son procès et de son acquittement en février 1916 renforcent son engagement. À l’inverse de son homologue Emma Goldman, le contrôle des naissances devient son combat exclusif, sa cause (Coigney 1969 : 61). Elle ouvre aussitôt sa première clinique à Brooklyn avec deux autres infirmières, sa sœur Ethel Byrne et Fania Miindell25. Les trois femmes distribuent des tracts informatifs sur la contraception en anglais, yiddish et italien et forment les patientes aux techniques contraceptives disponibles. Parmi les patientes se trouve une policière dépêchée par la justice américaine et dès le lendemain, les trois femmes sont arrêtées, soit dix jours à peine après l’ouverture de la clinique. Elles sont condamnées à trente jours de prison. Ethel Byrne entame une grève de la faim (Chesler 1992). Quant à Margaret Sanger, elle ne se laisse pas intimider par les jugements et continue son action26. Elle a l’audace de lancer la publication d’une nouvelle revue, The Birth Control Review27. En 1920, elle publie What Every Girl Should Know. Dès les années 1920, elle comprend que pour sortir ses cliniques de la clandestinité, elle doit s’associer avec les médecins pour légitimer son mouvement aux États-Unis28. En 1921, elle fonde la American Birth Control League. Cette même année est déjà tirée la dixième édition de

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Family Limitation (Jensen 1981 : 549). Le procès de Margaret Sanger connaît un certain retentissement. Il est retracé dans les biographies les mieux vendues des années 1930 (Lowe-Evans 1990 : 805).

29 Dans les deux pays, les militants accusent les lois répressives d’être de véritables lois de classe car elles ne frappent que les milieux populaires et non la bourgeoisie. Ils estiment qu’il serait suicidaire de laisser les pauvres éloignés du contrôle des naissances alors que la majorité des classes aisées y ont recours. La propagande néo- malthusienne veut instruire les femmes du peuple et ainsi inciter les « prolétaires exploitées » à suivre l’exemple des bourgeoises29.

30 En 1925, soit vingt-cinq ans après l’organisation du premier congrès néo-malthusien à Paris, Margaret Sanger organise la sixième conférence néo-malthusienne à New York. Gabriel Giroud répond à l’invitation de Sanger. Il traverse l’Atlantique pour participer au congrès et applaudit son homologue américaine pour son énergie déployée. Convaincu que les efforts de celle-ci seront récompensés, il est persuadé que le mouvement aux États-Unis aura des répercussions à l’international et que « l’Europe toute entière se verra dans l’obligation d’examiner la question de population et celle du birth control » (Hardy, 21 avril 1925). Il espère que l’action de Sanger aura des retombées en France et ailleurs et « que votre œuvre s’étende et gagne le monde ». Le mouvement pour le contrôle des naissances est un plan d’action universel qui est en marche et qu’on ne peut étouffer. Pourtant, quelques années plus tard, nous apprenons dans l’un des courriers de Jeanne Humbert à Sanger qu’aucun leader néo-malthusien n’a pu participer à la conférence néo-malthusienne organisée à Zurich en 1930 à cause des lois répressives qui ont réduit le mouvement au silence et à cause des condamnations qui ont épuisé ses réserves financières : Hélas, nous somme peu de militants de la maternité consciente, ici, et nous avons nous-mêmes été tellement écrasés par les années de prison endurées et les lourdes amendes que nous avons dû payer lors de l’application de cette ignoble loi du 31 juillet 1920 que nous ne pouvons guère faire les gros frais nécessités par des déplacements à l’étranger. (J. Humbert, 27 décembre 1931)

31 Les conférences internationales ne sont pas l’unique point de rencontre entre les principaux acteurs des mouvements. Margaret Sanger continue d’entretenir sa collaboration avec les Français à travers le Birth Control International Information Centre (BCIIC) dont elle est la présidente depuis 1930. Fondé en 1928 sous la direction de la suffragette britannique, Edith How-Martyn (1875-1954), le centre, dont le siège social est basé à Londres, a pour vocation de diffuser les connaissances sur le contrôle des naissances à travers la distribution de pamphlets, de brochures sur la contraception et l’organisation de conférences. Depuis la conférence néo-malthusienne de Zurich en 1930, ce centre se veut avoir une dimension internationale. Le BCIIC a des antennes dans de nombreuses villes à l’étranger (Berlin, Genève, New York, Shanghai, Tokyo, Paris et Cannes). Les correspondantes de l’antenne parisienne tissent des liens avec les néo-malthusiens français, mais aussi avec les décideurs comme nous le verrons. En fait, les collaboratrices de l’antenne parisienne opèrent un véritable travail de veille et de lobbying en France qui permet à Margaret Sanger de continuer de collaborer avec les militants du mouvement français.

32 Enfin, les alliances entre les mouvements français et américains se consolident aussi grâce aux activités menées dans des organisations internationales telles que la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle. Fondée en 1928, cette organisation aspire à conférer une légitimité scientifique au contrôle des naissances. Elle prône l’éducation sexuelle,

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la reconnaissance de la protection de la maternité. Margaret Sanger, Gabriel Giroud et Eugène Humbert sont des militants actifs de la Ligue (Cova 2011 : 156). Toutes ces diverses initiatives montrent que le contact n’a jamais été coupé entre les protagonistes des mouvements français et américain. Il est clair que les lois répressives ont contribué à multiplier les espaces de rencontre entre les militants des deux pays.

Une solidarité indéfectible et des transferts réciproques

33 De nombreux courriers témoignent de l’esprit de solidarité qui rassemble les partisans du contrôle des naissances des deux côtés de l’Atlantique. En France, après le vote de la loi en 1920, aucune indulgence n’est plus à attendre. Eugène Humbert est condamné à plusieurs peines de prison30. Dès mars 1921, les locaux de Génération consciente, revue qu’il lance en 1914, sont perquisitionnés. Accusé d’avoir enlevé des bataillons à la France, Eugène Humbert reçoit la peine maximale de cinq ans de prison (Guerrand 1971 : 86). La rhétorique employée par les principaux militants du mouvement néo- malthusien met en évidence la teneur et la sévérité des lois répressives françaises. Gabriel Giroud explique que le mouvement connaît « la plus acharnée des réactions » (Hardy, 19 octobre 1921). Il affirme que les néo-malthusiens sont « jugulés » par la loi, mais il n’est guère convaincu que ces lois auront un effet sur les Français (Hardy, 16 octobre 1923). Quant à Eugène Humbert, il estime que la loi scélérate est « digne de l’époque de la très sainte Inquisition » (E. Humbert, 15 juin 1925). En 1931, alors qu’Eugène Humber tente de relancer le mouvement, celui-ci ne semble guère optimiste quant à l’avenir du mouvement. En effet, un des courriers qu’il adresse à Margaret Sanger résume très bien l’impact des lois de 1920 sur le mouvement en France après quelques années de mise en application : Les années de prison que ma femme et moi avons accomplies pour les idées néo- malthusiennes, les lourdes amendes que nous avons dû payer – et malgré votre générosité que nous n’oublierons jamais – nous avons été ruinés. Dans les circonstances présentes, le relèvement est difficile, sinon impossible. (E. Humbert, 28 septembre 1931)

34 Les correspondantes de l’antenne parisienne du BCIIC nous offrent le même regard sur la sévérité des lois répressives françaises. Le vocabulaire qu’elles utilisent n’est guère moins alarmant et confirme les craintes évoquées par Eugène Humbert. Plusieurs de leurs courriers font référence au lexique de la crainte, du danger, voire de la terreur. Les correspondantes mentionnent à quel point la vague croissante de peur empêche les néo-malthusiens français de mener toute réflexion constructive autour de la question du contrôle des naissances (Green, 11 février 1928). Lorsque Edith Rowe-Martin fait un bilan sur le cas français, elle confirme le discours obsessionnel et moralisateur des divers membres de la classe dirigeante française sur le devoir patriotique des Françaises et Français (Rowe-Martin, 13-19 juin 1926). Elle insiste également sur le poids de la profession médicale qui continue de promouvoir l’abstinence et de préconiser les familles nombreuses. Tous les courriers convergent pour confirmer que la sévérité des lois répressives françaises est telle que tout travail de propagande sur le terrain est irréalisable. La traduction des ouvrages de Sanger n’est même pas envisageable (Green, 13 janvier 1928). La tentative d’organisation d’une visite de Margaret Sanger à la Cour de cassation, afin que cette dernière présente ses arguments en faveur du contrôle des naissances, échoue tant aucun politique ou juriste n’ose affronter les forces réactionnaires. Susan Green, l’une des principales correspondantes

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à Paris, évoque une situation désespérante en France31. Il est vrai qu’en dix ans, la loi scélérate de 1920 permet l’inculpation de 666 personnes (Thébaud 1986 : 18).

35 La légitime inquiétude de Gabriel Giroud le pousse à prendre contact avec Margaret Sanger un peu plus d’un an après l’adoption de la loi du 31 juillet 1920. À l’évidence, les néo-malthusiens français se tournent vers leur homologue américaine en quête de soutien pour faire face aux lois répressives qui étouffent leur mouvement. Elle prend l’initiative de soutenir la résistance des néo-malthusiens français pour tenter de sauver ses homologues du « martyre » qu’ils subissent (E. Humbert, 29 décembre 1926). C’est alors un véritable travail de coopération qui se met en place.

36 Parmi les principales initiatives lancées par Margaret Sanger, les divers appels à contribution à ses lecteurs de la Birth Control Review sous forme de fond (le Humbert Case Fund) aident les Humbert à payer leurs amendes et à les sauver de la tourmente. Le fait qu’un des lecteurs de la Birth Control Review réponde à l’appel en disant que, « ces gens ne devraient pas souffrir plus longtemps », montre que Margaret Sanger est plus que solidaire avec ses homologues français dans les articles qu’elle rédige (Thomson, 18 mai 1925)32. Certains courriers confirment que les fonds collectés aux États-Unis ont permis la libération des Humbert, leur ont permis de payer leurs amendes et même de recouvrer leur liberté : « Je suis aussi ravie que la somme collectée ici grâce à nos amis de la Birth Control Review ait contribué à obtenir leur liberté 33 » (Sanger, 8 juin 1925). Eugène Humbert reconnaît à plusieurs reprises la « généreuse et fraternelle amabilité » de Margaret Sanger (E. Humbert, 6 octobre 1925).

37 Ce soutien hors frontière pousse le mouvement français à se redresser ou tout au moins l’empêche de sombrer. Eugène Humbert reconnaît que l’aide financière apportée par Margaret Sanger lui a permis de résister contre la sévérité de la loi34. Nous ne pouvons déterminer à quel point le soutien financier apporté par Margaret Sanger a aidé les Humbert à poursuivre l’œuvre de Paul Robin lorsqu’ils parviennent à redonner un second souffle au mouvement en 1931 avec le lancement de La Grande Réforme à laquelle Margaret Sanger s’abonnera. Toujours est-il que nous avons la preuve qu’une véritable chaîne de solidarité s’est créée aux États-Unis pour venir à la rescousse du couple Humbert.

38 Par ailleurs, les mouvements s’alimentent mutuellement par le biais des publications qui continuent de circuler entre les deux pays. Les abonnements aux revues et mensuels des deux côtés de l’Atlantique diffusent ainsi les théories et pratiques anti- conceptuelles qui continuent à se développer en France et aux États-Unis malgré les entraves. L’échange de publications et de correspondances vise à promouvoir chacun des mouvements nationaux en dehors des frontières. Les extraits de courriers reprenant les développements nationaux servent de matériau à des comptes rendus reproduits sous forme d’articles traduits dans les revues outre-Atlantique. Margaret Sanger utilise les informations transmises par les militants français dans la Birth Control Review pour informer les Américains des entraves mises aux activités du mouvement français, informations qu’elle reçoit également de ses correspondantes à Paris, tout comme Eugène Humbert publie les articles et comptes rendus que Margaret Sanger lui envoie dans La Grande Réforme. Eugène Humbert déplore d’ailleurs que les amendes répétitives l’aient contraint à revoir certaines contraintes éditoriales. Il est obligé de diminuer le format de La Grande Réforme et d’en limiter son contenu (E. Humbert, 28 septembre 1931).

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39 Citons deux exemples révélateurs de la littérature souterraine qui circule entre les leaders des deux mouvements. À la demande de Sanger, Gabriel Giroud lui envoie plusieurs brochures qu’elle compte utiliser et distribuer lors d’une conférence qu’elle organisera à Chicago (Sanger, 5 octobre 1923). Néanmoins, ces brochures ne seront jamais réceptionnées par Sanger. Une note en bas de page dans un des courriers que cette dernière adresse à George Hardy nous signale que les colis ont été bloqués par la douane après avoir été déclarés « obscènes », preuve qu’aux États-Unis les actions de Margaret Sanger continuent d’être contrôlées. Eugène Humbert utilise aussi les informations envoyées par Sanger dans La Grande Réforme pour informer les Français des entraves que cette dernière rencontre aux États-Unis. Ainsi Sanger lui explique-t-il qu’au début des années 1930, l’Église catholique devient son principal adversaire et bloque toutes ses tentatives d’abrogation de la loi Comstock auprès du Congrès. Margaret Sanger craint que la législation ne se durcisse davantage à cause des efforts menés par le lobby catholique très efficace au Congrès (Sanger, 6 mai 1935). En fait, nombreux sont les soutiens des militants français envers l’action de Sanger car ces derniers l’encouragent de manière régulière pour son « apostolat » et la considèrent dorénavant comme le modèle à suivre (E. Humbert, 7 juillet 1931). Les Français se nourrissent des idées de Margaret Sanger à travers les actions qu’elle mène et dont ils ont connaissance grâce à la Birth Control Review qu’ils reçoivent. En 1932, Jeanne Humbert confirme qu’elle a bien reçu le livre important de Sanger et qu’elle compte faire un compte rendu de l’ouvrage dans La Grande Réforme (J. Humbert, 27 décembre 1931)35. Les néo-malthusiens français popularisent donc également les idées de Margaret Sanger sur le territoire français.

40 D’autres exemples sont significatifs du militantisme transnational de Sanger. Elle n’hésite pas à mettre en relation des médecins américains en visite à Paris avec les néo- malthusiens français afin que ceux-ci puissent échanger autour de la question de la recherche dans le domaine de la contraception. Elle met aussi Eugène Humbert en contact avec des néo-malthusiens d’Amérique du Sud et lui conseille de le leur fournir des exemplaires de La Grande Réforme (Sanger, 18 septembre 1938). Les idées du mouvement néo-malthusien français s’exportent donc, et inspirent le discours de Margaret Sanger. Cette dernière sait que la lutte pour le contrôle des naissances ne peut être gagnée que par une coopération supranationale. Lorsqu’Eugène Humbert dit à Margaret Sanger qu’il serait « très heureux que vous voulussiez bien signaler à nos amis d’Amérique les grands efforts que nous faisons en fraternité avec les vôtres », nous comprenons que les correspondances entre les principaux leaders ne sont que des prétextes pour enrichir le travail collaboratif pour une lutte universelle (E. Humbert, 4 septembre 1931). L’internationalisation du mouvement constitue l’une des stratégies de contournement des lois répressives. Si les néo-malthusiens français considèrent que la collaboration avec Sanger est vitale pour la survie de leur mouvement, le soutien des Français l’est tout autant pour Margaret Sanger qui veut drainer de nouvelles sources pour légitimer sa cause au niveau international. Dans les deux pays, les militants comprennent que seul un mouvement transnational peut parvenir à contrecarrer les lois répressives.

41 Enfin, les correspondances entre Margaret Sanger et ses correspondantes à Paris mettent en exergue un travail intensif de lobbying sur le territoire français et nous démontrent que l’Américaine cherche non seulement à « éveiller » les Français à la question démographique, mais également à abroger les lois répressives depuis les États-

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Unis (Green, 31 décembre 1927). Les courriers avec ses correspondantes nous apprennent que ces dernières ont tissé des liens avec la plupart des décideurs en France (juristes, médecins, économistes). Elles s’informent des débats parlementaires, rencontrent des démographes pour les sensibiliser aux questions de surpopulation dans le monde. Margaret Sanger tente d’agir sur le mouvement français depuis les États- Unis. Son action au-delà des frontières cherche à élargir son réseau d’influence dans le but de défendre une cause universelle et d’accroître sa propre légitimité au niveau international. Elle y parviendra lorsqu’elle transformera l’American Birth Control League en Planned Parenthood of America en 1942 pour l’étendre à l’international avec le lancement de L’International Planned Parenthood Federation en 1952, et qui compte à ce jour 172 antennes dans le monde. À l’inverse en France, l’entre-deux-guerres marque l’apogée de la puissance des natalistes qui parviennent à étouffer le mouvement néo-malthusien français avec l’adoption en 1939 du Code de la famille. Les lois répressives ont rendu le relèvement impossible, tel que le redoutait Eugène Humbert.

Conclusion

42 Dès la fin du XIXe siècle, le discours des militantes et militants du mouvement pour le contrôle des naissances a un impact significatif sur les comportements reproductifs des individus aux États-Unis et en France. La libre maternité des femmes devient un enjeu politique majeur. Pour freiner et condamner un mouvement qui transforme ses idées en programme d’action, les deux pays sont amenés à légiférer. Aux États-Unis, la loi Comstock votée en 1873 est le résultat de la croisade efficace menée par les moralistes américains obsédés par la préservation d’une Amérique puritaine et de ses origines anglo-saxonnes. En France, les lois de 1920 et 1923 marquent la victoire des natalistes sur les néo-malthusiens au terme d’un combat entamé depuis les années 1870. Elles sont le résultat du lobbying des natalistes qui saisissent le traumatisme de la Première Guerre mondiale pour imposer leur vision et asseoir leur pouvoir d’autant plus que le mouvement néo-malthusien français est intrinsèquement lié à la contestation des structures sociales.

43 Les correspondances entre Margaret Sanger et les principaux leaders du mouvement néo-malthusiens français débutent en 1921, soit un an après la première loi répressive votée en France et se poursuivent jusqu’en 1938, juste avant la fin de la seconde période du mouvement néo-malthusien français. Ces seules dates valident l’hypothèse que les lois répressives ont véritablement contribué à un rapprochement entre les militantes et militants des deux pays. Force est de constater que les lois répressives en France et aux États-Unis ont donné naissance à une multiplication d’échanges, renforcé la conviction et l’engagement des militants, créé une solidarité transnationale. L’analyse des courriers nous a permis de montrer que les mouvements néo-malthusiens français et américain n’œuvrent pas isolément et que leurs développements respectifs ne sont pas le seul résultat d’uniques stratégies nationales, mais d’un ensemble d’histoires croisées. Cette mise en réseau a constitué une stratégie de contournement et de transgression de l’autorité étatique en France et aux États-Unis.

44 En France, les lois répressives progressent sous Vichy et le poids des natalistes persiste après la Libération. Il faut attendre la fin des années 1950 pour que le débat du contrôle des naissances soit à nouveau relancé. En 1956, le médecin Marie Lagroua Weill-Hallé,

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dans sa lutte pour la légalisation de la contraception, crée l’association « Maternité heureuse » qui deviendra le Mouvement français pour le planning familial en 1960. Cette entreprise est le résultat de ses voyages aux États-Unis et de ses échanges avec Margaret Sanger. Plus de cinquante ans après la première mise en réseau, le transfert international de l’action finit par légitimer une revendication devenue taboue en France depuis l’adoption des lois répressives de 1920.

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Courrier de Margaret Sanger à Susan Green, 6 mai 1935, L013:464.

Courrier de Margaret Sanger à Eugène Humbert, 18 septembre 1938, L013:482.

NOTES

1. Dans ses correspondances avec Margaret Sanger, Gabriel Giroud utilise le pseudonyme de George Hardy. Il publie sous ce pseudonyme depuis le vote des lois répressives. 2. Signalons que la Grande-Bretagne est précurseur en matière de littérature néo-malthusienne. L’ouvrage Illustrations and Proofs of the Principle of Population publié en 1822 par le Britannique Francis Place (1771-1854) est l’un des premiers plaidoyers néo-malthusiens. Parmi les auteurs britanniques, citons également Richard Carlile (1790-1843), Alice Drysdale Vickery (1845-1929) et son fils Charles Vickery Drysdale (1874-1968), Havelock Ellis (1859-1939), Edward Carpenter (1844-1929). 3. La brochure Moral Physiology de Robert Dale Owen est rééditée en Angleterre en 1832. Lorsqu’il décède en 1877, ce sont 75 000 exemplaires qui ont été vendus en Angleterre et aux États-Unis. 4. Thomas Robert Malthus (1766-1834) a montré, dans son célèbre Essai sur le principe de population (1789), que la population tend à s’accroître selon une progression géométrique, alors que les subsistances augmentent selon une progression arithmétique, donc moins rapide. L’idée était que la croissance de la population ne contribuait guère à une plus grande prospérité parce qu’elle exerçait une pression trop importante sur l’offre limitée des ressources. Il estimait que le seul remède à cette progression à deux vitesses, génératrice de pauvreté, était la limitation de la surpopulation. Pasteur puritain, il préconisait l’abstinence et/ou les mariages plus tardifs. 5. Knowlton (1800-1850) est médecin à Boston. Il publie la première édition de son ouvrage sous la signature de « par un docteur ». La huitième édition de l’ouvrage est publiée en 1877. 6. On compte un avortement pour cinq grossesses en ce milieu du XIXe siècle. Signalons que les premières lois criminalisant l’avortement sont votées à partir des années 1920. 7. Marie Huot, femme de lettres et journaliste, organise la première conférence publique sur la limitation des naissances en 1892. Nelly Roussel, après une première grossesse difficile, s’engage dans le mouvement et devient l’une des infatigables conférencières du mouvement néo- malthusien français. Elle donnera 236 discours entre 1901 et 1921. Madeleine Pelletier, première femme médecin diplômée en psychiatrie en France, est sensible aux conséquences désastreuses de l’avortement clandestin sur les femmes. Elle publie L’Émancipation sexuelle des femmes en 1911. Elle sera condamnée en 1930 pour avoir pratiqué des avortements.

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8. Paul Robin est un militant révolutionnaire. Lié à Bakounine et à Marx, il avait siégé au conseil de la Première Internationale. Il est également célèbre suite aux scandales provoqués par ses essais d’éducation libertaire dans le premier internat mixte en France : l’orphelinat de Cempuis. 9. Seuls les préservatifs, jugés indispensables dans la lutte antivénérienne, sont autorisés. 10. En France, pour les néo-malthusiens, l’alliance avec les féministes est essentielle. Néanmoins, ils utilisent la question du droit des femmes à des fins plus subversives, principalement dans le but de saper le pouvoir bourgeois. Ces idées sont développées en détail dans l’ouvrage d’Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la IIIe République : « La liberté de la maternité » (2011). 11. Nelly Roussel reprend les mêmes termes lors d’un meeting de protestation contre la célébration du centenaire du Code civil, le 24 octobre 1904. 12. Le texte en anglais est : « If it was a crime to work for healthy motherhood and happy child- life, I was proud to be considered a criminal » (Goldman 1931 : 411). 13. Il est alors professeur de l’académie militaire et enseigne les mathématiques (de 1870 à 1876). C’est à cette date que commence son engagement néo-malthusien. Dès 1878, il résume et traduit les idées de George Drysdale dans un feuillet de quatre pages, La Question sexuelle. 14. Le procès de Besant et de Bradlaugh marque le lancement du mouvement néo-malthusien en Europe. Un an après leur acquittement, la première ligue néo-malthusienne est fondée en 1877 en Angleterre sous la conduite des frères Drysdale : Charles Drysdale (1829-1907) et George Drysdale (1824-1904). Paul Robin sera le vice-président de la première ligue néo-malthusienne internationale. En Europe, les fondations de ligues néo-malthusiennes se succèdent : Hollande (1881), Allemagne (1893), France (1896) et Belgique (1905). 15. D’autres références mentionnent qu’à la suite de la médiatisation du procès, les ventes de l’ouvrage sont passées de 700 à 125 000 exemplaires par an. Certaines sources parlent d’un ouvrage devenu bestseller du jour au lendemain. 16. Marie Huot (1846-1930) utilise ce concept lors de la première conférence sur les droits des femmes à la libre maternité en France en 1892. 17. La conférence de Paris marque le lancement du mouvement néo-malthusien au niveau international. Plusieurs autres conférences internationales auront lieu à Liège en 1905, La Haye en 1910, Dresde en 1911, Londres en 1922, New York en 1925, Genève en 1927 et Zurich en 1930. 18. Emma Goldman est alors considérée comme l’une des femmes les plus dangereuses d’Amérique par J. Edgar Hoover. Après deux ans d’emprisonnement, elle est expulsée vers la Russie en 1919 et elle est déchue de la nationalité américaine. 19. Le texte anglais est : « no more civilized nation than the French ». 20. Le texte anglais est : « In the forty-one years I have been here I have convicted enough to fill a passenger train of sixty-one coaches, sixty coaches containing sixty passengers and the sixty-first almot full. I have destroyed 160 tons of obscene literature. » 21. En tout et pour tout, la brochure Family Limitation sera publiée en deux millions d’exemplaires et a été traduite dans quarante-cinq langues. 22. Dans « Early Years of Margaret Sanger’s Work in the Birth Control Movement (1952) », le texte anglais est le suivant : « I learned all I possibly could in France, and later published this information in a pamphlet called “Family Limitation”. » 23. Dans l’introduction de Family Limitation, le texte en anglais est : « refusing to supply the market with children to be exploited, by refusing to populate the earth with slaves » (http:// www.gutenberg.org/files/31790/31790-h/31790-h.htm). 24. Ils sont alors séparés. William Sanger avait décidé d’assurer sa propre défense. 25. Nombreux sont les articles qui mentionnent qu’à l’ouverture de la clinique, les femmes faisaient la queue dans la rue. 26. Signalons rapidement la contribution de Mary Ware Dennett (1872-1947), cette dernière n’ayant œuvré qu’à l’échelle nationale. Figure oubliée du mouvement pour le contrôle des naissances, elle ose également défier la loi Comstock avec la publication, en 1915, de son

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pamphlet The Sex Side of Life. Cet ouvrage de vingt-quatre pages, qui insiste sur la responsabilité individuelle en matière d’éducation sexuelle, rencontre un vif succès. En 1922, Mary Ware Dennett est également frappée par la loi Comstock et l’administration postale lui ordonne de mettre fin à la distribution du pamphlet. La médiatisation de ses procès lui procure un soutien indéniable de l’opinion publique et elle finit par être acquittée. 27. Le premier numéro, en février 1917, porte le titre provocateur de « Shall we Break this Law? ». La revue sera publiée jusqu’en 1940. 28. C’est à son retour de Hollande que Margaret Sanger comprend que le mouvement est voué à l’échec si elle n’obtient pas le soutien des médecins. Elle avait également visité les cliniques en Angleterre avec son ami, l’Anglais Havelock Ellis, auteur de l’ouvrage Psychology of Sex, ouvrage publié en sept volumes. Havelock Ellis est l’un des fondateurs de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle (1928). 29. Signalons à ce propos que néo-malthusiens français et américains ont souvent recours au discours eugéniste, en particulier lorsqu’ils préconisent le contrôle de la natalité pour éviter la « naissance des dégénérés ». 30. Comme son époux, Jeanne Humbert est également condamnée à plusieurs peines de prison. Elle poursuivra néanmoins un cycle d’une centaine de conférences en faveur du contrôle des naissances dans les années 1930. 31. En mai 2011, lors d’un entretien, Esther Katz, éditrice et directrice du projet Margaret Sanger Papers à la New York University Library, a expliqué que Sanger avait renoncé à se rendre en France après les années 1920 car ses correspondantes lui avaient fait comprendre qu’elle n’avait aucune chance d’obtenir l’abrogation des lois scélérates. Elle avait préféré alors mobiliser son énergie sur les pays asiatiques. 32. « These people should not suffer longer… ». 33. « I am also happy that the sum which was raised here through friends of Birth Control helped towards gaining that freedom » (Courrier de Margaret Sanger au Docteur Robinson – un de ses correspondants à Paris). 34. Nous n’avons pas eu accès à la version française du courrier, mais à la version traduite. Voici les termes utilisés : « A law which has proven very severe and which thanks to your generosity, I have been able to mitigate to some extent. » 35. Étant donné la date du courrier, nous supposons que l’ouvrage en question est My Fight for Birth Control, New York, Farrar & Reinhart, 1931.

RÉSUMÉS

Cet article analyse l’évolution du mouvement pour le contrôle des naissances après l’adoption de lois répressives, votées en 1873 aux États-Unis et en 1920 en France. Les échanges épistolaires entre Margaret Sanger et les principaux militants néo-malthusiens français, Paul Robin, Eugène Humbert et Gabriel Giroud jettent un nouveau regard sur la teneur des lois répressives dans les deux pays. Ils démontrent que loin d’enrayer le développement des théories et pratiques du mouvement, ces lois donnent lieu à une multiplication de rencontres formelles et clandestines au niveau international. S’appuyant sur la méthode de la comparaison et de l’histoire croisée, l’article montre que les rapprochements et interactions entre les militants des deux pays s’avèrent être des stratégies de contournement et de transgression de l’autorité étatique.

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This article analyzes the evolution of the birth control movement after repressive laws were adopted in 1873 in the United States and in 1920 in France. The analysis of the correspondence between Margaret Sanger and the key French Neo-Malthusian leaders, Paul Robin, Eugène Humbert, and Gabriel Giroud sheds new light on the impact of such prohibiting legislation. Their letters show that, far from impeding the development of the birth control movement theories and practices, these laws increased formal and underground interactions between the militant leaders of both countries. Using the methodology of comparison and entangled history, the aim of the article is to demonstrate that such gatherings and networking proved to be strategies to bypass and infringe the repressive laws.

INDEX

Keywords : birth-control movement, neo-Malthusians, France/United States, Margaret Sanger, Eugène Humbert, Entangled history Mots-clés : mouvement pour le contrôle des naissances, néo-malthusianisme, France, États- Unis, Margaret Sanger, Eugène Humbert, histoire croisée

AUTEUR

FATMA RAMDANI Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Transposition and Adaptation of Models in Post-Conflict Northern Ireland: The Personal Experience of Brandon Hamber Transposition et adaptation de modèles dans l’Irlande du Nord post-conflit : l’expérience personnelle de Brandon Hamber

Fabrice Mourlon

1 The conflict in Northern Ireland, which lasted from 1969 to 1998, has been defined as protracted or intractable (Ruane and Todd 2012) and, over that period, scholars have been striving to find a suitable interpretation to explain it. Yet, its manifold interpretations led some academics to conclude that “there is a meta-conflict about what the conflict is about” (McGarry and O’Leary 1995: 1) or that “there is no such single Northern Ireland problem, easily characterised and classified, as a set of interlocked and confused problems” (Dunn 1995: 7). In an essay published in 1995, John Darby claimed that the conflict was based on six interrelated issues among which the future constitutional position of Northern Ireland stood out (i.e. remaining within the UK, a united Ireland or independence). The other problems concerned social and economic inequalities between the so-called “Catholic-Nationalist-Republican” and “Protestant-Unionist-Loyalist” communities, as well as the question of their cultural identities and the relationships between each other. Finally the on-going violence and the problem of security was of importance. Concerning the constitutional issue, as early as 1974, the British government that had been administrating the statelet through Direct Rule since 1972, attempted to restore a devolved power which had been in place since 1921 when the six-county territory was created. By the early 1990s the seven attempts had all failed (Darby 1995). Reforms were also introduced in the fields of housing (Housing reading list), employment (Education reading list) and education (Smith 1999), which gave mixed results. A cross-community cooperation programme was launched under the terms of “community relations,” notably in the mid-1980s

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(Carmichael and Hughes 1998). At the same time, political parties and paramilitary groups were gradually changing their perspectives on the conflict. They also formed new alliances, often through secret talks that also took place with the British and Irish governments. In the early 1990s the protagonists in the conflict realised that violence would not resolve their disagreements on communal identity, politics and the future constitutional status of the province. In 1998, an agreement was reached to gradually put an end to violence and devise power-sharing institutions that would suit each party. The Belfast Agreement of 1998 was ratified by a majority of the population both in Northern Ireland and in the Republic of Ireland. However, the devolved assembly and government collapsed after clashes between political parties and were only reestablished in 2008. This chaotic road to a “relative peace” is due to the work of both internal and external actors.

2 If one considers how external actors and models have influenced or shaped the peace process in Northern Ireland, Richard Haass’s1 role as mediator in the multi-party talks of 2013 on contentious issues of parades, commemorations, flags and emblems and dealing with the past, represents one of the latest examples (An Agreement 2013). The intervention of third parties, especially from the US, is a regular feature of the on- going peace process in Northern Ireland. Indeed, the very essence of power-sharing institutions that seek consensus between opposed political parties and interests plunges political life into periodic crises, which often require outside intervention to reach a settlement. Literature on the role of the US in Northern Ireland is well documented and highlights the political, economic and domestic self-interests of such mediations (MacGinty 1997). Literature on mediation in general has focused on the timing of negotiations, who was involved in the process and what techniques and methods were used (Breen Smyth 2014). It also reveals the power relations at play, the role of various actors and how to keep momentum in the talks, i.e. how to maintain dialogue between the various protagonists.

3 However, many examples of external third parties’ experience have been drawn from the elite level according to John-Paul Lederach’s model of peace-building (Lederach 1997). The function of middle-ground people in peace processes is favoured in his model as they have the capacity to influence and link the elite and grassroots levels. Other theorists such as Joseph Montville (1986) have called this middle ground “Track- Two diplomacy” which involves professional, non-governmental practitioners and theorists usually drawn from NGOs and academia. Paul Arthur wrote about his experience in this type of diplomacy and defined it as follows: Track-Two diplomacy comes […] in the interstices between “high politics” (strategy steered by politicians and officials) and “low politics” (the adaptation of civil society). It seeks to promote an environment in a political community, through the education of public opinion, that would make it safer for public opinion to take risks for peace. (Arthur 2009: 20)

4 It is an unofficial process that has positive effects on the formal political negotiations, with meetings usually held outside the country with no media attention. And yet, the examples he gives tend to concentrate on meetings between representatives of political parties and his descriptions are mainly concerned with technical considerations. For instance, he explains the need to find “sufficient concerns” between the opposing groups, the significance of setting up special committees on highly politicized issues, or the methodology used to enable each side to tell their story and learn from different contexts. These unofficial talks tend to encourage trust among politicians while official

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negotiations are being scrutinized by the media putting much pressure on the actors to deliver a settlement.

5 All these examples of mediations, either at the elite or the middle-ground level, tend to portray professionals from outside the country where the conflict is happening. This paper wishes to look at the itinerary and personal experience of Brandon Hamber, a South African-born academic who settled in Northern Ireland in the early 1990s and who has been involved in shaping the debate on dealing with the past. After working with several community groups and government bodies involved in the peace process he is now Director of the International Conflict Research Institute (INCORE) at the University of Ulster. His position as a middle-ground practitioner and both an outsider and insider in the Northern Irish context is an interesting example of how the process of shaping policies and of transferring models across various contexts can be facilitated or hindered.

Lesson Drawing and Policy Transfer

6 In the early 2000s, Brandon Hamber and other academics at the International Conflict Research Institute (INCORE)2 reflected on the processes of “lesson drawing” and “lesson transfer” from South Africa to Northern Ireland. They had come to the realisation that comparative studies did not delve adequately into research on public policy, and so launched a research project: “Developing and Implementing Public Policy” in Northern Ireland and South Africa (Broclehurst, Stott and Hamber 2000). Their conclusions will serve as a theoretical framework to analyse and describe Brandon Hamber’s experience.

7 The specific context of the research was that of two transitional societies in which the authors were considering whether lessons could be transferred cross-culturally and cross-contextually. They pointed out that the term “transitional societies” in itself posed a problem as it was not easily defined. According to them, it is a complex political and socially constructed term in contexts that are marked by uncertainty and social instability, in which research by academics could act as a stabilizing force and provide objective conceptual clarity and direction. In turn the context itself shaped the way research would be used and transferred, and the process depended on the complex relationship between researchers and policymakers.

8 Generally speaking, policymakers are not necessarily concerned about whether lessons are transferred in a comprehensive way. In the early phase of transition they are under pressure to come up with adequate policies and they usually look at other countries for models. At this stage, time for reflection is minimal and policies designed in other countries are likely to be transferred in an unconstructed manner. They do not always use research and empirical evidence, and if they do, these tend to support their current policy’s approach on a given issue. Because research produces complex and contradictory results, policymakers tend to “rationalize” or “compartmentalize” them into their political measures (Broclehurst, Stott and Hamber 2000: 11–13).3

9 On the other hand, the impact of academics’ research depends on their ability to disseminate their results outside the realm of conferences where most ideas are shared. Their influence is often due to unpredicted and unintended meetings with policymakers. As a result, researchers’ and policymakers’ agendas rarely coincide. In

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the case of Northern Ireland and South Africa, the authors concluded that the role of research in the policy transfer process was often limited as policy makers did not use it in a consistent way and research could not reach out to a wider audience. Also, the position of researchers in either country differed considerably. In the 1980s and 1990s in South Africa, academics were encouraged to be activists in civil society, whereas in Northern Ireland researchers were more distant and only got involved more visibly in the public debate4 in the post-conflict period. Policy transfer is then a “disorganised,” “selective” and “arbitrary” process (Broclehurst, Stott and Hamber 2000). That is why the authors call for academics to engage in micro debates and micro events within civil society to influence public opinion and indirectly public policy. This is the line that Brandon Hamber followed as both an outsider and insider in Northern Ireland.

Brandon Hamber’s Position

10 Within the different layers of people’s involvement at cross-national level, Brandon Hamber describes himself as a man from the middle ground (Interview Hamber 2014). In South Africa he worked in and about the process of the Truth and Reconciliation Commission between 1995 and 2003. At that period he worked for the Centre for the Study of Violence and Reconciliation (CSVR) in Johannesburg (1995–2001). He continued to do research and to work on the ground around the issue of dealing with the past in Northern Ireland and at the international level. His experience and training as a psychodynamic psychotherapist, using concepts borrowed from Melanie Klein and Donald Winnicott, have influenced his theory and practice. He qualifies his experience as being that of “an observer, a participant, a researcher, an activist and an action researcher” (Hamber 2009: 5). His attitude to knowledge is about “the importance of uncovering the process of knowledge generation in order to understand what is revealed through it […]. The construction of knowledge resides not in individuals but in the relations between individuals” (Hamber 2009: 3). Hence the importance of his intellectual and practical involvement in the settings where he lived and worked, and the people he was in contact with when he tried to influence policymaking.

11 He first came to Northern Ireland in 1996 when Cyril Ramaphosa, a South African politician, came to visit prisoners at Long Kesh/The Maze5 to talk about the potential of having a peace process. He was invited unofficially at the request of a Quaker group to address the psychological issues met by inmates. He came back again for a conference and spent six months in Northern Ireland with a scholarship at INCORE. He then met victims groups and funding organisations and was involved in the early civil society conferences on comparative peace agreements. This led to the publication of Past Imperfect on how to deal with the past (Hamber 1998). The volume gathers contributions by people from Northern Ireland, South Africa and Guatemala. After travelling back and forth between South Africa and Northern Ireland, he settled permanently in Derry in 2002 for practical and personal reasons. He had met his wife and thought that there was a lot of work to be done on the issue of dealing with the past. He decided to work as an independent consultant as he wanted to remain neutral and did not want to be seen as being aligned with one community or the other. He also wished to stay away from the media. Until now, Brandon Hamber has been a consultant with over fifty groups and institutions ranging from political organisations such as Democratic Dialogue, to voluntary organisations such as the Conflict Trauma Resource

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Centre, Relatives for Justice, Ulster Prisoners Aid, as well as public organisations such as the Victims Liaison Unit or SEUPB (the body in charge of European programmes in Northern Ireland).

A Favourable Context for Lesson Drawing

12 The period around the Belfast Agreement of 1998 provided a favourable context for the exchange of views and opinions between transitional societies. Already in the 1980s, South Africa and Northern Ireland had been systematically compared by academics such as Adrian Guelke (2012), Alan Johnston, John Darby and Roger McGinty (Brocklehurst, Stott and Hamber 2000: 3–5). On the ground, many actors in the peace process in Northern Ireland were looking at other post-conflict societies for models (Brocklehurst, Stott and Hamber 2000: 6–8). Learning from other experiences was also embodied in the foundation of INCORE and the Developing and Implementing Public Policy project.6 Indeed, INCORE was established in 1993 as a joint initiative from the United Nations University and the University of Ulster. It has a pluridisciplinary approach to conflict-resolution research and works with both local and international institutions and organisations: Combining research, education and comparative analysis, INCORE addresses the causes and consequences of conflict in Northern Ireland and internationally and promotes conflict resolution management strategies. It aims to influence policymakers and practitioners involved in peace, conflict and reconciliation issues while enhancing the nature of international conflict research.7

13 Similarly, the organisation Healing Through Remembering that has been influential in shaping the debate on dealing with the past, was created after the visit of Alex Boraine, Deputy Chairman of the Truth and Reconciliation Commission in South Africa, to Northern Ireland in 1999 (All Truth Is Bitter 2000). Since then, the organisation has produced around thirty reports on the issue and participated in the government- sponsored consultations (HTR Reports). Civil society and the voluntary sector pushed for the debate on how to deal with the past to be taken into account both within their own ranks and at government level. In 1998, two conferences were organised on the subject. The Dealing with the Past: Reconciliation Processes and Peace-Building Conference was hosted by INCORE in June 1998 in Belfast and funded by the Community Relations Council and the Central Community Relations Unit. Gathering various experts from different backgrounds and countries such as South Africa and Guatemala, the participants explored possible ways for Northern Ireland to engage in “remembering” activities and in the creation of a Truth and Reconciliation Commission. The Northern Ireland Voluntary Trust/Community Foundation Northern Ireland8 also organised conferences fostering the exchange of experiences from various settings around the world (Magowan and Patterson 2001). It also has various comparative civil society programmes, such as the “Conflict Transformation from Bottom Up,” “Communities in Transition” or “Prison to Peace-Building on Experience Partnership.” The Commission for Victims set up in 1997 to look at how to provide support to victims of the conflict also examined the various policies set up in other countries (Bloomfield 1998). Looking at how to best recognise the victims and survivors, the Commission considered the experience of the US, Spain, Israel and South Africa.

14 Nowadays, the voluntary sector is still involved in exchanges with other countries and so are politicians (Mourlon 2012). The early aftermath of the Belfast Agreement seemed

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conducive to an open debate on how to move away from a divided violent society, which includes finding mechanisms to deal with the past.

Brandon Hamber and Dealing with the Past in Northern Ireland

15 With his experience with the South African transitional society, Brandon Hamber knew that the issue of how to deal with the past would come to the fore. But when he first raised the question in his publication Past Imperfect (Hamber 1999), he was met with very negative and hostile reactions: “people thought I was strange even to ask the question” (Interview Hamber 2014). In fact addressing this issue was difficult and potentially divisive as the negotiations on the peace process were still fragile. Politicians were more concerned about constitutional and institutional arrangements in the province and the problems around the release of political prisoners, the reform of the police force and the justice system.

16 Brandon Hamber once again raised the issue when he joined Healing Through Remembering (HTR) in 2001 as a consultant. Together with Kate Turner, they facilitated early discussions within the organisation. He recalls that during the first meeting, participants from different communities did not want to stay in the same room and the atmosphere was tense and aggressive: “Why do you want to talk about dealing with the past. We’re not ready for that” was the typical reaction he got.

17 His idea was to keep participants talking and debating through their commitment to a set number of meetings and to the idea that they did not need to agree. These initial meetings led HTR to conduct the first large-scale consultation on the topic, with the first HTR report published in 2002 analysing the pros and cons of devising and implementing mechanisms to address the violent past. They found out that views were divided on how to examine the past: Many of the submissions endorsed the value of remembering and spoke of the importance of finding ways to move society forward. At the same time, others expressed their concerns about the potential pitfalls of remembering. Clearly, the idea of remembering also evoked an emotive response, suggesting that much hurt and unresolved pain is still present. (HTR 2002: V)

18 They made six recommendations for the future, including putting in place a storytelling process, fixing a Day of Reflection, creating a living memorial museum, ensuring that the protagonists in the conflict acknowledged their responsibility. There is no single treatment for the healing process. Processes of remembering, reflecting, informing and educating must be sustained for another generation at least. All have a part to play in dealing with the memories of the past. This will be a painful and difficult task, however it should not paralyse us and prevent us from moving on, but encourage us to avoid further damage, seek solutions and create a better future. (HTR 2002: introduction VII)

19 In his everyday practice one way of going round contentious issues lay in the use of a particular method that Brandon Hamber coined as “talking about issues in a surrogate way”: If you talk about policies developed elsewhere, people will gradually talk about their own country as the attention is initially diverted on something else and not on the bone of contention. (Interview Hamber 2014)

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20 However, his nationality was in itself a chilling factor in fostering debate. He became aware that people assumed that if you were South African and addressing the past you were promoting a Truth and Reconciliation model. These assumptions were reinforced in the early stages of the peace negotiations in 1998 when South Africa “was enjoying a sort of honeymoon” as it was clearly identified as the model to follow. Brandon Hamber recalls that South Africa became “an ideal symbolic discussion” and people in Northern Ireland usually projected their own feeling on the situation there, which they usually understood through “misconceived analysis.” Also being a South African was seen as being predisposed towards the nationalist community because of the historical links between Sinn Fein and the ANC (Brocklehurst, Stott and Hamber 2000). This perception can also be explained in a wider context. Not only have South African and Northern Ireland societies been compared by researchers since the late 1980s and early 1990s (Brocklehurst, Stott and Hamber 2000: 3),9 but both countries share a common and entangled history of shifting alliances (Lodge 2006). While some Irish nationalists fought on the side of the Boers during the Second Boer War (1899–1902), which was a way to fight the British Empire by proxy, the Irish Republican movement clearly identified with the ANC’s “liberation strategy” by the 1970s. On the other hand, while Irish Unionists had supported the British Empire in the early twentieth century, some loyalist paramilitary groups established links with Afrikaner groups in the 1980s. Besides both republicans and loyalists were involved in arms exchanges (Dorney 2013, McDonald 2004, O’Caroll 2013)10 and training in explosives.11

21 Interestingly enough, another South African-born academic at Queen’s University, Professor Adrian Guelke, was wrongly suspected of having connections with the Republican movement in the 1990s. He has written both about Northern Ireland in a comparative perspective with South Africa and on the Apartheid regime and has always been opposed to republican violence during the Troubles. However, on 4 September 1991 he was the victim of an attempted murder carried out by a UDA gunman. The attack was organised by the South African Defence Forces’ intelligence branch which had used a doctored RUC intelligence report claiming that Guelke had links with the IRA and the ANC. The document had in fact been falsified by Leon Flores, a South African agent who wanted to set Guelke up (McDonald 2004).

22 In this context, Hamber’s involvement in the debate on how to deal with the past was met with resistance and gave mixed results. Seven years ago, reluctance towards him was still tangible when he was interviewed by the Northern Ireland Affairs Committee in 2008. At that time criticism was based on the fact that he was perceived as being part of an intellectual elite: Dr Hamber: […] One of the biggest challenges within the process of dealing with the past is that you have a whole range of people with a whole range of different needs, so it is very difficult to do one thing that would meet all of those needs. […] When I talk about the issue of acknowledgment, I mean it as a wider, social and political process of people engaging in the past and saying, “Yes, there is something that we need to acknowledge in relation to the way that it happened,” whether that is acts of omission or commission. It is a much wider level I am talking about at a political level. Q274 Kate Hoey: Are you sure it is not just academics and well meaning people thinking this is what people want when maybe it is not? Q282 Chairman: You have come to Northern Ireland, you have set up this organisation and are acting as our tutor in these matters, surely you have a view. Q288 Mr Hepburn: There are a lot of Sir Kenneths about and, with all respect, Dr

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Hamber, academics who are telling working class people in the Falls Road and Shankill Road what they need. Can you tell me why you think that your way out is what these people actually need? (House of Commons 2008)

23 The hostile attitude of MPs12 in the Committee reveals a misunderstanding of Brandon Hamber’s position that he relentlessly put forward over the years: This book does not prescribe a single method that should be used for dealing with the past. It is postulated that the debate should not be whether Northern Ireland should have a South African style truth commission or not, but rather, what strategy (or strategies) NI should be considering for dealing with the past. (Hamber 1998: 2) One criticism I would have of the South African approach was an over-reliance on stressing that the South African TRC as the primary mechanism for dealing with the past, when clearly a range of mechanisms were going to be necessary over a long period of time. (Northern Ireland Affairs Committee 2004–05)

24 So being an outsider associated with the South-African model somewhat hindered his influence that took twelve years to be eventually seen as legitimate. Although re- examining the past is still a contentious issue that divides political parties in power, Brandon Hamber and the voluntary sector were influential in fostering debate at the elite level. Some mechanisms in spite of being piecemeal have been put in place. At least two official consultations were organised on the subject by the Northern Ireland Affairs Committee in the House of Commons in 2005 and by the Consultative Group on the Past in 2009 (CGP 2009). The British government set up Public Inquiries into past violence, the most mediatised of which being the Saville Inquiry into the events of Bloody Sunday. Within the new police service, two bodies were charged with re- examining unsolved deaths: the Historical Enquiry Team and the Office of the Police Ombudsman. The fate of the “Disappeared,” people from the Catholic/Nationalist community who had been murdered by the IRA or INLA, is being addressed by the Commission for the Location of Victims’ Remains. These investigative bodies are complemented by other judicial procedures such as Coroner’s Inquests and Civil cases (Mourlon 2012). The lack of agreement on how to proceed with an overarching and coordinated body that would deal with past violent event explains this multiplication of bodies and commissions.

25 This issue is an integral part of the reconciliation process that has been on the agenda in government policy documents and in the successive European Peace Programmes.

Reconciliation

26 The fact that reconciliation, as an outcome of the peace process, is an ill-defined concept and practical tool has been analysed. It has been seen as being imposed by official policy papers emanating from the government and the European Union. Among others, Brandon Hamber and Grainne Kelly revealed that the term used in the Belfast Agreement and given priority in the European Peace II programme was loosely defined (Kelly and Hamber 2005, Hamber and Kelly 2005, Harvey 2003). They proceeded with a consultation of stakeholders in Northern Ireland and came up with the following working definition of reconciliation: Developing a shared vision of an interdependent and fair society Acknowledging and dealing with the past Building positive relationships

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Significant cultural and attitudinal change Substantial social, economic and political change. (Hamber and Kelly 2005: 36–40)

27 This definition coincided with the period when Brandon Hamber had expressed criticism at the way Peace II was measuring “Peace and Reconciliation.” It provides an example of how researchers can influence policy.

28 At a conference organised by the SEUPB,13 Brandon Hamber voiced his disagreement by saying: “the programme is measuring reconciliation by bums on seats,” i.e. as long as Protestants and Catholics were seen as being together side by side in various programmes, this was considered as a good instance of reconciliation. This comment was met with disapproval by one of the SEUPB officials who however invited Hamber to participate in the negotiations on the future extension of the Peace II programme. Within the working group, he pushed for a clear and more focused definition of reconciliation using the model that he had devised with Grainne Kelly. This framework was eventually adopted in the Peace II Extension programme but was slightly modified in the way that the interdependence of the five strands was overlooked to give it a practical rather than theoretical meaning. The framework was once again adopted in Peace III (EU Programme 2007) but it was again changed, choosing to prioritize reconciliation as an overarching aim of “Dealing with the Past.”

29 This involvement of researchers with the process of policy making illustrates how it can be shaped by “chance meeting” and how it is often modified to suit a particular agenda, without taking into account the genuine result of the researcher’s conceptual approach. Even if Brandon Hamber did not succeed in entirely modelling policy through his own definition, he was able to influence it and to have it accepted within the political discourse, either in policy documents or within political parties. For instance, Sinn Fein only adopted the term recently.

Conclusion

30 The personal experience of Brandon Hamber reveals the difficulty of shaping policy in a divided post-conflict society, from the point of view of an insider-outsider. In societies coming out of violence and divisions, governments and the voluntary organisations tend to look at other possible models to resolve conflict. However well- established peacebuilding theories are, processes on the ground reveal resistance to the transfer of lessons from abroad and the need for adaptation. Brandon Hamber, having been involved in two transitional societies, provides a good example of the difficulties of cultural and policy transfer. However his very position at the heart of policymaking explains his achievements in influencing the debate on dealing with the past and reconciliation in Northern Ireland. As a member of an NGO he had worked for the South African TRC which in his own words had “sucked in most people from the voluntary sector.” He then realised the importance of this sector and his main achievement in Northern Ireland has been to “engage in processes and maintain a civil society presence in the debate about dealing with the past.” He realised that this issue was a long-term and chaotic process and that reconciliation was about living with unresolved issues, i.e. learning to live with paradoxes. Keeping momentum on these issues has been his main accomplishment in Northern Ireland.

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NOTES

1. American diplomat, United States Special Envoy for Northern Ireland who succeeded George J. Mitchell (1995–2001). 2. INCORE was established in 1993 by the United Nations University and the University of Ulster. It is located on the Magee Campus of the University of Ulster in Derry/Londonderry. 3. This means that policymakers do not consider research in their holistic and complex outputs. 4. Much research had been carried out since the 1980s–1990s at the Centre for the Study of Conflict (University of Ulster) at Queen’s University and at the initiative of the Community Relation Council. However what Brandon Hamber seems to imply is that researchers were less visible publicly at the time. 5. Her Majesty’s Prison Maze, also known as The Maze, Long Kesh, The H Blocks was used to intern paramilitary prisoners in Northern Ireland from 1971 to 2000. The two main Hunger Strikes of 1980 and 1981 took place there. 6. See: http://www.incore.ulst.ac.uk/research/projects/dipp/ (accessed on 8 October 2014). 7. http://www.incore.ulst.ac.uk/about/ (accessed on 8 October 2014). 8. The NIVT then CFNI was founded in 1979 to provide support to the voluntary and community sector in Northern Ireland. 9. The common characteristics between the two countries have been underlined especially in Johnston (1990). 10. Brian Nelson, a British agent and a member of the UDA, helped import weapons from South Africa.

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11. The Provisional IRA helped train the MK (ANC’s Armed wing) in the handling of explosives in the late 1970s and in 1980. 12. The MPs are all elected at Westminster: Sir Partick Cormack (Chairman), Conservative; Chritopher Fraser, Conservative ; Kate Hoey, Labour; Stephen Hepburn, Labour. 13. Body in charge of managing European Union Structural Funds In Northern Ireland and the Border Region of Ireland.

ABSTRACTS

In deeply-divided societies coming out of conflict the role of mediators from the “middle- ground” according to John Paul Lederach’s theory is an asset. In Northern Ireland, the period following the Belfast Agreement of 1998 saw opportunities for such people to exert influence on policy making concerning contentious issues such as dealing with the past and reconciliation. This article aims at highlighting the role of Brandon Hamber, whose experience in South Africa helped shape his involvement in Northern Ireland. His position as both an outsider and insider provides an example of how policies are designed in transitional societies.

Selon le schéma de John Paul Lederach, le rôle des médiateurs issus de ce qu’il nomme la « position intermédiaire » est un atout majeur dans les sociétés divisées qui sortent d’un conflit intense. En Irlande du Nord, la période qui suit la signature de l’accord du Vendredi Saint de 1998, fut une aubaine pour ces acteurs qui ont pu exercer leur influence dans la mise en place de politiques visant à résoudre des questions conflictuelles liées au travail de mémoire et à la réconciliation. Cet article souhaite mettre en lumière le rôle de Brandon Hamber dont l’expérience sud-africaine a permis de construire son engagement en Irlande du Nord. En tant que personne à la fois de « l’extérieur » et de « l’intérieur » son exemple montre comment les politiques sont élaborées dans les sociétés en transition.

INDEX

Mots-clés: conflit nord-irlandais, élaboration des politiques, transferts culturels, société civile, travail de mémoire, réconciliation Keywords: Northern Ireland conflict, policymaking, cultural transfers, civil society, dealing with the past, reconciliation

AUTHOR

FABRICE MOURLON Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Situations de blocages dans la sphère de la protection de l’enfance : le statut particulier des enfants amérindiens aux États-Unis Obstacles in Child Welfare: the Special Status of Native American Children in the United States

Céline Planchou

1 Le statut amérindien aux États-Unis confère aux individus identifiés comme tels, et aux territoires sur lesquels ils résident, une dimension singulière au sein de la nation américaine. Les réserves indiennes sont ainsi, encore aujourd’hui, des espaces à part. Elles constituent des enclaves à l’intérieur du territoire étasunien qui relèvent d’un ordre juridique particulier et sur lesquelles s’exerce l’autorité des institutions politiques des tribus. Les individus qui composent ces tribus ont eux aussi un statut à part. Ces derniers jouissent en effet d’une appartenance politique multiple puisqu’ils sont à la fois membres de la nation américaine et membres de « nations dans la nation » (Deloria et Lytle 1998). Ils relèvent à la fois du droit américain, mais également des normes de la tribu dont ils sont membres, et du droit fédéral s’appliquant exclusivement aux Amérindiens.

2 Traditionnellement, les attributs de la spécificité amérindienne sont conditionnés par la résidence dans la réserve. Autrement dit, lorsqu’un Amérindien demeure en dehors de la réserve, les barrières juridiques qui le distinguent du reste de la population tombent et il devient un citoyen américain comme les autres. Toutefois, les réserves ne sont pas des espaces homogènes. Ce sont plutôt des territoires qui se superposent au territoire des États fédérés. L’imbrication des espaces tribaux et des espaces fédérés, qui s’accompagne d’une imbrication des compétences des institutions tribales et des institutions fédérées, est particulièrement complexe dans la sphère de la protection de l’enfance.

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Imbrication des dispositifs et des responsabilités

3 En raison du statut multiple des enfants amérindiens aux États-Unis, qui sont citoyens américains, citoyens d’un État fédéré et membres tribaux, le devoir de protection à l’égard des mineurs amérindiens en danger repose à la fois sur les institutions américaines et sur les institutions amérindiennes, construisant un dispositif où les responsabilités sont pour le moins enchevêtrées. Tout d’abord, ces mineurs relèvent des mécanismes généraux de protection de l’enfance, à savoir ceux qui existent pour les enfants non indiens. Ces mécanismes émanent déjà de différents niveaux de gouvernement puisqu’ils reposent sur l’État fédéral et sur les États fédérés. Le premier détient une responsabilité principalement financière dont il s’acquitte grâce aux fonds disponibles par le biais du Social Security Act, en particulier du titre IV intitulé « Grants to States for Aid and Services to Needy Families with Children and for Child-Welfare Services1 ». C’est donc avant tout aux seconds, donc aux États, qu’incombe la responsabilité à l’égard des mineurs en danger au sein de la fédération américaine. La protection administrative de ces mineurs repose sur les services sociaux des États, qui sont en partie financés par les aides sociales fédérales, tandis que leur protection judiciaire est assurée par les tribunaux pour enfants.

4 Si les mineurs amérindiens relèvent bien de ces mécanismes généraux de protection de l’enfance, ils dépendent également de dispositifs spécifiques auxquels les enfants non indiens n’ont pas accès. Ces dispositifs impliquent les institutions tribales, en particulier les services sociaux et les tribunaux amérindiens, de même que le gouvernement fédéral. En effet, depuis la création des États-Unis, les affaires indiennes sont avant tout du ressort de l’État fédéral et sont placées sous la responsabilité du Bureau des affaires indiennes (BIA) au sein du ministère de l’Intérieur2.

5 Selon le schéma juridictionnel traditionnel, organisé autour de la résidence, un enfant amérindien habitant dans une réserve devrait relever du dispositif de protection de l’enfance spécifique qui implique les institutions tribales et l’administration fédérale en charge des affaires indiennes, c’est-à-dire le BIA. Les enfants qui demeurent en dehors des réserves devraient, pour leur part, être du ressort du dispositif général de protection de l’enfance qui repose en premier lieu sur les États. Toutefois, selon les époques, l’un ou l’autre des dispositifs a été privilégié par l’État fédéral, redessinant ainsi constamment les relations de pouvoir entre les différents acteurs gouvernementaux impliqués et faisant évoluer les contours des barrières juridiques qui existent entre les réserves et le reste du territoire étasunien et entre les enfants amérindiens et les citoyens américains non indiens.

Les barrières juridiques tombent et les placements augmentent

6 Au milieu du XXe siècle, l’administration fédérale en charge des affaires indiennes décide de se désengager de la sphère de la protection de l’enfance. Elle développe ainsi une politique en la matière selon laquelle l’intérêt des enfants amérindiens serait d’être traité comme tous les autres mineurs américains. Insistant sur le fait que ces enfants sont avant tout des citoyens américains, le BIA souhaite alors transférer la responsabilité à leur égard du dispositif spécifique vers le dispositif général de

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protection de l’enfance (Pryse 1951). Cette politique se solde par une implication grandissante des services de protection de l’enfance des États dans les familles amérindiennes, où que ces dernières résident sur le territoire national, tandis que les gouvernements tribaux sont de plus en plus écartés des décisions affectant leurs membres mineurs les plus vulnérables (Planchou 2012). Autrement dit, le découpage territorial des États prévaut sur celui des réserves alors que l’organisation administrative et judiciaire des États vient progressivement ordonner l’action sociale en faveur des enfants amérindiens, même lorsque ces derniers résident dans une réserve. Les barrières juridiques construites par le statut particulier des territoires et des individus amérindiens tombent alors progressivement. Elles ne représentent plus des obstacles à la circulation des enfants, lesquels sont placés de plus en plus souvent en dehors des réserves par les services sociaux des États dans des familles d’accueil ou d’adoption non indiennes.

7 Pourtant, ce glissement des enfants amérindiens d’un dispositif de protection de l’enfance à un autre n’a jamais été sanctionné par une loi du Congrès. Il n’a jamais été juridiquement entériné, mais s’est produit de fait, au gré de programmes et de pratiques qui sont alors mis en œuvre au sein de l’administration fédérale en charge des affaires indiennes et des États. L’Indian Adoption Project est ainsi lancé conjointement par le BIA et la Child Welfare League of America en 1958 (Fanshel 1972, Brieland 1973, Palmiste 2011, Planchou 2012). Ce programme est en fait un projet pilote destiné spécifiquement aux enfants indiens et conçu pour expérimenter deux types d’adoption qui, pense-t-on alors, doivent pouvoir bénéficier à tous les enfants américains en danger. C’est d’une part l’adoption « interraciale » (transracial)3 et, d’autre part, l’adoption « interfédérée » (interstate)4, c’est-à-dire d’un État à un autre. Les enfants qui participent au projet, lesquels résident pour la plupart dans une réserve, doivent ainsi non seulement être adoptés par des couples non indiens, mais également au sein d’un État différent de celui dont ils sont originaires. Ils sont donc exclusivement identifiés en fonction de l’État d’où ils viennent et non en fonction de leur affiliation tribale. Leur statut spécifique ainsi mis de côté, il est alors plus aisé de faire intervenir les institutions des États, en particulier les tribunaux pour enfants et, dans le même temps, d’écarter les gouvernements tribaux. En 1967, lorsque le projet prend fin, 395 enfants ont été placés dans vingt-six États, surtout dans l’Est et le Middle West (Lyslo 1968). Par ailleurs, l’Indian Adoption Project a impulsé un mouvement plus large au sein de la société américaine en encourageant les agences d’adoption des États à étendre leurs services à des enfants qu’ils ne considéraient pas jusque-là comme relevant de leur responsabilité. Ainsi, indépendamment des enfants placés par le biais du projet, l’adoption des mineurs amérindiens augmente considérablement dans les années 1960 (Unger 1977).

8 Outre l’Indian Adoption Project et le mouvement qu’il a impulsé, certaines pratiques se développent alors qui participent également à favoriser la circulation des enfants amérindiens au-delà des frontières des réserves. Ainsi, il n’est pas rare au milieu du XXe siècle de tirer profit du statut de certaines terres individuelles pour contourner l’autorité des gouvernements tribaux. Comme nous l’avons précisé auparavant dans cet article, les réserves sont rarement des espaces homogènes. L’imbrication des espaces tribaux et des espaces fédérés remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque l’État fédéral met en place des politiques assimilationnistes qui cherchent à intégrer les Amérindiens à la nation américaine. Un aspect de ces politiques est d’imposer la propriété individuelle

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sur des espaces jusque-là détenus de manière collective. Suite au morcellement des réserves, lancé en 1887 par le Dawes Act5, les territoires indiens sont découpés en lopins qui, aux termes de recensements effectués parmi les différentes tribus, sont attribués à chaque individu. Tous ne bénéficient pourtant pas du même titre de propriété sur ce lopin de terre. Tandis que certains propriétaires sont jugés « incompétents » par l’administration fédérale en charge des affaires indiennes, et que leur lopin demeure sous la tutelle de l’État fédéral, d’autres sont, à l’inverse, jugés « compétents6 ». Leur terre perd alors son statut spécifique, c’est-à-dire qu’elle est toujours géographiquement située dans la réserve, mais qu’elle sort du régime foncier particulier, tombant ainsi sous la juridiction de l’État fédéré dans lequel elle se trouve7.

9 Ce sont ces terres, situées à la fois dans et en dehors des réserves, qui permettent, dans les années 1950, de contourner l’autorité des institutions tribales sur leurs membres mineurs. Ainsi, en 1960, le conseil tribal navajo adopte une résolution dénonçant l’action de certaines organisations non indiennes, notamment des groupes religieux, qui n’hésitent pas à s’installer sur ce type de terres afin de pouvoir recourir aux tribunaux d’État pour placer des enfants navajos loin de la réserve sans avoir à traiter avec la cour tribale navajo (conseil tribal navajo, 1960).

L’Indian Child Welfare Act

10 Le nombre d’enfants amérindiens retirés de leur famille et placés en familles d’accueil et d’adoption non indiennes ne cesse de s’accroître dans les années 1960. Au tournant des années 1970, des études menées par l’Association on American Indian Affairs démontrent que dans certains États à forte population amérindienne, 25 à 35 % des mineurs autochtones ne vivent plus au sein de leur famille8. C’est alors que les parents amérindiens et les institutions tribales se mobilisent. Les premiers recourent de plus en plus aux tribunaux américains afin de contester des décisions de placement, tandis que les gouvernements tribaux affirment leur autorité sur leurs membres mineurs en adoptant des résolutions allant en ce sens, à l’instar de la résolution tribale navajo de 1960, et en développant plus avant leurs dispositifs administratifs et judiciaires de protection de l’enfance.

11 La mobilisation amérindienne mène, en 1974, à la tenue d’une audience spéciale devant le sous-comité aux Affaires indiennes du Sénat américain dont le but est d’examiner « les problèmes auxquels les familles indiennes sont confrontées pour élever leurs enfants ainsi que la manière dont l’action ou l’inaction du gouvernement fédéral a eu un impact sur ces problèmes9 » (Subcommittee on Indian Affairs, 1975). De nombreux intervenants témoignent du fait que les décisions de placement émanant des services sociaux des États ne sont pas toujours justifiées et qu’elles reposent parfois sur des préjugés socioculturels. Ils estiment que les placements ne sont pas nécessairement la meilleure solution pour régler les problèmes socio-économiques qui pèsent sur les réserves mais qu’au contraire, ils contribuent à détruire davantage les familles indiennes au sein desquelles les solidarités ont été déjà largement érodées par des décennies de politiques fédérales assimilationnistes, en particulier la politique des pensionnats10. D’autre part, d’aucuns considèrent que ces placements violent le statut particulier des enfants amérindiens en ne reconnaissant pas le lien essentiel qui les relie à leur tribu.

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12 Face à la mobilisation amérindienne, l’État fédéral ne reste pas sans réaction. L’arrêt Fisher v. District Court11 de 1976 puis, surtout, la loi fédérale sur les enfants amérindiens de 197812 redonnent ainsi tout son sens au statut particulier des mineurs autochtones dans la sphère de la protection de l’enfance. La décision de la Cour suprême affirme tout d’abord le caractère exclusif de l’autorité des tribunaux amérindiens sur les procédures d’adoption ayant lieu dans une réserve. De son côté, l’Indian Child Welfare Act va plus loin puisqu’il s’applique aux adoptions, mais également aux placements en structures d’accueil, aux procédures de déchéance des droits parentaux et aux placements pré-adoptifs, c’est-à-dire les placements temporaires d’enfants en structures d’accueil après que les parents ont été déchus de leurs droits, mais avant une adoption plénière.

13 Tout en replaçant les institutions amérindiennes au centre des décisions affectant leurs membres mineurs, la loi fédérale de 1978 tente d’éclaircir la question de la répartition des compétences entre les institutions tribales et les institutions fédérées dans les quatre types de procédure cités précédemment. Un schéma juridictionnel est établi qui s’articule autour de la résidence de l’enfant. Si celui-ci réside dans une réserve, il relève de l’autorité exclusive de la tribu. S’il réside en dehors de la réserve, des compétences partagées sont dévolues aux cours tribales et aux instances judiciaires des États. Ainsi, lorsqu’une procédure évoquée ci-dessus impliquant un enfant amérindien est entamée au sein d’une institution d’État, cette institution doit tenir informée la tribu à laquelle l’enfant est affilié. Cette dernière a dès lors la possibilité d’obtenir un transfert de la procédure à la cour tribale. S’il n’y a pas transfert, la tribu peut tout de même continuer à intervenir en étant par exemple représentée lors des différentes audiences qui jalonnent la procédure au sein du tribunal d’État. En outre, si la procédure reste entre les mains des institutions de l’État, celles-ci sont désormais tenues de respecter un certain nombre de dispositions prévues par la loi. Lorsqu’il est prouvé qu’un placement est justifié et qu’il sert bien l’intérêt de l’enfant, les services sociaux fédérés doivent par exemple respecter un ordre de préférence afin de mener à bien ce placement. Dans le cas d’une adoption, l’Indian Child Welfare Act requiert qu’un enfant amérindien soit placé en premier lieu chez un membre de la famille élargie, puis chez un membre de la tribu, puis au sein d’une famille indienne et, en dernier recours, au sein d’une famille non indienne.

14 Au vu de ces éléments, il est évident que la possibilité pour des parents non indiens d’adopter des enfants amérindiens est désormais fortement limitée. En plus du consentement écrit des parents biologiques dans le cas d’une adoption dite volontaire, c’est-à-dire lorsque l’adoption ne fait pas suite à une procédure de déchéance des droits parentaux mais qu’elle intervient lorsqu’un parent a fait le choix de renoncer à ses droits pour que l’enfant soit adopté, la tribu doit être tenue au courant et peut s’y opposer. Des barrières juridiques entre les enfants amérindiens et les parents adoptifs non indiens existent bien aujourd’hui et sont difficilement surmontables. Elles sont la marque du statut particulier de ces enfants et de l’existence distincte des tribus auxquelles ils appartiennent.

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Des blocages pour accéder aux aides sociales fédérales

15 En plus de redonner son sens au statut particulier des enfants amérindiens en affirmant l’autorité des gouvernements tribaux sur leurs membres mineurs en danger, la loi fédérale de 1978 entend appuyer ces gouvernements dans la mise en œuvre de leurs propres programmes de protection de l’enfance. Pour ce faire, des fonds spécifiques sont débloqués, sous la forme de subventions allouées par le BIA. Ces fonds sont toutefois limités et sont fortement réduits dès le début des années 1980. Les gouvernements tribaux n’ont par ailleurs pas accès aux aides sociales fédérales disponibles par le biais du Social Security Act. C’est en effet le BIA, et non l’administration fédérale en charge des affaires sociales, qui détient le pouvoir de traiter directement avec les tribus au sein de l’appareil administratif fédéral13. Autrement dit, la circulation des aides sociales fédérales destinées aux enfants en danger est entravée puisque ces aides ne parviennent pas jusqu’aux tribus. Seuls les États peuvent y prétendre. Cette situation est pour le moins paradoxale. Si l’État fédéral reconnaît l’autorité exclusive des institutions tribales sur les enfants amérindiens résidant dans une réserve, ces institutions ne peuvent toutefois accéder aux ressources fédérales qui permettraient d’exercer cette autorité, alors même que les enfants amérindiens, en tant que citoyens américains, ont bien droit à ces ressources. En effet, ils sont bien pris en compte par l’administration fédérale en charge des affaires sociales dans la répartition de l’argent fédéral entre les différents États fédérés, y compris les mineurs habitant dans les réserves.

16 Afin de dépasser les obstacles qui inhibent la circulation des aides sociales fédérales, l’Indian Child Welfare Act incite les États et les gouvernements tribaux à entrer dans un processus de négociation et à signer des accords intergouvernementaux grâce auxquels les premiers peuvent redistribuer l’argent fédéral aux seconds14. Au début du XXIe siècle, soixante et onze tribus et treize États ont ainsi négocié un accord relatif au titre IV-E du Social Security Act, lequel contribue notamment au remboursement des frais associés aux placements en familles d’accueil (Brown et al. 2000 : 75-76).

17 Ces accords intergouvernementaux ne sont pas sans poser problème. Tout d’abord, ils révèlent que les droits spécifiques reconnus par l’Indian Child Welfare Act ne sont pas garantis sur l’ensemble du territoire américain puisque l’application de la loi fédérale dépend du dialogue qui s’instaure entre les tribus et les États. Ensuite, ils se soldent souvent par une intégration des services sociaux tribaux aux dispositifs de protection de l’enfance des États. En d’autres termes, les normes qui régissent ces dispositifs fédérés s’appliquent désormais aux services sociaux tribaux, lesquels relèvent normalement du droit tribal. Or, ces normes ne sont pas nécessairement en adéquation avec les réalités sociétales au sein des tribus. Par exemple, les règles qui encadrent le recrutement des familles d’accueil au niveau des États sont souvent éloignées des dynamiques familiales amérindiennes et des conditions socio-économiques sur les réserves. Malgré la signature d’un accord intergouvernemental entre leur tribu et un État, de nombreuses familles d’accueil amérindiennes ne peuvent ainsi toujours pas accéder aux aides fédérales disponibles par le biais du titre IV-E du Social Security Act car elles ne rentrent pas dans les critères d’agrément fixés par l’État15.

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L’exception amérindienne sort des réserves

18 Les problèmes d’accès aux ressources fédérales n’ont généralement pas permis aux tribus de mettre en place des services sociaux tribaux stables. En revanche, les dispositions prévues par la loi fédérale de 1978 ont eu pour conséquence de faire sortir l’exception amérindienne des réserves. En cela, la protection de l’enfance est un domaine remarquable. En effet, en établissant des compétences partagées entre les tribus et les États sur les procédures impliquant les enfants amérindiens qui résident en dehors des réserves, l’État fédéral reconnaît le lien essentiel qui unit ces enfants à la tribu à laquelle ils sont affiliés, où qu’ils résident dans l’espace américain. Si traditionnellement, les attributs de la spécificité autochtone sont conditionnés par la résidence dans la réserve, on peut dire que la protection de l’enfance contribue à désenclaver la question amérindienne, à étendre la sphère d’influence des institutions tribales et à rendre visible et significative cette spécificité sur l’ensemble du territoire étasunien.

19 La juge tribale des Ojibwe de la réserve de White Earth, dans le Minnesota, considère ainsi que les évolutions dans la sphère de la protection de l’enfance ont permis à de nombreux travailleurs sociaux et juges pour enfants au sein des États de se familiariser avec le statut amérindien et avec les réalités amérindiennes contemporaines qui, selon elle, sont encore souvent méconnus dans la société américaine, en particulier dans des régions à faible population amérindienne16. De même, au sein du comté de Hennepin (sur lequel s’étend la ville de Minneapolis)17, une équipe spécialisée dans les procédures impliquant des enfants amérindiens a été mise en place au milieu des années 1990. Pour mener à bien leur mission, les travailleurs sociaux qui composent cette équipe collaborent régulièrement avec les centres sociaux amérindiens de l’agglomération, mais également avec les institutions des tribus ojibwe et dakota avoisinantes, ainsi qu’avec celles des tribus plus lointaines auxquelles peuvent être affiliés les mineurs dont ils ont la responsabilité18. Ces employés du comté, qui pour la plupart ne sont pas amérindiens, coopèrent ainsi souvent avec des personnes issues de cultures qui n’ont pas nécessairement la même conception de la famille ou du bien-être de l’enfant. Au contact de ces personnes, leurs pratiques professionnelles évoluent. Cela se traduit par exemple par une prise en compte plus systématique des ressources existantes au sein des familles élargies qui, dans de nombreuses cultures amérindiennes, sont précisément les cellules destinées à procurer un sentiment de stabilité à l’enfant, au- delà des défaillances qui peuvent exister au niveau du couple parental. Les conceptions amérindiennes de la famille ou de l’enfance circulent ainsi de plus en plus parmi les professionnels américains de la protection de l’enfance.

Crispations autour du statut amérindien

20 Cependant, cette évolution génère beaucoup de crispations car ces conceptions sont parfois estimées incompatibles avec les normes de la société américaine. Afin d’illustrer notre propos, nous citerons l’exemple de jumelles nées en Californie qui, en 1993, sont placées en vue d’une adoption chez un couple résidant dans l’Ohio. Les parents biologiques, deux jeunes adultes non mariés, ont alors tous deux renoncé volontairement à leurs droits parentaux. Le père décide d’informer l’avocat chargé de l’adoption de ses origines amérindiennes. Toutefois, ce dernier explique que la

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procédure risque d’être plus longue et plus complexe si elle tombe sous le coup de l’Indian Child Welfare Act. Le père fait finalement le choix de ne pas révéler ses origines et la procédure suit son cours. Dans le même temps, la mère de cet homme, donc la grand-mère paternelle des jumelles, est mise au courant de la procédure d’adoption. Elle se tourne vers les autorités de la tribu Pomo, dont elle est membre, et effectue une demande d’affiliation tribale pour ses petites filles afin que la loi fédérale de 1978 puisse s’appliquer et que les enfants puissent être placés au sein de leur famille élargie. Les demandes d’affiliation sont acceptées et le gouvernement tribal dépose une requête auprès de la cour de première instance de Californie chargée de l’affaire, afin d’exercer son droit d’intervention. C’est à ce moment que le père décide de revenir sur son consentement initial à l’adoption. En 1995, le tribunal de Californie donne raison à la grand-mère et à la tribu. La procédure d’adoption est alors invalidée et les jumelles doivent être retirées de la garde des parents adoptifs. Ces derniers font cependant appel, et, un an plus tard, la cour d’appel du deuxième district de Californie renverse la décision du tribunal de première instance19. Finalement, les jumelles retournent auprès de leurs parents adoptifs.

21 Plusieurs litiges opposant ainsi la famille adoptive de l’enfant à un parent biologique amérindien ou à un membre de la famille élargie, soutenus par leur tribu, ont eu lieu ces dernières décennies. Le dernier en date est même parvenu jusqu’à la Cour suprême20. Ils témoignent tous de ce que Martine Ségalen (2010 : 12) a décrit par ailleurs comme un conflit entre « deux cultures de l’enfant » ou « deux façons de penser la place de l’enfant21 ». Pour les individus amérindiens et les tribus, l’enfant n’appartient pas seulement aux deux personnes qui composent le couple parental, qu’il s’agisse du couple de parents biologiques ou adoptifs, mais il est dès la naissance intégré dans un réseau de parenté plus large. Ainsi, le fait que des parents biologiques renoncent à leurs droits sur leur enfant n’implique pas que le lien d’appartenance soit rompu avec la famille élargie dans son ensemble. Faisant précisément référence au cas des jumelles, le juriste Marty Slaughter (2000 : 241) explique ainsi qu’au sein du droit tribal pomo, le père et ses filles « sont perçus comme des parties organiques de la famille tribale élargie ». Pour les parents adoptifs, l’enfant appartient avant tout à un couple parental. Si le père et la mère choisissent de renoncer à leurs droits parentaux, les autres membres de la famille n’ont eux-mêmes plus de droits sur cet enfant. L’intervention de la grand-mère des jumelles est ainsi perçue comme empiétant sur les libertés fondamentales des individus au sein de la nation américaine.

22 Au terme de notre article, nous pouvons avancer que le statut particulier des enfants amérindiens aux États-Unis contribue à créer des situations de blocages dans la sphère de la protection de l’enfance. Le statut amérindien relève déjà en lui-même d’un processus d’exclusion puisque si d’un côté les cloisons entre les Amérindiens et les non- Indiens sont poreuses, c’est-à-dire que les Amérindiens ont aussi la nationalité américaine, de l’autre, en revanche, ces cloisons restent étanches. En effet, les non- Indiens ne peuvent prétendre au statut amérindien. Ces barrières juridiques sont la marque de l’existence de « nations dans la nation » américaine. De ce fait, l’adoption d’un enfant amérindien se rapproche, même si elle n’en est pas l’équivalent, d’une adoption internationale.

23 Les gouvernements tribaux sont devenus des acteurs essentiels dans l’organisation des services destinés aux mineurs amérindiens en danger. Il existe donc une répartition « tripartite » (Meyer 2002 : 39) des compétences et des responsabilités entre l’État

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fédéral, les États et les tribus. Or, nous l’avons vu, ces dernières ont du mal à accéder aux aides sociales fédérales, ce qui compromet leurs chances de fournir des services stables. Enfin, la reconnaissance, depuis l’Indian Child Welfare Act, du lien essentiel entre les enfants amérindiens et la tribu à laquelle ils sont affiliés a contribué à désenclaver la question amérindienne et à poser la question de la spécificité du statut amérindien en dehors des réserves. Ce processus s’accompagne d’une diffusion des conceptions amérindiennes de la famille ou de l’enfant parmi la société américaine mais, dans le même temps, génère des tensions. Celles-ci sont révélatrices de la difficile articulation entre droits constitutionnels (donc individuels) et droits spécifiques (donc collectifs) au sein de la démocratie étasunienne.

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Ségalen, Martine, 2010, À qui appartiennent les enfants ?, Paris, Tallandier.

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NOTES

1. En particulier les titres IV-B « Child and Family Services » et IV-E « Federal Payments for Foster Care and Adoption Assistance ». 2. À sa création, en 1824, le Bureau des affaires indiennes était du ressort du ministère de la Guerre. C’est en 1849 qu’il a été transféré au ministère de l’Intérieur. 3. Nous utilisons l’expression « adoption interraciale » en français (utilisée par Françoise Maury 1999) pour rendre compte de l’adoption dite transracial en anglais et communément désignée par l’acronyme TRA. Ces adoptions ont fait l’objet de nombreux ouvrages et articles aux États-Unis. Citons entre autres : Elizabeth Bartholet (1995), Hawley Fogg-Davies (2002), Ivor Gaber (1994) et Randall Kennedy (1994 : 40-42). 4. Peu de mécanismes existent alors qui permettent de placer un enfant, qu’ils soit amérindien ou non, dans un autre État. L’Indian Adoption Project a ainsi encouragé un processus de coordination inter-agence et d’harmonisation des pratiques de l’adoption sur l’ensemble du territoire américain. Deux ans après le lancement du projet apparaissent d’ailleurs les premières ébauches de l’Interstate Compact on the Placement of Children. 5. Dawes Act ou General Allotment Act, 24 Stat. 388, ch. 119, 25 USCA 331, 1887. 6. L’administration fédérale en charge des affaires indiennes usait de nombreux facteurs pour déterminer si un individu était « compétent » (competent) ou « incompétent » (incompetent). Nous citerons par exemple la manière avec laquelle un individu s’adaptait à la société américaine ou encore son « degré de sang indien » (Indian blood quantum). Précisons que la « compétence » d’un individu conditionnait à cette époque l’accession à la citoyenneté américaine. 7. L’ouvrage de Thomas Biolsi (2001) traite spécifiquement de ce processus sur la réserve lakota de Rosebud. 8. Citons par exemple le cas du Minnesota où les enfants amérindiens comptent pour 3,5 % des placements en familles d’accueil et 12 % des adoptions alors qu’ils représentent 0,8 % de la population infantile de l’État. Dans le Dakota du Sud, les chiffres sont encore plus disproportionnés. Ainsi, 35 % des adoptions et 56 % des placements en famille d’accueil impliquent des mineurs amérindiens bien qu’ils comptent pour seulement un peu plus de 5 % des enfants de la région. Les résultats de ces enquêtes ont été présentés devant le sous-comité aux Affaires indiennes du Sénat américain en 1974. 9. Le titre original est : « On Problems that American Indian Families Face in Raising their Children and how these Problems are Affected by Federal Action or Inaction ». 10. Voir par exemple les témoignages de William Byler, directeur de l’Association on American Indian Affairs (organisation non gouvernementale créée en 1946, lorsque plusieurs organisations non indiennes de soutien aux Amérindiens se regroupent, et qui défend les droits civiques, politiques et territoriaux des Indiens) ou du psychiatre Joseph Westermeyer. 11. Fisher v. District Court, 424 U.S. 382, 1976. 12. Indian Child Welfare Act, Public Law 95-608, 25 USC §§1901-63, 1978. Cette loi fédérale a fait l’objet de nombreux articles, concernant notamment les problèmes qui entourent son application. Citons entre autres : Russel Barsh (1980), Suzanne Garner (1993), Barbara Johnson (1981), Jo Ann Kessel et Susan Robbins (1984), L. Matheson (1996), Ann Mac Eachron, Nora

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Gustavsson, Suzanne Cross et Allison Lewis (1996). Citons également l’ouvrage édité par Matthew Fletcher, Wenona Singel et Kathryn Fort (2009). 13. À l’exception de la santé qui, en 1954, a été transférée à l’Indian Health Service au sein du Department of Health and Human Services (alors appelé Department of Health, Education and Welfare). Une demande des Amérindiens au moment de l’adoption de l’Indian Child Welfare Act était d’ailleurs que ce soit l’agence fédérale en charge des affaires sociales, et non le BIA, qui soit chargé d’appliquer la loi, et notamment de distribuer les fonds spécifiquement débloqués par l’État fédéral. 14. Alors que les États ont été pendant très longtemps exclus de la relation spéciale entre les nations amérindiennes et l’État fédéral, ils sont désormais de plus en plus sollicités par ce dernier, lequel cherche ainsi à se décharger de certaines responsabilités (voir Jeff Corntassel et Richard Witmer 2008). Les relations entre les États et les gouvernements tribaux se sont ainsi multipliées durant les dernières décennies, indépendamment des évolutions dans la sphère de la protection de l’enfance. C’est toutefois le seul domaine, avec la réglementation des établissements de jeu, où ce dialogue est préconisé par une loi fédérale. La protection de l’enfance contribue ainsi à faire évoluer les modalités du dialogue entre les États et les tribus vers un modèle relationnel moins conflictuel. Sur les relations grandissantes entre ces deux entités politiques, voir les articles suivants : Matthew Fletcher (2007), Sarah Hicks (2007) et David Wilkins (1994). 15. C’est souvent le manque d’espace dans les habitations qui est mis en cause et qui bloque l’obtention de l’agrément. 16. Entretien de l’auteur avec Anita Fineday, White Earth Chief Judge, réserve ojibwe de White Earth, 5 décembre 2007. La juge Anita Fineday est membre de la tribu ojibwe de White Earth et exerce dans le Minnesota depuis 1989. Elle est diplômée de l’université du Colorado et de l’université d’Harvard. D’abord avocate, puis procureur pour la tribu de Leech Lake (1992-1995), elle devient juge principal de la cour tribale de White Earth en 1997. 17. Le dispositif de protection de l’enfance dans le Minnesota est décentralisé. Il repose ainsi avant tout sur les comtés. 18. Entretiens de l’auteur avec différents membres de l’équipe effectués à Minneapolis en octobre et novembre 2007. Cette même année, l’équipe spécialisée comprenait une quinzaine de personnes. 19. In re Bridget R., 41 Cal. App. 4th 1483, Californie, 1996. 20. Adoptive Couple v. Baby Girl, 570 U.S.__133 S. Ct. 2552, 2013. 21. Dans son ouvrage, Martine Ségalen oppose en fait la vision française (et plus généralement occidentale) à la vision tchadienne de l’enfant telles qu’elles se sont exprimées lors du cas de l’Arche de Zoé. Cette ONG française a voulu, en 2007, ramener en France des « orphelins » du Darfour et s’est vue accusée de vol par les autorités tchadiennes pour qui ces enfants n’étaient pas orphelins car, bien qu’ayant perdu leurs parents biologiques, ils n’en appartenaient pas moins à leur famille.

RÉSUMÉS

À la fois membres de la nation américaine et membres tribaux, les enfants amérindiens ont un statut particulier aux États-Unis. Ils relèvent ainsi en premier lieu de l’autorité de leur tribu. Au

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milieu du XXe siècle, les services sociaux des États interviennent de plus en plus au sein des familles amérindiennes et placent de nombreux enfants loin des réserves, au mépris de leur statut particulier. L’Indian Child Welfare Act (1978) change la donne et redonne tout son sens à ce statut dans la sphère de la protection de l’enfance. La loi fédérale contribue à faire sortir l’exception amérindienne des réserves mais révèle des crispations au sein de la nation américaine autour de la spécificité amérindienne.

Native American children enjoy a special status in the United States. They are both U.S. nationals and tribal members and as such, their well-being falls primarily under the authority of tribal institutions. In the middle of the twentieth century, tribal authority was often overridden by states and many Native children started to be placed in foster care or adoptive homes away from reservations, in violation of their special status. The Indian Child Welfare Act (1978) reaffirmed tribal authority over Native children wherever they reside on the U.S. territory. In doing so, it extended the expression of Native American special status beyond the limits of reservations but it also revealed tensions in the U.S. society over this status.

INDEX

Mots-clés : Amérindiens, protection de l’enfance, adoption interraciale, enfants amérindiens, triangle État fédéral-États fédérés-tribus Keywords : Native Americans, child welfare, transracial adoption, Native American children, The Federal-State-Tribal Triangle

AUTEUR

CÉLINE PLANCHOU Université Paris 13, Sobonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Nouvelles perspectives sur l’accentuation des emprunts en anglais contemporain New Perspectives on the Stressing of Loanwords in English

Pierre Fournier

Introduction

1 L’accentuation, et plus particulièrement l’assignation de l’accent principal, des emprunts en anglais contemporain bénéficient d’un traitement équivalent au reste du lexique dans les ouvrages de référence consacrés au sujet. Le paramètre déterminant est celui du poids syllabique selon lequel les syllabes lourdes attirent l’accent. Pour autant, si le poids syllabique joue un rôle certes non négligeable dans l’accentuation des emprunts en anglais1, d’autres facteurs relevant d’une logique totalement différente semblent supplanter le paramètre du poids syllabique. Ces derniers sont liés au degré de transfert des données phonologiques de la langue source à la langue réceptrice lors du phénomène d’emprunt. En effet, selon la langue à laquelle l’anglais a emprunté, le taux de conservation de la syllabe accentuée du terme d’origine est plus ou moins fort. L’emprunt peut ainsi conserver la position de la syllabe accentuée de la langue source ou au contraire, la reproduction de la syllabe accentuée du terme dans sa langue d’origine est entravée et une réinterprétation de l’accentuation de l’emprunt basée sur des critères propres à l’anglais intervient. Cette étude s’inscrit dans le courant théorique de la Loan Phonology, créé dans les années 1990 et qui étudie les phénomènes d’ordre phonologique lors des contacts entre langues. Des recherches sur l’assignation des accents lexicaux dans les emprunts ont déjà été menées (voir Svensson 2001 ou encore Kenstowicz et Sohn 2001). Deux scénarios sont généralement privilégiés : la structure accentuelle de la langue source est conservée ou au contraire, il y a adaptation au système accentuel de la langue réceptrice. Le présent article est centré sur l’étude de l’accentuation des emprunts italiens, japonais et français en anglais contemporain. Le choix des trois langues est tout sauf un hasard puisque l’anglais a,

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d’une part, beaucoup emprunté à ces trois langues au cours de son histoire, permettant ainsi un traitement quantitatif de la question, mais d’autre part, car un phénomène distinct à chacune des langues et directement lié à l’étymologie de l’emprunt est mis en évidence. Enfin, la présence, dans chacune de ces quatre langues, d’une syllabe accentuée, permet de procéder à un travail de comparaison. Trois langues sources, pour trois phénomènes distincts qui débouchent sur une nouvelle façon d’envisager les travaux sur l’accentuation des emprunts en anglais.

L’accentuation des emprunts italiens en anglais

Critères de constitution du corpus

2 La constitution d’un corpus représentatif d’emprunts en anglais obéit à l’application de critères stricts. L’étude étant centrée sur l’accentuation, deux dictionnaires de référence sur la prononciation de l’anglais servent de bases de données, à savoir le Longman Pronunciation Dictionary (LPD) et le Cambridge English Pronouncing Dictionary (EPD). Un premier corpus d’emprunts italiens en anglais élaboré à partir de l’EPD et du LPD (Fournier à paraître a) s’est enrichi des données de l’Oxford English Dictionary (OED) dans une étude ultérieure (Fournier à paraître b). L’OED dans sa version en ligne (Simpson et Weiner 1989) constitue le stock lexical le plus important de la langue anglaise, et l’accès aux données étymologiques des emprunts s’avère fondamental dans la description de ces items.

3 Les corpus d’emprunts aux trois langues sont élaborés sur des bases similaires. Les termes obsolètes sont écartés car non seulement ils ne sont pas représentatifs de l’anglais contemporain, mais aussi car la base de données de l’OED n’attribue pas de transcription phonétique permettant de localiser la syllabe accentuée dans les termes obsolètes. De plus, la présence d’une transcription phonétique n’étant pas systématique dans l’OED, les emprunts sans transcription ne sont pas conservés. Seule la position de l’accent primaire est traitée dans cet article. Les variantes accentuelles présentes dans les bases de données sont conservées et seuls les emprunts directs figurent dans les corpus. En effet, un emprunt italien, japonais ou français ayant transité par une langue intermédiaire avant d’être emprunté par l’anglais pourrait avoir adopté des caractéristiques phonologiques de la langue intermédiaire, pouvant ainsi fausser les résultats concernant l’influence potentielle de la langue source sur la langue réceptrice. En cas de doute, l’emprunt n’est pas conservé, de même que si la présence d’un emprunt simultané est relevée. L’OED permet d’avoir des données relativement fiables concernant l’étymologie de chacun de ces termes. Enfin, la variété d’anglais américain est incluse dans l’analyse si elle s’avère potentiellement déterminante sur la position de l’accent primaire. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si la variété d’anglais ne constitue pas un facteur déterminant dans l’accentuation des emprunts, la variété d’anglais sélectionnée est celle de l’anglais britannique.

4 Le corpus des emprunts italiens en anglais est donc élaboré à partir des trois sources dictionnairiques (LPD, EPD et OED). L’ouvrage de Laura Pinnavaia (2001) consacré aux emprunts italiens dans l’Oxford English Dictionary s’avère d’une aide précieuse. Sont conservés des inventaires de Laura Pinnavaia, tous les emprunts au minimum trisyllabiques2 avec une structure en 3. Après avoir vérifié dans l’OED que les emprunts retenus soient directs et que les structures syllabiques4 des deux langues

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présentent suffisamment de similitudes pour permettre une comparaison accentuelle, les schémas accentuels sont relevés dans l’OED, le LPD et l’EPD. Le corpus d’emprunts italiens en anglais s’élève ainsi à 408 items.

5 L’italien est une langue à accent lexical. Le travail de comparaison se trouve ainsi grandement facilité. La répartition des schémas accentuels en italien est la suivante : 80 % des termes sont accentués sur la syllabe pénultième (en /(-)10/) contre 16 % sur la syllabe antépénultième (en /(-)100/) et 4 % sur la finale (en /-1/)5. Afin de comparer les schémas accentuels des termes italiens avec leurs homologues empruntés en anglais, deux sources notant les syllabes accentuées en italien sont choisies : le dictionnaire unilingue de Francesco Sabatini et Vittorio Coletti (2009) et le dictionnaire français- italien de Paul Robert et d’Augusto Arizzi (1999). Néanmoins, sur les 408 emprunts directs répertoriés en anglais, 48 ne sont pas attestés dans les dictionnaires italiens. De plus, 48 cas de syllabes accentuées avec synérèse6 sont à noter dans les dictionnaires italiens, ainsi que 14 emprunts pour lesquels la détermination du nombre de syllabes varie en anglais et en italien. Le corpus d’analyse comprend donc 299 emprunts exploitables. Concernant les 299 items italiens, 236 sont accentués en /(-)10/ (78,9 %), 56 en /(-)100/ (18,7 %), 4 en /-1/ (1,3 %) et 3 attestent d’un phénomène de variation (1,1 %), ce qui correspond aux chiffres énoncés précédemment.

6 La prochaine sous-partie décrit les résultats obtenus en comparant l’accentuation des emprunts en anglais avec l’accentuation de ces mêmes items en italien.

Résultats

7 Le tableau 1 répertorie les cas de correspondance accentuelle7 totale entre l’anglais et l’italien :

Tableau 1. Correspondance accentuelle totale entre l’italien et les emprunts correspondants en anglais

correspondance totale correspondance totale correspondance totale /-1/ → /-1/8 /(-)10/ → /(-)10/ /(-)100/ → /(-)100/

3 cas 233 cas 50 cas

exemples exemples exemples

affetu’oso → affetu’oso al’tissimo → al’tissimo oi’me → oi’me do’gana → do’gana ’broccolo → ’broccoli9 romani’ta → Romani’tà fu’rore → fu’rore e’nergico → e’nergico terribili’tà → terribili’tà ri’presa → ri’presa ’timpano → ’timpani

8 À ces 286 cas de correspondance totale, s’ajoutent 13 cas pour lesquels une correspondance accentuelle peut également être observée : ’agio → ’agio, ’aria → ’aria, au’relia → au’relia, impre’sario → impre’sario, ’oboe → ’oboe, ora’torio → ora’torio, ’palio → ’palio, pre’ludio → pre’ludio , pre’sepio → pre’sepio , ro’solio → ro’solio , sce’nario → sce’nario, si’nopia → si’nopia et ’studio → ’studio10.

9 Quatre cas seulement ne montrent aucune correspondance accentuelle : bal’cone → ’balcony11, ’bucchero → buc’chero, cra’zia → ’crazia et ’porfido → por’fido. Enfin,

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9 exemples de variation accentuelle sont avérés et répertoriés dans le tableau 2. La correspondance accentuelle n’est donc que partielle.

Tableau 2. Cas de correspondance accentuelle partielle entre l’italien et les emprunts correspondants en anglais

italien anglais

’bravo ’bravo (3)12 + /01/ EPD

ca’sino / casi’no ca’sino (3)

in’cognita in’cognita OED/EPD + /-10/ EPD

in’cognito in’cognito (3) + /-10/ (3)

’pergola ’pergola (3) + /010/ LPD

pie’ta pie’ta (3) + ’pieta LPD/EPD

’rapido ’rapido OED + /010/ OED

ricer’care ricer’care OED + /1000/ OED

so’ave so’ave OED + ’soave LPD13

Les emprunts à l’italien, un exemple parfait de conservation accentuelle

10 Les données dictionnairiques démontrent un fort pourcentage de conservation de la position de l’accent lexical de l’italien lors du phénomène de transfert vers l’anglais. Sur 313 emprunts, 299 conservent l’accentuation du terme dans sa langue d’origine (soit 95,5 %), 9 cas correspondent partiellement par l’intermédiaire des variantes (soit 2,9 %) et seulement 4 cas de non correspondance accentuelle sont répertoriés (soit 1,6 %). La correspondance accentuelle est donc quasi systématique pour les emprunts à l’italien dans les structures en <-VCV#> dans les sources dictionnairiques. L’emprunt lexical s’accompagne d’une conservation du schéma accentuel de la langue source. La majorité des items italiens est accentuée en /(-)10/ (environ 80 %). Pour autant, même les items accentués en /(-)100/ en italien conservent une accentuation sur la syllabe antépénultième en anglais lors du phénomène d’emprunt. Beaucoup de termes empruntés en anglais étant accentués sur la syllabe pénultième, un éventuel concours de circonstances peut être envisagé. Mais les correspondances accentuelles au niveau de la syllabe antépénultième entre l’italien et l’anglais démontrent que ce phénomène de correspondance est tout sauf accidentel. L’accentuation des emprunts italiens en anglais, de par le taux de correspondance quasi parfait, constitue un exemple remarquable de transmission de données phonologiques d’une langue à une autre. Les réflexions sur les raisons d’une telle correspondance demeurent encore à l’état embryonnaire, mais il semblerait que le canal d’intégration de ces emprunts à la langue anglaise soit une des pistes privilégiées. Comment les emprunts italiens ont-ils intégré

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la langue anglaise ? Par l’intermédiaire de l’écrit ou de l’oral ? La piste de l’oral semble la plus plausible, et ce, par l’intermédiaire de locuteurs bilingues (italien-anglais), d’où ce taux de correspondance élevé. L’étude des emprunts au japonais et au français démontre une tout autre réalité.

L’accentuation des emprunts japonais en anglais

Critères de constitution du corpus et spécificités de l’accentuation en japonais

11 Le corpus des emprunts japonais en anglais est élaboré à partir de l’outil de recherche avancée de l’OED grâce auquel il est possible de sélectionner les emprunts au japonais en anglais. Le nettoyage des données obtenues permet d’écarter les items ne provenant pas réellement du japonais car ayant transité par une langue intermédiaire, mais également les emprunts obsolètes, les traductions littérales14 du japonais et les emprunts « hybrides15 ». Les mots complexes formés à partir d’une base japonaise et d’un affixe anglais sont également retirés du corpus car la position de l’accent primaire dans ces items est déterminée non pas par une potentielle influence de l’accentuation japonaise, mais au contraire par la présence de suffixes anglais contraignants (exemples : ibotenic, Nipponese). Enfin, les emprunts monosyllabiques16 ne sont pas conservés car ils ne permettent pas de comparaison accentuelle. Le corpus exploitable s’élève ainsi à 464 emprunts. La position de la syllabe accentuée est relevée dans l’OED, le LPD et l’EPD. Cent dix-sept emprunts japonais attestés dans l’OED figurent également dans l’EPD et/ou le LPD.

12 La comparaison accentuelle entre l’anglais et le japonais est complexe à cause des spécificités de l’accentuation japonaise. En effet, l’anglais est une langue à accent lexical (stress-accent language) tandis que le japonais est une langue à accent mélodique (pitch-accent language). Néanmoins, les deux systèmes mettent en relief une syllabe en l’accentuant, ce qui permet ainsi une comparaison. En japonais, la syllabe accentuée est celle qui précède la chute du ton mélodique, lorsque cette chute existe. Dans le cas contraire, aucune syllabe n’est accentuée. La source dictionnairique utilisée pour noter le placement de la syllabe accentuée des items japonais est le Kenkyusha’s New Japanese- English Dictionary17 de Masuda Koh (1974). Cette version très complète présente l’avantage d’une écriture romanisée des mots japonais, qui sont en outre rangés par ordre alphabétique. Sur les 464 emprunts en anglais, 326 mots japonais sont recensés18 dans le Kenkyusha’s. Quelques exemples de transcriptions de l’accentuation en japonais sont notés ci-dessous (les syllabes non accentuées sont notées en italique) : shu↑ri-ken LHH a˥wabi HLL ha↑ra-kiri ˥ LHHH(L) hi↑ra-ga˥na LHHL i↑ke˥bana LHLL 13 Le terme shuri-ken n’a pas de syllabe accentuée. En l’absence d’accent sur la première syllabe, l’une des particularités du système phonologique japonais est d’attribuer automatiquement un « ton » montant à la seconde syllabe, passant de L (pour Low) à H (pour High). Le ton reste ensuite « haut » (High) sur les syllabes suivantes si l’item ne reçoit pas d’accent. Le passage de L à H est indiqué par le symbole ↑. La présence de la

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syllabe accentuée est notée à l’aide du signe ˥. La syllabe précédant la chute du ton mélodique est la syllabe accentuée en japonais, le ton passant ainsi de H à L. Les termes awabi et ikebana sont donc accentués sur la syllabe antépénultième, tandis que hara-kiri est accentué sur la finale et hira-gana sur la pénultième19.

14 Avant de procéder au travail de comparaison des transcriptions phonétiques des trois sources anglaises avec la transcription japonaise correspondante, la sous-partie suivante analyse l’accentuation des emprunts japonais en anglais britannique20.

L’accentuation des emprunts japonais en anglais

15 Le tableau 3 répertorie l’accentuation des emprunts dissyllabiques en anglais. Là encore, le caractère dissyllabique des 204 emprunts est déterminé à partir de la logique anglaise, tout comme le caractère trisyllabique (et plus) des emprunts du tableau 4.

Tableau 3. Accentuation des emprunts japonais dissyllabiques en anglais

/01/ /10/ /01/ - /10/ total

9 187 8 204

4,4 % 91,7 % 3,9 % 100 %

go’bang ’bonsai banzai - ban’zai

sen’sei ’haiku ’gaijin - gai’jin

ty’coon ’kana ’Nikkei - Nik’kei

’manga ’nisei - ni’sei

16 Le tableau 4 répertorie les schémas accentuels des emprunts au japonais trisyllabiques et plus. Figurent dans ces cas particuliers, les emprunts pour lesquels une transcription phonétique est recensée dans l’OED, mais sans notation d’accent primaire. Ces termes inaccentués en anglais sont pourtant conservés car l’absence d’accentuation en anglais est peut-être la conséquence d’une absence d’accentuation en japonais. Mais il est plus probable qu’il s’agisse tout bonnement d’une erreur de transcription phonétique car chaque item est porteur d’un accent lexical en anglais. Sont également présents dans cette catégorie, les emprunts avec deux accents primaires. Or, les mots composés en anglais ne sont porteurs que d’un seul accent primaire. Le caractère compositionnel de l’emprunt semble avoir été nonobsté au profit d’une double accentuation primaire, caractéristique d’une séquence fortuite.

Tableau 4. Accentuation des emprunts japonais trisyllabiques (et plus) en anglais

/-1/ /-10/ /(-)100/ /(-)1000/ variation cas particuliers total

4 169 46 3 23 15 260

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1,5 % 65 % 17,7 % 1,2 % 8,8 % 5,8 % 100 %

ad’zuki ’anime ai’kido - ’aikido hanami (/000)/

jigo’tai hara-’kiri ’netsuke ’Kamakura ’sashimi - sa’shimi hatamoto (/0000)/

shuri’ken kake’mono ’samisen ’sewamono Su’doku - ’Sudoku mo’kume ’gane

Mi’kado ’samurai ’bushido - bushi’do ’shime-’waza

17 Les emprunts japonais dissyllabiques en anglais sont massivement accentués en /10/ (91 % contre 9 % d’accentuation en /01/ et de variation). Les résultats sont moins tranchés concernant les trisyllabes (et plus) : 65 % sont accentués en /-10/ contre 18 % en /(-)100/. Le phénomène variationnel est significatif puisque près de 9 % des trisyllabes l’attestent. Enfin, 8 % de schémas accentuels dits marginaux sont répertoriés.

18 Le facteur déterminant dans l’accentuation des emprunts japonais en anglais réside-t-il dans la conservation de l’accentuation de la langue d’origine ? Le taux de correspondance très élevé entre l’italien et l’anglais se retrouve-t-il également entre le japonais et l’anglais ? La partie suivante analyse le taux de correspondance entre les accentuations japonaise et anglaise.

Étude de l’analogie accentuelle entre le japonais et l’anglais

19 Le tableau 5 répertorie tous les résultats concernant la comparaison entre l’accentuation des termes japonais et des emprunts correspondants en anglais. La scission entre les emprunts dissyllabiques et trisyllabiques (et plus) est conservée, tout comme les cas pour lesquels aucune syllabe n’est accentuée en japonais. Logiquement, ces termes japonais sans accent excluent toute correspondance potentielle vis-à-vis de leurs homologues anglais.

Tableau 5. Étude de la correspondance accentuelle entre les termes japonais et les emprunts correspondants en anglais

Ø* / accent correspondance corr. partielle pas de corr.

JP / GB JP / GB JP / GB JP / GB

chiffres 70 48 (58 %) 4 (5 %) 31 (37 %)

% 46 % 54 %

dissyll. bonsai / ’bonsai budo / ’budo mikan / ’mikan bento / ’bento

exemples zazen / za’zen ippon / ’ippon nisei / ’nisei furo / ’furo

kanji / ’kanji judo / ’judo (+/01/ GB) kata / ’kata

trisyll. chiffres 104 15 (22 %) 5 (7 %) 49 (71 %) (et plus)

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% 60 % 40 %

karaoke JP gagaku JP hijiki JP

kara’oke GB ’gagaku GB hi’jiki GB

kimono JP hiragana JP aikido JP ikebana JP

ki’mono GB hira’gana GB ai’kido GB ike’bana GB exemples samurai JP kagura JP (+ /100/ GB) katana JP

’samurai GB ’kagura GB wasabi JP ka’tana GB

shuriken JP marumage JP ’wasabi GB uchiwa JP

shuri’ken GB ’marumage GB (+ /010/ GB) ’uchiwa GB

* Le symbole Ø signifie que le terme n’est pas accentué en japonais. Les syllabes accentuées en japonais dans le reste du tableau sont notées en caractères droits.

20 Le premier constat visible est qu’une grande proportion d’items n’est pas accentuée en japonais. En effet, 46 % des mots étiquetés comme dissyllabiques en anglais ne sont pas accentués en japonais. Ce pourcentage s’accroît encore pour les mots plus longs car 60 % des trisyllabes (et plus) ne sont pas accentués en japonais. L’étude d’une éventuelle correspondance accentuelle basée sur ces items n’est donc pas pertinente, car la langue anglaise requiert la présence au minimum d’une syllabe accentuée sur chaque unité lexicale.

21 Concernant les items accentués dans les deux langues, la tendance penche vers une absence de correspondance entre la position de la syllabe accentuée du terme japonais et celle de la syllabe accentuée en anglais. Pour les dissyllabes, il y a 58 % de correspondance contre 37 % de non-correspondance (et 5 % de correspondance partielle). Pour les trisyllabes (et plus), le phénomène s’inverse car il n’y a que 22 % de correspondance accentuelle contre 71 % de non-correspondance (et 7 % de correspondance partielle). Le pourcentage d’absence de correspondance serait encore accru si les termes japonais non accentués étaient inclus dans les calculs.

22 Aucun chiffre significatif ne laisse penser que le placement de l’accent /1/ dans les emprunts japonais en anglais est directement déterminé par la position de la syllabe accentuée dans la langue d’origine. Lors du transfert lexical du japonais vers l’anglais, il y a donc un blocage de certains mécanismes phonologiques et en particulier des principes accentuels. La reproduction de l’accentuation d’origine semble bloquée par les différences fondamentales existant entre les mécanismes phonologiques de l’anglais et ceux du japonais. Comment dès lors justifier l’accentuation des emprunts japonais en anglais ? Les tableaux de la partie précédente démontrent que le schéma accentuel privilégié est celui de la syllabe pénultième. Il semble exister en anglais un schéma accentuel en /(-)10/ qui serait propre aux mots étrangers et qui deviendrait justement un indicateur du caractère étranger du terme.

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23 La partie suivante consacrée à l’accentuation des emprunts français en anglais englobe une nouvelle perspective sociolinguistique absente des analyses sur l’italien et le japonais.

L’accentuation des emprunts français en anglais

Constitution d’un corpus représentatif d’emprunts français

24 La constitution du corpus est opérée à partir de terminaisons typiquement françaises car il serait utopique de vouloir rendre compte de l’accentuation de l’intégralité des emprunts français attestés en anglais contemporain. En effet, pour des raisons historiques, l’anglais a massivement emprunté au lexique français. Les terminaisons choisies sont les suivantes : <-aire>, <-euse>, <-eur>, <-eux>, <-C’C’e>21, <-que>, <-ier>, <- ais>, <-eau> et <-aux>22. Pour limiter la taille du corpus, une seule base de données est utilisée, à savoir l’EPD. Les vérifications d’ordre étymologique sont effectuées par l’intermédiaire de l’OED. Sont conservés les emprunts français au moins dissyllabiques, de même que les noms propres23. Enfin, les données de l’EPD relatives aux deux variétés d’anglais que sont l’anglais britannique et l’anglais américain sont incluses dans l’analyse car il s’avère que la variété d’anglais considérée a un impact non négligeable sur l’accentuation des emprunts français, à l’inverse de l’italien et du japonais. Le corpus d’emprunts français en anglais contemporain s’élève ainsi à 403 éléments24.

25 L’accentuation finale démarcative du français, permettant de délimiter les groupes intonatifs, est-elle reproduite en anglais25 par la présence d’un accent primaire sur la syllabe finale des emprunts ou bien les emprunts ont-ils subi un processus d’assimilation consistant en une rétraction de l’accent primaire sur la syllabe pénultième ou antépénultième en anglais ?

Résultats

26 Le tableau suivant répertorie les schémas accentuels des 403 emprunts français en anglais britannique et en anglais américain notés dans l’EPD26 :

Tableau 6. Accentuation des emprunts français en anglais britannique et en anglais américain

/-1/ acc non finale27 /-1/ en variante28 total

237 105 61 403 GB 58,8 % 26,1 % 15,1 % 100 %

295 68 40 403 US 73,2 % 16,9 % 9,9 % 100 %

27 Le pourcentage d’emprunts français accentués sur la syllabe finale est plus important en anglais américain qu’en anglais britannique (73 % contre 58 %). Cependant, il s’avère que la catégorie de l’emprunt joue également un rôle dans son accentuation en anglais.

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Ainsi, le tableau 7 procède aux mêmes calculs que le tableau 6, tout en séparant les noms communs des noms propres.

Tableau 7. Accentuation des noms communs et des noms propres d’origine française en anglais britannique et en anglais américain29

GB US

NC30 NP NC NP

190 45 220 73 /-1/ 62,3 % 46,9 % 72,1 % 76 %

69 36 51 17 acc non finale 22,6 % 37,5 % 16,7 % 17,7 %

46 15 34 6 /-1/ en variante 15,1 % 15,6 % 11,2 % 6,3 %

total 305 96 305 96

28 La catégorie de l’emprunt ne modifie pas le pourcentage des accentuations finales et non finales en anglais américain. En effet, 76 % des noms propres sont accentués sur la finale contre 72 % des noms communs. En revanche, en anglais britannique, des différences importantes apparaissent en fonction de la catégorie de l’emprunt. Les noms communs conservent davantage l’accentuation finale caractéristique du français que les noms propres (62 % contre 46 %). Les noms propres affichent donc un fort pourcentage d’accentuation non finale en anglais britannique. Ce résultat peut paraître surprenant car la spécificité d’un nom propre est de renvoyer à une notion, à une figure identitaire. La prononciation fait partie intégrante de cette notion identitaire et nous aurions pu penser que cette catégorie d’items serait moins sujette au phénomène de rétraction accentuelle en anglais britannique et au contraire plus favorable à la conservation d’une prononciation « à la française ».

29 Une étude plus approfondie sur le taux de correspondance accentuelle entre les deux variétés d’anglais dans l’EPD montre qu’il est nettement inférieur aux résultats concernant l’italien ou le japonais, comme le montre le tableau suivant :

Tableau 8 : Correspondance accentuelle entre les variétés d’anglais britannique et américain dans l’EPD

correspondance non-correspondance correspondance partielle

299/403 37/403 67/403

74,2 % 9,2 % 16,6 %

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30 Dans 16,6 % des cas, il n’y a pas de correspondance accentuelle entre l’anglais britannique et l’anglais américain. L’accentuation des emprunts français en anglais intègre ainsi une dimension sociolinguistique absente des résultats concernant l’italien et le japonais.

Discussion

31 Deux arguments majeurs permettant de rendre compte de l’accentuation des emprunts français en anglais sont avancés dans l’article de Pierre Fournier (2013). L’existence d’une variation inter-variétale significative montre que l’accentuation finale française est mieux conservée en anglais américain qu’en anglais britannique où la tendance à la rétraction accentuelle est plus importante. La scission entre les noms propres et les noms communs accentue encore le phénomène car la rétraction accentuelle est encore plus forte pour les noms propres en anglais britannique. La proximité géographique entre la France et la Grande-Bretagne aurait-elle créé une rivalité socioculturelle ? Les locuteurs britanniques souhaiteraient-ils minimiser l’influence du français, le meilleur exemple étant d’adopter le principe de la rétraction accentuelle afin de se démarquer d’une accentuation finale typique du français ? Les emprunts français en anglais britannique seraient dès lors prononcés en adoptant des schémas accentuels plus conformes aux spécificités du système anglais. Ce phénomène, s’il s’avérait avoir un réel impact, ne serait pas conscient de la part des locuteurs natifs, mais plutôt sujet à des « effets de mode ». La prononciation « à la française » est peut-être moins en vogue actuellement en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Ce premier argument difficilement vérifiable ne se base sur aucun réel fondement scientifique. Le second argument en revanche postule l’existence de morphologies déterminantes qui seraient différentes en anglais britannique et en anglais américain. Certaines terminaisons d’origine française formeraient des microsystèmes au sein du système britannique, pour lesquelles la logique de l’accentuation française subirait la pression de la logique germanique symbolisée par la rétraction accentuelle. Il apparaît en effet que les emprunts avec des terminaisons en <-ier>31 ou <-é> sont systématiquement accentués sur la syllabe pénultième en anglais britannique mais sur la syllabe finale en anglais américain.

Conclusion

32 Trois langues pour trois visions différentes de l’accentuation des emprunts en anglais. Si les emprunts à l’italien conservent et reproduisent fidèlement l’accentuation de la langue d’origine, les emprunts au japonais montrent le phénomène inverse avec un blocage total des mécanismes accentuels lors du transfert lexical et une accentuation déterminée à partir des spécificités de la phonologie anglaise. Cette conservation et cette reproduction de la syllabe accentuée ou au contraire son blocage et une réanalyse accentuelle basée sur le système anglais pourraient constituer les deux pôles selon lesquels l’accentuation des emprunts en anglais pourrait être étudiée. En effet, une typologie de l’accentuation des emprunts basée sur le degré de conservation des données accentuelles de la langue source pourrait permettre une classification des langues auxquelles l’anglais a emprunté avec, comme idée sous-jacente, la possibilité de l’existence d’un schéma accentuel distinctif des mots étrangers en anglais, à savoir /

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(-)10/, directement hérité des langues sources, intégré au système phonologique anglais, et automatiquement appliqué aux emprunts pour lesquels il ne peut y avoir de correspondance accentuelle avec la langue source correspondante. Les emprunts au français ont un statut particulier au sein de l’accentuation anglaise en raison de considérations historiques et du fait de l’impact de l’introduction du latin et du français sur la phonologie de l’anglais. La présence d’une variation inter-variétale et de sous- systèmes morphologiques sujets à ces variations font des emprunts français un exemple unique à la frontière entre conservation et réanalyse accentuelle. Enfin, la légitimité des formes institutionnalisées présentes dans les dictionnaires de prononciation doit être renforcée par des tests oraux sur des locuteurs natifs. Comment les emprunts intègrent-ils la langue anglaise ? Par l’intermédiaire de l’écrit ou de l’oral ? En effet, la filière d’intégration joue un rôle prépondérant dans la prononciation de l’emprunt dans la langue réceptrice.

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NOTES

1. Et en particulier la présence d’un agrégat consonantique en position préfinale. 2. L’accentuation en italien est principalement pénultième. Si l’anglais conserve l’accentuation italienne originelle dans les emprunts, l’accentuation des emprunts en anglais sera pénultième ou à défaut antépénultième, car la majorité des mots longs en anglais est accentuée sur la syllabe antépénultième. Les emprunts dissyllabiques ne sont pas conservés car l’accentuation finale étant rare en italien, les schémas accentuels privilégiés pour observer le taux de correspondance sont les schémas sur la pénultième ou l’antépénultième (ce dernier excluant de fait les dissyllabes). 3. En effet, les emprunts avec un agrégat consonantique préfinal peuvent également relever de la règle du poids syllabique, productive en anglais. En d’autres termes, si un emprunt italien en

est accentué sur la syllabe pénultième à la fois dans la langue source et dans la langue réceptrice, il est impossible de savoir si la position de l’accent primaire de l’emprunt en anglais est déterminée par la conservation de l’accentuation italienne ou au contraire par l’influence de

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l’agrégat consonantique en position préfinale retenant l’accent en anglais. Il est donc préférable de ne pas conserver les emprunts présentant cette structure. 4. Les cas suivants présentent une structure syllabique finale modifiée ne permettant pas de comparer la position de la syllabe accentuée dans les deux langues : teleferica (italien) → teleferic (anglais), donzello → donzel, etc. De même, les emprunts italiens avec un final non prononcé en anglais ne sont pas pertinents car l’italien prononce le , ce qui modifie encore une fois la structure syllabique de l’emprunt. 5. Voir Doris Borrelli (2002) ; Anna M. Thornton, Claudio Iacobini et Cristina Burani (1997). 6. Le transfert provoque un processus de resyllabification en anglais qui se traduit par un traitement distinct : le système syllabique anglais considère que les séquences monosyllabiques <-i+V> sous accent en italien sont dissyllabiques en anglais : a’rioso [jo] (italien) → ari’oso (anglais). 7. La variété d’anglais retenue pour cette analyse est celle de l’anglais britannique. En effet, le pourcentage de variation entre l’anglais britannique et américain étant extrêmement faible concernant l’accentuation des emprunts à l’italien, les données par défaut sont celles de la variété britannique. 8. Le terme à gauche de la flèche représente le terme italien, et celui à droite, l’emprunt correspondant en anglais. 9. Les cas de variation en genre et en nombre de l’italien à l’anglais n’étant pas déterminants dans l’assignation de l’accent /1/, ils sont donc incorporés à l’étude. 10. Ces 13 termes ne sont pas inclus dans les calculs du tableau précédent car la détermination du schéma accentuel pose problème. Le problème provient du statut des séquences <-i+V> en italien et en anglais (voir note 6). Les séquences en <-i+V> sont considérées comme dissyllabiques en anglais et les emprunts relèvent dès lors d’un schéma accentuel en /(-)100/ alors que la tradition phonologique italienne attribue un statut monosyllabique à ces mêmes séquences. Le but de cet article ne consistant pas à traiter du statut de la syllabe, la correspondance accentuelle fait l’objet d’une évaluation basée sur une simple observation de la position de l’accent. 11. L’exception de balcony semble démontrer que plus un emprunt est anglicisé et moins il subit l’influence accentuelle de la langue source. 12. Le chiffre (3) signifie que le schéma accentuel associé est attesté dans les trois sources dictionnairiques. 13. La variation peut être de nature inter-dictionnairique ou intra-dictionnairique. La nature de la variation n’étant pas déterminante, les deux types sont englobés sans distinction au sein des données. 14. Les traductions littérales les plus représentatives sont celles de black belt ou de martial art. 15. Les emprunts qualifiés d’hybrides sont en général des mots composés d’un emprunt japonais, associé à une traduction anglaise (exemples : happi-coat, Mikimoto pearl). 16. Ces emprunts sont qualifiés de monosyllabes en vertu des spécificités syllabiques de l’anglais. En japonais, en revanche, le statut des nasales finales peut conférer un statut dissyllabique à certains de ces items. 17. La variété japonaise de référence est la langue parlée dans la région de Tokyo, mais il existe encore à l’heure actuelle des débats autour de la variété standard de référence. 18. Il en existe en réalité sans doute davantage, mais la transcription des symboles japonais en écriture romanisée a vraisemblablement provoqué certaines modifications graphiques rendant la recherche des items parfois difficile. 19. Pour un traitement plus détaillé de l’accentuation en japonais, voir Laurence Labrune (2012) et Timothy J. Vance (2008). 20. Comme pour l’italien, le recours aux données concernant l’anglais américain n’est pas nécessaire, le taux de variation entre les deux variétés n’étant pas suffisamment significatif. 21. <-C’C’e> fait référence à des géminées consonantiques (séquence de deux consonnes identiques) suivies d’un final.

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22. Les terminaisons finales retenues ont un effet normalisateur qui oriente l’étude vers une harmonisation de l’accentuation finale par rapport à des emprunts sans terminaison / suffixe remarquable. 23. À l’exception de l’italien et du japonais où la quasi-totalité des emprunts sont des noms communs, l’anglais a beaucoup emprunté de noms propres au français. Ils sont conservés car, au- delà des noms propres toponymiques ou faisant référence à des personnages historiques français, sont également attestées beaucoup de marques françaises dans le lexique anglais, ces items fonctionnant presque comme des termes du vocabulaire courant. De plus, les noms propres français semblent régis par les mêmes principes accentuels que les noms communs, ce qui nous conduit à les inclure dans l’analyse. 24. Pour une description précise de toutes les étapes de constitution du corpus, ainsi que quelques perspectives historiques concernant les emprunts français en anglais, mais également quelques données phonologiques et l’impact que l’introduction des emprunts français a eu sur la phonologie de l’anglais, voir Jacques Boulle (1984), Élodie Descloux et al. (2011) ; Pierre Fournier (2013). L’intégralité du corpus des emprunts français utilisé dans cette étude est également disponible en annexe de l’article de Pierre Fournier (2013). 25. Pour une description plus détaillée de l’accentuation du français, voir Monique Léon et Pierre Léon (2009), Ekkehard Eggs et Isabelle Mordellet-Roggenbuck (1990). En outre, l’accentuation des emprunts français en anglais a déjà fait l’objet de travaux parmi lesquels peuvent figurer : Jean- Marc Chadelat (2000) et Julie Quinio (2009). Cette dernière postule qu’il existe une différence de traitement en anglais entre les emprunts qui sont dits assimilés et ceux qui sont non assimilés. L’accentuation et la prononciation de ces emprunts en anglais constituent donc un critère de classification. 26. Tous les tableaux concernant les emprunts français sont extraits de Pierre Fournier (2013). 27. Par accentuation non finale, il faut comprendre les emprunts accentués principalement sur la syllabe pénultième (/(-)10/) ou antépénultième (/(-)100/). Il est légitime de regrouper les accentuations non finales dans une seule et même catégorie car le but de l’analyse est de déterminer si l’anglais reproduit ou non l’accentuation française finale. 28. L’accentuation finale figure en variante principale ou en variante secondaire dans les données de l’EPD. 29. Deux emprunts ont une double utilisation de nom propre et de nom commun (bastille / Bastille et nouvelle vague / Nouvelle vague). Ils sont donc retirés des calculs figurant dans le tableau. Au total, sur 401 emprunts français, nous identifions 305 noms communs et 96 noms propres. 30. « NC » pour nom commun et « NP » pour nom propre. 31. La terminaison <-ier> bénéficie d’un statut particulier en anglais en raison de l’interférence avec la famille des mots en {i,e,u}+V(C0(e)) avec deux traitements distincts : terminaison traitée comme dissyllabique ou comme monosyllabique.

RÉSUMÉS

Cet article tente de rendre compte de l’accentuation des emprunts en anglais contemporain, et en particulier de la position de l’accent primaire (noté /1/). Le recours aux trois langues sources que sont l’italien, le japonais et le français, langues auxquelles l’anglais a historiquement beaucoup emprunté, permet de mettre en évidence trois aspects des transferts de données

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phonologiques lors du phénomène d’emprunt et d’envisager une typologie des emprunts en anglais basée sur la relation langue source – langue réceptrice, à la croisée entre conservation / reproduction et blocage / assimilation.

This article investigates the stress patterns of loanwords in contemporary English, and in particular the primary stress location (/1/). Using three source languages (Italian, Japanese and French), it turns out that three distinct aspects of phonological transfers are highlighted and that the creation of a typology of loanwords in English, which would be based on the connection between the source language and the target language is made possible with the parameters of faithfulness/replication and assimilation/adaptation.

INDEX

Mots-clés : accentuation, emprunts, anglais contemporain, contacts entre langues, conservation, adaptation Keywords : stress, loanwords, contemporary English, loan phonology, faithfulness, adaptation

AUTEUR

PIERRE FOURNIER Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Cette petite sorcière est-elle si délicieuse ? Un exemple de blocage en littérature pour la jeunesse How Good Was the Little Witch? Stumbling Blocks in Children’s Literature: A Case Study

Mathilde Lévêque

« La France, en fait de littérature, peut à juste titre prétendre au premier rang, tant pour le nombre que pour le mérite de ses auteurs, mais dans ce genre d’ouvrages qui concernent l’instruction de la jeunesse et qui tendent à lui présenter sous une forme aussi variée qu’intéressante les sentimens de morale qui conviennent à cet âge, la nation allemande l’emporte sans contredit sur toutes les autres ; on peut juger de la vérité de cette assertion par la foule d’écrits de cette espèce qui paraissent chaque année, et par le débit immense qui s’en fait1. »

1 Ainsi s’exprime en 1838 le traducteur de Devoir et sagesse d’Amalia Schoppe 2. La littérature allemande pour la jeunesse est alors considérée comme un modèle à suivre ; les contes du chanoine Schmid sont traduits, imités, diffusés et lus à des millions d’exemplaires en France et en Europe. Moins d’un siècle plus tard, des romans allemands pour la jeunesse suscitent toujours l’intérêt des éditeurs les plus modernes, à l’instar de la librairie Stock qui crée en 1926 la collection « Maïa », à partir du roman de Waldemar Bonsels, créateur d’une petite abeille devenue célèbre depuis. La collection « Maïa » fait également connaître au jeune public Bambi le chevreuil3 de Felix Salten ou Émile et les détectives4 d’Erich Kästner. À cette même époque, l’éditeur Michel Bourrelier s’intéresse aussi à l’œuvre de Kästner5 et à celle d’Erika Mann 6. Pourtant, entre le chanoine Schmid et Kästner, une rupture semble s’être progressivement installée : si

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l’œuvre de Schmid est destinée à un large public, enfantin mais aussi populaire, c’est un marché plus élitaire et davantage lettré que visent les éditeurs de l’entre-deux-guerres qui proposent dans leurs catalogues des livres allemands pour la jeunesse. Le marché populaire se voit davantage investi par les productions anglo-saxonnes, qui s’imposent massivement après 1945 grâce au développement des séries et des collections. La maison Hachette, en redéployant et repensant au début des années 1950 la composition de sa « Bibliothèque rose », créée près d’un siècle plus tôt, inscrit à son catalogue des traductions qui répondent à une logique davantage commerciale qu’esthétique : c’est ainsi que les romans de la Britannique Enid Blyton trouvent une place de choix. Pour autant, les comités de lecture de la « Bibliothèque rose » restent attentifs à la nouveauté : Caïus ist ein Dummkopf d’Henry Winterfeld est en 1954 perçu comme un roman « gai, jeune, frais, mystérieux quand il convient, didactique et des plus sains romans policiers pour enfants qui aient sans doute jamais été écrits, et que leurs parents liraient certainement avec plaisir7 ». En 1956, Timpeltill du même Winterfeld est considéré comme « un livre à traduire sans hésitation » (rapport de Luce Vidal, 22 février 1956), « un livre édifiant sans niaiserie, moral sans affectation, instructif sans pédanterie, et surtout divertissant au possible » (rapport de P. Bonvallet), un « ouvrage [qui] n’est pas sans rappeler – au moins par son atmosphère et ses péripéties – le fameux “Émile et les Détectives” ».

2 En 1978, Die kleine Hexe [La petite sorcière], roman d’Otfried Preußler paru en 1957, nominé pour le prestigieux « Jugendbuchpreis » en 1958, est traduit sous le titre Une délicieuse petite sorcière, avec la mention « Texte français de Lisa Rosenbaum ». Si aucun dossier des archives Hachette ne rend compte du processus de traduction et de fabrication de ce roman, on peut néanmoins s’interroger sur la teneur de ce « texte français » et analyser à travers cet exemple un cas de blocage à la circulation de la littérature allemande pour la jeunesse en France. En effet, si cette traduction existe, comme une quarantaine d’autres de par le monde, elle est relativement tardive par rapport à la publication originale et Otfried Preußler est resté un auteur presque inconnu en France, alors qu’il jouit en Allemagne du statut d’écrivain classique et incontournable.

Un écrivain pour enfants dans l’Allemagne de l’après- guerre

3 Otfried Preußler (1923-2013) est considéré comme l’un des classiques de la littérature pour la jeunesse de l’Allemagne de l’après-guerre. Il est l’auteur de plus d’une trentaine de livres, traduits dans 55 langues et diffusés à 50 millions d’exemplaires. Après avoir commencé sa carrière littéraire en écrivant des pièces radiophoniques pour enfants, il publie en 1956 Der kleine Wassermann, aussitôt récompensé, puis Die kleine Hexe (1957), Der Räuber Hotzenplotz (1963), Das kleine Gespenst (1967) et Krabat (1973), qui reçoit un prix européen du meilleur livre pour la jeunesse. Ses œuvres ont été adaptées au cinéma et à la télévision. En janvier 2013, une polémique a agité le monde de la littérature et de l’édition pour la jeunesse en Allemagne. À l’occasion de la réédition des romans d’Otfried Preußler, les éditions Thienemann ont annoncé qu’elles procéderaient à des modifications dans le texte de Die kleine Hexe. Il s’agissait de retirer le mot « nègre », utilisé pour désigner un enfant déguisé lors du carnaval, afin de « moderniser » le texte. À la suite de cette annonce, le débat s’est enflammé dans les

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médias et sur la toile : l’éditeur a été accusé de moralisme excessif, de censure et de dénaturer l’œuvre au profit du politiquement correct. Celui-ci s’est défendu en mettant en avant le caractère raciste du mot « nègre » et a justifié sa démarche par un souci de pédagogie et de respect envers l’enfant, qui doit être préservé dans cette période de l’existence si cruciale, où se construisent les systèmes de valeur. L’éditeur affirmait avoir reçu depuis plusieurs années de nombreuses plaintes de lecteurs à propos de ce mot et recevoir de non moins nombreuses lettres de soutien depuis l’annonce de sa démarche. Il a précisé également qu’il agissait avec l’accord de l’auteur, alors très âgé et qui décédera peu après. Cette polémique a eu quelques échos en France8, mais bien atténués par rapport à l’ampleur médiatique qu’elle a connue en Allemagne. Otfried Preußler, écrivain phare pour la jeunesse de la seconde moitié du XXe siècle, est en effet fort peu connu en France : sur l’ensemble de son œuvre9, seuls six romans ont été traduits ou adaptés en français, dont l’un à trois reprises.

Traduction française (par ordre chronologique de Titre original parution)

Les Douze Corbeaux, conte fantastique, traduction et Krabat, mit Illustrationen von Herbert adaptation d’Évelyne Jeitl, illustrations de Michel Holzing, Arena Verlag, 1971. Gourlier, Paris, Alsatia, 1973.

Die kleine Hexe, mit Illustrationen von Une délicieuse petite sorcière, texte français de Lisa Winnie Gebhardt-Gayler, Stuttgart, Rosenbaum, illustrations de Thérèse Broens, Paris, Thienemanns Verlag, 1957. Hachette, coll. « Bibliothèque rose », 1978.

Das kleine Gespenst, Illustrationen von Le Petit Fantôme, texte français de Michèle Kahn, F. J. Tripp, Stuttgart, Thienemann Verlag, illustrations de Robert Kozerawski, Paris, Hachette, 1966. coll. « Bibliothèque rose », 1979.

Der Räuber Hotzenplotz, mit Illustrationen Le Brigand Briquambroque, traduit de l’allemand par von F. J. Tripp, Stuttgart, Thienemann Évelyne Douailler, illustrations de Morgan, Paris, Verlag, 1962. F. Nathan, coll. « Bibliothèque internationale », 1980.

Otfried Preußler / Herbert Lentz, Die Auguste et Augustine, Paris, Centurion jeunesse, dumme Augustine, Stuttgart, Thienemann coll. « Les Belles histoires de Pomme d’api », 1984, Verlag, 1972. 34 p.

Otfried Preußler / Gennadij Spirin, Das La Légende de la licorne, texte de Otfried Preußler, Märchen vom Einhorn, Stuttgart, dessins de Gennadij Spirin, Paris, Éd. du Sorbier, 1989. Thienemann Verlag, 1975.

Le Maître des corbeaux, traduit de l’allemand par Marie- Krabat, mit Illustrationen von Herbert José Lamorlette, illustrations de Christophe Rouil, Holzing, Arena Verlag, 1971. Paris, Hachette jeunesse, 1994.

Krabat, mit Illustrationen von Herbert Krabat ; traduit de l’allemand par Jean-Claude Holzing, Arena Verlag, 1971. Mourlevat, Montrouge, Bayard jeunesse, 2009.

4 Qu’en est-il de la traduction de Die kleine Hexe ? Le roman raconte l’histoire d’une petite sorcière qui, malgré son jeune âge (127 ans), veut participer au sabbat avec ses

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consœurs. Elle brave l’interdit, se fait surprendre et est mise à l’épreuve pour un an : au bout de cette année, elle devra passer l’examen de sorcellerie qui seul lui donnera le droit de participer à la fête. La sorcière en chef exige qu’elle soit une « bonne sorcière ». Secondée de son corbeau parlant, elle va donc s’efforcer de faire le bien autour d’elle. Malheureusement, aux yeux des autres sorcières, elle a mal interprété l’ordre donné. Elle réussit brillamment l’examen mais est sévèrement punie et châtiée pour avoir été une « bonne » sorcière, une sorcière qui se consacre à faire le bien autour d’elle, c’est-à- dire une bien mauvaise sorcière pour ses semblables, attachées à faire le mal. Elle saura se venger de façon magistrale et spectaculaire au dernier chapitre.

Traduction ou « texte français » ?

5 La page de titre de l’édition Hachette, dans la « Bibliothèque rose », porte la mention « Texte français de Lisa Rosenbaum ». Il aurait été possible d’inscrire, par exemple, « traduit de l’allemand par Lisa Rosenbaum », ou « traduction de Lisa Rosenbaum10 » : supprimer la marque linguistique indiquant une référence directe à l’acte de traduire pourrait laisser croire à une pratique plus proche de l’adaptation. Cette pratique se retrouve en effet à maintes reprises dans la « Bibliothèque rose », où sont publiées de nombreuses adaptations de textes étrangers, du Club des cinq aux classiques anglo- saxons passés par le filtre de Disney (Peter Pan, Mary Poppins, Merlin l’enchanteur, Winnie l’ourson, etc.), avec qui Hachette a une collaboration ancienne, depuis les années 1930, comme l’a mis en évidence Thierry Crépin (2002). La page de titre appelle une autre remarque : elle précise que l’auteur a reçu le prestigieux prix Andersen, souvent considéré comme le prix Nobel de la littérature de jeunesse. Or Preußler n’a jamais reçu ce prix, pourquoi donc cette précision ? S’agit-il d’une marque de crédibilité, d’un gage de qualité de l’œuvre ? Cette erreur, inexpliquée et inexplicable, est fort curieuse.

6 Pourtant, le texte original n’est ni coupé, ni amendé, ni même détérioré. La composition en vingt chapitres est respectée et, à une ou deux exceptions près, les titres des chapitres sont conformes à la version originale. Ils sont numérotés en français, pas en allemand, ce qui est sans doute lié à l’inscription dans la collection de la « Bibliothèque rose », destinée à des lecteurs encore débutants, pour lesquels le traducteur ou l’éditeur prend soin d’ajouter des repères paratextuels. Aucune coupure n’est opérée, les ajouts sont fort rares et les contresens très peu nombreux. Curieusement, au chapitre 18 (« Les dénicheurs d’oiseaux »), la petite sorcière qui, certes, est encore une sorcière très jeune mais néanmoins âgée de 127 ans et ressemble donc à une petite vieille, est qualifiée de « gamine » (DPS11 : 132) alors que le texte allemand précise bien qu’elle a l’allure d’une « ein altes Weiblein » (KH : 110), d’une « petite vieille ». Les noms des personnages, quoique francisés, montrent une certaine attention portée aux jeux de mots onomastiques : Balduin Pfefferkorn, l’épicier, est Louis Graindepoivre (modification du prénom et traduction littérale du nom), die Wetterhexe Rumpumpel devient la mère Flic-Flac, une des sorcières de la pluie (transposition de l’onomatopée). Le marchand ambulant « Der Billige Jakob », qui correspond à une appellation figée pour désigner un marchand de tout sur les marchés, est appelé Jacques Prisunic. Ce choix, aujourd’hui un peu daté, laisse percevoir une volonté de transposition culturelle.

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7 Pourtant, le début du premier chapitre aurait pu laisser croire que la pratique traductive allait procéder à davantage de modifications, comme le montre ce premier exemple (les modifications significatives sont indiquées en italiques) :

Exemple 1

p. 3 : Es war einmal eine kleine Hexe, die war erst p. 7 : Il y avait une fois une petite einhundertsiebenundzwanzig Jahre alt, und das ist ja für sorcière appelée Rita. Elle avait cent eine Hexe noch gar kein Alter. trente-six ans, ce qui est très jeune Sie wohnte in einem Hexenhaus, das stand einsam im pour une sorcière. tiefen Wald. Weil es nur einer kleinen Hexe gehörte, war auch Elle habitait une maisonnette au milieu das Hexenhaus nicht besonders gross. [p. 4] Der kleinen Hexe des bois. [coupure] À ses yeux, c’était la genügte es aber, sie hätte sich gar kein schöneres Hexenhaus plus belle du monde. Le toit était de wünschen können. Es hatte ein wundervoll windschiefes guingois, la cheminée tordue, et les Dach, einen krummen Schornstein und klapprige volets branlants. Derrière la maison Fensterläden. Hinten hinaus war ein Backofen gebaut. Der [p. 8], il y avait bien entendu un four : durfte nun einmal nicht fehlen. Ein Hexenhaus ohne une maison de sorcière sans four, cela Backofen wäre kein richtiges Hexenhaus. n’existe pas.

8 Se pose d’emblée le premier problème de cette traduction : un prénom, Rita, est donné à la petite sorcière qui, précisément, n’en a pas. Il est assez rare qu’un personnage de livres pour enfants n’ait pas de nom et cette originalité est effacée dans le texte français. L’ajout du prénom semble laisser entrevoir une autre conception de la littérature pour enfants et de l’écriture pour enfants, guidée par des normes selon lesquelles il n’est ni possible ni concevable qu’un personnage reste sans prénom et qu’il est donc nécessaire de lui en donner un. La traduction de ce début de chapitre gomme également quelques aspérités : « le plus profond de la forêt » (« im tiefen Wald »), peut- être estimé trop effrayant en dépit de sa conformité à l’univers des contes, est remplacé par « au milieu de la forêt », le toit de travers ne peut être qualifié positivement (« wundervoll »). Chose curieuse, l’âge est aussi modifié : de 127 ans, la sorcière atteint en français l’âge de 136. Cet exemple donne une première piste de réponse à la question des blocages : le texte français n’est pas une adaptation qui transformerait le texte allemand mais une traduction qui transmet, dans une langue différente de la langue originale, une histoire donnée, en suivant la logique du récit. Pour autant, cette traduction s’attache beaucoup moins à la facture littéraire du récit, aux caractéristiques esthétiques et stylistiques du texte. Est posé ici un des grands problèmes de la traduction pour la jeunesse, et sans doute aussi de la littérature populaire : les textes sont considérés comme des histoires faites pour être lues ou racontées, mais non comme des œuvres littéraires à part entière, avec un style propre que les enfants seraient à même d’apprécier. Ce sont les compétences des jeunes lecteurs, non des compétences en termes de lecture mais en termes d’appréciation littéraire, qui sont ici mises en cause. Le procédé a été mis en évidence par Zohar Shavit (1986 : 171-172) : la traduction de la littérature pour la jeunesse est une manipulation du texte, selon ce que le traducteur estime approprié pour l’enfant d’un point de vue moral et selon les compétences et les connaissances qu’il prête à l’enfant lecteur. Si l’intervention éthique ne paraît pas manifeste dans la traduction de Die kleine Hexe, une normativité d’ordre pédagogique semble transparaître davantage.

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Les raisons d’un échec

9 Cette traduction, si elle respecte la diégèse, porte en effet une attention bien moindre aux caractéristiques spécifiques de l’écriture. Plusieurs effets stylistiques sont ignorés, non restitués, voire non identifiés. C’est particulièrement vrai pour les descriptions :

Exemple 2

Es war ein schöner, sonniger Wintertag. Der Himmel C’était une merveilleuse journée d’hiver. erstrahlte in klaren Blau. Der Schnee leuchtete weiss Pas un nuage. La neige brillait comme une und rein wie ein frisch gewaschenes Leintuch. (KH : 81) nappe fraîchement lavée. (DPS : 99)

10 Le sens est parfaitement respecté, mais les termes relatifs aux couleurs (jaune de la lumière du soleil, bleu du ciel, blanc de la neige) disparaissent.

Exemple 3

Die Sonne hatte dem Winter Beine gemacht. Das Eis war Le soleil avait chassé l’hiver. Neige et dahingeschmolzen, der Schnee war zerronnen. Schon glace avaient fondu. Partout blühten an allen Ecken und Enden die Frühlingsblumen. s’épanouissaient des fleurs printanières. Die Weiden hatten sich stattlich mit silbernen Kätzchen Les saules s’ornaient de chatons herausgeputzt, den Birken und Haselbüschen schwollen argentés ; bouleaux et noisetiers die Knospen. (KH : 100) bourgeonnaient. (DPS : 121)

11 La traduction ne rend pas compte du petit effet sonore (écho des sons « o/en »). La juxtaposition de deux verbes à la signification très proche (« schmelzen » et « zerrinnen » désignent la fonte et l’écoulement de la neige qui fond) crée un léger parallélisme qui rythme la phrase ; la fusion des deux verbes (« Neige et glace avaient fondu ») fait disparaître l’effet de répétition renforcé par la rime interne. Il en est de même pour la répétition qui rythme la phrase suivante (« an allen Ecken und Enden ») qui se trouve réduite au seul adverbe « Partout ». Le texte perd sa coloration poétique, comme si les jeunes lecteurs étaient jugés incapables de la saisir ou de la sentir. En lieu et place des effets sonores et des répétitions, la traduction offre des phrases syntaxiquement irréprochables, dignes de figurer dans un manuel de grammaire. On peut parler ici d’un effet de « scolarisation » du style, très courant en traduction pour la jeunesse depuis le XIXe, le plus célèbre étant Mme de Gencé, première traductrice française de Pinocchio, « corrigeant » le style familier et très libre de Collodi (Nières- Chevrel 2012 : 718). Le style devient plat, affadi, sans relief. Un autre exemple de cet affadissement est perceptible au chapitre 8 :

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Exemple 4

Und er schlug mit der Peitsche erbarmungslos auf die Impitoyable, il cinglait les chevaux de Pferde ein – immer wieder und wieder. (KH : 48) son fouet. (DPS : 63) […] […] „Wartet, ihr faulen Böcke, euch helfe ich!“ schimpfte er los « Attendez un peu, fainéants, je vous – und schon holte er weit mit der Peitsche aus… apprendrai ! » brailla-t-il, et il abattit Aber der Hieb ging daneben! Die Peitschenschnur son fouet. schwippte zurück, und der Schlag traf nicht etwa die La lanière revint en arrière et, au lieu Pferde: er klatsche dem Kutscher selbst um die Ohren! de cingler les chevaux, claqua sur les (KH : 51-52) oreilles du cocher. (DPS : 65)

12 Il ne s’agit pas ici d’une description mais d’une scène d’action, où un cocher maltraite son attelage. Les répétitions sont supprimées au profit d’une construction syntaxiquement irréprochable, suivant le schéma d’un adjectif en apposition suivi du sujet, du verbe et du ou des compléments. Les marques de ponctuation (tiret, points de suspension, point d’exclamation) sont aussi éliminées, de même que les « Aber » (mais) et les « und » (et) qui scandent le texte, dont la parenté avec l’oralité est particulièrement perceptible. Écrivain, Otfried Preußler est avant tout un conteur, lui qui a commencé par raconter des histoires à ses élèves, puis à la radio. Il se définissait lui-même non comme écrivain pour la jeunesse mais comme « Geschichtenerzähler », un « raconteur d’histoires » attaché à la tradition orale du conte. Son écriture est non seulement orale, mais elle se définit également par une volonté de clarté, de précision et de concision, utilisant avec parcimonie les adjectifs et les adverbes. Cette dimension de simplicité et d’oralité disparaît dans la traduction, comme le montre l’exemple de la description du sabbat des sorcières, au deuxième chapitre :

Exemple 5

Échevelées, leurs jupes volant au vent , elles dansaient autour d’un immense feu. Il y en avait au moins cinq ou six [Die großen Hexen] tanzten mit fliegenden Haaren und cents : sorcières de la montagne, des flatternden Röcken rund um das Hexenfeuer. Es mochten bois, des marais, sorcières du wohl, alles in allem, fünf- oder sechshundert Hexen sein: brouillard, de la pluie, du vent, des Berghexen, Waldhexen, Sumpfhexen, Nebelhexen und herbes et même des sorcières- Wetterhexen, Windhexen, Knusperhexen und Kräuterhexe. ogresses. Elles tournoyaient à un Sie wirbelten wild durcheinander und schwangen die rythme sauvage en agitant leurs balais. Besen. „Walpurgisnacht!“ sangen die Hexen, „heia, « Pied de bouc ! Queue de rat ! Vive le Walpurgisnacht!“ zwischendurch meckerten, krähten und sabbat » chantaient-elles. De temps en kreischten sie, ließen es donnern und schleuderten Blitze. temps, elles poussaient des grognements (KH : 9) ou des cris aigus, déclenchaient des coups de tonnerre et lançaient des éclairs. (DPS : 13-14)

13 Les verbes rendant compte des cris inarticulés et sauvages des sorcières, aux sonorités expressives en allemand (« meckern », « krähen », « kreischen », respectivement « bêler » ou « rouspéter », « piailler », « crier ») sont traduits par un groupe réunissant

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un verbe et un complément, moins simple sur le plan syntaxique. Plusieurs verbes d’action, utilisés au mode indicatif, ainsi que des noms, sont transposés dans des propositions utilisant le participe présent, voire une antéposition d’adjectif qualificatif, compliquant là encore la construction de la phrase. La répétition du mot « Hexen » n’est pas reproduite, effaçant par là même l’effet de litanie envoûtante et de rythme à la fois lancinant et enlevé qui semble mimer la danse effrénée des sorcières. La vivacité de cette écriture qui cherche à rendre les scènes présentes aux yeux du lecteur s’estompe donc dans la traduction, comme le montre enfin la scène du marché :

Exemple 6

Une foule de ménagères se pressait déjà aux étalages. Les marchands de fruits et de légumes vantaient leurs denrées d’une voix aiguë : « Voyez mes reinettes ! Voyez mes belles poires ! » Auf dem Wochenmarkt drängten sich schon die Hausfrauen, Le poissonnier louait ses Dienstmädchen, Bauernweiber und Köchinnen um die Verkaufsstände. limandes, le charcutier ses Die Gärtnersfrauen priesen mit schriller Stimme ihr Grünzeug an, die saucisses, le potier ses Obsthändler riefen in einem fort: „Kaufen Sie Boskop-Äpfel und cruches et les plats qu’il Butterbirnen!“ Die Fischweiber wollten ihre gesalzenen Heringe avait disposés sur une anbringen, der Würstelmann seine heissen Frankfurter, der Töpfer paillasse. die irdenen Krüge und Schüsseln, die er auf einer Strohschütte Ici, on entendait : « Pâtés en ausgelegt hatte. Hier rief es: „Sauerkraut! Sauerkraut!“, dort rief es: „ croûte, achetez mes Wassermelonen, Kürbisse, bitte sehr! Wassermelonen, Kürbisse!“ (KH : délicieux pâtés en 41) croûte ! » ; là : « Achetez […] mes laitues, les deux pour Alles was Nasen und Beine hatte, eilte dem Winkel zu, wo das trois francs ! » (DPS : 54) Mädchen stand. Die Hausfrauen kamen gelaufen, die Köchinnen, alle. Die […] Fischweiber liessen ihre gesalzenen Heringe im Stich, der Tout ce qui avait des jambes Würstelmann seinen Würstelofen, die Gärtnersfrauen das Grünzeug. se précipita vers le coin où Alle, alle drängten sich kauflustig um das Papierblumenmädchen. se tenait la petite fille. Le (KH : 45) poissonnier abandonna ses limandes, le charcutier ses saucisses, et les marchands de légumes leurs salades. Tous se pressèrent autour de la marchande de fleurs. (DPS : 58)

14 La scène de marché présentée ici est vive et animée. Le mouvement est suggéré par l’énumération des femmes qui se pressent autour des étalages : ménagères, servantes, paysannes, cuisinières se voient réduites dans le texte français à la seule mention d’une « foule de ménagères ». La traduction prend également soin de transformer les marchandes en marchands : lorsque le texte original présente de nouveau une diversité des métiers des deux sexes (la maraîchère, le marchand de fruits, les poissonnières, le charcutier), le texte français masculinise toutes les professions. En somme, les femmes

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achètent, les hommes vendent, tout est en ordre. Cette modification et cette simplification du texte sont d’autant plus dommageables que, quelques lignes plus loin, l’énumération et la joyeuse diversité des personnes présentes sur le marché sont reprises par le narrateur pour décrire la foule qui se presse près de la petite fille : seuls subsistent le charcutier, le poissonnier et les marchands de légumes, alors qu’il n’est plus fait mention des cuisinières, ménagères, maraîchères et autres poissonnières. L’oralité du passage, perceptible dans la répétition de « Alle » (tous), disparaît également. Enfin les différentes denrées sont modifiées, selon un processus de « domestication » du texte, tel que l’a théorisé Venuti (1995). Le hareng est remplacé par la limande, la choucroute par des pâtés en croûte, les melons et les potirons par des laitues. S’il semble difficile d’expliquer les raisons exactes de ces changements, la modification des aliments témoigne une nouvelle fois d’une forme d’évaluation des compétences présumées des jeunes lecteurs. A-t-on estimé qu’ils seraient plus familiers de la limande que du hareng ? Les melons et les potirons, à l’instar de la choucroute, seraient-ils trop allemands ou simplement trop étrangers ? La traduction, en modifiant les référents culturels que représentent les aliments disponibles sur un marché, suppose des problèmes de compréhension au destinataire du texte d’arrivée, procédant selon une approche prescriptive telle que l’a conçue Göte Klingberg (1986 : 17-18)12. Le processus traductif met en évidence l’asymétrie inhérente à la littérature pour la jeunesse et, partant, à la traduction de celle-ci : le traducteur adulte s’adresse à un destinataire enfant dont il présuppose les compétences linguistiques et cognitives (Reiß 1982). Une délicieuse petite sorcière tend à montrer que la traduction repose sur une vision restrictive et réductrice des connaissances de l’enfant, envisagées comme un champ limité et non comme un univers à élargir.

15 De façon moins anecdotique, un dernier élément du texte, davantage lié au contexte culturel qu’à l’écriture elle-même, peut expliquer que ce roman ait eu une réception limitée. L’enjeu de la diégèse est en effet la participation de la petite sorcière au grand sabbat des sorcières, lors de la fameuse nuit de Walpurgis (« Walpurgisnacht »), sur le mont Chauve (« Blocksberg »). Cet élément fait pleinement partie d’un substrat culturel germanique encore très présent, qui fonctionne comme une référence connue dans maints livres pour la jeunesse, anciens ou contemporains. Fête traditionnelle dans le Nord de l’Europe et en Europe centrale, la nuit de Walpurgis ne correspond à aucune tradition populaire française. En littérature, elle est devenue un motif légitimé par le biais, notamment, des poèmes de Goethe (Faust I), qui appartiennent aux classiques littéraires enseignés à l’école. Ce contexte culturel peut ainsi échapper aux lecteurs français et n’éveiller aucun écho ni aucune réminiscence13.

16 Il faudrait enfin prendre en considération les éléments paratextuels qui conditionnent également la réception du roman. Les illustrations originales de Winnie Gebhardt- Gayler sont en effet remplacées par des illustrations réalisées pour Hachette par Thérèse Broens : les styles graphiques sont sensiblement différents. Or les illustrations originales jouent un rôle important dans la réception du livre, comme l’a souligné Susanne Barth : « Une marque distinctive du livre, ce sont les illustrations de Winnie Gebhardt-Gaylor. Elles ont été reprises dans de nombreuses éditions étrangères autorisées14 » (Barth 1995 : 419). Le choix de l’éditeur français a toutefois été à l’opposé de cette tendance. D’une illustratrice à l’autre, la perception du rapport de l’enfant lecteur au texte est sensiblement différente. L’illustration de la scène où le garde forestier, bien malgré lui, est contraint de porter la petite sorcière sur son dos révèle

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deux perceptions différentes : l’illustratrice allemande, Winnie Gebhardt-Gaylor, présente la scène en pied, de face, comme si le lecteur en était le spectateur. Le comique de la situation semble souligné par le recours à des formes pointues (chapeau et chaussures de la sorcière, bec du corbeau, doigts écartés pour former un pied de nez) dont l’écho est présent dans les oreilles dressées des deux lapins qui observent la scène en souriant, au bord du chemin. La représentation de ces animaux spectateurs de la scène et placés en marge, en miroir du lecteur, est comme le signe d’une complicité avec l’enfant lecteur, un clin d’œil graphique lui-même en écho au pied de nez de la petite sorcière. Thérèse Broens, l’illustratrice française, semble connaître cette illustration, tant celle qu’elle propose offre une similarité globale avec celle de Winnie Gebhardt-Gaylord, notamment dans la position des personnages, qui est quasiment identique. Pourtant, le cadrage est complètement différent : les personnages ne sont pas représentés en pied mais coupés à la moitié du corps, sans que les formes géométriques offrent la même capacité expressive. Les lapins, eux, ont disparu. Le format du livre change aussi : les dimensions relativement grandes de l’édition allemande (20,8 × 15,8 cm) sont réduites au format de poche de la « Bibliothèque rose » (17 × 12,5 cm). Il faudrait pouvoir analyser les conséquences des transferts paratextuels en termes de réception, outils qui, pour le moment, nous font encore défaut. La question mérite d’être posée puisque la traduction du Petit fantôme15, autre roman d’Otfried Preußler (Das kleine Gespenst, 1966, illustré par Franz Josef Tripp, traduit dans une trentaine de langues), est une traduction fidèle, intelligente, attentive aux spécificités du texte. Pourtant, comme la petite sorcière, le petit fantôme reste un inconnu pour les enfants français, alors qu’il est toujours un classique pour les jeunes lecteurs allemands16.

* * *

17 En conclusion, il ne suffit pas évidemment qu’un livre soit traduit pour qu’il soit reconnu. Les blocages existent en dépit de la traduction, qui n’est pas un transfert automatique. La petite sorcière, qui devient « délicieuse » dans le titre français, ne l’est pas tant que cela : au contraire, le texte, dont l’histoire est respectée, perd considérablement de son goût et de sa saveur. Au final, la recette n’est donc pas très bonne et explique, peut-être, les raisons de ce blocage, de ce roman devenu un classique de l’enfance en Allemagne et passé inaperçu en France, jamais réédité, jamais retraduit. Blocage enfin car, à l’exception de Krabat, livre magnifique, c’est toute l’œuvre de Preußler, écrivain mais aussi et sans doute avant tout conteur, qui semble se trouver bloquée en France.

BIBLIOGRAPHIE

Barth, Susanne, 1995, « Aufmütig und doch brav. Otfried Preußlers ‘Die kleine Hexe’ », dans B. Hurrelmann (dir.), Klassiker der Kinder-und Jugendliteratur, Francfort, Fischer, p. 419-438.

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Crépin, Thierry, 2002, Haro sur le gangster ! La moralisation de la presse enfantine, 1934-1954, Paris, CNRS Éditions.

Douglas, Virginie (dir.), 2015, États des lieux de la traduction pour la jeunesse, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre.

Klingberg, Göte, 1986, Children’s fiction in the hands of translators, Lund, Gleerup.

Lévêque, Mathilde, 2013, « Un carnaval sans nègre pour la petite sorcière ? » (23 janvier 2013) Le Magasin des enfants, [Carnet de rercherche], http://magasindesenfants.hypotheses.org/3713.

Lévêque, Mathilde, 2014, « Les récits pour la jeunesse d’Amalia Schoppe en France (1791-1858) : un exemple du miroir déformant de la traduction religieuse », dans M. Colin (dir.), Les Catéchismes et les Littératures chrétiennes pour l’enfance en Europe, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, p. 183-198.

Nières-Chevrel, Isabelle, 2009, Introduction à la littérature de jeunesse, Paris, Didier Jeunesse.

Nières-Chevrel, Isabelle, 2012, « La littérature d’enfance et de jeunesse », dans Y. Chevrel, L. D’Hulst et C. Lombez (dir.), Histoire des traductions en langue française, XIXe siècle, Paris, Verdier, p. 665-726.

Reiß, Katharina, 1982, « Zur Übersetzung von Kinder- und Jugendbüchern. Theorie und Praxis », Lebende Sprachen, vol. 27, no 1, p. 7-13.

Shavit, Zohar, 1986, Poetics of children’s literature, Athens, Georgia.

Venuti, Lawrence, 1995, The Translator’s Invisibility, New York, Routledge.

NOTES

1. Devoir et sagesse, ou le livre d’or des jeunes personnes, par Mme Amélie Schoppe, née Weise, orné de 3 jolies gravures, Paris, Maison, successeur de Audin, libraire, quai des Augustins, no 29, Debecourt, Libraire, rue des Saints-Pères, 69, 1838, p. 1. 2. Pour plus de détails sur Amalia Schoppe, voir Mathilde Lévêque (2014). 3. Félix Salten, Bambi le chevreuil (Une vie dans les bois), traduit de l’allemand par Henri Bloch, Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, 1929. 4. Erich Kästner, Émile et les détectives, roman pour les enfants, traduit par Louise Faisans-Maury et illustré par Walter Trier, Paris, Stock, 1931. 5. Erich Kästner, Petit Point et ses amis, traduction de Simon Hugh, illustrations de Jacques Touchet, Paris, Bourrelier, 1936. 6. Erika Mann, Petit Christophe et son dirigeable, traduction de J.-H. Morin-Munsch, illustrations de Maggie Salcedo, Paris, éditions Bourrelier, 1934. 7. Rapport de lecture de P. Bonvallet, 22 mars 1954, Fonds Hachette Livre, IMEC (HAC 6194). 8. Voir Vincy Thomas, « Le retrait du mot “nègre” dans un livre crée la polémique en Allemagne », Livres Hebdo (19 janvier 2013 : http://www.livreshebdo.fr/article/le-retrait-du-mot- negre-dans-un-livre-cree-la-polemique-en-allemagne) et « Le retrait du mot nègre d’un livre divise l’Allemagne », Libération (19 janvier 2013 : http://www.liberation.fr/monde/2013/01/19/ le-retrait-du-mot-negre-d-un-livre-divise-l-allemagne_875206). Voir également Lévêque (2013), http://magasindesenfants.hypotheses.org/3713. 9. Une douzaine de pièces radiophoniques, plus d’une vingtaine de romans et de récits pour enfants et adolescents, une dizaine d’albums et des pièces de théâtre adaptées de ses romans.

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10. Comme l’a montré Isabelle Nières-Chevrel (2009 : 179), les expressions « traduit de », « traduit par » et « traduction nouvelle » s’imposent progressivement en littérature pour la jeunesse à partir des années 1830. 11. Nous abrégeons les titres selon la convention suivante : DPS pour Une délicieuse petite sorcière, KH pour Die kleine Hexe. 12. Précisons que Klingberg ne se limite pas à cette approche prescriptive mais qu’il préconise également le plus grand respect du texte de départ. 13. La question de la résonance culturelle, vaste et complexe, pourrait être développée sur d’autres corpus, comme l’un des facteurs expliquant le manque de reconnaissance de certains écrivains, qu’ils soient français ou allemands, pourtant renommés dans leur pays d’origine. Les romans historiques de Klaus Kordon, publiés en Allemagne avec succès depuis la fin des années 1970, ne sont guère traduits et restent ainsi presque inconnus des adolescents français. 14. « Ein unverwechselbares Kennzeichen des Buchs sind die Illustrationen von Winnie Gebhardt-Gaylor. Sie wurden in vielen ausländischen Lizenzausgabe übernommen. » 15. Otfried Preußler, Le Petit Fantôme, texte français de Michèle Kahn ; illustrations de Robert Kozerawski, Paris, Hachette, 1979. 16. Le film d’animation d’Alain Gsponer sorti à l’automne 2013 ne semble pas avoir eu davantage d’écho en France.

RÉSUMÉS

La littérature allemande pour la jeunesse reste encore relativement méconnue en France. Malgré une évidente proximité géographique, des échanges littéraires et culturels précoces et des traductions militantes, les livres allemands destinés aux enfants font parfois l’objet de blocages ou de résistances en France. Ainsi les romans d’Otfried Preußler, considérés comme des classiques en Allemagne, sont-ils pratiquement inconnus en France. Pourtant, des traductions existent bel et bien : cet article se donne comme objectif d’analyser les processus de traduction à l’œuvre dans le roman Une délicieuse petite sorcière, traduction publiée par Hachette en 1978 de Die kleine Hexe, illustrant un échec exemplaire dans un processus de transfert linguistique, littéraire et culturel.

German children’s literature is still relatively unknown in France. Despite an obvious geographical proximity, despite early literary and cultural exchanges and some militant translations, German books for children are sometimes subject to blockages in France. The novels of Otfried Preußler, considered as classics of German children’s literature, are more or less unknown in France. Nevertheless, translations do exist: the purpose of this article is to analyze the translation process in the case of the novel Une délicieuse petite sorcière. This translation of Die kleine Hexe, published by Hachette in 1978, illustrates the exemplary failure of a linguistic, literary and cultural transfer.

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INDEX

Mots-clés : traduction, transfert, littérature pour la jeunesse, Allemagne, Otfried Preußler, Hachette Keywords : translation, transfer, children’s literature, book for the youth, Germany, Otfried Preußler, Hachette

AUTEUR

MATHILDE LÉVÊQUE Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA 7338)

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Varia

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Avant-gardes diasporiques et émergence du « tiers espace » : Banjo de Claude McKay et Les Contrebandiers d’Oser Warszawski Thinking the third space with diasporic avant-gardes. A reading of Claude McKay’s Banjo and Oser Warszawski’s Smugglers

Laëtitia Tordjman

1 La recherche récente sur l’avant-garde, dans la lignée notamment des études postcoloniales, a vu son objet d’étude s’élargir et se diversifier considérablement, à mesure de la prise en considération des avant-gardes dites « périphériques ». Avec l’éclatement du corpus, c’est la définition même de ce qu’est l’avant-garde qui éclate, ou qui est du moins remise en question. Si bien que l’on peut dire qu’« on ne sait toujours pas vraiment de quoi avant-garde est le nom » (Veivo 2012 : 15).

2 Les avant-gardes de la diaspora constituent un élément de réflexion important, en tant qu’elles sont constitutivement liées à des notions aujourd’hui fondamentales de transnationalité et de transculturalité. Il est même possible d’aller plus loin et de supposer, à la suite de Carrie Noland et Barrett Watten (2009 : 3), que « sans l’apport d’expressions culturelles émanant de la colonisation et de la diaspora, les avant-gardes n’auraient jamais vu le jour1 ». L’objectif n’est pas de proposer une nouvelle définition de (des ?) l’avant-garde, mais plutôt de chercher des moyens, des outils théoriques, pour penser ce courant dans toute sa diversité.

3 Ainsi, réévaluer la pensée du lieu à partir de théories contemporaines pourrait permettre une nouvelle approche plus compréhensive des innovations tant formelles que linguistiques qui ont alimenté les œuvres de certains écrivains d’avant-garde. Nous nous proposons donc de comparer les parcours réels et imaginaires de deux écrivains, Claude McKay et Oser Warszawski, le premier né en Jamaïque et apparenté au mouvement de la Renaissance de Harlem, le second issu de la diaspora juive et ayant des liens avec l’avant-garde yiddish.

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Le tiers espace : préambule

4 On a souvent parlé de la dimension de rupture, de révolte, de l’avant-garde, depuis Peter Bürger ([1974] 2013) pour qui l’avant-garde doit être considérée comme une révolte progressiste contre la tradition et l’institution de l’art, jusqu’à des philosophes contemporains comme Alain Badiou, qui pose que « toute avant-garde déclare une rupture formelle avec les schèmes artistiques antérieurs » (Badiou 2005 : 187). Il apparaît néanmoins nécessaire de nuancer cette idée de rupture radicale lorsque l’on étudie les œuvres de certains écrivains considérés comme ayant fait partie d’un groupe d’avant-garde et issus d’une diaspora. À leur sujet, l’on pourrait y préférer l’idée de transgression, telle qu’elle est développée par des théoriciens de l’espace moderne et post-moderne.

5 Au carrefour entre l’espace macroscopique (l’espace hégémonique cartographié dans une visée universalisante) et l’espace hétérotopique (le « contre-site » dont parle notamment Michel Foucault), il existerait une sorte de zone de turbulences, une « aire de liminité paradoxale » (Westphal 2002 : 116) qui permettrait à la parole minoritaire de s’exprimer au même titre que le discours dominant. Homi Bhabha, dans The Location of Culture (2007), propose de constater une forme d’« hybridité des cultures », qui reviendrait à éluder la « politique de polarité » pour dessiner à la place un « espace de l’entre-deux », qui est le « tiers espace ». À l’intérieur de celui-ci, l’individu se meut dans un environnement culturel labile, qui coïncide avec un espace perpétuellement mobile et une temporalité fluide, ouvrant l’accès à « une culture frontalière d’hybridité ». La frontière est bien sûr un « tiers espace » par excellence. À l’origine connotée de manière négative, comme la zone de démarcation infranchissable entre « eux » et « nous », elle peut constituer au contraire une zone mouvante, et permettre la synthèse de ce qu’offrent deux mondes qui se déploient de part et d’autre, un « troisième élément qui est plus grand que la somme de ses différentes parties. Ce troisième élément est une nouvelle conscience, une prise de conscience de la mestiza », du métissage, pour reprendre la terminologie de Gloria Anzaldua (1987 : 252). Le « tiers espace » est donc bien l’espace de la transgression, au sens étymologique de transgredi, passer de l’autre côté d’une borne ou d’un fleuve. Il est finalement, chez Deleuze et Guattari (1989) le point de contact entre deux espaces striés3 où s’opère un mouvement constant de déterritorialisation / reterritorialisation, jusqu’à ce qu’y surgisse parfois un nouvel espace lisse « seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet » (Deleuze et Guattari 1989 : 472) au sein duquel il devient possible de nomadiser. Il s’apparente alors à un espace ouvert et variable, qui ne se résout pas dans une entreprise dialectique4 mais qui évolue sans cesse dans une transgressivité fondamentale dont on ne peut pas connaître par avance le résultat.

Errances de l’écrivain

6 Si ces théories s’attachent d’abord à décrire un monde post-moderne, polysémique et fragmenté, il n’en demeure pas moins qu’une telle pensée de l’espace et de ses interstices permet également de réinvestir l’espace moderne, celui vécu et imaginé par les écrivains d’avant-garde du début du XXe siècle, en lui conférant une dynamique évolutive et transgressive qui neutralise la dichotomie traditionnelle entre centre et

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périphérie. L’objectif n’est pas d’effacer les différences entre notre espace contemporain (vécu et représenté) et l’espace du premier XXe siècle, mais de les penser en termes de continuités plutôt que de ruptures. De même que Piotr Piotrowski (2009) propose une « histoire horizontale » de l’avant-garde, il serait alors possible d’envisager une géographie horizontale du monde (ou du moins d’un certain monde) moderne, pensé comme espace lisse, nomade. Oser Warszawski comme Claude McKay furent tous deux des écrivains voyageurs, itinérants, disponibles à la découverte de ce nouvel espace ouvert à leur investigation du réel.

7 Oser Warszawski est né en 1898 à Sochaczew, petite bourgade polonaise à soixante-dix kilomètres de Varsovie. La communauté juive y est implantée depuis le XVe siècle et constitue encore à la fin du XIXe plus de 65 % de la population du village. La Première Guerre mondiale et son lot d’exactions et de pogroms à l’encontre de la population juive contraignent Oser Warszawski et sa famille à se réfugier à Varsovie en 1914. À dix- sept ans, en même temps qu’il se met à écrire, Warszawski acquiert un appareil photo et commence à arpenter et à découvrir les routes du yiddishland, ce monde juif traditionnel qui lui semble déjà voué à disparaître. La fin de la guerre provoque un nouvel éclatement des frontières dans cet espace d’Europe centrale déjà instable, et la création de nouveaux États. Les Juifs sont au cœur de ces bouleversements, à la fois dépendants et extérieurs à ces transformations nationales. En 1920, Warszawski est toujours à Varsovie, au cœur du séisme artistique qui anime le monde juif depuis une vingtaine d’années5. Il y rencontre les écrivains et artistes qui représentent ce qui se fait de mieux à l’époque dans l’avant-garde yiddish, Peretz Markish, Uri-Tsvi Grinberg, Melekh Ravitch, Israel Joshua Singer. Il publie la même année son premier roman, Shmuglers (Les Contrebandiers), aux accents à la fois naturalistes et expressionnistes, considéré par la critique de l’époque comme un chef-d’œuvre de l’avant-garde yiddish. Tous ces jeunes artistes se lancent ensuite dans une entreprise commune et créent la revue Khaliastre (La Bande) ([1922] 1989) dont la première parution en 1922 fait une entrée fracassante sur la scène artistique et littéraire yiddish. Les premiers textes de la revue, qui lui servent de manifestes, renvoient de manière assez remarquable à des images spatiales. Il s’agit, pour reprendre les mots de Moyshe Broderzon qui introduisent la revue, que cette « bande joyeuse […] [aille] sur des routes inconnues, / Dans le jour profond de mélancolie / Dans les nuits de l’effroi / Per aspera ad astra » (Ibid. : 10). Ou encore peut-on lire, dans le poème-manifeste de Peretz Markish : « nous avons braqué [nos yeux] vers l’au-dedans et nous imprégnons de la musique de notre interne système planétaire, et nous vagabondons par les voies lactées enneigées de notre ciel intérieur » (Ibid. :12). L’image est bien d’un espace « inconnu » mais à explorer, ouvert à l’investigation et à l’échange, espace intérieur et espace vécu, symbolique, micro et macrocosmique.

8 À partir de 1923, la « bande » se disperse dans toute l’Europe et jusqu’aux États-Unis, mais les échanges se font toujours intenses, notamment grâce à la publication de revues, tissant ainsi des réseaux littéraires et artistiques transnationaux. Oser Warszawski quitte donc Varsovie pour Berlin, puis Londres, et enfin Paris où il s’installe finalement en 1924. Là, il côtoie toute la bohème artistique du quartier de Montparnasse, qu’il caricature, sévère et ironique, dans des croquis et de courts textes regroupés en français sous le titre L’Arrière-Montparnasse (1992). En 1942, son « exil » reprend : Gordes, Grenoble, puis Saint-Gervais. En septembre 1943, lui et sa femme sont

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évacués jusqu’à Rome par l’armée italienne. Il est arrêté en mai 1944 et déporté à Auschwitz en juillet 1944, où il sera assassiné6.

9 Claude McKay est né en 1889 à Nairne Castle, près de James Hill, dans la paroisse de Clarendon en Jamaïque. Son père avait des origines ashantis, sa mère des origines malgaches. En 1912, il publie le premier recueil de poèmes écrit en patois Jamaïcain, Songs of Jamaïca. La même année, il part étudier aux États-Unis, à Charleston en Caroline du Sud ; il sera profondément choqué par la ségrégation raciale qui y sévit. Il se rend alors à l’université du Kansas, où il découvre l’ouvrage fondateur de W.E.B Du Bois, Souls of the Black Folk, qui va inspirer son engagement politique. Il s’installe ensuite à New York, où il rencontre les artistes et écrivains de la Renaissance de Harlem. McKay participe à ce mouvement, tout en s’en détachant également, trublion iconoclaste n’hésitant pas à défier parfois certaines figures marquantes de l’époque, comme Alain Locke ou Du Bois7. S’ensuivent de très nombreux voyages, en Russie soviétique, en Europe (Londres, Marseille, Nice, Barcelone) et au Maroc8. En parallèle de ses nombreux voyages, il écrit, entre autres, Home to Harlem (1928), Banjo (1929), Gingertown (1932), A long way from home (1937), et Harlem: Negro metropolis (1940). La liste non exhaustive de ces ouvrages permet de mettre en lumière l’intérêt de McKay pour la toponymie et sa conscience d’un espace en mouvements. C’est qu’il est bien le tenant d’une littérature du lieu, mais d’un lieu ouvert, constitué d’un croisement entre des espaces et des temps spécifiques : Harlem, Marseille et Marrakech forment chez lui une sorte de continuum géographique, ouvert au contact et à l’échange, à la « multi-relation » si l’on pense à la poétique du lieu chez Édouard Glissant (1981). Dans ce tiers espace interstitiel et transgressif, McKay déploie sa vie et ses romans par-delà les frontières spatiales et raciales, figure par excellence de l’errance telle que la définit Glissant (2010 : 37-38) : Et l’errance, c’est ce qui incline l’étant à abandonner les pensées de système pour les pensées, non pas d’exploration, parce que ce terme a une connotation colonialiste, mais d’investigation du réel, les pensées de déplacement, qui sont aussi des pensées d’ambiguïté et de non-certitude qui nous préservent des pensées de système, de leur intolérance et de leur sectarisme.

10 L’errance de Claude McKay, comme celle d’Oser Warszawski, se dessine selon deux pôles, à la fois contradictoires et complémentaires : la diaspora et l’exil. Diaspora comme déplacement de la communauté et entreprise de reconstruction, et exil, à la fois intérieur et choisi. Ils sont ces figures « au manteau d’Arlequin », ces « métis » dont parle Michel Serres (1992) dans sa préface du Tiers-Instruit. Ils habitent un espace archipélique et ouvert sur le dehors, bien loin de l’espace hiérarchisé tel qu’il a pu être construit par les tenants d’une pensée hégémonique. Un espace qui permet, selon Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, de « redéfinir la relation orthodoxe entre la modernité et ce qui est considéré comme sa préhistoire. Cela conduit à chercher le lieu d’origine de la modernité dans ses relations constitutives avec son “dehors”, relations qui fondent et tempèrent l’idée que l’Occident se fait de sa civilisation » (Gilroy 2003 : 37). C’est dans cet espace que se construisent deux des romans les plus achevés de McKay et Warszawski, Banjo et Shmuglers (Les Contrebandiers).

Tiers espaces littéraires

11 Les deux romans se déroulent dans des localités transfrontalières. À la fois très clairement inscrits dans un lieu précis, marqué historiquement et géographiquement, ils présentent aussi une série de dépassements qui permettent de transcender l’idée

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même de frontières, tant réelles que symboliques. Les Contrebandiers se passe dans un shtetl, une bourgade juive à quelques kilomètres de Varsovie, pendant la Première Guerre mondiale. Face à la précarité d’une existence où même le pain vient à manquer, les habitants du village décident de se lancer dans l’aventure, dans « l’expédition », de la contrebande. L’espace traditionnel et centrifuge commence alors à s’animer d’un mouvement propre, semblable au bouillonnement des alambics qui servent à distiller l’alcool de contrebande. Tout le roman est alors séquencé à mesure des allers et retours des contrebandiers : mouvement répétitif, lancinant, qui fait de l’arpentage de l’espace la trame et la structure de tout le texte. Progressivement, l’espace du shtetl et celui de Varsovie semblent s’imbriquer jusqu’à former un tiers espace. Plus précisément, c’est l’espace intrinsèquement marginal, celui des bas-fonds de Varsovie, de ses prostituées, qui s’immisce au sein du shtetl. En effet, Varsovie est décrite comme un espace hiérarchisé : « la rue du Pot de Fer où habitent les prostituées, Praga dont on évoque les histoires crapuleuses et enfin les beaux quartiers où une foule insouciante flâne tandis que les miséreux se pétrifient toujours davantage et que résonnent les chants de l’occupant » (Ksiazenicer-Matheron 2011). Lorsque la rue du Pot de Fer pénètre le shtetl, c’est tout l’ordre établi qui en est transformé. La description orgiaque de la cave de Shmuel le Bossu, vue à travers les yeux de Natcha, la jeune prostituée, peut alors servir de métonymie à l’ensemble des transformations qui agitent le village : De derrière la couverture qui masque un coin de la pièce, lui parviennent la voix de sa tante, celle de Stacha, celles de Yourek et de bien d’autres. Elle s’approche doucement, sur la pointe des pieds, soulève un coin de couverture… : tous les copains sont là, vautrés sur les lits, à boire du schnaps, à fumer, à s’embrasser. Dans les moindres recoins, ça bourdonne comme des ruches. La Mataïekha, assise sur une planche posée à même le sol, se gratte le pied, tandis que Faïfkè la chatouille sous les bras… Itchè, qui fréquente assidûment ce lieu, se penche sur la Stacha et, avec toute l’élégance dont il est capable, allume une cigarette à la sienne… Et, dans un coin, Shmuel le bossu, le propriétaire en titre de la cave, tripote une shiksè en riant de son rire pointu. (Warszawski [1921] 2007 : 98)

12 Désirs et plaisirs subversifs, union interdite des corps des hommes juifs et des shiksès9, sont autant de métaphores pour dire l’imbrication de deux espaces qui ne s’étaient jusque-là jamais croisés. Le cheminement incessant des contrebandiers, franchissant sans relâche la frontière imaginaire entre l’espace hétérotopique du shtetl et l’espace macroscopique de la grande ville, a ainsi permis un premier lissage de l’espace strié. Le lieu est rendu à son étrangeté fondamentale, il redevient en quelque sorte nomade, « machine de guerre10 » contre l’ordre établi. Toutes les structures traditionnelles sont dès lors vouées à l’éclatement. Pantl, l’un chefs de file et tête pensante des contrebandiers, impose à sa femme Glikè de laisser son lit à sa « fiancée » Natcha, la prostituée : « Quand la shiksé arrive, [Glikè] sort aussitôt de son lit et lui cède la place. Sans ça, c’est dans son lit à lui qu’il la coucherait ! » (Warszawski [1921] 2007 : 86). Pénétrant jusque dans l’espace intime, la transgression peut alors se généraliser. Il est significatif que ce soit justement dans la cave de Shmuel le Bossu que Pantl découvre les ébats amoureux de Natcha et de son fils Mendl. S’ensuit une lutte animale entre le père et le fils, sous le regard amusé ou réprobateur des habitants du shtetl : « Ils ont bien vu, ceux-là, le père et le fils se rouler par terre, et se battre, et se donner des gnons sur la tête, et, près d’eux, la shiksè, corsage dégrafé, s’escrimant à les arracher l’un à l’autre » (Ibid. : 104). L’un des préceptes essentiels de la loi juive, le respect pour ses parents, a éclaté à son tour. Dans ce nouvel espace du shtetl, les règles ancestrales du mariage et de l’hérédité sont toutes remises en question. C’est que la transgression spatiale a

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conduit à la transgression de toutes les normes – ou frontières – symboliques et imaginaires. Dans ce monde en voie de recréation, temps et espace se modifient considérablement. Au temps cyclique et répétitif de la vie religieuse traditionnelle, s’associent la quotidienneté et la vitesse du temps urbain. À l’espace centripète du shtetl s’adjoint l’espace centrifuge de la grande ville. De la sorte, Oser Warszawski pose les prémisses d’un tiers espace, affranchi des polarités entre centre et périphérie, modernité et tradition.

13 Banjo, le roman de Claude McKay, se déroule quant à lui dans un espace a priori transgressif. Marseille est « un espace-frontières entre la terre et la mer » (Stephens 2005), et ne devrait donc pas nécessiter, comme dans Les Contrebandiers, l’élaboration d’un cheminement par-delà la frontière. Ville portuaire ouverte sur la Méditerranée, Marseille, et plus précisément ses bas-fonds du quartier de la « Fosse », représente l’espace de l’entre-deux par excellence, point de rencontre de toutes les populations marginalisées et dominées du monde, notamment celles issues de la diaspora africaine. La rencontre avec Marseille fut à cet égard déterminante pour Claude McKay, qui écrit dans Un sacré bout de chemin : Ce fut un soulagement que d’aller vivre à Marseille parmi des gens à la peau noire ou brune, qui venaient des États-Unis, des Antilles, d’Afrique du Nord et d’Afrique Occidentale, et se trouvaient tous rassemblés pour former un groupe chaleureux. Des traits et un teint négroïdes n’étaient pas exotiques, suscitant curiosité et hostilité, mais spécifiques à un groupe et naturels […]. C’était bon de sentir la force et la différence d’un groupe social, et d’avoir la certitude d’en faire partie. (McKay [1937] 2001 : 293)

14 Communauté de destin malgré l’éclatement géographique, et conscience d’appartenir à un même groupe, sont des éléments caractéristiques de la revendication d’une singularité noire telle qu’elle a commencé à se faire jour aux États-Unis avec la Renaissance de Harlem et en France avec le mouvement de la négritude.

15 Pourtant, Banjo décrit une situation qui, bien qu’identique à celle d’Un sacré bout de chemin, n’en diffère pas moins de manière assez remarquable : De fait la population nègre ou négroïde de [Marseille] se divisait en groupes bien distincts. Les Martiniquais et les Guadeloupéens, qui, se considérant comme la fine fleur de tous les Noirs de Marianne, se comportent comme une petite aristocratie. Ceux de Madagascar, et leurs cousins des îles minuscules qui entourent la grande île, ainsi que les Noirs d’Afrique du Nord pour qui les Arabes de pure race n’ont que du mépris, se situent quelque part entre les Martiniquais et les Sénégalais, que l’on considère comme des sauvages. Sénégalais est le terme géographiquement inexact généralement employé pour désigner tout Noir provenant d’une partie ou de l’autre de l’Afrique-Occidentale Française. (McKay [1929] 1999 : 47)

16 Lieu hybride où se mêlent des traces des rivages est-américains, de la côte ouest africaine et des îles caribéennes, Marseille en reproduit également, de manière métonymique, toutes les hiérarchies. C’est ici l’espace a priori lisse qui se retrouve strié par les soubresauts d’une géographie imaginaire, impérialiste. Lorsque cet espace fait ainsi retour, il devient nécessaire de trouver de nouveaux lieux de transgression. C’est le rôle que va jouer le Café africain, dont l’ouverture « avait été l’occasion, pour tous les gars au teint sombre qui aimaient s’amuser, de se rassembler pour “secouer” ça, c’est-à- dire pour danser » (Ibid. : 47). Là-bas, la mort ! Ici, la vie ! Secouez moi la mort et oubliez, dans une grande orgie de danse, son commerce, ses desseins, sa présence qui vous hante. Tuez la mort de nos jours en dansant, tuez la mort de nos mœurs en secouant ça. Jazz de la jungle,

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ondulations de l’Orient, pas mesurés de la civilisation. Secouez-moi ça ! Douce danse de la joie primitive, plaisir pervers, prostitution des manières, variations multicolores du rythme, sauvage, barbare, raffiné – rythme éternel du mystère, de la magie, de la splendeur – danse divine de la vie… Oh, shake that thing ! (Ibid. : 59)

17 Comme la cave de Shmuel le bossu, le Café africain devient à son tour le tiers espace qui permet à l’hybridité de s’élaborer. Cette fois, c’est la danse, soutenue par le rythme du jazz, qui offre aux corps la possibilité de s’unir, gommant ainsi les différences et ouvrant un espace de négociations où forger de nouvelles identités. Le personnage de Ray dans le roman est une de ces figures arlequines qui semblent avoir absorbé la dimension polysémique et relationnelle de l’espace. Originaire d’Haïti, il a suivi un parcours parallèle à celui de Claude McKay, des Antilles à la France, en passant par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Opposant farouche à toute idée de nationalisme et de patriotisme, il se dit tour à tour Antillais, Britannique ou Américain, et « descendant d’ancêtres déracinés ». Pour lui, il est « contre-nature qu’on puisse aimer une nation » (Ibid. : 109), autrement dit une représentation de l’espace géographiquement clos et homogène. Chez le personnage de Ray, et à travers lui chez l’écrivain lui-même, on peut reconnaître une méfiance vis-à-vis de la nation, que Glissant (2010) qualifiera bien plus tard de « pensée de système » et que Benedict Anderson (1996 : 19) définit comme « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». Ray recherche bien davantage les espaces hybrides, les lieux transgressifs qui permettent – même pour un bref instant – la rencontre entre les races, les classes ou même les sexes : bars et maisons closes du quartier de la Fosse, paquebots, etc. Mais c’est aussi lorsqu’il se fait écrivain et conteur qu’il semble trouver ce tiers espace, qui s’étend par-delà les frontières raciales et géographiques : […] quand j’écris une histoire, eh bien, c’est comme si vous étiez tous là devant moi, Noirs, marrons et Blancs, et que je la racontais pour mon plaisir. Quelques-uns écoutent et d’autres pas. Si je suis un vrai conteur, je ne me soucie pas des différences de couleur entre ceux qui écoutent et ceux qui n’écoutent pas. […] Vois- tu Goosey, une bonne histoire – indépendamment de ceux qui la racontent et de ceux qui l’écoutent –, c’est comme un bon minerai qu’on pourrait trouver dans n’importe quel sol, que ce soit en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique. (McKay [1929] 1999 : 116)

18 Cette déclaration d’intention pourrait être celle de Claude McKay lui-même, lui qui a choisi d’ajouter au titre de son ouvrage la mention « A story without a plot ». Comme si, quelques décennies avant la « crise du roman », il avait déjà perçu toute l’ambiguïté du genre romanesque, intimement lié à l’emprise de l’Occident sur le monde et sa représentation. C’est sur cette même tension que Glissant revient lorsqu’il explique : [L]es premiers romans apparaissent réellement en Angleterre et en France. Après, cela va en Allemagne puis en Italie, etc. […] Quand les mêmes communautés occidentales ont colonisé le monde, le roman est devenu peu à peu et inconsciemment l’art de ceux qui, ayant conquis le monde, ont le droit de le dire. L’art de ceux qui, ayant fait la conquête du monde, ont le droit de faire la conquête du récit du monde. (Glissant 2010 : 114-115)

Enjeux de langues

19 Reconquérir le droit de faire le récit du monde, telle pourrait bien être l’ambition de Claude McKay et d’Oser Warszawski. Pour cela, ces écrivains errants imaginent une série de tiers espaces et réinventent une langue qui leur soit propre. Anglais et yiddish

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deviennent pour eux transgressifs. Tout se passe comme si la langue littéraire elle- même se faisait espace, tiers espace, rendant possibles toutes les hybridités. Si anglais et yiddish sont a priori dans deux positions parfaitement antinomiques, l’anglais étant la langue dominante du colonisateur, et le yiddish la langue dominée, l’usage en quelque sorte déterritorialisé qu’en font McKay et Warszawski conduit à dépasser ces hiérarchies. Banjo et Les Contrebandiers portent une parole hétérolingue, marquée par « la présence […] d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman 1997 : 37). Dans Les Contrebandiers s’entrecroisent yiddish, hébreu, russe, polonais, mais aussi des idiolectes socialement connotés, l’argot des contrebandiers, le discours policé des « beaux juifs », le jargon de l’agit-prop pour les plus jeunes. Il y a une dimension évidemment ludique à cette création langagière kaléidoscopique, telle qu’on la retrouve régulièrement dans la littérature yiddish. Mais derrière le jeu se cache souvent une volonté subversive, comme lors des dialogues entre contrebandiers et soldats allemands, qui sont « l’occasion d’insérer de façon parodique la langue des vainqueurs dans celle des vaincus qui la reproduisent de manière involontairement fautive, mais de fait efficacement subversive » (Ksiazenicer-Matheron 2011 : § 23). Ou encore lorsque les mots de la « nouvelle » culture, ceux qui ont fait irruption dans la vie des jeunes du shtetl grâce à l’ouverture de la « bilbothèque », sont repris par leurs pères, mais déformés et mal compris, signe alors d’une dichotomie toujours plus profonde entre les générations. La langue des Contrebandiers semble spatialisée et temporalisée, clairement ancrée dans un espace et dans un temps qui éclatent sans cesse, soumise à l’aléatoire des rencontres transfrontalières, et au va-et-vient permanent opéré par Warszawski lui-même, entre déterritorialisation et reterritorialisation.

20 La langue de Claude McKay porte quant à elle des traces de ses origines jamaïcaines, mais aussi de son long séjour aux États-Unis et de son français sommaire. Cette langue, il la partage avec les personnages de son livre, ces marins qui bavardent sur les quais du port : « Leur aspect pittoresque attirait les regards, tandis qu’ils déambulaient en parlant un mélange confus d’anglais, de français et de langues africaines » (McKay [1929] 1999 : 28). Langue métisse donc, qui est aussi une façon de traiter l’anglais comme le font les conteurs de son pays, mêlant au rythme propre de l’oralité une revendication littéraire pour le parler populaire. Il s’agit donc bien, pour McKay comme pour Warszawski, de trouver de nouvelles voies pour transgresser la hiérarchie des langues, en créant en quelque sorte des écritures sans frontières, hétérogènes et polysémiques. S’il n’est pas clairement question chez eux de rupture ou de révolte, ils s’inscrivent néanmoins dans – ou du moins à l’orée – de ce que la critique ultérieure qualifiera de « tiers espace ». Transgression des frontières géographiques, génériques, hiérarchiques et linguistiques, et volonté de revendiquer une singularité et une identité par-delà ces mêmes frontières, semblent être alors des éléments caractéristiques des avant-gardes diasporiques.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. « The avant-garde simply would not have come into being if cultural expressions resulting from colonization and diaspora had not been involved from the start » (je traduis). 2. Cité par Westphal (2007 : 118). 3. Un espace strié est composé de « verticales parallèles qui ont formé une dimension indépendante, capable de se communiquer partout, de formaliser toutes les autres dimensions, de strier tout l’espace, et par là de le rendre homogène » (Deleuze et Guattari 1989 : 458). 4. Edward Soja (1996) va jusqu’à parler de « trialectique ». 5. Selon Chone Shmeruk (1993 : 129), Varsovie au début du XXe siècle était « the centre of all the centres of Yiddish literature ». 6. Marie Warszawski, la femme d’Oser, a fait le récit de l’arrestation et des jours qui ont suivis dans son Journal de Rome (1998). 7. Pour plus de détails sur ce moment de la vie de McKay, voir notamment Mangeon (2008). 8. À propos de Marrakech, il déclare : « Cette ville est un immense creuset où se mêlent la vie civilisée et la vie primitive. Ici les Soudanais d’ébène, cuits par le soleil, et les rudes berbères basanés de l’Atlas se rencontrent et se mêlent aux Maures raffinés, instruits, des savantes villes du Nord. Marrakech me sembla la ville la plus heureuse du protectorat français. […] Je pourrais dire, sans licence poétique, qu’à Marrakech, le soleil, éclatant sans être meurtrier, semblait consumer une grande partie de la misère et de la laideur qui entourent la pauvreté » (McKay 2001 : 319). 9. Désignation familière d’une femme ou d’une jeune fille chrétienne. 10. L’expression est empruntée à Deleuze et Guattari (1989), dans « Traité de nomadologie : la machine de guerre ».

RÉSUMÉS

Les recherches sur l’avant-garde ont connu ces dernières années leur « tournant spatial ». Loin de la dichotomie traditionnelle entre centre et périphérie, il s’agit dorénavant d’étudier les avant-gardes en tant que phénomènes transnationaux et transculturels. Au cœur de cette nouvelle modernité globale, les enjeux liés aux diasporas constituent un objet d’étude privilégié. L’analyse comparée de Banjo, de l’écrivain jamaïquain Claude McKay, et des Contrebandiers, écrit en yiddish par l’écrivain juif polonais Oser Warszawski, révèle leur volonté d’inventer un nouvel

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espace dans la fiction : un « tiers espace » où la transgression des frontières raciales, nationales, sociales, religieuses et linguistiques serait permise. Pendant l’entre-deux-guerres, et face à l’accroissement des violences raciales et religieuses, McKay et Warszawski sont à la recherche de leur propre espace littéraire, un espace où il leur sera possible de conquérir « le droit de faire le récit du monde » (É. Glissant).

Studies of the avant-gardes have experienced a kind of “spatial turn” in the past few years, distancing themselves from the traditional dichotomy between centers and peripheries. Avant- gardes are now being understood as transnational and transcultural phenomena. Looking into the avant-garde movements from the point of view of its diasporic elements is to dive into the core of global modernity. The comparative analysis of Jamaican-born writer Claude McKay and Polish Yiddish-speaking writer Oser Warszawski strikingly reveals the same desire to create a new space in their works of fiction—a“third-space” or an “in-between space” (E. Soja, H. Bhabha) —where the racial, national, social, religious and linguistic borders could all be transgressed. During the inter-war period, facing the increase of racial and religious violence, they both try to find their own global literary space and “to conquer the right to tell their story of the world” (É. Glissant).

INDEX

Mots-clés : avant-gardes, diaspora, tiers espace, études postcoloniales, géocritique, Renaissance de Harlem, littérature yiddish Keywords : avant-gardes, diaspora, third space, postcolonial studies, geocriticism, Harlem Renaissance, Yiddish literature

AUTEUR

LAËTITIA TORDJMAN Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Sorbonne Paris Cité, Centre d’études et de recherches comparatistes (EA 172)

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Immigration émigrative dans Autobiographie de mon père de Pierre Pachet Emigrational Immigration in Pierre Pachet’s Autobiographie de mon père

Misako Nemoto

1 Aujourd’hui que le « je » est partout sur le devant de la scène artistique et littéraire, le « je » que pratique Pierre Pachet depuis ses débuts, attire l’attention comme une expérience originale, unique, qu’il vaut la peine d’examiner de près.

2 Loin des modes littéraires et philosophiques, loin des courants idéologiques, l’œuvre de cet auteur s’est patiemment attachée à cultiver ce « je » inclassable, qui n’est ni le « je » de l’autofiction, ni tout à fait celui de l’autobiographie, puisqu’il se réfère surtout aux autres, aux proches que l’auteur a connus dans sa vie. C’est tout d’abord un « je » particulier, en proie à une redéfinition permanente de sa propre particularité, à partir des éléments de sa vie ou de celle de ses proches. Un « je » responsable et critique, qui tente continuellement de se « réveiller » lui-même, de se tenir aux « aguets1 » dans une « chirurgie de l’attention2 ». Ce souci constant du « je » qui cherche à trouver sa place dans le monde, une place éthique qu’il veut assumer, amène celui-ci à une réflexion qui s’écrit surtout d’un point de vue anthropologique et ontologique. Il ne s’agit donc pas de s’écrire, comme dans les autofictions ou dans les autobiographies, mais d’écrire le monde, l’être (au sens verbal) humain à partir de son point de vue, du promontoire de sa conscience.

3 On pourrait ainsi situer le « je » pachétien aux antipodes du « je » barthésien : l’écriture ne vient pas ressusciter le fantôme de l’auteur dans un usage mythologique de soi ; elle est là pour dire ce que le sujet observe et pense en vivant. En cela, elle est avant tout un art de la notation plutôt que de l’expression de soi. Elle participe encore moins de la vie, comme dans les tentatives post-barthésiennes de Sophie Calle ou d’Hervé Guibert. La vie est là, en amont de l’écriture, elle pèse de tout son poids et amène le « je » à écrire, à observer et noter ses idées, à comprendre ce que cette vie lui fait vivre. Son « je » n’est pas là pour enregistrer son aventure personnelle, ni même sa personnalité.

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Son enjeu n’est d’ailleurs pas d’enregistrer, mais d’ouvrir la perspective à partir de la vie qu’il lui est donné de vivre. En ce sens, Pachet est beaucoup plus proche de Montaigne que de Barthes, et l’on peut considérer l’ensemble de ses œuvres comme des essais, au sens originel de ce terme3.

4 Il ne faut cependant pas oublier que ce « je » appartient à un individu vivant dans le monde contemporain. Il a pour tâche de s’auto-définir continuellement, par rapport à ses proches, au monde et au passé, en se projetant dans le présent de l’interrogation. Je tenterai de décrire dans cet article, l’interrogation initiale qui a donné naissance à ce « je » à travers la thématique de l’émigration et de la transmission dans Autobiographie de mon père.

Émigration du fils vers l’immigration du père

5 Dans Autobiographie de mon père, Pierre Pachet tente d’imaginer ce que fut l’acte d’émigrer de son père, Juif d’Odessa, arrivé en France en 1913. Or, pour le faire de la manière la plus fidèle, il choisit un dispositif très particulier. Il va en effet s’arroger le droit de parler au nom de son père, à la première personne du singulier, tout en clamant ouvertement son imposture. Voici l’incipit : « Sans doute est-il nécessaire que je m’explique, moi Pierre Pachet, sur le texte étrange qu’on va lire et pour lequel j’ai tenu ma plume. »

6 Après cette déclaration, s’ensuivent quelques pages où l’auteur présente le texte qu’il a écrit vingt ans plus tôt, tout de suite après la mort de son père en 1965, et qui n’avait jusqu’alors pas trouvé d’éditeur4. Cette partie, pages préliminaires ou préambule, se clôt sur cette phrase lapidaire mise en alinéa : « Il se nommait Simkha Apatchevsky, ou Opatchevsky » (Pachet [1987] 1994 : 13). Le lecteur tourne alors la page et tombe sur un texte qui commence par : « Ma mère mourut j’avais cinq ans. » Il doit réajuster sa pensée pour se dire que ce « je » appartient désormais au père de l’auteur.

7 Après cette transition abrupte entre le « je » auctorial des premières pages, et le « je » du reste du livre, décalage qui nous fournit d’emblée comme une vision binoculaire sur le texte, nous suivons le récit rétrospectif d’un émigré juif d’Odessa, qui après une brève enfance en Bessarabie, part une première fois pour le grand centre d’études hébraïques d’Odessa, chez son oncle, et de là, en France pour achever des études en médecine et y bâtir une famille, une vie, en tant que stomatologue.

8 Cependant, le texte ne se limite pas au récit de cette vie d’émigré. En effet, la seconde moitié du livre relate minutieusement le déclin physique, plus précisément neurologique du personnage, qui tente de consigner avec précision, les troubles de vision et de conscience qui l’assaillent à la fin de sa vie. L’enjeu du livre n’est donc pas seulement de revivre ou de faire revivre l’immigration du père, mais de le constituer en véritable personnage, un individu, dont on tente de restituer jusqu’à l’intérieur de son intimité, c’est-à-dire les rapports qu’il entretenait avec le réel, la perception qu’il en avait. Il y a ainsi dans la seconde partie du livre des pages saisissantes sur la décomposition de la perception chez un individu5. Comme l’a très bien noté Jean- Bertrand Pontalis dans la postface qu’il a écrite pour l’édition de 1994, le style change aussi progressivement d’une partie à l’autre6. Ainsi, l’on peut dire que le texte se scinde en une première partie biographique, pour poser le personnage, puis en une seconde pour un récit plus intime.

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9 Comment l’auteur parvient-il à investir le « je » du père ? L’auteur affirme dans les pages préliminaires que c’est la douleur d’avoir perdu son père qui l’a poussé à écrire ce livre. Il a été alors taraudé par cette question : « qu’ai-je perdu au juste ? que m’a-t-on enlevé ? » et d’ajouter : « J’entrepris, par goût de vivre, de le rechercher » (Pachet 1994 : 9). Il dit s’être tourné vers « sa vie intérieure » pour entendre la voix de son père qui s’est imposée à lui. C’est donc presque instinctivement qu’il choisit de ne pas se contenter de parler au sujet de son père, mais à sa place : mais qu’est-ce que parler à la place du père ? comment devenir « lui » ? Il ne s’agit pas d’imaginer librement un personnage comme dans une œuvre fictive, et de se mettre dans sa peau. Il faut d’abord désapprendre ce que l’on sait de cet être dans l’ombre duquel on a vécu jusqu’alors, projeter hors de soi son père, pour lui reconnaître sa propre dimension d’individu à part entière. Autrement dit, l’auteur a besoin de remonter dans le temps, de faire connaissance avec l’homme qu’était son père avant sa naissance, « ce jeune homme […] aux lunettes d’émigré russe » qu’il évoque dans le préambule. C’est ainsi que le livre commence par le récit biographique de la vie du père.

10 Ce voyage en amont, dans cette Bessarabie inconnue, Pachet l’effectue à travers le regard de son père. Et c’est ce double regard, cette double voix qui nous accompagnent tout au long du livre. Le préambule a posé à jamais que le « je » que nous entendons est doublé de celui du fils, et ce sont ces deux voix réunies qui nous émeuvent dans leur adhésion fidèle, leur complet unisson.

11 Parmi tous les passages à même d’illustrer ce propos, je choisirais tout particulièrement une scène où le narrateur se fait accompagner par son père pour « émigrer » une première fois de son bourg natal vers la ville cosmopolite d’Odessa, chez son oncle. Le père et le fils prennent le train et s’installent dans un compartiment où se trouve un soldat russe qui se met à siffler des airs révolutionnaires. Le narrateur situe la scène en 1906 ou 1907. « Situation enivrante » pour lui. Car comme il l’explique, la Révolution pouvait aussi bien « exalter » ces Juifs de Bessarabie, « en même temps que son échec futur » les « épouvanter » (Pachet [1987] 1994 : 21). Or le narrateur conclut ainsi ce passage : J’y retrouve aussi ce qui me liait à mon père : la complicité de ceux qui savent de quoi le monde est fait, une complicité silencieuse (peut-être illusoire) qui se joue en clins d’œil, et nous place dans le monde des hommes, le vaste monde, tout en nous séparant. C’est une situation que je n’ai pas fini de vivre, mais trêve de réflexions. (Pachet [1987] 1994 : 21-22)

12 Le lecteur, en lisant ces phrases, est doublement amené au cœur d’une complicité silencieusement partagée de père en fils : du père du narrateur et de son fils, mais aussi, du narrateur et de son fils, Pierre Pachet, l’auteur de ce récit. On imagine que celui-ci transcrit ici des souvenirs évoqués par son père au fil de sa vie, en unissant sa voix à la sienne et en les faisant revivre dans une complicité nouvelle, atteignant par là son propre aïeul qu’il n’a jamais connu. L’auteur l’écrit explicitement dans le préambule : « la parole de mon père mort demandait à parler par moi, comme elle n’avait jamais parlé, au-delà de nos deux forces réunies » (Pachet [1987] 1994 : 10). Cette phrase ouvre la perspective de l’œuvre bien au-delà du simple souvenir. Derrière chaque événement relaté, chaque propos du narrateur, on imagine tout le travail de reconstitution minutieuse réalisé à partir des souvenirs racontés par le père à son fils : l’auteur a tenté une véritable émigration, c’est-à-dire un véritable arrachement à soi, pour pouvoir mêler si intimement sa voix à celle de son père, à tel point que le lecteur ne parvient

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pas à détecter une seule dissonance, un seul écart, qui viendrait casser la voix du père comme empreinte d’artifice.

Migration dans le temps

13 Ce livre est donc « migratoire » à plusieurs titres. Tout d’abord, le moi de l’auteur qui migre vers le moi de son père doit mettre à distance son monde, son intégration dans la vie et la culture française contemporaine pour aller à la rencontre de ce jeune émigré russe que l’auteur n’a jamais connu. Or ce voyage s’avère doublement migratoire, puisqu’il s’effectue non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.

14 Le temps va se révéler comme un élément crucial de ce livre. Car c’est lui qui inscrit l’expérience de l’immigration, aussi extraordinaire qu’elle puisse être, dans le temps d’une vie humaine : la vie d’un immigré est avant tout la vie d’un individu, en l’occurrence celle du père, au « destin brûlant, inapaisé comme toujours » (Pachet 1994 [1987] : 13). Or le double « je » permet de sceller ce destin tout en lui redonnant vie. Comme Pachet l’a clairement spécifié à propos de Naipaul : « il faut souvent deux générations pour faire un individu7 » (2011 : 52). C’est ainsi que dans Autobiographie de mon père, le thème de l’immigration se retrouve inextricablement lié, à travers la figure de l’individu, à celui de la filiation, de la transmission.

15 L’immigration n’est plus alors seulement cette expérience multiculturelle positive qui vient enrichir une vie. Elle se tisse ici à travers le temps et nous montre sa face poreuse, elle se tisse sur fond de disparition pour mieux faire voir la trame fragile de nos existences. Parce que le « je » de l’immigré juif fait chœur avec celui de son fils, la Bessarabie de son enfance qu’il évoque succinctement est une contrée doublement lointaine, doublement inatteignable. Et lorsque ce « je » écrit, c’est la dimension temporelle et historique de l’immigration qui se révèle dans sa réalité matérielle : […] mon départ pour Odessa était la préfiguration et le modèle des départs qui ont suivi (et dans mon cœur, leur annonce) : à la fois joyeusement souhaité, parce qu’il me permettait d’échapper à une situation qui m’étranglait, et catastrophique parce que je partais sans bagages, et que ce qui restait derrière moi était voué à la destruction. (Pachet [1987] 1994 : 24)

16 L’immigration n’a jamais lieu de façon abstraite mais sur fond de vie individuelle. Elle révèle alors la douleur dont elle ne se dépare jamais. Et cette douleur se transmet, rejoint celle de toutes les disparitions.

17 La double voix se fait ainsi l’écho de la fragilité humaine tout en la préservant de la disparition totale. Les départs ont lieu, mais ils peuvent être relayés, voilà ce que semble nous affirmer ce double « je ». Car à chaque fois que nous lisons « je », nous lisons aussi la présence du fils qui porte la voix de son père.

18 Un autre passage témoigne de la force qui émane de ce concours de voix. Le narrateur accueille pour la première fois son père en France. L’épisode intervient juste après que le narrateur a dû sacrifier son désir de faire carrière aux États-Unis pour obéir à son père : Mon père arriva. J’étais mélancolique, bougon, je lui désignais sans plaisir toutes les curiosités que peu auparavant j’aurais été si fier de lui décrire ; il ne parut pas impressionné, critiqua tout, la saleté des villes et des trains, la malhonnêteté des gens, le climat et la nourriture. Puis il m’embrassa et repartit. Je ne le revis jamais. Mais en moi il reste présent, son affection me manque, celle qu’il avait pour moi, et

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celle qu’il n’avait pas, et aussi celle que je me reprochais de ne pas avoir pour lui. Je pense qu’il m’a regretté, je pense aussi qu’il savait que je ne pouvais pas vivre près de lui. La vie, en nous confiant l’un à l’autre, nous avait aussi retiré les moyens de vivre ensemble. (Pachet [1987] 1994 : 52)

19 Un passage troublant, où malgré l’impossibilité de vivre ensemble, malgré le passage et la disparition continus, il nous est dit que quelque chose se transmet de père en fils, par-delà la migration. En effet, la mémoire même de cette incompréhension mutuelle permet une prise de conscience aiguë, de la part du fils, de l’irréductibilité de la distance qui les sépare8.

20 Immigration et filiation sont ainsi inséparablement liées dans ce livre. Comme si le déplacement géographique que signifie d’habitude l’immigration ne suffisait pas à exprimer tout ce qui se joue derrière cette expérience où le destin d’un individu se déploie sur fond d’histoire collective. Si Pachet a choisi de s’effacer pour laisser parler la voix de son père, c’est certes pour donner tout son poids au personnage, mais en même temps, l’ombre portée de la voix du fils offre au père comme une maison dans la trame du temps, faisant de lui un individu à part entière dont la destinée s’inscrit dans l’histoire collective.

21 Dans un article de Pachet intitulé « L’acte d’émigrer » nous comprenons mieux ce qui relie l’immigration (ou l’émigration) à la filiation / transmission. Pachet y affirme que c’est la rédaction d’Autobiographie de mon père qui a fait de lui un écrivain : J’ai voulu tout sortir de ma tête : non seulement donner mythologiquement naissance à mon père en le faisant sortir de mon cerveau et de ma voix mentale, mais me donner une voix d’écrivain à ses dépens, en le constituant comme personnage, lui qui n’était ni un personnage ni un héros, puisqu’il était mon père. (Pachet [1994] 2011b)9

22 Or, dans ce même article, Pachet apparente cette tentative de devenir écrivain à l’acte d’émigration de son père. Définissant un acte comme « un arrachement du sujet à ce qui le constitue, un mouvement par lequel il se confie à ce qu’il ignore », il affirme que l’acte d’écrire Autobiographie, qui, il le précise, ne suivait nullement un plan prémédité, a été pour lui « un arrachement, un saut dans le vide10 » (Pachet [1994] 2011b).

23 Cet arrachement fondateur de l’écriture de Pierre Pachet que l’auteur assimile à l’acte d’émigrer a fait de lui un écrivain extrêmement sensible à l’autre, tentant de se mettre à sa place et de l’accueillir ainsi, tel qu’il se fait entendre, de lui faire une place au sein de son écriture. Une autre caractéristique qui provient de cet arrachement principiel est probablement cette sensibilité nerveuse aux départs, à la disparition, à ce qu’on laisse derrière soi sans se retourner.

24 Or, dans une autre œuvre de Pachet se retrouvent ces deux caractéristiques, écoute de l’autre et connaissance intime du départ. Il s’agit de Conversations à Jassy, qui du point de vue de l’arrachement et de l’acte d’émigration fait pendant, à plus de trente ans d’intervalle, à Autobiographie. C’est dans cette œuvre que Pachet semble pour la première fois renouer pleinement avec l’écriture intime d’Autobiographie. Il l’affirme d’ailleurs en parlant de ce voyage à Jassy, en Roumanie, d’une très belle manière : « On peut rencontrer l’intime dans le lointain. » La formule rejoint ce tissage de l’immigration à la filiation / transmission dont il a été question plus haut.

25 Comme il était allé à la rencontre de l’intimité de son père en émigrant vers le pays natal de celui-ci et en remontant dans le temps, Pachet retrouve son intimité, ses

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propres questions, ses angoisses et ses malaises qui sont au cœur de son être, en conversant avec des Roumains lors d’un voyage universitaire à Jassy : À travers moi, mon père aujourd’hui mort se trouve plus proche de son pays qu’il ne fut jamais depuis qu’il le quitta il y a quatre-vingt-cinq ans : cette phrase que je viens d’écrire est compliquée, mais pas plus que ne le furent sa destinée, et celle de ce pays aujourd’hui plus proche, la Moldavie. (Pachet 1997 : 54)

26 La Moldavie d’aujourd’hui est le pays natal de son père. Autobiographie a refait le chemin jusqu’à ce petit bourg où le père est né, un chemin dont la distance était multipliée par le temps. Plus de trente ans plus tard, Conversations à Jassy se rapproche physiquement de ce lieu. Or, ce que le contact, la présence physique dévoile à son tour, n’est autre que la disparition du passé. Les Roumains sont tellement pris par leur présent, tellement absorbés par cette période de transition difficile, ils ont tellement besoin de reconnaissance, qu’ils n’ont nullement le temps de s’apercevoir du regard en attente de leur interlocuteur venu de France, tel que l’on peut le constater à travers la scène suivante : Elle [une étudiante roumaine en littérature française] attire mon attention sur le gâteau traditionnel roumain, caractéristique de la Pâque orthodoxe, et sur les œufs peints qu’on trouve sur la table ; et moi je pense absurdement à un monde à peu près disparu. Pourquoi est-ce que j’y pense ? Parce que ce serait mon monde ? Non ce n’est pas tout à fait cela (je n’ai pas vraiment connu ce monde, je cherche à le faire exister non pour le retrouver tel que je l’aurais connu, mais pour le découvrir tel que je ne l’ai jamais vu), et ce n’est pas que cela. (Pachet 1997 : 111)

27 L’auteur ne reste pourtant pas figé dans son monde. Ses conversations, il les tisse prudemment, en essayant continuellement de faire pivoter son regard pour adopter celui de son interlocuteur roumain. Lorsque celui-ci évoque par exemple l’arrivée des Russes en 1944, il doit « non seulement faire pivoter les mots “printemps 44” (qui ont en français une certaine coloration d’attente, une certaine valeur géopolitique), mais replacer tout mon corps différemment dans l’espace de l’Europe. […] Il ne suffit pas que “la pensée” pivote ; ou plutôt, elle ne se réorientera que si le corps l’y aide […] » (Pachet 1997 : 11).

28 Ce sont comme des micro-émigrations que l’auteur-narrateur effectue à chaque pas à Iasi, vers le présent qu’il y trouve. C’est en s’arrachant ainsi à chaque fois à sa propre position, qu’il tente de découvrir des « points de rencontre, comme il dit, entre ce qui est dans notre pensée individuelle (souvenirs, émotions, connaissances) et ce qui appartient à l’existence collective » (Pachet 1997 : 190). S’arracher à soi, non pas dans une quête continue d’une identité chimérique, mais pour reconnaître en soi, ces points de rencontre, pour les accueillir en soi, le temps d’une existence. Une existence adossée aux départs, à la fluctuation. Un départ réveille tous les départs, les fait résonner. Un départ est plus qu’un événement qui suscite des émotions ; il est lui-même émotion, il ramène au présent, et en ce présent, éveille toutes les sources du passé. […] Nous sommes en règle, pour l’instant. Mais on n’est jamais tout à fait en règle : les fantômes de ce qui manque, de ce qu’on a oublié derrière soi, de ce à quoi on a oublié de penser se lèvent derrière nous et nous accompagnent. […] Le monde est ainsi fait : il peut à tout moment s’effondrer, se retourner contre vous, se mettre à hurler pour vous désigner ou vous rejeter. (Pachet 1997 : 190)

29 Malgré cette précarité, l’individu se trouve et se retrouve dans le flux incessant des départs. Voici ce que nous semble dire la phrase finale de Conversations à Jassy, qui clôt non seulement ce livre mais semble aussi apporter une conclusion à Autobiographie. La

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migration-filiation, ici le voyage dans le passé, est décrite comme une recherche qui permet à l’individu de se réaliser dans la fluidité du temps humain : Mais le plus souvent le voyageur en visite dans le pays de son passé ne cherche pas à montrer ou démontrer, encore moins à convaincre. C’est à lui-même qu’il parle. Quand il essaie de reconnaître la forme de quelque chose qui fut, et qui fut lui, il essaie de trouver des points d’appui pour se persuader que ce fut réel, qu’il n’a pas rêvé, qu’il ne rêve pas : qu’il existe vraiment, comme une chose du monde, malgré la destruction, l’instabilité et la méchanceté. Il ne cherche pas à reprendre racine dans la stabilité d’un lieu du monde : il cherche, au contact de la fragilité des choses, à se reconnaître lui-même comme lieu d’enracinement. Un lieu provisoire et instable, mais le plus réel de tous. (Pachet 1997 : 191)

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Pachet, 2004a, « L’effacement d’un père », dans J. André et C. Chabert (dir.), L’Oubli du père, Paris, PUF, [En ligne], https://fr.scribd.com/doc/26052718/L-effacement-d-un-pere, consulté le 4 février 2015.

Pachet, 2004b, « Deux vies en une », Le père disparu. Une conversation inachevée, Paris, Autrement, p. 128-135, [En ligne], https://fr.scribd.com/doc/33224626/Deux-vies-en-une, consulté le 4 février 2015.

Pachet, 2011a, « Deux générations pour faire un individu », Revues de Science Humaines, no 301, p. 45-51.

Pachet, [1994] 2011b, « L’acte d’émigrer », Theodore Balmoral, no 64.

Pradeau, Christophe, 2007, « L’essai autobiographique selon Pierre Pachet », dans F. Simonet- Tenant et al. (dir.), Le propre de l’écriture de soi, Paris, Téraèdre, p. 49-54.

Rueff, Martin, 2005, « Discipline des aguets », Critique, no 702, p. 821-823.

NOTES

1. Terme ou thématique chers à la pensée de Pachet. 2. Expression de Pachet (2002) à propos de Boulgakov, cité dans Martin Rueff (2005 : 821). 3. À ce titre, voir l’article éclairant de Christophe Pradeau, notamment lorsqu’il écrit: « Essai autobiographique, sous-titre que l’on pourrait étendre à l’ensemble de l’œuvre de Pachet : équilibre subtil entre un discours cognitif et une parole autobiographique, comme s’il s’agissait

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de relayer l’un par l’autre, de lester le discours cognitif en l’enracinant dans une expérience et, symétriquement, de mettre en résonance le récit autobiographique en l’inscrivant dans la chambre d’écho d’une méditation » (Pradeau 2007 : 53). 4. Cf. entre autres, le début de « L’effacement d’un père » (Pachet 2004a). 5. Voir, par exemple, Pachet ([1987] 1994 : 131, 137, 156, 166, 175-176). 6. « C’est quand son “cerveau lui est devenu étranger” qu’il devient de façon saisissante, totalement surprenante, notre prochain alors que nous n’avons pas nous-même la moindre connaissance des troubles qui le hantent. Le style du récit se modifie du même coup, mais sans rupture soudaine, telle la maladie gagnant peu à peu du terrain » (Pachet [1987] 1994 : 185). 7. Voir aussi le très beau passage suivant : « Ce qu’il [le père] avait été (au sens fort du verbe “être”), ce qu’il avait porté et qui avait compté pour moi, il n’était plus là pour s’en charger. Cela existait néanmoins encore, c’était même crucial pour moi, cela flottait comme un pardessus abandonné et dépourvu de cintre ou de porte-manteau » (Pachet 2004a : 1). Ou encore : « […] c’est à travers ces pages où j’essaie de rendre compte de sa vie intérieure, que pour la première fois j’ai laissé se développer mon art, mon goût de l’analyse (sans doute très différent du sien). Ce livre [Autobiographie] ne m’a pas servi seulement à « sauver » la mémoire de mon père, mais également, mais surtout, à devenir un écrivain, à devenir ce que lui-même aurait mérité d’être si les circonstances, si sa faiblesse ne l’en avaient empêché […] » (Pachet 2004b : 131). 8. Lire à ce propos et au sujet de la paternité selon Pachet, le très bel article de Frédéric Lefebvre (2013). 9. Ce témoignage est d’autant plus significatif que Pachet est un auteur qui hésite à se dire écrivain. Dans un entretien radiophonique avec Laure Adler dans son émission Hors-Champs du 7 juin 2011, il dit par exemple : « J’ai encore du mal à me dire que je suis écrivain. » Et face à Aline Berger, le 27 avril de la même année, dans une rencontre littéraire au Petit Palais, il avoue que s’il n’écrit pas de fiction, c’est parce qu’il n’est pas capable d’inventer des personnages. En effet, Autobiographie est le seul de ses livres que l’on pourrait qualifier de fictif, si l’on considère que le statut du « je » y est fictif. Tous les autres écrits de Pierre Pachet sont d’une écriture personnelle qui parle en son nom, à l’exception d’un article paru dans L’Infini en 1995, intitulé « Quelques personnages », et où il met en scène quelques personnages, comme « 1. Homme, la soixantaine, tailleur » ou « 2. Femme, la cinquantaine, professeur de lycée », parlant à la première personne du singulier (voir Pachet 1995). 10. Cet article est bien tardif ; sa première publication date de 1994, date à laquelle Autobiographie a été écrite depuis presque trente ans. L’auteur a eu le temps de prendre toute la mesure de ce que l’écriture de cette œuvre a signifié pour lui, pour sa destinée, ainsi que pour celle de son père, puisqu’elle vient en quelque sorte la parachever. Quand il dit à Laure Adler dans l’émission déjà évoquée, en parlant de Naipaul qu’il a « hérité d’un désir [celui de son père] qui n’est pas parvenu à son terme », il se situe évidemment dans la même lignée.

RÉSUMÉS

Le présent article tente de mettre en relief le va-et-vient incessant de la pensée qu’instaure Autobiographie de mon père de Pierre Pachet, qui inscrit l’immigration du père du narrateur initial, sur fond de vaste panorama européen historico-géographique du début du XXe siècle, dans le parcours individuel d’une vie humaine. L’enjeu de cet ouvrage fondateur sera de tenter de cerner

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ce qui fait un individu dans la trame d’une histoire collective, à même les maillons hasardeux de la transmission, et de partir de cette fragilité pour penser notre relation au monde.

This article examines the dynamics of immigration through Pierre Pachet’s Autobiographie de mon père, a book that explores the life of an individual living through the turmoil of the twentieth century. This seminal work can be read as an attempt to understand what constitutes an individual inextricably entangled in a collective history. In tracing and living again what his father went through, Pachet reveals the subtlety of handing down, of filiation and history, the uncertainties and contingency that surround this transmission from father to son, and tries to rethink our relation to the world, from this new perspective based on the frailty of an individual.

INDEX

Mots-clés : migration, individu, transmission, départ, disparition Keywords : migration, individual, handing down, departure, disappearance

AUTEUR

MISAKO NEMOTO Université Meiji, Japon

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