Institut d'Etudes Politiques de Lyon Master 1 Journalisme

L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Le revirement de l'opinion publique médiatisée Séminaire « Violence et médias » Fleur Burlet Sous la direction d'Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare Mémoire soutenu en septembre 2013

Table des matières

Remerciements . . 5 Introduction . . 6 Choix du sujet . . 7 Problématique et hypothèses . . 7 Justification du corpus . . 8 Théorique . . 8 Thématique . . 9 Notes sur la méthodologie de travail . . 10 Mise en contexte . . 11 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias. . . 13 I) Splendeur et décadence : l’affaire Jimmy Savile comme point culminant de l'excès. D’un évènement à une affaire, d’un fait divers à un fait de société, la révélation de la "face cachée" de Jimmy Savile entraîne un basculement d'opinion guidé par l'amplification de l'affaire, aboutissant à la condamnation collective d'un ange déchu. . . 14 A) Evènement, affaire, scandale : La nécessité d'un cadrage pour une histoire « hors-normes » . . 14 B) D'un fait divers à un fait de société . . 18 C) La satire de l’excès, métaphore de la chute divine . . 24 II) La construction de la figure du monstre : outrage et incompréhension laissent place à une diabolisation du personnage de Jimmy Savile dans et par les médias . . 27 A) La figure du monstre dans le discours médiatique . . 27 B) La représentation du monstre dans l’affaire : Savile et Dutroux, un traitement médiatique similaire. . . 29 C) Jimmy Savile, le « monstre familier » : outrage, trahison et incompréhension . . 33 Conclusion de la premiere partie et transition . . 36 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi. . . 38 I) La pédophilie, lieu problématique d'émoi et de débordements . . 39 A) L'évolution de la caractérisation de la pédophilie dans la presse. Le cas particulièrement évocateur de la presse française : de l'euphémisation à la condamnation. . . 39 B) Les scandales pédophiles comme déclencheurs de "crises morales" : l'influence indéniable de l'émotion et l'embrasement des passions. . . 43 II) L'emballement médiatique à son comble : une « chasse aux sorcières » qui met les piliers de la société britannique sous le feu des accusations. . . 47 A) Les crimes de la BBC : cacher Savile durant son vivant, et refuser de le dénoncer après sa mort. . . 47 B) Crise de l'autorité et de la crédibilité : quelles réponses les institutions apportent- elles aux accusations? . . 50 C) La "chasse aux sorcières" suivant l'affaire Jimmy Savile. Rumeurs, fausses pistes et emballement médiatique. . . 54 Conclusion de la deuxième partie et transition . . 57 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile. . . 58 I) « It was good while it lasted »: la fin des illusions. Un énorme mouvement de lucidité dans les médias britanniques. . . 59 A) Le jeu sur le cadrage : comment « l’image d’un homme bon – qui paraissait juste un peu bizarre – devient du jour au lendemain la photo d’identité judiciaire d’un 90 malfaiteur évident » . . 59 B) "Quelque chose de bizarre" : le retour en arrière constant opéré par le discours médiatique en vue de confirmer des impressions passées. . . 64 B) Du côté des victimes : la gestion problématique de leur représentation. . . 66 II) La question de la mémoire : entre sauvegarde, procès et condamnation de la "laide époque" . . 72 A) Le retrait du nom de Savile du domaine public : une liste d'actions que la presse transforme en véritable feuilleton . . 73 B) Rejeter la faute : les réponses se trouvent dans le « sombre passé » . . 75 C) Le damnatio memoriae et ses conséquences . . 77 Conclusion de la troisième partie . . 79 Conclusion . . 81 Bibliographie . . 83 Articles en français . . 83 Articles en anglais . . 83 Ouvrages en français . . 84 Ouvrages en anglais . . 84 Autres . . 84 Annexes . . 85 Annexe 1 : Corpus d'articles . . 85 Annexe 2 : sélection d'articles majeurs . . 86 Résumé . . 95 Mots-clés . . 96 Remerciements

Remerciements Merci tout d'abord à Mmes Isabelle Garcin-Marrou et Isabelle Hare pour avoir validé ce choix de sujet, particulièrement motivant, et pour leur aide dans la mise en place de la structuration du mémoire. Merci aussi à Françoise Vapillon-Burlet ; son soutien et ses conseils avisés ont été particulièrement appréciés. The author would also like to give special thanks to John Pashley for his continuous support and encouragements in relation to her choice of career.

BURLET Fleur - 2013 5 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Introduction

A la suite de sa mort le 29 octobre 2011, la cérémonie funèbre de James "Jimmy" Savile regroupe plus de 4 000 personnes à la Cathédrale de Leeds, venues rendre hommage à une figure emblématique de l'entertainment en Angleterre. En ce 9 novembre 2011, son imposante plaque commémorative est dévoilée au cimetière de Scarborough, listant ses qualités et accomplissements : présentateur télé, philantrophe, coureur de marathons, sportif, soutien de maintes associations caritatives, adoubé par la Reine pour ses services. Par mesure de sécurité, il est décidé que son cercueil sera fondu dans du béton. Ce n'est qu'un an plus tard, quasiment jour pour jour, que le scandale éclate. Au milieu de la panique générale, nourrie par les révélations qui se succèdent dans les médias, la tombe du présentateur télé est détruite par les autorités sur ordre de ses proches, craignant des profanations à venir. L'imposante tombe en triptyque, d'un coût de construction estimé à 4000 livres sterling, est rasée, ne laissant plus aucune trace de la sépulture de Jimmy Savile. Comment est-on passés d'une figure de proue du divertissement télévisuel et radiophonique, appréciée de tous, à l'ennemi public numéro un? Tout l'intérêt de cette affaire Jimmy Savile, outre ce basculement de représentation, réside dans le personnage qu'elle touche. Le 3 octobre 2012, par la diffusion du documentaire "The Other side of Jimmy Savile" (L'autre face de Jimmy Savile) au cours de l'émission Exposure d'ITV, se met en place probablement l'un des plus grands scandales de la télévision de divertissement britannique. Une vérité jusqu'ici ignorée, ou camouflée, éclate en prime time : le présentateur de télévision populaire James "Jimmy" Savile, décédé un an auparavant, aurait sexuellement abusé plus de deux cents jeunes adolescents, filles et garçons, tout au long de sa carrière. L'accusation est des plus graves - et des plus rentables pour les médias. Plusieurs mois durant, les journaux britanniques joueront sur le pathos ultime que fait naître une affaire touchant aux enfants, consacrant toutes ses unes et gros titres aux témoignages de plus en plus nombreux de victimes qui, encouragées par le documentaire et les premières confessions de victimes, se manifestent en masse pour faire entendre leur histoire. Au fur et à mesure de l'enquête menée Scotland Yard, largement relayée, discutée et critiquée par les médias, Jimmy Savile s'avère être le pédophile le plus prolifique de l'histoire du pays. Nous nous attacherons à démontrer que l'affaire Jimmy Savile, bien que mettant en scène la révélation d'actes de violence physique, prend tout son sens dans le cadre du thème « Violence et médias » dans la réaction que ces « révélations Savile » entraîne au niveau de l'opinion et du public britannique. La trahison d'une figure familière, diabolisée par ses actes immoraux, va donner lieu à une gigantesque campagne de lynchage médiatique, dont l'ardeur et la rage semblent jusqu'ici absolument inédits. Cependant, l'affaire Jimmy Savile n'aurait pas eu la même résonance sans la dose de soupçon qu'elle porte en elle. Il ne s'agit non seulement de la révélation qu'une figure publique était en réalité un détraqué sexuel, mais aussi que le milieu dans lequel cette figure évoluait est tout aussi responsable vis-à-vis des victimes. Loin d'être un "simple" cas de pédophilie, si l'on peut parler ainsi, le scandale éclate par le nombre de victimes et la durée des actes, mais aussi et surtout parce que la BBC était au courant du comportement de sa star. 6 BURLET Fleur - 2013 Introduction

Choix du sujet

Lors de la période de réflexion autour du couple "Violence et médias", le sujet choisi s'est quasiment imposé de lui même. L'idée de départ était de s'intéresser à la Grande-Bretagne, pays d'origine de la rédactrice de ce mémoire, pour des raisons aussi bien personnelles, relevant de l'affect, que professionnelles, plus axées sur un choix d'étude : à la lumière des scandales ne cessant de toucher les médias britanniques, tel la défaillance de News of The World en juillet 2011 et l'affaire des écoutes téléphoniques, ou encore le rapport Leveson qui en a découlé sur les méthodes d'investigation journalistiques, celui de Jimmy Savile ne faisait que renforcer l'image d'un pays dépassé par la chasse aux unes et gros titres "choc". Cette image d'une écriture journalistique focalisée sur le scandaleux, tournée vers la révélation à tout prix, semble à l'origine véritablement anglo-saxonne : en témoignent les nombreux tabloids du pays, leur succès jamais défaillant, et les réactions qu'ils suscitent, aussi bien dans le champ médiatique qu'au niveau de l'opinion publique. S'intéresser à cette culture du quasi-trash, de l'information étalée sans vergogne semblait un choix dès plus pertinent dans le cadre d'une affaire qui se joue véritablement dans le domaine public. En effet, une des raisons majeures de ce choix de sujet est l'omniprésence de cette affaire aussi bien dans les médias que dans les conversations personnelles. Partout, de l'épicerie au comptoir, la déchéance de Jimmy Savile est évoquée, commentée, discutée ; une affaire médiatique quitte alors le champ dans lequel elle s'est développée pour toucher le plus grand nombre. Le passage de la discussion "du journal à la chaumière" est un donc des thèmes centraux de notre étude, élément essentiellement dû au fait que Jimmy Savile était un personnage connu et apprécié de tous ceux possédant un poste de télévision. Le traitement médiatique conséquent de l'affaire, sur une période de plus de dix mois, légitime donc l'analyse des révélations sur Savile et leurs répercussions dans le paysage médiatique et institutionnel britannique dans le cadre d'une étude sur le thème de « Violence et médias ». Vecteur par lequel la violence est exprimée, décrite, développée et disséquée, le discours journalistique est aussi le moyen par lequel se traduit une nouvelle appréhension du monde post-Savile, par un public désormais éclairé, mais horrifié et inquiété.

Problématique et hypothèses

Ces éléments d'analyse nous conduisent donc à nous poser la question suivante : Pourquoi et comment les médias, support principal de l'avènement de Savile, monument de la culture d'entertainement britannique, sont devenus le terrain principal du basculement de l'opinion publique, faisant, en l'espace de quelques mois, d'un héros national une âme damnée? La condamnation généralisée du criminel Savile est indéniablement liée à ce basculement d'opinion total. Passant de la figure de l' « ange » philanthrope et joyeux drille

BURLET Fleur - 2013 7 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

à celle du monstre incarnant le mal absolu, Savile fait l'objet d'un « volte-face » de l'opinion publique. Trois hypothèses majeures émergent lors de la tentative d'explication du basculement total de l'opinion britannique : 1. Tout d'abord, il convient de rappeler la gravité du crime : toucher à l'enfance est considéré comme l'affront ultime, réelle transgression morale, et déchaine le pathos du public. Une véritable identification et sentiment de compassion (étymologiquement cum patior, « souffrir avec ») peuvent être des raisons de l'outrage qui a résulté des révélations Savile. La chasse au pédophile et l'inquiétude accrue autour de l'enfant et de sa sûreté, traits particulièrement remarqués au sein de la société britannique, renforcent la consternation face aux crimes de Savile et la propagation d'un sentiment de méfiance généralisé. 2. Ensuite, l'affaire Savile représente un cas exemplaire d'atteinte à l'imaginaire collectif et aux représentations publiques : le public se sent véritablement trahi dans ses perceptions et ses valeurs par la révélation d'un comportement qu'il n'aurait jamais soupçonné. La trahison est presque personnelle, du fait de la proximité de Savile avec son public, nourrie de son omniprésence médiatique allant même au-delà de sa mort. Le public et les médias offensés s'attachent donc à peindre le portrait d'un grand manipulateur, non seulement coupable de crimes mais aussi en réalité une personne toute autre que celle dont il montrait le visage souriant. 3. Enfin, le revirement de l'opinion pourrait être expliqué avant tout par une forme de désir de justice, qui se manifesterait presque sous les traits de la vengeance. Le procès contre Savile, ne pouvant pas se faire au tribunal en raison du décès de l'accusé, se fait dans et par les médias, qui contribuent ainsi à donner aux victimes la satisfaction - moindre, peut- être, par rapport au crime, mais tout de même conséquente d'un point de vue symbolique – de montrer au monde entier qui était vraiment Savile, marquant par là la mémoire collective par la « mise à mort morale », posthume, d'un être ayant perdu toute humanité pour finir par n'être plus que représenté par ses crimes.

Justification du corpus

Théorique Bien que le sujet en question traite des médias britanniques, le choix a été fait, afin de rester en phase avec les acquis d'une année de master Communication-Journalisme, de travailler en majorité sur des ouvrages théoriques de langue française. A quelques exceptions près – tels la prolifération et la popularité des tabloids britanniques, phénomène inconnu en France – la supposition sera faite que ce que les auteurs français analysent dans le traitement médiatique et le discours journalistique n'a pas qu'une résonance franco-française : les théories seront appliquées à un sujet britannique, et permettront de mener à bien l'analyse de l'affaire Savile sous l'angle choisi. Les premières et dernières parties de l'étude seront celles qui mobiliseront le plus de références théoriques sur le discours médiatique, puisque ce sont celles qui contiennent le plus d'analyses linéaires d'articles de presse. Parmi ces références, les articles de Patrick Charaudeau sur le discours journalistique ont été particulièrement mobilisés.

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Le corpus théorique en langue anglaise, quant à lui, concerne essentiellement les références à des études de sociologie, mentionnées par la plupart par Frank Furedi dans l'ouvrage fondateur que l'on évoquera plus loin. Pour la grande majorité d'entre eux, ils ont été consultés sur Internet.

Thématique Afin d'étudier le revirement de l'opinion publique dans les médias, il a donc été nécessaire de travailler sur une pluralité de supports. Comme il s'agit de l'étude de l'impact que l'affaire Savile a eu sur l'opinion britannique, les médias mobilisés proviennent uniquement de sources anglophones. Après délibération, le choix a été fait de centrer l'analyse sur des articles de presse écrite, la grande majorité provenant de presse quotidienne nationale, consultés régulièrement à partir d'octobre 2012 jusqu'à l'été 2013 dans leur version en ligne. Bien que les différentes émissions concernant Savile aient été visionnées et ont servi de point d'appui pour bien des aspects de cette étude, nous ne mettrons pas en place d'analyse vidéo, notamment parce que la plupart du contenu des émissions majeures, telles Exposure, sont repris par les articles de presse. Un des seuls points forts de cette émission – qui a justement fait qu'elle a eu un tel impact – est la présentation des victimes de Savile, qui y prennent la parle pour la première fois. Cependant, ces témoignages de victimes, même s'ils ne bénéficient pas de la même mise en scène, sont en majorité repris par la presse. Notre étude étant majoritairement une analyse précise et linéaire des articles de presse britannique, avec l'étude d'extraits et la déconstruction de leur fonctionnement, il a paru plus intéressant de rester focaliser sur le discours journalistique écrit. Un nombre important d'articles est tiré d'une source problématique, la BBC justement incriminée par l'affaire. Cependant, même si certainement quelques choix stratégiques ont été mis en place dans le traitement de l'affaire, il s'agit toujours de la source d'informations la plus complète du paysage médiatique britannique. La prolifération d'articles sur Savile et les moindres aspects de l'affaire ont constitué un fonds primordial d'où tirer les pistes de notre réflexion. Bien sûr, ces articles ont été confrontés à ceux de supports différents. La palette de journaux mobilisés est conséquente : cela va de journaux « respectables » comme The Guardian ou The Times, pour aller jusqu'à certains journaux considérés comme de la « gutter press » (la presse des caniveaux) dont les angles choisis pour traiter l'affaire Savile sont des plus intéressants, tels que The Sun ou The Daily Mail. Ceux-ci, en ce qu'ils constituent des journaux véritablement « populaires » sont d'autant plus pertinents à étudier qu'ils reflètent une certaine vision du public et du lectorat britannique. Parmi les autres supports cités, on retrouve des articles de The Independant, The Express, The Mirror, (supplément weekend du Times), The (un magazine) ou encore plusieurs blogs. Si la publication d'articles suivant l'affaire Savile a été prolifique, le nombre d'ouvrages offrant une analyse détaillée est nettement réduite : on n'en dénombre même qu'un seul. Cela peut être expliqué par le caractère très récent de l'affaire, ayant éclaté il y a seulement dix mois, dont les répercussions se font encore sentir et l'impact sur divers aspects de la société britannique continue à se développer. L'ouvrage traitant de façon extensive de l'affaire Savile, qui sera repris à plusieurs moments lors de cette étude, est celui de Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust : the Jimmy Savile Scandal. Professeur à l'université de Kent, il se spécialise

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notamment dans la culture de la peur, et comment celle-ci affecte les discussions qu'il peut y avoir sur les thèmes de société, dont celui de l'enfance. Même si l'ouvrage de Furedi, non traduit en français, a été absolument indispensable au développement de cette étude, certains écueils ont pu être repérés : même si l'auteur traite nécessairement des médias, il n'axe pas son analyse sur la relation triangulaire Savile-médias-opinion publique, comme l'aspire à faire ce travail, mais plus largement sur l'impact de l'affaire et de ses répercussions sur le public et la société en général. Même si certains thèmes qu'il aborde sont absolument nécessaires au développement correct de la problématique de cette présente étude, le danger de tomber dans une analyse purement sociologique est à éviter. Certains sujets que Furedi traite uniquement du côté de la sociologie, tel que le thème fondateur de son étude, celui de la « croisade morale », seront donc repris en mettant l'accent sur leur illustration dans les médias. Ce mémoire aspire à venir compléter et prolonger les réflexions de Furedi, mais en se focalisant sur le domaine des médias.

Notes sur la méthodologie de travail

Dans une optique d'étude de l'opinion publique médiatisée, le gros du travail de ce mémoire sera concentré autour de l'analyse des différents thèmes qui peuvent être retrouvés à la lecture des articles de presse . L'étude a véritablement commencé par la constitution du corpus d'articles de presse britannique. La démarche a donc été dans un premier temps empirique, partant de ce qui a pu être retrouvé dans les articles de presse, pour ensuite en décortiquer la construction, en comprendre la signification et identifier les différentes spécificités du discours journalistique traitant de l'affaire Savile. Les résultats de cette démarche ont ensuite été confrontés aux acquis théoriques extraits des lectures d'ouvrages sur l'évènement, le discours journalistique, le thème de la pédophilie ou la construction de la figure du monstre. Comme nous l'avons annoncé, le corpus d'articles est exclusivement constitué d'articles en langue anglaise. Une sélection de certains des articles majeurs est présenté en annexe de cette étude, mais en version originale. Pour une question de clarté de compréhension, les citations étudiées au cours du développement seront systématiquement traduites, avec, au niveau de la mise en page, la version originale en dessous de la traduction dans une police plus petite, permettant de comparer les versions. En revanche, en ce qui concerne les pages de garde de chaque partie de l'analyse, la citation sera gardée dans sa version initiale, afin de préserver l'impact original des termes. La traduction française se trouvera au-dessous, dans une police de taille inférieure, afin de tout de même assurer une compréhension claire. Étant issue d'une formation littéraire et linguistique, la rédactrice de ce mémoire s'est parfois permis d'émettre des comparaisons entre la version originale et la version traduite d'un terme ou d'une expression, mettant en lumière une modification de sens ou un aspect qui ne passe pas lors de la traduction en français. Certaines expressions, dans leur passage en français, ont dû subir une légère modification afin de coller à l'intentionnalité du journaliste. Les lectrices peuvent donc se référer à la version originale, indiquée soit en dessous de la citation, soit en note de bas de page, afin de constater le travail d'adaptation – toujours très réduit, simplement pour que le sens puisse glisser d'une langue à l'autre. Enfin, certains anglicismes seront conservés, et leur traduction ne sera pas systématiquement indiquée. Il s'agit la plupart du temps de termes assez courants en expression française, tels show business, entertainment ou cover-up. 10 BURLET Fleur - 2013 Introduction

Mise en contexte

Avant de pouvoir analyser l'affaire, ses conséquences et ses interprétations, il convient avant tout de rappeler les faits qui agitent la Grande Bretagne depuis la fin de l'année 2012. 1 Sir James "Jimmy" Savile OBE, "saint-célébrité" , chute brutalement le 28 septembre 2012 par l'annonce de la diffusion d'un documentaire sur sa vie cachée, Exposure : The Other Side of Jimmy Savile (La Face cachée de Jimmy Savile) sur ITV, la chaîne de télévision britannique concurrente directe de la BBC, écurie de Savile. L'émission a ensuite été diffusée le 3 octobre 2012, date à laquelle les rumeurs et spéculations quant à cette « face cachée » sont allées bon train. Cette transformation quasi-immédiate de personnage adulé à la personnification même du mal absolu a été guidée par un intérêt médiatique explosif et continuel envers l'affaire. Le 30 octobre 2011, le lendemain de l'annonce du décès de Jimmy Savile, le présentateur radio Nicky Campbell publie le tweet suivant : "Sir Jimmy Savile – un homme unique, un personnage extraordinaire, un caractère fascinant mais impénétrable. On n'aurait 2 pas pu l'inventer. '' Difficile en effet d'inventer une figure aussi emblématique que celle de Jimmy Savile dans le paysage audiovisuel britannique. Célèbre tout d'abord par sa carrière professionnelle dans le divertissement, notamment en tant que présentateur de la mythique émission musicale Top of The Pops (de sa première diffusion en 1964 à la dernière émission, en tant que personnage invité, en 2006) et de son propre programme télévisuel Jim'll Fix It ("Jim répare tout"), mais aussi comme radio disque-jockey de longue renommée (de Radio Luxembourg en 1958 à la BBC Radio One de 1968 à 1989) ainsi que philanthrope reconnu, ayant participé à de très nombreuses oeuvres de charité. Pour ces actions caritatives, il est récompensé d'un OBE (Order of the British Empire) en 1970 et adoubé par la Reine en 1990. Dès le début de sa carrière, il se crée un véritable personnage, qui sera détaillé au cours de l'analyse. Son charisme, son costume de scène excentrique, ses gimmicks et son personnage de « working class boy devenu star » font de lui un présentateur phare de la BBC des années 1960 à 2006. Le documentaire explosif Exposure, mis sur pied par l'ancien détective de police Mark Williams-Thomas, met en avant des personnes se présentant comme des victimes de Savile, qui aurait commis des agressions sexuelles sur mineurs au cours de sa carrière. Il est alors révélé que cette « autre face » de Savile est celle d'un pédophile manipulateur et menaçant, jouant de son statut afin de parvenir à ses fins sans que personne n'ose le remettre en question. L'émission fait figure d'une énorme pavé dans la mare, et n'a pas seulement des répercussions sur la personne de Savile. Le documentaire présente aussi des accusations de cover-up par des institutions publiques et de fautes professionnelles. La BBC est mise en cause, mais aussi la National Health Service, le système de santé public

1 "Celebrity-saint", expression de Frank Furedi dans Moral Crusades in a Age of Mistrust. The Jimmy Savile Scandal (2012) 2 "Sir Jimmy Savile - a man so unique, a character so extraordinary, a personality so fascinating yet impenetrable. You could not have made him up." Cité dans l'article du Daily Mail, "'A proper British eccentric': Tributes pour in as DJ, TV presenter and charity marathon runner extraordinaire Sir Jimmy Savile dies" (31/10/2011) BURLET Fleur - 2013 11 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

du Royaume-Uni, et la Metropolitan Police. A la suite de ces très sérieuses accusations, Scotland Yard lance une énorme enquête criminelle sur Savile sur une période de plus de quarante ans, entendant les témoignages de plus de 300 victimes potentielles à travers 14 départements de police du pays. A la fin du mois d'octobre 2012, une série d'enquêtes sont lancées au sein de la BBC, de la NHS, du Service des poursuites judiciaires de la couronne (Crown Prosecution Service) et du Département de la santé. Le 11 janvier 2013, la publication du rapport « Giving Victims a Voice » présenté dans le cadre de l'Opération Yewtree, nom donné à cette enquête sur les accusations de crimes sexuels de Savile, scelle officiellement le destin de l'ancien présentateur : 450 plaignants y sont recensés, âgés de 8 à 47 ans à l'époque de l'agression, sur une période allant de 1995 à 2009. Le scandale a grandement affecté la BBC, et non seulement parce qu'elle a été accusée de camoufler les agissements de Savile à l'époque, mais aussi après sa mort. Ces éléments seront détaillés au cours du développement de la deuxième partie de l'étude. Il apparaît que le producteur de l'émission de la BBC, Newsnight, qui avait en premier réuni les témoignages de victimes, Peter Rippon, a choisi de ne pas diffuser cette émission. Ce dernier, quand l'information a été rendue publique, a été démis de son poste, ainsi que la rédactrice adjointe de l'émission Liz Gibbons. Au même moment, George Entwhistle, directeur général de la BBC, apparaît devant le Comité parlementaire de la culture, des médias et du sport et fait face à un interrogatoire hostile de la part des membres présents. Suite à l'emballement des accusations, qui a culminé avec la condamnation erronée et hâtive de Lord MacAlpine suivant des sous-entendus de l'émission Newsnight, Entwhistle démissionne de son poste à la BBC le 10 novembre 2012.

12 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

“Yet Savile was a monster who in the words of detectives today, was hiding in plain sight. The report by the Metropolitan Police and the NSPCC has revealed a man who used his celebrity status and outwardly well-intended works to gain access to and ultimately rape and sexually exploit hundreds of vulnerable young star-struck victims – boys and girls - some as young as eight. For more than half a century he was permitted to offend with impunity – manipulating his powerful and famous friends to gain him immunity while bullying those that dared to challenge his carefully cultivated public image as a harmless if eccentric bachelor.” « Or Savile était un monstre qui, selon les termes des détectives de nos jours, se cachait en pleine vue. Le rapport établi par la Metropolitan Police et la NSPCC a révélé l’existence d’un homme qui a usé de son statut de célébrité et de ses œuvres soi-disant bien-pensantes pour accéder et ensuite violer et abuser sexuellement de centaines de jeunes victimes, filles et garçons parfois aussi jeunes que huit ans, frappés d’admiration face à la star. Pendant plus d’un demi-siècle, il lui a été permis d’agir en toute impunité, manipulant ses amis puissants et célèbres afin d’accéder à l’immunité, tout en menaçant ceux qui ont osé mettre en cause son image publique, soigneusement élaborée, de célibataire excentrique mais inoffensif.» Source : Jonathan Brown, “Jimmy Savile : a report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation”, The Independent. 3 Passer de "Saint Jimmy" au "pédophile le plus prolifique de l'histoire du pays " quasiment du jour au lendemain n'est pas chose courante. Entre grandeur et décadence, la représentation médiatique de Jimmy Savile a été fortement marquée par un basculement apparu dès les premières révélations du documentaire d'ITV. Comme le précise le titre, un autre visage de Jimmy Savile est mis en lumière; et celui-ci est un spectre de l'horreur. Comment cette volte-face, ce jeté de masque s'est-il fait sentir dans la presse quotidienne britannique? Il convient donc dans un premier lieu de s'intéresser au corps de l'affaire : la déchéance d'un personnage adulé. L'affaire Jimmy Savile est avant tout le tracé d'une énorme supercherie, d'une déception collective face à un « faux héros » du divertissement et de la philanthropie. Pire encore, il s'agit de la mise en avant des préférences interdites d'un persona public, dont on ignorait toute vie privée. L'étalage des moeurs de célébrités fait toujours les choux gras ; or là le scandale entre clairement dans le domaine de la transgression de la 3 Citation du directeur de la NSPCC tirée du bulletin d'information de Sky News le 19 Octobre 2012 ("It's now looking possible that Jimmy Savile was one the most prolific sex offenders the NSPCC has ever come across") BURLET Fleur - 2013 13 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

morale. On assiste bien à un élément hors-normes, extra-ordinaire qui pose toutes sortes de problèmes de délimitation : il est essentiel tout d’abord de préciser dans quel cadre l’affaire Jimmy Savile se joue : on parle bien d’une « affaire » ; en quoi est-elle plus qu’un simple évènement ? S’agit-il d’un fait divers, cette catégorie d’évènements traités dans les médias qui échappe à l’étiquette du politique, de l’économique, du culturel ? Ou s’agit-il, par l’ampleur et la durée des réactions que la révélation a suscitées, par l’impact et les répercussions graves qu’elle a eu sur les acteurs, les institutions et le public concerné, d’un véritable fait de société ? Étape liminaire de cette étude, après avoir tenté de poser une forme de cadre à l’affaire Jimmy Savile, nous verrons que son sujet-même pousse le discours médiatique à s’aventurer hors des cadres de compréhension traditionnels : à travers l’étude linéaire de certains articles du corpus de textes, il apparaît que Jimmy Savile, par la gravité de ses actes et l’énormité du scandale, est présenté sous les traits d’un monstre, au-delà des limites du concevable voire du compréhensible. Il conviendra donc de s'intéresser de près au corpus d'articles choisis, afin de démontrer qu'ils portent en leur sein les germes de la condamnation collective de Jimmy Savile. Partie la plus littéraire de l'étude, seront évoquées multiples figures symboliques, procédés narratifs et tournures trahissant l'émoi et l'horreur. Le journaliste est ici avant tout citoyen, et partage la peine collective. Les choix narratifs et lexicaux ont une influence décisive dans le tracé de la chute de l'âme damnée de la télévision britannique.

I) Splendeur et décadence : l’affaire Jimmy Savile comme point culminant de l'excès. D’un évènement à une affaire, d’un fait divers à un fait de société, la révélation de la "face cachée" de Jimmy Savile entraîne un basculement d'opinion guidé par l'amplification de l'affaire, aboutissant à la condamnation collective d'un ange déchu.

A) Evènement, affaire, scandale : La nécessité d'un cadrage pour une histoire « hors-normes »

a) Au-delà de l’évènement : l'affaire médiatique Il est avant tout nécessaire de se pencher sur la façon de qualifier l'ébullition qui se fait autour du personnage de Jimmy Savile. Nous pouvons voir que le discours médiatique traite d'informations qui sont qualifiées d'évènements, ce qui confère aux nouvelles un statut particulier et une construction précise. Pour comprendre l'importance de l'évènement dans les médias et son impact sur l'opinion et le public lecteur, nous pouvons reprendre et analyser une citation de Pierre Nora :

14 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

« C'est aux mass media que commençait à revenir le monopole de l'histoire. Il leur appartient désormais. Dans nos sociétés contemporaines, c'est par eux et 4 par eux seuls que l'évènement nous frappe, et ne peut pas nous éviter. » Par « mass media », il convient de considérer tous les médias capables d'atteindre une large audience : télévision, presse, radio, mais aussi Internet avec ses réseaux sociaux, ses plate-formes, ses blogs. Tout autant de terrains que ceux sur lesquels s'est jouée l'affaire Jimmy Savile, qui a passionné le Royaume-Uni durant plusieurs mois. Des unes qui se sont multipliées au fur et à mesure de l'avancement de l'affaire, des émissions télévisées cherchant à pousser l'enquête de plus en plus loin, un emballement des blogs et des posts sur les réseaux sociaux traduisant l'impact énorme que les révélations Savile ont eu sur le public : l'affaire Jimmy Savile fait donc clairement événement, tel que le comprend la définition de Patrick Champagne. "Une information qui alimente les conversations, suscite des prises de position, déclenche des réactions d'indignation ou d'approbation, provoque des 5 commentaires, entraîne des comportements, etc." Depuis octobre 2012, le nom de Jimmy Savile est sur toutes les lèvres. Quel est le processus qui a fait qu'une information, consistant en la révélation de la « face cachée » de Savile par le documentaire Exposure sur ITV, a pu prendre une telle ampleur ? Tout d'abord, l'évènement est une question de regard : celui du journaliste, celui du média, celui du public lecteur qui l'érige au statut de ce qui « evenit », ce qui fait irruption dans un ordre établi. Il faut donc, comme l'avance Patrick Charaudeau, pour qu'un événement puisse être repéré, qu'il y ait la réunion de trois facteurs : la modification d'un état général la perception de cette modification par des sujets, produisant un effet de « saillance » 6 l'inscription de cette perception dans un réseau de significations données. Les révélations sur Savile constituent bien un « changement dans l'ordre des choses, un déstabilisation d'un état stable qui dans son immuabilité se donnait comme évidence de 7 l'organisation du monde. » Avant le documentaire, plus personne ne pensait à Savile : le présentateur star, décédé un an auparavant, a été inhumé en grande pompe, et le public britannique restait reconnaissant de l'apport qu'il a fait au paysage culturel du pays mais aussi de ses œuvres de charité. Tout portait à croire que Savile était paisiblement « passé de l'autre côté », vers le repos éternel des braves après une vie empreinte de charisme. Or en octobre 2012 se fait sentir une véritable rupture, une perturbation totale et durable des perceptions et des impressions que le public avait de Savile depuis des années. La découverte de ses actes pédophiles a sonné comme un véritable écart face à la perception lisse et a priori complète que le public se faisait d'un personnage familier, sympathique, et c'est avant tout l'amplitude de l'horreur que suscitent les révélations qui font que l'évènement a un tel impact. 4 Pierre Nora, « L'évènement monstre », revue Communications, n°18 (1972) 5 Patrick Champagne, "Les journalistes font-ils l'évènement?" , in Le coup médiatique, S. & R., n°32 (décembre 2011) 6 Patrick Charaudeau, « Le propos : l'évènement médiatique », in Le discours d'information médiatique. La construction du miroir social, Nathan/INA (1997) 7 Ibid BURLET Fleur - 2013 15 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

L'énorme remous qu'a causé l'affaire Savile lui confère donc le statut d' « évènement- monstre » (Jacques Derrida). Tel l'énigme du sphinx, il surprend par son « côté disruptif », 8 qui « suspend la compréhension ». En reprenant l'attentat du 11 septembre, Jacques Derrida va démontrer que l'évènement-monstre – appelé ainsi avant tout en raison de son amplitude - « charrie avec lui toute une traîne d'affects, de sentiments, d'émotions qui lui 9 sont indissociables. » La dimension émotionnelle que suscite un événement majeur est bien retrouvée au niveau de l'affaire Savile, par laquelle un profond sentiment de trahison et de dégoût face à la transformation d'une figure familière en véritable ennemi public se fait ressentir. Là est tout le cœur du sujet : comme nous le verrons au cours de notre développement, ces émotions fortes vont être à la fois impulsées et guidées par le discours journalistique, par les médias qui portent l'évènement. Le sociologue Louis Quéré, dans son article « L'espace public comme forme et comme évènement », affirme l'indissociabilité de l'évènement des médias, en considérant la réception publique d'un événement comme « un processus collectif d'individualisation et de socialisation de l'évènement en question 10 ». Un événement acquiert donc tout son sens lors d'une construction collective de son impact, lors de laquelle les médias démontrent que l'information a une réelle influence sur le public, qui en individualise les effets et s'identifie automatiquement à la situation décrite par le discours journalistique. Les révélations Savile ont eu un impact majeur avant tout par le fait qu'elles impliquaient le public britannique dans leurs effets sur la société : tout un prisme de perceptions est secoué, ce qui conduit à la remise en question de l'ordre établi, passant par un rejet de la BBC, du monde du divertissement, et surtout du personnage en question. Tous connaissaient Savile, par le vecteur très « visuel » de la télévision il a fait en sorte que son visage ne soit ignoré de personne ; le fait qu'il soit placardé sur toutes les unes des quotidiens nationaux sur une période de longue durée contribue à faire en sorte que tous les membres du public britannique puissent être touchés par les répercussions et les interrogations que suscitent cet événement majeur. Il est important de souligner que les actes de Jimmy Savile ont été effectués sur une période de quarante ans. On a par là la perte de la dimension d’actualité brulante qui fait que quelque chose devienne généralement un évènement. Le choc est d'autant plus rude qu'il s'agit d'une irruption du passé dans le présent, de façon posthume, sans que « Sir Jimmy » ne soit là pour le tourner en plaisanterie et démentir les folles rumeurs avec son brio caractéristique. Ici, c’est la révélation qui fait que les actes deviennent évènement : le véritable cœur de l’histoire est la vérité diffusée par le documentaire d’ITV qui plonge le public britannique dans l’horreur et agite les passions. On pourrait donc qualifier les révélations Savile d' « information qui fait évènement », dans le sens que c'est la mise en lumière de faits passés qui constitue le véritable choc, et non l'occurrence immédiate de ces faits. Au-delà des temporalités, l'évènement fait sens lorsqu'il est confronté à un désir nouveau de remise en ordre du monde, perturbé par la « bombe » de l'information. Finalement, le suivi des retombées des révélations sur Jimmy Savile par l’ensemble du pays, rythmé par les rebondissements détaillés et commentés par les médias qui se

8 François Dosse, « L'évènement-monstre », in Renaissance de l'évènement. Un défi pour l'historien : entre sphinx et phénix, PUF (2010) 9 Jacques Derrida, Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre, Paris, Galilée (2004). Cité par Francois Dosse, « L'évènement-monstre » 10 Louis Quéré, « L'espace public comme forme et comme évènement », in Isaac Joseph, Prendre place. Espace public et culture dramatique, Paris, Editions Recherche (1995) 16 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

multiplient au fur et à mesure de l’amplification de l’affaire, font que l'évènement Savile devient une véritable affaire médiatique. Par le suivi de longue haleine opéré par les médias, qui relatent, mais aussi commentent et critiquent chaque rebondissement, non seulement l'évènement est-il hors normes, hors temps et au-delà de la compréhension immédiate générale, mais les interrogations et remises en question globales quant au fonctionnement de la société britannique confèrent à cette affaire médiatique un véritable caractère explosif, donnant aux révélations sur Savile un réel caractère scandaleux.

b) Scandale et outrage Omniprésence médiatique, gros titres accrocheurs et monopolisation du débat public constituent des signes incontestables de l'évolution de l'affaire Jimmy Savile en véritable scandale. Quelles sont les conséquences d'un tel statut dans le paysage médiatique en général, et au niveau de l'opinion publique en particulier ? Selon le dictionnaire Larousse, le scandale est défini comme étant un « fait qui heurte la conscience, le bon sens, la morale, suscite l'émotion, la révolte. […] Parole ou acte répréhensibles qui sont pour le prochain une occasion de péché ou de dommage spirituel. » Il s'agit, selon Frank Furedi, auteur du seul ouvrage sur l'affaire Savile, Moral Crusades in an Age of Mistrust : the Jimmy Savile Scandal, du moment précis où une société se rend 11 compte qu'un comportement particulier devient un acte de transgression morale . Pour qualifier l'affaire Jimmy Savile, l'auteur utilise de façon systématique le terme de « moral outrage », que nous choisirons de traduire par « indignation morale », en ce qu’elle représente un affront, une offense provoquant une forme de rage de la part de la société. Les scandales entrainent bien souvent une indignation morale parce qu’ils sont interprétés comme l’expression de la violation de valeurs tenues pour sacrées ; en cela, le fait qu'un scandale éclate est le signe d’un ordre moral temporairement perturbé. Sur cette violation de valeurs, nous pouvons reprendre les travaux de Kerstin Jacobsson et Erik Löfmarck de l'Université de Södertöm (Suède) : « Les normes sociétales deviennent plus évidente lorsqu’elles sont violées, rendant les crises d’indignation morale sociologiquement intéressantes. […] Les scandales provoquent un positionnement moral, et aident à clarifier – et à 12 dramatiser – les lieux de différence ou de conflit. » « Clarifier les lieux de différence ou de conflit », voilà l'effet que l'affaire Jimmy Savile et le scandale qu'elle a généré ont entraîné dans la société britannique. Presque à l'unanimité, journalistes, institutions, membres du gouvernement, opinion publique se sont rangés dans l'affront moral. La question de la morale et des valeurs est d'autant plus pertinente que l'affaire Jimmy Savile émerge dans un contexte médiatique britannique particulier. En octobre 2012, date des révélations sur Savile, le pays se remet encore d'un scandale ayant duré plus d'un an, touchant au fonctionnement de certains tabloïds britanniques : depuis le début de l'année 2011, l'affaire du piratage des téléphones portables domine le monde

11 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust : the Jimmy Savile Scandal,section « An Epidemic of Scandals »(2013), pages 4-5 12 Traduit de l'anglais. Kerstin Jocobsson and Erik Löfmark, A Sociology of Scandal and Moral Transgression. The Swedish Nannygate Scandal, , 2008 BURLET Fleur - 2013 17 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

médiatique et pousse déjà la population à remettre en question le fonctionnement de certaines institutions. La déchéance de New Of The World en juillet 2011 préfigurait, pour certains, celle de la BBC après l'affaire Savile. Toujours est-il que le rapport Leveson, qui a agité le monde médiatique par son questionnement des méthodes journalistiques actuelles et sa proposition d'une meilleure réglementation des pratiques, est publié en 2011, alors que l'affaire Savile commence à faire parler d'elle, très timidement et sans qu'aucun témoignage parvienne encore à être publié. Selon Frank Furedi, la récurrence des scandales dans notre société actuelle indique que « la perturbation de l'ordre moral est loin d'être temporaire », et que, de là, la possibilité qu'ils restaurent l'ordre moral et clarifient les « bonnes » valeurs sociétales, comme par une sorte de catharsis, est rarement vérifiée. La raison majeure est le manque de consensus général quant aux normes de comportement attendues. Car si la condamnation de Savile est quasi généralisée, l'opinion est divisée quant à celle de la BBC : les scandales ne cessent de jouer sur des « soupçons irrésolus » et de nouveaux problèmes émergent peu à peu. La démission du directeur général de la BBC, George Entwhistle, en raison du choix de ne pas diffuser les premières accusations sur Savile, rassemblées par des journalistes de l'émission Newsnight et récupérées par la suite par la chaine concurrente de la BBC, ITV, n'a que peu apaisé les esprits. Comme l'avance David Aaronovitch, journaliste aux Times : "Il y avait au moins cinq directeurs généraux durant les années où Savile a agi, et George [Entwhistle] n'en faisait pas partie. Il y a eu 40 ans pour arrêter les abus sexuels alors que Savile était en vie, 40 ans même pour y consacrer une émission, alors pourquoi se focaliser sur un film qui n'a même pas été proposé à la diffusion avant la mort du méchant ? […] [Peut-être que] dans l'impossibilité de pouvoir exhumer Savile et trancher le cou à son cadavre, la caboche rose du 13 nouveau directeur général nous sera amenée à sa place ? » Le propre du scandale, donc, en plus de remettre la question de l'ordre moral sur le devant de la scène, serait une mise en crise des institutions et des garants de l'ordre établi. Nous verrons alors que l'affaire Jimmy Savile, véritablement scandaleuse, atteint le statut de fait de société par l'ampleur du débat public qu'elle a soulevé dans les mois suivant la révélation des faits commis.

B) D'un fait divers à un fait de société

a) Un « classement de l'inclassable » (Roland Barthes) Il est courant de retrouver les histoires impliquant des actes pédophiles, de maltraitance, voire de meurtre d'enfants dans la rubrique des « faits divers ». Au niveau national peuvent être évoquées l'affaire d'Outreau, l'affaire Gregory et, un peu au-delà de nos frontières, l'affaire Dutroux. La raison principale de cette catégorisation est justement le caractère « divers » de l'évènement en question : « Négativement, c’est tout ce qui n’a pas trouvé place dans les rubriques habituelles14 », statue Daniel Salles. En effet, il apparaît que le fait divers traite d'un type d'information qui ne peut être classé dans les rubriques habituelles : politique, économique, culturel, international etc. De là, sont regroupées toutes sortes d'histoires 13 Traduction. David Aaronovitch, The Times, cité par BBC News dans Leading articles 14 Exposition à la Bibliothèque Nationale de France, « La presse à la une». Sous-rubrique « L'irrésistible attraction du fait divers », texte de Daniel Salles 18 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

sans lien évident qui les unit entre elles : on peut tout aussi bien y retrouver des crimes passionnels que des « pluie de sauterelles ou de crapauds15 ». Par son impossibilité à être rattachée à une rubrique particulière de l'actualité, l'affaire Jimmy Savile peut bien être considérée comme un fait divers. Si l'on reprend ce que dit Roland Barthes de ce type d'écriture journalistique, « Le fait divers procéderait d'un classement de l'inclassable, il serait le rebut inorganisé des nouvelles informes... désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l'homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs... 16» on trouve toutefois une forme de fil directeur à ce qui peut être considéré comme un fait divers : « tout cela renvoie à l'homme. » Situations insolites, incompréhensibles ou extraordinaires se retrouvent regroupées par le fait qu'elles touchent l'humain et sa perception par la société. Pour reprendre Daniel Salles, « c’est un large éventail de petits faits étonnants, tragiques, extraordinaires ou insignifiants qui concernent plutôt les gens en tant que personnes privées, et qui n’ont apparemment pas d’effet central sur le fonctionnement de la société. Ils témoignent sporadiquement de la part maudite de celle-ci. » Derrière son apparence insignifiante, le fait divers peut donc porter sur des problèmes fondamentaux. Il entraîne donc nécessairement une réaction, qui peut être plus ou moins amplifiée par l'intérêt que leur porte les médias : un fait divers n'aura pas la même portée selon qu'il est traité comme un « chien écrasé » ou comme un outrage à la morale (par exemple, pour un infanticide). Leur lecture ne requiert aucune compétence ou connaissance préalable, et les médias peuvent parfois jouer sur le suivi de longue haleine d'un événement particulièrement frappant, en pariant sur l'intérêt du public. Le fait divers est parfois scénarisé, dramatisé, emphatiquement titré – tout pour capter l'intérêt du lecteur. Jouant souvent sur le poids de la fatalité, le fait divers comporte une grande dimension cathartique : exorcisme de pulsions, mise en avant du « mal » pour mieux le rejeter, rappel des valeurs morales sont des répercussions que les faits divers, traités par le discours médiatique, peuvent avoir sur l'opinion publique telle qu'elle est reflétée par les médias. A la manière de contes dont les péripéties parfois effrayantes rappellent aux enfants la bonne conduite à adopter, le fait divers, entre terreur et pitié, révèle « une déchirure dans l'ordre du quotidien » et « fait scandale 17». De là, l'affaire Jimmy Savile, par l'horreur de longue haleine, relayée sans relâche par les médias, qu'elle a suscité, pourrait a priori entrer dans cette catégorie. Inclassable, incompréhensible et impensable, la révélation des actes pédophiles d'un des présentateurs télé les plus appréciés de la nation témoigne indéniablement d'une « part maudite18 », jusqu'ici camouflée, de la société britannique.

b) La question de la portée générale : une affaire qui dépasse l'individuel

1. Une portée temporelle étendue

15 Extrait de la définition du fait divers par le Grand Larousse du XIXe siècle, citée par l'encyclopédie Universalis 16 Roland Barthes, « Structures du fait divers » in Médiations, 1962. 17 Exposition à la Bibliothèque Nationale de France, « La presse à la une». Sous-rubrique « L'irrésistible attraction du fait divers », texte de Daniel Salles 18 Ibid BURLET Fleur - 2013 19 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Une autre définition met alors en place certaines limites à apporter à la catégorisation de l'affaire Jimmy Savile comme fait divers. Tout d'abord, Roland Barthes met en garde dans sa « Structure du fait divers » que l'évènement politique ne peut constituer un fait divers : il est précisé que, en prenant l'exemple de l'assassinat dans le monde politique, l'évènement vient d'un monde déjà connu, et il n'est donc que « le terme manifeste d'une structure implicite qui lui préexiste19 » ; en clair, manque alors le caractère extraordinaire. Le problème de la durée se pose aussi : Barthes statue que « Pour toutes les nouvelles venues d'un horizon nommé, d'un temps antérieur : elles ne peuvent jamais constituer des faits divers. [Note : les faits qui appartiennent à ce que l'on pourrait appeler les « gestes » de vedettes ou de personnalités ne sont jamais des faits divers, parce que précisément ils impliquent une structure à épisodes.] » On voit bien que comme il s'agit de la brusque mise en lumière de faits et non de faits eux-même – même si leur caractère scandaleux participe bien évidemment à faire de cette révélation une véritable « affaire publique » - il semble difficile de parler de fait divers, qui lui concerne un fait isolé. Les évènements qui entourent Jimmy Savile se succèdent après la révélation d'octobre 2012, il s'agit donc d'une affaire toute en longueur, avec des précisions et des informations qui ne cessent de se rajouter. De plus, comme on l'a vu, les actes pédophiles de Jimmy Savile ne constituent pas un fait isolé : il s'agit de la révélation d'une « vie parallèle » durant laquelle l'abus d'enfants était récurrent et presque habituel.

2. une portée générale au-delà du quotidien Selon le dictionnaire Larousse, est considéré comme fait divers tout « événement sans portée générale qui appartient à la vie quotidienne. » C'est ici la désignation de « vie quotidienne » qui apparaît comme problématique. Le fait divers constitue le plus souvent une histoire d'individus, et plus particulièrement au sein d'une famille ou d'un ménage. En cela, le fait divers représente l'irruption de l'extraordinaire dans le quotidien, ce qui lui confère sa part d'inédit et le fait accéder au rang d'information : un mari apprend que sa femme le trompe, alors il la tue, par exemple. Cette acception du terme de fait divers ne peut donc pas, selon ces conditions, s’appliquer à l’affaire Jimmy Savile. Il s’agit d’un évènement extraordinaire qui ne touche pas un illustre inconnu - père de famille, banquier ou mari outré - mais un personnage qui est déjà dans l'ordre de l'extraordinaire. Certes, pour tout fait divers, même dans un environnement jugé comme extrêmement banal, il est dit que l'évènement et son traitement médiatique poussent la communauté « spectatrice » à se remettre en question, à réaffirmer ses valeurs. Mais dans ce cas-ci, il est important de relever la dichotomie quant au monde dans lequel s'inscrit l'affaire Jimmy Savile, là où le terme de « vie quotidienne » pose problème. L'affaire relève à la fois du domaine quotidien, en ce qu'elle touche un personnage connu, habituel, dont le visage est familier et a été vu de façon récurrente dans les journaux, à la télévision, dans les informations en général. Suivi par plusieurs générations de téléspectateurs, Jimmy Savile est une figure familière, qui fait donc presque partie du quotidien : il n'est pas remis en question, pris comme il est et ce depuis une quarantaine d'années. Mais il est important de noter que les actes dénoncés ont eu lieu dans une forme de « monde parallèle », celui du show business. Jimmy Savile a agi en dehors de l'espace public, dans une sorte de hors temps qui ne correspond pas à la vie quotidienne, mais une dimension fantasmée par le public, gardée secrète et cloisonnée par ceux qui en font partie. La forme de proximité que 19 Roland Barthes, « Structures du fait divers » in Médiations, 1962. 20 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

le public a pu ressentir avec Jimmy Savile « l'homme » est illusoire, et non physique : il ne faisait que côtoyer de très loin Jimmy Savile le « personnage » On peut comprendre comment le public s’est créée une image si fausse de lui, puisque se met en place un phénomène de sélection, bien connu lorsque l'on parle de télévision : Jimmy Savile et la BBC choisissent de mettre en avant une facette du personnage, contrôlée et créée de toutes pièces. Cette apparence complètement préfabriquée, appliquée aux standards requis du divertissement télévisuel et radiophonique (présence, caractéristiques, costume, « gimmicks » etc.) font partie du masque que s'est créé le criminel, et que nous aborderons plus longuement dans le deuxième moment de cette première partie. Qui aurait cru que le présentateur blagueur et léger, le philanthrope reconnu, le sympathique collègue de travail serait en réalité un criminel sexuel ? Ce n'est pas quelque chose que l'opinion publique soupçonnait au regard du rôle qu'il jouait devant ses téléspectateurs, même si certains pressentaient déjà que ce n'était qu'une façade, comme nous verrons plus tard dans notre analyse. Ainsi, l'affaire Jimmy Savile transcende le domaine du quotidien ; mais c'est justement le fait qu'il fasse également partie du paysage connu de chacun qui confère à ses actes leur caractère proprement scandaleux.

c) Un fait de société

1. « Sidération » et affront collectif Nous avons vu que l'affaire Jimmy Savile présentait certaines caractéristiques du fait divers, mais qu'en réalité la forme de résonance qu'ont pris les faits change complètement la donne. L'opinion stupéfiée par les allégations d'abus sexuel, et l'enquête qui en a confirmé - dans la mesure de ses moyens - la véracité, a donné lieu à une véritable unanimité de la réprobation. La situation rejoint celle commentée par Marc Lits à propos de l'affaire Dutroux : « Certains évènements semblent ainsi tétaniser la presse et le public, au point de focaliser toute l'opinion publique sur eux. S'installe alors une espèce de « hors- temps » où le flux habituel de l'information s'arrête pour laisser place à cette focalisation stupéfaite, à cette fascination, à cette sidération sur cet événement 20 marquant, qui s'inscrira ensuite dans la mémoire collective. » Cette « sidération » collective est bien représentée par l'omniprésence de l'affaire et de ses moindres rebondissements dans les médias, allant même jusqu'à prendre le premier rôle dans les éditoriaux britanniques. Les sites internet de BBC News et du Guardian en viennent même à créer des onglets spéciaux, aux côtés de ceux rassemblant les informations politiques, économiques ou internationales, dédiés à l'affaire Savile.

20 Marc Lits, « L'affaire Dutroux, la création médiatique d'un monstre », section « Fictions et figures du monstre » in Medias et culture (2008) BURLET Fleur - 2013 21 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Le 16 juillet 2013, dix mois après l'éclatement de l'affaire, la rubrique « Jimmy Savile » dans l'onglet « News » du site internet du Guardian continue à être régulièrement alimentée. La création d'une rubrique à part entière pour l'affaire, qui se joue au-delà de toute catégorisation et vise à concerner les lecteurs quels que soient leurs préférences de lecture, témoigne bien de cette monopolisation de l'attention publique vis-à-vis de l'affaire. Et tous, mis à part certains individus, dont la parole sera justement violemment rejetée, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, vont dans le sens de la condamnation des actes pédophiles de la célébrité. Comme le précise Marc Lits : « Nous sommes face à l'indignité 21 absolue. » Cette omniprésence médiatique, et le fait qu'une affaire comme celle-ci puisse marquer autant les esprits, allant jusqu'à faire de Jimmy Savile l'archétype de l'entertainer corrompu [voir II)], entraîne à se poser la question de savoir si ces évènements peuvent être considérés comme un véritable fait de société. Dans un article d'Agoravox, « Le fait divers 21 Marc Lits, « L'affaire Dutroux, la création médiatique d'un monstre », section « Fictions et figures du monstre » in Medias et culture (2008) 22 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

comme fait de société ou la société comme fait divers ? », l'auteur s'interroge sur ces évènements qui, bien qu'apparemment à ampleur réduite, font l'objet d'une couverture médiatique étendue au détriment d'autres informations plus généralistes et entrainent un véritable débat public : « C’est tous les jours que le fait div[ers] - dont les conséquences généralement dérisoires à l’échelle des nations devraient par définition ne concerner qu’une poignée d’individus - taille des croupières à l’information nationale et internationale d’ordre politique, économique, social et culturel qui intéresse la grande majorité si ce n’est la totalité des citoyens. […] Donc, puisque ni la nature ni la fréquence du fait divers ne sont symptomatiques de la situation sociale –ou 22 pas spécialement- d’où vient l’intérêt immodéré qu’il suscite ? » Dans le cas de l'affaire Jimmy Savile, les faits dénoncés par le documentaire d'ITV et complétés par l'afflux de témoignages qui ont suivi ont donné lieu non seulement à une remise de la question de la pédophilie et de la protection des enfants dans le débat public, mais aussi de la corruption et de son encadrement dans le show business, et surtout à une remise en cause massive du fonctionnement de la BBC, laquelle a payé de sa réputation et de plusieurs têtes cette atteinte à son intégrité.

2. « Hiding in the light », le tort ultime L'affaire Jimmy Savile n’est pas un fait divers à proprement parler, tout d’abord par le statut de la personne qu’il touche : il ne s'agit pas d'un individu lambda, mais une figure emblématique du divertissement, connue de tous. L'affaire devient rapidement un événement médiatique majeur, sortant du cadre de la vie privée d’un homme pour toucher celle de tout son public sur-médiatisé. En effet, ce qui frappe le plus est que sur un temps très court, le public britannique se rend à l'évidence, par les témoignages de victimes de plus en plus nombreux, largement relayés par la presse, et par l'enquête policière qui en a découlé, révélant le nombre réel – et horrifiant – de victimes potentielles de savile, que le 23 présentateur « se cachait dans la lumière. » L'affaire dépasse son cadre strict, celui d'abus sexuels sur des enfants commis par un vieillard détraqué, pour tendre vers quelque chose qui concerne l'ensemble de la population britannique ; c'est là que réside le cœur de notre analyse : l'étonnement généralisé face à une figure qui n'est pas finalement ce qu'il prétendait et semblait être. Le sentiment de trahison presque personnel ressenti par la population britannique suite à ces révélations sera plus longuement développé dans notre deuxième partie, mais il semblait ici intéressant de l'évoquer pour conforter cette idée de « fait de société ». Cette élévation au rang de véritable fait de société se fait donc avant tout au niveau de terrain sur lequel se joue l’évènement : il ne s'agit pas seulement du triptyque habituel bourreau / victimes / entourage direct, mais toute une gamme de spectateurs de la vie sur- médiatisée de la célébrité participe malgré elle au rayonnement de cette affaire. Enfin, au niveau institutionnel, cette dernière atteint un degré de gravité ultime : elle finit par atteindre et remettre en question les institutions qui entourent le personnage, que ce soit la BBC, la National Health Service (par rapport à l'implication de Savile dans des œuvres de charité et fondations dans des hôpitaux) et la police. On atteint une véritable crise à de multiples 22 Mathias Delfe, « Le fait divers comme fait de société ou la société comme fait divers ? », Agoravox (06/03/2009) 23 Jonathan Jones, « Jimmy Savile was hiding in the light », The Guardian, (04/10/2012) BURLET Fleur - 2013 23 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

niveaux, qui pousse la société britannique à remettre en question ses fonctionnements internes et plonge le pays dans une situation de méfiance extrême. Ce sont ces éléments qui seront repris plus tard dans notre analyse de l'affaire Jimmy Savile dans les médias comme 24 le début d'une véritable « croisade morale », d'après l'expression de Frank Furedi .

C) La satire de l’excès, métaphore de la chute divine Les premiers temps de notre analyse ont contribué à poser les cadres de l'affaire Savile : loin d'être un fait divers courant, il s'agit d'une affaire rythmée par le scandale, déchainant les passions du public et atteignant par là le statut de véritable fait de société, poussant les individus à remettre en cause les fondements de leur communauté. Cette sous-partie et le reste de notre première partie s'intéresseront à l'affaire Jimmy Savile selon l'angle du symbolique. Nous verrons que le personnage de Savile et sa relation avec ses spectateurs ainsi que son entourage direct portait déjà en son sein les germes de sa déchéance actuelle : la chute est toujours plus rude lorsque la cible se trouve au plus haut.

a) le personnage : des obituaires qui soulignent la « flamboyance » de Savile Comme nous l'avons évoqué, le scandale ne touche pas un individu lambda. Tout d'abord, il s'agit d'un personnage évoluant dans un milieu particulier, celui du divertissement télévisuel, par lequel il donne à voir aux yeux de tous son « personnage », Jimmy Savile l'entertainer. Ensuite, il ne s'agit pas de n'importe quelle personnalité, mais d'une figure de notoriété grandement appréciée voire admirée : en raison tout d'abord de la longévité de sa carrière (environ 50 ans) et de la multiplicité de générations qu'il a pu toucher, de son origine sociale (Savile, venant d'une famille de mineurs dans le Nord-Ouest pauvre de l’Angleterre, a toujours gardé son fort accent du Yorkshire et revendiqué son appartenance à la « working- class ») et de ses œuvres de charité, élément qui apparaît toujours en premier dans les nombreux obituaires parus au moment de son décès. Il apparaît dans ces articles que Savile était indéniablement un personnage haut en couleurs. On relève de nombreuses hyperboles et figures d'exagération quant à la description du personnage. Le Guardian, le jour de son décès le 29 octobre 2011, sous-titre l'obituaire dédié à Savile par une phrase résumant à elle seule le personnage sur-médiatisé : « Flamboyant disc jockey with a flair for good works » (Disque-jockey flamboyant doté d'un don pour les bon plans). Plus loin, il est rappelé à quel point le présentateur appréciait être au centre de tous les regards : « Peu de célébrités ont autant apprécié être dans le viseur du 25 public » ; notamment par sa présence dans tous les postes de télévision de la nation, mais aussi par ses nombreuses apparitions dans des campagnes médiatiques : pour le Guardian, 26 il est donc « an ubiquitous public figure » (un personnage public omniprésent) grâce à son rôle dans des campagnes pour le port de la ceinture de sécurité (« Clunk click, every trip » de la Royal Society for the Prevention of Accidents en janvier 1971) ou pour la British Rail

24 « moral crusade », Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust : the Jimmy Savile Scandal (2012) 25 « Few celebrities have relished being in the public eye as keenly as Sir Jimmy Savile » (traduction) The Guardian, « Jimmy Savile Obituary », Adam Sweeting (29/10/2011) 26 Ibid 24 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

27 Company, en plus d'être « a shrewd promoter of his own image » (un habile promoteur de son image). Savile est donc un personnage évoluant d'ans l'excès, par son omniprésence médiatique mais aussi par ses multiples casquettes, rappelées à chaque début d'obituaire : présentateur radio, télé, disque-jockey, coureur de marathons, philanthrope... la liste est longue, et à la hauteur du charisme du personnage. Le journaliste du Guardian évoque ailleurs sa « présence haut en couleurs », et estime qu'il est « impossible à suivre ». Le Daily Mail, dans son obituaire du 31 octobre 2011, titre de façon éloquente : « A proper 28 British eccentric » (un vrai excentrique britannique), rappelant à la fois le personnage unique qu'était Savile et la fierté nationale qu'il suscité. Enfin, un tweet d'un ex-collègue de Savile, David Hamilton, résume en plusieurs expressions hyperboliques le caractère 29 unique de Savile : « A totally flamboyant, over the top, larger than life character » (un personnage complètement flamboyant, exagéré, plus vrai que nature). Le personnage de Savile à l'écran est donc unanimement marqué par l'excès, le m'as-tu-vu, l'omniprésence médiatique. La chute n'en était que plus rude, comme une sorte de punition divine pour une forme de péché d'hybris.

b) Le crime et son châtiment : péché d'hybris et lynchage collectif

1. Une affaire baignée dans l'excès et l'omniprésence – tout comme son accusé D'une manière logique, rien d'étonnant alors que la révélation des faits fasse autant scandale – et que les réactions soient autant marquées d'excès que la figure touchée. Au 11 janvier 2013, le nombre de victimes de Savile, confirmé par le rapport Giving Victims A Voice 30 , s'élève à 214 ; le chiffre croît jusqu'à 300 au printemps 2013. Durant toute cette période, l'affaire Savile fait les gros titres des journaux, qui jouent sur le nombre d'accusations qui ne cesse de gonfler et les témoignages de victimes qui apportent de plus en plus de 31 précisions morbides. Peter Wilby, du Guardian, en vient à parler d' « hystérie médiatique » Une véritable déferlante d'articles suit la publication du rapport de l'Operation Yewtree, mentionné précédemment : la parole des victimes est officialisée et institutionnalisée, et les médias s'emparent des faits horrifiants. Le jour de la publication du rapport, BBC News fait le point sur les faits : « Jimmy Savile scandal : report reveals decades of abuse » (Un rapport révèle des décennies d'abus – on notera l'utilisation du terme « décennies », peut- être moins choquant que le chiffre réel, 54 ans. Une volonté de minimiser un scandale qui touche l'institution en plein cœur?) Le lendemain, The Independant publie un article au titre empreint d'horreur : « Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation » (Un rapport qui révèle 54 ans d'abus sexuels par un homme qui séduisit la nation entière). Le nombre de victimes semble si énorme qu'il est comparé au

27 Ibid 28 « 'A proper British eccentric': Tributes pour in as DJ, TV presenter and charity marathon runner extraordinaire Sir Jimmy Savile dies », Sarah Bull, The Daily Mail (31/10/2011) 29 Ibid 30 Disponible sur le site de la NSPCC, le rapport est un élément majeur au cours de l'Operation Yewtree, qui cherchait à dénoncer tous les abus sexuels dans le milieu de la BBC 31 Peter Wilby, « Media hysteria creates a new set of victims », The Guardian (11/11/2012) BURLET Fleur - 2013 25 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

nombre d'habitants du pays entier (« the nation »). Cette comparaison peut également être prise comme une métaphore : d'une certaine façon, tout le public de Savile a été victime de son comportement, en ce qu'il a été berné par sa façade sans voir le vrai homme derrière l'image projetée par ses apparitions médiatiques. Ce sentiment de trahison est clé dans la compréhension du revirement de l'opinion publique médiatisée au sujet de Savile, dont nous posons les bases dès à présent mais que nous étudierons plus longuement dans notre deuxième partie.

2. Condamnation et mythe de la chute Le nombre de victimes, les différents lieux des crimes ainsi que la durée sur laquelle ils ont été effectués font du criminel Savile le « pédophile le plus prolifique de l'histoire du pays32 ». Cette insistance sur les chiffres est un des socles de la médiatisation prolifique qui a entouré l'affaire, et une des raisons majeures de l'emballement de l'opinion. Un figure si haut placée dans l'opinion publique chute de façon si spectaculaire : d'abord par la nature du crime (la pédophilie), la récurrence des actes et la « supercherie » quant à sa « vraie » nature. De là peut être évoquée l'idée d'hybris, ou péché d'orgueil. Notion apparue chez les Grecs, préfigurant le concept chrétien de péché, l'hybris représente « tout ce qui, dans la conduite de l'homme, est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et devant appeler leur vengeance » (Larousse). Hérodote, dans ses Histoires, offre une définition claire du péché d'orgueil selon la conception grecque : « Regarde les animaux qui sont d'une taille exceptionnelle : le ciel les foudroie et ne les laisse pas jouir de leur supériorité ; mais les petits n'excitent point sa jalousie. Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi : sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure. » Considérée comme un crime, l'hybris recouvre notamment les cas d'agression sexuelle. Ici, un parallèle peut être établi entre les actes de Savile, ayant accédé à un statut de demi-dieu du monde télévisuel, et sa chute brutale suivie d'une condamnation collective particulièrement virulente. Cas d'abus de pouvoir, l'affaire Jimmy Savile représente ce qui peut traditionnellement être considéré comme une situation d'orgueil démesuré : adulé par son public, protégé par la BBC pour qui il est un filon des plus rentables, il profite de cette apparence de grandeur pour abuser des plus faibles, tout en jouant sur son statut pour empêcher les fuites. Point culminant de cette métaphore de chute divine, on peut relever l'utilisation du surnom « Saint Jimmy », repris et détourné par la presse, qui est apparu avec la multiplication des actes de charité du présentateur. Comment un homme qui a récolté plus de 40 millions de livres sterling pour diverses œuvres de charité a-t-il pu être responsable des crimes sexuels dont de nombreux témoins l'ont accusé ? C'est cette énorme dichotomie, cette incompréhension partagée quant au contraste entre ces deux facettes qui rend le crime encore plus grand. La chute de « Saint Jimmy », archange ayant abusé de sa position sur l'Olympe du divertissement, est d'autant plus grande que son statut était élevé. Châtié pour la profanation de la morale par son atteinte aux enfants, ainsi que par son appétit de démesure entrainé par sa position de pouvoir, Savile devient, au fil des articles, la représentation ultime du mal - insidieux et insoupçonné, menaçant et impressionnant, parvenant à ses fins en bernant son public fidèle cinquante ans durant. Un élément intéressant à relever est le fait qu'il soit mort avant de pouvoir faire face à ses crimes : avant son décès, aucune allégation ne s'est fait entendre – ou, comme nous le 32 Citation du directeur de la NSPCC tirée du bulletin d'information de Sky News le 19 Octobre 2012 ("It's now looking possible that Jimmy Savile was one the most prolific sex offenders the NSPCC has ever come across") 26 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

verrons dans notre deuxième partie, n'a été écoutée. Savile a été enterré en grande pompe, plongeant la nation britannique dans le deuil. Avec sa mort, les langues se sont déliées, les menaces de représailles ne tenant clairement plus. La révélation de sa « face cachée », bien que s'étant faite alors que l'intéressé n'est plus là pour affronter les conséquences, a donné le départ d'un lynchage collectif, sans pitié, allant jusqu'à la destruction de toute trace de la vie de Savile, pour aller vers une véritable « mort morale ». Ce revirement extrême de l'opinion pour aller vers une destruction complète de la mémoire sera plus longuement détaillée dans notre troisième partie, s'attachant à détailler le changement de regard qui a accompagné les révélations sur Savile.

II) La construction de la figure du monstre : outrage et incompréhension laissent place à une diabolisation du personnage de Jimmy Savile dans et par les médias

Le deuxième temps de cette première partie s’intéresse au protagoniste principal de l’affaire Jimmy Savile : le présentateur lui-même. Mais au-delà des faits, évoqués dans la mise en contexte de l’introduction, il importe de se pencher sur la représentation qu’est faite de lui dans les médias. Il apparaît qu’à partir des révélations rendues publiques par le documentaire d’ITV, au fil des articles de presse britannique se dresse le portrait d’une figure monstrueuse. Nous verrons donc comment le discours médiatique fait appel aux utilisations habituelles de la figure du monstre pour définir le personnage de Jimmy Savile, mais que cette caractérisation est dépassée par l’ampleur des évènements et par le statut du criminel aux yeux du public britannique.

A) La figure du monstre dans le discours médiatique La reprise de la figure du monstre pour illustrer un discours médiatique particulièrement virulent est une modalité de rédaction récurrente dans les pratiques du journalisme écrit. Cette étape de l'analyse consistera d'abord à s'intéresser à la figure du monstre en général, et comment et pourquoi elle est mobilisée dans le discours médiatique. Nous nous appuierons essentiellement sur l'article de Bernard Lamizet, « Qu’est ce qu’un monstre ? », paru en 2008 dans l'ouvrage synthétisant le colloque « Médias et culture ». Bernard Lamizet établit d'emblée un parallèle intéressant : il met en relation le monstre avec le fait divers, justement, établissant que tous deux « échappent à l'attente », sont 33 ce qu'on « n'attend pas ». De là, on peut poser le surgissement de la figure narrative du monstre quand toute autre comparaison manque, quand les mots eux-mêmes ne sont pas suffisants. Nous avons vu que le fait divers contient une part d'inexplicable, d'incongru, d'incompréhensible. Étymologiquement, le terme latin « monstrum » désigne un fait prodigieux, considéré comme un avertissement divin, échappant par là à l'ordre naturel. Il apparaît alors que se manifeste lexicalement la figure du monstre quand, justement, on n'arrive pas à dire. C'est, selon les termes de Lamizet, « une figure qui nous fait faire

33 Bernard Lamizet, Medias et Culture, « Fictions et figures du monstre », « Qu'est ce qu'un monstre ? », mars 2008 BURLET Fleur - 2013 27 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

34 l'expérience des limites du langage […] qui nous pousse aux limites du symbolique. » Dans l'incapacité de qualifier Savile par rapport à ces actes, c'est justement la figure de l'innommable qui est mobilisée. Pour revenir à cette idée de retour aux valeurs morales, Bernard Lamizet érige la figure du monstre en véritable nécessité : le monstre nous renvoie aux limites du monde, qu'il nous aide à appréhender par le franchissement qu'il représente. Les monstres ont toujours été présents dans les mythologies populaires, notamment mis en scène pour « maintenir l'ordre et la rationalité du monde, de les rappeler, en les renforçant, par la peur 35 et l'horreur qu'inspirent les personnages chimériques qu'ils donnent à voir » L'auteur évoque notamment l'hydre de Lerne qui, par son horreur, affirme la puissance d'Hercule, le héros vainqueur, ainsi que la pérennité de l'ordre social et symbolique incarnée par les dieux de l'Olympe, qui expriment une forme de norme. Mobilisée dans le discours médiatique, la figure du monstre, rejetée et condamnée, est utilisée, par jeu de contraste, pour donner corps à un certain nombre de valeurs et de normes interdites de transgression. Ainsi la figure du monstre est-elle la représentation de l'exception, du cas particulier – d'une certaine manière, de l'extraordinaire, parce qu'il échappe à l'ordre et la régularité du monde. Aussi les faits divers représentent-ils cette figure de la déviance, en constituant ce que Bernard Lamizet appelle un « miroir négatif de la société. Les personnage mis en scène 36 […] sont porteurs d'une identité négative, d'une identité à laquelle il ne faut pas s'identifier ». En établissant par la suite un parallèle entre le fait divers et les récits bibliques, l'auteur pose le monstre comme la figure de l'irreprésentable, en affirmant que « le religieux est bien obligé de réserver une place aux démons – ne serait-ce que pour les interdire ou les 37 proscrire. » On retrouve donc, avec le parallèle établi avec le discours religieux, cette idée de morale, de transgression d'un ordre représenté par la figure du monstre qui par l'écart à la norme dont la transgression rend compte, rappelle les « spectateurs » de cette transgression à la bonne voie. Enfin, point peut-être le plus problématique, la mobilisation de la figure du monstre dans le discours médiatique est une façon d'incarner l'interdit, de donner formes à certaines pulsions refoulées. De là, le châtiment de ces pulsions actées par un personnage extérieur, le monstre, est une forme de catharsis des plus efficaces. En cela, la figure du monstre incarne à elle seule l' « esthétique de l'impossible », en représentant par là 38 une « image spéculaire interdite de la société » : on retrouve ici l'idée de « croisade morale » dans laquelle une société se plonge d'elle-même suivant un épisode médiatique particulièrement marquant, pour « purger » les effets d'un crime suivi de tous, et réaffirmer des valeurs considérées comme moralement fondamentales au bon fonctionnement d'une communauté.

34 Bernard Lamizet, Medias et Culture, « Fictions et figures du monstre », « Qu'est ce qu'un monstre ? », mars 2008 35 Ibid 36 Bernard Lamizet, Medias et Culture, « Fictions et figures du monstre », « Qu'est ce qu'un monstre ? », mars 2008 37 Ibid 38 Ibid 28 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

B) La représentation du monstre dans l’affaire : Savile et Dutroux, un traitement médiatique similaire. Après avoir posé ce que représente la mobilisation de la figure du monstre dans le discours médiatique, il convient de voir comment cette figure se manifeste au fil de la narration. Comment se traduit le recours à cette figure dans le cadre d'une affaire médiatique majeure ? Pour étudier le cas de l'affaire Jimmy Savile, nous nous appuierons essentiellement sur les travaux de Marc Lits sur l'affaire Dutroux ; nous verrons donc que nombreux sont les éléments communs dans le traitement médiatique de ces deux affaires qui ont déchaîné les passions.

a) Le portrait de l'ennemi Dès la révélation des actes de Savile, les journalistes s'emparent de l'affaire. S'ensuit une série de publications sur le « vrai visage » du criminel, et au fur et à mesure des précisions apportées par l'enquête, se dresse alors un véritable portrait de l'ennemi. A la suite de la publication du rapport officiel, après une enquête policière sérieuse sur les crimes de Savile, la sentence médiatique tombe. On ressent une réelle différence entre l'avant et l'après- rapport : en octobre 2012, à la suite de la diffusion du reportage accusateur, même si les faits sont choquants et la population outrée, la plupart des articles se focalise sur le fait que, quarante ans après le début des faits et suivant un refus de la BBC, un documentaire inédit, tourné dans l'ombre, soit brutalement révélé, présentant des faits inattendus sur un personnage jusqu'alors insoupçonné. La tension monte avec la progression de l'enquête et du nombre de victimes, et une fois le rapport officiel publié, « preuve » incontestable des agissements de Savile avec le nombre de victimes estimées, une série d’articles signent la sentence du criminel. Les journalistes se font juges, et les formules utilisées rendent compte de ce revirement définitif de l’opinion, de révélations confirmées par une enquête institutionnelle. Dans de nombreux articles de presse britannique se retrouve alors ce que Patrick 39 Charaudeau a étudié en tant que « portrait de l’ennemi » . Le discours, centré sur la description de l’agresseur – ou ici, plutôt, la consécration de Savile en tant qu’agresseur, en ce que ces articles constituent le passage définitif de la figure de célébrité à celle de criminel – mettent en scène une forme de « surdramatisation » : avec force effets de style et d’insistance, le portrait du « méchant absolu » est dépeint, portrait nécessaire à la production 40 d’un effet de catharsis sociale . Avec le rapport officiel, plus de place n’est laissée au doute : Savile était bel et bien un monstre pédophile, abusant de son statut de « poule aux œufs d’or » de la BBC pour sévir en toute impunité. Dans un article publié le jour de la diffusion du rapport de l’Operation Yewtree, The Independant joue sur ce ton de la sentence : l’article présente les faits comme un dévoilement irrévocable de la véritable nature du « monstre », présentés dans la « surdramatisation » précédemment évoquée par Charaudeau : « Or Savile était un monstre qui, selon les termes des détectives de nos jours, se cachait en pleine vue de tous. Le rapport établi par la Metropolitan Police et 39 Patrick Charaudeau, « Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? », revue Communications, Vol. 27/2, pages 51 à 75 (2010) 40 Patrick Charaudeau, « Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? », revue Communications, Vol. 27/2, pages 51 à 75 (2010) BURLET Fleur - 2013 29 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

la NSPCC a révélé l’existence d’un homme qui a usé de son statut de célébrité et de ses œuvres soi-disant bien-pensantes pour accéder et ensuite violer et abuser sexuellement de centaines de jeunes victimes, filles et garçons parfois aussi jeunes que huit ans, frappés d’admiration face à la star. Pendant plus d’un demi-siècle, il lui a été permis d’agir en toute impunité, manipulant ses amis puissants et célèbres afin d’accéder à l’immunité, tout en menaçant ceux qui ont osé mettre en cause son image publique, soigneusement élaborée, de célibataire 41 excentrique mais inoffensif. » “Yet Savile was a monster who in the words of detectives today, was hiding in plain sight. The report by the Metropolitan Police and the NSPCC has revealed a man who used his celebrity status and outwardly well-intended works to gain access to and ultimately rape and sexually exploit hundreds of vulnerable young star-struck victims – boys and girls - some as young as eight. For more than half a century he was permitted to offend with impunity – manipulating his powerful and famous friends to gain him immunity while bullying those that dared to challenge his carefully cultivated public image as a harmless if eccentric bachelor.” On peut relever l’occurrence de termes très forts qui signent la sentence de Savile, tout comme un jeu narratif sur les deux facettes de sa personnalité, annoncée par l’expression oxymorique « se cacher en pleine vue de tous » (traduction). D’un côté se trouve Savile célébrité et philanthrope, de l’autre Savile violeur, manipulateur et menaçant. Il berne aussi bien ses collègues (« manipulant ») que ses victimes (« menaçant »). La construction narrative force également sur cet aspect de pleine lumière, avec les termes d’« impunité », « immunité » et « statut de célébrité », présentant Savile comme une sorte de divinité intouchable. Un tel portrait, rendant narrativement présente l’idée de la révélation de la face cachée maléfique de Savile et manifestant l’horreur de l’opinion publique médiatisée qui en découle, constitue les premiers signes de la construction d’une figure diabolisée et rejetée par le public scandalisé.

b) Le diable et ses attributs Un des traits les plus remarquables du « personnage Savile » est notamment l’élaboration d’une véritable persona scénique. L’idée était de projeter une image directement reconnaissable dans une pure stratégie marketing, que l’on pourrait même considérer comme révolutionnaire pour l’époque. Dans son chapitre 1, « Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity », Frank Furedi dévoue tout un passage à cette liste d’attributs physiques qui font de Savile le personnage télévisuel que l’on connait : « La première de couverture de sa biographie autorisée présente la photo d’un Savile Savile plus vrai que nature, habillé de façon exubérante et lourdement décoré de bijoux tape-à-l’œil. Ses cheveux décolorés, véritable marque de fabrique, le rictus permanent et le cigare interminable collé à ses lèvres forment le masque facilement reconnaissable d’un homme jadis tenu pour le clown

41 Jonathan Brown, “Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation”, The independent(12/01/2013) 30 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

42 officiel des enfants d’Savile. » “The front cover of [Savile’s] authorized biography features a picture of a larger-than-life Jimmy Savile, loudly attired and heavily decorated with flashy jewelry. His stock-in-trade ultra-bleached hair, the permanent grin and an impossibly long cigar stuck to his lips complete the easily recognized mask of a man once regarded as the officially endorsed clown to Britain’s children.” Jonathan Jones, dans son article “Jimmy Savile was hiding in the light” publié dans le Guardian, reprend ces mêmes attributs caractéristiques : « Le survêtement (comme étaient appelés à l’époque les costumes une-pièce en nylon zippé), les longs cheveux blond platine, et n’oublions pas le cigare d’apparence phallique : Sir Jimmy Savile projetait son excentricité comme une vraie marque de fierté. […] Cette apparence manufacturée contribua à le rendre 43 célèbre et aimé. » “The tracksuit (as nylon zip-up suits were called back then), the long platinum blond hair, and let’s not forget the phallic cigar – Sir Jimmy Savile projected eccentricity as a badge of pride [...] . That cultivated appearance helped to make him famous and loved.” Dans le cas de l'affaire Dutroux, l'attribut du criminel était avant tout sa « résidence dans les enfers », avec l'insistance sur les thèmes de la cave et du souterrain et la « monstration répétée de la cache de Marcinelle ». C'est essentiellement le décor du crime qui, selon Marc Lits, a joué dans la diabolisation du criminel : « L'univers du ferrailleur traînant dans les casses de voitures, vivant de petits boulots non déclarés, de larcins et d'escroqueries à l'assurance, dresse un arrière-plan de petite délinquance dans un milieu marginal […] dans le contexte 44 d'une région en désagrégation sociale. » En ce qui concerne Savile, on voit que cette même thématique du décor est reprise : il s'agit du monde pourri du show-business, des boîtes de nuit anonymes, des plateaux-télés et des loges glauques, d'un entourage corrompu et d'une conspiration du silence. Ces éléments du décor, que ce soit chez Dutroux ou Savile, ont conduit les médias à établir des liens entre l'évènement et un spectre de l'horreur plus large, celui d'un possible réseau diabolique.

c) Réseau diabolique et pratiques interdites Au cours de l'analyse de Marc Lits de l'affaire Dutroux, il est constaté que la diabolisation du criminel est poussée à un niveau supérieur justement par le milieu dans lequel il a agi, cet « univers souterrain, matériel autant que symbolique ». Cet élément est ce qui, selon l'auteur, justifie le parallèle effectué avec la secte satanique Abraxas. Un message apparemment faux avait été retrouvé chez Dutroux, suffisant à lancer les médias sur une piste « particulièrement sulfureuse ». La démonisation de Dutroux est telle qu'il est mis en

42 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal. Chapitre 1: “Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity”, Section “Jimmy’s Mask”, page 17. 43 The Guardian, “Jimmy Savile was hiding in the light”, Jonathan Jones (4/10/2012) 44 Marc Lits, « L'affaire Dutroux : la création médiatique d'un monstre », in Médias et Culture. Fictions et figures du monstre, partie 2 « L'impossible réalité et la figure du monstre », 2008 BURLET Fleur - 2013 31 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

lien avec une rumeur peut-être plus effrayante encore que celle d'un réseau organisé de pédophilie, celle de rituels sataniques obscurs. Ce glissement n'est pas unique à l'affaire Dutroux. Dans le cadre des révélations concernant Savile, l'emballement médiatique est tel que la diabolisation est poussée jusque dans ses recoins les plus sombres. On peut penser à l'émergence du phénomène généré par la découverte de « Satanic Ritual Abuse » dans les années 1980 au Royaume-Uni, qui aurait consisté en une vague d'abus physiques et sexuels commis sur des enfants dans le but d'accomplir des rituels soi-disant sataniques. Bien que complètement infondées, sans aucune preuve autre que des témoignages d'individus, ces rumeurs ont réussi à atteindre les unes des quotidiens les plus respectables. Dans le cas de l'affaire Savile, les rumeurs d'un réseau sataniste ont à nouveau été mobilisées : The Express titre notamment deux de ses articles « Jimmy Savile was part of a Satanic ring » (13/01/2013) et « Jimmy Savile's Satanic ritual » (24/02/2013) en raison d'accusations quant à ses lieux de sortie (Savile était dit visiter « La Chambre » à Whitby, lieu secret de rendez-vous pour des rituels occultes) et émises par ses victimes : deux d'entre elles, patientes de l'hôpital Stoke-Mandeville parrainé par Savile, témoignent avoir subi des abus sexuels lors de ces mêmes rituels. En dépit du caractère infondé de ces rumeurs, elles ont bénéficié d'une grande couverture médiatique au moment de leur émergence, traduisant donc la propension du public britannique à rendre un homme responsable de tous les maux possibles, même les plus fantaisistes. La fantasme ne s'arrête pas là. Paul Gambaccini, un ancien collègue de Savile à la BBC, en vient à accuser le présentateur de nécrophilie, et décrit ses partenaires sexuels en tant que « mineurs arriérés » (« underaged subnormals »), ce qui a provoqué une vive spéculation quant aux agissements de Savile lors de visites nocturnes qu'il aurait apparemment faites à la morgue de l'hôpital de Stoke-Mandeville. Mais ces accusations, qui ont donné lieu à une article du Sun au titre très « tabloidien », « TWISTED Jimmy Savile may have sexually abused CORPSES as well as kids » ne sont pas seulement l'apanage des tabloids populaires. Mark Griffiths, dans un très sérieux article de son blog sur la plate- forme de l'Independent, émet un parallèle entre les faits pédophiles dont est coupable Savile et une tendance à la nécrophilie : « Une des raisons courantes données comme explication à ce genre de comportement est le fait que les cadavres ne peuvent refuser, rejeter ou résister un assaut sexuel de la part d'un nécrophile. De plus, ils ne peuvent en informer qui que ce soit, comme par exemple la justice criminelle. Des raisons similaires ont été appliquées à Savile qui, en choisissant des victimes mentalement instables ou très vulnérables, s'assurait que la voix de ses victimes, si elles 45 décidaient d'en avoir une, ne serait pas entendue. » “One common reason given for why some people engage in such behaviour is the fact that corpses cannot refuse, reject or resist sex from a necrophile. Additionally, they cannot inform anyone, such as those in the criminal justice system, of its occurrence. Similar reasons have been applied to Savile in relation to choosing mentally ill and/or very vulnerable victims who in essence didn’t have a voice or a voice that would be believed.” L'article pose essentiellement la même question que ceux sur le réseau sataniste : si un homme est capable de telles atrocités, qu'est-ce qui nous dit qu'il n'en a pas commis d'autres du même genre, même les plus ignobles imaginables ? A partir du moment où il a été prouvé

45 Dr Mark Griffiths, « Jimmy Savile, paedophilia and necrophilia », blogs.independent.co.uk (24/10/2012) 32 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

que Savile usait de son statut de philanthrope auprès des hôpitaux pour avoir un accès libre aux patients vulnérables, toutes sortes d'accusation tirent une prétendue légitimité de l'aura d'horreur qui entoure le criminel. Ces accusations sensationnalistes, relatées dans le chapitre 1 de l'ouvrage de Frank Furedi, traduisent la vitesse à laquelle de simples accusations, probablement infondées, venant d'un proche de l'accusé deviennent peu à peu des vérités reprises et circulées par la presse, traduisant un climat dans lequel « les spéculations et les suppositions sont 46 représentées comme des informations valides sans être remises en question ».

C) Jimmy Savile, le « monstre familier » : outrage, trahison et incompréhension Pour un grand nombre des articles du corpus traitant du scandale Jimmy Savile, l’organisation du corps du texte est la même : l’introduction se fait sur la description de sa cérémonie funèbre, en grande pompe et en grande foule, pour ensuite basculer sur le fait qu’à l’époque, la vérité n’était pas encore au grand jour. « But they did not know him » (Mais ils ne le connaissaient pas [vraiment]), scande Jonathan Brown dans son article 47 du Independant publié juste après la parution du rapport de l’Operation Yewtree. Tout à coup, l’homme et son image publique sont comme une véritable construction maléfique fondée sur la dissimulation et le mensonge.

a) « Jimmy’s mask » Nous verrons dans ce moment de l'analyse que la mention du « masque de Jimmy » peut être étudiée à deux niveaux. Tout d'abord, comme nous avons vu dans notre partie précédente, Savile se présentait avec tout un tas d'attributs, devenus des caractéristiques de son personnage. Pour revenir sur la liste de ces signes physiques, Alison Bellamy, la biographe de Savile, peut être citée : « Ses survêtements, ses débardeurs en filet de pêche, sa crinière blonde, ses bijoux tape à l'oeil et ses cigares : tous lui étaient très importants, […] c'était tout ce grâce à quoi il était connu et reconnaissable. […] Il a passé sa vie à créer 48 consciencieusement son personnage exagéré. » « His tracksuits, string vests, blond barnet, bling and cigars – they were terribly important to him, […] they were all he was known and recognised for. […] He had spent his lifetime carefully crafting his extreme persona. » On voit qu'au-delà d'un costume de scène, il s'agit d'un véritable « show » en lui-même : une façade étudiée, complétée par un fort accent du Yorkshire, pour rappeler les origines modestes de Jimmy, le héros de la working-class, et certains « gimmicks », phrases-types qui deviennent directement rattachées au présentateur(« How's about that, then ? », « Now then now then now then... »). Dans son chapitre 1, Frank Furedi consacre toute une partie

46 Traduction (“a climate in which speculation and guesswork are uncritically represented as valuable intelligence”) Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal. Chapitre 1: “Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity” 47 The Independant, « Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation », Jonathan Brown 48 Allison Bellamy, How's AboutThat, Then ? The Authorized Biography of Jimmy Savile, page 271 (2012) BURLET Fleur - 2013 33 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

de son raisonnement au “masque de Jimmy”, s’aventurant par la suite “derrière le masque”. Détaillant la photo de couverture de cette même biographie de Savile, publiée avant les révélations, Frank Furedi estime : « Il est clairement en train de jouer, pour la caméra, un 49 rôle qu'il a fait sien au fil des décénnies . » Mais la dissimulation ne se fait pas qu'au niveau de l'apparence physique et du personnage médiatisé. Plusieurs articles rapportent que, même pour ses proches, Savile restait un homme très discret quant à ses émotions ou ses sentiments, ne s'ouvrant jamais vraiment totalement aux autres. Dans une interview de 2000, le journaliste Louis Theroux interroge Savile sur une déclaration antérieure, dans laquelle il annonçait « ne pas avoir d’émotions ». Pourquoi cette déclaration ? demande Theroux. “Parce que c’est plus simple”, répondit-il. « On dit qu’on en a plein [d’émotions] et puis on doit les expliquer pendant des heures. En vérité, j’arrive très bien à 50 les dissimuler. » "'Cause it's easier," he replied. "You say you've got loads and then you've got to explain them for two hours. The truth is that I'm very good at masking them." On notera que l’anglais utilise, de façon très à-propos, le verbe « to mask », qui ne trouve pas tellement son équivalent français – le verbe « masquer » est peu courant dans ce genre d’emploi. Tout le champ lexical du masque sera mobilisé le long des articles de presse à propos des révélations sur Savile. L'article de The Independant scande, quant à lui, tout au long de sa narration : « But they did not know him ». Cette anaphore, répétée à plusieurs moments traduit cette impression d'énorme supercherie que les révélations sur Savile ont entraînée : « […] Il y a deux ans, plus de 5000 personnes sont venues rendre hommage [à Savile]. […] Mais ils ne le connaissaient pas. Ne le connaissaient pas non plus ceux qui, par milliers, ont rempli la cathédrale de Leeds pour la cérémonie funéraire, ou ceux qui sont venus en masse dans les rues de Scarborough, où il a été enterré […]. Mais ils n'étaient pas les seuls dans ce cas. Le prince de Galles, le directeur général de la BBC, anciens collègues DJ, comédiens et célébrités ne connaissaient pas le vrai Savile non plus lorsqu'ils rendirent un hommage poignant à cette personnalité « unique » […] L'ancien premier ministre Margaret Thatcher non plus ne le connaissait pas, elle qui invitait l'ex-DJ à regarder la télévision avec sa famille à Chequers et qui décida de son titre de chevalerie. Et le Pape Jean Paul II non plus, qui la même année le fit Chevalier Commandeur de 51 l'Ordre de Saint Grégoire le Grand, plus grand honneur de l'église catholique. » On relève une gradation dans les personnes mentionnées : public, hauts fonctionnaires, collègues (censés l'avoir côtoyé), personnages quasiment historiques (Thatcher), pour finir sur une figure de sainteté, le Pape lui-même. Tous ont été eux-mêmes les victimes

49 Traduction (He is clearly performing for the camera and acting out the role that he has made his own over the decades) Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal. Chapitre 1: “Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity”, Section “Jimmy’s Mask”, page 17. 50 Interview télévisuelle de Louis Theroux citée dans le BBC News profile « Jimmy Savile scandal » (18/10/2012) 51 Traduction. Jonathan Brown, “Jimmy Savile : a report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation”, The Independent. 34 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

du personnage Savile, qui a réussi à tromper tout son monde, quelque soit leur rang d'importance, ce qui explique le sentiment de trahison ambiante et, d'une certaine manière, la rancœur que l'opinion publique garde à son égard – qui est, dans cet article, particulièrement manifeste.

b) La question de la proximité Une des raisons majeures du retentissement de cette affaire est incontestablement la question de la proximité. Jimmy Savile était une figure familière, un élément immanquable du paysage médiatique britannique. Dans la plupart des affaires d'atteinte aux enfants comme celles-ci, l'afflux iconographique est conséquent : impossible d'ouvrir un journal sans tomber sur une photo des victimes. Marc Lits en vient à évoquer une « proximité » du public avec 52 Julie et Mélissa, les deux petites filles victimes de Dutroux . L'abondance d'images de ces deux petites filles a fait qu'elles ont rapidement accédé au rang d'icône, sorte de figures angéliques, sacrificielles, dont on honore la mémoire et déplore la perte. Or dans le cas de l'affaire Savile, les photos des victimes restent très minoritaires. Tout d'abord, de façon très prosaïque, il s'agit d'agressions ayant lieu trente ou quarante ans auparavant. Montrer des photos des victimes aujourd'hui, devenues adultes, perd certainement en rentabilité au niveau d'images « choc », censées attirer la pitié et la rage des lecteurs – même si, bien sûr, les faits restent les faits. Mais l'élément le plus remarquable est l'abondance d'images du bourreau lui-même : images d'archives d'un Savile souriant, entouré de jeunes filles, œuvrant pour la charité ou simplement dans son « costume » traditionnel de présentateur télé sont mobilisées en masse et viennent saturer le champ de vision. Quasiment chaque article annonçant les crimes de Savile utilise la même photo d'ouverture, représentant Savile souriant de toutes ses dents dans une attitude clairement satisfaite, comme s'il était ravi d'avoir réussi son coup. Contrairement à la proximité habituelle avec les victimes, c'est du bourreau que le public se sentait proche, et la révélation de sa face cachée se vit comme un énorme choc. La véritable pollution visuelle par les images de Savile sonne comme un énorme « pourquoi ? » lancé au présentateur décédé. Son public blessé, pensant de façon illusoire le « connaître » cherche à déceler quelque part les indices qui feraient qu'il soit possible de commettre de tels actes, et en pleine vue de tous. Une explication à ce sentiment de trahison peut être trouvé en germe dans les travaux de Marc Lits. A propos de l'affaire Dutroux, il évoque un criminel « effrayant de banalité », expression tirée de l'article de Christian Hubert dans La Dernière Heure le 2 mars 2004. A l'arrivée du criminel à son procès, l'assistance est choquée par tant de normalité – son apparence n'est pas à la hauteur de ses actes monstrueux. Dans le cas de Savile, son visage était bien connu avant qu'il soit considéré comme criminel – mais la notion de banalité, de normalité reste : considéré comme un monument du divertissement, un pilier de la télévision, personne n'aurait pensé à remettre en question ses agissements, il s'agissait de quelque chose de proprement impensable pour quelqu'un dont la perception était si bien ancré dans le champ visuel public. Comment y penser, en effet ? C'est bien ce renversement des valeurs, ce « ciel tombé sur la tête » qui fait que la rancœur du public vis à vis de Savile et de sa mémoire est si forte. Le basculement de l'opinion publique médiatisée se fait essentiellement parce qu'elle a l'impression d'avoir été trahie, frappée en son sein et en ses convictions, par quelqu'un d'habituel, d'inoffensif, de qui elle se sentait proche.

52 Marc Lits, « L'affaire Dutroux : la création médiatique d'un monstre », in Médias et Culture. Fictions et figures du monstre, partie 2 « L'impossible réalité et la figure du monstre », 2008 BURLET Fleur - 2013 35 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

L'affaire Savile est donc en son cœur le scandale d'une communauté au sein de laquelle il est de plus en plus difficile de faire confiance à ses pairs et ses institutions. Le sentiment de trahison ambiant est si fort qu'il mène à un véritable débat public sur l'intégrité et la moralité des figures publiques. Dans ce cas précis, cependant, l'affaire a puisé sa virulence au niveau du terrain sur lequel elle s'est jouée : celui des médias. Les révélations sur Savile se sont donc rapidement transformées en une gigantesque enquête visant à trouver ceux qui l'auraient aidé à agir.

Conclusion de la premiere partie et transition

Cette première partie, volontairement la plus conséquente, représente la pose de bases nécessaires au cadrage de l'affaire : y ont été développées à la fois des éléments concernant la nature de l'évènement en lui-même, ainsi que le traitement de l'image de Savile par les médias, et l'influence que ce traitement a pu avoir sur l'opinion publique. Véritable fait de société, l'affaire Jimmy Savile a profondément choqué le public britannique non seulement par la virulence des actes qui ont été commis - d'ailleurs déformés et reliés aux pires atrocités possibles, en raison de cette violence initiale – mais également par le statut de la personne incriminée. « Saint Jimmy », héros du divertissement populaire, est 53 devenu, selon le terme juridique officiel, un « predatory sex offender », un criminel sexuel au comportement prédateur. Cette diabolisation de la figure criminelle, dynamitée par le sentiment de trahison ambiant, oscille sans cesse entre les deux questions que se posent son public : de « comment a t-il pu faire ça ? », on passe rapidement à « comment a t-il pu nous faire ça ? ». Dans ce contexte de crise de confiance, les révélations sur Savile se sont rapidement transformées en une énorme interrogation quant aux forces cachées qui auraient collaboré avec le criminel. Tout ceci a résulté en des enquêtes au sein de la BBC et de la NHS, afin de montrer que les institutions au sein desquelles évoluait le criminel n'ont rien à cacher. Or, suite au scandale Savile, la BBC est victime d'un des plus grosses crises de son existence. Elle se retrouve ainsi dans le viseur en raison de rumeurs quant à une possible conspiration du silence autour des actes de Savile. « He's at it again » (Il fait encore des siennes), aurait-on eu l'habitude de dire lors du constat de sa proximité avec de très jeunes filles sur les lieux de la BBC. Cette crise de l'institution est également liée à la gravité des faits incriminant Savile : la pédophilie et tout ce qui entoure la protection de l'enfant sont des sujets hautement sensibles qui mobilisent de violentes émotions. Enfin, l'opinion publique offensée et inquiétée par les débordements de Savile va se trouver ses préoccupations reflétées par une véritable hystérie médiatique : certains appellent à une véritable « chasse au sorcières » lorsque de vieux démons sont conjurés quant au passé et pratiques de certains collègues de Savile, personnalités éminentes et même membres du gouvernement. Toujours dans l'objet d'étudier le basculement de l'opinion publique dans les médias au sujet de Savile, nous avons vu que l'amplification de l'affaire par les médias, les accusations de plus en plus fantaisistes, ainsi que le sentiment d'une inconsolable trahison de la part du présentateur bien-aimé sont des raisons plausibles de ce basculement puissant et soudain. Par là, l'emballement des accusations et l'embrasement des passions sont deux signes du glissement du rejet de Savile et ses actes à une véritable « croisade morale », en vue

53 Citation d'un détective de police tirée de “BBC News profile - Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) 36 BURLET Fleur - 2013 Partie 1 : L'histoire d'une chute. De « Saint Jimmy » au « predatory sex offender », la déchéance reflétée par les médias.

de restaurer des valeurs estimées perdues et nécessaires à la bonne santé d'une société moderne.

BURLET Fleur - 2013 37 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

"The shaming of Jimmy Savile leaves a sizeable dent in the notion that Britain used to be a safer, more trustworthy place. When Panorama broadcast the footage of the fundraising younger Savile on his travels, running around Britain in that faded colour of old TV clips, it was not just one man's reputation on trial but our comfortable perceptions about our recent history. Was Britain really safer back then? Or were there just a lot more secrets, and not- so-secret things that no-one dared to talk about? The Savile story is being presented as part of a wider era-defining crisis of confidence in some of the major institutions of our state." « L'humiliation de Jimmy Savile entache lourdement la notion selon laquelle l'Angleterre était jadis un endroit plus sûr et plus digne de confiance. Quand Panorama diffuse des images d'un jeune Savile leveur de fonds, parcourant le pays lors de séquences teintées telles de vieux clips vidéo, ce n'est pas juste la réputation d'un homme qui est mise en cause, mais nos perceptions confortables à propos de notre histoire récente. L'Angleterre était-elle vraiment plus sûre à l'époque ? Ou y avait-il juste plus de sujets secrets, et certains bien moins secrets, que personne n'osait évoquer ? Le cas Savile est présenté comme faisant partie d'une crise plus large, définissant notre époque, qui touche la confiance que nous portons à certaines institutions majeures de notre pays. » Source : David James, Wales Online (24/10/2012) Une certaine forme de "fascination morbide" peut être remarquée de la part des lecteurs de presse pour les histoires dramatiques touchant aux enfants. De plus, au Royaume- Uni il existe un cruel historique d'affaires impliquant les enfants. Une des figures les plus connues, véritable « enfant-martyr », est celle de Madeleine McCann, petite fille de 3 ans disparue lors de vacances familiales au Portugal en 2007, dont le visage placardé sur les avis de recherche et tabloids était impossible à éviter – et dont les spéculations autour de sa disparition continuent de passionner le pays et d'alimenter les journaux. Selon Frank Furedi, dans son chapitre 4,« Childhood At Risk : How Children Became So Precious », la petite Madeleine en est venue à symboliser le "péril de l'enfance", autour duquel se concentre l’inquiétude sans cesse croissante des adultes vis à vis des criminels sexuels. Dans un tel contexte, les médias jouent un rôle crucial en ce qu'ils fournissent un vrai suivi des affaires et en communiquent les détails au public. De là, les affaires se jouent au jour le jour, et l'horreur croissante se précise et se développe au fur et à mesure de l'enquête policière. Nous verrons que les évènements qui concernent le meurtre, l'enlèvement, le viol ou l'abus d'enfants ont une capacité unique à provoquer un outrage public presque unanime. Dans le cas de Jimmy Savile, l'étude se concentrera sur la pédophilie, surement le crime le

38 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

plus moralement problématique. Or l'intérêt et l'inquiétude autour de ce problème de société n'ont pas toujours été évidents : il s'agira avant tout d'étudier l'évolution de la caractérisation de la pédophilie dans la presse, en se penchant sur les travaux d'Anne-Claude Ambroise Rendu sur la presse française de 1880 à 2000. Il sera utile de supposer, en l'absence de travail similaire sur la presse britannique, que cette évolution française est à l'image de celle de son voisin britannique. Cependant, il sera constaté que la société britannique dévoue une véritable traque à l'adulte menaçant, cristallisée non seulement sous le concept du « stranger danger » (le danger de l'étranger) mais également par la méfiance généralisée vis-à-vis de la relation entre adulte et enfant. Nous verrons avant tout que les scandales pédophiles sont l'un des cas déclencheurs de véritables "crises morales", dans lesquelles la société entière, plongée dans l'horreur, tend à homogénéiser un discours de rejet de la faute et de rappel aux valeurs, élément qui est d'abord visible par le biais des médias.

I) La pédophilie, lieu problématique d'émoi et de débordements

A) L'évolution de la caractérisation de la pédophilie dans la presse. Le cas particulièrement évocateur de la presse française : de l'euphémisation à la condamnation. Si les cas de pédophilie ou d'atteinte en tout genre à l'enfance connaissent de nos jours un retentissement particulier, cela n'a pas toujours été le cas. L'étude d'Anne-Claude Ambroise- Rendu, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, 54 condamnation » , permet à la fois d'analyser l'évolution de la considération de la pédophilie et des atteintes aux enfants en général au niveau général, ainsi et surtout que par le prisme de la presse écrite. Du point de la mise en page, toutes les citations en italique de ce A) seront extraites de l'article mentionné précédemment. La médiatisation des abus sexuels des enfants, pose l'auteur, est « le recensement, l'analyse et la dénonciation [de ces crimes] dans l'espace public ». L'évolution quantitative des dénonciations par la presse se traduit par un renforcement des règles juridiques et de mœurs, encadrant au fur et à mesure les abus, qui deviennent progressivement considérés comme de véritables crimes.

a) Émergence des accusations, du silence total à la condamnation progressive. Au début de la période d'étude, l'auteur constate un surgissement des histoires d'abus d'enfants dans la presse de l'époque. Elle soulève en effet une évolution statistique des récits dans la presse fin XIXe, mais également un gros décalage entre celle-ci et les statistiques officielles, traduisant un réel retard pour transporter le sujet dans l'espace public. Il s'avère que l' « atteinte aux moeurs » des enfants est un sujet délicat, embarrassant, presque inavoué. Elle pose de graves questions morales, et, pour la plupart de la population,

54 Anne-Claude Ambroise-Rendu, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », revue Le Temps des médias, n°1, Nouveau Monde éditions, pages 31 à 41 (2003) BURLET Fleur - 2013 39 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

elle est très probablement inconcevable. Un trait d'autant plus remarqué de ce silence est que si le sujet est très rare dans le discours médiatique, il est totalement absent des discours médicaux et juridique. On peut dès lors avancer plusieurs raisons à l'apparition plus régulière de ce type de récit dans la presse. Tout d'abord, l'auteur avance que le seuil de tolérance à l'égard de ce type de criminalité recule très probablement : en cause est peut-être la recrudescence du nombre d'affaires qui pousse les médias à se poser des questions quant à ces pratiques longtemps tues. On peut également supposer que cela correspond à la lente infiltration de la presse dans le domaine du privé, comprenant bien que là aussi se trouvent des thèmes qui peuvent intéresser le plus grand nombre, et multipliant ainsi le traitement de faits divers comme des feuilletons, tenant le public en haleine sur des drames le plus souvent familiaux. Dans tous les cas, la recrudescence des récits de crimes sexuels sur enfants se fait indéniablement l'écho d'un « éveil des sensibilités », qui conduit à multiplier les dénonciations. Le plus souvent considéré comme un « crime de satyre », expression qui dénote de toute la perversité que peut contenir cet acte, deux éléments majeurs peuvent être remarqués quant à son traitement.

1. L'euphémisation Il apparaît que l'évènement lui-même n'est jamais décrit : les journalistes « se réfugient dans l'allusion comme si la force du tabou l'emportait ». L'auteur établit une liste de qualificatifs allusifs quant à la caractérisation des actes dans la presse : « odieux outrages », « attentat criminel », « crime odieux », « affaire délicate ». L'adjectif « odieux » est celui qui revient le plus fréquemment, traduisant cette incapacité à qualifier l'impensable, de façon à ce que le crime est évalué en même temps qu'il est annoncé ; faute de description, le crime est défini par le fait qu'il choque. Le viol ou l'attentat à la pudeur ne sont ainsi jamais nommés, et ne sont repérables seulement grâce à une série d'indices, visibles après une lecture très attentive : s'il est question d'une agression sans description de violence, il est fortement probable qu'il s'agit d'un cas d'atteinte à la pudeur. Ce réel impossible à assimiler, véritablement impensable, est lié, selon l'auteur, au fait que le sujet du sexe reste très délicat à traiter dans la presse. Comme l'avance Mme Ambroise-Rendu : « On juge et dénonce pour n'avoir pas à dire ; on s'indigne pour échapper aux exigences de la description et de l'explication. » Cette « économie du silence » trouve son illustration dans un article de 1910 du Petit Journal : même si l'on parle de « violences spéciales sur une fillette », bien plus explicite que le « crime odieux », la phrase qui clôt l'article reste profondément marquée par une forme de censure morale : « « Les détails de cette affaire sont tellement immondes qu'il n'est pas possible d'en dire davantage ». Par peur de choquer les lecteurs, mais surtout parce que le crime est trop horrible pour être formulé, l'article reste dans l'allusion outrée, comme si, par des « périphrases embarrassées », le contournement lexical permettait presque de nier le crime. De là, l'auteur dénonce deux types de renoncement dans le discours médiatique : il n'y a plus d'enquête, contrairement à des affaires de crime de sang, même sur enfants, ainsi que plus de témoignage, que ce soit du côté de l'agresseur, qui n'est jamais entendu, ou de celui des victimes, qui sont plongées dans le mutisme. Cette dernière attitude trouve son moteur indéniable dans le moralisme ambiant, qui conduit le rédacteur à complètement évacuer l'enfant-victime de la scène.

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2. Le moralisme Considéré comme un « crime de satire », expression qui contient une idée de perversité révoltante, la violence sexuelle « ne fait pas partie du dicible du discours social ». Les allusions relevées plus haut sont doublées de notions abstraites, floues, que sont celles de la moralité et de la pudeur. Ce sont ces dernières qui sont jugées comme menacées, dans un ordre plus large que celui de l'enfant-victime, dont la sensibilité et la capacité de récupération face à ces actes ne sont pas envisagés ; on dénote alors un glissement du particulier au collectif : la réelle offense, par ces actes immoraux, est faite à la société. Le grand absent des récits de violence sexuelle dans la presse est bel est bien l'enfant. Il ne constitue, de façon purement prosaïque, que le lieu, le « corps » du délit. Son apparition est seulement lié au soupçon de complaisance, ce qui amène à poser la toujours problématique question du consentement de la victime : « victime ou complice », s'interroge l'auteur en prêtant voix aux médias de l'époque. Celle-ci est caractérisée par la dominance de la thèse de l' »enfant vicieux », de l'innocence pervertie. La condamnation morale est d'autant plus lourde que les médias touchent à des sujets impensables pour leur temps, expliquant la lourdeur axiologique qui pèse sur le très peu de récits de violences sexuelles, dont le nombre reste très mineur de 1920 à 1970. Après l'apparition de la pédophilie dans le domaine public, correspondant à la période post-68 que nous évoquerons plus bas, s'ouvre le temps de la réflexion. La « loi du silence » paraît bien loin, le tabou se lève, représentant une mutation fondamentale dans l'histoire des mœurs. Est évoquée comme constituant un tournant dans le traitement médiatique la diffusion de l'émission de Mireille Dumas, Bas les masques, au printemps 1995 : ayant pour sujet l'enfance maltraitée, l'émission télévisée constitue le premier canal de mise en scène de ces violences particulières, et réussit l'exploit non seulement de donner une voix aux victimes, qui peuvent dire « leur mal-être, leur incapacité à oublier, à se construire une vie heureuse et équilibrée », mais aussi de leur mettre un visage. La télévision s'empare de ce que la presse peinait à représenter, établissant bien par là qu'elle est le premier lieu de la monstration. Depuis lors, les histoires de pédophilie et d'exploitation sexuelle des enfants sont véritablement sous le feu des projecteurs des médias, ce que nous verrons plus bas. b) La période problématique des années 1970 Dans son article « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », Mme Ambroise-Rendu fait mention d'une période particulière dans l'histoire du traitement médiatique de la pédophilie, d'autant plus intéressante à évoquer dans le cadre de notre étude qu'il s'agit de celle où la carrière de Savile battait son plein. La France de post-68 voit le thème de la pédophilie – dont le terme exact fait son apparition à l'époque – faire l'objet d'un traitement extensif dans les médias, mais sous un angle inédit. Apparaît à l'époque une forme de plaidoirie pour la pédophilie, qui se manifeste sous les aspects suivants : les cas sont dénoncés par la presse avec violence « afin de leur rendre leur dignité », dans le sens qu'il ne s'agit pas seulement de cas de violence isolés, mais qu'ils font partie d'une remise en question globale et radicale de l'ordre social. De la même manière que la violence des émeutes était perçue comme un signe de contestation des carcans moraux de l'époque, les actes pédophiles sont analysés comme venant à l'encontre des conventions « vieille France ». A une époque particulière de permissivité intellectuelle, les journaux vantent déjà les sexualités alternatives, non conventionnelles. Mme Ambroise-Rendu évoque le domaine de la littérature comme lieu

BURLET Fleur - 2013 41 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

d'illustration de pratiques pédophiles vues comme épanouissantes pour l'adulte comme pour l'enfant, notamment à travers les exemples d'ouvrages de Tony Duvert. Un élément important à retenir de cette période unique est la place nouvelle faite à l'enfant. Celui-ci est considéré comme un être déjà doté d'une sexualité, dont l'éducation répressive brime les envies et les pulsions. Il est donc placé au cœur du débat, mais dans une posture inédite : les vrais « bourreaux » seraient ceux qui condamnent la pédophilie, l'empêchant de s'épanouir pleinement. Perçu comme une personne autonome et consciente, l'enfant est pris dans son intégrité ; on lui suppose un sensibilité et il sort de là du statut d' « objet du crime » auquel il était borné. Cette période particulière de l'histoire de la société française, qui reste tout de même assez limitée à certains cercles, traduit donc la croissance de l'intérêt porté à l'enfant, et confirme que le cas de la pédophilie reste nécessairement sujet à discussion durant la période post années 60. A la même époque, de l'autre côté de la Manche, la société britannique avait ses propres enjeux. Les « Swinging Sixties », et la décennie qui suivit, furent l'apanage des problèmes sociaux, notamment un pic de criminalité et une crise de l'éducation. La condamnation de cette époque est encore en vigueur aujourd'hui, et , ancien premier ministre, en est un des premiers détracteurs. En juillet 2004, il proclame dans un discours attaquant les Swinging Sixties et leurs années de répercussion sa volonté de restaurer l'ordre moral, estimant que ce que la population britannique recherche peut être résumé en trois mots : 55 « des règles, de l'ordre et des comportements convenables. ». C'est le dernier élément qui apparaît comme le plus pertinent à relever ici, on ressent une nette condamnation de la permissivité de l'époque. A la suite des révélations sur Savile, les médias ont sauté sur l'occasion pour rejeter la faute sur la corruption morale ambiante à la fin des années 1960. De nombreux journaux accusèrent la période, jugée comme particulièrement permissive, d'avoir facilité la tâche aux criminels sexuels tels que Savile pour qu'ils puissent commettre leurs actes quasi impunément. Une journaliste du Daily Mail a estimé que « le fait que l'on ait cru qu'il était possible d'inventer, au fur et à mesure, ses propres règles dans le domaine de la sexualité a créé une société qui a tout simplement arrêté de protéger les 56 enfants. » Dans le contexte du scandale Savile, les décennies de ses débuts de carrière ont été particulièrement remises en cause. Mais, tranche Frank Furedi, en dépit de la révolution sexuelle, « ce n'était pas une époque au sein de laquelle il aurait existé une 57 forme d'affirmation culturelle de l'exploitation sexuelle et de comportements abusifs. ». En d'autres termes, Savile n'était pas seulement un produit de son siècle : il était aussi et avant tout un puissant personnage qui prenait la liberté de se comporter comme il lui plaisait, selon ses propres valeurs. Mais le besoin d'un spectre de condamnation plus large se fait sentir dans le traitement médiatique de l'affaire, et la crise morale et institutionnelle qui a suivi a été indéniablement guidée par un fort ressentiment envers une entité jugée responsable. Reste à savoir laquelle.

55 Traduction (« People want rules, order and proper behaviour ») Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012)Chapitre 3 “Remembering The Past : Good Old Days – Bad Old Days”, Section “A Moral Condemnation of the Past and the 1960s”, page 37 56 Melanie Philips, « Jimmy Savile and How the Left Has Encouraged the Sexualisation of our Children », The Daily Mail (22/10/2012) 57 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012)Chapitre 3 “Remembering The Past : Good Old Days – Bad Old Days”, Section “A Moral Condemnation of the Past and the 1960s”, page 37 42 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

B) Les scandales pédophiles comme déclencheurs de "crises morales" : l'influence indéniable de l'émotion et l'embrasement des passions. Lorsque des scandales impliquent les enfants, et encore plus quand ceux-ci sont mis en lien avec le thème de la violence sexuelle, le débat est rarement tempéré. La raison majeure est que l'émotion gagne bien plus de terrain qu'en temps normaux, du fait du caractère sacré de l'enfance. Les réponses formulées par la presse aux atteintes aux enfants défient toute restriction et s'expriment avec passion. Il s'agit, dans ce contexte de crise morale, de s'élever contre le Mal ; mais cette « croisade morale » peut mener à une virulence entraînant des actes d'intolérance. La réaction se fait immédiatement dans l'excès, ce qui est particulièrement intéressant à étudier dans le cas de l'affaire Savile. Comme nous avons vu auparavant, c'est ce climat d'outrage moral embrasé par l'émotion qui a conduit plus d'un journaliste à accuser ou publier des accusations qui ne devaient dépasser le stade de rumeurs.

a) De la crise à la croisade morale Comme nous n'avons cessé de l'évoquer au long de notre étude, les révélations à propos de Jimmy Savile ont provoqué un véritable tollé que ce soit au niveau des médias qu'à celui de l'opinion publique. Dans le cadre de l'analyse de ce basculement d'opinion généralisé, le concept de « crise morale » a été évoqué plusieurs fois. Grâce à la lecture de l'ouvrage de Frank Furedi, qui fait du scandale Savile un exemple pour illustrer sa thèse, le concept de « croisade morale » peut être évoqué. Comment passe t-on d'une situation de crise des valeurs à une situation de volonté réformatrice ? Et en quoi le concept de « croisade morale » illustre t-il une opinion publique offensée ? Bien que notre étude porte essentiellement sur les médias et le traitement journalistique d'une affaire qui a gravement atteint la population britannique, l'impact de cette affaire mène à des interrogations d'ordre sociologique. L'étude de la société et de ses réactions à ce qui la menace est particulièrement pertinente ici dans le cadre d'un revirement de l'opinion publique, illustrée dans les médias. L'ouvrage de Furedi donnera les grandes lignes de cette démonstration. Tout d'abord, il a pu être constaté que les révélations sur Savile ont donné lieu à une crise multiforme : crise de confiance, crise de représentations, crise des institutions, crise du pouvoir et surtout des figures d'autorité. Ces dernières formes de crise seront analysées dans le deuxième moment de cette partie, dans lequel il sera traité plus largement de l'atteinte portée à la BBC. Ce moment de remise en question générale de l'ordre établi est accompagné d'un sentiment de panique morale : ce terme vient, depuis les années 1970, caractériser de brèves périodes où s'expriment de façon particulièrement virulente horreur et inquiétude face à un événement donné et ses répercussions. Frank Furedi en dénonce un usage trop systématique par un public large, et estime que la fièvre qui a suivi les révélations Savile ne peut pas être reliée à cette notion de panique morale : en réalité, lors de l'émergence du terme au début des années 1970, dans les travaux des sociologues Jock Young et Stanley Cohen, il exprimait la façon dont les appréhensions quant à un comportement jugé déviant étaient mobilisées par les médias, les politiciens et les chefs moraux. Selon la définition de Stanley Cohen, une panique morale représente « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes désigné comme une

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58 menace pour les valeurs et les intérêts de la société. » Cette situation oppose, toujours selon Cohen, les « moral entrepreneurs » (chefs moraux) qui mènent la dénonciation et les « folk devils » (boucs émissaires), victimes du courroux général. Au Royaume-Uni, le terme a été le plus mobilisé lors des crises opposant la société britannique à la contre-culture jeune, celle des Mods et des Rockers. Une des bases de la panique morale est en effet l'existence d'un consensus moral quant aux « bonnes » valeurs, ce qui se fait de plus en plus rare de nos jours vu la différence parfois radicale des discours. Le criminologiste David Garland, cité par Furedi, estime donc qu'il y aurait une « distanciation » par rapport à cette notion de panique morale dans les sociétés britanniques et américaines, dans lesquelles il est « difficile de trouver un enjeu public sur lequel se fait un consensus total en l'absence 59 d'opinions contraires. » L’éclectisme des styles de vie et des types de comportement modernes sont de façon permanente l'objet de débats publics, ce qui rend en effet le consensus difficile. Pour autant, David Garland estime qu'il y a certains sujets sur lesquels l'opinion s'accorde immédiatement : la panique générée par des cas médiatisées d'abus sexuels sur enfants, par exemple, est considérée comme étant une « panique morale authentique 60 ». Comme Furedi l'explique par la suite dans son chapitre 4, la panique causée par la pédophilie possède l'extraordinaire capacité de mobiliser de violentes émotions, et de mener à l'expression de sentiments moraux par la grande majorité de la population d'un pays, guidée par une véritable effusion médiatique. De là, et nous verrons cela dans le dernier moment de ce I), le thème des violences sexuelles faites sur enfants a acquis une grande importance, justement grâce au fait qu'elle joue sur l' « imagination morale » d'une communauté, sous-entendu sa capacité à projeter les répercussions morales d'un événement de ce genre sur le long terme. Or la panique morale est aussi caractérisée, selon Joe Beck, par sa courte durée : elle ne serait active en réalité seulement une ou deux semaines, voire une année entière au 61 grand maximum . C'est grâce à ce dernier élément que Furedi bascule vers le concept de « croisade morale », défini par Howard Becker comme étant « orienté vers la modification 62 du comportement des autres par la promotion d'une idéologie du mal », une idéologie particulièrement présente dans la condamnation des violences sexuelles sur enfants. Pour ceux qui l'opèrent, la croisade morale est hostile à tous ceux qui remettent en question ses revendications. On peut d'ailleurs constater une opposition quasi-immédiate à laquelle ceux qui oseraient sous-entendre que certaines des accusations sur Savile ne seraient pas forcément véridiques sont confrontés. Dans un article du Guardian, un ancien collègue de Savile, Paul Daniels, émet des doutes quant à la véracité de certaines accusations : « Mais je me suis demandé si toutes les accusatrices étaient honnêtes. Je comprends tout à fait qu'il y ait des femmes qui ne veulent pas parler de ce qu'il leur est arrivé, mais ça paraît tout de même bizarre que plus de 400 d'entre elles

58 Traduction. Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics : The Creation of the Mods and Rockers (1972) 59 Traduction. David Garland, article « On The Concept of Moral Panic », Crime Media Culture, n°4 (2008) page 17 60 Ibid, page 17 61 Joe Best, « Locating Moral Panics within the Sociology of Social Problems », in Moral Panic and the Politics of Anxiety, 2011 62 Howard S. Becker, Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance (1963) page 153 44 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

63 gardent le silence 40 ans durant. » "But I have been wondering if all of the accusers are for real. I can fully understand some women not wanting to talk about what happened to them, but for over 400 of them to keep quiet for 40 years seems strange.” L'article du Guardian précise que ses commentaires sur l'affaire avaient été repris par plusieurs quotidiens après leur publication sur le site officiel de Daniels, mais que tout a été supprimé. Il rapporte la réponse d'un porte-parole de la National Society for the Prevention of Cruelty to Children (NSPCC), l'organisation de protection de l'enfance : « Les accusations d'agression sexuelle doivent toujours être prises au sérieux et pleinement enquêtées quelle que soit la période à laquelle elles ont eu lieu. Les victimes ont souvent beaucoup de difficultés à s'exprimer et peuvent parfois ne 64 pas porter plainte durant des années voire des décennies. » "Accusations of sexual offences must always be taken seriously and fully investigated no matter how long ago they were. Victims often find it very difficult to speak out and may therefore not report offences for years or even decades," said its spokesperson.“ Comme nous le verrons dans la dernière partie de l'étude sur le changement de regard, cette difficulté est amplifiée par le fait que dans le climat du scandale et de la recherche intense de preuves de la culpabilité de Savile, la limite entre ce qui est tenu pour de simples accusations et ce qui est élevé au rang de preuve devient de plus en plus floue. Pour finir sur ce concept de croisade morale, Furedi estime que la réaction extrême qu'il y a eu à l'affaire Savile est cependant restée confinée aux institutions politiques et culturelles, avec une suractivité des médias, qui dotent Savile de « pouvoirs maléfiques, du genre de ceux que l'on trouve seulement dans les films fantastiques d'Hollywood », et et une prolifération d'opinions et d'accusations circulant sur les réseaux sociaux. La panique morale, selon lui, a été restreinte à un cercle d'élite, et n'a duré que le temps d'une semaine. Sur ce point, cette étude cherche à prouver le contraire : ce « cercle d'élite » a t-il été responsable de la profanation de la tombe de Savile, de la dégradation de ses lieux de vie, du retrait de ses honneurs, de la haine généralisée de millions de téléspectateurs trahis par le héros du divertissement ? Si la « croisade morale » est perpétrée par des chefs moraux établis, elle est, et c'est le but de notre étude, portée par une indignation collective durable et définie.

b) L'abus sur enfants, le pire des maux Au cours de cette étude apparaît fréquemment le terme d'abus. Nous savons que celui-ci est impropre, mais il est doté en anglais d'un sens si fort et une si puissante connotation morale que nous avons choisi de le garder tel quel, même s'il représente en réalité un barbarisme de langue. Il s'agit juste d'un sentiment personnel : les traductions « mauvais traitement » ou « maltraitance » semblaient trop faibles, celui de « sévices » trop technique, même s'il est plus proche du sens britannique. Nous préférons donc garder le terme d'abus, en ce qu'il constitue un acte commis par une entité, poussé trop loin sans le consentement de l'autre, sorte de dépassement de la limite autorisée. En français, l'abus voyage rarement seul : il est question d'abus de faiblesse, d'abus de pouvoir... Ici, le terme sera gardé dans son essence,

63 James Meikle, « Paul Daniels questions whether all Savile accusers 'are for real' », The Guardian (24/12/2012) 64 Ibid BURLET Fleur - 2013 45 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

pour lui conférer une signification propre à la démonstration. L'abus sur enfants sera ici le crime le plus odieux, en ce qu'il implique un asservissement de l'autre à un statut d'adulte omnipotent, avec une forme d' « emotional blackmail » (chantage émotionnel) jouant sur l'infériorité supposée de la victime. Crime véritablement psychologique, impliquant la domination d'un être sur un autre, il entraine la destruction d'une conscience et de réels dégâts sur le long terme. Un des seuls actes qui évoque l'idée traditionnelle du péché, l'abus sexuel d'enfants contient en germe la notion de transgression, proche en symbolisme de celle que représente l'inceste. En cela, l'abus implique la violation de quelque chose que la communauté tient pour sacrée. Toutefois, malgré la force du terme, ce qu'il représente reste flou : Frank Furedi 65 estime qu'il « peut englober ou non la notion de viol ». Cette définition de Furedi est tirée d'un article du Law Times en 1860. Pourquoi garder un terme qui date d'il y a un siècle et demi, où la pudeur était bien plus présente que de nos jours ? Peut-être justement parce que c'est l'affront, la transgression d'un ordre qui prime, et dont les détails ne sont pas nécessaires à la saisie de la grandeur du tort. La sociologue britannique Anneke Meyer se penche quant à elle sur la question d'un pays où l'inquiétude autour des enfants et de leur sécurité devient hors normes. L'obsession autour du risque de pédophilie, la pathologisation des relations entre adultes et enfants et la terreur du « stanger danger » sont devenus des thèmes majeurs dans la perception de de l'enfant au Royaume-Uni. Dans un contexte de législation intense afin de protéger leurs intérêts, le contact physique entre adultes et enfants est à présent perçu comme une forme de prélude à une possible agression sexuelle. La prolifération des règles de « no touch » dans les écoles et les garderies est un des signes de cette terreur du débordement. C'est dans cette perspective, à la lumière des inquiétudes qui entourent l'enfant, que Meyer analyse les conséquences que l'acte de pédophilie a sur l'opinion publique : « L'acte d'abuser d'un enfant viole le sacré et le sexuellement innocent. Il est très probable que la dynamique entre l'innocence, la sexualité et le crime violent transforme la pédophilie en une 66 véritable atrocité. » Le crime est interprété comme autre chose qu'une violation : il s'agit d'une véritable corruption de l'innocence, et contient implicitement l'idée de « pollution morale ». Selon celle-ci, l'abus sexuel entraîne une véritable dégradation de notre être intérieur, à un tel point que ceux qui sont sujets à une telle pollution ne seront plus jamais les mêmes. Frank Furedi remarque dans la presse britannique une véritable rhétorique de l'abus, dans lequel le thème de la victime devient porteur d'un concept fortement moralisé. C'est alors du côté des victimes qu'il faut se pencher, afin d'analyser la place que leur réserve le discours médiatique et ce que cette place révèle du regard extérieur porté sur eux. Ce sera au cours de notre troisième partie, dédiée au changement de regard généralisé qu'a entrainé l'affaire Savile, que ce thème sera étudié ; nous verrons que la gestion de l'image des victimes pose problème à un discours médiatique plongé dans l'embarras des révélations.

65 Traduction (« it may include rape no doubt, or it may not ») Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012)Chapitre 5 “Inflation of Abuse and Rise of the Victim”, Section “An Intensely Moralised Concept”, page 54 66 Anneke Meyer, « The Moral Rhetorics of Childhood », Childhood, vol. 14, n°1 (2007) 46 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

II) L'emballement médiatique à son comble : une « chasse aux sorcières » qui met les piliers de la société britannique sous le feu des accusations.

L'impact des révélations sur Savile a excédé les limites du monde médiatique et de l'opinion publique. Bien que l'instigateur soit reconnu, une myriade de probables collaborateurs du crime sont pointés du doigt. Le fait que plusieurs institutions majeures, piliers britanniques – la British Broadcasting Corporation, la National Health Service et la police – n'ont pas réussi à protéger les enfants de Savile donne à cette crise de l'opinion une dimension institutionnelle. Quelles sont les accusations prononcées à l'égard de ces institutions, comment sont-elles formulées et quelle réponse y est-elle apportée ?

A) Les crimes de la BBC : cacher Savile durant son vivant, et refuser de le dénoncer après sa mort. Derrière la violente condamnation de Savile se trouve en filigrane – et parfois au premier plan – la dénonciation de corruption morale de la BBC. L'institution médiatique est dans le viseur de l'opinion, et fait l'objet de vives critiques. Celles ci s'organisent autour de deux reproches majeurs :

a) Cacher Savile de son vivant : les dénonciations de « cover-up » de la BBC pour un criminel qui se « cachait en pleine vue » Selon le rapport de l'Operation Yewtree publié le 11 janvier 2013 sur les crimes de Savile : « Les infractions sur les lieux de la BBC ont eu lieu entre 1965 et 2006, notamment durant 67 le dernier enregistrement de Tops of the Pops ». Le décalage entre la longévité de la période des crimes ( 40 ans) et le retard avec lequel ils ont été dénoncés a été remarqué et vivement décrié par la grande majorité des médias britanniques. L'énormité de l'offense a conduit de nombreux journaux à laisser entendre qu'il existait une forme de conspiration du silence autour du comportement de Savile. Bien qu'aucune preuve tangible ne puisse être rapportée, les témoignages venus de l'intérieur se multiplient. Plusieurs quotidiens ont ainsi rapidement publié des commentaires d'anciens membres de la BBC, trahissant le fait que les agissements de Savile étaient bien connus. Nous pouvons analyser ceux publiés par un journaliste de la BBC elle-même : « Roger Holt, un ancien passeur de disques qui venait dans les bureau de Radio 1 tous les jours dans les années 1960, a qualifié le goût de Savile pour les jeunes filles de « secret de polichinelle ». « J'ai entendu dire dans ses bureaux, juste en passant, 'Jimmy fait encore des siennes'», a t-il dit. « Il sillonnait le pays avec ses collègues de la BBC [qui disaient] 'Oh, il ramène des jeunes filles dans sa Rolls ou sa caravane quand il fait le tour du pays'. Ils disaient juste, 'Oh, il court après 68 les jeunes filles'. C'était un secret de polichinelle dans l'industrie du disque. » »

67 Traduction (“Offences were carried out at the BBC between 1965 and 2006, including at the last Top of the Pops recording”) 68 BBC News profile “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) BURLET Fleur - 2013 47 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Roger Holt, a former record plugger who would visit the Radio 1 offices every week in the 1960s, said Savile's predilection for young girls was "an open secret". "I heard through his office, just in conversation, 'Jimmy's at it again,'" he said. "He used to travel the country with his colleagues at the BBC [who would say] 'Oh he gets these young girls in his Rolls or the caravan when he was travelling around.' "They'd just say 'Oh he's after these young girls.' It was an open secret in the record industry." Un autre journal, The Independent, émet le même genre de propos, sans toutefois citer de noms : « Certains cadres supérieurs ont naivement admis qu'il aurait fallu que les collègues [de Savile] soient “complètement sourds” pour ne pas être au courant 69 des accusations qui entouraient la star. » « Senior executives have candidly admitted that colleagues would have to have been “tone deaf” to be unaware of the claims that swirled around the star. » Ce “secret de polichinelle” sera vivement décrié par la suite, la plupart des médias britanniques, suivis par l'opinion publique, étant persuadés qu'il existait une « conspiration du silence » au sein de la BBC à propos des agissements de Savile. Des rumeurs d'un cercle pédophile au sein de l'institution, couplés à l'immémoriale critique des mœurs du show-business, ont fait que la BBC s'est rapidement trouvée dans une situation pour le moins compliquée. Celle-ci a été envenimée par le médium-même du scandale : l'émission télévisée qui a révélé le vrai visage de Savile.

b) Refuser de le dénoncer après sa mort : la débâcle institutionnelle de la BBC Le scandale Savile s'est trouvé d'autant plus vivifié par l'annonce, filtrée dans les médias britanniques, que non seulement la BBC était sensiblement au fait des préférences sexuelles de sa star, mais qu'un groupe de journalistes au sein de la maison, en travaillant sur une émission du programme d'investigation Newsnight, avait décidé de mettre tout au clair suivant la mort de Savile dans un reportage dédié. Il apparaît que le directeur général de l'époque, Georges Entwhistle, a préféré ne pas diffuser le programme pour ne pas affecter l'image que le public avait de Savile, le présentateur héros – et figure de proue de la BBC. Suivant la publication de cette information, la presse britannique, écœurée des décisions orientées de l'institution-mère de l'information, s'est véritablement enflammée. « N'importe qui, suffit qu'il soit doté d'un cœur, se serait senti obligé de donner des suites après le visionnage des affreux témoignages d'une victime de Jimmy Savile... La BBC 70 a filmé l'entretien, puis a fait disparaître dans ses dossiers la preuve de sa déchéance. », dit John Gapper du . « Liz MacKean y croyait. Perpétrant la tradition d'excellence du journalisme de la BBC, elle a fait ses recherches et a trouvé que Jim s'était arrangé pour échapper à la condamnation. Elle a ensuite rassemblé toutes les pièces d'une histoire poignante qui vengeait les victimes de Savile tout en condamnant ceux qui doutaient d'elles. Le fait que 69 The Independent , « Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation » 70 Traduction ("Anyone with a heart, watching the horrifying testimony of one victim of Jimmy Savile... would have felt compelled to take action. The BBC filmed the interview then proceeded to shelve the evidence of its failure...”) 48 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

cette histoire n'ait pas été diffusée est une plaie sur le visage du groupe de médias en qui 71 le monde entier avait la plus haute confiance », dit Alison Pearson du Daily Telegraph. Les accusations de « cover-up » pleuvent, règnent un profond climat de méfiance face à la BBC, vue comme le lieu d'une véritable conspiration du silence autour de Savile. Tous ceux qui le couvraient sont jugés comme au moins aussi coupables que le réel criminel. Le champ lexical de la « trahison administrative » est mobilisé, notamment par l'utilisation massive du verbe « to shelf » - littéralement, mettre sur une étagère – pour qualifier l'acte de dissimulation de la BBC. On relèvera particulièrement l'expression quasi oxymorique 72 de l'Independant, « spectacularly shelved » (traduction grossière : rangé de façon spectaculaire – comprendre : idée d'une dissimulation extraordinaire, presque ridicule dans sa taille) qui exprime son incrédulité face à un tel acte. On a ainsi l'image d'une pièce à conviction de taille, rangée innocemment parmi d'autres dossiers de moindre valeurs dans les méandres administratives de la BBC, où tout peut arriver. Un vecteur intéressant de la rage des médias est de donner la parole aux victimes. Que pensent-elles, elles qui sont au cœur de l'histoire, de cette dissimulation ? « Karin Ward raconte à Panorama [émission de la BBC, qui essaie de se 'racheter' avec un autre programme censé permettre aux victimes de s'exprimer] sa fureur lorsqu'elle a constaté que son entretien n'avait pas été diffusé par Newsnight : « C'était blessant, et c'était difficile parce qu'on m'avait vraiment poussé à le faire alors que je ne voulais pas... » « Au bout du compte, j'ai dit que j'étais d'accord, et pour tout ce stress – c'est ce qui m'a vraiment mise en colère – le fait que j'avais subi tout ce stress alors qu'il fallait que je me focalise sur ma rémission [Ward souffrait alors de cancer], et puis ils ne l'ont jamais utilisé – parce que 73 quelqu'un de haut placé ne me croyait pas. » Karin Ward told Panorama she had been angered when her interview was not aired by Newsnight: "It was hurtful, and it was difficult because I had been pushed so hard to do it when I didn't want to... "In the end I said OK, and for all that stress, that's what made me angry, the fact that I'd gone through all that stress when I really needed to concentrate on getting well, and then they never used it - because somebody higher up didn't believe me". La rage d'une victime que l'on n'a pas crue est ici clairement utilisée par le journaliste pour en appeler à l'émotion du lecteur, qui se trouve non seulement outré par le comportement élitiste des “grands” de la BBC (protéger les plus forts) mais aussi par le tort que cela a dû faire aux victimes. Double culpabilité pour la BBC qui, comme nous le verrons par la suite, paiera cher ses erreurs.

71 Traduction ("Liz MacKean did believe. Acting in the very best tradition of BBC journalism, she did her research and found out that Jim had fixed it to escape prosecution. She put together a powerful story that vindicated Savile's victims and damned their doubters. The fact that the story was not broadcast... is a scar on the face of the world's most trusted broadcaster...”) 72 Jonathan Brown, The Independent, “Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation” 73 “Jimmy Savile scandal: Alleged victims' stories”, BBC News, (24 /10/2012) BURLET Fleur - 2013 49 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

B) Crise de l'autorité et de la crédibilité : quelles réponses les institutions apportent-elles aux accusations?

a) L'ère du soupçon Ces accusations et la révélation de leur véracité ont résulté en une grave crise des institutions tenues comme garantes d'un ordre établi. Plane alors un fort sentiment de méfiance à l'égard de ces entités, sensées incarner une forme d'autorité. Cette « ère du soupçon » peut être retrouvée à différents niveaux. Tout d'abord, le scandale Savile et ses répercussions sur l'image de la BBC ont conduit à une remise en cause du fonctionnement global de la société britannique. Selon David James, du cyber-quotidien gallois Wales Online : « Le cas Savile est présenté comme faisant partie d'une crise plus large, définissant notre époque, qui touche la confiance 74 que nous portons à certaines institutions majeures de notre pays. » Frank Furedi, dans son ouvrage sur Savile, dédie toute une partie à la crise globale de la confiance au Royaume-Uni, ciblant une perte progressive de la confiance publique envers les institutions politiques, médiatiques et religieuses, mais aussi envers d'autres figures d'autorité et de connaissance tels que les médecins, professeurs ou scientifiques. Il met en lien cette perte de confiance avec une crise de l'autorité, sans cesse ébranlée par les évènements qui agitent et remettent en question la société dans son fonctionnement. La méfiance envers la science et la médecine, par exemple, est grandement liée aux nombreux scandales scientifiques largement relayés par la presse, criant à l'abus d'autorité « intellectuelle ». Or dans le cas de l'affaire Savile, c'est justement ceux qui disaient brandir l'étendard de la vérité et de l'intégrité qui se sont trouvés au cœur du scandale. Une des raisons plausibles de l'emballement médiatique autour des révélations sur Savile est que les médias se sont empressés de montrer du doigt un organe d'information institutionnalisé, la BBC, dont les méthodes de fonctionnement sont jugées comme radicalement différentes des autres. La promptitude avec laquelle les quotidiens britanniques ont publié des témoignages d'anciens de la BBC, pointant du doigt la corruption qui y règne, est un signe probable d'une volonté de distanciation. Mais l'effet est là : le scandale Savile a contribué à grandement décrédibiliser la BBC avant tout, mais aussi les autres médias : tous étaient dupés, car tous célébraient Savile. L'ironie est remarquable : en janvier 2008, le directeur général de la BBC de l'époque, Mark Thompson, donne, à la suite d'une série de scandales plutôt mineurs à la lumière de ce qui va suivre, une conférence nommée « The Trouble with Trust » (Le problème de la confiance). Lors de celle-ci, il concède que la confiance que lui accorde son public est ce qui fait fonctionner la BBC. « La confiance du public est vitale au bon fonctionnement de la BBC. […] Sans elle, 75 elle n'a aucune valeur en tant qu'institution. » Par ce discours, Thompson veut clairement montrer que la BBC a appris de ses erreurs, et promet de travailler sur la question de la confiance du public, sans laquelle elle n'a aucune légitimité. Or, selon Frank Furedi, le plus intéressant est qu'il définit la BBC comme le « go-

74 Traduction (« The Savile story is being presented as part of a wider era-defining crisis of confidence in some of the major institutions of our state. ») David James, Wales Online (24/10/2012) 75 Traduction. Conférence par la suite publiée par BBC News, section « The Editors », le 15/01/2008 50 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

76 between » entre « l'élite technocratique » et le reste de la population britannique . Il estime que l'institution aide à faire le lien entre ces deux groupes, ce qui explique son rôle vital dans la société britannique moderne. Il est fort peu probable qu'un tel discours soit prononcé suite au scandale Savile. En effet, Furedi évoque un sondage en novembre 2012 selon lequel il est apparu qu'il y avait en réalité plus d'individus qui ne font pas confiance aux journalistes de la BBC (47%) que le 77 contraire (44%) . Le scandale a ainsi donné lieu à une véritable crise de confiance, tout en ayant durablement renforcé le sentiment d'élitisme. Le Daily Star s'interroge : « Qu'est ce que qui nous est encore caché? On nous répète constamment qu'on est tous dans le même bateau. Qu'il faut que nous travaillions ensemble en tant que nation. Mais par ce que nous avons appris récemment, il y a en réalité une loi 78 pour eux, et une autre pour nous, le peuple. » A la dénonciation d'une conspiration du silence autour de Savile s'ajoute la peur traditionnelle du « big government », qui gère ses affaires dans l'ombre et selon ses propres règles. La BBC est vue comme instigatrice de la supercherie, au moins aussi coupable que le criminel lui-même, et est poussée à reconnaître ses erreurs.

b) Comment l'institution gère le scandale et ce que cela dit sur elle-même : déclarations, démissions, et démonstrations de bonne foi. Comment une institution médiatique parle-t-elle d'un scandale qui la touche directement? La complexité de l'affaire se situe également au niveau du rôle de la BBC, employeur de Savile tout au long de sa carrière, qui fut son principal gagne-pain. Après la diffusion de “The Other Side of Jimmy Savile” sur ITV, le programme télévisée qui révèle la face cachée de Savile, il émerge peu à peu qu'elle n'était, en réalité, pas si cachée que ça. De plus, certains choix de programmation après la mort de Savile révèlent une volonté de camoufler le visage bien moins "rentable" du présentateur par les dirigeants de la BBC. Un documentaire de l'émission Newsnight sur les activités pédophiles de Savile a été refusé à la diffusion par la BBC. Cette décision, grandement décriée par les médias, et précipitant la chute de popularité de la BBC, a résulté en la démission de George Entwhistle, à l'époque chargé des programmes, qui, bien que niant avoir eu connaissance du contenu du documentaire d'investigation, est accusé d'avoir cherché à préserver la réputation du groupe en privilégiant, dans un souci de bienséance, les hommages prévus pour Noël consacrés à l'ex-animateur. Une autre tête est tombée suite à cette affaire: celle de Peter Rippon, rédacteur en chef du magazine d'information Newsnight, qui n'aurait pas jugé suffisantes les preuves contre Savile et a refusé de diffuser le programme en conséquence. Se pose la question de l'impossibilité pour les médias d'avoir un regard critique sur leur propre discours, en plus du nécessaire sauvetage d'une institution majeure de l'information et du divertissement britannique, face à ce qui semblerait être le plus gros scandale qu'elle ait jamais encouru.

76 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 7 “Crisis of Authority and Cult of Judicial Inquiry”, section “An abuse of authority”, page 85 77 D'après Peter Kellner, « The Problem of Trust », yougov.co.uk (13/11/2012) 78 Traduction. « Sickened to the core », The Daily Mail (25/10/2012) BURLET Fleur - 2013 51 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Le lynchage de la BBC s'est mué en une hécatombe : démissions et remaniements internes pleuvent. En plus du directeur général, plusieurs cadres au sein de Newsnight perdent leur place. Les comptes-rendus des conférences de presse de la BBC, qui, confrontées aux accusations, choisit de faire un gigantesque mea culpa, sont acerbes, et bien que BBC News publie extensivement sur le sujet Savile- trop tard, peut-être – l'opinion reste furieuse. Nous pouvons reprendre les propos de David Aaronovitch, journaliste aux Times, qui s'interroge sur cette ardeur à voir les têtes tomber : "Il y avait au moins cinq directeurs généraux durant les années où Savile a agi, et George [Entwhistle] n'en faisait pas partie. Il y a eu 40 ans pour arrêter les abus sexuels alors que Savile était en vie, 40 ans même pour y consacrer une émission, alors pourquoi se focaliser sur un film qui n'a même pas été proposé à la diffusion avant la mort du méchant ? […] [Peut-être que] dans l'impossibilité de pouvoir exhumer Savile et trancher le cou à son cadavre, la caboche rose du 79 nouveau directeur général nous sera amenée à sa place ? » "There were at least five DG's during Savile's abusing years and George was not one. There were 40 years to stop the abuse while Savile was alive, let alone make a programme about it, so why concentrate on one film that wasn't even proposed until after its villain was dead? Is it possible that many of us - especially media types - find it easier to comprehend a TV dust-up than an anatomy of misery. Or that, in the absence of being able to dig up Savile and behead his corpse, the pink bonce of the new DG will just have to be brought to us instead?" Peut-être que, par ce mea culpa grandement publicisé, la BBC joue sur la volonté d'exorciser le mal de la part du public. Savile le criminel étant hors d'atteinte, ce sont ses survivants qui paient. Et la BBC y voit peut-être le moyen de satisfaire les foules avec quelques pots cassés, pour ensuite passer l'éponge et reprendre son rôle de « boussole médiatique ». A la suite du rapport de l'Operation Yewtree, la BBC publie un - court - communiqué exprimant à quel point l'institution est « atterrée » par les révélations sur Savile – pour chercher à faire oublier ses propres torts : « Le rapport de police sur l'affaire Jimmy Savile contient de choquantes révélations. Comme nous l'avons auparavant exprimé, la BBC est atterrée d'apprendre que certaines des offenses ont été commises dans ses locaux. Nous aimerions réitérer nos sincères excuses aux victimes de ces crimes. La BBC va continuer de travailler avec la police afin de les aider à enquêter sur ces actes. Nous avons aussi mis en place l'enquête Dame Janet Smith [voir ci-dessous] afin de nous aider à comprendre comment ces crimes ont pu être commis et 80 comment éviter qu'ils se reproduisent. » “The police report into Jimmy Savile contains shocking revelations. As we have made clear, the BBC is appalled that some of the offences were committed on its premises. We would like to restate our sincere apology to the victims of these crimes. The BBC will continue to work with the police to help them investigate these matters. We have also set up the

79 David Aaronovitch, The Times, cité par BBC News dans Leading articles 80 BBC Media Centre, « BBC Response to MPS and NSPCC Report », consultable ici : http://www.bbc.co.uk/mediacentre/ statements/response-mps-nspcc-report.html 52 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

Dame Janet Smith Review to help us understand how these crimes could have been committed and how we can avoid them happening ever again.” Or la paix n'est pas si facile à obtenir. Consciente de ce qu'elle a à prouver, la BBC lance une série d'enquêtes internes afin de trouver la source du mal. Elles les liste dans un article de BBC News81, destiné à prouver qu'il n'est pas question pour elle de rester inerte face aux conséquences, dans une nette volonté de rachat de confiance de l'opinion publique. On dénombre : - une enquête menée par l'ancien chef de Sky News (“maison” médiatique concurrente) Nick Pollard sur les erreurs de management à propos du choix de non-diffusion de l'émission Newsnight sur Savile - une enquête menée par un ancien juge de la Cour d'appel, Dame Janet Smith, sur la culture et les pratiques de l'institution ainsi que sur la protection de l'enfance au temps de la carrière de Savile - une enquête menée par Dinah Rose, avocat de la couronne, sur la gestion d'anciennes accusations de harcèlement sexuel. Selon Frank Furedi, cet appel à l'enquête peut être expliqué par le fait qu'en temps de crise de la confiance, le réflexe est de se tourner vers l'ordre judiciaire, le seul qui est assez indépendant pour restaurer l'autorité politique. L'utilisation intempestive de l'enquête en tant qu'instrument de gouvernance et de restauration de l'ordre est l'expression même de la perte de légitimité des institutions publiques82. La BBC n'est pas la seule attaquée dans ses pratiques. Le rapport de l'Opération Yewtree révèle que Savile a commis ses actes dans 13 hôpitaux, dont Leeds General Infirmary de 1965 à 1995 et Stoke Mandeville de 1965 à 1988. Que de tels agissements aient été commis sur une période si longue et au sein de locaux si prestigieux a mené à de nombreuses accusations de corruption au sein de la National Health Service (NHS), qui recevait d'importants dons de la part de Savile et jouait sur son statut de célébrité pour de nombreux évènements caritatifs dont il était le porte-parole. Une autre série d'enquêtes a ainsi été lancée, notamment celle du Département de la santé sur sa propre décision d'inclure Savile dans ses travaux et se penchant sur l'administration de l'hôpital psychiatrique hautement sécurisé de Broadmoor. Enfin, une accusation des plus graves concerne l'un des piliers de l'ordre des sociétés modernes. Accusée elle aussi d'avoir laissé passer Savile, la police britannique est dit avoir abandonné une accusation enregistrée contre la star, plongeant le pays dans la méfiance quant à son intégrité. Suite aux révélations, le ministère public publie un rapport à propos d'une décision prise en 2009 de ne pas inculper Savile pour agressions sexuelles en dépit des quatre dépositions faites à la police dans le Surrey et le Sussex. Ce rapport estime que des décisions complémentaires auraient pu être prises si « la police et les procureurs avaient adopté une approche différente.83 » Le procureur général a ensuite présenté ses excuses au nom du ministère public et a qualifié le rapport de « véritable tournant ».

81 BBC News, « Jimmy Savile scandal: Report reveals decades of abuse » (11/01/2013) 82 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 7 “Crisis of Authority and Cult of Judicial Inquiry”, section “The inquiry”, page 90 83 BBC News, « Jimmy Savile scandal: Report reveals decades of abuse » (11/01/2013) BURLET Fleur - 2013 53 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

En dépit de toute cette apparente bonne volonté, une solution moins menaçante est rapidement adoptée: tout mettre sur le dos du diabolique Savile. Les faits suivants sont rapportés dans le BBC News Profile du 18 octobre 2012, “Jimmy Savile scandal”: « Savile a persuadé les tabloids de ne pas publier ce qu'ils avaient sur lui en leur disant qu'ils seraient alors responsables de la fin de ses œuvres de charité, selon le présentateur Paul Gambaccini. Savile était dit avoir récolté 40 millions de livres pour la bonne cause, et c'était une forme efficace de chantage émotionnel. » Les mêmes propos sont repris par The Independant : « Auparavant, il avait prévenu des rédacteurs trop curieux que s'ils l'exposaient, soit il arrêterait de lever des fonds pour la bonne cause, soit il serait en mesure de faire appel à des amis haut placés qui pourraient le couvrir ou créer des problèmes. 84» La même idée de “chantage émotionnel” est reprise par les porte-parole de la police, qui y ajoutent la dimension de menace et de l'agression verbale : “Il n'avait pas peur de la police. Quand il a été interrogé en 2009 à propos des accusations relatives à l'école Duncroft, il a dit aux officiers de police, deux femmes : “Si ceci ne disparaît pas, alors j'appliquerais ma propre politique. […] J'ai des amis... J'ai prévenu mon équipe d'avocats que l'on risque de travailler 85 avec vous […] Mais personne ne semble vouloir aller aussi loin. ” C'est, encore et toujours, le « monstre Savile » qui est au cœur du problème. Les institutions, coupables elles-aussi, n'hésitent pas à pointer le criminel du doigt, s'avouant victimes elles- aussi de ses abus de pouvoirs. Une rhétorique des plus intéressantes à étudier dans le cadre d'un scandale de dissimulation et de corruption, qui, s'il entraîne haine et rage envers Savile, renforce aussi la méfiance de la population envers les institutions – et le monde médiatique.

C) La "chasse aux sorcières" suivant l'affaire Jimmy Savile. Rumeurs, fausses pistes et emballement médiatique.

a) L'âge de l'avènement de l'enquête et de la chasse aux dépositions Comme expliqué dans le B), la réponse immédiate au rapport de l'Opération Yewtree et aux accusations de « cover-up » de la BBC et des autres institutions impliquées était de mettre en place une série d'enquêtes, dont l'annonce est grandement médiatisée pour apaiser la demande d'explications venant du public. Par là, on remarque une véritable tentative d'officialisation, de recherche quasi scientifique dénuée de ressenti pour aller au fond des faits. Mais l'Opération Yewtree elle-même, produit d'une enquête initiale et véritable « preuve » des crimes de Savile, n'est peut-être pas complètement fiable, comme l'avance Frank Furedi. En effet, l'auteur estime que l'enquête judiciaire devant prouver la culpabilité de Savile est affectée par l'ampleur des crimes à démontrer. L'Opération Yewtree, 84 Traduction. Jonathan Brown, T he Independent , “ Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation” 85 Ibid. Traduction et sélection. 54 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

menée par la Metropolitan Police, est mise en difficulté par le fait qu'il est difficile de trouver ce qui peut être considéré comme des preuves véritables de culpabilité pour des faits qui remontent aux années 1960. Le but alors est de découvrir un maximum d'agressions non dénoncées. Dans de telles circonstances, la possibilité d'une enquête judiciaire repose uniquement sur la parole de nouvelles victimes, qui évoquent des évènements traumatisants qui ont eu lieu il y a des décennies. En d'autres termes, l'accusation globale contre Savile trouvera sa crédibilité dans le nombre d'accusations indépendantes qui peuvent être formées contre lui. On peut comprendre comment cette précision peut s'avérer problématique. En effet, une semaine après le lancement de l'Opération, la police rapporte avoir été contactée par 86 des centaines de témoins . Comme les poursuites dépendent du volume d'accusations, la recherche de témoignages est primordiale. Furedi relève que ce changement important des méthodes d'investigation, passant de la résolution de crimes pour lesquels la victime a porté plainte à la recherche de crimes qui n'ont pas été dénoncés, est très peu soulevée. Pourtant, ces méthodes peuvent être interprétées comme une forme de « construction de crime » : la police s'affaire avant tout à trouver le plus de délits possibles afin de renforcer l'accusation générale contre Savile. L'auteur qualifie cette méthode d'investigation de « chalutage » (trawling operation), consistant à draguer le plus de dénonciations possibles pour venir grossir l'accusation. Ce « chalutage », a priori périphérique à la problématique principale de cette étude, a d'importantes répercussions sur la façon dont sont perçues les victimes dans leur présentation par les médias. En effet, certaines d'entre elles passent seulement au stade de victime par ces méthodes d'investigation, n'ayant pas osé s'exprimer auparavant. Nombreux sont les journaux qui ont soulevé l'éventualité de faux témoignages, face à une enquête qui pousse à la dénonciation. Nous verrons dans notre troisième partie, qui explore l'idée de changement de regard que l'affaire Savile a entrainé, que cette méthode d'investigation peut être considérée comme une invitation à la réinterprétation d'expériences passées en tant qu'épisodes de victimisation.

b) Le feu des accusations difficile à tempérer Suite à la diffusion des révélations Savile, face aux médias et à un public en demande d'explications, George Entwhistle apparaît face à un comité de membres du Parlement et s'exprime devant un parterre de journalistes et de membres de l'administration judiciaire. Décrit par beaucoup comme « déconfit », « dépassé par les évènements », il admet l'existence d'un « problème de culture » au sein de la BBC. C'est en raison de ce problème que les actes de Savile n'auraient pas été découverts. Or beaucoup pensent que le « problème de culture » ne s'est pas arrêté à Savile. Le 2 novembre 2012, le même programme à l'administration controversée, Newsnight, a voulu apparaître débarrassée des éléments problématiques qui avaient mené à la protection de Savile, et se met dans une posture d'investigation à tout prix. Durant cette émission est diffusée une interview de Steve Messham, ancien résident du foyer pour enfants de North Wales, dans laquelle il accuse un homme politique conservateur d'envergure dans les années 1970 de violences sexuelles répétées. On sort donc du milieu problématique du show-business pour aller vers un domaine encore plus controversé : celui de la vie politique. La diffusion de l'interview met le pays au bord d'un scandale explosif à propos du parti gouvernant la vie politique britannique. La blogosphère et la twittosphère s'enflamment – réaction caractéristique de notre époque d'avènement des médias sociaux

86 Vikram Dodd, The Guardian, « Throwing the Net Wide - Jimmy Savile : How The Police Investigation Grew » (28/10/2012) BURLET Fleur - 2013 55 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

– et, de fil en aiguille, identifient le présumé coupable : il s'agirait de Lord McAlpine, ancien trésorier du parti conservateur à l'époque. Son nom est brandi en étendard anti- pédophile, et il rejoint rapidement Savile sur le rang des condamnés de l'opinion publique. Or quelques jours plus tard, Messham retire son témoignage, ce qui compromet fortement les méthodes d'investigation journalistique de la BBC et de Newsnight. Le 10 novembre, George Entwhistle reprend la parole en public, et reconnaît devant un public atterré les dommages que le lynchage public d'un homme en réalité innocent. Cette prise de parole sera sa dernière ; il profite de cette apparition en public pour présenter sa démission. Comment une simple rumeur a-t-elle pu conduire à l'accusation infondée d'un membre de l'administration politique, et comment cette accusation est-elle venue à prendre autant d'ampleur ? Impulsée, comme nous l'avons vu, par les révélations Savile, la croisade morale d'une nation contre la pédophilie est accélérée par l'accumulation de rumeurs et de dénonciations en tout genre, spéculations formulées à la fois par la presse et par des membres de l'administration elle-même. Une des raisons du lynchage en masse de Lord McAlpine est la déclaration d'un membre du parlement du parti travailliste, Tom Watson, qui, durant une séance parlementaire le 24 octobre 2012, annonce qu'il est en possession de « preuves nettes révélant un puissant réseau de pédophiles lié au parlement et au bureau du 87 premier ministre. » Qu'une personnalité aussi estimée que Watson déclare publiquement l'existence claire de preuves est assez pour légitimer les faits, et permettre la spirale des accusations. C'est surtout sur Twitter que le feu s'est propagé : la déclaration de Watson a été soutenu par un groupe de journalistes et de blogueurs, notamment Ian Overton, directeur du Bureau de Journalisme d'Investigation, qui a aidé l'émission Newsnight à faire émerger les accusations sur Messham. Overton publie ainsi, le jour de la diffusion de l'émission, « On diffuse un épisode de Newsnight ce soir à propos d'un politicien très renommé qui est un pédophile. » Le pavé est lancé, et il est repris par de nombreux autres journalistes qui confient aussi avoir recueilli des faits. On remarque alors une véritable frénésie des accusations, débouchant sur une réelle campagne de lynchage cyber-médiatique. La fièvre dénonciatrice est telle que David Cameron, interpellé le 8 novembre par un journaliste quant aux décisions qui auraient dû être prises pour contrer les répercussions, met en garde contre le danger imminent d'une « chasse aux sorcières ». Après la rétractation des propos de Messham, les participants à la folie Twitter justifient leur comportement par l'atmosphère intense de propagation des rumeurs. Furedi évoque deux tweets d'excuse de journalistes, qui mentionnent « une atmosphère fébrile » et se désolent d'avoir « attisé le feu ». Ainsi, durant les semaines qui suivent les révélations sur Savile, l'atmosphère fiévreuse d'enquête policière a mené à l'interpellation de nombreuses célébrités et personnalités suite à des accusations de pédophilie. Un rapport de décembre 2012 estime que la police 88 enquêtait sur 25 célébrités accusées de sévices sexuels dans les années 1970 . Comme nous le verrons dans la dernière partie de notre étude, le changement de regard est tel qu'il semblerait que la décennie entière des années 1970 soit actuellement l'objet d'une féroce condamnation morale.

87 Traduction. The New Statesman, « Is Tom Watson in Danger of Fuelling a New Paedophile Panic ? », Nelson Jones (09/11/2012) 88 David Leppard, The Sunday Times, « Police Investigates 25 Celebrities for Sex Offenses » (09/12/2012) 56 BURLET Fleur - 2013 Partie 2 : La difficile gestion d'un scandale. Crise morale, « croisade morale » dans un monde médiatique en ébullition, tendant vers une remise en question de l'ordre établi.

Conclusion de la deuxième partie et transition

Comme l'avance Nelson Jones dans son article du New Statesman : « C'est dans la nature même des paniques morales qu'elles commencent avec des crimes et scandales authentiques, choquants mais relativement exceptionnels. Comme la révélation est frappante, comme elle touche en plein cœur l'esprit d'une époque, elle créé l'envie d'en savoir plus. Et il se peut fortement qu'il y « plus » à savoir, car même les évènements rares ne sont généralement pas uniques. Mais au fur et à mesure que les révélations progressent, le filet est jeté de plus en plus loin, et la barre en dessous de 89 laquelle est mis tout ce qui est considéré comme prouvé est abaissée. » « It is in the nature of moral panics that they begin with genuine, shocking but relatively exceptional crimes and scandals. Because the revelation is striking or indicative, because it hits the nerve of a zeitgeist, it creates an appetite for more. And there may well be more, because even things that are rare are generally not unique. But as the revelations continue, the net begins to be cast much wider and the evidential bar is lowered. » Rapidement, la crise autour de l'affaire Jimmy Savile s'est amplifiée de tous les côtés: chasse au pédophile dans les milieux d' « élite », punition et condamnation des institutions jugées aussi coupables que le criminel, gigantesque révision des autres institutions impliquées. L'ardeur avec laquelle Savile a été condamné par la presse et l'opinion publique est contagieuse, et de nombreuses autres figures de notoriété subissent le même sort - parfois même de façon complètement injustifiée, seulement dû à la fièvre des dénonciations. Le discours conspirationniste, empreint de méfiance, fait fureur; les médias s'accordent pour dénoncer un énorme « cover-up », qui durerait depuis des décennies. Il va sans dire que le crime de pédophilie envenime le débat : considéré comme la transgression morale par excellence, l'inquiétude est à son comble dans une société britannique où la relation adulte-enfant est devenue complexe et sujette à grande caution. Tous les éléments sont réunis pour que le basculement de l'opinion, massif et apparemment sans retour, se fasse dans un spectaculaire lynchage collectif. Ce n'est plus seulement Savile qui est considéré comme « pourri », mais aussi ses collègues, son milieu, son employeur, ses institutions, son gouvernement... Cette remise en question globale est accompagnée donc d'un gigantesque changement de regard : une époque, un milieu et un personnage sont éclairés d'une lumière nouvelle et donnent lieu à de nouvelles perceptions médiatiques. Le constant retour sur des déclarations de Savile et sur des témoignages de collègues font que l'opinion britannique se demande progressivement comment quelque chose qui, rétrospectivement, semblait si évident a été évacué quarante ans durant. Émerge alors le problème de la mémoire : au comble de sa fureur, l'opinion publique médiatisée veut exorciser toute trace de Savile dans le paysage culturel britannique – comme si, en l'absence du condamné, un tribunal public mettait en œuvre une sentence irrévocable : la « mort morale ».

89 Nelson Jones, The New Statesman, « Is Tom Watson in Danger of Fuelling a New Paedophile Panic ? » (09/11/2012) BURLET Fleur - 2013 57 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

“[…] Savile put his eccentricity in full view and thereby asserted that he was a true innocent. It was only in other people's sick minds that darkness lurked. Who could go around looking so daft except someone with nothing to be ashamed of? He was hiding in the light, inventing a bizarre parody of youth style that enabled him to portray himself as an eternal man-child. Is memory playing tricks when I claim that I was always a bit scared of his television persona? Was revulsion part of the fascination?” «[...] Savile projetait son excentricité sous les yeux de tous, et affirmait par là qu'il était véritablement innocent. Ce n'était que dans l'imagination sordide des gens que se profilait l'ombre. Qui d'autre que quelqu'un qui n'a rien à se reprocher aurait pu se pavaner en ayant l'air si bêta? Il se cachait en pleine lumière, en inventant une étrange parodie d'un style “jeune” qui lui permit de se représenter en tant qu'éternel homme-enfant. Est-ce ma mémoire qui me joue des tours lorsque je soutiens que j'ai toujours eu un peu peur de son personnage télévisuel? Est-ce que la révulsion faisait partie de la fascination? » Source : Jonathan Jones, « Jimmy Savile Was Hiding in the Light », The Guardian « It was good while it lasted », était-il inscrit sur l'énorme tombe de Jimmy Savile avant sa destruction. Un des nombreux gimmicks de Savile, la phrase signifie : « C'était bien tant que ça durait ». Curieuse prévision pour la mémoire posthume de Savile, dont la renommée et l'affection s'est immédiatement estompée un an après sa mort, avec la révélation de sa face cachée. Au fur et à mesure des articles de journaux s'opère le triste constat que Jimmy, en effet, se « cachait dans la lumière ». Bien qu'apprécié de tous, maintes fois récompensé et faisant indéniablement partie du paysage culturel britannique, le personnage Savile a toujours été entouré d'un aura d'inquiétude. Le fait que les rumeurs sur ses préférences sexuelles aient été tues a formé, comme nous l'avons vu précédemment, un des nœuds du problème. Mais c'est le revirement de l'opinion publique, guidé par un énorme mouvement de lucidité manifesté dans les médias qui consacre l'image que la population britannique gardera de Jimmy Savile. En effet, il y a toujours eu « quelque chose de bizarre » chez lui : nous verrons comment des témoignages sur son comportement, sur son caractère ou sur son entourage à la BBC surgissent peu à peu dans les médias, peignant au compte-gouttes le portrait d'un personnage à double-face. Des anciennes interviews, photos, vidéos sont reprises et semblent, par le traitement qu'en font les médias, criantes de vérité. La brusque 58 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

réalisation que cette vérité était là, sous les yeux de tous, est peut-être plus douloureuse encore que le sentiment de trahison initial. Pour reprendre les interrogations que peut se poser l'opinion générale, on passe alors de « comment a t-il pu nous faire ça ? » à « comment n'a t-on pas pu voir ça ? ». Cette réalisation soudaine, déstabilisante au possible, est suivie d'un véritable mouvement de rage. La profanation de la tombe de Savile, la suppression de certains de ses honneurs ou encore le retrait de son nom des espaces publics ne sont pas seulement les traces de la colère d'un pays face à une figure « amie » révélée criminelle, mais aussi une tentative d'exorciser le mal de l'espace public. Nous évoquerons le concept de damnatio memoriae, ou destruction de la mémoire, particulièrement applicable au cas Savile. Face à l'affront qu'un citoyen « de luxe » a fait à sa société, toutes traces de son existence – et surtout, de sa glorification – sont effacées. L'absence de pudeur avec laquelle les journaux étalent des photos de Savile en pleine page, sans respect pour son décès, témoigne également d'une volonté de brandir le coupable, de le faire juger par une forme de tribunal public. Peut-être, dans l'absence physique d'un coupable à condamner, incarcérer, faire s'excuser ou faire payer, les médias et l’opinion publique se vengent sur la mémoire posthume de Savile. Tout est fait que d’un personnage clé du divertissement télévisuel, prodigue philanthrope et véritable emblème de la « working class » ayant réussi ne soit retenu que le crime. Quarante ans de carrière et quatre-vingt-quatre ans de vie, dont tous les souvenirs positifs sont effacés en un an à peine.

I) « It was good while it lasted »: la fin des illusions. Un énorme mouvement de lucidité dans les médias britanniques.

Les trois moments de ce I) s’attachent à développer trois aspects distincts repérables au sein de ce gigantesque mouvement de « chute des illusions ». Nous verrons que, afin de mettre en lumière ce « nouveau Savile » jusqu’alors ignoré, le discours médiatique joue sur trois tableaux : tout d’abord le cadrage général (gros titres, légendes de photos), le retour sur les paroles passées de Savile, censées venir aider la compréhension, et enfin le traitement spécifique de la parole des victimes, qui s’effacent pour laisser la place aux nombreux témoignages de personnages extérieurs.

A) Le jeu sur le cadrage : comment « l’image d’un homme bon – qui paraissait juste un peu bizarre – devient du jour au lendemain la 90 photo d’identité judiciaire d’un malfaiteur évident »

a) Suractualité de l’affaire Savile : gros titres accusateurs et focalisation médiatique maximale

90 Traduction, voir suite du développement. Jonathan Jones, The Guardian, « Jimmy Savile Was Hiding in the Light », (04/10/2012) BURLET Fleur - 2013 59 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Nous avons plusieurs fois évoqué à quel point la couverture médiatique de l’affaire Jimmy Savile a été extensive. La progression de l’affaire peut être ainsi retrouvée : tous les grands quotidiens nationaux publient un obituaire de Savile à l’annonce de sa mort, et couvrent en détail et en photos sa cérémonie funéraire ; puis, après le choc de « The Other Side of Jimmy Savile », ils révèlent un à un le visage a priori insoupçonné de Savile ; enfin, avec la publication du rapport de l’Opération Yewtree et du nombre de victimes de la star, tous s’accordent à condamner l’ancien présentateur. Il est intéressant de remarquer qu’en dépit du sujet a priori très « tabloidien » qu’est l’affaire de mœurs d’une star, les grands quotidiens y consacrent tout de même leurs unes. C’est, ce que nous avons démontré précédemment, en raison du passage de l’affaire Savile d’un fait divers à un véritable fait de société, avec les répercussions que nous avons évoquées et la réaction massive et condamnatrice du public. Sur cette couverture médiatique extensive, nous pouvons évoquer l’article de Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives ». Il fait mention d’un effet particulier du discours journalistique : la déformation d’une 91 actualité évènementielle, pour qu’elle atteigne le statut de « suractualité ». Ce procédé discursif est atteint grâce à la combinaison de deux procédés :

1. La focalisation. L’acte de focalisation consiste, selon Charaudeau, à « amener un évènement sur le devant de la scène » : la nouvelle sélectionnée, mise en exergue par les gros titres de journaux, les annonces en début de bulletins télévisés ou radiophoniques, subit un effet de « grossissement ». Par cette omniprésence médiatique, et par le fait qu’elle est systématiquement présentée en premier, avant les autres nouvelles, elle envahit véritablement le champ de l’information, « donnant l’impression qu’elle est la seule digne d’intérêt. » C’est bien ce qu’il s’est passé avec l’affaire Savile, chaque rebondissement ayant été relaté avec le même degré d’intérêt, formant un véritable roman à épisodes, que le public est obligé de suivre en raison de son traitement extensif. Impossible d’échapper à la photo de Savile placardée sur toutes les unes, ni d’ignorer le « buzz » généré sur les réseaux sociaux ou les nombreuses rediffusions du documentaire d’ITV. D’une certaine façon, par cet acte d’intentionnalité, le propos véhiculé est présenté comme étant obligatoirement digne d’intérêt : si les médias, qui, par un contrat de communication implicite, sont dotés d’une légitimité automatique de parole, estiment que cette information est capitale, alors le public est en quelque sorte forcé de la suivre. Dans le cas de l’affaire Savile, ce phénomène était particulièrement présent à l’échelle régionale : aux alentours de la ville de Leeds, lieu d’origine et aussi d’enterrement du présentateur, tous les quotidiens régionaux titraient régulièrement sur l’affaire, en jouant sur le sentiment de proximité. Il s’agissait de « notre héros », issu d’une famille en difficulté, fréquentant les lieux que nous avons aussi fréquenté, et n’ayant jamais oublié ses racines, même au plus haut de sa carrière. En raison de cette proximité, le nom de Savile était sur toutes les lèvres lors de l’émergence du scandale en octobre 2012 – raison majeure du choix de ce sujet, comme il a été expliqué en introduction.

2. La répétition. Le procédé de répétition parle de lui-même : il s’agit d’une même information passée en boucle « d’un bulletin d’information à l’autre, d’un journal télévisé à l’autre, d’un journal à

91 Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives ». Article publié dans la revue Semen n°22, « Enonciation et responsabilité dans les médias » (2006) 60 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

l’autre et d’un jour à l’autre ». Par cette omniprésence sur le terrain médiatique ainsi que dans le temps, la nouvelle atteindrait, selon Patrick Charaudeau, le stade de « réification » : elle prendrait une existence en soi, figée, authentifiée par sa répétition opérée par le plus grand nombre, s’inscrivant par là de façon indélébile dans la mémoire collective. C’est cette omniprésence qui, comme l’explique l’auteur, fait que les nouvelles sont ensuite colportées dans les conversations ordinaires, devenant un sujet véritablement public : phénomène discursif général, « la répétition d’un propos dans une configuration identique à elle-même donne l’impression d’être le gage d’une vérité ». Tous les médias en parlent, et donnent le même avis : cet avis est ainsi tenu comme véritable, légitimé par le plus grand nombre. La répétition en boucle de l’affaire Savile, comme celle d’autres catastrophes (tsunami, révoltes en banlieue) donne lieu à un réel effet de persuasion : le propos tenu est « essentialisé », et aucune contestation n’est désormais possible. C’est là une des explications de la condamnation massive de Savile en tant qu’ange déchu : le sentiment de trahison est décuplé par les médias qui scandent les crimes du « monstre Savile ». Grâce à l’article de Charaudeau, on voit bien que l’effet de suractualité de l’affaire Jimmy Savile a joué pour beaucoup dans la construction d’une forme de lucidité quant à son réel personnage. Dernièrement, c’est un élément que l’on peut remarquer par l’étude de certains titres d’articles sur l’affaire : la plupart reste d’abord assez « basique », mais avec des termes forts (« Jimmy Savile Scandal », toute une série par BBC News; « Jimmy Savile Sex Savile », The Guardian). Mais après Yewtree, les nouvelles prennent un autre aspect : les détails marquants du rapport, véritable tournant pour l’affaire, sont mentionnés dans le titre, et permettent par là une meilleure propagation des rumeurs (« Jimmy Savile scandal : report reveals decades of abuse », BBC News ; « Jimmy Savile : a report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation » The Independent). Enfin, il est toujours intéressant de regarder du côté des tabloids, qui font souvent le choix du ton de la surdramatisation : des articles tels que « Savile's sex attack on his paperboy » (The Sun), « Jimmy Savile: Sex fiend was a 'necrophiliac', claims former colleague » (The Mirror) ou encore « Jimmy Savile was part of satanic ring » (The Express) sont des révélateurs clés du basculement de l’opinion, bien que dramatisé, vers la condamnation massive de Savile.

b) Jimmy Savile en photo : les nouvelles lectures La citation utilisée dans le titre du A) est à expliquer. Il s’agit d’une phrase issue d’un article clé pour cette étude de Savile, intitulé « Jimmy Savile was hiding in the light », publié au Guardian par Jonathan Jones, le 4 octobre 2012 – alors que le scandale avait éclaté, mais n’avait pas encore pris l’ampleur institutionnelle que nous lui connaissons. Dans cet article, déjà mentionné dans la première partie et qui le sera à nouveau au cours de cette troisième partie, le journaliste évoque l’attitude et l’apparence caractéristiques de Savile, qui on fait de lui le « personnage » nationalement reconnaissable. C’est cette description physique précise de Savile, avec son éternel pantalon de survêtement, son cigare et sa blondeur peroxydée, qui peint à la fois le portrait d’un grand excentrique, un peu bizarre mais tout de même apprécié et reconnu pour ses actes de charité, et, désormais, d’un pervers détraqué. Jones évoque justement ce changement de perception : « Désormais, chaque photo de la défunte légende s’assombrit et se métamorphose, le grand personnage devient un monstre tordu. […] Entre temps, l’image d’un homme bon – qui paraissait juste un peu bizarre – devient du jour 92 au lendemain la photo d’identité judiciaire d’un malfaiteur évident . » « Now 92 The Guardian, « Jimmy Savile Was Hiding in the Light », Jonathan Jones (04/10/2012) BURLET Fleur - 2013 61 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

each photograph of the late legend is darkening and mutating, the great character becoming the sick monster. Meanwhile, the picture of a good man – who just looked rather odd – turns overnight into the mugshot of an obvious villain. » Le constat de Jones est particulièrement manifeste dans les articles du Sun. Nous pouvons prendre comme exemple l’article « Savile's sex attack on his paperboy », de Robin Perrie. Contrairement à d’autres supports qui, eux, parlent de « victimes présumées » (« alleged victims », BBC News), le Sun se range automatiquement du côté de la personne dont elle recueille le témoignage, un ancien distributeur de journaux, qui, alors qu’il passait chez Savile à 15 ans, aurait été victime d’une tentative d’agression sexuelle de la part de la star. Dans l’impossibilité d’en avoir qui datent de l’époque de l’évènement, vu qu’il est déclaré trente ans plus tard, les photos qui illustrent l’article sont de simples photos de Savile « au repos ». On notera les légendes brèves et incisives :

Légende : “Beast ... Savile in his Leeds den” (La bête... Savile dans son repaire de Leeds) (photo : Ross Parry Agency)

Légende : “Plush lair ... predator Savile had penthouse flat in block at Roundhay, Leeds” (Tanière cossue... Savile le prédateur possédait un appartement au sommet d'un bâtiment à Roundhay, Leeds) (photo : Ross Parry Agency) Savile est, de façon automatique, une « bête » qui se repose dans sa « tanière », sous-entendu entre deux agressions sexuelles sur enfants. Qu'un journal – même s'il s'agit d'un type de journalisme particulier – joue d'un tel champ lexical de la sauvagerie est particulièrement révélateur du changement de regard qui y est manifesté : le jugement est total et sans retour. Les photos, a priori peu incriminantes, sont transformées soudainement en preuves de la monstruosité de Savile. Un autre exemple de légendes qui condamnent l'homme couplées à des photos « normales » de Savile, The Mirror se fait plus bref encore :

62 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

Légende : « Paedophile : Savile » (« Le pédophile : Savile ») Source : http:// www.mirror.co.uk/news/uk-news/jimmy-savile-sex-fiend-was-a-necrophiliac-1394506

Légende : « Pervert: Jimmy Savile » (« Le pervers : Jimmy Savile ») Source : http:// www.mirror.co.uk/news/uk-news/jimmy-savile-witch-hunt-is-getting-silly-1403545 Le fait de prendre des photos de Savile alors qu’il jouait son rôle de parfait entertainer met l’accent sur la dissimulation qui a eu lieu durant quarante ans. Le contraste entre le personnage jovial, souriant pour la caméra et la réalité des crimes qu’il y a derrière la façade est saisissante, et traduit de façon nette l’horreur et l’incrédulité qui règne. L’horreur est poussée à son comble avec l’utilisation d’une photo de Savile vieux, toujours affublé des mêmes attributs vestimentaires qui ont fait sa renommée : le journaliste joue ici sur la représentation « classique » du vieux satyre, du pervers malsain, dont la vue et la connaissance de ses actes donnent automatiquement la chair de poule. Cette nouvelle lecture des images de Savile, reprenant des images publiées tout au long de sa carrière, lorsque les soupçons étaient bien moindres, joue encore une fois sur le sentiment

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d’incrédulité face à une dissimulation si énorme, qui paraît évidente une fois que l’on rapproche les faits.

B) "Quelque chose de bizarre" : le retour en arrière constant opéré par le discours médiatique en vue de confirmer des impressions passées. En plus de l'utilisation massives de photos sorties de leur cadre initial et détournées pour être adaptées au nouveau contexte, d'autres formes de « preuves » sont recherchées et retenues comme trahissant la face cachée de Savile, déjà apparente. Sont utilisées à la fois des impressions de membres de son entourage, plutôt proches de la star (ce qui, du point de vue du discours médiatique, renforce le sentiment de trahison), des anecdotes sur le mode de vie de Savile et certaines de ses citations qui, prises désormais en connaissance de cause, paraissent plus que révélatrices. Comme nous l'avons vu, la réaction dominante aux révélations troublantes à propos d'une vérité cachée est de remettre en question tout ce qui était connu de Savile. Ce que 93 Furedi appelle une « transformation spectaculaire de la perception » est particulièrement remarquable dans la bouche d'Allison Bellamy, biographe officielle et amie proche de Savile. Comme pour la plupart de ses pairs, elle estime que « Savile est passé du statut de héros de 94 la jeunesse à celui de monstre », et se tourne vers le passé pour essayer de trouver des signes avant-coureurs de son comportement criminel : selon elle, « il parlait en énigmes » 95 et était un vrai « manipulateur ». Un autre proche de Savile est évoqué dans le News profile de la BBC sur l'affaire Savile. Roger Holt, ancien collègue de Savile à la BBC Radio 1 dans les années 60, dit de la star devenue criminelle : « C'était juste quelqu'un de très bizarre. On ne pouvait pas vraiment avoir une vraie conversation avec lui. Je le voyais [sur le plateau de] Tops of The Pops et je ne lui parlais pas, sauf si je devais aller dans sa loge. Quand je devais y aller, la dernière fois que j'y suis allé, il n'y avait pas de jeunes filles – il y avait pas mal de ses amis, que je considérais comme aussi bizarres que lui. Il y avait clairement 96 une clique dans cette loge. » "He was just a very strange person. You couldn't really have a conversation with him. I used to see him at Top of the Pops and didn't talk to him unless I had to go to his dressing room. "When I had to go to his dressing room the last time I was there, there weren't any young girls in there - there were a lot of his mates who I thought were as weird as he was. There was definitely a clique in that dressing room."

93 Traduction (« spectacular transformation in perceptions »). Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 2 “Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity”, page 16 94 Traduction. The Daily Express, « Jimmy Savile biographer devastated by ‘monster of a hero’” (30/10/2012) 95 Ibid 96 BBC News profile, “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) 64 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

On voit donc que le collègue, bien au courant des accusations sur Savile, revient sur une époque vieille de quarante ans, et part de son sentiment initial, relevant d'une simple sensation personnelle (« C'était juste quelqu'un de très bizarre »), pour ensuite instinctivement chercher les preuves de ses crimes (« Il n'y avait pas de jeunes filles ») et enfin tirer des conclusions allant dans le sens des accusations de « cercle du crime » au sein de la BBC (« Il y avait clairement une clique dans cette loge. »). Le retour en arrière, avec le recul, s'avère concluant. Également cité par l'article de la BBC, le documentaire de Louis Theroux réalisé en 2000, « When Louis Theroux Met... Jimmy Savile » révèle un Savile quelque peu étrange, faisant visiter au journaliste la chambre de sa défunte mère, « la Duchesse », qu'il a gardée intacte et révélant d'autres habitudes décalées. L'article pointe comment ces petits éclairages sur la vie de Savile ont commencé à semer des doutes quant à la netteté de ses mœurs – même si, encore une fois, l'article est rédigé en connaissance de cause : « Savile révèle aussi d'autres manies, comme le fait qu'il avait l'habitude de ne prendre qu'une paire de sous-vêtements avec lui, qu'il lavait dans son lavabo tous les soirs. Suite à ce documentaire, l'impression que la plupart avait de Savile passa de celle d'un homme étrange à celle d'un homme louche. » “Savile also revealed other foibles, like the fact that he only took a single pair of underpants away with him, which he washed in the sink every night. After that documentary, 97 the view many held of Savile shifted from odd to creepy .” Un “homme louche” qui, comme le montre le reste de l'interview, tient des propos inquiétants quant à son rapport aux enfants. Cependant, l'attitude défensive de Savile n'est commentée qu'a posteriori, une fois que les vagues impressions ont été confirmées. « Son attitude défensive était révélatrice. Theroux parvint à nouveau à mener Savile à la confidence quand il demanda à la star pourquoi il soutenait qu'il détestait les enfants. « Nous vivons dans un monde très étrange, et, en tant qu'homme célibataire, il est plus simple pour moi de dire que je n'aime pas les enfants car cela calme les soupçons des gens des tabloids, avides de détails salaces, » répondit-il. Etait-ce parce qu'une telle réponse mettrait un terme à la question de savoir s'il était pédophile ou non, demanda Theroux ? « Comment savent-ils si je le suis ou non ?, » dit Savile. « Comment qui que soit peut-il savoir si je le suis ou non ? » « Personne ne sait si je le suis ou non. Je sais que je ne le suis pas, et je peux vous le dire d'expérience : la façon la plus simple de procéder, quand ils évoquent tous ces enfants sur Jim'll Fix It, c'est de dire, ouais, je les déteste. » « C'est ma politique. C'est comme ça que ça marche. Et 98 tout est allé comme sur des roulettes. » Savile's defensiveness was telling. Theroux again managed to get Savile to open up when he asked the star why he insisted that he hated youngsters. "We live in a very funny world and it's easier for me as a single man to say I don't like children because that puts a lot of salacious tabloid people off the hunt," he replied. Was that because such a reply would stop questions about whether or not he was a paedophile, Theroux asked? 97 BBC News profile, “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) 98 BBC News profile, “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) BURLET Fleur - 2013 65 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

"How do they know whether I am or not?" Savile said. "How does anybody know whether I am? "Nobody knows whether I am or not. I know I'm not, and I can tell you from experience that the easy way of doing it, when they say, all them children on Jim'll Fix It, is to say, yeah, I hate them. "That's my policy. That's the way it goes. And it's worked a dream. A dream." Bien évidemment, rétrospectivement, de tels propos font froid dans le dos. Par la réutilisation de propos tendancieux auparavant ignorés, le discours médiatique guide le lecteur vers la révélation du côté obscur, en lui faisant de lui-même faire le constat que ce côté obscur avait toujours été présent. Savile est présenté comme un homme étrange, aux manies bizarres et au discours inquiétant, nouveau regard qui mène à la légitimation totale de sa condamnation générale Selon Frank Furedi, il est peu probable que la réinterprétation des propos repris, que Bellamy avait qualifié d'« énigmes », mène à une relecture décisive et véridique de ses 99 paroles : « la mémoire est loin d'être un outil performant quand il s'agit de saisir la vérité ». Il évoque le danger de l'anachronisme lors d'une «lecture à l'envers » de l'histoire, en ce qu'il serait un acte de réinterprétation qui en dit plus sur les préoccupations actuelles du public que sur ce qui a réellement eu lieu par le passé. Le problème de la mémoire, thème clé du revirement de l'opinion, sera évoqué plus en détail lors du dernier moment de l'étude : avec le constant retour en arrière opéré par les médias, qui s'érigent en procureurs contre Savile en cherchant à démontrer preuve par preuve sa face cachée – pas si cachée que ça – quelle image garde-t-on de la star déchue ?

B) Du côté des victimes : la gestion problématique de leur représentation. Il forme le cœur des accusations, et pourtant le discours des victimes n'est pas ce qui est le plus représenté dans les médias. Après l'éclatement du scandale Savile, suite au documentaire d'ITV qui leur donne la parole quarante ans plus tard, les articles et émissions s'épanchent sur le crime et ses détails sordides, semblant presque oublier ceux qui lui ont donné voix. Quelle est donc la place accordée à la parole des victimes de Savile dans ce gigantesque mouvement de revirement de l'opinion ? Dans quelles mesures le changement de regard s'applique t-il particulièrement à leur perception ? Les médias participent activement à la construction de la représentation des victimes, en ce qu'ils constituent à la fois le premier médium auquel elles s'adressent et le vecteur principal de leur confrontation au public. Nous verrons comment, dans le cadre de l'affaire Savile, les médias gèrent le problème de la présentation des victimes, et en quoi cette gêne est révélatrice d'un malaise plus profond, qui donne à la « croisade morale » toute sa virulence.

a) Victimes et victimisation Le constat est sans appel : sur un corpus d'une quinzaine de textes, seuls deux d'entre eux donnent la parole aux victimes de Savile. Peut-être que les victimes s'expriment peu, parce qu'elles ont été au cœur du scandale, le déclenchant véritablement par leurs entretiens

99 Traduction (« Memory is far from being a reliable instrument for capturing the truth »). Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 2 “Jimmy Savile : Man, Monster, Celebrity”, page 16 66 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

pour l'émission d'ITV Exposure. Après ce coup médiatique énorme, leur parole est peu reprise par les médias. Peut-être aussi que, suite au choix initial de non diffusion de leurs témoignage par la BBC, elles ont choisi de ne plus avoir recours au vecteur médiatique pour faire entendre la vérité, préférant se consacrer à la gigantesque enquête judiciaire qu'est l'Opération Yewtree. Les hypothèses sont multiples, mais tout porte à croire que la gestion de l'image des victimes de Savile reste problématique pour les médias britanniques. Selon Frank Furedi, la représentation de la victime a subi d'importantes évolutions. Terme auparavant utilisé pour faire référence à une expérience précise, et non à un état d'esprit (victimes de fléaux physiques, victimes du fascisme...). Or dans les années 1980, l'emphase est mise sur les dimensions psychologiques et traumatiques de l'expérience, perceptible notamment à travers l'intérêt des médias pour la psychologie de la victime. L'apparition du terme médical de Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD – état de stress post-traumatique) en 1980 contribua à élargir la définition de la victime : il était constaté que « non seulement les victimes directes du crime étaient-elles affectées par l'attaque, mais aussi nombre de leurs amis et proches – en réalité, des communautés entières 100 pouvaient être plongées dans la crise. » Au milieu des années 1980, la victime devient officiellement une personne dont l'identité a été endommagée et qui requiert une intervention thérapeutique. Ce changement de perspective traduit une inquiétude accrue quant au « rétablissement » des victimes, et suit la découverte d'une autre dimension du problème de l'abus : les victimes sont de plus en plus représentées comme des individus qui ont souffert des torts engagés par des personnes de leur connaissance, renforçant le sentiment de pathétisme les entourant. Il est important de noter que les victimes de Savile sont toutes aujourd'hui adultes, pour la plupart retraitées. Même si les faits restent les faits, le regard extérieur se fait tout de même moins compatissant que s'il s'était agi de témoignages d'enfants. Les personnes qui viennent s'entretenir avec la presse sont d'illustres inconnus, reprennent à peu près les mêmes propos, et semblent noyés dans l'énormité de l'accusation contre Savile : d'une certaine manière, la compassion semble atténuée par l'ampleur du crime. Dans son article « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives » pour la revue Semen, Patrick Charaudeau traite du discours de victimisation en tant que présentation de la figure de la victime par un énonciateur, cherchant à faire naître chez le lecteur un certain nombre de réactions. L'auteur évoque les différentes sortes de victimes qui peuvent être mobilisées : « victimes présentées en grand nombre (pour compenser leur anonymat), ou victimes singulières différemment qualifiées : célèbres, ou innocentes, victimes du hasard ou de la fatalité, victimes de la logique de guerre ou victimes sacrificielles, etc. 101» On voit que pour l'affaire Savile, c'est la première version qui prime : les victimes, quand elles sont évoquées dans les articles de presse, sont présentées dans leur totalité, faisant primer le nombre avant tout. Rarement nommées, il s'agit des victimes « en masse » de Savile : des patients d'un hôpital, des invités d'une émission, des fans. Les témoignages qui sont mobilisés, eux, concernent toujours les mêmes personnes : celles qui se sont déjà exprimées dans le documentaire d'ITV Exposure, « The Other Side of Jimmy Savile », dont la parole est la plupart du temps reprise sous la forme du discours indirect, permettant la distanciation, et dont les photos sont souvent des captures d'écran

100 Traduction. M. A. Young, « Victim Rights and Services » (1997) cité par Frank Furedi 101 Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives », revue Semen n°22, 2006, « Enonciation et responsabilité dans les médias » BURLET Fleur - 2013 67 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

de l'émission. En dépit de l'immense nombre des victimes, le public n'a donc accès qu'à un petite sélection de leurs représentations. Pour autant, la construction d'un « nous » offensé s'opère durablement. Toujours selon Patrick Charaudeau, dans son article « Une éthique du discours médiatique est- elle possible ? », le discours de la victime « est une invitation de la part de l'énonciateur 102 à partager la souffrance des autres. » On notera qu'étymologiquement, le terme de passion, qui a été plusieurs fois évoqué au cours de la description de la rage vengeresse avec laquelle le public et les médias se sont emparés de l'affaire Savile, vient du mot latin patior, qui signifie « souffrir avec ». Face à la mise en scène spectaculaire des crimes de Savile par les médias, trahis dans leurs perceptions, forcés de reconsidérer leur regard sur le monde, les membres du public deviendraient-ils également des formes de victimes ? Toujours est-il que lecteur, auditeur ou téléspectateur, face à un discours de la victime présenté comme indiscutable, se trouve alors dans une position d'empathie ou de compassion. L'auteur annonce : « Les voilà donc encore soumis au diktat de l’énonciateur qui se fait le porteur d’une voix tiers qui dit le devoir de compatir. Le destinataire est mis en lieu et 103 place d’un otage, otage de l’assignation à s’émouvoir. » Or les rares histoires présentées dans leur intégralité par la presse, et non juste en passant dans un article se focalisant sur l'horreur des crimes de Savile, sont pour la plupart un peu abracadabrantes, baignées dans le sensationnalisme. Celles-ci sont plutôt l’œuvre des tabloids, qui plongent aussi dans la course aux dépositions et affublent Savile – déjà nécrophile et sataniste, selon eux – d'un comportement véritablement sauvage. On peut évoquer l'article du Sun, « Savile's sex attack on his paperboy » (L'agression sexuelle de Savile sur son livreur de journaux), qui dépeint le portrait d'un agresseur détraqué, menaçant, présentant au jeune garçon un pourboire pour ensuite tenter de le violenter en estimant qu'il « faut qu'il gagne sa paye ». Le contraste entre l'admiration initiale du jeune (« Je n'arrivais pas à croire que j'avais devant moi Jimmy Savile, la megastar. J'étais 104 complètement émerveillé. »), le choc qu'il a subi (« Je n'ai même pas reboutonné mon 105 jean. Je lui ai jeté l'argent à la figure et je me suis enfui. ») et sa rage actuelle («Il se croyait 106 invincible. Cet épisode me hante depuis, et c'est dix fois pire à présent. ») ressemble plus à une condamnation de Savile qu'à un acte de compassion envers la victime. Face à l'horreur des crimes, la recherche active des preuves du caractère malsain de Savile semble primer sur le rôle de vecteur d'expression des victimes.

102 Patrick Charaudeau, « Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? », revue Communication, Vol. 27/2 | 2010, 51-75. 103 Patrick Charaudeau, « Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives », revue Semen n °22, 2006, « Enonciation et responsabilité dans les médias » 104 Traduction (« I couldn’t believe I was looking at Jimmy Savile, this megastar. I was just in absolute awe »). The Sun,“Savile's sex attack on his paperboy”, Robin Perrie. 105 Traduction (« I didn’t even fasten my jeans up. I threw the money at him and just ran. ») T he Sun,“Savile's sex attack on his paperboy”, Robin Perrie. 106 Traduction. (« He thought he was invincible. It has haunted me ever since and now it’s ten times as bad. ») T he Sun,“Savile's sex attack on his paperboy”, Robin Perrie. 68 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

Cependant, pour reprendre l'article de Charaudeau, un discours d'héroïcisation est généralement repérable face aux deux autres entités, le bourreau et la victime. Traitant d'évènements tels que des attentats ou des catastrophes naturelles, l'auteur fait mention de sauveteurs, héros d'un jour, érigés comme porteurs de la sauvegarde de la nation. Ce qui est intéressant à remarquer dans le traitement médiatique de l'affaire Savile, c'est justement l'absence totale de figure de héros. Ceux qui pouvaient être considérés comme garants d'un certain ordre, ou doté d'un pouvoir de protection – la BBC qui encadrait Savile, la police, le gouvernement – sont eux-mêmes attaqués et remis en cause dans leur agissements. Une des raisons de l'ampleur de l'affaire Savile et de ses répercussions est donc cette absence de figure salvatrice, de rétablisseur d'ordre. C'est peut-être par là que peut être expliquée la fièvre avec laquelle le public et l'opinion se sont emparés de la croisade morale contre Savile et ses protecteurs : sans héros, il est nécessaire de prendre en main son propre avenir, pour le bien-être de la nation.

b) La force du témoignage S'intéresser aux victimes, c'est avant tout se pencher sur leur mode d'expression : le témoignage. Celui-ci est doté de certaines particularités de construction qui influent sur le mode de lecture de l'évènement. Pour cette partie, nous nous appuierons essentiellement sur l'article de Marie-Christine Lipani-Vaissade, « La parole du témoin dans les écrits journalistiques : un acte performatif ». La première raison, et la plus importante, de l'utilisation du témoignage est de rendre l'évènement plus vivant et plus proche. Le recours massif aux paroles rapportées, face à un rédacteur qui s'efface de plus en plus, est ainsi mobilisé pour donner une impression d'immédiateté, de « présence sur le terrain ». Or nous verrons que le prisme de l'émotion, qui se fait particulièrement sentir dans le cas d'évènements majeurs, est difficile à surmonter : prendre les témoins comme réels outils de vérité, c'est aussi courir le risque de faire primer la charge émotionnelle, et ainsi présenter des faits déformés par le ressenti. Grâce à l'étude combinée du corpus d'articles sur Savile et de l'article des Cahiers du journalisme, nous pouvons relever trois aspects intéressants de l'utilisation du discours de témoins : - Une mise en scène discursive La parole témoignante mobilise, comme nous l'avons évoqué, des éléments vivants. L'auteur pose, à juste titre, qu'il n’existe pas de lecture passive des faits divers ou des catastrophes, et que le lecteur est en quelque sorte « porté » par le mode d’énonciation. C'est donc le rôle du journaliste, dans le cadre de grands évènements mobilisateurs d'émotion, de plonger le lecteur au coeur de l’action par un appel à « l’imaginaire socio- discursif » (Patrick Charaudeau) rendu manifeste par les paroles des témoins. De même que, pour l'exemple du crash du vol FSH 604 dans l'article, l'évènement a révélé, dans l’inconscient collectif, des peurs cachées touchant la plupart des individus, les révélations sur Savile ont eu autant d'impact sur le public par les nombreuses questions qu'elles ont soulevées : et s'il s'était agi de mon enfant, d'un membre de ma famille, d'un de mes proches ? Les articles des quotidiens britannique, par leur utilisation systématique de témoignages – aussi, sûrement, dans une perspective d'enquête, afin de trouver ce qui, véritablement, se passait dans l'entourage de Savile à l'époque - ont ainsi cherché à créer une proximité supplémentaire avec le lecteur, lui permettant de se mettre à la place des individus qui s'expriment.

BURLET Fleur - 2013 69 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

L'auteur évoque ainsi la dimension performative que contient le témoignage, 107 notamment par une citation du sociologue John Austin : « Dire, c’est faire ». En le soumettant à l'émotion « directe », retranscrite par le témoignage, le lecteur éprouve une série d'émotions, et donc participe activement à la construction médiatique. Selon Mme Lipani-Vaissade, les témoignages pourraient même venir « constitu[er] des genres 108 journalistiques en eux-mêmes », en ce qu'ils ont pour rôle de produire un effet de mise en présence, de relier au drame, en étant de plus bien distincts des analyses. « Cette parole rapportée », résume l'auteur, « crédibilise en quelque sorte le traitement journalistique du 109 fait divers. » Ces procédés journalistiques induisent donc une certaine charge émotionnelle, permise par un élément majeur dans les papiers-témoignages : « l’effacement total ou partiel de la 110 parole du locuteur principal, le journaliste ». Ce qu'Annik Dubiednomme « une délégation 111 de la parole » renforce efficacement l’action et la vivacité des discours ; le journaliste, en apparence, n'a même plus « besoin » d'être là, l'effet est assuré par la parole rapportée. Or nous verrons que dans le cas de l'affaire Savile, la mobilisation générale contre le criminel fait que le journaliste, en temps que membre à part entière de l'opinion publique, ne parvient pas à faire oublier sa présence – et son émotion. - Des « personnes témoignantes » et non des victimes Il s'agit, selon Mme Lipani-Vaissade, d'un procédé journalistique récurrent : « les personnes ne sont pas choisies en fonction de ce qu'elles ont vu ou entendu, mais parlent 112 des victimes. » Dans le cas du crash d'avion comme pour celui des crimes sexuels, on note une utilisation de parole de personnes extérieures à l'évènement. Dans le cas du crash, il n'y a aucun survivant; ce déplacement de la parole être donc légitime. Les personnes qui s'expriment, proches des victimes, « victimes manquées » (elles auraient dû prendre cet avion) ou utilisateurs de la compagnie incriminée expriment une émotion personnelle, une appréhension initiale, des doutes passés. Selon l'auteur, « ce genre de témoignage n’apporte rien de significatif sur le drame en tant que tel ; il entretient juste l’émotion et fait, en quelque sorte, basculer l’évènement dans 113 la réalité ».

107 John AUSTIN, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil (1970) 108 Marie-Christine LIPANI-VAISSADE, Les Cahiers du journalisme, « La parole du témoin dans les écrits journalistiques : un acte performatif » n°17 (Été 2007) 109 Marie-Christine LIPANI-VAISSADE, Les Cahiers du journalisme, « La parole du témoin dans les écrits journalistiques : un acte performatif » n°17 (Été 2007) 110 Ibid 111 Annick DUBIED, Les dits et les scènes du faits divers, Genève (2004) 112 Marie-Christine LIPANI-VAISSADE, Les Cahiers du journalisme, « La parole du témoin dans les écrits journalistiques : un acte performatif » n°17 (Été 2007) 113 Marie-Christine LIPANI-VAISSADE, Les Cahiers du journalisme, « La parole du témoin dans les écrits journalistiques : un acte performatif » n°17 (Été 2007) 70 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

En ce qui concerne l'affaire Savile, on relève une utilisation massive de témoins de son entourage. Pourtant, contrairement au crash, les victimes ne sont pas disparues : peut-être peut-on estimer que comme le scandale a éclaté par la diffusion justement de la parole des victimes, et que celles-ci, vues en direct par des millions de spectateurs, ont pu s'y exprimer clairement, les médias cherchent à présent à en quelque sorte légitimer cette parole explosive par des témoignages périphériques. Peut-être que, incapable – comme son public – d'appréhender la parole nue, crue des victimes, le discours médiatique se focalise sur les personnes présentes au long de la carrière de Savile pour montrer que eux aussi, que nous tous, avons été dupés. L'enjeu majeur, surtout dans cette situation, reste l'émotion. Même s'il s'agit de simples constats rétrospectifs, on ressent, dans les témoignages, une nette influence des faits révélés. - des témoignages qui n'évoquent pas les victimes, mais le bourreau Les témoignages mobilisés traduisent l'indignation générale : tout le monde a été dupé, même l'entourage direct de la star. On cherche toujours à comprendre comment ces actes sont arrivés, qu'est ce qui a fait qu'ils ont eu lieu sans que l'on les remarque. BBC News fait donc appel à d'anciens collègues DJ de Savile, voire encore plus loin, les anciens vigiles de son époque de gérant de boîte de nuit, au tout début de sa carrière. Personne ne semble étonné des révélations, même si la plupart a du mal à y croire. L'émotion prime, mais elle reste animée de sentiments contradictoires : les témoins sont en horreur face à ce qui se passait, mais s'expriment avec lucidité quant au pouvoir de Savile, or demeurent dans l'incompréhension : un article de BBC News fait donc parler Dennis Lemmon, un vigile témoin du passé de Savile dans le monde de la nuit. S'il le décrit comme « un homme 114 puissant doté d'un grand pouvoir d'influence », il s'étonne aussi qu'un tel personnage puisse avoir une parte d'humanité. Comme le journaliste, d'ailleurs : « Cependant, pour beaucoup d'amis et connaissances de Savile, les révélations récentes sont encore plus difficile à assimiler en raison de la grande sympathie dont pouvait par moments faire preuve Savile. Lemmon se rappelle comment la star s'est entretenue avec son fils, alors souffrant de leucémie en phase terminale dans les années 1980, après que Savile a reconnu son nom de famille dans une salle d'hôpital. “Il a dit à Russel, est-ce que tu es de la famille de Denis Lemmon? Il est entré et a discuté avec lui durant une demi-heure, et notre Russel l'adulait complètement. Jimmy ne m'avait pas vu depuis vingt mais il s'est souvenu de 115 mon nom. Ça, c'est son bon côté.” » « And yet, for many of Savile's friends and acquaintances, the recent revelations are harder to deal with because Savile could also show great kindness. Lemmon recounted how the star spoke to his son when he was dying of leukaemia in the 1980s after recognising the surname on a hospital ward. "He said to Russell, are you a relative of Dennis Lemmon? He went in and chatted for half an hour and our Russell thought the world of him. Jimmy hadn't seen me for 20 years but he remembered the name. That's his good side." »

114 Traduction ("A very powerful man with a lot of influence.") BBC News profile, “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) 115 Ibid BURLET Fleur - 2013 71 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Grâce aux témoignages de personnes extérieures, le journaliste tient la preuve du vrai caractère manipulateur de Savile. Et ce journaliste, contrairement à l'habitude en ce qui concerne les pratiques discursives relatives au témoignage, ne s'efface pas pour laisser la pleine parole aux autres : « L'aura de Savile se creusait au fur et à mesure que sa célébrité et son influence grandissaient. Plus tard, il se vantera de son amitié avec le Premier Ministre Margaret Thatcher et le Prince Charles. Il n'est pas difficile de comprendre comment une jeune fille aurait pu croire que sa parole valait moins que la sienne. 116 » « The aura remained as Savile became more famous and influential. He later boasted of friendships with Prime Minister Margaret Thatcher and Prince Charles. It is not difficult to see how a young girl could have believed that her word may have counted for less than his. » Journalistes et témoins font donc fait partie à part entière de cette communauté offensée, et ce premier sort d'une forme d'objectivité (bien que toujours théorique) pour, en quelque sorte, venir corroborer les faits – et guider durablement le changement de regard.

II) La question de la mémoire : entre sauvegarde, procès et condamnation de la "laide époque"

Au-delà des photos et archives d'émissions, ce qui reste de Savile est gravé dans les mémoires de plusieurs générations de britanniques. Ceux qui ont grandi en le regardant parader sur leurs postes de télévision sont à présent en véritable croisade contre la glorification de sa mémoire. Il est surement aisé de penser que plus personne ne retient de l'homme le personnage jovial et charismatique qu'il a incarné si longtemps à l'écran. Avec l'explosion du scandale le concernant, le Royaume-Uni a contribué à progressivement effacer tout ce qui pouvait positivement être retenu de Savile. Même ses actes philanthropiques sont remis en cause, perçus par de nombreux journalistes et commentateurs comme des moyens d'avoir un accès illimité à toute une gamme de victimes vulnérables. Même si l'accusé ne peut répondre de ses actes, même s'il n'est plus en mesure de mobiliser quelque défense que ce soit, Savile est définitivement et fermement condamné par le tribunal public, qui met tout en œuvre pour purger la mémoire collective des traces de « Saint Jimmy » déchu. Physiquement éteint, Savile va se voir devenir l'objet d'une véritable mort morale. Ce procès public contre un mort, particulièrement virulent et témoignant de l'ardeur des réactions que peut avoir une opinion publique offensée, est un moyen effectif d'exorciser l'affection et l'admiration qu'a pu avoir le public pour cet ancien héros national du divertissement. Pourrait-on y voir une forme d'auto-flagellation ? Le déchaînement des passions et la rage destructrice qui ont suivi les révélations sont avant tout des traces d'une douleur publique particulièrement profonde. Dans l'incapacité de gérer cette trahison, les médias et le public sont guidés par le ressenti vers la condamnation de tout ce qui a entouré Savile.

116 BBC News profile, “Jimmy Savile scandal” (18/10/2012) 72 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

Mais l'indice le plus visible de ce désir de mort morale reste indéniablement la destruction de la mémoire. Celle-ci se fait particulièrement visible au niveau des médias : nous l'avons vu, le détournement de photos de Savile souriant, semblant presque innocent, pour devenir le portrait du diable en personne sur toutes les unes, dans des centaines d'articles depuis début octobre 2012, semble encore plus fort que la profanation physique de sa tombe, pourtant le symbole du manque de respect ultime.

A) Le retrait du nom de Savile du domaine public : une liste d'actions que la presse transforme en véritable feuilleton Cette destruction se fait d'abord par le retrait du nom de Savile du domaine public. Les institutions concernées, le gouvernement britannique et les collectivités locales ont fait ce qu'elle pouvaient physiquement accomplir pour tenter de faire oublier leur glorification d'un héros du passé. Un article de la BBC liste les actes de « disparition forcée » du nom de Savile, en se demandant s'il est en réalité possible d'effacer toute trace d'un personnage honni.

a) Au niveau local Les lieux de la plus intense célébration du personnage de Savile sont indéniablement ses lieux de vie. A Scarborough, où Savile s'est éteint, un passage appelé « Savile's View » a vu son panneau indicateur être retiré. La ville avait fait de Savile un « freeman », le célébrant par un certain nombre d'honneurs et de privilèges, dont la possibilité de ne pas payer certaines 117 taxes. Il a ainsi été retiré de la liste suivant une annonce du maire de la ville. Une plaque commémorative a été retirée de la devanture de sa dernière demeure, qui a été recouverte d'insultes.

La cottage de Savile à Glencoe, défiguré par les insultes. Source : BBC News

117 The Guardian, « Jimmy Savile to be Stripped of Scarborough Honour », Martin Wainwright (31/10/2012) BURLET Fleur - 2013 73 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Mais les décisions de suppression de toutes traces de Savile ne sont pas seulement l’œuvre des autorités locales. La famille immédiate de Savile a décidé de retirer l'imposante tombe aussi tape-à-l'oeil que l'homme qu'elle honorait, qui donnait sur la mer, afin de ne pas contrarier les familles des autres personnes qui sont enterrées au cimetière de Scarborough. Que l'esprit de Savile puisse même offusquer les morts est un signe extrême de la condamnation de sa mémoire. A Leeds, lieu de naissance de Savile, son nom a été retiré du mur commémoratif de la Leeds Civic Hall, censé rendre hommage aux citoyens ayant marqué la vie de la communauté. Une salle de conférence nommée Savile Hall, toujours à Leeds, va changer de dénomination, à un coût de 50 000 livres sterling. Le directeur du lieu s'est exprimé à propos de cette couteuse action : « Le nom et la réputation de Sir Jimmy sont irrévocablement 118 corrompus et nous devons en retirer la moindre trace. »

b) Au niveau institutionnel Savile, honoré par la Marine Royale, avait inauguré la « Savile Room » au centre d'entrainement de Lympstone. La photo et la plaque donnant le nom de la pièce ont été retirées. Deux organisations caritatives nommées d'après Savile prévoyaient simplement de changer leur nom, mais elles ont été conduites à fermer. Les fondateurs de la « Jimmy Savile Charitable Trust » et de la « Jimmy Savile Stoke Mandeville Hospital Trust » ont pensé que les organisations seraient toujours liées au nom de Savile et à l'évocation de 119 ses crimes sexuels . La BBC a retiré de ses archives de l'émission radio Desert Island Discs un épisode de 1985 dans lequel Savile confie s'être lancé dans la gestion de discothèques pour « draguer les filles ». Cette démarche pourrait presque faire penser à une destruction de preuves. En ce qui concerne son anoblissement, un vrai débat public a été levé. Savile est devenu « Sir Jimmy » en 1990 pour ses actes caritatifs. Lors d'une conférence de presse, David Cameron a été appelé à l'annulation de cet anoblissement. Mais un membre officiel 120 du cabinet précise, dans un article du Guardian , que c'est un honneur qui s'éteint avec la personne qui l'a reçue. Mais le débat ne s'est pas arrêté là : preuve ultime de l'implication des médias dans cette croisade morale contre Savile et ses protecteurs, The Sun lance une campagne pour lui retirer ses honneurs, détaillé dans un article intitulé « Strip sick Savile of his « Sir » » (Retirez à Savile le tordu son « Sir »). Plus de 5000 lecteurs auraient apparemment participé à cette campagne, qui a abouti à l'envoi d'une pétition au comité en charge des anoblissements. Un porte parole du Vatican s'est également exprimé à propos de l'anoblissement papal de Savile, attribué aussi en 1990, en précisant que c'était un honneur qui ne pouvait officiellement se retirer, et en profite pour « réaffirmer la condamnation des crimes sexuels, 121 particulièrement ceux commis sur les mineurs, en tant que crimes extrêmement graves. »

118 Traduction. BBC News, « Leeds venue's £50k bill to remove Savile name » (29/10/2012) 119 Traduction. BBC News, « Two Jimmy Savile charities to close » (23/10/2012) 120 The Guardian, Lisa O'Caroll, « Jimmy Savile cannot be stripped of knighthood, say officials » (09/10/2012) 121 BBC News, « Jimmy Savile: Catholic Church bid to remove papal knighthood » (27/10/2012) 74 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

Que ces décisions aient été prises est une chose, mais l'intense couverture médiatique que chaque action a entraîné en est une autre. Chaque épisode de ce « feuilleton Savile », dont les actions date pour la plupart d'octobre 2012, c'est-à-dire en plein moment d'ébullition autour du scandale. La réaction rapide avec lesquelles ces modifications ont été faites témoignent de cette volonté intense de rejet, de ne plus vouloir être associé au nom de Savile sous quelque aspect que ce soit ; c'est là la face la plus visible du brusque changement de regard. La presse, pour chacun de ces retraits de noms, publie extensivement sur le sujet. Les plus promptes des publications sont souvent celles de BBC News, qui émet des communiqués réguliers sur ce gigantesque mouvement d'épuration. A chaque prise de parole de membres des institutions ou organisations 122 impliquées est rappelée l'idée que le nom de Savile pourrait être « potentially damaging » (potentiellement préjudiciable) à l'image des parties impliquées.

B) Rejeter la faute : les réponses se trouvent dans le « sombre passé » Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'affaire Savile n'est pas autant la révélation des actes criminels d'un homme que la condamnation générale du contexte dans lequel il lui a été permis d'agir. La croisade morale opérée contre tout ce qui est considéré comme responsable des actes de Savile amène à l'expression dans les médias d'un regard porté sur les années 60 en tant que période permissive, débauchée et incanalisable. Frank Furedi, dans le chapitre 3 de son ouvrage123, évoque l'idée des « bad old days », jeu de mots avec l'expression figée « good old days », signifiant en français « la belle époque ». Pour suivre l'intention de l'auteur, nous évoquerons ses idées à travers la référence à la « laide époque », traduction de son jeu de mots. Furedi estime que la société moderne en général est devenu consciente d'un certain nombre de fléaux, maintenant reconnus – comme l'abus sur enfants, la violence conjugale, ou encore le harcèlement sur le lieu de travail – qui étaient auparavant dissimulés ou ignorés. Ces problèmes ont particulièrement fleuri lors de la période problématique des années 1960 : ces années « permissives », surtout en Angleterre, constituaient une période où les jeunes générations avaient du mal à s'identifier aux traditions et à la morale. La série de conflits qui en a résulté, dans l'absence généralisée de cohésion morale, a donné lieu à ce qui est maintenant appelé les « culture wars ». Une conséquence de cette période de troubles est que les années 1960 sont continuellement tenues pour responsables de la dégradation de l'ordre moral et de la palette variée de problèmes sociaux, que ce soit dans le domaine du crime ou encore de l'éducation. Nombreux sont les articles qui font mention de cette période maudite, la « laide époque », où les mœurs étaient relâchées et les régulations bien plus souples. Les témoignages des collègues de Savile, largement relayés par la presse, renforcent la méfiance envers une période considérée comme particulièrement débauchée, surtout dans le milieu de la télévision et du divertissement qui connaissaient alors un grand boom. Jeffrey Collins, ancien DJ à la discothèque que gérait Savile dans les années 1960, s'entretient avec BBC News à propos des relations entre Savile et les jeunes clientes de sa boîte :

122 BBC News, « Two Jimmy Savile charities to close » (23/10/2012) 123 Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 3 “Remembering the Past – Good Old Days, Bad Old Days” BURLET Fleur - 2013 75 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

« Oui, tout le monde savait qu'il emmenait des jeunes filles dans son bureau. […] C'était généralement les filles qui abordaient les mecs. On ne pensait pas 124 forcément à leur demander « Tu as bien 16 ans ? » » "Yes, it was common knowledge that he would take girls into his office. […] It was usually the girls that would come on to the guys. You wouldn't think of asking 'Are you 16 yet?” Ses propos confirment le fait que les relations entre adultes et mineurs étaient bien moins policées à l'époque, et que les personnes impliquées n'avaient pas tellement peur des conséquences de leurs actes. Un autre collègue de Savile, Paul Daniels, à la radio cette fois ci, admet dans un post sur son site Internet à propos des accusations sur Savile avoir pleinement participé à cette atmosphère de relâchement des mœurs : « Menais-je ce genre de vie ? Oui. Ce serait mentir que de dire que non. Avaient- 125 elles toutes plus de 16 ans ? Mon Dieu, je l'espère. » "Did I have such a life? Yes. I would be lying if I said I didn't. Were they all over 16? OMG I hope so.” Il est vrai que le contexte était différent. Mais même si le monde de la télévision et du divertissement semble parfois fonctionner selon ses propres règles, la loi reste la loi. Le mythe de la corruption des années 1960, évoqué par les médias pour tenter d'expliquer pourquoi et comment de tels évènements ont pu avoir lieu, consistue tout de même une forme de fixation sur le passé, qui peut passablement empêcher de se poser des questions sur l'époque actuelle. Toutefois, comme le rappelle Frank Furedi, en dépit de sa réputation de « permissivité », la décennie 1960 n'était pas « une époque qui promulguait l'affirmation culturelle de l'exploitation sexuelle et des comportements abusifs ». Il rappelle avant tout que quelle que soit l'époque ou le contexte, il est important de rester concentrés sur le responsable des crimes, personnage hors normes : « Ce n'est pas l'émergence d'une nouvelle attitude, considérablement relâchée, qui est responsable du comportement de Savile et de la liberté dont il a pu jouir afin d'assouvir ses appétits prédateurs. […] Savile n'était pas seulement un produit de son temps. C'était aussi et avant tout un homme puissant qui a 126 rarement eu à freiner son comportement. » Le « sombre passé », la « laide époque » sont ainsi constamment évoqués pour trouver des réponses à des interrogations inquiétantes. Mais le décalage entre ce passé et l'époque actuelle pose la question de la réinterprétation. D'une certaine manière, l'opinion britannique médiatisée semble frappée d'une forme d' « après-coup », d'après le concept de Nachträglichkeit développé par Freud. Introduit en 1896, le concept est amené à désigner « un processus de réorganisation ou de réinscription par lequel des événements traumatiques ne prennent une signification pour un sujet que dans un après-coup, c'est- à-dire dans un contexte historique et subjectif postérieur, qui leur donne une signification nouvelle.127 » Aussi appelé « resignification » (Jacques Lacan), l'après-coup mobilise la notion d'historicisation des faits. Quand David Cameron appelle à « lever le voile de la vérité sur Savile », il parle en étant influencé par une notion culturelle selon laquelle les vraies 124 « Jimmy Savile Scandal », BBC News Profile (18/10/2012) 125 James Meikle, « Paul Daniels questions whether all Savile accusers 'are for real'”, The Guardian (24/12/2012) 126 Traduction. Frank Furedi, Moral Crusades in an Age of Mistrust: the Jimmy Savile Scandal (2012) Chapitre 3 “Remembering the Past – Good Old Days, Bad Old Days”, pages 37-38 127 E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la Psychanalyse 76 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile.

réponses aux malheurs du présent se trouvent cachées dans le sombre passé. Frank Furedi cite Kafka lorsqu'il évoque la gigantesque interrogation sur le contexte des années 60 et l'enquête sur le passé de la BBC sous les termes de « attribution rétroactive de sens ». C'est encore la question de la mémoire qui est mise en cause, en tant qu'elle constitue un prisme dangereux – car influençable par des évènements plus actuels – par lequel évaluer le passé.

C) Le damnatio memoriae et ses conséquences Le concept de véritable « destruction de la mémoire » a été plusieurs fois évoqué lors de l'étude de ce gigantesque mouvement de changement de regard suivant les révélations Savile. La damnatio memoriae, selon son appellation latine, consiste en l'effacement total de toutes traces de la vie d'un individu, considéré comme banni de la vie de la société et de la mémoire collective. Les médias, commentant l'ardeur avec laquelle les institutions s'acharnent à faire disparaître le nom de Savile, opèrent tout autant cette destruction. Comme nous avons vu, la vie entière d'une homme se trouve résumée au crime et à la condamnation, et Jimmy Savile sera à jamais considéré comme la figure paradigmatique du monstre absolu. Stuart Burch, blogueur indépendant et commentateur des médias, s'interroge sur ce concept de damnatio memoriae à la lumière du lynchage de Savile. Il évoque l'apparition du terme, qui peut être retracé à l'Antiquité, sur une inscription en marbre au British Museum : « Ce qui rend [cette inscription] si intéressante sont les choses qu'elle ne montre pas. Parmi elles sont les noms de deux membres de la famille de l'empereur 128 Septimius Severus, à savoir sa belle-fille Plautilla et son fils Geta. » Les deux sont assassinés par leur autre frère, Caracalla, également l'époux de Plautilla, suite à des conflits de rivalité à la mort du père. « Il est à croire que Caracalla massacra Geta puis exécuta sa traitresse de femme, qu'il méprisait grandement. Et, pour aggraver le tout, ils ont ensuite été soumis à la punition posthume de damnatio memoriae : leurs noms ont été effacés de tous les archives officielles et inscriptions et leurs statues et toutes les images d'eux ont été détruites. Ce processus était le sort le plus effroyable que pouvait subir 129 un Romain, parce que cela le retirait de la mémoire de la société » Un article de la BBC, intitulé, de façon explicite, « Jimmy Savile : Erasing the memory » (Jimmy Savile : effacer le souvenir), traite également de ce concept antique. L'auteur estime que cette destruction des traces du criminel peut être perçu comme un réconfort pour les victimes : « Mais quand l'accusé est décédé, comme l'est Savile, et de là au-delà de la portée des lois, apparaît le sentiment que l'effacement des honneurs sont une sorte de consolation pour ceux qui demandent justice. ''C'est un des substituts.''dit [Jennifer] Wild [psychologue clinicienne du Kings College à

128 Traduction. Stuart Burch, « Jimmy Savile and damnatio memoriae” (http://www.stuartburch.com/ 1/post/2012/10/ jimmy-savile-and-damnatio-memoriae.html) 129 “Marble inscription with damnatio memoriae of Geta, son of Septimius Severus” (Roman, AD 193-211, from Rome, Italy, height 81.5 cm, width 47.5 cm, British Museum, Townley Collection” BURLET Fleur - 2013 77 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

Londres]. ''Le changement de l'opinion publique en est une autre. Le fait est qu'ils 130 vont [désormais] être crus.'' » “But when the accused is dead, as Savile is, and therefore beyond the reach of the law, there is a sense that the wiping out of honours serves as some sort of consolation to those seeking justice. "It is one of the substitutes," says Wild. "Another is the change in public opinion. The fact they are going to be believed." clinical psychologist Jennifer Wild, of Kings College London.” Comme nous l'avons évoqué, cette destruction de tout souvenir de Savile sonne donc comme une véritable sentence posthume. Par la condamnation morale et l’annihilation de son existence, les victimes trouvent un semblant de justice. Il est intéressant de noter que les médias se font alors à la fois juge et procureur, guidant le public-jurés à la condamnation de Savile, tout en prononçant la sentence officielle par la publication. Cet aspect confirme résolument le rôle clé que les médias ont eu dans le revirement de l'opinion publique à propos de Savile. Mais le damnatio memoriae ne triomphe pas totalement. Le blogueur Stuart Burch reprend : « L'expiation est hélas venue trop tardivement pour ceux qui ont souffert des crimes de Savile. Pour aggraver le tout, sa célébrité considérable a été remplacée par une notoriété bourgeonnante. Cela rappelle le damnatio memoriae qui a frappé Geta et sa belle-soeur Plautilla. Dans leur cas, le damnatio memoriae a, de manière perverse, renforcé leur notoriété posthume des siècles après leur mort atroce. Espérons que la même chose n'advienne pas à feu Jimmy Savile. 131» “Atonement has, alas, come too late for those that suffered at the hands of Savile. To make matters worse, his considerable fame has been replaced by a burgeoning notoriety. This is reminiscent of the damnatio memoriae that befell Geta and his sister-in-law Plautilla. In their case,damnatio memoriae has, in a perverse way, enhanced their posthumous status centuries after their grisly deaths. Let’s hope that the same will not be said of the late Jimmy Savile.” En effet, suite au scandale, le nom de Savile était sur toutes les lèvres. Ceux qui ne le connaissaient pas, les plus jeunes générations, par exemple, font à présent partie du public spectateur de sa déchéance. L'énorme couverture médiatique du scandale a mis Savile sur toutes les unes, au premier plan de tous les débats. Ce serait une forme de mise en avant du personnage qui doit être particulièrement pénible pour les victimes, et qui ne contribue pas à effacer la mémoire collective de lui. Finlo Rohrer de la BBC rejoint la même idée et prononce ce qui pourrait être le dernier mot de l'affaire, résigné, posant les limites à ce changement de regard et à la purification de la mémoire. « Mais l'aspect le plus étrange du damnatio memoriae est que la connaissance même du concept indique en réalité le fait qu'il ne pourra jamais être mené à succès. Quoi que [les Romains] aient fait aux monuments de Geta et de Plautilla, on sait toujours qu'ils ont existé. Il en va de même pour Savile. Les gens pourront voir l'endroit où avait été posée sa plaque commémorative. Ils pourraient aussi

130 Finlo Rohrer, « Jimmy Savile: Erasing the memory », BBC News (01/11/2012) 131 Stuart Burch, « Jimmy Savile and damnatio memoriae” (http://www.stuartburch.com/1/post/2012/10/jimmy-savile-and- damnatio-memoriae.html) 78 BURLET Fleur - 2013 Partie 3 : Le changement de regard. Les médias opèrent un constant retour en arrière sur une époque, un milieu, un personnage : le changement de perception et le problème de la mémoire, thèmes clés de l'affaire Savile. connaître l'existence du chemin qui portait auparavant son nom. Le nom de Savile et le souvenir de ses actes ne disparaîtront pas.132 » “But the strange thing about damnatio memoriae is that the very knowledge of the concept rather indicates that it could never succeed. Whatever they did to memorials of Geta and Domitian, we still know they existed. The same may apply to Savile. People will be able to see the spot where a plaque to him once rested. They may know that a path was once named after him. Savile's name and the memory of what he did will not disappear.” Toutefois, l'auteur émet un parallèle intéressant entre Savile, le criminel notoire de la BBC et un autre personnage de la maison, connu pour cette même préférence pour les jeunes enfants : « Les vestiges physiques des carrières de personnes immorales font souvent l'objet d'un dilemme. Alors que toute trace de Savile aura bientôt disparu des bâtiments de la BBC, tous les jours, le personnel passe devant une sculpture d'un criminel sexuel. Prospero et Ariel, [la sculpture] qui orne la BBC Broadcasting House à Londres, a été crée par Eric Gill. L'artiste avait avoué dans 133 ses carnets avoir abusé de ses filles. » “The physical vestiges of the careers of immoral people always present dilemmas. While all traces of Savile may soon have disappeared from BBC buildings, every day staff walk past a sculpture created by an abuser. Prospero and Ariel, which adorns BBC Broadcasting House in London, was carved by Eric Gill. The sculptor recorded in his diaries abusing his daughters. “ L'ironie avec laquelle l'auteur pointe cette coïncidence est perceptible. De tels détails expliquent pourquoi il a été si aisé pour les médias de développer la théorie d'une conspiration de la corruption au sein de la BBC. Il n'a nulle part été fait mention de la destruction de la statue de Gill, en dépit de la reconnaissance de ses crimes. L'immense sculpture, véritable emblème de la maison-mère de la BBC, reste comme une preuve d'un changement de regard durable des perceptions, et trahit une méfiance à l'égard de ce qui est vu comme l'environnement protecteur de Savile, qui n'est autre que l'institution médiatique la plus importante du pays. La crise n'est pas finie.

Conclusion de la troisième partie

The Independant, dans son long article sur le rapport Yewtree et la révélation officielle des sévices de Savile, après avoir détaillé ses crimes, évoqué les ravages causés au niveau des victimes et souligné la véritable trahison que constitue cette face cachée, clôt sa diatribe contre Savile, touchante de désolation, par une dernière phrase qui sonne comme une sentence :

132 Finlo Rohrer, « Jimmy Savile: Erasing the memory », BBC News (01/11/2012) 133 Ibid BURLET Fleur - 2013 79 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

« Mais alors que ses victimes ne le verront jamais passer devant la justice, elles peuvent au moins se satisfaire du fait que le monde connait enfin le vrai Jimmy Savile.134 » “But while his victims may never see him stand trial they can at least satisfy themselves that the world finally knows the real Jimmy Savile.” Les médias, à la fois juges et procureurs au sein de l'affaire, ont indéniablement impulsé et guidé l'opinion publique à la condamnation de Savile. Le retour en arrière constant sur ses agissements, ses paroles et ses relations avec son entourage construisent peu à peu un changement de regard définitif. Le personnage, dont la mémoire est en quelque sorte profanée par la transformation de l'image d'un charismatique philanthrope à celle du monstre absolu est banni de la mémoire collective et restera à jamais dans les souvenirs de tous, par l'étiquette de « pédophile » qui lui ont accolé les médias, la personnification même du mal. James Savile, avec son décès, a perdu son « Sir », mais également son humanité.

134 Jonathan Brown, The Independent, “ Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation” 80 BURLET Fleur - 2013 Conclusion

Conclusion

Dans le cadre du séminaire intitulé « Violence et médias », le choix du sujet s'est porté sur un cas de crimes sexuels commis en masse sur plus de deux cent victimes. Il ne semblerait a priori pas nécessaire de justifier le lien du sujet choisi à la notion de violence médiatisée. Cependant, ce que cette étude s'est efforcé de démontrer est que le thème de la violence - dans un sujet plus que médiatique, en ce qu'il concerne à la fois un membre du monde des médias, une remise en cause de l'investigation journalistique et le traitement extensif par les médias d'une affaire-feuilleton – se retrouve à d'autres niveau que celui du crime lui même. La violence médiatisée est d'abord celle de l'impact que les révélations ont eu sur le public britannique. Horreur, outrage et sidération collective sont des réactions vers lesquelles le public britannique s'est vu guidé au fur et à mesure des révélations Savile. Le sentiment de trahison est si fort qu'il a fini par donné naissance à un véritable désir de vengeance. Peut aussi être considérée comme une forme de violence la réaction que les médias ont pu avoir face aux révélations. Gros titres accusateurs, condamnations extrêmes, violentes critiques, sentences... le discours journalistique dans la presse britannique use de tous ses moyens pour rejeter l'homme et ses crimes, ainsi que tous ceux qu'il tient comme coupable. Enfin, peut-être plus violent encore est la détermination avec laquelle la nation britannique a cherché à effacer toutes traces de Savile. Que ce soit au niveau physique, avec le retrait posthume de tous ses honneurs, ou au niveau moral, avec la suppression et la corruption de tous les souvenirs considérés comme « positifs », de ses accomplissement tout de même constatables, et surtout de son humanité, l'opinion publique médiatisée a contribué à écraser tout ce qui, chez Savile, ne relevait pas du crime et de la monstruosité. Les images d'archives du présentateur sont infectées pour toujours par la vérité de ses agissements. Les rediffusions de ses apparitions télévisuelles – s'il y en a un jour – ne seront plus vues de la même manière qu'au moment de leur diffusion initiale. Si « Saint Jimmy » a définitivement perdu son auréole, il gagne par le même coup le statut unique de « pédophile 135 le plus prolifique de l'histoire du pays ». Cette étude n'a pas cherché à minimiser les actes de Savile. Le criminel a été prouvé coupable, et l'est incontestablement aux yeux de tous, même si les méthodes d'investigation ont pu être considérées par certains commentateurs comme un peu hâtives, touchées par la fièvre de la condamnation. Mais ce qui frappe le plus, dans le cadre du revirement de l'opinion publique médiatisée à propos de Jimmy Savile, c'est la violence symbolique à laquelle cette opinion se livre une fois qu'elle se trouve outragée. Les crimes physiques et leurs ravages ne peuvent pas être excusés, amoindris ou mis de côté – mais peut-être que la réelle violence de l'affaire Jimmy Savile reste l'effort total, gigantesque et national non seulement de détruire tout ce qui existait de Savile – sa carrière, ses accomplissements, ses hommages, sa renommée – mais également de réduire le personnage à néant. Jimmy Savile a été érigé en monstre international, paradigme du pédophile manipulateur, du show businessman détraqué, et ce à jamais. Le caractère figé de cette étiquette, gravée dans

135 Citation du directeur de la NSPCC tirée du bulletin d'information de Sky News le 19 Octobre 2012 ("It's now looking possible that Jimmy Savile was one the most prolific sex offenders the NSPCC has ever come across") BURLET Fleur - 2013 81 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

les restes de la tombe détruite de James Savile, défigurant l'inscription qui sonnait déjà comme une prophétie, « C'était bien tant que ça durait. », témoigne de l'incroyable marge de manœuvre dont bénéficient les médias, véritables miroirs de la société, quand il s'agit de guider l'opinion publique vert l'annihilation d'un homme et de sa mémoire, à jamais. Peut- être est-ce là l'ultime violence.

82 BURLET Fleur - 2013 Bibliographie

Bibliographie

Articles en français

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Articles en anglais

BURLET Fleur - 2013 83 L'affaire Jimmy Savile en Angleterre : splendeur et décadence d'une figure de notoriété

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Ouvrages en français

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Ouvrages en anglais

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Autres

Exposition à la Bibliothèque Nationale de France, « La presse à la une». Sous-rubrique « L'irrésistible attraction du fait divers », texte de Daniel Salles Rapport de l'Opération Yewtree, "Giving Victims A Voice : Joint report into sexual allegations made against Jimmy Savile", David Gray (Detective Superintendant, MPS), Peter Watt (NSPCC) 84 BURLET Fleur - 2013 Annexes

Annexes

Annexe 1 : Corpus d'articles

BBC News "Jimmy Savile scandal" BBC News profile (18/10/2012) + mises à jour “Two Jimmy Savile charities to close” (23/10/2012) "Jimmy Savile scandal : alleged victims' stories" (24/10/2012) "Jimmy Savile : Media reaction" (25/10/2012) “Jimmy Savile: Catholic Church bid to remove papal knighthood” (27/10/2012) “Leeds venue's £50k bill to remove Savile name” (29/10/2012) "Jimmy Savile : Erasing the memory", Finlo Rohrer (01/11/2012) "Jimmy Savile scandal : how will it affect future abuse cases?", Mark Easton (11/01/2013) "Jimmy Savile scandal : report reveals decades of abuse" (11/01/2013) The Guardian “Jimmy Savile Obituary”, Adam Sweeting (29/10/2011) "Jimmy Savile was hiding in the light", Jonathan Jones (04/10/2012) “Jimmy Savile: how the police investigation grew”, Vikram Dodd (28/10/2012) "Media hysteria creates a new set of victims", Peter Wilby (11/11/2012) "Paul Daniels questions whether all Savile accusers "are for real".", James Meikle (24/12/2012) “Jimmy Savile to be Stripped of Scarborough Honour”, Martin Wainwright (31/10/2012) “Jimmy Savile cannot be stripped of knighthood, say officials”, Lisa O'Caroll (09/10/2012) The Independant “Jimmy Savile, paedophilia and necrophilia” Mark Griffiths (blogs) (24/10/2012) “Jimmy Savile 'created his TV shows to gain access to children'”, Sherna Noah (13/11/2012) "Jimmy Savile : a report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation", Jonathan Brown (12/01/2013) The Express “Jimmy Savile biographer devastated by ‘monster of a hero’” (30/10/2012) “Jimmy Savile was part of satanic ring”, James Fielding (13/01/2013) “Jimmy Savile's Satanic ritual”, James Murray (24/02/2013)

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The Daily Mail "Jimmy Savile and How the Left Has Encouraged the Sexualisation of our Children", Melanie Philips (22/10/2012) « Sickened to the core », (25/10/2012) "'A proper British eccentric': Tributes pour in as DJ, TV presenter and charity marathon runner extraordinaire Sir Jimmy Savile dies", Sarah Bull (31/10/2011) The Mirror “Jimmy Savile: Sex fiend was a 'necrophiliac', claims former colleague” (23/10/2012) “'Enough is enough': Jimmy Savile celebrity witch-hunt is 'getting silly' says Jim Davidson” (28/10/2012) The Sun "Savile's sex attack on his paperboy" in “BBC Covered Up Radio Scandal N°2”, Robin Perrie (17/10/2012) The New Statesman “Is Tom Watson in Danger of Fuelling a New Paedophile Panic ?”, Nelson Jones (09/11/2012) The Sunday Times “Police Investigates 25 Celebrities for Sex Offenses”, David Leppard (09/12/2012) Divers “Jimmy Savile and damnatio memoriae”, Stuart Burch blog (octobre 2012) BBC Media Centre, « BBC Response to MPS and NSPCC Report », consultable ici : http://www.bbc.co.uk/mediacentre/statements/response-mps-nspcc-report.html

Annexe 2 : sélection d'articles majeurs

BBC News profile (18/10/2012) (http://www.bbc.co.uk/news/entertainment-arts-19984684) « Jimmy Savile scandal » Millions knew Jimmy Savile as an eccentric TV personality. To some, he was Saint Jimmy, who changed lives by raising £40m for charity. But after hundreds of allegations of serious sexual abuse, it has transpired that few people knew the real Jimmy Savile. What his fans and many friends did not know was that he was also, as police put it, a "predatory sex offender" who preyed on vulnerable under-age girls and boys in dressing rooms, his caravan and his Rolls Royce. Savile once famously said he had no emotions. "That would make me bad news for a psychiatrist or a psychologist because there's nothing to find," he told Dr Anthony Clare in BBC Radio's In the Psychiatrist's Chair in 1991. "What you see is what there is."

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But that was the carefully constructed Savile myth. It ensured very few people ever really got close to him, or knew the truth about what made him tick. The public persona portrayed him as eccentric and flamboyant, but essentially straight- forward and good-natured. The mask rarely slipped during his lifetime, and it helped him deflect accusations of anything more sinister. He would attract speculation because he was odd, he would say - but that was all he was. "It's a nice thing that I have nothing to hide from people," he told a documentary titled The World of Jimmy Savile OBE in 1972. "They ask me, are you queer? I say no, but if I felt that way I would have been. They ask me, why don't you get married? I say, well I've never felt the need. "I've got nothing to hide from people and when you come to think about it I lead a dead simple sort of life, which is OK, and definitely enough for me." But in one rare moment of candour, he was asked by the interviewer Louis Theroux in 2000 why he had said he had no emotions. "'Cause it's easier," he replied. "You say you've got loads and then you've got to explain them for two hours. The truth is that I'm very good at masking them." Savile, one of seven children and the son of a bookmakers' clerk, had survived serious spinal injuries while working in a coal mine as a teenager before becoming a dance hall DJ and manager after World War II. His clubs included Mecca Locarno club in Leeds in the early 1960s. Post-war austerity was being blown away and Savile claimed to be the first person to DJ with two turntables so there were no breaks between records. Speaking in October 2012, Jeffrey Collins, a DJ at the club, said: "Yes, it was common knowledge that he would take girls into his office. "It was usually the girls that would come on to the guys. You wouldn't think of asking 'Are you 16 yet?' "Obviously Jimmy was older. He should have asked questions. He should have asked their age if they were under 16. I'm not saying it was right." Dennis Lemmon, who worked as a bouncer at the club, said Savile gained a reputation for liking younger girls. "You'd get a group of 15- and 16-year-olds who'd sit together and Jimmy always seemed to concentrate on these groups instead of the older ones," he told the BBC. "We'd chat anything up with a skirt on in those days but Jimmy seemed to make for these younger groups." One day, when Savile arrived in a bad mood, Lemmon asked a colleague what was wrong. He was told Savile was due in court the following day after "messing about with a couple of girls". When Lemmon later asked how the case had turned out, his colleague told him: "It never got to court - they dropped the charges." "I said 'How the hell did he wangle that one?'" Lemmon continued. "He said 'He did what he did last time - he paid them off.'"

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If the case had gone to court and Savile had been found guilty, Lemmon reflected, "it would have nipped all this in the bud". So how did he get away with it? "He was a very powerful man, wasn't he?" Lemmon replied. "A very powerful man with a lot of influence." Even at the start of his career, his forceful personality was fully formed and he claimed to have the muscle to back it up. Savile told Louis Theroux that during his club days, he "invented zero tolerance" and was "judge, jury and executioner" when he locked trouble-makers in the club basement. With flamboyant dress sense and persona, Savile cultivated an image as a larger-than- life celebrity Lemmon did not remember it that way and said Savile "wasn't a physical type of bloke at all". But he did recall Savile asking him to accompany him around the dancefloor in case someone threw a punch. He was not to be messed with. The aura remained as Savile became more famous and influential. He later boasted of friendships with Prime Minister Margaret Thatcher and Prince Charles. It is not difficult to see how a young girl could have believed that her word may have counted for less than his. And yet, for many of Savile's friends and acquaintances, the recent revelations are harder to deal with because Savile could also show great kindness. Lemmon recounted how the star spoke to his son when he was dying of leukaemia in the 1980s after recognising the surname on a hospital ward. "He said to Russell, are you a relative of Dennis Lemmon? He went in and chatted for half an hour and our Russell thought the world of him. Jimmy hadn't seen me for 20 years but he remembered the name. That's his good side." 'Open secret' After the clubs, Savile went on to become a familiar presence on Radio Luxembourg, Radio 1 and BBC TV, with hit shows including Top of the Pops and Jim'll Fix It. Weighed down with jewellery and with cigar in hand, the tracksuit-wearing, platinum- haired showman cultivated a reputation as a larger-than-life celebrity. After the allegations emerged, figures from the music industry and TV world have claimed to have heard rumours about Savile's behaviour, but without seeing any evidence. Roger Holt, a former record plugger who would visit the Radio 1 offices every week in the 1960s, said Savile's predilection for young girls was "an open secret". "I heard through his office, just in conversation, 'Jimmy's at it again,'" he said. "He used to travel the country with his colleagues at the BBC [who would say] 'Oh he gets these young girls in his Rolls or the caravan when he was travelling around.' "They'd just say 'Oh he's after these young girls.' It was an open secret in the record industry." Savile would not socialise like other DJs, Holt recalled. Roger Holt, a former record plugger who would visit the Radio 1 offices every week in the 1960s"He was just a very strange person. You couldn't really have a conversation with

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him. I used to see him at Top of the Pops and didn't talk to him unless I had to go to his dressing room. "When I had to go to his dressing room the last time I was there, there weren't any young girls in there - there were a lot of his mates who I thought were as weird as he was. There was definitely a clique in that dressing room." Some suspicions have centred on Savile's activities in his caravan while on the road with a Radio 1 show called Savile's Travels. In 1973, Radio 1 controller Douglas Muggeridge asked the station's press officer Rodney Collins to check whether any newspapers were planning to print rumours about his exploits. "There were allegations that there were girls, underage girls involved, maybe, in the caravan," Mr Collins told the BBC. He reported back that the papers had "heard these allegations" but were unwilling to print them "whether they were true or not" because Savile did a lot for charity and was "perceived as a very popular man". Savile's autobiography had a photo of his mother on the back cover Savile persuaded the tabloids not to run stories by telling them they would be responsible for the end of his charity fundraising, according to broadcaster Paul Gambaccini. Savile was said to have raised £40m for charities and it was an effective form of emotional blackmail. His caravan was mentioned again when Savile appeared on TV panel show Have I Got News For You in 1999. Panel member Ian Hislop asked him what he did in the caravan. "Anybody I can lay my hands on," Savile replied, letting his guard down for the sake of an apparent smutty joke, and getting loud applause from the audience in response. Jim'll Fix It was Savile's most successful TV show, running for almost 20 years between 1975 and '94. But the show's producer Roger Ordish said he never suspected any wrongdoing. When Savile stayed at the Ordish family home one night, they put him in a bedroom next to their 14-year-old daughter. "We, in our innocence, had no idea," Roger Ordish's wife Susie said, speaking in October 2012. Mrs Ordish said Savile treated every woman the same way - "a very unsophisticated, naive, clumsy way". "He would kiss every woman's hand. He thought he was being gallant. It wasn't gallant. It wasn't seedy. It was just very naive. There was no depth to him," she said. "Because of his clumsiness with women, which was not in the least sexual, I thought he was one of those asexual people." Despite her shock at the revelations, Mrs Ordish, too, had tales of Savile's good side. When her mother went into hospital for a serious operation, he sent flowers and phoned the hospital to let the nurses know he was a friend, in the knowledge that they would make a fuss of her as a result. "He could be very kind and his acts of charity were not always for publicity," Mrs Ordish said.

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One of Savile's tactics for keeping his friends in the dark about his private life was to keep them apart. Many fellow DJs, with whom he worked on BBC Radio 1 for decades, admitted that they barely knew the man at all. But it transpired that he had a separate set of friends in his home city of Leeds, with whom he would go running or have weekly meals in the Flying Pizza restaurant. As well as Leeds, he had homes in Scarborough, London, Scotland and Bournemouth, and had rooms at Stoke Mandeville hospital in Buckinghamshire and Broadmoor in Berkshire. He had different groups of friends in different places. They were his "teams", he called them. In Scarborough, Louis Theroux was let into the flat where Savile's mother had lived, and discovered Savile's continuing attachment to her, 27 years after her death. Savile kept clothes belonging to his mother - who he dubbed The Duchess - in her wardrobe, just as they had been when she had died. Savile also revealed other foibles, like the fact that he only took a single pair of underpants away with him, which he washed in the sink every night. After that documentary, the view many held of Savile shifted from odd to creepy. One key element of the public Savile persona was that, despite hosting children's TV shows, he hated children. "I think he was always slightly defensive," Roger Ordish told BBC Radio 4 last year. "In interviews, I felt he was saying 'you're not going to catch me out' when the interviewer wasn't wanting to catch him out." Savile's defensiveness was telling. Theroux again managed to get Savile to open up when he asked the star why he insisted that he hated youngsters. "We live in a very funny world and it's easier for me as a single man to say I don't like children because that puts a lot of salacious tabloid people off the hunt," he replied. Was that because such a reply would stop questions about whether or not he was a paedophile, Theroux asked? "How do they know whether I am or not?" Savile said. "How does anybody know whether I am? "Nobody knows whether I am or not. I know I'm not, and I can tell you from experience that the easy way of doing it, when they say, all them children on Jim'll Fix It, is to say, yeah, I hate them. "That's my policy. That's the way it goes. And it's worked a dream. A dream." The Independent (http://www.independent.co.uk/news/uk/crime/jimmy-savile-a-report-that-reveals-54- years-of- abuse-by-the-man-who- groomed-the-nation-8447146.html) « Jimmy Savile: A report that reveals 54 years of abuse by the man who groomed the nation », Jonathan Brown (12/01/2013) The scale and longevity of Savile’s crimes yesterday became a matter of public record. Jonathan Brown tells his shocking life story

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In the drizzly chill of a Leeds’ winter day two years ago more than 5,000 turned up to pay their respects. Dressed in his favourite tracksuit and lying in a gold coffin adorned with his final un- smoked cigar, Sir Jim, as he was then still known, was lying in state in the bar of a city centre hotel saying goodbye in characteristic style. As they filed past his body in muted respect many of those that had made the journey from across the north of and even further afield were struggling to control their emotions. They had known him personally – at the hospitals where he volunteered or from his days running youth clubs and ballrooms. To the majority however he was simply one of the most recognisable personalities of their lives – a towering figure of the pop and TV age. But they did not know him. Nor did the thousands that packed into Leeds Cathedral and its precincts for his funeral service or lined the streets of Scarborough where he was interred beneath an outlandish headstone baring the epitaph: “It was good while it lasted”. But they were not alone. The Prince of Wales, the BBC director general, former DJ colleagues, comedians and celebrities did not know the real Savile either as they paid lavish tribute to a “unique” personality when the 84-year-old died at his home the previous month. Nor did former Prime Minister Margaret Thatcher who used to invite the former DJ to watch television with her family at Chequers and who agreed his 1990 knighthood. And neither did Pope John Paul II who in the same year made him Knight Commander of the Pontifical Equestrian Order of Saint Gregory the Great – the Roman Catholic Church’s highest honour. His dark secrets were concealed from the Royal Marines who awarded him a green beret –an unprecedented accolade for a civilian – as they were from the universities who handed him honorary degrees or the leading hospitals and institutions which gave him unfettered access in return for his charity millions and apparently unstinting devotion to good causes he brought. Yet Savile was a monster who in the words of detectives today, was hiding in plain sight. The report by the Metropolitan Police and the NSPCC has revealed a man who used his celebrity status and outwardly well-intended works to gain access to and ultimately rape and sexually exploit hundreds of vulnerable young star-struck victims – boys and girls - some as young as eight. For more than half a century he was permitted to offend with impunity – manipulating his powerful and famous friends to gain him immunity while bullying those that dared to challenge his carefully cultivated public image as a harmless if eccentric bachelor. Life James Wilson Savile was born into a large Roman Catholic family in a working class suburb of Leeds on Halloween 1926. The youngest of seven children, it was his mother Agnes who was at the centre of both his young and adult life and he continued to live with the women he called the Duchess until her death in 1972. Barely surviving a coal mine blast whilst working as a Bevan Boy during the Second World War, he recovered sufficiently to enjoy an imposing physical prowess in later life: fighting as a professional wrestler, competing as a cyclist in the Tour of Britain and running hundreds of marathons. But it was the rapidly emerging world of youth entertainment in which he was to make his mark. Among his many boasts was that he invented the disco – claiming to be the first DJ to play records to a live, dancing audience. He moved from performing to managing the booming ballrooms first in Leeds and then Manchester where despite his wacky haircut he

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was regarded as a tough and violent operator – prepared to take the law into his own hands to punish those that dared to breach his strict house rules. The dance halls offered Savile his first sanctuary and afforded him access to large numbers girls impressed by his flamboyant persona. At the Mecca in Leeds, he would later recall how youngsters would queue up to talk to him at the end of the night, though he publicly insisted that he was after little more than a chat and a cup of tea. The extent of his abuse in those years will most likely never be known. But it is clear that Savile was already revelling in his role as a local celebrity and his ego was even now struggling to be contained by the cavernous venues of the northern industrial cities as evidenced by a 1960 visit to the United States where he struck up an unlikely friendship with Elvis Presley. Chronology of offending A detailed timeline released today reveals that as Savile grew in fame so his offending became increasingly prolific. His initial known victim predates his big break on Radio Luxembourg in 1958 by three years though like nearly all the others their claims were never officially recorded or investigated. By 1964 Savile had been chosen to front the BBC’s new television programme Top of the Pops – a concession by the corporation’s ageing executives to the youth market. It was to provide Savile with a powerful platform to express his criminal desires. By the following year he was using the new found national fame found to molest young people in the heart of the London entertainment establishment at BBC premises. In 1966 he began work as a volunteer porter at Leeds General Infirmary and later at Stoke Mandeville for which he was later to raise £20m to help with spinal injuries apparently inspired by the recovery he made from his own back problems caused in the wartime blast. Throughout it is believed that Savile was operating if not entirely alone, then outside an organised paedophile ring. At least one victim however, has alleged that he was abused by Savile and another man at the same time. Detectives from Operation Yewtree identified his peak offending between 1966 and 1976 – a period when Savile was approaching middle age and his career was enjoying its greatest success. It also includes the time he began to make visits to Duncroft in Surrey, a school for emotionally disturbed teenage girls, which he has later been accused of using like a “paedophile sweetshop”. By the mid-70s Savile was presenting the nation’s most popular children’s television programme Jim’ll Fix It and enjoying a virtual free run of five institutions where he had unsupervised access to patients and staff. The number of reported offences against him peaked in 1976 at 15 - a time when 350,000 predominantly young people were writing to him each year to ask him to make their wish come true. The number of reported offences continued to decline in the following years as the popularity of the programme waned and its eponymous star grew steadily older. But they did not cease all together. He continued to target victims at Duncroft until his final visit in 1978, at Stoke Mandeville until 1988 and Leeds General Infirmary until 1995. There was even an assault at the filming of the final edition of Top of The Pops in 2006. The last reported attack came in 2009 as the 83-year-old journeyed on a train between London and Leeds in which he put his hand up the skirt of his oldest victim, a 43-year-old fellow traveller. Victims So far more than 450 people have come forward to give evidence against Savile though police believe many more are still too ashamed or simply unwilling to speak up. According to the victims’ accounts the majority of the attacks were opportunistic sexual assaults carried out in situations manipulated by the presenter. Others meanwhile involved a more concerted element of grooming. The majority took place in either Leeds of London where Savile lived

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and worked. But of his victims that have chosen to contact the police, it is the vulnerable young girls from Duncroft whose voices were first raised against him. Frances Jennings, now a grandmother aged 53, was one of a number of teenagers who was taken for a ride by the star in his gold Rolls-Royce. When the car stopped the others got out but he turned on her and kissed her, his breath stinking of cigars, demanding she perform a sex act on him. Savile would invite the girls up to London to see him at the BBC and it was there while watching him record his Clunk-Click road safety advert that Kathleen Webb, 55, was assaulted for the third time by the star. The overwhelming majority of Savile’s targets were girls but more than 40 were boys. Kevin Cook was previously believed to be his youngest victim. The nine year-old Scout was molested in the dressing room during a recording of Jim’ll Fix It having been lured backstage with the promise of one of the show’s sought-after badges. Instead he was forced to strip and rub the presenter through his trousers before being punched on the head by another man. “He became really scary and said, ‘Don’t you dare tell anyone. Don’t even tell your mates. We know where you live’. Then he said, ‘Nobody would believe you anyway — I’m King Jimmy’,” Mr Cook, 45, later said. Actress Julie Fernandez, 38, has also described how she was groped by the star whilst sitting in her wheelchair at the BBC aged just 14 as she sat in a room full of people. Yet it was not only strangers who were to fall victim to Savile’s urges. His great niece Caroline Robinson, 49, said she was molested twice by her uncle who was regarded in the family as an unchallengeable and sainted figure. He touched her breasts at a christening party when she was aged 15 and tried to persuade her to feel his penis. Yet while many of his attacks might in less enlightened times have been dismissed as “groping” they were illegal then as they as they are today. And many were much more serious including 34 rapes and penetration offences are included in the latest police dossier including one on a 14 year old schoolgirl who he picked up at a nightclub in 1965. Rumours Innuendo and smear have long been part and parcel of celebrity culture. Yet the stories about Savile persisted for decades. Former Radio One colleague Paul Gambaccini has described how talk of Savile’s “necrophilia” tendencies were common currency and that fellow DJs would routinely discuss how he targeted “underage subnormals” by visiting hospitals and institutions. Senior executives have candidly admitted that colleagues would have to have been “tone deaf” to be unaware of the claims that swirled around the star. Yet Savile had a variety of techniques for dealing with the allegations when they were put to him. In an interview with The Independent on Sunday in 1990 he insisted that the attentions of the fans were an innocent occupational hazard. “The young girls in question don't gather round me because of me – it's because I know the people they love, the stars, I am of no interest to them,” he said. In 2000 his appearance in the now celebrated Louis Theroux documentary raised further questions over Savile’s dark side while demonstrating his extraordinary ability to manipulate and confuse. Theroux was eventually won over and even paid tribute to Savile when he died wishing he had been able to spend more time with him. But there was also a more direct approach. When challenged by journalists he would sue as he did in 2008 when he was linked to child abuse at the Jersey children's home Haut de la Garenne. His outright denials that he had ever visited the home would later be revealed as lies with the publication of photographs of him there surrounded by children. On earlier occasions he had threatened probing editors that exposure would mean he would give up raising money for charity or he would be able

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to call on friends in high places to cover up on his behalf or cause trouble. And he did not fear the police. When questioned 2009 over the allegations at Duncroft school he told two female officers: “If [this] does not disappear then my policy will swing into action. I have an LLD, that’s a Doctor of Laws, not an honorary one but a real one. That gives me friends … I’ve alerted my legal team that they may be doing business and if we do, you ladies [the two female officers] will finish up at the Old Bailey as well because we will be wanting you there as witnesses. But nobody ever seems to want to go that far.” Official response Despite being alerted to claims by victims on at least five occasions dating back to the 1980s when a woman claimed to have been assaulted in Savile’s camper van in a BBC car park, police were never able to bring charges against Jimmy Savile. Four forces including the Metropolitan Police made inquiries but officers were unable to muster the evidence to bring charges, or persuade victims to give evidence in court. And for all the rumour and innuendo which followed him throughout his life the media too failed to expose his relentless paedophile activities until well after they had ionised him in his death. Such was the reluctance to challenge the ageing disc jockey that senior journalists at BBC’s flagship Newsnight programme found themselves mired in scandal and recrimination when an investigation into his private life was spectacularly shelved prompting the start of a continuing crisis for the corporation which claimed the newly appointed Director General George Entwistle after just a few weeks in the job. In the end it fell to an ITV documentary crew and a former police officer turned investigative journalist mark Williams-Thomas to give the victims the chance to speak. Today the Crown Prosecution Service concluded that the victims he abused were let down by a failure to believe their story although no evidence was fund that officers or lawyers acted improperly in their failure to prosecute. Police and children’s charities, who have been overwhelmed with inquiries since the scandal first broke, are now hoping we are witnessing a “watershed moment” in the national handling of child abuse claims. The end Four days before he died Savile gave a final interview to his biographer Alison Bellamy. Ailing from undiagnosed pneumonia which he had picked up on a recent cruise around Britain, the celebrity had been out of the limelight since his last major appearance presenting the final edition of Top of The Pops from Manchester in 2009. Sitting with a friend, a recently retired West Yorkshire Police Inspector, he happily posed in his reclining white leather armchair, donning the trademark jingle-jangle jewellery on spindly wrists and blowing large plumes of smoke from a cigar as he reminisced. If he thought the past was ever going to catch up with him, he was not showing it. “Go on, ask me anything, I’ll talk about anything you want,” he urged his questioner before changing the subject. Savile notoriously claimed the secret of his Jim’ll Fix It success was that he did not like children. He also never doubted he would escape justice. But while his victims may never see him stand trial they can at least satisfy themselves that the world finally knows the real Jimmy Savile. The Guardian (http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2012/oct/04/jimmy-savile-hiding-in-the- light?INTCMP=SRCH) « Jimmy Savile was hiding in the light », Jonathan Jones (04/10/2012) Was revulsion part of the fascination? The very appearance now held against him once won him a unique status in our culture

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The tracksuit (as nylon zip-up suits were called back then), the long platinum blond hair, and let's not forget the phallic cigar – Sir Jimmy Savile projected eccentricity as a badge of pride, as this picture shows. That cultivated appearance helped to make him famous and loved. At least, people told one another they loved him. Yet now his image lends credence to shocking allegations that paint the patron of Jim'll Fix It as a child abuser who exploited his power at the BBC to get away with cynical, life-wrecking crimes. Or did we always suspect it? Was it always there, unspoken, the sheer weirdness of Savile's self-presentation hinting at something very wrong behind the fun of Saturday teatimes? Now each photograph of the late legend is darkening and mutating, the great character becoming the sick monster. At which point it is surely right to point out that Savile is not here to answer the allegations, and that if true, he had many enablers. Meanwhile, the picture of a good man – who just looked rather odd – turns overnight into the mugshot of an obvious villain. Some people suffer for their looks. Retired teacher Christopher Jefferies was portrayed in the press as an oddball, his photographs published as if they were evidence against him, in a murder case in which he was proved completely innocent. Savile's looks may by contrast have protected him. He flaunted an unusual personality like a brassy shield. His image on TV and in photographs practically invited speculation as to his sexuality and personal life – what kind of man he really was. The effect may have been to head off suspicion by meeting it head on. In Edgar Allan Poe's story The Purloined Letter a document is concealed by not being concealed – it lies on a mantelpiece in full view. Similarly, Savile put his eccentricity in full view and thereby asserted that he was a true innocent. It was only in other people's sick minds that darkness lurked. Who could go around looking so daft except someone with nothing to be ashamed of? He was hiding in the light, inventing a bizarre parody of youth style that enabled him to portray himself as an eternal man-child. Is memory playing tricks when I claim that I was always a bit scared of his television persona? Was revulsion part of the fascination? Yet the very appearance that is held against Savile now, that makes flesh crawl as we match his blond bombshell gold-ring pictures with the dreadful stories that can at last be told, once won him a unique status in British culture. Had the Olympics been held in Britain in 1980, he would have been a star of the opening ceremony, waving his cigar, the Best of British. The sense that he was not like other men made him a secular saint. He stood at the apex of children's television, an alien yet generous figure, a vulgar incarnation of David Bowie's Starman. Savile's outlandish image made him a sacred monster – a bit repulsive, and all the more charismatic for it.

Résumé

L'étude de l'affaire Jimmy Savile au Royaume-Uni vise à expliquer comment et pourquoi un tel revirement d'opinion publique s'est opéré à propos de la défunte star. Nous verrons comment cette opinion publique médiatisée et les médias eux-mêmes, enflammés par un scandale qui remet en question le fonctionnement de la plus grande institution médiatique du pays, la BBC, contribuent à mettre en place une véritable condamnation d'une figure de notoriété devenue la personnification même du mal. L'image de Savile, marqué depuis

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octobre 2012 du sceau de “pédophile”, passe de celle d'un personnage sympathique et admiré pour ses actes philanthropiques à celle d'un monstre, être manipulateur et menaçant. Le changement de regard à son sujet est si largement partagé que cette dernière image est la seule que le public garde de Savile, comme si le reste de sa vie était subitement effacé par l'ampleur du crime. Nous analyserons le phénomène de « croisade morale » qui en a découlé, mis en place par un public outré par le comportement d'une idole déchue, et surtout par celui de son entourage : l'affaire Jimmy Savile, mettant en scène une figure diabolique ayant dupé son monde entier, prend une ampleur nationale avec la remise en cause des institutions médiatiques, politiques et sociales qu'elle entraîne. La virulence de cette remise en cause sur ces terrains multiples en viendrait même presque à égaler la violence de l'impact du crime initial sur l'opinion publique britannique.

Mots-clés

Affaire, pédophilie, scandale, révélation, condamnation, médias, opinion, crise morale, croisade morale, Jimmy Savile, Royaume-Uni, BBC

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